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JACQUES BRASSEUL

CÉCILE LAVRARD-MEYER

Économie du développement

4 édition
e
Des mêmes auteurs

Jacques Brasseul

Histoire des faits économiques (trois tomes), Armand Colin, 2001-2004.


Histoire de la globalisation financière (en collaboration), Armand Colin, 2012.

Cécile Lavrard-Meyer

Pauvreté et démocratie au Pérou, L’Harmattan, 2011.


Didier Ratsiraka, transition démocratique et pauvreté à Madagascar, Karthala, 2015.

Illustration de couverture : Wassily Kandinsky, Improvisation n°4, 1909, huile sur toile, Nijni-
Novgorod, Galerie d’art © akg-images.
Mise en pages : JOUVE

© Armand Colin, 1993, 2008 et 2016


Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur 11, rue Paul Bert, 92247 Malakoff Cedex
ISBN 978-2-200-61567-3
Introduction

Les pays en développement (PED)1 représentent plus de 80 % de


l’humanité et environ un tiers de la production mondiale, leur revenu par
habitant n’est donc en moyenne que le quart de celui des pays dits
développés. Ils forment le « tiers monde », qui est assez facile à délimiter
puisqu’il est composé de la grande majorité des pays de la planète, la
plupart sous les tropiques et au sud des pays riches. Ces derniers, le «
Nord », sont composés des pays occidentaux, au sens géopolitique et non
géographique (USA-Canada, Europe de l’Ouest, Australie-Nouvelle-
Zélande, Japon), ainsi que de pays émergents comme la Corée du Sud ou
Taïwan. Ils sont regroupés au sein de l’OCDE, même si cet organisme
comprend aussi des pays plus pauvres comme la Turquie ou le Mexique.
On peut considérer que les anciens pays socialistes d’Europe centrale et
de l’Est ont pour la plupart rejoint le tiers monde en 1990, le « deuxième
monde », socialiste, s’étant alors écroulé avec le mur de Berlin. Mais en
réalité leurs problèmes sont de nature très différente : il s’agit de la
fameuse « transition » d’un développement administré à une croissance
orientée vers le marché, et ils font l’objet d’un champ d’étude différent en
sciences économiques de celui de l’économie du développement. On les
laissera donc à part ici, et le tiers monde sera pris au sens limité des PED
traditionnels.
Les premières éditions de cet ouvrage, en 1989 et 1993, terminaient
sur l’idée « qu’aucune situation n’était définitivement acquise, qu’il fallait
peu de décennies pour assister à des bouleversements profonds, et que le
tiers monde allait bientôt passer au premier plan de la scène économique
mondiale ». Lors de la troisième édition de l’ouvrage en 2008, c’est chose
faite. En termes de parité de pouvoir d’achat, il a dépassé la moitié de la
production mondiale ; en termes de croissance, il rend compte aussi de
plus de la moitié du surplus de production annuel ; il représente plus de
40 % des exportations mondiales (contre moins de 20 % en 1970), la
moitié de la consommation d’énergie, et il détient l’essentiel des réserves
de change (alors qu’on pensait surtout à sa dette externe dans les années
1980). Une vaste classe moyenne s’était déjà affirmée au Sud ; selon la
Banque mondiale : « En 2030, 1,2 milliard de personnes dans les pays
pauvres – 15 % de la population mondiale – appartiendront à la « global
middle class », contre 400 millions en 2006. Les gens de ce groupe auront
un pouvoir d’achat compris entre 4 000 $ et 17 000 $ par tête, bénéficieront
d’un accès aux voyages internationaux, de l’achat d’automobiles et d’autres
biens sophistiqués de consommation durable, d’un niveau d’éducation
élevé, et ils joueront un rôle majeur dans la politique et les institutions de
leur pays et de l’économie mondiale2. »
Cette quatrième édition voit le jour dans un contexte non plus
seulement de rattrapage, mais sous certains aspects, de retournement de
situation : et si les pays « en développement » devenaient le moteur des
pays développés ? Alors que 22 % de la population mondiale vivaient
dans des pays à revenus intermédiaires en 1990, cette proportion passe à
72 % en 2011, générant près d’un tiers du PIB mondial (contre 21 % en
1990). L’Asie devrait représenter plus de la moitié de la classe moyenne
mondiale et plus de 40 % de la consommation mondiale d’ici 20203.
L’Afrique, quant à elle, a vu sa croissance s’accélérer depuis 2000,
devenant ainsi la région la plus dynamique au monde avec l’Asie. Selon
les tendances actuelles, l’Afrique comptera pour 40 % de la croissance de
la population mondiale dans les 20 prochaines années4 et concentrera la
plus importante population active du monde d’ici 20355. Un déplacement
considérable est ainsi en passe de se réaliser (dont un indice qui frappe
l’opinion consiste dans les achats de parts de sociétés occidentales6), où
les pays émergents tels la Chine, l’Inde, le Brésil ou le Mexique
deviennent à la fois des acteurs de premier plan et les locomotives des
anciennes puissances, un basculement comparable à ce qui s’était passé
un siècle plus tôt, autour de 1900, quand les anciennes puissances
économiques, la Grande-Bretagne et la France, étaient bousculées par de
nouveaux arrivants, l’Allemagne, les États-Unis, la Russie et le Japon, avec
des effets majeurs au XXe siècle. La même chose se produit actuellement à
l’échelle mondiale, avec des conséquences imprévisibles pour le siècle qui
commence7.
Le tiers monde se caractérise cependant encore par sa diversité et on
ne retrouve une certaine unité qu’au niveau des sous-continents ou aires
géographiques qui le composent : Amérique latine, Afrique noire ou
subsaharienne, monde arabe, Asie du Sud, Extrême-Orient (Asie de l’Est
et du Sud-Est). Il est ainsi extrêmement difficile d’analyser de façon
globale les problèmes économiques des PED, et il serait tentant d’étudier
les problèmes communs aux pays africains, ou asiatiques, ou latino-
américains, ou du monde arabe, des pays de la même aire culturelle qui
ont des structures économiques et sociales voisines. Easterly (2003)
résume très bien la bigarrure du tiers monde :
« Les pays pauvres se composent d’une incroyable variété
d’institutions, de cultures et d’histoires : des civilisations millénaires chez
des géants comme la Chine ou l’Inde ; des nations africaines en proie à
des convulsions liées à des siècles de traite esclavagiste, de colonialisme,
de frontières arbitraires, de maladies tropicales et de despotes locaux ; les
pays d’Amérique latine avec deux siècles d’indépendance et cinq
d’inégalité extrême ; des civilisations islamiques avec une longue histoire
d’avance technique relative sur l’Occident et de déclin par la suite ; et
enfin des pays tout juste créés comme le minuscule Timor. L’idée
d’amalgamer toute cette diversité dans un « monde en développement »
qui « décollerait » grâce à l’aide étrangère est une simplification
héroïque… »
Mais l’hétérogénéité croissante des tiers mondes résulte
paradoxalement d’un phénomène commun : le développement
économique, qui n’a pas affecté bien évidemment tous les pays au même
rythme. Certains, surtout en Afrique, ont connu pendant longtemps une
croissance faible, alors que d’autres, en Asie et en Amérique latine, se
sont transformés rapidement. Cette transformation rapide bénéficie
aujourd’hui au continent africain dans son ensemble, dont le taux de
rendement des investissements directs étrangers est le plus fort au
monde depuis 20058. Mais au sein même d’un continent, tel le continent
africain, les évolutions entre régions et pays sont très disparates, et les
écarts se creusent sous bien des aspects. Ainsi, le tiers monde, qui en
1950 devait sembler beaucoup plus homogène, apparaît aujourd’hui
comme un milieu très divers, avec des écarts croissants. C’est l’étude du
développement économique qui nous intéressera dans ce livre et qui
explique donc cette approche globale.
Par ailleurs, l’économie du développement, qu’on peut définir comme
l’analyse économique appliquée au processus de développement et à
l’étude des pays en voie de développement, s’est constituée depuis
1950 comme une branche importante des sciences économiques, et ce
sont ses instruments et ses concepts que nous présenterons. Son acte de
naissance a été signé en réalité dès 1943, par Paul Rosenstein-Rodan,
dans un article célèbre de l’Economic Journal portant sur les problèmes
de l’industrialisation de l’Europe de l’Est et du Sud-Est ravagés par la
guerre et l’occupation. On peut remonter plus haut, car depuis Adam
Smith les questions relatives à la croissance et au développement
économiques avaient retenu l’attention des économistes, et elles sont
naturellement essentielles. Mais les parenthèses néoclassique à la fin du
XIXe, puis keynésienne entre les deux guerres et après 1945, consacrées à
une analyse statique et aux fluctuations à court terme de l’activité, avaient
relégué à l’arrière-plan l’étude de la croissance et du développement.
Les indépendances nationales obtenues en Afrique et en Asie après la
guerre9, et la montée de ce qu’on appellera désormais le tiers monde,
expliquent le regain d’intérêt pour l’étude des économies en voie de
développement, tandis qu’une théorie de la croissance, plus formalisée en
modèles mathématiques, et portant sur les pays développés, se forme
parallèlement. L’analyse du développement progresse surtout aux États-
Unis dans les années cinquante, dans un relatif optimisme quant aux
possibilités de croissance des pays pauvres. Les principaux auteurs,
qualifiés aujourd’hui de pionniers (Meier-Seers, 1984), partagent une
vision plutôt interventionniste, mettent l’accent sur le rôle déterminant
de l’investissement en capital technique, et adoptent généralement une
approche linéaire des phases du développement. On peut citer, outre
Rosenstein-Rodan, les noms de Ragnar Nurkse, Albert Hirschman,
Arthur Lewis, Gunnar Myrdal, Raúl Prebisch, Walt Rostow et François
Perroux.
Par la suite, dans les années 1960 et 1970, les échecs du
développement réel, les difficultés de nombreux pays, la stagnation de
certains, ont fait que l’optimisme de la période précédente a laissé la
place à un pessimisme généralisé. C’est le règne de ce qu’on a appelé
depuis lors le tiers-mondisme, selon lequel le sous-développement est la
conséquence de la domination des pays développés sur les PED,
domination qui rend tout rattrapage impossible. Les théories
structuralistes, les théories de la dépendance, l’analyse en termes de
centre/périphérie et les théories néomarxistes de l’échange inégal
s’affirment alors. Les auteurs les plus représentatifs de cette tendance
sont Paul Baran, Samir Amin, André Gunder Frank,
Immanuel Wallerstein, Arghiri Emmanuel, Fernando Henrique Cardoso
(plus tard président du Brésil, passé au centre-gauche social-démocrate)
et Celso Furtado, l’étoile la plus brillante parmi les économistes latino-
américains. En même temps, des préoccupations nouvelles se font jour
dans l’étude du développement : il s’agit ainsi de l’intérêt porté aux
besoins de base ou fondamentaux (alimentation, logement, éducation,
santé), les questions démographiques et sociales (inégalités des revenus),
et enfin le contexte international du développement (nouvel ordre
économique international, termes de l’échange, dette, dialogue
Nord/Sud, etc.). Le courant tiers-mondiste est bien représenté au sein
des organismes de l’ONU, comme par exemple à la CNUCED.
Enfin, depuis les années 1980, l’économie du développement est
fortement marquée par un retour de la pensée économique libérale : ce
qu’on a pu appeler une contre-révolution anti-tiers-mondiste. Les
ouvrages les plus marquants à l’origine de cette vague de contestation
conservatrice sont ceux de Jacob Viner, Alfred Sauvy, Carlos Rangel,
Harry G. Johnson ou Peter Bauer. On peut citer également Bela Balassa,
Deepak Lal, Ian Little, Ann Krueger ou Kenneth Rogoff. Ces différents
auteurs critiquent les théories de la domination, le sous-développement
ayant pour eux des causes internes. Ils défendent l’économie de marché,
les programmes de libéralisation, de privatisation, l’ouverture à
l’extérieur et le libre-échange. Des organismes internationaux comme le
FMI, la Banque mondiale et le GATT/OMC partagent ces orientations. À
l’intérieur de ce paradigme, les aspects institutionnels du développement
ont été également analysés avec le regain de l’école institutionnaliste, la
NIE (New Institutional Economics), illustrée par des auteurs comme
Douglass North, Mancur Olson ou Daron Acemoglu. Les théories de la
croissance, dite endogène, ont également été renouvelées, prenant en
compte le progrès technique et les pays du tiers monde, avec Paul Romer,
Xavier Sala-i-Martin, Robert Lucas ou Robert Barro. Tout cela conduit à
une véritable refonte de l’approche utilisée en économie du
développement10.
Des trois principaux courants qui séparent ses spécialistes : le courant
structuraliste, le courant libéral ou néoclassique et le courant
néomarxiste, on peut remarquer que les deux derniers tentent d’adapter
des systèmes de pensée plus anciens au cas des PED, alors que le premier,
plus original, s’efforce d’élaborer une analyse propre aux économies en
développement (appelée analyse différenciée par Hirschman, par
opposition au monoéconomisme des deux derniers courants pour qui la
même analyse doit s’appliquer partout). Il est qualifié de structuraliste,
car ses tenants, à l’origine les pionniers de l’économie du développement,
font peu confiance aux mécanismes des prix, chers aux néoclassiques,
pour réaliser les adaptations nécessaires, étant donné la rigidité des
structures dans les pays du tiers monde. Richard Agenor et Peter
Montiel11 reprennent cette idée en distinguant le niveau
microéconomique, où les comportements individuels sont les mêmes
partout, et le niveau macroéconomique, où les différences de structures
impliquent la nécessité de modèles différents.
Enfin l’économie du développement se distingue parmi les branches
de la science économique par son aspect pluridisciplinaire. Elle fait en
effet plus
volontiers appel aux autres sciences humaines, comme l’histoire, la
géographie, la sociologie ou l’ethnologie. Et également par son aspect
plus normatif que positif : par son objet même, il s’agit le plus souvent de
conseiller le prince en ce qui concerne les politiques à mener.
Les trois premiers chapitres du livre sont consacrés aux
caractéristiques des PED (ch. 1), aux causes du sous-développement
(ch. 2), et aux principaux
modèles et théories du développement (ch. 3). Nous étudierons ensuite
les aspects internationaux du développement économique : la place du
tiers monde dans le commerce international et la finance mondiale
(ch. 4), le rôle des organismes internationaux (ch. 5) et les principales
théories sur le rôle du commerce international dans le développement
économique (ch. 6). Enfin, les politiques de développement seront
abordées dans les deux derniers chapitres, sur les questions agricoles tout
d’abord (ch. 7), puis celles relatives à l’industrialisation (ch. 8).
PREMIÈRE PARTIE

Sous-développement et
développement
Chapitre 1

Les caractéristiques du sous-


développement

Le sous-développement est habituellement appréhendé grâce à divers


indicateurs statistiques, mais on peut également en présenter les aspects
dominants, ce qui permettra d’établir une typologie des pays du tiers
monde.

Les indicateurs statistiques du sous-


développement
La production
La production d’un pays est mesurée par les agrégats de la Comptabilité
nationale (CN) comme le PIB, le PNB ou le Revenu national. Ils donnent
une idée de son poids économique, alors que le niveau de vie est évalué
par le revenu par tête (RN/population) ou le produit par habitant
(PIB/population) qui sont le plus souvent utilisés.
La faiblesse des revenus dans les pays les plus pauvres, notamment en
Afrique, implique une prédominance de la population rurale, car les
dépenses vont surtout porter sur les besoins prioritaires, c’est-à-dire sur
les produits agricoles. Une autre conséquence est l’étroitesse des
marchés, le faible développement des échanges monétaires, et donc le
degré peu élevé de spécialisation, obstacle à la croissance économique.
Les communautés rurales doivent produire elles-mêmes les divers biens
nécessaires.
Au contraire, les pays à revenu intermédiaire, parmi lesquels
figurent les pays émergents, appelés autrefois nouveaux pays industriels
(NPI), ont une économie diversifiée et spécialisée, où les échanges
monétaires prédominent. Les plus développés ont des structures
économiques et sociales semblables à celles des pays développés. La
figure 1.1 présente quelques données statistiques, dans les domaines
géographique, démographique, économique et social.

Figure 1.1 : Données statistiques mondiales

Sources : Banque mondiale (World Development Indicators), OCDE, UNESCO, FAO.


Les lacunes et les insuffisances des agrégats sont abondamment
décrites dans la littérature économique, au point qu’on serait tenté
d’oublier qu’ils représentent un progrès décisif par rapport à une
période récente (la mise en place des CN date de l’après-guerre) où il
n’existait aucune mesure de la production, ni des pays industriels, ni,
à plus forte raison, des pays pauvres.

Problèmes d’évaluation
Tout d’abord les statistiques sont peu fiables dans les pays pauvres. Dans
le calcul des PNB/hab., non seulement le PNB, mais encore la population,
sont souvent évalués avec imprécision. Les résultats sont donc d’autant
plus aléatoires que le pays est plus pauvre, a moins développé des
instituts statistiques compétents. Les données sont aussi manipulées
dans certains cas, pour des raisons politiques.

L’écart croissant entre pays industriels et tiers monde :


un mythe ?
Un des thèmes favoris de la littérature sur le développement a été
pendant très longtemps le « fossé grandissant » entre pays pauvres et
pays riches. Il n’y a pas de fossé, mais plutôt une gamme de pays
s’étageant de manière continue sur l’échelle des revenus, comme le
montrent les séries du PNUD ou de la Banque mondiale. Peut-on dire,
néanmoins, que les moyennes des revenus par tête, des pays du tiers
monde d’une part, des pays riches de l’autre, s’écartent
progressivement ou se rapprochent l’une de l’autre ?
Il faut d’abord préciser la notion d’écart en distinguant entre l’écart
absolu et l’écart relatif :
Période t Pays développés PED EA ER

Revenu/habitant 20 000 2 000 18 000 90 %

À partir des données fictives ci-dessus on voit que l’écart absolu EA est
la différence des revenus, et l’écart relatif ER la différence rapportée au
revenu des pays développés : ER = 20 000 − 2 000/20 000
En supposant une croissance de 10 % pour les PED et de 5 % pour les
pays développés, sur 10 ans, on aura la situation suivante :

Période t + 10 Pays développés PED EA ER

Revenu/habitant 21 000 2 200 18 800 89,5 %

Ainsi l’écart absolu s’accroît dans un premier temps, même si l’écart


relatif se réduit, lorsque les taux de croissance sont plus élevés pour
les PED. La réalité récente correspond à cette situation, puisque
globalement la croissance a été plus rapide dans le tiers monde (cf.
figure 1.1), mais les écarts absolus ne peuvent que s’accroître pendant
longtemps encore, étant donné la différence élevée des niveaux de
revenus et la faible différence des taux de croissance (3,7 % pour les
pays à faible revenu contre 2,5 % pour les pays à revenu élevé depuis
1975, cf. figure 1.1). Cependant cela n’empêche pas, bien sûr, que les
pays les plus dynamiques du tiers monde puissent rattraper
rapidement les pays développés, notamment dans la mesure où les
écarts de croissance se creusent (5,2 % pour les pays à faible revenu
contre 2,1 % pour les pays à revenu élevé depuis 2000, cf. figure 1.1).
À long terme, l’écart absolu doit se réduire si les taux de croissance
restent supérieurs au Sud.
L’accroissement des écarts relatifs depuis 1800, lié au développement
industriel de l’Occident, semble donc prendre fin, même s’il faut aussi
tenir compte des écarts de revenu internes (cf. infra) : « le processus
de paupérisation relative est achevé ; la progression du revenu par tête
du tiers monde étant devenue supérieure à celle des pays développés,
le rattrapage a commencé » (Chesnais). Les chiffres montrent une
croissance de trois points supérieure dans les pays du tiers monde sur
la période 2000-2013 (cf. figure 1.1), et d’un point supérieure sur la
période 1975-2013 (3,7 % contre 2,5 %) qui contient les années 1980,
la fameuse « décennie perdue pour le développement », suite à la crise
de la dette (cf. ch. 4). L’écart va continuer de se creuser à l’avantage
des PED dans les années à venir (figure 1.2). L’Asie du Sud et de l’Est,
notamment les performances de l’Inde et de la Chine, expliquent cette
situation, mais aussi le retour à la croissance en Afrique12 et en
Amérique latine. Cette croissance forte est due à un ensemble de
facteurs favorables, comme l’ouverture des économies, l’adoption
générale de l’économie de marché, l’émergence de marchés de
consommation locaux, des taux d’intérêt historiquement faibles, des
déficits maîtrisés, des réformes structurelles, des investissements en
éducation, santé, infrastructures, la hausse du cours des matières
premières, et aussi le déficit commercial et la consommation élevée
des États-Unis, favorisant les exportations des pays plus pauvres.

Figure 1.2 : Prévision de croissance du PIB 2015-2019 (en %)

Source : Fonds monétaire international, World Economic Outlook Database, Octobre 2014.

Lorsqu’on considère la répartition à très long terme de la production


mondiale ainsi que les écarts de revenus, on constate l’importance de
l’Asie, qui ne voit sa part reculer dans la production mondiale qu’à la
suite des progrès en Europe à partir de la Renaissance, et surtout avec la
révolution industrielle. Cette part s’accroît à nouveau depuis l’après-
guerre (cf. figure 1.3).

Figure 1.3 : Origine de la production mondiale, de l’an 1 à l’an 2001


Les calculs sont faits sur la base des PIB en dollars 1990 évalués en parité de pouvoir d’achat,
selon la technique de Geary et Khamis (cf. op. cit. p. 228). Les données pour les périodes d’avant
1820 sont basées sur des estimations et des sources indiquées par les auteurs dans le chapitre 8.
Source : Angus Maddison, “The World Economy, Historical Statistics”, OCDE, 2003.

Figure 1.4 : Écarts de revenus par tête, par grande région, de l’an 1 à
l’an 2001

Source : Angus Maddison, The World Economy, Historical Statistics, OCDE, 2003.

Quant aux revenus moyens, ils sont assez proches dans tous les
continents, avec une faible dispersion autour de la moyenne, jusqu’en
1820 (cf. figure 1.4). En l’an mille, les inégalités reculent même, du fait
d’un nivellement vers le bas, dans l’appauvrissement général : l’écart-type
passe de 23 en l’an 1 à 19 en l’an 1000. Après la révolution industrielle, les
inégalités se creusent, jusqu’en 1950 (écart-type de 121 en 1500, 284 en
1820, 1569 en 1913, et 2777 en 1950), les pays occidentaux et le Japon se
développant rapidement. Depuis 1950 au contraire, les écarts diminuent
du fait du rattrapage de l’Asie et de l’Amérique latine (écart-type de
1249 en 2001).

Sur la méthodologie de la mesure du « fossé croissant », deux écoles


coexistent. La première met tous les pays sur le même plan, en leur
donnant une valeur égale quelle que soit leur population, et on
aboutit alors à un accroissement des inégalités entre nations. Lant
Pritchett, dans une recherche effectuée pour la Banque mondiale13,
conclut que « le fait basique de l’histoire économique moderne est
une massive divergence absolue dans la distribution des revenus entre
les pays. On peut raisonnablement estimer que le ratio des revenus
des pays les plus riches aux plus pauvres a augmenté au moins d’un
facteur six entre 1870 et aujourd’hui ».
L’autre école considère qu’il faut pondérer le revenu moyen de
chaque pays par l’importance de sa population. On ne peut accorder
autant de poids à la Chine ou l’Inde, avec plus d’un milliard
d’habitants chacune, qu’à des pays comme la Guinée équatoriale ou
Djibouti avec moins d’un million, faute de fausser les résultats. Xavier
Sala-i-Martin14 est le principal représentant de cette approche, il
considère que « tous les indices statistiques montrent une réduction
de l’inégalité globale des revenus entre 1980 et 1998. Cette réduction
est conduite principalement, mais pas complètement, par le taux de
croissance extraordinaire des revenus de 1,2 milliard de citoyens
chinois. Sauf si l’Afrique commence à croître dans le futur proche,
nous prévoyons que les inégalités recommenceront à augmenter. Si
l’Afrique ne croît pas, alors la Chine, l’Inde, les pays de l’OCDE et le
reste des pays à revenu intermédiaire s’écarteront d’elle, et l’inégalité
globale augmentera. Ainsi la croissance sur le continent africain
devrait être la priorité pour quiconque est concerné par le problème
des inégalités mondiales ». Autrement dit, plus qu’à un fossé
grandissant entre le tiers monde et les pays riches, c’est plutôt un
fossé grandissant à l’intérieur du tiers monde qui est à craindre. Le
continent africain, nous l’avons vu, a connu une croissance forte
depuis les années 2000, limitant les mauvais présages de Xavier Sala-
i-Martin. Mais les inégalités se creusent au sein même des continents,
entre pays gagnants (par exemple le Botswana, qui a connu une
croissance moyenne de près de 7 % entre 1980 et 2014) et pays
perdants (par exemple la république centrafricaine, qui a connu une
croissance moyenne de 0,4 % entre 1980 et 2014) et, plus encore, au
sein même des pays.

Certains biens ou services ne sont pas ou sont mal pris en compte :


ainsi l’autoconsommation et l’auto-investissement, les pratiques
d’entraide, les activités non marchandes, qui sont d’autant plus élevées
que le pays est pauvre et à l’écart de l’économie mondiale. Au contraire,
d’autres biens sont inclus, qui constituent plutôt des éléments négatifs :
des « maux » plutôt que des « biens ». Il en va ainsi des dépenses
militaires, des nuisances diverses liées à l’activité industrielle et à
l’urbanisation, des appareils de répression policière, des transferts liés à la
corruption, etc.
Enfin, et surtout, le revenu par tête est une moyenne qui ne donne
aucune indication sur le sort des catégories sociales les plus pauvres,
représentant l’essentiel de la population des PED. Supposons par exemple
la répartition des revenus suivante entre dix familles (Salvatore-Dowling,
1977) :

Famille 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

Revenu 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 1000 91 000

La moyenne est ici de 10 000 ce qui ne correspond à rien. Par contre la


médiane des revenus, qui est de 1 000, donne une indication tout à fait
significative.
De même, un fait moins connu est que le taux de croissance du PNB
est une moyenne pondérée des taux de croissance des revenus de chaque
catégorie sociale. Le problème est que la pondération utilisée est le
revenu même de la catégorie, donnant ainsi une importance dominante
aux classes aisées. En effet le taux de croissance g du PNB peut être
décomposé en :
g = R1 g1 + R2 g2 + R3 g3 + R4 g4 + R5 g5
Avec gi : taux de croissance des revenus de la catégorie sociale i
Ri : part dans le revenu national du groupe i de 20 % de la population
Si la répartition des revenus est très inégale, comme c’est le cas dans
la plupart des pays du tiers monde, le taux de croissance va surtout
mesurer la croissance du revenu des catégories aisées. Par exemple :

Quintiles (1) 1 2 3 4 5

Part dans le RN 5% 7% 13 % 22 % 53 %

Taux de croissance du revenu 4% 5% 6% 9% 10 %

(1) Quintiles : groupes de 20 % de la population selon le niveau croissant du revenu

g = 0,05 × 4 + 0,07 × 5 + 0,13 × 6 + 0,22 × 9 + 0,53 × 10 = 9 %


Ainsi certains auteurs préconisent de changer de mode de calcul et
d’utiliser des pondérations correspondant à la population de chaque
groupe. Dans notre exemple, elles seraient de 20 % et on pourrait calculer
un taux de croissance à pondération égale, ge, plus représentatif de la
croissance moyenne des différentes catégories.
ge = 0,2 (10 + 9 + 6 + 5 + 4) = 7 %
On peut enfin calculer un taux de croissance gp dont les pondérations
seraient plus fortes pour les catégories les plus pauvres (30 %),
permettant d’évaluer la réduction de la pauvreté :
gp = 0,3 × 4 + 0,3 × 5 + 0,15 × 6 + 0,15 × 9 + 0,10 × 10 = 4,75 %
Le calcul de ces différents taux a été mené dans différents pays pour
les années 1960 par Ahluwalia et Chenery, ils donnent les résultats
suivants :
g ge gp
Corée du Sud 9,3 9 9
Brésil 6,9 5,7 5,4
Taïwan 6,8 9,4 10,4

Source : Chenery-Ahluwalia, dans Gerald Meier, Leading Issues in Development Economics, Oxford,
1988.

On voit que la croissance de cette période a été plus favorable aux


riches au Brésil, équivalente en Corée, et plus favorable aux pauvres à
Taïwan.

Comparaison dans le temps et dans l’espace


Naturellement la comparaison des PNB à deux époques différentes
implique qu’on ait tenu compte des variations de prix, pour évaluer la
croissance réelle, et non nominale. Il faudra ainsi procéder à une
déflation statistique comme dans l’exemple ci-après :

t t+1

PIB en valeur 3810 M $ 4191 M $


en indice 100 110
Indice des prix (déflateur stat.) 100 104
Indice du PIB en volume 100 110.100/104 =105,8 + 5,8 %
Taux de croissance réelle

Les comparaisons de niveaux de vie entre pays sont extrêmement


hasardeuses, et tendent en général à sous-estimer les revenus des pays les
plus pauvres :
Tout d’abord les structures de prix et les types de consommation et de
dépenses sont totalement différents. En Afrique, une grande partie de la
population survit avec l’équivalent de quelques dizaines de dollars par an,
ce qui serait totalement impossible dans un pays industriel. Ceci
s’explique par les coûts réduits, les prix plus faibles des produits
essentiels, le rôle du troc et l’importance de l’autoconsommation.
D’autre part les comparaisons impliquent la conversion en dollars aux
taux de changes courants. Ceux-ci subissent avec les changes flottants,
depuis 1973, des variations qui ne correspondent pas aux situations
économiques réelles. Ainsi le dollar est passé de 250 F CFA en 1980 à
près de 550 en 1985, 275 en 1992, 550 après la dévaluation de 1994,
520 en 2006. En outre, les taux de change sont utilisables pour les biens
faisant l’objet d’un échange international, mais ils ne reflètent pas les
pouvoirs d’achats des monnaies pour les biens internes.
Pour remédier à ces inconvénients, on peut utiliser des taux de change
ajustés sur une moyenne de trois années, comme l’a fait la Banque
mondiale, et aussi des taux de change correspondant à la parité des
pouvoirs d’achat (ppa). Des « paniers de la ménagère » identiques sont
évalués dans plusieurs pays en monnaie locale, avec des produits courants,
il suffit alors d’égaliser les divers montants pour obtenir des taux de
change de ppa (ou purchasing power parity, ppp).
Supposons ainsi que pour obtenir le même panier de biens, il faille
dépenser 10 $ aux États-Unis, 12 € en France, 4000 FCFA au Sénégal et
10 000 FMG à Madagascar, et que les taux officiels soient les suivants : 1
$ = 1 € = 650 FCFA = 1 300 FMG. Les taux en parité de pouvoir d’achat
seront 1 $ = 1,2€ = 400 CFA = 1000 FMG.
On s’aperçoit alors que l’euro est surévalué au taux officiel par rapport
au dollar, car en réalité avec un dollar on obtient davantage aux États-
Unis, malgré l’égalité des deux devises au cours officiel : avec un dollar on
obtient l’équivalent en biens de 1,2 € en France. De même en comparant
la France et le Sénégal, le taux en ppa donne 1,2 € = 400 FCFA, soit 1 €
= 333 FCFA (alors que le taux officiel donne 650 FCFA).
Cela signifie que l’euro est surévalué par rapport au CFA et qu’il
permet d’obtenir moins en France que son équivalent officiel en Afrique,
il suffit de 333 FCFA pour y obtenir les mêmes biens. À Madagascar
enfin, le FMG est également sous-évalué, un euro correspond en ppa à
833 FMG, et non 1000 au taux officiel. La comparaison USA/Sénégal et
USA/Madagascar donne les mêmes résultats, avec un dollar surévalué
dans les deux cas par rapport aux francs locaux (1 $ = 650 CFA =
1 300 FMG aux taux officiels, mais 1 $ = 400 CFA = 1000 FMG).
On s’aperçoit alors de la sous-évaluation des niveaux de vie des
PED : il faudrait ainsi multiplier les produits par tête des PED les plus
pauvres par 3, et par 1,5 pour les plus riches. Ainsi, au Brésil, le revenu
par habitant passerait de 16 % du revenu américain à 25 %, et en Inde
de 2 % à environ 7 %.

Autres indicateurs statistiques du développement


À côté du PNB, de nombreux indicateurs sont utilisés pour évaluer le
niveau de développement. On pourra distinguer les indicateurs
économiques des indicateurs sociaux, ce qui permettra de faire apparaître
les différences entre la croissance et le développement (cf. encadré).
Indicateurs économiques
La répartition des activités entre les trois secteurs distingués en 1935 par
Allan Fisher, un auteur néo-zélandais, repris ensuite par Colin Clark et
Jean Fourastié, est significative du niveau de développement. Celui-ci se
caractérise par des transferts successifs de la population active de
l’agriculture vers l’industrie, puis vers les services, à la suite des gains de
productivité atteignant tour à tour ces trois secteurs.
• Le niveau des consommations alimentaires est habituellement mesuré
d’après le nombre de calories par jour et par habitant. On parlera de
sous-nutrition pour une quantité inférieure à 2 400 calories
correspondant aux besoins normaux d’un individu pour une journée.
Les termes de malnutrition et de sous-alimentation s’appliquent aux
situations de carences alimentaires alors même que le nombre de
calories est suffisant. La consommation et la production alimentaire
par tête ont tendance à augmenter dans l’ensemble du monde (cf.
chap. 7).

Figure 1.5 : Répartition de la population active par secteur d’activité


(en %)
* Devant les difficultés à collecter les données, la Banque mondiale ne fournit plus les statistiques
pour la plupart des pays à faible revenu.
Source : Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 1988, World
Development Indicators, 2015 ; World Resources Institute, Earth Trends 2006.

Croissance et développement
La distinction entre croissance et développement est devenue banale :
la croissance est l’expansion durable des quantités produites, mesurée
par la hausse du PNB. Forte dans le monde après 1945, la croissance
mondiale devient plus heurtée des années 1970 aux années 2000,
avec une crise financière mondiale dévastatrice à la fin des années
2000. Globalement, le taux annuel moyen de variation de la
croissance mondiale est négatif sur la période 1960-2013 (-1 %
p.a.) : la tendance est à une moins forte croissance mondiale depuis
les Trente glorieuses (cf. figure 1.6). Plusieurs types de croissance
sont distingués ci-après.

Croissance nominale, réelle, vraie


On sait que la croissance réelle (ou à prix constant) est la croissance
nominale (à prix courants) corrigée de l’évolution des prix. La
croissance vraie (Guillaumont) est la croissance réelle corrigée des
imperfections de calcul dues aux méthodes de la Comptabilité
nationale qui aboutissent à compter en plus tous les maux générés
par la croissance. Ainsi un pays qui détruit ses forêts pour exporter
du bois tropical voit son PIB augmenter, ou qui transformerait des
parcs publics en parkings, ou qui verrait ses embouteillages
augmenter, etc. On tentera ainsi de déduire tout ce qui ne
correspond pas à une amélioration, de pourchasser toute croissance
qui dégrade les conditions de vie et le milieu naturel, la croissance
uneconomic, selon l’expression de Herman Daly15.

Figure 1.6 : Croissance mondiale depuis les Trente glorieuses (en %)

Source : Banque mondiale ; OCDE.

Croissance extensive et intensive


La croissance de la production au même rythme que la croissance de
la population (le revenu par tête est donc stagnant) est qualifiée de
croissance extensive par Lloyd Reynolds. Il s’agit d’une authentique
croissance, car « une espèce qui est capable de se reproduire et
d’augmenter en nombre est une espèce qui réussit ». La croissance de
la production à un rythme supérieur à celle de la population, est
donc la croissance intensive : le revenu par tête augmente. Le passage de
l’une à l’autre correspond au « point de retournement » (turning
point), à partir duquel la société va se transformer totalement et les
conditions s’améliorer.
La croissance est conditionnée tout d’abord par la quantité et la qualité
des facteurs de production, comme les modèles néoclassiques, à la suite de
Robert Solow en 1950, l’ont montré. Mais elle dépend aussi des
mentalités, de la stabilité politique et de l’efficacité des politiques
économiques mises en œuvre (théories de la croissance endogène des
années 1980, cf. Chap 3). Reynolds (1985) conclut ainsi son étude sur la
croissance des PED depuis 1850 : « la variable explicative la plus
importante est l’organisation politique et la compétence administrative
du gouvernement ».
Sources de la croissance
Joel Mokyr distingue pour sa part quatre formes de croissance selon
leur origine : la croissance smithienne, due à une division du travail
accrue ; la croissance schumpétérienne, provoquée par le progrès
technique et les inventions ; la croissance solovienne, causée par
l’accumulation du capital technique (celle-là, contrairement aux
deux premières, a un coût pour la société : l’épargne, la privation
nécessaire à la réalisation de l’investissement) ; et enfin la croissance
boserupienne entraînée par la pression démographique, et les
réactions du corps social pour y faire face (cf. infra, questions
démographiques). Comme on le voit, chaque forme est associée à
un auteur et la distinction permet de saisir comment au cours du
temps on a expliqué ce phénomène : Adam Smith (années 1770),
Joseph Schumpeter (1920), Robert Solow (1950) et Ester Boserup
(1970).

Le développement implique, en plus de la croissance, une meilleure


satisfaction des besoins fondamentaux (alimentation, santé,
éducation), une réduction des inégalités, du chômage et de la
pauvreté, comme François Perroux l’a montré. Ainsi il s’agit d’un «
mouvement vers le haut de tout le corps social » (Gunnar Myrdal), et
plus précisément, du « processus de hausse du revenu par habitant
sur une longue période, accompagnée d’une réduction de la pauvreté
et des inégalités » (Gerald Meier). Le développement est un processus
cumulatif puisqu’il permet une amélioration des capacités humaines,
et donc une hausse de la productivité favorable à la croissance : « les
premières conditions d’une productivité élevée… sont que les masses
populaires soient alphabétisées, en bonne santé, et suffisamment bien
nourries » (Jacob Viner). Au contraire le sous-développement est « un
gaspillage, une destruction des capacités humaines… un état auto-
entretenu d’insatisfaction des besoins fondamentaux » (Patrick
Guillaumont).
La croissance économique est une condition nécessaire du
développement, puisqu’elle seule permettra d’améliorer les niveaux de
vie, d’augmenter « l’étendue des choix humains » (Arthur Lewis), de
dégager des ressources en faveur de la santé, de l’éducation, de
l’environnement, et d’accroître l’indépendance économique nationale,
en rendant l’aide étrangère moins nécessaire. Mais elle n’est pas une
condition suffisante du développement, au moins à court terme, si elle
n’est accompagnée de politiques visant à une réduction directe de la
pauvreté. En effet, la croissance peut aller de pair avec un
accroissement des inégalités, une détérioration des conditions de vie
pour les plus pauvres, la misère et la répression politique et sociale.
On parlera alors de « croissance sans développement ». Il serait abusif,
cependant, d’imputer la responsabilité du « mal développement » (René
Dumont) à la croissance économique, les divers aspects de la
dégradation sociale que l’on vient d’énumérer se produisant
également, et étant probablement pires, dans des pays où la
croissance a été faible ou nulle. À long terme une croissance continue
s’est toujours accompagnée d’une amélioration pour toutes les
catégories sociales. Un autre aspect semble cependant plus
préoccupant, il s’agit des conséquences de la croissance sur les
ressources naturelles et l’environnement (voir chap. 3).

Indicateurs sociaux
Les principaux d’entre eux sont relatifs à la santé (espérance de vie,
mortalité infantile, nombre d’habitants par médecin, taille moyenne des
individus), à l’instruction (taux de scolarisation, taux d’alphabétisation),
aux conditions de logement (% de ménages ayant accès à l’eau courante,
ayant des installations sanitaires, % de logements précaires, etc.), à
l’urbanisation (% de la population urbanisée), et à la démographie (cf.
figure 1.1).
D’une façon générale les indicateurs sociaux montrent une
amélioration des conditions dans le tiers monde. Si l’écart absolu des
revenus continue à se creuser avec les pays riches (mais pas l’écart
relatif ), les écarts sociaux se sont considérablement réduits. Ainsi
l’écart des espérances de vie entre pays à faible revenu et pays à revenu
élevé a baissé de 26 à 17 ans entre 1960 et 2012, et la durée de vie
moyenne dans les PED a augmenté en une génération autant qu’elle
avait augmenté en un siècle dans les pays développés (cf. figure 1.7).
Figure 1.7 : Espérance de vie à la naissance (années)

Source : Banque mondiale ; UNDP.

En ce qui concerne l’alphabétisation, bien que le nombre


d’analphabètes ait augmenté dans le tiers monde (776 millions en 1950,
919 millions en 1985 et 1,26 milliard en 2003), le taux d’analphabétisme a
diminué de 44 % de la population mondiale en 1950 à 30 % en 1985 et 19
% en 2003, et l’écart entre PED et PD s’est réduit (cf. figure 1.8) :
Les progrès économiques (PIB) sont liés aux progrès sociaux
(espérance de vie, éducation), comme le montre le chemin réalisé
depuis les indépendances (cf. figure 1.9). Ils s’entretiennent les uns les
autres : plus de bien-être matériel renforce les ressources éducatives
en même temps que la santé publique, plus d’éducation et une
meilleure santé favorisent la productivité.

Figure 1.8 : Taux d’alphabétisation des plus de 15 ans (%)

Source : UNESCO.

Figure 1.9 : Espérance de vie et progrès éducatifs vs PIB par tête, Pays
en développement*
NB : Verticalement à gauche, le nombre d’années d’éducation reçue par les adultes (> 25 ans) ; à
droite, l’espérance de vie à la naissance, en années.
* Les pays retenus ici sont les suivants : Algérie, Argentine, Bangladesh, Barbade, Bolivie, Brésil,
Cameroun, Chili, Colombie, Costa Rica, Rép. dominicaine, Équateur, El Salvador, Ghana,
Guatemala, Honduras, Inde, Indonésie, Iran, Jamaïque, Kenya, Corée du Sud, Lesotho, Malawi,
Malaisie, Mali, Maurice, Mexique, Mozambique, Népal, Nicaragua, Niger, Pakistan, Panama,
Paraguay, Pérou, Philippines, Sénégal, Afrique du Sud, Sri Lanka, Syrie, Thaïlande, Togo, Trinidad,
Tunisie, Turquie, Ouganda, Uruguay, Venezuela, Zambie et Zimbabwe.
Source : Meier et Rauch, 2005.

L’insuffisance de l’indicateur économique par excellence, le PNB, et la


multiplicité des autres indicateurs16, ont amené les économistes à
rechercher un indice global ou composite, établi à partir d’une moyenne
d’indicateurs sélectionnés, qui donnerait une mesure correcte du
développement. Le plus simple est l’Indicateur du développement
humain (IDH) du PNUD, élaboré au début des années 1990 par une
équipe dirigée par le prix Nobel Amartya Sen et l’économiste pakistanais
Mahbub ul Haq17, qui combine espérance de vie, niveau d’éducation et
PIB par habitant en termes de parité de pouvoir d’achat (cf. rapports
successifs sur le développement humain).

L’IDH
Cet indicateur combine trois éléments : l’espérance de vie, le niveau
d’éducation et le revenu moyen. Le premier ne nécessite pas de
transformation, le deuxième prend en compte le taux de scolarisation
(avec une pondération d’1/3) et le niveau d’alphabétisation (2/3), le
troisième utilise le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat,
corrigé des effets de distorsion liés aux différences extrêmes de revenu
(voir plus bas). L’IDH est compris entre 0 et 1, allant vers des valeurs
plus favorables en croissant. Il est obtenu en faisant la moyenne
arithmétique des indicateurs de chacun de ces 3 critères, calculés
ainsi :
* Indicateur de l’espérance de vie = (Espérance de vie du pays −
minimum)/(max. esp. de vie − minimum)
Exemple : l’espérance de vie en Afrique du Sud en 2003 est de 48,4
ans, le maximum utilisé est de 85 ans, le minimum de 25, l’indicateur
est donc égal à (48,4 − 25)/(85 − 25) = 0,391
* Le taux d’alphabétisation est de 82,4 %, le maximum est de 100, le
minimum de 0, l’indicateur d’alphabétisation de 0,824 ; le taux de
scolarisation est de 0,78, les maximum et minimum de 100 et 0,
l’indicateur de scolarisation de 0,78. L’indicateur d’instruction est
égal à la moyenne pondérée des deux précédents, soit : 2/3 × 0,824 +
1/3 × 0,78 = 0,809
* Enfin, pour l’indicateur de revenu corrigé, à partir du PIB/hab. en
ppa, le principe de correction est le suivant : on diminue les
PIB/hab. des pays riches pour tenir compte du fait que l’utilité
marginale d’un revenu additionnel est beaucoup plus faible que
dans les pays plus pauvres. Ou encore, selon les termes du PNUD, «
parce qu’un revenu illimité n’est pas nécessaire pour atteindre un
développement humain acceptable ». En clair, si vous êtes un cadre
à New York et que vous touchiez un revenu supplémentaire de
100 dollars telle année, cela ne fait pratiquement aucune différence
dans votre train de vie. Si vous êtes un paysan au Mali, cent dollars
en plus par an ont une utilité marginale infiniment plus élevée, cela
peut même correspondre à un doublement de votre revenu annuel…
On va ainsi lisser les revenus des pays riches, en utilisant les
logarithmes des PIB/hab. Les valeurs maximum et minimum étant
40 000 et 100, et le PIB/hab. en Afrique du Sud en ppa étant de
8950, on aura pour ce pays :
Indice du PIB = [log (10 346) − log (100)]/[log (40 000) − log (100)]
= 0,774
On a donc trouvé les trois indicateurs :
• Indicateur d’espérance de vie = 0,391
• Indicateur d’instruction = 0,809
• Indicateur de revenu = 0,774
L’Indicateur du développement humain est la moyenne des trois, soit
0,658. La carte des IDH en 2014 est présentée en Figure 1.10.
On constate que certains pays ont un classement en terme d’IDH
beaucoup moins favorable que leur rang d’après le PIB par tête,
comme la Guinée Équatoriale, le Gabon, l’Irak, le Koweït, l’Afrique
du Sud ou les Émirats. Il s’agit de pays où les bénéfices sociaux ont
suivi avec retard la croissance économique, cas par exemple des
pays pétroliers enrichis rapidement mais où les indicateurs sociaux
ont progressé moins vite. À l’inverse, certains pays ont un
classement en terme d’IDH beaucoup plus favorable que leur rang
en terme de PIB, ce qui indique des efforts sociaux primant sur la
croissance économique, ou encore une vieille tradition d’éducation
et de soins, malgré des échecs au plan économique : la Géorgie, le
Sri Lanka, l’Ukraine ou la Palestine. De nombreux pays socialistes ou
ex-socialistes sont également dans ce cas, comme Madagascar,
Cuba, la Chine, le Vietnam, des pays sociaux-démocrates comme la
Suède.
Cependant, dans l’ensemble, les résultats sont finalement assez peu
différents du revenu par tête, en dehors des exceptions toujours citées
(pays pétroliers comme l’Arabie saoudite ou le Gabon, à faibles
performances sociales mais à revenu par tête élevé, pays socialistes
comme Cuba ou l’Algérie, dans le cas inverse). On peut se demander
si l’espérance de vie ne constituerait pas un indicateur synthétique tout
trouvé (corrélé d’ailleurs avec le revenu par tête et les indicateurs
sociaux), puisqu’il est la résultante, et la finalité, des progrès humains
réalisés dans des domaines variés.

Figure 1.10 : Indice de Développement Humain

IDH 2014

IDH 2013
Source : PNUD, Rapport sur le développement humain 2014.

Traits dominants du sous-développement


Le sous-développement présente des facettes variées, mais aussi de
grandes constantes. Nous n’en présenterons ici que quelques-unes :-
pauvreté, dualisme, inégalités sociales, contraintes démographiques,
disparités hommes/femmes. D’autres aspects seront développés au
cours des chapitres ultérieurs.

La pauvreté et l’insatisfaction des besoins


fondamentaux
Que la pauvreté soit considérée comme le fait de manquer du nécessaire
ou de n’avoir que le strict nécessaire, ou bien comme le fait d’inspirer de la
pitié ou de la commisération, elle est une catégorie fluctuante. Elle dépend
de ce que l’on considère comme nécessaire, de la capacité que l’on a à
satisfaire ses besoins, mais également – au-delà de son propre nécessaire et
de ses propres moyens à satisfaire ce nécessaire –, de l’appréciation d’autrui
sur ces besoins. Ainsi le regard politique perçoit-il le pauvre en fonction
des préoccupations majeures de son temps, le considérant moins comme
l’homme de ses propres besoins que celui des besoins de la communauté.
Ainsi sont définis des besoins fondamentaux, mesurables, dont on estime
que l’insatisfaction qualifie la pauvreté.
Les besoins fondamentaux portent d’abord bien sûr sur les grands
classiques, se nourrir et se protéger : alimentation, habillement, logement
(logement et biens liés : mobilier, ustensiles ménagers, etc.). Mais aussi sur
les services collectifs de base : santé, éducation, eau potable, sanitaires,
énergie, transports en commun. Leur satisfaction peut être mesurée grâce
aux indicateurs sociaux et elle est susceptible d’accroître la productivité
humaine. Elle est naturellement souhaitable, quelles que soient les valeurs
de la société, pour la très grande majorité des hommes : si la croissance à
l’occidentale, ou à l’asiatique maintenant, peut être contestée par ses
aspects trop matérialistes, le développement, qui concerne en premier lieu
ces besoins de base, est quasi universellement recherché.
Traditionnellement, on mesure la pauvreté en termes monétaires,
avec deux grands types de mesures : la première est la pauvreté absolue,
qui correspond au revenu minimum dont a besoin un individu pour
subvenir à ses besoins fondamentaux (soit, selon la Banque mondiale, en
parité de pouvoir d’achat, 1,25 dollar par personne et par jour pour
l’extrême pauvreté et 2,25 dollars par personne et par jour pour la
pauvreté). La seconde est la pauvreté relative, qui correspond à un niveau
de vie considéré comme minimum en tenant compte des critères
nationaux spécifiques. C’est, selon les pays, une proportion de la
moyenne ou de la médiane de la consommation ou du revenu. Cette
proportion varie selon la définition retenue par le pays : le plus souvent, il
s’agit de 50 ou 60 % du revenu médian (ce qui fait, en France en 2015,
environ 800 ou environ 1000 euros par mois, après impôts et prestations
sociales). D’autres mesures de la pauvreté privilégient une approche par
l’exclusion : l’indicateur de Pauvreté Humaine (IPH) présenté par le
PNUD en 1997, par exemple, mesure les facteurs d’exclusion qui sous-
tendent la pauvreté (manque d’éducation de base, faible longévité ou
privation d’accès aux ressources privées et publiques). L’Indice de
Pauvreté Multidimentionnel (IPM) publié pour la première fois en 2010,
mesure les privations subies par les individus.
Selon la mesure retenue, le nombre de pauvres dans le monde varie
considérablement, entre 836 millions et 1,8 milliard sur 7,4 milliards
d’habitants fin 2015 en fonction des principales mesures, soit entre 12 %
et 25 % des habitants de la planète.
La Banque mondiale estime que la pauvreté absolue concerne en
2015 environ 12 % de la population du monde, soit 836 millions d’êtres
humains. Là encore la proportion est en diminution très rapide, mais le
nombre absolu a plus que doublé de la révolution industrielle à la fin du
XXe siècle (de moins d’un milliard à près de deux milliards d’êtres humains
entre 1880 et 1990), pour ensuite diminuer de moitié en 25 ans. Au total
la proportion d’humains en situation de pauvreté extrême est passée de
70 % en 1880 à 12 % en 2015, mais le nombre d’êtres humains
extrêmement pauvres n’a reculé que de 12 % sur la même période (cf.
figure 1.11).
Figure 1.11 : Pauvreté monétaire absolue dans le monde, évolution à
long terme

Source : S. Bhalla, Imagine There’s No Country: Poverty, Inequality and Growth in the Age of Globalization,
Institute of International Economics, 2002 jusqu’en 1980, puis ONU, Objectifs du Millénaire pour
le développement - Rapport 2015 pour la période 1990-2015 (% de la population mondiale et
nombre de personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour dans le monde).

En 2000, 147 chefs d’État et de gouvernement se sont réunis à New


York et ont adopté la Déclaration du Millénaire des Nations unies. Par
cette déclaration, 189 pays se sont fixé des cibles chiffrées sur 8 objectifs
– dits Objectifs du Millénaire (OMD) – avec une échéance : 2015. C’était
une première en tant que coordination à l’échelle planétaire avec des
engagements chiffrés. En 2015, les cibles ont été tenues en matière
d’extrême pauvreté, mais avec de très fortes disparités. En revanche les
cibles n’ont pas été tenues, malgré des progrès substantiels, sur
l’éducation et l’autonomisation des femmes, et des progrès plus
homogènes sur l’ensemble des régions en matière de santé. Pour ce qui
concerne l’environnement et l’aide au développement, les cibles sont très
loin d’être tenues (cf. chap. 5).
Le premier et le plus emblématique des objectifs de cette Déclaration
du Millénaire portait sur l’extrême pauvreté et la faim. La cible était de
réduire de moitié, entre 1990 et 2015, la proportion de la population en
situation d’extrême pauvreté et souffrant de la faim. Les Nations unies
considèrent comme « extrêmement pauvres » ceux dont le revenu est
inférieur à 1,25 $ (en parité de pouvoir d’achat) par jour, c’est-à-dire le
revenu minimum dont a besoin un individu pour subvenir à ses besoins
alimentaires. La cible portant sur l’extrême pauvreté a été tenue – et
même dépassée – au plan mondial dès 2010 grâce à la Chine : avec une
croissance de près de 10 % en moyenne sur la période et 1,4 milliard
d’habitants, la Chine a réduit de plus de 90 % son taux d’extrême
pauvreté entre 1990 et 2015 ! Près de 99 % de la population chinoise
bénéficie aujourd’hui d’une assurance santé de base, contre seulement 15
% dans les années 2000. Est-ce à dire que le monde a gagné sa bataille
contre l’extrême pauvreté uniquement grâce à la Chine ? Non, car sans la
Chine, la cible est tout de même tenue dans le tiers monde, avec une
baisse de plus de moitié de l’extrême pauvreté dans les pays en
développement hors Chine (de 41 % de la population en 1990 à 18 %
aujourd’hui).
Néanmoins, l’extrême pauvreté est loin d’être vaincue en Afrique
subsaharienne (cf. figure 1.12) : la proportion d’Africains extrêmement
pauvres n’a baissé que de 28 %, et près de la moitié (41 %) des
Africains sont toujours dans cette situation aujourd’hui. De même, si
l’objectif est presque tenu sur l’alimentation, la proportion de
personnes sous-alimentées dans les régions en développement est
passée de 23 % en 1990 à 13 % aujourd’hui, l’Asie ayant fait des progrès
remarquables en la matière, 23 % des Africains sont toujours sous-
alimentés aujourd’hui. Enfin ce premier objectif sur la pauvreté
comprenait aussi une cible de plein emploi qui est non seulement loin
d’être tenue, mais suit aujourd’hui une tendance négative : le taux
d’emploi a baissé depuis 1990, dans les régions développées (57 % en
1990 contre 56 % aujourd’hui) mais également – et de manière contre-
intuitive – dans une plus forte mesure dans les régions en
développement (64 % en 1990 contre 61 % aujourd’hui) où il n’y a pas
assez d’emplois pour une main-d’œuvre en très forte augmentation.

Figure 1.12 : Pauvreté monétaire absolue dans les régions en


développement
Source : ONU, Objectifs du Millénaire pour le développement – Rapport 2015, 2015.

Après les 8 Objectifs du millénaire pour le développement (OMD)


entre 2000 et 2015, 17 Objectifs de développement durable (ODD) sont
entrés en vigueur le 1er janvier 2016. Ils devraient, selon les termes
Nations unies « transformer les vies tout en préservant la planète » des
8,5 milliards d’habitants attendus sur la terre en 2030. En matière de
pauvreté, ces ODD visent l’éradication « complète » de l’extrême
pauvreté monétaire d’ici à 2030. Chose nouvelle par rapport aux OMD,
ils introduisent une cible de réduction de moitié de la pauvreté selon les
seuils de pauvreté nationaux d’ici à 2030 : il s’agit d’un combat contre la
pauvreté sous tous ses aspects – et non plus seulement son aspect
monétaire –, telle que définie par chaque pays, et quelles qu’en soient les
formes (cf. chap. 5). Or selon ces définitions nationales, le monde compte
encore plus d’1,5 milliard de pauvres, soit près du quart des habitants de
la planète, et est en progression dans des pays en croissance.

Lutter contre la pauvreté : logique de solidarité, logique


de responsabilité et logique des droits
La lutte contre la pauvreté a pris une place centrale pour les
institutions internationales lorsque l’on s’est aperçu que la
mondialisation et la globalisation financière avaient également pour
effet une augmentation des inégalités sociales et de l’exclusion, et que
les politiques de rigueur (dites « d’ajustement structurel ») mises en
place dans nombre de pays en développement avaient fait exploser les
taux de pauvreté. Des programmes dits de « lutte contre la pauvreté »
furent alors mis en œuvre, au nom de l’ « ajustement à visage
humain ». On peut se demander si une telle attention à la pauvreté ne
fut pas une quête de légitimité politique du modèle libéral
triomphant, les institutions internationales luttant contre la pauvreté
pour asseoir leur crédibilité et celle des marchés dérégulés, pour
lesquels il est devenu « économiquement correct » de se préoccuper
de la pauvreté. En tout état de cause, la lutte contre cette réalité
complexe et subjective aux multiples facettes qu’est la
pauvreté (pauvreté matérielle, pauvreté sociale, de droits, de pouvoir,
de liberté d’action, pauvreté affective…) s’organise selon des logiques
souvent extérieures au pauvre lui-même. Ces logiques sont de trois
ordres : logique de solidarité, logique de responsabilité ou «
responsabiliste » et logique des droits.
En premier lieu la logique de solidarité cherche à rompre le cercle
vicieux de la pauvreté par un apport d’aide. C’est la logique de l’aide
publique au développement, mais aussi d’organisations non
gouvernementales ou de fondations privées. Les débats sur l’efficacité
de cette aide – et singulièrement celle de l’aide publique au
développement – font rage (cf. chapitre 4).
En second lieu la logique « responsabiliste » (l’« empowerment »),
cherche à donner aux pauvres le coup de pouce leur permettant de
rompre eux-mêmes ce cercle vicieux dans lequel ils sont pris, avec une
confiance affichée dans la capacité d’autonomisation des plus
défavorisés. Les pauvres doivent « s’aider eux-mêmes ». L’emblème de
cette logique est la réussite de la microfinance, avec aujourd’hui
environ deux cents millions de clients dans le monde (cf. chapitre 5).
Mais l’eldorado a ses zones d’ombre : des pratiques de recouvrement
qui peuvent être agressives, des taux d’intérêt parfois usuraires, des
prêts qui servent à financer des dépenses de santé, de logement ou
d’éducation et non des investissements productifs… et donc des
pauvres surendettés amortissant les aléas de la vie et survivant en
passant d’un crédit à l’autre. Au-delà même de nécessaires
ajustements ou d’une réforme institutionnelle des organisations de
microfinance, c’est le credo du microcrédit qui est mis à mal : il
s’avère que chaque pauvre n’est pas nécessairement un entrepreneur
en puissance. Si elle représente une alternative crédible aux politiques
d’assistance, cette logique « responsabiliste » prend le risque de
plaquer sur les pauvres des attentes qui ne viennent pas d’eux. Un
risque qui ne met cependant pas toujours en péril l’efficacité de
l’aide : les programmes de « transferts conditionnels », conditionnant
les transferts de revenus à une obligation contrôlée de scolarisation et
de vaccination des enfants, de participation à des programmes
d’insertion sociale ou d’examens prénataux des femmes enceintes
sont une véritable réussite en Amérique latine.
Enfin la logique des droits veut distribuer de façon équitable les droits
(entitlements) et capacités donnant aux individus la liberté, la «
capabilité » de choisir le mode de vie qu’ils ont de bonnes raisons
d’apprécier, selon leur système de valeurs. Une logique de choix
individuels qui mène directement à la question des institutions et
gouvernements dont se dotent les pauvres. Les travaux d’Amartya Sen,
notamment sur les famines, ont mis l’accent sur les capacités
d’appropriation des plus pauvres : alors que l’on considérait
traditionnellement, dans le prolongement de l’analyse malthusienne
de la croissance démographique, que la cause des famines était le
déficit d’offre alimentaire, Amartya Sen a montré que le problème ne
se situe généralement pas au niveau de l’offre mais des droits dont
disposent les individus et de leur capacité à les exercer. « L’existence
théorique et la pratique effective de diverses libertés et droits
politiques facilitent beaucoup l’évitement de désastres économiques
comme la famine. De fait, l’un des traits saillants de l’atroce histoire
des famines est qu’on n’en a jamais vu survenir dans un pays doté
d’un gouvernement démocratique et d’une presse libre », résume
Amartya Sen, qui préconise de ce fait de distribuer de façon équitable
les capacités donnant aux personnes la liberté de choisir la vie qu’ils
sont en droit d’espérer raisonnablement mener (les capabilities). Le
suffrage universel est le moyen privilégié de distribuer de façon
strictement égale (un homme, une voix) cette liberté de choisir ce que
chaque citoyen a de bonnes raisons d’apprécier. Mais on ne peut faire
fi des institutions néfastes et des dirigeants corrompus – se servant de
ceux qui les ont élus davantage qu’ils ne les servent – qui sont, dans
de nombreux pays, la véritable trappe à pauvreté. Alors que faire ? De
nombreuses expériences ont montré (par exemple au Brésil) que la
promotion de la participation et de l’information (par exemple sur la
corruption) du citoyen pauvre est une solution.
Chaque logique comportant ses bénéfices mais également ses risques
propres, leur articulation est cruciale, selon chaque contexte
spécifique. La logique de solidarité prend le risque de «
l’assistancialisme », de l’ingérence et de l’instrumentalisation à des
fins politiques : les organisations non gouvernementales jouent un
rôle toujours croissant et prépondérant dans les pays les plus
défavorisés, leur action allant parfois jusqu’à se substituer à des pans
entiers de politique sociale. La logique « responsabiliste » endosse un
risque de projection d’une logique inappropriée, d’ingérence culturelle
et psychologique auprès des pauvres. La logique des droits souffre
parfois d’une vision normative des moyens dont les pauvres sont
censés avoir besoin pour choisir le mode de vie qu’ils ont de bonnes
raisons d’apprécier : il est difficile de ne pas considérer que
l’instruction, l’accès aux soins ou le contrôle des naissances sont de
ces moyens, alors que certains pauvres peuvent avoir de bonnes
raisons de choisir l’ignorance, l’acceptation de la mort ou la pauvreté
matérielle d’une famille résolument nombreuse. Les logiques de lutte
contre la pauvreté peinent à considérer le pauvre comme strictement
l’homme de ses propres besoins ou désirs, car ceux-ci sont par nature
limités par le peu de droits auxquels la personne pauvre a accès. Mais
elles doivent pour autant se garder scrupuleusement de projeter sur
l’homme pauvre les besoins et les désirs qu’il aurait – selon elles – de
bonnes raisons d’avoir s’il avait davantage de droits. Voire même se
garder de projeter de manière démesurément normative, au-delà des
droits universels de l’homme, les droits que l’homme pauvre devrait
avoir pour être en capacité de choisir la vie qu’il désire. Le combat
contre la pauvreté, quelle que soit la logique à laquelle il obéit, est
rarement exempt d’un souci de défense du modèle politique, social,
culturel et économique dominant.
La croissance économique seule a été estimée insuffisante pour
réduire la pauvreté, c’est pourquoi les préoccupations ont porté de plus
en plus sur les moyens de s’y attaquer directement : « Les buts du
développement consistent en la réduction progressive, et
éventuellement l’élimination, de la malnutrition, la maladie,
l’analphabétisme, la misère, le sous-emploi et les inégalités. On nous a
conseillé de nous occuper de notre PNB, car il s’occuperait de la
pauvreté. Inversons cette proposition et occupons-nous de la pauvreté,
afin d’agir sur le PNB » (ul Haq). Chenery estimait dans les années
1980 qu’il suffirait d’une redistribution de 2 à 3 % du revenu mondial
pour éliminer la pauvreté absolue. Cependant l’aide étant restée limitée à
moins de 0,3 % du PNB des pays riches, on est loin d’atteindre un tel
niveau, et la réduction de la pauvreté relèvera fatalement du domaine des
politiques nationales, dont les principaux moyens en ce domaine peuvent
être les suivants :
Investissements publics dans les services collectifs bénéficiant aux
pauvres : éducation, santé, infrastructures, transports, etc. En améliorant
ainsi leurs conditions de vie, on peut s’attendre à des effets positifs à long
terme comme la hausse de leur productivité, et donc de leurs revenus et
de leur consommation. Les programmes de transferts conditionnels,
comme Bolsa familia au Brésil, participent de cette logique : lancé en
2003 par Luiz Inácio Lula da Silva (ancien militant syndical issu d’une
famille pauvre élu en 2002 président de la République), ce programme
conditionne les transferts de revenus aux plus pauvres à une obligation
contrôlée de scolarisation et de vaccination des enfants, de participation
à des programmes d’insertion sociale, et d’examens prénataux des
femmes enceintes. En 2003, le budget de Bolsa Familia représentait 0,5 %
du PIB brésilien. Aujourd’hui il a plus que doublé et profite à 13 millions
de foyers. Ce programme – comme nombre de programmes comparables
en Amérique latine – est une réussite : on considère qu’il est à l’origine du
tiers de la baisse de la pauvreté au Brésil depuis 2003, le reste venant de la
croissance économique.
Politiques de développement plus favorables à l’emploi. Les pays qui
ont le mieux réussi à éliminer ou faire reculer la pauvreté de masse
(Corée du Sud, Taïwan, Malaisie, Maurice, Chine) sont aussi ceux dont
les stratégies d’industrialisation ont favorisé les activités de main-
d’œuvre : « le plus sûr moyen d’accroître les salaires est de rendre le
travail plus rare » (Bigsten). Au contraire, là où la technologie est restée
très capitalistique (Brésil, Algérie), le sous-emploi a pesé sur les salaires
et la pauvreté de masse a peu diminué.
Redistribution des actifs. Il apparaît que les pays ayant opéré des
réformes de ce type (ex. réforme agraire) ont obtenu des meilleurs
résultats dans la lutte contre la pauvreté (Corée du Sud, Taïwan, Costa
Rica). Au contraire, les pays présentant une grande inégalité de
patrimoine, comme la plupart en Amérique latine, connaissent un
blocage, caractérisé par l’aggravation des inégalités et l’impossibilité
d’éliminer la pauvreté malgré la croissance. Dans ce domaine en outre, on
met en avant l’absence de conflit entre redistribution et efficacité,
puisque la production agricole sera stimulée à long terme par une
structure de moyenne propriété et de paysans responsables. La réalité est
cependant un peu plus complexe, car la remise en cause des droits de
propriété est toujours un élément négatif pour la croissance, en tout cas à
court et moyen terme (cf. chap. 7).
Redistribution des droits. Les privilèges sociaux, les barrières entre
classes, l’accès à l’éducation réservée à une minorité, ne feront que
perpétuer la pauvreté. Une redistribution des cartes par des réformes
démocratiques et l’égalité des chances pour tous sont des conditions
nécessaires à l’élévation des revenus des plus pauvres. Amartya Sen a
ainsi mis l’accent sur le rôle des droits (entitlements) dans l’élimination de
la pauvreté (cf. encadré « Lutter contre la pauvreté ») C’est souvent
l’absence des droits élémentaires pour les pauvres (droit à la terre,
sécurité sociale, salaire minimum, prix rémunérateurs pour les paysans)
qui explique et maintient la pauvreté.
Ces différents moyens d’action sont assez connus, mais il manque
souvent la volonté politique pour les mettre en œuvre (la réforme agraire
est par exemple souvent bloquée par des intérêts puissants, comme cela a
été le cas au Brésil, même sous Lula). D’autre part, ces politiques ne
doivent pas se substituer à une politique de croissance. Celle-ci reste à
long terme le moyen le plus efficace d’améliorer le sort des pauvres,
comme le démontre le cas de la Chine. Le trickle-down – la diffusion vers
le bas des bénéfices de la croissance – reste une réalité, même s’il n’opère
qu’à long terme en l’absence de ces accompagnements. À croissance
égale, certains pays parviennent mieux que d’autres à réduire la
pauvreté : par exemple, au cours des années 1990, le Ghana a réduit sa
pauvreté dans des proportions plus importantes que l’Inde, avec un taux
de croissance annuel moyen plus faible. L’enjeu est donc de s’assurer que
la croissance est « pro-pauvres ».
Une première approche dite « absolue » considère que la croissance
est « pro-pauvre » quand elle se traduit par une réduction de l’incidence
de la pauvreté : c’est l’approche du premier objectif (sur l’extrême
pauvreté) des OMD et (sur l’extrême pauvreté et la pauvreté) des ODD.
Cette approche considère une croissance potentiellement très inégalitaire
comme pro-pauvres (exemple du Pérou depuis 2000). Elle peut
également tendre, par l’utilisation de la mesure de l’incidence de la
pauvreté comme mesure de l’efficacité de la lutte contre la pauvreté, à
focaliser l’attention sur les personnes se situant juste en dessous de la
ligne de pauvreté, pour « faire du chiffre ».
Une deuxième approche dite « relative » considère la croissance
comme pro-pauvres lorsque les plus pauvres bénéficient plus que les
autres de ses fruits. Selon cette approche, une croissance pro-pauvres
doit donc se traduire par une réduction de l’inégalité des revenus en
faveur des pauvres. Le problème est alors que les performances
remarquables de la Chine ou du Vietnam en matière de réduction de la
pauvreté ne pourraient pas être qualifiées de « croissance pro-pauvres ».
Cette approche peut conduire à un paradoxe : préférer une plus faible
croissance (au nom de la priorité à la réduction des inégalités), à une
forte croissance, certes plus inégalitaire, mais où le revenu des pauvres
augmenterait plus.
La première approche (absolue) fait écho à une appréhension
objective de la pauvreté, comme manque du nécessaire. La seconde
(approche relative) fait écho à une appréhension plus subjective de la
pauvreté, comme un ressenti douloureux de sa situation par rapport à
la situation d’autrui, et donc par rapport aux inégalités. Une approche
intermédiaire est probablement celle qui s’attache moins à un objectif
absolu (qu’il soit de réduction de la pauvreté avant tout, ou des
inégalités avant tout), qu’à un objectif de promotion effective de
l’égalité des chances (la logique des droits et des capabilités).

Dualisme, inarticulation, distorsions


La notion de dualisme social, introduite par Jan Boeke en 1953,
correspond à une réalité évidente dans les pays les plus pauvres du tiers
monde, en Afrique, en Asie, dans les Caraïbes et dans la région andine : il
s’agit de la coexistence d’une société traditionnelle, surtout rurale, et
d’une société moderne (industries, banques, plantations, etc.), qui peut se
résumer à une enclave contrôlée par l’étranger. Ces deux secteurs
entretiennent peu de liens entre eux et on peut parler d’inarticulation de
la société. Les instruments éprouvés de politique économique des pays
développés et les mécanismes décrits par la théorie ne joueront pas dans
ce contexte. L’exemple classique est celui du multiplicateur keynésien : la
propagation des flux va se trouver rapidement bloquée car une partie de
l’économie n’est pas monétarisée. Dans l’autre partie, la capacité de
production est faible, l’offre est inélastique, et la relance se traduit par un
surcroît d’inflation. Par ailleurs, le manque d’articulation se manifeste par
l’absence de segments productifs dans l’économie nationale, qui devront
être complétés par l’importation. Le développement consiste justement à
remplir peu à peu la matrice de production en diversifiant les activités
productives, « noircir les cases » du tableau d’input/output.
Dualisme et mauvaise articulation résultent de l’introduction brutale
au cours du XIXe siècle, dans des sociétés homogènes, mais pauvres et
stagnantes, du mode de production capitaliste. Ils traduisent donc le
choc dû à la confrontation de deux cultures différentes. Ceci explique
pourquoi, dans les pays issus de colonies de peuplement (Argentine,
Brésil, Australie) ou ceux qui ont connu un développement rapide du
capitalisme industriel (Japon), le dualisme apparaît beaucoup moins
nettement ou n’est plus que marginal.
Les principaux aspects du dualisme sont bien mis en valeur par Marc
Penouil (1979) qui présente les caractéristiques opposées des deux
secteurs :
• Technologie de l’outil contre technologie de la machine.
• Artisanat contre industrie.
• Économie de subsistance peu monétarisée, troc et
autoconsommation, contre économie d’échanges monétaires.
• Systèmes de valeurs différents : recherche du profit, volonté
d’expansion et d’accumulation dans le secteur moderne, alors que le
secteur traditionnel se caractérise par une absence de motivation pour
la production, l’acceptation du statu quo, « des comportements
fatalistes et résignés » (cf. ch. 2).
Cependant, entre ces deux secteurs, des activités intermédiaires se
sont développées, surtout en milieu urbain, formant ce qu’on appelle le
secteur informel ou non structuré. Il s’agit des petits métiers, vendeurs
ambulants, petits restaurateurs, réparateurs divers, etc. qui forment la
trame colorée et misérable des villes africaines ou asiatiques. Ces
occupations représentent environ le tiers des emplois urbains et
présentent les caractéristiques suivantes (Penouil) :
• Activités dérivant du secteur moderne qui « commercialisent,
réparent, transforment des biens industriels ».
• Activités monétaires qui fournissent des revenus à leurs titulaires et
permettent la survie en ville.
• Activités peu capitalistiques (un étalage sur deux planches) qui
ignorent bien entendu les techniques modernes de gestion
(comptabilité, tenue des stocks, etc.).
Le BIT distingue les aspects suivants opposant les deux secteurs :
Secteur formel Secteur informel

Entrée difficile Entrée facile


Ressources étrangères Ressources locales
Contrôle anonyme Contrôle familial
Grande échelle Petite taille
Technologie importée Technologie appropriée
Activités capitalistiques Activités de main-d’œuvre
Main-d’œuvre qualifiée Qualification acquise hors du système
Main-d’œuvre étrangère (cadres, techniciens) éducatif
Marchés protégés et contrôlés Main-d’œuvre locale
Marchés concurrentiels et non contrôlés

Le secteur informel joue un rôle positif dans la mesure où il


constitue une transition vers les activités modernes : il peut être un
lieu de créativité (e.g. jouets fabriqués avec du matériel de récupération,
objets d’art, souvenirs touristiques, etc.), et faire preuve de plus de
dynamisme que nombre d’entreprises publiques en faillite et qu’on
cherche ensuite à privatiser ; il fournit des emplois et forme, sur le tas,
une main-d’œuvre d’origine rurale à diverses techniques liées à
l’industrie. Il peut aussi être le terreau où nombre d’entrepreneurs
potentiels évoluent vers le secteur moderne.
Cependant, les obstacles bureaucratiques et la corruption peuvent
aussi les empêcher de sortir du secteur informel, les y maintenir par
nécessité. Ces obstacles sont légion dans le tiers monde, où le coût
(charges normales, plus pots-de-vin) et le temps nécessaire pour
enregistrer des activités officiellement sont 2 à 3 fois plus élevé que dans
les pays riches, et cela peut être beaucoup plus : d’après une étude de la
Banque mondiale18, il faut par exemple par exemple 97 jours en Haïti
pour enregistrer une nouvelle compagnie, contre deux jours en
Australie ; il faut 70 jours au Nigeria pour enregistrer la vente d’une
propriété à un coût de 19 % de la valeur de la transaction, contre 3 jours
et 2,5 % du prix en Norvège, etc.
Le secteur informel peut aussi être un moyen d’échapper à de trop
grands contrôles bureaucratiques, qui bloquent l’activité. Il peut ainsi
permettre aux opérations économiques de continuer, et donc joue un
rôle positif dans les pays où des obstacles sont mis par des règlements
tatillons ou hostiles à l’entreprise. Mais cela implique un coût, par
rapport au secteur formel : il faut effectivement consacrer des dépenses
et du temps à cacher des activités non déclarées. En plus, le secteur
informel ne bénéficie pas des biens publics, notamment légaux, comme
la protection des contrats. Et il ne contribue pas aux impôts. Là aussi, son
fonctionnement implique un coût pour l’économie globale.
Outre la faible articulation et le dualisme, les PED sont victimes de
distorsions venant des contacts avec les pays développés. En même
temps que ces contacts ont été à l’origine de la transformation des
sociétés traditionnelles, ils ont instillé des « germes culturels et sociaux
qui ont ravagé le corps social » (Diaz-Alejandro) de ces pays. Tout ce qui
vient de l’étranger sera préféré, les coutumes et les produits locaux seront
méprisés. Les catégories plus favorisées vont imiter l’Occident et
adopteront des habitudes de consommation ostentatoire, un gaspillage
désastreux pour des pays pauvres. Les jeunes et les ruraux seront attirés
par les lumières de la ville et le clinquant de la société de consommation
reflété dans les médias : « il est peu probable que les jeunes reviennent à
la ferme familiale une fois qu’ils auront vu Disneyland » (ibid.).
L’émigration attirera aussi, et a fortiori, les plus jeunes, les chômeurs, les
paysans appauvris par la sécheresse. Ainsi selon l’expression forte
d’Osvaldo Sunkel, l’intégration internationale mènerait à la
désintégration nationale, ce qui concerne d’ailleurs aussi les pays
développés avec les effets culturels de la mondialisation.
On peut observer ces phénomènes dans le tiers monde, mais ils ne
correspondent qu’à une facette de la réalité du choc culturel. Si les
civilisations indiennes d’Amérique ont été bel et bien détruites (au
demeurant plutôt par les armes ou les bactéries que par des moyens
idéologiques ou économiques), la plupart des autres peuples du tiers
monde en Afrique et en Asie ont fait preuve d’une capacité d’adaptation
remarquable et ont intégré l’idée de progrès économique et technique,
sans perdre l’essentiel de leur culture. Le cas de l’Afrique, tant décriée,
l’objet de toute la désespérance et de tout l’apitoiement des
observateurs, du fait de ses crises, de ses guerres, de son instabilité, des
maladies et de la misère, peut aussi être vu comme une leçon
d’optimisme et d’immense faculté d’adaptation : depuis 2000, l’Afrique a
connu la croissance la plus forte au monde avec l’Asie, certes avec des
dynamiques très diverses selon les pays, mais quels autres peuples, au
cours de l’histoire, ont franchi en si peu de temps ce que les Africains
ont franchi ? Quel autre peuple, déporté en tant qu’esclaves, a atteint en
deux siècles, à travers quelques-uns de ses représentants, les sommets
du pouvoir, dans le gouvernement du pays le plus puissant ?

Les inégalités sociales


Les inégalités sont habituellement plus fortes dans les pays du tiers
monde que dans les pays développés. Simon Kuznets a soutenu l’idée
d’une opposition (trade-off ) entre croissance et égalisation des revenus.
C’est l’hypothèse du U inversé, selon laquelle l’inégalité tendrait à
augmenter dans les premières phases du développement, à partir d’une
situation de relative égalité dans la pauvreté générale. La réduction de la
pauvreté peut d’ailleurs aller de pair avec cette aggravation des inégalités.
Celles-ci ne diminueraient qu’après un certain seuil de développement,
comme cela a été le cas pour les pays riches surtout à partir des années
1950.
Diverses études tendent à confirmer cette hypothèse. Mais elles portent
sur les statistiques de pays à différents stades de développement, à un même
moment, et non sur l’évolution d’un même pays au cours du temps. On
suppose donc que tous suivront à peu près les mêmes phases. Or cela ne
s’est pas vérifié dans certains cas, où les inégalités ont été réduites au cours
d’un processus de croissance rapide : Taïwan, Corée du Sud, Israël,
Singapour ou Maurice. Ces pays constituent malheureusement des
exceptions, et les inégalités ont eu tendance à s’accroître dans le tiers
monde. Par ailleurs, Thomas Piketty remet en cause la courbe de Kuznets et
estime que le capitalisme non régulé fait croître les inégalités y compris sur
le long terme. Selon les données – principalement centrées sur l’Europe et
les États-Unis – qu’il mobilise, le niveau d’inégalités du début de XXIe siècle
est comparable à celui du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Cette
tendance à la concentration des richesses à un rythme qui s’accélère est,
selon Piketty, inévitable sur le long terme, dans la mesure où l’on observe
une création de nouvelles richesses au rythme de 0,1 % par an (croissance
estimée dans les pays développés entre l’an 0 et 1750) à 0,8 % par an (depuis
la révolution industrielle), et, parallèlement, un taux historique moyen de
rendement du capital de 4,5 à 5 % (Piketty, 2013).
À côté des inégalités sociales, les inégalités régionales caractérisent la
plupart des pays. Elles s’expliquent par le fait que le développement se met
en place suivant un phénomène de polarisation, il commence dans une
ville ou une région et les inégalités s’accroissent dès le départ. La diffusion
progressive au reste du pays s’opère très lentement comme le montrent
bien les cas de pays développés telle l’Italie. Les disparités régionales les
plus évidentes apparaissent au Brésil entre le Sertão et la région pauliste, en
Inde entre le Bihar et le Pendjab, ou en Afrique entre l’intérieur et les
régions côtières. En outre, des facteurs aggravants viennent renforcer ces
inégalités, comme les migrations vers les régions riches, ou la concurrence
des nouvelles industries pour les activités artisanales traditionnelles. Les
inégalités sociales peuvent s’expliquer de la même façon. La croissance
entraîne l’enrichissement rapide de certaines catégories, commerçants ou
industriels, alors que la masse voit son revenu s’élever très lentement. La
première révolution industrielle a vu ainsi des fortunes fulgurantes, mais
les salaires réels ouvriers en Angleterre n’ont commencé à s’élever que
trois-quarts de siècle après son déclenchement.
Les positions des différents courants à propos de la relation inverse
égalité/croissance peuvent être schématisées de la façon suivante. Pour
les libéraux, l’inégalité sociale est un facteur de croissance, tout d’abord
parce que l’épargne disponible pour l’investissement sera plus élevée avec
une répartition inégale des revenus (propension à épargner plus élevée
chez les riches), et ensuite à cause du facteur incitatif lié aux inégalités :
dynamisme, esprit d’entreprise, volonté de « s’en sortir », qui ne peuvent
se manifester dans une société nivelée. De plus la croissance permettrait
de réduire la pauvreté (effet de trickle-down : diffusion vers le bas)
beaucoup plus efficacement qu’une politique de redistribution des
revenus qui aboutirait à l’inverse de l’effet recherché : la stagnation
économique entraînant une détérioration du sort des plus pauvres. Le
Brésil a ainsi connu une forte croissance à long terme et une inégalité
élevée, tandis que l’Argentine, avec une répartition des revenus plus
égalitaire, est restée plongée dans la stagnation pendant des décennies,
Perón et Evita, avec leur redistribution à tout va au début des années
1950, ayant été les grands artisans de ce déclin.
Ces relations sont cependant critiquées par beaucoup d’économistes
qui soutiennent que justice sociale et efficacité économique sont tout à
fait compatibles. On peut mettre en doute la capacité élevée d’épargne des
classes supérieures (consommation de luxe, fuite de capitaux), ainsi que
l’effet incitatif : trop d’inégalités aboutit à une dégradation du consensus
national et à des conflits politiques et sociaux défavorables à la
croissance. D’autre part, comme on l’a vu, les politiques directes de
réduction de la pauvreté peuvent être favorables à la croissance en
augmentant la productivité (effet de trickle-up ou réaction vers le haut).
La réduction des inégalités va aussi dans le sens d’une relance de la
consommation populaire moins dépendante des importations. Enfin elle
est simplement souhaitable pour des raisons morales de justice sociale19.
Celle-ci va plus loin que la justice commutative (égalité des chances et des
droits) et la justice distributive (donner à chacun selon ses mérites),
puisqu’elle implique redistribution et solidarité. Cette quête de justice
sociale est de plus en plus couramment vécue comme un impératif : en
témoigne l’inclusion dans la feuille de route mondiale pour le
développement entre 2015 et 2030 (Objectifs de développement durable
- ODD) d’un objectif de réduction des inégalités qui ne figurait pas dans
la feuille de route 2000-2015 (Objectifs du millénaire pour le
développement - OMD). La cible est, d’ici à 2030, de faire en sorte que les
revenus des 40 % les plus pauvres de la population augmentent plus
rapidement que le revenu moyen national. On attend donc désormais de
la croissance qu’elle soit « pro-pauvres » non plus seulement de manière
absolue (croissance se traduisant par une réduction de l’incidence de la
pauvreté), mais également de manière relative (croissance bénéficiant
plus aux pauvres qu’aux autres).

La transition démographique
Il est devenu banal d’évoquer le phénomène de l’explosion
démographique depuis la révolution industrielle (implosion dans le tiers
monde, selon Alfred Sauvy, car il se produit à l’intérieur des frontières
des PED). On estime qu’il a fallu dix-sept siècles, à partir du début de
l’ère chrétienne, pour que le chiffre de la population mondiale soit
multiplié par deux. À partir de 1750, quand ce chiffre atteignait
seulement quelque 800 millions, le rythme s’est littéralement emballé. On
voit dans la figure 1.13 que pour augmenter la population mondiale d’un
milliard, après 1800, le temps est à chaque fois réduit : 123 ans, 33, 14, 13,
12 et à nouveau 12, jusqu’à 2011 où le chiffre de sept milliards est atteint.
Dans la deuxième moitié du dernier siècle la population mondiale
doublait environ tous les 40 ans, bien que l’allure ait baissé depuis avec la
transition démographique ; elle atteignait 5 milliards en 1987 et 7,26
vingt-sept ans après, en 2014 (cf. figure 1.13).

Figure 1.13 : Population mondiale


NB : La baisse en 500 correspond aux Siècles obscurs, après la chute de Rome, celle de 1 400 à la
grande crise du XIVe siècle (peste, famines, guerres, catastrophes naturelles).
Source : INED, ONU.

C’est dans le tiers monde que la population augmente le plus


rapidement avec un accroissement annuel moyen de 2 %, contre 0,5 %
dans les pays riches. Les projections de croissance démographique
révèlent que, de nos jours jusqu’à 2050, c’est la population africaine qui
va le plus croître (cf. figure 1.14).
La population asiatique continue d’augmenter et sera plus de deux
fois plus nombreuse que celle d’Afrique en 2050, mais, avec ce rythme de
croissance, l’Afrique concentrera une population en âge de travailler plus
importante que la Chine ou l’Inde d’ici 2035.

Figure 1.14 : Projections de croissance démographique à l’horizon


2050

Source : World Resources Institute.


Figure 1.15 : Population en âge de travailler

Source : OIT ; ONU (World Population Prospects).

Une urbanisation croissante accompagne cette hausse : en


2007 pour la première fois de son histoire, l’humanité réside pour
moitié dans des villes (53,4 % d’urbains en 2014 au niveau mondial). En
2030, les citadins seront 5 milliards (soit 60 % de la population
mondiale), dont 80 % dans des cités du Sud. La croissance urbaine est
de 0,75 % par an dans les pays riches, mais de 4,5 % par an en Afrique
et 3,8 % en Asie. Alors que 11 % de la population des pays à faible
revenus était urbaine en 1960, près de 30 % de cette même population
l’est aujourd’hui. L’Inde, l’Afrique et l’Amérique latine comptent
désormais chacune, individuellement, autant de villes de plus d’un
million d’habitants que l’Europe ou l’Amérique du Nord (cf. figure
1.16).

Figure 1.16 : Population rurale vs urbaine et villes de plus d’un million


d’habitants
Source : ONU.

La population mondiale devrait cependant se stabiliser au milieu du


XXIe siècle, car la plupart des pays du tiers monde ont entamé leur
transition démographique, c’est-à-dire le passage de taux élevés de natalité
et de mortalité qui s’équilibrent, à des taux faibles, comme l’ont fait les
pays développés. La population mondiale, qui augmentait au rythme de
1,7 % par an dans les années 1980, augmente de 1 % aujourd’hui et
augmentera de 0,7 % vers 2030. Les taux de mortalité déclinent en premier
lieu, alors que la natalité reste à un niveau élevé, ce qui provoque
l’accroissement de la population, puis les taux de natalité baissent à leur
tour (voir schéma). La figure 1.17 montre que l’Afrique subsaharienne voit,
après les autres continents, se retourner son taux d’accroissement naturel
(la période de basculement est indiquée dans le tableau : l’Amérique latine
suit la première les pays développés, puis l’Asie et enfin l’Afrique).

Figure 1.17 : Représentation stylisée de la transition démographique


Le schéma indique que la transition démographique commence par la
baisse de la mortalité (grâce à une meilleure alimentation surtout, en
Europe, au XVIIIe siècle), c’est le mouvement I du graphique. Au début, la
mortalité reste élevée, du fait de l’inertie des comportements
démographiques (mouvement II) et donc l’écart entre natalité et
mortalité s’accroît, provoquant la hausse de la population (le taux de
croissance démographique est la différence entre le taux de natalité et de
mortalité). En fait, la transition démographique est bien à l’origine de
l’explosion démographique. Puis les comportements changent, les gens
ont moins d’enfants, du fait d’un mode de vie industriel et urbain
complètement différent, et le taux de natalité baisse à son tour
(mouvement III). On retrouve, une fois la transition terminée, un rythme
d’accroissement comparable à celui du départ, mais avec des taux de
natalité et mortalité bien inférieurs. L’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique
suivent la même évolution au XXe siècle, à la différence près que les
progrès alimentaires ne sont pas le facteur principal à l’origine de la
baisse de la mortalité, mais plutôt les progrès médicaux. La transition
démographique en Europe est donc endogène, dans la mesure où ce sont
les progrès locaux de l’agriculture qui en sont l’origine, elle est exogène
dans le tiers monde, dans la mesure où les progrès médicaux y viennent
de l’extérieur.

Figure 1.18 : Taux d’accroissement annuel moyen de la population (%)


Amérique latine Asie Afrique
1950-1955 2,7 2 2,1
1955-1960 2,8 2 2,3
1960-1965 2,9 2,1 2,5
1965-1970 2,7 2,5 2,6
1970-1975 2,6 2,3 2,7
1975-1980 2,4 1,9 2,9
1980-1990 2,3 1,7 3
1990-2003 1,6 1,4 2,5
2003-2015 1,3 1 2,2

Source : Chesnais, 1987 ; PNUD ; Banque mondiale.

La différence majeure entre les PED aujourd’hui et les pays riches au


XIXe siècle est que, chez ces derniers, la baisse de la mortalité a été le
résultat des progrès économiques et sociaux, et s’est faite de façon
progressive. Dans le tiers monde, au contraire, elle n’a pas résulté d’abord
du développement économique, mais des améliorations sanitaires et
médicales, apportées de l’extérieur, et qui ont entraîné une hausse rapide
de la population. La colonisation est bien sûr condamnée un peu partout,
et avec raison, mais au moins a-t-elle apporté ces progrès médicaux. La
hausse de l’espérance de vie et la baisse de la mortalité infantile en sont
les manifestations les plus évidentes.
Dans les années qui suivent les Indépendances, les thèses les plus
pessimistes étaient défendues à propos de l’effet de cette explosion
démographique sur la situation économique des PED, avec l’idée générale
que l’augmentation de la population absorbait toute augmentation de la
production, et que le revenu par tête était condamné à stagner. Cette
crainte avait déjà été formulée au XIXe siècle en termes simples par Mill : «
la croissance de la population talonne les améliorations agricoles et efface
ses effets aussitôt qu’ils sont produits ». On avançait même que la thèse de
Malthus, qui s’était révélée fausse pour les pays développés, allait se vérifier
au niveau planétaire. Il fallait donc, selon une formule frappante, «
accroître la fertilité des sols et diminuer celle des humains ». C’est à partir
de là que se sont développées les politiques antinatalistes dans le tiers
monde. Les plus notables étant les stérilisations forcées20 en Inde dans les
années 1970 et la politique de l’enfant unique en Chine21. D’autres
arguments étaient présentés en faveur de ces politiques :
• La proportion de la population active diminue par rapport à la
population totale, et la charge des inactifs s’alourdit (40 % de la
population a moins de 15 ans dans le tiers monde, contre 20 % pour
les pays riches).
• L’accroissement de la population entraîne la nécessité
d’investissements en infrastructures du type logement, éducation,
santé, moins productifs à court et moyen terme que les
investissements agricoles ou industriels, et absorbant l’essentiel de
l’épargne.
• La hausse continue de l’offre de travail est un facteur de chômage et
rend les problèmes urbains plus aigus.
Les arguments en sens inverse (économies d’échelle réalisées
grâce à une population élevée, demande potentielle des nouveaux
consommateurs) semblaient faibles face aux inconvénients d’une
croissance démographique rapide, et des politiques de limitation des
naissances ont été mises en place. Elles ont réussi dans le sens où
une baisse de la natalité a été enregistrée, notamment en Chine et en
Inde. Mais elles ont échoué dans la mesure où elles n’ont pas été les
facteurs de l’amélioration de la situation économique du tiers
monde. En effet, leur mise en place résulte d’une analyse contestée
des relations causales, qui semblent plutôt s’agencer de la façon
suivante.
• 1) L’introduction de progrès médicaux dans les PED a entraîné une
augmentation rapide de la population.
• 2) Celle-ci, contrairement aux thèses pessimistes évoquées ci-dessus,
a finalement eu des effets favorables sur la croissance économique.
• 3) Ce sont ces progrès économiques, liés aux progrès du système
éducatif, qui sont à l’origine du reflux de la natalité constaté dans le
tiers monde.
Revenons plus en détail sur les deux dernières relations, la première
ne faisant pas l’objet de débat.
La croissance démographique a stimulé la croissance économique.
Albert Hirschman notait déjà en 1958 que la croissance de la population
constituait un défi permettant finalement la hausse du produit par
habitant. Outre les raisons déjà invoquées (économies d’échelle, hausse
de la demande), on peut donner les arguments suivants :
• La hausse de la durée de vie, liée à la baisse de la mortalité,
notamment infantile, modifie les comportements, dans un sens plus
favorable à l’épargne, à l’accumulation du capital, et à l’investissement
humain.
• Le dynamisme est souvent lié à une population jeune, mieux formée
et prête à adopter de nouvelles idées. Le baby boom de l’après-guerre
dans le monde développé a été suivi de trente années de croissance
forte. Les PED peuvent profiter également de ce « dividende
démographique »22.
• La tendance au surpeuplement pousse à l’adoption de techniques
modernes dans le domaine agricole (Boserup, 1970). On passe ainsi
d’une agriculture extensive à une agriculture intensive : « dans un
peuple de chasseurs chaque individu a besoin de quelques
kilomètres carrés pour pouvoir survivre, les agriculteurs ont besoin
de beaucoup moins d’espace, et plus les techniques employées seront
perfectionnées, plus on pourra nourrir de gens avec une même
superficie cultivée… Sur le plan mondial, il existe un énorme
potentiel d’accroissement de la production alimentaire ».
Les économistes se sont demandé si des effets de seuil ne jouaient pas
dans les relations entre croissance et population. Ainsi, en dessous d’un
certain seuil de revenu, la croissance démographique freinerait la
croissance économique (cas de l’Afrique), et elle ne jouerait
favorablement qu’au-delà de ce seuil. Le modèle de l’équilibre de bas
niveau de Leibenstein (1954) soutient que dans les pays pauvres une
augmentation du revenu due à des circonstances favorables entraîne une
hausse de l’épargne et de l’investissement, mais que l’accroissement de la
population va ramener le revenu par tête au niveau antérieur, à l’équilibre
de bas niveau. Seule une hausse très élevée du revenu, un « effort critique
minimum » peut provoquer un processus cumulatif d’amélioration du
revenu par tête.
D’autres économistes ont cherché à établir un taux de croissance
démographique optimal, celui qui permettrait le taux de croissance du
produit par tête le plus élevé. Cependant, selon Patrick Guillaumont, les
résultats ne sont guère concluants, et Ian Little, en bon libéral, se
demande ironiquement si la population optimale ne serait pas tout
simplement celle qui résulte du libre choix du nombre des enfants par les
parents…
En tout état de cause, les régions qui connaissent la plus forte
croissance démographique sont aujourd’hui celles qui connaissent
également les plus fort taux de croissance économique, au premier rang
desquelles l’Afrique, devenue la région la plus dynamique au monde
avec l’Asie depuis 2000 (cf. figure 1.19).
La croissance économique entraîne une baisse de la natalité, pour les
raisons suivantes :
• La hausse des revenus fait perdre de l’importance au nombre des
enfants, ceux-ci étant de moins en moins considérés comme une
assurance pour les vieux jours (« les enfants, sécurité sociale du tiers
monde »).

Figure 1.19 : La croissance au début du XXIe siècle

Source : Banque mondiale, FMI, IHS.


• Dans le monde rural, le coût des enfants est faible ; ils sont même
considérés très tôt comme une main-d’œuvre supplémentaire. Par
contre, les phénomènes d’urbanisation et d’industrialisation suscitent
une augmentation des dépenses liées à l’éducation et au soin des
enfants.
• La hausse du niveau d’éducation et surtout l’amélioration du statut
social des femmes – qui peuvent se valoriser par le travail et plus
seulement par la maternité – se traduisent également par une baisse
de la fécondité. Le recul de l’âge du mariage et la diffusion des
pratiques contraceptives agissent dans le même sens.
En définitive, et contrairement à la boutade selon laquelle il n’y aurait
bientôt plus que des places debout sur la planète, l’accroissement de la
population se ralentit. En tout état de cause, cet accroissement constitue
un succès : il a été accompagné par une hausse plus rapide de la
production et une amélioration du niveau de l’éducation, du moins si on
le considère globalement, car les situations sont très différentes selon les
pays du tiers monde. Il a également permis aux PED de réduire
considérablement leur ratio de dépendance (nombre de personnes à
charge par personne en âge de travailler) alors que les pays développés –
et la Chine, du fait de sa politique de l’enfant unique –, voient désormais
et verront dans les prochaines décennies ce ratio se dégrader.

Figure 1.20 : Ratio de dépendance (1950-2040)


Source : OIT (Les tendances mondiales de l’emploi, 2011), ONU (Perspectives de la population
mondiale).

L’approche du genre
Le concept de genre constitue une approche nouvelle, liée à la montée
des mouvements féministes, qui distingue les différences biologiques
entre les sexes des différences observables au niveau social et culturel, de
leurs causes et de leurs effets (cf. Ordioni, 2005a). C’est l’étude de ces
différences qui constitue l’analyse en termes de genre, et elle a été
appliquée depuis les travaux pionniers d’Ester Boserup (Woman’s role in
economic development, 1970b) dans les questions du développement.
Les femmes sont le plus souvent dans des situations d’infériorité légale
ou coutumière dans les pays pauvres, surtout en Afrique et au Moyen
Orient, au niveau du mariage précoce, de la polygamie, des mutilations
génitales, de l’accès au droit, de la dot ou de la transmission des terres
(voir Ordioni, 2005b, Coquery-Vidrovitch, 1992). La montée des
intégrismes, notamment du fondamentalisme islamique en Afrique, en
Asie centrale et occidentale ajoute encore aux difficultés des femmes à
s’affirmer en tant que partenaires égales.
Pourtant leur rôle dans le développement est fondamental, diverses
études montrent qu’elles réalisent l’essentiel de la production agricole en
Afrique23, que l’économie fonctionne mieux « quand les femmes sont
impliquées », « qu’un revenu détenu par les femmes a quatre fois plus
d’impact sur l’état de nutrition des enfants, que le même revenu dépensé
par les pères24 ». Heureusement, là aussi les choses changent vite en
Afrique, en Asie et dans le monde musulman, les femmes obtiennent
des pouvoirs croissants, elles deviennent chefs de famille et chefs
d’entreprises, parfois du fait de l’émigration des hommes, elles accèdent
à un mode de vie urbain, avec toutes les libertés qui le caractérisent par
rapport à la vie rurale traditionnelle, la contraception se diffuse, l’âge
moyen du mariage recule, la fécondité aussi, l’accès à la formation,
malgré tous les obstacles, progresse pour les filles, les techniques de
microfinance sont davantage du domaine des femmes, etc. Près des 2/3
des pays situés dans les régions en développement ont atteint la parité
des sexes dans l’éducation primaire (ONU, 2015). Dans les pays du Sud
comme en Occident, même si c’est avec beaucoup de retard, la société
patriarcale « commence à être ébranlée » (Ordioni) et un nouveau
monde se fait jour.

Typologie des pays en voie


de développement
Rappelons tout d’abord que la population du tiers monde est concentrée
dans quelques grands pays. Les cinq plus peuplés (Chine, Inde,
Indonésie, Brésil, Bangladesh) en rassemblent 60 %, les 10 plus grands,
71 %. À l’autre bout de l’échelle, un très grand nombre de petits pays ont
une population très faible : sur les 192 pays membres de l’ONU, la
plupart du tiers monde (on ne compte que 24 pays développés25), les
moins peuplés (5 % de la population mondiale) représentent plus de la
moitié des pays participants.

Classement selon le PNB/hab.


La Banque mondiale classe les pays selon leur Revenu National Brut
(RNB) par habitant, distinguant les groupes de revenu suivant :
• 31 pays à faible revenu, inférieur à 1 045 dollars US en 2014, comme
l’Afghanistan, le Cambodge, le Népal et la plupart des pays d’Afrique
noire.
• 51 pays à revenu intermédiaire inférieur (> 1 045 $ et < 4 125 $), dont
l’Inde, le Bangladesh, le Pakistan, la Birmanie, le Vietnam, mais aussi
le Kenya, le Maroc ou le Nigeria.
• 53 pays à revenu intermédiaire supérieur (> 4 125 $ et < 12 736 $),
dont la Chine, le Brésil, l’Algérie, la Tunisie, l’Afrique du Sud ou le
Pérou.
• 80 pays à revenu élevé, au-dessus de 12 736 $, comprenant les 24 pays de
l’OCDE, les pays exportateurs de pétrole à niveau de vie élevé (Arabie
saoudite, Émirats, Koweït) et des pays émergents comme l’Argentine,
le Chili, Singapour ou Israël ; enfin des archipels touristiques ou
financiers tels les Bahamas, Bermudes, Îles Vierges, Caïman ou Féroé.
Dans l’ensemble des PED, les organismes internationaux comme la
CNUCED et l’OCDE retiennent deux catégories extrêmes : les pays les
moins avancés (PMA) et les nouveaux pays industriels (NPI).
Les pays les moins avancés (PMA). Il s’agit de 48 pays26, dont 34 en
Afrique et 9 en Asie, reconnus comme tels par les Nations unies. Outre
le faible revenu par tête (critère du revenu par habitant), ils se
caractérisent par la part peu élevée de l’industrie dans leurs activités, la
déficience des communications et la forte exposition aux chocs (critère
de vulnérabilité économique), le degré élevé d’analphabétisme et une
situation sanitaire défavorable (critère du capital humain). Ces pays
pratiquent une agriculture de substance, et leur croissance a été très
faible, ou même négative. Ils sont très dépendants de quelques produits
d’exportation et de l’aide internationale, qui représente une part élevée
de leurs ressources (cf. ch. 4). Ils bénéficient de conditions plus
favorables dans le cadre des organismes et des accords internationaux
(accès préférentiel au marché et à une assistance technique spéciale),
afin de faciliter leur développement.
Les Nouveaux Pays Industrialisés (NPI), dont il n’existe pas de liste
clairement établie, comptent une quinzaine de membres, dont les
BRICS (acronyme de Brésil, Russie, Inde, Chine, et Afrique du Sud –
South Africa en anglais) hors Russie dont l’industrialisation est plus
ancienne, les « Tigres » (Indonésie, Malaisie, Philippines, Thaïlande et
Vietnam), les « Jaguars » (Chili, Colombie, Mexique) et la Turquie. Ils
ont connu une phase d’industrialisation rapide et possèdent une base
industrielle assez large pour satisfaire l’essentiel de leur demande
interne. Leurs exportations sont diversifiées, et ils ont connu une
croissance rapide du revenu par tête, accompagnée d’une réduction
progressive de la pauvreté absolue. Leur population est à majorité
urbaine et jouit d’un niveau relativement élevé d’éducation et de santé.
La plupart ont eu recours à l’emprunt externe et ont accueilli les
investissements des firmes multinationales de façon plutôt favorable.

Un classement multicritères
Nous reprenons ici la typologie éclairante de Gérard Grellet qui
distinguait en 1986 trois critères du développement, avec à chaque fois
deux possibilités, et donc huit cas possibles :
• Le PNB/hab. élevé ou faible, selon un seuil fixé à 1 000 dollars US.
• La diversification industrielle, caractérisée par une part supérieure à
20 % du secteur manufacturier dans le PNB.
• La satisfaction des besoins fondamentaux dont l’indice est l’espérance
de vie, et le seuil 60 ans.
Les pays ayant une part de la production manufacturée inférieure à
20 % du PNB seront qualifiés de non structurés, et ceux dont l’espérance
de vie est inférieure à 60 ans seront considérés comme des pays ne
couvrant pas leurs besoins fondamentaux. On peut faire apparaître les
différents cas possibles dans un tableau à deux colonnes (besoins
fondamentaux satisfaits ou non). La surface en gris correspond aux pays
à revenus plus élevés (lignes 1 et 2), les parties en italiques aux pays ayant
une économie non structurée (lignes 1 et 4).

Figure 1.21 : Typologie multicritère des pays


Besoins fondamentaux satisfaits Besoins fondamentaux non satisfaits

a) Revenus élevés, pays non structurés, ex. b) Revenus élevés, pays non structurés
Ar. saoudite, Émirats, Koweït, Gabon, Libye ex. Congo Brazzaville

c) Revenus élevés, pays structurés d) Revenus élevés, pays structurés


Pays développés, Corée du Sud, Taïwan ex. Brésil, Mexique

e) Revenus faibles, pays structurés f) Revenus faibles, pays structurés, ex. Inde
ex. Chine

g) Revenus faibles, pays non structurés h) Revenus faibles, pays non structurés, ex.
ex. Cuba, Vietnam Afrique noire, Bangladesh, Haïti

Le groupe a) comprend des pays à revenu élevé, satisfaisant les


besoins essentiels, mais non structurés. Il s’agit de pays pétroliers peu
peuplés comme la Libye. Le groupe b) comprend peu de pays, car ceux
dont le revenu par tête est supérieur au seuil ont en général une
espérance de vie supérieure à 60 ans. On peut y trouver néanmoins la
République du Congo, et d’autres pays qui s’en approchent comme le
Nigeria, le Cameroun ou le Pérou.
Le groupe c) est celui des pays développés et d’anciens NPI comme la
Corée du Sud ou Taïwan. Les grands pays industriels du tiers monde
comme le Brésil, caractérisés par la subsistance de poches de pauvreté et
la marginalisation d’une partie de la population, appartiennent au groupe
d).
La Chine et l’Inde correspondent respectivement aux caractéristiques
des groupes e) et f ), qui se différencient par la couverture des besoins
essentiels (Chine) ou son absence (Inde). Les deux dernières catégories
sont celles des pays socialistes peu développés (g) comme Cuba ou le
Vietnam, mais qui satisfont ces besoins, et les pays qui réunissent «
l’ensemble des critères du sous-développement » (h), on y retrouve les
pays les moins avancés et la plupart des pays d’Afrique noire.

L’enjeu et la contestation des termes


et des classements
Quels que soient les termes choisis pour qualifier les pays en
développement et en établir une typologie, les sous-jacents implicites
sont nombreux.
Pays sous-développés ou en (voie de) développement : ces termes se
basent sur l’idée d’un retard à combler par rapport aux économies
industrialisées (dites développées). Ils véhiculent la conception d’une
norme à atteindre. Le second (en développement), jugé moins péjoratif
que le premier (sous-développés) est couramment utilisé par les
institutions internationales : il sous-entend qu’il existe un processus
continu d’« amélioration », d’évolution linéaire vers la norme.
Nord-Sud : ces termes renvoient à une conception géographique du
développement. Les pays du « Sud » auraient une difficulté particulière
à se développer du fait des conditions naturelles et climatiques sous le
tropique du Cancer. Mais comment alors expliquer le succès
d’économies qui se sont développées dans un climat tropical (comme
l’Australie ou la Nouvelle-Zélande) ou dans des zones sujettes aux
tremblements de terre (Japon ou Californie) ?
Tiers monde, quart monde ou pays pauvres : l’économiste et
démographe français Alfred Sauvy lance en 1952 l’expression tiers monde
en faisant une analogie avec le tiers état, les pauvres sous l’ancien régime.
Joseph Wresinski va un cran plus loin en lançant l’expression quart monde
en 1969. Ces expressions renvoient aux revendications de ces tierces
nations qui, à la suite de la décolonisation et de la Conférence de Bandung,
se sont pour certaines regroupées au sein du mouvement des non-alignés.
Or cette relative unité liée aux revendications post-coloniales est loin d’être
aussi évidente aujourd’hui, tout comme les situations des pays pauvres sont
de plus en plus hétérogènes. Qui plus est, il existe des classes sociales très
aisées dans ces pays majoritairement pauvres, dans ce tiers monde qui peut
être très riche en ressources (matières premières) mais en faire une
mauvaise utilisation ou une mauvaise répartition.
Centre-Périphérie : la distinction entre le Centre (les pays développés
capitalistes) et la Périphérie (le tiers monde) introduite par Raúl Prebisch
en 1950, a connu un très grand succès. Pour cet auteur, le système des
relations économiques internationales se caractérise par cette opposition
centre/périphérie, où le premier a un rôle actif, et la seconde un rôle
passif. La Périphérie est constituée d’un vaste ensemble de pays divers
produisant et exportant des matières premières ; elle se caractérise par «
une structure sociale hétérogène dans laquelle une bonne partie de la
population reste à la lisière du développement » ; elle est influencée par
les fluctuations qui apparaissent au Centre ; enfin son revenu est
ponctionné par ce dernier.
De nombreux auteurs ont repris « la magnifique terminologie de Raúl
Prebisch », pour reprendre l’expression de Bhagwati, et critiquent les
analyses portant sur la diversité du tiers monde, et les classements
effectués, en insistant sur les traits communs qui unissent les pays de la
Périphérie. Ceux-ci sont des « pays exploités, dominés et à économie
déformée » (Bettelheim), ils ne maîtrisent pas le processus de
l’accumulation du capital et sont dépendants de l’étranger. Samir Amin
estime qu’il est fallacieux de vouloir différencier ces pays ; les typologies
sont trompeuses et superficielles, elles masquent l’unité sous-jacente du
phénomène du sous-développement : les PED27 ne sont que les éléments
d’un même système, les pièces d’une machine qui est l’économie
mondiale capitaliste. Nous reviendrons plus loin sur ces thèses et les
critiques qui leur sont portées (ch. 6).
Chapitre 2

Les causes du sous-développement

La mise en place de toute politique de développement passe par la


compréhension du phénomène et des causes du sous-développement. On
distingue habituellement les causes proprement économiques, de toutes les
autres : historiques, géographiques, socioculturelles.

