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Communication.

Information
Médias Théories

Des nouveaux usages des médias en temps de crise


Armand Mattelart, Michèle Mattelart

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Mattelart Armand, Mattelart Michèle. Des nouveaux usages des médias en temps de crise. In: Communication. Information
Médias Théories, volume 14 n°1, printemps 1993. Crise. pp. 148-173;

doi : https://doi.org/10.3406/comin.1993.1625

https://www.persee.fr/doc/comin_1189-3788_1993_num_14_1_1625

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Résumé
Près de quinze ans après la publication de leur ouvrage De l'usage des médias en temps de crise
(1979), les deux auteurs réfléchissent sur l'évolution de la notion même de crise. Pour ce faire, ils
choisissent trois domaines. Les changements intervenus dans l'usage que les mouvements sociaux
font des médias dans le contexte du déclin des utopies. La faillite des stratégies étatiques de sortie de
crise par les hautes technologies de l'information et de la communication. Enfin, ils analysent comment
paradoxalement la crise est devenue un élément intégré dans le fonctionnement de nos sociétés. Ce
qui leur permet de s'interroger sur la mutation profonde qu'a subie le concept de communication.

Abstract
Fifteen years after the publication of their De l'usage des médias en temps de crise (1979), the authors
reflect upon the evolution of the concept of crisis itself. Their discussion focuses on three instances : In
the face of the failure of utopie visions, the change in media use by social movements ; the failure of
high technology development as a state strategy to counter economic crisis ; and the paradoxical fact
that crisis has become a functional component of contemporary societies. This permits an interrogation
of the profound mutation of the concept of communication itself.

Resumen
Quince años después de la publicación de la obra De l'usage des médias en temps de crise (1979),
sus dos autores reflexionan sobre la evolución de la noción misma de crisis. Para este efecto, ellos
seleccionan tres ámbitos que les permiten realizar sus análisis. En primer lugar ellos analizan los
cambios producidos en la utilización de los medios de comunicación de parte de los movimientos
sociales, en el marco de la decadencia de las utopías. En segundo lugar el fracaso de las estrategias
estatales que utilizan tecnologías especializadas de la información y de la comunicación para salir de
las crisis. En tercer y último lugar, los autores de dicha obra analizan la manera paradoxal como la
crisis se ha convertido en un elemento integrado en el funcionamiento de nuestras sociedades. Esto
les permite interrogarse sobre la transformación profunda que ha experimentado el concepto de
comunicación.
COMMUNICATION VOL 14, N° 1

RÉSUMÉ

Près de quinze ans après la publication de leur ouvrage De l'usage


des médias en temps de crise (1979), les deux auteurs réfléchissent sur
l'évolution de la notion même de crise. Pour ce faire, ils choisissent
trois domaines. Les changements intervenus dans l'usage que les
mouvements sociaux font des médias dans le contexte du déclin des
utopies. La faillite des stratégies étatiques de sortie de crise par les
hautes technologies de l'information et de la communication. Enfin,
ils analysent comment paradoxalement la crise est devenue un élé¬
ment intégré dans le fonctionnement de nos sociétés. Ce qui leur per¬
met de s'interroger sur la mutation profonde qu'a subie le concept de
communication.

ABSTRACT

Fifteen years after the publication of their De l'usage des médias en


temps de crise (1979), the authors reflect upon the evolution of the
concept of crisis itself. Their discussion focuses on three instances : In
the face of the failure of utopie visions, the change in media use by
social movements; the failure of high technology development as a
state strategy to counter economic crisis; and the paradoxical fact
that crisis has become a functional component of contemporary soci¬
eties. This permits an interrogation of the profound mutation of the
concept of communication itself.
RESUMEN

Quince años después de la publicación de la obra De l'usage des


médias en temps de crise (1979), sus dos autores reflexionan sobre la
evolución de la noción misma de crisis. Para este efecto, ellos selec¬
cionan tres ámbitos que les permiten realizar sus análisis. En primer
lugar ellos analizan los cambios producidos en la utilización de los
medios de comunicación de parte de los movimientos sociales, en el
marco de la decadencia de las utopías. En segundo lugar el fracaso
de las estrategias estatales que utilizan tecnologías especializadas de
la información y de la comunicación para salir de las crisis. En tercer
y último lugar, los autores de dicha obra analizan la manera para¬
doxal como la crisis se ha convertido en un elemento integrado en el
funcionamiento de nuestras sociedades. Esto les permite interrogarse
sobre
de comunicación.
la transformación profunda que ha experimentado el concepto

