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Revue Géographique de l'Est

Chronique de géographie économique XVIII : une nouvelle vague


de modèles marxistes du monde contemporain
Paul Claval

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Claval Paul. Chronique de géographie économique XVIII : une nouvelle vague de modèles marxistes du monde contemporain .
In: Revue Géographique de l'Est. Tome 25, N°2-3, année 1985. Vieilles villes industrielles d’Europe occidentale. pp. 283-302;

doi : https://doi.org/10.3406/rgest.1985.1584

https://www.persee.fr/doc/rgest_0035-3213_1985_num_25_2_1584

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REVUE GÉOGRAPHIQUE DE L'EST - 1985 - 2-3 283

CHRONIQUE
DE GÉOGRAPHIE ÉCONOMIQUE XVIII :

UNE NOUVELLE VAGUE DE MODÈLES MARXISTES


DU MONDE CONTEMPORAIN

elle aLad'abord pensée balayé,


marxistedans
procède,
les années
en Occident,
1950, laparFrance
vagues.et En
l'Italie,
géographie,
puis a
affecté l'ensemble des pays latins (1>. A cette époque, les thèmes préférés
étaient l'analyse des rapports villes-campagnes et celle du
sous-développement.
En France, le reflux de la vague est net, en géographie, depuis les
événements de Budapest en 1956, et il s'est progressivemnt accusé. Mais
d'autres vagues se sont produites dans d'autres disciplines et dans d'autres pays :
les sociologues et les théoriciens de la ville ont été touchés en France, sous
l'influence d'Henri Lefebvre (2) et de la sociologie très philosophique et très
marxiste qu'il pratique, à partir des années 1960; les publications se sont
multipliées aux alentours de 1970 ; elles sont tantôt plus franchement
sociologiques, tantôt plus nettement économiques — l'opposition, si l'on veut,
de Lipietz (3), d'un côté, de Topalov <4>, de Rey <5), de Préteceille <6> ou

(1) On trouvera un utile résumé de cette histoire dans l'article de Milton


Santos, et un coup d'oeil aux publications des marxistes de l'époque, J. Tricart ou
B. Kayser n'est pas inutile.
Santos
n° 3,(M.).
1974,
— p.Geography,
1-9. marxism and underdevelopment, Antipode, vol. 6,
Kayser (B.). — De l'objectivisme au confusionnisme dans l'enseignement de la
géographie, La Pensée, n° 35, 1951, p. 10 sqq.
Tricart (J.). — La géomorphologie et la pensée marxiste, La Pensée, n° 69,
1956, p. 55-76.
(2) Les principaux articles que Lefebvre a consacrés aux problèmes spatiaux
entre 1950 et 1968 ont été rassemblés :
Lefebvre (H.). — Du rural à l'urbain, Paris, Anthropos, 1970, 287 p.
(3) Lipietz (A.). — Le tribut foncier urbain, Paris, Maspéro, 1974, 290 p.
(4) Topalov (C). — Les promoteurs immobiliers, Paris, Mouton, 1974, 413 p.
(5) Rey (P.P.). — Les alliances de classe, Paris, Maspéro, 1973, 221 p.
(6) Préteceille (E.). — La production des grands ensembles, Paris, Mouton,
1973, 170 p.
— La planification urbaine : les contradictions de l'urbanisme capitaliste,
Economie et politique, n° 236, p. 94-114.
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de Lojkine <7> de l'autre — mais beaucoup sont difficiles à classer, comme


Castells (8), le plus représentatif du mouvement.
A l'étranger, la grande poussée marxiste en géographie (9) est
contemporaine de la montée du marxisme sociologique et économique en France — et
les relations sont fréquentes entre ceux qui le développent chez nous et
leurs homologues anglo-saxons ou latins. Les thèmes abordés sont issus de
la critique radicale des recherches des années 1960 : il s'agit souvent de la
structure de l'espace urbain, de ses contradictions et de ses tensions — d'où
l'engouement manifesté à l'égard de Castells, de Lipietz ou de Lojkine. En
Italie, la continuité est plus évidente avec les recherches des années 1950
et 1960, et le parfum de certains travaux reste proche du stalinisme (10>.
L'idée maîtresse qui se dégage des positions présentées à l'époque, c'est
que les problèmes d'espace ne doivent pas être « fétichisés » : l'espace qui
intéresse les géographes humains doit être saisi dans une perspective
dialectique ; ses caractères et ses attributs ne sont pas fixés de toute éternité ;
la fertilité des terres est due à l'action patiente de générations de paysans,
cependant que l'accessibilité de beaucoup de grands centres ne vaudrait pas
grand-chose si elle n'avait été bâtie à coup de ports, d'aéroports, de routes,
d'autoroutes et de chemins de fer. C'est pour cela que la mode se développe
de parler de production d'espace <u) : l'expression est absurde, mais elle
fait partie de ces formules pour lesquelles le marxisme a toujours manifesté
sa dilection ! Elle est ambiguë, puisqu'elle laisse supposer que l'espace peut
être engendré par quelque chose qui n'est pas lui-même de l'espace, ou dans
l'espace, et qui n'est donc pas matériel. Une telle position n'est pas
logiquement soutenable pour les marxistes orthodoxes : prise littéralement, ne signi-
fie-t-elle pas que l'espace et la matière ne comptent pas, que les seules
réalités sont sociales, c'est-à-dire par nature immatérielles ? Les géographes,
peu avertis des subtilités marxistes, au moins dans un premier temps, ont
parfois donné dans le panneau. Yves Lacoste (12), dans la première édition
de son ouvrage sur le sous-développement, présente ainsi une interprétation
totalement historique et dans laquelle la réalité physique et sociale des
nations retardées ne paraît tenir aucun rôle. J'en avais fait la remarque, à
l'époque, dans un compte rendu <13>. La seconde édition (14> est beaucoup
plus géographique.

(7) Lojkine (J.). — La politique urbaine dans la région parisienne, 1945-1972,


Paris, Mouton, 1972, 281 p.
— Le marxisme, l'Etat et la question urbaine, Paris, P.U.F., 1977, 362 p.
— Preteceille (E.). — Politique urbaine et stratégie de classe, Espaces et
Sociétés, n° 1, 1970, p. 79-84.
(8) Castells (M.). — La question urbaine, Paris, Maspéro, 1972, 451 p.
(9) On la trouvera évoquée dans :
Peet (R.) (éd.), Radical geography, Chicago, Maaroufa Press, 1977, IX-387 p.
(10) On sent percer certaines attitudes communes au cours des années 1950
dans :
Quaini (M.). — Marxismo et geografia, Florence, la Nuova Italia, 1974, 162 p.
(11) Lefebvre (H.), La production de l'espace, Paris, Anthropos, 1974, 487 p.
(12) Lacoste (Y.). — Géographie du sous-développement, Paris, P.U.F., 1965,
285 p.
(13) Claval (P.). — Une géographie du sous-développement d'après
Lacoste (M.Y.), Cahiers d'Outre-Mer, vol. 19, 1966, p. 399-402.
MODÈLES MARXISTES DU MONDE CONTEMPORAIN 285

C'est vers 1975 que l'accent sur les dimensions sociales des faits
géographiques atteint son maximum <15> : nombre de géographes anglo-saxons se
mettent alors à déclarer que notre discipline n'a pas de sens, que seul importe
l'analyse du mode de production, de la formation sociale et des luttes de
classe. Que celles-ci soient alors saisies dans leur cadre géographique ne
change rien au problème : le principe de l'explication ignore l'espace, la
distance, l'étendue. La rente, seule, paraît refléter le poids des contraintes
physiques, mais l'accent mis par la plupart des théoriciens de la ville sur
les rentes différencielles, sur la rente différencielle II, celle qui naît des
transformations que l'investissement fait naître et des oppositions qu'il crée
dans le milieu, permet d'occulter totalement des facteurs aussi importants
que l'éloignement.
Lassé de ces fantaisies, je consacrai quelques mois à en chercher la
cause dans la doctrine marxiste et dans Marx lui-même et publiai en 1977
un article sur «le marxisme et l'espace» dans L'Espace Géographique (16).
Cet article dérangea beaucoup de collègues de France, des autres pays latins,
de Belgique flamande et des Pays-Bas, ce qui lui valut d'être réfuté nombre
de fois dans cette revue (17) sans que jamais ses arguments essentiels soient