Les explications économiques du sous-


développement

La théorie des cercles vicieux : la pauvreté auto-


entretenue
Ragnar Nurkse (1953) est à l’origine de cette présentation des cercles vicieux
de la pauvreté et de la stagnation. Le sous-développement s’entretient de lui-
même car les pays pauvres ne peuvent sortir d’une série de cercles vicieux,
qu’on peut schématiser de la façon suivante :
1) Pauvreté à faibles revenus à faible épargne à faible investissement
à peu de capital à faible productivité à faibles revenus, etc.
2) Faibles revenus à alimentation insuffisante à faible productivité
à faibles revenus, etc.
3) Faibles revenus à demande faible à marchés étroits à manque de-
débouchés à faibles investissements à basse productivité, etc.
La rupture de ces cercles vicieux peut être provoquée, selon Nurkse, par
un apport de ressources extérieures qui va permettre d’accroître le stock de
capital technique et donc la productivité, les revenus et la demande, et par là
l’investissement interne, engageant ainsi les pays sur la voie du
développement économique.
Cependant, cette analyse peut difficilement être considérée comme une
explication du sous-développement, car elle revient à dire : ils sont sous-
développés parce qu’ils sont pauvres, ou inversement. Il s’agit plutôt d’une
explication des difficultés du démarrage dans le contexte des pays les plus
pauvres. Et même pour ces sociétés, l’absence d’épargne, à l’origine du
premier cercle vicieux, a été mise en doute. De nombreux auteurs ont fait
remarquer l’existence d’un surplus considérable dans les sociétés les plus
traditionnelles, mais qui n’était pas orienté vers des activités productives.
Ainsi en est-il de toutes les constructions prestigieuses (temples, pyramides,
cathédrales) laissées par de nombreuses civilisations. Aujourd’hui dans les
pays pauvres, différents éléments permettent également de constater que
l’économie est bien au-delà du niveau minimum de subsistance et qu’une
épargne potentielle existe puisque la population augmente rapidement et
que des dépenses improductives sont réalisées (armements, stades,
palais…). Enfin, on peut constater que l’existence de ces cercles vicieux n’a
pas empêché le développement économique des premiers pays qui se sont
industrialisés aux XVIIIe-XIXe siècles, partis avec peu de capital et sans aide
extérieure.

Les théories de la domination : le sous-


développement, conséquence des échanges
et de l’impérialisme
On peut ici présenter deux thèses, toutes deux qualifiées de tiers-mondistes,
l’une plus modérée qui insiste sur le rôle du commerce international, telle
qu’elle a été présentée entre autres par Gunnar Myrdal et qu’on peut
rattacher au courant structuraliste, et l’autre plus radicale : la thèse
néomarxiste du rôle néfaste de l’impérialisme, depuis Lénine.
Le rôle du commerce international. Le processus de développement dans
une partie du monde aurait eu comme effet d’appauvrir les autres parties, ou
en tout cas de rendre leur développement plus difficile. Cette idée va à
l’encontre du credo libéral, exprimé dès le XVIIIe siècle par David Hume,
Montesquieu (« L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux
nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si
l’une a intérêt à acheter, l’autre a intérêt à vendre », Esprit des Lois, XX, 2),
puis Adam Smith, pour qui le développement dans un pays entraîne des
effets de diffusion favorables aux autres pays, par la demande d’importation
ou les investissements à l’extérieur qu’il stimule. Le jeu du libre-échange
ajoute ses effets positifs dus à la division internationale du travail (cf. ch. 6).
Pour Myrdal au contraire, le « commerce international ne conduit pas au
développement. Il tend plutôt à avoir des effets retardataires (backsetting) et
renforce la stagnation ou la régression ». Ceci s’explique par le fait que le
libre-échange favorise les pays avancés, ruine les activités anciennes des
pays pauvres, les confine dans des spécialisations primaires
désavantageuses. Ces derniers sont également victimes de la détérioration
des termes de l’échange (cf. ch. 4) et des pratiques des firmes multinationales
(ch. 8). Ainsi doivent-ils pratiquer une politique protectionniste (comme
d’ailleurs les États-Unis et l’Allemagne l’ont fait au XIXe siècle contre
l’Angleterre) pour faciliter leur développement par la création d’un marché
interne, une politique tournée vers l’intérieur, basée sur la formation
d’industries nationales grâce à une planification et des contrôles stricts,
accompagnées de réformes sociales pour réduire les inégalités. De grands
auteurs comme l’Argentin Raúl Prebisch, le Chilien Osvaldo Sunkel, les
Brésiliens Celso Furtado et Fernando Henrique Cardoso (avant que celui-ci
ne soit président de son pays, dans les années 1990) partagent cette analyse.
L’impérialisme : l’exploitation coloniale et le néocolonialisme.
L’impérialisme des puissances occidentales a d’abord pris la forme de la
colonisation directe dès le XVIe siècle en Amérique latine, puis au XIXe siècle
en Asie et en Afrique. Après les indépendances (dès 1820 en Amérique, en
1960 en Afrique), il s’est transformé en néocolonialisme, plus économique
que politique.
La thèse néomarxiste, partagée par les différents courants tiers-
mondistes et les écoles de la dépendance en Amérique latine, est que cet
impérialisme a empêché le développement des pays du Sud, en même temps
qu’il est à l’origine de la prospérité des pays développés. Les deux aspects
sont les deux facettes d’un même phénomène. L’exploitation coloniale, puis
néocoloniale, a entraîné un transfert de richesses des pays pauvres vers les
pays riches, appauvrissant ceux-là et enrichissant ceux-ci. Ce transfert a pris
différentes formes :
• Le commerce triangulaire28, à l’origine de l’accumulation du capital dans
les zones portuaires en Occident. Une ponction énorme de main-
d’œuvre (onze millions de personnes entre le milieu du XVe siècle et la fin
du XIXe) a été réalisée, ravageant le continent africain, forçant les
populations à abandonner les vallées fertiles pour éviter les razzias des
marchands d’esclaves, ruinant ainsi l’agriculture.
• L’exploitation coloniale des richesses minérales et agricoles des pays
assujettis, entraînant une rupture des échanges traditionnels internes au
profit des flux orientés vers les ports et la métropole (déclin des cités
commerçantes de l’intérieur, en Afrique de l’Ouest, comme Tombouctou
ou Gao).
• La désarticulation des économies colonisées, par exemple la ruine des
industries et artisanats locaux concurrencés par les métropoles (cas des
industries textiles indiennes démantelées par la Grande-Bretagne29).
• Plus récemment, les bas prix payés pour les matières premières et la
dégradation des termes de l’échange, les salaires de misère payés au Sud,
les transferts de profits des firmes multinationales, l’exode des cerveaux,
etc.

À l’origine de cette conception on trouve l’idée d’une opposition d’intérêt


irréversible entre les pays développés et le tiers monde. Comme le disait Paul
Baran (1967), un marxiste américain, « le développement économique des
pays sous-développés est profondément hostile aux intérêts dominants dans
les pays capitalistes avancés. » Ainsi ces intérêts vont faire alliance avec les
élites au pouvoir dans les pays du tiers monde (la bourgeoisie compradore),
récompensées par des miettes de la plus-value extorquée sur leur propre
pays, de façon à maintenir une structure féodale facilitant la poursuite de
l’exploitation et empêchant tout développement économique national qui
risquerait de les concurrencer. Le capitalisme entraîne ainsi un blocage du
développement, et la seule voie passe alors par une rupture politique, une
déconnexion, selon l’expression de Samir Amin, comme par exemple la
révolution socialiste en Chine en 1949, ou à Cuba en 1959 (cf. ch. 6). De
nombreux auteurs partagent cette analyse, outre Amin et Baran, on peut
citer André Gunder-Frank, Paul Sweezy, Arghiri Emmanuel, Pierre Salama
ou Immanuel Wallerstein.
Cette explication du sous-développement a reçu par la suite un tir croisé
de critiques provenant bien sûr de droite, les critiques libérales, mais aussi
de gauche, celles de marxistes se référant à la pensée originale de Marx et
Engels.
On peut tout d’abord remarquer qu’en général, les causes précèdent les
effets. Or en l’occurrence, le colonialisme, prétendue cause, a suivi l’effet : le
sous-développement, qui lui est antérieur de plusieurs centaines, sinon
plusieurs milliers d’années. Les pays du tiers monde, comme d’ailleurs les
pays aujourd’hui développés, étaient tous sous-développés, selon les critères
actuels, il y a deux siècles. Il est donc difficile de soutenir que l’impérialisme
serait la cause de leur sous-développement. Les phénomènes de domination,
conquête, pillage entre les peuples ne sont pas nouveaux, ils n’ont pas
entraîné le développement économique, matériel, industriel, des
conquérants, que ce soit les Romains, les Huns, les Arabes ou les Mongols.
Pourquoi la conquête coloniale plus que les autres aurait-elle favorisé le
développement et la prospérité des pays colonisateurs ? En fait, c’est l’inverse
qui est vrai, c’est l’avance technique à partir de la Renaissance, puis la
révolution industrielle en Angleterre et dans les autres pays européens, qui
ont permis l’impérialisme et la colonisation grâce à la domination militaire et
économique que ces pays pouvaient exercer. Le colonialisme et
l’impérialisme, injustifiables comme toute domination imposée par la force,
apparaissent plus être la conséquence des écarts entre nations que leur
cause :

Progrès aux Temps Modernes à avance technique, économique et-


militaire à aventures coloniales, impérialisme

Un certain nombre d’éléments et d’exemples sont également avancés qui


viennent contredire la thèse tiers-mondiste :
• Certains pays du tiers monde n’ont jamais connu de colonisation
directe : Afghanistan, Thaïlande, Iran, Éthiopie (à l’exception de 6 ans
de présence italienne de 1935 à 1941) ; les pays africains les plus
pauvres sont souvent ceux qui ont le moins subi la domination
coloniale, et ceux qui ont eu le plus d’échanges avec l’Occident sont
aussi les plus développés (cas du Sénégal ou du Cameroun, par
opposition au Mali ou au Centrafrique, plus généralement les pays de
l’Afrique côtière vs les pays de l’intérieur).
• Certaines puissances coloniales importantes et durables ont connu un
développement très tardif comme l’Espagne, ou figurent à bien des
égards parmi les pays en développement, comme le Portugal, la Russie
ou la Turquie (ex-Empire ottoman).
• À l’inverse, d’anciennes colonies sont devenues des pays développés
parmi les plus puissants et/ou les plus riches (USA, Canada, Australie,
Nouvelle-Zélande, Irlande, Corée du Sud).
• Certains pays riches n’ont jamais eu ou conservé de colonies importantes
comme les pays scandinaves, la Suisse, l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche. On
objectera naturellement que ces pays ont pu pratiquer un
néocolonialisme économique, au même titre que les États-Unis qui n’ont
pas eu davantage de véritables colonies.
• La colonisation, si elle a eu des effets néfastes abondamment décrits, a eu
également des effets favorables pour le développement des pays
colonisés : baisse de la mortalité grâce à une médecine plus efficace, mise
en valeur de ressources économiques jusque-là inexploitées, mise en
place d’une infrastructure et d’un cadre institutionnel légal sans lesquels
aucune croissance n’est possible.
• La pratique de l’esclavage n’est pas le monopole des pays d’Europe de
l’Ouest, les pays arabes ont également déporté des esclaves africains par
millions entre le VIIIe et le XXe siècle, sans que cela ait produit un décollage
économique. On peut même affirmer que l’esclavage, loin d’enrichir ceux
qui le pratiquent, a pour effet de bloquer leur développement
économique, par toutes les distorsions qu’il implique, la gratuité de la
main-d’œuvre par exemple, obstacle à la mécanisation.
• Enfin, la dernière critique, sans doute la plus probante, est le
développement économique et l’industrialisation de nombreux pays du
tiers monde, ce qui infirme la théorie de la polarisation centre-périphérie.
L’industrialisation de l’Amérique latine, de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, de
l’Inde, les progrès réalisés dans de nombreux pays d’Afrique, l’élévation des
niveaux de vie, même des plus pauvres, et la progression des indicateurs
sociaux sont incontestables.
Cette évolution est également abondamment commentée par un critique
marxiste des théories tiers-mondistes, Bill Warren (1980). L’auteur décrit la
progression du capitalisme dans le tiers monde, l’industrialisation, la
montée des forces productives, qui permettront à la classe ouvrière de jouer
finalement son rôle révolutionnaire, conformément aux thèses de Marx,
c’est-à-dire l’évolution vers le socialisme. Selon Warren, la colonisation et
l’impérialisme ont eu une action favorable en permettant l’implantation du
capitalisme dans le tiers monde. L’auteur reprend ainsi les théories de Marx
(voir encadré) pour qui l’introduction du capitalisme dans les sociétés
féodales et archaïques représente un progrès et une libération, même si elle
s’accompagne de violences et de pillages. Le capitalisme joue un rôle
dynamique en libérant les forces productives et en favorisant la
modernisation industrielle de ces sociétés. Ainsi l’impérialisme apparaît
comme « le pionnier du capitalisme » dans le tiers monde et il se fait «
l’instrument inconscient de l’histoire » (Marx) pour étendre à toute
l’humanité les acquis de la révolution industrielle. On pense ici bien sûr à
la ruse de la raison, de Hegel, les conquêtes militaires de Napoléon et son
régime autoritaire servant à propager les idéaux de la Révolution, la liberté
et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Warren s’oppose aux théories néomarxistes de l’impérialisme, à partir de
Lénine, dont l’ouvrage l’Impérialisme, stade suprême au capitalisme (1916)
constitue une volte-face (about-turn) par rapport aux thèses de Marx. En
effet, pour Lénine, l’impérialisme apparaît comme le moyen pour un
capitalisme déclinant d’éviter la stagnation qui le menace dans les pays
développés, tout en maintenant les pays exploités dans le sous-
développement. Au contraire, Warren le voit plutôt comme le vecteur qui
permet la généralisation à l’ensemble de la planète des forces progressives
du capitalisme. L’impact positif de l’impérialisme apparaît ainsi dans les
progrès médicaux apportés par la colonisation, la mise en place de systèmes
d’éducation là où il n’existait rien : « ces progrès sont d’autant plus
remarquables qu’il n’y avait pas d’éducation organisée en Afrique noire avant
1900, en dehors de quelques écoles coraniques au nord de la zone forestière,
et que l’éducation en Inde était confinée à l’étude du sanscrit » (Warren,
p. 135). En même temps, l’amélioration du niveau des consommations
populaires a été incontestable, tandis que des techniques plus modernes ont
remplacé les modes archaïques de production.
Les théories tiers-mondistes et néomarxistes d’après-guerre ne font que
reprendre la thèse de Lénine, et sont également critiquées par Warren pour
leur côté nationaliste, populiste et petit-bourgeois. Il les considère comme
autant de mythologies réactionnaires tendant à s’opposer aux progrès
matériels diffusés par le capitalisme, et rejoint ainsi les critiques libérales
émises par exemple par Peter Bauer. L’ouvrage de Warren est extrêmement
provocant, surtout dans le tiers monde, où il est généralement tenu pour
acquis que l’impérialisme est à l’origine du sous-développement. Comment
un marxiste peut-il défendre le capitalisme et l’impérialisme, et apporter de
l’eau au moulin des partisans du libéralisme économique, voilà un paradoxe
qui constitue un véritable pavé dans la mare. Laissons pour terminer l’auteur
répondre lui-même sur ce point30 : « Une idéologie anticapitaliste n’est pas la
même chose qu’une idéologie socialiste, car elle peut être tournée vers le
passé, être réactionnaire. En principe une idéologie socialiste ne peut qu’être
progressiste, dans la mesure où elle est constructive, et ne tente pas de nier
les réalisations du capitalisme. » (p. 20)

Marx, Engels, et le colonialisme


Les écrits de Marx et Engels sur le colonialisme sont rassemblés dans un
ouvrage publié en français par les éditions du Progrès à Moscou, Textes
sur le Colonialisme, 1977. Les pages les plus célèbres sont extraites
d’articles écrits par Marx à propos de l’Inde, pour des journaux
américains, alors qu’il vivait à Londres. On les trouve également dans une
compilation américaine de S. Avineri, Karl Marx on Colonialism and
Modernization, Anchor, 1969, et un ouvrage de G. Filoche, Marx, Engels, Du
colonialisme en Asie, Mille et une nuits, 2002
« L’intervention anglaise (en Inde) détruisit ces petites communautés
semi-barbares, semi-civilisées, en sapant leurs fondements économiques
et produisit ainsi la plus grande, et à vrai dire la seule, révolution sociale
qui ait jamais eu lieu en Asie. Or, aussi triste qu’il soit de voir ces
myriades d’organisations sociales patriarcales, inoffensives et
laborieuses, se dissoudre, se désagréger et être réduites à la détresse, et
leurs membres perdre en même temps leur ancienne forme de civilisation
et leurs moyens de subsistance, nous ne devons pas oublier que ces
communautés villageoises idylliques, malgré leur aspect inoffensif, ont
toujours été une fondation solide du despotisme oriental, qu’elles
enfermaient la raison humaine dans un cadre extrêmement étroit, en en
faisant un instrument docile de la superstition et l’esclave des règles
admises, en la dépouillant de toute grandeur et de toute force
historique… Nous ne devons pas oublier que ces petites communautés
portaient la marque infamante des castes et de l’esclavage, qu’elles
soumettaient l’homme aux circonstances extérieures, au lieu d’en faire le
souverain, qu’elle faisait d’un état social une fatalité toute puissante,
origine d’un culte grossier de la nature, dont le caractère dégradant se
traduisait dans le fait que l’homme, maître de la nature, tombait à
genoux et adorait Hanumân, le singe, et Sabbala, la vache.
Il est vrai que l’Angleterre, en provoquant une révolution sociale en
Hindoustan, était guidée par les intérêts les plus abjects […]. Mais la
question n’est pas là. Il s’agit de savoir si l’humanité peut accomplir sa
destinée sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie ?
Sinon quels que fussent les crimes de l’Angleterre, elle fut un instrument
inconscient de l’histoire en provoquant cette révolution. »
Karl Marx, « La domination britannique en Inde », New York Daily Tribune,
25 juin 1853.
« L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice,
l’autre régénératrice – l’annihilation de la vieille société asiatique, et la
mise en place des fondements matériels de la société occidentale en Asie.
Arabes, Turcs, Tatars, Mogols, qui envahirent successivement l’Inde,
furent bientôt « hindouisés », les conquérants barbares étant, par une loi
éternelle de l’histoire, conquis eux-mêmes par la civilisation supérieure de
leurs sujets. Les Britanniques étaient les premiers conquérants supérieurs
et par conséquent inaccessibles à la civilisation hindoue. Les pages
historiques de leur domination en Inde ne parlent que de destruction.
L’œuvre de régénération perce à peine au travers d’un monceau de
ruines. Elle a néanmoins commencé.
L’unité politique de l’Inde… en était la première condition. Cette unité
imposée par le sabre, sera renforcée et perpétuée par le télégraphe
électrique… La presse libre, introduite pour la première fois dans la
société asiatique… est un nouvel et puissant agent de reconstruction…
L’isolement des villages a produit l’absence de routes en Inde, et
l’absence de routes a perpétué l’isolement des villages. Les Britanniques
ayant brisé l’inertie de villages se suffisant à eux-mêmes, les chemins de
fer fourniront le nouveau moyen de communication… Je sais que
l’oligarchie manufacturière anglaise ne désire doter l’Inde de chemins de
fer que dans l’intention d’en tirer à moindre frais le coton et autres
matières premières pour ses manufactures. Mais une fois qu’on a
introduit le machinisme dans les transports d’un pays, qui possède fer
et charbon, il est impossible de les tenir exclues de ses fabrications. On
ne peut entretenir un réseau de voies ferrées dans un immense pays,
sans créer tous les processus industriels […] et de là doit se développer
l’application des machines aux autres branches de l’industrie. Le chemin
de fer sera ainsi en Inde le précurseur de l’industrie moderne […] celle-ci
dissoudra les divisions héréditaires du travail, sur lesquelles reposent les
castes, ces obstacles décisifs au progrès et à la puissance de l’Inde […]
Ces progrès ne seront pas réalisés avant que les classes dominantes en
Angleterre n’aient été supplantées par le prolétariat industriel, ou que les
Hindous eux-mêmes ne soient devenus assez forts pour rejeter définitivement le
joug anglais. […] La période bourgeoise de l’Histoire a pour mission de
créer la base matérielle du monde nouveau, l’intercommunication
universelle fondée sur la dépendance mutuelle de l’humanité, le
développement des forces de production et la transformation de la
production matérielle en une domination scientifique des éléments. […]
Quand une grande révolution sociale aura maîtrisé ces réalisations de
l’époque bourgeoise, le marché mondial et les forces modernes de
production, alors seulement le progrès humain cessera de ressembler à
cette hideuse idole païenne qui ne voulait boire le nectar que dans le
crâne des victimes. »
Karl Marx, « Les résultats futurs de la domination britannique en Inde »,
New York Daily Tribune, 8 août 1853
« En somme, à notre avis, c’est très heureux que ce chef arabe (Abd-el-
Kader) ait été capturé. La lutte des bédouins était sans espoir et bien que
la manière brutale avec laquelle les soldats comme Bugeaud ont mené la
guerre soit très blâmable, la conquête de l’Algérie est un fait important et
heureux pour le progrès de la civilisation.
Les pirateries des États barbaresques, jamais combattues par le
gouvernement anglais tant que leurs bateaux n’étaient pas molestés, ne
pouvaient être supprimées que par la conquête de l’un de ces États. Et la
conquête de l’Algérie a déjà obligé les beys de Tunis et Tripoli et même
l’empereur du Maroc à prendre la route de la civilisation. Ils étaient
obligés de trouver d’autres emplois pour leurs peuples que la piraterie et
d’autres méthodes pour remplir leurs coffres que le tribut payé par les
petits États d’Europe.
Si nous pouvons regretter que la liberté des bédouins du désert ait été
détruite, nous ne devons pas oublier que ces mêmes bédouins étaient
une nation de voleurs dont les moyens de vie principaux étaient de faire
des razzias contre leurs voisins ou contre les villages paisibles, prenant ce
qu’ils trouvaient, tuant ceux qui résistaient et vendant les prisonniers
comme esclaves.
Toutes ces nations de barbares libres paraissent très fières, nobles et
glorieuses vues de loin, mais approchez seulement et vous trouverez que,
comme les nations plus civilisées, elles sont motivées par le désir de gain
et emploient seulement des moyens plus rudes et plus cruels.
Et après tout, le bourgeois moderne avec sa civilisation, son industrie,
son ordre, ses « lumières » relatives, est préférable au seigneur féodal ou
au voleur maraudeur, avec la société barbare à laquelle ils
appartiennent. »
Friedrich Engels, « La conquête française en Algérie », Northern Star, 20 janvier
1848
On voit à quel point ces discours sont marqués par l’esprit de l’époque,
convaincus de la supériorité européenne et des bienfaits de la civilisation
occidentale, même chez des penseurs révolutionnaires. Cependant, ils
prévoient les mouvements de libération et l’indépendance dans les pays
colonisés, qui iront de pair, selon eux, avec la révolution socialiste en
Occident.
À la fin de sa vie, Marx aurait évolué, selon certains, vers une position
moins stricte en ce qui concerne la nécessité de la phase capitaliste dans
l’évolution des sociétés. Ainsi, Vera Zassoulitch, une disciple russe, lui
écrit en 1881 pour demander : « […] Quel grand service vous nous
rendriez, si vous nous exposiez votre opinion sur les destins possibles de
nos communautés rurales et sur la théorie qui veut que tous les peuples
du monde soient contraints, par la nécessité historique, de parcourir
toutes les phases de la production capitaliste. » Marx répondra ainsi, le
8 mars 1881 : « L’analyse donnée dans le Capital n’offre donc de raison
ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale
que j’en ai faite […] m’a convaincu que cette commune est le point
d’appui de la régénération sociale en Russie… »
Dans une discussion de cette lettre à Vera Zassoulitch, Guy Belloncle
(1982) suggère que le village communautaire africain (de même que la
commune russe) pourrait être la base d’un développement socialiste, en
faisant l’économie du passage par la propriété privée et le capitalisme.
Cependant il est difficile d’utiliser ces quelques lignes plutôt ambiguës de
Marx, écrites deux ans avant sa mort dans une lettre privée, pour revenir
sur une théorie maintes fois affirmée dans ses écrits principaux, tout au
long de sa vie et de son œuvre.

À l’opposé de cette peu habituelle glorification du capitalisme par un


marxiste, on trouve d’autres explications du sous-développement, comme
celle proposée par Serge Latouche (2004), qui rejette l’idée que le
capitalisme soit un système dynamique, et adopte l’hypothèse d’«
entropie » du capital, selon laquelle le capitalisme tend de lui-même à la
stagnation. La révolution industrielle et son succès n’ont rien à voir avec
lui, « c’est une suite d’aventures, d’événements heureux, et pour finir une
situation unique et non reproductible d’hégémonie maritime mondiale ».
Ainsi le retard du tiers monde est simplement la conséquence de
l’introduction du capitalisme, système qui ne peut que le maintenir dans le
sous-développement. On voit qu’on ne saurait être plus éloigné des
positions de Warren sur la dynamique du capitalisme. Il semble également
qu’on ne saurait être plus éloigné de la réalité. Latouche néglige tout
d’abord le développement réel du tiers monde, développement chaotique
et inégal, mais développement quand même. Warren note qu’un tel type
de développement déséquilibré est caractéristique du capitalisme, et sans
doute, ajoute-t-il, de n’importe quel type de progrès humain. Ensuite, le
paradoxe de Latouche selon lequel deux siècles d’explosion productive en
Occident et dans le monde, depuis la révolution industrielle, n’auraient
rien à voir avec le capitalisme, système qualifié d’entropique, est tout de
même difficile à accepter.

Le sous-développement, retard de développement ?


Pour cette école, au lieu de se poser la question pourquoi le sous-
développement, on devrait s’interroger sur le processus de développement
lui-même. Pourquoi le développement économique, à partir de 1760, en
Angleterre, pourquoi la révolution industrielle ? En effet, avant le
XIXe siècle le sous-développement était la condition générale de l’humanité,
et cela depuis toujours. Pourquoi certains pays s’en sont-ils sortis ? La
réponse à cette question ne peut évidemment être donnée en quelques
lignes, puisque des ouvrages entiers d’histoire et d’analyse de la croissance
économique se sont efforcés d’y répondre. On peut néanmoins avancer
que cette transformation sans précédent résulte de la conjonction de
différents facteurs, comme les progrès techniques et les inventions, d’abord
dans le secteur agricole (dès 1720 en Angleterre) puis industriel ; ensuite
des changements institutionnels favorables, la création d’États de droit, le
règne de la loi, la sécurité, la paix civile ; enfin la libération de l’économie
des contraintes imposées par les Églises et les autorités publiques, le
passage à l’économie de marché, la liberté d’entreprise (l’exploitation
collective des terres est remplacée par le système des cultures individuelles
à partir du XVIe siècle en Angleterre, les fameuses enclosures), bref la
dynamique du capitalisme.
Le développement s’est ensuite progressivement diffusé, à partir de
l’Angleterre, aux pays voisins d’Europe, puis à ceux ayant la même culture
(USA, Canada, Australie), et petit à petit au reste du monde (Amérique-
latine, Extrême-Orient), par un phénomène de tache d’huile. Cette
explication constitue un véritable paradigme, une vision du monde –
comme la vision tiers-mondiste de l’opposition Centre/Périphérie –, où un
noyau capitaliste en expansion31, démarré en Europe occidentale aux Temps
Modernes, a tendance à s’étendre à l’ensemble de la planète depuis.
Dans cette optique, le sous-développement est simplement la
conséquence du fait que cette diffusion du progrès économique et de la
révolution industrielle n’a pas encore eu le temps de se réaliser partout. Le
développement est un phénomène lent et progressif qui peut prendre des
décennies et même des siècles. La réalité permet justement d’observer le
développement économique de certains pays qui ont rejoint au xxe siècle, ou
rejoignent actuellement, les rangs des pays industriels (Japon, Espagne,
Portugal, Grèce, Europe de l’Est, Corée, Taïwan, Chine, etc.), tandis que
l’ensemble du tiers monde connaît les transformations positives déjà
décrites. Cette explication est celle des tenants des théories linéaires du
développement.
Les étapes de la croissance. De nombreux auteurs ont développé cette
conception parmi lesquels Marx, comme nous l’avons vu, qui écrit dans la
préface du Capital : « le pays qui est industriellement le plus avancé ne fait
que montrer au pays moins développé l’image de l’avenir qui l’attend »
(éd. Costes, 1946), mais aussi Friedrich List et Werner Sombart, au
XIXe siècle. Cependant, la plus connue, et aussi la plus critiquée, est sans nul
doute la présentation de W.W. Rostow dans Les étapes de la croissance
économique, 1963. Ces étapes sont les suivantes :
• La société traditionnelle, qui est une société agricole, stationnaire, où la
terre est la seule source de richesse, où les sciences et les techniques ont
peu d’impact, qui n’éprouve pas le besoin de changement, et où
l’organisation de la production est déterminée par les traditions
ancestrales.
• Les conditions préalables au changement : les idées et les comportements
évoluent, des valeurs nouvelles favorables au progrès se diffusent,
l’éducation se développe, les taux d’épargne et d’investissement
augmentent, la technologie s’introduit dans la production, et la
productivité s’accroît ; un État centralisé assure le développement des
infrastructures et un cadre juridique plus sûr ; enfin le commerce se
développe et des entrepreneurs-innovateurs apparaissent.
• Le décollage (take-off ) : « C’est la période pendant laquelle les anciens
blocages et résistances au changement sont vaincus », le taux
d’investissement double et dépasse 10 % du revenu national, des
industries motrices ont des effets industrialisants, l’État joue un rôle
moteur et la croissance devient cumulative, auto-entretenue et régulière
à long terme.
• La marche vers la maturité, où la technologie moderne se répand à
toutes les activités économiques, l’échelle de production augmente, les
fabrications se diversifient et s’étendent à tous les secteurs, notamment
les biens de production.
• L’âge de la consommation de masse, où les besoins essentiels sont
satisfaits pour toute la population, tandis qu’une classe moyenne
nombreuse accède à la consommation de biens durables et atteint un
niveau de vie élevé.
Figure 2.1 : Les étapes de Rostow

Source : The Economist.

Critiques du schéma rostowien. Une polémique continue a suivi cette


analyse. Les critiques ont porté notamment sur son aspect par trop
simpliste : ainsi les limites entre les étapes sont assez floues, certaines
caractéristiques se retrouvent à des étapes différentes, il manque une
étude des relations analytiques explicitant le passage d’une étape à l’autre.
Une controverse sur le doublement du taux d’investissement s’est
développée entre spécialistes : d’abord contesté, les auteurs de la New
Economic History32 ont finalement apporté de l’eau au moulin de Rostow
en le confirmant pour la Grande-Bretagne. Certains pays comme la France
n’ont pas connu de démarrage marqué : pas de take-off français, mais
plutôt une évolution à long terme qui mène à la modernité. Les historiens
sont bien en peine de fixer une date à la révolution industrielle en France :
1780, 1800, 1830, 1850, 1890 ? D’autre part les conditions du démarrage
n’étaient pas les mêmes aux XVIIIe et XIXe pour les pays aujourd’hui
développés, et aujourd’hui pour les pays du tiers monde :
• Kuznets (1966) remarque que « le revenu par habitant est beaucoup plus
bas dans les pays pauvres aujourd’hui qu’il ne l’était pour les pays
développés, au moment du début de leur croissance économique
moderne ». Selon lui, la plupart des pays sous-développés en Afrique et
en Asie, et dans une bonne partie de l’Amérique latine, en 1950, seraient
« à un stade de développement qui correspondrait peut-être à la période
de la formation des villages au début du Moyen Âge européen », et
l’auteur ajoute prudemment, « ou bien peut-être à une étape incertaine
dans une séquence de croissance à long terme, tout à fait différente du
schéma historique européen ». Cette analyse est confirmée par les
travaux de Maddison (2005), qui considère que le développement des
pays d’Europe occidentale est bien antérieur à la révolution industrielle
du XVIIIe siècle.
• Beaucoup de pays pauvres n’ont pas connu un développement et des
progrès agricoles suffisants pour aider au développement industriel, et
les conditions démographiques sont très différentes avec une croissance
beaucoup plus forte aujourd’hui dans les pays du tiers monde et des
masses de populations en présence sans comparaison.
• Enfin, si on adopte la position tiers-mondiste, il est clair que les pays
européens en 1800 n’ayant pas subi le phénomène de domination
coloniale, leur économie n’avait pas été désarticulée par la rencontre des
sociétés traditionnelles avec les sociétés modernes. Naturellement cet
argument tombe si l’on adopte la position inverse selon laquelle c’est bien
cette rencontre qui a été à l’origine de la modernisation des sociétés
traditionnelles. On peut ajouter que les PED disposent aujourd’hui de
techniques, peut-être pas toujours bien adaptées, mais qui ont le mérite
d’exister (cf. ci-après et ch. 8), et aussi des ressources de l’aide (cf. ch. 4).
Le livre de Rostow a été également critiqué par un de ses grands
contemporains, Alexandre Gerschenkron, qui a fourni à la même époque
(1962) une explication concurrente du développement, le modèle dit des
latecomers. Pour cet auteur, les pays en retard se modernisent de façon
différente des pays pionniers. L’industrialisation sera en outre d’autant plus
rapide que le pays est en retard par rapport aux premiers partis, et les
exemples montrent une accélération des délais d’industrialisation : là où
l’Angleterre a mis un siècle, l’Allemagne mettra cinquante ans au XIXe, la
Corée et la Chine 30 ou 20 ans au XXe. Les raisons en sont les suivantes :
• Le retard lui-même stimule les tensions, les réactions et la mobilisation
du corps social pour relever le défi. Ainsi l’État intervient pour favoriser
le processus (secteur public au départ en Russie tsariste ou au Japon), des
groupes dynamiques jouent un rôle essentiel dans le changement (ex.
Samouraïs au Japon, saint-simoniens en France), des solutions nouvelles
sont trouvées (banques universelles en Allemagne).
• Un réservoir technologique est disponible pour les pays pauvres, où ils
peuvent puiser à un coût infiniment moindre que s’ils créaient les
techniques ex-nihilo. Il s’agit en plus de solutions techniques éprouvées,
ils n’ont pas besoin de repasser par tout le processus d’essais et d’erreurs
propre aux pays pionniers. Par exemple de nombreux pays en
développement sautent aujourd’hui l’étape du téléphone filaire ou de la
carte à puce pour adopter le smartphone, le paiement mobile et d’autres
technologies numériques dernier cri développées par les pays
industrialisés.
Ainsi, les pays en retard trouvent des voies particulières, spécifiques, et
ne suivent pas « le lent chemin pentamétrique décrit par Rostow »,
correspondant surtout au cas britannique. Qui plus est le caractère
normatif du schéma rostowien pour qui la dernière étape de la croissance
économique est « l’âge de la consommation de masse » est loin d’être
accepté de manière universelle, et donne même lieu à des rejets frontaux
dans certains terreaux socio-culturels.
En fin de compte on voit apparaître deux grandes explications
économiques du phénomène de sous-développement, qui s’excluent
mutuellement. Mais il existe aussi de nombreux autres facteurs, non
économiques, qui peuvent l’expliquer. Aucun n’est suffisant en soi, mais leur
conjonction est sans doute déterminante.

Les explications non économiques du sous-


développement

Les facteurs historiques et géographiques, à l’origine


du sous-développement
La multiplication des échanges depuis la plus haute Antiquité autour du
Croissant fertile au Moyen-Orient, vers la Méditerranée et l’Europe d’une
part, l’Inde et la Chine d’autre part, contraste avec l’isolement de continents
entiers (Afrique au sud du Sahara, Amérique, Océanie) qui permet
d’expliquer leur retard. L’expansion européenne commence au XVe siècle (les
Portugais atteignent le Sénégal dès 1445) pour se terminer avec la
colonisation en Afrique et en Asie au xxe siècle. Les conditions rencontrées
par les Européens sont très différentes selon les continents.
En Amérique, tout d’abord, ils trouvent de grandes civilisations comme
celles des Aztèques au nord ou des Incas au sud, très organisées, mais avec
des techniques peu élaborées : une agriculture primitive (bâton fouisseur
pour les semailles), pas de métallurgie, une écriture sous forme de
pictogrammes, une ignorance de la roue, de la monnaie, de la voûte, peu
d’utilisation des animaux. Le reste du continent est habité par des
populations clairsemées d’Indiens au stade paléolithique (chasse, pêche,
cueillette) ou néolithique (débuts de l’agriculture).
L’Afrique noire a été isolée des grands foyers de civilisation par les
océans, et le Sahara au nord, si bien que selon les historiens33, à la fin du
XIXe siècle, « la majeure partie du continent africain s’attardait encore dans
des genres de vie néolithiques ». Ainsi l’Afrique ne connaissait ni la roue, ni
l’écriture, ni de monnaie évoluée, ni culture attelée (usage de la houe). Il n’y
avait « ni route, ni port, ni ville avec des bâtiments importants, de l’eau
propre et des égouts » (Bauer, 1984). Seuls les grands empires de l’Afrique
occidentale (Ghana, XIe siècle, Mali, XIVe, Songhaï, XVIe) avaient une
organisation politique élaborée et des échanges commerciaux et culturels
avec les Arabes.
Face à cette situation, il est difficile de croire que le contact avec les
Occidentaux et la colonisation soient responsables du sous-développement.
Entre l’invention de la roue, de l’écriture et de l’araire, en Mésopotamie, à
Sumer et en Égypte, environ 3 000 ans av. J.-C., et la révolution industrielle,
cinq millénaires se sont écoulés, 5 000 ans d’accumulation discontinue de
progrès techniques les plus divers. Comment croire que cet écart fabuleux
aurait pu être franchi en un ou quelques siècles, en Afrique, en Océanie ou
en Amérique, en l’absence de contacts avec l’Occident ? Les sociétés
traditionnelles de ces continents étaient des sociétés stationnaires qui
auraient, de toute façon, connu peu d’évolution.
Tout autre est évidemment la situation de l’Afrique du Nord, du Moyen-
Orient et de l’Asie. Les Européens y trouvent en face d’eux de grandes
civilisations (civilisation islamique, indienne, chinoise), très avancées sur le
plan technique et qui ont d’ailleurs transmis leurs connaissances à
l’Occident « arriéré » au Moyen Age (papier, boussole, médecine,
mathématiques, imprimerie, etc).
Cependant à partir de la Renaissance et de l’expansion européenne au
XVe siècle, ces grandes civilisations entrent dans des phases de déclin
(Empire ottoman34, dynasties Ming et Mandchoue en Chine, Empire moghol
en Inde). Ces déclins expliquent le décalage croissant en faveur de l’Europe
et le sous-développement de ces régions face à l’Occident, à partir du
XIXe siècle.
Des facteurs géographiques peuvent également expliquer le sous-
développement : l’aspect massif du continent africain, le caractère peu
propice à la navigation de côtes rectilignes empêchant l’échange, à la
différence des conditions favorables trouvées en Méditerranée par les
Phéniciens ou les Grecs. En Europe, en Méditerranée et dans l’Atlantique,
dans la mer du Nord et la Baltique, à l’exception de quelques régions comme
l’Aquitaine, la côte est truffée d’abris, de criques, de protections naturelles
qui favorisent la navigation, et par conséquent le commerce et la pêche.
Cette disposition explique la fantastique expansion maritime des peuples de
la Méditerranée, de l’Europe nordique et de l’Europe Atlantique
(Phéniciens, Grecs, Scandinaves, Portugais, Hollandais, Anglais), à l’origine
de la multiplication des échanges et du développement économique.
L’hostilité du milieu naturel maritime en Afrique noire est au contraire
responsable de l’enclavement des régions et des peuples, de la faible
extension du commerce, et finalement du retard économique35.
On a par ailleurs des conditions tropicales difficiles liées essentiellement
aux sols et au climat. La plus grande partie des pays du tiers monde se trouve
sous les tropiques, et il y a peu de régions industrielles développées dans la
bande de 2 000 km qui, autour du globe, va de part et d’autre de l’équateur
(voir carte). Depuis Montesquieu au XVIIIe siècle36, et plus récemment Alfred
Marshall37, on a avancé l’idée que le climat tropical avait un effet débilitant
sur l’activité humaine. Toynbee, lui, considère que c’est le climat froid qui est
le plus hostile à l’homme, et que c’est sa réponse face à ce défi qui est à
l’origine du développement. Quoi qu’il en soit, il est de fait que le milieu
tropical présente de nombreux obstacles à l’activité économique :
prolifération des insectes et des parasites végétaux qui attaquent les
cultures ; influence du climat sur l’état sanitaire, avec les grandes endémies
tropicales38 ; fragilité des sols ; sécheresse dans de nombreuses régions
comme au Sahel ; cyclones récurrents enfin, détruisant villages et cultures.
Myrdal, dès son Asian Drama (1968), insistait sur le fait que « les études
sérieuses sur les problèmes du sous-développement devraient prendre en
compte le climat et son impact sur le sol, la végétation, les animaux, les
humains et les actifs physiques – en bref sur les conditions de vie. »
D’une façon générale le rôle du climat a tout d’abord été surestimé, dans
les analyses de l’époque coloniale par exemple, puis complètement occulté à
partir de 1950 : beaucoup d’auteurs tiers-mondistes la considéraient comme
une explication subversive… On est arrivé depuis à une vision plus
équilibrée (Kamarck, 1978, Brunel, 1987, Sachs, 2001). Il ne faudrait
cependant pas à nouveau surestimer ce rôle ; en effet, les climats tempérés
ont été également le lieu de conditions difficiles : grandes épidémies,
famines et pénuries alimentaires en Europe jusqu’au XVIIIe siècle. C’est
l’amélioration des techniques qui a permis de vaincre ces difficultés, il en va
actuellement de même pour le monde tropical où les progrès sanitaires sont
considérables. Certaines zones tropicales ou équatoriales industrialisées
(sud du Brésil, Australie, Singapour, Taïwan, Hong Kong) montrent que le
climat n’est pas un obstacle définitif au développement. La climatisation,
tant décriée par les écologistes, a facilité la mise en valeur et le
développement de nombre de pays où une chaleur écrasante était un
obstacle évident à l’activité tertiaire.

Figure 2.2 : Limites nord-sud d’une température annuelle moyenne


supérieure à 20° et revenus par tête

Source : Harrison, 1987.


Figure 2.3 : Répartition mondiale du paludisme du milieu du XIXe siècle à
2010

Source : Plan d’action mondiale contre le paludisme.

Les ressources naturelles, notamment minières, varient


considérablement selon les pays. Elles constituent un atout (ex : le pétrole en
Arabie saoudite, ou la fertilité des sols en Côte d’Ivoire par rapport à la
sécheresse au Sénégal), mais ne sauraient à elles seules favoriser le
développement, bien au contraire. Des pays comme le Congo ou la Guinée
sont extrêmement riches en ressources naturelles mais figurent parmi les
pays les plus pauvres, et nombre de pays sans grandes ressources comptent
parmi les plus riches (Japon, Taïwan, Corée, sans compter les pays
européens). La possession de matières premières, notamment pétrolières,
peut même constituer un obstacle, connu sous le nom de Dutch disease,
syndrome hollandais39, ou « malédiction des ressources naturelles » «
resource curse », du fait des distorsions provoquées : importations faciles,
inflation, hausse des coûts pour les exportateurs, perte de compétitivité.
Dans les pays pauvres pétroliers, on constate un peu partout le recul des
activités agricoles, la renonciation au développement d’industries
traditionnelles, frein à la diversification, et en plus, du fait d’institutions
moins solides que dans un pays comme les Pays-Bas, des effets de rente, la
corruption et l’exacerbation des conflits internes. Ainsi en Afrique, les
producteurs de pétrole (Nigeria, Angola, Cameroun, Gabon, Congo-Brazza,
Tchad, Mauritanie, Guinée équatoriale, Soudan, São Tomé) ont le plus
souvent des indicateurs de développement moins favorables que les autres.
Près de 80 % des économies dépendantes en ressources naturelles affichent
des niveaux de revenus inférieurs à la moyenne mondiale, et plus de la
moitié ne sont pas en cours de rattrapage (cf. figure 2.4 ci-après). Le
développement vient de l’action et de l’organisation des hommes et non du
fait de disposer de ressources minières. Selon la formule bien connue de
Jean Bodin, « il n’est de richesse que d’hommes » ou celle de Cervantès dans
Don Quichotte, qui constatait les effets négatifs de l’afflux massif de métaux
précieux en Espagne à la même époque, au XVIe siècle : « La richesse ne
provient pas de la simple possession ou de dépenses extravagantes, mais
d’une utilisation sage des ressources ».

Figure 2.4 : La malédiction des ressources naturelles

* Les économies dépendantes des ressources naturelles sont définies selon trois critères : leurs
ressources naturelles représentent plus de 20 % des exportations, ou bien plus de 20 % des recettes
fiscales, ou encore plus de 10 % du PIB. Les 58 économies qui étaient dépendantes des ressources
naturelles en 1995 selon l'un de ces trois critères sont représentées sur ce graphique.
Source : “Reverse the curse: Maximizing the Potential of Resource-Driven Economies”, McKinsey
Global Institute, 2013.
Facteurs culturels
Une thèse couramment évoquée est que les mentalités, les systèmes de
valeurs, voire les religions et les doctrines philosophiques, s’opposeraient au
économique dans le tiers monde40. On peut la résumer ainsi : le développement
industriel requiert « l’existence d’une économie d’échange monétarisée, de
besoins illimités et l’organisation de la production sur une grande échelle ». Or,
certaines populations ont des besoins limités, les petits producteurs et les
artisans dominent, ils ne sont pas orientés vers l’épargne, le commerce, n’ont
pas la volonté d’accumuler, d’investir, d’accroître leur taille. « La production est
organisée pour la communauté restreinte, et l’échange se réduit au troc entre
voisins », (Elkan, 1976). Cette communauté exerce en outre une pression
sociale sur ceux qui voudraient opérer des changements. Ainsi les travailleurs
immigrés africains qui rentrent au pays avec un petit pécule et des idées
nouvelles, ont les plus grandes difficultés à investir leur avoir et sont souvent
obligés de le dilapider très rapidement41. Le village africain a pu ainsi être
comparé à un « totalitarisme sans État » (Duval, 1986) : « surveillance
constante sur tous les aspects de la vie sociale, soumission d’autant plus
profonde qu’elle est intériorisée, suprématie du chef à l’abri de toute
contestation, contrôle total qui ne rencontrerait aucun obstacle
institutionnel »42. Les conflits fréquents en Afrique ne sont d’ailleurs pas
étrangers à cette situation, les jeunes se sentant exclus par le système
traditionnel peuvent alimenter les rangs des guérillas43. Enfin certains
stéréotypes conditionnent les opportunités des individus : les individus
provenant de groupes défavorisés ont tendance à sous-estimer leurs capacités
et peuvent même faire moins bien dans des situations où on leur rappelle à quel
groupe social ils appartiennent. Ainsi les stéréotypes culturels peuvent-ils
renforcer les différences économiques entre les groupes (cf. figure 2.5).

Figure 2.5 : Identité stigmatisée ou valorisée et performance des élèves :


l’exemple des castes indiennes
Source : Hoff et Pandey, 2014.

Lors d’une expérience menée en Inde (Hoff et Pandey, 2006 et 2014), des
garçons appartenant à une caste supérieure et des garçons appartenant à
une caste inférieure, habitant différents villages, ont été répartis
aléatoirement dans des groupes où l’identité de caste était révélée ou pas.
Dans les groupes où les deux castes étaient mélangées, lorsque la caste n’a
pas été révélée, la capacité des garçons des deux castes à résoudre des
puzzles (labyrinthes) était équivalente. En revanche, toujours dans les
groupes où les deux castes étaient mélangées, le fait de révéler l’identité de
caste avant l’exercice a entrainé une chute des résultats des garçons de la
caste inférieure et donc un écart significatif (23 %) entre les castes au
détriment des garçons de la caste inférieure, en tenant compte d’autres
variables. Dévoiler les castes auxquelles ces individus appartenaient les a
renvoyés à leur identité sociale, ce qui a eu une incidence sur leurs
performances. Lors de l’expérience, dans les groupes où l’on révélait aux
participants que les deux castes étaient séparées, les résultats ont été moins
bons à la fois chez les garçons de la caste supérieure et chez ceux de la caste
inférieure (avec les mêmes performances entre les deux groupes), peut-être
parce qu’une moindre compétition de castes diminuait l’enjeu du test.
Shalom H. Schwartz [2004] soutient que parmi les arbitrages ou
incompatibilités (trade-offs) dans le domaine culturel (encastrement de
l’économie dans le social vs autonomie ; hiérarchie vs égalitarisme ; maîtrise
de la nature vs harmonie avec la nature), les sociétés les plus orientées vers
l’autonomie, l’égalitarisme et la maîtrise présentent moins de corruption, un
règne de la loi mieux établi et des institutions plus démocratiques, éléments
favorables au développement économique. De nombreux auteurs, comme
Peyrefitte ou Fukuyama, mettent également la confiance comme élément
principal du développement des affaires, et donc de la réussite économique.
Les pays protestants et le Japon où règne un plus grand degré de confiance
spontanée vis-à-vis des tiers, et donc de facilité de coopération en réduisant
les coûts de transaction, seraient ainsi les mieux placés. Les sociétés à faible
confiance, où les relations étroites entre les gens ne dépassent pas le cercle
familial, ont du mal par exemple à créer des entreprises complexes comme
les firmes multinationales44.

Religion et developpement
On peut voir la religion comme étant influencée par l’évolution économique,
ou au contraire influençant celle-ci. Dans le premier cas, les faits montrent
un recul du sentiment et de la pratique religieuse avec le développement
économique, les pays les plus développés étant les moins croyants et
pratiquants ; les théories ont annoncé et expliqué ce déclin, à travers de
grands auteurs comme Marx ou Freud, qui voyaient les religions comme
des manifestations de l’aliénation, de la contrainte, de la peur ou de
l’ignorance.
Dans le sens inverse, l’effet de telle ou telle religion sur l’économie, on
trouve également de grands auteurs, Max Weber étant le plus connu,
avec son analyse du calvinisme. Ce courant du protestantisme défend
l’idée de prédestination : rien de ce qu’on peut réaliser dans sa vie ne
peut changer le fait qu’on fasse ou non partie des élus. Une telle
doctrine paraît peu favorable à une conduite d’épargne et
d’accumulation, de travail et d’innovation, d’austérité et d’éthique,
menant au développement économique. Les autres religions,
catholicisme, bouddhisme, hindouisme, qui insistent sur les actions
quotidiennes et leur rôle dans l’accès à un monde meilleur (paradis ou
réincarnation positive) paraissent plus aptes à exercer des stimulants de
nature économique. Mais en réalité il n’en est rien, le paradoxe décrit
par Weber, et trouvé dans la pensée même de Jean Calvin, est le
suivant : l’incertitude du croyant le pousse à chercher des signes, lui
permettant de se rassurer, de penser qu’il fait partie des élus, et le signe
le plus tangible est la réussite matérielle. Le succès économique est donc
valorisé, tandis que l’aumône, la charité, sont mal vus, des actes
contraires à la volonté divine, favorisant l’oisiveté. Sauf pour John
Wesley, à l’origine du méthodisme, qui s’oppose à l’idée de
prédestination (la conviction intérieure est suffisante pour le salut), et
pour qui il faut « gagner, épargner, donner, tout ce que vous pouvez »
(« Gain all you can, save all you can, give all you can », « The Use of Money »,
Sermon sur Luc, 1760). Wesley reconnaissait néanmoins avoir été plus
entendu sur les deux premiers points que sur le troisième… La charité
est aussi valorisée dans les autres religions qui incitent à redistribuer, à
partager les richesses, comme dans le cas du bouddhisme, de façon à
assurer la survie de la communauté, en n’excluant personne. L’épargne
et l’accumulation, l’industrie et le travail, sont moins hautement
considérés. En outre, le protestantisme (et dans une moindre mesure le
catholicisme) favorise l’individualisme, chacun étant responsable vis-à-
vis de ses obligations religieuses, alors que l’islam se caractérise par le
respect collectif des lois, ne pouvant être transgressées. Si les pays
musulmans appartiennent tous au tiers monde, certains ont connu un
développement spectaculaire, comme la Tunisie ou la Turquie. Les
émirats du golfe également, dont la croissance rapide est autant due au
pétrole qu’aux institutions (stabilité, sécurité, ouverture). Un pays
musulman comme la Malaisie fait partie des dragons asiatiques, avec
une modernisation rapide, alors qu’un pays voisin comme le Myanmar
(Birmanie), non musulman, se caractérise par une stagnation
économique à long terme. Là aussi les institutions font toute la
différence, et non la religion dominante. La Turquie donne un autre
exemple où le Coran s’allie bien avec le dynamisme économique, un peu
à la manière du calvinisme vu par Weber :
« Laborieuse et pieuse, moderne et conservatrice, l’ancienne Césarée
(Kayseri) est devenue le centre névralgique du « capitalisme vert », un
modèle de développement pour la Turquie, où l’islam voisine avec la
science et la raison. […] « Le Coran dit qu’il faut travailler dur. Le
Prophète aussi était un commerçant. Il faut être riche pour aider les
autres. » […] Même la mondialisation est un ordre divin, « Le Prophète
dit qu’il faut être bienveillant pour le monde entier. » […] Ces hommes
d’affaires religieux pratiquent un capitalisme agressif et leur marché est
mondial. « Nous travaillons, nous partageons, nous sommes honnêtes…
C’est notre croyance. […] Et nous réinvestissons dans l’usine tout ce que
nous gagnons plutôt que de le dépenser bêtement. » Baignés dans une
culture patriarcale et traditionnelle, ces ascètes du capitalisme érigent leur
discipline de vie en modèle, prônant l’exemplarité : « Je ne sors pas, je ne
bois pas. Je n’ai ni villa à Antalya ni montre à 15 000 dollars. ». […] Leur
efficacité et leur rigueur ont valu aux entrepreneurs de Kayseri d’être
qualifiés de « calvinistes de l’islam » […] Le sociologue Hakan Yavuz
ajoute que « la Turquie a vécu une silencieuse réforme islamique » sur le
modèle protestant. […] L’Homo islamicus de Kayseri rappelle parfois le
paternalisme social des patrons catholiques du nord de la France. « Si par
exemple la ville a besoin d’hôpitaux, l’État n’en construit pas. Nous nous
réunissons et nous les finançons ». Écoles, hôpitaux, stades, centres
sociaux ou culturels… Les équipements publics sont financés par les dons
charitables des entrepreneurs, par la zakat, l’un des cinq piliers de l’islam.
À Kayseri, l’eau est potable, les bidonvilles ont quasiment disparu, un
tramway moderne est en projet. Les habitants sont fiers de cette ville
propre et ordonnée dessinée par un urbaniste allemand dans les années
1950. Et grâce aux asevi, des cantines pour les pauvres, 20 000 personnes
sont nourries chaque jour. […] La priorité des « calvinistes islamistes » est
l’éducation. La famille Boydak, la plus puissante de la ville, est une
contributrice généreuse : on ne compte plus les écoles à son nom. Sur le
campus universitaire, chaque bâtiment porte le nom de son mécène. »45
Une étude de Barro et McCleary (2006), portant sur onze
groupes (catholiques, protestants, autres chrétiens (ex. Mormons,
Témoins de Jéhovah, Évangéliques), orthodoxes, musulmans,
hindouistes, bouddhistes, autres religions orientales, juifs, autres
religions, athées) et sur 81 pays permet tout d’abord de constater
qu’environ les trois quarts des gens sont croyants et qu’environ un tiers a
une pratique religieuse régulière. Un tiers des pays retenus ont une
religion d’État. Les catholiques représentent 36 % du total en 2000, les
musulmans 18 %, les protestants 14 %, les orthodoxes 11 %. Ensuite, elle
constate que le niveau de vie a un effet négatif sur la religiosité,
conformément au lien indiqué au départ, avec l’exception notable des
États-Unis (les indicateurs religieux y correspondent aux pays ayant un
PIB/hab. du tiers). La Pologne, l’Irlande et Singapour sont également des
exceptions dans ce sens. Un deuxième résultat est qu’une religion d’État
est positivement reliée à la pratique religieuse, notamment dans les pays
musulmans. Dans l’autre sens, l’effet de la religion sur la croissance
économique, l’étude ne peut arriver à des conclusions statistiques fortes.
Tout au plus peut-on constater que les valeurs favorables à la croissance,
comme l’épargne, l’honnêteté et l’éthique, sont favorisées par les
pratiques religieuses. Plus celles-ci sont fortes, plus ces valeurs seront
présentes, avec des effets positifs sur la croissance. En ce qui concerne les
différentes religions, il n’y a pas de résultat significatif. D’ailleurs il faut
rappeler que Weber lui-même ne voyait son explication que valable pour
le passé, à l’époque de l’ascension de la Grande-Bretagne et des Pays-
Bas, pays calvinistes, il considérait qu’au XIXe siècle et de son temps, ces
différences n’avaient plus d’impact.

Les valeurs et les comportements dans les pays pauvres seraient donc
incompatibles avec l’introduction de techniques et méthodes modernes de
production, les agents économiques ne réagiraient pas de façon rationnelle aux
variations des prix et aux incitations monétaires : ainsi une hausse des prix ne
stimule pas forcément un accroissement de la production, pour maximiser le
profit, si le producteur estime que la hausse des prix lui permet de réduire au
contraire sa production, en maintenant son niveau de revenu... Leur
comportement serait donc anti-économique ou a-économique. Le rôle des
minorités dynamiques serait dans ce cas particulièrement important pour induire
un processus de développement. Ces minorités sont tournées vers l’accumulation,
plutôt que la consommation immédiate. Elles sont prêtes à consentir des efforts
importants pour la formation des enfants, et ont donc une vision à long terme, au
lieu de s’en tenir aux satisfactions présentes. Il s’agit souvent de minorités
commerçantes, mais qui peuvent former le terreau des futurs entrepreneurs. On
peut donner l’exemple des Chinois en Asie du Sud-Est et en Afrique de l’Est, des
Indo-Pakistanais dans l’océan Indien, et des Libanais en Afrique de l’Ouest.
D’autres auteurs insistent sur le rôle des religions primitives (animisme)
qui ont une « vision magique du monde », alors que la croissance
économique exige « une vision scientifique », semblable à celle que l’Europe
des Lumières au XVIIIe siècle tend à adopter, ce qui implique la volonté d’agir
sur la nature, de transformer le milieu, et non d’accepter les choses telles
qu’elles sont, par un comportement fataliste. D’une façon générale, les
succès économiques de pays comme la Corée ou le Japon, seraient dus,
selon certains, aux qualités intrinsèques de leur peuple : discipline,
ponctualité, conscience professionnelle, forte propension à l’effort.
Il est tout à fait hasardeux, cependant, de vouloir établir de manière
systématique quelles sont les qualités respectives de tel ou tel peuple.
L’expérience pratique du tiers monde nous montre en tout cas que la
propension au travail se trouve également partagée entre les pays,
contrairement à certains stéréotypes. Mais il est également vrai que le
développement d’un pays requiert un effort prolongé de l’ensemble de la
population et que les facteurs culturels peuvent constituer des obstacles au
développement.

Les facteurs culturels obstacles au développement : le cas


de la pêche artisanale au Sénégal
Le Sénégal jouxte des eaux qui sont parmi les plus poissonneuses du
monde. À la suite de l’extension des zones d’exclusivité économique à
200 milles (370 km) en 1975, ce sont des ressources halieutiques
énormes – on a parlé d’or bleu – qui sont à la portée du pays ; ressources
d’autant plus importantes que les Sénégalais sont de gros
consommateurs de poisson (au 4e rang mondial par tête) et que la
sécheresse et la désertification entraînent une contraction de la
production agricole. Cependant l’essentiel des prises est encore laissé aux
flottes étrangères pratiquant une pêche industrielle moderne (Russes,
Japonais, Espagnols) qui doivent cependant verser des royalties au
gouvernement du Sénégal. Les pays riverains de la zone maritime Afrique
de l’Ouest (COPACE – Comité des Pêches pour l’Atlantique Centre Est)
comptent pour 36 % des prises, 41 % pour les pays de l’Est et 23 % pour
les autres pays étrangers (FAO). Cependant cette pêche intensive a mené
à l’épuisement des bancs, et les pêcheurs africains éprouvent des
difficultés croissantes. On le voit avec les départs de plus en plus
fréquents vers les Canaries.
La pêche sénégalaise est essentiellement une pêche artisanale, très
sous-équipée par rapport aux chalutiers modernes. Les embarcations
sont des pirogues assemblées, très lourdes et de grande taille (6 à
14 m) en comparaison des pirogues monoxyles (creusées dans un tronc
d’arbre) du Pacifique ou de l’océan Indien. Leur construction est assez
élaborée et nécessite des charpentiers de marine spécialisés. Une des
premières interrogations du touriste en Afrique concerne ces
embarcations. Pourquoi une telle différence entre les bateaux utilisés en
Europe depuis des siècles, larges, ventrus, pontés, et les pirogues
longues, effilées et ouvertes ? La confrontation des côtes fournit une
explication. La côte africaine est plus rectiligne, les vagues y déferlent
(la barre) et les abris ou ports naturels sont très rares. Dans ce contexte
naturel, la pirogue est extrêmement bien adaptée, sa forme lui permet
de franchir la barre, et elle peut être ensuite laissée sur la plage. Une
grande amélioration apportée depuis les années 1960 a été la
motorisation progressive du parc piroguier. Des moteurs hors-bord de
10 à 25 CV ont été adaptés dans un puits disposé à l’arrière. Ces
moteurs permettent à la pirogue, dont la carène est toute en longueur,
d’atteindre une très grande vitesse, soulageant ainsi considérablement
l’effort des pêcheurs. La motorisation a entraîné également une
augmentation considérable du volume des prises grâce à la
multiplication des sorties et la plus grande distance parcourue. On a là
un exemple de technologie appropriée, de modernisation heureuse d’un
matériel traditionnel. Malheureusement le système a vite laissé
apparaître ses limites et la production artisanale a stagné depuis 1980.
Les moteurs hors-bords sont peu adaptés à un usage prolongé, ce sont
des matériels fragiles et d’un entretien délicat, en comparaison des
moteurs diesel in-board. Les pirogues ne sont pas équipées pour la
conservation, et la chaîne du froid à terre est totalement insuffisante
pour acheminer les prises vers les lieux de consommation dans de
bonnes conditions. On a alors tenté de faire passer les pêcheurs à des
embarcations d’un type tout différent : les cordiers. Il s’agit de bateaux
de pêche de type européen, pontés, disposant de moyens de
conservation du poisson. L’opération cordier s’est avérée être un échec
essentiellement pour des raisons culturelles et liées à l’infrastructure.
En effet ces bateaux réclamaient une technique très différente des
pirogues, et les pêcheurs se sont mal adaptés. Les pirogues sont conçues
pour franchir la barre à partir de la plage, et être au retour remontées sur
celle-ci, opération impossible naturellement pour les cordiers qui exigent
un port et des quais en eaux profondes et doivent impérativement
s’éloigner des côtes et des hauts fonds. En outre, le Sénégal ne dispose
que du port de Dakar et de l’embouchure de fleuves (Saloum, Sénégal,
Casamance) mais qui sont assez éloignés des centres de pêche
traditionnels. D’autres facteurs expliquent également les difficultés :
problèmes d’entretien des moteurs, et coûts d’exploitation supérieurs à
ceux de la pêche artisanale, qui n’ont pas été accompagnés d’une hausse
suffisante de la production.

En ce qui concerne le rôle des mentalités anti-économiques vis-à-vis du


développement il est évident que la thèse présentée contient une part de
vérité. Ainsi il est clair qu’un industriel Paulista et un paysan du Nordeste,
ou un indien d’Amazonie, ayant des cultures différentes, n’auront pas les
mêmes comportements. Mais cette thèse a été soumise à de nombreuses
critiques tournant autour de l’idée qu’elle résulte d’une mauvaise
compréhension du milieu. Par exemple, Reynolds (1985) conclut ainsi sa
description des sociétés préindustrielles : « Les calculs individuels et
familiaux ne sont pas a-économiques. Il y a des données abondantes qui
prouvent que les gens pauvres et illettrés peuvent effectuer des calculs très
précis d’avantage économique. L’économie est capable de répondre à
l’innovation, comme le montre l’extension de nouvelles variétés de cultures
importées d’autres parties du monde, et l’intensification progressive des
systèmes agraires. »
Certains comportements, en apparence irrationnels, seront en réalité
tout à fait justifiés si on fait une analyse correcte du contexte. C’est par
exemple ce qu’explique Galbraith (1980) avec sa théorie de l’accommodation
à la pauvreté, en prenant le cas des plus misérables dans les grandes villes
indiennes : il est préférable d’accepter une situation de pauvreté stable,
plutôt que de tenter vainement d’en sortir. H. Bruton et . Schultz
examinent également toute une série de cas où les institutions et
comportements traditionnels présentent une plus grande rationalité (la
famille étendue, les liens tribaux, le rôle des femmes, et même la
corruption46). Plus généralement, les philosophes et les ethnologues
débattent de la question de l’ethnocentrisme et abordent aussi les
techniques. Elkan (1976) donne l’exemple des paysans africains qui sont
accusés de refuser les techniques nouvelles de cultures (tracteurs, engrais,
charrues) et donc de freiner le développement agricole : « On oublie que les
paysans vivent souvent à la limite de la subsistance, et qu’ils peuvent
difficilement se permettre de prendre des risques. Il apparaît ainsi plus
rationnel de minimiser les risques », en continuant avec les techniques
traditionnelles dont on est sûr, « que de maximiser les rendements. En effet,
une nouvelle technique peut entraîner une production supplémentaire
élevée, mais elle peut mener à une faillite complète, si elle est mal adaptée,
risque qu’aucun paysan ne peut prendre ». Cette dernière explication semble
convaincante, mais insuffisante. En effet, même si l’absence de changement
s’explique de façon rationnelle, on ne saurait s’en tenir là. L’Afrique doit
impérativement moderniser ses techniques agricoles, faute de pouvoir
nourrir sa population (ch. 7).

Réponse de Roger Caillois à Claude Lévi-Strauss, extrait


L’Occident des pêcheurs d’âmes et des commerçants d’épices, bientôt
des négriers et des factoreries, puis des conquêtes militaires et des
services administratifs, l’Occident criminel, technicien, aventureux et
hygiénique introduit partout laboratoires, écoles et usines, maladies et
vaccins, fléaux et universités, bordels et dispensaires. Peu importe qu’il
pratique la ségrégation ou l’assimilation, le résultat est partout
identique. L’indigène, parfois demeuré au stade néolithique, abandonne
ses ustensiles, ses armes, sa quasi-nudité, ses institutions. Il n’en subsiste
pratiquement plus aujourd’hui qui n’ait eu aucun contact avec la
civilisation industrielle. Ceux qui en restent indemnes ne jouissent que
d’un bref sursis. Les ethnographes justement alarmés par la disparition
de l’objet de leurs études s’affairent à préserver ce qui peut être sauvé des
mythes et des mœurs, des structures familiales et sociales. Mais oublient-
ils qu’ils descendent de sauvages eux-aussi ? Qu’auraient dit, à l’époque
Romaine, les ancêtres de ces savants généreux, qui appartenaient peut-
être aux tribus les plus rudes des Gaules et de la Germanie, si des
ethnographes de l’époque avaient exigé qu’on les confinât dans leurs
singularités remarquables, qu’on prît les mesures nécessaires pour que ne
fût ni détruite ni saccagée l’originalité de leur culture, qu’on les retint de
s’initier aux nouveautés apportées par l’envahisseur, afin qu’ils ne se
réveillent pas absorbés dans une civilisation uniforme, utilitaire et sans
âme ? S’il en avait été ainsi, Monsieur, où serions-nous ? Et
l’ethnographie tout entière ? J’estime que les ethnographes et
anthropologues d’aujourd’hui ne se mettent pas assez à la place de leurs
aïeux, auxquels ils ont cessé de ressembler et qui furent en leur temps des
sauvages aussi près de la nature que ceux qu’ils ont aujourd’hui loisir
d’observer.
Je m’étonne dans ces conditions qu’ils se montrent surpris de
l’ingratitude, de l’humeur des peuples dits pudiquement en voie de
développement, quand ceux-ci entendent les habitants privilégiés des
métropoles modernes s’extasier sur le sûr instinct qui fait persévérer dans
leur être les hommes de nature. Ils les félicitent même de récuser le
devenir. Je ne crois pas pour ma part à ce refus de l’histoire dont les «
sauvages » sont parfois crédités. Je suis plutôt convaincu par les pages où
vous décrivez ces mêmes sages avides des outils métalliques, qui
pourtant mettent en péril l’ensemble de leur culture et leurs institutions.
Nulle part, comme vous le savez, la hache de pierre n’a été préférée à la
hache d’acier aussitôt apparue. Comme la mauvaise monnaie chasse la
bonne, plus sûrement encore le meilleur outil élimine le moins efficace.
Ce qui vaut pour les ustensiles ne vaut pas moins pour les animaux
d’élevage, pour les cultures vivrières, pour les innovations techniques, – et
ceci à tous les niveaux, de la roue à l’énergie nucléaire. Il n’y a jamais
dédain, mais fascination.
Discours de réception à l’Académie française, Palais de l’Institut, 27 juin
1974

Facteurs politiques, juridiques, éducatifs


et institutionnels
Le développement des échanges et la spécialisation, conditions de la
croissance économique, requièrent un milieu favorable dont on peut retenir
les éléments suivants.
Un ordre juridique rationnel, des droits de propriété assurés, la
protection des contrats : « Parce que les hommes recherchent le plus
souvent leur intérêt, ils ne travaillent dur et n’investissent que lorsqu’ils ont
une chance raisonnable de profiter des fruits de leurs efforts. Ainsi quand
les droits de propriété ne sont pas sûrs, les gens ont tendance à peu travailler
et à ne pas investir », une telle banalité, rappelée par Barro (2000) reste
toujours valable, l’Homme nouveau n’est pas pour demain, et ce
comportement, qui est à la base de toute la construction microéconomique
néoclassique, continue à régir les sociétés. Il faut donc un système légal
solide qui assure les droits de propriété et qui garantisse que les contrats
seront bien spécifiés et appliqués. Par exemple, « si le système légal n’assure
pas le remboursement des prêts, alors les prêts seront rares et beaucoup
d’investissements productifs n’auront pas lieu » (Barro, ibid.). La recherche
de rentes (de « fromages » en langage familier) est un autre aspect. Les
gaspillages de temps, d’énergie, d’argent, qu’elle implique, survient quand les
droits sur les ressources naturelles sont mal définis, faute d’un système légal
efficace, et mal protégés, faute d’une application et d’une contrainte par
l’État suffisante. « Plus de ressources seront consacrées à la recherche de
rentes, plus la société sera appauvrie » (North et Weingast, 1989).
La sécurité des échanges : le développement du brigandage dans le sud
de Madagascar dans les années 1980 a entraîné une chute de la production
agricole. Les guérillas en Éthiopie, Angola, Mozambique, Somalie, Liberia,
Sierra Leone, Congo, ont fait reculer ces pays des décennies en arrière.
La stabilité politique et sociale : la répétition des coups d’État, les
changements de régime, les troubles intérieurs, les conflits (luttes pour la
terre, émeutes, grèves prolongées, manifestations permanentes), sont autant
de facteurs nuisant au développement économique. Il est nécessaire que
l’État s’engage de façon crédible dans la garantie des droits individuels et la
protection des citoyens pour que les comportements favorables au
développement se mettent en place. À ce moment-là, un processus qui tend à
se renforcer, un cercle vertueux institutionnel, peut se produire. Mais un
obstacle réside dans le fait que les peuples préfèrent l’ordre, craignent les
troubles, et seront souvent amenés à accepter, et parfois à soutenir, des
régimes autoritaires s’ils leur apportent cet ordre. Beaucoup de dictatures ont
émergé du désordre, comme les fascistes et les nazis dans les années 1920 et
1930, les généraux brésiliens dans les années 1960, Pinochet et Videla dans
les années 1970. Un choc politique ou économique, interne ou externe, peut
provoquer la sortie de cette impasse. Par exemple, l’occupation du Japon en
1945 permet de faire table rase de l’ancien régime et de partir sur des bases
démocratiques. La chute du mur en 1990 et la disparition du conflit
Est/Ouest, l’échec des systèmes planifiés, permettent aux pays d’Amérique
latine d’établir un consensus autour de régimes démocratiques.
La transparence : la corruption, la bureaucratie47, le népotisme (voir
encadré), le clientélisme, l’utilisation d’un pouvoir public à des fins et des
gains privés, sont des caractéristiques fréquentes des pays du Sud qui
nuisent à leur développement : les postes ne sont pas occupés par les plus
aptes, des sommes sont détournées de l’investissement, les procédures de
décision sont ralenties, l’allocation des ressources n’est pas optimale, les IDE
sont freinés, etc. La démocratie est pervertie et les fonds publics détournés
par le clientélisme, les pots de vin, l’achat des votes, les privilèges fiscaux et
autres, les avantages de toute sorte « aux copains et aux coquins » (cronies).

Le népotisme
Le népotisme est une pratique ancienne puisque le mot vient de la
papauté, et des papes qui plaçaient leurs neveux à des postes
intéressants (neveu, nepos en latin, nipote en italien). Même si le terme «
neveux » était en réalité un aimable euphémisme pour désigner les
propres enfants des papes… La papauté de la fin du Moyen Âge se
caractérisait par « un pouvoir absolu, absolument corrompu ».
Innocent VIII et Alexandre VI, au XVe siècle, favorisaient même leurs
enfants ouvertement et de toutes les manières. Les cas actuels les plus
extrêmes de népotisme se trouvent dans les dictatures africaines et du
Moyen Orient (la famille Bongo au Gabon, Assad en Syrie), mais aussi
dans les dictatures communistes (bien loin des positions très hostiles
de Marx et Engels sur la famille…) : le frère de Fidel Castro prend sa
place en 2006, le fils de Kim il-sung, Kim jong-il, en 1994, et les postes
clés sont réservés à la famille (Kim yong-ju, deuxième fils, vice-président
du pays, etc.). Le népotisme est indissociable de la dictature, car dans
une atmosphère de crainte, les leaders nomment ceux en qui ils peuvent
avoir une confiance relative : la famille proche. En outre, la famille est
la seule institution qui dure, et qui reste quand les autres ont été
détruites ou sont faibles, il n’est donc pas étonnant que les régimes
révolutionnaires et ceux des pays africains (où les notions d’État et
d’administration sont récentes) y aient recours, comme moyen de
renforcer la sécurité et le pouvoir des dirigeants.
Dans les pays du socialisme réel, malgré les idéaux marxistes initiaux,
favorables à une extinction de la famille, accompagnant le
dépérissement de l’État, les deux sont revenus en force. Le ministre
soviétique de l’éducation, Anatoli Lunacharski, annonçait dans les
années 1920 « qu’une liberté de relations entre les époux, les parents,
les enfants règnerait et qu’on ne pourrait plus savoir qui serait relié à qui
et avec quel degré de proximité ». Tous les enfants devaient être élevés de la
même façon, avoir droit à la même éducation. Quelques années après,
les enfants de la Nomenklatura avaient droit à des écoles spéciales, on
les retrouvait tous à des postes clés… Le fils de Staline, Vassili, un
alcoolique, « vivait dans une grande dacha du gouvernement avec un
personnel énorme, une écurie, un chenil, tout ça aux frais de l’État. On
lui donnait des médailles, des rangs de plus en plus élevés, des chevaux,
des voitures, des privilèges, tout… » Souvenirs de Svetlana, fille du
dictateur. Le gendre de Khrouchtchev fut nommé directeur des Izvestia
et membre du Comité central, celui de Brejnev, ministre du commerce
extérieur, il se distingua pour ses folles nuits au Crazy Horse Saloon à
Paris…
Une différence entre les démocraties capitalistes et les régimes
communistes, c’est l’inversion des activités entre générations. Dans
les premières, les parents qui se sont enrichis poussent leurs enfants
vers la politique (ex. des Rockefeller ou des Kennedy), alors que dans
les seconds, les enfants de parents au pouvoir vont vers les affaires et
l’enrichissement (le fils de Deng Xiaoping par exemple, Deng Zhifang,
construit des centres commerciaux à travers toute la Chine, son
gendre, He Ping, dirige une grosse firme d’armements ainsi que des
compagnies d’assurance, un autre, Wu Jian Chang, est aussi dirigeant
d’une firme d’État et de plusieurs sociétés à Hong Kong. Ainsi les
hommes au pouvoir s’assurent une retraite dorée à travers
l’enrichissement de leur progéniture.
Le problème est évidemment que s’il y a des gains particuliers, il y a aussi
en général un appauvrissement de la société dans son ensemble (sans
compter l’aspect injuste et scandaleux du népotisme) : l’entreprise est
freinée partout parce que des petits groupes de privilégiés annexent des
secteurs entiers de l’économie. Une caricature de cette situation est l’État
d’Haïti, entre les mains des Duvalier pendant des décennies (Papa Doc, puis
Baby Doc), bloquant toute possibilité de développement dans un des pays
les plus pauvres de la planète. Aux Philippines, pendant le règne des
Marcos et Aquino, tous pratiquant le népotisme sur une grande échelle, le
pays a stagné et même reculé, au milieu du boom asiatique. Aux Antilles,
les exemples abondent, ainsi Antigua est dirigée par la même famille, les
Bird, depuis cinquante ans. Au Sri Lanka, le président Chandrika
Kumaratunga a établi une sorte de record absolu toutes catégories en
matière de népotisme, en nommant sa mère de 78 ans, Sirima
Bandaranaike, au poste de Premier Ministre… Dans le gouvernement du
Bophuthatswana en Afrique, parmi les 23 ministres, on comptait
essentiellement des parents du Chef d’État, Lucas Mangope. Le clan Al-
Saud en Arabie, est même allé jusqu’à donner son nom au pays, cas
unique, comme si la France avait changé de nom en 1958 pour devenir la
Gaulle… Les ministères sont occupés par les frères, les neveux ou les
cousins du dirigeant. Il faut dire que dans un pays où le chef d’État, Abdul
Aziz, fondateur de la dynastie, avait 22 femmes et 44 enfants, le prince
Sultan 17 garçons et 18 filles, etc., le népotisme offre des débouchés
incontestables. L’Arabie saoudite n’a pas appauvri son pays avec son
népotisme tous azimuts, c’est l’exception à la règle, mais c’est parce que les
revenus proviennent du sous-sol, et que la famille élargie au pouvoir n’a
pas besoin de les tirer d’une ponction sur la population.

La liberté et la mobilité du travail : le statut héréditaire de l’emploi, la


persistance du système des castes en Afrique et en Inde, les privilèges dus à
la naissance, la pratique de l’esclavage (Mauritanie, Soudan) sont autant
d’obstacles au développement.
Le rôle de l’unité nationale et de l’État central : un pays déchiré en
ethnies rivales, comme c’est souvent le cas en Afrique, un État
insuffisamment fort et respecté, l’inexistence d’un service public efficace,
honnête et compétent, créeront évidemment des difficultés majeures
pour les politiques de développement. Ainsi Galbraith (1980) considérait
que l’échec des expériences de socialisme planifié dans le tiers monde
s’expliquait par le fait que ce système est celui qui réclame le plus de
fonctionnaires intègres ayant le sens du service public. Or c’est justement
ce qui manque le plus aux pays pauvres, sauf peut-être en Chine, pays de
vieille civilisation, qui dispose d’une classe très ancienne
d’administrateurs, toujours présents dans les empires successifs.
Le rôle de l’éducation : Les travaux pionniers de Schultz (1963) et
Becker (1964) ont montré le rôle et la spécificité du capital humain,
l’importance de la formation pour expliquer les revenus des individus,
tandis que l’éducation comme moteur de la croissance économique a été
plus récemment analysée par Romer, Barro, Mankiw ou Lucas48. Le
développement de l’éducation de masse est lié à la croissance par le biais
essentiellement de l’aptitude à maîtriser et à adopter les processus
techniques. Même quand l’éducation, par exemple des Humanités (Lettre,
histoire, philosophie), a peu de rapport direct avec la technique, le lien
existe aussi, car l’enseignement des techniques est un sous-produit d’une
éducation de masse, par l’intermédiaire de tous les enseignements
logiques (physique, chimie, mathématiques, sciences de la vie). On peut
établir ainsi un schéma simple, mais solide, vérifié par l’expérience
historique :

Éducation de masse précoce à Maîtrise technique répandue


à Croissance économique sur le long terme à Niveaux de vie élevés

L’éducation de masse est aujourd’hui une réalité dans la plupart des pays
en développement : si l’écart de taux d’alphabétisation reste élevé entre les
pays à revenu faible et les pays à revenu élevé (cf. figure 1.1), les progrès sont
indéniables et une convergence lente mais constante est à l’œuvre49.
Mais si le rôle de l’éducation n’est guère contesté dans la croissance, d’où
vient que certains pays l’ont développée avant les autres ? L’éducation reste
surtout confinée au foyer dans l’Antiquité et au Moyen Âge, jusqu’à
l’avènement de la Réforme protestante au XVIe siècle. Des lois imposant
l’école obligatoire apparaissent ensuite dans les États allemands et dans les
colonies britanniques en Amérique, notamment chez les puritains du
Massachusetts50.
Pour les niveaux d’éducation au XIXe siècle, les États allemands viennent
en tête avec 77 % de taux de scolarisation dans le primaire en 1830, suivie
par les pays scandinaves, 66 %, les États-Unis, 56 %, l’Angleterre, 41 %, la
France, 39 %, le Japon, environ 30 %. Des pays comme la Russie, le Brésil,
l’Inde tournaient autour de 4 % à cette époque (Easterlin, 2000). L’Angleterre
rend l’école élémentaire obligatoire en 1870 et l’école secondaire gratuite
pour tous en 1944.
La figure 2.6 montre la précocité des progrès éducatifs primaires dans les
pays protestants, notamment aux États-Unis, mais aussi dans quelques pays
latins comme la France, et également le rattrapage rapide des pays asiatiques
au xxe siècle. En 1948 aux États-Unis, seulement 3 % de la population était
illettrée, ce qui n’était atteint par aucun autre pays de taille comparable. Le
nombre d’étudiants dans des universités américaines égalait tous ceux de
l’ensemble des autres pays du monde occidental.
Le protestantisme est ainsi considéré par des auteurs comme Easterlin
(2000) comme un des premiers facteurs des progrès éducatifs :
« Ces différences des niveaux éducatifs du XIXe sont le produit de
tendances qui remontent au XVIe siècle, bien avant les débuts de la
croissance économique moderne, des tendances liées en partie à la
Réforme protestante et l’insistance sur la nécessité pour chaque
individu d’être capable de lire la Bible lui-même. Martin Luther
préconisa en outre le premier la nécessité d’une intervention des
autorités publiques dans l’éducation, et en particulier la promulgation
de lois imposant la scolarisation. »

Figure 2.6 : Taux de scolarisation à l’école primaire, nombre d’élèves


pour 10 000 habitants
1830 1882 1910 1939 1950 1975

États-Unis 1 500 1 908

Allemagne 1 700 1 547

Grande-Br. 900 1 107

France 700 1 382

Espagne 400 1 049 1 026 1 535

Italie 300 681 927 1 313

Yougoslavie 303 512 888

Roumanie 261 839 1 581

Russie 133 395 1 873

Japon 722 1 240 1 695

Chine 115 329 861

Corée 27 501 1 151


Thaïlande 9 939 1 490

Indonésie 57 96 338 613 1 345

Brésil 207 271 854 979 1 866

Mexique 457 563 1314 1 072 1 905

Argentine 511 944 1417 1 286 1 399

Inde 94 147 279 513 1 082

Égypte 4 171 687 662 1 107

Iran 6 213 457 1 353

Turquie 201 464 776 1 376

Nigeria 12 103 399 820

Éthiopie 49 366

NB : Les pays ayant atteint un niveau d’éducation élevé sont en gris foncé, ceux n’ayant pas encore
débuté un enseignement primaire sont en gris clair.
Source : Easterlin, 1981.

Ainsi, ce ne serait pas tant l’éthique protestante elle-même qui a favorisé


le développement capitaliste, comme le disait Max Weber, mais une partie
de cette éthique, l’accent sur la nécessaire alphabétisation, et donc
l’éducation, qui aurait favorisé le développement économique dans les pays
protestants. Un deuxième facteur serait l’humanisme et l’influence des
Lumières. Les idées des Lumières sont en France l’élément essentiel des
progrès éducatifs et elles trouvent leur application lors de la Révolution.
Enfin un troisième élément à l’origine des progrès éducatifs, également très
fort en France, est le nationalisme, et la volonté d’un État central d’unifier le
pays et de favoriser une appartenance commune. La création d’écoles sous
Louis-Philippe par la loi Guizot51, puis les fameux « hussards noirs de la
République » de Jules Ferry à la fin du siècle, tout cela relève de cette
volonté. L’école a un but d’intégration et de socialisation qui justifie
l’intervention publique. Dans tous les systèmes, l’éducation devient une
préoccupation centrale. Une nouvelle religion, celle de la connaissance, tend
à s’ajouter aux anciennes. Néanmoins certains facteurs culturels persistent à
handicaper les progrès de l’instruction dans les pays en développement : les
progrès de scolarisation des filles sont moins importants dans les pays
pauvres (le taux de scolarisation des filles au Mali actuellement est
comparable à ce qu’il était aux États-Unis en 1810), et dans de nombreux
pays, les écarts entre les filles et les garçons restent très importants dans les
populations pauvres. En Inde et au Pakistan par exemple, alors que les taux
de scolarisation des garçons et les filles sont similaires dans les familles dont
le revenu se situe dans le quintile supérieur, l’écart est de près de cinq ans
entre les filles et les garçons issus de familles dont le revenu se situe dans le
quintile inférieur (cf. figure 2.7)

Figure 2.7 : Niveau médian d’instruction selon le revenu des familles

Source : Ed Attain, Banque mondiale, 2012.

L’analyse de la nouvelle économie institutionnaliste


(NIE : New Institutional Economics)
Le courant institutionnaliste en économie apparaît à la fin du XIXe siècle
aux États-Unis avec Thorstein Veblen. Pour lui, il y a développement «
lorsque des actions individuelles créent des institutions capables de
soutenir leur dynamique dans un processus cumulatif. Ces actions ne sont
pas seulement celles orientées autour de la recherche du profit, mais aussi
celles qui tendent à changer les institutions qui déterminent les
comportements individuels. Il n’y a pas que l’entrepreneur capitaliste qui
joue un rôle, il y a aussi « l’entrepreneur institutionnel» qui lance les
changements au niveau des institutions ».
Pour les institutionnalistes, l’économie est un système d’activités reliées
qui comprend un savoir-faire et des techniques, un stock de capital
physique, mais aussi un réseau complexe de relations personnelles
renforcées par les habitudes, les coutumes, les passions et les croyances d’un
peuple. L’économiste doit étudier tous ces aspects, mais les économistes
orthodoxes considèrent le dernier (en gros, les institutions) comme exogène,
même s’il détermine à long terme la croissance, du fait de l’attitude envers le
travail, le comportement face à l’épargne et au risque, la qualité de l’esprit
d’entreprise, la moindre résistance au changement, etc.
Après une éclipse trois quarts de siècle, le courant néoinstitutionnaliste
reprend ces thèmes avec notamment Douglass North, qui a produit une
théorie très élaborée d’un développement économique lié aux institutions.
Ce nouvel institutionnalisme se distingue du premier par la synthèse entre
l’analyse des institutions et la pensée néoclassique, alors que Veblen et ses
disciples rejetaient les théories formalisées. En simplifiant, les
marginalistes voulaient de la théorie sans institutions, les
institutionnalistes des institutions sans théorie, alors que North et ses
adeptes veulent combiner institutions et théorie.
La cause fondamentale de la réussite d’une économie, de son
développement ou non, résiderait dans les institutions, au sens des « règles
du jeu dans une société », ou des « contraintes imaginées par les hommes
qui forment l’interaction entre eux » (North, 1990). Autrement dit, c’est la
façon dont les hommes décident de s’organiser dans une société qui
conditionne le développement : « Certains types d’organisation encouragent
les gens à innover, à prendre des risques, à épargner, à imaginer de
meilleures façons de faire les choses, à apprendre et s’éduquer, à résoudre
les questions de l’action collective, à fournir des biens collectifs. D’autres
non. » (Acemoglu et alii, 2005). L’innovation, les économies d’échelle,
l’éducation, l’accumulation du capital, etc., « ne sont pas les causes de la
croissance, elles sont la croissance elle-même » (North), ou ce sont des
causes immédiates, pas les causes profondes. Celles-ci sont à chercher
ailleurs, dans les institutions, qui « structurent les motivations des agents
dans l’échange, qu’il soit politique, social ou économique », et c’est en cela
que les institutions déterminent le succès ou non, elles sont « la clé de la
performance des économies ». Et comme le dit Barro : « les différences entre
institutions à travers les pays, cela a été montré empiriquement, sont parmi
les plus importants déterminants des différences de croissance et
d’investissement. En conséquence, des réformes de base pour améliorer la
qualité des institutions représentent la meilleure voie pour faire aller un
pays à long terme de la pauvreté à la prospérité. »
Parmi ces institutions, la structure des droits de propriété, l’égale
possibilité pour tous de s’élever, l’égalité devant la loi, et la présence et le
fonctionnement des marchés, ont une importance essentielle : « sans
droits de propriété, les individus n’auront pas les stimulants pour investir
en capital physique ou humain ou pour adopter des techniques efficaces…
Sans d’égales opportunités, ceux qui sont bien placés pour investir peuvent
en être empêchés… Quand les marchés manquent ou sont ignorés
(comme c’était le cas en URSS), les gains de l’échange ne sont pas exploités
et les ressources sont mal réparties. Les sociétés ayant des institutions qui
facilitent et encouragent l’accumulation des facteurs, l’innovation et une
allocation des ressources efficace prospèreront » (Acemoglu). La question
est donc déplacée à celle-là : qu’est-ce qui explique que certaines sociétés
aient de « meilleures institutions » que d’autres ? D’où viennent les
différences institutionnelles entre pays ?

Le problème de l’engagement
Les institutions sont endogènes pour les institutionnalistes, c’est-à-dire
qu’elles sont déterminées par la société, plus précisément par le pouvoir
politique au sens large, par les choix collectifs dans le groupe. Comme elles
déterminent la répartition des ressources et donc les revenus, des conflits
d’intérêt entre les bénéficiaires sont inévitables. On a la séquence suivante :

Pouvoir politique à institutions économiques à distribution des-


ressources et performance économique
Tout serait simple s’il ne s’agissait que d’augmenter au maximum le
gâteau à se partager – avec les meilleures institutions – et de trouver ensuite
un moyen de le répartir grâce au pouvoir politique, mais la réalité est plus
complexe : il y a un problème avec le pouvoir, qui peut vouloir acquérir pour
les siens des gains privés plus élevés, même avec des institutions inefficaces
au plan global. Les institutions d’équilibre ne seront donc « pas
nécessairement celles qui maximisent le gâteau, mais la part du gâteau prise
par les groupes puissants » (Acemoglu). Ainsi, une des grandes causes du
sous-développement réside dans le fait que des leaders politiques sont
amenés à choisir des politiques qui mènent à la stagnation, parce que c’est
leur intérêt et celui de leur groupe. Le cas du Zaïre regorgeant de richesses
qui s’appauvrit pendant les vingt ans de dictature de Mobutu est exemplaire
à cet égard52. Les dictateurs cherchent avant tout à rester au pouvoir, et pour
cela ils sont disposés à acheter les loyautés, à distribuer des passe-droits à un
petit groupe, un accès privilégié aux ressources, même au prix de la faillite
économique du pays53. Il est plus simple et plus avantageux d’acheter le
soutien d’un groupe limité, que de mettre en œuvre des réformes et des
politiques difficiles, qui seraient pourtant à même de replacer l’économie sur
les rails. La seule voie du développement est le règne de la loi, mais
pourquoi un dictateur la respecterait-il ? Tout gouvernement assez fort pour
la faire respecter, garantir les droits de propriété, est aussi assez fort pour
confisquer les richesses, ponctionner les citoyens, au profit de sa clique.
C’est le problème de l’engagement (commitment problem) ou dilemme de
Weingast54 : un État doit garantir les droits de propriété pour assurer le
développement économique, et donc ses propres recettes fiscales, alors
qu’en même temps, s’il est assez puissant pour les faire respecter, il est tenté
de confisquer les richesses au bénéfice de quelques-uns. S’il le fait, il ruine la
croissance économique et maintient le sous-développement ; par exemple,
un régime autocratique qui assure ses propres droits de propriété, mais pas
ceux des autres, du fait de mesures d’expropriation, de taxation arbitraire, de
refus d’honorer ses dettes, de répartition des ressources en fonction de ses
intérêts.
La solution dans l’histoire s’est présentée sous la forme d’un contrat, d’un
engagement, où l’État assure la protection des droits de propriété en échange
d’un flux continu de revenus. Les impôts contre la stabilité, le fisc en échange
du règne de la loi. Un problème corollaire est que l’État est le seul garant du
respect des contrats, et que s’il est lui-même partie dans un conflit, il peut être
tenté de rompre son engagement et sa neutralité. C’est là qu’intervient la
nécessité de contrôles et d’équilibres au sein des pouvoirs, et donc de leur
séparation.
Si les institutions diffèrent entre les pays, la raison principale réside dans
le conflit pour la répartition des biens, de la production nationale. Des
institutions équitables, comme des droits de propriété bien établis pour
tous55, facilitent la croissance, mais elles peuvent léser des groupes déjà
privilégiés. À l’inverse, d’autres institutions entraînent la stagnation, mais
elles peuvent néanmoins enrichir certains. Tout dépend de qui détient le
pouvoir et est donc en mesure de mettre en place telles ou telles institutions.
Par exemple, là où les Européens se sont installés outre-mer et où il y
avait abondance de terres et faible densité de population, ils avaient intérêt à
mettre en place des institutions protégeant les droits de propriété de la
grande masse des immigrants. Ainsi de « bonnes institutions » ont facilité la
croissance en Amérique du Nord ou en Océanie. Mais là où la population
d’origine était nombreuse et les Européens une petite minorité (Afrique,
Asie), ils n’avaient pas intérêt à mettre en place ce type d’institutions (droits
de propriété équivalents pour tous), « car cela les aurait empêchés d’extraire
aussi facilement des ressources du reste de la société » (Acemoglu et alii).
Un autre exemple est celui des Marketing Boards en Afrique (voir ch. 7) :
là où les producteurs paysans avaient plus de pouvoir (au Kenya ou en Côte
d’Ivoire), ils ont pu éviter des politiques de prix trop défavorables à leurs
intérêts et aussi des institutions catastrophiques en termes de production
agricole : ponction excessive des organismes de stabilisation pour acheter la
tranquillité des citadins et enrichir les cercles du pouvoir, comme cela a été
le cas au Ghana ou en Zambie. Deux autres cas sont retenus par les auteurs,
celui de la Corée et celui de la colonisation (cf. encadré).
En définitive, le changement majeur requis dans les pays pauvres est la
transition vers des institutions qui rendent les dirigeants responsables
devant les résultats économiques, qui remplacent par des objectifs de
croissance ou d’améliorations sociales la simple recherche d’intérêts privés.
De larges coalitions majoritaires, portant les dirigeants au pouvoir, sont
nécessaires pour établir un relatif consensus et une certaine stabilité, pour
éloigner le risque de conflits et de coups d’État, mettre en place un cadre
favorable aux investissements et au développement. Les institutions
démocratiques sont ici nécessaires, même si la croissance peut être obtenue
avec un régime autoritaire stable et soutenu par la majorité (ex. Singapour,
ou la Corée du Sud et Taïwan avant les années 1990), voir encadré sur le rôle
de la démocratie.

Les institutions font la différence, d’après Acemoglu, Johnson


et Robinson (2005)
I. L’expérience coréenne
Jusqu’en 1945, et depuis 1910, la Corée toute entière est une colonie
japonaise. L’URSS prend le contrôle du nord du pays, après son entrée en
Manchourie à la fin de la guerre. Kim il-sung, un maquisard communiste,
est porté à la tête de la Corée du Nord, tandis que les États-Unis
soutiennent le nationaliste Syngman Rhee au sud. Après des élections en
1948, la République de Corée est proclamée au sud du 38e parallèle, tandis
que le nord devient la République populaire démocratique de Corée. La propriété
privée des terres et des entreprises est abolie au nord, qui suit les régimes
soviétique et chinois. Une économie capitaliste de marché est mise en place
au sud. On a là une expérience parfaite de différences institutionnelles,
puisque les autres facteurs (culture, langue, histoire, peuplement,
géographie, etc.) sont pratiquement identiques, même si le nord est plus
riche en matières premières, en infrastructures et en industries (chimie,
hydroélectricité), du fait des investissements japonais. Dès les années 1970,
les deux pays divergent à l’avantage du sud, qui devient un des miracles
asiatiques, alors que le nord stagne. En 2000, le revenu par tête est de
16 100 dollars au sud, contre 1000 au nord. Les institutions défaillantes au
nord sont cependant conservées, bien après qu’il soit devenu clair pour
tous qu’elles ne marchent pas, y compris pour les dirigeants communistes.
Dans les années 1950 et 1960, la plupart des observateurs pensaient
que le système collectif et planifié était supérieur pour assurer le
développement des pays pauvres, ce n’est plus le cas en 1990. Pourtant
le socialisme réel est maintenu, même s’il est défavorable pour
l’ensemble de la population (à l’exception de l’élite au pouvoir), ce qui
montre bien qu’un choix institutionnel désastreux peut très bien durer
dans le temps. Le pouvoir détermine les institutions, non leur effet sur
le bien-être collectif. Comment expliquer le maintien d’une orientation
économique catastrophique, sinon par le fait qu’un petit groupe veuille
conserver ses privilèges à tout prix (pouvoir, richesse, avantages
divers) ? Une autre explication est plus idéologique et psychologique : il
est difficile de revenir sur l’engagement de toute une vie et reconnaître
une erreur aussi monumentale, surtout dans une culture où perdre la
face doit être évité par-dessus tout.

Figure 2.8 : PIB par habitant ($) en Corée du Nord et en Corée du Sud,
1980-2014

Source : Banque mondiale, FMI, IHS.

II. L’expérience coloniale : le grand renversement


Avant la conquête coloniale, les sociétés les plus riches en Amérique sont
celles des Aztèques et des Incas, celles au nord de l’Amérique du Nord et
au sud et l’est de l’Amérique du Sud sont les plus pauvres. La situation
est inversée après la colonisation : les régions du nord et du sud du
continent (Canada, États-Unis, Chili, Argentine, Uruguay) deviennent les
plus riches. De même en Asie-Pacifique, les sociétés les plus riches sont la
Chine ou l’Inde, les plus pauvres sont celles de l’Océanie. La situation là
aussi est inversée quelques siècles après, l’Australie, la Nouvelle Zélande
figurent parmi les pays les plus développées. C’est le grand renversement
(Reversal of Fortune) étudié par les auteurs, suite aux bouleversements
considérables dans les institutions, produites par l’irruption des
Européens. Le retournement se produit vers la fin du XVIIIe siècle et le
début du XIXe, en même temps que le processus d’industrialisation. Les
régions les plus urbanisées en 1500 deviennent celles qui le sont le moins
vers 1800. En 1750, la production manufacturée par tête est plus élevée
en Inde qu’en Amérique du Nord, en 1860 la situation est inversée et
l’écart devient un gouffre par la suite. La raison principale est que les
parties les plus pauvres et moins peuplées des régions colonisées ont été
dotées d’institutions plus favorables par les colonisateurs (droits de
propriété mieux établis et répartis). Au contraire, les grands empires,
Moghol, Inca, Aztèque, avaient des institutions centralisées, destinées à
faire remonter la richesse vers une élite, et les Européens, moins
nombreux dans ces régions, ont repris à leur compte ce type
d’institutions.
Ce ne sont pas les facteurs climatiques, culturels, religieux ou ethniques qui
sont à l’origine du développement, d’après les néoinstitutionnalistes, mais
bien les seules institutions. Ainsi ils rejettent par une série de contre-
exemples les idées de Max Weber sur le rôle du protestantisme (des
communautés puritaines dans les Antilles ont fini dans le sous-
développement), les idées de nombreux auteurs comme Sachs sur le climat
(les régions tropicales étaient les plus riches au départ), le rôle de la culture
(les Hollandais avaient par exemple les meilleures institutions chez eux,
leurs colonies ont hérité d’institutions défavorables ; les Britanniques ont
créé nombre de colonies en Afrique et en Asie qui ont échoué à mettre en
place de bonnes institutions, contrairement aux colonies de peuplement),
le rôle de la race (Hong Kong et Singapour, sans peuplement européen ont
beaucoup mieux réussi que les sociétés européennes d’Amérique latine,
comme l’Uruguay ou l’Argentine, avec plus d’Européens en proportion de
leur population que le Canada ou les États-Unis), etc., pour ne retenir que
l’aspect clé, strictement institutionnel.

Les coûts de transaction


Le concept des coûts de transaction, élaboré par Ronald Coase est le
principal outil utilisé par North pour comprendre le rôle des institutions.
L’analyse économique orthodoxe ne s’intéressait qu’aux coûts de production
et considérait que les coûts de transaction étaient nuls. Ce sont les coûts qui
accompagnent l’échange, qui résultent de la gestion et de la coordination du
système économique dans son ensemble et non de la fabrication physique
des biens. Dans une société complexe, la plupart des gens – de l’avocat au
comptable, de l’homme politique au banquier – ne sont pas engagés
directement dans des activités de production, mais dans des activités visant
à réduire les coûts de transaction, qui comptent pour environ la moitié du
PIB dans les pays riches.
Des coûts de transaction élevés constituent un obstacle à la croissance
parce qu’ils freinent les échanges. Le rôle des institutions est justement de
réduire ces coûts. L’histoire économique de l’Occident est, selon North,
l’histoire de la mise en place progressive d’institutions adaptées, propres à
contenir la montée des coûts de transactions qui accompagne la division
accrue du travail et donc la complexité croissante des sociétés. Dans une
communauté primitive, les liens personnels limitent les coûts de transaction
car les participants à l’échange se connaissent et sont donc obligés d’adopter
des normes d’équité. Les coûts de production y sont par contre élevés car la
société n’est pas spécialisée et dispose de peu de capital technique. Lorsque
les marchés s’élargissent, les relations économiques deviennent
impersonnelles et il faut protéger les contractants des fraudes, abus et autres
pratiques coûteuses ou dissuasives des échanges, par tout un arsenal
institutionnel, notamment juridique. Le développement s’accompagne d’un
accroissement des coûts de transaction, au fur et à mesure que la société
devient plus complexe, et d’une réduction des coûts de production, au fur et à
mesure que le capital s’accumule et que la société se spécialise. Toute la
question est de savoir si la baisse des seconds ne sera pas annulée par la
hausse des premiers : les institutions seules feront la différence en limitant
ou non cet accroissement.

Figure 2.9 : Évolution des coûts de production et de transaction


avec le développement

Coûts de production Coûts de transaction

Société primitive élevés faibles

Société développée faibles élevés

Les institutions sont définies par North comme les règles, les codes de
conduites, les normes de comportement, mais aussi la manière dont ces
conventions sont appliquées. Ce sont « les comportements réguliers et
codifiés des gens dans une société, ainsi que les idées et les valeurs associées
à ces régularités »56. On peut faire une liste non limitative de ces institutions
adaptées capables de limiter les coûts de transaction. Elle correspond en
partie aux caractéristiques de l’économie de marché : les thèses des
néoinstitutionnalistes sont résolument libérales.
• La garantie des droits de propriété, un statut diversifié des entreprises
• Le bon fonctionnement des mécanismes du marché
• La liberté d’entreprendre, d’initiative, de création
• Un système fiscal transparent, prévisible et équitable
• La mobilité des facteurs de production
• La sécurité des échanges, le respect du droit
• Un système légal fiable, une justice impartiale
• L’autorité de l’État, l’intégrité des administrations
• Les mécanismes de représentation populaire
• La protection des inventeurs
• La mise en place de marchés des denrées, des titres et des devises
(Bourses)
• L’abolition des privilèges, des monopoles, des corporatismes
• Les comportements civiques
• Le degré de confiance, la valorisation du travail, l’éthique57
Il faut distinguer les institutions des organisations. Ces dernières, les
entreprises, les administrations, les groupes de pression, les associations,
etc., sont justement appelées dans le langage courant institutions. Mais pour
les institutionnalistes, les organisations ne sont pas les institutions. Elles ne
sont que les acteurs ou les joueurs, tandis que les institutions sont les règles
du jeu. Celles-ci changent avec le temps, s’adaptent aux nouvelles
techniques, aux modifications des prix relatifs, aux nouvelles idées, de façon
essentiellement continue, progressive, selon des voies tracées par la
structure institutionnelle passée. C’est ce qu’on appelle la dépendance par
rapport au sentier, formule imagée qui implique que le présent est dans une
large mesure conditionné par le passé, et que des tendances lourdes se
maintiennent à cause des forces d’inertie propres aux sociétés et aux
comportements, ce que John Stuart Mill appelait déjà « l’esclavage des
circonstances antérieures ». Le phénomène de « path dependence » explique
qu’il soit difficile de sortir des structures institutionnelles données d’une
société.
Appliqué à l’évolution à long terme, le cadre théorique ainsi posé permet
à North d’affirmer que « l’Essor du monde occidental 58 est l’histoire
d’innovations institutionnelles réussies qui sont venues à bout de la faim et
des famines, des maladies et de la pauvreté, pour produire le monde
développé moderne. » Entre le XVe et le XVIIIe siècle certains pays mettent en
place des institutions favorables au progrès économique (la Hollande et
l’Angleterre), tandis que d’autres échouent à le faire (l’Espagne et la France).
Ces institutions permettent de contenir la montée des coûts de transaction,
d’accroître la productivité de telle façon que la tendance aux rendements
décroissants dans l’agriculture soit contrée, de récompenser les innovateurs,
bref de rassembler finalement les conditions favorables à la révolution
industrielle.
Celle-ci consiste en une spécialisation accrue permise par un
élargissement des marchés, et un changement dans l’organisation
économique pour limiter les coûts de transaction, ce qui a favorisé à son
tour les innovations techniques et la croissance. Ces changements sont ceux
que nous connaissons au XXe siècle, c’est-à-dire l’hyperspécialisation et la
hausse sans précédent des niveaux de vie, et là encore le développement de
tout un secteur tertiaire qui devient dominant et dont le rôle est de
coordonner et de faire fonctionner une société de plus en plus compliquée,
« de permettre des échanges complexes », en réalisant une « adaptation
efficace ». La croissance n’est donc possible que par le jeu d’équilibre entre
les deux types de coûts : les coûts de production qui baissent avec les
changements technologiques, les coûts de transaction qui augmentent avec
la complexification de la société, et les institutions qui s’adaptent pour
limiter cette augmentation. Si cette adaptation n’est pas réussie et si les
coûts de production ne baissent pas suffisamment pour compenser la hausse
des coûts de transaction, la croissance peut être bloquée comme dans
nombre de sociétés à l’Est et au Sud. Le sous-développement persistant en
Afrique, ainsi que les difficultés énormes de la transition en Russie,
s’expliquent par des coûts de transaction exorbitants liés à divers facteurs
institutionnels : faiblesse de l’État, insécurité générale, corruption,
népotisme, forte influence des groupes de pression ou des groupes
ethniques, puissance des mafias, manque d’intégrité des administrations,
mauvais fonctionnement du marché, etc. La seule voie possible du
développement réside donc dans l’élaboration progressive d’institutions
capables de maîtriser ces coûts. L’expérience des pays développés montre
que le marché ne peut fonctionner avec efficacité qu’avec un cadre
institutionnel favorable, un cadre dont l’État ne représente qu’un élément.

Démocratie, État de droit, liberté économique


et développement
Il faut distinguer démocratie et État de droit, dans la première des
élections ont lieu, la séparation des pouvoirs est organisée et les libertés
individuelles sont respectées, dans le second les droits de propriété et la
loi sont respectées (rule of law), mais il n’y a pas forcément de
démocratie. Par exemple, le IIe Reich allemand (1871-1918) est un État
de droit, mais pas une démocratie. Singapour, la Tunisie, la Malaisie et la
Chine sont ou ont été des régimes autoritaires, peu démocratiques, mais
stables et protégeant les droits de propriété, avec une croissance forte.
L’Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats sont également dans ce cas. À
l’inverse, la Bolivie, la Colombie, Madagascar ou le Sri Lanka sont des
démocraties électorales, mais le règne de la loi et la sécurité sont faibles.
L’Inde est une démocratie, mais pauvre, et elle a beaucoup de chemin à
parcourir pour être un État de droit, la corruption et les privilèges y étant
endémiques.
L’État de droit favorise la croissance : les droits de propriété sûrs et la
protection des échanges incitent les gens à travailler et investir. Mais
qu’en est-il de la démocratie ? Un gros avantage est qu’elle limite les
pillages, les tendances propres aux autocrates à abuser de leur pouvoir
pour s’enrichir, eux et leur clique, aux dépens du pays. Elle entraîne aussi
en général une redistribution des revenus, puisque les masses nomment
leurs responsables et ont plus de poids sur la politique économique.
Cette redistribution est favorable à un plus grand consensus social,
moins de conflits internes, et donc elle a un effet positif pour l’économie.
Mais d’un autre côté, si la redistribution est largement étendue, comme
sous Perón en Argentine dans les années 1950, et si elle est accompagnée
d’une redistribution des actifs (terres) et de nationalisations, elle peut
porter atteinte aux droits de propriété, au système légal, et ainsi
décourager l’investissement et l’effort individuel. Les transferts sociaux
trop poussés peuvent également encourager une frange de la population
à se détourner du travail et de l’emploi productif. En outre, il faut des
prélèvements fiscaux supplémentaires pour les financer, ce qui de l’autre
côté peut avoir des effets négatifs sur l’investissement et l’activité des
catégories aisées.
Que disent les études empiriques sur la question ? Tout d’abord il existe
divers organismes qui mesurent la démocratie, ainsi que son évolution, son
extension ou son recul dans les différents pays. Le plus connu est Freedom
House qui publie un rapport annuel mesurant les libertés individuelles et
les droits électoraux selon une batterie d’indices. Le nombre de pays où
les libertés individuelles et les droits politiques sont respectés,
partiellement respectés, ou non respectés, apparaît dans ce tableau où
l’on constate la progression des régimes démocratiques :

Libertés individuelles et partiels non respectés


droits politiques

1975 40 (25 %) 53 (34 %) 65 (41 %)

1985 56 (34 %) 56 (34 %) 55 (33 %)

1995 76 (40 %) 62 (32 %) 53 (28 %)

2005 89 (46 %) 58 (30 %) 47 (24 %)

2014 89 (46 %) 55 (28 %) 51 (26 %)

Source : Freedom in the World 2015, https://freedomhouse.org/report-types/freedom-world.

