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Vingtième Siècle, revue d'histoire

La prévention dans les politiques d'aménagement : le cas du


protectorat français au Maroc
Rémi Baudouï

Abstract
Prevention in Development Policies : The Case of the French Protectorate in Morocco, Rémi Baudouï.
The notion of crisis isn't easily used in urban history even though the other social sciences as well as political and economic
history use it freely. As for urbanists and planners, they use it all the time to justify their practical choices. The case of the
development of Moroccan colonial cities is particularly enlightening. For Lyautey and his team, dividing cities up between native
space and colonial space was one way of preventing crisis.

Résumé
La prévention dans les politiques d'aménagement : le cas du Protectorat français au Maroc, Rémi Baudouï.
La notion de crise n'est pas facilement utilisée en histoire urbaine. Pourtant, les autres sciences sociales, ainsi que l'histoire
économique et politique y ont volontiers recours. De leur côté, urbanistes et aménageurs s'en servent amplement pour justifier
leurs choix pratiques. Le cas de l'aménagement des villes coloniales marocaines est particulièrement éclairant. Pour Lyautey et
son équipe, le découpage des villes entre espace indigène et espace colonial fut une façon de prévenir la crise.

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Baudouï Rémi. La prévention dans les politiques d'aménagement : le cas du protectorat français au Maroc. In: Vingtième
Siècle, revue d'histoire, n°64, octobre-décembre 1999. Villes en crise ? pp. 83-89;

doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1999.3893

https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1999_num_64_1_3893

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LA PREVENTION

DANS LES

POLITIQUES D'AMÉNAGEMENT

LE CAS DU PROTECTORAT FRANÇAIS

AU MAROC

Rémi Baudouï

Si la notion de crise, comme nous le mot de Jürgen Habermas, d'un processus


dit Rémi Baudouï, est problématique pour d'objectivisation 1.
les historiens des villes, les bâtisseurs, Voici donc quelques pistes de réflexion
eux, l'emploient sans état d'âme pour sur la notion de crise urbaine à la fois
justifier leurs choix d'aménagement. comme système de représentations et
L'exemple du Maroc colonial est, de ce comme logique de l'action. Quelle est la
point de vue, particulièrement place de la notion de crise dans les
éclairant. sciences sociales et particulièrement dans
le domaine de l'histoire urbaine ? Le cas du
Alors que certains membres du Protectorat français au Maroc permet de
groupe de travail sur l'histoire situer le poids de la représentation de la
urbaine constitué par Daniele Void- notion de crise urbaine dans la constitution
man proposaient d'étudier le concept de d'une politique publique coloniale,
crise urbaine pour réinterroger les l'hypothèse étant qu'il existe dans les faits une
transformations de la ville contemporaine et corrélation étroite entre la faiblesse
les contenus des politiques publiques conceptuelle de la notion de crise et son
mises en œuvre pour résoudre des usage dans le domaine de l'action
difficultés de fonctionnement et de gestion publique.
urbaine, d'autres réfutaient cette
approche au nom de la fragilité même du
O L'IMPENSABLE NOTION DE CRISE
concept. Parce que la notion était DANS LE CHAMP DE L'HISTOIRE URBAINE
imprécise, il m'a paru intéressant d'en
questionner les sens et les approches. Comme La notion de crise n'a, jusqu'à présent,
elle possède, de plus, une forte guère été conceptualisée dans le domaine
dimension subjective en termes d'imaginaire de la recherche historique sur la ville.
social et culturel, son étude présente un Pourquoi n'y a-t-elle pas obtenu ses lettres
intérêt majeur. Elle permet de situer les de noblesse alors qu'elle les a acquises
limites de l'efficience des politiques de depuis bien longtemps dans d'autres
l'urbanisme et de l'aménagement des disciplines, notamment en histoire économique
villes par la mise au jour des et en histoire politique. L'emploi du mot
contradictions entre la subjectivité propre à l'acteur
et la nécessité professionnelle dans 1. Jürgen Habermas, Technick und Wissenschaft als
laquelle il se trouve de légitimer ses Ideologie, Francfort-sur-le-Main, Subrkamp Verlag, 1968 ;
éd. française, La technique et la science comme idéologie,
conclusions singulières à partir, selon le Paris, Gallimard, 1973, rééd. Denoël, 1984, p. 3-74.