(14) Lacoste (Y.). — Géographie du sous-développement, Paris, P.U.F.,


1976, 2B éd., 292 p.
(15) On trouve l'idée que les démarches habituelles de la géographie sont
insuffisantes pour éclairer les faits de dristribution parce qu'elles refusent de
s'intéresser aux mécanismes sociaux sous-jacents exprimée par exemple dans :
Anderson (J.). — Ideology and geography, Antipode, vol. 5, 1973, n° 3, p. 1-6.
Slater (D.), The poverty of modem geographical enquiry, Pacific Viewpoint,
vol. 16, 1975, p. 159-176.
(16) Claval (P.), Le marxisme et l'espace, L'Espace Géographique, vol. 6,
1977, p. 145-164.
Ma critique était partie d'une analyse de Lefebvre — celle où il remarque
que l'espace disparaît avec le temps dans l'œuvre de Marx : j'en ai cherché
l'explication dans Pépistémologie même de Marx.
Lefebvre (H.). — La pensée marxiste et la ville, Paris, Casterman, 1972, 157 p.
Il est d'autres formes de critique contemporaine des approches marxistes en
sciences sociales : Hindess s'arrête à l'absence de toute assise empirique ; Duncan et
Ley s'appuient sur la distinction proposée par Alvin Gouldner entre les deux
marxistes, le structural et l'humaniste, pour condamner les lacunes logiques du
premier.
Hindess (B.). — Philosophy and methods in the social sciences, Hassocks, Harvester
Press, 1977, 258 p.
Gouldner (A.). — The two marxisms, New York, Seabury, 1980.
Duncan (J.), Ley (D.), Structural marxism and human geography : a critical
assessment, Annals, Association of American Geographers, vol. 72, 1982,
p. 30-59.
(17) Collectif de chercheurs de Bordeaux, A propos de l'article de P. Claval,
L'Espace Géographique, vol. 6, 1977, p. 165-177.
Garnier (J.-P.). — Espace marxiste, espace marxien, L'Espace Géographique,
vol. 19, 1980, p. 267-275.
Saey (P.). — Marx and the students of space, L'Espace Géographique, vol. 7,
1978, p. 15-25.
Van Beuningen (C). — Le marxisme et l'espace chez Paul Claval. Quelques
réflexions critiques pour une géographie marxiste, L'Espace Géographique,
vol. 9, 1980, p. 267-275.
J'ai répondu aux remarques de Van Beuningen :
Claval (P.). — Quelques réflexions complémentaires sur le marxisme et l'espace,
L'Espace Géographique, vol. 7, 1978, p. 279-280.
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pris en compte, puis d'être fustigé dans l'édition anglaise de l'ouvrage que
Massimo Quaini a consacré à Geography and marxism (18). Comme
d'autres auteurs élevaient, à peu près dans le même temps, des réserves
semblables aux miennes, l'idée de faire dériver toutes les interprétations
géographiques d'un corps de doctrine où l'espace ne jouerait aucun rôle n'a
plus guère cours. De nouvelles versions, plus élaborées, du marxisme, sont
en train de voir le jour. Nous voudrions évoquer ici quelques-unes des
positions les mieux construites sur le plan général, puis parler des conceptions
de l'économie mondiale à travers les recherches historiques d'I. Wallerstein
et les publications contemporaines sur le stade du capitalisme global.

I. — LES LIMITES DU CAPITAL

David Harvey a joué un rôle décisif dans la conversion au marxisme


d'une bonne part de la jeune génération des géographes anglais — et
accessoirement américains, australiens ou canadiens — par la publication de
Social justice and the city <19> où il exposait successivement les mêmes
critiques de l'organisation de l'espace urbain et des inéquités qu'elle engendre
en employant le langage de la géographie néo-positiviste dont il avait été
d'abord le théoricien, puis celui du marxisme, qui lui paraissait aller
beaucoup plus loin dans l'appréhension des causes.
Depuis lors, les publications de Daxid Harvey s'étaient espacées : trois
articles de fond seulement, un sur l'accumulation capitaliste en 1975 <20> deux
sur les problèmes de l'interprétation de la ville et de l'environnement bâti
en 1977 et 1978 <21>. C'est qu'il faisait l'effort de reprendre la pensée de
Marx à partir des textes essentiels — ceux de la deuxième moitié de sa
vie, les Grundrisse, le Capital, les Théories de la Plus-Value — et des
principaux commentateurs. Il passa par exemple une année sabbatique à Paris
en 1977-1978 à explorer les contributions françaises à cette réflexion : c'est
dire qu'il est aussi au courant des tendances récentes du marxisme français
que de celles qui se sont développées dans les pays anglo-saxons.
Pendant son séjour à Paris, David Harvey avait accepté de présider
une réunion-débat de l'Espace géographique consacrée à la justice sociale

(18) Quaini (M.). — Geography and marxism, Oxford, Blackwell, 1982, 204 p.
Il s'agit d'une édition élargie et remaniée de l'ouvrage paru en italien en 1974
(cf. note 10 supra).
(19) Harvey s'était surtout signalé comme théoricien des approches
néo-positivistes dans son grand ouvrage de 1969 lorsqu'il publie Social justice and the city
et y montre sa conversion au marxisme.
Harvey (D.). — Explanation in geography, Londres, Arnold, 1969, XX-521 p.
— Social justice and the city, Londres, Arnold, 1973, 336 p.
(20) Harvey (D.). — The geography of capitalist accumulation : a
reconstruction of the Marxian theory, Antipode, vol. 7, 1975, p. 9-21.
(21) Harvey (D.). — Labor, capital and class struggle around the built
environment in advanced capitalist societies, Potitics and Society, vol. 6, 1977,
p. 265-295.
— Urbanization under capitalism : a framework for analysis, International
Journal of Urban and Régional Research, vol. 2, 1978, p. 101-131.
MODÈLES MARXISTES DU MONDE CONTEMPORAIN 287

en géographie, et le commentaire qu'il avait fait en ouvrant la séance nous


avait tous surpris : il hésitait à occuper le fauteuil qu'on lui offrait car il
n'était plus certain que la justice sociale soit le problème essentiel, plus sûr
non plus d'être tout à fait un géographe ! Il m'avait semblé trouvé là
l'écho de la conception si fréquente à l'époque d'un marxisme dans lequel
l'espace n'avait plus de rôle à tenir.
J'ai donc lu avec plaisir The limits to capital <22>, l'ouvrage annoncé
depuis si longtemps. Publié à l'automne 1982, c'est un livre assez épais,
bien présenté, mais d'aspect sévère. Comme le titre l'indique, il n'est pas
conçu comme un ouvrage de géographie, mais le géographe n'est pas déçu
à sa lecture, même s'il doit attendre le 11* chapitre et la page 330 (sur un
texte de 450) pour que sa curiosité soit récompensée. Autant les textes de
Marx sont touffus, difficiles à lire, encombrés d'une terminologie mal fixée,
fuyante, et de calculs arithmétiques et de notations ardues, autant
l'interprétation qu'en donne Harvey est limpide. Pour le vocabulaire, par exemple,
Harvey signale chaque fois les différents termes utilisés, ceux qu'il retient
et pourquoi, et les usages habituels. L'ouvrage est conçu comme un
commentaire et une remise en ordre du Marx de la maturité, mais éclairé par les
recherches marxistes postérieures. Sur toutes les grandes questions, les
positions essentielles sont résumées.
Pour qui n'est pas très versé en marxologie, David Harvey propose
donc une introduction claire aux aspects d'une pensée difficile en choisissant
le parti de la cohérence. Cela nous vaut, au cours des dix premiers
chapitres, une progression très pédagogique à travers les notions-clefs de
l'analyse dialectique : le point de départ, c'est la clarification des notions de
marchandise, de valeur et de relations de classes. Elle débouche sur
l'évocation de la production et de la distribution, puis de la production et de
la consommation, sans laquelle il n'y a pas de réalisation de la plus-value.
Le changement technique influe sur le processus de travail et la
composition du capital, ce qui rend l'organisation de la production capitaliste
variable avec le temps. Ces notions sont nécessaires pour comprendre la
dynamique de l'accumulation, le processus de suraccumulation, et celui aussi
de destruction, ou dévaluation du capital, qui permet au système de repartir
sur de nouvelles bases lorsqu'il est menacé par la baisse tendancielle du taux
de profit. En abordant les notions de capital fixe, de monnaie et de crédit,
Harvey fait la part plus belle aux interprétations modernes, ce qui rend
plus accessible la pensée de son modèle. Il en est de même du chapitre
sur le capital financier. C'est là un des mérites essentiels du livre : sans
trahir l'orthodoxie marxiste, Harvey en fait assez pour la rendre accessible
à ceux qui ont d'abord appris une autre langue et s'y sentent toujours plus
à l'aise.
L'espace n'intervient que fort tard, et d'ailleurs de manière un peu
biaisée, puisqu'il est introduit à propos de la notion de rente, et n'est jamais
traité pour lui-même. Harvey précise d'ailleurs clairement sa position sur
ce point : « II serait trop facile, face à cette diversité (des évolutions histo-
rico-géographiques) de succomber à ce « fétichisme spatial » qui met à plat
tous les phénomènes sub specie spatii et traite les propriétés géométriques