L’État de droit est également mesuré à travers tous les organismes


évaluant le risque pour les investisseurs étrangers (par ex. le PRS Group
publiant un International Country Risk Guide59) utilisant des indicateurs sur
l’application de la loi, l’ordre, les conflits religieux, le degré de corruption, la
qualité des administrations, etc. La Banque mondiale calcule des indicateurs
de gouvernance pour 215 pays depuis 1996 sur six dimensions : « Voice and
Accountability », « Political Stability and Absence of Violence », «
Government Effectiveness », « Regulatory Quality », « Rule of Law » et «
Control of Corruption »60. Chacune de ces dimensions combine un nombre
important d’indicateurs. L’index Rule of Law par exemple, combine divers
indicateurs estimant la confiance des agents, l’observation de la loi, l’étendue
de la délinquance, l’efficacité de la justice et l’application des contrats.
Par ailleurs, la liberté économique est mesurée par divers organismes,
comme l’institut Fraser au Canada, à travers un Economic Freedom of
the World Index61, évaluant la protection des droits de propriété, la part de
l’État, l’étendue des choix individuels, l’ouverture à l’extérieur et le degré de
concurrence. L’indicateur Doing Business de la Banque mondiale62 mesure
quant à lui la réglementation des affaires et son application effective dans
189 économies et dans certaines villes depuis 2002.
Les trois facteurs retenus ici, la liberté économique, l’État de droit, la
démocratie, sont indépendants les uns des autres, on peut en avoir un, deux
ou trois, mais tous peuvent contribuer à la croissance économique. La
séquence historique en Europe a été la suivante : l’État de droit tout d’abord,
dans les monarchies absolues du XVIe au XVIIIe siècle, la liberté économique
ensuite, au XVIIIe siècle, avec le recul des pratiques mercantilistes, la fin des
contrôles religieux ou étatiques sur les activités économiques, enfin la
démocratie, qui s’affirme du XVIIIe au XXe siècle en Europe occidentale. Des
enchaînements apparaissent : l’État de droit et la liberté économique ont
favorisé l’avènement

Figure 2.10 : État de droit, démocratie et liberté économique

La liberté économique dans le monde (Fraser Institute)


Source : Economic Freedom of the World 2015 Annual Report, Fraser Institute.

État de droit, Banque mondiale

Source : Banque mondiale, indice de l’état de droit (“Rule of law”), Worldwide Governance Indicators,
2014.

Liberté dans le monde (Freedom House)

Source : Freedom House 2014, https://freedomhouse.org/report-types/freedom-world.


de la révolution industrielle et la croissance économique moderne, celles-ci
ont entraîné la formation d’une classe moyenne de plus en plus large,
éduquée, et qui a fait pression et a fini par obtenir des droits étendus, droits
d’expression, de vote, de culte, de circulation, etc., ce qui explique la montée
des institutions démocratiques (« effet Aristote-Lipset »63).
Les tests empiriques sur les liens entre État de droit, démocratie, liberté
économique, d’un côté, et croissance économique de l’autre, ont été menés
avec les résultats suivants. Tout d’abord la liberté économique et l’État de
droit favorisent indiscutablement la croissance, la corrélation est positive et
va vers cette dernière. L’étude du Fraser Institute montre que la liberté
économique favorise une croissance plus forte, une hausse des niveaux de
vie, une amélioration de l’indicateur du développement humain. Les
recherches de Robert Barro montrent également le lien entre État de droit et
croissance économique (voir Barro, 2000), notamment à travers le rôle de
l’investissement.Il est également clair que l’écart de pauvreté se creuse entre
les pays touchés par la violence et ceux qui ne le sont pas : la pauvreté recule
dans la majeure partie du monde,

Figure 2.11 : Violence et pauvreté


Note : La population pauvre est le pourcentage de la population ayant moins de 1,25 dollar par jour
pour vivre.
Source : Banque Mondiale 2011, à partir des statistiques sur la pauvreté établies par Chen S., Martin
Ravallion, et Prem Sangraula, “Dollar a Day Revisited”, World Bank, Economic Review 23 (2), 2008, pp. 163-
84.

mais elle recule plus lentement dans les pays sujets à la violence. Un épisode
de trois ans de violences majeures (morts dans des combats ou surnombre
de morts par homicide équivalant à une guerre majeure), l’écart de pauvreté
se creuse de 2,7 points de pourcentage dans le pays touché.
Par contre, le lien entre démocratie et croissance est moins clair. Il existe
à première vue une bonne corrélation entre gouvernance et revenu par tête,
mais si l’on utilise un panel (c’est-à-dire les mêmes pays à plusieurs dates
différentes sur une longue période) pour mesurer cette relation, elle
disparaît complètement (Acemoglu et alii, 2008). Barro suggère une courbe
en U inversé, un effet positif au début pour les pays qui sortent de
dictatures, parce que les droits sont renforcés, puis un effet négatif, après un
certain seuil de progrès démocratiques, parce que la redistribution freine
l’activité. Mais de façon générale, le lien est faible : « e fact is that
democracy is a tricky matter »64. Il y a des dictatures, comme des
démocraties, avec une croissance forte, d’autres avec une croissance faible.
On peut en fait distinguer deux types de dictateurs, ceux qui tendent à
favoriser la croissance, à travers les droits de propriété et l’ordre, comme
Pinochet, Ben Ali ou Lee (Singapour) : si le gâteau augmente, leur part
augmente aussi. D’autres qui ont eu des résultats très mauvais (en Afrique,
Mobutu, Idi Amin Dada, Bokassa, etc. ou en Asie, Marcos ou Mao, en
Amérique latine, Castro, Perón, Videla), et qui étaient plutôt axés sur le
détournement à leur profit, mais au désavantage de l’économie, ou bien dans
de grands schémas catastrophiques (Mao, Castro, Perón).
Chapitre 3

Modèles et théories
de développement

Les modèles de développement ont pour objectif de démonter la mécanique


de la croissance et d’expliquer comment une économie se développe. Cette
mécanique est enclenchée dès lors qu’un surplus apparaît (la production
dépasse la consommation) et qu’il est affecté à l’accroissement de la
capacité de production.
Prenons un exemple très simple : dans un village de pêcheurs, si les
prises (production) dépassent les besoins (consommation), la population
pourra vivre un certain temps sur des réserves et se consacrer à d’autres
tâches que la pêche, par exemple la construction de pirogues plus
grandes, ou de filets. Il s’agit d’un investissement venant accroître le stock
de capital technique et la capacité de production. Le produit de la pêche
pourra alors augmenter, le processus se poursuivre et les activités se
diversifier. Cet exemple met l’accent sur le rôle des biens de production,
mais nous verrons que bien d’autres facteurs peuvent être à l’origine de la
croissance.
Celle-ci sera naturellement orientée par les gouvernements. Après
1945, en effet, l’idée s’est imposée que la croissance n’était pas seulement
« quelque chose qui arrivait ou qui n’arrivait pas, mais aussi quelque
chose à planifier et à promouvoir » (Reynolds). Les stratégies de
croissance vont dès lors préoccuper les économistes, comme l’illustre la
fameuse controverse entre les tenants de la croissance équilibrée et ceux
de la croissance déséquilibrée, abordée dans la deuxième partie du
chapitre.

Les modèles de développement :


des classiques aux keynésiens
Les classiques, qui ont vécu l’essor de la révolution industrielle, se sont
naturellement penchés sur le processus de développement. Pour Adam
Smith, c’est la division du travail, dans le cadre des industries, qui est à
l’origine de la croissance, grâce à la hausse de la productivité. De plus, la
célèbre main invisible (le marché) « guide l’investissement vers les
affectations les plus rentables, entraînant ainsi l’accroissement des
emplois et des richesses » (Joan Robinson). Ricardo et Mill pensaient que
l’économie tendait vers un état stationnaire (où les profits et donc les
investissements seraient réduits à zéro) du fait de la rareté de la terre et
de l’augmentation des prix des denrées agricoles, à mesure que la
population, et donc les besoins agricoles, s’accroissaient. C’est la reprise
de la théorie de Malthus, quoique sur un mode moins tragique. Selon ce
dernier, on s’en souvient, l’écart croissant entre population et
subsistances mènerait à la surpopulation et aux famines.
Ces théories souffrent de sous-estimer le rôle du progrès technique
qui a permis la poursuite et la propagation de la croissance à de
nombreux pays. De même, selon une certaine interprétation de Marx –
dont la réputation de dernier des classiques serait à cet égard justifiée –
l’accumulation du capital a pour conséquence une baisse « tendancielle »
du taux de profit, l’interruption de l’accumulation et finalement la fin du
capitalisme.
L’analyse du développement n’a été reprise qu’après 1940 avec les
économistes du même nom et divers modèles ont été élaborés : la théorie
des étapes de la croissance, le modèle de Lewis, d’inspiration classique,
les modèles basés sur le problème du choix, d’origine néoclassique, les
modèles de croissance néokeynésiens et plus récemment les modèles de
croissance endogène ou de développement durable.
Un modèle classique : la croissance et l’état
stationnaire
On part d’un certain montant de travail, L, qui conduit à un niveau de la-
production Y. Les salaires correspondent au niveau minimum de
subsistance (loi du salaire naturel). Le surplus obtenu est la différence
entre la production et la consommation (assimilée au montant total des
salaires). Le surplus est accumulé par les producteurs capitalistes et
permet l’investissement et la croissance. L’augmentation du capital
technique entraîne une demande accrue de travail, et pour une
population donnée une hausse des salaires au-dessus du minimum vital :
le salaire réel s’élève. Cette amélioration, selon les classiques, pousse à la
hausse de la population, soit une augmentation de l’offre de travail. Celle-
ci rétablit l’équilibre antérieur sur le marché du travail et le salaire
retombe au niveau de subsistance. Un nouveau surplus est donc acquis
par les capitalistes, qui l’investissent à nouveau, ce qui conduit à une
nouvelle hausse de la demande de travail, etc.
Cette dynamique de la croissance est cependant peu à peu freinée,
puis arrêtée, par la loi des rendements décroissants, la rente payée à la
terre s’élève avec la rareté croissante des terres fertiles, du fait de la
hausse de la population, les salaires nominaux suivent puisqu’ils
dépendent des prix agricoles, toute la production est peu à peu absorbée
par la consommation, le surplus disparaît, on n’investit plus, l’état
stationnaire est atteint. Le progrès technique et le libre échange ne
peuvent que retarder cette évolution. la figure 3.1 présente ce-
mécanisme, résumé ci-après :

Surplus (Production – Consommation, ou montant des salaires) à


Investissement et accumulation du capital technique à hausse de la-
demande de travail à hausse du salaire réel à hausse de la
population et de l’offre de travail (de L1 à L2) à retour au salaire de
subsistance à nouveau surplus à accumulation à hausse de la
demande de travail, etc., jusqu’à l’état stationnaire, avec une
population L3
Figure 3.1 : La croissance vue par les classiques

Les critiques qu’on peut porter à cette analyse sont bien connues.
• Tout d’abord les salaires ne sont pas restés au niveau du minimum de
subsistance, ils se sont élevés bien au-delà, du fait en particulier des
luttes sociales. Autant la loi du salaire naturel des classiques, que son
équivalent socialiste, la loi d’airain des salaires (Ferdinand Lassalle),
ont été abandonnées depuis longtemps. Et malgré cette hausse rapide
des salaires, l’état stationnaire n’a pas été atteint, la croissance n’a fait
au contraire que s’accélérer depuis le XVIIIe siècle (1 à 2 % par an au
XIXe, 3 à 4 % au XXe).
• La raison en est bien sûr la sous-estimation du progrès technique par
les classiques, qui s’est envolé au XIXe siècle, et a permis de
contrecarrer les effets de la loi des rendements décroissants.
• Enfin, Malthus s’est largement trompé sur un point crucial du
raisonnement exposé ci-dessus : lorsque les salaires augmentent à long
terme, dépassent le minimum de subsistance, les gens ne font pas plus
d’enfants, mais ils consomment plus et ont moins d’enfants... La théorie
malthusienne a été infirmée par l’évolution des pays développés, et
aussi maintenant par celle du tiers monde.
Un modèle dualiste : le développement
avec une offre illimitée de main-d’œuvre (Lewis65,
1954)
Il s’agit du modèle le plus justement célèbre de l’économie du
développement, qui resitue le mécanisme de la croissance dans une
économie traditionnelle. On parle d’un modèle d’inspiration classique car
on est dans le même cadre que les économies des auteurs classiques, la
Grande-Bretagne ou la France vers 1800-1830, un vaste secteur rural et
un secteur industriel moderne réduit.
Lewis part tout d’abord du principe classique d’accumulation selon
lequel les profits sont à l’origine de l’épargne, de l’investissement et donc
de la croissance : « pratiquement toute l’épargne vient de ceux qui
reçoivent des profits. L’épargne des travailleurs est très faible. Les classes
moyennes épargnent un peu, mais sans grande conséquence sur
l’investissement productif, la plupart de ses membres étant engagés dans
la lutte permanente pour maintenir leur standing (keep up with the
Jones) ». La classe des capitalistes industriels ou agricoles (plantations
modernes) est en outre la seule à investir de façon productive,
contrairement aux classes dominantes des sociétés traditionnelles :
propriétaires terriens absentéistes, commerçants, banquiers, prêtres,
militaires, aristocrates, qui ont d’autres intérêts : palais, monuments, luxe,
plaisirs, temples, fortifications, etc. Ainsi le développement ne peut
survenir que si la répartition des revenus se modifie en faveur des
capitalistes, aussi bien du secteur privé que du secteur public, c’est-à-dire
si la part des profits augmente dans le Revenu national par rapport aux
salaires. On retrouve ici l’idée d’un doublement du taux d’investissement,
atteignant environ 15 % du produit national.
Ensuite, Lewis considère une économie à deux secteurs : le secteur
capitaliste et le secteur de subsistance. Dans celui-ci on trouve bien sûr
l’agriculture traditionnelle, mais aussi toutes les activités informelles en
ville : travailleurs occasionnels, petits marchands, domestiques, gardiens,
porteurs, messagers, etc. La productivité des travailleurs y est très faible,
comme les revenus. Beaucoup, employés ou non, sont en fait
improductifs : par exemple, le travail de la ferme pourrait être fait avec
moins de personnes, nombreux sont oisifs, plusieurs gardiens sont
employés là où un seul suffirait, les ascenseurs ont un liftier, etc. Cela
signifie que la productivité marginale peut être très faible ou même nulle,
inférieure au salaire ou au revenu perçu. Dans la ferme traditionnelle le
revenu moyen correspondra à la production divisée par le nombre des
membres, même si certains ont un produit marginal inférieur.
Il résulte du point précédent que l’économie dispose d’un excédent de
main-d’œuvre correspondant au chômage déguisé du secteur de
subsistance. Cette abondance de main-d’œuvre non qualifiée explique
l’expression « offre illimitée de main-d’œuvre » : le secteur capitaliste
moderne trouve dans le secteur de subsistance des réserves de
travailleurs sans avoir à augmenter le salaire qui reste fixe. Selon les
termes de Lewis : « l’offre de travail est illimitée aussi longtemps que,
pour un salaire donné, elle excède la demande de travail ». Ceci peut
encore s’exprimer par l’idée d’une offre infiniment élastique de main-
d’œuvre (w dans le schéma ci-après). On retrouve ici les conditions
décrites par les classiques au début du XIXe siècle, et c’est en cela que le
modèle abandonne le schéma néoclassique où l’offre de travail est limitée
et le salaire varie en fonction du marché. D’autres facteurs garantissent
l’abondance de la main-d’œuvre : l’entrée progressive des femmes sur le
marché du travail, le chômage technologique et la forte croissance
démographique.
La scène étant mise en place, Lewis met la pièce en mouvement : le
développement, dans une économie dualiste, consiste dans la réduction
progressive du secteur archaïque et le renforcement du secteur moderne.
Celui-ci va progressivement absorber la main-d’œuvre du secteur de
subsistance, grâce à un salaire un peu plus élevé, mais qui reste faible. Il
représente le coût d’opportunité pour le candidat migrant (produit moyen
du secteur traditionnel) + une prime d’environ 30 % permettant d’attirer
les travailleurs. L’embauche dure d’abord tant que la productivité
marginale des travailleurs est supérieure au salaire (cf. figure 3.2). Le profit
réalisé est investi par les capitalistes, ce qui permet d’accroître la
productivité marginale et d’entamer une nouvelle phase d’embauche,
jusqu’à l’égalisation du salaire et de la productivité marginale, et ainsi de
suite.
À la fin du processus, quand toute la main-d’œuvre en excédent est
absorbée par le secteur capitaliste, la modernisation a eu lieu. Les
revenus et les salaires s’élèvent alors dans le secteur de subsistance où la
main-d’œuvre n’est plus abondante, et également dans le secteur
moderne. La réduction des effectifs dans le monde rural permet une
rationalisation de l’activité. Le développement commence à bénéficier
aux salariés, mais les profits voient leur part diminuer progressivement,
l’investissement et la croissance se ralentissent.

Figure 3.2 : Le modèle de Lewis, développement avec une offre illimitée


de main-d’œuvre

La courbe du quadrant I représente l’évolution de la production totale du secteur traditionnel, on


se situe à un niveau d’emploi LA et une production PA, avec un excédent de main-d’œuvre, le
produit marginal est nul, le revenu est de wA. Le quadrant II montre les courbes de production
unitaire (produit moyen et produit marginal dans le secteur traditionnel). Les quadrants III et IV
présentent l’évolution de la production et de l’emploi dans le secteur moderne, au niveau unitaire
(III) et global (IV).
La courbe de produit marginal du travail du quadrant III est décroissante, pour un capital technique
donné, du fait de la loi des rendements décroissants. wM représente le salaire du secteur capitaliste,
wA le salaire ou revenu du secteur de subsistance, obtenu sur le quadrant II (niveau du produit
moyen pour une production PA et un niveau d’emploi LA). OL1 représente le niveau d’emploi initial
dans le secteur moderne, lorsque le produit marginal du travail devient égal au salaire, PM = wA. Le
niveau du salaire donne également l’offre de travail puisque les firmes peuvent trouver autant de
main-d’œuvre qu’elles veulent à ce prix (offre infiniment élastique). Le produit marginal représente la
demande de travail jusqu’au niveau d’égalisation avec le salaire, les firmes n’embauchant que si le
produit marginal est supérieur au coût du travail. La surface π représente la marge sur salaire, profit
ou surplus du secteur capitaliste qui sera réinvesti (passage à un niveau de capital K2) et permettra
d’accroître la productivité, et de passer ainsi à une courbe plus élevée du produit marginal, et au
niveau d’emploi OL2, et ainsi de suite, jusqu’à absorption de l’excédent de main-d’œuvre (le salaire
passe alors à w’M et la part du surplus diminue).

Le modèle met l’accent sur la part croissante des profits dans le


revenu national, c’est-à-dire de l’épargne, liée à la progression du secteur
capitaliste. Pour Lewis, les PED n’ont pas une épargne faible parce qu’ils
sont pauvres, mais parce que leur secteur capitaliste est réduit. La hausse
du taux d’investissement (I/Y) permet une croissance rapide. Comme le
dit le prix Nobel : « le problème central de la théorie du développement
est de comprendre comment une communauté qui investit 4 à 5 % du
revenu national, ou moins, se transforme en une économie où le taux
d’investissement passe à 12-15 %. » C’est ce que son modèle explique, et
Lewis donne l’exemple de la Grande-Bretagne entre 1780 et 1870, des
États-Unis entre 1840 et 1890, ou de l’Inde depuis 1945.
Lewis ajoute que la politique économique peut agir pour maximiser la
croissance, il préconise en particulier :
• de pratiquer une politique d’expansion monétaire pour aider au
financement des investissements ;
• de ne pas fixer les prix industriels ni essayer de contrôler l’inflation,
afin d’éviter de réduire les profits et donc l’investissement ;
• d’empêcher une hausse prématurée des revenus de subsistance (par
des aides, par une politique fiscale, par des prix agricoles administrés),
dans le secteur traditionnel, afin de préserver l’attrait du salaire plus
élevé dans le secteur moderne ;
• de protéger les industries nationales de la concurrence étrangère qui-
pèserait sur les prix du secteur moderne et donc sur les profits ;
• de décourager l’exportation de capitaux, par des contrôles de change,
là aussi pour préserver l’épargne et l’investissement internes ;
• d’éviter enfin des politiques sociales prématurées et des avantages
trop marquées aux syndicats, afin de préserver un partage du Revenu
national favorable au profit et donc à l’accumulation.
Le modèle a suscité une longue controverse, faite de critiques, de
répliques et de perfectionnements successifs.
Tout d’abord, on a mis en doute la possibilité de transferts élevés de
travailleurs vers le secteur moderne sans faire baisser la production
agricole. De nombreux auteurs ont insisté sur le fait que l’excès de main-
d’œuvre n’était que saisonnier, à cause de la nécessité de disposer de tous
les bras lors des périodes de pointe de l’activité agricole. À Cuba, par
exemple, la production de sucre a baissé après 1959, lorsqu’une partie
importante de la main-d’œuvre a été retirée du secteur agricole. Par
ailleurs, le fait que les techniques soient primitives implique la nécessité
de nombreux travailleurs. L’expérience du « Grand Bond en avant » en
Chine en 1958, qui a débouché sur une famine catastrophique, à la suite
de déplacements de la population agricole vers l’industrie, en témoigne.
Comme le disait avec humour à l’époque Colin Clark : « Après tout, si
vous devez cultiver un pays de la taille de la Chine avec des houes… le
travail de quelques six cents millions de personnes ne sera pas de trop. »
Cela dit, la simple observation des pays du tiers monde montre bien
qu’il y a une main-d’œuvre abondante inemployée ou sous-employée, et
le problème semble plutôt être de savoir comment l’utiliser à des fins
productives. D’un autre côté, s’il y a abondance de main-d’œuvre non
qualifiée, il reste que la pénurie de main-d’œuvre qualifiée dont les
industries ont besoin est un obstacle à la croissance.
Ensuite, le salaire industriel n’est pas resté fixe, même en termes réels,
il a progressé rapidement en dépit d’un chômage élevé. L’écart s’est accru
entre les revenus du monde rural et les salaires du secteur moderne et
urbain (dans le modèle de Lewis ces derniers n’étaient que de 30 % à 50 %
supérieurs, dans la réalité ils ont été de 2 à 3 fois plus élevés). Pour les
auteurs libéraux, ceci s’explique par la pression syndicale et la mise en
place de mesures sociales comme les salaires minimums, qui ont
contribué à favoriser les investissements capitalistiques, absorbant peu
de main-d’œuvre, et expliquant le maintien d’un chômage élevé.
De fait, plus de 30 ans après la constatation d’un surplus de main-
d’œuvre par Lewis, le problème du sous-emploi demeure, et l’absorption
massive de travail peu qualifié n’a pas eu lieu malgré la croissance, une
croissance de la production du secteur moderne supérieure à celle de
l’emploi, sauf dans quelques pays où les activités de main-d’œuvre ont été
favorisées. On peut aussi créer des emplois dans le secteur traditionnel à
un coût plus faible que dans le secteur moderne (voir la stratégie des
besoins fondamentaux, ch. 1).
De nombreux auteurs ont critiqué la sous-estimation par Lewis des
possibilités d’épargne et d’investissement des salariés et des pauvres dans
le tiers monde et la surestimation de l’investissement des capitalistes du
secteur moderne (consommations de luxe, fuite de capitaux, placements
à l’étranger, etc.). Des études ont montré qu’en Amérique latine par
exemple l’essentiel de l’épargne venait des classes moyennes.
Le modèle laisse dans l’ombre la question des débouchés : pourquoi les
capitalistes continueraient-ils à investir et à produire de plus en plus, si les
salaires, et donc la consommation, stagnent ? D’autre part, on suppose que
les agriculteurs restants vont produire un surplus permettant d’alimenter
les travailleurs du secteur moderne. Qu’est-ce qui les poussera à maintenir
leur production et à la vendre ? On peut répondre à la première question
en mettant en avant le rôle de l’État dans la poursuite du processus
d’accumulation. Quant à la seconde, la réponse est, bien sûr, que les
paysans vont produire plus pour acquérir les biens manufacturés vendus
par le secteur moderne. L’industrie doit trouver des débouchés dans
l’agriculture, et inversement. Mais alors, la productivité et les revenus vont
s’élever dans le secteur agricole et à leur suite les salaires du secteur
moderne, ce qui entre en contradiction avec l’hypothèse principale du
modèle et risque de freiner le processus d’accumulation.
Enfin, une critique tiers-mondiste du modèle est celle de Prebisch,
pour qui la mécanique décrite par Lewis est entravée par les relations de
pouvoir, le fonctionnement de l’État, dans les pays pauvres, qui
entraînent un gaspillage du surplus. En effet, celui-ci est approprié par
une élite (politiciens corrompus, oligarchie terrienne, banquiers,
industriels, etc.) qui contrôle l’État, incapable donc de jouer le rôle
dynamique décrit par Lewis, et s’assure que les politiques mises en place
seront favorables à ses intérêts, notamment le maintien d’une
consommation de luxe et de pratiques défavorables à l’investissement
productif.
Le modèle de Lewis réclame donc des adaptations considérables pour
mieux correspondre à la réalité du tiers monde, mais il a connu un très
grand retentissement, il a été formalisé mathématiquement, et a été suivi
par d’autres modèles dualistes. Il constitue encore une base remarquable
pour la compréhension du phénomène de développement dans les pays à
économie dualiste.

L’analyse keynésienne et le développement


Généralités
La crise de 1929 remet en cause le modèle classique de détermination du
niveau de l’emploi (inexistence d’un chômage involontaire grâce à des
salaires flexibles), avec son chômage massif de longue période. Deux
réponses théoriques sont apportées, l’une macroéconomique, la plus
connue, celle de Keynes, l’autre microéconomique. Commençons par
cette dernière. Il s’agit de la théorie de la concurrence imparfaite,
formulée en Angleterre par Joan Robinson, et aux États-Unis par Edward
Chamberlin, selon laquelle les monopoles, oligopoles, monopsones et
autres oligopsones, conduisent à une sous-utilisation des ressources, une
production totale inférieure à celle de concurrence, et donc un sous-
emploi structurel. Face à ces market failures, il faut une intervention
publique déterminée, une planification centralisée des ressources et des
investissements, leçon qui sera appliquée lors de la reconstruction après
1945, et dans le tiers monde après les indépendances.
La première explication est celle de la Théorie générale (1936) de
John Maynard Keynes, selon laquelle c’est la faiblesse de la demande
globale (consommation, investissement, dépenses publiques, demande
étrangère), déterminant le niveau du PIB et de l’emploi, qui est à
l’origine de la stagnation et du chômage. Le Revenu de plein emploi
n’est pas atteint, on a un Revenu national d’équilibre compatible avec
un sous-emploi massif. Il faut donc relancer la demande, par les
dépenses publiques, par les exportations, par l’investissement, par une
redistribution du revenu agissant sur la consommation, pour que le
Revenu d’équilibre se rapproche du Revenu de plein emploi.
On a pu critiquer la Théorie générale en disant qu’il s’agissait plutôt
d’une théorie spéciale, réservée au cas de pays développés coincés dans un
sous-emploi massif, mais en aucun cas généralisable aux pays pauvres et
aux problèmes du développement. En effet, la théorie keynésienne repose
sur l’hypothèse de marchés des biens et des facteurs qui fonctionnent : les
firmes peuvent répondre rapidement à un accroissement de la demande,
en embauchant et en augmentant leur production immédiatement. Ce
n’est pas nécessairement le cas dans les pays en développement, du fait
d’une offre peu élastique. Les blocages à la hausse de la production ne
viennent pas d’une demande insuffisante, mais de contraintes
structurelles et institutionnelles qui pèsent sur la production. Ainsi, il y a
une pénurie de capital technique, une pénurie de matières premières, de
biens intermédiaires (pièces), de devises, un manque de main-d’œuvre
qualifiée (autant pour la gestion que pour les aspects techniques), des
marchés des biens et des capitaux qui fonctionnent mal, des transports et
communications défaillants, etc. Autrement dit la relance par la demande
se traduit en inflation chronique et non en croissance réelle.
Un cas particulier de l’inadéquation de la théorie keynésienne est
celui des emplois urbains. Supposons une politique de relance de la
demande visant à créer des emplois dans le secteur moderne, qui se
traduit par un afflux de main-d’œuvre du secteur rural. On constate que
dans les pays à économie dualiste (Afrique, Brésil) il arrive beaucoup plus
de migrants que d’emplois créés, par exemple 4 ou 5 pour un emploi, et le
résultat est un accroissement du chômage urbain plutôt qu’une baisse,
doublé d’une baisse de la main-d’œuvre rurale et donc de la production
agricole. La relance a donc à la fois fait baisser la production globale et
accru le chômage ! Le modèle de Michael Todaro analyse les migrations
entre le monde rural et le les villes.

Le modèle de Todaro
Ce modèle permet d’expliquer le flux continu de migrants vers les
cités, en Afrique, malgré le sous-emploi croissant qui y règne. Ce flux
est la conséquence d’un écart élevé entre les revenus ruraux et urbains.
La décision de quitter le village vient de la comparaison entre les
revenus attendus en ville et ceux perçus dans le milieu rural. Les
candidats choisissent évidemment l’option qui maximise leurs gains.
Les gains attendus sont la différence entre les revenus urbains et les
revenus ruraux réels, affectée de la probabilité de trouver un emploi.
Si on part de revenus ruraux de 50 000 FCFA par an et urbains de
100 000, avec un sous-emploi chronique en ville et l’existence d’un
vaste secteur informel, et si la probabilité de trouver du travail est
d’une chance sur cinq, on aura un revenu urbain attendu de 20 000
FCFA, à un an d’horizon temporel, et la décision rationnelle sera de
rester. Si la probabilité est de 60 %, le revenu attendu passe à
60 000 et le départ s’impose.
Mais si on imagine un calcul de revenu de long terme, de la part du
migrant potentiel (ce sont les jeunes qui partent, entre 15 et 25 ans,
et donc ils ont du temps), c’est-à-dire à un horizon temporel de plus
d’un an, la probabilité de trouver du travail, faible la première année,
augmente au fil des mois, du fait d’une meilleure connaissance de la
ville et de relations plus étendues. La décision de migrer peut donc
être rationnelle, même avec une probabilité de seulement 10 à 20 %
de trouver du travail la première année. Le jeune rural fait donc en
réalité, selon Todaro, un calcul de revenu permanent qui consiste à
comparer (pas de façon mathématique, mais intuitive) la valeur
actualisée des gains à venir en ville avec les revenus ruraux. Plutôt que le
modèle néoclassique de concurrence où on compare les différences de
revenus à un instant donné, il s’agit d’une comparaison sur la longue
période.
Todaro explique ainsi le paradoxe que de forts taux de chômage en
ville coexistent avec des flux continus de migration vers la ville. Des
arrivées bien supérieures aux emplois disponibles seront « possibles et
rationnelles, et donc probables ». Même si le nombre d’emplois urbains
augmente à la suite d’une politique d’industrialisation réussie, le sous-
emploi peut s’aggraver du fait d’une hausse de la probabilité de
trouver du travail, et de l’abondance de la main-d’œuvre rurale prête
à partir. Comme le remarque Lewis : « il est très difficile de savoir
comment résoudre cet accroissement du chômage urbain. La façon
normale de régler le problème est d’offrir du travail, mais, dans le cas
présent, ce n’est pas une solution. Au contraire, elle ne fait
qu’amplifier le problème, parce que plus on offre d’emplois dans les
villes, plus nombreuse sera la population qui s’y rendra… ».
Selon l’auteur, les solutions résident dans la \réduction de l’écart entre
les revenus urbains et ruraux, par des politiques plus favorables à
l’agriculture, comme par exemple le relèvement des prix payés aux
producteurs de base, ou des programmes d’aide ou de développement
(cf. ch. 7). La création d’emplois urbains, ainsi que les législations
salariales urbaines calquées sur les pays riches, seront contreproductives
en ne faisant qu’accroître le chômage et désorganiser la production
agricole.
Voir le manuel de Todaro (2004) pour une présentation récente d’un
modèle formulé en 1969 : “A Model of Labor Migration and Urban
Unemployment in Less Developed Countries”, American Economic
Review, 59(1).

Les aspects monétaires de la théorie keynésienne ne s’appliquent


pas mieux aux économies pauvres. Pour les classiques et les
monétaristes la théorie quantitative de la monnaie implique que cette
dernière n’a pas d’influence sur les variables réelles. La masse
monétaire ne joue que sur le niveau des prix, sa hausse entraîne
l’inflation, son contrôle permet de lutter contre ce fléau. Dans
l’équation MV = PT, où T, le volume des transactions, est déterminé
par la technologie et les ressources réelles, et V, la vitesse de
circulation, par les comportements et les désirs des agents, T et V sont
stables à court terme. Les fluctuations de M, masse monétaire,
déterminent donc P, le niveau des prix. L’équation se résume à M = kP,
où k (T/V) est une constante.
Pour Keynes au contraire, une augmentation de la masse monétaire
peut agir sur les variables réelles, notamment la production et l’emploi,
par l’effet sur l’investissement :
Accroissement de M à hausse du cours des titres et baisse des taux
d’intérêt à ä investissement à ä production et emploi

Selon que la capacité de production est excédentaire ou non, on pourra


avoir également un effet secondaire : la hausse des prix. Dans les PED où il
existe un vaste secteur non monétarisé et des marchés monétaires et
financiers embryonnaires, l’effet décrit dans l’encadré ne joue pas,
l’augmentation de la masse monétaire ne se traduit pas en baisse des taux
et relance de l’investissement. Le dualisme de l’économie empêche le
mécanisme et le modèle classique s’applique mieux, comme le présente le
schéma suivant. L’accroissement de la masse monétaire se traduit par une
augmentation de la production réelle (de Y1 en Y3) selon le modèle
keynésien ou dans le contexte des pays développés, elle se traduit par une
hausse nominale de la production selon le modèle classique dans les PED
(hausse des prix et stagnation de la production réelle, de Y3 en Y4 et au-
delà).

Figure 3.3 : Masse monétaire et variation de la production et des prix

En conclusion, la faible élasticité de l’offre, les insuffisances des marchés


de capitaux et les rigidités structurelles rendent peu applicable l’analyse
keynésienne dans les PED. Après la guerre cependant, des analyses
néokeynésiennes, basées sur le rôle du capital technique, ont été
développées et appliquées dans ces pays.

Capital technique et croissance


Les modèles de croissance néokeynésiens mettent l’épargne et
l’investissement au centre du processus de croissance économique. Le
plus utilisé après la guerre a été le modèle de Harrod-Domar, qui peut se
résumer par la formule gc = s où :
g : taux de croissance, ΔY/Y
s : taux d’épargne, S/Y
c : coefficient marginal de capital, I/ΔY.

On voit que puisque l’équilibre macro-économique se


caractérise par l’égalité entre l’épargne et l’investissement (I = S).
La croissance économique sera d’autant plus forte que le taux
d’épargne sera élevé et le coefficient de capital faible. Par exemple pour
réaliser une croissance de 3 % du revenu national, avec un coefficient de
capital de 4, il faudra épargner (et investir) 12 % du revenu national. En
tenant compte d’une augmentation de la population de 2 % par an, le
taux d’épargne devra passer à 20 % pour obtenir une croissance du
revenu par tête de 3 %. Une meilleure utilisation des ressources, par
exemple en employant davantage de travail par unité de capital, permettra
d’abaisser le coefficient de capital, et de réaliser une croissance
économique plus élevée. Si par exemple c = 3, on aura g = 20 %/3 = 6,6 %
soit une croissance de 4,6 % pour le revenu par habitant.
Si l’épargne interne est insuffisante, on pourra calculer également le
montant de l’épargne externe nécessaire pour atteindre tel ou tel taux de
croissance. Ainsi, si le taux de croissance souhaité est de 5 %, le
coefficient de capital de 4, et le taux d’épargne interne de 15 %, il faudra
transférer de l’extérieur des capitaux s’élevant à 5 % du revenu national,
sous la forme d’emprunts ou d’aide étrangère.
Le modèle a le mérite de mettre l’accent sur l’importance de
l’épargne, et le rôle du capital, dans le processus du développement
économique. Les PED se caractérisent justement par une insuffisance
des équipements, infrastructures, biens de production de toute sorte,
qui explique leur sous-développement et l’existence d’un chômage
structurel. Selon un rapport de l’ONU, « l’accumulation du capital peut
être considérée comme le processus central par lequel tous les autres
aspects du développement deviennent possibles ». Elle permet d’élever
la productivité du travail, d’étendre le secteur moderne, et surtout la
diffusion du progrès technique, tous facteurs favorables à la croissance.
Les économistes ont ainsi placé le capital au cœur de leur analyse (voir
encadrés), suscitant par la suite une réaction qui a mis l’accent sur les
autres facteurs de la croissance et sur l’aspect simplificateur du modèle.
Tout d’abord il semble plus adapté pour les pays industriels, où la
croissance est un phénomène ancien, que pour les pays à économie
traditionnelle où le problème est plutôt le démarrage, l’initiation d’un
processus de croissance régulière. Pour un pays rural à 80 %, le capital
technique a peu d’effet sur la production, car les paysans peuvent
difficilement passer à une agriculture mécanisée en quelques années ; les
phénomènes climatiques sont beaucoup plus déterminants pour le
niveau de la production que l’investissement. Même dans les pays
développés d’ailleurs, les études empiriques (Denison, Malinvaud) ont
montré que les facteurs non expliqués, ou résiduels, (esprit d’entreprise,
progrès des connaissances, environnement politique et social, etc.)
avaient une grande part dans les sources de la croissance, et que le capital
n’en expliquait qu’une partie réduite (de 20 à 25 %).
Il semble donc, a fortiori, qu’il en aille de même dans le tiers monde,
et que les facteurs sociologiques évoqués au chapitre précédent jouent un
rôle majeur. En définitive, l’investissement et l’accumulation du capital
sont plutôt une condition nécessaire de la croissance et du
développement, mais ils sont loin d’en être une condition suffisante,
comme une application trop rapide des modèles d’inspiration
keynésienne pourrait le laisser croire.

Coefficient de capital, pays en développement et pays


développés
Les études empiriques montrent que le coefficient de capital (K/Y, I/
ΔY) est plus élevé dans les pays riches que dans les pays pauvres, en
moyenne de 5 à 7 dans les premiers, 3 à 5 dans les seconds. Ainsi
l’investissement donne de meilleurs résultats dans les PED, on obtient
une production supplémentaire équivalente avec un capital
additionnel plus réduit. Pourtant certains facteurs vont à l’encontre
de cette meilleure efficacité de l’investissement dans les PED :
• Tout d’abord, ce sont des pays manquant d’infrastructures et qui
devront investir largement au départ dans ce type de capital (routes,
ports, communications, etc.), qui donne peu de résultats productifs
à court terme. De même, la démographie plus dynamique implique
toute une série d’investissements dans les hôpitaux, le logement, les
écoles, etc., qui eux aussi ont un coefficient de capital élevé (fort
investissement par rapport à la production qui en découle).
• Un deuxième facteur est le gaspillage fréquent du capital dans le
tiers monde. Le nombre d’usines surdimensionnées, tournant à
un faible taux d’utilisation, combiné avec les investissements
inutiles ou de prestige, implique une production faible par unité
de capital investi. À cela s’ajoute l’étroitesse des marchés qui dans
de nombreux secteurs oblige à la construction d’équipements ou
d’entreprise dont le seuil de production optimal n’est pas atteint.
• Enfin le manque de capacité technique pour mettre en œuvre les
investissements, de même que la pénurie d’entrepreneurs et de
cadres compétents, ingénieurs et gestionnaires, explique que le
capital, mal utilisé, ne donne pas toujours des résultats très
favorables en matière de production.
Pourtant le capital est employé de façon plus productive dans le tiers
monde : quand 5 à 7 millions doivent être investis dans les pays
développés pour obtenir une production d’un million, il suffit de 3 à
5 millions dans les pays pauvres. Trois facteurs expliquent ces
meilleurs résultats :
• Tout d’abord ces pays partent avec niveau plus faible de capital
technique, c’est la définition même du sous-développement
économique, ainsi tout nouvel investissement bénéficie d’une
productivité plus élevée, les phases de saturation et de rendements
décroissants sont encore loin.
• Ensuite la main-d’œuvre abondante dans les pays pauvres, surtout
non qualifiée, par rapport aux pays riches, implique qu’en moyenne
des techniques et des entreprises moins capitalistiques ont plus de
chance d’y être à l’œuvre (malgré des exceptions notables), les
coefficients de capital y seront donc plus faibles, la main-d’œuvre
concourant davantage à l’augmentation de la production.
• Enfin, dans les pays pauvres, les goulets d’étranglement, les
pénuries diverses, les blocages, abondent. Toute stratégie
d’investissement va donc porter en priorité sur ces verrous. Dès
qu’ils sautent (par exemple un port qui permet d’évacuer les
exportations), la production augmente rapidement. Les pays
riches, déjà abondamment équipés, n’ont pas ou peu d’occasion
immédiate de favoriser une croissance aussi forte.

Biens de capital et industries lourdes : le modèle de Feldman-


Mahalanobis
Ce modèle de développement a servi à la planification soviétique dans
les années 1920, à l’époque de Staline et de l’industrialisation
accélérée. Gary Feldman, un ingénieur soviétique, qui a été le
professeur de Wassili Léontief à Leningrad, a été le premier à le
formaliser, puis il a été repris et complété par Prasanta Mahalanobis,
au milieu du siècle, et a inspiré la planification indienne. Il justifie la
stratégie d’investissements dans les industries lourdes afin d’accélérer
plus tard la production de biens de consommation. Plus
l’investissement dans le secteur des biens de production sera
important, plus à terme la production de biens de consommation
pourra augmenter.
Dans les débats du début des années vingt, durant la NEP66, Eugen
Preobrajensky, secrétaire du Parti, préconise67 de favoriser le secteur
d’État et d’accroître sa part dans la production nationale. Il y voit
divers avantages : abandonner la NEP pour évoluer vers le
socialisme, réduire progressivement « les éléments réactionnaires »,
maximiser la croissance de la production puisque le secteur public
réinvestit 100 % de son surplus à la différence des capitalistes, enfin
favoriser les industries lourdes et d’armement, de façon à la fois à
rendre autonome l’économie nationale et défendre le pays et la
révolution. Cette stratégie implique un sacrifice immédiat de la
consommation privée et populaire – le fameux thème bolchevik de la
génération sacrifiée –, mais il garantit la formation d’une structure
productive équilibrée à long terme, et finalement favorise la
consommation de tous. L’investissement et la consommation seront
en fait supérieurs qu’avec n’importe quelle autre stratégie. Le
tableau suivant résume l’idée.
On suppose un surplus annuel de 1 M, réinvesti chaque année, le
coefficient de capital K/Y est égal à 4, il n’y a pas d’amortissement. Le
capital est rare, le travail abondant. Dans un premier temps, on n’a
qu’un seul secteur, celui des biens de consommation, les machines
(capital) sont importées :

An Investissement Stock de Production de biens de consommation et


capital consommation (K/4)

1 1 1 0,25

2 1 2 0,5

3 1 3 0,75

4 1 4 1

5 1 5 1,25

6 1 6 1,5

7 1 7 1,75

8 1 8 2

Dans un second temps, on suppose qu’on importe des machines


destinées à constituer un secteur de biens de production (S1), ce
secteur produit d’autres machines qui peuvent fabriquer les biens de
consommation (S2). On aboutit au bout de huit ans à une
consommation supérieure à celle du premier cas, même si elle est
inférieure les six premières années :

An Investissement Stock K S1 Prod. S1 Stock K Prod. biens de


S1 Ind. Ind. lourdes (machines) technique consommation
lourdes Investissement accumulé S2 ou
du S2 S2 consommation

1 1 1 0,25 0,25 0,06

2 1 2 0,5 0,75 0,19

3 1 3 0,75 1,5 0,38

4 1 4 1 2,5 0,63

5 1 5 1,25 3,75 0,94

6 1 6 1,5 5,25 1,31

7 1 7 1,75 7 1,75

8 1 8 2 9 2,25

Ce modèle appliqué en Inde et dans le tiers monde a mené à une


stratégie de développement tendant à l’autarcie, où le pays devait
produire lui-même tous les biens nécessaires, en commençant par
les industries lourdes. L’idée sous-jacente était que les PED ne
pouvaient pas développer leurs exportations pour acquérir assez de
devises et acheter à l’extérieur toutes les machines nécessaires à la
croissance de la production de biens de consommation. C’est ce
qu’on a appelé le goulet d’étranglement externe. Pour rompre ce goulet,
il fallait dans un premier temps consacrer les devises disponibles à
l’achat de biens de production en amont du processus : des
machines pour produire des machines. Mais ceci devait se traduire
au départ par une baisse de la consommation, puisqu’on ne pouvait
plus importer les machines, éléments intermédiaires entre les
industries lourdes et les biens de consommation, et que leur
production nationale n’était pas encore disponible. On retrouve ici
le nécessaire sacrifice de la consommation présente pour accroître la
consommation future.
À long terme, l’élévation de la production nationale de machines,
grâce aux industries lourdes mises en place, permettrait une
croissance accélérée de la production de biens de consommation, qui
ne pourrait plus être bloquée par la pénurie de devises.
On peut reprendre l’exemple imagé de Deepak Lal (1983) pour
illustrer le processus. Soit les niveaux de production suivants :

Industries lourdes à Machines à Tracteurs à Blé

(1) (2) (3) (4)

Le blé symbolise les biens de consommation, les autres sont des biens
de production.
• Dans un premier temps le pays exporte du blé et importe les
tracteurs.
• Les exportations de blé stagnant, il ne peut plus importer assez de
tracteurs pour accroître sa production de blé.
• Le pays consacre ses rares devises à acheter les machines (2)
permettant de fabriquer les tracteurs. Mais la production de blé
baisse car on ne peut plus importer autant de tracteurs. Cependant
la production de tracteurs risque d’être limitée du fait qu’on ne
peut importer qu’un nombre limité de machines (2) avec les
recettes d’exportation. Il est donc préférable de les consacrer à
l’installation d’industries lourdes (1) en amont du processus de
façon à produire soi-même les machines (2) et les tracteurs (3), ce
qui implique encore un sacrifice pour la consommation immédiate.
• À long terme cependant, le pays sera devenu indépendant
économiquement, la production nationale de machines et de
tracteurs aura remplacé les importations, et la production de blé
pourra augmenter.
Les critiques qu’on peut faire à ce schéma de développement reposent
sur les points suivants :
• Le sacrifice imposé aux consommateurs risque de se prolonger
assez longtemps, comme l’ont montré les cas de l’URSS et de
l’Inde.
• La plupart des pays du tiers monde n’ont pas une taille suffisante
pour se lancer dans un tel processus de développement intégré (cf.
difficultés de l’Algérie).
Le goulet d’étranglement externe a pu être desserré par de nombreux
pays du tiers monde qui ont développé avec succès leurs exportations en
profitant de l’expansion phénoménale du commerce international
depuis 1950 (cf. ch. 4).
Il faut distinguer entre industries lourdes et industries de biens de
production. Les premières (cimenteries, aciéries, fabriques d’engrais et
autres industries chimiques) sont très capitalistiques, et produisent
des biens intermédiaires et non des biens de capital. Les secondes
peuvent au contraire être des industries de main-d’œuvre à faible
intensité capitalistique (exemple des ustensiles, outils, pompes,
mécanique simple). Un PED pourra donc se spécialiser dans de telles
industries sans avoir besoin de fermer ses frontières et de se lancer
dans un développement de type intégré partant des industries lourdes.

Relations entre capital et revenu


Les économistes ont élaboré diverses relations entre le capital
technique et la production ou revenu. Il n’est pas inutile de les
préciser pour éviter certaines confusions. En notant K le stock de
capital, I l’investissement (I = K’ − K = ΔK soit l’accroissement du
capital technique entre deux dates), et Y le revenu, on aura les
définitions suivantes :
Multiplicateur : k = ΔY/ΔI
Le multiplicateur mesure, en sous-emploi, l’effet à court terme d’une
variation de l’investissement I (ou de toute autre dépense) sur le
revenu national Y. L’effet étudié va dans le sens ΔI à ΔY.
Accélérateur : ΔK = ΔY + ΔR
On part ici d’un accroissement de la demande puis du revenu qui va
entraîner une variation du capital nécessaire (ΔY à ΔK) est le
coefficient d’accélération et ΔR le besoin de capital de Remplacement
par période, ou Amortissement.
Productivité marginale du capital : Pmk = dQ/dK
Elle mesure la variation de la production en volume (Q) due à un
accroissement d’une unité de capital, si rien d’autre ne change en
même temps dans l’environnement économique.
Efficacité marginale du capital : Io = Δ B1/(1 + r)1
Ou taux de rendement interne (r) de l’investissement : c’est le taux
d’intérêt qui permet d’égaliser la dépense d’investissement (Io) et les
bénéfices (B1) actualisés attendus.
Coefficient marginal de capital : c = ΔK/ΔY = I/ΔY
Ou ICOR (Incremental Capital Output Ratio), il mesure le rapport
entre l’investissement et l’augmentation de la production qui en
résulte, sur une même période. On peut le calculer pour un pays, ou
pour différentes activités. Les autres facteurs de production peuvent
varier, contrairement au calcul effectué pour la productivité marginale
du capital. On calcule également le coefficient (moyen) de capital :
K/Y, soit le stock de capital par rapport à la production.
Un ICOR plus bas dans un pays indique une utilisation plus efficace
du capital, puisqu’il faut investir moins pour obtenir une production
supplémentaire équivalente. Un faible coefficient de capital est donc
plus favorable à une croissance forte. Par ailleurs l’ICOR sera plus
élevé dans les industries de base, plus capitalistiques, que dans les
industries de transformation.
En moyenne, il a été supérieur dans les pays développés (5 à 7, contre
4 à 5 dans les PED), ce qui peut s’expliquer par le fait que
l’investissement donne de meilleurs résultats dans un pays moins
équipé que dans des pays déjà suréquipés, et également par la
tendance à adopter des procédés moins capitalistiques dans les PED,
étant donnée l’abondance de main-d’œuvre.
Il faut bien distinguer le coefficient marginal de capital (ΔK/ΔY) de
l’inverse de la productivité marginale du capital (1/dQ/dK = dK/dQ),
les deux notions apparaissant équivalentes. Le premier mesure le
montant additionnel de capital nécessaire pour accroître la
production d’une unité par an, quels que soient les autres
changements dans l’économie.
La productivité marginale du capital mesure la croissance de la
production qu’on peut attribuer à une unité additionnelle de
capital, sous l’hypothèse Toutes choses égales par ailleurs (rien
d’autre ne change dans l’économie). Le résultat est que le
coefficient de capital est inférieur à l’inverse de la productivité
marginale du capital. Par exemple, Pmk = 0,10, 1/Pmk = 10 ; ICOR
= I/ΔY = 4.
Le coefficient de capital mesure le capital supplémentaire nécessaire
pour accroître la production, quand tous les autres inputs changent
aussi et contribuent à la croissance :
Ainsi 4M de K à 1M de production supplémentaire.
La productivité marginale du capital ou son inverse, donne le
montant de capital qui serait nécessaire pour accroître la production
(sans autre apport des facteurs de production, terre, main-d’œuvre,
ressources naturelles, ou d’aspects politiques ou institutionnels).
Ainsi il faudra plus de capital, par exemple : 10M de K à 1M de
production supplémentaire.

Conclusion sur l’analyse keynésienne et le développement


Le modèle keynésien et post-keynésien est trop global, il se place au
niveau macroéconomique et ne tient pas compte des aspects sectoriels,
ni des aspects structurels et régionaux, essentiels dans l’analyse du
développement. Il se base sur le rôle du capital, mais celui-ci est toujours
difficile à évaluer, et encore plus dans les PED. Il ne prend pas assez en
compte les autres facteurs de production à côté du capital technique,
comme le travail, qualifié ou non. Il évacue le rôle du commerce
international et néglige les facteurs institutionnels. On peut en donner
une représentation à travers les courbes de possibilités de production, qui
expriment les choix entre deux types de biens, dans un pays, et la
contrainte venant de la limitation des ressources.

Figure 3.4 : Courbes de possibilités de production

La courbe P indique les possibilités maximales de production d’un


pays (M correspond donc à un sous-emploi des ressources pour une
période donnée), et la croissance est symbolisée par le passage à la
courbe P’ à la période suivante. La forme de la courbe indique que pour
produire plus du bien A (passage de N à S), il faudra abandonner des
quantités croissantes de B (coûts d’opportunité croissants) du fait de la
nécessité de déplacer des facteurs de production qui ne sont pas
parfaitement substituables. Le schéma peut illustrer le choix entre biens
de consommation et biens de production : la société qui investira le plus
et donc sacrifiera la consommation présente, pourra accroître ses
capacités de consommation future. Cette idée a présidé aux politiques
d’investissements accélérés en URSS dans les années des premiers plans
quinquennaux sous Staline, puis dans divers pays du tiers monde comme
l’Algérie, avec l’idée de la « génération sacrifiée » pour permettre la
prospérité des générations à venir.
Cependant, nous avons vu qu’en réalité la plupart des PED se situaient
en deçà de leur courbe de production maximum, avec des ressources
inemployées (point M), et que leur problème n’était pas tellement celui du
choix entre deux points de la courbe, mais bien de progresser vers cette
courbe et le plein emploi des capacités de production (de M vers N). Les
institutionnalistes ont suggéré qu’un certain nombre de contraintes, liées
aux valeurs, comportements, à l’inefficacité des marchés ou à la mauvaise
circulation de l’information, les empêchaient d’atteindre le point souhaité,
en tout cas directement. Pour représenter ces obstacles, un économiste
comme Henry Bruton propose de remplacer la courbe par un labyrinthe
des possibilités de production, tel qu’il apparaît dans la figure 3.5.

Figure 3.5 : Labyrinthe des possibilités de production

Le chemin de A en B puis C ou E implique un processus d’essais et d’erreurs successifs. Certains


points sont impossibles à atteindre comme D, dans l’état actuel de la société.
Source : H. Bruton, “The Search for a Development Economics”, World Development, oct.-nov.
1985.

Les murs du labyrinthe représentent tous les obstacles à la croissance


dans les PED : immobilité de la main-d’œuvre, absence d’entrepreneurs,
crainte du risque, tabous religieux et autres, rigidité des prix, place des
activités traditionnelles, organisation familiale, instabilité politique, faible
maîtrise technologique, etc. Pour progresser à travers ces barrières, ou en
les contournant, la société avance de façon discontinue, en essayant une
route puis l’autre, en se trompant et en revenant en arrière, ce qui
explique toutes les difficultés des pays pauvres et l’absence de croissance
régulière. Le problème du développement est donc, plus qu’un problème
d’accroissement des capacités de production, d’épargne et
d’investissement, celui du cheminement à travers toute une série
d’obstacles, de nature plutôt sociologique qu’économique.
L’investissement en capital technique est certainement une condition
nécessaire du développement économique, mais nullement suffisante.

Les analyses néoclassiques


À partir des années 1980, le tiers-mondisme est battu en brèche par un
regain des analyses libérales, ce qu’on a pu appeler une contre-révolution
néoclassique. Selon ses partisans, la croissance économique est liée au
respect des forces du marché et des initiatives individuelles, à l’ouverture
au commerce extérieur et aux investissements étrangers, et au maintien
de la stabilité politique et sociale. Le marché permet une utilisation
efficace des ressources et donne des incitations aux agents pour réguler la
production, innover et favoriser la croissance. La liberté individuelle,
économique et politique, est une valeur essentielle. Une économie de
marché basée sur la propriété privée des moyens de production va de
pair avec un système politique pluraliste et démocratique.
Dès les années 1950, quelques voix isolées avaient annoncé ce
changement d’optique, à une époque où les libéraux, comme Peter Bauer
ou Milton Friedman, étaient très mal vus et mis à l’écart par le courant
keynésien dominant. Outre Bauer, on peut citer en économie du
développement Jacob Viner, Jagdish Bhagwati et Basil Yamey, qui ont été
les premiers à prôner une approche favorable à la liberté économique dans
les pays pauvres. Viner, dans ses Lectures68 de 1950 au Brésil, critique le trop
d’État et la bureaucratie étouffante, la stratégie de substitution
d’importations, alors la plus célébrée par les économistes, il défend le rôle
de l’agriculture dans l’industrialisation (alors que l’Afrique va s’engager dix
ans après dans des politiques catastrophique de négligence de l’agriculture),
la spécialisation selon les avantages comparatifs, même sur des matières
premières, les effets de trickle-down (et s’attaque au contraire aux politiques
axées directement contre la pauvreté, qui ne font que gaspiller des
ressources rares, freiner la croissance, et accroître finalement le nombre de
pauvres).
Bauer et Yamey publient en 1957 un ouvrage pionnier69, le premier à
tenter d’analyser les causes du retard économique, autrement que par le
colonialisme ou l’impérialisme, en insistant sur l’importance des
ressources humaines et des institutions appropriées, deux thèmes qui
sont ceux des analyses modernes, théories de la croissance endogène,
approche de la NIE (New Institutional Economics). Davantage de liberté
économique leur semble indispensable à une plus grande efficacité, en
même temps qu’à une évolution vers la démocratie. Ils mettent aussi
l’accent sur la diversité du tiers monde, quand les tiers-mondistes de
l’époque mettaient surtout en avant son unité (analyse
Centre/Périphérie). Ils développent, comme Viner, l’importance de
l’agriculture, des ressources humaines, des PME et de la liberté des prix.
La fameuse formule Get the prices right!, reprise plus tard par le FMI ou
la Banque mondiale, est déjà présente dans leurs travaux.
Bien d’autres auteurs ont suivi, dont les plus connus sont Harry G.
Johnson, Bela Balassa, Deepak Lal, Arnold Harberger, Ian Little, John
Toye ou Anne Krueger. Pour eux les PED n’ont pas besoin d’une aide
accrue, d’un nouvel ordre économique international, de politiques
antinatalistes, d’une planification, centralisée ou pas, de mesures contre
le dualisme, etc, ils ont besoin de plus de laisser faire. Le sous-
développement persiste du fait d’une mauvaise allocation des ressources,
causée par des prix biaisés et une intervention publique trop
envahissante. Il faut donc :
• Laisser les marchés fonctionner librement, afin de favoriser l’efficacité
économique.
• Privatiser les entreprises publiques.
• Promouvoir le libre-échange et ses effets mutuellement bénéfiques.
• Accueillir libéralement les capitaux étrangers.
• Éliminer les réglementations excessives et limiter la bureaucratie.
• Abolir les contrôles de prix des biens, des facteurs de production, des
instruments financiers : les prix doivent transmettre les informations,
ce sont des signaux essentiels, sur les productions à favoriser ou à
abandonner par exemple, ils doivent guider l’allocation des
ressources.
En ce qui a trait au commerce extérieur, ce courant favorise les
stratégies d’ouverture, de promotion et de diversification des
exportations, pour stimuler la croissance, une croissance menée par les
exportations (export-led growth). Il critique la substitution
d’importations (cf. ch. 8) et favorise les aides directes plutôt que la
protection comme moyen d’aider une industrie.
Les programmes d’ajustement du FMI et de la Banque mondiale sont
inspirés par la pensée néoclassique en matière de développement, avec ce
que l’on a appelé le Consensus de Washington, ces deux organismes étant
situés dans la capitale américaine : réduire les déficits budgétaires, contrôler
l’émission de monnaie, pratiquer des dévaluations si les taux de change sont
administrativement surévalués, ramener les prix aux niveaux d’équilibre du
marché, etc. (cf. ch. 5).
En matière de politique monétaire, le courant libéral est favorable à la
hausse des taux d’intérêt, trop souvent abaissés artificiellement dans les
pays pauvres. Les études de McKinnon et Shaw70 sur la répression
financière, ont montré que des taux réels faibles ou même négatifs, loin
de favoriser l’investissement, découragent l’épargne et réduisent la
capacité d’investissement, et poussent également à l’adoption de
techniques capitalistiques par rapport aux activités de main-d’œuvre (le
coût du capital est faible par rapport à celui du travail).
Enfin, ce courant est hostile à une redistribution des revenus précoce,
qui ne ferait que freiner la croissance et accroître la pauvreté (cf. ch. 1),
réticent envers l’aide internationale et les risques de l’assistance (ch. 4),
prudent à l’égard des réformes agraires et leurs effets négatifs sur la
production à court terme et sur la confiance et l’incitation à investir à
travers la remise en cause des droits de propriété (ch. 7).

Les nouvelles théories de la croissance : croissance


endogène et capital humain
Avec les auteurs des nouvelles théories de la croissance, renouvelant les-
modèles basés sur l’analyse de Robert Solow, le capital humain et les
politiques économiques, les dépenses de santé et d’éducation, deviennent
des facteurs essentiels du progrès, et des facteurs endogènes au modèle.
On a donc au départ Solow qui pose en 1950 les fondations de la théorie
moderne de la croissance, ce qu’on appelle les modèles de croissance
néoclassiques. Les hypothèses sont les suivantes : concurrence pure et
parfaite, croissance liée à l’augmentation des facteurs de production
(capital et travail), lois des rendements décroissants, rendements
d’échelle constants. Deux implications se dégagent de son analyse :
1) Au fur et à mesure de l’accroissement plus rapide du capital par
rapport au travail, la production augmente, mais de moins en moins
vite du fait des rendements décroissants. La croissance finit par
s’arrêter, sauf si le progrès technique intervient, un progrès technique
continu permet une croissance continue. Mais le progrès technique
n’est pas expliqué, il est exogène au modèle.
2) Les PED devraient croître plus vite que les pays développés, car
ayant moins de capital au départ, ils obtiennent des rendements
supérieurs.
Mais ces deux résultats théoriques ont été infirmés par l’observation
des faits :
Les taux de croissance dans les pays développés n’ont pas eu tendance
à se ralentir, au contraire (1,4 % par an entre 1870 et 1930, 3,8 %
entre 1950 et 1970, 2,6 % entre 1970 et 2014), ce qui peut s’expliquer par
l’accélération du progrès technique, mais alors la principale cause de la
croissance n’est pas expliquée par le modèle, elle lui est extérieure.
La deuxième conclusion est également contredite par la réalité : il n’y
a pas de corrélation entre le niveau du PIB/hab. et les taux de croissance.
Barro et Sala-i-Martin (1995) étudient 118 pays entre 1960 et 1985 et ne
trouvent pas de résultat significatif à cet égard. Les PMA, ceux qui
devraient croître le plus vite, ont même une croissance plus faible que
tous les autres.
L’analyse théorique de la croissance reprendra seulement dans les
années 1980 avec les nouvelles théories de la croissance, les modèles dits
de croissance endogène (le progrès technique est incorporé au modèle) :
• Le point de départ est la remise en cause par Paul Romer71 des
rendements décroissants : si chaque apport de capital permet une
production supplémentaire égale ou plus élevée, la croissance peut
se poursuivre indéfiniment, même sans progrès technique. Il suffit
d’élargir la notion de capital technique à celle de capital humain
(connaissances, qualité de la main-d’œuvre) pour avoir la possibilité
de rendements croissants. Par exemple, si une firme acquiert une
nouvelle machine, mais forme aussi son personnel pour mieux
l’utiliser. La deuxième étape consiste à prendre en compte le progrès
technique, à le rendre endogène, à s’interroger sur les raisons de
l’innovation, de la RD, des effets d’une innovation sur l’économie
dans son ensemble, etc. Cette prise en compte conduit à renoncer à
l’hypothèse de concurrence pure et parfaite, qui sous-entend des
profits nuls, car les firmes innovent justement pour agrandir leur
part de marché et augmenter leur profit.
• Robert Barro se penche sur le cas du rattrapage des pays développés,
avec le concept de convergence conditionnelle : si on suppose
constants les facteurs humains, institutionnels, démographiques, de
politique économique, on trouve, sur les données empiriques
étudiées, que les pays pauvres ont bien une croissance supérieure. Il
n’y a pas de convergence absolue, observable dans la réalité, mais
seulement une convergence conditionnelle (à la condition que les
institutions et les politiques soient favorables). Ce qui finalement
confirmerait l’analyse néoclassique initiale, celle de Solow. Barro
insiste sur le rôle de la formation du capital humain, des politiques
économiques libérales et des institutions solides dans la croissance
(ouverture, rôle des marchés, gouvernements plus réduits, droits de
propriété, éducation) et on retrouve ici les conclusions de l’analyse
institutionnaliste néoclassique, celle de la NIE.
• Mancur Olson72 enfin prend une position intermédiaire entre les
analyses de Romer et celles de Solow. Les pays à croissance forte ne
sont pas ceux annoncés par leurs théories : ce ne sont ni les pays les
plus pauvres (Solow), ni les pays riches qui ont le capital humain le
plus élevé (Romer), mais bien les pays intermédiaires du tiers
monde. Les deux théories manquent le point essentiel pour Olson,
elles ne tiennent pas compte du phénomène de gaspillage, elles
considèrent que tous les pays utilisent au mieux leurs ressources, et
donc qu’il suffit de les accroître pour favoriser la croissance. Pour les
pays pauvres, le problème n’est pas tant celui-là, mais bien d’utiliser
les ressources qui existent de façon plus efficace, de cesser de les
gaspiller. Si les pays intermédiaires font mieux que les PMA et les
pays développés, c’est qu’à la différence des premiers ils ont d’une
part développé des institutions plus adaptées, permettant moins de
perte de temps, d’argent, d’énergie, grâce à une meilleure
organisation, et que d’autre part, contrairement aux seconds, ils sont
encore loin de la saturation en équipements et capital et donc sont
encore dans la phase des rendements croissants.
Olson prend l’exemple des migrations vers les pays riches, ainsi le cas
des Haïtiens qui vont aux États-Unis, leur départ en grand nombre
devrait augmenter la productivité des autres, ceux qui sont restés,
parce qu’ils ont plus de capital à leur disposition, plus de terres, plus
de ressources par tête, mais en réalité ce n’est pas le cas, la
productivité reste faible parce que le travail est mal employé, gaspillé,
faute d’une bonne organisation.
Inversement, ceux qui arrivent aux États-Unis ont d’un seul coup une
productivité accrue (mesurée par leurs salaires plus élevés), du fait de
la mise à leur disposition d’un capital plus élevé par tête. Mais la
hausse de leurs revenus est beaucoup plus forte que la différence de
capital ou de ressources entre Haïti et les États-Unis, en réalité elle
vient surtout du fait que dans le nouveau milieu, les gaspillages
cessent, il y a un environnement institutionnel qui évite de gaspiller
des ressources et des compétences. C’est là un aspect essentiel, selon
Olson, qui n’est pas pris en compte dans les modèles de croissance,
tant néoclassiques qu’endogènes, et qui permet d’expliquer les
différences de taux de croissance : le fait que les pays les moins
avancés stagnent et que les pays émergents au contraire rattrapent le
monde développé.

Le développement durable
En 1987, un rapport des Nations unies (Our Common Future), connu
aussi sous le nom de rapport Brundtland73, introduit le concept de
développement durable (ou soutenable74), c’est-à-dire un développement
qui, par ses aspects écologiques, ne remettrait pas en cause les conditions
de vie et les ressources naturelles des générations à venir, tout en
facilitant la réduction de la pauvreté dans le monde présent, autrement
dit, selon les termes même du rapport, « un développement qui répond
aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations
futures de répondre aux leurs ». Le développement durable se situe donc
au confluent du social, de l’économique et de l’écologique, traversant les
générations et la division pays riches/pays pauvres, selon le schéma
suivant :

Figure 3.6 : Le développement durable

Source : Office fédéral du développement territorial, Berne (http://www.are.admin.ch).

Le « Sommet de la Terre », conférence de l’ONU à Rio en 1992 sur


l’environnement, a repris ces thèmes, faisant reposer le développement
durable sur trois éléments : le progrès économique, la préservation de
l’environnement et la justice sociale. Des débats animés continuent par la
suite entre les partisans d’une décroissance ou d’un « après-
développement » (durabilité forte), comme Serge Latouche (2006) ou
Herman Daly (1997, 2014), à partir des travaux du « Grand Père Blanc »
de l’environnement et de l’entropie, Nicholas Georgescu-Roegen (1995),
et ceux d’une durabilité faible, impliquant le maintien d’une croissance
nécessaire. Ces derniers considèrent que l’on peut entamer le capital
naturel si l’on crée un capital de connaissances, un capital immatériel ou
artificiel, qui se substitue au premier, et permettrait de mieux gérer les
ressources. Les partisans de la décroissance estiment qu’il n’y a pas de
substituabilité entre les deux, mais complémentarité seulement, et donc
qu’il ne faut en aucun cas réduire les ressources naturelles (Harpagès et
Latouche, 2010). D’autres vont encore plus loin et prônent des mesures
coercitives, on a parlé d’écototalitarisme ou d’écofascisme, avec l’idée que
seul un régime autoritaire serait en mesure d’imposer, à une population
insouciante et aliénée par la consommation, la sauvegarde de
l’environnement et le futur de la planète. La nature passe alors avant
l’homme, dont on envisage froidement une mortalité massive et accrue,
pour ces groupes extrémistes75.
Toutes ces idées reposent peu ou prou sur l’affirmation que les
modes de vies des pays développés ne sont pas transposables à
l’ensemble de la planète, et que le développement rapide des PED, s’il a
lieu, mettrait le monde en péril : la constatation d’une part que les
ressources naturelles ne sont pas suffisantes pour assurer à tous un
mode de vie à l’occidentale, avec le niveau élevé de consommation et de
gaspillages qu’il implique, et que d’autre part les pollutions,
destructions diverses et altérations du climat76 liées à une
industrialisation généralisée ne seraient pas supportables. Mais s’il est
évident que dans l’état actuel des ressources et des connaissances, et
donc des procédés de fabrication, il serait physiquement impossible
d’assurer à sept milliards et plus d’êtres humains un niveau de vie égal à
celui du Californien moyen, il reste que cette idée elle-même est
simpliste. Un développement instantané, à l’instant t, de l’ensemble de
la planète, n’est pas envisageable. Par contre, un développement
progressif, sur plusieurs décennies, avec des techniques et des procédés
qui changent constamment, qui deviennent de plus en plus propres et
de moins en moins gourmands en ressources, est parfaitement
envisageable. Le rattrapage est impossible à l’instant t ou t + 5, mais il
se produit sous nos yeux à t + 10, 20, 30. Tout le monde jurait ainsi en
1970 ou 1980 que jamais un milliard de Chinois ne pourraient
consommer et rouler en voiture comme les Occidentaux, mais c’est
pourtant ce vers quoi ils tendent aujourd’hui, et ce avec des produits
plus propres que ceux d’il y a cinquante ans. Les émissions de CO2 par
habitant des pays à revenu intermédiaire restent à ce jour deux fois
moindres que celles des pays développés, et celles des pays à faible
revenu sont près de huit fois moindres (cf. figure 3.7).
Les prévisions des années 1800 d’un Malthus qui annonçait la
catastrophe alimentaire, ou celles des années 1880 d’un Stanley Jevons,
qui prévoyait un désastre du fait d’un épuisement des ressources en
charbon (juste avant qu’on passe à autre chose…), tout comme les
prédictions du Club de Rome en 1972, sur les limites de la croissance,
se sont toutes révélées complètement fausses quelques décennies plus
tard. En outre, il y a un certain irréalisme, que ce soit des partisans
modérés de la décroissance (décroissance soutenable) ou des groupes
écologiques radicaux, à envisager une décroissance effective, un
changement radical des comportements, un refus généralisé des masses
vis-à-vis de la société de consommation, etc. Dans les sociétés
démocratiques, les écologistes radicaux ne sont pas près de prendre le
pouvoir, quand on voit que les modérés tournent autour de 2 à 3 % des
suffrages. Autant, donc, s’en accommoder et chercher des solutions
praticables. Toutes les idées développées par les écologistes ont des
effets bénéfiques en ce sens qu’une prise de conscience se fait jour peu
à peu, que des adaptations progressives ont lieu (recyclage, économie,
etc.) et que les recherches s’orientent vers toutes sortes de procédés et
de produits plus respectueux de la nature. Ainsi par exemple, selon
Nicholas Stern, « la lutte contre le réchauffement constituera un
énorme chantier économique, créera des emplois, de l’innovation
technologique, développera une stratégie à long terme, et apprendra
aux populations à adopter des comportements écologiques ». L’OIT77
estime pour sa part que la transition vers une économie verte
engendrerait des gains nets d’emploi de l’ordre de 0,5 % à 2 %, soit 15 à
60 millions d’emplois supplémentaires dans le monde78, et que des
investissements internationaux ciblés de 230 milliards de dollars par an
en vue de limiter la déforestation et la dégradation des forêts
pourraient financer jusqu’à 8 millions d’emplois supplémentaires dans
les pays en développement.
Figure 3.7 : Émissions de CO2 par habitant dans les pays à faible
revenu, à revenu intermédiaire, et à revenu élevé

Note : Les gaz à effet de serre émis sont le CO2, le méthane (CH4), l’oxyde nitreux (N20) et des gaz
qui peuvent contribuer dans une large mesure au réchauffement de la planète (gaz F). Pour qu'il
soit possible de regrouper leurs émissions, ces dernières sont toutes exprimées en équivalent CO2
(CO2e) ; en d'autres termes, les quantités émises sont exprimées, pour tous les gaz, sous la forme
des quantités de CO2 qui provoqueraient le même réchauffement. Les moyennes par habitant
pour les pays à faible revenu et pour les pays à revenu intermédiaire sont calculées dans un
scénario qui fait intervenir un changement d'affectation des terres et dans un scénario qui ne fait
pas intervenir un tel changement. En 2005, les émissions dues à un changement d'affectation des
terres dans les pays à revenu élevé étaient négligeables.
Source : Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde 2010.

La Conférence internationale du climat de Paris en 2015 (COP21)


constitue une inflexion importante vers le développement sobre en
carbone dans la mesure où elle a débouché sur un accord de principe
universel, les pays développés s’engageant à baisser leurs émissions et les
pays en développement à converger progressivement en fonction de
leurs capacités et situations nationales respectives. L’accord fixe un
objectif ambitieux (contenir la hausse des températures en deçà de 2°C et
tout faire pour la limiter à 1,5°C), prévoit une trajectoire mondiale
d’émissions de gaz à effet de serre (pic des émissions le plus tôt possible
et neutralité des émissions dans la deuxième moitié du siècle) et un
mécanisme de suivi des engagements des États. L’accord prévoit aussi
une obligation d’appuyer les pays en développement à hauteur de
100 milliards de dollars par an jusqu’en 2025. Par ailleurs, cette
conférence a avalisé le tournant d’une logique purement étatique à une
logique d’implication du secteur privé (notamment pour le financement,
par exemple par les fonds de pension) dans ce combat pour un
développement durable. Mais l’accord de Paris ne prévoit ni comité de
contrôle du respect des dispositions, ni mécanisme de sanction. En effet,
le protocole de Kyoto (le précédent accord sur le climat adopté en
1997 et entré en vigueur en 2005), en prévoyait : les pays développés (les
seuls concernés par des objectifs chiffrés de réduction des émissions de
gaz à effet de serre) s’étaient engagés à rattraper de potentiels
manquements à leurs engagements par une « amende » de 30 % de
réduction d’émissions supplémentaire. Or les États-Unis n’ont finalement
jamais ratifié ce protocole, et lorsqu’ils se sont vus menacés de sanctions,
le Canada, la Russie, le Japon et l’Australie en sont simplement sortis,
sans autre forme de procès. Malgré tout l’article 13 de l’accord de Paris
prévoit qu’un comité d’experts internationaux vérifie publiquement les
informations fournies par les pays en termes de suivi de leurs émissions
et des progrès dans leur réduction, aussi bien pour les pays développés
que pour les pays en développement (avec néanmoins plus de souplesse
pour ces derniers). Une avancée non négligeable en termes de
transparence.

Les stratégies de développement


Bien qu’il s’agisse pour certains d’une des controverses les plus futiles de
l’économie du développement, comparable à un débat sur le nombre
optimal de pattes d’un insecte (Little, 1982), l’opposition entre les tenants
de la croissance équilibrée et ceux de la croissance déséquilibrée occupe
toujours une bonne place dans la littérature sur le développement. On
tend maintenant à voir dans quelle mesure ces stratégies sont
compatibles, et à distinguer les conditions selon les pays, où l’une ou
l’autre paraît plus appropriée. Leurs partisans sont dans l’ensemble plutôt
interventionnistes, dans le cadre d’une économie mixte, et ils se situent
donc entre les tenants des stratégies libérales telles qu’elles sont défendues
par le FMI ou la Banque mondiale et par divers auteurs (Harberger, Bauer,
Lal), et ceux d’une déconnexion socialiste comme Amin ou Frank
(cf. ch. 6).
La théorie de la croissance équilibrée (Balanced
growth)
Les principaux auteurs défendant cette stratégie (Nurkse, Rosenstein-
Rodan) mettent en relief les aspects suivants.
Le rôle de l’Infrastructure Économique et Sociale (IES). L’IES recouvre
tous les équipements collectifs d’un pays, le plus souvent fournis par
l’État, qui facilitent les activités économiques : moyens de
communication (routes, ponts, aéroports, téléphone, etc.), bâtiments,
énergie, adduction d’eau, services publics divers… Leur mise en place
réclame des investissements lourds, indivisibles, coûteux, à la taille
minimale élevée, et une longue période de gestation. Ces investissements
doivent précéder le lancement d’investissements directement productifs,
ou au moins être simultanés. L’insuffisance de ces équipements constitue
le principal obstacle au développement des pays pauvres. En reliant les
marchés entre eux, les infrastructures permettront notamment de
développer les échanges et rompre l’isolement de régions entières,
d’élargir le marché national et les débouchés des firmes. Les entreprises
privées ne seront pas à même de mettre en place l’IES, et il revient donc à
l’État de lancer un tel programme.
La grande poussée (Big Push). Pour que les infrastructures soient
utiles, il faudra un développement consécutif d’industries diverses, sinon
elles seront sous-employées. On conçoit que pour lancer un tel
programme, l’action de l’État, aidé par l’extérieur, soit nécessaire, il faut
donc sortir du cadre des seuls mécanismes du marché. La théorie de la
grande poussée est illustrée ainsi par Rodan : « Pour avoir la moindre
chance de réussir… il faut consacrer un minimum de ressources à un
programme de développement. Lancer un pays dans une croissance
auto-entretenue c’est un peu comme faire décoller un avion. Il faut
atteindre une vitesse critique au sol avant que l’appareil puisse décoller. »
Mais il ne suffira pas que quelques usines soient installées, il faudra que
l’industrialisation se fasse sur plusieurs fronts en même temps, pour que
chaque nouvelle industrie profite du développement simultané des
autres. Rosenstein-Rodan donne l’exemple maintes fois repris d’une
fabrique de chaussures : lorsqu’une seule usine se met en place avec
100 ouvriers, des revenus additionnels sont créés, mais ceux-ci ne
serviront pas à racheter la production, l’entreprise ne trouvera pas de
marché, et devra fermer. Par contre le lancement de 100 nouvelles
entreprises dans des secteurs divers, produisant des biens courants, fera
naître un nouveau marché, assuré par des demandes complémentaires
où les producteurs seront les consommateurs les uns des autres. L’offre
va créer sa propre demande, selon la loi des débouchés de Jean-Baptiste
Say.
D’autre part, ce développement simultané va entraîner des économies
externes ou externalités, qui vont bénéficier à l’ensemble des activités. Il
s’agit des effets de l’activité d’un agent économique sur les autres, des
gains ou de services dont profite une entreprise du fait d’un facteur
extérieur. Par exemple, une firme peut voir ses coûts diminuer grâce à
l’installation d’une nouvelle route ou d’un réseau téléphonique, ou encore
divers commerces et activités d’une région bénéficieront de la
construction d’un complexe touristique. La réalisation des économies
externes liées à un programme de croissance équilibrée, grâce aux
infrastructures, au développement des autres firmes, provoquera une
réduction générale des coûts et une hausse des profits, favorable au
développement.
La théorie de la croissance équilibrée a fait l’objet de nombreuses
critiques. Les libéraux contestent par exemple ses aspects
interventionnistes et ses tendances autarciques : il est clair qu’une
croissance équilibrée rejette plus ou moins la spécialisation du pays selon
ses avantages comparatifs, puisqu’il s’agit de développer tous les secteurs.
Ainsi le pays risque de perdre les gains plus sûrs du commerce
international (cf. ch. 6), en recherchant ceux dus à d’hypothétiques
économies externes. Certains auteurs critiquent les aspects
industrialistes tendant à renforcer le dualisme, car rien n’est prévu pour
améliorer la productivité du secteur traditionnel, ni pour développer les
activités primaires.
Une autre critique importante porte sur le risque de dilution des
investissements sur un grand nombre de petits projets non viables,
inférieurs à la taille optimale et empêchant la réalisation d’économies
d’échelle. Nurkse répond à cette objection de la façon suivante : « La
dispersion des investissements sur diverses industries de consommation
peut sans doute être excessive. Le principe de la croissance équilibrée a
été interprété trop littéralement. Produire un peu de tout n’est pas la clé
du progrès. Il s’agit plutôt d’établir un réseau d’investissements se
soutenant mutuellement, portant sur diverses industries, et assez étendu
pour dépasser l’impossibilité d’une avance isolée. »
Le dernier argument concerne le manque de réalisme d’un projet aussi
vaste. Comme le souligne Hirschman, un pays qui aurait assez de
ressources financières pour mener un programme de croissance
équilibrée, ne pourrait être qu’un pays développé ! Nurkse admet cette
objection puisqu’il reconnaît, en paraphrasant Lewis, que sa présentation
de la croissance équilibrée est « un exercice de développement
économique avec des ressources illimitées… de capital ! »
La seconde moitié du XXe siècle a fourni aux économistes du
développement divers cas réels de pays ayant justement de telles
ressources : les pays peu peuplés de l’OPEP, tels l’Arabie saoudite, la Libye
et divers petits royaumes ou émirats pétroliers. Bruton montre, en
reprenant à son tour la formule de Lewis, que « le développement
économique avec des ressources illimitées de devises » s’est heurté à de
nouveaux problèmes et que l’abondance de capital n’a pas suffi à vaincre
le sous-développement.

La théorie de la croissance déséquilibrée


(Unbalanced growth)
Joseph Schumpeter peut être considéré comme l’inspirateur des partisans
de la croissance déséquilibrée avec ses théories du rôle des innovations et
des entrepreneurs. Pour lui, « le progrès… avance par saccades et
poussées… l’évolution ressemble plus à une série d’explosions qu’à une
transformation douce ». Mais c’est surtout Albert Hirschman (1964), qui
a associé son nom à cette théorie. Sa vision est celle d’un économiste
dissident, comme il se qualifie lui-même, par rapport à la théorie
orthodoxe, volontiers provocateur et amateur de paradoxes : « notre
objectif est d’éveiller, plutôt que d’éliminer, les déséquilibres […] Si
l’économie doit être maintenue en mouvement, la tâche de la politique
économique est de conserver les tensions, les disproportions, et les
déséquilibres ». Ainsi, c’est un état de déséquilibre qui met en marche les
forces du changement, l’économie progresse de déséquilibre en
déséquilibre. Les IES ne doivent pas nécessairement précéder les activités
directement productives (ADP). Le démarrage de ces dernières révèle des
goulets d’étranglement qui entraînent la nécessité d’investissement en
IES pour les desserrer. Hirschman, comme Schumpeter, met en avant le
rôle des entrepreneurs qui initient l’industrialisation en produisant les
biens simples de remplacement des importations. Leur expansion peut
être bloquée par des pénuries successives (absence de pièces, de matières
premières, de débouchés), et pour les briser, de nouveaux
investissements seront nécessaires, qui pourront être le fait de l’État ou
d’autres entreprises, et l’économie va se développer ainsi par étapes
successives. De la même façon, les grandes innovations techniques sont
liées à des situations de blocage, la plupart sont en réalité des solutions
pour y remédier.
Hirschman développe également le concept de liaisons (linkages)
entre industries : liaisons aval, lorsqu’une industrie entraîne la création
de nouvelles industries qui utilisent sa production (la sidérurgie
produit ainsi des biens ayant toutes sortes d’utilisations possibles :
outil, tôles, pièces, etc.) ; liaisons amont, lorsque le développement
d’une activité provoque des investissements dans les industries qui la
fournissent (une brasserie va acheter des bouteilles, bouchons,
emballages, etc. ; le bâtiment va être à l’origine d’une demande de
produits variés). Les industries intermédiaires comme les textiles (voir
schéma) vont développer le maximum d’effets de liaisons. L’agriculture
et les activités minières en ont moins, ce qui constitue un argument en
faveur de l’industrialisation et du refus d’une trop grande spécialisation
primaire.

Industries chimiques, fertilisants ß Agriculture, coton ß Textiles à


Vêtements à Distribution

Enfin Hirschman aborde la question du choix des industries à mettre


en place en premier lieu dans les PED. Les critères suivants peuvent
servir de guide pour l’établissement de ces séquences d’industrie :
• Le seuil de production optimale, qui doit être assez bas pour un pays
où l’industrie est peu développée. A contrario, l’industrie automobile
a un seuil de production optimale élevé, peu adapté à la plupart des
PED, dont les marchés sont étroits.
• Le fait de bénéficier d’une protection naturelle (produits fragiles ou
périssables, difficiles à transporter au loin), et de disposer d’avantages
comparatifs évidents (produits tropicaux, tourisme).
• Le niveau technologique, qui doit être adapté aux capacités techniques
pour éviter des technologies coûteuses qui ne permettront d’équiper
qu’une partie de la force de travail, et résulteront en îlots de
technologie avancée, sans effet sur le reste de l’économie. Là encore,
Hirschman développe un point de vue paradoxal en soulevant l’idée
que des technologies de pointe plus capitalistiques seront parfois plus
adaptées pour les PED. En effet la « marge de tolérance » à l’erreur y
est beaucoup plus faible, ce qui « exerce de fortes tensions dans le sens
de l’efficacité ». Par exemple, les pays du tiers monde exploitent en
général avec succès et fiabilité des compagnies aériennes alors que
l’entretien des routes, tâche beaucoup plus simple, mais où le laxisme
n’a pas de conséquences trop graves, est délaissé.
La théorie de la croissance déséquilibrée semble mieux correspondre à
la réalité des pays pauvres, pour lesquels la croissance va se traduire
nécessairement par une suite de déséquilibres, et c’est en même temps
une critique adressée à la théorie par Paul Streeten79 : « L’inconvénient de
préconiser la croissance déséquilibrée, est qu’elle est inévitable, qu’elle
soit ou non décidée, les gouvernements et les planificateurs n’ont pas
besoin des admonestations des théoriciens. Tout investissement crée des
déséquilibres… et il y aura de toute façon un très grand nombre de
difficultés pour faire face à des besoins pressants… »
Hirschman a introduit le concept de croissance déséquilibrée
conflictuelle, illustré par la figure 3.8. Dans le processus de croissance
conflictuelle, les progrès sont plus lents, car le déplacement vers le nord-
est du graphique se fait au prix de reculs successifs pour l’un des deux
produits ou secteur : le secteur X progresse tout d’abord, alors que Y
régresse, puis l’inverse se produit, et ainsi de suite. Hirschman compare
cette évolution à celle d’un voilier qui remonterait mal le vent (venant du
nord-est) et « tirerait des bords » vers le progrès, à 70 ou 80°, au lieu de
45° pour la croissance déséquilibrée, alors que le trajet de la croissance
équilibrée serait celui d’un navire à moteur qui irait droit dans la bonne
direction... Le processus de croissance conflictuelle lui paraît convenir
mieux à la réalité car « chacun des objectifs (X ou Y) est si difficile à
atteindre que, pour progresser vers un seul d’entre eux, il faut mobiliser
toutes les énergies, et ce faisant on néglige d’autres objectifs primordiaux,
ce qui attire, plus tard, l’attention du public, et le changement de cap… ».

Figure 3.8 : Croissances

Source : Hirschman, in Meier-Seers, 1988

On peut rapprocher diverses théories, comme celle de la croissance


polarisée et des industries motrices (Perroux), des thèses de Hirschman,
et également la théorie des industries industrialisantes, voisine des effets
de liaison (cf. ch. 8).
En définitive l’opposition entre croissance équilibrée ou déséquilibrée
est moins brutale qu’il n’y paraît (Guillaumont, 1985). L’une ou l’autre de
ces stratégies semble plus adaptée selon les cas et les pays. Ainsi une
économie déjà plus diversifiée, ou d’une dimension élevée, pourra
s’orienter plus facilement vers un type de croissance équilibrée. Une
économie largement ouverte sur l’extérieur et acceptant la spécialisation
internationale sera amenée à une certaine forme de croissance
déséquilibrée. Les deux options peuvent également correspondre à des
phases différentes du développement : le Brésil s’est par exemple
développé suivant un schéma de croissance équilibrée avec
remplacement des importations jusqu’en 1968, puis il a opté pour une
croissance plus ouverte et déséquilibrée depuis lors. Enfin, les domaines
d’application des deux stratégies sont sensiblement différents : la
croissance déséquilibrée concerne davantage les relations verticales dans
l’industrie (IES – ADP, amont – aval) tandis que la croissance équilibrée
traite plutôt de relations horizontales entre différentes industries de biens
de consommation. Dans la pratique, de nombreux pays font aujourd’hui
le choix de stratégies d’émergence mêlant ces deux approches : ils misent
sur quelques secteurs prioritaires – qu’ils soient des secteurs directement
productifs (agriculture, secteur minier, tourisme…) ou des secteurs
d’infrastructure économique et sociale (secteur énergétique, des
transports, du numérique…) – censés constituer une combinaison
optimale de relations verticales et horizontales.
DEUXIÈME PARTIE

Aspects internationaux
du développement
Chapitre 4

Les pays du Sud dans les relations


économiques internationales

La place du monde en développement dans les relations économiques


internationales peut être analysée au niveau des mouvements de
marchandises (commerce international), des mouvements de capitaux
(IDE, dette, aide), et des mouvements de prix (termes de l’échange). Avec
le processus de mondialisation et le développement des pays émergents,
cette place s’est considérablement accrue ces dernières décennies. Les
pays du Sud jouent désormais un rôle économique majeur, ce qui justifie
leurs revendications croissantes dans la gouvernance mondiale et les
institutions internationales (cf. chapitre 5).

Le commerce international :
interdépendance croissante
Le phénomène de mondialisation de l’économie a commencé à la fin du
Moyen Âge, puis s’est accéléré après la révolution industrielle, et surtout
depuis la dernière guerre mondiale.

Le XIXe siècle
L’histoire du commerce international au XIXe siècle est celle de la
domination britannique, accompagnant un développement rapide des
échanges internationaux (le commerce international est multiplié par
10 en volume entre 1850 et 1913 et progresse deux fois plus vite que la
production : 3 à 4 % par an contre 1 à 2 %). La Grande-Bretagne
représente 38 % des exportations industrielles mondiales en 1885 et
encore 27 % en 1913.
L’extension du phénomène d’industrialisation, d’abord à l’Europe, puis
aux États-Unis et au Japon, explique la domination commerciale de ces
trois ensembles géoéconomiques, contestée aujourd’hui par la montée de
nouveaux pays80. Cette domination entraîne alors l’instauration d’un
premier schéma de la division internationale du travail (DIT) : aux uns
l’industrie, aux autres les produits primaires, agricoles ou miniers. Les
pays de ce que l’on n’appelle pas encore le tiers monde ne participent aux
échanges que de façon très marginale. Ainsi Lewis remarque que la
révolution industrielle au XIXe siècle, s’est faite de façon autonome : les
matières premières (fer, charbon, coton, blé) étaient produites sur place.
Ce n’est qu’à partir du début du xxe siècle, et de la deuxième révolution
industrielle, que les matières premières du monde en développement
vont devenir indispensables (caoutchouc, cuivre, pétrole, bauxite, etc.).

L’entre-deux-guerres
Cette époque est marquée par le recul du commerce
international (passant ainsi de 5,3 milliards de dollars en 1929, à 1,8 en
1933), à la suite de la crise économique des années 1930 et du
protectionnisme généralisé81. D’autres raisons sont avancées comme la fin
d’une période de grandes innovations techniques, la fin de l’expansion
territoriale et les désordres monétaires internationaux : Londres perd son
rôle de place dominante.
Paradoxalement, la crise de 29 va être le catalyseur de
l’industrialisation dans le tiers monde. Ainsi en Amérique latine, elle
entraîne une rupture des échanges avec les pays industrialisés.
Exportatrice de produits primaires et importatrice de produits
manufacturés, celle-ci perd ses débouchés en Europe et aux États-Unis
(exemple du café brûlé dans les locomotives). Les exportations chutant, la
capacité d’importation est considérablement réduite, ce qui a pour effet de
stimuler la production interne. En effet la demande de produits
manufacturés restant élevée, et leur offre ayant baissé, l’augmentation des
prix va avantager la production de remplacement. La dépression est donc
à l’origine du processus d’industrialisation par substitution d’importations
(ISI) en Amérique latine, ou croissance tournée vers l’intérieur (para
dentro), vers la production pour le marché interne, par opposition au
modèle précédent : croissance vers l’extérieur (para fora), par la
production de produits primaires pour l’exportation. Ces produits étant
en nombre limité, et sujets à des fluctuations de prix, l’économie des pays
d’Amérique latine avait un caractère de dépendance marqué justifiant
l’appellation « d’économies reflet ». Les seules industries existantes
(textiles, meubles, alimentation) étaient des industries simples répondant
aux besoins nés de l’urbanisation conséquente au développement du
secteur extérieur.
L’ISI au contraire se développe dans des secteurs plus modernes
puisqu’il s’agit de fournir les biens industriels jusque-là importés. Le
processus s’est poursuivi pendant la guerre, et après, grâce à la mise en
place de barrières protectionnistes. Ainsi, de fortuit au départ, il est
devenu volontariste. Les économistes structuralistes voient dans ce
mécanisme, qui a fait de la rupture des échanges internationaux le point
de départ de l’industrialisation, la confirmation de leur thèse :
l’impossibilité du développement initial dans le libre-échange, et la
nécessité du protectionnisme.

L’expansion du commerce international après 1945


Après la Seconde Guerre mondiale, le commerce international connaît
une expansion sans précédent : 8 % de croissance moyenne par an en
volume durant trois décennies. Ce phénomène s’explique par différents
facteurs, comme la liberté accrue des échanges, le système de changes
fixes, les progrès des transports et l’expansion économique générale.
Il subit un ralentissement après 1973 (3,9 % par an), provoqué par les
désordres monétaires internationaux (changes flottants), le regain du
protectionnisme et la crise pétrolière, mais il reprend une progression
rapide dans les années 1990 et 2000 (+ 6% par an entre 1990 et 2014),
malgré une baisse rapide et synchronisée inédite pendant la crise
mondiale de 2008-2009, qui illustra la dépendance des pays aux
évolutions économiques exogènes. Si commerce mondial et PIB mondial
ont tendance à évoluer parallèlement, le commerce connaît de plus fortes
fluctuations, surtout à la baisse.

Figure 4.1 : Production et exportations mondiales, indices (2005


= 100), en volume

Source : Organisation Mondiale du Commerce, Statistiques du commerce international 2015.

Figure 4.2 : Volume des exportations mondiales de marchandises et


produit intérieur brut mondial, 1995-2014, %
Source : OMC.

Si on compare cette évolution à celle de la production mondiale, on


peut calculer l’élasticité-revenu du commerce international (rapport des
taux de variation du second sur ceux de la première). Un coefficient
inférieur à 1 indique une tendance au repliement, puisque la production
augmente plus vite que les échanges, et supérieur à 1, une évolution vers
une interdépendance accrue des économies nationales (les échanges
progressent plus vite que la production). Rybczynski a évalué cette
élasticité depuis le début du XIXe siècle, et l’on peut compléter ses calculs
pour les dernières décennies (données OMC). Le chiffre élevé pour des
années 1990 et 2014 s’explique plus par le tassement du taux de
croissance de la production mondiale (2 %) que par l’accélération des
échanges.

Figure 4.3 : Elasticité revenu du commerce international


(ΔCI/CI)/(ΔY/Y)*
1800-1870 1,7 Interdépendance accrue

1870-1913 0,85 Repliement

1913-1938 0,33 Repliement accentué

1950-1963 1,7 Interdépendance accrue

1963-1973 1,8 Interdépendance accrue

1973-1990 1,5 Interdépendance accrue


1990-2014 3 Interdépendance accélérée

*Cl : commerce international mesuré par la somme des exportations mondiales ; Y : produit
mondial.
Source : T.M. RYBCZYNSKI, The Three Banks Review, 1978 et OMC pour les années 1950 à 2004.

Les échanges internationaux ne sont plus dominés aujourd’hui par


les seuls pays développés, qui échangeaient surtout entre eux des
produits manufacturés durant l’après-guerre. La part du monde en
développement s’est considérablement accrue depuis les années
1970 avec la hausse des prix du pétrole, et ensuite avec l’explosion des
exportations industrielles (cf. figures 4.4 et 4.6). La valeur totale des
exportations mondiales vers les pays en développement a presque
décuplé ces 25 dernières années (de 487 milliards de dollars en 1995 à
4 198 milliards en 2014). Dès 2004, la Chine est devenue, devant le
Japon, le premier exportateur d’Asie. En 2007, elle dépasse les États-
Unis, puis l’Allemagne en 2009, et devient ainsi le premier exportateur
mondial. Plus largement, la part des pays en développement dans les
exportations mondiales a bondi de 26 % en 1995 à 44 % en 2014, alors
que sur la même période celle des pays développés chutait de 70 % à 52
%. Dans les années 1980, les quatre nouveaux pays industrialisés (les
NPI 4 : Hong Kong, République de Corée, Singapour, et Taipei chinois)
étaient les moteurs des exportations des pays en développement, leur
part a diminué dans les années 2000 (de 8 % en 2000 à 7 % en 2014). Les
BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ont alors pris le
relais : ils représentaient 8 % des exportations mondiales en 2000 et
comptent pour 19 % d’entre elles en 2014. Quant aux PMA, leur poids a
doublé mais reste minime : de 0,5 % du commerce total en 1995 à 1,1 %
en 2014.

Figure 4.4 : Répartition du commerce mondial en %


Ainsi la DIT s’est-elle considérablement modifiée, les pays en
développement ont accru leur part du commerce mondial, tandis que
leurs exportations se diversifiaient tout aussi considérablement (cf.
figure 4.5). Ils représentaient 4 % des exportations mondiales de produits
manufacturés en 1963, contre 16 % en 1990 et 21 % en 2000 et 42 % en
2014 (figure 4.6). Entre 1980 et 2014, le taux de croissance annuel moyen
de leurs exportations de produits manufacturés était bien plus élevé que
dans les pays développés ou en transition.

Figure 4.5 : Structure des exportations des PED, en %


*Classes 5 à 8 de la CTCI, sauf 68 (métaux non ferreux).
Source : CNUCED.

Figure 4.6 : Part du tiers monde dans la production et les exportations


mondiales, %

Source : ONUDI, CNUCED, GATT/OMC, Banque mondiale.

Figure 4.7 : Évolution de la consommation des ménages (BRIC et


Afrique)

Source : CNUCED.

Et le phénomène de diversification n’est plus limité à un petit groupe


de pays émergents. Depuis les années 1980, un nombre croissant de pays
devient exportateur de produits manufacturés. La Banque mondiale
prévoit qu’en 2030 les PED représenteront 65 % des importations de
produits manufacturés des pays riches, contre 45 % en 2014, 41 % en
2000 et 16 % en 198082. Il s’agit là d’un bouleversement complet de
l’ancienne division internationale du travail, survenu dans une période
relativement courte. L’Afrique, longtemps restée à l’écart de ce processus,
y participe désormais : depuis 25 ans, la consommation privée des
ménages chinois a été multipliée par six et a presque doublé dans les
BRIC et en Afrique. La domination du transport international par les
pays asiatiques, avec un monopole chinois pour la construction des
conteneurs, ainsi qu’une part prééminente des ports de la région, reflète
la spectaculaire envolée du commerce de marchandises en Chine : 13 %
d’augmentation des importations par an et 15 % d’augmentation des
exportations par an depuis une décennie (cf. figure 4.8).
Le commerce des pays en développement est désormais
principalement un commerce Sud-Sud (entre pays en développement) :
il représente 52 % des exportations totales de marchandises des pays en
développement en 2014, contre 38 % en 1995. Parallèlement, les
exportations des pays en développement vers les pays développés sont
passées de 59 % des exportations totales en 1995 à 43 % en 1994.
Néanmoins, elles ont continué de progresser en valeur.
Et le phénomène de diversification n’est plus limité à un petit groupe
de pays émergents. Depuis les années 1980, un nombre croissant de pays
devient exportateur de produits manufacturés. La Banque mondiale
prévoit qu’en 2030 les PED représenteront 65 % des importations de
produits manufacturés des pays riches, contre 45 % en 2014, 41 % en
2000 et 16 % en 198082. Il s’agit là d’un bouleversement complet de
l’ancienne division internationale du travail, survenu dans une période
relativement courte. L’Afrique, longtemps restée à l’écart de ce processus,
y participe désormais : depuis 25 ans, la consommation privée des
ménages chinois a été multipliée par six et a presque doublé dans les
BRIC et en Afrique. La domination du transport international par les
pays asiatiques, avec un monopole chinois pour la construction des
conteneurs, ainsi qu’une part prééminente des ports de la région, reflète
la spectaculaire envolée du commerce de marchandises en Chine : 13 %
d’augmentation des importations par an et 15 % d’augmentation des
exportations par an depuis une décennie (cf. figure 4.8).
Le commerce des pays en développement est désormais
principalement un commerce Sud-Sud (entre pays en développement) :
il représente 52 % des exportations totales de marchandises des pays en
développement en 2014, contre 38 % en 1995. Parallèlement, les
exportations des pays en développement vers les pays développés sont
passées de 59 % des exportations totales en 1995 à 43 % en 1994.
Néanmoins, elles ont continué de progresser en valeur.

Figure 4.8 : Évolution du commerce de marchandises en Chine (2004-


2014)

Source : OMC.

Les mouvements de capitaux : crise


de l’endettement, déclin de l’aide et hausse
des capitaux privés
Les mouvements internationaux de capitaux prennent la forme de
prêts, aux conditions du marché ou à des conditions privilégiées, ou
bien de dons dans le cadre de l’aide au développement, ou encore de
prises de participation (investissements en portefeuille) ou
d’investissements directs (par exemple, implantation d’une firme
multinationale). Les transferts d’économies par les travailleurs
immigrés constituent aussi une part importante des capitaux allant
vers le tiers monde, un peu plus d’un cinquième en 2010 (cf.
figure 4.9).
Les flux de capitaux étaient surtout privés au XIXe siècle et jusqu’à la
crise de 1929. Après la Seconde Guerre mondiale, se sont également
développés les prêts et les dons publics directement de pays à pays ou par
l’intermédiaire d’organismes internationaux.
Les pays exportateurs de capitaux ont été successivement les pays
européens au XIXe et au début du XXe siècle (prêts de l’Angleterre aux
États-Unis ou l’Amérique latine, de la France à l’Empire ottoman ou la
Russie), puis les États-Unis à partir de la Première Guerre mondiale et
jusque dans les années soixante-dix (prêts aux alliés, plan Marshall,
investissements étrangers des multinationales américaines depuis les
années cinquante en Europe et dans les pays en développement). Les
pays européens et le Japon, ayant redressé leurs balances des paiements
courants, se joignent aux États-Unis et deviennent également
exportateurs de capitaux vers le reste du monde, et notamment les pays
en développement, dès la fin des années 1950.

Figure 4.9 : Flux nets de capitaux vers les PED, milliards de $

Source : Global Development Finance 2012, International Debt Statistics 2014, Banque mondiale.

Pendant cette période se développe le marché international des


capitaux, alimenté par la création sans cesse croissante de liquidités
internationales sous forme de dollars. Il s’agit du réseau d’offres et de
demandes de capitaux internationaux, entre les grandes banques
occidentales, non contrôlé par les États, et qui va permettre le
développement des prêts bancaires privés vers le Sud. Comme le remarque
Lewis, « pour un pays du tiers monde, une banque qui traite en
eurodevises83 est une institution merveilleuse. Alors qu’il faut deux ans
pour obtenir un crédit de la Banque mondiale… l’octroi d’un emprunt en
eurodevises se fait en quelques semaines… De plus les banques appliquent
l’extraordinaire technique du “crédit renouvelable” (roll-over) qui semble
dispenser totalement du remboursement de l’emprunt ». On pourrait
ajouter, bien sûr, mais pas du paiement des intérêts… En outre les PED
préféraient à cette époque les prêts aux investissements étrangers pour ne
pas aliéner des actifs nationaux.
À partir de 1973, et pendant pratiquement une décennie, les
conditions changent totalement, les chocs pétroliers transforment les
pays industriels en emprunteurs, et les pays de l’OPEP deviennent les
principaux exportateurs de capitaux. Leurs excédents financiers sont
placés sur le marché international des capitaux, et de là prêtés par les
banques aux pays déficitaires, principalement dans le tiers monde, mais
aussi vers les pays de l’Est et les pays développés capitalistes. C’est ce
qu’on a appelé le recyclage des pétrodollars, et qui a abouti à une montée
considérable de l’endettement.
Dès 1982, on assiste à un nouveau retournement caractérisé par la
crise des paiements extérieurs des pays du Sud et la chute des prix du
pétrole. Les prêts privés bancaires se tarissent, et on retrouve la
situation des années 1960 où les crédits publics et le rôle des
organismes internationaux dominaient les prêts internationaux. Les IDE
connaissent un développement plus rapide, les pays pauvres ayant
tendance à libéraliser leur accueil pour compenser l’arrêt des prêts
bancaires. En outre, la perte de confiance dans les stratégies de
remplacement des importations et d’industries industrialisantes favorise
l’ouverture. L’Inde, un des modèles de ces deux stratégies, commence
justement à ouvrir son marché aux IDE à cette époque, ce qu’on a pu
appeler « une révolution économique tranquille ». Les pays de l’OPEP
sont à nouveau remplacés par les pays industriels excédentaires
(Allemagne, Japon) qui deviennent les principaux prêteurs. Dans les
années 1990, les prêts privés, et notamment les IDE, sont en ascension
extrêmement rapide et dépassent la moitié des apports de capitaux aux
PED. Les crises financières des années 1997-1998, 2001-2002 et 2008-
2009 n’entravent que temporairement cette progression, et les flux
privés sont aujourd’hui près de dix fois supérieurs aux flux publics, avec
une progression près de trois fois plus rapide depuis 2001 (cf. figure 4.9).
L’Asie centrale et l’Amérique latine reçoivent une part croissante et
dominante de ces capitaux (cf. figure 4.10). Enfin certains PED, et
principalement ceux qui bénéficient d’une manne pétrolière, sont
également devenus exportateurs de capitaux notamment via leurs fonds
souverains qui gèrent entre plusieurs dizaines de milliards de dollars
(soit plusieurs fois le PIB de Madagascar, d’environ 10 milliards de
dollars) et plusieurs centaines de milliards de dollars (soit plusieurs fois
le PIB du Maroc, d’environ 100 milliards de dollars) : parmi les vingt-
cinq plus grands fonds souverains au monde84, quatre sont émiratis, trois
sont chinois, un saoudien, et le Kazakhstan, la Libye, l’Algérie, la Corée,
l’Iran, l’Azerbaïdjan ou la Malaisie sont également représentés.

Figure 4.10 : Flux nets de capitaux vers les PED, par région
(hors transferts des travailleurs et aide officielle), milliards de $
Source : Global Development Finance 2012, Banque mondiale.

La dette externe
Omniprésente dans toutes les interrogations concernant le
développement depuis le début des années 1980, la dette des pays du Sud
constitue pour beaucoup l’un des obstacles majeurs au développement et
fait l’objet de vives controverses parmi les économistes. Pour les uns, elle
représente la forme moderne du « drainage meurtrier du surplus vers le
centre » (Amin) et elle résulte « d’une pression objective de
l’administration américaine pour faire payer aux peuples du tiers monde
un déficit budgétaire destiné à maintenir un semblant de croissance aux
États-Unis » (Norel). Pour d’autres, au contraire, « les dettes extérieures
du tiers monde ne sont ni le résultat ni le reflet d’une exploitation. Elles
représentent des ressources qui lui ont été fournies » (Bauer) ; ressources
« à fonds probablement perdus… qui équivaudront à des dons, moins le
geste » ajoute Sauvy. « En dix ans ces pays ont reçu beaucoup plus de
capitaux que les propositions les plus osées du plan Marshall pour le tiers
monde n’avaient jamais envisagé » (Jean). « Les difficultés que les
bénéficiaires éprouvent à assumer le service de ces dettes ne découlent ni
d’une exploitation ni de termes de l’échange défavorables. Elles résultent
du gaspillage des capitaux fournis, ou de politiques monétaires et fiscales
malavisées » (Bauer). Entre ces positions extrêmes, il importe de tenter
d’y voir clair en répondant aux questions suivantes : que représente la
dette, quelles en sont les causes, les conséquences, et enfin, quelles sont
les solutions possibles ?
Que représente la dette des pays du Sud ?
Avant tout, il convient de rappeler qu’à ce jour, la dette publique brute
des pays émergents et en développement hors Asie et Amérique latine
par rapport à leur PIB est presque quatre fois moindre que celle des
principaux pays avancés, et est même inférieure à celle des pays avancés
au début des années 1980 (cf. figure 4.11).
Néanmoins, les pays en développement ont connu une progression
rapide de leur dette dans les années 1980, décennie de la crise de
l’endettement, crise progressivement résolue par la suite, les ratios – taux
d’endettement (dette/PIB), taux de service (service de la dette – intérêt +
amortissements de l’année)/exportations de biens, services et revenus –
s’améliorant peu à peu (cf. figure 4.12). La répartition géographique des
principaux pays endettés montre qu’ils sont également les principaux
récipiendaires d’investissements directs étrangers (cf. figures 4.13 et
4.14).
Les différents ratios permettent de mesurer le poids de la dette par
rapport à l’économie des pays concernés. Ils ont évolué selon trois
périodes distinctes : dans les années 1970 et 1980, ils augmentent
fortement, ce qui indique une dégradation rapide de la situation ; dans
les années 1990, ils demeurent à peu près constants ; et enfin, depuis la
fin des années 1990, ils tendent à diminuer. Toutefois ils restent à des
niveaux supérieurs ou égaux à ceux des années 1970 : la dette
représente en 2014 plus de 20 % de leur RNB, et les sorties en devises
exigées par le service de la dette s’établissent à 9 % des exportations.