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DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS... BIBLID 0382-7798(1 993) 14:1p. 149-174

Des nouveaux usages des médias

en temps de crise

Armand Mattelart
Michèle

Une certaine idée de crise a fait crise. Quelles modifications profondes


ont subi depuis la fin des années 60 aussi bien les imaginaires de la
crise que les façons de la penser, voire de la résoudre? C'est à cette
question que nous nous proposons de répondre en tentant de mesurer
quels bouleversements ou quels glissements se sont opérés dans
l'identification des situations de crise. Ce choix prend une note per¬
sonnelle dans la mesure où il nous permet de reprendre le fil d'une
réflexion amorcée au cours des années 70 et qui, à l'époque, avait
abouti à un ouvrage publié en commun (1979), intitulé De l'usage des
médias en temps de crise.
Cette manière rétrospective de penser la crise ou les crises, celles
d'aujourd'hui par rapport à celles d'hier, permet d'ébaucher les lignes
de rupture et de continuité entre deux périodes où le média a acquis un
statut stratégique dans la redéfinition de l'espace public et du jeu
démocratique.

La FIN DU HÉROS

De la stratégie à la tactique
Le jeudi 27 novembre 1986, une immense manifestation étudiante
envahissait les rues de Paris pour protester contre le projet de réforme
universitaire établi par le gouvernement de M. Chirac, premier minis¬
tre dans la période de cohabitation de l'ère mitterrandienne. Au soir de
ce qui pouvait apparaître comme un remake de Mai 68, la figure du
mouvement étudiant du 23 mars, Dany Cohn-Bendit (1986), tirait la
leçon de la comparaison entre les deux événements :
Les inorganisés n'ont aucune expérience politique, alors qu'en
68, même les plus viscéralement anti-organisation avaient der-

* Armand Mattelart est professeur à l'Université de Rennes. Michèle Mattelart est


chercheure.

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COMMUNICATION VOL 14, N° 1

rière la tête un projet politique, une vision du socialisme ou


une utopie pour laquelle ils avaient toute une stratégie. En
les
1986,
débats
l'absence
d'idées
de en
cette
démonstration
expérience politique
d'affectivité.
transforme
Le moteur,
tous
c'est l'émotion.

« 68, c'est vieux. 86, c'est encore mieux », chantait un des slogans,
parmi beaucoup d'autres, dans cette manifestation foisonnante de clins
d'yeux aux boniments du langage publicitaire, riche en détourne¬
ments, en mots d'humour parodiant ce langage, tout en étant profon¬
dément immergés dans le bain médiatique. Les chiffres 68, notons-le,
étaient bariolés de rouge, 86 de vert : ainsi se trouvaient naturellement
confrontés deux moments de crise étudiante, séparés par l'intervalle
d'une génération, deux moments-éclats révélateurs non seulement de
l'air de leur temps, mais du statut différentiel de deux événements-
crise et des modalités particulières de leur vécu propre.
Une première différence sensible concerne la place qu'occupe le
média. En 1986, le mouvement tient à être télégénique. Sur les lieux
de la grève étudiante, les commissions médias sont parmi les premiè¬
res à se mettre en place. Dès le soir de la première manifestation,
grand débat en multiplex sur la première chaîne, TF1, la voix de la
France, qui sera privatisée peu après. Débat en direct également à
Droit de réponse sur TF1 toujours, chez Michel Polac. Le réseau de
videotext Minitel s'intègre très vite au dispositif de communication du
mouvement; Le Monde reçoit 2 000 appels par jour sur le code
« Étudiants » (en 1968, la France est sous-équipée en lignes téléphoni¬