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octobre-décembre 1999, p. 83-89.
Rémi Baudouï

crise est lié à l'évolution de la discipline permettant de résoudre l'une après l'autre
économique qui, depuis plus de cinquante les différentes crises qu'il classe en deux
ans, s'est intéressée aux conditions de groupes : les crises « saillantes » qui, par
modélisation des phases et cycles de leur acuité et leur récurrence, font la
prospérité et de dépression économiques. De ce faiblesse des sociétés qu'elles affectent et les
point de vue, la crise de 1929 fut crises « prioritaires » aisément surmon-
déterminante. Elle facilita la multiplication des tables 3.
cercles de réflexion sur la notion de crise. En économie comme en science
Créé en octobre 1931, X-Crise, rebaptisé politique, le concept de crises a d'abord été un
deux ans plus tard Centre polytechnicien outil au service d'une réflexion systé-
d'études économiques, sollicita les points mique, en termes d'analyse typologique
de vue de François Simiand et de Gaétan des logiques de dépression liée aux
Pirou, comme ceux de Marc Bloch, Lucien sociétés ou aux systèmes qui les avaient
Febvre et Maurice Halbwachs. Les travaux engendrées. Comment s'est opéré pour les
des économistes, puis des historiens de historiens, autour de la notion de crise, le
l'économie, postulent au demeurant que la bricolage épistémologique dont parle
crise s'identifie comme un temps Claude Lévi-Strauss à propos de la
spécifique, dans une conjonction d'éléments construction du savoir anthropologique 4 ?
divers qui permettent de saisir un décalage Au-delà de l'interrogation initiale de l'Ecole
entre des besoins et un marché. La notion des Annales, il semble logique de
de crise s'est ainsi déclinée en concepts de considérer, comme l'a démontré en d'autres
crise d'abondance, de crise de production, occasions Isabelle Stengers, que le
de crise de croissance, de crise structuralisme en sciences sociales a sûrement
monétaire, etc. facilité le nomadisme conceptuel du mot
Importée du domaine économique, la crise vers les rivages de la longue durée
notion de crise a initialement marqué les braudélienne. De la sorte, le mot crise s'est
travaux de la science politique notamment employé a fortiori dans les domaines de
ceux des théoriciens américains du l'histoire économique et de l'histoire
fonctionnalisme de l'après-guerre, soucieux de politique. Il fut logiquement transféré dans le
définir les critères du développement champ de la démographie historique et de
politique des États occidentaux puis ensuite l'histoire sociale. Les travaux d'Emmanuel
des jeunes Etats du Tiers Monde \ Dans Le Roy Ladurie sur la paysannerie de l'âge
ses recherches sur le développement classique comme sur le climat depuis
politique, L. Pye considère que l'essor de l'an 1000, en se référant de manière
chaque société occidentale dépend de la explicite à l'histoire économique d'Henri
capacité collective à surmonter un Labrouste, ont introduit le concept de crise
ensemble de six crises liées les unes aux dans le champ de l'histoire rurale française.
autres qu'il appelle successivement : crise Les études sur les mercuriales et les prix
d'identité, crise de légitimité, crise de du blé ont posé la question des crises de
pénétration, crise de participation, crise production, des crises de subsistance et
d'intégration et crise de distribution... 2. Dans plus globalement du concept de crise
son ouvrage de 1978, R. Grew, souligne agraire. Elles sont à l'origine de travaux
que le développement de chaque société devenus des classiques de l'histoire rurale
européenne obéit à un ensemble de règles française.

1 Bertrand Badie, Le développement politique, Paris, Eco- 3. R. Grew, Crises of Political Development in Europe and
nomica, 1978 ; Pierre Birnbaum, La fin du politique, Paris, The United States, Princeton, Princeton University Press,
.

Le Seuil, 1975. 1978.


2. L. Pye, Aspects of Political Development, Boston, Little 4. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Pion,
Brown, 1967. 1962, p. 26 et suiv.