(22) Harvey (D.). — The limits to capital, Chicago, University of Chicago


Press, Oxford, Basil Blackwell, 1982, XI-478 p.
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des configurations spatiales comme fondamentales (p.. 374) » (23>. On ne


peut être plus net dans la critique des approches néo-positivistes des années
1960 et dans l'idée qu'il pourrait y avoir place pour une discipline qui serait
la géographie humaine et s'intéresserait à la distribution des faits sociaux dans
l'espace. Il n'ignore pas les réflexions des géographes des années 1960, mais
il n'en fait pas grand cas : « Les producteurs s'engagent, nous dit-il par
exemple, dans une compétition spatiale, c'est-à-dire une compétition pour
les sites et les localisations favorables à la domination de certaines aires
de marché, et autres choses semblables. Ces considérations sont prises en
cause, bien sûr, par la théorie bourgeoise de la localisation. Notre tâche
est ici de les interpréter dans une perspective marxiste » (24>. Voilà la vérité
du propos exposée sans fard : reprendre les enseignements de la réflexion
bourgeoise dans une autre perspective.
S'il ne faut pas succomber au fétichisme de l'espace de ceux qui n'ont
pas compris les concepts marxistes, il convient de ne pas tomber dans le
travers inverse, dans l'idéalisme si l'on veut, de ceux qui ne voient de réalité
que dans les concepts : « Le danger opposé est de voir l'organisation
spatiale comme un simple reflet du processus d'accumulation et de celui de
reproduction des classes. Dans ce qui suit, j'essaierai de garder une voie
moyenne. Je vois la localisation comme un attribut matériel de l'activité
humaine, mais reconnais que la localisation est socialement produite. La
production de configurations spatiales peut alors être considérée comme un
« moment actif » dans la dynamique temporelle d'ensemble de l'accumulation
et de la reproduction sociale » <25).
Nous voilà apparemment très loin des positions « idéalistes » que nous
signalions plus haut. Mais le paragraphe qui suit prouve qu'un marxiste ne
peut jamais s'en affranchir beaucoup : « L'espace, nous l'avons montré
(chapitre 11, théorie de la rente), est un attribut matériel de toutes les
valeurs d'usage. Mais la production de marchandises convertit les valeurs
d'usage en valeurs d'usage sociales. Nous avons alors à examiner comment
les attributs matériels spatiaux des valeurs d'usage — la localisation en
particulier — sont convertis en espaces sociaux à travers la production des
marchandises » (26>. Ailleurs, il précise comme se fait ce passage des valeurs
d'usage aux valeurs sociales d'usage : « Une valeur d'usage, rappelons nous,
n'est pas « une chose faite d'air », mais elle est définie par les « propriétés
physiques des marchandises ». Les propriétés spatiales de localisation,
situation, forme, taille, dimension, etc., sont à considérer, en première
instance, comme des attributs matériels de toutes les valeurs d'usage sans
exception... Mais les propriétés matérielles des valeurs d'usage « ne retiennent
notre attention que dans la mesure où elles affectent l'utilité... des
marchandises ». L'aspect social des valeurs d'usage est ce qui compte en fin
de compte <27> ». Et voilà comment, après avoir dit qu'il fallait envisager
les propriétés matérielles des choses et leur situation, on explique que ce
qui importe, c'est l'aspect social des valeurs d'usage, c'est-à-dire leur aspect
abstrait.

(23) Ibidem, p. 374.


(24) Ibidem, p. 388.
(25) Ibidem, p. 374.
(26) Ibidem, p. 375.
(27) Ibidem, p. 338.
MODÈLES MARXISTES DU MONDE CONTEMPORAIN 289

Et Harvey précise sur ce point à l'aide des rares textes où Marx aborde
ces questions : « Nous notons, alors, que les marchandises « ont à être
amenées au marché » pour l'échange (...), et que ceci implique éventuellement
un mouvement dans l'espace. Ce dernier est essentiel dans la formation des
prix. Dans la mesure où l'échange devient général et est rendu parfait, la
circulation des marchandises « rompt toutes les restrictions en ce qui concerne
le temps, le lieu et leurs caractères individuels ». Des prix se forment qui
reflètent les conditions de production en divers lieux sous diverses
conditions de travail concret. Le processus d'échange est, en résumé, responsable
d'un mouvement perpétuel d'abstraction des conditions spécifiques de lieu
à travers la formation du prix. Cela ouvre la voie à une conceptualisation
des valeurs en termes indépendants des lieux. Le travail abstrait contenu en
un lieu particulier sous des conditions concrètes spécifiques est une moyenne
sociale prise à travers tous les lieux et toutes les conditions » <28).
Nous voilà ramené exactement au propos que je considérais comme la
faiblesse fondamentale de toutes les entreprises marxistes dans mon article
de 1977, mais le raisonnement suivi par Harvey n'est pas celui que j'avais
choisi de relever chez Marx : dans l'Introduction à la critique de l'économie
politique, Marx justifie son épistémologie par la distinction qu'il introduit
entre le concret de pensée et le concret réel : « De même que dans toute
science historiques ou sociale en général, il ne faut jamais oublier, à propos
de la marche des catégories économiques, que le sujet, ici la société
bourgeoise moderne, est donné aussi bien dans la réalité que dans le cerveau,
que les catégories expriment des formes d'existence, des conditions
d'existence déterminées, souvent de simples aspects particuliers de cette société
déterminée, de ce sujet, et que par conséquent cette société ne commence
à exister, du point de vue scientifique aussi, qu'à partir du moment où il
est question d'elle en tant que telle » (29>. Cela justifie donc un mode
d'analyse à partir des concepts : «... la méthode qui consiste à s'élever de l'abstrait
au concret n'est, pour la pensée, que la manière de s'approprier le concret,
de le reproduire sous la forme d'un concret pensé (30). Ce que Harvey nous
a présenté, c'est l'application au cas de l'espace du principe général que je
considère toujours comme central dans l'aventure marxiste — et source de
l'impuissance spatiale et de l'infécondité finale de la doctrine.
Harvey ne se met donc que verbalement à l'abri de la critique que l'on
peut adresser à toute pensée marxiste puisqu'il ignore les déterminations
concrètes — ou que plus exactement, il attache plus de poids à des concepts

(28) Ibidem, p. 338.


(29) Marx (K.). — Contribution à la critique de l'économie politique, Paris,
Editions Sociales, 1972, WXII-303 p. Cf. « Introduction à la critique de l'économie
politique », p. 170.
Sur le même thème, Marx s'exprime parfois plus nettement encore :
« Pour Hegel, le mouvement de la pensée qu'il personnifie sous le nom de
l'Idée est le démiurge de la réalité, laquelle n'est que la forme phénoménale de
l'idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du
mouvement du réel, transporté et transposé dans le cerveau », p. 583-584 de la
« Postface à la 2* édition allemande du Tome I du Capital », in : Marx (K.). — Le
Capital, Paris, Garnier-Flammarion, 1969.
(30) Marx (K.). — « Introduction à la critique de l'économie politique »,
op. cit., p. 165.
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qui sont a-spatiaux, ou font intervenir l'espace sous l'aspect de moyennes