part
ques,
d'équipement
technologiques).
manifestations
rock aux
et18 africains
occupations
ans plus
en
et Dans
les
minitels
contribuent
tard,
prises
deschaque
son
facultés
est
de parc
parole.
àleville,
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plus
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quadruplé
La
les
de
élevé
musique
déñlés
fête.
radios
desLes
tandis
de
locales
grandes
prend
rue.
acteurs
que
tout
Des
relaient
puissances
son
de
de suite
groupes
1968
taux
les

n'avaient que suspicion pour les journalistes, «suppôts» du système


qui tronquait et truquait l'information. En 1986, beaucoup de ceux qui
contestaient ce système en 1968 étaient aux commandes de l'informa¬
tion, en bons professionnels.
Mai 68 avait crié : « Presse bourgeoise, télé pourrie. » La guerre des
rues était une guerre des tracts, des calicots et des graffitis contre les
médias et la publicité, contre une télévision et des radios cadenassées
par l'État gaulliste, contre aussi une culture de masse qui commence à

accompagner
«Changer la vie,
en France
le monde
l'essor
et les demédias.»
la société
«Non
de à consommation.
la culture des

150
DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS- ARMAND ET MICHÈLE MATTELART

transistors». «Refusez l'intoxication. » «L'Intox vient à domicile.»


« Toute la presse est toxique. Lisez les tracts, les affiches, le journal
mural. » « Délivrez les livres, Bibliothèque Nationale. » « Le vote en
chambre noire a éclairé le patronat. Contre-offensive, la grève conti¬
nue. Kodak.
brisez les chaînes.
» « ORTF
» (Organisation de la radio-télévision française) :

Autant la radicalité de Mai 68 s'exprimait dans son refus de l'insti¬


tution médiatique et la création de ses propres supports qui, tout en la
débordant, renouaient avec la tradition révolutionnaire de l'Agit-prop,
autant les jeunes de 1986 s'approprient la scène médiatique, à la fois
complices et détachés de ses codes et de ses mises en image. Dans ses
dispositions ludiques, qui lui firent travestir avec beaucoup de piquant
les trouvailles de l'environnement médiatique quotidien, 1986 signait
la mort du tract, emblème de 1968 et, avec lui, celle d'une certaine
idée politique de la culture militante. Cette prégnance du jeu montre le
fossé qui sépare la stratégie de dramatisation qui organise la crise de
Mai 68
traire l'événement
et les tactiques
1986. de dé-dramatisation qui caractérisent au con¬

Cette première différence, concernant le rapport au média, ne


trouve son sens que dans un autre rapport au pouvoir. En 1986, la prise
de pouvoir a cessé d'être le principe structurant. On le perçoit dans le
mode même de fonctionnement du mouvement : refus de la hiérarchie,
rotation des responsables, espace occupé par les inorganisés par rap¬
port aux adhérents des groupes politiques et des syndicats. Inorganisa¬
tion qui n'est toutefois pas incompatible avec l'auto-discipline.

Refus de la hiérarchie, attestée notamment par le rejet de la star. En


mai 1968, tous les porte-voix sont des hommes. Aucune figure fémi¬
nine n'apparaît sur le devant de la scène publique, alors que, porté par
la critique structuraliste à la société de consommation, on foudroie
l'idéologie publicitaire et la mythologie sexiste de la modernité média¬
tique. En 1986, les filles sont partout et prennent la parole dans les
amphithéâtres, dans la rue, mais aussi à la radio et à la télévision. En
revanche, les spots publicitaires n'ont jamais été, sur le petit écran
français, aussi ouvertement sexistes, du moins selon les critères du
discours dénonciateur des années 60. Ils n'ont jamais moins fait l'ob¬
jet
crise.
d'une critique organisée, de la part d'un mouvement féministe en

La fin de l'obsession du pouvoir concorde avec celle du désir de


mains
violence.
de Mai
En 1968,
: comme l'écrivait Roland Barthes (1968) aux lende¬

151
COMMUNICATION VOL 14, N° 1

La révolte universitaire est comme une Prise de la Parole


(comme on dit : Prise de la Bastille ) [...] La violence ici sym¬
bolisée concrètement puis verbalement par la « rue », lieu de
la parole désenchaînée, du contact libre, espace contre-institu¬
tionnel.