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Les politiques d'aménagement au Maroc

Pourquoi une telle résistance de enjeux de connaissance, pure ou


l'histoire urbaine à utiliser la notion de crise ? appliquée. Le concept de crise urbaine n'a en
Une première raison vient de sa jeunesse, rien participé à la constitution d'une
car elle est encore peu à l'aise dans ses réflexion systémique sur le développement
méthodes, ses outils et son épistémé. des villes et leur croissance dans l'histoire.
L'instabilité et la fragilité des vocabulaires Cela ne signifie pas qu'il faille renoncer à
rendent particulièrement difficile l'usage en construire le concept. Car dans
scientifique de ce mot. De précédents l'hypothèse de sa construction, il y a aussi la
travaux avaient signalé les difficultés épisté- capacité de perception des propres limites à
mologiques propres à ce domaine de sa conceptualisation. Cette réflexion
l'histoire \ La seconde tient à la nature présenterait l'intérêt de restituer des logiques
spécifique de l'objet ville qui ne peut être d'articulation entre des crises vécues sur le
perçu comme la propriété d'une mode de la singularité, de la différence,
compétence et d'un savoir particulier, ni comme plus rarement sur celui de la
le territoire spécifique d'une activité complémentarité et de la conjonction de plusieurs
économique autonome. Le premier point logiques de crises. Ainsi, la guerre civile en
permet de comprendre pourquoi l'histoire Algérie est surtout vécue sur le mode uni-
urbaine, tout en parlant explicitement de voque d'une crise politique sans lien direct
crise urbaine, ne peut en définir avec - ou de cause à effet - avec une crise
précision les éléments de cadrage. La crise urbaine pourtant évoquée en toile de fond.
urbaine serait-elle la somme de crises Comme si la notion de crise urbaine
observées chacune à partir de disciplines n'existait pas, ou comme si elle ne prenait sens
sectorielles ? En d'autres termes, la crise que dans une analyse a posteriori des
urbaine est-elle la somme de la crise événements qui, elle-même, réduit la notion à
industrielle, démographique et sociale ? À quelques grands traits et hypothèses très
l'opposé doit-on penser que la notion de crise générales.
urbaine ouvrirait le champ spécifique de
modalités et situations de crises différentes O LES POLITIQUES URBAINES
de toutes celles que l'on connaît déjà ? Le DU PROTECTORAT FRANÇAIS AU MAROC
second point souligne en quoi l'histoire
économique, notamment celle des Parce qu'elle rendrait difficilement
révolutions industrielles, a pu se construire sans compte d'une réalité objective de faits
bâtir une corrélation entre les notions de observables, la notion de crise urbaine a donc
crise économique et de crise urbaine, dont peu relevé du vocabulaire de l'historien de
on ne sait, du reste, si elle précéderait ou la ville. A contrario, la fragilité de la notion
non la première. Dans le domaine de de crise urbaine explique la force de son
l'histoire économique, la ville n'existe que usage dans le domaine de l'action
comme simple support et accueil d'une publique en matière d'aménagement et
activité économique et non comme un topos d'urbanisme. S'il ne relève pas du discours de
porteur de ses propres logiques de l'historien des villes, le terme de crise
développement. urbaine appartient depuis longtemps à celui
De ces caractéristiques propres, il résulte de l'homme politique. A ce titre, il se
qu'à aucun moment l'histoire urbaine n'est définit moins comme une conjoncture avec
encore parvenue à construire le concept laquelle il faut compter pour vivre et
de crise et lui donner sens par rapport aux œuvrer que comme un risque potentiel de
désordre contre lequel il faut lutter. Son
1. Cf., Rémi Baudouï, Alain Faure, Annie Fourcaut, emploi relève d'un argumentaire destiné à
Martine Morel, Daniele Voldman, « Écrire une histoire justifier a priori des mesures de prévention
contemporaine de l'urbain », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 27,
juillet-septembre 1990, p. 97-105. ou a posteriori des dispositifs de contrôle