imprécises, et impossibles à mesurer, qu'à l'analyse des déterminations
matérielles à partir desquelles le procès d'abstraction et d'analyse deviendrait
légitime. La géographie n'intervient pas au cours de l'analyse des catégories
fondamentales — sauf dans le cas de la rente. Elle n'apparaît que plus
tard, lorsqu'on se soucie de voir comment le capitalisme évolue, comment il
se spécifie et se transforme à l'occasion des crises auxquelles il est confronté :
le parti qui consiste donc à n'introduire l'espace qu'au deux tiers de
l'ouvrage est justifié dans la perspective marxiste orthodoxe de Harvey.
Comment l'espace intervient-il dans cette phase d'application et
d'explication de mécanismes dont le secret général est déjà percé ? Le rôle de la
distance, des transports ? « Marx déclare que la condition spatiale, le fait
d'amener un produit au marché, appartient au processus de production lui-
même. L'industrie des transports est donc productive de valeur parce qu'elle
est une sphère de la production matérielle qui effectue un changement
matériel dans l'objet du travail — un changement spatial, un changement de
lieu... Comme pour tout autre consommation intermédiaire, la valeur de
la marchandise changement de lieu entre ainsi dans le prix des autres
marchandises. La valeur de toutes les marchandises inclut donc tous les coûts
socialement nécessaires de transport, définis comme le coût moyen pour
acheminer les produits à leur destination finale (31). On retrouve là, sur
l'exemple du transport, le type de raisonnement que nous critiquions plus
haut : le transport ? oui, nous en tenons compte ; les prix que nous utilisons
l'incluent, naturellement ! — Mais quel transport ? qu'est-ce qui est
socialement nécessaire dans ce domaine ? mystère.
Marx, Harvey le rappelle, sait qu'il faut introduire d'autres coûts pour
rendre compte de la circulation du capital : « Certains coûts sont attachés
aussi à la circulation du capital. Les marchandises doivent être déplacées de
leur point de production à leur point final de destination pour la
consommation (voir plus haut)... Mais d'autres aspects de la circulation sont traités
comme improductifs de valeur car ils doivent être considérés comme des
coûts de transaction qui viennent se déduire de la plus-value... Marx appelle
ces (coûts) faux frais de la circulation parce qu'ils sont des coûts qu'il faut
supporter si l'on veut que le capital circule sous forme de monnaie ou de
marchandises » (32).
En accord avec les textes de Marx, Harvey renonce donc à considérer
les faits de mobilité comme des processus essentiels dans la compréhension
des mécanismes économiques : leur coût est incorporé dans les prix que
l'on utilise (en ce qui concerne les transports), ou prélevé sur les plus-
values, ce qui les rend moins intéressants, puisqu'ils ne concernent que la
distribution... Voilà l'essentiel des positions que nous attaquions il y a
quelques années confirmé : l'espace n'est pas une des variables-clefs du système,
puisque son rôle est déjà subsumé par les catégories abstraites utilisées. La
distance ne paraît pas un des facteurs stratégiques de tout ensemble social :
Harvey ne manifeste par exemple aucune curiosité pour les conditions dans
lesquelles s'effectuent les communications — il ne les évoque qu'en passant,
lorsqu'il parle de la mobilité du capital sous sa forme monétaire et indique

(31) Harvey (D.). — The limits to capital, p. 376-377.


(32) Ibidem, p. 86.
MODÈLES MARXISTES DU MONDE CONTEMPORAIN 291

que les techniques modernes l'ont considérablement accrue (33). C'est tout.
Il parle de contrôle et d'organisation sociale, mais sans que jamais cela
lui paraisse mériter une explication, et une explication qui mette en jeu la
distance et la manière de maîtriser ses effets dans la vie de relation. En
ce qui concerne le rôle de l'espace dans l'émergence des consciences de
classe, il va moins loin que Marx, qui savait combien les facilités de contact
sont indispensables pour que la pâte sociale prenne !
Que reste-t-il alors comme rôle que l'espace puisse jouer dans la vie
sociale ? Plus qu'on ne pense, et c'est là que l'ouvrage de David Harvey
se montre novateur. Dans les trois derniers chapitres, il tire grand parti
des recherches contemporaines sur la ville, les mouvements sociaux,
l'organisation des espaces nationaux, l'impérialisme, l'inégal développement et la
succession des formes du capitalisme. L'argument qui court tout au long de
ces chapitres, c'est que le capital est générateur de contradictions
spatiales (34). La concurrence impitoyable qui y est la règle pousse les
entrepreneurs à explorer sans cesse de nouvelles opportunités et à élargir le
champ de leurs activités : il est donc marqué par une tendance
fondamentale à l'universalisation. Mais dans le même temps, il secrète mille formes
de fragmentation qui sont utiles à certains, et s'opposent à son dynamisme
majeur.
Commençons par la rente. C'est un des domaines où les raisonnements
de Marx sont les plus touffus. Harvey réussit à présenter de manière
limpide et en quelques pages les notions de rente <35> : la rente de monopole
qui revient à celui qui contrôle la totalité d'un type de sol ou de
localisation dont on ne peut se passer quel qu'en soit le prix ; la rente absolue
qui échoit à l'ensemble des propriétaires lorsqu'ils refusent de laisser le
capital s'investir dans leurs exploitations et livrent ainsi sur le marché des
produits dont la composition diffère de la normale : ils incorporent trop de
capital variable, ce qui donne aux marchandises produites par la terre un
surplus de profits confisqué comme rente. La rente différentielle I est celle
que tous les économistes connaissent : elle naît de l'inégale répartition des
fertilités (Ricardo) ou des avantages de position (von Thiïnen), si bien que
les revenus nets dégagés varient d'un point à un autre et reviennent au
propriétaire. La nature de la rente différentielle II est liée au fait que les
investissements qui portent sur la terre s'y trouvent souvent comme
incorporés : lorsque des paysans améliorent leur champ en les épierrant, en les
amendant par du sable ou de la marne, le gain provoqué est permanent, si
bien que le revenu auquel il donne lieu ne participe pas à la même caté-

(33) Ibidem, p. 386.


(34) Ibidem, p. 411-412 en particulier.
Sur le même thème, et sur la placée que Marx et Harvey accordent à l'analyse
spatiale : « Les lois coercitives de la compétition jouent un grand rôle dans la
théorie de Marx. Mais il tend à ignorer les aspects spatiaux (...)• Marx affirme
fréquemment que les détails relatifs à la manière dont la compétition fonctionne
réellement peuvent être laissés pour plus tard. (...). Pour son propos, on peut
supposer que tout se passe comme s'il y avait en gros compétition parfaite. Mais
qu'est-ce qui arrive lorsque nous prenons en compte plus explicitement les
aspects spatiaux de la compétition ? », ibidem, p. 388-389, et Harvey indique aussi :
« Notre tâche ici est d'interpréter Marx à partir d'une perspective spatiale »,
ibidem, p. 388.
(35) Ibidem, p. 330-372 (chapitre sur la rente).
292 P. CLAVAL

gorie que les profits. C'est une rente, mais dont les composantes sont mixtes.
C'est elle qui fait passer, dans l'optique commune, la terre comme un
capital — un capital fictif aux yeux du théoricien marxiste.
A quoi servent ces rentes? (3(J>. A rationaliser la production et à
aviver la concurrence entre les producteurs d'abord : les entrepreneurs ne
peuvent compter sur les avantages locaux que procurent la fertilité ou la
position pour relâcher leur effort de modernisation, puisque les revenus qui
en résultent reviennent aux propriétaires fonciers ; les producteurs n'ont
d'autre solution que de faire sans cesse renaître leurs profits en innovant,
mais c'est une course sans fin puisqu'ils sont presqu'aussitot rejoints par les
autres. L'argent collecté par les propriétaires fonciers peut jouer aussi un
grand rôle dans le financement des investissements productifs. Le divorce
que la grande propriété foncière instaure entre le travailleur et son outil de
production facilite enfin, sur les marges des aires modernisées, la
pénétration du capitalisme. Mais à côté de ces avantages, que d'inconvénients pour
le système ! Une partie des revenus se trouve soustraite aux producteurs et
souvent, aux usages productifs ; tant que les attitudes traditionnelles, de
type féodal, se maintiennent parmi les propriétaires fonciers, la rente
absolue qu'ils perçoivent fait perdre à l'ensemble de l'économie une partie de
son dynamisme. Ainsi se créent, parmi les détenteurs de capitaux (au sens
commun) une tension entre deux sous-groupes : les capitalistes au sens
strict, et les propriétaires fonciers.
Mais il y a d'autres sources de contradictions spatiales. Il convient, dans
le processus de production, d'investir en capitaux fixes destinés à la
production elle-même (bâtiments, voies de transport), aux faux-frais de la
circulation, et à la reproduction de la force de travail (les logements). La
rationalité du système est d'autant plus forte que la mobilité de tous ces
éléments est plus grande : celle-ci ne peut malheureusement être réalisée
que par des investissements fixes !
Comment sortir de cette contradiction ? Pour le capitaliste uniquement
soucieux de gérer au mieux son capital, en abandonnant autant que possible
à d'autres la charge de financer la mise en place du capital fixe (37). Mais
ceux-ci doivent être de toute manière payés : s'ils le sont sur la production,
directement, les profits se trouvent laminés. La tentation est donc grande,
pour un capitalisme cohérent, de faire régler partie ou totalité de ces frais
par l'Etat — les analyses contemporaines de l'intervention publique dans le
domaine de la construction y insistent constamment depuis les travaux de
Lojkine (38) ou de Topzlov (39).
David Harvey est également sensible au rôle de ce qu'il appelle les
infrastructures sociales (40> (le terme est mal choisi, car elles appartiennent,
il le dit plus loin, à la catégorie des superstructures — c'est un des points
où son effort de clarification achoppe). En effet, il n'y a pas de circulation

(36) Ibidem, chapitre sur la rente, et plus spécialement p. 358-362.