Figure 4.11 : Dette publique brute (en % du PIB)

Source : Estimations des services du FMI. FMI, Perspectives de l’économie mondiale, 2015.

Figure 4.12 : La dette externe des PED


Source : Banque mondiale, World Development Indicators.

Le ratio service de la dette/exportations de biens et services, ou taux


de service, est le plus significatif, car il compare deux flux en devises : le
flux d’entrée des devises (export) par rapport au flux de sortie
(service = intérêts à payer + remboursements à effectuer). Au contraire, le
ratio dette/exportation compare un stock (les dettes accumulées) à un
flux (les recettes en devises de l’année), tandis que le ratio dette/PIB
compare un stock à un flux de biens et services produits dans l’année (le
PIB) mais en monnaie nationale, alors que bien sûr, la dette est payable
en devises :

Dette/exportations Dette/PIB Service de la


dette/PIB Service/exportations

devises/devises devises/monnaie devises/monnaie devises/devises


nationale nationale
stock/flux stock/flux flux/flux flux/flux

Figure 4.13 : Répartition géographique de la dette et des IDE des PED

Sources : World Bank Debtor Reporting System, International Debt Statistics 2014; Banque mondiale,
International Debt Statistics 2014.

L’ajustement réalisé par les PED, qui ont redressé leur équilibre
extérieur au cours des années 1980, s’est effectué le plus souvent au prix
d’une crise économique et sociale sans précédent : baisse du revenu par
habitant des pays les plus endettés, baisse des investissements, des
importations, stagnation des exportations et accroissement de la
pauvreté.
Naturellement les chiffres globaux pour les pays en développement
masquent des réalités très différentes. Les pays d’Afrique subsaharienne
sont endettés pour près de la moitié de leur dette auprès du secteur
officiel (contre 2,5 % seulement pour l’Asie de l’Est et le Pacifique en
2012) et bénéficient donc de conditions plus favorables et de taux de
service moins élevés. Par ailleurs, si le volume des flux est très élevé en
Asie de l’Est et Pacifique, la Chine en a absorbé 74 % depuis 2007 et pèse
pour 54 % du stock total de dette de cette région en 2012. Parallèlement,
deux pays (le Nigeria et l’Afrique du Sud) ont absorbé 45 % des flux
d’Afrique subsaharienne en 2012, laissant une portion congrue de cette
vache déjà bien maigre aux autres pays de la région.
Les causes de l’endettement. Pourquoi un pays s’endette-t-il ? La raison
en est simple, l’endettement est toujours la conséquence d’un déficit de la
balance extérieure, plus précisément ce qu’on appelle la balance des
paiements courants (les achats à l’étranger de biens et services sont
supérieurs aux ventes). Ce déficit peut être financé temporairement par
les réserves de changes du pays, ou liquidités internationales (les devises
que le pays détient). Mais naturellement ces réserves sont limitées et
seront vite épuisées, et un déficit répété sur plusieurs années donnera
nécessairement lieu à un endettement externe, puisqu’il devra être
financé par le crédit, les prêts étrangers. Or, la plupart des pays en
développement connaissent depuis longtemps une situation de déficit de
leurs comptes extérieurs. Ils accumulent ainsi une dette externe (cf.
encadré).

Dette et balance des paiements


Le lien entre déficit et endettement est illustré par les schémas suivants
de balance des paiements.
Tout d’abord, si l’on tient compte des entrées et sorties de devises, les
deux situations suivantes peuvent être rencontrées, celle du pays
déficitaire et celle du pays excédentaire :
Si on considère maintenant que les sorties de devises sont égales aux
entrées, hypothèse valable pour le long terme, les réserves de la
Banque centrale sont donc inchangées, il ne reste que les opérations
courantes (marchandises, services, y compris les intérêts, classés
parmi les services) et les mouvements de capitaux (prêts, emprunts,
investissements à et de l’étranger). Un déficit courant correspond
alors nécessairement à la formation d’une dette externe, le pays de
gauche est emprunteur, celui de droite prêteur.

Au plan macroéconomique, l’équivalence du déficit de la balance des


paiements externes peut s’exprimer ainsi, en partant de l’équilibre
entre l’offre et la demande globales :
Y+M=C+I+X
C+S+M=C+I+X
S+M=I+X
X−M=S−I
Le solde de la balance courante est égal à l’écart entre épargne et
investissement internes.

Si X > M S > I, c’est-à-dire que l’épargne est excédentaire par rapport
à l’investissement, et va aller se placer à l’extérieur, sous forme de prêts
ou d’investissements étrangers, qui représentent le déficit de la balance
de capitaux (prêts nets).
Si M > X ⇒ I > S, l’épargne interne ne suffit pas à financer
l’investissement, et le pays doit faire appel à une épargne externe (ses
emprunts nets) pour le faire. La dette externe est la conséquence de
ces emprunts répétés.
Si l’on raisonne en termes d’absorption (A = C + I), on a les égalités et
inégalités suivantes :
Y+M=C+I+Y
X − M = Y − (C + I)
X−M=Y−A
Si X > M ⇒ Y > A, le pays produit plus de biens et services qu’il n’en
absorbe, il dispose d’une épargne excédentaire qu’il va placer à
l’étranger. « Il vit au-dessous de ses moyens ».
Si M > X ⇒ A > Y, le pays consomme et investit plus de biens et services
qu’il n’en produit, ce qui est possible grâce au commerce extérieur (déficit
des paiements courants, entrée de plus de biens et services sur le territoire
qu’il n’en sort), il doit faire appel à une épargne externe, c’est-à-dire
s’endetter. « Il vit au-dessus de ses moyens ».

Pour la théorie économique classique, un déficit extérieur n’est pas


nécessairement négatif, de même qu’un excédent n’est pas forcément
positif. Pour un pays en développement même, le déficit extérieur est un
phénomène normal. En effet, cela signifie que le pays achète plus à
l’étranger qu’il ne vend, et un pays pauvre a besoin d’acheter à l’extérieur
des machines, des équipements, des matières premières, pour investir et
faire tourner son économie. Pour financer ce déficit, il fait appel au crédit
extérieur. On dit que l’épargne externe vient s’ajouter à l’épargne interne
pour faciliter le développement. Ainsi le déficit n’est pas mauvais en soi.
On peut donner le contre-exemple de pays qui ont enregistré des
excédents durables de leur balance extérieure sans jamais se développer :
le Portugal de Salazar a eu pendant une cinquantaine d’années un
excédent structurel de sa balance extérieure, ce qui lui a permis
d’accumuler des réserves considérables, notamment en or, mais le pays
s’enfonçait dans le sous-développement. Cet excédent correspondait à
une stérilisation des ressources, stockées sous forme improductive. Au
contraire, le Brésil depuis la même date, a accumulé des déficits et des
dettes massifs, a connu une croissance forte à long terme, et a
rapidement dépassé son ex-métropole. De même à la fin du XIXe siècle et
au début du XXe, nombre de pays comme l’Australie, la Nouvelle Zélande,
les pays scandinaves, les États-Unis, ont connu des phases de croissance
rapide facilitée par l’endettement, c’est le processus de Growth-cum-debt
analysé par les historiens.
Le développement doit permettre à un pays de rétablir à long terme sa
balance extérieure (en exportant plus grâce aux investissements réalisés
dans la période précédente), et ainsi de pouvoir rembourser
progressivement sa dette. Le pays part du stade de pays nouvellement
emprunteur, cas de nombreux PED actuels, avec des déficits des balances
commerciales (marchandises) et des paiements courants, à pays
emprunteur évolué, avec un excédent de la balance commerciale et
toujours un déficit des paiements courants, à cause des charges d’intérêts,
puis à pays nouvellement prêteur (excédent des deux balances), et enfin à
celui de prêteur évolué (déficit de la balance commerciale permis par un
excédent des paiements courants). Ainsi à chaque phase du
développement correspond une structure différente de la balance des
paiements (cf. figure 4.14).
Naturellement, on ne saurait retrouver une succession harmonieuse
de ces phases dans la réalité : certains pays peuvent passer directement à
la 3e phase comme les pays de l’OPEP en 1973, d’autres peuvent sembler
rester éternellement en phase 1 comme les pays pauvres en Afrique. Par
contre, les États-Unis illustrent bien la succession des différentes phases :
emprunteurs nouveaux jusqu’en 1900, emprunteurs évolués de 1900 à
1914, nouveaux prêteurs de 1914 à 1929, et prêteurs évolués après 1945 ;
et également la possibilité de revenir en arrière, ils sont – comme de
nombreux pays développés le sont aujourd’hui – redevenus emprunteurs
nets depuis 1982 !

Figure 4.14 : Phases de la balance des paiements et développement


Pays Nouvel Emprunteur Nouveau Prêteur
emprunteur évolué prêteur évolué

Balance commerciale − + + − ou +

Balance des services − − − +


Balance des paiements courants − − + +

Balance des capitaux + + − −

Balance des paiements 0 0 0 0

NB : La balance des paiements courants est la somme des deux premières, la balance des capitaux
le complément de la balance courante, la balance des paiements la somme des deux. Le signe +
indique un excédent du solde de la balance concernée, le signe – un déficit, 0 indique un équilibre,
toujours constaté pour la balance des paiements dans son ensemble, par construction (la balance
des paiements inclut le solde qui l’équilibre : sortie ou entrée de devises).

La cause de l’endettement réside donc dans les déséquilibres


extérieurs des pays en développement. Mais à la fin des années 1970 cet
endettement est devenu excessif, on parle alors de situation de
surendettement.
Les conséquences de l’endettement externe. L’endettement externe peut
avoir des conséquences positives ou négatives pour un pays : s’il a eu des
conséquences largement positives jusqu’aux années 1970, en permettant
à certains PED une croissance économique rapide, il est clair qu’à partir
des années 1980 il a constitué un frein au développement dans de
nombreux pays du Sud. Plusieurs facteurs expliquent ce retournement
brutal :
• Les chocs pétroliers (1973 et 1979) ont accru les déficits externes (à-
l’inverse, dans les années 1980 et 2010, c’est la baisse des prix du
pétrole qui est à l’origine des difficultés des pays producteurs,
Mexique, Nigeria, Venezuela par exemple).
• L’extension du rôle des grandes banques internationales, tandis
qu’affluaient les pétrodollars à recycler. Les déficits accrus n’ont pas été
corrigés, car les capitaux étaient abondants pour les financer. Ainsi
tous les acteurs profitaient du système : les PED, les banques et aussi
les pays développés dont les industries trouvaient de nouveaux
débouchés dans les pays du Sud.
• Les politiques économiques déflationnistes des pays industrialisés, et
notamment des États-Unis avec l’administration Reagan ; la politique
monétaire restrictive accompagnée d’un déficit budgétaire énorme
(200 milliards en 1983) a entraîné une hausse sans précédent des taux
d’intérêt, du cours du dollar (4F en 1980, 10F en 1985) et une chute de
l’inflation. Les taux d’intérêt réels (taux d’intérêt mondial – taux
d’inflation) négatifs dans les années 1970, sont montés à 22 % en 1982.
L’inflation élevée qui avait allégé la dette des pays du Sud, tombait aux
alentours de 3 % dans les années 1980. Ainsi la charge d’intérêt et de
remboursement s’est considérablement alourdie. Une grande partie de
la dette (60 %) est à taux variable, c’est-à-dire que les intérêts payés
chaque année varient selon l’évolution des taux.
• Un autre facteur, lié d’ailleurs au précédent, a été le ralentissement,
puis la baisse de l’activité économique mondiale. La production a
diminué en 1981 et 1982, ainsi que le commerce international. Les
cours des produits de base ont chuté et les marchés d’exportation
des PED se sont réduits.
• D’autres causes sont propres aux PED endettés : l’efficacité douteuse de
nombreux investissements réalisés avec les capitaux empruntés.
Beaucoup d’emprunts ont servi à financer la consommation intérieure
ou acheter des armements. Après 1979, les nouveaux emprunts n’ont
plus servi qu’à rembourser les précédents, ou payer les intérêts ! Un
deuxième facteur interne est l’évasion des capitaux qui viennent se
réfugier là d’où ils sont partis ! D’après une étude du FMI, les capitaux
enfuis illégalement représentaient 72 % de la dette de l’Argentine dans
les années 1980, 49 % de celle du Venezuela, 36 % aux Philippines, 34 %
au Mexique, 22 % en Corée. Le Brésil fait exception et ses classes
favorisées semblent plus nationalistes, avec 4 % seulement. L’ampleur de
ces fuites donne le vertige et on peut se poser la question : la dette des
pays du Sud existe-t-elle ? (Norel), dans la mesure où les banques ont
déjà récupéré sous forme de dépôt une partie de leurs prêts…
Enfin, une autre conséquence de la dette concerne les pays créanciers.
Une cessation de paiement des pays endettés présenterait le risque de
faillite des grandes banques engagées dans les prêts, avec un krach
bancaire, une panique généralisée comme lors de la crise de 29, et des
conséquences du même type pour l’économie mondiale. La plupart des
analystes considèrent cependant que ces risques sont limités
actuellement, du fait de la présence et de l’intervention d’organisations
financières internationales comme le FMI, inexistantes dans les années
1930. Ainsi, les crises financières de 1997-1998-2000, en Asie, en Russie,
au Brésil et en Argentine, crises systémiques, n’ont pas entraîné
l’économie mondiale avec elles, et elles ont été rapidement surmontées
par les pays concernés, reprenant une croissance forte… ce qui fut loin
d’être le cas des pays développés après la crise économique de 2007-2009
partie des États-Unis avec les subprimes et devenue mondiale !
L’insoutenabilité de la dette, qui fut longtemps principalement une
préoccupation de pays en développement, est devenue une inquiétude
majeure des pays développés, secoués par la crise de la dette grecque de
l’été 2015.
Quelles solutions possibles ? Un pays qui éprouve des difficultés de
paiement de sa dette a trois options :
• Interrompre les paiements, de façon définitive – on parle alors de
répudiation ou dénonciation de la dette (Russie en 1917, Chine en
1949, Cuba en 1959) – ou de façon temporaire : il s’agit alors d’un
moratoire, en attendant un accord international. Les moratoires se
sont multipliés depuis les années 1980, mais aucun pays n’a été jusqu’à
la répudiation. Le risque est en effet de perdre la confiance des
milieux financiers internationaux et de ne plus pouvoir emprunter
pendant longtemps. Étant donné que les échanges se font avec des
facilités de crédit, le pays qui irait jusqu’à la répudiation serait en fait
obligé de vivre en quasi autarcie, pratique difficile dans le contexte
actuel d’internationalisation, et désastreuse pour son économie. En
outre, ses actifs seraient probablement saisis à l’étranger. Certains
économistes préconisent de telles répudiations malgré tout, en
prenant l’exemple des défaillances généralisées en 1931-1933 en
Amérique latine, suivies d’une rupture qui a été finalement favorable
au développement industriel. Cependant les conditions ne sont pas du
tout les mêmes et on peut rappeler que l’Amérique latine a été écartée
pendant 30 ans des marchés financiers, justement à la suite de ces
défaillances.
• Payer la dette, coûte que coûte, au prix d’un ajustement rigoureux
comme l’a fait la Roumanie avant 1990. Des politiques d’ajustement
ont ainsi été mises en place, avec ou sans le FMI, avec des
conséquences économiques et sociales désastreuses. Pour ces raisons,
cette deuxième solution est peu envisageable. Le FMI a renoncé à
cette politique à partir de 1985 avec le plan Baker : au lieu de
pratiquer un ajustement par le bas en freinant la demande et les
importations, on est passé à l’idée d’un ajustement par le haut, par la
croissance économique et l’augmentation des exportations,
permettant de réduire relativement le poids et le service de la dette.
Le plan Baker prévoyait en outre l’application de mesures de
libéralisation et une reprise des prêts bancaires. Malheureusement les
résultats n’ont pas été à la hauteur des attentes et les banques n’ont
pas suivi, préférant des solutions plus techniques (voir encadré).
• Rééchelonner la dette, solution qui s’est généralisée depuis 1980, et qui
n’exclut pas une politique d’ajustement, mais dont la sévérité sera
moindre. Il s’agit d’un réaménagement des conditions du prêt initial.
Devant les difficultés énormes des PED, les rééchelonnements sont
devenus de plus en plus favorables. Certains pays, notamment en
Afrique sont en réaménagement permanent : après avoir inauguré la
dette qui sert à rembourser la dette, on en arrive maintenant au
rééchelonnement des rééchelonnements… La dette publique est
renégociée auprès du Club de Paris, créé en 1956, où se réunissent les
pays concernés et les représentants du FMI ; et la dette envers les
banques commerciales, au Club de Londres, autour d’une banque chef
de file.
Toute une série de dispositifs ont ainsi été mis en place par les
membres du G7 et les institutions financières (dispositions de Venise en
1987, dispositions de Toronto un an plus tard, Programme spécial
d’assistance (PSA) de la Banque mondiale, Facilité d’Ajustement
structurel renforcée du FMI, etc.). Malgré cela, le Plan Baker connaît peu
de succès et une nouvelle approche qui s’adresse aux pays très endettés à
revenu intermédiaire est mise en œuvre dès 1989 : le Plan Brady. Tout
d’abord les banques commencent à réduire leurs engagements vis-à-vis
des pays en développement, et acceptent l’idée qu’une partie des prêts ne
sera jamais remboursée. Elles renforcent leurs bilans, en passant
certaines créances en pertes, en faisant des provisions pour créances
douteuses, enfin en revendant une autre partie sur le marché secondaire.
Ce marché permet depuis 1982 de revendre des créances avec décote (de
10 à 90 % selon les pays) ou de les échanger afin de consolider les actifs.
On parle alors moins de rééchelonnement, que de restructuration. Il
s’agit par différentes innovations financières (voir encadré) de
transformer les dettes et de les alléger.

La dette : financement à la carte et innovations financières


• Conversion des dettes en prises de participation, ou échange de dettes
contre du capital (debt-equity swap), par exemple Nissan rachète une
dette publique mexicaine de 60 millions de dollars, sur le marché
secondaire pour 40 millions. La Banque centrale mexicaine
rembourse cette créance en pesos au taux officiel. Nissan utilise ces
pesos pour investir au Mexique. Ainsi la dette diminue en
contrepartie de ventes d’actifs nationaux, et la banque créancière
se dégage. Ce procédé n’est en fait pas nouveau : beaucoup de
créances anglaises au XIXe siècle sur les États-Unis, ont ainsi été
transformées, certains créanciers britanniques s’installant sur place
et devenant américains. Les inconvénients pour les pays endettés
résident dans la perte de souveraineté, le risque inflationniste et le
rapatriement ultérieur de profits.
• Titrisation : transformation de créances en titres négociables,
comme des obligations à long terme, en faisant bénéficier le pays
endetté de la décote du marché.
• Capitalisation d’intérêts : transformation d’intérêts en capital, pour
faciliter les paiements. Cette pratique n’a été utilisée que dans des
cas extrêmes d’impossibilité de paiement (Nicaragua, Soudan).
• Rachat de la dette : le pays endetté rachète sa dette avec une décote.
En effet, pourquoi rembourser 100, quand on peut : 1) emprunter
50 en devises, 2) racheter sa dette de 100 pour 50 (si la décote est
de 50 %), et 3) ne plus devoir que 50 ? Cette pratique est
cependant encore peu développée, les banques vendant au compte-
gouttes leurs créances. Cependant, la Bolivie, à la suite d’un accord
direct avec les banques, a pu racheter ainsi une partie de sa dette à
10 % de sa valeur, grâce à des donations.
• Transformation de taux variables en taux fixes, modification de la devise
dans laquelle la dette est libellée (ainsi certaines dettes en dollars
ont été transformées en dette en marks, francs suisses, ou euros,
assorties de taux d’intérêts beaucoup plus faibles) ; cofinancement
(prêts réalisés par une banque conjointement avec un organisme
international comme la Banque mondiale, pour limiter les risques) ;
rétrocession des dettes (par cette technique, le créancier peut
changer de débiteur, la dette est transférée à un autre ce qui permet
à la banque de restructurer ses actifs), etc.
• Ainsi la crise même des années 1980 a fait naître toute une série de
techniques d’allègement imaginées par les experts financiers
internationaux, qui se sont généralisées.
En 1996, le G7 et le FMI ont lancé l’initiative des pays pauvres très
endettés (PPTE) afin de réduire la dette à un maximum de 150 % de leurs
exportations et 250 % des recettes budgétaires. Les réductions de dettes
concernent les montants dépassant ces seuils. Des objectifs visant à la
réduction de la pauvreté sont également fixés, en même temps que des
mesures favorables à l’équilibre des budgets nationaux. Un autre
programme a été introduit, l’Initiative d’allègement de la dette
multilatérale (IADM), visant à une annulation de la dette aux organismes
internationaux créditeurs (FMI, Banque mondiale, Association
internationale de développement) pour les pays ayant complété le
programme précédent. Le G8 a décidé cette annulation de la dette
multilatérale à Gleneagles (Écosse) en 2005. Les effets de ces réductions
de dettes pour 18 pays apparaissent dans la figure 4.15, indiquant la dette
en % du PIB, avant et après les deux initiatives (cf. figure 4.15)

Figure 4.15 : Réduction de la dette, dans le cadre des initiatives Pays


pauvres très endettés (PPTE ou HIPC), et Allègement de la dette
multilatérale (IADM ou MDRI85)
Source : Global Development Finance 2006, Banque mondiale.

Le rapport Meltzer soumis au Congrès américain en 2001 préconisait


une annulation totale de la dette pour les pays les plus pauvres et le
remplacement des nouveaux prêts par des dons. Il n’a pas été suivi
d’effets, en raison de l’hostilité des Représentants et du fait que nombre
d’économistes considèrent que les prêts et dons sont nécessaires, même
dans les pays les plus pauvres. Les prêts jouent un rôle différent et
présentent des avantages, comme inciter les gouvernements
emprunteurs à une plus grande efficacité dans l’emploi des fonds. Ils sont
plus adaptés pour le financement de projets précis, notamment
d’infrastructures. Ils impliquent aussi un contrôle précis des opérations
sur place et présentent un gage de solvabilité pour les IDE.
Un certain nombre d’ONG et de partis politiques dans les pays
développés militent en faveur d’une annulation de la dette du tiers
monde, pour les pays les pays les plus pauvres (Jubilee), ou pour tous les
pays, y compris les pays émergents comme le Brésil ou le Mexique
(Attac, CADTM). Les effets favorables attendus résident bien sûr dans la
libération des recettes d’exportation pour d’autres buts que le service de
la dette, par exemple l’importation de biens d’équipements ou la
réalisation de travaux d’infrastructures favorables au développement.
Mais un certain nombre d’effets pervers expliquent la réticence des
institutions internationales à généraliser une telle mesure. Par exemple,
les pays qui peuvent figurer parmi les plus endettés, et donc bénéficier
des programmes comme celui des PPTE, doivent répondre à des critères
précis d’endettement excessif : ceux qui ont mené les politiques les plus
laxistes seront récompensés, alors que ceux qui ont appliqué une gestion
plus responsable, ou qui ont fait des efforts pour réduire leur dette,
pourront être écartés. Ensuite, plus généralement, l’annulation de la
dette donne une prime à la mauvaise gestion et à l’irresponsabilité, et
incite peu les pays à une bonne utilisation des fonds. En outre, elle risque
d’écarter les pays pauvres des marchés internationaux de capitaux pour
longtemps, et nuire ainsi à leur développement, l’utilisation des crédits
internationaux étant un facteur essentiel des échanges. Les pays
d’Amérique latine, dans les années 1930, ont dénoncé leurs dettes et se
sont retrouvés coupés pendant les décennies suivantes des possibilités
d’emprunts qui les auraient aidés à financer leurs investissements. Enfin
l’annulation de la dette multilatérale prive de ressources les organismes
internationaux, telle la Banque mondiale ou la Banque africaine de
développement, et risque de réduire ainsi les prêts futurs.
Les demandes des ONG et des groupes altermondialistes d’annulation
de la totalité de la dette du tiers monde, quoique bien intentionnées,
risquent de nuire au contraire au développement des pays pauvres.
D’abord parce que le développement ne dépend pas d’un soulagement
financier temporaire, mais d’institutions précises, bien plus compliquées
à mettre en place. Ensuite et surtout parce que le développement requiert
un accès constant et fiable à long terme aux marchés de capitaux et aux
prêts internationaux, ce qu’une annulation remettrait en cause pour
longtemps, comme le soutient Barro (1997) :

« La question ne se poserait probablement pas si les pays en


développement avaient un accès facile à des marchés du crédit en bon
état. Mais les défauts fréquents sur la dette, souvent soutenus par les
États-Unis et d’autres pays développés, ont porté atteinte à leur bon
fonctionnement. Les États-Unis ont ainsi participé à la restructuration
des dettes de l’Amérique latine ; au lieu d’encourager ces défauts et
des banqueroutes faciles, la meilleure chose que le gouvernement
américain aurait pu faire durant les 25 dernières années pour
encourager le développement aurait été d’utiliser tous les moyens
légaux, y compris la saisie d’actifs étrangers, afin d’assurer le
remboursement des engagements internationaux légitimes. C’est
seulement ce type de politiques dures par les prêteurs qui permet de
garantir l’accès au crédit des pays pauvres (et de même pour les
individus). Bien que des pays gagnent à court terme en faisant défaut
à leurs obligations, la plupart se seraient trouvés mieux à long terme
en maintenant leur accès au crédit. Alexander Hamilton avait compris
ces points quand il soulignait l’importance pour le gouvernement
fédéral américain d’honorer les diverses dettes coloniales, contractées
pendant la révolution américaine. Seul un passé de débiteur solide
permettrait de garantir que la nouvelle nation conserve un accès au
crédit sur une longue période de son développement économique. Les
dirigeants des pays en développement, comme ceux des principaux
pays créanciers, feraient bien de relire les mots de Hamilton. »

La dette du tiers monde a été l’une des questions les plus discutées depuis
les années 1980, mais il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. De nombreux
pays par le passé ont basé leur croissance économique sur l’endettement
externe. Les États-Unis au XIXe siècle avaient une dette considérable vis-à-vis
de l’Angleterre, avec des ratios comparables et même plus élevés que ceux des
pays du Sud à la fin du XXe siècle. Les créances détenues par les prêteurs
européens en 1913 représentaient plus de 3 fois le commerce international
selon Kuznets (1966), contre la moitié au début des années 1990. D’autres
pays comme l’Australie, le Canada, les pays scandinaves, aux alentours de
1900, étaient très endettés ; Hagen (1982) rappelle que 30 % environ de leur
investissement était financé par des capitaux extérieurs, contre 5 à 20 % pour
les PED en 1990. Toutefois, on pourrait lui objecter que ces pays connaissaient
alors une croissance forte, ce qui n’est pas le cas des pays endettés les plus
pauvres aujourd’hui. Beaucoup de ces dettes passées n’ont jamais été payées, à
la suite des bouleversements économiques et politiques, et des guerres. De
nombreux observateurs pensent qu’il en ira de même pour les dettes
actuelles : celles des pays les plus pauvres seront annulées ou iront de report
en report. Comme le disait Alfred Sauvy, « il arrivera ce qui est arrivé maintes
fois dans l’histoire : le prêteur court quelque temps après sa dette, en prêtant
davantage, payant en somme, lui-même, ses propres intérêts, jusqu’au jour où
il renonce et n’est plus payé ! »
Pour les pays émergents, la situation est bien différente, leur balance
courante est devenue largement excédentaire avec la croissance
mondiale, le développement des exportations industrielles, la remontée
des cours des matières premières. Le Brésil, la Chine, l’Inde et bien
d’autres en Amérique latine et en Asie, sans compter les pays du Proche-
Orient producteurs de pétrole, ont rétabli leur situation extérieure et
remboursent aisément leur dette. Ils se sont mis à investir et placer ces
excédents à l’extérieur, comme on le voit avec les investissements chinois
en Afrique et indiens ou du Golfe en Europe. Globalement, depuis
2000 les PED sont devenus excédentaires dans leurs échanges avec les
pays développés, un retournement complet d’une situation qui était bien
établie depuis l’après-guerre. La Chine dispute désormais au Japon le titre
de plus gros détenteur de la dette publique américaine : elle en détient
1 224 milliards de dollars en 2015 (sur plus de 18 000 milliards de
dollars). La créance de la Chine sur l’État américain (7 % de la dette
publique américaine) représente presque le double de sa propre dette
publique ! Il n’en demeure pas moins que la rapidité de l’endettement
chinois peut inquiéter : la dette publique de la Chine représente en
2015 environ la moitié de son PIB, contre moins de 20 % cinq ans plus
tôt. On est loin des 160 % de la Grèce et des 110 % des États-Unis, mais il
s’agit d’une augmentation vertigineuse pour un pays en développement
dont la croissance se tasse. La dette chinoise totale (des secteurs public et
privé) a elle aussi fait un bond, passant d’environ 150 % de son PIB en
2010 à plus de 250 % en 2015. Un ratio comparable à celui des États-Unis,
et plus élevé que celui de la France. La dette des sociétés chinoises atteint
à elle seule en 2015 plus de 16 000 milliards de dollars soit 160 % du PIB :
elle représente le double de la dette des entreprises américaines. Depuis
2000, le rythme de croissance de l’endettement chinois a été trois fois
supérieur au rythme de croissance de son économie. De quoi laisser à
penser que l’on est loin d’en avoir fini avec le problème de la dette dans
les pays en développement.

L’aide, évolution
L’aide publique au développement86, lancée après la Deuxième Guerre
mondiale, a dépassé le montant de 135 milliards de dollars en 2014, mais
son efficacité est sujette à débat : pour les uns elle n’est que la feuille de
vigne de la domination impérialiste et capitaliste, pour d’autres elle
encourage un esprit d’assistance qui freine le développement et ne fait
que financer les dépenses de luxe de gouvernements corrompus et peu
enclins à promouvoir le bien-être de leur peuple ; pour ses défenseurs
enfin, elle reste indispensable, sa poursuite et son accroissement étant
des leviers essentiels de la croissance.
L’aide revêt de multiples formes : bilatérale lorsqu’elle est versée
directement de pays à pays, elle s’oppose à l’aide multilatérale qui passe par
les organisations internationales comme la Banque mondiale ou le Fonds
européen de développement (FED). Cette dernière forme a progressé et
représente actuellement 31 % de l’APD. L’aide peut être liée (sujette à être
dépensée dans le pays donateur) ou libre ; elle peut être spécifique (destinée
à un projet ou un secteur précis) ou générale (utilisée par exemple pour les
dépenses de fonctionnement) ; en nature (aide alimentaire, aide d’urgence)
ou financière, et dans ce cas elle prendra la forme de dons, ou de prêts à
des conditions favorables (« prêts concessionnels »).
L’aide a augmenté en valeur absolue en termes réels, mais décliné en
proportion du PIB mondial (cf. figure 4.16). La CNUCED avait fixé en
1977 un objectif de 0,7 % du PIB des pays donateurs, on est passé de 0,40
% en 1961 à à peine 0,3 % en 2014. La figure 4.16 montre qu’un
décrochage a lieu au début des années 1990, malgré un redressement dans
les années 2000. En contrepartie les flux privés, investissements,
placements, prêts, ont augmenté (cf. figure 4.9). Les États-Unis et le Japon
sont dans les premiers rangs en montants absolus de l’aide, mais plus mal
placés dans le classement de l’aide par rapport au revenu national, où l’on
trouve aux premières places les pays scandinaves (cf. figure 4.17).

Figure 4.16 : Aide et PIB mondial


*Aide publique au développement nette et aide publique nette reçue
Source : Banque mondiale, World Development Indicators.

Figure 4.17 : Aide des pays donateurs en volume et proportion de leur


PIB

Source : OCDE-CAD.

L’aide des pays riches est aussi évaluée par une ONG, le Center for Global
Development87, à l’aide d’un indicateur composite (CDI, pour Commitment to
Development Index) qui classe 27 pays riches selon leurs politiques qui
affectent le plus les 5 millions de personnes vivant dans les pays pauvres. Cet
indicateur intègre d’autres éléments que les dons, comme l’ouverture de leur
marché, l’absence de subventions agricoles, l’importance de l’aide liée, l’aide à
des régimes corrompus, la qualité de l’investissement, les actions pour
l’environnement, l’ouverture aux migrants (rôle des transferts de fonds vers
les pays d’origine), la diffusion des technologies, etc. Les résultats
apparaissent ici (cf. figure 4.18), où l’on voit que les pays nordiques sont
toujours les mieux placés, alors que les États-Unis sont en queue de peloton
et que le Japon se retrouve bon dernier. La France perd des places en raison
de son protectionnisme agricole, propre à l’UE, des ventes d’armes et des
limitations à l’immigration. Le classement du CDG, établi sous l’autorité
d’économistes aussi éminents que Larry Summers, Amartya Sen ou Joseph
Stiglitz, fut cependant contesté, notamment par les autorités françaises88, ce
qui est inévitable étant donné l’abondance des indicateurs utilisés, dont on
peut toujours discuter la pondération.

Figure 4.18 : CDI 2015, Indicateur de l’engagement envers


le développement (Commitment to Development Index)

Source : Center for Global Development, 2015.


L’ONU a fixé en 2000 des Objectifs du millénaire (cf. ch. 5), visant à
réduire la pauvreté, améliorer la santé, l’éducation et l’environnement, et
passant par un accroissement de l’aide à 0,5 % du PIB des pays riches. Un
nouvel élément entre en jeu, favorisant cet objectif : l’aide de certains pays
du tiers monde eux-mêmes, les donateurs émergents. En Asie, la Chine,
la Corée du Sud, Taïwan, Singapour et la Thaïlande. Les autorités
chinoises ont même présenté une nouvelle vision de l’aide, notamment en
Afrique, dans le « Beijing consensus », censé s’opposer à celui de
Washington (voir encadré). De nombreux autres pays émergents versent
une aide de longue date, (notamment depuis les chocs pétroliers des
années 1970) : l’Argentine, le Venezuela, le Brésil et le Chili en Amérique
du Sud ; les pays pétroliers au Proche-Orient ; certains pays d’Afrique
comme l’Égypte, le Nigeria et l’Afrique du Sud ; ou encore la Turquie. Les
facteurs de ces nouvelles aides sont multiples : aider les pays
culturellement proches, comme le Brésil à l’égard d’autres pays
lusophones, ou les pays du Golfe envers d’autres pays musulmans ;
s’associer le bon vouloir de producteurs de matières premières, comme la
Chine en Afrique, ou encore tout simplement favoriser un
développement qui ne peut que retomber de façon positive sur le sien
propre.

Le Beijing Consensus
La Chine est devenue l’un des acteurs majeurs en Afrique, avec un
rythme de croissance du commerce entre ces deux partenaires de près
de 50 % par an depuis 1990 (cf. figure 4.19). Les contacts
commerciaux sont anciens, puisqu’ils remontent au XVe siècle avec les
expéditions de l’amiral Zheng He. Il ne faut donc pas s’étonner de leur
reprise actuelle, même si l’on a pris l’habitude, depuis les explorations
européennes et la colonisation, de voir l’Afrique plutôt tournée vers
l’Europe. Dans les années 1960, la Chine de Mao avait déjà envoyé
des milliers de médecins en Afrique, accueilli des étudiants et
construit des infrastructures (chemin de fer Tanzanie-Zambie). Le
commerce entre les deux ensembles a été multiplié par près de 20 en
25 ans, pour s’élever à 210 milliards de dollars en 2013 : matières
premières pour satisfaire les énormes besoins de l’une, produits
manufacturés bon marché pour les consommateurs pauvres de
l’autre.

Figure 4.19 : Échanges extérieurs de l’Afrique, 1990-2013 (en %)

1. Dont le Canada, l’Australie et le reste du monde.


Source : Fonds Monétaire International, Direction des statistiques du commerce extérieur.

Mais l’approche de la Chine va plus loin que les simples échanges,


puisqu’elle offre une aide, et une vision de l’aide, basée sur le refus de
mêler économie et politique, un consensus de Pékin, opposé à celui de
Washington. Selon Wei Wei Zhang89, ses points saillants sont les
suivants :
• Les hommes comptent, le capital humain est prioritaire.
• L’expérimentation doit être constante, essayer, essayer, jusqu’à ce qu’on
trouve quelque chose qui marche : « Peu importe que le chat soit
blanc ou gris pourvu qu’il attrape les souris », Deng Xiaoping.
• Un État fort, dédié au développement économique, menant des
politiques économiques et industrielles, assurant la stabilité et
favorisant un large consensus de la population sur la
modernisation.
• Un apprentissage sélectif : prendre les éléments qui marchent à l’extérieur,
quels qu’ils soient, comme l’a fait la Chine (le marché, l’entrepreneur,
les échanges, etc.).
• Des changements graduels et séquencés : commencer par l’économie
avant le politique, les réformes faciles avant les difficiles, éviter les
thérapies de choc à la russe et les modèles standards, style PAS du
FMI, valable pour tout le monde (one size fits all).
• Éviter l’idéologie, comme dans le modèle occidental en faveur de la
démocratie avant tout, « éviter de traiter tous les PED comme des
sociétés mûres où la démocratie va prendre automatiquement
racine, éviter d’imposer la libéralisation avant que des filets de
sécurité aient été mis en place, éviter les privatisations avant que des
régulations précises aient été fixées, éviter de démocratiser avant
qu’un État de droit, une classe moyenne éduquée et une culture de
tolérance existent. Ce dont les pays pauvres ont besoin, ce n’est pas
d’un gouvernement démocratique, mais plutôt d’un bon
gouvernement capable de lutter contre la pauvreté, de fournir les
services de base et d’assurer la sécurité. »
Les échecs américains semblent donner raison à cette vision, avec
l’apparition de « démocraties illibérales90 », de conflits sectaires et
ethniques, comme en Haïti, aux Philippines, en Afghanistan, en Irak
ou en Syrie. Cependant, le modèle chinois n’est pas sans failles :
l’approche « strictly business » pousse à se désintéresser des actes
barbares de certains régimes, comme le Soudan au Darfour, ou des
régimes répressifs et ruinant leur pays, comme celui de Robert
Mugabe au Zimbabwe, pour ne s’intéresser qu’aux ressources
naturelles. Les firmes chinoises ont été aussi accusées de mépriser les
questions environnementales, comme dans la forêt primaire au
Gabon, et de peu créer d’emplois dans la mesure où une masse de
salariés chinois accompagne les investissements. Par ailleurs, la
concurrence de produits manufacturés bon marché nuit aux rares
entreprises industrielles africaines et suscite parfois l’hostilité, même si
ce sont surtout les exportations industrielles d’Occident ou du Japon
qui ont à souffrir de cette concurrence. La forte croissance en Chine
depuis un quart de siècle a contribué jusqu’à une date récente à
pousser les prix des matières premières, ce dont les économies
africaines ont profité. Mais on a évoqué un risque pour la
diversification des exportations, et une fragilisation de la croissance en
cas de retournement des cours des matières premières comme en
2014-2015. Cependant, l’intensification des échanges entre la Chine
et l’Afrique peut difficilement être considérée comme un obstacle au
développement. Les pays africains ont retrouvé la croissance, leurs
termes de l’échange se sont améliorés, les consommateurs voient leur
pouvoir d’achat s’accroître du fait des produits chinois bon marché, et
finalement les gains du commerce peuvent servir à financer les
industries locales.

Si l’on se place du côté des bénéficiaires de l’aide, les situations sont


extrêmement variées. Pour certaines économies majeures, comme le
Brésil, le Mexique, l’Inde ou la Chine, l’aide représente une part infime
(moins de 0,15 %) du revenu, et seulement quelques dollars par
habitant. Pour d’autres en revanche, l’aide dépasse le tiers du revenu
national, et atteint plusieurs centaines de dollars par habitant (cf.
figure 4.25 ci-après). Les régions qui bénéficient le plus de l’APD sont
l’Afrique subsaharienne, l’Amérique centrale et les Caraïbes, le Moyen
Orient. Au sein des régions elles-mêmes, les situations sont très
variables selon les pays : en Afrique subsaharienne, où l’aide étrangère
est la plus importante — hors Nigeria et Afrique du Sud qui reçoivent
très peu d’aide —, elle représente en moyenne 12 % du budget des
États… mais à Madagascar par exemple, elle représente la moitié du
budget de l’État.
Les graphiques suivants comptabilisent l’ensemble de l’aide publique
au développement reçue, qu’elle provienne des pays membres ou non
membres du CAD, ou des organisations multilatérales.

Figure 4.20 : Aide versée, principaux donateurs


Figure 4.21 : Aide reçue, par région

Source : Banque mondiale.

Figure 4.22 : Aide reçue par tête, par région, 2014


Source : Banque mondiale.

Figure 4.23 : Aide en Afrique, % du PIB, 2014

Source : Banque mondiale.

Figure 4.24 : Aide publique au développement vers les PED, 2014


Source : OCDE-CAD.

Figure 4.25 : Principaux receveurs de l’APD

Note : Les pays de moins de 500 000 habitants ou dont l’aide publique au développement reçue
est de moins de 100 millions de dollars en 2014 sont exclus
Source : Rapport du OCDE-CAD.

Facteurs et effets de l’aide


Les raisons d’aider sont variées : à côté des motifs humanitaires et moraux,
la solidarité entre tous les hommes91, l’instrument de rationalité
économique que peut représenter l’aide92, on trouve des explications plus
égoïstes : maintien d’une zone d’influence politique, stratégie militaire,
intérêts économiques (accès aux matières premières, débouchés
industriels, liquidation de stocks, etc.). Dans un discours prononcé en
septembre 1972 devant les gouverneurs de la Banque mondiale, l’ancien
secrétaire à la Défense, Robert McNamara, affirme : « Lorsque les
privilégiés sont peu nombreux et les désespérément pauvres forment la
majorité, et lorsque l’écart se creuse sans cesse davantage, ce n’est qu’une
question de temps avant qu’un choix décisif ne s’impose entre le coût
politique d’une réforme et le risque politique d’une révolution. C’est la
raison pour laquelle les politiques d’éradication de la pauvreté dans les pays
sous-développés s’imposent non seulement par principe, mais par
prudence. La justice sociale n’est pas seulement un principe moral, c’est un
impératif politique »93.
Dans son best-seller intitulé e End of Poverty (2005), Jeffrey Sachs
soutient que si les pays riches faisaient passer leur aide publique au
développement à 195 milliards de dollars d’ici 2015 (elle était de
130 milliards en 2005, lorsqu’il sort son livre), la pauvreté pourrait être
éradiquée en 2025. Selon Sachs, les pays pauvres pris au « piège de la
pauvreté », dans le cercle vicieux de la pauvreté, n’en sortiront pas sans
une aide étrangère à grande échelle, sans un gros coup de main pour
sortir de l’ornière. Les pionniers de l’économie du développement
(cf. Introduction) considéraient que l’aide était nécessaire pour
déclencher un démarrage économique. Elle permettait de combler deux
déficits : tout d’abord interne (I - S), et ensuite externe (M - X). À l’aide
du modèle Harrod-Domar (cf. ch. 3), on pouvait calculer le montant
nécessaire pour atteindre tel taux de croissance. Cependant cette
explication trop mécanique ne tenait pas compte de l’insuffisante
capacité d’absorption en capital des PED (due à des institutions
défaillantes et au manque de main-d’œuvre qualifiée) et surestimait le
rôle du capital dans la croissance, si bien que l’aide n’a pas joué le rôle
qu’on en attendait94. La persistance des échecs du développement,
chômage étendu, pauvreté de masse, croissance faible, ont fait douter de
son intérêt. Dans les années 1970, elle tend alors à être réorientée vers la
réduction directe de la pauvreté avec l’approche des besoins de base. Les
secteurs comme l’éducation, la santé, l’alimentation, sont préférés à
l’apport pur et simple de capital. On introduit également les pratiques de
conditionnalité de l’aide, visant à améliorer les institutions et les
politiques, l’aide étant versée à condition de changements institutionnels,
notamment démocratiques, ou à condition que les « bonnes » politiques
économiques soient mises en œuvre. Reste à savoir de quelles politiques
il s’agit : des politiques favorables au marché pour les institutions
internationales, des politiques sociales pour les ONG... Dans les années
1990, ce sont les infrastructures qui sont mises en avant, mais aussi la
bonne gouvernance, où l’on retrouve les institutions : une administration
efficace, le respect des droits et des contrats, la lutte contre la corruption
et les privilèges, la nécessité d’une transparence de la gestion publique, la
mise en place de contrôle des résultats, etc.
Des critiques plus radicales se sont également diffusées : pour les
marxistes par exemple, l’aide ne serait qu’un moyen de maintenir la
domination impérialiste dans le monde en développement, en donnant
une espèce de sucette pour faire passer le pillage des ressources et
l’exploitation de la main-d’œuvre. Des critiques libérales ont aussi été
formulées, allant jusqu’à prôner un arrêt pur et simple de l’aide. Peter
Bauer (1984) est l’auteur le plus représentatif de cette thèse : « L’aide est le
seul point commun des divers pays du tiers monde, supprimez l’aide et du
même coup vous supprimez le tiers monde, qui n’a aucune espèce d’unité.
[…] Elle est la source du conflit Nord/Sud, et non sa solution ». L’idée
générale est que l’aide constitue un obstacle au développement car elle
réduit les peuples à la condition d’assistés. En Afrique, elle a favorisé la
mise en place d’infrastructures et d’investissements improductifs, qui ne
peuvent fonctionner ensuite que par sa prolongation permanente
(administrations, universités, compagnies aériennes, sidérurgie…). Ainsi le
dualisme de la société est renforcé, sans que le secteur productif progresse.
L’aide alimentaire a eu aussi des effets pervers bien connus en
concurrençant la production locale, et en décourageant les paysans de
produire. L’aide renforce également les gouvernements en place et la «
poursuite de politiques qui retardent la croissance et exacerbent la
pauvreté :… persécution des minorités productives, destruction du
système commercial, restrictions aux capitaux étrangers, collectivisation,
prix décourageant la production alimentaire, etc. » (Bauer). L’aide ne
permet pas de réduire la pauvreté, car elle va, non aux pauvres, mais à
leurs dirigeants, et « à la vérité, aider les responsables sur la base de la
pauvreté de leur population a plus de chance d’encourager les politiques
d’appauvrissement que d’y faire obstacle ». Ce point de vue a été également
développé par Jean-Christophe Ruffin à propos de l’Éthiopie communiste
du temps de Mengistu : « Plus le pays maintient des orientations
économiques erronées et désastreuses et plus il pourra continuer à
demander (et à recevoir) l’aide internationale. »

Figure 4.26 : Aide en % du PIB (axe de gauche) et croissance du PIB


par tête (axe de droite), Afrique, 1970-2000

Source : Easterly, 2003.

Easterly reprend ces critiques, à propos des pays africains dont le taux
de croissance s’est effondré en même temps que l’aide ne faisait que
s’accroître (figure 4.26) : « Les gouvernements des pays du tiers monde, à
travers lesquels l’aide est dirigée, ont souvent peu d’incitation à élever le
potentiel productif des pauvres, surtout quand cela risquerait d’engendrer
une agitation politique menaçante pour les élites en poste » (2003).
L’auteur avance des données selon lesquelles la plupart des pays
nouvellement développés l’ont fait sans aide étrangère massive : l’aide
internationale empêcherait les gens de chercher leurs propres solutions,
corromprait les gouvernements et saperait les institutions locales. À
l’inverse un marché libre et des incitations adaptées permettraient aux gens
de trouver des solutions pour résoudre leurs problèmes. Autrement dit,
Estearly ne croit pas qu’il existe de piège de la pauvreté, de cercle vicieux.
La preuve : beaucoup de pays auparavant pauvres sont aujourd’hui riches.
Et à un niveau plus fondamental, il soutient qu’il faut respecter la liberté
des gens : si une famille estime que son enfant tirera plus de bénéfices à
apprendre son travail de paysan ou d’artisan qu’à aller à l’école, c’est sa
liberté. Certaines voix en Afrique même reprennent ces arguments contre
l’aide : l’économiste Kenyan James Shikwati, 35 ans, soutient que l’aide à
l’Afrique fait plus de mal que de bien, ce partisan convaincu de la
mondialisation s’exprime dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel sur
les effets désastreux de la politique occidentale pour le développement en
Afrique, sur les dirigeants corrompus et la tendance à surestimer le
problème du Sida.

For God’s Sake, Please Stop the Aid !


Spiegel : « M. Shikwati, le sommet du G8 à Gleneagles va relancer
l’aide au développement pour l’Afrique…
Shikwati : ... par pitié, s’il vous plaît, arrêtez…
Spiegel : Arrêter ? Les pays industrialisés occidentaux veulent éliminer
la faim et la pauvreté.
Shikwati : De telles intentions ont eu un effet négatif sur notre
continent depuis 40 ans. Si les pays industriels veulent réellement aider
les Africains, ils devraient mettre fin à cette aide. Les pays qui en ont
reçu le plus sont aussi ceux qui se portent le plus mal. Malgré les
milliards déversés sur le continent, il reste sous-développé.
Spiegel : Vous avez une explication à ce paradoxe ?
Shikwati : D’énormes bureaucraties sont financées (avec l’argent de
l’aide), la corruption et la complaisance sont favorisées, on apprend
aux Africains à être des mendiants et à oublier l’indépendance. En
outre, l’aide au développement affaiblit les marchés locaux partout et
freine l’esprit d’entreprise dont nous avons désespérément besoin.
Aussi absurde que cela puisse paraître, l’aide au développement est
l’une des causes des problèmes africains. Si l’Occident arrêtait ces
versements, les Africains de base ne s’en rendraient même pas compte.
Seuls les fonctionnaires seraient durement touchés. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle ils prétendent que la planète s’arrêterait de
tourner sans l’aide au développement.
Spiegel : Même dans un pays comme le Kenya, des gens meurent de
faim chaque année. Il faut bien les aider.
Shikwati : Mais c’est aux Kenyans eux-mêmes d’aider ces gens.
Quand il y a une sécheresse dans une région du pays, nos politiciens
corrompus pleurnichent pour plus d’aide de façon automatique. Ces
appels atteignent le programme alimentaire de l’ONU – qui est une
énorme agence d’apparatchiks qui sont dans la situation absurde de
combattre la faim alors qu’ils seraient au chômage si la faim était
vraiment éliminée. Il est naturel qu’ils acceptent les requêtes pour
davantage d’aide. Et fréquemment, ils demandent plus d’argent que
les différents gouvernements africains en ont réclamé. Ils
transmettent les demandes à leur siège, et sous peu, quelques milliers
de tonnes de blé sont envoyés en Afrique…
Spiegel : …du blé qui vient surtout des fermiers européens et
américains lourdement subventionnés…
Shikwati : …et qui finit par arriver en partie dans le port de
Mombasa. Une part va souvent directement dans les mains de
politiciens sans scrupules qui le font ensuite passer à leur propre tribu
pour acheter des électeurs. Une autre part va au marché noir où le blé
est bradé. Les fermiers locaux peuvent tout aussi bien poser leur houe
tout de suite ; personne ne peut concurrencer le Programme
alimentaire mondial des Nations unies. Et parce que les fermiers sont
ravagés par cette pression, le Kenya n’aura aucune marge s’il y a
réellement une famine l’année suivante. C’est un cycle simple, mais
fatal.
Spiegel : Si le programme alimentaire mondial ne faisait rien, les gens
mourraient de faim.
Shikwati : Je ne crois pas. Dans un pareil cas, les Kenyans, pour
changer, seraient forcés de reprendre les relations commerciales avec
l’Ouganda ou la Tanzanie, et y acheter de la nourriture. Ce type
d’échanges est vital pour l’Afrique. Il nous obligerait à améliorer
notre propre infrastructure, tout en rendant les frontières nationales
– tracées par les Européens entre parenthèses – plus perméables.
Cela nous forcerait aussi à établir des lois favorisant l’économie de
marché.
Entretien conduit par Thilo Thielke, Der Spiegel, 4 juillet
2005.

Des critiques plus techniques font état des risques d’une aide massive
sur les taux de change des pays receveurs, réduisant la compétitivité de
leurs industries exportatrices. On constate ainsi que les pays les plus
aidés ont vu leurs industries traditionnelles, textiles, alimentaire, se
développer moins facilement que dans des pays moins aidés. Des flux
massifs peuvent par ailleurs être absorbés difficilement dans une
économie pauvre, avec tous les risques de détournement et d’inefficacité.
Les échecs et ces critiques ne doivent pas cependant faire oublier
que l’aide a eu des effets largement positifs et surtout, qu’en son
absence, de nombreux pays ne pourraient simplement plus fonctionner.
Certes, si l’on regarde les données sur 200 pays, ceux qui ont reçu plus
d’aide extérieure n’ont pas connu de croissance supérieure aux autres.
Mais la situation de certains pays aurait très bien pu être bien pire sans
aide. Pour les pays les plus pauvres en Afrique et en Asie, elle demeure
irremplaçable. Il suffit pour le comprendre d’imaginer, après les baisses
de cours de matières premières, les chocs pétroliers, la hausse des taux
d’intérêt, les catastrophes naturelles, les guerres, ce qui se produirait
dans ces pays si l’aide venait à cesser. Autrement dit, il faut se garder
d’une position extrême qui consisterait à jeter le bébé avec l’eau du
bain, la diversité des situations à travers le monde en développement
interdit de généraliser.
Dans de nombreux cas l’aide externe a permis de faciliter la
croissance. Ainsi, l’ouverture du port d’Abidjan dans les années 1950 est
à l’origine de l’expansion de la Côte d’Ivoire ; l’extension de la culture du
coton en Afrique de l’Ouest a été réalisée par l’assistance étrangère ; le
recul rapide de l’onchocercose (cécité des rivières) est dû à une action
conjuguée d’un programme de l’OMS et du laboratoire Merck ; le
programme Water Aid en Éthiopie a permis d’acheminer de l’eau potable
depuis les hautes terres vers les villages de la vallée du Rift ; le
développement du Ceara (dans le Nordeste du Brésil), depuis 2001, est
le résultat d’un programme mené avec la Banque mondiale (réforme
agraire, électrification, infrastructures, baisse de la mortalité infantile).
Au Mozambique, l’aide, dans les années 2000, change l’intérieur du
pays :

« Le réseau scolaire s’est amélioré, nous avons désormais une


quarantaine d’écoles primaires. L’hôpital a été rénové, il y a un bloc
opératoire et un centre de dépistage du sida. Nous avons l’électricité
en continu », explique José Chifinha, instituteur dans le district. La
piste qui rejoint la bourgade est aujourd’hui entretenue
régulièrement, facilitant les contacts entre les agriculteurs,
producteurs de mil, et les centres de commercialisation. La reprise
économique liée à la fin de la guerre civile a aussi joué un rôle : « La
tôle remplace le chaume pour couvrir les maisons, les gens ont une
bicyclette, sans parler du téléphone portable qui fait son
apparition.95 »
On pourrait ainsi multiplier les exemples, comme également le
développement spectaculaire de la Corée du Sud et de Taïwan, facilité au
départ par l’aide, ou à une échelle plus vaste le succès de la révolution
verte à travers l’Asie.
On peut ajouter qu’après plus de 50 ans de fonctionnement, les
mécanismes de l’aide se sont améliorés et ont bénéficié de l’expérience
et des erreurs réalisées, notamment les effets négatifs sur le secteur
productif ou les politiques gouvernementales qui sont mieux compris
et pris en compte. Ainsi « la seule voie raisonnable est d’améliorer
l’aide et non de l’abandonner » (Lewis). Une approche fait ainsi école
dans les années 2000 : la méthode expérimentale : selon les
économistes du Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab (J-PAL, fondé
en 2003 au MIT), en particulier Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee, le
véritable enjeu est de savoir, ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne
pas parmi les différentes formes d’aide au développement (Duflo
2009 et 2010). Le laboratoire d’action contre la pauvreté regroupe ainsi
une cinquantaine de professeurs affiliés dans trente pays, et s’attache à
évaluer les politiques de lutte contre la pauvreté avec la rigueur des
essais cliniques. On compare ainsi deux groupes constitués de manière
aléatoire, l’un étant soumis à une politique et/ou une aide, l’autre non.
Le but est de distinguer les aides et les politiques efficientes de celles
qui ne le sont pas, selon leur prix, leurs effets, et la réceptivité des
populations pauvres : par exemple, de répondre à la question « Est-il
plus efficace pour lutter contre le paludisme de donner des
moustiquaires ou de les vendre peu cher ? ». Esther Duflo et Abhijit V.
Banerjee (2012) incitent à s’appuyer sur les réponses (parfois contre-
intuitives) proposées par les pauvres eux-mêmes dans les
circonstances spécifiques qui sont les leurs, et à éviter les pièges des
stéréotypes universels et de l’idéologie dans l’administration de l’aide
et les politiques de lutte contre la pauvreté.
L’aide à elle seule ne peut engendrer le développement, mais elle peut
être très efficace pour accompagner et faciliter un processus de
croissance en cours, dont les ressorts sont essentiellement d’origine
interne96, et pour les pays les plus pauvres du Sud, elle constitue un
apport indispensable. On peut imaginer ainsi qu’entre les deux visions de
l’aide, celle d’un Peter Bauer ou d’un William Estearly pour qui elle
maintient les pays dans une assistance nocive, et celle de Jeffrey Sachs,
des ONG ou de l’ONU, pour lesquels il est nécessaire de l’augmenter sans
cesse, on s’achemine vers une troisième voie. Une aide qui deviendrait
d’un côté une sorte de Sécurité sociale planétaire97, où les besoins sociaux
des pays les plus pauvres seraient pris en charge par la communauté
internationale au travers de programmes dont l’efficience aura été
préalablement testée, et de l’autre une aide prenant en compte et agissant
sur les facteurs institutionnels et les politiques économiques, qui
favoriserait le développement de tous les pays du Sud.
En juillet 2015 à Addis Abeba, la communauté internationale a adopté
un « programme d’action » relatif au financement du développement : les
pays développés ont confirmé leur engagement à atteindre l’objectif de
0,7 % de leur revenu national brut (RNB), dont 0,15 à 0,20 % pour les
pays les moins avancés (PMA) consacrés à l’aide au développement. Mais
parallèlement à ces engagements concernant l’aide internationale, ce
programme d’action a nettement élargi l’agenda du financement du
développement en mettant l’accent sur la mobilisation des ressources
publiques intérieures : les PED se sont engagés à améliorer leur politique
et leur administration fiscale (y compris à combattre les flux financiers
illicites), mais aussi leur cadre réglementaire pour encourager
l’investissement.
L’Assemblée générale des Nations unies a adopté le 25 septembre
2015 un « Programme de développement durable à l’horizon 2030 »,
assorti de dix-sept objectifs et 169 cibles portant sur l’ensemble des
dimensions économiques, sociales et environnementales du
développement durable (cf. chap.5). Ce « partenariat mondial » fait suite
au cycle de quinze ans des Objectifs du Millénaire pour le
Développement (OMD), et se caractérise par un net affaiblissement des
distinctions entre le Nord et le Sud et par un fort élargissement des
domaines à traiter. L’aide au développement y est moins considérée
comme une libéralité du Nord vers le Sud que comme une co-
construction (impliquant des institutions souveraines et non
souveraines) de solutions innovantes et solidaires à des problèmes qui
sont désormais communs au Nord et au Sud.

Les IDE
Les Investissements directs étrangers représentent environ la moitié
des flux de capitaux privés vers le tiers monde en 2012 (cf. figure 4.9).
Ils viennent aujourd’hui principalement non pas des pays riches, mais
des pays en développement (notamment des pays émergents) qui
représentent 55 % des entrées nettes et 34,5 % des sorties nettes d’IDE
en 2014. La croissance des investissements Sud/Sud est très rapide, bien
que le stock d’IDE est encore très majoritairement celui des pays
développés – 64,5 % du stock intérieur net et 78 % du stock extérieur
net pour les pays développés – (cf. figure 4.27). Les IDE présentent
l’avantage de ne pas accroître la dette et d’être moins volatils que les
prêts : « même si certains contestent que les IDE soient beaucoup plus
stables que les autres formes d’investissements étrangers, il y a un bon
sens évident qui ne peut que constater qu’un investisseur direct
étranger ne peut facilement déboulonner les machines du rez-de-
chaussée de l’usine pour participer à une panique de créanciers98 »… En
outre, ils apportent des techniques et des compétences, des emplois,
des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail. Les PED
tentent de les attirer pour toutes ces raisons (voir chapitre 8).

Figure 4.27 : Investissements directs à l’étranger selon le niveau de


développement
Entrées nettes (flux) Sorties nettes (flux)

Stock intérieur net Stock extérieur net

Source : UNCTAD.

Les investissements restent concentrés sur l’Asie (qui connaît un


véritable boom des IDE depuis 1995) et l’Europe, suivis des Amériques –
l’Amérique latine prenant une part de plus en plus importante, alors que
l’Amérique du Nord décline – (cf. figure 4.28). L’élargissement de l’UE
vers l’Est explique en grande partie l’accroissement de ses IDE, la facilité
des échanges dans un marché unique incitant les firmes à s’implanter
dans les nouveaux pays membres. En proportion du PIB en revanche,
c’est l’Amérique latine qui reçoit le plus d’IDE, suivie de près par l’Asie de
l’Est et l’Afrique subsaharienne : au total les IDE ont représenté près de 5
% du PIB des pays à faible revenu ces dernières années, soit environ le
double de la moyenne mondiale en proportion du PIB.
En 2014, la Chine s’est taillée la part du lion avec plus de 15 %
(232 milliards) d’un total de 1470 milliards de dollars, dont près de la
moitié pour la seule Hong Kong (103 milliards). Les autres pays arrivent
assez loin derrière : les États-Unis en deuxième place avec 92 milliards, le
Royaume-Uni 72, Singapour 68, le Brésil 62, le Canada 54, l’Australie 52,
l’Inde 34 et les Pays-Bas 30.
Les dix principaux bénéficiaires des investissements représentent
environ la moitié du total des IDE dans le monde, avec la Chine, le Brésil
et l’Inde comme grands gagnants des PED. L’Afrique noire dans sa
totalité reçoit 54 milliards d’IDE, soit quatre fois moins d’IDE que la
Chine à elle seule (Hong Kong comprise), moins que le Brésil, mais
désormais plus que l’Inde.
Les flux de capitaux internationaux ont une composante à court
terme, dite volatile, qui implique des risques de déstabilisation des
économies, lorsqu’ils fuient rapidement en cas de crise, comme on l’a vu
en aïlande et dans d’autres pays d’Asie en 1997. On a conseillé aux PED
de mettre en place des contrôles des changes, pour éviter cette évasion
soudaine et protéger leur économie99. Cependant, le risque est de
décourager les placements et les prêts, si les créanciers craignent de ne
pouvoir récupérer leurs fonds, et ainsi nuire au développement à long
terme. De plus, les contrôles des changes présentent des inconvénients
majeurs : ils nécessitent la mise en place d’une nouvelle administration
bureaucratique, avec la lourdeur, les gaspillages de fonds et le coût que
cela implique, et ouvrent de multiples canaux de rentes et de corruption.
Ensuite, ils sont largement inefficaces, dans le système actuel de gestion
instantanée des flux les investisseurs trouvent toujours des moyens pour
échapper aux contrôles et faire sortir des fonds. La voie du marché,
même si elle présente d’autres inconvénients, a au moins l’avantage de
limiter ces niches à rente et à corruption, et d’éviter les contrôles
bureaucratiques difficiles.
Entre ces deux écueils, le risque de déstabilisation dû à une trop
grande libéralisation de mouvements de capitaux instables, et le risque
de rester à l’écart, lié à une trop grande réglementation et ses
inconvénients, le choix est difficile. Après dix ans de recul, où les crises
systématiques de ce type ne se sont pas répétées (la faillite argentine de
2001 ne s’est pas étendue hors du pays), il semble qu’on revienne
actuellement à l’idée d’éviter les contrôles des changes. La Malaisie qui
avait par exemple adopté un contrôle des changes après la crise de
1997 est revenue à un système plus souple de taxe de sortie sur les
capitaux étrangers. En outre, la mobilité financière exerce une pression
sur les gouvernements dans le sens de la stabilité des politiques
macroéconomiques : les facilités du type émission monétaire laxiste,
déficit budgétaire élevé, dépenses excessives, etc., sont sanctionnées
immédiatement par les fuites de capitaux.

Figure 4.28 : Investissements directs à l’étranger : entrées nettes par


région

Source : FMI.
Figure 4.29 : Top 20 des pays receveurs d’IDE en 2014 (en milliards de
dollars)

Note : ne comprend pas les centres financiers offshore des Caraïbes.


Source : UNCTAD, FDI/MNE database (www.unctad.org/fdistatistics).

La crise asiatique de 1997


Si les années 1980 ont représenté la « décennie perdue pour le tiers
monde », avec la crise de la dette et le recul de la croissance, les
années 1990 et 2000, bien que caractérisées par une reprise de cette
croissance, ont été marquées par des crises financières brutales.
Notamment celle de 1997 en Asie. La chronologie des crises récentes
est la suivante :
1982 : Crise mexicaine, annonce de la cessation des paiements sur la
dette, suivie par l’Argentine et le Brésil. En 1983, 25 pays,
représentant les deux tiers de la dette privée des PED déclarent des
moratoires.
1992 : Crise du Système monétaire européen (SME), dévaluations,
flottement, abandon des marges étroites du système.
1994 : Crise mexicaine, dévaluation du peso, effet tequila :
propagation des attaques spéculatives en Amérique latine.
1997 : Asie.
1998 : Brésil, Russie.
2000 : Turquie.
2001-2002 : Argentine (cf. ch. 5).
2007-2010 : Crise financière mondiale.
2015 : Crise boursière chinoise.
La crise financière en Asie s’est transformée en crise économique, un recul
de la production, des salaires et de l’emploi dans les pays ouverts à
économie de marché. Cependant elle n’a pas été suivie d’une dépression
durable comme celle des années 1930, on peut la caractériser au
contraire comme une espèce de violente purge après laquelle la croissance
est repartie sur des bases plus saines. Le taux de croissance a par exemple
atteint le niveau record de 9,5 % dès 1999 en Corée du Sud, après avoir
été réduit à 4,7 % en 1997 et surtout à -6,9 % en 1998 (cf. figure 4.30).
Totalement imprévue, arrivée comme un véritable coup de tonnerre
dans le ciel bleu du miracle asiatique100, la crise de 1997-98 peut
s’expliquer justement par le fait que l’apparente solidité et bonne
santé des économies asiatiques a poussé les investisseurs et les
prêteurs étrangers à sous-estimer leurs faiblesses et négliger la
prudence. Les pays asiatiques auraient été ainsi victimes de leur
propre succès, la crise faisant apparaître au grand jour la face cachée
de la croissance en Asie et les failles institutionnelles de ces
économies.

Figure 4.30 : L’impact de la crise en Asie, taux de croissance réelle du


PIB
Source : 2006 World Development Indicators, Banque mondiale ; Pour Taïwan, National Bureau of
Statistics.

Elle a commencé avec la chute des monnaies thaïlandaise, malaise,


indonésienne, philippine, puis un effondrement des cours boursiers et
de l’activité économique s’étendant en Corée du Sud, à Hong Kong et
Singapour. Les investisseurs et détenteurs de capitaux internationaux
retirent leurs fonds, créant un effet de domino qui affecte presque
toute la région. Elle se distingue des précédentes crises – et a tellement
frappé l’opinion pour cette raison – parce qu’elle survient dans des
économies réputées saines (faible inflation, déficits budgétaires
contrôlés, taux d’épargne et d’investissement élevés, croissance forte),
à la différence des crises latino-américaines des années 1980,
affectant des pays en proie à l’hyperinflation, aux inégalités extrêmes
et à un chômage élevé.
Le début des années 1990 a été caractérisé par un apport croissant de
capitaux, notamment à court terme et privés, vers les pays asiatiques,
à la suite de la libéralisation de leurs marchés financiers. Les flux
triplent par exemple en 1994 et 1996 dans les cinq pays les plus
touchés en 1997. C’est cette masse de capitaux volatils qui a été à
l’origine de la déstabilisation des économies quand les indicateurs
économiques ont montré un endettement excessif par rapport aux
réserves de change et aux exportations, ainsi que la multiplication des
engagements risqués des banques. La hausse, puis l’effondrement des
apports de capitaux en Asie, sauf les IDE (plus stables), et
l’augmentation des capitaux officiels (organismes internationaux)
pendant la crise, apparaissent dans la figure 4.31.
La Fed américaine avec Alan Greenspan avait entrepris une politique
d’augmentation des taux d’intérêt, permise grâce à la fin de la
récession du début des années 1990, mais rendant moins attractifs les
placements asiatiques, et en même temps les exportations des pays
émergents d’Asie se ralentissaient, du fait de taux de changes fixes et
surévalués (le dollar commence à monter en 1995, le yen et le
renminbi chinois sont dévalués) et d’un ralentissement du commerce
international en 1996. Les déficits courants se sont ainsi détériorés et
donc les capacités de faire face aux engagements extérieurs.

Figure 4.31 : Flux nets de capitaux vers les pays asiatiques

Source : FMI, World Economic Outlook, mai 1998.

La collusion entre les États centraux et les banques, l’absence de


transparence des opérations, l’attribution de prêts en fonction de critères
politiques et non économiques, un capitalisme de copinage101 (crony
capitalism), le manque de régulation financière, l’utilisation de fonds à
court terme pour des investissements à long terme ou placements
immobiliers, l’absence de responsabilité des acteurs (aléa moral102), sont
les éléments principaux menant à la crise et au reflux de la confiance
internationale, à travers les déficits, les créances douteuses, les
investissements erronés (programmes de construction excessifs par
exemple), le surendettement, la perte de rentabilité des entreprises et les
faillites par centaines (banques et industries) :
« Les causes de la crise asiatique : 1) les tentatives futiles des États
pour maintenir les taux de change à des niveaux artificiellement élevés,
2) des systèmes bancaires et des prêts dirigés par les gouvernements,
3) le « capitalisme des copains », 4) le surinvestissement massif des
firmes reposant sur des emprunts excessifs, 5) l’opacité de
l’information masquant l’étendue des problèmes, 6) une régulation et
une supervision financières inadaptées, 7) le déséquilibre entre les
durées des avoirs et des engagements, à la fois dans le secteur
bancaire et industriel. Mais peut-être la plus grande responsabilité de
la crise financière de 1997 réside dans une allocation désastreuse des
ressources humaines et en capital, conséquence d’une mauvaise
gouvernance d’entreprise, qui a conduit à une destruction de valeur
des actifs des firmes asiatiques et pour toute l’économie, ainsi qu’à un
affaiblissement des banques. Derrière toutes ces faiblesses, l’aléa
moral, c’est-à-dire l’absence de responsabilité, envahissant toute la
société : la mentalité « Pile je gagne, face quelqu’un d’autre perd ».
Les banques, les investisseurs, les firmes pensaient que les
gouvernements et les organisations internationales les renfloueraient
en cas de catastrophe financière. Une telle situation d’aléa moral a
incité à des comportements risqués dans les pays en développement
et chez les investisseurs internationaux. » (Kim et Haque, 2002)
L’intervention de l’État, tant louée dans des pays comme la Corée du
Sud dans les années soixante-soixante-dix, s’est peu à peu transformée
en un vaste système de collusion, d’ententes, de complicités, de droits
acquis, de corruption et de rentes de situation, tout cela conduisant à
des décisions irrationnelles en termes économiques, et risquées en
termes financiers. Les institutions internationales enfin, le FMI et le
G7, n’ont pas su assurer une coopération efficace pour enrayer la
crise et ses effets, par des prêts assez rapides et des conseils de
politiques économiques adaptées (austérité quand il fallait relâcher
les taux d’intérêt et les dépenses publiques). À cet égard, il s’agit à la
fois d’une crise de la gouvernance mondiale, insuffisamment
développée, et d’une crise de la gouvernance interne, propre à chacun
des pays concernés.
Le retour de la croissance après la crise a été permis par les réformes
entreprises ainsi que grâce à la vigueur du commerce international. La
Chine, épargnée par la crise de 1997, constitue également une
locomotive de la croissance en Asie. Les pays touchés ont fermé
nombre de banques malades, ont encouragé les fusions, ont établi
une meilleure régulation selon les règles de la Banque des Règlements
internationaux, et ont assaini leurs finances. Les IDE ont été favorisés
par rapport aux prêts bancaires étrangers. Les entreprises ont réduit
également les capacités excédentaires et le surendettement,
abandonné des activités non rentables en se recentrant sur leurs
spécialités, et introduit des pratiques et des règles de meilleure
gouvernance.

Le krach boursier chinois de l’été 2015


En quelques semaines, à l’été 2015, la bourse chinoise perd 50 %.
Cette dégringolade survient alors que l’année précédente les bourses
de Shanghaï et de Shenzhen avaient doublé de valeur, au moment
même où la croissance dans le pays ralentissait sérieusement : les prix
de l’immobilier ayant chuté et les taux d’intérêt ayant baissé (fin
novembre 2014, la Banque centrale de Chine baisse ses taux
directeurs afin de relancer la croissance), les particuliers ont délaissé
l’immobilier et les placements financiers, et se sont tournés vers la
Bourse pour placer leurs économies.
Ce mouvement fut encouragé par les autorités chinoises, qui
cherchaient à élargir la surface des marchés financiers pour soutenir
leurs réformes : une plate-forme boursière permettant aux
investisseurs internationaux d’acheter des titres cotés à Shanghai via
Hong Kong d’une part, et aux investisseurs chinois d’accéder à la
Bourse de Hong Kong d’autre part, fut mise en place. Les compagnies
d’assurance furent également autorisées à investir jusqu’à 10 % de
leurs actifs dans une seule société (elles n’avaient le droit qu’à 5 %
auparavant).
La centaine de millions de petits porteurs chinois, pour profiter de
l’aubaine que constituait une telle hausse des marchés,
empruntèrent auprès de courtiers pour gonfler leurs
mises (opérations dites « sur marge ») : près d’un quart des titres
qui s’échangeaient sur les marchés chinois étaient ainsi détenus par
le biais de crédits contractés par des particuliers. Or le montant des
prêts consentis par les courtiers représentant alors trois à quatre
fois leurs fonds propres, la Commission chinoise de régulation des
marchés financiers (CSRC) décide le 13 juin 2015 de limiter le
recours aux opérations « sur marge » pour les particuliers
investissant en bourse, et interdit le 14 juin les transactions réalisées
avec des fonds empruntés en dehors du circuit des opérations « sur
marge ».
L’annonce de ces mesures provoqua une chute drastique des indices
chinois entretenue par les courtiers, qui exigèrent de leurs clients
qu’ils vendent dans l’urgence et à n’importe quel prix et alimentèrent
ainsi la panique.
La période la plus récente n’est pas exempte d’importants
soubresauts de la bourse chinoise, symboles des fragilités d’une
économie qui doit changer de modèle et faire en sorte que son
marché intérieur prenne le relais de ses exportations. Selon les
autorités chinoises, la Chine a connu une croissance de son produit
intérieur brut de 6,9 % en 2015 : il s’agit de sa plus faible
performance depuis 1990 (année d’isolement pour la Chine suite à
la répression sanglante des manifestations de Tiananmen), et de
nombreux analystes pensent que ce chiffre est surestimé (les ventes
d’acier, de ciment, la production d’électricité et les exportations
sont en fort recul ; seule la consommation des ménages résiste).
Les termes de l’échange : dégradation
ou stabilité à long terme ?
Question essentielle pour les PED, les termes de l’échange peuvent être
analysés à travers trois interrogations différentes : d’abord de quoi s’agit-
il ? Ensuite, comment ont-ils évolué ? Et enfin, quelles sont les théories
relatives aux Termes de l’Échange (TE) ? Nous ne répondrons ici qu’aux
deux premières questions, laissant la dernière pour le chapitre consacré
aux théories du commerce international.

Le concept des termes de l’échange


On dit que les termes de l’échange d’un pays se détériorent lorsque les
prix des produits qu’il importe évoluent moins favorablement que les
prix des produits qu’il exporte : par exemple si les prix des importations
augmentent plus vite que les prix des exportations (cas des pays
consommateurs après une hausse des produits pétroliers). A fortiori, bien
sûr, si les prix des exportations diminuent quand les prix des
importations augmentent (cas des producteurs de produits primaires
dans les années 1980), ou s’ils baissent plus vite, on aura également une
dégradation des TE. Au contraire, on parlera d’une amélioration des
termes de l’échange lorsque les prix des exportations augmentent plus
vite que les prix des importations (ou toute autre combinaison favorable
dans l’évolution comparée des prix) : ce cas correspond par exemple aux
pays exportateurs de pétrole dans les années 1970 ou 2000.
Une amélioration des TE signifie, en termes de volumes, qu’une
même quantité de produits exportés permettra d’obtenir une quantité
plus élevée qu’auparavant de produits importés, et inversement pour une
détérioration. L’image classique de la tonne de cacao permettant
d’obtenir un tracteur en 1960, alors qu’il en fallait dix en 1980,
correspond ainsi à cette dégradation des TE.

Mesure des termes de l’échange


• Termes de l’échange nets
Il s’agit d’un indice, ln, calculé de la façon suivante :

ou encore :

Px et Pm sont les indices des prix à l’exportation et à l’importation qui


donnent l’évolution moyenne des prix des différents produits importés
et exportés.
Exemple 1 : supposons, pour simplifier, un pays qui exporte et importe
un seul produit dont les prix unitaires varient ainsi entre 2 périodes t
et t + 1 :

t t+1

Prix du bien exporté 10 € 15 €

Prix du produit importé 80 € 100€

Soit en termes d’indices Px 100 150


Pm 100 125

Indice des termes de 100


l’échange nets : ln

On a dans ce cas une amélioration des termes de l’échange de 20 %,


puisque le prix des exportations a augmenté plus vite (+ 50 %) que le
prix des importations (+ 25 %).
Exemple 2 :
t t+1

Prix du bien exporté 50 € 80 €

Prix du produit importé 20 € 35 €


Soit en termes d’indices : Px 100 160
Pm 100 175

Indice des termes 100


de l’échange nets : ln

Soit une détérioration d’environ 9 % des TE.


• Termes de l’échange de revenu, pouvoir d’achat des exportations ou
capacité d’importation (sous entendu à l’aide des devises fournies par les
exportations).
Les termes de l’échange de revenu (lr) font intervenir les quantités
exportées. On rapporte ainsi l’indice de la valeur (prix x quantité) des
exportations à l’indice du prix des importations. Si le premier
progresse plus vite que le second, on aura une augmentation du
pouvoir d’achat des exportations (exactement comme lorsque le
revenu d’un ménage augmente plus vite que les prix).

où Qx représente l’indice des quantités exportées.

t t+ 1

Indice du prix des exportations Px 100 160

Indice du prix des importations Pm 100 175

Indice des quantités exportées Qx 100 120

Indice des termes d’échange 100


de revenu, ou capacité
d’importation lr
Malgré la dégradation des termes de l’échange nets (ln), on a ici une
hausse de la capacité d’importation (lr) due à l’augmentation des
quantités exportées ou encore :
Ir = 192
175 × 100 = 109,7

où 192 est l’indice de la valeur des exportations, soit : Px Qx/100.


• Termes de l’échange factoriels simples (If), ou capacité d’importation
par unité de facteur de production.
On fait intervenir ici un indice de la productivité des exportations, Zx,
qui mesure l’évolution de la production par unité de facteur dans le
secteur exportateur.

t t+ 1

Indice du prix des exportations Px 100 160

Indice du prix des importations Pm 100 175

Indice de productivité des exportations Zx 100 115

Indice des termes d’échange factoriels lf 100

Dans ce cas l’augmentation de 15 % de la productivité permet


d’accroître de 5 % la quantité de produits importés par unité de facteur
de production contenue dans les exportations (par exemple 1 h de
travail permet d’obtenir 5 % de produits importés en plus), malgré la
détérioration des termes nets de l’échange.
On peut également calculer les termes de l’échange factoriels doubles,
en faisant intervenir la productivité des importations, qui expriment le
rapport d’échange entre les unités de facteur de production du pays
et ceux de l’étranger.

L’évolution des termes de l’échange


Le problème posé par l’évolution des termes de l’échange est de savoir s’il
y a ou non une tendance séculaire à la détérioration pour les pays en
développement, ou pour les produits primaires vis-à-vis des produits
manufacturés (thèse Prebisch-Singer, cf. chap. 6). On passe ainsi de la
notion de termes de l’échange d’un pays, à ceux d’un groupe de pays, ou
bien d’un groupe de produits par rapport à d’autres produits.
Nous examinerons tout d’abord l’évolution récente des termes de
l’échange pour les PED et les différentes catégories de PED, puis nous
aborderons la controverse sur les mouvements à très long terme.
Évolution récente des TE. À la suite des chocs pétroliers des années
1970, les pays de l’OPEP ont vu leurs termes de l’échange s’améliorer,
alors que ceux des autres PED se détérioraient, mais surtout à cause du
renchérissement du pétrole. La figure 4.32 permet de constater que dans
les années 1980 et 1990, les pays de l’OPEP et les pays les moins avancés
(c’est-à-dire exportateurs de matières premières), voient également leurs
TE se détériorer. Pour les PED exportateurs de produits manufacturés au
contraire, les TE tendent à se maintenir pendant cette période (cf.
figure 4.33). Quant aux termes de l’échange de revenu, ils augmentent
pour tous les PED sur ces deux décennies, sauf pour les pays
exportateurs de pétrole.

Figure 4.32 : Indice des termes de l’échange, base 100 en 2000


Source : CNUCED.

Figure 4.33 : Indice des termes de l’échange selon la nature des


exportations, base 100 en 2000

Source : CNUCED.

Figure 4.34 : Indice des prix des matières premières, base 100 en 2005
Source : CNUCED.

En revanche on observe un tournant historique depuis le début des


années 2000 : les termes de l’échange s’améliorent depuis lors très
nettement pour les pays pétroliers, mais également pour les pays les
moins avancés (cf. figure 4.32). Ce tournant correspond au boom du prix
des matières premières (combustibles et métaux, mais également dans
une moindre mesure – produits agricoles, cf. figure 4.34), qui permet non
seulement aux pays de l’OPEP, mais aussi aux pays exportateurs de
produits agricoles et, plus encore, de minerais et produits miniers, de
voir leurs termes de l’échange s’améliorer nettement, alors que les termes
de l’échange des pays exportateurs de produits manufacturés se
détériorent depuis 2000 (cf. figure 4.33). Cette tendance est néanmoins
remise en cause dans la période la plus récente : les cours du baril de
pétrole connaissent en effet une chute drastique (de plus de 100 dollars à
l’été 2014, à 30 dollars début 2016) du fait d’une situation de
surproduction mondiale due en grande partie à l’accroissement de la
production américaine de pétrole de schiste (cf. figure 4.34).
Évolution séculaire des TE produits primaires/produits
manufacturés. Malgré les remises en causes du XXIe siècle,
l’effondrement des cours des produits de base dans les
années 1980 et 1990 a relancé le débat sur la détérioration séculaire des
termes de l’échange matières premières/produits manufacturés. La
controverse date de 1950 avec l’analyse de Prebisch portant sur des
statistiques du commerce extérieur britannique pour la période de
1876-1938, et concluant à une détérioration d’environ 60 % pour les
matières premières. Les résultats de Prebisch ont été par la suite
critiqués sur les points suivants :
• Les statistiques anglaises utilisées ne sont pas très significatives, car
les produits primaires importés venaient surtout d’autres pays
développés.
• Les exportations sont évaluées FOB, alors que les importations sont
évaluées CAF (coût du transport inclus). Ainsi la baisse des coûts du
transport à partir de la fin du XIXe siècle est à l’origine d’une baisse des
prix CAF, qui ne correspond pas à une baisse des prix des matières
premières pour les pays producteurs.
• Les produits manufacturés ont vu leur qualité s’améliorer beaucoup
plus vite que les produits primaires (exemple : une tonne de café et
une automobile, en 1910 et aujourd’hui), et donc cela explique en
grande partie des prix plus élevés.
• La période de référence choisie joue un grand rôle dans les résultats,
ainsi en 1938 les prix des produits primaires étaient à un niveau
extrêmement bas du fait de la dépression. De même, les études
démarrant en 1950 sont faussées parce qu’il s’agit d’un sommet pour
les cours de produits de base (guerre de Corée).

Ces différents points semblent fondés, mais par la suite plusieurs


études103 ont montré que si les résultats de Prebisch avaient exagéré la
tendance à la baisse, cette tendance existait néanmoins. Ainsi Spraos fait
une analyse statistique de ces différentes critiques pour conclure que «
les données montrent une tendance à la détérioration des prix relatifs des
produits primaires », et que « les principales critiques sont contredites
ou non confirmées par les statistiques ». Il soutient que l’amélioration de
la qualité a aussi concerné les produits primaires et montre également
que la baisse des coûts des transports a suivi parallèlement la baisse des
cours évalués FOB, autrement dit que des indices FOB ou CAF auraient
donné les mêmes résultats. Enfin, le choix de la date de 1938 ne change
pas davantage la tendance : lorsqu’on s’arrête en 1929, on constate une
baisse moins marquée mais néanmoins significative.
D’autres analyses vont dans le même sens. Sarkar aboutit ainsi à une
baisse moyenne annuelle de 0,4 % à 0,8 % entre 1876 et 1938. Les études
portant sur les produits primaires sauf le pétrole sur la période 1900-
1983 aboutissent à des résultats similaires (figure 4.35). L’évolution
postérieure des années 1980 et 1990, où les cours de matières premières
ont atteint leur plus bas niveau depuis la grande dépression, n’a pu que
renforcer ces résultats pour le XXe siècle, même si les matières premières
remontent au XXIe siècle avec le boom économique mondial, la croissance
asiatique et la forte demande de matières premières qui en découle.
Cependant, dans les années 1990, la dégradation s’est poursuivie pour les
produits agricoles et pour les pays les moins avancés. Une étude104 de
2004 de la FAO, portant sur la période 1961-2002, va dans ce sens :

« Bien qu’il puisse être difficile de confirmer et de quantifier une


tendance mondiale à long terme au moyen de données statistiques,
il ne fait aucun doute que les termes de l’échange des exportations
agricoles de nombreux pays en développement se sont nettement
dégradés. Cette dégradation a été la plus marquée pour les pays qui
pouvaient le moins se le permettre. Même au cours des années 1990,
alors que les termes de l’échange entre les pays développés et les
autres pays en développement étaient relativement stables, ces
mêmes termes chutaient brutalement de 25 pour cent pour les
PMA. »

Figure 4.35 : Évolution des termes de l’échange nets entre les produits
primaires (pétrole exclu) et les produits manufacturés, 1900-1983

Période Source Trend en % annuel R2

1900-1982 Sapsford (1985) − 1,3 % 0,41

1900-1983 Grilli & Yang (1988) − 0,5 % 0,43


Ainsi les analyses plus récentes semblent confirmer finalement la
thèse Prebisch-Singer pour le XXe siècle, après qu’elle ait été contestée par
de nombreux auteurs, concluant à l’absence de trend significatif dans
l’évolution des termes de l’échange produits primaires/produits
manufacturés. Cependant le début du XXIe siècle semble voir la tendance
s’inverser, et surtout – plus fondamentalement – le débat sur les TE perd
en importance pour la plupart des PED, aujourd’hui exportateurs de
produits manufacturés. L’accès aux marchés des pays développés les
concerne désormais davantage. Par ailleurs la dégradation des termes de
l’échange des matières premières a justement été le facteur poussant à la
diversification réussie des exportations. Et pour les pays reposant sur
quelques produits de base (les PMA en Afrique, ou les pays pétroliers
comme les Émirats, le Gabon ou le Venezuela), l’évolution globale à long
terme a moins d’impact que celle de leurs produits et des fluctuations
erratiques à court terme. Le rôle des organismes internationaux a ici une
importance considérable.
Chapitre 5

Le rôle des organismes


internationaux

À travers les organismes internationaux, les PED ont cherché dans les
années 1970 à promouvoir un nouvel ordre économique international,
plus équitable, et qui permettrait de faciliter leur développement. La
première revendication d’un NOEI date de la conférence des pays non
alignés à Alger en 1973 et a été adoptée par les Nations unies en 1974.
On peut le résumer dans les dix points suivants. Nous reviendrons par
la suite plus en détail sur certains, en examinant successivement le rôle
des grands organismes internationaux.
• Stabiliser le cours des produits primaires exportés.
• Contrôler l’offre des matières premières par des ententes entre
producteurs, sur le modèle de l’OPEP.
• Garantir les recettes d’exportation, comme dans le cas du mécanisme
dit Stabex de l’Union européenne.
• Réduire le protectionnisme des pays développés à l’égard du tiers
monde grâce à un Système Généralisé de Préférence (SGP).
• Réformer le système monétaire international d’étalon dollar.
• Faciliter les transferts de technologie (voir ch. 8).
• Accroître l’aide officielle internationale à 0,7 % du PNB des pays
développés (cf. ch. 4).
• Alléger ou annuler la dette externe (cf. ch. 4).
• Établir un code de bonne conduite pour les firmes multinationales (cf.
ch. 8).
• Promouvoir l’industrialisation du tiers monde, avec l’objectif qu’il
représente 25 % de la production industrielle mondiale à l’an 2000.
Cet objectif a été atteint.
Ces revendications ont coïncidé avec les deux chocs pétroliers et les
succès de l’OPEP. Elles étaient en même temps bien accueillies par une
grande partie de l’opinion en Occident105 et on a pu croire alors qu’une
réforme du système économique international aurait lieu. Cependant les
années 1980 voient le recul de l’OPEP et la chute du prix du pétrole,
l’effondrement des cours des matières premières et les difficultés
économiques croissantes des pays en développement. De ce fait, l’espoir
de voir un nouvel ordre économique se mettre en place recule. En même
temps, la contre-révolution libérale s’employait à le démolir, dans ce que
John Toye appelait ironiquement « la défense de l’ancien ordre
économique international » ! Dans leurs critiques, les libéraux comme
Peter Bauer ou Ian Little se sont attachés à montrer les résultats
indésirables et parfois contraires aux objectifs recherchés qu’aurait
l’application des mesures demandées. Il en va ainsi de l’aide et des
mécanismes de revalorisation des prix des matières premières.
Dans les années 1990-2000, les revendications de changement des
structures ont reculé devant le développement spectaculaire de l’Asie et
la possibilité de plus en plus claire d’un rattrapage, à travers la
mondialisation et l’extraordinaire expansion du commerce international,
sans pratiquement d’interruption depuis les années 1950. Les questions
sociales ont été réaffirmées, ainsi l’ONU a fixé en 2000 des Objectifs du
millénaire et en 2015 des Objectifs de développement durable, visant à
réduire la pauvreté, améliorer la santé, l’éducation et l’environnement, et
passant, comme précédemment, par un accroissement de l’aide aux pays
les plus pauvres.
La recherche d’un nouvel ordre ou la fixation d’objectifs sociaux du
développement s’expliquent non seulement par l’influence des idées
tiers-mondistes puis altermondialistes, mais aussi par la constitution
progressive d’une véritable économie mondiale, faite de
l’interdépendance croissante des économies nationales, à la suite du
développement accéléré des échanges mondiaux, des mouvements de
capitaux, des échanges culturels et des migrations. Cette imbrication
progressive des pays dans un système planétaire fait apparaître plus
crûment les écarts Nord/Sud et aussi la faiblesse d’une gouvernance
mondiale. La mondialisation n’a en effet pas été accompagnée de la
montée parallèle d’un pouvoir supranational assez fort, qui pourrait
jouer le même rôle de régulation et de contrôle au niveau global que
celui de l’État au niveau d’une nation. Ainsi s’impose le besoin d’une
véritable stratégie économique internationale, reflété dans ces
revendications. Bien sûr les organismes internationaux ont progressé et
jouent un rôle croissant, mais il est sans doute encore insuffisant, face
aux désordres de l’économie mondiale. Nous verrons successivement
celui de l’OMC, de l’ONU, des accords de produits, des ententes entre
producteurs, des mécanismes de garantie des recettes d’exportation, du
FMI et de la Banque mondiale, et enfin l’action des organismes non
gouvernementaux (ONG).

L’OMC
L’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, le GATT
(General Agreement on Tariffs and Trade), a été signé en 1948 entre
23 pays, dont la moitié au Sud106. Son objectif était de faciliter le
développement du commerce international par la réduction des droits de
douane, des contingentements, des barrières non tarifaires et des accords
préférentiels, et aussi par l’application de deux principes essentiels : la
réciprocité dans les échanges et la clause de la nation la plus favorisée
(MFN pour Most Favoured Nation107). Le premier principe signifie que
toute concession dans les négociations commerciales doit être
réciproque, et le second qu’aucun pays ne peut recevoir un traitement
plus favorable qu’un autre. La clause MFN est un principe d’égalité, de
non-discrimination, qui signifie que toute réduction de droit de douane,
par exemple, doit être appliquée aux autres partenaires (ce qui entraîne
l’alignement sur le droit de douane le plus faible).
À la suite d’une série de rencontres (rounds), ou Négociations
commerciales multilatérales (NCM), le GATT est parvenu à réduire les
obstacles aux échanges entre pays riches (baisse moyenne des droits de
25 %% en 1950, à 5 % en 1997). Ces réductions successives ont facilité
par la suite l’essor des exportations des nouveaux pays industriels,
comme le Brésil, Taïwan ou la Corée du Sud, bénéficiant de la réduction
tarifaire dans les marchés occidentaux, même si les tensions après
1973 ont entraîné le retour des restrictions protectionnistes, comme la
multiplication des barrières non tarifaires, ou l’Arrangement multifibres
(AMF) qui a fixé des quotas d’importation pour les textiles jusqu’en
2005.
Les PED sont rentrés en force au sein du GATT (dès 1990, 95 pays
représentant les 4/5 du commerce international en faisaient partie, et
30 autres lui étaient associés), tout en bénéficiant d’un statut
préférentiel depuis les années 1960 : la non-réciprocité (ils peuvent
conserver une structure plus protectionniste vis-à-vis des pays
développés, même s’ils bénéficient de réductions de droits de douane,
ou appliquer des subventions aux exportations, interdites aux pays
riches) ; et la non-application de la clause MFN (une réduction de
droit de douane à leur égard par un pays développé, dans le cadre du
SGP (voir plus loin) n’est pas automatiquement applicable aux autres
pays développés). Les pays riches réclament maintenant des pays du
tiers monde les plus industrialisés, qui sont devenus des concurrents
redoutables, qu’ils renoncent à ce statut préférentiel, par un processus
de graduation ou d’intégration, et participent ainsi sur un pied d’égalité
aux échanges internationaux.

Figure 5.1 : Les cycles de négociations commerciales du GATT


Année Lieu/ Appellation Domaines couverts Pays
participants

1947 Genève Droits de douane 23

1949 Annecy Droits de douane 13

1951 Torquay Droits de douane 38

1956 Genève Droits de douane 26


1960-1961 Genève (Dillon Round) Droits de douane 26

1964-1967 Genève (Kennedy Round) Droits de douane 62


et mesures antidumping

1973-1979 Genève (Tokyo Round) Droits de douane, mesures 102


non tarifaires et “accord-
cadres”

1986-1994 Genève (Uruguay Round) Droits de douane, mesures 123


non tarifaires, règles,
services, propriété
intellectuelle, règlement des
différends, textiles,
agriculture, établissement
de l’OMC, etc.

Source : OMC.

Le GATT a été transformé en Organisation mondiale du commerce108


en 1995, avec à l’époque 123 pays membres. Cet organisme comprend
162 pays en 2015, dont la répartition est la suivante : 2/3 sont des pays en
développement, représentant aujourd’hui près de la moitié du commerce
mondial ; 1/3 des pays développés, représentant un peu plus de la moitié
du commerce (voir chap. 4). Parmi les derniers ayant adhéré, figurent les
Seychelles en 2015, le Yémen en 2014, la Russie et le Monténégro en
2012, l’Ukraine en 2008, le Vietnam en 2007, l’Arabie saoudite en 2005, le
Cambodge en 2004, l’Arménie en 2003, la Chine en 2001, Oman et la
Géorgie, l’Albanie et la Croatie en 2000. Les principaux pays non
membres sont la Serbie, la Biélorussie, l’Algérie, l’Iran, le Soudan,
l’Éthiopie. Contrairement au FMI, chaque pays y dispose d’une voix et les
décisions sont prises par consensus, ce qui revient à un droit de veto de
chacun : « Belize a autant de poids que les États-Unis » (J.-M. Siroën109).
Les différences avec le GATT sont importantes, on a affaire à un
organisme dont le rôle supranational est plus affirmé : pour certains un
empiètement intolérable et non démocratique sur les droits des pays et
des peuples, pour d’autres une avancée vers une régulation plus
équitable des relations commerciales entre les différents peuples du
monde. Pour relativiser l’importance de l’OMC, il n’est pas inutile de
rappeler que son effectif (environ 650 personnes) est quatre fois moins
important que celui du FMI et que son budget est trois fois plus faible
que celui d’une grande ONG comme Oxfam110. Le monstre qui menace
nos libertés et enrichit les capitalistes est donc un peu surestimé... Mais
revenons sur les différences qui résultent de la transformation de 1995 :
• L’OMC est une organisation internationale au sens plein du terme,
alors que le GATT n’était, comme son nom l’indique, qu’un accord,
même s’il avait peu à peu institutionnalisé son existence.
• L’OMC a pour ambition de traiter de tous les aspects du commerce
mondial (biens industriels, primaires, produits agricoles, services,
propriété intellectuelle, standards internationaux, etc.), alors que le
GATT se limitait aux échanges de marchandises et aux tarifs et
limitations afférentes.
• L’OMC a pour objectif de traiter des questions de régulation
interne aux pays (« derrière la frontière »), alors que le GATT se
bornait aux politiques du commerce extérieur (« à la frontière »).
Concrètement, le GATT s’intéressait surtout aux droits de douane
au passage des biens ou aux quotas les concernant, tandis que
l’OMC peut aller voir les subventions et aides versées à tel ou tel
producteur dans le pays même. Les États membres s’engagent à
soumettre leurs prérogatives à son droit de regard.
• Un certain nombre d’accords ont été signés à l’OMC (SPS111, TRIPS112,
TBT113, GATS114, etc.) visant à réguler les procédures, les normes, les
lois internes, dans un but d’équité commerciale mondiale, alors que le
GATT visait surtout la non-discrimination au travers des tarifs et
contingentements.
• L’OMC inclut un système de règlement des désaccords entre États,
l’ORD (Organe de règlement des différends), créé à la demande de
l’Union européenne. C’est une avancée par rapport à la loi du plus fort
qui caractérisait la planète avant la Deuxième Guerre mondiale.
C’était aussi vu comme un moyen d’éviter la multiplication des
accords bilatéraux, et de renforcer le droit multilatéral, bien que la
suite ait abouti au contraire : pour éviter les contraintes de l’OMC, les
pays passent des accords bilatéraux... Dans ces accords de pays à pays,
les grandes puissances peuvent exercer des pressions plus facilement
et imposer des résultats inégaux, alors que l’ORD devait permettre
une plus grande équité et un meilleur équilibre. Plus de 400 différends
ont été portés devant l’OMC entre 1995 et 2011, dont moins de la
moitié ont abouti à l’établissement de groupes spéciaux (la majorité
ayant été résolue grâce à des discussions entre les parties), qui ont
rendu une décision en moyenne en 10 mois. Plus de 90 % des
décisions ont été respectées par les pays défendeurs, et moins de 4 %
ont abouti à des sanctions de la part des pays plaignants. Entre
1995 et 2011, les pays développés ont fait davantage appel à l’ORD
que les pays en développement : les pays développés ont déposé
260 plaintes alors les pays en développement en ont déposé 194. En
revanche, ils font également davantage l’objet de plaintes que les pays
en développement : 248 plaintes ont été déposées à l’encontre de pays
développés ; 178 plaintes à l’encontre de pays en développement (cf.
figure 5.2).

Figure 5.2 : Plaintes déposées par et à l’encontre des pays développés


et en développement

Source : Données de l’OMC sur le règlement des différends ; Raúl A. Torres, Use of the WTO
Trade Dispute Settlement Mechanism by the Latin American Countries – dispelling myths and
breaking down barriers, document de travail de l’OMC ERSD 2012 03, février 2012.

Antigua, un pays minuscule, a obtenu gain de cause contre les États-


Unis sur la question de la réglementation des jeux. Le Venezuela et le
Brésil ont gagné contre les États-Unis sur l’importation d’essence (cf.
encadré ci-après). De 1995 à 2001, 59 plaintes ont été déposées à l’ORD,
19 ont été remportées par l’Europe, 16 par les États-Unis et 18 par les
PED. Les surtaxes américaines sur les importations d’acier ont été
condamnées par l’OMC en 2003, sur plainte de la Chine, du Brésil, du
Mexique, de la Corée du Sud et de la Turquie en particulier, ce qui a
entraîné leur abandon par Washington. Les États-Unis ont été aussi
condamnés pour leur aide aux producteurs de coton (sur une plainte du
Brésil), de même que l’UE sur la question du sucre. Les nations moins
puissantes peuvent donc faire entendre leur voix à l’OMC, et dès la
conférence de Cancún on a assisté au renforcement de l’influence des
pays plus pauvres. D’autres plaintes concernent la Chine et son rôle
croissant, notamment sur les droits de propriété intellectuelle et l’accès à
son marché, le piratage est dénoncé par les États-Unis ainsi que la
difficulté de diffuser les produits culturels. Les taxes chinoises sur les
importations de pièces automobiles ont également fait l’objet d’une
plainte en 2006, émanant de l’UE, des États-Unis, de l’Argentine, du
Mexique et du Brésil.

Venezuela (et Brésil) contre États-Unis : chronique d’une


affaire
Le 23 janvier 1995, le Venezuela a porté plainte devant l’Organe de
règlement des différends de l’OMC en faisant valoir que les États-Unis
appliquaient des règles qui entraînaient une discrimination à
l’encontre des importations d’essence, et il a officiellement demandé
l’ouverture de consultations avec les États-Unis. Un peu plus d’un an
plus tard (le 29 janvier 1996), le groupe spécial chargé de l’affaire a
achevé l’élaboration de son rapport final (à ce moment-là, le Brésil
était devenu partie au différend, après avoir déposé sa propre plainte
en avril 1996). Le même groupe spécial a examiné les deux plaintes.
Les États-Unis ont fait appel. L’Organe d’appel a établi son rapport,
que l’Organe de règlement des différends a adopté le 20 mai 1996, un
an et quatre mois après le dépôt de la première plainte. Il a fallu
ensuite six mois et demi aux États-Unis et au Venezuela pour
s’entendre sur ce que les États-Unis devraient faire. Le délai convenu
pour la mise en œuvre de la solution était de 15 mois à compter de la
fin de la procédure d’appel (20 mai 1996 à 20 août 1997).
Le différend est né du fait que les États-Unis appliquaient à l’essence
importée des règles plus rigoureuses concernant les particularités
chimiques que celles qui régissaient l’essence raffinée dans le pays.
De l’avis du Venezuela (et plus tard du Brésil), cela était inéquitable
car l’essence américaine n’était pas assujettie aux mêmes normes ;
cette mesure était contraire au principe du “traitement national” et
ne pouvait être justifiée au titre des exceptions aux règles normales de
l’OMC concernant les mesures sanitaires et les mesures de protection
de l’environnement. Le groupe spécial chargé du différend a donné
raison au Venezuela et au Brésil. Dans son rapport, l’Organe d’appel
a confirmé les conclusions du groupe spécial (en modifiant sur
quelques points son interprétation du droit). Les États-Unis sont
convenus avec le Venezuela qu’ils amenderaient leur réglementation
dans un délai de 15 mois ; le 26 août 1997, ils ont informé l’Organe
de règlement des différends de la signature, le 19 août 1997, d’une
nouvelle réglementation.
Source : OMC.

Au fur et à mesure que le nombre de pays membres augmente, les


négociations à l’OMC deviennent plus difficiles, comme en témoigne
l’allongement de leur durée : un à deux ans dans les années 1950 et 1960,
huit ans pour le dernier cycle achevé, l’Uruguay round (1986-1994), ce
qui laisse prévoir un système de négociation permanente. Le cycle ouvert
en 1999, dit du millénaire, s’est poursuivi à la fin de cette même année à
Seattle, et a commencé par un échec spectaculaire du fait de l’opposition
antimondialiste marquée par d’énormes manifestations. En 2001, le cycle
de Doha l’a remplacé. Baptisé Cycle du développement, parce que son but
est d’ouvrir les marchés agricoles des pays riches aux pays pauvres et
promouvoir ainsi leurs exportations, il devait s’achever en 2006. Or face à
l’incapacité des parties à trouver un compromis acceptable, Pascal Lamy,
alors directeur général de l’OMC, recommande en juillet 2006 une
suspension sine die des négociations sur l’ensemble du dossier du cycle
de Doha. Les PED ont obtenu satisfaction sur un certain nombre de
points à la conférence initiale à Doha (Qatar), comme des exceptions au
droit sur les brevets pour diffuser les médicaments génériques, la
réduction des règles antidumping à leur égard, et la non inclusion de
normes sociales ou environnementales, qu’ils considèrent comme autant
de moyens de protection déguisée de la part du Nord – elles relèvent
désormais d’une préconisation dans le cadre de l’ONU (codes éthiques,
chartes, lignes directrices) et non de contraintes de l’OMC.
Les négociations ont ensuite repris à Cancún en septembre 2003,
et les PED ont obtenu le retrait des négociations sur l’investissement
et la concurrence, de façon à pouvoir concentrer les discussions à
venir sur les questions agricoles. Mais ce sont justement celles-ci, à
propos du protectionnisme agricole, qui ont empêché d’aboutir à une
solution. Le groupe de Cairns115 réclame par exemple la levée des
barrières à l’entrée dans les pays riches, mais l’Europe rechigne à
démanteler la protection de la PAC116, qui avec ses aides à l’exportation,
ses subventions et ses prix élevés, nuit au développement des pays
exportateurs du Sud, en limitant leur accès au plus grand marché
mondial. Un pays comme l’Argentine par exemple, dont les avantages
comparatifs et les exportations sont surtout agro-alimentaires, est
durement touché par le protectionnisme des pays du Nord. Les
subventions à l’exportation conduisent à des excédents qui augmentent
l’offre au niveau mondial et font baisser les prix, au détriment des
producteurs moins développés. Elles sont concentrées sur un petit
nombre de produits, comme le sucre, le bœuf, les produits laitiers, le riz,
le blé et les fruits et légumes. Un compromis a été obtenu à Genève en
juillet 2004, l’UE et les USA s’engageant à réduire leurs aides agricoles,
mais les négociations butent toujours sur nombre de problèmes : les
producteurs de riz coréens veulent conserver un marché protégé, les
producteurs de coton américains leurs subventions, la France s’accroche
le plus longtemps possible à la PAC, etc. Du coup les pays s’orientent de
plus en plus vers des accords hors OMC, grippant un peu plus la
machine de régulation du commerce international. Malgré l’engagement
des pays développés, à Hong Kong en 2005, d’éliminer leurs subventions
agricoles à l’horizon 2013, on en est loin aujourd’hui. En 2013 est adopté
à Bali le premier accord depuis la création de l’OMC, le « paquet de
Bali ». Alors qu’aucune des quatre réunions ministérielles qui ont suivi le
lancement du programme du cycle de Doha n’avait abouti à une entente
globale, le « paquet de Bali » constitue un accord sur trois volets :
l’agriculture (prise sous l’angle de la sécurité alimentaire), l’aide au
développement (exemption accrue des droits de douane pour les
produits provenant des pays les moins avancés), la « facilitation des
échanges » (réduction de la bureaucratie aux frontières). Mais le texte de
Bali fut surnommé « Doha light », car il fut un accord a minima sur trois
des quelque vingt thématiques mises sur la table des négociations à Doha
douze ans plus tôt. Les grands sujets agricoles sont toujours bloqués, et
des questions essentielles liées à l’industrie, aux services, au commerce
électronique, aux droits de propriété intellectuelle, à l’accès aux
marchés publics, ont été repoussées à des jours meilleurs.
Cependant, en dehors des effets des aides agricoles, la protection des
pays développés reste sensiblement plus faible que celle des pays en
développement : les droits de douane sur l’ensemble des produits
s’élevaient respectivement en 2012 à 2 % pour les pays à revenu élevé,
contre 10 % pour les pays à faible revenu. Ils ont encore été sensiblement
réduits après la création de l’OMC, puisqu’ils s’élevaient encore
respectivement à 3 % (pour les pays à revenu élevé) et 17 % (pour les pays à
faible revenu) en 1997. La moyenne pondérée des taux de droits de douane
est même plus faible pour les produits de base que pour les produits
manufacturés, et elle s’est encore davantage réduite depuis 1997 (cf.
figure 5.3). Cependant, d’autres moyens de protection sont moins
facilement mesurables comme les quotas, les normes techniques ou
sanitaires, les mesures antidumping, etc.
L’échec des négociations successives dans le cadre de l’OMC depuis
Seattle tient moins aux oppositions altermondialistes qu’aux différences
de perspectives entre pays : les pays riches sont davantage attachés aux
questions environnementales et sociales, les pays en développement à
l’ouverture des marchés et la fin des subventions agricoles. Ils souhaitent
par contre conserver leurs préférences tarifaires, alors que les pays
développés voudraient une baisse générale des droits de douane. Devant
ces blocages, le multilatéralisme est en perte de vitesse par rapport au
bilatéralisme, et l’OMC tend à assister impuissante à la multiplication de
ce type d’accords et à la constitution de blocs régionaux. Les PED sont
d’ailleurs loin de présenter un front uni, tant leurs intérêts sont
divergents : par exemple certains pays, comme l’île Maurice avec son
sucre, bénéficient de la protection agricole européenne, alors que la
plupart et notamment les grands pays exportateurs souhaiteraient son
démantèlement ; les pays industrialisés comme le Brésil ou le Mexique
craignent de plus en plus la concurrence des produits manufacturés
chinois, etc.
Le commerce international continue cependant à croître rapidement,
avec ou sans l’OMC, avec ou sans le règlement des questions agricoles,
avec ou sans le multilatéralisme. L’OMC, bloquée par son principe
d’unanimité (à plus de 160 membres…) risque ainsi de devenir plus
observatrice qu’actrice.
Un de ses grands succès a été malgré tout l’entrée de la Chine, comme
143e membre, en 2001, après quinze ans de négociation, un pays qui est
aujourd’hui le premier importateur et exportateur mondial de
marchandises, avec un excédent commercial de 2,8 % de son PIB en 2013. La
Chine a procédé à tout un ensemble de réformes pour obtenir son entrée :
les droits de douane ont été abaissés, la législation des brevets a été
renforcée, les restrictions quantitatives démantelées, le pays s’ouvre de plus
en plus aux capitaux étrangers, autorise les banques étrangères sur son
territoire, etc. Les États-Unis de leur côté ont ouvert leur marché aux textiles
chinois, malgré les protestations des industriels américains de ce secteur. La
clause MFN était soumise dans le cas de la Chine à une décision annuelle
votée par le Congrès, elle est devenue permanente avec son entrée à l’OMC.
Les questions des droits de l’Homme et des normes sociales n’ont pas été
abordées dans la négociation, pas plus que lors des visites diverses de chefs
d’État cherchant à passer des contrats. Il s’agit d’une ouverture limitée aux
questions économiques.