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Rémi Baudouï

et de normalisation auxquels baine auxquels la France et le Sultan ont


appartiennent les politiques urbaines. déjà été confrontés. Sur quels fondements
En la matière, bien des exemples forger une politique d'embellissement des
pourraient être cités. Plutôt que de les recenser, villes du Maroc ? Comment lui faire tenir
rendons compte, à partir d'un seul, de la compte des impératifs de modernisation
corrélation entre la perception du risque du pays et la rendre conforme aux
de crise urbaine et les solutions aspirations politiques et économiques de la
préventives mises en œuvre dans les politiques puissance protectrice ?
d'aménagement. Objet d'une recherche Pour répondre à ces questions, le
récente, la politique d'urbanisme et résident général fait appel en 1913 à Jean-
d'aménagement du Maroc sous le Protectorat Claude Nicolas Forestier, conservateur des
français témoigne du poids déterminant promenades de Paris et membre fondateur
d'un regard sur la notion de risque de crise de la Société française des architectes et
dans la construction d'une politique urbanistes. L'ayant connu au Musée social,
originale de l'aménagement des villes il lui demande d'étudier les formes
marocaines. d'extension des villes impériales au Maroc 2. Ce
Au début du 20e siècle, le Maroc est dernier propose un type d'aménagement
l'enjeu des rivalités politiques et opérant une rupture entre ville arabe et
économiques des grandes puissances coloniales. ville moderne par la constitution de
Au principe d'une collaboration politique servitudes d'hygiène, véritable passerelle entre
de la France et de l'Espagne au Maroc, l'ancien et le moderne selon un modèle
l'Acte général de la conférence d'Algésiras, rêvé pour Paris.
tenue par les puissances occidentales en La logique de transposition du modèle
avril 1906, substitue le principe d'une est toutefois inversée. Alors qu'il fallait
intervention et d'un contrôle international protéger le cœur de la capitale des nappes
pour engager les réformes indispensables ouvrières de la banlieue rouge jugées
à l'avènement de la paix, de l'ordre et de menaçantes, il s'agit ici de protéger la ville
la prospérité dans l'Empire chérifien. blanche extérieure, des indigènes retirés
L'accord franco-allemand du 4 novembre 1911 dans la médina devenue le cœur de
reconnaît à la France le droit de prêter son l'agglomération 3. Les zones d'enceinte des
assistance au gouvernement marocain. Le anciennes médinas considérées à la fois
30 mars 1912, le ministre de France au comme servitudes de défenses militaires et
Maroc signe à Fez avec le sultan Moulay Hafid servitudes d'hygiène couperaient les
le traité mettant l'Empire chérifien sous le anciennes villes arabes des quartiers
protectorat de la France. Le protecteur européens. Lyautey entérine ces conclusions et,
place sous tutelle son protégé. Par décret selon le mot de l'architecte Albert Laprade
du 28 avril 1912, le général Lyautey est intégré à son équipe de bâtisseurs, « fait loi
nommé commissaire résident général du de ne jamais mélanger dans une
Maroc \ agglomération urbaine, la population indigène
Même si la pacification des confins et la population européenne ».
marocains est l'enjeu stratégique majeur,
Lyautey a pressenti l'intérêt d'engager une
réflexion sur l'aménagement des villes.
Dans son esprit, il s'agit autant d'assurer la 2. Jean-Claude Nicolas Forestier, Rapport des réserves à
sécurité des troupes militaires coloniales constituer au-dedans et aux abords des villes capitales du
Maroc, décembre 1913, cité dans Jean-Claude Nicolas
que de limiter les risques de sédition Forestier, Grandes Villes et systèmes dépares (présenté par
Bénédicte Leclerc et Salvador Tarrago i Cid), Paris, Norma,
1997, p. 159-219.
1. William A. Hoisington, Lyautey and the French 3. Jean-Claude Nicolas Forestier, Rapport des réserves à
Conquest of Morocco, New York, St. Martin's Press, 1995. constituer..., op. cit., p. 213.