(37) Ibidem, p. 395.
(38) Lojkine (J.). — Le marxisme, l'Etat et la question urbaine, op. cit.
(39) Topalov (C). — Les promoteurs immobiliers, Paris, Mouton, 1974,
413 p.
(40) Harvey (D.). — The limits to capital, op. cit., p. 398-405.
MODÈLES MARXISTES DU MONDE CONTEMPORAIN 293

possible sans organisation de la société, acceptation de l'autorité, maintien


de l'ordre ; il n'y a pas non plus de reproduction de la force de travail
sans écoles, églises, hôpitaux, etc. Ces infrastructures ne sont pas
productives, au sens marxiste du terme, mais elles sont indispensables et l'efficacité
globale du système capitaliste en dépend. On voit l'analogie avec le capital
fixe : environnement bâti comme infrastructures sociales doivent être
financés, bien que dans un cas comme dans l'autre, cela ralentisse la circulation
du capital. Les infrastructures sociales, d'autre part, ne se mettent pas
facilement en place en ordre dispersé : elles font système, et ce qui les
coordonne, en assure l'entretien, le financement — pour partie — et la bonne
marche, c'est l'Etat. Celui-ci a une emprise territoriale nécessairement
limitée, si bien que l'une des conditions à la circulation facile et indéfinie du
capital, c'est la mise en place de structures qui fragmentent l'espace !
Les contradictions spatiales qui sont ainsi soulignées ne constitueraient
cependant qu'un trait mineur du système économique si elles ne prenaient
une signification particulière lors des crises : à ce moment, une partie du
capital fixe accumulé a cessé d'être utile dans le processus de production
— c'est vrai d'une partie également des infrastructures sociales et des
immobilisations qu'elles ont rendu indispensables. La crise de réajustement a donc
un impact spatial différentiel : certaines régions voient une bonne part de
leurs capitaux « dévalués », au sens précisé par Harvey, alors que le
redémarrage se fait ailleurs.
Le rôle de l'espace dans l'analyse marxiste de Harvey se clarifie ainsi :
les faits de distribution sont d'abord des révélateurs irremplaçables de l'état
du système et de ses transformations. L'analyse géographique est
indispensable à qui veut comprendre la succession des stades du capitalisme. Elle
l'est d'autant plus — ce que le dernier chapitre consacré à l'impérialisme
précise — que des solutions momentanées au mal profond qui ronge le
capital, à sa contradiction majeure, la baisse tendancielle du taux de profit,
existent et qu'elles sont de nature spatiale. L'idée que les maux internes
au système peuvent être guéris par son extension vers l'extérieur vient de la
théorie de la société civile que présente Hegel <41). Repris en termes
marxistes, le thème revient à dire que l'impérialisme utilise la suraccumulation qui
existe à un moment donné dans le monde capitaliste pour ouvrir (et doter
d'infrastructures sociales indispensables) de nouveaux territoires, ce qui
conjure un instant l'effondrement des profits, mais le rend plus inéluctable
encore à terme : toujours cette idée de fuite en avant !
Abordant ainsi le problème de l'impérialisme d'un point de vue très
général, Harvey peut considérer que la prolifération des interprétations
théoriques en ce domaine (Luxemburg (42) : la conquête de nouveaux marchés
au stade du capitalisme concurrentiel ; Lénine (43) : l'exportation des
capitaux au stade du capitalisme monopoliste d'Etat ; l'exploitation du Tiers
Monde par dégradation des termes de l'échange et les multinationales comme

(41) Ibidem, p. 414.


(42) Luxemburg (R.). — Die Akkumulation des Kapitals, Berlin» 1913 ;
L'accumulation du capital, Paris, Maspéro, 1967, 2 vol.
(43) Lénine (V.I.). — L'impérialisme, stade suprême du capitalisme. Petrograd,
1917 ; Paris, les Editions Sociales, 1925.
294 P. CLAVAL

chez G. Frank <44>, ou par fixation de prix manufacturés de monopole


collectif des pays industrialisés, comme chez Arghiri Emmanuel) <45> ne
gêne en rien la cohérence globale du raisonnement. Harvey n'essaie donc pas
de prendre parti entre les diverses interprétations. Il les additionne plutôt, et
tient compte aussi de celles qui présentent les politiques d'aide aux pays
en voie de développement ou aux régions défavorisées comme un effort des
Etats capitalistes pour trouver des débouchés à leurs produits et éviter ainsi
la dégradation des profits <46>.
Ce qui compte surtout, dans l'optique de Harvey, c'est d'utiliser
l'évidence spatiale pour porter un diagnostic sur l'évolution du système
capitaliste. Les transformations qui prennent place depuis une génération et font
suite aux formes classiques de l'impérialisme caractérisent l'émergence d'un
stade nouveau dans l'histoire de cette formation : celui du capitalisme global,
où les circulations se trouvent à ce point étendues et généralisées que la
contradiction s'exacerbe entre les tendances universalistes et la nécessité de
s'appuyer sur des infrastructures sociales fragmentées territorialement <47>. Si
l'on ajoute que ces unités voient très souvent se nouer des alliances entre
groupes, capitalistes et travailleurs trouvant avantage à protéger contre les
autres capitalistes ou travailleurs les avantages et privilèges dont ils
bénéficient, on comprendra que la version que nous présente Harvey de l'analyse
marxiste puisse se montrer assez souple pour interpréter à merveille la
complexité des situations d'un monde divers et changeant.
Ce que propose Harvey, ce n'est pas une recherche d'essence
géographique : les processus spatiaux, ceux qui rendent nécessaires, par exemple,
la structuration territoriale des infrastructures sociales, ne sont jamais ana-

(44) Frank (G.). — L'accumulation mondiale, 1500-1800, Paris, Calmann-


Lévy, 1977, 344 p.
— Le développement du sous-développement, Paris, Maspéro, 1970, 372 p.
— Capitalisme et sous-développement en Amérique latine, Paris, Maspéro, 1968,
296 p.
Palloix (C). — L'économie mondiale capitaliste et les firmes multinationales,
Paris, Maspéro, 1975.
— Les firmes multinationales et le procès d'internationalisation, Paris, Maspéro,
1973, 189 p.
(45) Emmanuel (A.). — L'échange inégal, Paris, Maspéro, 1969, 368 p.
Sur la critique des thèses d'A. Emmanuel et une vue plus classique du sous-
développement :
Amin (S.). — L'accumulation à l'échelle mondiale, Paris, Anthropos, 1970, 591 p.
(46) Carney (J.), Hudson (R.), Ive (G.), Lewis (J.). — Régional under-
development in late capitalism : a study of the North-East of England, p. 11-29
de Masser (I.) (éd.), Theory and practice in régional science, Londres, Pion,
1976, 163 p.
(47) Palloix (C). — The self expansion of capital on a worldscale, Review
of Radical Political Economies, vol. 9, 1977, p. 3-28.
— L'économie mondiale capitaliste, Paris, Maspéro, 1971, 2 vol., 261-236.
Mandel (E.). — La crise de 1974-1978. Les faits. Leur interprétation marxiste,
Paris, Flammarion, 1978, 226 p.
Harvey rejoint ainsi les auteurs qui sont à l'origine des thèses sur le stade
du capitalisme global. Il y ajoute un sens plus aigu des contradictions spatiales
liées au poids du capital fixe et des infrastructures sociales dans l'organisation
même d'un univers ouvert à tous les mouvements.
MODÈLES MARXISTES DU MONDE CONTEMPORAIN 295

lysés pour eux-mêmes et ne sont jamais présentés comme problématiques ;


s'ils retiennent son attention, c'est par les signes qu'ils inscrivent dans le
paysage et dans l'organisation territoriale et qui permettent de porter un
diagnostic sur l'évolution d'un système et de suivre les péripéties de son
devenir. La géographie au sens qu'on lui donne habituellement est une
investigation un peu vaine, puisque l'analyse des catégories abstraites suffit
à nous ouvrir l'essence du social. Le retour au concret n'a pas pour but
de percer un mystère, mais d'en suivre l'accomplissement, de noter les
points où le drame se noue et ceux où l'action recommence chaque fois
que l'imagination des capitalistes leur permet de sauter encore une fois un
obstacle sur la course sans fin qui les mène à la perte.
La contribution de David Harvey fera sans doute date dans la réflexion
marxiste sur l'espace. Elle évite de rompre avec l'orthodoxie en
introduisant des notions vagues comme celles que certains ont développées à la suite
de Henri Lefebvre (48) ou d'Anthony Giddens <49>, l'idée de dialectique
spatiale <50> par exemple. L'espace, pour Harvey, n'explique rien : il révèle,
il étale les contradictions et les rend plus visibles. En ce sens, le marxiste
peut utiliser les approches géographiques, mais il le fait sans illusion, et
avec une pointe de commisération pour ceux qui prétendent encore tirer de
là des explications fondamentales : ce qu'il en attend, c'est un repérage des
mutations dans un système dont la logique est déjà claire.
On le devine, ce livre m'a fasciné par sa limpidité, passionné par la
manière dont les apports anciens et nouveaux du marxisme sont assemblés
dans un tout cohérent, mais agacé par le ton de supériorité à l'égard d'une
géographie « bourgeoise » (51> dont on ne se refuse pas par ailleurs
d'utiliser les analyses. J'ai surtout été attristé de voir, une fois de plus, comment
le parti marxiste fondamental, et que Harvey reprend en totalité à son
compte, conduit à réduire le champ des curiosités et à ignorer des processus
que l'on considère a priori comme secondaires parce que ne touchant pas
à l'essence du système : rien sur l'information et la communication, rien
non plus sur les problèmes d'organisation, de structuration sociale, sinon pour