Figure 5.3 : Taux des droits de douane, 1997 et 2012


La moyenne pondérée des taux de droits de droits de douane appliqués est la moyenne des taux de
douane effectivement appliqués par les nations pondérée au moyen des parts d’importations de
produits correspondant à chaque pays partenaire.
Source : Banque mondiale.

Au-delà du traitement préférentiel pour les pays en développement


prévu par le GATT et l’Accord général sur le commerce des services
(AGCS), les accords de l’OMC incluent diverses mesures spéciales en
faveur des pays en développement : des délais supplémentaires ou
dispositions particulières pour s’acquitter de leurs engagements (normes
relatives à la santé des animaux et à la préservation des végétaux, normes
techniques) ; des dispositions particulières pour leur accès aux marchés
(accords sur les textiles, sur les services, sur les obstacles techniques au
commerce) ; des dispositions pour la sauvegarde de leurs intérêts (accord
antidumping, accord sur les sauvegardes, accord sur les obstacles
techniques au commerce, assistance juridique pour les PED parties à un
différend porté devant l’OMC). L’attention est particulièrement portée
vers les PED qui ne sont pas sur le chemin de l’émergence : de nombreux
pays membres de l’OMC ont unilatéralement supprimé les droits et
contingents d’importation applicables à toutes les exportations des pays
les moins avancés.

L’ONU
Un vent de réforme souffle sur l’organisation des bords de l’East River
depuis l’an 2000. Les rapports s’accumulent autour des idées suivantes :
relancer le rôle de l’Assemblée générale à travers des objectifs bien
définis ; créer une Commission de la paix afin de prévenir les risques de
conflit plutôt qu’intervenir après coup ; et surtout élargir le Conseil de
Sécurité à 24 membres (15 actuellement, voir schéma) dont six nouveaux
permanents, mais sans droit de veto. Dans le domaine du
développement, les organes spécialisés des Nations unies sont le PNUD
et la CNUCED. Par ailleurs, les pays membres ont lancé en 2000 un
programme pour le développement, qualifié d’Objectifs du Millénaire
pour le développement (Millennium Development Goals), remplacé en
2015 par les Objectifs de développement durable (Sustainable
Development Goals).

Figure 5.4 : Le système de l’ONU


Source : ONU.

Le PNUD
Le PNUD est à l’origine du fameux Rapport annuel sur le développement
humain, et du non moins fameux indicateur du même nom, l’IDH. Mais
il est aussi un organisme d’aide multilatérale, fondé en 1965 et basé à
New York, recevant et redistribuant les contributions volontaires des
États membres. Il est établi aussi dans tous les pays concernés, et son rôle
essentiel depuis 2000 réside dans l’aide à la réalisation des objectifs du
Millénaire jusqu’en 2015, et des objectifs de développement durable. À
travers des prêts et des conseils, une expertise et des formations, il
intervient dans tous les domaines du développement et de
l’environnement, mais également dans la prévention des crises politiques
ou diplomatiques (voir : www.undp.org).

Les objectifs pour le développement


En 2000, l’ensemble des pays de l’ONU ont ainsi établi huit objectifs
assortis de cibles à atteindre en 2015 : les objectifs du Millénaire pour le
développement (OMD). Il ne s’agit pas bien sûr d’objectifs à atteindre au
cours du nouveau millénaire, mais bien d’objectifs lancés à l’occasion de
l’entrée dans ce nouveau millénaire. L’intérêt de ce programme résidait
dans l’accord obtenu par tous les pays du Nord et du Sud, le fait qu’il y ait
une convergence sur les objectifs et un certain nombre de cibles chiffrées.
Ce consensus et la mise en place d’objectifs clairs et réalistes ont favorisé
l’atteinte du premier objectif relatif à l’extrême pauvreté et la faim (cf.
chap. 1), les progrès substantiels enregistrés sur les objectifs 2 et 3
(éducation primaire et autonomisation des femmes), et les progrès réels
sur les objectifs 4 (mortalité infantile), 5 (santé maternelle) et 6 (VIH). En
revanche les objectifs 7 (environnement) et 8 (APD) n’ont pas été tenus
(voir bilan en figure 5.5).

Figure 5.5 : Bilan des Objectifs du Millénaire pour le


Développement (OMD), 2015
En 2015, ces 8 OMD sont remplacés par 17 objectifs de
développement durable (ODD) assortis de 169 cibles à l’horizon 2030. Le
détail de ces objectifs et des cibles associées est consultable en ligne :
http://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-
developpement-durable. La déarche, les traits saillants et les risques de
ces nouveaux objectifs sont décryptés ci-après. Les projections actuelles
montrent que la réalisation de ces ODD à l’horizon 2030 nécessite, selon
les objectifs, des réformes (accélération) voire des révolutions
(changement de braquet) ou même des inversions de tendance pour
certaines cibles (cf. figure 5.6).

Figure 5.6 : Les Objectifs de Développement Durable (ODD) à


l’horizon 2030
Source : Analyse des déclarations 2015 de l’ONU sur les ODD,
http://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/.

La CNUCED
La Conférence des Nations unies pour le Commerce et le
Développement (UNCTAD117 en anglais) se réunit tous les 4 ans depuis
1964. Mais il s’agit également d’un organisme siégeant à Genève et
comprenant un secrétariat permanent, un Conseil du commerce et du
développement et des commissions spécialisées (produits de base,
articles manufacturés, transferts de technologie…). La CNUCED
comprend les pays de l’ONU et les PED y ont formé le Groupe des 77
(134 en 2015) pour défendre leurs intérêts118. La Conférence adopte-
habituellement ses positions, puisque les décisions y sont prises à la
majorité des membres. Son objectif est de promouvoir le commerce
international comme moyen de la croissance des pays pauvres, et elle a
proposé de nombreuses réformes (accroissement de l’aide à 0,7 % du PIB
des pays riches, Système Généralisé de Préférence, Programme intégré
des produits de base, etc.). La XIIIe CNUCED s’est réunie en 2012 à
Doha, sans que de grandes propositions aient été faites (l’UNCTAD XIV
se réunit à l’été 2016). Depuis les années 1990, après les premières
décennies de confrontation, les positions ont convergé vers celles du FMI
ou de la Banque mondiale.

Tableau de bord des ODD à l'horizon 2030 selon les projections


actuelles

Source : Susan Nicolai, Chris Hoy, Tom Berliner and Thomas Aedy, Projecting progress. Reaching the
SDGs by 2030, ODI, 2015.

Le Système Généralisé de Préférences


Le SGP a fait l’objet d’un accord international à la suite de la 2e CNUCED
à New Delhi en 1968. Par cet accord les pays développés se sont engagés
à réduire ou supprimer les droits de douane portant sur leurs
importations de produits manufacturés en provenance du Sud, sans
abaisser les droits portant sur des produits équivalents venant d’autres
pays développés (exception à la clause MFN). Le but du SGP était de
favoriser l’industrialisation dans les PED, et donc leur développement. Il
résulte d’une application de recherches menées par H.G. Johnson et
W.M. Corden sur le concept de protection effective (cf. encadré),
montrant que la protection apparente des pays riches cachait en réalité
une protection plus élevée, constituant un obstacle au développement
des exportations de produits manufacturés des pays plus pauvres.
Les pays développés ont mis en place dans les années 1970-1980 des
systèmes différents de préférences, assez restrictifs par rapport aux
espérances des PED, avec par exemple le Trade Act américain ou le
système des Conventions de Lomé de l’Union européenne. Leur
application a été de pair avec une expansion très rapide des exportations
industrielles des PED, favorisant une diversification des exportations,
surtout en Asie et en Amérique latine.

La protection effective
La protection effective mesure la protection dont bénéficie la valeur
ajoutée d’une industrie par rapport au marché mondial, grâce aux
droits de douane portant à la fois sur les produits finis et les
consommations intermédiaires. Ces droits de douane sont exprimés
en pourcentage de la valeur des produits importés, on les appelle
encore droits ad valorem, ou tarifs nominaux. Ils sont différents sur les
produits finis et sur les consommations intermédiaires, en général
plus élevés dans les pays développés sur les produits finis. La
protection effective est donc plus forte que la protection nominale
(protection apparente), pendant longtemps seule considérée, puisque
la valeur ajoutée est la différence entre la valeur des produits finis et
des consommations intermédiaires.
Exemple : Pour un produit dont le prix P est 100 € sur le marché
mondial, et en supposant un droit à l’importation t = 10 %, tarif
nominal, le prix dans le pays importateur B sera de :
P΄ = 100 (1 + t) = 110 €
Si la valeur ajoutée représente 20 % de ce produit, la valeur ajoutée
unitaire V sera en l’absence de tarif telle que :
V = P − C = 100 − 80 = 20 €
où C représente la consommation intermédiaire par unité du produit
(en supposant une seule consommation intermédiaire).
Avec le tarif, la valeur ajoutée unitaire pourra passer à :
V΄ = P΄ − C = 110 − 80 = 30 €
Ainsi les industries du pays exportateur A où la valeur ajoutée unitaire
est de 20 (en supposant que les mêmes conditions de production
soient réunies), seront en concurrence avec les industries de B où la
valeur ajoutée unitaire aura pu passer à 30, ce qui signifie profits et
donc possibilité d’investissements plus élevés. Si les industries de B
maintiennent leurs prix à 100, elles conservent la même valeur
ajoutée, mais A ne peut les concurrencer.
Le taux de protection effective g mesure la variation relative possible
de la valeur ajoutée due au tarif nominal, soit :
g = V΄ − V/V = (30 − 20)/20 = 50 %
En généralisant, on aura la formule suivante :
g = t − at΄/1 − a
où t : tarif nominal sur les produits finis ;
t’ : tarif nominal sur les inputs ;
a : coefficient technique mesurant le rapport C/P ;
C : consommations intermédiaires unitaires ;
C’ : c.i. après le tarif t’ ;
V, V’, P, P’ voir ci-dessus.
En effet :
g = V΄ − V/V = P(1 + t) − C(1 + t΄) − (P − C)/P − C
soit :
g = Pt − Ct΄/P − C = Pt − aPt΄/P − aP = t − at΄/t − a
g varie dans le même sens que t mais en sens inverse de t’.
Ainsi, un pays qui augmente ses droits de douane sur les produits finis,
accroît la protection effective de ses industries. Mais un pays qui réduit
les droits de douane sur les inputs, accroît également la protection
effective de ses industries, et inversement. Ce qui pourrait donc passer
pour une concession dans les négociations internationales est en fait
un moyen de protection accrue. La protection effective, qui fait
intervenir deux types de protection nominale, est donc une meilleure
mesure de la protection. La mise en place du SGP résulte de la
constatation d’une protection effective dans les pays riches plus élevée
que la protection nominale.

Les fluctuations des cours des matières premières


Les fluctuations erratiques des cours des produits de base sont un
obstacle au développement des pays pauvres exportateurs, car elles
empêchent une planification rationnelle à long terme des recettes et des
investissements. Elles s’expliquent par la faible élasticité-prix de ces
produits et par l’instabilité de leur offre et de leur demande. La première
vient d’une part de la rigidité de la demande (une faible part des revenus
est dépensée sur les produits primaires dans les pays riches, et donc la
demande est peu sensible aux prix), et d’autre part du fait de la rigidité de
l’offre (la production ne peut que réagir lentement, par exemple pour les
produits primaires agricoles, elle dépend de la superficie cultivée qui ne
peut augmenter rapidement, contrairement à ce qui est possible pour les
produits manufacturés).
La seconde, l’instabilité de l’offre et de la demande, provient des
variations cycliques dans les pays consommateurs, qui commandent les
besoins de ces produits, et des contraintes climatiques ou politiques dans
les pays producteurs, qui entraînent des variations élevées de la
production.
La combinaison des deux éléments entraîne les variations brutales des
prix, comme on le voit dans les graphiques suivants (cf. figures 5.7 et 5.8)
En 1976, la 4e conférence des Nations unies sur le commerce et le
développement à Nairobi a lancé l’idée d’un programme intégré qui
consisterait à stabiliser les cours de 18 matières premières par un
mécanisme de stocks régulateurs financés par un Fonds commun. Les
produits concernés étaient surtout des produits exportés par les PED (ils
représentaient les 3/4 de leurs exportations de matières premières, hors
pétrole : cacao, café, caoutchouc naturel, cuivre, étain, fer, bauxite, sucre,
etc.). Certains faisaient l’objet d’accords internationaux. En raison de
l’opposition des pays développés et surtout des États-Unis, qui ne l’ont
pas ratifié, le programme n’a pu rentrer en application. Il s’est limité à des
recherches visant à aider les pays producteurs à élaborer et
commercialiser leurs produits primaires.

Figure 5.7 : L’instabilité des cours des matières premières due à la


rigidité de la demande

Quand l’offre augmente de O en O’, avec une demande rigide D1, la variation de prix est
beaucoup plus élevée (en P2), à partir du prix d’équilibre Pe, que si la demande était plus élastique
(D2). On obtiendrait le même résultat avec un déplacement de la demande et une offre inélastique
par rapport à une offre élastique.

Figure 5.8 – L’instabilité des cours des matières premières due à


l’instabilité de l’offre et de la demande

L’instabilité de l’offre et de la demande, quand toutes les deux sont rigides, entraîne des variations
de prix de beaucoup plus grande amplitude.
Le programme intégré prévoyait également un mécanisme
d’indexation des prix minimaux des matières premières concernées, sur
la hausse des prix moyenne des produits manufacturés. Ce projet a été
abandonné devant l’hostilité des pays industriels et aussi l’impraticabilité
d’un tel système. En effet les prix jouent un rôle évident d’indicateur et
d’allocation sur le marché. Rigidifier les rapports de prix et s’écarter des
prix du marché aboutirait à des risques de surproduction, de mévente,
pousserait davantage au développement de produits synthétiques de
remplacement, et gênerait également les pays en développement
importateurs.
Les accords de produits ou ICA (International Commodity
Agreements) ont aussi pour objectif de stabiliser les cours, d’éviter les
grandes fluctuations caractéristiques des matières premières, néfastes
pour l’économie des pays exportateurs. Ils sont passés entre pays
producteurs et pays consommateurs, qui ont aussi intérêt à cette
stabilisation. Deux mécanismes principaux ont été employés à cet
effet : les stocks régulateurs et les quotas d’exportation. Les stocks
régulateurs, accompagnés d’une fourchette de prix (plancher et
plafond) fonctionnent par des ventes en cas de hausse, et des achats en
cas de baisse, menés par l’organisme gérant le stock. Le système
présente les inconvénients suivants : il est coûteux car il faut des
ressources financières (apportées par les pays producteurs, avec un
tirage possible sur le FMI) pour constituer le stock et l’entretenir ; il
n’est possible que pour les produits stockables ; sa gestion est délicate :
la baisse des cours ne pourra être empêchée après épuisement des
ressources de l’accord et des capacités de stockage.
Le système des quotas d’exportation répartit les quantités maximales
d’exportation entre les différents pays. On évite ainsi les coûts du système
précédent, mais la répartition est souvent difficile et on risque de voir
d’autres producteurs (hors accord) venir augmenter l’offre globale.
Il y a eu cinq accords de produits, pour près de 200 matières
premières, qui ont fonctionné assez mal : cacao, café, caoutchouc, étain,
sucre. Faute de ressources suffisantes et à cause de la concurrence entre
pays producteurs, aucun de ces accords n’a réussi à maintenir les prix
dans les fourchettes prévues pendant la chute des cours de la deuxième
moitié du XXe siècle119. L’accord sur le café, créé en 1962, a cessé de
fonctionner en 1989 ; l’accord sur le cacao a fonctionné de 1981 à 1988 ;
celui sur l’étain entre 1956 et 1985 ; celui sur le caoutchouc naturel a pris
fin en 1999 (après 20 ans de fonctionnement) et enfin celui sur le sucre a
été effectif entre 1954 et 1983.
Les accords de produits ont été critiqués sur différents points :
• Les petits producteurs seraient les premières victimes des quotas
d’exportations (les producteurs d’étain, en Malaisie et en aïlande
par exemple, ont été marginalisés par les quotas officiels et poussés
vers des circuits parallèles.
• La stabilisation des prix peut être défavorable pour les recettes
d’exportations en cas de variations de l’offre. Ainsi, une baisse de
l’offre se traduira par une chute des recettes à prix stables, alors que
les mécanismes du marché (hausse des prix à la suite de la baisse de
l’offre) auraient permis de les stabiliser.
• Enfin, il apparaît que si les ICA peuvent être efficaces à court terme,
ils ne peuvent rien contre une tendance prolongée à la hausse ou à la
baisse des prix, difficilement prévisible. Keynes avait noté dans une
étude de 1942 sur la régulation des cours des produits de base que la
stabilisation à court terme des prix doit être accompagnée par « une
politique à long terme qui permette d’équilibrer l’offre et la demande ».
Dans le contexte actuel des marchés internationaux des produits de
base, réglés par la loi de l’offre et de la demande, une telle politique
serait assurément difficile à mettre en œuvre. Les auteurs libéraux
préconisent de généraliser les interventions des pays producteurs sur
les marchés à terme, où les risques sont encourus par les spéculateurs,
pour se prémunir contre les variations de prix, en lieu et place des
accords de produits.

Les alliances entre producteurs


Une entente ou cartel de producteurs a pour objectif de contrôler le prix
du produit de base pour l’imposer aux consommateurs. L’OPEP a ainsi
réussi entre 1973 et 1982 à contrôler à des niveaux élevés le prix du
pétrole : 1,8 $ par baril en 1970, 12 en 1974, 34 en 1981, mais seulement
14 en 1988 et 20 en 1992. Les cours entament une très forte
augmentation dans les années 2000 avec la crise politique internationale,
le 11 septembre et la guerre en Irak. En juillet 2008, le prix du baril
atteint 145 $ par baril (d’où l’expression « troisième choc pétrolier »
utilisée par certains observateurs)… pour tomber en-dessous de la barre
des 30 $ tout début 2016, sous l’effet conjugué d’une baisse de la demande
(notamment en Chine, du fait du ralentissement économique) et d’une
hausse de l’offre, notamment due à l’exploitation du pétrole de schiste aux
États-Unis, aux niveaux record de production en Russie, mais aussi à la
volonté de l’Opep, menée par l’Arabie saoudite, de ne pas réduire sa
production pour préserver ses parts de marché.
Après 1973, un vent de panique a circulé parmi les pays
consommateurs. Ainsi, un expert international comme Fred Bergsten
écrivait « qu’un grand nombre de pays du tiers monde ont un potentiel
considérable de contrôle stratégique du marché. Il est donc douteux
que le pétrole demeure un cas isolé. Au contraire, beaucoup de cartels
semblent plus faciles à organiser et à maintenir que l’OPEP qui doit
réunir 12 pays pour contrôler 80 % des exportations. »
Bien entendu, il est facile de voir aujourd’hui qu’on pouvait
difficilement être plus éloigné de la réalité. Toutes les organisations
créées après 1973 sur le modèle de l’OPEP (cartel des phosphates, Tinpep
pour l’étain, CIPEC pour le cuivre, Association Internationale de la
Bauxite, Groupe de Bogota pour le café, etc.) ont échoué dans leurs
tentatives pour contrôler les prix, qui continuent à être fixés par le jeu de
l’offre et de la demande mondiales, dans les grandes Bourses de
commerce occidentales (New York, Londres et Chicago principalement).
Certaines conditions doivent en effet être réunies pour la réussite
d’une opération de ce type :
1) Contrôle de la majeure partie des exportations mondiales. Les PED
ne vérifient cette condition que pour le pétrole, le cacao, le café, le
caoutchouc naturel, le cuivre, la bauxite, l’étain. Les pays du Nord
représentent environ les 2/3 des exportations mondiales de matières
premières hors énergie et également des importations.
2) Nombre de pays exportateurs limité, pour que l’entente soit
possible. Cette condition n’est vérifiée ni pour le café, ni pour le
cacao, pour lesquels de très nombreux petits producteurs, peuvent «
casser » les prix.
3) Produit stratégique, indispensable, que les consommateurs ne
peuvent remplacer facilement. Autrement dit, il faut que l’élasticité de
la demande par rapport au prix soit faible (la hausse du prix
n’entraîne qu’une faible réduction de la demande) et que l’offre de
produits de remplacement soit inélastique. Seul le pétrole remplit
cette condition ; le caoutchouc naturel peut être remplacé facilement
par le synthétique ; les métaux ont de nombreux substituts ; le café a
été remplacé en partie par le thé ou d’autres produits à chaque fois
que son prix s’est élevé.
L’échec de l’OPEP pour contrôler durablement les prix du pétrole
montre d’ailleurs qu’à long terme la demande, pas plus que l’offre des
matières premières, ne sont rigides. La hausse du prix des cours a
entraîné divers facteurs (recherche de nouveaux gisements, essor des
hydrocarbures non conventionnels, économies d’utilisation, ressources
énergétiques alternatives) qui ont joué contre l’OPEP.
Enfin, même en admettant une hausse massive des prix des matières
premières, il n’est pas certain qu’elle favorise les pays pauvres, dans la
mesure où les pays développés sont les plus gros producteurs, et les PED
sont aussi de gros importateurs (la hausse du pétrole a créé des difficultés
en premier lieu pour les PED non producteurs). Ce qu’il faudrait donc
obtenir, mais personne ne voit comment, c’est une hausse sélective des
prix des matières premières exportées surtout par les PED les plus
pauvres.

La garantie des recettes d’exportation


Les accords de produits entre producteurs et consommateurs, de même
que les ententes entre seuls producteurs, tentent de contrôler les prix en
intervenant sur le marché, mais aucun n’a donné de résultats
satisfaisants. Aussi l’idée est-elle venue d’intervenir après le marché, de
ne plus essayer de stabiliser les prix, mais les recettes d’exportation.
Plusieurs mécanismes ont été créés en ce sens : les financements
compensatoires du FMI et le Stabex de la Convention de Lomé.

La facilité de financement compensatoire du FMI


Cette facilité permet à un pays membre du Fonds d’emprunter jusqu’à
105 % de sa quote-part (voir FMI ci-après) en cas de difficulté de balance
de paiements causée par une chute de ses recettes d’exportation (recettes
totales et non provenant des seules matières premières). Le mécanisme a
été étendu aux recettes venant de services (tourisme et envois de fonds
des travailleurs immigrés) et au surcoût lié aux importations de céréales.
Les prêts sont remboursables en 5 ans, à taux d’intérêt faibles. La
compensation n’est donc pas définitive, et le pays emprunteur doit
rembourser même si ses recettes d’exportations ne remontent pas. Le
schéma contient en outre un élément de conditionnalité, puisque le pays
emprunteur doit coopérer avec le FMI pour remédier à ses difficultés.

La tentative de l’Union européenne pour stabiliser


des recettes d’exportation : 1975-2000
Le mécanisme conçu par la CEE, connu sous l’abréviation Stabex, a été
un élément des Conventions de Lomé dont l’origine remonte à la
fondation de l’Union européenne en 1957. En même temps, était créé le
FED (Fonds Européen de Développement), organisme chargé de
canaliser l’aide de la Communauté économique européenne aux PED
associés.
En 1963, les accords de Yaoundé entre les 6 pays européens et 18 États
africains et malgache Associés (EAMA) établissent une zone de
préférence douanière et fixent le montant des ressources du FED. Les
accords de Yaoundé sont renouvelés en 1969, et déjà un mécanisme
d’aide pour compenser la chute des cours des matières premières est mis
sur pied.

Figure 5.9 : Les pays ACP et l’UE


Source : Fondation nationale des Sciences politiques et Documentation française.

L’entrée de la Grande-Bretagne, de l’Irlande et du Danemark en


1972 entraîne un élargissement du dispositif d’aide de la CEE, avec la
1re Convention de Lomé en 1975. Celle-ci est établie entre les 9 pays
européens et 46 pays ACP (Afrique, Caraïbe et Pacifique). Elle met en
place le Stabex, le Sysmin, les préférences douanières, et fixe le montant
des ressources du FED, qui sont fournies par les pays de l’Union
européenne selon leur importance économique. Lomé I sera suivi de
Lomé II en 1979 entre les 9 et 57 pays ACP, puis Lomé III en 1984 entre
les 10 pays de la CEE (les 9 sont passés à 10 avec la Grèce en 1981, puis à
12 avec l’Espagne et le Portugal en 1986), et 66 pays ACP. La convention
de Lomé IV a été conclue en 1990 entre les 12 et 68 pays ACP qui
comptent tous les pays d’Afrique noire pour la période 1990-2000. Enfin,
l’accord de Cotonou a été signé en 2000 entre l’Union européenne
(passée à 25 puis à 28 pays membres à la suite de l’élargissement aux pays
d’Europe centrale) et 79 pays ACP pour la période 2000 à 2020. Il
remplace et rénove la Convention de Lomé et met fin au système du
Stabex.
Il s’agissait d’un mécanisme de compensation financière, en cas de
baisse des recettes tirées de produits de base agricoles, qui s’appliquait au
cas par cas, pour un seul produit à la fois, indépendamment des
évolutions des autres, et automatiquement (contrairement au
financement compensatoire du FMI). Ainsi un versement pouvait être
effectué même en cas de hausse des recettes globales d’exportations (par
exemple le Gabon a obtenu un transfert pour le bois alors que ses
exportations totales augmentaient rapidement grâce au pétrole).
Les principales dispositions étaient les suivantes :
• Le mécanisme ne jouait que pour les échanges avec l’Europe (sauf
pour les pays les plus pauvres).
• La baisse des recettes était calculée par rapport à la moyenne des
4 années précédentes moins les deux résultats extrêmes, avec une
franchise de 4,5 %, et de 1 % pour les pays les plus pauvres, les îles et
les pays enclavés.
• Le produit aidé devait représenter au moins 5 % des exportations
totales (1 % pour les PMA), c’est le seuil de dépendance.
• Les versements n’étaient pas remboursables et le dispositif constituait
donc une forme d’aide.
Les résultats de ce mécanisme ont été dans l’ensemble satisfaisants,
même si les demandes n’ont pu toujours être entièrement couvertes. Les
principaux bénéficiaires ont été les pays d’Afrique de l’Ouest qui
commercent le plus avec l’Union européenne et dont les cours des
produits d’exportation ont beaucoup fléchi.
L’usage des ressources a fait l’objet de controverses : au départ,
l’utilisation finale des transferts n’était sujette à aucune prescription, ils
n’étaient pas nécessairement employés pour les produits d’exportations
ou les agriculteurs victimes des baisses de cours, mais plutôt pour
financer le déficit du budget ou la balance des paiements. Par la suite, les
pays ACP ont dû accepter un contrôle plus strict : l’usage « probable »
des fonds devait être annoncé dans Lomé II ; et dans Lomé III, le pays
ACP doit préciser l’affectation des sommes, et sous peine de sanction
(suppression du recours au mécanisme) rendre compte de cet usage un
an après la réception du transfert. Enfin, avec Lomé IV, « un cadre
d’obligations mutuelles » entre l’UE et les pays receveurs, selon les
termes de la Commission, a été mis en place, qui implique le suivi de
l’utilisation des fonds par l’Union. L’idée des Européens était qu’une des
causes des déficits venait de l’inadaptation des politiques agricoles de
certains pays ACP comme le Congo-Zaïre (prix aux producteurs trop
faibles, subventions insuffisantes, etc.).
Si les pays ACP ont été dans l’ensemble satisfaits des Conventions de
Lomé – mais aussi les Européens qui parlaient de réalisation «
exemplaire » et représentative d’un « nouvel esprit » dans les rapports
Nord/Sud –, des voix discordantes se sont néanmoins fait entendre. Ainsi
pour la Banque mondiale, « la Convention de Lomé n’a réussi qu’à
changer la composition du commerce international, sans l’accroître et en
augmentant les coûts du transport ». Le mécanisme a été également
critiqué à l’OMC pour son aspect sélectif (pays ACP seuls concernés,
exportations vers la seule Union européenne) et pour la répartition
inégale des transferts opérés sans lien avec le degré de pauvreté du pays.
L’accord de Cotonou a orienté les relations UE/ACP sur une base plus
libérale et moins sélective, en supprimant les dispositifs principaux des
précédentes conventions, le Stabex et le Sysmin, dans un alignement avec
les règles de l’OMC. Il ajoute également des mesures de réformes
institutionnelles et de lutte contre la pauvreté.

Le FMI et la banque mondiale


Ces deux organismes qui avaient été créés après la conférence de Bretton
Woods en 1944 pour remettre sur pied et gérer le système monétaire
international, et faciliter la reconstruction des pays industriels, ont
désormais l’essentiel de leurs activités orienté vers les pays en
développement : le FMI leur prête des capitaux à court et moyen terme,
et souvent supervise leur politique économique. La Banque mondiale
leur prête des capitaux à long terme pour financer des investissements
dans l’infrastructure et dans les secteurs productifs, ou pour faciliter leur
« ajustement structurel ».
Le FMI comptait 39 membres à ses débuts en 1947, et 188 pays
soixante-dix ans après, sur les 193 de l’ONU. Des pays comme la Corée
du Nord ou Cuba n’en font pas partie, ainsi que quelques autres moins
importants comme Andorre, le Swaziland ou le Liechtenstein. Les
principaux objectifs qui lui ont été attribués étaient de promouvoir la
coopération monétaire entre ses membres, de favoriser la croissance du
commerce international, d’étendre la convertibilité des monnaies en
éliminant les contrôles des changes, d’atténuer les déséquilibres des
balances des paiements et d’assurer la stabilité des changes. On voit que
si les trois premiers objectifs ont été atteints, les deux derniers sont loin
d’être réalisés puisque l’instabilité des changes et les déséquilibres de
balances de paiements sont plutôt la règle à travers le monde. Le mandat
du FMI a été actualisé en 2012 et comprend désormais l’ensemble des
questions macroéconomiques et financières ayant un effet sur la stabilité
mondiale.

L’organisation du FMI
Le Fonds est dirigé par un Conseil des gouverneurs, qui se compose d’un
gouverneur et d’un gouverneur suppléant par État membre – émanant
généralement de la Banque centrale ou du ministère des finances –, qui
laisse la gestion courante au Conseil d’administration (le Board). Ce
dernier comprend 24 titulaires, dont 8 permanents (États-Unis, Japon,
Allemagne, France, Grande-Bretagne, Russie, Chine, Arabie Saoudite).
Un directeur général est nommé pour cinq ans, aidé par trois directeurs
adjoints et par une équipe de plus de 2 600 fonctionnaires
internationaux, économistes, statisticiens, experts en finances publiques
et en fiscalité, venant de plus de 140 pays différents.
Les décisions au sein du FMI sont prises en fonction des quotas ou
apports des différents pays correspondant à leur importance
économique, et non, comme à l’ONU, l’OMC ou la CNUCED, à raison
d’une voix par pays. Chaque pays apporte des ressources, sous forme de
quote-part, en devises, selon son poids économique et commercial, et les
voix sont proportionnelles aux apports (un dollar = une voix), selon le
principe payeur/décideur. Ainsi les décisions sont contrôlées par les pays
développés qui détiennent le plus grand nombre de voix (63 %). Les
décisions importantes doivent être prises à une majorité de 85 %, ce qui
confère aux États-Unis (16 % des voix) un droit de veto, ainsi qu’à l’UE
(32 % des voix). Les PED représentés par le « Groupe des 24 »120 ont
réclamé en 1980 un pouvoir accru par l’augmentation de leurs quotas et
donc des voix (en prenant en compte par exemple la population et non le
PNB). Cependant, il est à craindre qu’une telle évolution entraînerait le
déplacement des ressources et des décisions vers d’autres centres
contrôlés par les pays développés, faisant du FMI une coquille vide.
Système de change. Depuis le passage à un système de change
flottant en 1973, entériné par le 2e amendement aux statuts du FMI en
1978, chaque pays choisit son système de change, et les principales
devises flottent entre elles. Mais la plupart des PED ont adopté soit le
rattachement de leur monnaie à une devise clé, comme c’est le cas pour
les pays de la zone franc, soit le cours forcé, où la fixation du taux de
change est le fait de l’État, un contrôle des changes strict est mis en
place et le marché libre des changes n’existe pas.
Les prêts du FMI. Chaque pays apporte sa contribution dans sa
monnaie nationale (75 % du quota) et en devises (dollars, euros, livres,
yens, etc.) ou DTS pour 25 %. En mars 2015, le montant total des
ressources provenant des quotes-parts est de 362 milliards de dollars. Les
quotas sont augmentés régulièrement. Ils constituent les ressources
utilisées par le Fonds pour effectuer les prêts aux pays membres qui ont
des difficultés de balance des paiements et d’endettement externe. Les
pays pauvres vont naturellement emprunter en devises, et non dans les
autres monnaies. Les possibilités d’emprunts seront donc limitées.
Cependant le FMI peut également accroître ses ressources en empruntant
auprès des pays développés ou des pays riches de l’OPEP. Les nouveaux
accords d’emprunts (NAE), principaux compléments aux quotes-parts,
peuvent fournir jusqu’à 515 milliards de dollars de ressources
supplémentaires. En 2012, les pays membres ont également décidé
d’augmenter les ressources du FMI par des accords d’emprunts bilatéraux
(aujourd’hui 370 milliards de dollars en vigueur).
Les emprunts (« achats ») sont exprimés en pourcentage du quota et
sont soumis à des conditions de plus en plus strictes (la conditionnalité) :
• Tranche de réserve (25 % du quota), sans condition.
• Tranche de crédit : la première tranche de 25 % est soumise à « un
effort raisonnable pour redresser l’équilibre de la balance des
paiements ». Les trois tranches suivantes, de 25 % chacune, sont
soumises à des programmes incluant des critères de performance.
Les remboursements (« rachats ») donnent lieu à un échange entre les
devises empruntées et la monnaie nationale versée au moment de
l’emprunt en contrepartie.

Figure 5.10 : Utilisation des crédits du FMI


(dette en cours et décaissée, $ US courants)

Note : L'utilisation du crédit du FMI inclut les achats et les retraits par le biais de la facilité élargie
de crédit, de la facilité de crédit de confirmation, de la facilité de crédit rapide, de l'accord de
confirmation, de la ligne de crédit modulable et du mécanisme élargi de crédit. Les instruments de
prêt du FMI ont changé au cours du temps afin de s'adapter aux situations spécifiques de ses
membres.
Remarque : les données relatives aux opérations du FMI proviennent du service de trésorerie du
FMI et sont converties de droits de tirage spéciaux (DTS) en dollars américains en utilisant les taux
de change de fin de période pour les actions et de taux de change moyen au cours de la période
pour la conversion des flux.
Source : Banque mondiale, International Debt Statistics

D’autres possibilités d’emprunt ont été créées sous le nom de facilités


(ou mécanismes). Tous ces prêts sont soumis à des taux d’intérêt faibles
et liés à la mise en place de politiques dites d’ajustement supervisées par
le Fonds. L’ensemble des possibilités cumulées de prêts peut aller jusqu’à
600 % du quota. Les PED sont structurellement les principaux
emprunteurs, du fait de leur déficit global des paiements courants. Enfin
le FMI a réagi à la crise économique mondiale de 2008-2009 en
renforçant sa capacité à accorder des prêts (refonte complète des
dispositifs d’aide financière en 2009 et réformes en 2010 et 2011), en
offrant des outils de prévention des crises aux pays membres jugés
solides, en doublant les limites d’accès à ses ressources, et en augmentant
ses prêts aux pays les plus pauvres avec des taux d’intérêt nuls jusqu’à fin
2016. En 2014, l’utilisation totale des crédits du FMI (dette en cours et
décaissée) s’élève à près de 100 milliards de dollars, dont plus de
10 milliards pour la seule Chine (cf. figure 5.10).
Les Droits de Tirages Spéciaux (DTS). Les DTS ont été créés par le
premier amendement aux statuts de Fonds en 1969 ; il s’agit d’une nouvelle
monnaie, liquidité internationale, émise par le FMI et distribuée aux pays
membres en fonction de leurs quotas (ainsi les pays développés à économie
de marché ont reçu 67 % des allocations et les PED 33 %). Les PED
réclament une allocation préférentielle de DTS qui deviendraient ainsi un
moyen d’aide au développement.
Les réformes de structure du FMI121, basées en particulier sur l’idée de
réduire l’influence des pays riches, en premier lieu les États-Unis, et de
renforcer celle des pays émergents, tout en accordant plus de pouvoir à
l’organisme en en faisant une sorte de Banque centrale mondiale et de
tribunal des faillites internationales122, sont actuellement bloquées par les
désaccords entre les principaux membres.
En 2006 cependant a eu lieu une modification des statuts du FMI,
décidée à la majorité requise de 85 %, les droits de vote de la Chine, du
Mexique, de la Corée du Sud et de la Turquie ont été augmentés, en même
temps que leurs contributions ; ceux des États-Unis, du Japon, de
l’Allemagne et des autres pays riches ont diminué légèrement. Une
augmentation de capital a été décidée. Le Fonds reçoit également un rôle
de « surveillance multilatérale dans le but de prévenir les crises
financières ». Les douze premiers pays développés représentent alors 52 %
des voix. Regroupés, les PED atteignent alors 37 % des voix, soit moins que
les sept pays les plus riches (pays dit du G7123) qui en représentent 45 %.
L’Afrique dans son ensemble n’en détient que 6,6 % et l’Afrique
subsaharienne 4,6 %. Aujourd’hui la Chine est la 6e puissance en termes de
droits de vote ; la Chine, l’Arabie Saoudite et la Russie font partie des dix
pays les mieux représentés au FMI. Alors que 35 pays détiennent près de
80 % des droits de vote, plus de 150 pays se partagent seulement 20 % des
droits de vote (cf. figure 5.11).

Figure 5.11 : Droits de vote au FMI, 35 pays les plus importants, 2015

Source : FMI.

Aujourd’hui, les États-Unis ne semblent pas prêts à la moindre


concession. Lors du sommet du G20 de Londres le 2 avril 2009 il avait
été décidé, pour faire face à la crise économique mondiale, de tripler les
ressources du FMI (les porter à 750 milliards de dollars) et de
l’autoriser à vendre de l’or et à émettre des Droits de tirage spéciaux
pour 250 milliards de dollars. 181 pays membres, dont les États-Unis,
acceptent le 20 août 2010 d’augmenter leur quote-part. Cette réforme
aurait notamment permis aux BRICS, dont les droits de vote sont
devenus très faibles par rapport à leur poids économique (la Chine, qui
représente aujourd’hui environ 10 % du PIB mondial, a toujours moins
de 4 % de droits de vote), d’augmenter significativement leur influence
au sein du FMI. Cette idée fut saluée par le G-20 de Séoul en
novembre 2010. Le directeur général du FMI, Dominique Strauss-
Kahn, se félicite alors que les dirigeants du G-20 aient soutenu la
meilleure représentation des pays émergents au FMI via cette réforme
des quotes-parts. Or les Républicains du Congrès des États-Unis ont
refusé de ratifier ce projet de réforme du FMI... alors même que les
États-Unis conserveraient plus de 15 % des droits dans cette
configuration et donc leur minorité de blocage (cf. figure 5.12). Face à
ce refus, les BRICS ont proposé des solutions alternatives au G-20 de
2013 en Russie. Si la réforme des droits de vote se concrétisait, le poids
des PED (en termes de droits de vote) dépasserait celui des pays
développés hors États-Unis (mais pas celui de l’ensemble des pays
développés États-Unis compris), voir figure 5.12.
Depuis les années 2000, les PED ont largement redressé leurs
comptes extérieurs et font moins souvent appel au Fonds. Les grands
pays endettés ont remboursé leur dette, comme l’Argentine et le Brésil,
et les critiques des ajustements structurels (voir ci-dessous) quittent le
devant de la scène. Devant un recul de son activité et de son rôle, le
FMI cherche de nouvelles fonctions, comme celle de rassembler les
réserves de change des différents pays, au lieu d’avoir une gestion
nationale qui implique des coûts élevés pour chacun, ou encore de
tenter de corriger les désordres financiers mondiaux, comme le déficit
courant américain ou le taux de change sous-évalué du yuan chinois.

Figure 5.12 : Voix au FMI, %


Source : FMI.

L’action dans le tiers monde depuis les années


1980
La mission du FMI, au départ centrée sur les problèmes de balance des
paiements des pays développés, notamment pendant la reconstruction en
Europe, s’est déplacée vers les pays pauvres, où il intervient beaucoup plus
au niveau des politiques économiques. En cas de crise des paiements
extérieurs, comme en 1997 en Thaïlande ou en 2001 en Argentine, les
gouvernements peuvent cesser de rembourser leur dette, déclarer un
moratoire, ou bien se tourner vers le FMI pour obtenir un prêt
exceptionnel mais soumis à des plans d’ajustements structurels ayant pour
but de rétablir leur capacité de paiement. Cela explique les critiques très
dures portées à l’organisation, puisque ces plans ont un coût social : ils
impliquent des mesures d’austérité, de rééquilibre des finances publiques
(hausse des impôts) et extérieur (frein aux importations, compression de la
demande), de restriction monétaire, et des décisions diverses visant à
renforcer les mécanismes du marché. Les plans d’ajustement sont aussi
critiqués pour leur aspect systématique, avec le « one size fits all » du
consensus de Washington124 : stabilité monétaire, équilibre externe,
modération budgétaire et fiscale, ouverture extérieure, dépenses publiques
réorientées des aides sociales vers les infrastructures productives,
privatisations, liberté des prix, renforcement des droits de propriété,
dérégulation, libéralisation financière et taux de change compétitifs.
Les critiques contre le Fonds sont naturelles, bien que souvent
excessives. Ses erreurs sont inévitables et il est facile de lui attribuer bien
plus que sa propre responsabilité. Elles partent souvent de l’idée que tout
allait bien dans tel ou tel pays, jusqu’à ce que les experts du FMI y
interviennent pour engager des mesures antisociales et
antidémocratiques… La réalité est très différente : les pays qui font appel
à ses services sont déjà dans une situation économique critique, et il n’y a
guère d’autre moyen de maîtriser l’inflation, un déficit externe et un
déficit public massifs que d’accroître les impôts ou réduire les dépenses.
Comme le dit son ancien chef-économiste, Kenneth Rogoff : « Le
principal reproche fait au FMI, et en même temps le plus confus, est qu’il
impose l’austérité en cas de crise de l’endettement extérieur. Ceci
confond corrélation et causalité. Un pays fait appel au Fonds,
précisément quand tous les autres prêteurs lui ont tourné le dos, quand
même ses propres citoyens ont perdu confiance. Dans une telle situation,
un pays doit réduire ses déficits avec ou sans le FMI. […] Ce n’est pas
parce qu’on voit des docteurs autour d’un malade que ceux-ci ont
provoqué la maladie. »
Le Fonds apporte en outre des ressources financières d’urgence qui
permettent d’alléger la dureté de la politique de redressement, en étalant
les mesures. Les pays concernés savent bien que l’alternative à un appel à
l’organisation – et rien ne les oblige à se tourner vers elle – serait la mise
en place de mesures d’austérité encore plus dures pour stabiliser
l’économie, ou bien un arrêt brutal des importations et une inflation
galopante. Celle-ci touche en premier lieu les pauvres, et la laisser se
développer est encore pire qu’une politique de rigueur monétaire et
budgétaire, sans compter l’effet catastrophique sur la croissance et
l’emploi de l’arrêt des importations. Un monde sans les institutions de
Bretton Woods serait un monde semblable à celui des années 1930, où les
pays pauvres en cas de crise des paiements extérieurs n’avaient d’autre
option que de laisser leur population s’enfoncer dans la misère, faute de
pouvoir financer les importations de base.
Il est également inexact d’accuser le Fonds et la Banque mondiale de
sacrifier l’éducation et la santé, puisque tous leurs programmes insistent
sur les investissements dans ces deux secteurs, vitaux pour le
développement, comme l’expérience des pays asiatiques à économie de
marché l’a montré. Le FMI a également engagé des programmes de
réduction de la dette pour les pays les plus pauvres, en échange de la
mise en place d’un nouveau modèle de développement basé sur
l’ouverture extérieure, la réduction de la pauvreté, les dépenses en
investissements humains (santé, éducation, développement rural), des
actions pour l’environnement et le renforcement des institutions.
La notion d’ajustement structurel est devenue essentielle dans les
relations entre le FMI et les pays les plus pauvres dans les années 1980 et
1990. Face à leurs déséquilibres économiques qui se manifestent par un
endettement externe massif, ils doivent ajuster leur économie, c’est-à-
dire corriger le déficit budgétaire, réduire la progression de la masse
monétaire et comprimer la demande globale de façon à ramener à un
niveau « viable » le déficit de la balance des paiements courants, bref
mener une politique déflationniste. En outre, le FMI préconise une
politique de libéralisation et de retour aux mécanismes du marché :
rétablissement de la liberté des prix, réduction des subventions,
privatisation des entreprises et des circuits de distribution,
rationalisation du secteur public, ouverture à l’extérieur, libéralisation des
changes et dévaluation. Et aussi des politiques devant agir sur l’offre :
favoriser le secteur agricole par une hausse des prix au producteur,
accroître l’investissement intérieur (améliorer les infrastructures,
éliminer les goulets d’étranglement, agir sur la formation et la santé) ce
qui passe par une hausse de l’épargne privée.
Les critiques du Fonds ont tout d’abord porté sur le fait que la
politique d’ajustement déflationniste est plus adaptée aux pays
développés qu’aux pays pauvres où elles se traduisent par une chute de la
croissance et l’augmentation de la misère et d’un chômage déjà massif.
Les PED considèrent que les causes essentielles de leurs difficultés sont
externes (hausse des taux d’intérêt, récession internationale et chute des
cours des matières premières, protectionnisme des pays riches,
raréfaction des prêts internationaux), et donc hors de leur portée.
Ensuite, l’efficacité de certains instruments de politique économique est
contestée, surtout la dévaluation dont les effets prix ne jouent pas dans le
contexte d’économies peu articulées. L’impact global négatif des
politiques du Fonds (effets déflationnistes cumulés au niveau mondial,
hausse de la production de denrées agricoles faisant chuter les prix) est
également souligné. Concernant la dette, le FMI a été accusé d’être plus
préoccupé des intérêts des banques que de ceux des PED, en mettant
surtout l’accent sur les remboursements, au lieu de mettre en place des
processus d’allègement, contrairement à ses principes mêmes (le Fonds
s’est en effet engagé à donner à ses membres « la possibilité de corriger
des déséquilibres sans avoir recours à des mesures ruinant la prospérité
nationale »).
Enfin, c’est bien sûr toute l’orientation libérale du FMI et également de
la Banque mondiale qui est remise en cause : économie de marché,
désétatisation et ouverture à l’extérieur en sont les trois aspects
principaux. Cependant l’échec des économies socialistes dans le tiers
monde (Guinée, Ghana, Tanzanie, Madagascar, Birmanie, etc.) et les
succès économiques au moins relatifs des économies de marché (Kenya,
Tunisie, Corée du Sud, Malaisie, île Maurice…) ont fait passer cette
critique au second plan. La plupart des économies socialistes se sont
engagées dans des programmes de libéralisation, supervisés ou non par le
Fonds, ne gardant les dogmes que pour les discours officiels.
Le FMI a réagi à la critique interne (celle qui se situe à l’intérieur du
paradigme libéral et porte sur l’efficacité des mesures) en contestant que
l’ajustement nuise à la croissance économique des PED et défavorise les
plus pauvres. Ainsi pour un ancien directeur du Fonds, J. de Larosière, «
ces politiques ne sont pas préjudiciables à la croissance. Loin de là. Elles
sont, en vérité, la condition même de toute croissance durable. Il n’existe
pas d’autre option. La croissance est tout simplement impossible dans
une économie aux prises avec des distorsions de prix, une inflation
galopante, des restrictions aux importations et des fuites de capitaux ».
Et, pour un autre, M. Camdessus : « le fait est qu’aucun pays ne peut
vivre au-dessus de ses moyens. Avec ou sans le Fonds, les pays doivent tôt
ou tard s’ajuster… Il faut mettre davantage l’accent sur la croissance
économique, étant donnée son importance cruciale pour soutenir le
processus d’ajustement extérieur ». Cette citation fait allusion à la
nécessité pour la production nationale de remplacer les importations et
donc de remédier par la croissance au déséquilibre externe.
Le Fonds conteste également les effets négatifs globaux des politiques
menées, étant donné le faible poids économique des pays et des produits
concernés dans l’échange international. En ce qui concerne les coûts
sociaux de ses programmes, il présente les arguments suivants : les
politiques de relèvement des prix agricoles ont contribué à améliorer le
sort des plus pauvres, c’est-à-dire les paysans, aux dépens des catégories
urbaines moins défavorisées (cela est surtout vrai en Afrique, mais en
Amérique latine, les pauvres sont surtout des citadins qui sont les
premiers atteints par la hausse des prix alimentaires). Il en va de même
des programmes de réforme agraire (aïlande, Philippines) qui
contribuent à réduire la pauvreté tout en augmentant la production.
D’autre part, l’orientation vers l’extérieur permettrait d’accroître la
production des activités de main-d’œuvre, et donc améliorer l’emploi et la
distribution de revenus. Enfin, depuis les années 2000, le Fonds préconise
dans ses politiques la mise en place d’actions directes sur la pauvreté à
travers des mesures sociales.
Le FMI joue un rôle essentiel au niveau économique et monétaire
mondial, et il est probable que par ses multiples interventions et par ses
prêts aux pays pauvres, qui ont un rôle catalyseur sur les crédits publics
et privés, il a atténué les effets des crises économiques et financières. En
l’absence du Fonds, ébauche d’une autorité économique supranationale,
le monde serait sans doute retourné à des pratiques protectionnistes
accrues, à un repliement général, qui auraient eu des effets dramatiques
pour tous les pays, et en premier lieu les plus pauvres. Il est faux de dire
que le FMI impose l’austérité et la misère, argument trop facile qui
permet de détourner la contestation populaire vers un bouc émissaire
extérieur. Le cas de la crise argentine de 2001 (voir encadré) est
exemplaire à cet égard, le FMI ayant été tenu pour responsable d’une
crise provoquée par la corruption généralisée des élites argentines et les
erreurs de politique économique.

La crise argentine de 1999-2002 : « ¡Que se vayan todos! »


L’Argentine connaît dans les années 1990 une croissance forte avec la
stratégie libérale de Carlos Menem, mais dans un contexte de
corruption généralisée : « Enrichissements illicites, évasion fiscale,
blanchiment de narcodollars, trafic d’armes, anomalies judiciaires »
(Pourquoi la crise ?, Documentation française). La facteur principal est
la surévaluation du peso, lié au dollar par un taux de change fixe
depuis le début des années 1990 (1 peso pour 1$) à travers un
currency board (caisse d’émission), à l’origine pour lutter contre
l’hyperinflation, alors que le Mexique et le Brésil dévaluaient leurs
monnaies en 1995 et 1997 et que le dollar s’appréciait. L’Argentine
exporte un tiers de ses produits vers le Brésil et un quart vers la zone
euro. En même temps que le déficit extérieur s’aggravait, la dette,
l’une des plus élevées d’Amérique latine, et le service de la dette
pesaient sur l’économie nationale. La surévaluation du peso
permettait d’importer à bas prix, détournait la demande des
industries nationales et freinait les exportations. La crise commence
par une baisse de 3 % du PIB réel en 1999, la hausse du chômage et
de l’inflation. La dépression économique mondiale en 2001 va peser
sur l’économie argentine et précipiter la chute.
À la fin 2001, les autorités ne respectant pas l’objectif de réduction du
déficit budgétaire négocié avec le FMI, ce dernier refuse un nouveau
crédit, la perte de confiance se généralise et le pays s’enfonce dans le
chaos : fuite de capitaux, fermeture des banques, panique des classes
moyennes, extension de la pauvreté, grèves, manifestations (cacerolazo),
dont certaines très violentes (destruction de banques, de sièges de
sociétés étrangères, de symbole divers de « l’impérialisme », bagarres de
rues et répression : 32 morts les 19 et 20 décembre). Des sortes
d’assignats sont créés par les autorités régionales, et des système de
troc sont mis en place spontanément, devant la baisse rapide des
salaires réels et l’obligation de ne retirer que des sommes limitées des
banques (corralito). Une crise politique s’ajoute au désastre économique
avec la chute du gouvernement radical de Fernando de la Rúa le
21 décembre 2001. Un gouvernement transitoire, dirigé par le
gouverneur de la province de San Luis, au centre du pays, Rodríguez
Saá, du Parti Justicialiste (péroniste), déclare l’insolvabilité de
l’Argentine à la fin de l’année (moratoire sur la dette). La monnaie est
finalement dévaluée en janvier 2002 et les comptes d’épargne des
particuliers se voient fixés une échéance de remboursement pour
2010… Cette mesure, le Corralón, aura des effets négatifs sur la
consommation et l’économie, et le PIB baisse de 11 % en 2002, après la
chute de 4 % en 2001 (voir figure 5.13). Elle est abolie par le nouveau
gouvernement péroniste, dirigé par Néstor Kirchner, élu en mai 2003,
tandis que les effets positifs de la dévaluation se font sentir et que le
pays sort de la crise (8 à 9 % de croissance du PIB en moyenne de 2003
à 2006). La dette externe est restructurée en 2005 et le pays reprend ses
paiements extérieurs avec la fin du moratoire.

Figure 5.13 : Évolution du PIB argentin, %, 1999-2006


Note: Pour une analyse détaillée et chronologique, voir la Documentation française :
www.ladocumentationfrancaise.fr/dosssiers /argentine.

La Banque mondiale
Le groupe de la Banque mondiale comprend la BIRD (Banque
internationale pour la reconstruction et le développement), l’AID
(Association Internationale pour le Développement) spécialisée dans les
prêts à faible taux d’intérêt aux pays les plus pauvres, la SFI (Société
Financière Internationale) qui investit dans le secteur privé des PED,
l’agence multilatérale de garantie des investissements (MIGA -
Multilateral Investment Guarantee Agency), qui favorise l’investissement
direct à l’étranger dans les pays en développement, et le Centre
international pour le règlement des différends relatifs aux
investissements (CIRDI), qui propose des moyens de conciliation et
d’arbitrage sur les différends relatifs aux investissements. La Banque
mondiale se compose des mêmes membres que le FMI. Son objectif est le
développement des pays du tiers monde par l’utilisation de ressources
financières venant des pays développés. Elle effectue des prêts en devises
de 5 à 25 ans, aux taux d’intérêt du marché, dans divers secteurs :
infrastructures, développement rural et agriculture, investissements
privés, ajustement structurel. Les prêts portant sur des projets précis
représentent environ 90 % des crédits, et les prêts d’ajustement
structurel, introduits en 1980 pour remédier aux difficultés de la balance
des paiements, et conditionnels, comptent pour 10 %. En 2014, la Banque
mondiale (BIRD + AID + SFI + MIGA) a pris des engagements à hauteur
de 61 milliards de dollars, soit 963 nouveaux prêts, dons, opérations
d’investissements en capital et garanties en faveur des pays en
développement sur l’année. Quant au stock de dette (en cours et
décaissée) de la Banque mondiale dans le monde, il est bien supérieur à
celui du FMI : 268 milliards de dollars (contre 98 milliards pour le FMI)
en 2014 simplement pour les prêts de la BIRD et les crédits de l’AID (hors
SFI et MIGA). L’Inde est le premier bénéficiaire de ces prêts et crédits,
avec environ 38 milliards en cours et décaissés (cf. figure 5.14).
La Banque mondiale a les mêmes orientations idéologiques que le FMI,
en particulier en faveur de l’ouverture extérieure, mais, participant souvent
à des projets directement utiles, son action est moins critiquée dans le tiers
monde. Elle met en avant les investissements dans l’éducation, la
sauvegarde de l’environnement, qui passe par des prix plus élevés et des
droits de propriété mieux définis pour les ressources rares, une croissance
régulière, préférable à des à-coups, surtout pour les pauvres, les premiers à
être touchés par les crises, la lutte contre la corruption, qui mine la
croissance et retarde le développement, et enfin la construction
d’institutions adaptées125. La Banque a adopté le credo suivant, résumé par
un de ses dirigeants, Thomas Vinod : « un pays n’a pas que du capital
physique à développer et entretenir, il a aussi du capital humain, du capital
institutionnel et du capital naturel. Dans les PED, les faits montrent un
sous-investissement en capital humain, une attention insuffisante au
capital institutionnel, et une surexploitation du capital naturel, alors que le
capital physique reste lourdement subventionné ». Il s’agit donc, dans ses
politiques, depuis une vingtaine d’années, de porter davantage d’attention
aux institutions, aux hommes et à l’environnement, et moins aux grands
projets d’investissements physiques style barrage, industries lourdes,
infrastructures, etc.

Figure 5.14 : Prêts de la BIRD et crédits de l’AID (Dette en cours et


décaissée, $ US courants)
La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) prête aux taux du
marché. Les crédits de l'Association internationale de développement (AID) portent des taux
concessionnels.
Source : Banque mondiale, International Debt Statistics.

La Banque mondiale joue aussi un rôle de centre de recherche sur le


développement, notamment avec, chaque année, son Rapport sur le
développement dans le monde (World Development Report, WDR), qui
met en avant des thèmes nouveaux pour les pays en développement
(entre autres WDR 2016 Digital Dividends, WDR 2010 Development and
Climate Change) ou très classiques sur les questions de développement
(entre autres WDR 2013 Jobs). Dans le rapport 2008 par exemple,
consacré à l’agriculture, elle reprend les thèmes anciens favorables au
développement agricole, une priorité pour le développement tout court
(voir ch. 7) : « La puissance de l’agriculture pour le développement a trop
souvent été sous-utilisée. Avec la domination de l’industrialisation dans
le débat politique, le développement par l’agriculture n’a souvent même
pas été considéré comme une option. Les pays en développement
connaissent très fréquemment un sous-investissement et un mal-
investissement dans l’agriculture, de même que des travers politiques qui
jouent à l’encontre de l’agriculture et des populations rurales pauvres. »
La Banque publie aussi d’innombrables études sur tous les sujets, depuis
les analyses globales sur les inégalités ou les effets de l’ouverture
internationale, jusqu’aux études spécialisées sur l’impact des pesticides
ou les conséquences de telle ou telle maladie tropicale126.

Les Banques multilatérales de développement


régionale et sub-régionales
Alors que prend fin la période coloniale, les PED ont commencé à se
regrouper géographiquement pour faire face aux défis du développement
de leurs territoires : sont alors nées, en sus des banques globales comme la
Banque mondiale, des Banques multilatérales de développement (BMD)
régionales, dont la Banque interaméricaine du développement (BID) créée
en 1959, la Banque africaine de développement (BAfD) en 1963, la Banque
asiatique du développement (BAsD) en 1966, et la Banque islamique de
développement (BIsD) en 1973. La Banque européenne pour la
reconstruction et le développement (BERD) est créée en 1991 pour
accompagner la transition vers une économie de marché des pays d’Europe
centrale et orientale, de l’ex-URSS et de la Mongolie. Depuis le printemps
arabe de 2011, la BERD intervient également au sud et à l’est de la
méditerranée, et tout récemment en Grèce suite à la crise de sa dette.
Ces banques multilatérales de développement sont des institutions
supranationales créées par des États souverains qui en sont les
actionnaires, dont les missions s’inscrivent dans le cadre des politiques
de coopération et d’aide au développement de ces États. Ce sont des
institutions financières qui ont tout d’une banque commerciale sauf
qu’elles ne cherchent pas à maximiser leur profit, leurs actionnaires (les
États, qu’ils soient emprunteurs eux-mêmes ou non) ne percevant pas de
dividendes. Elles octroient des prêts à taux de marché, mais également
des prêts à taux zéro ou à taux réduits (prêts concessionnels), et/ou des
dons (notamment aux PMA et/ou aux États fragiles) dans les secteurs
qu’elles jugent prioritaires pour le développement. Le volume de leurs
opérations oscille entre 1 et 15 milliards de dollars annuels, pour un total
de plus de 100 milliards de dollars en 2014 (cf. figure 5.15).
Figure 5.15 : Volume d’opérations, droits de vote et instruments
des banques multilatérales de développement

Sources : Creditor Reporting System de l’OCDE et rapports annuels des institutions (base
calendaire ; dernières données disponibles -2013 et 2014-). ODI.

Les banques multilatérales de développement financent


principalement des infrastructures économiques et sociales, mais en
novembre 2015 la Banque africaine de développement, la Banque
asiatique de développement, la Banque européenne pour la
reconstruction et le développement, la Banque européenne
d’investissement, la Banque interaméricaine de développement et le
Groupe de la Banque mondiale – qui assurent avoir déjà débloqué
100 milliards de dollars de financement pour l’action climatique dans
les pays en développement et les pays émergents depuis 2011 – ont
annoncé leur intention de mobiliser davantage de financements publics
et privés pour aider les pays à réduire les émissions de gaz à effet de
serre et à s’adapter au changement climatique.

ONG, Commerce éthique, microcrédit,


forums mondiaux

Les ONG
Les ONG internationales sont des organismes bénévoles privés qui
agissent à la fois dans les pays développés pour mobiliser des fonds et
sensibiliser l’opinion publique, et dans les pays pauvres pour participer au
développement économique et social. Elles agissent dans des domaines
très variés comme l’aide d’urgence en cas de famine, guerre, catastrophe
naturelle, ou bien dans la coopération directe sur le terrain : enseignants,
médecins, travailleurs sociaux, techniciens agricoles, etc. Elles s’efforcent
de développer l’autosuffisance et la participation des populations,
l’utilisation de produits et de matériels locaux, par exemple dans
l’alimentation et la construction, grâce à des technologies simples.
Elles comptent des spécialistes extrêmement dévoués et compétents
qui ont une connaissance approfondie du milieu où ils interviennent.
Leur rôle est irremplaçable dans le développement réel et la réalisation
de projets micro-économiques les plus variés. Les ONG sont très
nombreuses (l’OCDE en recensait 1 600 en 1980 et 4 500 en 1990 dans
les pays développés, mais elles seraient encore plus nombreuses dans le
tiers monde où on en dénombrait en 1997 près d’un million en Inde,
210 000 au Brésil et 15 000 en Thaïlande) et très diverses : organisations
confessionnelles, fondations privées, associations de bénévoles,
institutions spécialisées, organismes d’assistance mutuelle, etc. On peut
citer parmi les plus connues : OXFAM, CARE, ENDA, Action contre la
faim, MSF… Les ressources rassemblées par ces multiples ONG
atteignent des montants élevés (plus du dixième de la totalité de l’aide
officielle des pays riches) et en augmentation. Elles collaborent
fréquemment avec la Banque mondiale : elles étaient impliquées dans 6
% des projets financés par la Banque mondiale en 1988, 30 % en 1993,
et plus de la moitié depuis 1995. Mais leur action est surtout
importante dans les multiples contacts et la coopération quotidienne
qui s’établissent avec la population des pays pauvres127. Les plus grandes
ONG et fondations privées internationales sont principalement
américaines, anglaises et suisses : leur budget (entre plusieurs centaines
de millions et plus de deux milliards de dollars pour les plus grosses)
représente l’équivalent de l’aide publique au développement de certains
pays de l’OCDE (Italie, Danemark, Belgique ou Suisse pour les plus
grosses, Autriche, Irlande, Portugal, Grèce ou Nouvelle Zélande pour
les suivantes).

Figure 5.16 : Les principales fondations et ONG dans le monde


*Sont exclus les dons en temps, expertise et biens.
Source : PNUD ; Center for Philanthropic Studies, VU Amsterdam ; rapports annuels des
fondations.

Le commerce équitable
Le marché du commerce équitable est en forte croissance depuis les
années 2000. Les ventes de produits labellisés Fairtrade (le label leader
mondial du commerce équitable) ont atteint 5,9 milliards d’euros en
2014, soit 10 % de plus qu’en 2013, mais elles représentent toujours une
part infime du commerce mondial. Par exemple les ventes de café
équitable (produit le plus emblématique de ce type d’échange) ont plus
que décuplé depuis 2000 (de 12 000 tonnes en 2000 à 123 200 tonnes en
2011), mais représentent moins de 2 % des exportations mondiales de
café. Le nombre de producteurs qui bénéficient du commerce équitable
est estimé à 1,5 million, dont 64 % en Afrique et au Moyen-Orient. La
moitié d’entre eux sont également certifiés « bio ». Les produits phares
du commerce équitable sont le café, le cacao, les bananes, le coton, le thé,
le sucre, et les fleurs. Les principaux marchés du commerce équitable
sont européens (notamment le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Suisse),
mais le marché américain est en forte croissance ainsi que de nouveaux
marchés Sud-Sud, y compris de pays producteurs qui vendent
directement chez eux (Afrique du Sud, Inde, Kenya).
Le commerce équitable consiste notamment à pratiquer des
conditions et des prix plus avantageux pour les producteurs du tiers
monde, destinés à leur permettre de mettre en œuvre des projets de
développement choisis par leurs communautés (services aux
producteurs, renforcement des coopératives…). Il s’agit d’un retour de la
notion de juste prix, un très ancien objet de débat, puisque l’Église au
Moyen Âge s’interrogeait déjà avec Saint omas d’Aquin sur la nécessité
de pratiquer un tel prix, favorisant à la fois les fabricants et les clients.
Les sceptiques du commerce équitable soutiennent que, s’il peut aider
certains producteurs, il ne peut le faire qu’au détriment des autres, et
surtout, s’il était généralisé, il aboutirait à une dégradation des conditions
de l’ensemble des producteurs. L’analyse économique des marchés a
montré depuis les classiques et les néoclassiques, depuis Adam Smith en
fait, que le seul prix « juste » était en réalité le prix d’équilibre du marché,
tout autre aboutissant à une restriction des quantités échangées, et donc
une restriction des productions et des revenus distribués (cf. figure 5.17).
Dans cette optique, le commerce équitable ressemble davantage à un
gadget, permettant de donner bonne conscience aux consommateurs
riches des pays développés, ou bien de favoriser l’image et le marketing
de nombreuses firmes de ces mêmes pays, qu’à un mécanisme efficace
pour le développement des pays pauvres. Le problème vient du fait que le
but du développement n’est pas de donner des satisfactions et de jolis
produits aux « bobos » de pays déjà noyés dans l’abondance, mais bien de
réduire la misère de masse dans les pays du Sud. Une misère que les
pratiques du commerce équitable, si elles étaient généralisées et selon
l’analyse économique, ne pourraient qu’aggraver.

Figure 5.17 : Juste prix et prix d’équilibre


Avec le prix d’équilibre du marché Pe, la quantité échangée est la plus élevée possible : Qe. Si le prix
était inférieur au prix d’équilibre, en Pi, les producteurs réduiraient leur offre, les demandeurs
voudraient davantage, mais ne pourraient être satisfaits, la quantité échangée ne serait donc que
de Qi. Si le prix était porté à un niveau supérieur au prix d’équilibre, en Pj (hypothèse du commerce
équitable et de généralisation d’un « juste prix »), les demandeurs réduiraient leurs achats, les
producteurs souhaiteraient accroître leur offre mais ils devraient s’adapter à la demande et la
quantité échangée ne pourrait s’établir qu’à Qj, inférieure à la quantité échangée d’équilibre. Le
marché et le prix du marché maximisent la production, tout autre prix aboutit à sa réduction. Pour
des prix autres que le prix d’équilibre Pe, la quantité échangée est limitée du fait de la demande
(cas de Pj) ou de l’offre (cas de Pi).

En effet en augmentant les prix, on tend à favoriser la production de tel


ou tel produit, mais le problème est que la surproduction (caractéristique
des produits primaires agricoles) va ainsi être favorisée, au lieu de la
diversification dans d’autres activités et d’autres produits, et cette
surproduction va encore davantage peser sur les prix de tous les autres
producteurs. On aboutit ainsi, comme souvent en économie avec des
idées généreuses et bien intentionnées, au résultat inverse à ce qu’on
cherche : appauvrir la masse des producteurs… Les prix ont un rôle
évident, donner un signal de ce qu’il faut produire : s’ils baissent, c’est
comme si le marché murmurait à l’oreille des producteurs : « change de
production, tu as intérêt à te recycler et vendre autre chose »…
Augmenter artificiellement les prix reviendrait à faire taire ce messager
invisible et essentiel. En outre, il a été montré qu’une grande partie du
supplément de prix des produits du commerce équitable se diluait dans la
chaîne des intermédiaires et des certificateurs, et que seulement environ
un dixième arrivait au producteur. Les marques de distributeurs et les
grosses entreprises comme Nestlé, Jacques Vabre ou Lavazza se mettent
d’ailleurs maintenant à diffuser leur propre marque de commerce
équitable, récupérant ainsi l’idée comme souvent dans les pratiques du
capitalisme, mais en limitant les contraintes associées à leur minimum
(juste prix, mais peu de suivi de la relation et des bénéfices hors prix)128.
D’autres contradictions affligent les idées du commerce équitable,
de nourriture éthique, de production de proximité, de nourriture
organique, etc. Par exemple, si l’on veut développer les productions
biologiques, plus favorables à l’environnement, il faudra davantage de
terres, car il s’agit de pratiques moins intensives, utilisant moins
d’engrais, etc. Pour nourrir la planète, il faudrait ainsi multiplier par
deux ou trois les surfaces cultivées, d’où une déforestation massive, le
recul rapide de la forêt primaire, que l’on veut préserver. Comme le
disait Norman Borlaug, le père de la révolution verte, « plus on cultive
de façon intensive, plus on préserve la forêt primaire ». D’autre part,
pour favoriser les producteurs de proximité, il faudrait augmenter les
rotations par camion, et on aboutirait ainsi paradoxalement à des
dépenses d’énergie supérieures à celle du commerce intercontinental,
d’autant que les producteurs des pays développés consomment
beaucoup plus d’énergie que ceux du Sud. Enfin, favoriser ces
producteurs proches n’est guère un moyen d’aider ceux du tiers
monde…
On peut être séduit par l’idée de « voter avec son caddy », en achetant
les « bons produits », car on achète des produits tous les jours alors qu’on
vote tous les 4/5 ans, mais on voit que la réalité est en fait plus
complexe129.
Les défenseurs du commerce équitable ne mettent pas tant l’accent
sur le premium payé aux coopératives, finalement assez faible
(20 centimes de $/livre depuis 2011, 10 centimes avant 2008), que sur le
prix minimum garanti par le commerce équitable, qui annihile les
fluctuations de cours en dessous de ce prix plancher (140 centimes de
$/livre depuis 2011), comme le montre la figure 5.18.
En sus de la garantie que constitue l’assurance d’un prix minimum, les
défenseurs du commerce équitable mettent l’accent sur les autres buts de
ce commerce alternatif : la relation de long-terme entre les producteurs et
les acheteurs (contrats d’un an ou plus), le préfinancement offert aux
producteurs (jusqu’à 60 %), le soutien à une organisation transparente et
démocratique des organisations de producteurs (le premium doit être
affecté à des projets validés par la collectivité des producteurs),
l’amélioration des conditions de travail et le respect de l’environnement.
Ces engagements sont valorisés par le consommateur qui estime que la
certification les reflète et est prêt à payer plus cher pour cela130.

Figure 5.18 : Comparaison des prix de marché et des prix du commerce


équitable pour le café (1989-2014)

Prix commerce équitable = Prix minimum commerce équitable (ie 140 centimes de $/livre depuis
2011) + Premium commerce équitable (ie 20 centimes de $/livre depuis 2011).
Lorsque le prix du marché de New York est supérieur au prix minimum commerce équitable (soit
supérieur à 140 centimes de $/livre depuis 2011), le prix commerce équitable = Prix du marché de
New York + Premium commerce équitable (ie 20 centimes de $/livre depuis 2011).
Source : Fairtrade foundation ; Raluca Dragusanu, Daniele Giovannucci, et Nathan Nunn, The
Economics of Fair Trade, Journal of Economic Perspectives, Volume 28, n° 3, 2014, pp. 220.

Finalement, le commerce équitable augmentant effectivement les


revenus des producteurs certifiés131, entre autres bénéfices pour les
organisations de producteurs, les autres producteurs demanderont
également la certification… jusqu’à ce que l’offre certifiée excède la
demande en produits équitables, ce qui en l’absence de barrières à
l’entrée sonnerait le glas du modèle132. Dans cette optique, le commerce
équitable ne peut être qu’un sas, une protection limitée dans le temps
destinée à armer les organisations de producteurs afin qu’ils s’insèrent
dans le marché mondial. L’objectif du commerce équitable devrait alors
être de préparer les producteurs à s’affranchir du système équitable et à
s’insérer dans le marché, pour se tourner chaque fois de nouveau vers les
plus faibles quand les précédents sont sortis d’affaire… ce qui n’est
malheureusement pas l’optique actuelle de nombre d’organismes de
certification, rétribués pour leurs audits par les producteurs eux-mêmes.

Le microcrédit et la microfinance
Le prix Nobel de la paix, décerné en 2006 au promoteur bangladais du
microcrédit, Muhammad Yunus, après l’année internationale du
microcrédit en 2005, a mis au devant de l’actualité le thème de la
microfinance. Il s’agit d’un cas de technique née au Sud, adaptée aux
besoins des pays pauvres, élargie maintenant au monde entier (y compris
les pays riches) et qui a connu un très grand succès (Yunus, 2008).
Le microcrédit est l’offre de petits crédits à des familles pauvres, sans
salaire régulier, pour des activités productives, qui génèrent des revenus,
le but étant de permettre aux pauvres de monter leurs très petites
entreprises. La microfinance est le microcrédit avec une clientèle plus
large et une gamme de produits plus étendue (plus seulement le crédit,
mais aussi l’épargne, l’assurance ou les transferts d’argent), le but étant
d’englober tous les exclus du système bancaire classique (parce qu’ils
n’ont pas de garanties ou d’emploi salarié) y compris dans les pays
développés.
La Grameen Bank de M. Yunus, « Banque des pauvres », n’est qu’une
des institutions de crédit de ce type : ONG, banques, coopératives,
associations, etc. La plupart des emprunteurs sont des femmes et se
trouvent en Asie du Sud (200 millions de clients de la microfinance dans
le monde en 2015, dont 80 % de femmes). Le paysage est très éclaté : plus
de 10 000 structures font de la microfinance, depuis les institutions de
microfinance (les fameuses IMF, qui sont aussi bien des banques de
microfinance, des ONGs, que des programmes des institutions
internationales) jusqu’aux banques commerciales. Ces dernières peuvent
prendre des participations dans les IMF, ou bien se lancer dans des
activités de microfinance en créant une filiale ou une offre dédiée.
Fleuron de la microfinance, la Grameen Bank (littéralement, la « Banque
des villages ») représente aujourd’hui plus de 8 millions d’emprunteurs
(dont 97 % de femmes), 2500 succursales qui prêtent dans 80 000 villages,
11 milliards de dollars prêtés, avec un taux de recouvrement affiché de
près de 99 %.
Les prêts sont soit des contrats individuels (comme des prêts
classiques, mais sur des petits montants et des délais très courts – de
quelques semaines à quelques mois –, soit des microprêts solidaires,
c’est-à-dire des petits prêts accordés à un groupe de personnes solidaires
pour le remboursement. L’idée est de limiter les défauts de paiement
individuels via la pression du groupe. Les taux d’intérêt sont plus élevés
que dans le système bancaire traditionnel notamment parce que la
gestion de très nombreux petits prêts induit des coûts de suivi et de
traitement élevés.
Les prêts octroyés, d’un montant réduit (quelques centaines d’euros)
sont destinés à lancer des activités variées (commerce, artisanat,
agriculture, services divers). Ils sont assortis de taux d’intérêt plutôt
élevés (30 à 70 % par an), mais destinés à des remboursements rapides et
en tout cas très inférieurs aux taux pratiqués par les usuriers (200 à 1000
% par an…) : « Un taux de 30 % par an pour un prêt de 500 euros sur six
mois, ce n’est jamais que 1,50 euro d’intérêt par semaine. Pour un petit
commerçant ce n’est pas cher payé si le prêt lui ouvre une opportunité.
Son souci premier n’est pas le taux, mais la rapidité d’accès au crédit. »133
La solution a pu sembler miracle car la microfinance s’avère
rentable : les grandes organisations de microcrédit affichent des
rentabilités des capitaux propres de plus de 20 %, ce qui explique
l’intérêt des banques commerciales pour la microfinance. L’introduction
en bourse de Compartamos, une grande IMF mexicaine en 2007,
symbolise le triomphe (controversé) de l’aspect commercial du
microcrédit. Mais en 2006 et en 2010 ont lieu des vagues de suicide
d’emprunteuses dans l’État d’Andhra Pradesh au sud de l’Inde (l’État
dont le taux d’IMF est le plus important au monde), alors que SKS
(l’une des principales IMF en Inde) venait d’être introduite en bourse.
Le gouvernement d’Andhra Pradesh accusa SKS d’avoir poussé ces
agricultrices au suicide par des pratiques de recouvrement agressives, et
imposa fin 2010 que les remboursements se fassent en présence
d’autorités élues, et que ceux pour lesquels le capital emprunté avait été
remboursé soient annulés. Des responsables politiques locaux accusent
notamment SKS et Spandana, les deux principales IMF indiennes, de
pratiquer des taux d’intérêt « usuraires ». Les taux affichés par les IMF
indiennes sont d’environ 2 % par mois (24 % sur l’année), soit dans le
bas de la fourchette des taux pratiqués dans le monde par les IMF. Mais
ils peuvent parfois être en réalité plus proches de 3 à 5 % par mois (36 à
60 %) en comptabilisant les frais d’entrée, de dossiers et d’assurance, soit
proches des taux des prêteurs privés. Cette crise met à jour une dérive à
laquelle la microfinance doit être de plus en plus attentive : le risque de
voir le microcrédit faire office de crédit à la consommation pour les
plus pauvres. L’ensemble des études d’impact s’accorde sur le fait que la
majeure partie des prêts octroyés sert à financer des dépenses de santé,
d’habitat ou d’éducation, et non des investissements productifs : la
population amortit les aléas de la vie et survit alors en passant d’un
crédit à l’autre (auprès d’amis, de prêteurs informels, mais aussi auprès
des IMF), et donc en se surendettant. Les IMF doivent donc apprendre
à leurs clients à maîtriser leur endettement. Pour cela, elles doivent
s’inquiéter de la situation d’endettement du client plus (ou au moins
autant) que de leur propre rentabilité. Il faut une réforme
institutionnelle des IMF, avec des mesures comme la mise en place d’un
fichier central des emprunteurs, mais également encourager les IMF qui
offrent les taux les plus bas.
Mais surtout le credo du microcrédit, qui voit un entrepreneur dans
chaque pauvre, ne correspond pas à la réalité. L’idée selon laquelle, si elle
a accès au crédit, toute personne pauvre peut devenir entrepreneur est
séduisante pour les banquiers, mais aussi pour les responsables
politiques qui y voient une alternative crédible aux politiques
d’assistance. « Une large partie des sommes empruntées est utilisée pour
des dépenses d’urgence de santé, d’alimentation ou d’amélioration de
l’habitat… Le microcrédit fonctionne plus comme un instrument de
survie que de lutte contre la pauvreté ou de création de richesses… Le
discours actuel repose sur un mythe, celui du “pauvre entrepreneur”, et
sur une vision erronée du marché. » (Isabelle Guérin).
D’une utilité limitée pour les uns, essentielle pour les autres134, la
microfinance a en tout cas l’avantage de se substituer à une structure
bancaire souvent défaillante pour les plus pauvres, puisqu’elle touche
environ deux-cent millions de personnes. « Le microcrédit permet
“d’élargir le champ du possible” pour les pauvres en finançant la
diversification de leurs activités, parfois de démarrer des investissements
sur du petit équipement… On observe des effets sur les revenus
familiaux, l’amélioration de l’habitat, la santé, les frais d’éducation… Les
effets peuvent ensuite faire tache d’huile et se traduisent par des
améliorations au niveau de l’économie locale... » (F. Doliguez).

Les forums mondiaux, Davos et Porto Alegre


Le Forum économique mondial, tenu à Davos (Suisse) depuis 1971,
réunissant des hommes politiques et des chefs d’entreprise, des
intellectuels et des journalistes, ainsi que des ONG invitées, est consacré
à la défense du libéralisme économique et à des débats sur l’état du
monde. Il est considéré par les groupes anti et altermondialistes comme
une émanation des puissants, un lieu de lobbying des multinationales
auprès des chefs politiques, une agence de propagande pour le
capitalisme mondialisé, et a donc suscité en retour la création d’un
Forum social mondial, opposé au libéralisme économique, d’abord tenu à
Porto Alegre au Brésil, à partir de 2001, puis un peu partout dans le
monde (en Inde en 2004, au Mali en 2006, au Kenya en 2007, au Sénégal
en 2011, en Tunisie en 2013 et 2015, et au Canada en 2016). Sous le
slogan fameux « Un autre monde est possible », il a pour but de faire
dialoguer les acteurs « citoyens » de la planète, dans le but d’une
amélioration sociale et d’un développement durable. Des forums sociaux
régionaux, comme le Forum social européen, ont été créés dans la foulée
du succès de cette rencontre.
Chapitre 6

Les théories
du commerce international et du
développement

Les économistes sont partagés à propos de l’effet du commerce


international sur le développement : « quand tout est dit, nous ne
sommes pas sûrs de savoir si le commerce international est le moteur, le
servant, le frein ou le fruit de la croissance » (Diaz-Alejandro).
Pour les libéraux, le commerce international est un des moteurs ou
des servants de la croissance et les échanges sont mutuellement
bénéfiques aux pays participants, quel que soit leur niveau de
développement. Ils sont donc partisans du libre-échange, sauf dans
quelques cas exceptionnels.
Les structuralistes considèrent soit que ce moteur s’est
considérablement ralenti, soit que le commerce international est un frein
à la croissance : par ses structures inégales, il serait biaisé en faveur des
pays riches et à l’encontre des PED. Dans les deux cas, ils sont partisans,
d’une part, de diverses formes de protectionnisme dans le but de créer un
marché interne et développer les industries nationales, et d’autre part
d’un aménagement du commerce international pour le rendre plus
équitable. C’est seulement après une période de croissance protégée
qu’un pays pauvre pourra s’ouvrir plus largement sur l’extérieur et
participer aux échanges sur un pied d’égalité. Ainsi les échanges
extérieurs deviendraient le fruit de la croissance.
Enfin pour les économistes radicaux ou néomarxistes, ils seraient à
l’origine même du sous-développement et constitueraient un obstacle à la
croissance des PED. C’est la thèse de la polarité globale induite par le
commerce international. Par polarité, il faut entendre le partage du
monde entre deux pôles : le Centre développé, la Périphérie sous-
développée.

Les théories libérales : de la statique


à la dynamique

Les analyses statiques de l’école classique


et néoclassique
Le noyau des théories libérales de l’échange international n’a pas changé
depuis le XIXe siècle. Il réside toujours dans la théorie des coûts
comparatifs énoncée par David Ricardo. Avant lui, Adam Smith avait
défendu le libre-échange en des termes que ne renieraient pas les
libéraux d’aujourd’hui : le commerce international permet une
spécialisation, une division internationale du travail, où chaque pays
choisit les secteurs d’activité où il est le plus efficace, le plus productif, ce
qui permet de maximiser la production mondiale, et donc de satisfaire au
mieux les besoins des différents peuples participant à l’échange. On
obtient ainsi une allocation optimale des ressources.
Une analogie permet d’illustrer cette thèse : si l’on admet qu’à
l’intérieur d’un pays, il faut supprimer les obstacles au commerce entre
les différentes villes et régions, supprimer les péages, taxes et droits
divers qui freinent ces échanges, renforcer les communications de toutes
sortes, parce que cela ne peut que favoriser la hausse de la production et
une meilleure satisfaction des besoins, grâce à une spécialisation accrue
et donc une production sur une grande échelle, on doit bien admettre
aussi ces différents arguments pour le cas des échanges internationaux.
Autrement dit, ce qui est vrai à l’intérieur d’un pays pour ses différentes
régions, l’est également pour le monde entier et les différents pays qui le
composent, même – et surtout pourrait-on dire – si les hommes y sont
très différents. Pour les libéraux, il est aussi anti-économique d’imposer
des droits de douane entre le Mexique et les USA, qu’entre la France,
l’Angleterre et l’Allemagne, ou qu’entre la Bourgogne, le Poitou et la
Provence. Et le principe de recherche de l’indépendance économique
nationale est une absurdité, car on pourrait tout aussi bien l’appliquer à
une région, une ville ou un village, et revenir ainsi à l’autosubsistance
totale de petites communautés fermées, caractéristiques des débuts de
l’époque médiévale.
Pour Ricardo, même si un pays n’a d’avantage productif pour aucun
bien par rapport aux autres pays, il tirera quand même un gain de
l’échange international en se spécialisant là où son infériorité est la plus
réduite. À l’inverse un pays qui produit mieux que tous les autres gagnera
également dans l’échange (par rapport à une situation d’isolement), en se
spécialisant dans les secteurs où sa supériorité productive est la plus
marquée.
Les néoclassiques vont par la suite reformuler la théorie des coûts
comparatifs en abandonnant la présentation ricardienne de coûts en
temps de travail. Marx ayant basé son argumentation sur la théorie de la
valeur-travail rejetée par les néoclassiques, ceux-ci se sont trouvés devant
le dilemme suivant : comment conserver la théorie des coûts comparatifs
tout en abandonnant la théorie de la valeur sur laquelle elle repose ? Ceci
a été résolu grâce aux coûts d’opportunité qui ont permis une
reconstruction très formalisée et élégante de la théorie (voir encadré).
L’étape suivante est celle de la théorie de Heckscher et Ohlin, encore
connue sous le nom de théorème HOS (Heckscher-Ohlin-Samuelson, ce
dernier l’ayant complété en 1948), qui cherche à expliquer l’origine de
l’avantage comparatif. Le commerce international s’explique par les
différentes dotations en facteurs de production. Chaque pays aura intérêt
à se spécialiser et donc exporter les produits qui requièrent beaucoup le
facteur de production qui est abondant chez lui. Au contraire il gagnera à
importer les produits demandant des facteurs de production qui y sont
rares. Jusque-là il ne s’agit que d’une évidence de bon sens, une tautologie
élaborée, mais la deuxième partie du théorème ajoute que cette
spécialisation au niveau des facteurs de production va entraîner une
tendance à l’égalisation des rémunérations de ces facteurs entre les pays.
Ainsi le facteur rare moins demandé après l’échange verra son prix
baisser, et le facteur abondant, plus demandé, verra son prix s’élever.
Cette tendance permettra le rapprochement des niveaux de
développement. Par exemple, si la Corée exporte dans les années
1970 des biens à forte intensité de main-d’œuvre vers les États-Unis, en
contrepartie de biens « capital-intensive », le travail, facteur abondant en
Corée, sera davantage requis, et les salaires vont s’élever plus rapidement
qu’aux États-Unis. Ainsi on assure aux PED que le manque de capital ou
de main-d’œuvre qualifiée n’est pas un obstacle à leur développement,
s’ils se spécialisent selon leur dotation factorielle : c’est-à-dire dans les
produits du sol ou demandant beaucoup de main-d’œuvre non qualifiée.
Le concept de dotation en facteur de production initialement
appliqué à deux produits, deux pays, deux facteurs (modèle 2, 2, 2) et une
technologie identique, a été développé par la suite pour mieux expliquer
la composition des échanges internationaux. Il a été élargi : en plus du
travail, du capital et de la terre, ont été introduits dans l’analyse le degré
de qualification de la main-d’œuvre, les écarts technologiques entre pays
ou la composition des ressources naturelles. Ces versions plus élaborées
du théorème HOS, regroupées sous le nom d’approche néofactorielle,
ont permis de mieux rendre compte de la réalité des échanges, et ont été
corroborées par différents tests statistiques.
Les théories classiques et néoclassiques de l’échange international ont
reçu de nombreuses critiques sur lesquelles nous reviendrons en
présentant les autres écoles, mais la principale porte sur son aspect
statique. La théorie libérale ne peut prouver les avantages de l’échange et
de la spécialisation qu’à un moment donné, sans tenir compte du temps
et de l’évolution des structures. Elle démontre que la situation est
optimale pour tous les pays avec le libre-échange à un instant t, sans
considérer les développements possibles. Au contraire, une analyse
dynamique pourrait établir qu’une situation non optimale pour un pays
au départ (protectionnisme par exemple) peut mener à long terme à une
situation plus favorable (développement des industries nationales). Le
libre-échange pratiqué entre des pays de niveaux de développement très
différents risque de bloquer définitivement tout processus
d’industrialisation dans le pays en retard. Un pays sans industrie ni
capital technique devra se spécialiser dans le domaine agricole. Ainsi,
selon la théorie libérale, le Japon, au XIXe siècle, aurait dû se spécialiser
dans les activités primaires comme la pêche, puisqu’il n’avait ni machine,
ni industrie. Bien entendu, le Japon n’a pas suivi ce choix de
spécialisation, mais a développé son industrie, avec les conséquences que
l’on sait. C’est pour répondre à cette critique que des analyses
dynamiques ont été développées par les libéraux.

Analyses dynamiques
Les effets du commerce international sur la croissance économique, au-
delà de l’allocation optimale des ressources, réalisée une fois pour toutes,
ont été analysés dès les débuts de l’école classique. Adam Smith
développe l’idée que le commerce international permet d’employer des
ressources productives, qui sans lui ne le seraient pas. Ainsi on se place
dans l’hypothèse d’un pays qui se situerait en deçà de sa courbe de
possibilités de production (passage de P1 à P2 dans la figure 6.1 de
l’encadré). Le commerce stimule la croissance économique en fournissant
un débouché pour de nouvelles productions : « Le commerce extérieur
entraîne cette part de surplus du produit de la terre et du travail pour
laquelle il n’y a pas de demande interne » (Richesse des Nations, 1776).
C’est la théorie dite du vent for surplus, littéralement du « débouché pour
le surplus », qui correspond au cas de la plupart des activités minières
dans les PED. L’exploitation de ressources exportables précédemment
oisives permet d’accroître la production et l’emploi, de distribuer des
revenus, de générer des investissements supplémentaires et donc une
accumulation de capital.

L’analyse néoclassique des gains de l’échange international


en termes de coûts d’opportunité
• Courbes de possibilités de production.
Le modèle représente les possibilités de production d’un pays de deux
biens X et Y. La courbe P représente ces possibilités lorsque le plein
emploi est établi. Le coût d’opportunité de la production d’une unité
de X est ici défini comme la quantité de Y à laquelle il faut renoncer
pour obtenir cette unité de X. Le rapport dY/dX pente d’une tangente
à la courbe, ou taux marginal de transformation, exprime le rapport
d’échange de Y en X.
Le point P1 indique que le pays n’utilise pas toutes ses ressources et se
trouve en sous-emploi. L’ouverture au commerce international peut
lui permettre d’accroître sa production du bien X pour l’exportation
jusqu’au plein-emploi de ses capacités de production, au point P2.
Ultérieurement la hausse de la production ainsi réalisée pourra lui
permettre d’investir et d’accroître ses capacités productives. Le pays se
situera alors en P3 sur une courbe des possibilités de production plus
élevée.

Figure 6.1

• Les gains statiques de l’échange

Figure 6.2
En isolement, le pays se trouve en A qui correspond à la courbe
d’indifférence la plus élevée possible (i1). Le pays consomme ce
qu’il produit. On suppose que le pays s’ouvre au commerce
international et que le rapport d’échange international entre Y et X
est exprimé par la droite T. La pente de cette droite dY/dX exprime
combien d’unités de Y s’échangent contre une unité de X. On
suppose que le pays se spécialise davantage en X où il a un
avantage comparatif, et produit maintenant au point B pour
lequel le rapport d’échange de Y en X correspond au rapport
d’échange international (T est tangente à la courbe P en B).
Dès lors la droite T va exprimer ses possibilités de consommation en
échange et le pays va choisir un point de consommation tel que C,
correspondant à la courbe d’indifférence la plus élevée possible (i2).
Grâce à l’échange international il a accru ses consommations de X et
Y par rapport à la situation d’isolement (C par rapport à A). Il se
trouve sur une courbe d’indifférence plus élevée. Le segment DB
représente la production exportée de X en échange d’une importation
DC du bien Y. Le modèle démontre ainsi la supériorité du libre-
échange sur l’isolement moyennant certaines hypothèses dont la
principale est la concurrence et la liberté de prix, qui permet le
déplacement de facteurs de production de Y en X et les modifications
relatives des prix.
• La prise en compte des transformations dues au temps dans le
modèle de statique comparative.

Figure 6.3
On suppose qu’au cours du temps un processus de croissance
économique a permis au pays de remplacer progressivement ses
importations de Y et que sa courbe de possibilités de production P’
soit maintenant plus favorable à la production de ce bien. Le pays
produit au point B’ et consomme au point C’ sur une courbe
d’indifférence plus élevée. Le rapport d’échange entre X et Y est
exprimé par la pente de la droite T’. On constate que le pays exporte
toujours le bien X mais qu’il obtient en contrepartie une quantité plus
élevée de Y (la pente de T’ est supérieure à la pente de T). Autrement
dit ses termes de l’échange se sont améliorés.
• Le cas de la croissance appauvrissante
La croissance appauvrissante correspond à un cas particulier
(présenté par Bhagwati en 1958135) de statique comparative où un
pays développe sa production exportée à tel point que la dégradation
des termes de l’échange qui s’ensuit aboutit à une situation plus
défavorable (les consommations des deux biens sont inférieures après
le phénomène de croissance de la production !). Ceci n’est possible
que pour un pays dont les exportations dominent le marché
international (cas du Brésil et des exportations de café dans les
années 1930).
Le pays part du point de production B et de consommation C, il
exporte DB de X pour obtenir DC de Y. La croissance entraîne un
déplacement de sa courbe de possibilités de production de P en P’. La
production correspond maintenant au point B’, mais ses termes de
l’échange se sont détériorés de telle façon qu’il doit maintenant
exporter la quantité D’B’ de X pour n’obtenir que la quantité D’C’ de
Y. Ses consommations se situent donc en C’, en dessous de C, et sur
une courbe d’indifférence collective i2 inférieure.

Figure 6.4

Ricardo ne s’est pas davantage contenté d’expliquer les gains


statiques de la division internationale du travail, il signale également
les gains dus à la croissance entraînée par l’échange. Il analyse les
transferts de revenus provoqués par la spécialisation, des
propriétaires terriens vers les producteurs, ainsi que la tendance à la
dégradation séculaire des termes de l’échange… des produits
manufacturés vis-à-vis des produits primaires ! Par la suite, Mill
distingue entre les avantages directs du commerce international qui
résultent des avantages comparatifs et d’un « emploi plus efficace des
ressources mondiales », et « les effets indirects, qui doivent être
considérés comme des avantages d’un ordre supérieur » (Principes
d’Économie Politique, 1848).
Ces différents avantages indirects sont les suivants :
• L’élargissement des marchés, permettant la hausse de la productivité
et la réalisation de ce que l’on appellerait aujourd’hui les économies
d’échelle.
• La transmission d’idées et de techniques nouvelles, de nouveaux
besoins et de nouveaux produits.
• L’apport de capitaux et d’investissements étrangers et la hausse de
l’épargne interne.
• Le développement de la concurrence et l’esprit d’entreprise, avec les
effets bénéfiques qui leur sont habituellement attachés : innovation,
progrès technique, baisse des prix.
Tous ces effets favorables pour la croissance économique jouent de
façon continue avec l’ouverture extérieure et constituent donc l’ébauche
d’une analyse dynamique de l’échange.
Celle-ci a été complétée plus récemment avec les théories
dynamiques des avantages comparatifs comme la théorie du cycle du
produit (Vernon), ou l’approche des étapes successives des avantages
comparatifs (Balassa136). Pour ces auteurs, les dotations en facteurs de
production ne sont pas immuables, elles se modifient sous l’effet du
développement et de l’accumulation du capital. Un pays verra ses
spécialisations évoluer au cours du temps, selon différentes étapes
correspondant à son niveau de développement et à sa technologie : «
L’avantage comparatif se modifie avec le temps, la structure des
exportations s’améliorant au fil du développement économique et de
l’accumulation du capital physique et humain » (Balassa). Ainsi le pays
passe-t-il peu à peu des produits de main-d’œuvre non qualifiée aux
produits requérant capital et main-d’œuvre qualifiée, puis aux produits
à haute technologie.
Le produit suivra un cycle inverse : de sa naissance dans les pays
développés qui sont le plus souvent à l’origine des innovations, puis à sa
standardisation vers les pays industrialisés et semi-industrialisés du
tiers monde (ex. automobiles, avions, navires, au Brésil, Corée du Sud,
Inde). Les produits traditionnels au contraire (médicaments, textiles,
chaussures) pourront être produits partout et même dans les pays les
moins industrialisés. La spécialisation évolue continuellement : il y a
renouvellement, les nouveaux produits se propagent, et les pays qui se
développent passent des produits plus anciens aux produits plus
élaborés, en diversifiant ainsi leurs exportations. Ricardo Hausmann
utilise pour décrire ce mouvement l’image de pays singes sautant d’un
arbre produit à un autre : « Nous utilisons la métaphore suivante : les
produits sont comme des arbres, et ces arbres peuvent être plus ou
moins rapprochés ou éloignés les uns des autres, en fonction de la
similitude des capacités nécessaires. Les entreprises sont comme des
singes, qui tirent leur subsistance de l’exploitation de l’arbre qu’ils
occupent. Nous considérons la forêt – l’espace produit – comme donné
et identique pour tous les pays. [...] Le processus de transformation
structurelle implique que les singes sautent de la partie la plus pauvre
de la forêt à la partie sa plus riche. Mais la probabilité de le faire avec
succès dépendra de la productivité attendue de ces arbres, et de la
proximité des singes de ces arbres inoccupés, alors même que cette
proximité est liée à l’utilité des actifs spécifiques du pays pour la
production du nouveau produit »137.
Les théories dynamiques des avantages comparatifs sont proches
des théories linéaires du développement à la Rostow, la diffusion
progressive des technologies permettant un développement
harmonieux au fur et à mesure que s’établit une nouvelle division
internationale du travail. Elles ont été critiquées par les structuralistes
et les radicaux pour qui cette nouvelle DIT n’est pas plus favorable aux
PED que l’ancienne, car les produits les plus élaborés et à plus forte
valeur ajoutée restent l’apanage des pays riches. On retrouverait ainsi, à
un niveau différent, une DIT de la production des produits
manufacturés qui reproduit l’ancien partage produits
primaires/produits manufacturés.
Cependant, en même temps que l’industrialisation progressive du
tiers monde tend à étayer les théories dynamiques des avantages
comparatifs, le passage des pays émergents aux biens les plus élaborés
(ex. ordinateurs en Asie du Sud-Est ou avions au Brésil), affaiblit
considérablement cette critique. En outre, il est clair que la plupart des
PED, par leur sous-développement même, ne peuvent passer directement
au stade des produits les plus élaborés ; leur accession aux produits
manufacturés est déjà un succès. Le développement est un phénomène
lent et progressif, la critique manque de recul par rapport à la longue
durée.
Les théories structuralistes :
du protectionnisme éducateur au nouvel
ordre économique international

Les origines : l’argument des industries naissantes


À la fin du XVIIIe siècle, dans les premières années de la nouvelle
république américaine, Alexander Hamilton dans son Report on
manufactures prône un développement protégé à l’abri de barrières
douanières. Plus tard, au XIXe siècle, Friedrich List, véritable économiste
du développement avant la lettre138, dans son Système National
d’Économie Politique (1841), va systématiser la théorie protectionniste
avec son célèbre argument des industries naissantes. Une protection
modérée, temporaire, et limitée à l’industrie, doit permettre le
développement du pays en retard. Pour List, le libre-échange ne peut que
favoriser les pays avancés : « Dans l’état actuel du monde, la liberté du
commerce enfanterait, au lieu de la république universelle,
l’assujettissement universel des peuples à la suprématie de la puissance
prépondérante ». Ainsi les États-Unis et l’Allemagne, laquelle va en plus
réaliser son unité, développeront leur économie au XIXe siècle en se
protégeant de l’Angleterre, le pays industriel le plus avancé à l’époque. De
même, au XXe siècle, les pays d’Amérique latine puis les autres pays du
tiers monde vont protéger leur industrie en invoquant l’argument de List.
La validité de l’argument a été par la suite largement acceptée par les
auteurs libéraux (de Stuart Mill à Paul Samuelson en passant par
Alfred Marshall) qui y voient une des rares exceptions à leur thèse. Là
où existe pour un PED, « un avantage comparatif potentiel », qui ne
peut être exploité car les coûts de production sont trop élevés au
départ, le tarif est justifié, jusqu’à ce que la baisse du coût permise par
la réalisation d’économies d’échelle autorise sa suppression. Les auteurs
néoclassiques considèrent cependant qu’une aide directe à l’industrie
concernée est préférable à un tarif douanier. Ils soulignent également
l’échec de cette stratégie dans de nombreux PED, où des industries
inefficaces et protégées semblent condamnées à rester éternellement
dans l’enfance.

L’apogée : l’économie du développement


des années 1950 aux années 1970
Influencés par les idées de Keynes contestant l’efficacité des
mécanismes du marché, et par les auteurs de l’école institutionnaliste,
comme Thorstein Veblen, pour qui l’analyse économique doit intégrer
aussi les variables sociologiques et politiques, les auteurs structuralistes
considèrent que la théorie néoclassique est largement inadaptée aux
PED. Ces derniers ont une économie caractérisée par des rigidités,
goulets d’étranglement et contraintes diverses qui empêchent les
ajustements par les prix, et nécessitent donc une action déterminée des
pouvoirs publics. À propos des échanges internationaux, on peut
distinguer deux tendances : les uns contestent leur rôle de moteur de la
croissance, les autres considèrent qu’ils ne font que renforcer les
inégalités entre pays.
Le moteur de la croissance ne fonctionne plus. Nurkse doutait dans les
années 1950 que le commerce et le libre-échange puissent encore être
des moteurs du développement pour les PED, comme ils l’avaient été au
XIXe siècle et au début du XXe pour les pays neufs tels les États-Unis ou
l’Australie, grâce aux « splendides marchés que le vieux monde a offerts
aux produits du nouveau ». En effet, ils souffrent d’une trop forte
dépendance de leur commerce extérieur, et ceci de deux façons :
• D’une part, ils doivent importer les machines et équipements
nécessaires à leur investissement (ce qui n’est pas le cas des pays
développés qui peuvent les produire eux-mêmes) ; ainsi leur
croissance économique dépend directement des recettes
d’exportation ; le ralentissement à long terme des exportations de
produits primaires les condamne à la stagnation, s’ils comptent
seulement sur le commerce international.
• D’autre part, les PED voient leurs exportations commandées par la
demande mondiale, laquelle dépend principalement de la situation
économique des pays riches. Les difficultés ou la prospérité de ceux-ci
se répercutent directement sur les pays pauvres. Pour Lewis, c’est le
ralentissement structurel de la croissance économique dans les pays
riches qui fait que le commerce n’est plus un moteur efficace de la
croissance des PED. Ils doivent donc se tourner vers leurs marchés
intérieurs et s’industrialiser par substitution d’importations (cf. ISI,
ch. 8).
On voit que l’image du commerce international, moteur de la croissance,
n’est pas comprise de la même façon par les libéraux ou les structuralistes.
Pour les premiers, la relation est indirecte, le commerce est un facteur de la
croissance parmi d’autres ; pour les seconds, la relation est plus directe et
correspond mieux à l’image d’un véritable moteur avec deux axes de
transmission. Le premier axe explique la croissance par l’investissement
dont le financement est assuré par les recettes d’exportation ; le second met
l’accent sur la dépendance des exportations des PED par rapport à la
conjoncture des pays développés :

Figure 6.5 : Le moteur du commerce international pour les


structuralistes

Naturellement, dans les années 1950 et 1960, la possibilité


d’exportations industrielles semblait fermée pour les pays du tiers
monde. Ainsi Myrdal notait : « les obstacles qui s’opposent à la
promotion de l’exportation des produits manufacturés sont généralement
si grands que le remplacement des importations offre une perspective
plus prometteuse » (1968). Ironiquement, c’est à peu près à la même
époque que le processus d’ISI se trouvait bloqué, alors que les
exportations industrielles prenaient leur essor.
Il est ainsi devenu aisé de critiquer la thèse mécaniste de la
transmission de la croissance par le commerce international, à travers les
importations des pays riches. La diversification des exportations fait que
les PED, à l’exception des pays d’Afrique noire, ne sont aujourd’hui pas
plus dépendants de l’extérieur que les pays développés de taille moyenne,
comme la plupart des pays européens. On peut surtout remarquer que la
croissance a été plus rapide dans le tiers monde, et notamment en Asie,
qui devient peu à peu le moteur de la croissance mondiale, ainsi le
schéma structuraliste, qui voyait la locomotive au Centre, les wagons à la
Périphérie, est aujourd’hui complètement dépassé, comme le prévoyait
James Riedel139 : « Alors que la locomotive ralentissait son allure, la vitesse
de ses wagons, les PED, semble avoir augmenté ! » Leur thèse avait déjà
été critiquée par Kravis140 montrant qu’en réalité les conditions de la
croissance n’étaient pas très différentes au XIXe et au XXe siècle, que « la
croissance avait été surtout au XIXe la conséquence de facteurs internes
favorables », et qu’aujourd’hui « le commerce international pouvait
encore jouer le rôle de servant (handmaiden) de la croissance des PED ».
On n’est pas loin, dès lors, du point de vue libéral contesté par d’autres
auteurs structuralistes.
Le commerce international freine la croissance des PED et renforce les
inégalités internationales. Myrdal, Prebisch, Singer ont été les défenseurs
les plus connus de cette thèse : « contrairement à la théorie du
commerce international, le jeu des forces du marché ne pousse pas vers
l’égalité de rémunération des facteurs de production et donc des revenus.
Laissé à lui-même le développement économique est un processus de
causalité circulaire et cumulative qui récompense ceux qui sont déjà bien
dotés, et contrecarre les efforts de ceux qui vivent dans les régions en
retard » (Myrdal). C’est ce processus de renforcement des inégalités qui
est au centre de l’analyse structuraliste. Il s’expliquerait par divers
facteurs, comme le faible degré d’intégration sociale des PED, les effets
d’imitation de la consommation à l’occidentale qui réduisent l’épargne
globale, renforcent le dualisme et l’économie d’enclave ; les pratiques des
multinationales ; la destruction des activités traditionnelles par la
concurrence de produits industriels bon marché : « Dans la plupart des
pays sous-développés, les échanges commerciaux ont en réalité abouti à
un appauvrissement culturel. Des talents dans de nombreux métiers
hérités des siècles passés ont été perdus. Une ville comme Bagdad dont
le nom évoque tant de gloires passées n’abrite plus aucun des anciens
arts » (Myrdal). Enfin les spécialisations primaires à l’exportation et la
répartition inégale des gains de productivité liée à la détérioration des
termes de l’échange (cf. encadré), expliqueraient également
l’accroissement des inégalités Nord-Sud. Les remèdes proposés passent
là encore par le protectionnisme, mais aussi par des réformes internes
tendant à corriger les inégalités, et à accroître la consommation
populaire et donc la productivité.

La théorie explicative de la détérioration des termes


de l’échange
Elle a été présentée en 1950 par Raúl Prebisch et Hans Singer dans
deux articles célèbres (cf. bibliographie). Les économistes classiques, à
partir de Ricardo et Mill, considéraient que l’évolution ne pourrait au
contraire qu’être favorable à long terme pour les produits primaires.
En effet, étant issus de la terre, ils sont soumis à la loi des rendements
décroissants. De plus le progrès technique est plus rapide pour les
produits industriels, permettant des baisses de prix. Avec la thèse
Prebisch-Singer la perspective est inversée, et d’autres facteurs,
contribuant à la détérioration des TE, sont avancés :
– Les gains de productivité dans les activités primaires des PED se
traduisent par des baisses de prix qui profitent aux pays riches. Elles
s’expliquent par le fait que le travail ne voit pas sa rémunération
augmenter car il existe un sous-emploi considérable, des réserves de
main-d’œuvre abondantes, qui pèsent sur les salaires et les
maintiennent à un niveau très faible. Dans les pays développés, au
contraire, et même si le progrès technique y a été plus rapide
(produits industriels), le fait que le travail soit plus rare, et organisé en
syndicats efficaces, a entraîné des hausses de salaires et le maintien
des prix, ou leur augmentation. Naturellement les profits ont
également pris leur part des hausses de productivité.
– À côté de cette imperfection sur le marché des facteurs, alors que
joue la concurrence dans les PED, existe également une absence de
concurrence (oligopoles) sur le marché des biens dans les pays riches,
poussant les prix à la hausse, tandis que la concurrence joue entre
producteurs primaires du tiers monde (exemple des producteurs de
café ou de cacao), amenant des baisses de prix. Ainsi la structure des
marchés expliquerait en partie la détérioration des TE.
– En outre, la demande augmente plus vite à long terme pour les
produits manufacturés que pour les produits primaires : les
élasticités-revenu sont plus élevées pour les premiers. Ceci
s’explique par l’application des lois d’Engel, la concurrence des
produits synthétiques, et l’usage plus économe des matières
premières dans les processus industriels.
– La faiblesse des élasticités-prix de la demande des biens primaires
par rapport à celle des biens manufacturés fait que les baisses de
prix n’entraînent pas de hausse suffisante des quantités exportées.
Mais cet effet concerne plutôt les termes de l’échange de revenu
(voir ch. 4) que les TE nets.
– Les pays du Centre disposent d’un monopole dans le domaine de
la technologie, de l’innovation et de la recherche. Ainsi les prix de
leurs produits contiennent un élément de rente lié à ce monopole.
– Enfin, contrairement à ce que prévoyaient les auteurs classiques, le
progrès technique a été très rapide dans les activités primaires, et
notamment l’agriculture, compensant et au-delà les effets des
rendements décroissants, et jouant à la baisse des prix. Ainsi les
gains de productivité de l’agriculture tempérée et de l’agriculture
tropicale exportatrice ont été au moins aussi rapides que pour les
produits manufacturés. Les conclusions de Prebisch et Singer
étaient, là encore, que les pays du tiers monde ne devaient pas
compter sur le secteur extérieur pour se développer et devaient
s’engager dans un processus d’ISI.
Leur thèse a reçu de nombreuses critiques, outre le débat statistique
sur l’évolution effective des TE, la prise en compte des coûts du
transport et de la qualité des produits (voir ch. 4) :
– une détérioration des termes de l’échange des produits
primaires/produits manufacturés ne se traduit pas nécessairement en
une détérioration des TE pour les PED en général, puisque ceux-ci
ont diversifié leurs exportations. Ce sont justement les
modifications des prix relatifs défavorables aux produits primaires
qui incitent les PED à changer la composition de leurs
exportations.
Cependant Singer soutient que les causes de la dégradation ne sont
pas liées aux produits, mais aux caractéristiques des pays, et donc que
même les produits manufacturés exportés par les PED verraient leurs
TE se dégrader vis-à-vis des pays riches. Il ajoute enfin que les produits
primaires exportés par les PED ont vu leurs prix évoluer moins
favorablement que les produits primaires des pays riches. Le
pessimisme des TE semble ici tout à fait excessif : en effet, cela revient
à dire que même si les PED s’industrialisent et diversifient leurs
exportations, ils seront toujours victimes de la détérioration des TE !
– La dégradation des termes de l’échange, qui ne concernent que les
prix, peut très bien aller de pair avec des gains continus grâce à
l’échange. D’une part l’accroissement du volume exporté peut
permettre une hausse du pouvoir d’achat des exportations, c’est-à-
dire des TE de revenu ou capacité d’importation. D’autre part une
hausse de la productivité plus rapide que la baisse des TE correspond
à une amélioration des TE factoriels, c’est-à-dire qu’une heure de
travail du pays permet d’obtenir une quantité croissante de produits
importés (voir ch. 4).
Sur la base 100 en 2000, les termes de l’échange de revenu (pouvoir
d’achat des exportations) sont passés de l’indice 29 en 1980 à 253 en
2014 pour l’ensemble des PED, de 116 à 303 pour les pays exportateurs
de pétrole, de 78 à 218 pour les pays d’Afrique noire, de 61 à 315 pour
les PMA, et de 11 à 256 pour les principaux exportateurs industriels du
tiers monde (CNUCED, Handbook of Statistics, 2015).