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Les politiques d'aménagement au Maroc

O PREVENIR LE METISSAGE culturel 2. Le monde musulman est décrit


comme un monde statique, dans lequel le
Les fondements de ce parti contemplatif primerait sur l'action. La vie
d'aménagement reposent sur la perception d'un musulmane est vécue comme au-delà du
risque ou d'une crise éventuelle qui temps, de ce temps synonyme pour
proviendrait de l'indistinction, dans l'espace, l'occidental de valeur financière et
des indigènes et des colons. À l'imaginaire économique. Il existe une étroite corrélation
de la bonne ville et de l'ouvrier, son envers entre le regard porté sur les espaces
négatif, correspond celui de la bonne ville urbains de la vie musulmane et le regard
coloniale opposée à la ville indigène porté sur l'indigène lui-même. Le souk
placée sous le signe du désordre. Claude Lévi-
recèle l'idée de désordre 3, la médina celle
Strauss a montré que le discours de la de permanences et de continuités
colonisation joue de l'opposition sémantique dépouillées des capacités d'usage et de valeur
entre cultures progressives et cultures capitalistes 4. Henri Prost, directeur des
inertes pour justifier sa raison d'être \ Le services d'architecture et d'urbanisme du
raisonnement de Lyautey participe de Protectorat, l'affirme : « La vie musulmane
l'esprit ethnocentrique du parti colonial ne peut s'accommoder du voisinage
qui fait de la différence réelle ou supposée immédiat de l'Européen, et nos habitudes ne
et de l'identité spécifique de certains, le peuvent s'adapter aux obligations
mode de légitimation d'une distinction de musulmanes ».
traitement entre indigènes et colons. Du Le système de l'organisation urbaine du
reste, il affirme être partisan du refus du Protectorat marocain se déploie sur le
mitage de l'espace urbain. Celui-ci mode de la juxtaposition des civilisations.
recouvre le refus du métissage vécu autant Le refus du mitage est l'affirmation
sur le mode d'une dégénérescence raciale politique d'une coexistence pacifique entre
que sur celui d'une décadence morale, deux communautés préservées dans leurs
sociale et culturelle. Ces dangers et les crises valeurs, leurs systèmes de représentation
qu'ils pourraient engendrer ne sont guère et leurs identités singulières. La Résidence
décrits. En rendre compte témoignerait de décide sur-le-champ d'opérer une
la fragilité du système colonial et distinction territoriale entre espace indigène et
dévoilerait des objectifs réels de la colonisation espace colonial. Emmanuel Durand,
qu'il demeure essentiel de garder directeur de l'administration municipale à la
confidentiels. Résidence générale rappelle la règle de
Dans l'entourage de Lyautey, le discours distinction entre les quartiers européens et les
colonial se moule dans la dimension quartiers indigènes. La Résidence générale
opératoire de la distinction colon/indigène. À multiplie les encouragements à destination
l'épicentre du raisonnement, réside l'idée des Occidentaux pour quitter les médinas
de l'irréductiblité de l'indigène et de son arabes. À Rabat, Lyautey ordonne, dès
impossible assimilation à une société- 1913, d'installer les fonctionnaires du gou-
centre constituée par un mode de vie
occidental et un système égalitaire
républicain. Le mythe de la pureté comme 2. Sur la relation entre colons et colonisés et les
représentations mutuelles qu'elle engendre, Octave Mannoni,
garantie du bon fonctionnement du Psychologie de la colonisation, Paris, Le Seuil, 1950 ; Frantz
système colonial est ici bien présent. La Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Le Seuil, 1952 ;
Albert Memmi, Portrait du colonisé précédé du portrait du
représentation de l'indigène par le colonial colonisateur, Paris, Corréa, 1957.
emprunte aux imaginaires collectifs de 3. Jean-François Troin, - Vision et utilisation des souks au
l'époque en matière d'ethnocentrisme Maroc histoire d'un décalage », dans Connaissances du
Maghreb, sciences sociales et colonisation, Paris, Éditions du
:

CNRS, 1984, p. 355-366.


1. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Unesco, 4. Alfred de Tarde, Le Maroc école d'énergie, Paris, Pion,
1961, rééd. Gonthier, 1968, p. 35 et suiv. 1923, p. 41-42.