(48) Particulièrement dans :


Lefebvre (H.). — La production d'espace, op. cit.
(49) L'espace tient une place croissante dans la réflexion de Giddens,
dans ses deux derniers ouvrages en particulier. Dans le dernier, il consacre tout
un chapitre à la notion de distanciation, à laquelle il donne un relief particulier :
Giddens (A.). — Central problems in social theory, Londres, Macmillan, 1979,
294 p.
— A contemporary critique of historical materialism, Londres, Macmillan, 1982,
293 p.
(50) Soja (E.). — The socio-spatial dialectics, Annals, Association of
American Geographers, vol. 70, 1980, p. 207-225.
Peet (R.). — Spatial dialectics and Marxist geography, Progress in Human
Geography, vol. 5, 1981, p. 105-110.
(51) Voici, par exemple, une des remarques de Harvey à ce propos : «La
Littérature (géographique) bourgeoise sur la théorie de la localisation est pleine
d'une foule de discussions compliquées sur les différentes formes de la compétition
spatiale. Pour les besoins de l'exposé, j'adopte ici une version très simplifiée. Le
problème n'est pas de décrire les processus de compétition, mais de dégager
les relations sociales qui sous-tendent leurs résultats », p. 389 de Harvey (D). —
The limits to capital, op. cit.
296 P. CLAVAL

dire que leur résultat, c'est de fragmenter l'espace. Du coup, pas moyen
vraiment de remettre en cause les hypothèses initiales. La synthèse de Harvey
est brillante, mais elle souffre de l'infécondité structurelle des approches
marxistes en matière spatiale.

II. — LES ÉCONOMIES-MONDES


D'APRÈS IMMANUEL WALLERSTEIN

David Harvey n'est pas le seul à interroger l'histoire et la géographie


pour y lire la logique du développement du système capitaliste. C'est depuis
plus de 10 ans l'ambition essentielle d'Immanuel Wallerstein, l'historien
américain qui s'efforce de faire la synthèse des recherches conduites en Europe
depuis cinquante ans sur la naissance du monde moderne.
Wallerstein ne cache pas sa dette à l'égard de Fernand Braudel :
l'ouvrage majeur auquel il travaille et dont il a livré les deux premiers volumes
(Le système mondial moderne. Tome I : L'agriculture capitaliste et les
origines de V économie-monde européenne au XVIe siècle, 1974 ; tome II : Le
mercantilisme et la consolidation de l' économie-monde européenne, 1600-
1750) <52> est une réécriture théorique des deux derniers volumes que son
modèle a consacré à Civilisation matérielle, économie et capitalisme (53). Le
centre de recherche qu'il dirige à l'Université de Binghamton, dans l'Etat de
New York, s'appelle l'Institut Fernand Braudel, et l'œuvre qu'il écrit partage
avec elle qui l'inspire une immense érudition, le goût des grandes fresques
allié avec celui du détail, et l'absence de développements théoriques
autonomes. L'inspiration vient dans une large mesure des travaux de l'Ecole des
Annales et de ceux de l'historiographie sociale polonaise récente. Sans être
explicitement marxiste, l'ensemble de l'ouvrage baigne donc dans une
atmosphère marxisante, et les interprétations proposées vont dans le même sens.
La différence majeure entre Wallerstein et Braudel, c'est au niveau de
l'interprétation théorique qu'on la trouve. Les rares notions systématiques
utilisées par Braudel dans son dernier ouvrage, celle par exemple d'économie-
monde (un terme bien mal traduit de l'Allemand, des recherches de Fritz
Rôrig <54> en particulier), sont des emprunts à Wallerstein, ce qui prouve
que la relation entre les deux œuvres est entrée, si on veut, dans une phase
dialectique. L'exposé des thèmes majeurs est dispersé à travers le récit, et
repris dans des synthèses souvent vigoureuses : l'introduction du premier
volume présente la notion d'économie-monde ; les traits qui caractérisent le
centre, les semi-périphéries et les périphéries sont dégagées au fur et à

(52) Wallerstein (I.). — The modem world System. T. I : The capitalist


agriculture and the origins of the European World Economy in the sixteenths
century ; T. II : Mercantilism and the consolidation of the European World
Economy, 1600-1750, New York, Académie Press, 1974-1980, XV-410 p., XI-370 p.
(53) Braudel (F.). — Civilisation matérielle, économie et capitalisme
(XV'-XVIW siècle). T. II : Les jeux de l'échange; T. III : Le temps du monde,
Paris, A. Colin, 1979, 600-607 p.
(54) Rorig (F.). — Mittelalterliche Weltwirtschafts, Blute und Ende einer
Weltwirtschaftsperiode, 1933.
MODÈLES MARXISTES DU MONDE CONTEMPORAIN 297

mesure que ces notions sont employées, et la thèse majeure est reprise à
la fin du Pr volume, en 10 pages (p. 347-357). Le second volume explore
l'incidence des mouvements de la conjoncture au xvir siècle et au xvme
siècle plutôt qu'il n'introduit de nouvelles notions spatiales. Il est cependant
important, puisqu'il se penche sur une crise pour dégager la signification du
système qu'elle affecte et achève de mettre en place : on reconnaît là un
thème qui ressemble à ceux signalés chez Harvey.
L'idée majeure qui court à travers les deux ouvrages, c'est en effet
que les unités majeures que doit prendre en considération l'historien, ce sont
les économies-mondes, c'est-à-dire les ensembles territoriaux soudés par la
division du travail qui les rend solidaires. Isoler un état, une nation, un
ensemble arbitraire de pays, c'est se priver de la possibilité de percer la
logique d'ensemble des systèmes territoriaux — cette logique économique
qui est au cœur de l'interprétation.
Les économies-mondes sont de deux types : les grands empires, et les
économies-mondes proprement dites. La différence vient de ce que dans le
premier cas, les frontières de l'organisation politique coïncident avec l'aire
de complémentarité économique, alors qu'il y a discordance dans le second.
Jusqu'au xvie siècle, les économies-mondes ont presque toujours pris la
forme impériale ; il faut atteindre le Moyen Age pour que s'esquissent,
autour de la Mer du Nord et de la Baltique d'une part, et autour du bassin
méditerranéen de l'autre, des zones où l'échange est actif sans qu'elles
possèdent la moindre cohésion politique globale. Au xvie siècle, on assiste à
une tentative pour intégrer l 'économie-monde élargie que les grandes
découvertes sont en train d'engendrer dans le cadre d'un grand Empire, celui
de Charles-Quint, mais la tentative échoue. Pourquoi ? Parce que la nouvelle
formule de structuration, plus souple, offre d'immenses avantages.
Tant que les foyers actifs de la vie d'échange et les secteurs qui les
approvisionnent ou leur servent de débouchés sont inclus dans le même
Etat, le souverain est obligé de protéger les uns contre les convoitises des
autres : la machine politique limite les possibilités d'exploitation économique.
Celles-ci sont au contraire maximisées dans l'économie-monde au sens du
xvie siècle et des siècles suivants.
La mécanique des rapports centre-périphérie telle que l'explore Waller-
stein ne fait guère intervenir les notions de distance, d'effet de centralité
et d'avantages externes nés de la structure des réseaux de relation. Elle
repose tout entière sur une théorie de l'économie et des systèmes politiques
qui va dans le sens des interprétations naïves et marxisantes de la vie
publique : c'est la partie du schéma qui me paraît faible, et qui compromet
sa validité globale, quels que soient les traits positifs qu'il présente par
ailleurs.
Pour qu'un Etat soit fort, il faut en effet, dans l'optique de Wallerstein,
qu'il dispose à la fois de soutiens de classes puissants et de moyens
financiers abondants. La seconde condition est plus facilement remplie là où
l'économie est complètement monétarisée et les échanges très actifs — dans
les foyers de la vie d'échange, donc. Ceux-ci se fixent dans les zones capables
de produire bon marché et à grande échelle (55> car le protectionnisme y