Les auteurs structuralistes restent cependant partisans d’une


économie de marché : « le libéralisme économique est nécessaire, les
décisions individuelles de production et de consommation doivent être
abandonnées au marché » (Prebisch).
La thèse du renforcement des inégalités par le commerce
international a été malmenée par les faits : croissance plus rapide du
tiers monde, meilleurs résultats économiques et sociaux des pays
ouverts sur l’extérieur. Il semble bien que les facteurs de croissance
décrits par les libéraux l’aient largement emporté sur les facteurs
défavorables décrits par les structuralistes. Mais d’autres analyses qu’on
peut rattacher au courant structuraliste ont été présentées.

L’évolution des thèses structuralistes de l’échange


international
Le développement régional autocentré
Il s’agit, comme son nom l’indique, d’une stratégie tournée vers
l’intérieur, vers la satisfaction prioritaire des besoins domestiques, qui
s’oppose à la croissance extravertie. Devant leurs énormes besoins
internes, il semble paradoxal que les PED s’orientent vers les activités
exportatrices. Ce thème est repris par les syndicats des pays riches qui
craignent la concurrence du tiers monde. Le développement autocentré
n’est pas l’autarcie, les exportations restant indispensables pour financer
les importations incompressibles, mais, selon une formule répandue, on
n’exporterait que le surplus, pour consommer la production, au lieu
d’exporter la production et consommer le surplus. Pour favoriser un tel
développement autocentré, une redistribution des revenus dans les PED
permettrait de relancer la demande effective portant sur des produits
plus simples, requérant donc moins d’importations et fabriqués sur place.
On pourrait ainsi enregistrer des effets positifs à la fois sur la production,
l’emploi, et la balance commerciale.
Cette stratégie n’est cependant guère envisageable dans de nombreux
pays dont la dimension économique et le marché intérieur sont trop
réduits. Aussi doit-elle s’accompagner de la recherche d’une autonomie
collective, c’est-à-dire le regroupement de pays en zones autonomes
(cf. ch. 8, intégration économique). Ces zones pratiqueraient un
néoprotectionnisme, caractérisé par une intensification des échanges
internes, mais une protection collective accrue. André Grjebine141 justifie
cette orientation en distinguant deux types d’échanges : le commerce
stimulant et le commerce aliénant. Le premier est celui qui a lieu entre
pays de niveau semblable, il porte sur des biens comparables et accroît les
choix et la satisfaction des consommateurs. Ce commerce ne peut être
expliqué par la théorie des avantages comparatifs, mais justement par ce
besoin de diversité, par une « demande de différence » (Lassudrie-
Duchêne142). Il n’aliène pas l’indépendance économique des pays, car
chacun d’eux peut aisément remplacer ses importations par une
production nationale (Grjebine donne l’exemple de Fiat échangées contre
des Renault entre la France et l’Italie).
L’échange Nord-Sud, au contraire, qui s’explique toujours par les
différentes dotations factorielles, est souvent un commerce aliénant car il
porte surtout sur des produits qui ne peuvent être remplacés, et mettent
donc en cause l’indépendance économique des pays. L’accroissement des
échanges Sud-Sud permettrait de développer le commerce stimulant, et de
freiner le commerce aliénant.
Cette thèse manque cependant de réalisme dans la mesure où les
importations de nombreux PED (composées surtout de matières
premières et de biens d’équipement) sont déjà largement
incompressibles, ce qui implique la nécessité de politiques d’exportation.
Par ailleurs, les ensembles collectifs ne sont pas près de se former de
façon cohérente dans le tiers monde, les nationalismes étant
malheureusement très vifs. Il a été montré également que l’effet de
réduction des importations par la réorientation de la demande est
largement illusoire (Diaz-Alejandro143). Enfin, au moment où s’établit une
nouvelle DIT plus favorable aux PED, caractérisée par le développement
des exportations industrielles d’un nombre croissant de pays en
développement vers les pays riches, il peut sembler paradoxal de vouloir
généraliser un néoprotectionnisme qui freinerait les échanges. Il n’est pas
davantage acquis que les pays développés en bénéficieraient. Les
industries anciennes menacées seraient préservées, mais les pertes de
débouchés seraient considérables. Les études empiriques qui ont été
menées sur les échanges avec les pays émergents montrent qu’ils ne
constituent pas une menace pour l’emploi dans les pays développés.
D’abord parce que les importations industrielles provenant des pays du
tiers monde ne représentent qu’une part encore réduite de la
consommation des pays riches, mais surtout parce qu’elles sont plus que
compensées par des flux d’exportations en sens inverse, dans des secteurs
à haute technologie. Pour simplifier, la diminution de ces échanges
reviendrait, pour les pays riches, à sacrifier des emplois qualifiés et bien
rémunérés, à des emplois peu qualifiés et mal payés.

Le courant de la régulation
On peut rattacher ce courant à l’école structuraliste du développement.
En effet, les régulationnistes partent d’une critique des néoclassiques
mais aussi de l’analyse marxiste orthodoxe, et se réclament d’un
keynésianisme rénové et de l’institutionnalisme. Il s’agit d’expliquer
l’évolution de l’économie mondiale grâce à de nouveaux concepts tels que
régulation monopoliste, fordisme, taylorisme, dépossession,
accumulation intensive.
Le capitalisme est passé d’une régulation concurrentielle au XIXe siècle,
avec accumulation extensive du capital, à une régulation monopoliste au
XXe, où les salaires et les transferts sociaux suivent la productivité et
permettent la consommation de masse en procurant des débouchés à la
production. En même temps, sous l’effet de l’organisation scientifique du
travail (taylorisme), a lieu une accumulation intensive (gains de
productivité plus élevés que dans le mode extensif ) qui s’accompagne
d’une dépossession des capacités techniques et de l’autonomie ouvrières
(tâches répétitives, travail parcellisé). Ainsi, Gramsci notait déjà dans les
années trente que le taylorisme consistait à « développer les
comportements automatiques et mécaniques du travailleur et briser ses
attaches avec les tâches nobles réclamant intelligence, imagination et
initiative. »
La combinaison de ces deux éléments est appelée fordisme qui prend
la forme du « fordisme périphérique » dans le tiers monde. Cependant le
fordisme entre en crise après 1973 pour diverses raisons : baisse de la
productivité liée à l’appauvrissement des tâches, baisse du taux
d’exploitation et donc du taux de profit, saturation des ménages en biens
durables, qualifiés de « fordiens ». Une sortie de crise possible résiderait
dans l’apparition d’un « néofordisme » caractérisé par une nouvelle
organisation du travail plus flexible avec une main-d’œuvre plus qualifiée.
Le courant régulationniste ne propose pas de théorie unique
expliquant l’évolution des échanges. On peut retenir la théorie de la
domination imposée à travers la production de biens d’équipement. Les
nations dominantes dans les échanges seront celles qui produisent et
exportent les biens de production (USA, Allemagne, Japon). Les autres
pays importateurs de ces biens seront dans la dépendance des premiers.
En outre, les biens de capital qui permettent la production des autres
biens, conçus par et pour le Centre, véhiculent avec eux un type de
société qui est imposé au monde entier.
Les auteurs régulationnistes abordent aussi le phénomène
d’industrialisation dans le tiers monde. Celle-ci prend la forme tout
d’abord d’une « taylorisation primitive » ou « sanguinaire » (Lipietz, 1985),
caractérisée par une exploitation forcenée du travail dans des pays comme
les Philippines ou la Thaïlande. Certains pays cependant accèdent à un «
fordisme périphérique » (Corée du Sud, Brésil, Mexique) caractérisé par «
un capitalisme local devenu une force significative… et une classe
moyenne en augmentation accédant à la consommation de presque tous
les biens durables » (ibid.). Hélas, ce fordisme est entré lui aussi en crise
dans les années 1980 avec la montée de l’endettement, les politiques des
pays développés (« le monétarisme central ») et les mesures
protectionnistes, si bien que, selon Lipietz : « s’il y a une extension
mondiale du fordisme, cette extension est celle de la crise du fordisme ».
Apparemment les pays en crise ne se portent pas trop mal, puisqu’ils ont
continué à se développer depuis ces sombres annonces, rejoints d’ailleurs
en cela par deux éléphants, la Chine et l’Inde.
Les remèdes proposés sont beaucoup plus vagues que dans le cas des
autres tendances structuralistes. Ainsi il n’est pas fait référence au
protectionnisme et à la stratégie d’ISI dont les échecs sont dénoncés. On
peut retenir les propositions suivantes :
Les unes assez concrètes de « keynésianisme mondial » ou de plan
Marshall pour le tiers monde, accompagnées d’un renforcement du rôle
des organismes internationaux (FMI, CNUCED, etc.) dans le cadre d’un
nouvel ordre économique international (cf. ch. 5). Une idée essentielle est
que la crise d’après 1973 serait en partie la conséquence de l’interférence
du secteur externe non contrôlé avec la régulation monopoliste
nationale. Il faudrait donc passer à une régulation supranationale, qui
serait orchestrée par des organismes internationaux aux pouvoirs accrus,
pour retrouver la voie de la croissance.
D’autres propositions sont beaucoup plus floues, avec un emploi
fréquent du qualificatif « nouveau » : « inventer un nouveau modèle
d’industrialisation, de nouveaux modes de consommation, de nouvelles
relations sociales… rechercher dans l’égalité et le partenariat des voies
nouvelles permettant une sortie progressiste de la crise du fordisme »
(Lipietz), ou encore « restaurer les capacités techniques autonomes,
montrer une alternative concrète au productivisme ambiant… créer les
cultures vernaculaires capables de nous désengager de l’idéologie de la
rareté » (Norel, 1986).
La critique principale qu’on peut faire à la thèse régulationniste sur le
tiers monde est de concentrer ses attaques sur les PED à économie de
marché, particulièrement ceux où règne la « taylorisation sanguinaire »,
sans voir que celle-ci s’accompagne de croissance et peut être le préalable à
une réduction du chômage et des inégalités, une amélioration des niveaux
de vie et des indicateurs sociaux, comme cela s’est passé en Corée du Sud
ou à Taiwan. Ian Little note ironiquement dans ce sens : « le résultat de la
surexploitation a été pour le prolétariat une hausse rapide de la
consommation, accompagnée de plein-emploi ! »
En revanche peu d’attention est portée aux erreurs des politiques
économiques de nombreux pays socialistes (collectivisation hâtive,
centralisme excessif, refus des investissements étrangers, ponctions sur la
paysannerie, échecs agricoles) qui ont mené tout droit à des situations
catastrophiques et à la plus grande misère pour le peuple (Guinée,
Éthiopie, Birmanie, Madagascar, parmi beaucoup d’autres). Il est vrai que,
comme le reconnaît Lipietz, « les voies de développement qui ont le
mieux “réussi” ne furent pas celles que nous avions espérées »…
Autrement dit : Il faut bien reconnaître que certains pays ont réussi à se
développer (la Corée du Sud, Taiwan), malgré les guillemets, et les voies
que nous avions préconisées ont mené à des impasses.

Les théories radicales : de l’analyse


de l’impérialisme à la stratégie
de la déconnexion
Contrairement à la diversité structuraliste, et à l’instar des thèses
libérales, les théories radicales, ou néomarxistes, présentent une certaine
unité. Ainsi tout d’abord, les néomarxistes se retrouvent sur le refus de la
vision du meilleur des mondes libéraux. John Gurley note ainsi
ironiquement que pour les économistes orthodoxes, « le long du sentier
du développement, la répartition des revenus empire avant de
s’améliorer, la croissance démographique est tout d’abord hors de
contrôle puis se ralentit, les pays s’endettent chroniquement avant
d’entrer au paradis des créditeurs, ils traversent l’enfer de l’hyperinflation
avant de développer assez leur économie pour pouvoir contrôler les prix,
le sous-emploi urbain se développe avant de se résorber, et enfin ces pays
souffrent de dictatures avant de connaître la démocratie… Ainsi les
maladies du tiers monde ne sont que des maladies infantiles, et avec des
soins adaptés aux enfants, tout ira bien plus tard… » Gurley ajoute que
toutes ces tares, pour les libéraux, sont compliquées par une « gestion
interne épouvantable »…
Pour les radicaux, au contraire, c’est bien le développement
capitaliste qui est à l’origine des fléaux du tiers monde, et les erreurs de
politique ne sont pas fortuites, mais voulues, car elles bénéficient à la
classe dominante. Ils sont également d’accord pour conclure que, dans
le cadre du système capitaliste mondial, il n’y a pas de possibilité de
développement, les échanges ne peuvent que renforcer les inégalités
entre pays : « le développement du sous-développement » (A.G. Frank).
Le commerce international, caractérisé par l’impérialisme et l’échange
inégal, est à l’origine du retard des pays pauvres. Ainsi la seule voie
possible est le développement autocentré socialiste, déconnecté du
monde capitaliste.
La théorie de l’impérialisme élaborée au début du siècle autour de
Lénine s’est surtout intéressée aux facteurs de l’impérialisme du point de
vue des pays capitalistes avancés. Elle a permis par la suite les
approfondissements des théories néomarxistes contemporaines qui se
sont plutôt orientées vers les conséquences de l’impérialisme pour les pays
pauvres, c’est-à-dire le développement bloqué.

La théorie de l’impérialisme
On peut définir l’impérialisme avec Bill Warren (1980) comme « la
pénétration et l’extension du système capitaliste dans les régions non
capitalistes, ou à capitalisme primitif, du monde ». La théorie de
l’impérialisme a été élaborée par des auteurs marxistes ou sociaux-
démocrates dans les années 1900 et 1910, comme Rudolf Hilferding,
Rosa Luxemburg, Nicolas Boukharine et Lénine, à partir du livre
fondateur de John Hobson (Imperialism) en 1902. L’impérialisme est lié à
l’évolution du capitalisme : l’exploitation des pays pauvres devient
nécessaire à sa survie. En effet, d’une part le capitalisme a constamment
besoin de nouveaux débouchés extérieurs, d’autre part il peut rétablir à
l’extérieur des profits déclinants.

La recherche des débouchés extérieurs


Les capitalistes, confrontés à des crises de surproduction, trouvent des
débouchés pour leurs produits dans les pays neufs. C’est l’exportation de
produits manufacturés qui devient le fondement de l’impérialisme. Le
capitalisme a besoin d’un environnement précapitaliste pour son
expansion. C’est la thèse de Rosa Luxemburg, qui ajoute que ces
débouchés préalables constituent un stimulant indispensable. En réalité,
Marx puis Keynes ont montré que les débouchés pouvaient être trouvés à
l’intérieur, dans la demande de biens d’investissement, même dans
l’hypothèse de sous-consommation. Le capitalisme peut donc croître en
théorie, en l’absence de débouchés extérieurs, mais comme l’équilibre
n’est pas assuré, ceux-ci ont un rôle important pour éviter les crises
récurrentes de surproduction.
Les faits ont apporté par la suite un démenti à la thèse des débouchés
extérieurs. En effet, le capitalisme en élargissant la consommation
populaire (fordisme) a considérablement accru ses débouchés intérieurs au
cours du XXe siècle. En outre, les échanges internationaux ont surtout
augmenté entre pays capitalistes développés, plutôt qu’entre ceux-ci et le
tiers monde. Et maintenant le développement accéléré des pays émergents
offre des débouchés croissants aux anciens pays industriels. Enfin, on peut
se demander quelle est la contrepartie des débouchés trouvés dans les pays
neufs, s’ils ne se développent pas : les capitalistes ne vont pas écouler leur
production excédentaire sous forme de dons, mais l’échanger contre
d’autres produits : matières premières, produits artisanaux ou industriels
simples, qui vont donc accroître l’offre ou la production dans le Centre, ce
qui ne peut contribuer à résoudre le problème de la surproduction…

Le rétablissement du taux de profit


On sait que le taux de profit est orienté tendanciellement à la baisse dans
les pays capitalistes avancés, selon la thèse marxiste. Les échanges avec
les pays pauvres vont permettre de contrecarrer cette tendance :
• Tout d’abord grâce à l’importation de matières premières à bas prix,
permettant de réduire les coûts de production. Ainsi l’importation de
denrées agricoles bon marché permettra de maintenir des salaires
faibles et donc des profits élevés. L’inégalité entre les consommations de
matières premières par tête entre pays riches et pays pauvres, ainsi
qu’entre les productions et les consommations des pays développés, est
un phénomène bien connu. Les pays capitalistes drainent l’essentiel des
ressources de la planète pour leur consommation et se livrent ainsi au «
pillage du tiers monde144 ». S’ils étaient coupés des matières premières
des pays pauvres, ils ne pourraient pas maintenir un niveau de vie élevé.
On rejoint ici la thèse du mythe du développement (Furtado) : celui-ci
est impossible car les ressources du monde sont insuffisantes pour
permettre à tous un niveau de vie équivalent à celui des pays
développés. On peut remarquer cependant que si cela est vrai d’un
point de vue statique, rien n’empêche à long terme que l’évolution
technique permette progressivement d’élever les niveaux de vie en
économisant sur la consommation de matières premières. En outre, les
écarts de consommation entre pays riches et pays pauvres s’expliquent
largement par les écarts de production. Comme le dit Bauer (1984) : « le
niveau plus élevé de consommation en Occident n’est pas obtenu en
dépouillant les autres pays de ce qu’ils ont produit… La production
occidentale finance non seulement la consommation intérieure, mais
aussi les capitaux nécessaires à l’investissement, ainsi que l’aide
externe ».
• La baisse des taux de profit est compensée par les surprofits réalisés
dans les pays pauvres où l’exploitation de la main-d’œuvre est plus
forte, du fait de l’écart considérable des salaires qui est à l’origine de
l’impérialisme et des investissements à l’étranger. Pour Lénine, ceux-ci
correspondent à la phase du capitalisme de monopole qui se
caractérise surtout par l’exportation de capitaux : « dans les pays en
retard, les profits sont habituellement élevés, car le capital est rare, le
prix de la terre est bas, les salaires sont faibles, et les matières
premières bon marché » (L’impérialisme, stade suprême du
capitalisme, 1917). L’analyse de l’impérialisme a été poursuivie après
Lénine par des auteurs comme Baran, Sweezy, Magdoff, Frank ou
Amin145 (voir Chilcote, 2000). Ce dernier explique que le renforcement
de la lutte des classes en Occident, et les succès ouvriers, ont
contribué à la réduction des profits, ce qui a été un facteur de
l’impérialisme. Par ailleurs, le rôle des firmes multinationales est
passé maintenant au premier plan de l’analyse néomarxiste avec le
concept d’internationalisation du capital. Les causes stratégiques et
politiques au xxe siècle, comme la nécessité de contrôler les PED pour
contrer la montée du socialisme, ont également permis d’expliquer
l’impérialisme.

Critique de L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1917,


Lénine, par Bill Warren
Nous présentons ici l’analyse de Bill Warren, dans le chapitre
consacré aux thèses de Lénine de son ouvrage de 1980 (Imperialism,
pioneer of capitalism).
Le capitalisme, selon Lénine, est devenu monopoliste au début du
XXe siècle, il atteint son stade final de maturité (over-ripe), il ne peut
plus innover, faire jouer la concurrence, les niveaux de vie des masses
ne peuvent plus s’élever, il n’y a plus de champ pour l’investissement
sur place, il lui faut donc trouver à l’extérieur des débouchés
profitables pour ses capitaux excédentaires, d’où l’impérialisme, la
rivalité entre les grandes puissances pour se tailler de tels débouchés :
la stagnation à l’intérieur explique l’impérialisme au dehors. Pour Lénine,
l’impérialisme était une relation économique (donc sans la nécessité
d’un contrôle politique comme dans le colonialisme) gouvernée par la
nécessité de l’exportation de capital, laquelle était la caractéristique
dominante de la nouvelle étape du capitalisme.
Toutes ces thèses de Lénine ont été démenties : les capitaux se
dirigeaient principalement vers d’autres pays riches, et non vers les
pays pauvres ou colonisés ; le fait que les capitaux rapportaient, selon
Lénine, et étaient rapatriés, pouvait difficilement réduire le surplus de
capitaux ; la stagnation du capitalisme ne s’est pas confirmée.
Lénine affirme que « dans l’ancien capitalisme, quand la concurrence
libre prévalait, l’exportation de marchandises était l’aspect essentiel des
relations internationales. Dans le capitalisme moderne, là où dominent
les monopoles, l’exportation de capitaux devient l’aspect essentiel. »
Rien n’est plus faux, pour Warren, car les exportations de
marchandises ont connu un boom spectaculaire, bien plus rapide que
celles de capitaux, et cela n’a pas cessé : « entre 1874 et 1914 le
commerce extérieur est devenu plus important que les placements
étrangers, dans les trois pays dominants, l’Allemagne, la France et la
Grande-Bretagne, les seconds représentaient un dixième du premier, et
augmentaient moins vite » (Kuznets).
Warren détruit ensuite une par une toutes les affirmations du livre :
– La Grande-Bretagne a prêté tout au long du XIXe siècle, et pas
seulement dans sa phase moins concurrentielle, ou « mûre ». Les
périodes de prospérité voient des prêts massifs à l’étranger, pas
seulement celles de stagnation ou de ralentissement.
– Les IDE de l’époque n’ont pas subi une accélération au début du
XIXe ou à la fin du XXe, les mêmes tendances se poursuivent. Selon
Kuznets, le taux de croissance des prêts à l’étranger était plus élevé
entre 1820 et 1870 qu’entre 1870 et la Grande Guerre.
– La partition du monde, présentée comme une conséquence du
processus économique de placements à l’étranger, précède ce
processus, elle date des années 1860-1880. Elle est déjà faite
quand les mouvements de capitaux se mettraient à s’accélérer,
selon Lénine.
– La France n’est pas un pays de capitalisme concentré, mais bien
concurrentiel à l’époque, et c’est pourtant le second exportateur
de capitaux.
– Les crédits et les mouvements de capitaux internationaux suivent,
accompagnent, sont liés aux exportations/importations de
marchandises, ils ne leur sont pas opposés, comme le soutient
Lénine.
– Enfin, la plupart des pays impérialistes de la période, comme le
Japon, la Russie, les États-Unis, l’Italie, le Portugal et l’Espagne,
sont des importateurs nets de capitaux, soit l’inverse des affirmations
de Lénine.
Le livre de Lénine est une ébauche, rédigée dans la hâte, pendant la
guerre, alors que Lénine était en exil en Suisse146, dans le but politique
d’expliquer aux masses que la guerre était due au capitalisme (rivalités
impérialistes d’un capitalisme usé) et qu’il fallait renverser au plus vite
ce système. Il est déjà dépassé, obsolète, au moment de sa
publication, en 1919, assure Warren. On peut se demander si son
succès, et aussi celui de sa descendance (toute l’analyse tiers-
mondiste qui va s’épanouir après 1945), n’est pas dû davantage au
rôle de Lénine dans la révolution et à son immense prestige, qu’à ses
qualités propres147, puisqu’il est infirmé par les faits pratiquement sur
tous les points qu’il avance. D’ailleurs comme le dit un autre marxiste
grand analyste de l’impérialisme, Giovanni Arrighi : « Une des
caractéristiques fondamentales du paradigme de Lénine est la
subordination des exigences scientifiques aux besoins de l’activité
politique. »
En réalité, c’est l’inverse qui est vrai : loin d’être le produit d’un
capitalisme décadent, « en état de décomposition », ne trouvant pas
de débouchés chez lui pour ses investissements, faute de « vigueur »,
l’impérialisme est le produit de « jeunes et vigoureuses économies
capitalistes », émergentes sur la scène mondiale et se livrant à une
concurrence nationaliste. D’ailleurs un siècle après, on le voit avec
clarté, le dynamisme du capitalisme est loin d’être éteint, la
mondialisation et les progrès techniques actuels en sont les témoins.
En outre, l’idée de Lénine que le capitalisme était moribond au début
du XXe siècle, « en état de pourrissement avancé », soutenue par lui
avec les points suivants : stagnation technique, échec du
développement agricole, faible croissance, incapacité à élever
davantage le niveau de vie des masses148, tout cela s’est révélé à
l’évidence totalement faux. L’agriculture a progressé de façon
extraordinaire, justement dans les années 1880-1890, les nivaux de vie
ouvriers se sont élevés (d’où le succès du révisionnisme social-
démocrate d’un Bernstein, dès les années 1900149), la croissance s’est
accélérée (même pendant les années de l’entre-deux-guerres avec la
dépression, la croissance moyenne a été plus forte que dans la
période 1870-1914), et le plus énorme, c’est la deuxième révolution
industrielle, basée sur de nouvelles technologies, l’application
institutionnalisée et systématique de la science à l’industrie, qui a lieu
à cette époque.
Dans L’Impérialisme, Lénine fait quelques allusions obligées à la vision
traditionnelle de Marx, sur le rôle du capitalisme dans les pays en
retard, mais il introduit une première révision en parlant d’un
capitalisme parasitique, du pillage, d’un capitalisme financier et de
ses manipulations (où on retrouve des thèmes actuels sur la
spéculation financière qui prend la place des activités productives).
L’impérialisme, au lieu d’être le vecteur de la modernisation
capitaliste, devient un obstacle au développement des pays pauvres,
thèse reprise unanimement par la gauche par la suite. En 1928, la
VIe congrès de l’Internationale communiste (Komintern) officialise la
vision de Lénine et renonce à l’orthodoxie marxiste, en faisant de
l’impérialisme la cause du sous-développement des pays dominés.
Lénine est aussi le premier à développer l’idée que les classes
ouvrières des pays occidentaux développés sont les bénéficiaires du
pillage colonial, et donc sont peu à peu corrompues et prêtes aux
compromis, au réformisme, alors que les catégories exploitées dans
les pays en retard sont davantage en mesure de faire la révolution.
Également l’idée que le nationalisme dans ces pays peut être un axe
de la révolution, parce que l’expulsion des impérialistes passe par
l’affirmation de son identité nationale. Une des grandes questions
du mouvement marxiste au XXe siècle est ainsi déjà abordée : est-ce
que les intérêts des classes ouvrières au Nord et au Sud sont
convergents – donc il y a solidarité internationale –, ou bien
divergents, opposés – donc il ne faut plus compter sur cette
solidarité internationale et le mouvement révolutionnaire devient
national ?

La thèse léniniste selon laquelle l’impérialisme résulte de l’évolution


du capital présente bien des faiblesses (voir encadré). Le seul mode de
production capitaliste ne peut suffire à expliquer tous les aspects des
politiques agressives des grandes puissances. Celles-ci sont bien
antérieures au capitalisme et viennent du fond des âges. De même au
XXe siècle, de grandes puissances socialistes comme l’URSS ont fait
preuve d’expansionnisme, ou de social-impérialisme selon l’expression de
Mao Zedong, pas en reste lui-même non plus d’ailleurs, avec l’annexion
du Tibet, deux ans après la révolution de 1949.
Mais d’une façon générale, pour les analyses radicales plus récentes, il
s’agit moins de rechercher les causes de l’impérialisme que d’en analyser
les conséquences pour les pays en développement.

Les théories du développement bloqué


dans la périphérie
Différents courants peuvent être distingués, même s’ils partagent les
thèmes essentiels comme la polarisation globale entre le Centre et la
Périphérie, et la nécessité de la rupture avec le capitalisme.

Les théories dépendantistes


L’école de la dependencia s’est surtout développée en Amérique latine,
par une radicalisation des idées structuralistes, avec des auteurs comme
Furtado, Frank, Dos Santos, Cardoso, à la suite de Paul Baran. La
dépendance est la situation où une économie n’est que le reflet des
économies dominantes et n’a pas de possibilités de développement
autonome car son surplus est transféré à l’extérieur, ou gaspillé sur
place par les classes dirigeantes. Ainsi c’est à la fois la domination
externe du capital étranger, et interne des classes dirigeantes qualifiées
d’élites collaboratrices ou de bourgeoisie « compradore150 », qui est à
l’origine du sous-développement : « Le développement des pays du
centre est la conséquence du sous-développement des pays de la
périphérie ; le sous-développement des pays de la périphérie est la
conséquence du développement des pays du centre. […] Quand les
économies d’un groupe de pays sont conditionnées par le
développement et l’expansion d’un autre groupe, on a une relation de
dépendance. Des relations d’interdépendance deviennent des relations
de dépendance quand certains pays ne peuvent se développer qu’en
réflexion de l’expansion des pays dominants. » (Theotônio Dos
Santos151).
La bourgeoisie est « compradorisée » si elle ne peut « se constituer en
force nationale autonome […] contrôler la technologie, le marché et les
circuits de collecte des capitaux » (Samir Amin). Pour André Gunder
Frank, le surplus est transféré par étapes successives, dans une chaîne qui
part du paysan ou de l’ouvrier du tiers monde vers les centres capitalistes.
Ainsi les métropoles capitalistes sont reliées à leurs multiples satellites au
Sud par des liens d’exploitation, et à l’intérieur des satellites, les mêmes
relations de domination, du plus faible au plus fort, peuvent être
observées. Le développement n’est possible que si ces liens sont relâchés,
comme à l’occasion de crises ou de guerres. Frank affirmait en outre que
la dépendance du tiers monde capitaliste s’était accrue, dans la mesure
où, certains pays pauvres étant passés au socialisme, « la réduction du
domaine de l’impérialisme l’a obligé à accroître son exploitation et son
oppression sur les autres pays »…
Les critiques des analyses dépendantistes ont fait valoir que les
caractéristiques de la dépendance ne sont pas propres aux PED, mais
pourraient aussi bien s’appliquer à nombre de pays développés. En fait
il s’agit plutôt d’aspects communs à tout développement de type
capitaliste et ouvert, insuffisants pour expliquer le sous-
développement : « la dépendance est définie de façon circulaire, les
PED sont pauvres parce qu’ils sont dépendants, et toutes les
caractéristiques de la pauvreté sont signes de dépendance » (Lal, 1983).
Warren, dans son ouvrage posthume et inachevé (1980), entreprend
également une critique systématique du « dépendantisme », qu’il voit
comme « une mythologie nationaliste » :
1) La théorie est statique, en ce sens qu’elle ne prend pas en compte la
possibilité que la dépendance puisse changer, puisse être sur le déclin, ce
qui s’est justement vérifié par la suite. Tous les indicateurs depuis les
années 1960 montrent un contrôle croissant des PED sur leurs affaires,
comme par exemple la négociation des IDE ou le développement des
joint-ventures. La répartition du pouvoir économique mondial est
devenue moins concentrée sur les pays riches, plus éparpillée, avec la
montée des pays émergents.
2) La relation centre/périphérie, avec un centre dominant est
critiquable dans la mesure où le centre change. Par exemple la Chine
dominait l’économie mondiale avant la révolution industrielle, elle peut
très bien la dominer à nouveau au XXIe siècle.
3) Les relations de dépendance peuvent être aussi inverses, le centre
dépendant de la périphérie, pour ses matières premières, par exemple
énergétiques, ou ses biens alimentaires, ou ses produits manufacturés
courants. En fait, ce que l’on constate, bien signalé par Warren, c’est une
interdépendance croissante, en bref c’est le phénomène de
mondialisation, déjà bien sur les rails dans les années 1960-1970 du fait
de la croissance plus rapide des échanges que de la production mondiale.
4) L’approche dépendantiste assume l’idée d’un impérialisme
monolithique et minimise les options des pays du tiers monde, elle
transforme un pouvoir économique en pouvoir politique. Les
multinationales ne sont pas un groupe tout puissant et uni, par exemple,
mais une variété d’entreprises différentes qui ont des pouvoirs
économiques, mais beaucoup moins politiques. En outre, leurs pouvoirs
sont surtout exercés pour se combattre l’une l’autre dans la compétition
internationale, et elles ne l’exercent pas en commun, ensemble, pour
soumettre tel ou tel pays.
5) On ne peut pas assimiler l’impérialisme et le marché mondial,
comme le font les dépendantistes. Les pays du tiers monde ont des
histoires différentes et ont abordé l’insertion dans le marché mondial
avec des résultats très différents, le marché mondial n’est pas une entité
dotée d’une volonté et d’un pouvoir précis, comme peut l’être un pays
impérialiste.
6) La définition de la dépendance est tautologique, et pourrait
s’appliquer à tous les pays, elle laisse dans l’ombre le fait qu’une
dépendance externe peut être un facteur favorable au développement,
alors que l’indépendance totale d’un pays isolé, autarcique, peut très bien
signifier une misère noire pendant des lustres, comme au Liberia, en
Afghanistan, en Centrafrique, au Tchad, au Niger, en Éthiopie ou en
Somalie. Les pays les plus au contact de l’impérialisme, comme la Corée
du Sud, la Côte d’Ivoire, le Kenya, l’Inde, sont plus développés que les
pays à l’écart ayant été peu atteints par la présence occidentale. Les pays
les plus ouverts, où la part des échanges est la plus forte, comme aussi
celle des IDE, sont les pays les plus prospères dans le tiers monde, ce qui
est tout à fait conforme à la théorie ricardienne et post-ricardienne du
commerce international, la spécialisation et l’insertion dans la DIT
entraînent des gains économiques, qui se traduisent en croissance et en
consommation accrues, en niveaux de vie supérieurs.
7) Les théories de la dépendance assument qu’en l’absence de contacts
avec le centre et le marché mondial, l’Amérique latine ou les autres
parties du tiers monde auraient connu un développement plus rapide.
Ceci est tout à fait improbable, quand on pense que l’Amérique latine
était surtout handicapée par des structures institutionnelles et foncières
issues de la colonisation ibérique, à la différence des structures anglo-
saxonnes héritées par les États-Unis ou le Canada, plus favorables au
développement capitaliste, de même qu’en Europe l’Espagne a connu un
long déclin, en comparaison de l’Angleterre ou de la Hollande, du fait de
ses institutions centralisées, absolutistes, hiérarchiques, corporatistes et
bureaucratiques, freinant le progrès économique (voir North et alii, 2000,
Veliz, 1994, Haber, 1997). Ça l’est encore plus pour l’Afrique
subsaharienne, pratiquant encore pour sa plus grande partie des modes
de vie néolithiques au XIXe siècle, du fait de son long isolement
géographique, et qui sans le traumatisme de la conquête coloniale, serait
restée dans la même condition. On ne saute pas d’un seul coup plusieurs
millénaires d’évolution, à moins d’un violent choc extérieur.
8) Il est faux de dire que l’indépendance politique a été un facteur
marginal, ne servant qu’à camoufler une dépendance économique à peu
près inchangée. L’indépendance n’est pas un facteur anodin, elle a eu des
effets considérables sur la maîtrise des pays concernés sur leur économie
et leur destin. Il suffit de penser à tous les pays qui se sont
volontairement coupés de l’économie mondiale (Madagascar, Guinée,
Birmanie, Bénin, Éthiopie, Corée du Nord, etc.) pour avoir une
illustration des possibilités de la politique, et a contrario des effets
économiques catastrophiques de l’isolement.
9) L’idée de base des thèses dépendantistes sur le néocolonialisme,
désigner un bouc-émissaire extérieur, c’est la domination des pays
avancés capitalistes qui est responsable, est un facteur retardataire en soi.
En effet, elle favorise l’essor des groupes petits-bourgeois populistes et
nationalistes, qui obscurcissent l’analyse des partis représentant la classe
ouvrière, en apportant un semblant de rationalité économique, grâce en
plus au sceau des intellectuels.
10) On pourrait ajouter les surprises politiques des dernières décennies,
avec en particulier l’accession au pouvoir de représentants du courant
dépendantiste en Amérique latine. Le plus éclatant est celui de Fernando
Henrique Cardoso, une des icônes de ce mouvement dans les années 1960,
devenu ministre de l’économie et président du Brésil dans les années 1990 :
il y a mené une politique libérale et conduit son pays à une autonomie
économique plus grande.

L’échange inégal
Cette thèse, développée par Arghiri Emmanuel en 1969, a connu un très
grand retentissement et a été reprise, ou contestée, par de nombreux
auteurs. L’échange inégal, à l’origine de l’inégalité croissante entre les
nations, est l’échange de biens qui incorporent des quantités de travail
différentes. Ainsi quand un produit du Centre s’échange contre un
produit de la Périphérie, au même prix (ce qui rend l’échange en
apparence équitable), le premier incorpore une heure de travail, le
second, par exemple, dix, du fait des énormes différences de salaires.
Comme le travail donne sa valeur aux marchandises, le premier bien
s’échange contre un bien qui a plus de valeur que lui. Emmanuel suppose
le capital mobile entre les pays, et donc les taux de profit égaux, alors que
le travail est immobile, ce qui explique les écarts des salaires.
Pour Emmanuel, le transfert de valeur ainsi opéré vers le Centre
bénéficie aux capitalistes sous forme de surprofits, mais aussi à la classe
ouvrière sous forme de sursalaires. Donc celle-ci participe à et bénéficie
de l’exploitation du tiers monde, elle est largement embourgeoisée, et le
tiers monde ne doit rien en attendre pour sa libération. Il n’y a pas
d’internationalisme prolétarien. Cette thèse a été critiquée par des
marxistes comme Bettelheim pour qui l’exploitation a lieu entre classes
dans chaque pays et non pas entre nations. Les écarts de salaires sont
imputables aux écarts de productivité, eux-mêmes dus aux ressources en
capital technique et humain de chaque pays et non à des transferts de
valeur. Amin reprend cette critique et tente de compléter la théorie de
l’échange inégal en introduisant les différences de productivité : « il y a
échange inégal lorsque l’écart des salaires est supérieur à celui des
productivités ».
D’autres critiques ont été faites de la théorie de l’échange inégal :
• Tout d’abord on peut remarquer que les différences de salaires
existent aussi entre pays développés, sans qu’on parle d’échange
inégal.
• Ensuite, l’utilisation du concept marxiste de valeur au lieu des prix
présente des difficultés de mesure, car il y a impossibilité de passage
de l’un à l’autre.
• Paul Samuelson, en reprenant les schémas d’Emmanuel, conclut qu’il
ne s’agit que d’une « reformulation tautologique » de la constatation
bien banale qu’il existe des différences de salaires entre le Nord et le
Sud, et que sa thèse ne remet pas en question les gains de l’échange
dus au commerce international. Ces conclusions sont ainsi résumées
par James Riedel : « les perspectives néomarxistes ne sont ni
empiriques, ni théoriques, mais théologiques… Le commerce entre
pays riches et pays pauvres est exploiteur par définition ».
• Enfin, pour que l’échange cesse d’être inégal, il faudrait supposer que
les salaires soient ramenés au même niveau entre les pays du Nord et
du Sud, ce qui entraînerait la hausse des prix des marchandises
exportées par le Sud. Il est bien évident que ceci provoquerait une
chute massive des quantités exportées et un accroissement
considérable du chômage et de l’inflation dans les PED.
Il est certes injuste que les salaires soient si faibles dans le tiers
monde, mais c’est la conséquence directe du sous-développement et des
faibles productivités. L’augmentation des salaires doit aller de pair avec la
hausse de la production, c’est-à-dire avec le développement. Arthur
Lewis remarquait ainsi que la pauvreté des pays tropicaux était liée à leur
faible productivité, elle-même conséquence d’une moindre accumulation
du capital, et non aux conditions de l’échange : « la cause principale de la
pauvreté de l’Inde ne réside pas dans ses termes de l’échange, mais dans
le fait qu’un fermier indien ne produit qu’un onzième de ce que produit
un fermier américain ».
On peut accepter l’idée que l’échange soit inégal et qu’il y ait
exploitation des travailleurs du tiers monde, puisque les salaires y sont très
bas. Ainsi il est clair que les consommateurs occidentaux bénéficient des
bas prix des marchandises importées du tiers monde et participent de ce
fait à cette exploitation. Cependant cet échange inégal constitue
normalement un avantage concurrentiel pour le tiers monde, sur lequel ce
dernier peut asseoir son développement. L’absence de possibilités
d’échanges et d’emplois pour les PED serait encore bien pire. Marx notait
déjà que l’exploitation des pays pauvres par les pays capitalistes était
compatible avec le fait que les deux parties tirent un gain de l’échange ; idée
reprise par Joan Robinson dans sa formule célèbre : « La misère d’être
exploité par les capitalistes n’est rien comparée à la misère de ne pas être
exploité du tout ».

L’accumulation à l’échelle mondiale et La déconnexion


Il s’agit de titres de deux ouvrages de Samir Amin qui a présenté une
vision globale de l’évolution du système capitaliste. On peut retenir trois
thèmes : le niveau mondial de l’analyse, l’opposition Centre-Périphérie et
la déconnexion.
• Analyse mondiale. On ne peut comprendre le sous-développement
qu’en situant l’analyse à l’échelle mondiale. Ainsi les thèses marxistes
de la baisse du profit et de la paupérisation sont vérifiées : « la thèse
de Marx concernant la paupérisation est parfaitement visible à
l’échelle mondiale », même si elle ne se manifeste pas au niveau des
centres. Les inégalités s’accroissent entre les nations du fait de
l’expansion du capitalisme. Celui-ci, « fait courir aux peuples de la
Périphérie des dangers mortels, au sens propre du terme : destruction
des cultures “non-européennes”, assimilation forcée et déculturation
massive, appauvrissement technologique et famines chroniques », si
bien que « l’humanité est menacée par la sauvagerie eurocapitaliste »
(Amin, 1985). Des phrases qui prennent toute leur saveur amère,
quand on constate, des années après, que la famine a été surtout le fait
des pays qui ont pratiqué la fameuse déconnexion préconisée par
l’auteur.
• Centre-Périphérie. Les centres se sont développés de façon autonome
sur la base de leur marché interne. La production des biens
d’équipement y sert la production des biens de consommation. Au
contraire, dans les périphéries, le capitalisme a été introduit de
l’extérieur et plaqué sur un système précapitaliste. Il s’agit « des
régions qui ne maîtrisent pas localement le procès152 de
l’accumulation, lequel est dès lors façonné par l’extérieur » (1985). Ces
pays sont dépendants et extravertis, les recettes d’exportation
servent à financer la consommation de biens de luxe par les classes
parasites minoritaires, courroies de transmission de l’impérialisme,
participant à l’exploitation de leur pays et récompensées par des
miettes de la plus-value. Les investissements étrangers viennent
profiter de la main-d’œuvre bon marché. Les salaires sont stagnants
du fait des structures politiques et des rapports de classe. Ainsi la
demande interne reste faible, l’extraversion est renforcée et l’échange
inégal se perpétue. Le développement est impossible dans le cadre
de la « division impérialiste du travail » car le rôle de la Périphérie
est de fournir de la main-d’œuvre bon marché. La masse de la
population est marginalisée, les inégalités et le chômage s’aggravent.
Outre l’extraversion, l’économie de ces pays est caractérisée par
l’hypertrophie du secteur tertiaire dont témoignent la pléthore de
fonctionnaires et le déficit permanent des finances publiques, le
développement des industries légères plutôt que des industries de
biens de production ou des industries de base, enfin la tendance
chronique à l’endettement externe.
• Déconnexion. Le dernier thème est celui de la rupture avec le système
capitaliste, la déconnexion : « le sous-développement est l’envers du
développement c’est-à-dire que l’un et l’autre sont les deux faces de
l’expansion – par nature inégale – du capital ». Le développement des
pays de la Périphérie passe par une rupture avec le capitalisme
mondial. Amin distingue trois conditions nécessaires :
– Les choix internes doivent devenir prioritaires par rapport aux
contraintes externes, et ne plus se soumettre à la « rationalité
capitaliste mondiale ».
– Des réformes sociales doivent être mises en œuvre pour réduire les
inégalités.
– Une véritable autonomie nationale doit s’instaurer dans le domaine
technologique, permettant l’adaptation et la création.
Il ne s’agit pas d’autarcie, ni dans un premier temps de socialisme,
mais d’une « voie de développement national et populaire qui peut
conduire au socialisme ».
Même idée chez Pierre Jalée, auteur du bestseller sur le pillage du tiers
monde : « Non, vraiment, les peuples du tiers monde ne s’en sortiront
pas ainsi. Il n’est pas question de savoir si le socialisme est aimable à leurs
dirigeants ou maîtres à penser, il serait malhonnête de leur cacher que le
socialisme, au début, ce n’est pas des roses, et que de toute façon on
n’instaure pas le socialisme au jour J et drapeaux en tête, il est seulement
question de se rendre à une évidence : il n’y a pas d’autre solution
possible. Et qu’on le veuille ou non, la Chine est pour eux le grand
exemple. Ceci nous fait toucher du doigt qu’il ne s’agit pas de n’importe
quel socialisme. Peu de mots, peu de notions ont été à ce point
prostitués. Mais un seul socialisme a vaincu la faim, et quoi qu’en disent
les épigones de l’idéalisme, un seul socialisme a fait, des esclaves, des
hommes : le socialisme marxiste-léniniste. »153.
À l’époque où la Chine sortait d’une famine monstrueuse, à la suite du
Grand Bond en avant, il est extraordinaire de la prendre comme un
exemple de pays qui a vaincu la faim. À l’époque où ce pays est plongé
dans un totalitarisme massacreur, il est tout aussi extraordinaire de parler
d’hommes libérés de l’esclavage. À l’inverse, si l’on en croit les statistiques
annoncées par le Bureau d’État des statistiques en octobre 2015, la Chine
aurait permis à 700 millions d’habitants ruraux de sortir de la pauvreté
depuis 1978, date à laquelle a commencé sa politique d’ouverture
économique. Le taux de pauvreté est passé, dans les zones rurales, de
97,5 % en 1978 à 7,2 % en 2014 (fin 2014, la Chine comptait 70 millions
d’habitants ruraux vivant toujours sous le seuil national de pauvreté).
Au cours des années 1980, Amin a concentré sur son œuvre l’essentiel
des critiques faites aux néomarxistes, venant autant de droite que de
gauche.
• Sa méthode est tout d’abord critiquée, dans la mesure où il n’y a
aucune tentative de vérification empirique : il choisit les informations
qui appuient sa théorie, au lieu d’étudier les faits pour voir s’ils la
confirment. La présentation de données contradictoires à ses thèses
est repoussée avec l’argument qu’elles relèvent de l’apparence
superficielle, et non de l’essence des phénomènes. Ainsi Amin rejette
ses contradicteurs dans des catégories relevant des poubelles de
l’histoire, sans véritable examen approfondi : « trotskisme,
révisionnisme, empirisme, ou incapacité à comprendre le marxisme ».
D’une façon plus générale, Gurley constate « le manque d’intérêt des
marxistes pour tester leurs théories avec les faits », non pas parce que
les faits vont à l’encontre de leur théorie, dit-il, mais plutôt parce que
les marxistes se méfient « des phénomènes de surface, qui peuvent
cacher des réalités plus profondes et sous-jacentes ». Cette position
est critiquée par Sheila Smith154 qui se demande : « Quel est le but de
la recherche empirique : ajouter à notre compréhension des processus
réels du changement social, politique et économique ? Ou bien
démontrer que la première théorie que nous avons élaborée, quelle
qu’elle soit, était juste ? »
• Malheureusement, les faits sont têtus comme le disait Lénine, et pour
de nombreux auteurs, ils viennent réfuter les thèses présentées par
Amin. Ainsi Jonathan Schiffer155, après Warren, présente toute une
série de données (rejetées par Amin comme des « acrobaties
statistiques »), sur la croissance économique et l’amélioration des
indicateurs sociaux dans le tiers monde et pas seulement dans les pays
émergents (cf. encadré) : le développement considérable du marché
intérieur qui ne s’est pas limité aux biens de luxe ; la croissance des
industries de base et des biens de production ; la diversification des
exportations, etc., et il conclut : « Amin se trompe sur tous les aspects
de son approche du développement du capitalisme dans les PED ». Il
ne s’agit pas de nier les inégalités et la misère dans le tiers monde,
mais de constater que ce type de développement ne diffère pas du
mode normal de développement capitaliste, « disproportionné,
spasmodique, fiévreux et qui ne doit pas être pris pour une absence de
développement » (Lénine). De même John Toye (1987) conclut que «
si les faits vont à l’encontre de l’idée d’un long processus de
polarisation entre les pays riches et pauvres, il n’y a aucune raison de
perdre son temps à discuter les causes d’un tel processus ».

Les théories radicales face au développement des pays


émergents
Les performances économiques et sociales de bon nombre de pays
émergents ont contredit les théories radicales de l’échange
international. En effet, ces pays, à économie de marché même si l’État
joue un grand rôle, sont parvenus à une croissance spectaculaire et
une amélioration de leurs indicateurs sociaux, en s’insérant dans la DIT
et le système capitaliste mondial. Comment ont réagi les auteurs radicaux
devant ce phénomène, alors que leurs théories postulent que tout
véritable développement est impossible à la Périphérie dans le cadre
du capitalisme mondial ?
Si on examine les réponses apportées par deux des principaux auteurs
radicaux, on peut trouver beaucoup d’éléments communs. Tout
d’abord, ils réaffirment l’impossibilité d’un développement autonome
de la Périphérie, selon leur position antérieure : « La rupture avec le
marché mondial est la condition première du développement. Toute
politique de développement qui se situe dans le cadre de ce marché
doit être un échec » (Amin) ; « Rien dans les évolutions
contemporaines du tiers monde ne nous invite à abandonner notre
thèse centrale, à savoir que le système mondial des États capitalistes
n’est pas un facteur favorable à la construction de nouveaux États
bourgeois nationaux, mais qu’il constitue un handicap à celui-ci »
(ibid.). Et de même pour Frank : « le nouveau modèle de croissance
dépendante et extravertie de la production industrielle pour le marché
mondial n’est pas sensiblement différent de l’ancien modèle de
croissance fondé sur l’exportation de matières premières, principal
responsable du sous-développement du tiers monde ». Pour Frank, le
développement n’est pas la croissance, mais le fait d’atteindre
l’indépendance économique et de satisfaire aux besoins de l’ensemble
du peuple. Les nouveaux pays industrialisés du tiers monde ne
peuvent que rester sous-développés, désarticulés et dépendants, dans
le cadre du système d’exploitation mondial.
Trois types d’arguments sont présentés : tout d’abord les
caractéristiques négatives rencontrées dans ces pays, ensuite le rôle
de l’État dans leur industrialisation, et enfin l’impossibilité de
généraliser le modèle à l’ensemble des PED.
1) Pour Amin, on ne peut dissocier les NPI, comme le font la Banque
mondiale ou l’OCDE, de l’ensemble des PED. Il soutient l’unité de la
Périphérie, malgré l’apparente diversité, car ces pays n’ont pas de
dynamisme interne. Frank les considère comme des « États-clients
secondaires » ou des « pays semi-périphériques ou sub-impérialistes »
qui occupent « une place intermédiaire entre le Centre et la
Périphérie » et seraient des relais dans la domination impérialiste. Les
deux auteurs insistent sur les tares de la croissance économique de ces pays
émergents :
– vulnérabilité externe et tendance chronique à l’endettement : « la
croissance extravertie détériore la balance des paiements au point
de provoquer de graves crises. […] Les NPI doivent emprunter de
plus en plus […] rembourser leurs dettes à des taux d’intérêt de
plus en plus élevés et à des conditions sans cesse plus
contraignantes » (Frank) ;
– pas de véritable progrès technologique : les NPI participent à une
DIT dans laquelle « ils assurent les contributions les moins
rémunératrices et les plus obsolètes sur le plan technologique »
(ibid.) ;
– la croissance extravertie enfin crée peu d’emplois, « elle crée même
du chômage en entravant l’industrie tournée vers le marché
intérieur… le chômage structurel devient de jour en jour plus
manifeste » ;
– l’inégalité des revenus s’est aggravée, la main-d’œuvre est
surexploitée et la bourgeoisie nationale est incapable de se
constituer en force autonome. Pour Amin, qui met à part les cas de
la Corée du Sud et « peut-être de Taiwan », les autres pays comme
Singapour, la Thaïlande, la Malaisie ne sont que des cas « de
délocalisations industrielles dominées par le capital transnational,
de sous-traitance, d’essor de « zones franches » fondées sur la
surexploitation du travail local au bénéfice du marché mondial…
n’ayant pas contribué à homogénéiser la société et à élargir sa
marge d’autonomie dans le système. Au contraire, ils se sont soldés
par une dislocation sociale et une dépendance plus forte réduisant à
néant l’espoir d’une maîtrise locale de l’accumulation ».
Cependant Amin considère que la Corée du Sud, pour des raisons
spéciales (concurrence de la Corée du Nord, tradition étatique, «
esprit confucéen », réforme agraire réussie) constitue un cas
exceptionnel. Il reconnaît la maîtrise nationale de l’accumulation,
l’homogénéisation sociale, la distribution moins inégale du revenu, les
capacités technologiques… mais il reste réservé sur la poursuite de ce
succès.
La réussite de la Corée du Sud, reconnue par Amin, entre cependant
en contradiction flagrante avec sa thèse principale. Après tout si un
pays a réussi à se développer dans le cadre du système, pourquoi pas
les autres ? Pourquoi le club des pays capitalistes centraux aurait-il un
nombre fixe de membres ? Le Japon par exemple aurait été classé dans
la Périphérie au début du siècle.
Quant aux autres points présentés ci-dessus, ils sont extrêmement
faibles et largement infirmés par la réalité, ils apparaissent comme des
tentatives désespérées des auteurs de se convaincre eux-mêmes, face à
l’écroulement de leurs analyses, plutôt que des analyses scientifiques :
l’emploi et les salaires réels ont augmenté dans les pays émergents, la
maîtrise technologique progresse de façon évidente en Asie et en
Amérique latine, la bourgeoisie nationale occupe une place
croissante, la balance des paiements s’est améliorée dans tous ces
pays, qui ont depuis réduit leur dette.
2) Amin et beaucoup d’autres contestent également le fait que les
pays émergents asiatiques soient des exemples de libéralisme, car
l’État a eu un rôle majeur dans l’industrialisation et reste très
interventionniste. Deepak Lal a rejeté cet argument qui résulte d’un
amalgame entre laisser-faire et libre-échange. Le laisser-faire n’a certes
pas été pratiqué partout, mais ces pays se sont rapprochés du libre-
échange, et se sont développés en jouant la carte de la spécialisation
internationale. Lal ajoute, en prenant l’exemple de la Corée, qu’il est
impossible d’affirmer que le succès soit la conséquence de
l’intervention de l’État, « on pourrait soutenir que ce succès a eu lieu
malgré cette intervention ». La crise de 1997, liée à la collusion
malsaine entre l’État et les banques, tend à confirmer cette analyse. Le
crony capitalism, capitalisme du copinage, avec la corruption et le choix
irrationnel des financements qui le caractérisent, est un des facteurs
de cette crise.
3) Reste l’argument selon lequel le modèle des NPI ne serait pas généralisable à
l’ensemble des PED (ce qui admet d’ailleurs implicitement que ce
modèle constituerait une réussite, et contredit les arguments
précédents…) : « si la croissance extravertie d’un petit nombre de pays
et l’absorption de leurs exportations par le reste du monde est une
chose, la généralisation de ce modèle en est une autre (qui exporterait
vers qui ?)… L’impossibilité flagrante d’un tel modèle saute aux yeux »
(Frank), et pour Amin, « le fait même que ces industries soient
concentrées dans un petit nombre de pays exclut la possibilité que ce
développement puisse être étendu à d’autres pays du tiers monde ».
Cette idée était appuyée par une analyse de William Cline156 qui
calculait que si tous les PED exportaient comme les 4 dragons
asiatiques, leur part dans les importations des pays de l’OCDE
passerait à 60 %, proportion évidemment intenable, et qui se
heurterait au protectionnisme de ces derniers. Cline concluait
cependant que cet exercice statique ne devait pas être pris pour une
condamnation de la croissance extravertie, qu’il préconisait au
contraire. D’autres études (Balassa, Ranis) considéraient qu’une
extension progressive du modèle était tout à fait envisageable, et c’est
bien ce qui s’est passé par la suite. Il est clair en effet que les
exportations industrielles entraînent en contrepartie une demande
d’importation accrue, un élargissement des marchés, une création de
revenus, l’intensification des échanges, etc. Le développement du
commerce entre pays développés, portant sur des produits similaires,
montre, bien les possibilités dans ce domaine. Le commerce
international n’est pas un jeu à somme nulle, où la taille du gâteau est
fixe, et ce que gagnent les uns est perdu par les autres. C’est un jeu où
tous peuvent gagner, car il permet d’augmenter les parts de chacun.
Les pays développés ont intérêt au développement et à
l’industrialisation du tiers monde. Par exemple, la France aura des
échanges fructueux avec la Corée. En y achetant du matériel
électronique et des voitures, elle pourra y vendre des biens
d’équipement (nucléaire ou Airbus), tandis qu’avec un pays pauvre
comme le Mali qui n’a pas grand-chose à exporter, il n’y aura pas non
plus de débouchés.
David Hume en 1742 souhaitait déjà la prospérité de ses voisins
comme « l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et même la France » qui ne pouvait
que bénéficier à l’Angleterre. Depuis les années 1980, la Chine est
entrée en force dans le concert commercial international, et, les
mêmes causes produisant les mêmes effets, la montée de ses ventes a
été accompagnée d’opportunités considérables d’exportation et
d’investissements pour les pays développés.

• Enfin les stratégies de déconnexion pratiquées dans le tiers monde, la


rupture plus ou moins brutale avec le système capitaliste mondial et le
commerce international ont abouti à des échecs retentissants. La liste
est longue, de la Guinée à la Tanzanie, du Cambodge à la Birmanie, de
l’Algérie à l’Éthiopie, de Cuba à la Corée du Nord, du Bénin à
Madagascar, très longue, de ces pays ayant tenté une déconnexion qui
s’est traduite par une chute de la production, une aggravation de la
pauvreté, parfois la famine, en même temps que la démocratie était
étouffée, que des dictatures s’installaient, et souvent des massacres,
tandis que régnaient la bureaucratie et la corruption. Il est vrai que
pour les plus durs partisans de la déconnexion, le succès économique
ne compte pas, comme le dit Stokely Carmichael157 à propos de la
Guinée : « Sekou Touré travaillait à la stabilité politique de la Guinée.
Il avait compris que notre génération n’est pas là pour développer
l’Afrique économique. Ce sont les générations futures qui feront cela
grâce à la stabilité politique que nous aurons mise en place ». Mais
même cette stabilité, ils ne l’ont pas obtenue, ayant été finalement
délogés du pouvoir, après que des décennies de recul et de répression
aient mis les pays qu’ils contrôlaient dans un état exsangue, de ruine
intérieure, et des millions d’exilés et de réfugiés à l’extérieur.
TROISIÈME PARTIE

Politiques de développement
Chapitre 7

L’agriculture et le développement

Les activités de pêche, chasse et cueillette de l’ère paléolithique ont été


progressivement remplacées par l’agriculture et l’élevage à partir de la
révolution néolithique lancée par les femmes, il y a environ 10 000 ans.
L’humanité a ainsi échangé « les incertitudes de la chasse contre les
vicissitudes du climat » (Brown/Eckholm, 1975), ce qui lui a permis de
croître, et de dominer la planète. L’essor de la production agricole s’est
accéléré grâce à diverses innovations :
• L’irrigation, puis l’attelage, dès la Haute Antiquité.
• La diffusion de nouvelles variétés sur tous les continents (on peut
rappeler que le maïs, le manioc, les pommes de terre, les tomates, les
haricots n’ont été introduits en Asie, en Afrique et en Europe, qu’après
la découverte du Nouveau Monde) : « la révolution du manioc et du
maïs introduite en Afrique par les Portugais eut, aux XVe et XVIe siècles,
des conséquences démographiques considérables » (Coquery-
Vidrovitch).
• La révolution industrielle qui a apporté à l’agriculture les engrais
chimiques (Justus Liebig, 1840), et la mécanisation (machines
agricoles, tracteurs, etc.).
• Enfin, les découvertes en matière de biogénétique, inaugurées par
Johan Mendel (1865), qui ont permis la création de nouvelles espèces
plus productives, par hybridation, mises en œuvre dans les PED avec
ce qu’on a appelé la révolution verte (cf. infra). Les OGM constituent
la dernière évolution de ce long parcours, largement utilisés dans le
tiers monde et en Amérique du Nord, mais contestés en Europe.
Les pays du Sud ont joué un rôle essentiel dans cette transformation
de l’agriculture. Après 1945, la production de nourriture y a augmenté
rapidement, notamment en Asie, dont la production est tirée par la
Chine. La production brute a évolué très inégalement selon les pays de
mêmes régions géographiques : le Brésil par exemple a connu en
Amérique latine une progression beaucoup plus rapide que ses voisins.
La production des pays africains se caractérise par une forte volatilité (cf.
Afrique de Sud et Maroc dans la figure 7.1 ci-après). Les pays les moins
développés sont ceux qui ont progressé le plus rapidement (cf. figure 7.3),
mais la production alimentaire par habitant ne s’est pas amélioré aussi
vite, loin s’en faut : si l’Asie a connu là aussi une belle évolution, l’Afrique
a très peu progressé, la croissance démographique particulièrement
rapide peinant à être compensée par celle de la production agricole
(cf. figure 7.5). Le résultat est une sous-alimentation persistante en
Afrique, où 20 % de la population est encore touchée par ce fléau.

Figure 7.1 : Production brute de nourriture, millions de $

Note : La valeur de la production brute est calculée en multipliant la production brute


« physique » par les prix à la production à la sortie de l'exploitation. La valeur de la production
mesure donc la production en termes monétaires au niveau de l'exploitation. Comme les intrants
intermédiaires utilisés dans le secteur agricole (semences et alimentation animale) ne sont pas
déduits des données de production, la valeur de la production agrégée fait référence à la notion de
« production brute ».

Les difficultés agricoles de l’Afrique se sont répercutées sur la


production totale, expliquant les mauvais résultats par rapport à d’autres
régions du tiers monde. Le secteur rural domine en effet l’économie des
pays africains et il est clair que la croissance économique y dépend plus
qu’ailleurs des résultats de l’agriculture. La majeure partie de la
population des pays les plus pauvres du tiers monde vit et travaille dans
le monde rural (plus de 60 % de l’emploi en Afrique contre un peu plus de
40 % pour l’ensemble du monde, voir figure 7.4) ; les progrès dans le
domaine de l’agriculture sont nécessaires pour soulager la pauvreté et
satisfaire les besoins essentiels, et aussi, plus généralement, pour
permettre le développement.

Figure 7.2 : Production brute de nourriture, millions de $

Source : FAO.

Figure 7.3 : Indice de la production alimentaire totale


Source : FAO.

Figure 7.4 : Emploi agricole

Source : FAO.

Figure 7.5 : Indice de la production alimentaire par tête


Source : FAO.

Celui-ci va de pair avec la réduction progressive de la part des


agriculteurs dans la population active, et de la production agricole dans le
PIB, y compris dans les pays à faible revenu (cf. figures 7.4 et 7.6 ; Todaro &
Smith 2015). Les secteurs secondaire et tertiaire se développent
parallèlement. Dans une économie traditionnelle, les services et l’industrie
existent, mais ils sont intégrés au monde rural : les artisans fabriquent des
biens comme les outils, les meubles, des textiles, etc. ; les services de
transport, d’éducation, de santé sont également fournis sur place. Le
développement se traduit par une séparation plus nette de ces différentes
activités, qui va de pair avec l’urbanisation. L’agriculture, en tant que telle,
voit sa production augmenter, grâce aux gains considérables de
productivité et des rendements : ainsi dans les pays développés une famille
d’agriculteurs peut nourrir jusqu’à 50 personnes, alors que dans les pays
pauvres du tiers monde, elle ne nourrit en moyenne en plus d’elle-même,
que deux autres personnes.

Figure 7.6 : Poids de l’agriculture dans le PIB


Source : Banque mondiale et OCDE.

Cela ne signifie pas bien sûr que le développement consiste à réduire


la part de l’agriculture par une politique d’industrialisation forcée. Bien
au contraire, il faut commencer par développer le secteur rural pour voir
la part de l’agriculture diminuer par la suite, avec l’industrialisation et le
développement. On a donc là un paradoxe qui a été à l’origine de
nombreux échecs : pourquoi les PED investiraient-ils dans l’agriculture
des ressources importantes, alors qu’ils constatent que les pays riches y
consacrent une faible partie des leurs ?
Nous tenterons de répondre à cette question en examinant le rôle de
l’agriculture dans le développement économique, après avoir rapidement
passé en revue les divers types d’agriculture du tiers monde. Nous verrons
ensuite les moyens de la transformation de l’agriculture traditionnelle,
avant de terminer sur le problème de l’insuffisance alimentaire.

Les agricultures du tiers monde


Divers classements sont possibles, en fonction du mode d’organisation,
ou du type de culture. Marc Penouil distingue quatre types d’organisation
de l’agriculture dans le tiers monde :
L’agriculture de subsistance, caractéristique de communautés repliées
sur elles-mêmes, qui ne désirent pas, ou ne peuvent pas, vendre leur
production. Il s’agit d’une agriculture extensive peu productive, utilisant des
moyens techniques très faibles, et répandue surtout en Afrique. La culture
sur brûlis qui consiste à mettre le feu à une portion de territoire pour la
cultiver pendant quelques années, avant de recommencer ailleurs quand la
terre est épuisée, est une pratique commune. La terre et les travaux sont
collectifs, si bien que les possibilités de changement basées sur l’initiative
individuelle sont réduites (voir encadré ci-dessous).

La ferme africaine
Ce n’est pas celle de Karen Blixen, mais la ferme typique africaine, vue
dans une publication de la Fondation Rockefeller :
« Prenons le cas typique d’un petit paysan africain, parmi les
180 millions répartis dans la région subsaharienne. Elle (beaucoup
sont des femmes, pratiquement la plupart à la tête d’une famille
individuelle) cultive un hectare de terre, la taille d’un pâté de maison
dans une ville américaine. La ferme est largement une entreprise de
subsistance. Les bonnes années, le faible surplus peut être échangé ou
vendu localement, mais il n’y a probablement pas d’entrepôt ni
d’entreprise alimentaire pour traiter la récolte en excédent, en
prévision d’une vente future, et le transport vers les marchés urbains
sur de mauvaises routes peut être difficile, coûteux, absorbant un
temps précieux, et parfois dangereux. Il n’y a pas d’irrigation et
probablement peu ou pas d’engrais chimiques ; la terre dépend de la
nature pour l’eau et les rendements. Les mauvaises années, dues à une
combinaison de maladies des plantes, d’insectes nuisibles, d’érosion,
de sécheresse, ou d’autres dégâts provoqués par le climat, le
producteur et sa famille auront faim. Cette existence précaire n’est ni
rare ni un cas extrême, selon les normes subsahariennes : 60 % des
Africains travaillent dans le monde rural et les trois cinquièmes de leur
ferme sont petites et destinées surtout à la survie. La moitié de la
population en Afrique noire gagne l’équivalent de 65 cents par jour en
moyenne.
Dans cette ferme typique, les enfants représentent une part essentielle
de la force de travail. S’ils ont de la chance, ils peuvent aller à l’école
quelques heures par jour, mais la plupart des fermes familiales ont
besoin de tous les bras. De longues journées de travail en position
courbée, une nourriture maigre, des maladies rampantes comme la
tuberculose, le paludisme, le SIDA, tout cela fait peser une menace
constante sur l’exploitation, sur la survie du groupe, et explique la
brièveté de la durée de vie. Avec peu de qualification et pas de
d’argent disponible, les jeunes ont peu de chances de pouvoir migrer
vers la ville et d’y trouver un emploi non agricole. S’ils atteignent l’âge
adulte, la plupart devront démarrer une nouvelle exploitation, soit sur
un petit lopin de terre reçu de leur famille, soit en étendant les
cultures sur une terre plus à l’écart, et le plus souvent d’une façon peu
efficace et peu durable.
La principale raison de cette inefficacité est que la grande majorité des
cultures dans les petites fermes ne sont pas des variétés à haut
rendement, à la différence des autres continents. Une petite exploitation
africaine a trois fois moins de chances d’utiliser de telles plantes qu’en
Asie. Ainsi, la seule façon de produire plus et de mieux faire vivre les
familles est de cultiver une surface plus grande. Mais cette nécessité
implacable permet d’entrevoir une opportunité : si de meilleures
semences pouvaient atteindre le paysan, avec les techniques qui vont
avec pour les utiliser, l’inefficacité et le risque de pénuries pourraient être
réduits ou éliminés. Avec le temps, la ferme pourrait passer de la
subsistance au surplus, et l’excédent récolté pourrait devenir disponible
pour la vente, localement ou régionalement. Des rendements encore
supérieurs pourraient provenir de meilleurs engrais, étant donnée la
combinaison correcte de semences, de sol et de fertilisants
supplémentaires. »
Extrait de Africa’s Turn, A New Green Revolution for the 21st Century, The
Rockefeller Foundation, juillet 2006.
L’agriculture de grandes propriétés (latifundios), caractéristique de
l’Amérique latine, et héritée de la colonisation ibérique, correspond au
cliché traditionnel de la grande exploitation employant des salariés
agricoles, où le rendement est faible et le propriétaire absentéiste. La
répartition des terres est très inégale ; la forte concentration à un bout
de l’échelle implique à l’autre extrême un grand nombre de très petites
propriétés, les minifundios, encore moins rentables, et de travailleurs
saisonniers dépourvus de terres. Au Brésil, près de la moitié du domaine
agricole est possédé par seulement 1 % des exploitants (contre 15 % en
France) et plus de 50 % des paysans possèdent moins de 3 % des terres158.
Cette concentration excessive est peu favorable à l’efficacité et explique
la nécessité de redistribuer les terres (cf. infra, réformes agraires). Des
études précises (cf. Ghatak, 1987) ont montré que la taille des
exploitations est en relation inverse avec le rendement. Les petits
exploitants tendent en effet à utiliser le travail de façon plus efficace, sur
une base familiale. Ils sont également plus motivés que les employés
d’une grande exploitation. Enfin, en cas de difficulté, ils commencent
par revendre au grand domaine leurs terres moins fertiles.

Les disparités au Brésil


« Je suis d’une génération qui a été élevée dans les valeurs de la
démocratie et du libéralisme, et tout d’un coup, parce que nous
sommes devenus compétitifs sur les marchés internationaux, on serait
en droit de nous dire que cela ne peut pas marcher pour nous ? C’est
tout simplement injuste. Nous sommes aujourd’hui très compétitifs,
et nous allons le devenir plus encore. Il faudra que les Américains et
les Européens l’acceptent. » Un producteur agricole brésilien, cité
dans le Monde, 24 mai 2005.
Malgré sa structure foncière déséquilibrée, l’Amérique latine a
largement modernisé son agriculture et développé de nouvelles
cultures d’exportation, comme le soja. Un grand nombre
d’exploitations sont gérées de façon efficiente et les techniques
efficaces se sont diffusées, c’est le cas au Brésil :
« Les fermiers du Mato Grosso, avant de partir à la conquête de
la nouvelle frontière de l’agriculture brésilienne, ont souvent
décroché un doctorat d’agronomie. Et ce n’est donc pas un
hasard si le propriétaire de Fazenda Farroupilha s’est entouré
d’ingénieurs et d’économistes pour mettre en valeur des terres
dont les seuls atouts sont d’être plates et de jouir d’un
ensoleillement et d’une pluviométrie de type tropical d’une rare
régularité. Recours massif aux fertilisants, introduction de
variétés sélectionnées de semences, mécanisation poussée…, en
vingt ans, de Cuiaba au sud à Lucas do Rio Verde au nord, le
plateau du Cerrado s’est métamorphosé. Les champs de soja et
de coton, qui s’étendent à perte de vue, ont propulsé la région au
rang de premier producteur national. » L. Caramel, « Le Mato
Grosso à l’assaut de l’agriculture mondiale », Le Monde, 24 mai
2005.
Le Brésil est ainsi devenu le deuxième plus grand fournisseur
mondial de produits alimentaires et agricoles, et devrait devenir le
premier exportateur de produits agricoles et alimentaires dans le
monde, selon le Rapport sur les perspectives agricoles 2015-2024 de
la FAO et l’OCDE, détrônant ainsi les États-Unis. Les exportations
agricoles et alimentaires brésiliennes étaient 6 fois plus importantes
en 2013 qu’en 2000. Le pays est prêt à devenir, dans les dix
prochaines années, le premier fournisseur susceptible de satisfaire la
demande mondiale supplémentaire, une grande partie d’entre elle
venant d’Asie. Le pays compte 4,75 millions d’exploitations :
440 000 d’entre elles sont modernes, elles font partie de
l’agrobusiness, exportent, et représentent 80 % des terres. Mais de
l’autre côté, les fermes familiales sont plus de 4 millions : elles
fournissent un tiers de la production agricole et l’essentiel de la
production vivrière :
« À Sarapui (dans un domaine à 200 km de São Paulo de 900 ha
récupéré par la réforme agraire et divisé entre 47 familles, 20 ha en
moyenne), l’agriculture à haut rendement où règnent machines,
intrants et nouvelles technologies n’a pas sa place et l’image d’un
Brésil compétitif et à l’offensive sur les marchés internationaux
appartient à un autre monde. Il faut survivre en jonglant comme
on peut entre une parcelle de riz, de manioc, de haricots, quelques
poules et quelques vaches, pas suffisamment bien nourries pour
donner du lait, et quelques serres, réservées à la culture de
poivrons qui seront vendus sur les marchés de São Paulo,
apportant aux familles leur seule source de revenu. […] José André
da Silva, 63 ans, ne se plaint pas : « La vie est plutôt meilleure
maintenant »… Ses plus jeunes enfants vont à l’école et, tous les
jeudis, la municipalité organise une permanence médicale… Avant,
il était ouvrier agricole dans le Minas Gerais. […] Dans un pays où
plus de 40 millions de personnes souffrent de la faim, ce sont
pourtant ces petites entités familiales qui produisent l’essentiel de
ce que mangent les Brésiliens les plus modestes. Elles représentent
85 % des exploitations agricoles, 75 % de l’emploi rural et
produisent 85 % du manioc, 67 % des haricots, 54 % du lait, 40 %
de la volaille et des œufs. » L. Caramel, ibid.
L’agriculture de transition : il s’agit de l’exploitation traditionnelle qui
commercialise une partie de sa production, et consacre le reste à
l’autoconsommation. Elle est déjà monétarisée et intégrée dans les
circuits d’échange avec le secteur industriel. Les techniques agricoles
sont encore rudimentaires et les revenus sont faibles.
L’agriculture de plantation moderne se caractérise par une grande
surface exploitable, des techniques modernes et une productivité élevée.
Elle est peu intégrée au milieu agricole traditionnel, exporte une grande
part de sa production et, en Afrique, est souvent sous contrôle étranger.
Ce classement semble mieux convenir à la situation de l’Afrique – si on
fait exception du latifundio – qu’à l’ensemble des pays en développement.
On pourrait lui ajouter, pour compléter le tableau, d’autres catégories
comme celle des exploitations familiales moyennes, aux techniques
modernes et qui échangent leur production sur le marché, suivant le
modèle européen. De telles fermes existent également dans le tiers
monde, par exemple dans le sud du Brésil. À l’autre extrême, les
communes populaires chinoises représentaient une organisation encore
toute différente, pratiquant une gestion collective des terres, proche à
l’origine du modèle soviétique. Elles ont été démantelées après 1979, les
paysans responsabilisés, même si les terres restent encore propriété de
l’État.
Un autre classement possible des agricultures du tiers monde repose
sur les types de production. On peut distinguer cinq zones différentes en
fonction de la principale culture vivrière :
• Le riz : Asie, Madagascar, Caraïbes.
• Les racines et tubercules (manioc, igname) : Afrique occidentale et
centrale, Océanie.
• Le maïs : Amérique latine, Afrique australe et orientale, accompagné
du café, cacao (régions humides) ou du coton, arachide ou soja
(régions sèches).
• Le sorgho et le mil, dans les zones tropicales semi-arides : Sahel,
Afrique du nord-est. L’arachide, le coton, le haricot niébé y sont
également cultivés.
• Le blé, dans les régions tempérées et méditerranéennes : cône sud de
l’Amérique, bassin méditerranéen, Asie tempérée.
La diffusion des progrès agricoles, tels l’irrigation, l’utilisation des
engrais et des insecticides, les nouvelles semences, la mécanisation, a
surtout concerné le riz, le blé et le maïs, alors que les zones des céréales
secondaires et des légumineuses, cultures vivrières de l’Afrique, sont
restées à l’écart de cette modernisation.
L’agriculture dans le monde tropical est handicapée par un grand
nombre de difficultés, moins présentes dans les zones tempérées ;
• les sécheresses prolongées dans la région du Sahel, en Afrique
australe, dans le Nordeste brésilien, ou dans le Bihar en Inde ;
• les pluies trop abondantes dans les tropiques humides, qui aggravent
l’érosion, tandis que les cyclones dévastent périodiquement les
cultures ;
• la déforestation liée à l’augmentation de la population, le bois
demeurant souvent la principale source d’énergie (60 à 90 % de l’énergie
consommée vient du bois de feu dans les pays du Sahel). La
déforestation a des conséquences néfastes pour les sols, comme
l’érosion, et elle accélère la désertification ;
• enfin, la multiplication des parasites de cultures (insectes, végétaux),
et les maladies atteignant hommes et animaux viennent s’ajouter aux
immenses problèmes de l’agriculture tropicale (voir Kamarck, 1978 ;
Gourou, 2000).

Le rôle de l’agriculture
dans le développement économique
Relations entre l’agriculture et les autres secteurs
Kuznets distingue quatre voies par lesquelles l’agriculture concourt au
développement économique : les produits, le marché, les devises et les
facteurs de production.
• Produits : l’agriculture fournit la nourriture permettant d’alimenter tous
les travailleurs des secteurs secondaire et tertiaire, elle produit
également les matières premières qui seront transformées par
l’industrie. Une agriculture productive fournira des produits agricoles
bon marché, et réduira ainsi les coûts salariaux, ce qui permettra de
faciliter l’accumulation du capital dans les autres secteurs. Si au
contraire la productivité agricole stagne, les prix alimentaires vont
s’élever, ce qui entraînera la hausse des salaires nominaux et la baisse des
profits et de l’investissement industriel. Par ailleurs, la croissance rapide
de la production agricole aura un effet déterminant sur la croissance du
PIB, dans la mesure où l’agriculture reste le secteur dominant dans
l’économie.
• Marché : le secteur agricole doit être à l’origine d’une demande de
produits industriels et de services. Là encore la prospérité de
l’agriculture est nécessaire pour fournir des débouchés croissants à
l’industrie. La hausse de la productivité doit permettre l’amélioration
des revenus du monde paysan et donc l’accroissement de sa
consommation.
• Devises : les produits agricoles constituent l’essentiel des exportations
dans les premières phases du développement, et fournissent les
devises nécessaires à l’importation des machines et matières
premières dont l’industrie a besoin. L’agriculture peut également
économiser des devises en produisant des denrées auparavant
importées. Un échange fructueux tripartite se met alors en place :
l’agriculture fournit des devises, lesquelles permettent d’acquérir des
machines pour l’industrie, qui produit alors des biens manufacturés
pour les paysans.
• Facteurs de production : l’agriculture fournit de la main-d’œuvre aux
autres secteurs, dans un premier temps parce qu’il existe un surplus
de main-d’œuvre à faible productivité (cf. ch. 3), et ensuite grâce à
l’amélioration continue de la productivité. Le déplacement de
travailleurs agricoles vers des activités à productivité plus élevée doit
avoir un effet favorable sur la croissance.
D’autre part, l’agriculture génère également une épargne pour le reste
de l’économie. Comme il s’agit du secteur dominant, il est clair que
l’épargne totale proviendra en grande partie de l’agriculture, et que c’est elle
qui permettra les investissements dans les autres activités. Comment cette
épargne sera-t-elle transférée ? Elle peut l’être volontairement si les revenus
des agriculteurs sont suffisants et si les réseaux de collectes le permettent,
ce qui est peu probable. Le plus souvent, il s’agit d’une épargne forcée
imposée par les gouvernements par différentes méthodes : impôts et taxes,
fixation autoritaire des prix aux producteurs à des niveaux faibles, et même
confiscation pure et simple de la production. Ces différents moyens
permettent de transférer le surplus agricole vers les secteurs plus
dynamiques de l’économie. Pour Kuznets, « un des problèmes cruciaux de
la croissance économique moderne est d’arriver à extraire du produit
agricole un surplus pour le financement de l’investissement industriel, sans
briser en même temps la croissance de l’agriculture ». Malheureusement,
certains pays sont allés trop loin dans cette ponction sur l’agriculture, et ils
ont effectivement stoppé la croissance agricole et avec elle celle de
l’économie dans son ensemble.

Le transfert du surplus et le rôle central des prix


La controverse Preobrajenski-Boukharine
Le premier débat sur la question agricole dans un pays « en voie de
développement », a lieu dans l’URSS des années 1920, il s’agit de la
célèbre controverse Préobrajenski-Boukharine159, lors de la NEP
(Nouvelle Politique Économique). Nicolas Boukharine préconisait un
développement équilibré agriculture/industrie, avec une ponction
modérée, de façon à ne pas porter atteinte à la production, mais son
point de vue n’a pas été retenu par Staline. Par des prix faibles versés au
monde rural, secteur privé à l’époque (on est avant la grande
collectivisation de 1929), Evgueni Préobrajenski voulait au contraire
réaliser un transfert forcé du surplus agricole vers l’industrie socialisée.
Les termes de l’échange agriculture/industrie devaient rester
défavorables, avec des prix industriels en hausse, de façon à permettre
l’accumulation socialiste primitive. Le refus des paysans de vendre
mènera tout droit à la collectivisation stalinienne. Cependant celle-ci
échouera à développer l’agriculture soviétique, faute de motivation. Le
coût d’une telle politique a été exorbitant, en termes de vies humaines
comme en termes économiques, et la faible productivité de l’agriculture
collectivisée a constitué jusqu’à la fin un des obstacles majeurs au
développement de l’URSS. Le secteur agricole ne produit pas assez, les
revenus et les débouchés sont faibles, les liens avec l’industrie ne peuvent
jouer pleinement.

Les politiques défavorables à l’agriculture dans le tiers monde


Les stratégies de ponction du surplus agricole, par la fixation de termes
de l’échange défavorables à l’agriculture, ont été pratiquées dans de
nombreux pays. La plupart n’ont pas été cependant jusqu’à la
collectivisation des terres, les quelques expériences de fermes d’État
(Guinée, Ghana, Algérie) et de villages socialistes (Tanzanie,
Madagascar), ayant donné des résultats suffisamment éloquents. La
Banque mondiale a consacré diverses études160 au commerce et au
développement de l’agriculture, et il y apparaît nettement que les PED
taxent leur production agricole en imposant aux producteurs des prix
très inférieurs aux cours mondiaux, alors que les pays développés
pratiquent la politique inverse de soutien à la production par des prix
internes élevés. Cela semble assez paradoxal dans la mesure où les
paysans ne représentent que 6 % de la population active des pays riches,
contre encore près de 60 % dans les pays à faible revenu (cf. figure 7.4). Il
est vrai que leur pouvoir politique est très réduit dans les pays en
développement, malgré leur nombre.
Les résultats de ces politiques opposées apparaissent actuellement
dans les excédents des pays riches et les déficits en Afrique. Les pays qui
ont pratiqué des prix plus incitatifs, comme la Côte d’Ivoire, le Kenya, ou
le Malawi, ont vu leur production agricole augmenter et se diversifier,
alors que des pays comme le Zaïre, le Tchad ou la République
centrafricaine où les prix ont été très faibles, ont vu leur production
chuter.
De l’autre côté, les politiques de soutien coûtent cher aux États et aux
consommateurs des pays riches qui paient des prix élevés pour leurs
produits alimentaires. Elles empêchent en outre le développement des
exportations agricoles du tiers monde. Par exemple, des pays comme
l’Espagne, la Grèce, la Chine et les États-Unis accordent des subventions
à leurs producteurs de coton (pour une valeur équivalente aux
exportations mondiales de ce produit), et les producteurs du Sahel,
pauvres parmi les pauvres, qui ont un avantage comparatif à la
production de coton, voient ainsi leurs ventes et leurs revenus stagner.
De la même façon, l’Union européenne pratique une protection
douanière sur le sucre, le blé, les produits laitiers, la viande, les volailles, à
des taux variant entre 46 et 125 % et écarte ainsi de ses marchés des pays
comme le Brésil, l’Uruguay ou l’Argentine.
Les institutions internationales et des pays exportateurs agricoles
(Groupe de Cairns161) préconisent donc une libéralisation générale des
politiques agricoles, la fin des subventions et une réduction du
protectionnisme à travers le monde, qui profiteraient aussi bien aux pays
riches qu’aux pays pauvres. Par exemple, l’Union européenne est incitée à
réformer la politique agricole commune et accroître ses importations en
provenance du tiers monde. Cela impliquerait un redéploiement plus
poussé des activités sur le continent et une réduction encore plus sévère
du nombre des agriculteurs : une transformation que beaucoup ont du
mal à envisager, pour ne pas sacrifier l’indépendance alimentaire de
l’Europe et laisser le paysage rural se dégrader, faute de paysans pour
l’entretenir. Le gel des terres est cependant en cours et le nombre des
agriculteurs continue à diminuer162, ce qui permet de réduire les excédents
(voir la baisse de la production en Europe dans les années 1990 et sa
stagnation depuis, figure 7.3). Le soutien aux prix et les subventions à
l’exportation (100 % des dépenses de la PAC en 1990) ont été
progressivement remplacés par des aides directes au revenu163 (70 %
aujourd’hui) et des dépenses pour le développement rural164 (25 %). L’aide
a été ainsi largement découplée du niveau de la production, évitant la
surproduction chronique du passé. Les dépenses de la PAC représentent
une part décroissante du budget de l’Europe (record de 70 % dans les
années 1970, 43 % en 2005 – alors que l’agriculture ne compte plus que
pour 2 % du PIB –, 38 % en 2015). La part des subventions, en moyenne
triennale, dans le résultat courant avant impôts des exploitations
françaises était de 18 % en 1991 (époque du soutien européen par les
prix), 58 % en 1995, 81 % en 2001 et jusqu’à 97 % en 2005 ! À cette date
l’UE – avec 34 % en moyenne des revenus des paysans provenant de
Bruxelles en 2005 – se situe à mi-chemin dans les aides agricoles parmi
les pays riches, entre le Japon (58 %) et les États-Unis (20 %).
La discrimination à l’encontre de l’agriculture dans les PED opère de
différentes manières :
• Politique de prix des organismes publics de commercialisation (caisses
de stabilisation). Ces offices avaient été créés pour éviter l’exploitation
des paysans par des intermédiaires, empêcher que les fluctuations des
cours se répercutent sur les producteurs en maintenant des prix
stables à la production, et dégager un surplus pour l’investissement,
permis par les différences entre les prix aux producteurs et les prix à
l’exportation. En réalité ils ont souvent ponctionné de manière
excessive les paysans, de façon à financer le budget de l’État165. En
Afrique, les salariés urbains, les fonctionnaires, les étudiants,
bénéficient de cette exploitation des paysans, grâce aux bas prix
pratiqués qui favorisent les consommateurs, mais qui bloquent le
développement agricole. Lipton (1977) considérait ainsi que le
principal conflit de classe dans le tiers monde est celui qui oppose les
citadins aux paysans. Le pouvoir réside dans les villes qui accaparent
les investissements dans des projets parfois inutiles : les campagnes se
voient ainsi dépossédées des ressources indispensables à leur
développement, les paysans sont écrasés et l’agriculture stagne.
• Politiques de protection industrielle pour favoriser le processus
d’industrialisation (cf. ch. 8, ISI) mais qui entraînent une hausse
relative des prix des produits industriels et en particulier de ceux qui
sont utilisés dans la production agricole. Elles s’accompagnent, en
outre, d’une surévaluation de la monnaie nationale qui pénalise les
agriculteurs (voir encadré).
• Les importations de produits alimentaires à bon marché viennent
concurrencer les productions locales et décourager les producteurs.
L’aide en nature peut avoir les mêmes effets (cf. ch. 4).
En contrepartie, la plupart des pays du tiers monde ont mis en place
depuis longtemps des mécanismes d’aide préfigurant le retournement des
approches théoriques en faveur de l’agriculture. On peut citer ainsi les
soutiens aux paysans pour acquérir les engrais, les subventions à la
mécanisation et les facilités de crédit. Dans l’ensemble cependant ces
aides n’ont pas suffi à compenser les effets des politiques défavorables.
Les justifications théoriques de ces dernières ont été avancées par les
économistes structuralistes :
• Les prix n’auraient que peu d’effets sur les producteurs ruraux (par
exemple ceux-ci préféreraient travailler moins plutôt que d’accroître
la production en cas de hausse de prix). Dès lors une politique de bas
prix serait sans grande conséquence sur la production.
• Une hausse des prix agricoles profiterait surtout aux exploitants les
plus riches et aux intermédiaires.
• Elle aggraverait la situation des consommateurs les plus pauvres,
comme les ouvriers ou les catégories urbaines défavorisées.
Tous ces arguments ont été rejetés par les partisans de réformes
libérales des politiques agricoles.

Les politiques libérales


Les travaux de Schultz (1964), plus tard couronnés par le prix Nobel et
suivis de beaucoup d’autres, ont montré que les agriculteurs dans les pays
pauvres réagissaient positivement au relèvement des prix, qu’ils avaient
un comportement rationnel de maximisation des profits, mais qu’ils
étaient souvent bloqués par un environnement et des politiques
défavorables. Pour peu qu’on leur en donne les moyens, par divers
stimulants et des prix rémunérateurs, le potentiel de croissance agricole
est élevé.
D’ailleurs une politique favorisant des prix plus élevés profiterait à
l’ensemble du monde rural, où se trouvent les pauvres parmi les pauvres du
tiers monde, et atténuerait ainsi les disparités de revenus. Cependant ces
effets bénéfiques ne pourraient être constatés qu’à long terme, si la
politique réussit à accroître la production commercialisée de tous les
paysans, et si elle induit, par la hausse de la productivité, une baisse relative
des prix agricoles. Ces progrès auraient sur les autres secteurs les effets
d’entraînement déjà signalés, et la croissance économique favoriserait la
création d’emplois et la réduction des inégalités.

Le rôle du taux de change dans les PED


La valeur d’une monnaie nationale par rapport aux monnaies
étrangères, son taux de change, peut être fixée par le marché des changes au
gré des offres et des demandes, et donc fluctuer. Deux cas sont ici à
distinguer : soit la Banque centrale intervient quotidiennement sur ce
marché pour maintenir stable la parité de la monnaie, et on parlera
alors de système de changes fixes ; soit les fluctuations ne sont pas
corrigées et on parlera de changes flottants. On pourra naturellement
avoir des systèmes intermédiaires comme celui qui a été en vigueur dans
le monde occidental après 1973, qualifié de système de changes flottants
administrés, car les Banques centrales intervenaient pour éviter de trop
grands écarts des cours. Dans le cadre du système mondial de changes
flottants, les pays de l’Union européenne ont d’abord créé, avec le
SME, un système de changes fixes où les parités entre les monnaies
étaient stabilisées par les interventions centrales, puis (à l’exception de
la Grande-Bretagne, la Suède et le Danemark) une zone à monnaie
unique avec l’euro.
Dans ces deux grands systèmes, changes fixes ou flottants, les
opérations de changes sont libres : on peut acheter et vendre les
monnaies étrangères. On dit que les monnaies sont convertibles,
comme le sont celles des principaux pays occidentaux (dollar, euro,
yen, etc.), qu’on appelle devises.
Si au contraire il n’existe pas de marché des changes libre, et qu’un
contrôle des changes limitant ou interdisant l’achat et la vente de
devises contre la monnaie nationale est institué, on dira que la
monnaie est inconvertible. C’est le cas de la plupart des monnaies des
PED, comme des pays de l’Est avant 1990. La monnaie a un usage
interne, mais ne sert pas dans les transactions internationales. Les
PED peuvent rattacher leur monnaie à une devise étrangère comme le
dollar ou l’euro, ou à un panier de monnaies comme le DTS,
maintenir une parité fixe avec cette monnaie et donc fluctuer avec elle,
comme dans le cas de la zone franc, mais de toute façon, la parité est
fixée de manière administrative et non par le jeu des forces du marché.
De nombreux pays qui ont souffert d’une inflation élevée comme le
Brésil, mais aussi la Colombie, les Philippines, le Maroc, l’Indonésie,
ont adopté un système de changes glissants, crawling-peg ou mini-
dévaluations, qui consiste en ajustements fréquents du taux de
change de façon à éviter que l’inflation élevée ne pénalise les
exportations. Par exemple, une firme brésilienne exportant pour une
valeur de 1 000 dollars recevait 100 000 cruzeiros166 au taux de
change 1 dollar = 100 cr. Si à la suite d’une hausse des prix internes,
ses coûts passaient de 80 000 à 110 000 cr., la firme voyait son gain
à l’exportation de 20 000 transformé en perte de 10 000. Une série
de mini-dévaluations, suivant la progression du différentiel
d’inflation avec l’étranger, permettait par exemple d’amener le taux
de change à 1 dollar = 130 cr. et donc de maintenir le gain de
20 000 cr. Il s’agissait en fait d’empêcher que l’inflation interne ne
décourage les firmes d’exporter.
Si les PED n’adoptent pas un système de change régi par le marché,
c’est principalement parce que leur système financier et bancaire est
peu développé. Ils n’auraient pas les moyens de mettre en place les
techniques de couverture contre les risques de changes dus aux
fluctuations. En outre l’incertitude des cours est un obstacle à la fois
à l’entrée d’investissements étrangers, et aux tentatives d’intégration
économique. Les PED souhaitent également contrôler les sorties de
capitaux et estiment qu’un taux de change déterminé par les forces du
marché ne permettrait pas d’assurer l’équilibre externe, car les
importations et les exportations sont rigides. Enfin la fixation du taux
de change permet de maintenir une surévaluation de la monnaie nationale
de façon à faciliter les importations essentielles. Par exemple, une
firme important des machines dont le coût est de 100 000 dollars
devrait payer 800 000 FCFA au taux de change 1 $ = 800 CFA, mais
n’en paiera que 750 000 au taux surévalué de 1 dollar = 750 CFA ce
qui correspond donc à une subvention.
La surévaluation des taux de change (évaluée par le taux de change
réel) a eu cependant des effets très négatifs, en particulier dans le
domaine agricole :
• Les exportateurs de produits agricoles voient leur rémunération baisser. Les
prix sont fixés en devises à l’extérieur du pays. Une exportation de
1 000 dollars rapportera 10 000 M au taux 1 $ = 10 M. Si la
monnaie M du PED tend à se surévaluer, et donc le taux de
change réel à baisser (1 $ = 8 M), l’exportateur ne touchera plus
que 8 000 M. Dans ce cas la dévaluation permettra d’accroître les
recettes des producteurs agricoles (pour 1 $ = 12 M, ils
toucheront 12 000 M), à moins que l’État ne prélève la différence
au passage pour financer le budget.
• Les exportateurs sont incités à vendre leurs productions sur des marchés
parallèles, souvent vers des pays étrangers voisins, privant ainsi le
gouvernement de recettes. Par exemple, depuis l’indépendance, le
cacao ghanéen est passé en grande partie par la Côte d’Ivoire où les
prix étaient supérieurs.
• Les paysans ont tendance à délaisser les cultures d’exportations
insuffisamment rémunératrices faisant ainsi perdre des devises au
pays. Ils se replient sur eux-mêmes ou migrent vers les villes en venant
ainsi grossir les rangs des chômeurs urbains.
• La surévaluation rend les importations meilleur marché et décourage les
activités nationales qui pourraient les concurrencer, dans le secteur
agricole et agro-alimentaire comme dans toutes les activités
industrielles. Cette situation tend à accroître les inégalités car ce sont
les classes aisées qui consomment le plus de produits importés ; les
catégories rurales, les plus défavorisées, n’en consomment que très
peu. Des mesures de restrictions aux importations peuvent bien être
mises en place, mais, outre leur lourdeur administrative, elles
favorisent la corruption.
• Un taux de change surévalué pénalise également les exportateurs de produits
industriels dont les prix exprimés en devises sont moins compétitifs
(ainsi un produit de 10 000 M sera exporté à 1 000 dollars au taux
1 $ = 10 M, mais 1 250 $ au taux de 1 $ pour 8 M).
• Enfin la surévaluation de la monnaie nationale favorise l’apparition des
marchés noirs de devises, où s’effectuent les transactions illégales des
résidents. Ces marchés permettent aux détenteurs de devises de les
vendre à des cours beaucoup plus élevés que les cours officiels, à
des agents qui ne peuvent les acheter auprès des banques à cause
du contrôle des changes. L’évasion des capitaux à l’extérieur
continue malgré les restrictions de change, au détriment de
l’investissement national ; le pays perd des devises, et les banques
voient leur échapper toute une série de transactions qui sont
normalement leur apanage.
Toutes ces raisons expliquent la nécessité de dévaluation dans les pays
où la monnaie est surévaluée. On en attend les effets favorables
suivants :
– Mieux rémunérer les exportateurs de produits agricoles.
– Redresser l’équilibre externe par la relance des exportations de
produits manufacturés et la réduction des importations non
essentielles.
– Favoriser les activités nationales de remplacement des
importations.
– Assainir les circuits monétaires et financiers.
En contrepartie, la dévaluation aura des effets inflationnistes (en
renchérissant les importations indispensables) et augmentera le coût
en monnaie nationale du service de la dette. Les effets favorables de
relance de la production risquent d’ailleurs de ne pas jouer si l’offre
est rigide à cause de l’insuffisance des infrastructures, des moyens de
commercialisation ou des pièces de rechange.
Il convient donc d’envisager une série de mesures
d’accompagnement : politiques monétaire et budgétaire permettant
de contrôler l’inflation, simplifications administratives du commerce
extérieur pour favoriser les exportations, libéralisation du marché des
changes et apport externe de devises pour permettre les importations
nécessaires, politiques de l’offre agissant sur les infrastructures pour
débloquer les goulets d’étranglement, enfin politique agricole visant à
transférer au producteur les gains dus à la hausse du taux de change.
À court terme, au contraire, des effets négatifs d’aggravation des
inégalités peuvent jouer : les paysans les plus riches sont ceux qui
vendent la plus grande part de leur production et profitent donc le plus
des hausses. De même les consommateurs pauvres sont relativement
plus touchés par les augmentations de prix puisqu’ils consacrent
l’essentiel de leurs revenus à l’alimentation.
La Banque mondiale rejette en général ces arguments en insistant sur
le fait que des prix trop bas bénéficient à nombre de catégories sociales
relativement favorisées et accentuent la pauvreté rurale. Dans de
nombreux pays les gouvernements sont intervenus pour maintenir des
prix faibles pour les produits alimentaires de base, comme le pain ou le
riz. C’est ce qu’on appelle les subventions à la consommation, qui « ne
profitent pas autant qu’on le souhaiterait aux groupes à faible revenu et
favorisent au contraire les groupes à revenu moyen ou supérieur »
(Banque mondiale). En effet, les paysans pauvres consomment moins,
pratiquent l’autosubsistance, sont loin du pouvoir central et n’ont pas les
moyens de se faire entendre ; par contre, les salariés urbains,
relativement favorisés, ont un pouvoir de pression important, et les
autorités sont plus enclines à les satisfaire, par crainte de réactions
politiques.
Les pays d’Afrique noire correspondent bien à cette situation, mais
dans les autres pays du tiers monde, beaucoup plus urbanisés, en Asie, en
Afrique du Nord ou en Amérique latine, les pauvres sont plus nombreux
dans les villes, et pour eux les prix alimentaires ont une importance
énorme. Ainsi les gouvernements se trouvent confrontés au dilemme
suivant : il faut augmenter les prix agricoles pour accroître la production,
mais cette hausse risque d’avoir des effets catastrophiques pour les
pauvres, qui sont déjà sous-alimentés. Diverses solutions se présentent
alors :
1) Importer des produits alimentaires bon marché (les prix réels du
blé, du riz, du maïs ont tendance à baisser à long terme sur les marchés
mondiaux167), en évitant de concurrencer les producteurs locaux.
2) Différencier les hausses de prix, de façon à éviter une augmentation
très forte des produits vivriers de base ;
3) Compenser les hausses de prix par des programmes d’aide
spécifiques et ciblés sur les catégories les plus pauvres.
Plus généralement, les principales mesures des politiques libérales
dans le domaine agricole ont été les suivantes :
• Modifier les prix relatifs de façon à ce que les termes de l’échange
interne (prix agricoles/prix industriels) ne soient pas défavorables à
l’agriculture. Pour cela il faudra éviter la surévaluation de la monnaie
nationale, au besoin par des dévaluations, élever les prix payés aux
producteurs et réduire la protection de l’industrie.
• Renforcer les services à l’agriculture, tels que l’éducation, les services
de santé, les réseaux de crédit aux paysans, la diffusion des techniques
modernes de culture grâce à la présence d’agronomes qualifiés.
• Renforcer les infrastructures en matière de transport, d’électrification,
de maîtrise de l’eau (barrages, irrigation) : la densité du réseau routier
des pays les moins développés par exemple est moins d’1/5ème de celle
des pays développés (cf. figure 7.7).
• Éliminer les organismes publics ayant le monopole de la
commercialisation et « améliorer le cadre juridique et institutionnel
nécessaire au bon fonctionnement de marchés privés concurrentiels »
(Banque mondiale).
Les cas de développement réussi de l’agriculture dans des pays
comme le Japon, Taïwan, ou la Corée du Sud sont présentés à l’appui de
ces thèses. Au Japon, par exemple, l’agriculture a accompagné
l’expansion industrielle. La production agricole a augmenté rapidement
depuis l’ère Meiji, grâce à l’adoption de techniques nouvelles qui ont
entraîné des améliorations continues de productivité. Le gouvernement
a investi dans les infrastructures rurales, en même temps qu’il prélevait
des impôts directs pour transférer une partie du surplus agricole, mais
sans jouer sur les prix et sans tuer la poule aux œufs d’or. Le succès
agricole de Taïwan s’explique différemment : une réforme agraire
réussie a permis de répartir les terres équitablement et stimuler l’intérêt
des exploitants ; des investissements massifs dans l’infrastructure ont
été réalisés et des services fournis aux paysans ; cependant les prix ont
été maintenus à des niveaux inférieurs à ceux du marché de façon à
transférer le surplus vers l’industrie.

Figure 7.7 : Infrastructures

Source : FAO.

Les prix ont une influence considérable sur la production agricole,


mais beaucoup d’autres facteurs entrent également en ligne de compte :
la taille des fermes, le mode d’exploitation, les aléas climatiques, la
fiscalité, le crédit, l’accès aux marchés, etc. Il serait donc erroné
d’attendre tout de la fixation des prix : une politique agricole doit
intervenir dans beaucoup d’autres domaines, pour permettre les
transformations nécessaires.

La transformation de l’agriculture
traditionnelle
Ester Boserup (1970) affirme que la pression démographique, et donc la
limitation des terres disponibles, pousse les agriculteurs à modifier leurs
méthodes de production. Ainsi l’agriculture traditionnelle qui pratique
surtout une culture extensive (où, pour augmenter la production, on met
en culture de nouvelles terres sans changer les techniques), doit passer à
une culture intensive (où, sur une même terre, on produit plus grâce à des
techniques améliorées). Giri (1986) explique ainsi très bien, dans le cas du
Sahel, que les paysans africains n’ont pas, jusqu’à maintenant, éprouvé le
besoin de changer leurs techniques, par exemple en adoptant l’araire, ou
la culture attelée, disponible sans doute depuis le Xe siècle grâce aux
contacts avec les Arabes, parce que l’abondance des terres rendait ces
techniques inutiles. Aujourd’hui, cette abondance n’est plus, et l’adoption
de méthodes de culture intensive est nécessaire.
Une théorie voisine soutient que les changements et les innovations
dans le secteur agricole sont provoqués par les variations dans les
rapports de prix des facteurs de production, dépendants de leur rareté
relative. Ainsi, lorsque la terre devient rare par rapport au travail, son
prix relatif s’élève, induisant l’adoption de procédés qui utilisent moins de
terres pour la même production, c’est-à-dire des méthodes plus
productives accroissant les rendements. C’est la théorie du changement
institutionnel induit (sous-entendu par les variations des prix relatifs des
facteurs), développée par Hayami et Ruttan en 1971. Elle peut s’appliquer
à d’autres facteurs de production : Ghatak (1987) donne les exemples de
l’agriculture américaine, qui a substitué des machines au travail, à la suite
de la hausse du coût de la main-d’œuvre, et du Japon, où la rareté de la
terre a entraîné des innovations biologiques. De même, la révolution
verte dans le tiers monde, qui a permis d’accroître les rendements grâce à
de nouvelles variétés de céréales et l’utilisation accrue des engrais, des
machines et de l’irrigation, est la réponse adoptée par de nombreux pays
pour faire face à l’augmentation de la population et la rareté croissante
des terres.

La révolution verte : des famines à l’autosuffisance


alimentaire
Le succès de la révolution verte dans le tiers monde est le pendant pour
l’agriculture de la réussite des pays émergents dans le domaine industriel.
Elle n’a pas atteint tous les pays pauvres, mais elle a permis à des pays
aussi peuplés que l’Inde, la Chine, le Pakistan, l’Indonésie, d’éliminer les
famines, de devenir autosuffisants sur le plan alimentaire, et même
d’exporter des céréales.
Il est significatif que des noms symboles du capitalisme, comme
Rockefeller et Ford, soient associés à la révolution verte. Ce sont en effet
les recherches des Fondations de ces deux groupes, au Mexique (1941),
en Inde (1957) et aux Philippines (1959), financées par leurs profits, qui
l’ont permise. La révolution verte n’aurait-elle été, à l’origine, qu’un
moyen d’éviter les révolutions rouges ? Vernon Ruttan (1977) remarquait,
à ce propos, qu’elle « a affaibli le potentiel de changements
révolutionnaires… dans de nombreux pays d’Asie et d’autres régions en
développement. La croissance des gains de productivité s’est diffusée
suffisamment pour renforcer l’adhésion de la plupart des classes sociales
à un schéma de développement rural caractérisé par l’évolution plutôt
que par la révolution ».
On retrouve cependant au départ une combinaison de l’idéalisme du
New Deal et de la tradition de mécénat du grand business américain,
puisque les premières initiatives furent prises par le vice-président de
Franklin Roosevelt, Henry Wallace, en 1941, avec le dirigeant du groupe
Rockefeller, Raymond Fosdick. Elles aboutirent à la création de la Oficina
de Estudios Especiales au sein du ministère mexicain de l’agriculture : une
équipe animée par Norman Borlaug (prix Nobel de la paix en 1970),
chargée d’améliorer les rendements du haricot et du maïs, nourriture de
base au Mexique.
Les Variétés à Haut Rendement (VHR) mises au point par les équipes
de Borlaug au Mexique, pour le blé et le maïs, et de Robert Chandler aux
Philippines pour le riz, avaient la caractéristique d’être beaucoup plus
réceptives à l’usage des engrais et de l’irrigation, et capables de produire
au moins deux fois plus que les variétés traditionnelles. Ces VHR
pouvaient donner 2 à 3 récoltes par an : elles étaient adaptables à des
environnements très variés, depuis l’équateur jusqu’aux zones tempérées.
Il s’agissait de variétés naines, courtes sur tige, donc plus solides, mais qui
exigeaient des traitements anti-parasites (pesticides et insecticides). Les
recherches ultérieures ont permis de les rendre plus résistantes à ces
parasites, ainsi qu’aux maladies des cultures (comme la rouille pour le
blé).
Des variétés de blé ont été mises au point au Mexique, à partir de blés
américains, eux-mêmes développés sur des gènes importés du Japon en
1947. Aux Philippines l’IRRI (International Rice Research Institute) créé en
1959 fut à l’origine du riz miracle : l’IR8. Les instituts de recherche se sont
par la suite multipliés. Le plus connu est le CIMMYT (Centro
Internacional de Mejoramiento de Maiz y Trigo) créé en 1966 à Mexico en
regroupant les programmes initiaux de la fondation Rockefeller et du
gouvernement mexicain. Globalement, les rendements ont énormément
progressé, sauf en Afrique subsaharienne (cf. figure 7.8).
La nouvelle révolution en cours dans les pays agricoles du tiers monde
est celle des organismes génétiquement modifiés (OGM). À la différence
des VHR qui résultaient d’un processus d’hybridation, il s’agit ici de
modifier le gène de la plante lui-même pour en tirer des avantages
productifs, écologiques ou liés à la santé168. Les principales plantes
cultivées sont le soja, le maïs, le colza, le coton, la patate douce, la
pomme de terre et le riz, et les OGM progressent dans des pays comme
l’Argentine, le Brésil, l’Égypte, le Kenya, l’Afrique du Sud, l’Inde et la
Chine (voir carte ci-après). Mais de nombreuses réticences se font jour,
face à une manipulation totalement nouvelle dans l’histoire de
l’humanité169 : ainsi en 2002-2003, de nombreux pays africains
(Zimbabwe, Lesotho, Malawi, Mozambique, Swaziland, Zambie)
rejettent l’offre d’aide américaine sous forme de dons de maïs
génétiquement modifié.

Figure 7.8 : Évolution du rendement des céréales


Source : FAO.

Figure 7.9 : Degrés de malnutrition et répartition des cultures d’OGM

Note : Les États-Unis concentrent, à eux seuls, 70 % des surfaces cultivées en OGM, suivis par
l’Argentine (14 %) et le Canada (10 %). Le soja (huile, farines pour l'alimentation animale) occupe
54 % de ces surfaces, devant le maïs, le colza et le coton.
Source : FAO, Solagral/Unesco.