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vernement du Protectorat dans de complété par le dahir du 10 novembre


nouveaux lotissements éloignés de la 1917 sur les associations syndicales de
médina \ Parallèlement à cette politique, le propriétaires urbains et par celui du 10 juin
résident général fait protéger et conserver 1922 sur l'immatriculation obligatoire des
les monuments exemplaires de l'art arabo- immeubles compris dans les périmètres
musulman. Paul Ricard, chef du service urbains redistribués. Le dahir du 1er avril
indigène, l'affirme en 1922 avec fierté : 1924 et la circulaire résidentielle du 25
« Chaque ville a un caractère qui lui est juillet 1925 règlent les conditions dans
bien particulier, intéressant et curieux ; lesquelles le Service des beaux-arts participe
chaque ville est devenue, dans son à l'aménagement des villes nouvelles.
ensemble, monument historique » 2. Par le jeu La ville européenne est ainsi construite
sur la mémoire urbaine, la politique du sur un plan dépourvu d'ambiguïté. Le
patrimoine est aussi un mode de légitimation projet est celui d'une modernité axée sur la
de la présence coloniale. qualité économique d'usage donnée par
une organisation fondée sur les nécessités
O PRÉVENIR LA CRISE PAR LA SÉGRÉGATION du trafic automobile. Le projet urbain
marocain suit une logique d'aménagement du
En énonçant la nécessité de préserver territoire, conforme aux objectifs
une identité musulmane qui risquerait de d'exploitation économique du Maroc utile. Equiper
disparaître sous l'effet de la civilisation la ville blanche selon les critères
occidentale, Lyautey et ses urbanistes ont techniques de la ville française, c'est la situer
participé à l'élaboration d'outils dans une infrastructure industrielle et
d'urbanisme de la ségrégation portant tant sur économique conforme aux principes de
des questions formelles et architecturales triangulation du territoire de l'équipe Galliéni.
que sur des questions d'organisation et de Les réseaux de circulation destinés à relier
gestion fonctionnelle. De ce point de vue, les villes les unes aux autres réempruntent
l'histoire des plans d'urbanisme des villes les pistes et les routes de l'aventure
coloniales marocaines est l'histoire de la coloniale. La liaison entre Rabat et Casablanca
construction savante et poussée d'une est pensée comme naturelle et nécessaire
ségrégation ethnique établie sur des bases entre un centre de décision politique et des
spatiales. Pour faire respecter les débouchés économiques maritimes et
contraintes du zoning, Henri Prost, aidé du portuaires.
premier secrétaire général du Protectorat, Mise à part la satisfaction des partisans
Paul Tirard, met au point une importante de la constitution d'un Empire colonial
législation de l'urbanisme. Elle est s'étendant des déserts de l'Atlas jusqu'aux
directement inspirée des études et des projets, plaines fertiles de la Cochinchine, le succès
préparés au Musée social dans la médiatique de l'expérience marocaine
perspective de la législation sur les plans chez les professionnels de l'aménagement
d'aménagement et d'extension. Le dahir chérifien est à porter au crédit des difficultés
du 16 avril 1914 devient le texte rencontrées sur le territoire métropolitain
fondamental en matière d'alignements, plans pour mettre en œuvre la loi Cornudet
d'aménagement et d'extension, servitudes de mars 1919 (établissement par les
et taxes de voirie. Il est successivement communes de plus de 10 000 habitants, de
plans d'aménagement, d'extension et
1. Centre des archives de Nantes, archives du Protectorat, d'embellissement). Le Musée social a joué
Tanger, série A, n° 1 080, lettre de Lyautey au secrétaire
général du gouvernement chérifien, le 16 juin 1913- un rôle de premier plan en invitant Henri
2. Prosper Ricard, « Les monuments historiques », dans La Prost et Lyautey à décrire leur action dans
renaissance du Maroc, dix ans de Protectorat (1912-1922), bon nombre de ses débats sur l'extension
Rabat, Résidence générale de la République française au
Maroc, 1922, p. 209. de la capitale ou sur les insuffisances de la
Les politiques d'aménagement au Maroc