(55) Wallerstein (L). — The modem world system, op. cit., cf. T. II,
p. 38-44.
*298 P. CLAVAL

est superflu — c'est la base économique — discutable — de la théorie de


la centralité de Wallerstein. Pourquoi les Etats ainsi avantagés ont-ils une
structure de classe qui les rend particulièrement forts ? C'est, répond
Wallerstein <56> parce que les contradictions entre les intérêts des propriétaires
fonciers et ceux de la bourgeoisie commerçante ne sont pas insurmontables :
la seconde pèse plus de poids que les premiers, et est animée d'idéologies
nationales qui aident beaucoup le Prince à gouverner énergiquement <57\
Les Etats périphériques manquent de ressources monétaires ; l'échange qu'ils
entretiennent avec le centre porte surtout sur des produits agricoles, si bien
qu'il enrichit l'aristocratie foncière au détriment de la bourgeoisie
urbaine (58). Les grands propriétaires savent bien que leur prospérité dépend
davantage de ce qui se passe au cœur du système que dans leur propre
pays. La société tend à devenir dualiste — pour employer l'expression
proposée par les théoriciens du sous-développement — et l'idéologie des
élites se fait universalité, puisqu'ils se sentent plus solidaires de l'économie
globale que de leurs compatriotes.
Les passages relatifs à la semi-périphérie sont également
intéressants <59> : là, les situations de classes sont plus nuancées ; les positions de
l'aristocratie foncière et de la bourgeoisie sont moins opposées car la
situation économique pousse les marchands urbains à investir en terres et à les
exploiter à travers des systèmes comme celui de la métairie.
Que reprocher à un tel schéma ? Ne rend-il pas compte de tout ? Je
dirais : oui, hélas, ou de presque tout. Mais les points gommés ou ceux qui
sont mal élucidés sont nombreux. Il y a d'abord le parti de tenir les
idéologies comme des variables dépendantes <60> : il paraît grossièrement
réducteur ! Les attitudes du protestantisme à l'égard du capitalisme refléteraient
bien davantage le succès précoce du capitalisme en Europe du Nord que
l'inverse ! L'interprétation proposée tient pour négligeable, dans la vie
sociale et politique, les croyances dès qu'elles cessent d'être un instrument de
la lutte des classes. Le fait que de nouvelles attitudes morales, le sens de la
rigueur, l'honnêteté considérée comme fondamentale dans la vie quotidienne
aient pu favoriser la vie de relation, la mise en place d'organisations
modernes et les formes de structuration de l'espace en ensembles territoriaux
complémentaires n'est jamais envisagé. Un peu comme chez Harvey, le parti-
pris marxiste et matérialiste sous-jacent interdit de prendre en compte une
bonne part des facteurs de transformation. Toute la thèse tourne autour de
l'idée que l'économie-monde est une machine à pomper les surplus de la
périphérie vers le centre. L'émergence et les migrations de celui-ci ne sont
jamais expliqués — le passage de la Méditerranée à l'Europe du Nord est
évidemment signalé <61), mais ses causes sont mal éclairées : l'avantage
industriel, qui pour Wallerstein est à la base de tous les privilèges du centre,
de ses prix plus bas et de sa compétitivité n'est pas saisi dans sa dimension
spatiale. Que les transports soient bon marché en Hollande au xviT siècle et

(56) Ibidem, T. I, p. 147-151.


(57) Ibidem, T. I, p. 149-151.
(58) Ibidem, T. I, p. 153-156 et 304-305.
(59) Ibidem, T. I, p. 103-107.
(60) Ibidem, T. I, p. 151-154.
(61) Ibidem, T. I, p. 225, et l'ensemble du T. II.
MODÈLES MARXISTES DU MONDE CONTEMPORAIN 299

que la tourbe y joue un grand rôle (62), c'est évident, mais cela ne suffit
pas à expliquer le déclin ou la ruine des Foyers industriels italiens <63> ; on
ne voit pas pourquoi la crise de la fonction de redistribution et de commerce
de Florence, de Gênes, de Milan et de Venise à la suite des changements
dans les courants maritimes devait nécessairement retentir sur les activités,
manufacturières. Les arguments présentés ne manquent pas — le prix de la
main-d'œuvre en Italie du Nord, l'absence de source d'approvisionnement en
céréales suffisante pour les besoins du monde méditerranéen et la position
de monopole de la Hollande vis-à-vis du commerce des grains baltiques,
tout cela a certainement joué un rôle, mais sans que l'on puisse à partir
de là comprendre les bouleversements dans la géographie européenne et
le passage de la Méditerranée septentrionale, Italie du Nord et France du
Sud, dans la semi-périphérie.
On voit, à ces exemples, les dangers qu'offrent toutes ces théories
d'inspiration marxiste : elles permettent de classer de manière satisfaisante une
bonne partie de ce que l'on sait, mais elles le font en exigeant des
simplifications douteuses, et en gommant certains aspects de la réalité déclarés a
priori sans signification. Dans le cas de Wallerstein, le schéma
centre-périphérie est dépourvu des dimensions spatiales qui le justifieraient vraiment.
Le côté positif de la tentative, c'est de proposer une interprétation
sociale globale dans laquelle les faits économiques, sociaux et politiques sont
articulés les uns aux autres. Il est dommage que la mécanique sociale
demeure analysée seulement sous l'angle de l'équilibre des classes et que
Wallerstein n'ait pas compris ce qu'il y a à retirer de l'étude des
architectures sociales et des divers types de relations qui structurent l'espace : cela
va dans le sens de son idée de sphères de rayons différents et en interaction
constante, mais le rôle des idéologies et des représentations ne peut être
rayé d'un trait de plume. C'est ce qui rend la thèse de Wallerstein, malgré
le déploiement spectaculaire d'érudition que l'on y trouve, assez fragile
sous l'angle scientifique.

III. — LES THÉORIES DU CAPITALISME GLOBAL

II y a quelques années encore, les théoriciens du marxisme en restaient


à l'idée que le stade final du capitalisme est celui du monopolisme d'Etat (64).
Cela collait avec la vulgate marxo-léniniste des partis communistes et avec
le renforcement du rôle des nations dans la géographie et dans la vie
économique depuis les années 1930. En un sens, les succès du keynésisme
confortaient les interprétations marxistes.
A partir des années 1960-1965, les bons observateurs ont perçu des
évolutions qui ne cadraient pas exactement avec les attentes : le Tiers Monde

(62) Ibidem, T. II, p. 38-44.


(63) Ibidem, T. I, p. 214-221.
(64) Boccara (P.). — Introduction à la question du capitalisme monopoliste
d'Etat, Economie et politique, n° 143-144, juillet 1966, p. 5-48.
Traité marxiste d'économie politique, Le capitalisme monopoliste d'Etat, Paris,
Les Editions Sociales, 1971, 2 vol.
300 P. CLAVAL

s'industrialisait et les Etats se trouvaient désormais face à la poussée des


multinationales. Ces mutations s'inscrivaient en un sens très bien dans la
ligne des interprétations marxistes traditionnelles, puisqu'elles soulignaient
la marche de l'économie vers l'universalisme et la mobilité sans cesse accrue
du capital et du travail, mais elles allaient à rencontre des schémas qui
s'étaient imposés depuis un demi-siècle.
On sait les controverses passionnées que ces transformations suscitèrent
parmi les marxistes entre 1965 et 1975. L'inégal développement vient-il
seulement de la volonté des nations industrialisées de se constituer des sources
de matières premières et des débouchés pour des articles de grande
consommation courante? (65). Ne marque-t-il pas plutôt la nécessité d'exporter les
capitaux devenus excédentaires par suite de la suraccumulation ? (66). Les
politiques d'assistance n'ont-elles pas pour but de soulager les industries du
centre, menacées d'étouffement par insuffisance de débouchés pour les biens
de consommation durable? (67). La création d'usines dans des pays jusqu'ici
négligés ne tient-elle pas à la volonté de restaurer les profits menacés au
centre ? <68>. Et les multinationales ne constituent-elles pas le meilleur moyen,
pour les capitalistes du centre, de continuer à s'approprier des plus-values qui
cessent de se réaliser dans les nations où ils résident? (69).
C'est cet ensemble de thèses d'inspiration marxiste, mais foisonnantes
et mal coordonnées, que l'on résume quelquefois en parlant des rapports
centre-périphérie : l'expression est lâche, et la construction manque de
cohérence.
Il se trouve que nombre de sociologues, de géographes et d'économistes
marxistes sont gênés par l'absence de prise en compte de l'espace dans
les théories dont ils se servent. Pour répondre aux critiques que cela leur
vaut, on l'a vu, ils s'ingénient aujourd'hui à repenser leurs interprétations.
Harvey en fournit un magnifique exemple, mais il est si passionné de clarté
théorique que les détails de la situation actuelle du monde ne sont pas au
centre de ses préoccupations. Il en va autrement de beaucoup de ses
collègues qui essaient de résoudre leur difficultés en invoquant, à la manière
d'Edward Soja <70>, la dialectique spatiale, ou en analysant, à la manière
de Sayer (71), les relations entre les conceptions béhavioristes et les
interprétations marxistes.
Parallèlement à cet effort de reprise théorique globale, ces chercheurs
font porter leurs travaux sur la situation économique et géographique du

(65) Luxemburg (R.). — L'accumulation du capital, op. cit.