La révolution verte s’est étendue en Asie, au Moyen-Orient, en


Afrique du Nord et en Amérique latine, mais elle a assez peu touché
l’Afrique noire, à l’exception de quelques pays comme le Kenya, la
Tanzanie, le Zimbabwe, la Guinée et la Côte d’Ivoire, où des variétés de
maïs et de riz170 ont été essayées avec succès. Ses caractéristiques mêmes
expliquent que l’Afrique soit restée à l’écart. Tout d’abord, elle exige des
inputs coûteux comme les engrais et les traitements phytosanitaires,
ainsi que la pratique de labours profonds permis par la mécanisation.
Tous ces éléments ne sont pas à la portée de tous les paysans africains (cf.
figure 7.10). Ensuite la révolution verte requiert la maîtrise de l’eau, et
donc l’irrigation, qui est insuffisamment répandue en Afrique (le
pourcentage des terres arables aménagées pour l’irrigation est 60 %
moindre dans les PMA que dans les pays à revenu intermédiaires, cf.
figure 7.7). Les techniques agricoles y sont d’une façon générale peu
évoluées. René Dumont (1986) constatait à propos de l’Afrique
précoloniale : « la roue, la charrue et la charrette attelées, outils de base
d’une première étape du progrès agricole, y restaient inconnues – et le
sont encore trop souvent ». Au contraire, les agricultures asiatiques, du
Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, ont « derrière elles trois ou quatre
mille ans de maîtrise de l’eau, des fumures, d’usage de l’araire, du
sarclage, ce qui permet de doubler les rendements en apportant quelques
innovations décisives » (Gilbert Étienne). Enfin, les variétés qui ont fait
l’objet de recherches (blé, riz) sont peu cultivées en Afrique. Étienne
remarque que les résultats obtenus découlent d’un siècle de recherche sur
le blé et « d’au moins un demi-siècle pour le riz, principalement au Japon.
Lorsqu’on commence à zéro pour d’autres plantes (légumineuses,
certains oléagineux, manioc), les résultats exigent une période de plus
longue gestation. » Actuellement, une relance de la révolution verte est
en cours en Afrique, à l’initiative de la fondation Gates, associée à la
fondation Rockefeller. Elles ont créé en 2006, une Alliance pour la
révolution verte en Afrique (AGRA), dotée de 150 millions de dollars,
avec pour objectif de sélectionner de nouvelles semences destinées aux
petits producteurs.
Là où elle a été appliquée, la révolution verte a donné des résultats
spectaculaires : « elle a aidé des millions de petits exploitants agricoles et
de consommateurs urbains à sortir de la pauvreté, grâce à des percées
technologiques dans la culture du blé, du maïs et du riz »171. En effet, la
croissance du PIB imputable à l’agriculture profite nettement plus à la
moitié la plus pauvre de la population (cf. figure 7.11).
Figure 7.10 : Inputs agricoles
2003 Moissonneuses Tracteurs Hectares Engrais
nombre nombre par tracteur utilisés Kg/ha

Europe 985 884 10 833 905 27,8 71,5

Amérique du Nord 777 800 5 492 730 41,4 96,2

Pays développés 2 941 452 19 274 582 33,3 78,7

Asie (sauf Moyen Orient) 2 201 202 7 101 807 70,4 145,7

Moyen Orient et Afr. Nord 49 325 1 800 456 55,1 66,8

Amérique du Sud 126 241 1 318 502 91,6 88,6

Afrique subsaharienne nd 227 177 868 12,4

Pays en développement nd 8 409 214 107,5 102,3

Monde 4 253 163 27 625 095 55,8 91,9

Source : FAO, World Resources Institute, Earth Trends 2006.

Source : FAO.

Les VHR ont été adoptées très rapidement, d’autant que leur coût
d’acquisition était faible puisque les pays concernés étaient déjà
importateurs de blé. Il s’agit là d’un exemple de transfert de technologie
quasiment gratuit. Au Pendjab indien, la surface plantée représentait 3,6
% des terres en 1966-67 et 65,6 % en 1969-70 ; au Pakistan, 73 % des
terres à blé étaient ensemencées de variétés mexicaines dès 1970, en
Colombie elles représentaient 10 % des terres en 1966 contre 99 % en
1974, et aux Philippines les nouvelles variétés de riz avaient été adoptées
par 60 % des paysans en 1969 (Ruttan, 1977). Les rendements se sont
accrus rapidement ainsi que la production globale. Par exemple, la
production céréalière a augmenté de 5 % par an en moyenne en
Indonésie et en Corée entre 1971 et 1984, et de 4,5 % aux Philippines et
au Pakistan. L’Inde, dont la population a doublé entre 1960 et 1985 pour
atteindre 765 millions d’habitants, fait face à ses besoins, alors que seule
l’aide américaine lui avait permis d’éviter une famine majeure en 1965-66.
Dans la période récente, la forte augmentation des rendements depuis les
années 2000 dans les pays à faible revenu est concomitante à la forte
réduction de l’extrême pauvreté, tout en ne l’expliquant pas
exclusivement bien entendu (cf. figure 7.12).

Figure 7.11 : Effets de la croissance du PIB imputable à l’agriculture


sur les dépenses, selon le niveau de vie

Source : Ligon et Sadoulet (2007).

Figure 7.12 : Évolution du rendement des céréales et de l’extrême


pauvreté dans les pays à faible revenu
Source : FAO.

Les critiques qui ont été faites à la révolution verte portent sur
trois points :
• Tout d’abord elle entraînerait une dépendance accrue vis-à-vis de
l’extérieur. Les VHR sont produites en laboratoire à l’étranger et
réclament davantage d’engrais et de machines, qui doivent être
importés. Elle serait aussi un moyen pour l’agrobusiness et les FMN des
pays capitalistes de contrôler la production des PED : « ce ne sont pas
les nouvelles semences qui furent miraculeuses, mais l’expansion de
l’agrobusiness… dans le tiers monde » (FAO).
• Ensuite l’utilisation accrue des machines serait un facteur de
chômage, selon Yves Lacoste (1976) : « la “révolution verte”,
magnifique réussite technique,… multiplie les chômeurs… le progrès
leur a fait perdre ce qui était leur gagne-pain ».
• Enfin, la révolution verte accroîtrait les inégalités régionales et
sociales : certaines régions se développent plus vite grâce à des
conditions initiales favorables, d’autres restent en arrière (le Pendjab
face au Bihar en Inde). Elle mènerait à une concentration des
richesses et du pouvoir car l’adoption des nouvelles semences, comme
on l’a vu, implique irrigation et engrais, accessibles seulement aux
fermiers et propriétaires les plus riches : « La révolution verte enrichit
les riches et appauvrit les pauvres » écrivait le directeur de la FAO en
1973.
Les critiques se sont cependant atténuées par la suite et la révolution
verte n’était plus gère contestée dès les années 1980.
• D’abord il est apparu que les effets favorables de l’autosuffisance sur
les balances commerciales compensaient largement la croissance des
importations de matériel et d’engrais. Ensuite elle a entraîné dans son
sillage le développement d’activités connexes, et facilité
l’industrialisation, comme le note Étienne : « l’essor des céréales
soutenu par les progrès de l’irrigation, des semences, de l’engrais…
provoque ou accompagne des réactions en chaîne : construction de
routes en dur, électrification, intensification accrue de l’économie
rurale avec la culture des légumes, l’élevage, la production laitière, de
petites industries, le commerce ». De même une observatrice de la
révolution verte au Pakistan note « qu’un de ses aspects les plus
remarquables a été l’effet d’entraînement de l’agriculture sur la petite
industrie dispersée loin des vieux centres industriels urbains ».
• Ensuite elle a été adoptée aussi bien par les petits que par les gros
fermiers, et, loin de « multiplier les chômeurs », elle a multiplié les
emplois. Une caractéristique reconnue de la révolution verte est
qu’elle est accessible aux grandes comme aux petites exploitations, car
les nouveaux inputs – les semences – sont divisibles à l’infini. En
termes techniques, la nouvelle technologie est neutre relativement à
l’échelle de production. Depuis les années 1970, en Inde, les petits
fermiers ont commencé à adopter rapidement les nouvelles
technologies, « ils ont réalisé les mêmes performances que les gros en
ce qui concerne 1) le pourcentage des fermes utilisant les VHR, 2) la
proportion des terres ensemencées et 3) l’intensité d’engrais employés
par hectare »172. La nouvelle technologie a conduit à une utilisation
accrue de main-d’œuvre même dans les exploitations mécanisées. Il
faut davantage de travailleurs pour « préparer les champs, répartir
l’engrais et les pesticides, sarcler, moissonner et battre le blé » (Elkan,
1976). La mécanisation a progressé en Inde et au Pakistan, où les
tracteurs ont commencé à se répandre dans les années 1960, mais
sans se substituer à la main-d’œuvre. En fait mécanisation et
accroissement de l’emploi sont allés de pair, car les tracteurs, qui
peuvent réaliser des labours profonds en saison sèche, permettent
plusieurs récoltes par an. Les tracteurs, plus efficaces, sont plutôt
concurrents du bétail. Ce dernier présente cependant de nombreux
avantages pour les pays pauvres : il ne tombe pas en panne, ne
consomme pas de carburant ni de précieuses devises, et fournit des
engrais !
• Il est vrai, enfin, que la révolution verte a accru les écarts de revenus
entre les paysans et entre les régions. Il est certain que les gros
propriétaires en ont davantage bénéficié que les petits ou les tenanciers
et les salariés agricoles. Les plus riches ont pu investir davantage, ils ont
eu un meilleur accès au crédit et, mieux éduqués, ils étaient plus
ouverts aux nouvelles méthodes. Cependant le niveau absolu des
revenus s’est amélioré pour tous. Globalement, la demande de main-
d’œuvre s’est accrue dans les zones touchées par la révolution verte, et il
en est résulté une hausse des salaires et des revenus réels. L’emploi s’est
élargi et la pauvreté a reculé. Comme le constate une paysanne, près de
New Delhi : « Les choses ont changé. Il y a 40 ans, il n’y avait pas de
routes dans le village. Il n’y avait pas d’eau potable. Nous utilisions les
bœufs, maintenant nous avons des tracteurs. Les vêtements étaient faits
à la main, maintenant ils viennent de la fabrique. » Un effet favorable
sur la répartition des revenus au niveau national, et non plus au sein du
monde rural seulement, a été la baisse relative des prix des céréales.
L’augmentation rapide de l’offre de riz et de blé a entraîné une hausse
moins forte de leur prix par rapport aux autres denrées, qui a bénéficié
aux consommateurs les plus pauvres. Les schémas inégalitaires n’ont
pas été créés par la révolution verte. Dans les pays caractérisés par une
répartition plus équitable des terres comme en Corée ou à Taïwan, la
nouvelle technologie n’a pas entraîné de renforcement des disparités.
On peut donc penser que des réformes agraires auraient pu enrayer les
aspects négatifs de la révolution verte.

Les réformes agraires


Le thème de la réforme agraire est devenu une sorte de serpent de mer de
l’économie du développement. Dans certains pays en Amérique latine,
comme au Brésil173, on en parle toujours, mais on ne la fait jamais
vraiment, dans d’autres elle a été faite, comme au Mexique, mais c’est une
donnée permanente de la vie économique : commencée après la
révolution de 1910, elle est toujours en cours ! Tout comme l’intégration
économique, elle semble présenter à la fois des avantages évidents, et des
difficultés considérables de mise en œuvre. Les réformes agraires les plus
réussies en termes d’équité et d’efficacité ont été mises en place à la suite
de circonstances exceptionnelles : imposées par une force extérieure
comme à Taïwan, en Corée du Sud ou au Japon après la Seconde Guerre
mondiale, ou à la suite d’une révolution comme en Égypte ou en Chine.
Quand elles ont été réalisées dans le cadre d’un système où le contrôle
politique est détenu principalement par les grands propriétaires, comme
au Pérou, en Bolivie et au Mexique, les résultats ont été moins
concluants.
La répartition des terres joue un rôle fondamental dans les inégalités
sociales. L’Amérique latine traîne depuis la colonisation ibérique, et à
cause d’elle, une structure foncière très inégale, avec la prééminence du
grand domaine, issu par delà les siècles de la grande propriété
esclavagiste (villa ou latifundium) de l’Empire romain, implantée et
enracinée en Espagne et maintenue par la suite, puis introduite par les
conquistadores en Amérique (encomiendas). En outre, la grande
différence avec l’Asie, où des réformes agraires radicales ont eu lieu après
1945, est que l’Amérique latine, restée à l’écart du conflit, n’a pas connu
les immenses destructions et bouleversements causés par la guerre. Dans
un tel contexte, un pays détruit et occupé, un changement complet des
élites au pouvoir, une marge considérable est possible pour des
changements profonds de structure, et les réformes agraires ont permis
de lancer un processus de croissance relativement égalitaire. Les pays
d’Amérique latine n’ont pas « bénéficié » d’une telle situation : les élites
oligarchiques sont restées au pouvoir, aucune intervention extérieure n’a
eu lieu, et de ce fait les structures foncières sont restées en place. Les
disparités criantes de l’Amérique latine, à la différence des pays d’Asie,
viennent de cette culture et de cette tradition, du poids des inégalités de
patrimoine qui se répercute sur celles de revenu.
Pour analyser les réformes agraires il faut d’abord distinguer la réforme
agraire, qui consiste en une redistribution plus équitable des terres, et la
réforme foncière qui ne touche pas à la propriété des terres, mais modifie le
cadre institutionnel. La réforme foncière pourra par exemple améliorer la
condition des exploitants grâce à des droits sur la terre mieux établis, à des
modes de tenures plus favorables empêchant une exploitation de type féodal
des paysans, au remembrement des petites parcelles, etc. La réforme
foncière est plus facile et moins coûteuse à réaliser, mais elle ne saurait
résoudre le problème de l’inégale répartition.
Les arguments en faveur des réformes agraires sont simples dans les
cas où de grandes propriétés mal exploitées, qui pratiquent une culture
extensive, assurent à leurs propriétaires un revenu confortable, alors que
de petits exploitants et des salariés agricoles, faute de terres suffisantes,
sont à la limite de la subsistance. La redistribution doit permettre une
augmentation de la production : les exploitants seront intéressés à mieux
exploiter leurs terres et prêts à adopter de nouvelles techniques. Celles-
ci, comme on vient de le voir, sont accessibles même aux petits fermiers.
La redistribution des terres aura en outre des effets positifs sur
l’économie dans son ensemble, en élargissant les marchés, mais aussi sur
la répartition des revenus dont l’inégalité encore une fois résulte en
grande partie des disproportions foncières.
Ce schéma correspond au latifundio, type de propriété répandu
surtout en Amérique latine (haciendas et fazendas), mais aussi en Europe
du Sud, et dans d’autres pays comme les Philippines. Mais certains types
d’exploitations ne rentrent pas aussi bien dans ce cadre, et ne justifient
pas autant la mise en œuvre de réformes agraires :
• Tout d’abord le système communautaire paysan qui domine en
Afrique noire, où la terre est propriété collective du village, n’est
évidemment pas concerné. La propriété privée progresse cependant
en Afrique, comme en Côte d’Ivoire ou au Kenya, et elle est bien
implantée en Afrique du Sud, où l’on retrouve un régime de grandes
propriétés et une répartition très inégale des terres. Le système
collectif africain présente des avantages sur le plan social : prise en
charge de tous par la collectivité, pas de problème de succession, pas
de salariés agricoles misérables et exploités. Mais il ne permet guère
l’amélioration des techniques et le passage à une agriculture intensive.
• Les grandes entreprises agricoles modernes qui pratiquent une
agriculture intensive existent dans toutes les régions du monde. On
peut souhaiter le partage de leurs terres pour des raisons d’équité,
mais il n’est pas certain dans ce cas qu’il permette d’accroître la
production, car la grande ferme peut réaliser des économies d’échelle
et obtenir un rendement supérieur à de petites propriétés dont la
taille serait insuffisante pour une exploitation rationnelle. Cet
argument était naturellement avancé par les tenants de la
collectivisation en URSS, mais d’autres effets ont joué, qui ont brisé la
machine productive (cf. supra).
• Le mode d’exploitation en vigueur dans les pays asiatiques est encore
très différent. On y trouve des grandes propriétés, mais elles sont
réparties en un grand nombre de petites fermes gérées par des
tenanciers (métayers qui partagent leur récolte avec leur propriétaire,
ou fermiers qui lui versent un loyer monétaire, le fermage). Dans ce
cas la réforme consistera simplement en une expropriation légale et
un transfert du titre de propriété au tenancier, sans que le nombre ou
la taille des fermes en soit affecté. L’effet favorable sur la production
résultera d’un intérêt accru pour le fermier à améliorer son
exploitation. On trouve également en Asie un grand nombre de
petites propriétés pour lesquelles une réforme agraire ne se justifie
pas, car elle ne ferait qu’aboutir à un émiettement encore plus grand,
du fait de la pression démographique et du nombre élevé de
travailleurs agricoles sans terre.
Différents types de réformes agraires peuvent être distingués à travers
le tiers monde et il serait trop long de les recenser ici. Certaines se font
dans le cadre d’une économie de marché, s’accompagnent
d’indemnisation, et visent l’établissement d’une petite propriété à base
familiale, d’autres sont faites dans un cadre socialiste et visent à la
création de fermes d’État ou de coopératives (Cuba, Algérie, Chine) en
confisquant les terres des grands propriétaires nationaux ou étrangers.
Dans tous les cas, les réformes agraires se heurtent à un grand
nombre de difficultés et les effets sur la production ne sont pas aussi
favorables qu’on pourrait s’y attendre.
• En premier lieu, dans un cadre réformiste, les grands propriétaires
sont proches du pouvoir et font obstacle à sa mise en œuvre, ou
trouvent les moyens de la vider de son contenu.
• Une réforme agraire qui s’éternise crée l’incertitude et freine la mise
en œuvre des investissements agricoles, aussi bien de la part des
nouveaux bénéficiaires, que de ceux qui ont vu leur propriété réduite.
En outre, elle est susceptible de créer des tensions et des conflits
(comme on le voit au Brésil) dont l’impact sur la production est
négatif, et le coût élevé pour toute l’économie.
• La réforme doit s’accompagner de toute une série de services fournis
par l’État pour faciliter le développement rural : facilités de crédit,
formation aux nouvelles techniques, aides aux paysans,
développement des infrastructures.
• Les réformes agraires radicales, suivies de la mise en place de
structures agricoles collectives, ont en général entraîné un recul de la
production. Ainsi le Mexique est revenu dans les années 1990 sur les
aspects communautaires de sa réforme agraire, avec la privatisation
des ejidos.

L’insuffisance alimentaire : famines


et malnutrition
L’ampleur de la malnutrition et la persistance de la faim dans le tiers
monde choquent d’autant plus que la situation agricole mondiale est
davantage caractérisée par la surproduction et les excédents que par les
pénuries ; la population des pays riches souffre plutôt de
suralimentation, même s’il existe encore des cas de sous-alimentation
dans les poches de pauvreté des pays développés.
Les famines meurtrières sont récurrentes dans l’histoire de
l’humanité. Au XIVe siècle l’Europe est décimée par les disettes et les
épidémies ; une grande famine à la fin du XVIIe siècle en France emporte
10 à 20 % de la population : « un nombre infini de pauvres, que la faim
et la misère font languir, meurent dans les places et dans les rues, dans
les villes et à la campagne, par manquement de pain et par disette.
N’ayant point d’occupation et de travail, ils n’ont pas d’argent pour
acheter du pain, et ainsi ils se voient mourir misérablement par la
faim »174. On y retrouve les caractéristiques des famines actuelles du
tiers monde qui touchent les plus pauvres, les sans-emploi, à la
différence que nulle aide extérieure n’était alors à attendre. Aux XIXe et
XXe siècles, l’Europe connaît encore de terribles famines comme celle de
1846 en Irlande, provoquée par une maladie de la pomme de terre, qui
a causé un million et demi de morts. La population de l’Irlande est ainsi
passée de 8 millions à 3 millions à la fin du siècle, la famine ayant
déclenché une émigration massive vers les États-Unis. En 1921-1922,
en URSS, à la suite de la révolution et de la guerre civile, puis de
nouveau en 1930 après la collectivisation des terres, les famines font
encore 10 millions de victimes. Mais déjà elles ont des causes plus
politiques que naturelles, et grâce aux progrès de la productivité et des
rendements dans l’agriculture, l’évolution générale est caractérisée par
leur recul.
Dans le tiers monde, la famine de 1943 au Bengale, à la suite
d’inondations, a fait entre deux et quatre millions de victimes ; une
interdiction des ventes de céréales entre provinces de l’Inde a aggravé la
famine, un peu comme l’Irlande de 1846, colonie britannique aussi à
l’époque, qui avait été laissée à elle-même. La Corée du Nord a connu
une grande famine en 1996. L’Afrique apparaît maintenant comme le
continent le plus vulnérable avec les famines du Biafra de 1969-70,
provoquées par la guerre ; mais aussi celles du Sahel entre 1970 et 1974,
étudiées par Sen (les pays les plus touchés étaient la Mauritanie, le
Mali, la Haute-Volta – aujourd’hui Burkina Faso – et le Niger) ; de
l’Éthiopie en 1974, 1984-1985 et 1998-2000, causées par la sécheresse
et aggravées par la guerre Érythrée-Éthiopie ; de la Somalie en 1992 et
en 2011-2012 : ces famines ont provoqué plusieurs centaines de milliers
de victimes. Le Niger a été à nouveau touché en 2004-2005, du fait des
ravages des criquets et de l’absence de pluies, et aussi à cause du
manque de disponibilités des pays voisins comme le Nigeria. Le Soudan
et le Congo connurent des épisodes de famines à partir de 1998 du fait
de leurs guerres civiles. La sécheresse de 2012 au Sahel causa à nouveau
des épisodes de famines dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest :
Gambie, Niger, Mauritanie, Burkina Faso, Mali.
Elles tendent heureusement à être moins meurtrières que par le
passé, grâce à l’accroissement de la production agricole, mais aussi aux
progrès de l’information et à la disponibilité de l’aide alimentaire
d’urgence. Nous avons vu que la révolution verte en Asie avait permis
d’écarter les risques de famine. J.-Cl. Chesnais constate qu’entre 1950 et
1980, pendant la période de croissance démographique accélérée, la
production alimentaire par tête dans le monde a augmenté de 30 à 40 %,
et que le potentiel agricole du tiers monde est encore considérable (les
rendements sont très inférieurs à ceux des pays développés, même dans
les zones de culture moderne). Les famines actuelles sont aggravées ou
causées par des facteurs politiques : guerre, guérillas, déplacement forcé
de population, insuffisance dans l’acheminement des secours (Brunel,
2002). Par exemple, dans le sud du Soudan et au Darfour, la famine a
provoqué des milliers de morts, mais les causes sont avant tout
politiques : guerre civile, désorganisation de l’agriculture, exode paysan,
blocage des secours.
L’étude du mécanisme des famines (Sen, 1981) a fait apparaître
qu’elles pouvaient survenir dans un pays même en l’absence d’une baisse
de la production alimentaire. Amartya Sen explique ainsi qu’en cas de
crise économique (due à d’autres causes qu’une calamité naturelle :
inflation galopante, guerre, troubles politiques) les mécanismes du
marché peuvent rendre la nourriture inaccessible à des groupes sociaux
nombreux : baisse des revenus réels, pertes d’emploi, baisse de la valeur
des actifs (cas du bétail pour les éleveurs). Les victimes sont moins les
paysans qui travaillent directement la terre, que des groupes vulnérables
comme les salariés agricoles, les petits employés, les artisans, les pauvres
des villes, les chômeurs. On retrouve là l’explication donnée par notre
observateur du XVIIe siècle. Les dispositifs assurant la sécurité
alimentaire doivent alors être trouvés hors du marché, par des actions
spécifiques d’aides directes aux groupes concernés. Les nouvelles
technologies de l’information et de la communication peuvent être
extrêmement efficaces à ce titre : en sus de leurs effet positifs pour les
agriculteurs eux-mêmes (meilleure transparence des prix de marché
nationaux et internationaux, réduction des intermédiaires), elles ont
également des effets positifs pour les consommateurs. Ce type de
bénéfices a été démontré dans divers pays en développement (Nakasone,
2014), dont l’Inde, où l’introduction du téléphone portable permet de
réduire substantiellement la dispersion des prix sur les marchés locaux
(cf. figure 7.13 ci-après).

Figure 7.13 : Téléphones portables et dispersion des prix sur les


marchés locaux

Source : Jensen (2007).

Si les famines reculent, la sécurité alimentaire reste préoccupante


dans les pays les moins développés (cf. figure 7.14) la sous-alimentation
continue à frapper un nombre considérable de personnes dans le tiers
monde : près de 800 millions d’individus, soit environ une personne sur
dix. Le nombre absolu baisse (de plus d’un milliard en 1990 à
800 millions aujourd’hui dans le monde, principalement grâce à l’Asie,
alors que le nombre de personnes sous-alimentées continue
d’augmenter en Afrique) ; la proportion diminue bien plus rapidement
encore (de 18,6 % en 1990 à 10,8 % aujourd’hui au niveau mondial, avec
une baisse sur tous les continents y compris africain, cf. annexe 7.4).
Même les pays qui ont réalisé des progrès sensibles en matière de
production agricole comme l’Inde, continuent à voir une grande partie
de leur population souffrir de la faim. Les régions les plus touchées par
la malnutrition sont l’Asie du Sud, l’Afrique subsaharienne, le Nordeste
du Brésil et les Andes.
La malnutrition résulte de carences alimentaires, moins quantitatives
que qualitatives : manque de vitamines, de minéraux, mais surtout
insuffisance de protéines : celles-ci sont fournies par des produits comme
le lait, les œufs, la viande, ou les légumes (haricots), qui font souvent
défaut dans l’alimentation des pauvres. La consommation moyenne de
protéines va de 90 g par jour dans les pays riches, à 40 g dans les pays les
plus pauvres, alors que le minimum admissible est estimé à 60
(Brown/Eckholm, 1975).
Les ravages de la malnutrition ont été largement analysés :
affaiblissement de l’organisme, anémie, rachitisme, mortalité accrue
(des maladies aussi bénignes que la rougeole, les oreillons, la varicelle,
deviennent des causes élevées de mortalité infantile). Elle provoque des
déficiences physiques et mentales irréparables sur plusieurs
générations, et, par là, s’entretient d’elle-même, par la faible
productivité des hommes, notamment dans les activités agricoles.

Figure 7.14 : Sécurité alimentaire

Source : FAO.

Figure 7.15 : Sous-alimentation


Source : FAO.

Source : FAO.

Pour de nombreux auteurs tiers-mondistes, comme René Dumont ou


Susan George, le système économique capitaliste, issu de la colonisation,
et les interventions des pays occidentaux sont largement responsables
des famines et de la malnutrition dans le tiers monde. Dumont (1986)
parlait ainsi sans grande modération du « génocide de la faim, honte et
suprême déshonneur de notre civilisation ». Divers arguments sont
présentés comme le pillage du tiers monde, la dégradation des termes de
l’échange, l’inégalité des revenus, les gaspillages et la surconsommation
dans les pays riches, les cultures d’exportation, la dette externe (qui n’est
que « la légalisation de nos vols », Dumont), et même l’aide. La plupart de
ces points ont été examinés plus haut et nous n’aborderons ici que les
deux qui ont trait à l’agriculture.
• Cultures d’exportation contre cultures vivrières. « Les cultures
d’exportation ne cessent de se développer car elles procurent des
devises, exigées pour satisfaire les désirs de luxe – et de prestige – des
puissants. En l’absence d’équipements adaptés, leur extension se
réalise aux dépens des cultures vivrières » (Dumont, 1991). Au
Sénégal, par exemple, la culture de l’arachide a été poussée par la
France, remplaçant les cultures vivrières et entraînant un épuisement
des sols. Il en va de même pour le coton, le tabac, ou les légumes pour
l’exportation, comme au Burkina, et « le résultat est une malnutrition
croissante ».
Cette thèse très répandue a cependant été largement démentie. Tout
d’abord les famines sont bien antérieures à l’implantation des cultures
d’exportation. Ensuite, les cultures vivrières se sont développées plus
vite que les cultures d’exportation depuis 1970 dans le tiers monde
(Brunel, 1987), spécialement en Asie. On constate d’autre part – et
surtout – que les cultures vivrières se sont développées le plus
rapidement là où les cultures d’exportation ont prospéré, comme en
Côte d’Ivoire. Klatzmann (1991) note que « c’est précisément dans les
régions où l’on cultive les produits d’exportation, que les cultures
vivrières donnent les meilleurs résultats. Cela est compréhensible,
parce que si l’on a un peu d’argent, on peut acheter des outils, des
engrais, pour améliorer les cultures vivrières ». Giri (1986) observait
dans le même sens que les terres cultivées en coton représentaient une
part minime et que c’était justement leurs régions de production qui
avaient des excédents de céréales.
Enfin, il est clair que les cultures d’exportation fournissent des devises
qui ne servent pas seulement aux privilégiés, mais qui sont
indispensables pour l’acquisition de biens d’équipement ou de
consommation. Au Sénégal, par exemple, il est bien connu que les
recettes de l’arachide permettent d’acquérir beaucoup plus de riz que s’il
était produit localement.
• Les gaspillages et la surconsommation dans les pays riches. Les
sociétés de consommation sont réputées pour leurs gaspillages. En
particulier la consommation de céréales y est très élevée, non pas
directement, mais pour alimenter le bétail et permettre une
consommation riche en viande : « Les animaux consomment chaque
année 600 millions de tonnes de céréales – qui pourraient nourrir
2,5 milliards d’hommes » (Banque mondiale), soit plus de trois fois le
nombre de sous-alimentés dans le monde. En outre les céréales
perdent une grande partie de leurs calories et protéines dans le
processus de transformation en viande. Cette situation explique le
slogan selon lequel le grain du pauvre nourrit la vache du riche, et a
fait dire à René Dumont : « le bétail des pays riches… consomme plus
du tiers des céréales mondiales… nous nous conduisons donc en
véritables cannibales ». Les Américains n’ont pas été les derniers à
reconnaître cette surconsommation et ces gaspillages : « Nous
dépensons des millions de dollars en fast-food qui nous laissent
surnourris et mal nourris. Nous achetons des livres diététiques, de la
nourriture diététique, des pilules diététiques, tout cela pour diminuer
notre poids alors que d’autres n’ont pas assez à manger… Nous
gaspillons de la nourriture pour nos animaux familiers. Nous
nourrissons nos chiens avec de la viande de bœuf et nous nous
assurons qu’ils ont bien tous les éléments d’un régime équilibré…
Nous dépensons des engrais pour avoir des pelouses parfaites, alors
que les engrais sont rares et hors de portée de nombreux fermiers du
tiers monde qui en ont besoin pour survivre » (Salvatore-Dowling,
1977).
Il est hors de doute que les gaspillages et le degré des inégalités des
consommations sont scandaleux. Il est cependant simpliste de conclure
que la surconsommation en Occident est responsable de la malnutrition
dans le tiers monde, pour les raisons suivantes :
• Les céréales consommées par les animaux sont principalement
produites dans les pays riches (Brunel).
• Une modification du mode de consommation occidental et dans les
pays de l’Est (car comme le notait Dumont les importations de céréales
y servent également à « produire » de la viande), qui réduirait la
consommation d’aliments carnés, entraînerait une chute de la
production céréalière. Par ailleurs la consommation par tête d’aliments
carnés dans les PED va augmenter à une vitesse vertigineuse d’ici à
2050 (+72 % entre 2006 et 2050 en Asie – en termes de
kcal/personne/jour –, dont +94 % en Inde et +46 % en Chine ; +33 %
sur la même période au Brésil, selon les prévisions du World Resources
Institute), alors que celle des pays développés se stabilise (+7 % dans
l’Union européenne et -2 % au Canada et aux États-Unis entre 2006 et
2050).
• La demande de céréales pour animaux a suscité en fait l’accroissement
des rendements céréaliers, ce qui a eu des effets largement bénéfiques.
• Les pays développés produisent assez de céréales pour exporter et
venir en aide aux zones sinistrées dans le tiers monde.
• Enfin, il est clair que la solution à la malnutrition et aux famines ne
peut venir d’un apport de céréales, d’une aide permanente, qui ne
pourrait avoir que des effets décourageants sur les agriculteurs du
tiers monde mais bien d’une amélioration des techniques agricoles,
et d’une hausse de la production locale de céréales, processus qui
est d’ailleurs en cours.
Les famines et la malnutrition ne sont pas la conséquence des
inégalités au niveau mondial. Les zones les plus touchées par la faim sont
les régions les plus isolées, celles qui ont eu le moins de communications
avec l’Occident : « Les famines se produisent dans des contrées qui
justement sont encore dans une grande mesure à l’écart des effets directs
de l’impérialisme… les régions les plus touchées (au Sahel et en Éthiopie)
sont celles dont les populations pastorales… étaient restées les plus
proches des structures collectives traditionnelles » (Lacoste, 1976).
La surconsommation des pays riches est également pointée du doigt à
travers leurs émissions de gaz à effet de serre (GES). En 2010, les pays
développés175 émettaient, selon le GIEC (Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolution du climat), 36 % des GES du monde,
alors qu’ils ne représentaient que 18 % de la population mondiale (mais
54 % du PIB mondial). La moyenne de leurs émissions de GES par
habitant était près de trois fois celle des pays en développement, même si
ce différentiel se réduit rapidement (il était de quatre en 2004). Ainsi les
émissions de CO2 d’un Africain sont 16 fois inférieures à celles d’un
Américain. Celles d’un Chinois sont encore quatre fois moindres que
celles d’un Américain, et inférieures à celles d’un Européen (cf.
figure 7.16, page suivante).
Au moment de la révolution industrielle, la température moyenne à la
surface de la planète était de +15°c. La plupart des climatologues – et en
particulier le GIEC – estiment que si cette température dépasse +17°c, les
pays du Sud sont ceux qui s’exposent aux plus graves difficultés,
notamment du fait des effets du stress hydrique sur l’agriculture. Si l’on
en croit le GIEC, la trajectoire actuelle sans changement notoire nous
conduirait à une température moyenne en augmentation de +3°c à +5°c
d’ici la fin du siècle. La plupart des spécialistes estiment que ceci
entraînerait un effondrement de la fertilité des sols et des rendements
agricoles notamment au Sud, qui pourrait mettre en péril le fait de
nourrir les 9,6 milliards d’habitants prévus à l’horizon 2050 sur la
planète. Qui plus est, si les pratiques et les variétés culturales actuelles
continuent d’être employées à l’identique, les projections font état d’une
baisse importante des rendements principalement sous les tropiques, et
donc dans de nombreux PED (cf. figure 7.17, page suivante).

Figure 7.16 : Émissions de CO2 dues à l’énergie par habitant dans le


monde

Source : Agence internationale de l’énergie, septembre 2014.

Les PED dénoncent le hiatus entre l’origine du problème – les pays


développés, et la Chine –, et les victimes – eux-mêmes –, et le mettent
systématiquement en avant dans les négociations internationales sur le
climat (cf. chap. 3).
Néanmoins, il faut là encore se garder d’une vision simpliste, et rappeler
que :
• La Chine est désormais le principal pollueur, avant les États-Unis. Elle
est de loin le premier émetteur mondial de CO2 dû à la combustion
d’énergie. En 2012, ces deux pays ont émis 42 % du CO2 dû à la
combustion d’énergie. La plus forte progression de ces émissions
depuis 1990 revient de loin à la Chine, mais l’Afrique est également
sur une trajectoire de forte augmentation (cf. figure 7.18).
• La production d’une unité de richesse (mesurée en dollars 2005 selon
la parité de pouvoir d’achat) entraîne en moyenne des émissions de
GES inférieures de moitié dans les pays développés que dans les PED.
Ainsi les émissions de la Chine sont considérables si on les rapporte à
son PIB. Cet indicateur a, certes, été divisé par deux depuis 1990 en
Chine, mais il a également reculé (-28 % en 2012 par rapport à
1990 au niveau mondial) dans toutes les régions du monde (cf. figure
7.19, page 321).
• Il semble hasardeux de tirer des scénarios sur un siècle à pratiques
agricoles (variétés culturales, techniques et rendements) constantes,
lorsque l’on sait – avec le recul d’un demi-siècle – à quel point
l’évolution fut rapide depuis la révolution verte. Par ailleurs les
scénarios actuels (ceux de la figure 7.17) posent l’hypothèse de
l’absence de tout effet de fertilisation du CO2, alors que
l’augmentation des concentrations ambiantes de CO2 peut stimuler la
croissance des plantes et l’efficacité de l’utilisation de l’eau, dans une
mesure qui reste cependant encore indéterminée.

Figure 7.17 : Changement climatique et rendements agricoles


Note : Cette carte indique le pourcentage de variation des rendements indiqué par les projections
pour 11 grandes cultures (blé, riz, maïs, mil, pois fourrager, betterave à sucre, patate douce, soja,
arachides, tournesol et colza) pour la période 2046-2055, par rapport à la période 1996-2005.
Les valeurs retenues sont les moyennes des valeurs provenant de l'application de cinq grands
modèles climatiques à trois scénarios d'émissions.
Source : Müller et al. 2009, Banque mondiale 2010.

Figure 7.18 : Émissions de CO2 dues à la combustion d’énergie dans le


monde

Note : Sont prises en compte les émissions de la combustion d'énergie fossile pour un usage final
(transport, chauffage...) ou non (production d'électricité, raffinage de pétrole...). Ces données
sont estimées par l'AIE sur la base des bilans énergétiques.
Source : Agence internationale de l’énergie, septembre 2014.
Figure 7.19 : Émissions de CO2 dues à l’énergie par rapport au PIB
dans le monde

Source : Agence internationale de l’énergie, septembre 2014.

La malnutrition et les famines dans le monde sont immémoriales,


elles résultent essentiellement de l’insuffisance des techniques agricoles,
aggravée par différents facteurs comme des conditions climatiques
difficiles, et des politiques inadaptées. Les solutions résident à court
terme dans des actions spécifiques pour aider les populations
vulnérables, dans le cadre de ce qu’on a appelé la stratégie des besoins
essentiels, et également, puisque les stocks de nourriture sont en général
suffisants au niveau national, dans une redistribution des revenus en
faveur de ces catégories pauvres, de façon à accroître leur pouvoir d’achat
(cf. ch. 1) ; et à long terme dans des transformations technologiques et
des politiques favorables, d’abord, à l’agriculture. Les Chinois avaient
lancé dans les années 1960 le slogan : marcher sur ses deux jambes, c’est-
à-dire développer à la fois l’agriculture et l’industrie. On pourrait ajouter
comme le faisait Lipton (1977) : « Pour que le développement marche sur
ses deux jambes, il faut lancer le bon pied en premier ». Il s’agit bien sûr
de l’agriculture, dont les progrès sont indispensables à l’industrialisation.
Chapitre 8

L’industrialisation

Le développement économique passe-t-il nécessairement par


l’industrialisation ? En tout cas, les pays riches sont tous des pays
industrialisés, même ceux qui ont basé leur croissance sur l’agriculture,
comme la Nouvelle-Zélande, l’Australie ou le Danemark. Les pays
industrialisés produisent toujours deux fois plus de valeur ajoutée
industrielle que les PED, et la valeur ajoutée manufacturière par tête y est
quatre fois supérieure à celle des PED (cf. figure 8.1 et 8.2, page suivante). Il
n’est donc pas étonnant que la plupart des PED aient axé leur
développement sur l’industrialisation. Celle-ci a considérablement
progressé et la part des PED dans la production industrielle mondiale est
passée de moins de 5 % en 1960 à près d’un tiers en 2014, en se diversifiant
largement et avec un accroissement de la participation des biens de capital
et des biens de consommation durable. Cette progression s’est
accompagnée d’une légère augmentation de la part de l’emploi
manufacturier dans l’emploi total des PED (seulement quelques points de
pourcentage depuis 1970), mais surtout d’une chute drastique de l’emploi
manufacturier dans les pays développés, où il représentait plus d’un quart
de l’emploi total en 1970 et désormais moins de 15 % (cf. figure 8.3, page
324).
Cette évolution a pu faire dire que « les dernières décennies
d’industrialisation du tiers monde ont produit une seconde révolution
industrielle qui transforme l’économie mondiale de façon encore plus
radicale que le changement survenu en Grande-Bretagne à la fin du
XVIIIe siècle »176. Et le mouvement s’accélère : la production industrielle des
économies industrielles émergentes et en voie de développement a
quadruplé depuis 1990, alors que celle des pays industrialisés était
multipliée par 1,5. Néanmoins ce boom provient avant tout de l’Asie,
alors que l’Amérique latine et l’Afrique ne progressent que très lentement
(cf. figure 8.5). La « seconde révolution industrielle » est celle des pays
émergents, et plus spécifiquement de la Chine : les autres PED, et à plus
forte raison les pays les moins avancés restent quantité négligeable dans la
production industrielle mondiale (cf. figure 8.1, p. 323), tout comme dans
les exportations industrielles mondiales (cf. figure 8.4, p. 325).

Figure 8.1 : Valeur ajoutée manufacturée des pays industrialisés,


émergents et en développement, 1990, 2000 et 2014

L'Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI) classe, outre les
« économies industrialisées », les « économies industrielles émergentes et en voie de
développement » en trois sous-catégories :
(1) Pays et économies industriels émergents : Afrique du Sud, Chili, Île Maurice, Pologne, Ukraine,
Arabie saoudite, Chine, Inde, Roumanie, Uruguay, Argentine, Chypre, Kazakhstan, Serbie,
Venezuela, Biélorussie, Colombie, Lettonie, Suriname, Brésil, Costa Rica, Macédoine, Thaïlande,
Brunei, Darussalam, Croatie, Mexique, Tunisie, Bulgarie, Grèce, Oman, Turquie. (2) Autres pays et
économies en développement : Albanie, Rép. démocratique de Corée, Honduras, Mongolie,
République dominicaine, Algérie, Côte d'Ivoire, îles Cook, Monténégro, Réunion, Angola, Cuba,
îles Marshall, Montserrat, Saint-Christophe-et-Niévès, Anguilla, Dominique, Irak, Namibie, Sainte-
Lucie, Antigua-et-Barbuda, Égypte, Rép. islamique d'Iran, Nicaragua, Saint-Vincent-et-les
Grenadines, Arménie, El Salvador, Jamaïque, Nigeria, Seychelles, Azerbaïdjan, Équateur, Jordanie,
Ouzbékistan, Sri Lanka, Bahamas, Fidji, Kenya, Pakistan, Swaziland, Barbade, Gabon, Kirghizstan,
Palau, Tadjikistan, Belize, Géorgie, Liban, Panama, Tonga, État plurinational de Bolivie, Ghana,
Libye, Palestine, Trinité-et-Tobago, Bosnie-Herzégovine, Grenade, Maldives, Papouasie, Nouvelle-
Guinée, Turkménistan, Botswana, Guadeloupe, Maroc, Paraguay, Viet Nam, Cameroun,
Guatemala, Martinique, Pérou, Zimbabwe, Cap-Vert, Guinée équatoriale, Micronésie, États
fédérés de Philippines, Rép. du Congo, Guyane, Rép. de Moldova, République arabe syrienne. (3)
Pays et économies les moins avancés : Afghanistan, Érythrée, Libéria, République centrafricaine,
Tchad, Bangladesh, Éthiopie, Madagascar, Rwanda, Timor-Leste, Bénin, Gambie, Malawi, Samoa,
Togo, Bhoutan, Guinée, Mali, Sao Tomé-et-Principe, Tuvalu, Burkina Faso, Guinée-Bissau,
Mauritanie, Sénégal, Vanuatu, Burundi, Haïti, Mozambique, Sierra Leone, Yémen, Cambodge, îles
Salomon, Myanmar, Somalie, Zambie, Comores, Kiribati, Népal, Soudan du Sud, Rép.
démocratique du Congo, Rép. démocratique populaire Lao, Niger, Soudan, Djibouti, Lesotho,
Ouganda, Tanzanie.
Source : ONUDI.

Figure 8.2 : Évolution de la valeur ajoutée manufacturière par tête, 1990-


2014

Source : ONUDI.

Figure 8.3 : Emploi industriel

Source : ONUDI.
Source : F. Tregenna, Deindustrialisation, Structural Change and Sustainable Economic Growth, Inclusive
and Sustainable Industrial Development Working Paper Series, WP 02/2015. Vienna: United
Nations Industrial Development Organization, 2015 ; ONUDI.

Figure 8.4 : Exportations industrielles

Source : ONUDI.

Figure 8.5 : Évolution de la valeur ajoutée manufacturière mondiale par


groupe de pays et par régions, 1990-2014
Source : ONUDI.

Les principaux pays manufacturiers sont désormais, de loin, les États-


Unis et la Chine, suivis par le Japon, l’Allemagne et la Corée du Sud.
Parmi les 15 pays produisant la plus forte valeur ajoutée manufacturière
au monde, on trouve l’Inde, le Mexique et le Brésil. Ces cinq pays
émergents (Chine, Corée du Sud, Inde, Mexique, et Brésil) pèsent pour
plus de 70 % de l’industrie hors pays développés. La part de la Chine dans
la valeur ajoutée manufacturière totale des économies industrielles
émergentes et en développement s’est considérablement renforcée : elle
est passée de 15 % en 1990 à 51 % en 2010. Non seulement la Chine est
devenue l’usine du monde mais, loin d’être en passe d’être détrônée par
d’autres émergents, elle le devient toujours plus au tournant du XXIe
siècle, laissant les autres PED au bord du chemin.

Figure 8.6 : Principaux pays industriels


Source : ONUDI.

Les activités industrielles présentent des avantages évidents pour le


processus de développement, déjà mises en avant par Adam Smith dans sa
critique de la conception des physiocrates qui voyaient dans l’agriculture le
seul secteur productif : les activités manufacturières sont plus susceptibles
de mettre en œuvre la division du travail et les bénéfices étendus de
l’industrialisation sont immenses, comme par exemple : « cette opulence
universelle qui s’étend d’elle-même aux rangs les plus bas de la société »177.
Elle crée davantage d’emplois que le secteur traditionnel et permet de
diversifier et de moderniser l’économie : introduction plus rapide du
progrès technique, formation des hommes, effets de liaisons et effets
moteurs sur les autres activités. Le processus entraîne des transformations
structurelles : développement du salariat et des classes moyennes,
urbanisation, échanges monétaires, transition démographique, etc. Enfin
elle assure un meilleur équilibre entre activités et une moindre
dépendance vis-à-vis des aléas climatiques et des fluctuations des cours
mondiaux des produits primaires.
Les classements suivants peuvent être faits entre les industries :
• Industries lourdes (sidérurgie, chimie, machines-outils, ciment,
pétrole) très capitalistiques, vs industries légères (textile, vêtements,
pharmacie, électronique…) employant davantage de main-d’œuvre.
• Industries traditionnelles (agro-alimentaire, textiles, vêtements,
jouets, cuir, bois, chaussures…) à technologie simple, vs industries
modernes (transport, mécanique, matériel électrique, plastique,
informatique, chimie) à technologie plus élaborée.
• Industries de biens de production (mécanique, machines, biens
intermédiaires : textiles, ciment, pièces, etc.) vs industries de biens de
consommation qui produisent des biens de consommation courante,
ou durable (équipement électroménager, matériel informatique,
automobile).
Les industries légères, traditionnelles, de biens courants, recouvrent à
peu près les mêmes activités, qui sont la plupart du temps à l’origine du
démarrage industriel dans les PED. Les autres catégories sont
développées plus tard dans le processus d’industrialisation, bien que
certains pays aient commencé par les industries lourdes.
Nous examinerons dans ce chapitre les principales stratégies
d’industrialisation suivies par les PED, ainsi que divers facteurs liés à la
réussite de l’industrialisation : le rôle des firmes multinationales, les
transferts de technologie et les tentatives d’intégration économique.

Les stratégies d’industrialisation :


de la protection à l’ouverture
On distingue habituellement trois types de stratégies qui ne sont pas
nécessairement incompatibles : industries industrialisantes illustrées
par l’Inde ou l’Algérie, industrialisation par substitution d’importations
(ISI) pratiquée surtout en Amérique latine jusque dans les années 1970,
ainsi qu’en Asie du Sud (Inde, Pakistan), et enfin la stratégie de
promotion des expor-tations : Asie de l’Est et du Sud-Est, et Amérique
latine depuis une trentaine d’années.

Les industries industrialisantes


Il s’agit de développer en priorité les industries ayant des effets
d’entraînement sur les autres et permettant de rendre un pays autonome.
Ces industries sont les industries lourdes produisant des inputs vers l’aval
des processus de production. Ainsi l’Algérie, à partir de ses matières
premières (hydrocarbures) a massivement investi dans la pétrochimie, la
sidérurgie et autres industries de base (électricité, cimenteries), dans le
but à long terme de produire des biens de consommation (textiles,
pharmacie, biens de consommation durable, transport, etc.) en
maîtrisant toute la filière de production. L’exemple de l’industrialisation
soviétique des années 1930 a influencé les tenants (Destanne de Bernis178)
de cette stratégie (cf. modèle Feldman-Mahalanobis, ch. 3), mais les
résultats sont loin d’être à la hauteur des espérances :
• Les investissements dans des industries à haute technologie et très
capitalistiques ont entraîné une dépendance technique et financière
(endettement) vis-à-vis de l’étranger, et une faible absorption de main-
d’œuvre, aggravant le chômage et l’émigration. Le marché intérieur
s’est révélé incapable, en Algérie, d’absorber la production d’autant de
biens intermédiaires, qui ont dû chercher des marchés à l’exportation
sans toujours les trouver.
• Les coûts de production sont restés élevés à cause de la dimension
insuffisante des entreprises, et d’une utilisation réduite de la capacité
de production. Les autres secteurs ont ainsi souffert de devoir payer
des prix plus élevés que les prix mondiaux. Dans certains cas les prix
ont été fixés autoritairement par l’État à un niveau faible, mais cela a
entraîné l’apparition de déficits dans les entreprises concernées, la
nécessité de subventions de l’État et donc de ponctions sur d’autres
secteurs.
• La formation d’entreprises publiques, en situation de monopole, dans
le cadre de marchés protégés, n’a pas contribué à l’innovation, à la
fabrication de produits de qualité, ni d’une façon générale au
dynamisme de l’économie.
• L’effort considérable pour créer une base industrielle a entraîné le
sacrifice d’autres activités : agriculture, industries légères, PME,
logement. L’Algérie doit ainsi importer des biens alimentaires, et ne
peut fournir les produits de consommation courante à la population.
Les variations des cours du gaz et du pétrole n’ont fait qu’aggraver la
situation d’une économie fragile et qui est restée en réalité
dépendante.
L’impasse de cette stratégie a sans doute consisté tout d’abord dans le
fait de vouloir appliquer les recettes de la première et de la seconde
révolution industrielle dans le cadre de la troisième, où les industries les
plus porteuses de croissance ne sont plus les industries lourdes d’antan.
Ensuite, l’impasse a résidé dans le fait de pratiquer un développement à
tendance autarcique qui a empêché l’économie de bénéficier des gains du
commerce international et des possibilités d’importations de produits
intermédiaires à coût réduit pouvant profiter aux industries
traditionnelles nationales. L’application dans le cas de l’Algérie, d’un
modèle d’industrialisation intégré depuis l’amont – sans doute possible
en URSS ou en Inde qui sont des économies continentales – s’est révélée
totalement irréaliste pour un marché réduit de moins de
quarante millions d’habitants, même si les recettes pétrolières ont permis
son financement. La voie du socialisme réel enfin, rigide et
bureaucratique, où l’État contrôle l’économie et laisse peu de place au
marché, a échoué comme partout ailleurs.

L’industrialisation par substitution d’importations


La stratégie d’ISI est également tournée vers le marché intérieur : il s’agit
d’assurer un développement équilibré où la production nationale satisfait
progressivement la demande interne en remplaçant les importations. La
dépendance extérieure doit diminuer, l’économie se diversifier et
l’équilibre de la balance commerciale se rétablir à long terme.
Nous avons vu au chapitre 4 que l’ISI s’était imposée aux pays
d’Amérique latine lors de la crise de 29 et la Seconde Guerre mondiale.
Elle s’est poursuivie par la suite car il apparaissait plus facile de produire
des biens pour lesquels un marché existait déjà (produits importés), et
plus simple de réduire un déséquilibre externe en remplaçant les
importations, plutôt qu’en accroissant les exportations qui, étant de
toute façon composées de produits primaires, semblaient condamnées à
la stagnation. En outre la mise en place de barrières douanières était
aisée à mettre en œuvre, procurait des recettes à l’État et attirait les
investissements étrangers qui pouvaient ainsi participer au processus.
L’ISI se développe tout d’abord dans les industries de biens de
consommation courante, il s’agit de la phase facile qui ne nécessite pas
une protection élevée et qui a été suivie par pratiquement tous les pays
en cours d’industrialisation, à l’exception de l’Angleterre au moment de la
révolution industrielle (et pour cause !) et plus récemment de Hong
Kong, seul pays ayant joué la carte du libre-échange total. La protection
était cependant beaucoup plus réduite pour les pays industriels au
XIXe siècle – avec de longues phases de libre-échange179 – qu’elle ne l’a été
dans les PED depuis la dernière guerre mondiale.
Après la phase facile, les pays doivent choisir entre deux options : soit
s’orienter vers l’exportation (cas de l’Asie de l’Est et du Sud-Est), soit
entamer la deuxième phase de SI dans les industries intermédiaires, de
biens d’équipement et de biens de consommation durable, où l’intensité
capitalistique et l’échelle de production sont plus élevées. Les pays
d’Amérique latine, l’Inde, le Pakistan, et les pays d’Europe de l’Est ont
choisi cette deuxième orientation dans les années 1950, et ont réussi à
s’industrialiser en suivant cette voie. Au Brésil, par exemple, dès 1964, 90
% des biens industriels consommés par le pays étaient produits sur place.
La croissance de la production industrielle a été très rapide et sa structure
s’est diversifiée avec un renforcement de la part des industries modernes.
Cependant, dès les années 1960, le processus d’ISI s’est trouvé bloqué,
et des pays tels que le Brésil ou l’Argentine ont vu leur production se
ralentir. Cet échec de la stratégie a été analysé par les libéraux mais
également par les structuralistes et les radicaux180. Il y a un accord assez
général pour dire que l’ISI a abouti à créer « un secteur industriel protégé
et inefficace, de structure oligopolistique ou monopolistique, sous-
utilisant la capacité de production, dépendant de technologies
capitalistiques et créant peu d’emplois.181 »
Revenons sur ces différents éléments, en présentant tout d’abord
l’optique libérale.
La protection élevée et permanente des industries (à l’aide des droits de
douane, contingentements, licences d’importations, etc.) a entraîné divers-
effets négatifs :
• Coûts de production élevés, stagnation de la productivité, absence de
concurrence, dans un « marché de vendeurs ».
• Maintien d’un taux de change surévalué : en effet la restriction des
importations permet d’éviter de dévaloriser la monnaie nationale
pour redresser l’équilibre externe, décourageant ainsi les exportations.
Les exportations primaires, par exemple, voient leurs recettes en
monnaie nationale réduites du fait de cette surévaluation. En même
temps, les prix internes jouent à l’avantage du secteur industriel, et à
l’encontre du secteur agricole, stimulant la consommation nationale et
réduisant le surplus exportable. Les PED ont ainsi perdu des parts de
marché au profit des pays riches, comme l’illustre le cas de l’Argentine
dont les exportations de viande et de blé ont stagné après 1930.
• Par ailleurs, la protection décourage les exportations industrielles
d’une façon qui est souvent mal perçue : les exportateurs doivent
payer des prix plus élevés pour leurs inputs et machines importés, et
également pour tous les biens nationaux qu’ils achètent. En outre, le
marché intérieur où les prix sont élevés devient plus intéressant que
l’exportation. Inversement, une réduction des droits de douane aide
au développement de ces exportations. Ce sont ces relations
interindustrielles qui font que la protection, en élevant les coûts, peut
être considérée comme une « taxe sur l’exportation ». On peut donner
le cas historique de la suppression des droits de douane sur l’acier en
France en 1860 à l’origine d’une croissance industrielle rapide, les
entreprises achetant moins cher ce produit à l’étranger.
L’ISI n’a pas permis un relâchement de la contrainte externe. Au fur et
à mesure que le processus abordait le remplacement d’industries plus
complexes, il a été nécessaire d’importer des machines et des biens
intermédiaires plus coûteux, alors même que les exportations stagnaient.
Ainsi la composition des importations s’est modifiée, mais les
déséquilibres de la balance commerciale se sont accentués. Le goulet
d’étranglement externe, c’est-à-dire la pénurie de devises liée au déficit
externe, n’a pu être desserré.
L’ISI n’a pas entraîné une absorption suffisante de main-d’œuvre, du
fait de l’adoption de méthodes de production capitalistiques, liées aux
caractères des industries de la 2e phase et également à la surévaluation du
change qui permettait d’importer à bon marché des équipements.
D’autre part, la sous-estimation du coût du capital par rapport au travail,
les taux d’intérêt réels faibles ou négatifs et les caractéristiques mêmes
des machines importées des pays développés, jouaient dans le même
sens. Enfin, la taille minimum élevée de ces industries impliquait une
sous-utilisation des capacités, ainsi qu’un petit nombre de producteurs,
et donc la mise en place de structures monopolistiques, dans des
économies au marché intérieur restreint.
D’autres éléments négatifs complètent ce tableau : l’aggravation des
inégalités de revenu par les privilèges accordés aux industriels,
l’attraction d’investissements étrangers, effectués en vue de réaliser des
profits considérables sur des marchés protégés, et non en fonction des
avantages comparatifs du pays, le coût élevé et la rigidité des organes et
des procédures administratifs dont la mise en place était nécessaire.
Pour les structuralistes et les radicaux, l’échec de l’ISI s’explique
autrement : il est dû plutôt aux structures sociales des pays concernés.
Ainsi l’inégalité des revenus oriente la demande vers des biens et des
services inadaptés à l’ensemble de la population, et nécessitant des
investissements capitalistiques peu créateurs d’emploi et coûteux en
devises. Les multinationales ont joué un rôle négatif dans ce processus
en éliminant les producteurs locaux et en orientant la production vers
ce type de biens. Il y a en réalité une entente entre la bourgeoisie locale,
l’État et les multinationales, une « triple alliance », pour une poursuite
de l’ISI à leur profit, même si elle va à l’encontre de l’intérêt général. Un
plus grand contrôle sur les entreprises par un État représentant les
intérêts du peuple, ainsi que les réformes de structures comme une
redistribution des terres, seraient donc nécessaires pour permettre la
poursuite du processus.
Malgré ces diverses critiques, on ne doit pas oublier que la
substitution d’importations a permis une industrialisation rapide des
pays en développement depuis les années 1930, et qu’elle était acceptée
avec autant d’enthousiasme alors, que le sont aujourd’hui les stratégies
d’ouverture par les organismes internationaux. Les critiques portent en
fait sur ce qu’on a appelé « l’ISI à n’importe quel coût », sans
considération des possibilités de gain de l’échange international. Les PED
ont dans de nombreux secteurs des possibilités de produire eux-mêmes à
des coûts compétitifs plutôt que d’importer, mais le remplacement des
importations ne doit pas être systématique, et dans bien des cas il sera
préférable d’investir dans les secteurs exportateurs. Les meilleures
stratégies contribueront donc plutôt à déterminer la séquence optimale
de substitution d’importations et de promotion des exportations, en
fonction des possibilités du pays.
L’industrialisation par la promotion
des exportations
Cette stratégie est connue également sous le nom de Substitution
d’Exportations (SE), puisqu’il s’agit de « remplacer les exportations de
produits primaires par des exportations de produits non traditionnels
comme les produits manufacturés et semi-manufacturés ou des produits
primaires élaborés » (Gerald Meier). Son succès a été considérable
comme en témoigne la montée des pays émergents insérés dans le
commerce international. Divers types de SE ont été pratiqués, mais dans
tous les cas il s’agit de mieux utiliser ses avantages comparatifs : certains
sont partis d’une main-d’œuvre bon marché pour exporter vers les pays
développés ; d’autres ont basé leur stratégie sur l’exploitation et
l’élaboration de leurs ressources naturelles ; en Amérique latine c’est la
base industrielle créée par l’ISI qui a permis ensuite les exportations de
produits manufacturés ; enfin les multinationales, en délocalisant leur
production vers les PED, ont participé à cette orientation.
Dans la plupart des cas, des panoplies de stimulants et d’incitations
aux exportations ont été mis en place (dévaluation, avantages fiscaux,
facilités de crédit, subventions directes, allégements administratifs), mais
la structure de protection des importations n’a pas été démantelée,
malgré les réductions de tarifs, si bien qu’on peut parler de stratégies
mixtes, mêlant la SE et la SI.

Avantages de la SE
Ils sont résumés ainsi par Bela Balassa (1989) : « Les politiques de
promotion des exportations conduisent à une allocation des ressources
conforme à l’avantage comparatif, permettent une plus grande utilisation
des capacités de production, l’exploitation d’économies d’échelle,
entraînent des améliorations technologiques face à la concurrence
externe et contribuent à accroître l’emploi ». Revenons plus en détail sur
ces divers effets positifs, et quelques autres :
• Le premier avantage est certainement la diversification des
exportations, gage de stabilité à court terme et d’accroissement à long
terme des recettes en devises.
• Le marché n’est plus limité aux frontières nationales et la croissance
des ventes par celle de la demande intérieure, comme avec l’ISI. Les
entreprises peuvent atteindre la taille minimale pour réaliser des
économies d’échelle. La seule restriction viendrait d’un effondrement
peu probable du commerce international ou de la menace bien réelle
de mesures protectionnistes sévères des pays riches. Les tentations
sont évidentes, comme on le voit en France, certains envisageant une
sorte de repliement dans les frontières nationales ou celles de l’Union
européenne.
• Avantages dus à la concurrence et à l’absence de contrôles
administratifs : « les prix mondiaux ne peuvent pas être administrés,
on ne peut mettre en place des contrôles quantitatifs, et des taux de
change réalistes doivent être pratiqués » (Krueger, 1988).
• La SE a des effets favorables sur l’emploi, et donc sur la répartition des
revenus, car les exportations nouvelles sont plus susceptibles
d’absorber la main-d’œuvre que les investissements dans le
remplacement des importations. Cela est évident pour les pays
asiatiques par exemple qui ont accru les exportations basées sur une
main-d’œuvre bon marché. On peut compter également sur des effets
d’apprentissage favorables.
• Enfin, la stratégie d’exportation a des effets bénéfiques sur la balance
des paiements et l’endettement, en permettant des gains en devises
supérieurs aux économies de devises réalisées par les stratégies d’ISI.
Autrement dit la valeur en devises des exportations réalisées grâce à
un certain montant de ressources nationales, est plus élevée que la
valeur des importations remplacées avec ce même montant, parce que
les exportations utilisent plus les ressources abondantes des pays en
développement, alors que la SI nécessite de façon croissante des
ressources rares comme la main-d’œuvre qualifiée et le capital.
Autrement dit, le coût en ressources domestiques du gain d’une unité
de devises (par l’exportation) est inférieur au coût en ressources de
l’économie d’une unité de devises par la SI. Par exemple, il faudra
dépenser 1 000 unités monétaires en ressources nationales pour
gagner 500 dollars à l’exportation, alors que 2 000 devraient être
engagés pour économiser 500 dollars d’importations.
Résultats des expériences de promotion des exportations
Les performances réalisées sont bien connues : le Brésil, le Chili, la
Corée du Sud, Taïwan, la Malaisie, la Chine, Hong Kong ou Singapour
ont eu des taux de croissance élevés depuis les décennies de mise en
œuvre de cette stratégie, tandis que leurs exportations augmentaient
deux à trois fois plus vite que le PIB chaque année. Diverses études
empiriques tendent à montrer le lien entre, d’une part l’adoption d’une
stratégie orientée vers l’extérieur et la croissance des exportations
industrielles, et d’autre part, entre celles-ci et la croissance du PIB. La
Banque mondiale compare régulièrement les résultats des pays orientés
vers l’extérieur et ceux orientés vers leur marché interne, avec
systématiquement de meilleurs résultats pour les premiers du point de
vue des taux de croissance, des taux d’épargne, de la stabilité des prix
ou du coefficient marginal de capital (qui varie de 4 pour les premiers à
8 pour les seconds). On sait également aujourd’hui que les pays ayant
pratiqué la SE ont connu une importante modernisation technologique
de leur industrie. Entre 1972 et 2012, l’Asie a ainsi augmenté de
10 points de pourcentage la part de la haute technologie dans son
industrie, au détriment de la part de la faible technologie. L’Afrique a,
en 2012, une structure technologique comparable à celle qu’avaient
l’Amérique latine et l’Asie en 1972, et l’Amérique latine a connu peu
d’évolution, avec une légère baisse de la part de la haute technologie
compensée par une augmentation de la part de la moyenne technologie
(cf. figure 8.7, page suivante).
Certains auteurs comme Hans Singer (1989) ont au début contesté ces
résultats : ils avançaient par exemple que la catégorie des pays «
fortement tournés vers l’extérieur » ne comprenait qu’un pays, la Corée
du Sud, et deux villes : Hong Kong et Singapour, et que le succès de la
Corée s’expliquait par bien d’autres facteurs que l’orientation extérieure.
Ou encore que les catégories de pays tournés vers l’intérieur recouvrent
des nations beaucoup plus pauvres (nombreux pays africains), ce qui
explique leurs faibles performances beaucoup mieux que l’orientation
commerciale : « l’analyse de la Banque mondiale nous dit en réalité que
les pays les plus pauvres ont plus de difficulté à progresser… ce qui n’est
rien d’autre que le vieux principe de la causalité cumulative établi par
Myrdal, Nurkse et d’autres “structuralistes” tellement honnis par les
néoclassiques qui semblent dominer la Banque ».

Figure 8.7 : Évolution de la structure technologique du secteur


manufacturier

Source : ONUDI.

Parmi les critiques de la stratégie de SE on trouve également certains


auteurs comme Chenery (1980) qui insistent sur le rôle indispensable de la
SI dans une phase antérieure pour établir la base industrielle de
l’exportation. D’autres critiquent la dépendance impliquée par cette
stratégie, ou son aspect artificiel. Les auteurs radicaux rejettent totalement
pour leur part l’effet favorable des stratégies orientées vers l’extérieur : ainsi
pour Samir Amin (1985) (qui traite de « billevesées » les vues de la Banque
mondiale), les stratégies d’ouverture, si elles ont réussi dans certains pays,
« en ont condamné beaucoup d’autres à la stagnation » ; à l’inverse, « par
exemple, la Corée du Nord a enregistré, elle aussi, une croissance
exceptionnelle – similaire en rythme – sans ouverture »… (op. cit., p. 68).
Toutes ces critiques des stratégies de SE, si elles touchent juste sur
certains points, paraissent dans l’ensemble peu fondées. Les
performances économiques des pays plus ouverts sur l’extérieur sont
indéniables, et il est difficile de les attribuer à d’autres facteurs, comme
par exemple la politique industrielle de l’État en Corée du Sud. L’analyse
théorique des avantages de l’ouverture, ainsi que l’évidence des données
empiriques, concourent à la conclusion que la réussite d’un processus
d’industrialisation est liée à la promotion des exportations industrielles.
Ce n’est pas le moindre paradoxe de nombreux auteurs tiers-mondistes,
qu’après avoir dénoncé la monoproduction exportatrice des PED, d’en
arriver à critiquer les stratégies qui ont permis la diversification de leurs
exportations ! Il est facile de s’apercevoir qu’il ne s’agit là que de combats
d’arrière-garde : le nombre de pays exportateurs s’étant tellement élargi
que les réserves portant sur le petit nombre de pays exportateurs n’ont
plus aucun sens, alors que celles portant sur les pays africains butent sur
le fait qu’à l’intérieur de l’Afrique les différences sont les mêmes. Il suffit
de comparer, dans la même région, l’océan Indien, les performances d’un
pays ouvert comme Maurice avec celles d’un pays longtemps fermé
comme Madagascar, pour réaliser le coût considérable du repliement.
Même chose pour le Kenya comparé à la Tanzanie, le Togo au Bénin, ou
la Côte d’Ivoire au Ghana (avant en tout cas que la première ne se déchire
dans une guerre civile). Pour autant, la manière dont l’industrie
manufacturière stimule la croissance économique est très différente entre
les PED et les pays développés. Dans les PED, les contributions à la
croissance de la production proviennent principalement de
l’investissement en capital, des ressources naturelles et de l’énergie, alors
que dans les pays développés elles proviennent de la productivité. Ces
derniers, cherchant à accroître leur production sans augmenter
significativement leurs facteurs de production, ont tendance à s’appuyer
sur des technologies peu exigeantes en main-d’œuvre et en ressources.

Figure 8.8 : Croissance annuelle moyenne et contributions des facteurs


de l’industrie manufacturière, pays à revenu élevé et en développement,
1995-2007
Source : ONUDI.

À l’époque de la mondialisation, qui se traduit par un dynamisme sans


précédent du commerce international, ne pas profiter de cet élan pour un
pays en développement, en cherchant à développer et diversifier ses
exportations, en utilisant le marché mondial, et en se repliant au contraire
sur son seul marché interne, nécessairement étroit, représenterait une telle
absurdité que les défenseurs d’un développement de type plus autarcique
sont maintenant fort peu nombreux.

Les firmes multinationales : indépendance


nationale ou croissance économique ?
À l’égard des multinationales (FMN), de nombreux auteurs soulignent
l’attitude ambivalente des PED qui d’une part mettent en place divers
moyens de contrôle et restrictions sur leurs activités, et d’autre part
tentent d’attirer leurs investissements à l’aide d’incitations variées. Cette
attitude ne fait que refléter les craintes vis-à-vis des inconvénients des
investissements étrangers, mais également la possibilité de bénéfices
importants pour le pays hôte. Les dernières décennies ont vu un
changement d’attitude des PED à l’égard des multinationales qui
apparaissent beaucoup moins comme des agents de l’impérialisme venant
participer à l’exploitation du tiers monde (comme c’était le credo
généralement affirmé dans les années 1960-70), mais bien comme les
éléments indispensables d’une politique d’industrialisation, en raison des
ressources qu’elles apportent : capital, technologie, accès au marché
mondial. Denis Lambert constate que la carte des implantations des FMN
dans le tiers monde recouvre de façon frappante celle des meilleures
performances en matière de croissance économique… le principe de
causalité ne pouvant cependant pas être établi, les FMN étant
précisément attirées par les bonnes performances économiques. Paul
Romer, le pionnier des théories de la croissance endogène, affirme que les
multinationales constituent le vecteur principal du développement, pour
la raison essentielle qu’elles sont les premiers véhicules du transfert de
technologie182. Les difficultés liées à la dette expliquent également que les
PED se tournent davantage vers les FMN : les dividendes versés à
l’investisseur étranger dépendent de la rentabilité de l’investissement,
alors que les intérêts et les remboursements d’un emprunt ne sont pas liés
à l’usage des fonds, et doivent être effectués de toute façon. En outre, une
partie des profits peut être réinvestie sur place.

Caractéristiques des firmes multinationales


Depuis la Ligue hanséatique au Moyen Âge, qui possédait des comptoirs
multinationaux et jouait déjà un rôle politique, en passant par les
établissements des grandes compagnies du XVIIe siècle, les implantations
d’entreprises à l’extérieur n’ont fait que se développer. La montée des FMN
au XXe siècle a accompagné le mouvement de mondialisation de l’économie.
Vers 1900, les pays moins développés recevaient 62 % de l’investissement
étranger (dont la moitié en Amérique latine), et 66 % en 1938. Les
principaux investisseurs étaient la Grande-Bretagne (45 % du total en
1914), les États-Unis (18 %), la France (12 %) et l’Allemagne (10 %). Après
1945, on assiste d’une part à une explosion de l’investissement direct à
l’étranger, et d’autre part à une réduction de la part des PED à 32 % en
1960, et 20 % en 1970. Ce recul s’explique par l’intensification des
investissements entre pays riches (d’abord les États-Unis vers l’Europe, puis
dans les deux sens et également depuis le Japon), mais peut-être également
par l’hostilité de certains PED à l’égard de ces investissements et du fait des
politiques de nationalisations de l’époque. Après avoir baissé dans les
années 1980, du fait de la crise de la dette et des paiements extérieurs, les
IDE sont attirés de façon croissante vers les PED depuis les années 1990,
pour reculer à nouveau suite aux crises financières en Asie et en Amérique
latine (1997-2001) et la grande vague de fusions/acquisitions de la fin du
siècle. Le dynamisme retrouvé des pays en développement à partir des
années 2000 correspond à une reprise des IDE vers les PED (voir ch. 4,
figures 4.28 et 4.29), malgré le creux de la crise financière mondiale de
2007-2010. L’investissement étranger s’est tout d’abord manifesté dans le
secteur primaire (mines, plantations), puis de plus en plus dans le secteur
manufacturier des PED. Les investissements sont très concentrés et les
pays émergents en attirent la plus grande part (cf. ch. 4, figure 4.30).
On peut définir très simplement la FMN comme « une entreprise qui
possède et contrôle des activités productives dans plus d’un pays »183. Mais
la firme implantée dans un pays en développement, qui appartient à une
multinationale, est bien différente d’une autre entreprise. En effet, elle
n’est qu’un élément d’une puissance souvent gigantesque dont la stratégie
est décidée au niveau mondial : la FMN maximise son profit de façon
globale, et non pour chacune de ses unités ; ses intérêts ne se confondent
donc pas nécessairement avec ceux du pays hôte. Ensuite, la firme fait
partie d’un réseau planétaire qui peut lui fournir des informations, des
techniques, des produits, des marchés, des cadres et des capitaux. Ainsi
elle est un facteur d’intégration internationale : « Par ses opérations
multinationales et les transactions intrafirmes, la FMN transcende les
barrières nationales et les obstacles aux mouvements internationaux de
facteurs » (G. Meier). Le commerce intrafirme, ou captif, correspond à
des échanges entre différents pays, mais à l’intérieur d’une même FMN
(entre diverses filiales de pays différents, ou avec la maison-mère). Le
marché est dit alors internalisé, et les prix pratiqués sont des prix de
cession interne. Ils ne sont pas fixés par la concurrence ou le marché
mondial, mais par des décisions propres aux FMN. On parle de prix de
transfert s’ils sont surévalués ou sous-évalués de manière à échapper à des
taxes locales, droits de douane, contrôle des changes, etc. Ainsi la
surévaluation des produits exportés par la maison-mère vers une filiale
du tiers monde permet des rapatriements occultes de profits. Ce
commerce occupe une part importante des échanges mondiaux : selon
l’OMC, un tiers des échanges des entreprises multinationales des États-
Unis se font à l’intérieur de l’entreprise, et l’on estime à environ un tiers la
part des FMN dans les échanges de produits manufacturés mondiaux. En
moyenne, environ 26 pour cent de la valeur des exportations nationales
proviennent d’éléments étrangers sous la forme d’intrants importés
utilisés pour produire les exportations (OMC, 2013).
Les FMN mettent en œuvre les avantages comparatifs des différents
pays en distribuant leurs activités entre eux en fonction des facilités ou
des coûts de production. C’est la stratégie de la fragmentation, illustrée
par l’exemple de la voiture dont les pièces sont fabriquées dans une
vingtaine de pays différents avant d’être assemblées. Ainsi, « le
mécanisme de répartition des ressources internes à la FMN est un
substitut au marché… mais plus efficace que les mécanismes de marchés
non intégrés, caractérisés par l’imperfection et l’incertitude » (Meier).
Les FMN tendent à agir à l’échelle de la planète de la même façon qu’une
entreprise nationale au niveau du territoire de son pays.
On peut enfin caractériser les FMN selon leurs activités dans les PED.
La distinction habituelle est faite entre la stratégie commerciale des firmes
qui s’implantent essentiellement pour produire et vendre sur le marché
local, et la stratégie productive, ou délocalisation, des firmes qui visent
une production locale à des coûts plus faibles, pour en réexporter
l’essentiel vers les marchés extérieurs, y compris le pays d’origine. Le
premier cas correspond aux implantations de la période d’ISI et à la
nécessité de contourner les droits de douane pour contrôler les marchés
intérieurs, surtout en Amérique latine. Le second cas est plutôt celui des
pays ateliers en Afrique du Nord ou en Asie, et des firmes textiles ou de
composants électroniques, recherchant une main-d’œuvre habile, docile
et bon marché, pour des activités intensives en travail. Cependant
l’orientation vers l’exportation des pays d’Amérique latine depuis les
années 1970, et l’industrialisation des pays ateliers en Asie, ont rendu
cette distinction moins pertinente et Sanjaya Lall (1985) a proposé le
classement suivant :
• Firmes des industries modernes qui visaient tout d’abord le marché
intérieur, puis se sont orientées vers l’exportation (ex. Volkswagen au
Brésil).
• Firmes d’industries traditionnelles (textile, vêtements, chaussures,
produits alimentaires, jouets, etc.) qui visent à la fois le marché
interne et l’exportation, et qui vont des entreprises moyennes aux
grands groupes internationaux (ex. Bata en Afrique).
• Grandes entreprises qui s’établissent spécialement pour exporter vers
les marchés mondiaux des produits à technologie élaborée (ex. Philips
à Singapour). Les raisons de l’implantation sont variées (coût et
qualification de la main-d’œuvre, stabilité politique, avantages fiscaux,
etc.).
• Délocalisation de certains segments de l’activité productive, ceux à fort
contenu de main-d’œuvre, pour profiter des bas salaires (ex. des semi-
conducteurs dans l’industrie électronique en Asie, au Mexique),
souvent dans des zones franches. Ces investissements auront le moins
d’effets de liaison sur les industries nationales.
• Une dernière catégorie peut être formée avec les FMN issues du monde
en développement lui-même. Leur apparition bat quelque peu en brèche
l’idée néomarxiste que les FMN sont des agents de l’impérialisme, à
moins de voir comme André Gunder Frank dans les pays émergents des
pays « sub-impérialistes », relais de la domination du capital
international… Quoi qu’il en soit, ces MDC (Multinational of Developing
Countries) font l’objet d’une attention de plus en plus grande. Elles se
caractérisent par des procédés et des produits plus appropriés, souvent
grâce à la transformation des techniques des FMN classiques : « La
technologie (des firmes indiennes) a été simplifiée et adaptée aux
consommateurs à bas revenu ; rendue moins fragile, moins automatisée,
moins spécialisée en biens de capital, elle fonctionne sur une échelle plus
réduite et correspond mieux aux conditions tropicales… Cette
adaptation résulte de l’utilisation de techniques plus anciennes, mais
aussi d’un effort technologique délibéré. » (S. Lall). Ces firmes prennent
souvent la forme d’entreprises conjointes (avec des capitaux locaux),
dans des pays proches (firmes brésiliennes en Amérique latine,
indiennes ou coréennes en Asie, etc.). Les principaux motifs de
l’investissement à l’étranger sont bien sûr d’élargir les marchés, de
trouver des devises, mais aussi la recherche de salaires moins élevés dans
des pays encore plus pauvres, et les quotas imposés par les pays riches
(textiles) qui sont ainsi contournés. On pourrait en donner de multiples
exemples, depuis la firme brésilienne Mendes Jr qui construit des routes
en Mauritanie, en passant par le conglomérat indien Tata qui fabrique
des camions en Malaisie, ou Birla qui produit du papier au Kenya,
jusqu’aux célèbres chaebols coréens comme Samsung ou Daewoo
implantés en Asie du Sud-Est.

Effets des investissements étrangers dans les PED


Les investissements étrangers vers le tiers monde ne sont que la
manifestation du principe des vases communicants : l’excédent de
capitaux du monde développé vient s’investir dans les pays pauvres, ce
qui a priori ne peut que favoriser leur développement. Cependant la
littérature structuraliste et radicale a développé les effets négatifs des
multinationales, qu’on peut résumer de la façon suivante.
Les effets négatifs :
• Perte d’indépendance économique du pays hôte puisque les décisions
de ces firmes sont en partie prises à l’extérieur, et parfois également
politique lorsque les FMN interviennent pour soutenir ou miner tel
ou tel régime en place (ex. United Fruit en Amérique centrale, ITT au
Chili en 1973).
• Type d’investissements qui ne correspondent pas aux besoins réels des
PED, favorisent une répartition inégale des revenus et créent peu
d’emplois du fait de méthodes de production capitalistiques importées
des pays riches. Les FMN vont produire des biens de consommation
que seules les catégories aisées pourront acquérir (automobiles,
climatiseurs, etc.), ce qui nécessite le maintien d’un marché pour ces
biens et donc une concentration des revenus ; ou encore elles
produiront des biens inadaptés ou même dangereux (certains produits
pharmaceutiques expérimentés dans le tiers monde, ou le lait en
poudre pour bébés), et la publicité viendra convaincre le public de les
consommer. Le cas de Coca-Cola illustre le débat sur ce concept de
produit adapté. Dans une optique libérale (Deepak Lal) : « Un bref
séjour dans l’arrière-pays tropical devrait fournir la preuve que les
consommateurs pauvres du tiers monde, qui sont prêts à payer un
supplément pour une bouteille de Coca, sont moins influencés par le
pouvoir mythique des multinationales qui forment leur goût par une
publicité persuasive, que par la mauvaise qualité de leurs ressources
locales d’eau » ; Michael Stewart répond : « Le produit adapté dans ce
contexte consisterait en de l’eau propre et fiable… Alors qu’un touriste
peut subsister temporairement avec du Coca-Cola, la plupart des gens
du pays n’ont pas les moyens d’en faire autant, et ce ne serait d’ailleurs
pas dans l’intérêt de leur santé. Soutenir que le Coca-Cola est un
produit adapté dans cet environnement, c’est prendre le point de vue de
Marie-Antoinette sur les problèmes du tiers monde ».
Cependant, divers travaux ont montré (cf. Gemmel, 1987) que les
FMN emploient des méthodes moins capitalistiques dans les PED que
dans leur pays d’origine, et s’adaptent donc aux conditions locales. Elles
restent cependant plus capitalistiques que les firmes nationales de la
même branche. Même les firmes multinationales tournées vers
l’exportation, qui opèrent dans des secteurs de main-d’œuvre, adaptent
moins leur technologie aux conditions locales, pour éviter une baisse de
qualité.
• Concentration des entreprises : bien que les FMN puissent accroître la
concurrence au départ, il semble qu’à long terme leur présence pousse
à la concentration industrielle par l’élimination des concurrents plus
faibles, le rachat d’entreprises nationales, la réaction de défense des
producteurs locaux qui se regroupent, et enfin les accords avec le
gouvernement pour maintenir leur marché.
• La « décapitalisation » des PED : de nombreux auteurs soulignent que
les sorties de capitaux issus des investissements dépassent leur valeur
initiale et donc appauvrissent les PED, tout en aggravant leurs
problèmes de balance des paiements. Les FMN rapatrient ainsi une
partie des profits réalisés, de façon légale, ou occulte, grâce au
mécanisme du commerce intrafirme. Les profits pourront ainsi
réapparaître dans des paradis fiscaux. Ian Little (1982) a soutenu
cependant que la pratique des prix de transfert se fait plutôt à l’avantage
des PED, puisque les taux d’impôt sur les sociétés y sont plus faibles, et
que les firmes ont donc intérêt à les y faire apparaître ; du moins « les
autorités fiscales américaines semblent-elles considérer qu’elle joue
dans ce sens ».
Les statistiques officielles montrent dès les années 1970 que les
revenus de capitaux (dividendes, intérêts, royalties) rapatriés à l’extérieur
par les multinationales à partir des PED, dépassent les entrées de
capitaux : entre 1967 et 1979, les sorties de revenus au titre des
investissements américains dans le secteur manufacturier représentaient
1,6 fois la valeur des entrées de capitaux. Pour le total de l’investissement
direct américain le rapport s’élevait à 4,2. Cependant ces données ne
prennent pas en considération les gains en devises provoqués par les
investissements étrangers : hausse des exportations ou remplacement des
importations, et l’effet sur la balance des paiements ne peut donc être
évalué aussi simplement. Elles ne tiennent pas compte non plus de tous
les effets économiques favorables (cf. infra) de l’investissement étranger.
Enfin, comme le note Gerald Meier « un pays ne doit pas s’attendre à
recevoir les revenus d’une épargne, s’il ne l’a pas lui-même réalisée.
L’essentiel est que le pays dispose de l’investissement additionnel, dont les
bénéfices peuvent dépasser les revenus de l’épargne étrangère qui a
permis la formation du capital ». Et pour Bill Warren (1980), « si les
sorties de profits et d’intérêts ne dépassaient pas l’investissement de
départ, les ressources de la firme comme celles du pays hôte, auraient été
gaspillées, et l’investissement ultérieur compromis ».
Les bénéfices attendus de l’implantation d’une multinationale sont
abondamment décrits dans la littérature. Il y a tout d’abord les bénéfices
directs de l’investissement :
• Apport d’un capital nouveau par rapport aux ressources du pays, et
donc production supplémentaire, distribution de revenus et création
d’emplois. On doit noter cependant que dans le cas où les capitaux
sont empruntés sur place, ces résultats ne sont nullement garantis
(effet d’éviction des producteurs nationaux).
• Hausse des salaires réels distribués, baisse des prix, amélioration de la
qualité des produits pour les consommateurs, accroissement des
recettes fiscales.
• Accès aux marchés étrangers, les FMN apportant des connaissances
utiles sur les marchés mondiaux, dans des pays où les connaissances
en ce domaine sont au départ limitées, avec pour résultat de favoriser
les exportations, non seulement pour les filiales, mais également pour
les firmes nationales concurrentes.
Les bénéfices indirects à attendre de l’investissement étranger sont liés
aux économies externes qu’il permet : transferts de technologie, apport de
capacités en termes de gestion et d’organisation, formation de la main-
d’œuvre, développement de l’infrastructure du pays, effets de liaisons vers
les industries nationales en amont et en aval, réseau international de la
firme et connaissance des marchés étrangers permettant de développer
les exportations.

Politiques d’accueil des investissements étrangers


Préalablement à l’implantation d’une multinationale, des négociations
portant sur les conditions de l’investissement auront lieu entre la firme et
le pays hôte. La plupart des observateurs s’accordent à reconnaître que la
FMN est en position de force dans ces négociations, du fait de son poids
et de son expérience, surtout lorsqu’il s’agit d’un pays de petite taille.
Ainsi, les avantages accordés par le pays, en termes de privilèges fiscaux
et autres, risquent d’être excessifs, ce qui permet de conclure à la
nécessité d’ententes régionales pour éviter une concurrence désastreuse,
ou d’une convention multilatérale permettant de limiter les concessions,
mais toutes deux malheureusement difficiles à mettre en œuvre.
Les négociations vont à la fois porter sur les restrictions imposées par
les pays aux activités des multinationales et sur les avantages accordés :
• Restrictions : exclusion de certains secteurs considérés comme
importants pour la souveraineté nationale ; participation de capitaux
nationaux à l’entreprise (les entreprises conjointes ou « joint-
ventures » se sont ainsi multipliées ; elles sont par exemple désormais
majoritaires dans le secteur pétrolier, et se développent rapidement
dans le secteur minier) ; limitation des rapatriements de profits et
contrôle des mouvements de capitaux ; proportion imposée de cadres
nationaux et clauses concernant la formation ; construction ou
entretien d’infrastructures (routes, ports, chemins de fer) nécessaires
à l’activité développée par la FMN mais utilisables également par la
population et les entreprises locales (notamment dans le secteur
minier) ; obligation d’exporter une part de la production ; part
d’inputs locaux (la plupart des pays disposent aujourd’hui d’une
législation sur la part de « contenu local » requise) et dispositions
relatives au transfert de la technologie ;
• Stimulants : exonérations et réductions fiscales ; possibilités
d’importations hors-taxe ; amortissement accéléré des
investissements ; mise en place d’infrastructures locales ; protection
douanière ; facilités de rapatriements de profits et garanties contre
d’éventuelles nationalisations. De nombreux pays ont également mis
en place des zones franches, où les importations et les exportations
sont libres, pour attirer les investissements (on compte plus de
1 000 zones franches dans le monde en 2014, dont plus d’un tiers en
Asie, près d’un tiers en Amérique latine et centrale, et un nombre
croissant au Moyen-Orient et en Afrique184). Il s’agit de zones
spécifiques, d’enclaves dans le territoire national, dotées des
infrastructures nécessaires et offrant diverses facilités financières et
fiscales. En règle générale, la législation nationale ne s’y applique pas
intégralement (absence de lois sur les salaires minimums, par
exemple). Certaines zones ont connu de réels succès (au Mexique, aux
Philippines, au Maroc, cf. encadré) Cela étant, leur succès a été limité
car elles ont surtout attiré des industries instables, employant une
main-d’œuvre peu qualifiée et mal payée. Leur caractère isolé et les
divers avantages accordés ont également réduit les gains pour les pays
d’accueil.
En fin de compte, lorsqu’ils mettent en balance les effets défavorables
des FMN, au premier rang desquels la perte (temporaire) d’indépendance
économique, et les effets favorables sur l’industrialisation et la croissance,
nul doute que les gouvernements du tiers monde, quelle que soit leur
orientation politique, accordent dorénavant plus de poids aux seconds, ce
qui explique la recherche générale des investissements étrangers par les
pays en développement, à l’exception de quelques rares d’entre eux
pratiquant des formes plus ou moins poussées d’autarcie.

Zones économiques spéciales et industrie automobile


au Maroc
Le gouvernement marocain a mis en œuvre des stratégies sectorielles
visant à promouvoir de nouvelles industries, telle l’industrie
automobile, devenue un moteur de croissance et un secteur très
innovant1. Dans le Pacte national pour l’Emergence Industrielle 2009-
2015, le secteur automobile est vu comme une « industrie de
l’avantage concurrentiel »2. Le Maroc se positionne avantageusement
dans la chaîne de valeur automobile, du fait de sa proximité
géographique avec l’Europe, ses coûts salariaux faibles, ses
incitations financières, sa main-d’œuvre qualifiée, ses bonnes
infrastructures et sa stabilité politique. Deux zones économiques
spéciales ont été créées pour l’industrie automobile. En 2012, le
Maroc produisait des automobiles et des pièces de rechange par le
biais de la Société Marocaine de Construction Automobile
(SOMACA), qui a une capacité de production de 90 000 véhicules
par an, principalement destinés à l’exportation. La nouvelle usine de
Renault à Tanger (un investissement de 1 milliard d’euros) peut
assembler jusqu’à 400 000 véhicules par an : elle a créé
6 000 emplois directs et de nombreux emplois indirects. Le Maroc a
évalué le potentiel de plus de 600 pièces automobiles avant de
sélectionner les 100 pièces pour lesquelles la production locale était
la plus concurrentielle3. Le secteur automobile (ISIC Rev.3, division
3410) employait 14 466 personnes en 2011 au Maroc, soit presque
deux fois plus qu’en 2009, date à laquelle il comptait
7 690 personnes. La valeur des exportations marocaines de pièces et
accessoires pour véhicules et moteurs automobiles (ISIC Rev.3,
division 3430) a augmenté de 27 millions de dollars en 2000 à
151 millions de dollars en 2012.
Source : ONUDI, Industrial Development Report 2016.

L’un des éléments cruciaux pour attirer les investissements


étrangers reste pour les États la mise en place des infrastructures de
base nécessaires à toute industrialisation. Le sous-investissement et
donc le sous-équipement des PED, et en particulier des PMA, dans ce
domaine est chronique : les PMA se trouvent dans leur très grande
majorité en queue de peloton mondial sur l’ensemble de leurs
infrastructures, qu’elles soient routières, ferroviaires, portuaires,
aériennes, électriques, ou de téléphonie185. L’équipement de l’Afrique en
réseaux de transport (routier, ferroviaire) et en réseaux électriques est
en moyenne deux à quatre fois inférieur à celui des BRIC, avec de
grands pays notoirement sous-équipés alors que d’autres comme
l’Afrique du Sud présentent un profil proche des BRIC (cf. figure 8.9).
Ce sous-équipement induit des coûts et des délais logistiques parfois
rédhibitoires pour les FMN, qui paient entre deux et trois fois plus
cher avec des délais entre deux et trois fois plus longs pour leurs
importations et leurs exportations (cf. figure 8.10).

Figure 8.9 : Équipement en infrastructures : Afrique vs BRIC

Note : La densité du réseau routier et ferroviaire de l’Afrique a été calculée en utilisant pour
chaque pays les dernières données disponibles, soit, pour la densité du réseau routier : le nombre
de km de routes par millier de km carrés en Afrique du Sud en 2001, au Nigeria en 2004, au Kenya
et en Algérie en 2011 ; pour la densité du réseau ferroviaires : le nombre de km de lignes
ferroviaires par millier de km carrés, au Kenya en 2006, au Nigeria en 2007, en Afrique du Sud en
2012, en Algérie en 2012. L'équipement en électricité a été calculé à partir de la moyenne non
pondérée du nombre de kw/h par personne dans chaque pays d’Afrique et région BRIC en 2011
Source : Banque mondiale, Indicateurs du développement dans le monde.
Figure 8.10 : Coûts et délais logistiques selon le niveau de revenu

Source : Banque mondiale, Indicateurs du développement dans le monde.

Les transferts de technologie :


de la dépendance vers l’autonomie
Les transferts de technologie représentent une condition nécessaire de
l’industrialisation des PED, comme toute l’histoire du développement l’a
montré, à l’exception du cas britannique. Nous examinerons d’abord
leurs aspects essentiels : formes, vecteurs, coût, avant d’aborder le débat
sur la technologie appropriée dans les pays pauvres.

Caractéristiques
Bien que la technologie désigne, en français, l’étude des techniques, qui
sont elles-mêmes « les procédés utilisables dans la production », c’est
l’acception anglo-saxonne du mot technologie qui est habituellement
retenue. Il s’agit « des connaissances, méthodes et procédés pour faire,
utiliser, fabriquer des choses utiles ». La technologie correspond alors
tout simplement à l’ensemble des techniques, mais dans la pratique les
deux termes seront utilisés avec un sens voisin.
On peut définir les transferts de technologie (TT) comme «
l’exportation des moyens de mise en œuvre des techniques186 », ou
encore « la communication, l’adoption et l’utilisation d’un pays à un
autre, de techniques187 ». Les formes en sont variées : de l’installation
d’une centrale énergétique, ou d’un réseau de télécommunications,
ayant un impact sur toute la société, en passant par des procédés
affectant une industrie (nouveau produit ou procédé de fabrication),
jusqu’à la simple innovation concernant un processus de production
particulier. L’adoption d’une technique aura des effets liés et induira
d’autres techniques : par exemple, la production d’un produit nouveau
nécessitera le transfert de machines nouvelles, de savoir-faire importé,
l’adaptation des inputs, de nouveaux marchés et donc des transferts en
marketing, etc.
Les pays développés ont eu, pendant tout le XXe siècle, un monopole
écrasant en matière de technologie vis-à-vis du tiers monde. Selon
l’OCDE, les 112 innovations techniques majeures du siècle ont toutes
été faites dans les pays riches, et 60 % aux États-Unis. Les PED, avec les
trois-quarts de l’humanité, comptaient à la fin du XXe siècle pour
seulement 10 % de tous les brevets déposés dans le monde. Mais
depuis le début du XXIe siècle, la Chine a totalement changé la donne, et
elle est en voie, à elle seule, de déposer autant de demandes de brevets
que le reste du monde ! Pour autant les pays à faible revenu restent
quasi-inexistants dans ce domaine, et les PED hors Chine (y compris
l’Inde) stagnent à un niveau extrêmement bas (cf. figure 8.11). La
situation évolue donc, mais finalement quasi exclusivement du fait de
la Chine.

Figure 8.11 : Demandes de brevets par les résidents


Note : Aucune donnée n’est reportée par WIPO pour les pays à faible revenu.
Les demandes de brevets sont des demandes de brevets dans le monde entier déposées par la
procédure du Traité de coopération sur les brevets ou d'un office national des brevets pour les
droits exclusifs d'une invention (i.e. un produit ou un procédé offrant une nouvelle façon de faire
quelque chose ou apportant une nouvelle solution technique à un problème). Un brevet protège
l'invention pour le propriétaire du brevet pour une période limitée, généralement de 20 ans.
Source : World Intellectual Property Organization (WIPO).

Au niveau mondial, les dépenses de R&D sont très fortement


corrélées au PIB/tête (cf. figure 8.12), et quasi inexistantes dans les pays
les plus pauvres. Les pays à revenu intermédiaire inférieur et à faible
revenu sont donc massivement importateurs de technologie et leur
balance technologique est déficitaire.

Figure 8.12 : Recherche et Développement (R&D)


Note : sont prises en compte les dépenses totales de R&D (R&D des entreprises, des universités et
des laboratoires publics)
Source : ONUDI.

Les principaux vecteurs du transfert sont les suivants : la technologie


peut tout d’abord être imitée, Gérard Grellet rappelle que « le Japon n’a
autorisé entre 1868 et 1950 l’importation que d’un seul exemplaire des
produits ou biens d’équipement étrangers dont le seul rôle était de servir
de modèle ». Mais les deux courants principaux sont les achats directs de
brevets et licences, et les firmes multinationales, dont les filiales utilisent
produits et procédés mis au point dans le pays d’origine, en les adaptant
d’ailleurs souvent aux conditions locales. Le transfert peut également
passer par l’acquisition de complexes industriels « clés en main », la
coopération technique internationale et les instituts de recherche
appliquée, ou tout simplement les revues techniques étrangères, car
toute une série d’applications sont dans le domaine public. Enfin, un
autre canal du transfert de techniques est simplement le commerce
international, l’achat de matériel et aussi les relations entre acheteurs et
vendeurs induisant de tels transferts. Les firmes des pays développés
veulent acheter au moindre coût et à la meilleure qualité des produits du
tiers monde, et pour cela, par les visites sur place de leurs experts, ou par
des séjours proposés à des ingénieurs du tiers monde, elles sont
disposées à fournir des savoir-faire et des connaissances précises. Un
nombre croissant d’études montre la part importante de ce moyen moins
connu (cf. Meier et Rauch, 2005).
Dans la plupart des cas, la technologie a un coût et s’échange sur le
marché mondial. Il s’agit d’un marché oligopolistique dominé par les
grandes firmes multinationales, où règne ce qu’on a appelé le « paradoxe
de l’information » : le marché de la technologie n’est pas transparent,
l’acheteur connaît mal les caractéristiques du produit qu’il souhaite
acquérir, car s’il les connaissait, il n’aurait pas besoin de l’acheter. On a pu
comparer cette situation au paradoxe du myope qui cherche ses lunettes :
sans elles il ne peut les trouver, et s’il les avait, il n’aurait pas besoin de les
chercher ! Ceci, plus la structure du marché, explique les coûts élevés de
la technologie pour les PED. En outre, à côté des coûts apparents ou
directs correspondant au droit d’usage de la technologie (brevet, licence),
qui prennent la forme surtout de pourcentages sur les ventes, existent
des coûts indirects ou cachés, reflétant la position de faiblesse de
l’acheteur. Ils sont liés aux pratiques commerciales restrictives, spécifiées
dans les clauses du transfert (restrictions imposées à l’exportation du
produit fabriqué par le PED grâce à la technique acquise, clauses de
ventes liées avec le fournisseur de la technique, etc.), ou aux pratiques de
surfacturation (gonflement du prix des produits importés par la filiale
d’une FMN).
Le coût total du transfert ne pourra cependant pas dépasser le coût de
production de la technologie par le pays lui-même. Or, ce coût sera plus
réduit pour les pays industrialisés du tiers monde ayant développé leur
propre capacité technologique (Brésil, Inde, Corée, Chine, etc.). Ainsi ces
pays seront plus en mesure de négocier des transferts de technologie à des
coûts avantageux, et paradoxalement les pays les plus pauvres devront
payer les prix les plus élevés. Afin d’améliorer leur position, les PED ont
donc cherché à réglementer les TT : la réglementation du Pacte andin, les
lois sur les TT en Argentine, ou le Registre national du TT au Mexique,
obligent par exemple à un enregistrement central qui doit permettre de
contrôler les abus et de retenir une technologie appropriée.

Le débat sur la technologie appropriée


Il faut distinguer la technologie autonome, développée localement par les
PED, de la technologie importée, sous-entendu, depuis les pays
développés. La technologie autonome sera plus appropriée, c’est-à-dire
adaptée aux conditions du tiers monde, mais certaines technologies
importées peuvent également être appropriées, bien que la plupart ne le
soient pas. Les partisans d’une technologie importée, qui ne sont pas tous
des libéraux (Arghiri Emmanuel, par exemple, louait le rôle des
multinationales dans le transfert de technologies avancées vers le tiers
monde), considèrent que les pays pauvres bénéficient du privilège du «
latecomer » (Gerschenkron) dans le développement : ils n’ont pas à tout
réinventer et peuvent utiliser des méthodes déjà prêtes. Ceci peut
également leur permettre de sauter des générations technologiques : par
exemple certaines régions parmi les plus reculées des PED ont adopté le
téléphone mobile sans passer par le téléphone filaire, ce qui leur a évité
de mettre en place certaines infrastructures lourdes et désormais
obsolètes. Le coût du TT est donc plus faible que la création ex-nihilo de
technologie autonome, sans compter les risques d’échec d’une telle
création. Même avec des procédés trop capitalistiques au départ, l’effet
sur l’emploi sera finalement positif, grâce à la croissance économique
entraînée par l’adoption des techniques modernes. Les pays riches ont
d’autre part un avantage comparatif évident en matière technologique, il
est donc plus rationnel pour les pays du Sud d’importer leur technologie
plutôt que la créer. L’exemple du Japon qui a fondé son développement
sur l’importation de technologies illustre ces arguments. La Corée du Sud
et Taïwan sont deux exemples plus récents de ces latecomers profitant du
réservoir technologique disponible pour rattraper en trois décennies les
pays de l’OCDE188. Enfin les tenants de cette thèse relèvent la
contradiction entre la volonté de développer une technologie autonome,
et la réduction demandée des coûts des TT. En effet, plus les transferts
seront bon marché, et moins les firmes nationales seront incitées à créer
leur propre technologie.
À l’autre bord, les partisans d’une technologie plus autonome font valoir
que les structures d’une société déterminent sa technologie. La rareté
relative des facteurs et leur prix, l’organisation de la production, les niveaux
de vie, sont très différents dans les pays développés, et donc « les
techniques conçues pour ces pays seront inadaptées aux conditions des
pays pauvres. Le transfert d’une telle technologie aura pour résultat de
créer diverses distorsions et inefficacités » (Stewart, 1977). Celles-ci sont
bien connues : intensité capitalistique trop forte menant à la création de
peu d’emplois ; produits destinés à des détenteurs de revenus élevés,
confortant une répartition inégale ; équipement d’une petite partie de
l’économie, renforçant le dualisme du fait d’une forte utilisation des
ressources rares du pays ; seuils de production élevés impliquant des
monopoles et des capacités excédentaires de production (à moins que le
pays se tourne vers l’exportation).
Au contraire, les technologies appropriées seront plus favorables à
l’emploi, à la réduction des inégalités, et au développement des secteurs
traditionnels. Ces technologies sont « plus en accord avec les ressources
des PED, leurs produits correspondent aux besoins des consommateurs à
faible revenu… elles sont plus « labour-intensive », requièrent moins de
main-d’œuvre qualifiée, opèrent sur une échelle plus réduite, utilisent
plus les matériaux locaux, pour produire des produits plus simples et
mieux adaptés aux besoins » (Stewart). Elles peuvent aussi être
importées : c’est le cas des techniques plus anciennes des pays riches, ou
de techniques modernes qui sont adaptées par les PED disposant de la
capacité technologique pour cette transformation (au Japon, par
exemple, le tiers des dépenses en RD est consacré à l’adaptation des
techniques étrangères), ou encore de techniques élaborées dans les pays
du tiers monde qui se développent de plus en plus et qui font maintenant
l’objet d’échanges de technologie entre pays du Sud.

La révolution numérique
Le raz-de-marée numérique est aujourd’hui conçu comme le
déterminant d’une nouvelle révolution industrielle. Elle a pu être
qualifiée de troisième révolution industrielle par Jeremy Rifkin189, selon
qui cette révolution se base sur la « jonction de la communication par
internet et des énergies renouvelables », ou de quatrième révolution
industrielle lors de la foire de Hanovre (principal salon de la technologie
industrielle) de 2011, qui met en avant des usines intelligentes où
machines et systèmes sont connectés entre eux (dans les sites de
production ou à l’extérieur) mais aussi avec l’extérieur (clients,
partenaires) et sur toute la chaîne de valeur grâce à l’internet des objets,
les systèmes cyber-physiques et l’internet des services.
Les industries des PED sont encore peu armées pour cette nouvelle
révolution : 7 entreprises sur 10 avaient une connexion internet large
bande en 2010-2014 dans les pays à revenu intermédiaire (contre 9 sur
10 dans les pays à revenu élevé de l’OCDE), et seulement 4 sur 10 dans
les pays à faible revenu. Mais le numérique s’est propagé dans les PED
bien plus vite que les innovations technologiques précédentes : de
nombreux pays africains auront mis plus d’un demi-siècle à profiter de
l’électricité, alors que les téléphones portables y ont été introduits en
quelques années seulement, y compris dans des zones reculées.
Aujourd’hui, dans les PED, les ménages qui possèdent un téléphone
portable sont plus nombreux que ceux qui ont accès à l’électricité ou à de
l’eau salubre (cf. figure 8.13).
Huit habitants des PED sur dix en moyenne (contre 98 % des
habitants des pays à revenu élevé) possèdent un téléphone portable en
2015, et cette proportion continue d’augmenter. Même en Afrique
subsaharienne, qui connaît le plus faible taux de pénétration de la
téléphonie mobile, 73 % des habitants ont un téléphone portable. La
téléphonie mobile a pénétré toutes les couches de la population, y
compris les couches défavorisées : dans l’ensemble des PED, 70 % des
personnes dont le revenu est situé dans le quintile inférieur de la
population sont équipées d’un téléphone portable. Mais cet équipement
reste très cher pour les plus pauvres : en Afrique, le propriétaire médian
d’un téléphone portable consacre plus de 13 % de son revenu mensuel à
ses appels téléphoniques et à ses SMS.
L’internet est en revanche considérablement moins répandu dans les
PED (31 % de la population des PED y a accès en 2014) que dans les pays
à revenu élevé, où 80 % de la population a accès à internet (cf. figure
8.14). Cette inégalité d’accès, réelle, est cependant moindre que l’inégalité
des revenus dans le monde, internet se diffusant plus rapidement et plus
équitablement que la richesse mondiale (cf. figure 8.15).

Figure 8.13 : Développement des équipements de base et des


technologies numériques dans les pays en développement
Note : Pour certaines années, les données concernant l’électricité sont interpolées à partir des
données disponibles.
Source : Banque mondiale.

Malgré tout, l’internet reste indisponible, inaccessible et inabordable


pour la majorité de la population des PED (cf. figure 8.16). En Amérique
latine en 2015, moins d’un ménage sur 10 est connecté à internet. En
République centrafricaine, le prix d’un mois d’accès à internet
correspond à plus de 1,5 fois le revenu annuel par habitant. Au sein
même des PED, l’accès au numérique est très inégal, selon les niveaux de
revenu, mais également l’âge, la localisation et le sexe des personnes (cf.
figure 8.17). Qui plus est l’accès aux technologies de l’information et de
la communication ne résout pas la fracture du savoir, quand un
cinquième de la population mondiale est toujours illettrée : on compte
par exemple davantage de contributions à Wikipédia depuis Hong Kong
que depuis l’Afrique dans son ensemble, qui compte pourtant 50 fois
plus d’internautes.

Figure 8.14 : Taux d’adoption du téléphone portable et d’internet,


2014
Note : Les taux d’adoption font référence au pourcentage d’individus qui déclarent posséder un
téléphone portable et avoir un accès internet à leur domicile.
Source : 2016, sur la base de Gallup World Pool.

Figure 8.15 : Répartition du revenu et d’internet dans le monde


Note : Les pays sont redimensionnés en proportion de leur revenu national et de leur population
d’internautes.
Plus la couleur est sombre, plus le revenu national est élevé (partie a, PIB au taux de change du
marché) et plus la population d'internautes est nombreuse (partie b).
Source : Banque mondiale.

Figure 8.16 : Accès aux technologies de l’information et de la


communication
Note : L’internet haut débit (à large bande) comprend le nombre total d’abonnements à une
connexion fixe large bande (par DSL, modems câbles, fibre optique, etc.) et le nombre total
d’abonnements à des services mobiles 4G/LTE, auxquels il faut appliquer un facteur de correction
pour tenir compte des abonnés aux deux types de service. 4G = quatrième génération ; DSL = ligne
d’abonné numérique ; TIC = technologies de l’information et de la communication ; LTE =
évolution à long terme.
Source : Banque mondiale.

Figure 8.17 : Accès au numérique en Afrique

Note : Estimation Banque Mondiale 2016, à partir de données de Research ICT Africa (différentes
années), de l’UIT et d’Eurostat (CE, différentes années)
Source : Banque mondiale.
Le secteur des technologies de l’information et de la communication
occupe une place encore limitée, bien qu’amenée à croître, dans
l’économie : il compte pour environ 6 % du PIB des économies de
l’OCDE en 2011, et beaucoup moins dans les PED. Pourtant, les TIC
peuvent constituer un véritable outil de développement. La Banque
mondiale estime que l’internet favorise le développement de trois
grandes façons : en favorisant l’inclusion ; en favorisant l’efficacité ; et
en favorisant l’innovation (Banque mondiale, Rapport sur le
développement dans le monde 2016). L’exemple type de ces bénéfices
est le développement du commerce en ligne à la chinoise via les «
villages Taobao » gérés par le groupe Alibaba, mais également des
expériences moins médiatiques comme la plateforme d’artisanat Anou
au Maroc190, qui permet à des artisans ruraux de vendre dans le monde
entier. Pour les régions les plus pauvres, qui n’ont pas accès à l’internet,
les bénéfices du téléphone portable sont parfois remarquables : au
Niger, dans les zones rurales, les informations sur les prix agricoles
obtenues grâce aux téléphones portables réduisent les coûts de
recherche de 50 % (Aker et Mbiti, 2010 ; voir également Jensen 2007 au
chap. 7). Au Pérou, toujours dans les régions rurales, on estime que
l’accès aux téléphones portables a augmenté de 11 % la consommation
réelle des ménages entre 2004 et 2009, et réduit la pauvreté de 8 % et
l’extrême pauvreté de 5,4 % (Beuermann, McKelvey et Vakis, 2012). Les
applications liées à l’éducation (notamment les MOOCs) et la santé (m-
santé, ou e-health) sont également prometteuses : au Kenya,
ChildCount+ (système à interface SMS) permet aux visiteurs médicaux
à domicile de transmettre des informations à des centres de soins qui,
en retour, peuvent leur donner des conseils en fonction de l’historique
des patients, en particulier des enfants ; au Ghana, mPedigree permet
aux consommateurs de vérifier l’authenticité de leurs médicaments en
envoyant leur code-barres par SMS et en recevant en retour
confirmation de l’origine des médicaments ; au Mozambique, le
programme national Early Infant Diagnosis permet au personnel de
santé d’utiliser des outils de diagnostic par téléphone mobile (e.g. calcul
du dosage des médicaments) ; en Ouganda, mTrac (interface SMS)
permet au personnel de santé de rapporter régulièrement des données
dans un système d’information pour la surveillance des maladies et des
stocks de médicaments ; toujours en Ouganda, Celtel (opérateur local,
devenu Airtel Uganda) a mené un quiz interactif par SMS à propos du
sida, pour lequel les participants recevait du crédit gratuit en
récompense de leur participation.