En 1986, le pacifisme est un fait. Signe, à la fois, de cette non-vio¬


lence et de la réconciliation des générations, l'engagement des parents
dans l'organisation du service d'ordre des manifestations et l'appari¬
tion des « casques blancs », cordon de sécurité symbolique, marchant
en tête de défilé, composé d'éminentes personnalités qui se sont distin¬
guées dans la défense des droits de l'homme.
La déflagration de Mai, en tétanisant l'État et l'autorité - comme le

remarquait
gérontocratique
n'est
président
et
sence
social-démocratie
années
d'être
plus
paternelle-patronale
70.
end'une
celle
Le
àdésaccord
l'époque
président
etsociété
de qui
antipatemaliste
l'homme
avec
Edgar
a peut
consensuelle,
succédé
du
la s'offrir
providentiel,
Morin
pouvoir».
politique
aux
qui
(1968)
le affecta
de
droites
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Enson
de
-,
1986,
dele
Gaulle,
gouvernement.
était
en
éprises
gérer
règne
se
la«une
généralisant
figure
une
mais
d'autorité
placide
révolte
cohabitation
du
celle
pouvoir
d'une
anti-
d'un
l'es¬
des

Le mouvement 1986 n'a pas eu de stars. Mais quelques-unes des


figures de proue ont rejoint, quelques mois après, les rangs des candi¬
dats aux élections législatives sur la liste du parti présidentiel.
« Élections, piège à cons », avait crié Mai 68, caricaturant les colonnes

de
devant
res
«CRS-SS»
services
festations,
l'Assemblée
de ce
1986
detemple
effaçant
nettoyage
de
ne 1968,
sont
nationale
entoutes
faisant
pas
qui
l'ordre
comparables
traces
entre
comme
le bras
est
en
deprésent
d'honneur.
action,
des avec
dissensus
barreaux
àdans
peine
l'idéologie
dans
Si l'armada
dele
les
terminées
violences
prison
paysage
répressive
efficace
etles
urbain.
policiè¬
défilant
mani¬
des
du

Famille. École. Médias. Ces trois espaces institutionnels reproduc¬

teurs
ques
la
tion,
contestation
de
d'État
desmédiation,
valeurs
», selon
dedominantes,
Mai,
de
le réconciliation
concept
se sontqui
nédeviendront
métamorphosés
deux
(Althusser,
ans plus
des
en
1970).
tard
«terrains
appareils
dans de
la vague
idéologi¬
négocia¬
de

Dernière différence que nous épinglerons, celle qui a trait à la


représentation des alliances sociales qui anime les protagonistes des
deux crises. En 1968, le mythe de la libération de la classe ouvrière et
les idéologies
diante. La réconciliation
prolétariennes
du travail
marquaient
manuel
intimement
et du travail
l'explosion
intellectuel
étu¬

152
DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS- ARMAND ET MICHÈLE MATTELART

était l'utopie qui guidait l'alliance ouvriers-étudiants. Les débats


résonnaient de références à la Révolution culturelle chinoise.

En 1986, le motif de la crise est, rappelons-le, une proposition de


réforme du processus de sélection pour l'entrée à l'université.
«L'école est un droit; pas un privilège. » L'étudiant et l'étudiante qui
ont défilé, principalement recrutés d'ailleurs dans les premières années
de l'enseignement
animés du désir de
supérieur
mettre et«les
les dernières
cahiers au
du feu
secondaire,
et les ne
maîtres
sont pas
au

milieu ». Pragmatiques, ils/elles veulent sauver leur outil de formation,


s'assurer des garanties contre le chômage, sur un marché de travail où
la concurrence est âpre. Le fantasme prolétarien a fait place à la peur
de tomber dans la prolétarisation.
Mai 68 s'alimente aux grands foyers des luttes de libération du tiers
monde. L'effigie du Che Guevara, mort en Bolivie en octobre 1967,
resplendissait alors de sa signification d'engagement révolutionnaire et
de sacrifice au service de la libération. Au Congrès tricontinental de la
Culture, tenu à La Havane en janvier 1968, où de nombreux intellec¬
tuels de tous les continents s'étaient donné rendez-vous pour dénoncer
l'impérialisme culturel des États-Unis en lutte contre le Vietnam,
l'écrivain argentin
intellectuel appartient
Julio
au Tiers-Monde.
Cortázar lançait
» une phrase-phare: «Tout