(66) Lénine (V.I.). — L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, op. cit.
(67) Carney (J.), Hudson (R.), Ive (G.), Lewis (J.). — Régional under-
development in late capitalisai : a study of the Northeast of England, op. cit.
(68) Emmanuel (A.). — L'échange inégal, op. cit.
(69) Frank (G.). — Capitalisme et sous-développement en Amérique latine,
op. cit.
Palloix (C). — L'économie mondiale capitaliste, op. cit.
— The self-expansion of capital on a wolrd scale, op. cit.
(70) Soja (E.). — The socio-spatial dialectics, op. cit.
Peet (R.). — Spatial dialectics and marxist geography, op. cit.
(71) Sayer (A.). — Explanation in économie geography, Progress in human
Geography, vol. 6, 1982, p. 66-88.
MODÈLES MARXISTES DU MONDE CONTEMPORAIN 301

monde présent. Ils ont tiré de Mandel <72) l'idée que la crise qui secoue le
monde doit retenir l'attention tant elle marque une péripétie majeure dans
l'histoire du capitalisme. C'est ainsi que sont nées, en partie autour des
géographes marxistes de l'Université de Clark et des chercheurs australiens
de l'Australian National University et de l'Université de Sydney, les thèses
sur le capitalisme global <73> ; elles développent des positions connues
également en France, où elles ont séduit certains économistes ou sociologues (74).
L'idée qui les domine est simple : l'évolution du système capitaliste
pousse sans cesse à plus de mobilité. Les systèmes nationaux constitués un
temps en son sein pour résoudre quelques-unes de ses contradictions en
socialisant ses coûts de production ont fini par apparaître comme des
obstacles à une solution plus radicale — la diminution des coûts par l'intégration
plus poussée des périphéries au processus de production. Là, pas besoin de
payer très cher un prolétariat qui manque encore de combativité ou de
consacrer des sommes énormes à la lutte contre la pollution, car les
associations d'écologistes n'existent pas ou n'ont aucun poids politique. Les
multinationales permettent de rapatrier les profits réalisés dans les nouvelles
zones industrielles et de maintenir celles-ci en état de dépendance,
puisqu'el es ne peuvent inventer les technologies nouvelles indispensables pour
garder place dans la compétition. La multiplication de zones industrielles dans
le Tiers Monde, c'est le capitalisme global ; les migration de travailleurs
célibataires parqués dans des villes ou des quartiers où ils ne sont jamais
que des hôtes provisoires, comme on le voit dans les pays du Golfe persique,
à Singapour ou en Europe et Amérique du Nord, c'est toujours le
capitalisme global ; l'effort pour tirer parti le plus vite possible de toutes les
facilités que l'électronique moderne offre en matière de communication et
de traitement de l'information pour la gestion, c'est toujours le capitalisme
global ; et son syndrome de mobilité fébrile. On pourrait multiplier ainsi les
exemples à l'infini. Tous les éléments qui changent depuis quelques années
dans notre monde peuvent être interprétés de cette manière, depuis le
glissement vers le Sud et vers l'Ouest de l'industrie américaine, le
redéploiement de l'industrie australienne, les interventions de l'Etat, jusqu'à la
politique des firmes monopolistes : c'est ce que montrent les articles rassemblés
et présentés par Richard Peet dans le numéro d'avril 1983 de la revue
Economie Geography (75).

(72) Mandel (E.). — La crise 1974-1978. Les faits. Leur interprétation


marxiste, op. cit.
(73) Peet (R.). — Introduction : the global geography of contemporary
capitalisai, Economie Geography, vol. 59, 1983, p. 105-111.
Gibson (K.D.), Horvath (R.J.). — Aspects of a theory of transition within the
capitalist mode of production, Society and Space, vol. I, 1983.
(74) Par exemple :
Palloix (C). — L'économie mondiale capitaliste, op. cit.
— The self-expansion of capital on a world scale, op. cit.
(75) Peet (R.) (éd.). — Restructuring in the âge of global capitalism,.
Economie Geography, vol. 59, 1983 ; cf. par exemple : Peet (R.). — Introduction.
The global geography of contemporary capitalism, op. cit. ; Peet (R.). — Relations
of production and the relocation of United States manufacturing industries since
1960, p. 112-143 ; Ross (R.J.). — Facing Leviathan : public policy and global
capitalism, p. 144-160; Susman (P.), Schultz (E.). — Monopoly and compétitive
firm relations and régional development in global capitalism, p. 161-177 ; Gibson
(K.D.), Horvath (R.J.). — Global capital and the restructuring crisis in Australian
manufacturing, p. 178-194.
302 P. CLAVAL

La contribution d'Edward Soja (76> est peut-être plus originale parce


qu'elle se situe à une autre échelle et propose une lecture de la ville en
termes d'histoire du capitalisme : il y aurait eu d'abord en Occident la ville
du capitalisme concurrentiel, caractérisée par la prolifération, souvent près
du centre, de petites entreprises mêlées aux bureaux d'affaires et aux
commerces, et toujours assez près, des logements ; puis serait venue la ville
du capitalisme monopoliste d'Etat, marquée par un divorce croissant entre
l'industrie repoussée à la périphérie dans un souci de contrôle social, et le
centre voué aux fonctions de direction et de conception, cependant que
l'action régulatrice de l'Etat se traduisait par des lotissements de logements
aidés ou des grands ensembles de logements sociaux. Ce à quoi nous assistons
aujourd'hui, c'est à la naissance de la ville du capitalisme global. Quelle sera
sa structure spatiale ? Là dessus, l'article de Soja reste un peu flou. Il est
beaucoup plus précis en ce qui regarde la nature de l'emploi : dans les
pays du centre, il y a multiplication des bureaux, des activités de très haute
technologie, crise et fermeture des industries de masse du début du siècle,
mais pénétration de quelques-unes des formes de production généralement
liées au Tiers Monde l'industrie de la confection par exemple, grâce à
une main-d'uvre immigrée souvent clandestine et prête à travailler dans
des conditions médiocres.
Que penser d'un tel modèle ? Il est séduisant pour résumer l'évolution
des activités, mais comme toujours dans le cas des interprétations marxistes
que nous passons aujourd'hui en revue, il est incapable d'éclairer les
configurations spatiales : Los Angeles, qui sert à Soja à illustrer son analyse,
convient fort bien à sa démonstration par ses fonctions financières récentes
et la poussée prodigieuse, en pleine crise, de son secteur électronique, mais
l'interprétation qu'il fournit des transformations géographiques est décevante.
La dispersion des usines modernes dans la périphérie répond-elle seulement
au souci d'éviter que se reproduise l'aventure d'un syndicalisme trop
combatif ? C'est court ! A quoi tient là prolifération des bureaux le long de
Wiltshire Boulevard et la formation, enfin, d'un centre-ville américain
typique ? L'interprétation proposée les faibles coûts du terrain au centre
ne justifie pas complètement les choix.
On retrouve là la commune faiblesse des théories marxistes, leur
capacité à retracer, après coup, une bonne part de ce que l'on peut observer,
mais leur flou spatial et leur faible pouvoir d'explication fine.
Nous pensons, comme nous l'avons montré à propos de Harvey, que
cela tient à la structure même d'interprétations qui partent d'abstractions
et sont incapables de serrer de près le réel, l'espace en particulier. C'est
donc, pour nous, par fidélité aux dogmes qui l'ont constituée que la pensée
marxiste reste impuissante à rendre compte des faits géographiques. Nul
doute cependant que pour les marxistes qui me liront, les critiques que je
renouvelle à leur égard ne soient liées à mon refus d'accepter les ruptures
épistémologiques qui fondent toute pensée scientifique et justifient leurs
interprétations.
Paul Claval
Professeur à l'Université
de Paris-Sorbonne
(76) Soja (E.), Morales (R.), Wolff (G.). Urban restructuring : an
analysis of social and spatial change in Los Angeles, Economie Geography, vol. 59,
1983, p. 195-230.

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