Le commerce électronique à la chinoise : inclusion, efficacité


et innovation dans les villages Taobao
Le phénomène observé à Shaji est la meilleure illustration de la
croissance dynamique et de la diffusion rapide du commerce
électronique en Chine. D’une économie basée sur l’élevage porcin
dans les années 1980, le village de Dongfeng dans la commune de
Shaji (province du Jiangsu) est passé au recyclage des déchets
plastiques dans les années 1990. En 2006, un émigré de retour au
village ouvre une boutique en ligne de meubles ordinaires. Son succès
encourage d’autres villageois à faire de même et dès la fin de 2010, le
village compte 6 ateliers de fabrication de panneaux, 2 ateliers de
pièces métalliques, 15 entreprises de logistique et de transport et
7 magasins d’ordinateurs desservant 400 ménages engagés dans la
vente en ligne partout en Chine, et même dans les pays voisins. Shaji
est l’un des premiers « villages Taobao » – du nom d’une plateforme
de commerce en ligne gérée par le groupe Alibaba – où au moins 10 %
des ménages font du commerce électronique*. Les villages Taobao, et
plus généralement l’essor du commerce électronique en Chine,
montrent comment l’internet favorise l’inclusion, l’efficacité et
l’innovation.
Inclusion. Alors que l’économie des zones urbaines côtières de Chine se
développait rapidement ces 30 dernières années, les régions rurales et
occidentales du pays ont pris du retard. Les gros investissements dans
la connectivité rurale commencent cependant à porter leurs fruits.
Plus de 90 % des villages ont un accès au haut débit fixe fin 2015. Le
commerce en ligne permet aux producteurs des villes et des villages de
participer à l’économie nationale, voire mondiale. À la fin de 2014,
plus de 70 000 commerçants travaillaient dans 200 villages Taobao,
et bien plus dans d’autres régions rurales. La plupart des magasins
sont de petite taille, avec en moyenne 2,5 employés. Un tiers environ
des propriétaires sont des femmes, et un cinquième n’avait pas
d’emploi auparavant. Environ 1 % d’entre eux sont handicapés. L’un
des plus grands « cyberentrepreneurs » d’Alibaba, cloué sur un
fauteuil roulant après un accident, a créé un commerce en ligne de
produits d’élevage florissant.
Efficacité. En plus des sites de commerce électronique de type Taobao,
Alibaba et d’autres entreprises chinoises exploitent des plateformes
de commerce électronique entre entreprises. Ces plateformes
facilitent les échanges à l’intérieur des filières et d’une filière à l’autre
dans le secteur déjà florissant de la production en Chine, ainsi que
dans celui des exportations. Elles aident aussi les entreprises
étrangères à vendre en Chine, et les consommateurs profitent de la
variété et de la commodité qu’offrent les sites en ligne de vente au
détail. Le cybercommerce a non seulement contribué à accroître les
revenus en milieu rural, mais il a aussi facilité les achats. Dans les
localités rurales, le pouvoir d’achat ne représente qu’un tiers environ
de celui des villes, mais la consommation globale des 650 millions de
ruraux chinois est importante et contribue à l’objectif national qui
consiste à passer d’une économie axée sur les exportations et les
investissements à une économie plus tournée vers la consommation.
Enfin, l’essor du commerce en ligne a fait naître de nombreuses
entreprises de logistique qui assurent des livraisons rapides, parfois
par bicyclette dans les villes et villages.
Innovation. Taobao et d’autres plateformes de commerce électronique
sont des exemples d’innovations réalisées grâce aux économies d’échelle
obtenues lorsque les coûts de transaction baissent considérablement.
Ces plateformes étant entièrement automatisées, les frais peuvent rester
bas, et leur fonctionnement est souvent financé uniquement par la
publicité. Toutefois, certaines questions — comme instaurer la
confiance sur le marché et prévenir la fraude — ne peuvent pas être
résolues uniquement par l’automatisation. Dans ces cas, les
mécanismes de notation en ligne, de dépôt fiduciaire et de règlement
des conflits sont autant de solutions possibles. L’un des atouts les plus
précieux d’Alibaba et d’autres opérateurs de commerce en ligne sont les
données qu’ils accumulent. Chaque transaction est un moyen de mieux
connaître l’économie et le comportement des clients. Ces informations
facilitent la création de nouvelles gammes d’activités, comme les crédits
aux petites entreprises accordés sur la base d’une évaluation
automatisée de leur solvabilité. Elles favorisent aussi l’inclusion
financière. Au début de 2015 par exemple, Ant Financial, filiale
d’Alibaba, s’est associée à la Société financière internationale pour
accorder des prêts à des femmes-chefs d’entreprise en Chine.
* http://www.alizila.com/report-taobao-villages-rural-china-grow-
tenfold-2014.
Source : Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde
2016, à partir d’informations du China State Information Center, de
la China Association for Employment Promotion et de rapports
internes d’Alibaba.

La rapidité d’adoption de certains usages du numérique favorisant le


développement des PED dépasse encore le rythme de leur équipement :
80 % des foyers kenyans ont adopté en seulement quatre ans la plateforme
de paiement numérique M-Pesa, lancée en 2007 par Vodafone pour
Safaricom et Vodacom, les deux principaux opérateurs de téléphonie
mobile au Kenya et en Tanzanie. Il avait fallu 8 ans aux Kenyans pour
atteindre le même taux d’équipement en téléphones portables… et vingt
ans aux Américains pour atteindre ce taux d’équipement en télévisions
couleur (cf. figure 8.18). La plateforme M-Pesa profite grandement aux
populations du Kenya, et désormais d’autres PED (elle a été étendue à
l’Afrique du Sud, l’Afghanistan, l’Inde et l’Europe de l’Est), dans la mesure
où elle permet à tout utilisateur capable de prouver son identité de
déposer, retirer et transférer très facilement de l’argent grâce à un
téléphone mobile.

Figure 8.18 : Temps d’équipement : M-Pesa vs autres technologies


*Part des foyers américains, sauf pour les usagers de M-Pesa et de téléphones portables au Kenya
(part des foyers kenyans).
Source : Suri, Tavneet, William Jack, and Thomas M. Stoker, Documenting the Birth of a Financial
Economy, Proceedings of the National Academy of Sciences 109 (26):10257–62, 2012.

Il est ainsi frappant de constater que certaines innovations dans les


usages numériques viennent des PED, et que des usages tels l’e-
gouvernement (qui, en sus du gain de temps et des économies qu’il
permet, peut rapprocher l’État du citoyen isolé) ou le vote en ligne (qui
peut favoriser la participation électorale) sont parfois aussi bien, voire
mieux diffusés dans les pays à faible revenu que dans les pays développés
(cf. figure 8.19).

Figure 8.19 : E-gouvernement selon le niveau de revenu des pays, 2014


Source : Banque mondiale.

Néanmoins, il faut se garder de tout angélisme vis-à-vis de ce que


peut offrir la révolution numérique aux PED : si elle peut présenter de
réelles opportunités pour les pays pauvres, elle présente des risques
importants, tels l’accroissement de l’influence des groupes les plus
privilégiés (cf. figure 8.20 pour le vote en ligne, par exemple) ou la
polarisation du marché du travail, qui ne touche pas seulement les pays
développés mais s’observe également dans les PED (cf. figure 8.21). La
proportion des emplois qui pourraient faire l’objet d’une automatisation
importante est actuellement plus élevée dans les PED que dans les pays
plus avancés, où nombre de ces emplois ont déjà disparu : la banque
mondiale estime que, du point de vue de la technologie, deux-tiers des
emplois sont menacés par l’automatisation dans les PED, mais que cette
dynamique est limitée par des salaires plus bas et une adoption plus lente
de la technologie (Banque mondiale, Rapport sur le développement dans
le monde 2016). Si la transformation de la nature des emplois du fait des
transformations technologiques fait partie intégrante du progrès
économique (augmentation de la productivité, automatisation des tâches
éprouvantes ou répétitives), cette nouvelle révolution industrielle
numérique devra s’accompagner d’efforts de formation massifs dans les
PED.
Figure 8.20 : Vote en ligne et influence des groupes privilégiés

Source : Spada P., J. Mellon, T. Peixoto et F. Sjoberg, Effects of the Internet on Participation: Study of a
Policy Referendum in Brazil, Policy Research Working Paper 7204, World Bank, 2015.

Figure 8.21 : Polarisation du marché du travail dans les PED

Note : Le graphique illustre l’évolution de la répartition des emplois de 1995 à 2012 environ, dans
les pays pour lesquels on dispose d’au moins sept années de données. Les catégories utilisées sont
celles d’Autor (2014). Les emplois hautement qualifiés sont ceux de législateurs, de cadres
supérieurs et de dirigeants, de spécialistes, de techniciens et de professionnels assimilés. Les
emplois semi-qualifiés sont ceux d’employés administratifs, d’artisans et d’ouvriers de métiers de
type artisanal, ainsi que d’opérateurs d’usines et de machines et d’ouvriers de l’assemblage. Les
emplois non qualifiés sont ceux occupés par des employés de services et des vendeurs, ainsi que
dans d’autres métiers de base.
Source : Banque mondiale 2016 ; Autor D., Polanyi’s Paradox and the Shape of Employment Growth,
Draft prepared for the Federal Reserve Bank of Kansas City, 2014.

L’intégration économique
Nous avons vu au chapitre 6 que la recherche d’une plus grande
autonomie collective passait par la création de zones régionales, dans un
processus d’intégration économique. Les avantages à en attendre sont
tout d’abord les gains statiques dus à l’intensification des échanges, tels
qu’ils sont présentés par la théorie du commerce international, mais
surtout les gains dynamiques dont le principal est de surmonter
l’étroitesse des marchés et de favoriser l’industrialisation des pays ainsi
regroupés. L’intégration doit permettre en effet de rationaliser
l’implantation des industries, en évitant par exemple les investissements
parallèles et surdimensionnés, en faisant jouer la complémentarité des
économies, et en regroupant des ressources rares (capitaux et
techniciens) pour mener à bien des projets industriels en commun.
Divers regroupements ont été entrepris dans le tiers monde, mais les
résultats ont été dans l’ensemble décevants.

La théorie de l’intégration
L’intégration économique peut se faire par la libéralisation progressive
des échanges internes à la zone, la mise en place d’un tarif extérieur
commun, et l’harmonisation des politiques, comme dans le cas de
l’Union européenne. À cette intégration « par les marchés » (voir
encadré), on a opposé une intégration « par la production », ou
intégration fonctionnelle, qui serait basée sur le développement de
projets communs : infrastructure, mise en valeur de gisements miniers,
aménagement de réseaux hydrographiques, industries lourdes, projets
environnementaux, etc. Ce type d’intégration se ferait ainsi dans les faits
et non plus seulement sur le papier des traités. Cependant, les deux
démarches ne sont pas incompatibles, et s’il est souhaitable de
développer les activités communes, il est également nécessaire d’abattre
le cloisonnement des marchés.
La théorie néoclassique des unions douanières est statique, elle part
du principe que le libre-échange total est toujours préférable. L’union
douanière ne peut constituer qu’un optimum de second rang. Jacob Viner
distingue les effets favorables de création de commerce qui ont lieu
lorsque la production nationale est remplacée par les importations d’un
pays membre qui produit moins cher, et les effets défavorables de
détournement de commerce qui surviennent quand les importations en
provenance d’un producteur extérieur à l’union sont remplacées par
celles d’un producteur intérieur dont les coûts sont plus élevés (voir
exemple ci-après). L’union sera donc globalement favorable si les
premiers effets l’emportent sur les seconds.

L’intégration par les marchés


Les étapes suivantes sont habituellement retenues dans la voie vers
l’intégration complète (Bela Balassa) :
• La zone de libre-échange, où les droits de douane et les
restrictions quantitatives aux échanges sont abolis entre les pays
membres. Les tarifs douaniers nationaux (vers le reste du monde)
et les politiques économiques restent libres.
• L’union douanière : il s’agit d’une zone de libre-échange dotée
d’un tarif extérieur commun (TEC), où les législations nationales
douanières sont harmonisées (ex. la CEE). On distingue parfois
l’Union tarifaire, étape intermédiaire entre les deux premières, où
ces législations diffèrent.
• Le marché commun : union douanière où, en plus de celle des
produits, la libre circulation des services, des hommes et des
capitaux est réalisée (ex. l’Europe du marché unique en 1992).
• L’union économique : marché commun où une harmonisation des
politiques économiques a lieu : politiques industrielle, agricole,
monétaire, budgétaire, etc.
• L’union économique et monétaire (UEM), qui implique une
monnaie unique, comme l’euro depuis 1999.
• L’intégration totale est indissociablement économique et
politique. Le cas de l’union entre les États allemands entre 1834 et
1871, débouchant sur le IIe Reich, grâce au Zollverein (Union
douanière), constitue le cas d’école d’une intégration économique
réussie.

(1) Libre- (2) Tarif de (3) Union (4) Tarif (5) Union
échange 100 % douanière AB de 50 % douanière
Coûts prix en A AB

Pays A 100 100 100 100 100


Pays B 80 160 80 120 80
Reste du monde 60 120 120 90 90

Création Détournement
d’échange d’échange

La première colonne du tableau donne les coûts de production en €


d’un bien (coûts que l’on suppose égaux aux prix) dans les pays A,
B, et le Reste du monde. Les colonnes suivantes donnent les prix
dans le pays A, selon que le bien est produit sur place ou importé de
B ou du RDM, dans différentes situations.
La situation (1) correspond au libre-échange : le pays A importe du
RDM où le coût est le plus faible (60 en caractères gras).
(2) correspond à un tarif prohibitif de 100 % qui empêche tout
échange : A produit lui-même le bien, au coût le plus élevé.
En (3), on a une union douanière entre A et B, à partir de la
situation (2) d’isolement : il y a création d’échange, A importe de B où le
coût est plus faible.
En (4) un droit de 50 % ne nuit pas au commerce : tout comme en
(1), A continue à s’approvisionner auprès du RDM.
Enfin en (5), l’union douanière à partir de la situation (4) entraîne un
détournement de commerce, au détriment du producteur le plus
avantageux : A importe de B à un coût plus élevé.

Figure 8.22 : Les stades d’intégration économique dans le monde

Note : Les unions présentées sur cette carte (non exhaustif) sont : CARICOM = Communauté caribéenne ; EC = Eastern
Caribbean Currency Union ; UE = Union Européenne ; EAEU = Eurasian Economic Union ; CEMAC = Communauté
économique et monétaire de l’Afrique centrale ; CEDEAO = Communauté économique des États de l’Afrique de l'Ouest ;
EEA = European Economic Area ; CAN = Comunidad Andina ; EAC = East African Community ; EUCU = European Union
Customs Union ; MERCOSUR = Mercado Común del Sur ; SACU = Southern African Customs Union ; AFTA = ASEAN
Free Trade Area ; CAEU = Council of Arab Economic Unity ; CEFTA = Central European Free Trade Agreement ; CISFTA =
Commonwealth of Independent States Free Trade Area ; COMESA = Common Market for Eastern and Southern Africa ;
EFTA = European Free Trade Association ; GCC = Gulf Cooperation Council ; NAFTA = North American Free Trade
Agreement ; SAFTA = South Asian Free Trade Area ; SICA = Sistema de la Integración Centroamericana.

James Meade, toujours dans une optique libérale, va préciser les


conditions pour qu’une union douanière ait des effets favorables :
• Les productions des partenaires doivent être proches : en effet des
pays complémentaires doivent déjà échanger, et il y aura donc peu de
création de commerce. Cependant, il s’agit pour Meade de
productions semblables mais aussi diversifiées, comme dans le cas
européen. Les spécialisations primaires parallèles des pays pauvres
sont peu propices à la création de courants d’échanges entre eux.
• Le niveau des droits de douane doit être élevé au départ, leur
réduction entraînant alors une forte création de commerce.
• Chaque partenaire doit déjà être orienté vers les autres, ce qui permet
d’éviter les effets de détournement. Ce n’est pas le cas des PED dont
les échanges sont surtout dirigés vers les pays développés,
spécialement en Afrique où les économies sont plus cloisonnées.
• Le nombre de membres de l’union doit être élevé, car on se rapproche
ainsi du libre-échange, et il y aura plus de chances de trouver des
producteurs à coûts réduits. Cependant, si l’union a d’autres
ambitions que le commerce, les difficultés seront accrues du fait de
l’impossibilité de réaliser l’unanimité et d’avancer dans le processus
d’intégration.
• Enfin, le tarif extérieur commun doit être bas, là encore pour tendre
vers le libre-échange et éviter les effets de détournement. Les
partisans d’une autonomie régionale défendront au contraire des
droits communs élevés, afin de créer un marché interne et d’avantager
les industries régionales.
Cette présentation libérale omet cependant deux aspects essentiels du
processus d’intégration : les gains dynamiques du regroupement et la
volonté politique de faire progresser les pays concernés vers l’unité. Les
objectifs de l’Union européenne par exemple n’étaient pas seulement
économiques ; il s’agissait pour ses fondateurs d’aller à long terme vers la
réalisation de l’unité politique du continent. De même en Afrique, les
militants du panafricanisme depuis N’Krumah ont pour objectif
d’éliminer des frontières considérées comme arbitraires. Dans ce cas,
naturellement, les considérations néoclassiques sur l’optimum ont peu de
poids.
L’intégration peut également procurer des bénéfices économiques
élevés, si on prend en compte les aspects dynamiques :
• En rassemblant les marchés, on permettra aux industries d’atteindre
une dimension optimale et de réaliser des économies d’échelle, ce qui
peut leur permettre ensuite de se tourner vers les marchés mondiaux.
• L’accroissement de la concurrence aura également des effets
bénéfiques en poussant à la hausse de la productivité, la baisse des
coûts, etc.
• Le marché élargi et le TEC peuvent aussi attirer les investissements
étrangers.
Résultats des tentatives d’intégration dans le tiers
monde
Diverses zones régionales ont été réalisées en Afrique, comme l’Union
Douanière des États d’Afrique Centrale (UDEAC) de 1964, devenue
CEMAC en 1994 (Communauté économique et monétaire de l’Afrique
centrale) : Tchad, Congo Brazzaville, Gabon, RCA, Cameroun et Guinée
Équatoriale ; la Communauté Économique de l’Afrique de l’Ouest (CEAO),
1973, entre les pays francophones de la région qui ont, comme la
CEMAC, le franc CFA comme monnaie commune ; la Communauté
Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), 1975 : tous les
pays de la région, de la Mauritanie au Nigeria. En Afrique du Nord,
l’Union du Maghreb Arabe (UMA) a été lancée en 1989, et autour de
Madagascar, la COI (Commission de l’Océan Indien) en 1982.
En Amérique latine, l’Association latino-américaine de libre-échange
(ALALC), créée en 1960, et transformée en ALADI (Association latino-
américaine d’Intégration) en 1980, regroupe tous les pays du sous-
continent ; le Pacte andin de 1969 réunit les pays des Andes sauf le Chili
qui s’est retiré en 1976, s’est transformé en Communauté andine (CAN),
qui comprend la Bolivie, la Colombie, l’Équateur et le Pérou, ainsi que
des organismes et institutions du Système andin d’intégration (SAI) ; le
Marché commun Centro-Américain (MCCA), créé en 1960, rassemble
cinq pays d’Amérique centrale, du Guatemala au Costa Rica (sans le
Mexique qui appartient géographiquement à l’Amérique du Nord et
économiquement au NAFTA ou ALENA) ; le CARICOM (Communauté
des Caraïbes), 1973, a été formé entre les pays anglophones de la région,
et en 1991 le MERCOSUR (Mercado Común del Sur) ou MERCOSUL
(Mercado Comun do Sul) entre Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay. Il
s’agit de l’intégration la plus aboutie avec une véritable union douanière,
fonctionnant depuis 1995. Le Venezuela a rejoint le Mercosur en 2006 et
les pays andins y sont associés. La Zone de libre-échange des Amériques,
ou FTAA (Free Trade Area of the Americas), proposée par les États-Unis,
et qui s’étendrait à tout le continent, est au point mort devant
l’opposition de certains pays latino-américains comme le Venezuela.
L’existence d’un tarif extérieur commun au sein du Mercosur est
d’ailleurs incompatible avec une zone de libre-échange continentale, ce
qui n’empêche pas la multiplication des accords bilatéraux avec les États-
Unis, la présence du marché nord-américain et de ses débouchés étant
indispensable au développement des pays au sud du Rio Grande.
En Asie, l’ASEAN (Association des nations d’Asie du Sud-Est) a été
établie en 1967 entre Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour et
Thaïlande ; s’y sont ajoutés le Myanmar (Birmanie), le Laos, le
Cambodge, le Vietnam et Brunei.
La plupart de ces regroupements ont peu progressé sur la voie de
l’intégration. Si l’on examine la part du commerce intra-régional dans
chaque zone, on constate une faible progression de ces échanges en
Afrique, malgré la présence d’unions monétaires (CEAO, UDEAC). En
revanche en Amérique latine et surtout en Asie, les échanges internes ont
progressé beaucoup plus vite, en dépit des obstacles administratifs et
douaniers, et de la faible progression des mesures de libéralisation
interne. Cette évolution tient aux conditions plus favorables à
l’intégration : économies moins enclavées, industries plus diversifiées,
meilleurs réseaux de communications, extraversion et spécialisations
primaires moins fortes. Le commerce intrarégional en Asie atteint un
niveau proche de celui de l’Europe en 2013 (cf. figure 8.23).
Les difficultés de l’intégration dans le tiers monde tiennent tout
d’abord à des facteurs politiques : elle se heurte à des nationalismes très
vivaces et à des intérêts acquis (les contrebandiers et les services des
douanes voient peu d’avantages à la réduction des tarifs). Ensuite,
beaucoup d’obstacles économiques sont apparus, comme le faible degré
d’industrialisation en Afrique. À quoi bon ouvrir les frontières, si les
possibilités d’échange sont limitées ? La réussite d’une union économique
demande des conditions préalables, elle ne peut résulter seulement d’une
décision politique. L’intégration est un peu trop apparue comme le
moyen infaillible de développer les pays africains. En réalité, c’est
l’industrialisation progressive de ces pays qui doit permettre leur
intégration future.

Figure 8.23 : Part du commerce intrarégional par région du monde en


2013
Source : FMI (Direction of Trade Statistics) ; Banque mondiale (World Integrated Trade Solution).

Un autre obstacle, bien montré par la théorie libérale, réside dans le


gaspillage de ressources dû aux détournements de commerce. Dans
des pays très pauvres, les producteurs auront des coûts élevés, et la
création de tarifs risque de détourner les courants d’échange de
produits mondiaux bon marché vers des produits régionaux beaucoup
plus chers. Ainsi paradoxalement l’élimination totale des droits
internes dans l’union peut être moins favorable qu’une réduction
partielle qui induira moins de détournements de commerce.
Enfin l’obstacle majeur de l’intégration dans le tiers monde résulte
de l’inégale répartition des bénéfices. Les pays les plus avancés (comme
le Kenya dans l’EAC, le Cameroun dans l’UDEAC, ou le Brésil dans le
Mercosul) vont le plus profiter de l’union : ils vont développer leurs
exportations vers les autres (parfois à des coûts supérieurs à ceux du
marché mondial) et recevoir les investissements étrangers, alors que les
autres régions vont avoir le sentiment de rester en arrière. Il faudra
établir des mécanismes de compensation extrêmement lourds à gérer,
et toujours peu satisfaisants comme l’expérience l’a montré.
En ce qui concerne les pays africains, on ne peut que relever le gouffre
entre la précision des textes des programmes de libéralisation, la mise en
place de nouvelles administrations improductives, et la réalité
quotidienne des échanges dont la plus grande part n’est pas recensée, et
où une intégration informelle se réalise entre certains peuples comme les
nomades pour lesquels les frontières et les douanes n’ont jamais eu grand
sens.
Conclusion

« L’économie du développement s’intéresse à la question de savoir


comment les sociétés changent et croissent, c’est-à-dire ce qui est au
cœur des sujets soulevés par les économistes classiques comme Smith,
Ricardo et Marx. […] Au début, après la Deuxième Guerre mondiale,
elle a été marquée par une méfiance vis-à-vis des marchés, y compris
les marchés mondiaux, du fait de l’expérience de la grande dépression.
On pensait que les gouvernements seraient efficaces pour guider la
production et l’investissement. Les expériences des années 1950 et
1960 n’ont pas permis d’appuyer cette idée, et les années 1970 et
1980 ont vu un changement de direction vers la libéralisation et la
privatisation. À la fin des années 1990, un grand nombre de pays
s’étaient embarqués dans des réformes favorables au marché. À
nouveau, nous avons appris de l’expérience. On peut constater que le
marché peut être, et a été, dans l’ensemble, un moteur de la
croissance. Mais on a vu aussi que si les marchés ne sont pas
accompagnés d’institutions saines et d’une bonne gouvernance, ils
peuvent conduire à l’échec et à la stagnation. Ainsi, l’accent est mis
maintenant sur les rapports entre marchés et institutions. […] En
même temps, les buts poursuivis se sont élargis : la répartition des
revenus, la lutte contre la pauvreté, l’amélioration de la santé et de
l’éducation, l’extension de la liberté de choix et d’action. […]
L’élargissement des objectifs et l’accent mis sur les institutions nous
rappellent également que les économistes du développement doivent
être ouverts aux apports des autres sciences sociales : ils ont beaucoup
à apprendre par exemple des historiens de l’économie, des
politologues et des anthropologues. »
Nicholas Stern, dans Meier et Stiglitz, 2001
Les régions du monde qu’on appelait « sauvages et barbares » au XIXe siècle,
puis « arriérées » avant-guerre, « sous-développées » ensuite, devinrent « les
pays en voie de développement » ou le tiers monde dans les années 1960, puis
« les pays pauvres », « les pays du Sud » ou « les pays en développement »,
certains par la suite s’en détachant en tant que « nouveaux pays industriels »,
puis « pays émergents ». Le vocabulaire a évolué, mais le sous-
développement demeure et donc son étude également. L’évolution de
l’économie du développement depuis sa naissance dans les années 1940 peut
être résumée selon un itinéraire des idées (voir encadré), où finalement les
institutions occupent une place essentielle, mais aussi de nouvelles
conceptions comme le développement durable ou la croissance endogène.
Un affinement et un élargissement progressifs ont été réalisés, permettant de
mieux comprendre la mécanique du développement. Au début, de 1950 à
1975 environ, l’accent est mis sur le rôle de l’État pour promouvoir le
développement et corriger les insuffisances ou échecs du marché, le secteur
extérieur est négligé. Meier parle « d’un pessimisme externe et d’un
optimisme interne » à propos des pionniers du développement, qui restent
méfiants vis-à-vis du commerce extérieur et de ses possibilités
(spécialisations désavantageuses, dégradation des termes de l’échange, etc.)
et confiants vis-à-vis des politiques de planification et de modernisation. Par
la suite, on réalise que les gouvernements et leurs politiques peuvent aboutir
à des échecs encore plus graves, et la contre-révolution libérale favorise un
retour au marché et à l’ouverture, avec aussi l’idée que la théorie néoclassique
s’applique partout et que les PED n’ont pas besoin d’une analyse spécifique.
Enfin, depuis les années 1990, de nouvelles notions remettent en cause
l’efficacité des marchés, montrant que l’information est coûteuse et
imparfaite, ce qui favorise une réhabilitation de l’État et de son rôle, mais
plutôt pour permettre un meilleur fonctionnement du marché. Il ne s’agit pas
de revenir à la conception initiale de l’État tout puissant et planificateur,
comme l’indique bien Stiglitz (1989) : « Cependant, les PED devraient éviter
de conclure de ces théories que les gouvernements peuvent faire mieux le
travail. Bien que l’allocation du marché puisse très bien ne pas être efficace
au sens de Pareto, il y a peu d’évidence que les gouvernements puissent
l’améliorer, et il y a au contraire des exemples nombreux où ils ont fait pire ».

Évolution de l’économie du développement


Buts du développement
PIB réel par hab. à Indicateurs sociaux (IDH) à Réduction de la
pauvreté à Droits, capacités (entitlements) à Liberté à
Développement durable
Théories de la croissance
Modèle Harrod-Domar à Modèle de Solow à Croissance endogène
Accumulation du capital
Capital technique à Capital humain à Connaissances à Capital
social
L’État et le marché
Échecs du marché à Échecs hors marché à Nouveaux échecs du
marché191 à Échecs des institutions
Interventions publiques
Orientation et planification à Gouvernement minimum à
Complémentarité État/marché
Réformes des politiques économiques
Sortir du cercle vicieux de la pauvreté à “Get prices right” à “Get all
policies right” à “Get institutions right192” (source : Meier, 2001)
Stiglitz et Yusuf (2001) passent en revue les questions sur le
développement qui ont été à peu près résolues, c’est-à-dire qui ont fait
l’objet d’un consensus relatif des économistes au cours des dernières
décennies : 1) le fait que la croissance est liée à l’accumulation du capital,
notamment humain ; 2) que la stabilité macroéconomique joue un rôle
positif, notamment la maîtrise de l’inflation, et qu’elle requiert « des
marchés du travail flexibles et un mélange prudent de politiques fiscales,
monétaires et de change » ; 3) que l’ouverture extérieure a des
conséquences favorables ; 4) qu’une économie de marché efficace
demande des droits de propriétés sûrs et garantis, lesquels favorisent en
outre l’investissement productif, les échanges internationaux, les
transferts de technologie et les IDE ; 5) que les études sur la pauvreté (par
exemple Schultz, 1993 ; Banerjee, Duflo, 2007 et 2012) permettent de
mieux comprendre le phénomène et de mieux agir, et aussi de réaliser
que la croissance ne suffit pas à la réduire, qu’il faut aussi des politiques
d’aide directe et de réduction des inégalités ; 6) que la croissance n’est pas
nécessairement incompatible avec la préservation de l’environnement
(thème de la « soutenabilité »), et que la dégradation de ce dernier peut
nuire à la première, du fait des coûts croissants de la pollution, comme
on le voit en Chine ; 7) que le rôle de l’État est essentiel, « dans la
politique macroéconomique, la fourniture de filets de sécurité et de biens
publics, la régulation des monopoles naturels et de la concurrence, dans
les privatisations », mais aussi dans le fonctionnement même du
marché193 (Aoki et alii, 1995), et bien sûr toujours les aspects
institutionnels comme la protection des contrats et des droits de
propriété, et qu’il importe donc de développer la capacité administrative
et la transparence.
Mais toute réforme institutionnelle de ce type est difficile (et surtout
dans des pays où les intérêts acquis sont âprement défendus par des
corporations puissantes) parce que les pertes des perdants potentiels sont
immédiates, concentrées et apparentes, alors que les gains des gagnants
potentiels sont diffus, longs à venir, ou même incertains dans l’esprit de la
population. C’est ce que le grand sociologue et économiste Mancur
Olson a expliqué en détail en 1965, dans son maître livre : e logic of
collective action194. Ce que Machiavel avait déjà dit à sa façon en 1513 : «
Celui qui introduit de nouvelles institutions a pour ennemis tous ceux
qui profitent de l’ordre ancien, et n’a des défenseurs bien tièdes en ceux
qui profiteraient du nouveau »). La difficulté, à propos de l’État, dans les
études institutionnalistes, est aussi de savoir si et quand il a un intérêt
dans le développement du pays et quels sont les facteurs qui peuvent
favoriser un tel engagement (voir Bardhan, 2001). Abramovitz, dans un
article souvent cité de 1986, explique que le rattrapage ne vient pas
seulement d’une accumulation du capital, d’une réduction de l’écart
technologique, mais aussi d’une « capacité sociale » (social capability),
difficile à mesurer, qui inclut « le capital humain, des institutions
adaptées, l’ouverture, et un système politique qui ne bloque pas les
réformes ou empêche l’innovation » (Crafts, 2001). On peut se demander
si l’insistance sur les institutions n’est pas en fin de compte une façon
politiquement correcte de parler de la culture. En effet, les institutions,
au sens de North, désignent les comportements, les mentalités, les règles
écrites ou non écrites, c’est-à-dire en réalité une part essentielle de la
culture. Landes n’a pas de ces timidités, et on peut légitimement se
demander si le recours à l’histoire, à la sociologie et à l’anthropologie ne
permettrait pas de mieux expliquer, à travers la culture, les freins au
développement :

« S’il y a quelque chose qu’on peut retenir de l’histoire du


développement économique, c’est que la culture fait toute la
différence (et ici Max Weber avait tout juste). Témoins les
réalisations des minorités expatriées – les Chinois en Asie du Sud-Est,
les Indiens en Afrique orientale, les Libanais en Afrique occidentale,
les juifs et les calvinistes à travers la plupart des pays européens, etc.,
etc. Cependant la culture, dans le sens des valeurs profondes et des
comportements qui guident une population, la culture fait peur aux
chercheurs. Elle a une odeur de soufre, évoquant la race, la
transmission, un air de permanence. […] Les spécialistes préfèrent
les changements des taux d’intérêt, des taux de change, l’ouverture
extérieure, les institutions politiques, la gestion… En outre, les
critiques portant sur la culture affectent l’ego, insultent les identités
et l’estime personnelle. Venant d’étrangers, de telles remarques,
aussi pleines de tact et indirectes puissent-elles être, sentent la
condescendance à plein nez. Les conseillers bien intentionnés ont
appris à rester à l’écart de ces questions. »
David Landes, 2000

À la fin des années 1970, la Banque mondiale parlait « des énormes


progrès accomplis par les pays du tiers monde depuis 25 ans : le revenu a
augmenté plus vite que la population, la croissance économique s’est
accompagnée d’une progression des systèmes d’éducation et de
l’alphabétisation, d’une amélioration de la nutrition et de la santé, d’une
complexité technologique croissante et d’un développement industriel ».
Lewis notait de la même façon que « les États moins développés ont assez
bien passé l’épreuve des dernières décennies. Il y a quatre fois plus
d’enfants dans les écoles qu’en 1950. Le taux de mortalité infantile s’est
réduit des trois quarts. La multiplication de lits d’hôpitaux, des conduites
d’eau dans les villages, de routes secondaires et des autres services
collectifs est plus rapide qu’elle ne l’a jamais été dans les pays développés.
Une bonne partie des déceptions émane de gens qui n’ont aucune idée de
ce qu’étaient les conditions de vie des masses en 1950 ». Sylvie Brunel
décrivait ce phénomène comme une « poussée permanente vers le haut »,
caractérisée notamment par la montée des classes moyennes, facteur de
démocratisation, la disparition des grandes famines, et, malgré les
fluctuations et les retours en arrière du court terme, la généralisation des
progrès sociaux et économiques à long terme. Le tableau a peu changé
dans les premières décennies du XXIe siècle, mais la prise de conscience du
développement de nombre de pays du Sud s’est imposée, avec le boom
asiatique, la croissance en Amérique latine et le réveil récent de l’Afrique.
Si l’on part d’une base de PIB/tête (en PPP) comparable, il a fallu plus de
150 ans à l’Angleterre pour doubler son PIB par tête à partir de 1700, avec
9 millions d’habitants ; il a fallu plus de 50 ans aux États-Unis et plus de
60 ans à l’Allemagne à partir des années 1820, avec respectivement 10 et
28 millions d’habitants ; plus de 30 ans au Japon à partir de 1905 avec
moins de 50 millions d’habitants ; mais plus que 16 ans pour la Corée du
Sud à partir de 1956 ; 12 ans pour que la Chine double son PIB/tête à
partir de 1982 avec plus d’un milliard d’habitants… et moins de 10 ans
pour que l’Inde le fasse à partir de 2000, également avec plus d’un
milliard d’habitants ! Cette accélération constitue l’événement le plus
important depuis la révolution industrielle, amené à modifier
complètement les rapports de force mondiaux. Dans son ouvrage sur
l’Ordre économique mondial de 1978, le prix Nobel Arthur Lewis posait
ainsi la question des écarts économiques entre pays : « Comment est-ce
que le monde se trouve divisé entre les pays industriels et les pays ruraux ?
Est-ce que c’est le résultat de ressources géographiques, de forces
économiques, de forces militaires, de quelque conspiration internationale,
ou quoi d’autre ? » Sa réponse, après un panorama historique sur la
révolution industrielle, se trouvait dans le fait que nombre de pays du Sud
n’avaient pas connu de progrès agricoles préalables :

« La plus importante des explications économiques, et la plus


négligée, est la dépendance d’une révolution industrielle sur une
révolution agricole antérieure ou simultanée. … Dans une économie
fermée, la taille du secteur industriel est fonction de la productivité
agricole. […] La caractéristique spécifique de la révolution industrielle
de la fin du XVIIIe siècle est qu’elle a commencé dans le pays avec la
plus forte productivité agricole – la Grande-Bretagne – qui donc avait
aussi un secteur industriel important. La révolution industrielle n’a
pas créé un secteur industriel là où il n’y avait rien. Elle a transformé
un secteur industriel existant, en introduisant de nouvelles façons de
fabriquer les mêmes vieux produits. La révolution s’est étendue
rapidement dans les autres pays qui étaient aussi en train de
révolutionner leur agriculture, surtout en Europe occidentale et en
Amérique du Nord. Mais les pays à faible productivité agricole,
comme l’Europe centrale et du Sud, ou l’Amérique latine, ou la Chine,
avaient des secteurs industriels plutôt limités, et l’industrialisation y a
fait des progrès plus lents. »

En tout état de cause, les inégalités avaient énormément augmenté


dans le monde avec la révolution industrielle : alors qu’en 1820, les 10 %
d’habitants de la planète les plus favorisés avaient un niveau de vie 20 fois
supérieur aux 10 % les plus pauvres, ce rapport était de 60 fois en 1980. Or
ces inégalités diminuent depuis un quart de siècle, notamment grâce aux
pays émergents qui, la Chine en tête, ont sorti plusieurs centaines de
millions de personnes de la pauvreté. Les écarts se resserrent donc entre
les hommes au niveau mondial. Mais paradoxalement, les disparités entre
les pays qui se situent aux extrémités de l’échelle des revenus nationaux,
elles, ne cessent d’augmenter : si les émergents voient leur écart de niveau
de vie avec les pays développés réduire sensiblement, cet écart entre pays
développés et pays les pays les moins avancés (et particulièrement
l’Afrique) ne cesse de se creuser (Bourguignon 2012). Dans un court
article du Journal of Economic Perspectives, publié en l’an 2000 à l’occasion
du nouveau millénaire, Robert Lucas présente un modèle de l’évolution
économique au XXIe siècle, où l’on assisterait à un resserrement des écarts
entre pays, suite à la diffusion plus rapide de la révolution industrielle. Les
différents pays partent à des dates différentes sur la voie de
l’industrialisation, les pays qui ont commencé le plus tôt sont maintenant
riches, les pays qui ne sont toujours pas partis sont presque aussi pauvres
que l’était le monde entier vers 1800 (constitué « de sociétés également
pauvres et stagnantes ») ; ceux qui sont partis plus tard ont des niveaux
intermédiaires de revenu. Le résultat est l’accroissement massif des écarts
constatés aux XIXe et XXe siècle, comme un peloton qui se disperserait.
Mais les pays partis plus tard ont aussi des taux de croissance plus rapides,
pour diverses raisons – ils bénéficient de technologies existantes, ils
peuvent adopter des institutions qui ont fait leurs preuves, ils ont des
rendements croissants au départ et reçoivent en conséquence des flux de
capitaux –, et rattrapent donc progressivement les pays plus précoces.
Tous les pays convergent ainsi vers les niveaux de revenu des premiers, car
quand les pays se sont développés, ils ne reviennent pas en arrière, ils
restent à des niveaux de vie élevés :

« Le modèle prévoit que tôt ou tard tout le monde aura rejoint la


révolution industrielle, que toutes les économies auront une
croissance alignée sur celle des pays les plus riches, et que les
différences en pourcentage de niveaux de revenu auront disparu
(c’est-à-dire que ces différences seront retournées à leur niveau
préindustriel). […] Les idées peuvent être imitées et les ressources
peuvent circuler, et elles le font en réalité, vers les endroits où les
rendements sont les plus élevés. Jusqu’à peut-être il y a deux
siècles, ces facteurs ont suffi à maintenir une égalité grossière de
revenus à travers le monde entre pays (mais pas, bien sûr, à
l’intérieur des pays). Mais la révolution industrielle a bousculé ces
forces égalisatrices pendant deux siècles hors du commun : c’est
bien pour ça qu’on l’appelle une « révolution ». Elles se sont
réaffirmées cependant dans la deuxième moitié du XXe siècle, et je
pense que le retour à une égalité de revenus entre sociétés sera un
des événements économiques majeurs du siècle à venir195. »

Comment favoriser une telle évolution ? Tout au long de cet ouvrage,


les divers types d’action possibles ont été évoqués. Il convient de trouver
un équilibre entre les politiques tournées vers la satisfaction des besoins
essentiels (par l’agriculture), la réduction des inégalités et l’amélioration
des ressources humaines (par l’éducation) ; celles qui visent l’ouverture
sur l’extérieur, l’exploitation des avantages comparatifs et les « effets
éducatifs196 » de l’échange (par le commerce international) ; celles, enfin,
qui permettent le bon fonctionnement du marché et du secteur privé, en
particulier industriel (par les institutions).
Les mécanismes du marché ne peuvent résoudre tous les problèmes,
mais en dehors des zones non monétarisées, de plus en plus réduites, le
marché se révèle un puissant instrument de développement. Il ne se
résume pas, en effet, à sa fonction d’allocation ; il n’est pas simplement la
meilleure réponse à la question économique par excellence, à savoir la
répartition de ressources rares entre des usages alternatifs. Il a encore
une fonction dynamique de création en stimulant l’innovation,
l’accumulation du capital et les investissements humains. Un certain
consensus autour de la nécessité d’une économie de marché s’est
d’ailleurs établi, comme la position d’un économiste critique des théories
néoclassiques, le prix Nobel Amartya Sen, nous l’indique197 :

« Être de façon absolue contre les marchés est presque aussi bizarre
que de s’opposer à la conversation entre les gens. Les libertés
d’échanger des mots, des biens, ou des cadeaux n’ont pas besoin de
justifications en termes de leurs effets favorables, même distants ;
elles font partie de la façon dont les individus en société vivent et
interagissent (sauf s’ils en sont empêchés par des régulations ou la
force). »

À la différence d’une planification centralisée, le marché ne requiert


aucune infrastructure bureaucratique et fonctionne donc au moindre
coût. Souplesse et décentralisation lui assurent une meilleure efficacité.
En outre, comme l’explique Hayek, l’économie de marché n’exige pas que
les hommes qui y concourent soient d’accord sur les buts, elle les laisse
libres d’agir à leur gré et « permet aux hommes ayant différents systèmes
de valeur et différents objectifs de vivre ensemble pacifiquement et pour
leur bénéfice mutuel. » (Silem, 2005).
Si la main invisible peut, comme le disait Joan Robinson, agir parfois
par étranglement, en éliminant les plus faibles, l’expérience de nombreux
pays en développement montre qu’elle peut aussi produire des
améliorations économiques et sociales bien visibles. Il ne s’agit pas pour
autant de prôner le laissez-faire, car l’intervention de l’État a été
également déterminante. H.G. Johnson, grand spécialiste du commerce
international et partisan du libéralisme, affirmait ainsi dans les années
1960, d’une façon quelque peu prémonitoire quand on pense au cas des
pays asiatiques : « le développement économique est un processus de
coopération entre l’État et l’entreprise privée ; le problème est donc de
trouver le meilleur dosage possible ».
Les pays pauvres ne sont victimes d’aucune fatalité du sous-
développement, comme le montrent les progrès réalisés. Arthur Lewis,
encore, le constatait à sa façon inimitable : « Ma mère m’avait inculqué
un principe qui voulait que si les autres étaient capables de faire quelque
chose, nous aussi étions capables de le faire. Ce n’est pas une proposition
scientifique, mais elle s’est révélée vraie… » L’histoire économique du
monde nous apprend que nulle situation n’est définitivement acquise,
qu’il faut peu de décennies pour assister à des bouleversements profonds,
et qu’on ne saurait avoir un jugement pertinent sans prendre du recul,
sans tenir compte de la durée. De formidables mutations sont en cours,
un rattrapage est à l’œuvre, la révolution industrielle et technologique, tel
un noyau en expansion progressive, tend à s’étendre à toute la planète,
avec des effets peut-être aussi insoupçonnés pour nous que ceux de la
révolution néolithique pour les hommes de la fin de la préhistoire.
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Les sites internet permettent de consulter la plupart des données directement et de


construire ses propres tableaux et graphiques. Voir par exemple : http://unstats.un.org (ONU),
http://stats.unctad.org (CNUCED), http://hdr.undp.org/statistics/data (PNUD),
http://esa.un.org/unpp (UNPD), http://www.unido.org (ONUDI),
http://data.worldbank.org/data-catalog/world-development-indicators
(Banque mondiale), http://laborsta.ilo.org (BIT), http://www.imf.org/external/data.htm
(FMI), http://www.oecd.org (OCDE), http://www.wto.org (OMC).
Index

A
Accords de produits 1, 2-4
Aide publique au développement (APD) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Ajustement structurel 1, 2, 3-4, 5
Alphabétisation 1-2, 3, 4, 5
Amin (Samir) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Avantage(s) comparatif(s) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
B
Balance des paiements 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Balassa (Bela) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Banerjee (Abhijit V.) 1, 2, 3
Banque mondiale 1, 2, 3, 4-7, 8, 9-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23-25, 26, 27, 28,
29, 30-38, 39-45, 45-48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57-66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74,
75, 76, 77, 78, 79-87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94
Banque(s) Multilatérale(s) de développement 1, 2, 3
Barro (Robert) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Beijing Consensus 1, 2
Besoins fondamentaux 1, 2, 3, 4
Brevet(s) 1, 2, 3-4
C
Capabilité 1, 2
Capital humain 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Capital technique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Capitalisme 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19
Castes 1, 2, 3, 4, 5
Cercle(s) vicieux 1, 2, 3, 4, 5, 6
Choc(s) pétrolier(s) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Climat 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Club de Londres 1
Club de Paris 1
CNUCED 1, 2, 3
Coefficient de capital 1-2, 3
Colonialisme 1, 2-3, 4, 5, 6
Commerce équitable 1, 2, 3, 4
Commerce international 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21-25,
26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43
Consensus de Washington 1, 2
Contrôle(s) des changes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Convention de Lomé 1-2
Corruption 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Cours des matières premières 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Coût(s) comparatif(s) 1
Coût(s) de transaction 1, 2-3, 4, 5
Crise argentine 1
Crise de l’endettement 1, 2
Crise(s) financière(s) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Croissance “pro-pauvres” 1, 2
Croissance déséquilibrée 1, 2-3
Croissance endogène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Croissance équilibrée 1, 2-3, 4
D
Démocratie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Dépendance 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-14, 15, 16, 17-19, 20, 21
Dette externe 1, 2-7, 8, 9, 10
Dette publique 1, 2, 3, 4
Développement durable 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Diversification 1, 2, 3, 4, 5, 6, 8, 7, 9, 10, 11, 12, 13
Division internationale du travail (DIT) 1, 2, 3, 4, 5, 6
Domination 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Dotations en facteurs de production 1, 2
Droits de douane 1, 2-3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13
Droits de l’homme 1
Droits de propriété 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Droits de Tirages Spéciaux (DTS) 1, 2, 3
Dualisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Duflo (Esther) 1, 2, 3, 4
E
Easterly (William) 1, 2, 3, 4
Échange inégal 1, 2, 3-4, 5
Échange(s) international(aux) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Éducation 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29, 30, 31, 32
Émissions de CO2 1, 2, 3-4
Engels (Friedrich) 1, 2, 3, 4
Épargne 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29
Étapes de la croissance 1, 2, 3
État de droit 1-2, 3

F
Famines 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 14, 15, 16
Feldman-Mahalanobis (modèle) 1, 2
Financements compensatoires 1
Firmes multinationales (FMN) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-14, 15, 16
Flux (nets) de capitaux 1-2, 3, 4, 5, 6
Flux de capitaux 1, 2, 3, 4
FMI 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-20, 21, 22
Fordisme 1, 2, 3
Friedman (Milton) 1
Furtado (Celso) 1, 2, 3, 4, 5

G
GATT 1, 2, 3-4, 5
Genre 1

H
Harrod-Domar (modèle) 1, 2, 3, 4
Hausmann (Ricardo) 1
Hirschman (Albert) 1, 2, 3-4, 5
I
Impérialisme 1-2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10, 11
Indicateur du développement humain (IDH) 1-3, 4, 5, 6
Industrialisation par substitution d’importations (ISI) 1, 2, 3-7
Industries industrialisantes 1, 2, 3
Inégalités 1, 2, 4, 3, 5, 6, 7, 8, 9-15, 16, 17, 18, 19, 20-29, 30-36, 37-40, 41-44, 45-47, 48, 49,
50, 51, 52-62
Infrastructure(s) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19-27, 28-30, 31, 32-
35, 36, 37, 38
Institution(s) de microfinance (IMF) 1, 2, 3
Institutionnalisme 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10
Intégration économique 1, 2, 3, 4, 5-9, 10
Internet 1-5, 6, 7
Investissements (directs à l’) étranger (IDE) 1, 2, 3, 4, 5-13, 14-21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30-38, 39, 40
Irrigation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
J
Juste prix 1, 2
K
Keynes (John) 1, 2, 3, 4, 5
Krueger (Ann) 1, 2, 3, 4, 4
Kuznets (Simon) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
L
Lewis (Arthus) 1, 2, 3-12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Libéralisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24-27,
28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39-40, 46, 47, 48-55, 56, 57
Liberté économique 1, 2, 3, 4
Libre-échange 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-17, 18
Logistique 1, 2, 3, 4
M
Malédiction des ressources naturelles 1
Malnutrition 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Malthus (Thomas) 1, 2, 3, 4, 5
Marx (Karl) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Matières premières 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13-23, 24-30, 31-36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46
Mentalités 1, 2, 3, 4
Microcrédit 1, 2, 3, 4, 5, 6
Microfinance 1, 2, 3-5
Mill (John Stuart) 1, 2, 3, 4, 5
Moratoire 1, 2, 3, 4, 5, 6
N
Nation la plus favorisée (MFN) 1, 2, 3
Nationalisation 1, 2, 3
(Néo) Classique(s) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-11, 12, 13, 14-20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27-31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39
(Néo) Keynésianisme 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8, 9, 10
(Néo) Marxisme 1, 2, 3-7, 8, 9, 10, 11, 12-19, 20-23, 24, 25
Népotisme 1, 2, 3, 4
Nouvelle économie institutionnaliste 1
Numérique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Nurkse (Ragnar) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
O
Objectifs de développement durable (ODD) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Objectifs du Millénaire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-10, 11
Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) 1, 2, 3, 4, 5, 6-8, 9
OMC 1, 2
ONG 1, 2, 3, 4, 5, 6
ONU 1, 2
OPEP 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
P
Paludisme 1, 2, 3, 4
Pauvreté 1, 2, 3, 4, 5-13, 14, 15, 16-19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31-32, 33, 34,
35-36, 37, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47-48, 49, 50, 51, 52-53, 54-55
Pays pauvres très endettés 1
Perroux (François) 1, 2, 3, 4
Pétrole 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-18, 19, 20-23, 24, 25, 26
PNUD 1, 2, 3, 4
Possibilités de production (courbes et labyrinthe de) 1, 2, 3
Prebisch (Raúl) 1, 2, 3, 4, 5-9, 10-13, 14
Privatisation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Production agricole 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-12, 9, 13, 14, 15, 16-20, 21, 22, 23, 24
Production industrielle 1, 2, 3, 4
Productivité 1-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12-16, 17, 18, 19, 21, 15, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33-38, 39, 40, 41, 42, 44, 45, 46, 47, 48
Promotion des exportations 1-2
Protection effective 1-2
Protectionnisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11-16, 17, 18, 19
R
Réduction de la dette 1, 2, 3
Rééchelonnement 1, 2
Réforme(s) agraire(s) 1, 2, 4, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-13
Régulation 1, 2-5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Religion 1, 2-5, 6, 7
Révolution industrielle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28-31
Révolution verte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Ricardo (David) 1, 2, 3, 4, 5, 6
Round(s) (de l’OMC) 1, 2, 3, 4
S
Sachs (Jeffrey) 1, 2, 3, 4, 5
Sauvy (Alfred) 1, 2, 3, 4, 5, 6
Secteur informel 1, 2, 3
Sécurité 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Sen (Amartya) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Service de la dette 1, 2, 3, 4, 5, 6
Smith (Adam) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Solow (Robert) 1, 2, 3, 4, 5
Spécialisation(s) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-10, 11-13, 14-16, 17, 18, 19, 20, 21, 22
Stabex 1, 2, 3, 4
Structuralisme 1, 2, 3, 4, 5, 6-16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Subvention(s) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Syndrome hollandais 1
Système Généralisé de Préférences (SGP) 1, 2, 3, 4, 5
T
Taux de change 1, 2, 3, 4, 5, 6-11, 12, 13-16, 17, 18, 19
Technologie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25,
26, 27, 28, 29, 30-39, 40-46, 47, 48, 49, 50, 51, 52
Termes de l’échange 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Todaro (Michael) 1, 2, 3, 4
Transfert(s) de technologie 1, 3, 305, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Transferts conditionnels 1, 2
Transition démographique 1-4, 5
V
Violence 1, 2, 3, 4
Y
Yunus (Muhammad) 1, 2
Z
Zones franches 1, 2, 3
Tables des matières

Introduction

PREMIÈRE PARTIE
SOUS-DÉVELOPPEMENT ET DÉVELOPPEMENT
Chapitre 1 Les caractéristiques du sous-développement
Les indicateurs statistiques du sous-développement
Traits dominants du sous-développement
Typologie des pays en voie de développement
Chapitre 2 Les causes du sous-développement
Les explications économiques du sous-
développement
Les explications non économiques du sous-
développement
Chapitre 3 Modèles et théories de développement
Les modèles de développement : des classiques
aux keynésiens
Les stratégies de développement

DEUXIÈME PARTIE
ASPECTS INTERNATIONAUX DU DÉVELOPPEMENT
Chapitre 4 Les pays du Sud dans les relations économiques
internationales
Le commerce international : interdépendance croissante
Les mouvements de capitaux : crise de l’endettement,
déclin de l’aide et hausse des capitaux privés
Les termes de l’échange : dégradation ou stabilité à long
terme ?

Chapitre 5 Le rôle des organismes internationaux


L’OMC
L’ONU
Les alliances entre producteurs
La garantie des recettes d’exportation
Le FMI et la banque mondiale
ONG, Commerce éthique, microcrédit, forums
mondiaux

Chapitre 6 Les théories du commerce international


et du développement
Les théories libérales : de la statique à la dynamique
Les théories structuralistes : du protectionnisme
éducateur au nouvel ordre économique international
Les théories radicales : de l’analyse de l’impérialisme
à la stratégie de la déconnexion

TROISIÈME PARTIE
POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT

Chapitre 7 L’agriculture et le développement


Les agricultures du tiers monde
Le rôle de l’agriculture dans le développement
économique
La transformation de l’agriculture traditionnelle
L’insuffisance alimentaire : famines et malnutrition
Chapitre 8 L’industrialisation
Les stratégies d’industrialisation : de la protection
à l’ouverture
Les firmes multinationales : indépendance nationale
ou croissance économique ?
Les transferts de technologie : de la dépendance vers
l’autonomie
La révolution numérique
L’intégration économique
Conclusion
Bibliographie
Index
1 Pays à revenu faible et intermédiaire, par opposition aux « pays développés » à revenu élevé,
selon les groupes de revenu de la Banque mondiale. Les économies sont divisées par la
Banque mondiale selon leur Revenu National Brut (RNB) 2008 par habitant. Les groupes sont
les suivants : faible revenu, 975 dollars US ou moins ; revenu intermédiaire inférieur, de 976 à
3 855 dollars US ; revenu intermédiaire supérieur, 3 856 à 11 905 dollars US ; et revenu élevé,
supérieur à 11 906 dollars US.
2 Global Economic Prospects 2007: Managing the Next Wave of Globalization, 2006.
3 Homi Kharas, “The Emerging Middle Class in Developing Countries”, OECD Development
Centre Working Papers, 2010.
4 Estimation de l’Organisation Internationale du Travail.
5 Nations unies, World Population Prospects.
6 Mittal Steel rachète Arcelor en 2006, Tata, le groupe sidérurgique anglo-hollandais Corus en
2007 ; le chinois Dongfeng prend 14% du capital de PSA Peugeot Citroën en 2014. Dès 2006,
on pouvait lire ainsi le commentaire suivant dans la presse française : « L’offre d’achat par le
groupe indien Mittal a pu surprendre en France. Vue de Davos, où la famille Mittal réside
pour la durée du Forum économique mondial, il ne s’agit que d’un événement d’évidence, que
la démonstration éclatante d’une évolution entendue : l’Asie a supplanté l’Europe. C’est fait.
Cela s’est opéré finalement très vite, dix ans, quinze ans. Mais voilà, ça y est : l’Europe est
passée au second plan. Elle est encore grande, grosse, mais elle ne compte plus guère. Le
monde était hier dominé par les États-Unis et par l’Europe, il l’est aujourd’hui par les États-
Unis, par la Chine et l’Inde. » (Éric Le Boucher, Le Monde, 29-30/1/2006).
7 Voir The New Titans, survey de The Economist sur l’évolution de l’économie mondiale,
16 septembre 2006. D’après le FMI, le classement des 7 premières économies mondiales (en
2005 : USA, Japon, Allemagne, Chine, Royaume Uni, France, Italie) sera le suivant en 2040 :
Chine, USA, Inde, Japon, Mexique, Russie, Brésil. Le nombre de pays émergents y sera passé de
1 à 5, même si en termes de PIB/hab. les pays développés actuels resteront de deux à quatre
fois plus riches.
8 Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement.
9 L’Inde obtient son indépendance des Britanniques en 1947 sous l’action de Gandhi,
l’Indonésie des Hollandais en 1949, les indépendances africaines ont lieu en 1960, celle de
l’Algérie en 1962 après une longue guerre ; enfin, tardivement, la révolution des Œillets en
1974 au Portugal permet de mettre fin à la colonisation de l’Angola, du Mozambique et de la
Guinée Bissau. Au milieu de ce processus, la conférence de Bandung en Indonésie en 1955,
comprenant 29 pays, marque le début de l’affirmation du tiers monde, avec la formation du
Mouvement des non alignés (ni sur l’Ouest, ni sur l’Est à l’époque). Des leaders historiques
tels Nehru (Inde), Soekarno (Indonésie), Nasser (Égypte), Tito (Yougoslavie) en sont à
l’origine, ils seront rejoints par Zhou en Laï et la Chine en 1960. Actuellement, il compte
114 pays membres qui se sont réunis La Havane en 2006, après Kuala Lumpur en 2003 et
Durban en 1998. Cette dernière rencontre n’a rien à voir avec la conférence de Durban des
Nations unies sur le racisme (2001), qui a donné lieu à une controverse à propos d’Israël et
qui a été par la suite dénoncée par l’ONU elle-même, à travers son Secrétaire général de
l’époque, Kofi Annan.
10 Voir Ha-Joon Chang, Rethinking Development Economics, Anthem Press, 2003.
11 Richard Agenor et Peter Montiel, Development Macroeconomics, Princeton University Press, 1996.
12 Après une croissance économique de 2,5% en moyenne entre 1980 et 2000 en Afrique
subsaharienne, la croissance y a été supérieure à 6% en moyenne annuelle depuis 2000, et
devrait se maintenir à une moyenne de 5,8% par an entre 2015 et 2019 selon le FMI. La
croissance mondiale, qui pousse le prix des matières premières, est à l’origine de cette
embellie, mais pas seulement : les aides accrues, l’allègement des dettes, les investissements
étrangers, ont également joué un rôle. Plus important encore, une stabilisation politique, des
progrès démocratiques, des programmes contre la corruption, ont fait évoluer les institutions
dans un sens plus favorable.
13 “Divergence, Big Time”, Policy Research Working Paper 1522, World Bank, 1995.
14 “The Disturbing «Rise» of Global Income Inequality”, NBER, 2002 ; “Global Inequality Fades as
the Global Economy Grows” : www.heritage.org 2007. Voir aussi un dossier sur la question de Jean
Gadrey, dans Alternatives économiques, n° 256, mars 2007 : « Le baromètre des inégalités dans le
monde ».
15 “Uneconomic growth in theory and in fact”, Annual Feasta Lecture, Trinity College, Dublin,
1999 (http://www.feasta.org/documents/feastareview/daly.htm)
16 PIB-vert, IBED (bien être durable), IPV (progrès véritable), ISS (santé sociale) IBEE (bien être
économique), BIP 40 (baromètre des inégalités et de la pauvreté), BNB (bonheur national
brut), OECD Better Life Index, etc. Voir Les nouveaux indicateurs de richesse, Jean Gadrey et
Florence Jany-Catrice, La Découverte, 2005.
17 Mahbub ul Haq (1934-1998) est à l’origine du concept de développement humain, et du
rapport du PNUD du même nom, qu’il a lancé à partir de 1990. Ministre des Finances au
Pakistan en 1985-88, pendant la dictature du général Zia ul Haq, il s’est efforcé d’imposer les
plus hauts revenus, les 22 familles féodales dirigeant l’économie du pays. Une de ses formules
était : “It is too late to agree with me: I have changed my mind”.
18 Doing Business in 2015, disponible à : http://www.doingbusiness.org/
19 Voir sur cette question un panorama complet des théories : Michel Herland, Lettres sur la justice
sociale, Le Manuscrit, 2006. Voir également Amartya Sen, The Idea of Justice, Allen Lane &
Harvard University Press, 2009.
20 Qui continuaient d’ailleurs au XXIe siècle en Chine : « environ 7000 femmes ont été stérilisées
de force dans le Shandong par les agents du Planning familial, tandis que d’autres ont
accouché de bébés mort-nés après avoir reçu des injections de poison… Des villageois ont été
battus à mort pour avoir essayé de protéger des membres de leurs familles qui se cachaient
pour échapper à la stérilisation ou aux avortements forcés », Le Monde, 24 sept. 2005, nouvelle
confirmée par les autorités chinoises, qui ont ouvert une enquête et arrêté les coupables.
21 Politique lancée au début des années 1980, et assouplie en 2002 (les couples sont désormais
autorisés à avoir plusieurs enfants à condition de payer une taxe dite « sociale de
compensation », d’environ 600 euros, ce qui exclut les plus pauvres, notamment les paysans
puisque cette somme représente de trois à quatre fois leurs revenus mensuels). La politique de
l’enfant unique a permis d’éviter environ 300 millions de naissance, mais elle a eu des effets
désastreux en favorisant, pour des raisons culturelles, la naissance des garçons, entraînant un
énorme déséquilibre démographique qui va peser sur l’avenir de l’Asie : « Il pourrait manquer
200 millions de femmes sur la Terre en 2025 », Le Monde, 13-14 nov. 2005, entretien avec J.-
Cl. Chesnais : « des stations d’échographie portables permettent, dans les villages, de
sélectionner les fœtus garçons, et des avortements sont ensuite pratiqués. Cela pour répondre
à des considérations religieuses – les hommes assurent le culte des ancêtres – ou économiques
– coût de la dot. » Voir aussi Bénédicte Manier, Quand les femmes auront disparu, L’élimination des
filles en Inde et en Asie, La Découverte, 2006 ; Isabelle Attané, Une Chine sans femmes ?, Perrin,
2005. Le prix Nobel Amartya Sen a tiré la sonnette d’alarme dès 1990 dans un article fameux
de la New York Review of Books, 37(20), 20 déc. : “More than 100 millions women are missing” (en
ligne sur www.nybooks.com). L’absurdité de tout cela, c’est qu’en voulant privilégier les
garçons, l’Asie crée un monde « où il y aura à l’avenir moins de femmes, et donc moins
d’enfants… y compris de garçons. » (A. Chemin, « Les filles sacrifiées d’Asie », Le Monde,
9 mars 2007).
22 “The New Baby Boomers”, Fr. Bourguignon: http://www.project-
syndicate.org/commentary/bourguignon1. Traduit dans Le Monde du 21 nov. 2006 : « Faire de
la démographie un atout pour les PED ».
23 « Les femmes nourrissent le monde », FAO, L’actualité, 9 mars 1998.
24 Nicolas Stern, Engendering development through gender equality in rights, resources and voice, Banque
mondiale, 2001.
25 Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Finlande, France, Allemagne, Grèce,
Islande, Irlande, Italie, Japon, Corée du Sud, Luxembourg, Pays-Bas, Nouvelle Zélande,
Norvège, Portugal, Espagne, Suède, Suisse, Royaume Uni, États-Unis.
26 Voir www.unctad.org
27 NB : Dans la suite du livre, nous entendrons par PED l’ensemble des pays à revenu faible et
intermédiaire de la Banque mondiale, ceci par souci de clarté vis-à-vis de notre objet et en
dépit du caractère simplificateur que cela comporte.
28 Voir Olivier Pétré-Grenouilleau, Traites négrières, Gallimard, 2004 ; Hugh Thomas, La Traite des
Noirs, Robert Laffont, 2006 ; Christian Delacampagne, Histoire de l’esclavage, Livre de Poche,
2002.
29 Pour une contestation de la validité de cet exemple classique, cf. D. Lal, 1983.
30 Pour une étude plus détaillée sur Warren, voir J. Brasseul, « Imperialism, pioneer of capitalism,
30 ans après », communication au colloque Points de contact entre les cultures, hérités du fait
colonial, Université de Toulon, Université Paris 3, Toulon, 21-23 mars 2007, et revue en ligne
www.mondesfrancophones.com, avril 2007.
31 Cf. Diana Hunt, Economic Theories of Development: An Analysis of Competing Paradigms, Prentice
Hall, 1989.
32 Pour plus de détails sur ces débats, voir Brasseul, 2001.
33 Maurice Meuleau, Le Monde et son Histoire, 4 vol., Robert Laffont, 1984-1991.
34 Voir J. Brasseul, « Le déclin du monde musulman, du Moyen Âge à l’époque contemporaine :
une revue des explications », Région et Développement, n° 19, L’Harmattan, 2004.
35 Voir Cosandey, 1997, pour un développement des thèses géographiques sur le rôle de la mer.
36 « La chaleur du climat peut être si excessive que le corps y sera absolument sans force. Pour
lors l’abattement passera à l’esprit meme : aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun
sentiment généreux ; les inclinations y seront toutes passives ; la paresse y sera le bonheur »,
Esprit des lois, XIV, 2.
37 “Vigour depends partly on race qualities: but these, so far as they can be explained at all, seem to be chiefly
due to climate.” Principles of Economics, 1890.
38 “The burden of infections disease is similarly higher in the tropics than in the temperate
zones.” (Jeffrey Sachs). La présence du paludisme réduirait en Afrique de 1,3% le taux de
croissance économique, d’après les estimations de Jeffrey Sachs et David Bloom, “Geography,
Demography, and Economic Growth in Africa », Brookings Papers, 2, 1998. Cela signifie que
le revenu par tête y aurait doublé depuis 1950, si la malaria avait été éradiquée à cette
époque.
39 Expression datant des années 1960 où l’exploitation du gaz naturel en mer du Nord, pour les
Pays-Bas, a entraîné des effets négatifs sur l’économie du pays : inflation, perte de
compétitivité, baisse des autres exportations.
40 Pour une synthèse, voir Guiso, Sapienza et Zingales, 2006, et Cultural Explanations, The Economist,
9 nov. 1996.
41 « Obligé de partager ses maigres richesses avec une immense famille, l’agriculteur béninois est
découragé d’améliorer sa production. L’obligation faite à la parentèle de payer une lourde
quote-part à l’occasion d’un mariage au Sénégal – le montant des dons et le nom des
donateurs est lu en public – détourne les «tontines» laborieusement constituées. Quand on
sait qu’un Africain participe en moyenne, chaque mois, à deux cérémonies de funérailles ou de
mariage ainsi financées, on mesure la stérilisation de l’épargne et du crédit dont pâtissent ces
sociétés. » A. Faujas, « La tradition, alliée du progrès ? », Le Monde, 26 déc. 2006.
42 Emmanuel Terray, Revue L’Homme, 29(111-112), 1989, pp. 277-278.
43 « Les déçus de la ville reviennent aussi avec de nouvelles valeurs qui les conduisent à contester
les structures gérontocratiques et les chefferies traditionnelles. Elles sont perçues comme
défaillantes et inégalitaires dans l’exercice de la justice, la répartition des terres, l’accès aux
quelques services sociaux, la gestion de la production agricole, les mariages arrangés, etc. Les
jeunes des campagnes se sentent ainsi piégés dans un système qui les marginalise, alors que
leur poids démographique ne cesse de croître. Adopter une identité combattante leur redonne un
statut et une considération sociale, une marge de manœuvre économique (un salaire monétaire ou
en nature) et les exonère en partie de l’autorité des anciens, notamment dans le choix de leur
mariage. » M. Severino, « Les jeunes Africains au cœur des conflits », Le Monde, 1er nov. 2005.
44 Francis Fukyama, Trust, The Social Virtues and the Creation of Prosperity, Free Press, 1995; Alain
Peyrefitte, La société de confiance, essais sur les origines du développement, Odile Jacob, 1995, 2005.
45 « En Turquie, le business selon le Coran », G. Perrier, Le Monde, 21 décembre 2006.
46 Voir là-dessus J. Svensson, “Eight Questions about Corruption”, Journal of Economic Perspectives,
19(3), été 2005.
47 Sur les obstacles au développement liés à une bureaucratie excessive, voir le rapport annuel de
la Banque mondiale, Doing Business. Les pays ayant le plus simplifié leurs procédures
bureaucratiques ont obtenu les meilleurs résultats en termes de croissance et d’indicateurs
sociaux.
48 « The main engine of growth is the accumulation of human capital – or knowledge – and the main source of
differences in living standards among nations is a difference in human capital. Physical capital plays an
essential but decidedly subsidiary role.” Robert Lucas, “Making a Miracle”, Econometrica, 61, 1993.
49 Voir Randa Sab et Stephen C. Smith, Human capital convergence: International evidence, IMF, 2001
(http://www.imf.org/external/pubs/cat/longres_gsause.aspx?sk=4017&gsa=true) et, des
mêmes auteurs, Human capital convergence: A joint estimation approach, IMF, 2002
(https://www.imf.org/External/Pubs/FT/staffp/2002/02/pdf/sab.pdf). Voir également Robert
J. Barro et Jong-Wha Lee, International comparisons of educational attainment, Journal of Monetary
Economics 32, 1993, pp. 363-394 (http://www.nber.org/papers/w4349.pdf).
50 C’est d’ailleurs cette colonie américaine, devenue État, qui fondera le premier département
d’éducation (Board of Education) en 1837 et rendra l’école obligatoire en 1852. En 1865, 89 %
des enfants y sont inscrits dans une école publique.
51 Loi de 1833 imposant la création d’écoles primaires dans chaque commune et en organisant
l’inspection par l’État.
52 Mobutu encourageait ouvertement le vol : « Toi qui as volé de l’argent et l’as investi dans une
maison ici au lieu de l’envoyer à l’étranger, je te félicite », cité dans The Economist,
28 septembre 1996.
53 Voir “When Bad Economics is Good Politics”, Bueno de Mesquita et Root, 2000.
54 B.R. Weingast, “The Political Foundations of Democracy and the Rule of Law”, American-
Political Science Review, 91(2), 1997.
55 Voir Hernando de Soto (2000), économiste péruvien, pour qui l’absence de définition claire
des droits de propriété empêche les pauvres d’investir et d’accumuler, leur capital étant gelé
par l’absence de reconnaissance officielle de leurs avoirs.
56 W.C. Neale, “Institutions”, dans The Elgar Companion to Institutional Economics, Edward Elgar, 1994.
57 La morale inculquée dès le plus jeune âge permet de limiter également les coûts de transaction
car elle implique la nécessité d’un contrôle moindre, les individus tendant à se comporter de
façon honnête et équitable pour rester en accord avec leurs principes plus que par crainte des
conséquences légales.
58 Titre de son ouvrage de 1973, avec R.T. Thomas, The Rise of the Western World, a New Economic
History, Cambridge University Press.
59 http://www.prsgroup.com/about-us/our-two-methodologies/icrg
60 http://info.worldbank.org/governance/wgi/index.aspx#home.
61 http://www.freetheworld.com/.
62 http://www.doingbusiness.org/
63 « Depuis Aristote, on a soutenu l’idée que seulement une société prospère, avec peu de gens
dans la misère, pourrait voir une situation où la masse des citoyens participent intelligemment
à la politique et peuvent développer la distance nécessaire pour éviter de succomber à l’appel
de démagogues irresponsables », Seymour Martin Lipset, “Some Social Requisites of
Democracy”, American Political Science Review, n° 53, 1959.
64 Robert Barro, June 2000 Fraser Forum: Democracy & the Rule of Law,
http://oldfraser.lexi.net/publications/forum/2000/06/section_04.html
65 Arthur Lewis a été un des pionniers de l’économie du développement. Originaire des Antilles,
il est le premier Noir à recevoir le prix Nobel, en 1979, dans un domaine autre que celui de la
paix ou de la littérature. Il a enseigné à Manchester et conseillé N’Krumah au Ghana à son
indépendance. Le Ghana a connu un désastre économique par la suite – pas du fait de Lewis,
plutôt favorable à un mix État/marché –, mais bien d’une politique d’industrialisation à
marche forcée, fondée sur une anticipation erronée des recettes à venir du cacao, doublée
d’une politique bureaucratique et étatiste, ponctionnant la paysannerie. Pour une “biographie
théorique”, voir Robert Tignor, W. Arthur Lewis and the birth of development economics, Princeton
University Press, 2005.
66 La Nouvelle politique économique (NEP), mise en œuvre par la Russie bolchévique à partir de
1921, avait introduit une relative libéralisation économique justifiée par Lénine de la manière
suivante : « Nous ne sommes pas assez civilisés pour passer directement au socialisme, encore
que nous en ayons les prémisses politiques » (Pravda n°49, 4 mars 1923).
67 De la NEP au socialisme, Eugen Preobrajensky, Moscou, 1922.
68 Jacob Viner, International Trade and Economic Development: lectures delivered at the National University
of Brazil in 1950, The Free Press, 1952.
69 P.T. Bauer, B.S. Yamey, The Economics of Under-Developed Countries, Cambridge, 1957. Un
commentaire de Thomas Sowell : “Bauer’s message has begun to be heard, not only because of his own
perseverance and insights, but also because the repeated failures and massive disasters of “development
planning” have finally broken the smug unanimity that long substituted for evidence or critical analysis…
Bauer is not a mere Scrooge who says “Bah! Humbug!” to the poor. On the contrary, his vision of the
world accords far more respect to the less-developed regions and peoples than does the conventional
viewpoint.” (Reason, déc. 1984).
70 E. Shaw, Financial Deepening in Economic Development, Oxford, 1973 ; R. McKinnon, Money and
Capital in Economic Development, Brookings, 1973.
71 “Increasing Returns and Long-Run Growth”, Journal of Political Economy, 94(5), 1986.
72 “Big Bills Left on the Sidewalk: Why Some Nations are Rich and Others Poor”, Journal of
Economic Perspectives, 10(2), 1996.
73 D’après la présidente de la commission, Gro Harlem Brundtland, alors premier ministre de
Norvège, pays connu pour son attachement aux questions d’environnement, et plus tard
directrice de l’OMS.
74 Le mot soutenable est plus imagé en ce sens qu’il s’agirait d’un développement que
l’environnement pourrait supporter à long terme. Il n’existe en français que dans le sens « qui
peut être soutenu, défendu », mais se comprend ici par référence à son opposé : insoutenable. Il
correspond à l’expression anglaise pour croissance ou développement durable : sustainable.
75 Voir le roman de J.-C. Rufin, Le parfum d’Adam, Flammarion, 2007, voyage dans les milieux de
l’écologie radicale.
76 Sur les conséquences économiques du réchauffement planétaire, voir le rapport Stern au
gouvernement britannique (premier rapport sur le réchauffement climatique financé par un
gouvernement et mené par un économiste), Stern Review on the Economics of Climate Change,
octobre 2006. Ce dernier concluait qu’un investissement d’1% du PIB à partir de 2006 aurait
permis d’amplement atténuer les effets du changement climatique.
77 OIT, Vers le développement durable : Travail décent et intégration sociale dans une économie verte, 2012.
78 L’OIT qualifie d’« emplois verts » des « emplois décents dans tout secteur économique (par
exemple, l’agriculture, l’industrie, les services, l’administration) contribuant à la préservation,
la restauration et l’amélioration de la qualité de l’environnement ».
79 “Balanced versus Unbalanced Growth”, The Economic Weekly, avril 1963.
80 Notamment le groupe dit des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) ou BRIMC (avec le Mexique).
81 Les États-Unis par exemple élèvent leurs droits de douane dès 1922 (tarif Fordney-McCumber)
et encore en 1930 (tarif Hawley-Smoot).
82 Global Economic Prospects 2007: Managing the Next Wave of Globalization, 2006, et Global
Economic Prospects 2015, The Global Economy in Transition, 2015.
83 On désignait par eurodevises à l’époque, non point les euros, mais les devises créées par le
système bancaire à l’extérieur de leur pays d’origine, en particulier les dollars, d’où le terme
eurodollar : dollar scriptural créé par une banque à l’extérieur des États-Unis, et pas seulement
en Europe.
84 Les principaux fonds souverains dans le monde, selon leur actif sous gestion en 2012, sont les
suivants (sous leur dénomination en anglais) : Abu Dhabi Investment Authority (EAU, ~
800 milliards de $), Government Pension Fund Global (Norvège, ~ 670 milliards de $), SAFE
Investment Company (Chine ~ 600 milliards de $), Saudi Arabia Monetary Authority (Arabie
Saoudite, ~ 530 milliards de $), China Investment Corporation (Chine, ~ 480 milliards de $),
Government of Singapore Investment Corporation (Singapour, ~ 470 milliards de $), Hong
Kong Monetary Authority (Hong Kong, ~ 300 milliards de $), Kuwait Investment Authority
(Koweït, ~ 300 milliards de $), Temasek Holdings (Singapour, ~ 150 milliards de $), National
Welfare Fund (Russie, ~ 150 milliards de $), National Social Security Fund (Chine, ~
140 milliards de $), Qatar Investment Authority (Qatar, ~ 120 milliards de $), Future Fund
(Australie ~ 90 milliards de $), Investment Corporation of Dubai (EAU, ~ 70 milliards de $),
Kazakhstan National Fund (Kazakhstan,~ 70 milliards de $), Libyan Investment Authority (Libye,
~ 70 milliards de $), International Petroleum Investment Corporation (EAU, ~ 60 milliards de
$), Revenue Regulation Fund (Algerie, ~ 60 milliards de $), Mubadala (EAU, ~ 50 milliards de
$), Korea Investment Corporation (Corée, ~ 40 milliards de $), Alaska Permanent Fund (USA,
~ 40 milliards de $), National Development Fund (Iran, ~ 40 milliards de $), Khazanah
Nasional (Malaisie, ~ 30 milliards de $), State Oil Fund (Azerbaïdjan, ~ 30 milliards de $),
Brunei Investment Agency (Brunei, ~ 30 milliards de $).
85 HIPC : Heavily indebted poor countries ; MDRI : Multilateral debt relief initiative.
86 APD, versée par les pays du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. Voir les
statistiques de l’OCDE/CAD ici : http://www.oecd.org/dac/stats/final2014oda.htm. Voir
également le rapport Development co-operation report, Making Partnerships Effective Coalitions for
Action, 2015.
87 www.cgdev.org.
88 Voir réponse de la ministre française du Développement, Brigitte Girardin, dans Le Monde du
3 octobre 2006.
89 “The allure of the Chinese model”, International Herald Tribune, 2 novembre 2006. Voir aussi :
Adama Gaye, Chine-Afrique, le dragon et l’autruche, L’Harmattan, 2006 ; Harry G. Broadman,
Africa’s Silk Road, China and India’s New Economic Frontier, World Bank, 2007 ; Firoze Manji et
Stephen Marks (ed.), African Perspectives on China in Africa, Fahamu, 2007; Deborah Brautigam,
The Dragon’s Gift. The Real Story of China in Africa, Oxford University Press, 2009 et Will Africa Feed
China?, Oxford University Press, 2015 ; David H. Shinn et Joshua Eisenman, China and Africa: A
Century of Engagement, University of Pennsylvania Press, 2012.
90 Il s’agit de régimes autoritaires issus néanmoins d’élections, voir : “The rise of illiberal
democracies”, Fareed Zakharia, Foreign Affairs, nov. 1997.
91 Pour Arthur Lewis : « En ce qui me concerne, la maxime selon laquelle le riche doit aider le
pauvre me suffit, mais elle ne constitue pas un théorème économique ! ». Le philosophe Peter
Singer observe que la plupart des gens sacrifieraient un costume à 1 000 $ pour sauver un
enfant qui se noie sous leurs yeux, et considère qu’il n’y a aucune raison de faire une différence
entre cet enfant en particulier et les 9 millions d’enfants qui meurent chaque année avant 5 ans
du fait de la pauvreté.
92 Amartya Sen évoque par exemple le gâchis de talents intolérable d’une potentielle élève
brillante pauvre privée d’éducation.
93 Robert McNamara, discours prononcé devant le Conseil des gouverneurs, Washington D.C.,
25 septembre 1972, BIRD, Washington, 1972.
94 Voir, pour une critique de l’utilisation du modèle H-D : William Easterly, “The Ghost of
Financing Gap, How the Harrod-Domar Growth Model Still Haunts Development
Economics”, Journal of Development Economics, 60(2), 1999.
95 « Au Mozambique, les bailleurs étrangers travaillent ensemble », Jordane Bertrand, Le Monde,
1er mars 2005.
96 Une étude de Craig Burnside et David Dollar portant sur 56 pays entre 1970 et 1993 montre
que l’aide a eu un effet positif sur la croissance dans les pays où les politiques économiques
étaient favorables à la stabilité des prix, à l’équilibre budgétaire et à l’ouverture extérieure :
“Aid, Policies and Growth”, American Economic Review, 80(4), sept. 2000. Voir aussi le rapport
dirigé par Joseph Stiglitz : Assessing Aid: What Works, What Doesn’t, and Why, Banque mondiale,
1998.
97 Voir J.-M. Severino, directeur de l’Agence française de développement, entretien au Monde
(1er mars 2005) : « Il faut éviter aux États de sombrer dans le piège de la dépendance. »
98 Barry Eichengreen, “Taming Capital Flows”, World Development, 28(6), 2000.
99 Voir la position d’un libéral comme Jagdish Bhagwati par exemple : “Yes to free trade, maybe
to capital controls”, Wall Street Journal, 16 nov. 1998.
100Voir le rapport de la Banque mondiale : The East Asian Miracle: Economic Growth and Public Policy,
Oxford U. Press, 1993. Sur la crise, la littérature est immense, pour une analyse claire et
synthétique, voir par exemple : “The Asian Financial Crisis of 1997: Causes and Policy
Responses”, par Suk H. Kim et Mahfuzul Haque, Mutinational Business Review, printemps
2002.
101Il s’agit d’une forme de capitalisme où les dirigeants politiques favorisent leurs amis et leur
famille par des rentes, des privilèges ou des capitaux, parfois issus de la corruption. Les
contrats de sociétés appartenant au clan favorisés par l’État, leurs marchés ou monopoles,
sont garantis par des réglementations ou licences spécifiques, des subventions et aides
particulières, des banques favorisées au niveau des entrées de capitaux étrangers, etc. Paul
Krugman parle des institutions financières détenues par les « neveux des ministres » (“What
Happened to Asia?”, MIT, 1998 ; “Asia, What Went Wrong?”, http://www.pkarchive.org) :
“The minister’s nephew or the president’s son could open a bank and raise money both from the domestic
populace and from foreign lenders, with everyone believing that their money was safe because official
connections stood behind the institution.”
102L’aléa moral (Moral Hazard) se définit comme la propension d’un acteur à s’engager dans des
comportements à risque, quand le système le protège contre les conséquences de ce risque,
par des garanties ou assurances diverses. Par exemple, des engagements de l’État
(renflouement, subventions) incitent des banques à se lancer dans des prêts ou placements
risqués.
103John Spraos, “The Statistical Debate on the Net Barter Terms of Trade between Primary
Commodities and Manufactures”, Economic Journal, 90(357), mars 1980 ; D. Sapsford, “Some
further evidence in the statistical debate on the net barter terms of trade between primary
commodities and manufactures”, Economic Journal, 95, 1985 ; P. Sarkar, “The Singer-Prebisch
hypothesis: a statistical evaluation”, Cambridge Journal of Economics 10, 1986 ; E.R. Grilli & M.C.
Yang, “Primary commodity prices, manufactured goods prices and the terms of trade of
developing countries: what the long-run shows”, The World Bank Economic Review, 2, 1988. Et
pour une synthèse récente : P. Sarkar, “The North-South terms of trade debate: a re-
examination”, Progress in Development Studies, 1(4), oct. 2001.
104La situation des marchés des produits agricoles, FAO, 2004. Disponible sur : www.fao.org/documents
105Cf. Rapport Willy Brandt : Nord-Sud : Un programme de survie, Gallimard, 1980.
106Australie, Belgique, Brésil, Birmanie, Canada, Ceylan, Chili, Chine, Cuba, Tchécoslovaquie,
France, Inde, Liban, Luxembourg, Pays-Bas, Nouvelle Zélande, Norvège, Pakistan, Rhodésie,
Syrie, Afrique du Sud, Royaume Uni, États-Unis.
107Maintenant devenue la clause NTR (Normal Trade Relations).
108Les ouvrages abondent sur L’Organisation mondiale du commerce, voir sous ce titre : Olivier Blin,
éd. Ellipses, 2004 ; Michel Rainelli, éd. Economica, 2004 ; Annie Krieger-Krynicki, éd. Vuibert,
2005 ; Daniel Jouanneau, « Que sais-je ? », PUF, 2003 ; Peter Van den Bossche, The Law and
Policy of the World Trade Organization: Text, Cases and Materials, Cambridge University Press, 2013 ;
Emmanuel Nyahoho, L’OMC : Mesures de libéralisation et perspectives, Presses de l’Université de
Québec, 2015 ; Bernard M. Hoekman et Petros C. Mavroidis, The World Trade Organization,
Routledge, 2015 .
109« OMC, les négociations de la dernière chance », France Culture, L’économie en questions,
16 avril 2007.
110Voir Dossier OMC dans Le Monde, 13 déc. 2005, et G.-M. Henry, L’OMC, Jeunes éd., 2006
111Accord sur l’application des mesures Sanitaires et Phytosanitaires.
112Accord sur les questions de propriété intellectuelle : Trade-Related Aspects of Intellectual Property.
113Accord sur les obstacles techniques aux échanges : Technical Barriers to Trade.
114Accord contesté du commerce sur les services : General Agreement on Trade in Services.
115Seize pays exportateurs agricoles du tiers monde (Brésil, Argentine, Colombie, Afrique du Sud,
Indonésie, Pakistan, Malaisie, Thaïlande, Philippines, etc.), plus le Canada, l’Australie et la
Nouvelle Zélande, qui représentent alors un milliard de personnes et un quart des
exportations agricoles mondiales. D’autres groupes sont présents à l’OMC, avec des intérêts
divergents : le G20 rassemble les pays émergents qui demandent également l’ouverture des
marchés du Nord ; le G33 regroupe les pays plus pauvres et fragiles, moins concernés par la
libéralisation parce qu’ils bénéficient d’accords privilégiés pour leurs produits (ex. pays ACP et
UE) ; le G10 réunit au contraire les pays les plus protectionnistes en matière agricole (dont la
Suisse, le Japon, l’Islande, la Corée du Sud, Israël). Les États-Unis et l’UE forment des groupes
à eux-seuls, avec un protectionnisme intermédiaire. Avec le Japon, ils représentent alors 90%
des aides agricoles mondiales. Les aides européennes représentent environ le double, en
proportion des recettes agricoles des producteurs, de celles des États-Unis : 38% contre 18%
en 2005.
116Et en particulier la France, principale bénéficiaire de la PAC et principale exportatrice agricole
en Europe. L’agroalimentaire représente « la première industrie nationale, loin devant
l’automobile ou l’industrie électrique et électronique, elle se situe au premier rang européen et
occupe le deuxième rang mondial derrière les États-Unis » (Le Monde, 15 nov. 2005).
117United Nations Conference on Trade and Development, “Under No Circumstances, Take Any-
Decision”, pour ses détracteurs…
118Voir http://www.g77.org/
119Voir C.L. Gilbert, International Commodity Agreements, dans J.D. Gaisford et W.A. Kerr ed.
Handbook on Trade Policy, Edward Elgar, 2005.
120Le « Groupe des 24 » ne regroupe que 24 membres, mais n’importe quel pays du « Groupe
des 77 » est invité à se joindre aux discussions, la Chine ayant été « invité spécial » depuis les
réunions de 1981.
121Voir rapport sur la réforme du FMI au Conseil d’analyse économique, de Daniel Cohen et
Richard Portès, 2002.
122L’idée, suggérée par Ann Krueger (n° 2 du FMI de 2001 à 2006 et directrice générale du FMI
par intérim de mars à juin 2004), est d’imposer un accord entre créanciers et débiteurs sur un
partage des pertes, la réduction de la dette et la mise en place d’un programme de
restructuration négocié, au lieu de faire appel aux ressources limitées du Fonds. La
supranationalité impliquée par ce tribunal des faillites, comme pour le TPI, a été rejetée par
les représentants de Washington au Fonds, et aurait de toute façon été rejetée aussi par le
Congrès.
123Le G6 à l’origine, en 1975, est devenu le G7 en 1976 (entrée du Canada) et G8 en 1998
(Russie). Il ne comprend pas la Chine, le Mexique, le Brésil ou l’Inde. C’est une rencontre
informelle entre Chefs d’État pour discuter des problèmes économiques mondiaux. Le G8
représente les deux tiers du PIB mondial, mais seulement 13 % de la population du monde.
124Le FMI et la Banque mondiale siègent tous deux dans la capitale fédérale américaine.
L’expression a été lancée par l’économiste John Williamson en 1989 pour résumer cette triple
connivence libérale (FMI, BM, gouvernement américain).
125Voir le Rapport sur le développement dans le monde 2002, consacré au rôle des institutions (Building
Institutions for Markets) et le rapport 2017 sur la gouvernance (Governance and the Law), mais
aussi les rapports annuels Doing Business, qui montrent à travers de nombreux exemples que la
bureaucratie et les règlements absurdes sont l’un des principaux obstacles au développement
du tiers monde, mais qu’il est également facile d’y porter remède
(http://www.doingbusiness.org/).
126Voir une évaluation des travaux de la Banque, par une équipe internationale d’économistes du
développement à : www.tinyurl.com/yck7wc .
127Voir Les ONG, de Ph. Ryfman, Repères La Découverte, 2004.
128Laura T. Raynolds, Mainstreaming Fair Trade Coffee: From Partnership to Traceability, World
Development 37(6), 2009, pp. 1083–93.
129Voir, pour un bon exemple de la façon dont le commerce équitable met en lumière quelques
producteurs, transformés en espèces de mascottes dans les pays riches, tout en laissant
forcément dans l’ombre les millions d’autres : « Le chemin du café “juste” », Véronique
Maurus, Le Monde, 7 février 2007, sur le cas du café de Huehuetenango et l’organisation
italienne Slow Food. Voir aussi “Food Politics, Voting with your trolley”, The Economist, 9 déc.
2006 ; Marion Nestle, Food Politics: How the Food Industry Influences Nutrition and Health,
University of California Press, 2003.
130Andrea Podhorsky, A Positive Analysis of Fair Trade Certification,
http://dept.econ.yorku.ca/~andrea/research.html, 2013 ; Andrea Podhorsky, Certification
Programs and North–South Trade, Journal of Public Economics 108, 2013, pp. 90–104 ; Shareen
Hertel, Lyle Scruggs et C. Patrick Heidkamp, Human Rights and Public Opinion: From Attitudes to
Action, Political Science Quarterly 124(3), 2009, pp. 443-459 ; Chris Arnot, Peter C. Boxall et
Sean B. Cash, Do Ethical Consumers Care About Price? A Revealed Preference Analysis of Fair Trade
Coffee Purchases, Canadian Journal of Agricultural Economics 54(4), 2006, pp. 555-565 ;
Michael Hiscox et Nicholas F. B. Smyth, Is There Consumer Demand for Fair Labor Standards?
Evidence from a Field Experiment, 2011, http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?
abstract_id=1820642.
131Jeremy Weber, How Much More Do Growers Receive for Fair Trade-Organic Coffee?, Food Policy
36(5), 2011, pp. 678-85 ; Bacon, Christopher, Confronting the Coffee Crisis: Can Fair Trade,
Organic, and Specialty Coffee Reduce Small-Scale Farmer Vulnerability in Northern Nicaragua?, World
Development, 33(3), 2005, pp. 497-511.
132Alain de Janvry, Craig McIntosh, et Elisabeth Sadoulet, Fair Trade and Free Entry: Can a
Disequilibrium Market Serve as a Development Tool? Unpublished paper, University of California,
Berkeley, 2012.
133Hugh Sinclair, Confessions of a Microfinance Heretic: How Microlending Lost Its Way and Betrayed the
Poor, Berrett-Koehler, 2012 ; S. Boyé, J. Hadjenberg et M. Cheylan, « Microcrédit, comment
faire baisser des taux d’intérêt trop élevés », Le Monde du 16 janvier 2007.
134Voir la controverse : « Le microcrédit fait-il baisser la pauvreté ? » Non (Is. Guérin), Oui (Fr.
Doliguez), dans Le Monde du 14 nov. 2006. Et aussi J. Hajdenberg, Ch. Poursat et S. Boyé, Le
guide de la microfinance, microcrédit et épargne pour le développement, Ed. d’Organisation, 2006 ; J.-
M. Servet, Banquiers aux pieds nus, la microfinance, O. Jacob, 2006.
135Jagdish Bhagwati, “Immiserizing Growth: A Geometrical Note”, Review of Economic Studies, 25,
juin 1958.
136Raymond Vernon, “International Investment and International Trade in the Product Cycle”,
Quarterly Journal of Economics, 80, 1966 ; Bela Balassa, “Trade Liberalisation and Revealed
Comparative Advantage”, Manchester School, 33, 1965.
137Ricardo Hausmann et Bailey Klinger, Structural Transformation and Patterns of Comparative
Advantage in the Product Space, CID Working Paper No. 146, avril 2007.
138Cf. Monique Anson-Meyer, Un économiste du développement au XIX° siècle, Friedrich List, PUG,
1986. Né en 1789, professeur à l’université de Tübingen en 1817, List est exilé en France pour
ses positions libérales en politique, il accompagne un La Fayette vieillissant aux États-Unis en
1825 et s’y installe comme fermier et entrepreneur jusqu’en 1832. Rentré au Wurtemberg, il
milite pour l’extension des chemins de fer et le protectionnisme. Sa théorie du
protectionnisme éducateur s’insère dans une vision linéaire de phases de l’économie, avant
Marx et Rostow : phases primitives (sauvage, puis pastorale), phase agricole (favorable au
libre-échange), phase de démarrage industriel (avec protectionnisme), maturité enfin (retour
au libre-échange). List se suicide en 1846, l’année même des débuts du libre-échange en
Europe (abolition des Corn Laws par la Grande-Bretagne), mais pour d’autres raisons… Voir
aussi J.-M. Daniel, « List, apôtre du protectionnisme », Le Monde, 13 sept. 2005.
139James Riedel, “Trade as the engine of growth in Developing Countries, revisited”, The
Economic Journal, 94, mars 1984.
140Irving Kravis, “Trade as a handmaiden of growth: Similarities between the nineteenth and
twentieth centuries”, The Economic Journal, décembre 1970.
141Grjebine A., La nouvelle économie internationale, PUF, 1980. Voir aussi, en faveur d’un tel
néoprotectionnisme de marchés communs régionaux, Jean-Luc Gréau, L’avenir du capitalisme,
Gallimard, 2005.
142Lassudrie-Duchêne B., « La demande de différence et l’échange international », Cahiers de
l’ISEA, juin 1971.
143Trade Development and the World Economy. Selected Essays of Carlos F. Diaz-Alejandro, Basic
Blackwell, Oxford, 1988, édité par A. Velasco, 1988.
144Pierre Jalée, Le pillage du tiers monde, Maspero, 1965.
145Voir le livre de Ronald Chilcote (2000) qui rassemble tous les plus grands textes sur
l’impérialisme, de Hobson à Warren, en passant par Lénine, Boukharine, Luxemburg,
Schumpeter, etc.
146Voir le roman de Soljenitsyne, Lénine à Zurich, Seuil, 1975, inclus dans Août 14, puis La Roue
rouge.
147“The intrinsic attractiveness of Lenin’s doctrine, together with the position he acquired as
leader of the October Revolution and head of the Soviet state, transformed his views into
central tenets of the world revolutionary movement.” (p. 89)
148« Comme tout monopole, le capitalisme monopoliste donne inévitablement lieu à une
tendance à la stagnation et au pourrissement. Comme les prix de monopole deviennent fixes,
le stimulant au progrès technique, et donc à toute forme de progrès, disparaît. […] Si le
capitalisme pouvait élever le niveau de vie des masses, qui partout sont frappées par la
pauvreté et mal nourries, malgré l’avance énorme dans les connaissances techniques, il n’y
aurait aucune discussion sur la surabondance de capitaux. … Mais si le capitalisme faisait
cela, il ne serait pas le capitalisme. … Aussi longtemps que le capitalisme reste ce qu’il est, les
excédents de capitaux ne seront jamais utilisés dans le but d’élever le niveau de vie du peuple
dans aucun pays, car cela voudrait dire une baisse des profits pour les capitalistes, ils ne
peuvent être utilisés que dans le but d’accroître ces profits en exportant des capitaux vers les
pays en retard. » Lénine, 1916
149Voir « Bismarck et Bernstein, la genèse de l’État-providence et la naissance de la social-
démocratie », J. Brasseul, dans Droit et économie de l’assurance et de la santé, Ahmed Silem éd.,
Dalloz, 2002, p. 37 à 88.
150Le mot est d’origine portugaise, il était utilisé en Chine pour désigner les marchands qui
acceptaient de commercer avec les Européens.
151La Teoría de la Dependencia, Plaza y Janes, 2003.
152Le mot procès utilisé dans la traduction du Capital au XIXe siècle signifie simplement processus.
Cet usage, vieilli, n’a été conservé que par les auteurs marxistes.
153Pierre Jalée, Le pillage du tiers monde, Maspero, 1965, pp. 121-122.
154Sheila Smith, “The Ideas of Samir Amin: Theory or Tautology?”, Journal of Development Studies,
17(1), oct. 1980.
155J. Schiffer, “The Changing Post-war Pattern of Development: The Accumulated Wisdom of
Samir Amin”, World Development, juin 1981.
156W. Cline, “Can the East Asia model of development be generalised?”, World Development,
vol. 10, n° 2, 1982.
157Né aux Antilles en 1941, Carmichael devient un des leaders des Black Panthers aux États-Unis,
militant pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam, il s’établit en Guinée en
1969 avec son épouse Miriam Makeba. Il y adopte le nom de Kwame Touré, en honneur du
leader ghanéen, Kwame N’Krumah et de son hôte, Ahmed Sékou Touré. Arrêté à la chute du
régime en 1984, il est rapidement relâché et reste en Guinée, où il meurt d’un cancer en 1998.
Voir son ouvrage : Stokely Speaks: Black Power Back to Pan-Africanism, Random House, 1971.
158« Le Brésil a 850 millions d’hectares de terre parmi lesquelles 390 sont cultivables. De ces
terres cultivables, 27 000 fazendeiros ont 178 millions d’hectares soit 46 % », Giovani Braun,
Mouvement des paysans sans terre du Brésil.
159Les deux hommes seront exécutés lors des purges staliniennes de 1937-38.
160Agriculture and the WTO: Creating a Trading System for Development, Merlinda Ingco et John D.
Nash ed., 2004 ; Agricultural Growth for the Poor: An Agenda for Development, 2005 ; Global
Agricultural Trade and Developing Countries, M. Ataman Aksoy et John C. Beghin ed., 2004 ;
Distortions to agricultural incentives : a global perspective, 1955-2007, Kym Anderson et William A.
Masters ed., 2009 ; Rising global interest in farmland : can it yield sustainable and equitable benefits?,
Klaus Deininger, 2011 ; Ending poverty and hunger by 2030 : an agenda for the global food system, R.F
Townsend ed., 2015.
161Il comprend 20 pays exportateurs, représentant un tiers des exportations agricoles mondiales,
17 au Sud (Brésil, Chili, Pakistan, Afrique du Sud, Indonésie, Argentine, Philippines,
Colombie, Bolivie, Malaisie, Paraguay, Uruguay, Costa Rica, Guatemala, Thaïlande, Pérou,
Vietnam) et 3 au « Nord » (Australie, Nouvelle Zélande, Canada).
162Par exemple 3 millions d’exploitations en France en 1950, 515 000 en 2010, sur des
superficies moyennes passant de 13 à 53 ha.
163Les aides directes de la PAC (qui existent depuis 1992) visent à octroyer aux agriculteurs un
revenu minimal garanti, lorsqu’ils respectent certains critères environnementaux et de bien-
être des animaux (principe de « conditionnalité »). Elles sont majoritairement « découplées »
aujourd’hui (elles dépendent de la surface au sol ou du nombre de têtes de bétail de
l’exploitation, pas du type de production), mais les États peuvent faire le choix d’en «
coupler » une partie pour soutenir des productions en difficulté.
164Dépenses visant à promouvoir le dynamisme des territoires ruraux (modernisation des
exploitations, formation des agriculteurs, aides à l’installation, tourisme rural, agriculture
biologique…).
165Voir R.H. Bates, Markets and States in Tropical Africa, University of California Press, 1981 ; Open
Economy Politics, Princeton University Press, 1997.
166Monnaie du Brésil de 1942 à 1967, 1970 à 1986, et 1990 à 1993. Le Brésil a adopté le real
(pl. reais) comme monnaie nationale en 1994, dans le cadre de la politique anti-inflationniste
(Plano Real) menée avec succès par F.H. Cardoso, alors ministre des Finances. Cette monnaie
était celle des premiers colons portugais et la monnaie officielle du pays jusqu’en 1942 (ancien
Real), où elle a été remplacée par le cruzeiro.
167David S. Jacks, From boom to bust: A typology of real commodity prices in the long run,
Working Paper 18874, http://www.nber.org/papers/w18874, National bureau of economic
research, 2013.
168Selon Ismail Serageldin, de la Banque mondiale : « La biotechnologie permet de créer des
plantes qui résistent mieux à la sécheresse, qui tolèrent mieux le sel et résistent mieux aux
ennemis des cultures sans avoir recours aux pesticides.
169Voir OGM, le champ des incertitudes SOLAGRAL, UNESCO, 2000 ; Les cultures génétiquement
modifiées en Afrique et leurs conséquences pour les petits agriculteurs, de Devlin Kuyek, décembre
2002, GRAIN ; Alejandro Plastina et Konstantinos Giannakas, Economic Effects of Gmos on Small
Developing Countries, University of Nebraska, 2007 ; José Benjamin Falck-Zepeda, Guillaume
P.Gruère, Idah Sithole-Niang, Genetically modified crops in Africa: Economic and policy lessons from
countries south of the Sahara, Intl Food Policy Res. Inst, 2013.
170Le Nerica (New rice for Africa), « riz miracle africain », mis au point en Afrique de l’Ouest par un
croisement avec des riz asiatiques a été introduit à la fin des années 1990. Les travaux ont été
menés à Bouaké en Côte d’Ivoire par l’ADRAO (Association pour le développement de la
riziculture en Afrique de l’Ouest) grâce à des financements internationaux.
171Rapport sur le développement humain, PNUD, 1997.
172Dharampal Singh, “The green revolution and the evolution of agricultural education and
research in India”, CNRC, 1999.
173La réforme agraire est inscrite dans la Constitution de 1946 : « Il incombe à l’Union de
s’approprier, par intérêt social, aux fins de la réforme agraire, le bien rural qui n’accomplit pas
sa fonction sociale. » Mais la réforme agraire a toujours été freinée par l’oligarchie terrienne,
influençant les politiques. « Depuis 1985, sur 153 millions d’hectares improductifs, les
expropriations n’ont concerné que 7,91 millions d’hectares : 4,7 millions d’hectares sous le
gouvernement Sarney (1985-1990) ; 0,02 million d’hectares sous le gouvernement Collor
(1990-1992) ; 1,46 millions d’hectares sous le gouvernement Itamar (1992-1994) ;
10 millions d’hectares sous le gouvernement Cardoso (1994-2000) » (Projet Terra). Lula et
Dilma Rousseff n’ont guère avancé dans la redistribution des terres.
174Texte de l’époque cité par Marc Venard, Le Monde et son histoire, tome 2, Robert Laffont,-
Bouquins, 1997.
175Pays dits de l’annexe I de la Convention-Cadre des Nations unies sur les Changements
Climatique. Les pays dits « non-annexe I » correspondent au PED, selon la classification du
GIEC.
176Helen Hughes éd., Achieving Industrialization in East Asia, Cambridge University Press, 1988,
2006.
177“That universal opulence which extends itself to the lowest rank of the people”, Adam Smith,
Richesse des nations, Livre IV, ch. 9, 1776.
178Gérard Destanne de Bernis, auteur marxiste, membre du PCF, conseiller économique de
l’Algérie à son indépendance, a écrit de nombreux livres et articles sur le développement,
voir notamment L’industrialisation en Algérie, PUF, 1963 ; Les industries industrialisantes et les
options algériennes, Revue Tiers Monde, XII(47), juillet-septembre 1971 et ouvrage cité en
bibliographie (1964).
179Ainsi 1860-1890, à la suite du traité Chevalier-Cobden entre la France et l’Angleterre, voir «
Heurs et malheurs des traités de commerce franco-britanniques à travers l’histoire », revue en
ligne Mondes francophones, décembre 2004 : www.mondesfrancophones.com
180Voir la synthèse de Henry Bruton dans le JEL (Journal of Economic literature) : “A Reconsideration
of Import Substitution”, 36(2), juin 1998.
181Colin Kirkpatrick, “Trade Policy and Industrialisation in LDCs”, dans Gemmell, 1987.
182“Idea Gaps and Object Gaps in Economic Development”, Journal of Monetary Economics,
32(3), déc. 1993.
183Mark Casson & Robert Pearce, “Multinational Enterprises in LDCs”, in Gemmel, 1987.
184WEPZA ; T. Farole et G. Akinci, Special Economic Zones, Progress, Emerging Challenges and Future
Directions, The World Bank, 2011 ; T. Farole, Special Economic Zones in Africa, The World Bank,
2011 ; Douglas Zhihua Zeng, Building Engines for Growth and Competitiveness in China : Experience
with Special Economic Zones and Industrial Clusters, The World Bank, 2010.
185Forum économique mondial, Global competitiveness report 2015-2016,
http://reports.weforum.org/global-competitiveness-report-2015-2016/competitiveness-
rankings/.
186J. Perrin, Les transferts de technologie, Repères, La Découverte, 1983.
187J.M. Utterback, Mastering the Dynamics of Innovation, Harvard Business School Press, 1996.
188Cf. Howard Pack, “Are There Dividends for Latecomers?”, World Bank Economic Review-
Supplement, 1992.
189J. Rifkin, The Third Industrial Revolution: How Lateral Power Is Transforming Energy, the Economy, and
the World, Palgrave Macmillan, 2011.
190http://www.theanou.com/
191Il s’agit ici de toutes les insuffisances du marché expliquées par les nouveaux concepts de
coûts de transaction, d’asymétrie d’information, à la sélection adverse et à l’aléa moral, voir
J. Stiglitz, “Market, Market Failures, and Development”, American Economic Review, 79(2),
1989.
192L’idée est ici qu’on comprend en gros quelles institutions facilitent le développement, mais
qu’on ne sait pas trop comment les mettre en place, voir North, 1994, 2005.
193L’expérience est-asiatique a montré que l’État doit compléter le marché pour le rendre plus
efficace (« Enhance the market »), et même le gouverner. Voir M. Aoki, K. Murdock et
M. Okuno-Fujiwara, “Beyond the East Asian Miracle: Introducing the Market-Enhancing View”,
in M. Aoki, H-K Kim et M. Okuno-Fujiwara, The Role of Government in East Asian Economic
Development: Comparative Institutional Analysis, Oxford U. Press, 1998, et Robert Wade, Governing
the Market, Princeton, 1992.
194Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts.
195L’auteur conclut de façon ironique : « Comment l’économie mondiale d’aujourd’hui, avec ses
grandes différences de niveaux de revenus et de taux de croissance, a émergé du monde d’il y a
deux siècles, dans lequel les sociétés les plus riches et les sociétés les plus pauvres avaient des
revenus différant peut-être d’un facteur deux, et dans lequel aucune société n’avait bénéficié
d’une croissance durable des niveaux de vie ? J’ai dessiné une réponse à cette question dans
l’article, une réponse qui implique des prédictions très pointues pour le futur. Si vous lisez
cette note en 2100, dans un numéro rétrospectif du Journal of Economic Perspectives, je vous
le demande : Qui d’autre vous a dit à quoi ressembleraient les aspects macroéconomiques de
votre siècle, à l’avance, avec une telle précision et une telle concision ? (Who else told you
what the macroeconomics of your century would look like, in advance, with such accuracy
and economy?) »
196Formule de Hla Myint (1971), qui explique que la mise en contact par l’échange permet des
effets de transfert, d’apprentissage et d’imitation positifs. C’est déjà ce que disait Stuart Mill
en 1848 : « Il est difficile de surestimer la valeur, dans le faible état actuel du progrès humain,
de la mise en contact des êtres humains avec des personnes différentes, et avec des modes de
pensée et d’action éloignés de ceux qui leur sont familiers. Ce type de communication a
toujours été, et l’est particulièrement à l’époque présente, une des principales sources du
progrès. »
197“What is Development About?”, in Meier, Stiglitz, 2001.

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