législation française en matière peuple marocain ouvrent une période de


d'urbanisme. Pour avoir été la plus importante contestation du modèle urbain hérité de la
opération française d'urbanisme des période initiale du Protectorat.
origines mêmes de la discipline, l'expérience L'indépendance déclenche alors un phénomène de
marocaine a donc fait un retour rapide sur conquête de la ville coloniale par la
le sol métropolitain. En consacrant le nouvelle classe moyenne marocaine. En 1955,
zoning comme outil de la modernisation des au moment même où la conférence de
villes, l'expérience marocaine a permis aux Bandoeng fait surgir le Tiers Monde sur la
urbanistes demeurés en métropole de scène internationale, paraissent deux
revendiquer pleinement l'adoption d'un droit ouvrages qui remettent en cause
zonal d'expropriation. l'ethnographie coloniale en intégrant le mouvement
Le projet urbain marocain a été celui de et le concept d'historicité comme
la séparation des individus au nom de la fondement du travail de l'anthropologie
préservation des identités respectives du moderne. Dans l'un, Jacques Berque
colonisé et du colonisateur. Deux groupes démontrait que la tribu des Seksawa pourtant en
sociaux ont néanmoins cherché à s'infiltrer apparence isolée dans une vallée du Haut-
dans l'espace urbain colonial. Les plus Atlas n'avait pas ignoré les grandes
pauvres, chassés du Sud par la misère, évolutions de l'islam méditerranéen 3. Pour sa
s'infiltrèrent dans le périmètre réservé de part, Georges Balandier fut amené à
la ville coloniale, encore à l'état d'ébauche. constater que « l'explosion urbaine qui
L'autorité municipale les en fit déguerpir accompagnait la décolonisation, avait
sans ménagement pour ne pas décourager bouleversé les catégories à la fois des paysages
les Européens de s'installer dans des urbains façonnés par l'histoire proprement
lotissements contigus \ Les notables les plus africaine et de ceux résultant des
perméables aux influences culturelles de implantations coloniales. Les anciens centres
l'Europe tentèrent de s'installer dans des coloniaux sont convertis en chantiers de
villas de la ville blanche. À Rabat, avant l'indépendance, en « scènes » où les
même le déclenchement de la seconde peuples libérés souhaitent manifester la
guerre mondiale, les riches indigènes réappropriation de leur histoire et leur
s'égaillèrent isolément, au coup par coup capacité de réaliser le progrès » 4. La crise
et selon les opportunités, dans les quartiers urbaine n'était plus celle des menaces pesant
européens, principalement celui de sur la ville coloniale mais celle du sous-
l'Océan et le secteur de l'Oranger, jusqu'à développement.
former de véritables agglomérations
homogènes comme à Khébitat. Un 3- Jacques Berque, Structures sociales du Haut-Atlas,
Paris, PUF, 1955.
établissement scolaire musulman libre fut même 4. Georges Balandier, « Une recherche reconsidérée »,
édifié boulevard Victor-Hugo 2. dans Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Armand Colin,
1955, rééd. Presses de Sciences Po, 1985, p. VIL
Les bouleversements politiques liés aux
événements de 1939-1945, les aspirations □
d'émancipation qu'ils ont suscitées dans le

Rémi Baudouï est professeur à l'université des


1. Daniel Rivet, - Hygiénisme pasteurien et exclusion des sciences sociales de Grenoble (Grenoble II).
pauvres dans la ville coloniale l'exemple des pauvres du
Maroc du début des années 1930 à 1945 », Mélanges Ancien boursier de la Fondation Jean-Paul Getty, il
:

Charles-Robert Ageron (Etudes réunies et préfacées par Ab- prépare la publication d'une étude sur l'histoire
deljelil Temini), Tunis, Fondation Temini pour la recherche des politiques urbaines sous le Protectorat
scientifique, juin 1996, tome 2, p. 689-703 français au Maroc, en collaboration avec Said
2. Centre des archives de Nantes, archives du Protectorat,
secrétariat général politique, n" 235 b, note sur le zoning Mouline, directeur de l'Architecture du Maroc au
d'habitat marocain à Rabat, 6 mai 1946, p. 1. ministère de l'Urbanisme.

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