En 1986, le Tiers-Monde est ressenti dans un rapport de proximité


avec les jeunes « beurs » (la seconde génération d'immigrés des pays
du Maghreb). Le statut des communautés ethniques, les droits de
citoyenneté des étrangers occupent une place décisive aussi bien dans
l'espace institutionnel du débat politique que dans l'espace mental de
la représentation de l'autre. Au début des années 80, la montée du
racisme, intimement liée aux effets de la crise économique, a suscité la
réponse de mouvements comme SOS Racisme, qui se révèle particu¬
lièrement en phase avec la sensibilité des jeunes à l'égard de l'engage¬
ment militant. Ce mouvement a bien intégré la culture festive et la
culture médiatique. En même temps qu'il satisfait les besoins de
l'émotivité dans les rapports interculturels, il valorise une dimension
démocratique de plain-pied avec le quotidien. Contre la pureté identi¬
taire et les replis frileux sur l'idiosyncratie nationale, il ouvre l'utopie
de la convivialité métissée, à commencer par celle qu'il met en scène
sur les plateaux de ses manifestations-concerts.

Mai 68 avait brandi une idée héroïque du Tiers-Monde, 1986 le


représente sous l'aspect du vécu des minorités ethniques sur la terre
d'accueil. Un quotidien hérissé de zones sensibles, toujours suscepti-

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COMMUNICATION VOL 14, N° 1

bles d'éclater en crises, en choc des cultures, sur fond de montée des
nouveaux fanatismes et intégrismes religieux et politiques.

De la crise révolutionnaire au marketing humanitaire

Si les mouvements étudiants de 1968 et de 1986 ont permis d'oppo¬


ser deux façons différentes de percevoir la société et de vivre avec les
médias, les deux dernières décennies ont également été animées par
une foule d'interrogations nouvelles qui peuvent être saisies en termes
de rupture/rapprochement entre deux univers : le Nord et le Sud.
En juin 1990, le président du Brésil, le conservateur Collor, prenait
la décision de libéraliser le marché intérieur des ordinateurs. Après
plus de 30 ans de politique protectionniste, justifiée tantôt au nom de
l'indépendance nationale, tantôt au nom de la sécurité nationale, Bra¬
silia décidait d'ouvrir ses frontières aux constructeurs étrangers. La
souveraineté nationale des pays devrait dès lors se conjuguer avec les
intérêts des sociétés multinationales.

Les années 70 avaient été toutes entières dominées par les débats
sur l'échange inégal Nord/Sud en matière d'information et des techno¬
logies. Nouvel ordre mondial de l'information et de la communication,
partage plus équitable du spectre des fréquences radiophoniques,
codes de conduite en vue de régulariser les stratégies de marketing des
sociétés agro-alimentaires et pharmaceutiques, régulation des flux
transfrontières de données informatiques, etc., autant de débats qui
mettront en avant le rôle des autorités publiques dans la défense de la
souveraineté nationale, dans un environnement où les intérêts des
sociétés multinationales étaient ressentis comme violemment opposés
à ceux de l'identité nationale. Même si, à l'époque, ces débats n'ont
souvent débouché que sur des mesures extrêmement partielles.

Au plus fort de ces débats, à la fin des années 70, la délégation des
États-Unis à l 'Unesco et, à sa suite, celle du Royaume-Uni, avant de

claquer
face
posant
défendant
flux
puissance
mécanismes
succédé
ports
l'intérieur
des
manichéen
entre
de
la
les
marchandises
publique
porte
plus
son
de
politiques
les
du
chaque
idée
en
nations
entre
de
marché.
plus
l'organisation
de
ayant
un
nation,
de
«culturelles.
de
comme
liberté
État
dérégulation
déclaré
Au
limites
chaque
l'idée
volontarisme
d'expression
dans
internationale,
forfait
à de
Or l'information,
fois
ce
les
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et
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plus
rapports
redistribution
préférant
privatisation.
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commerciale
àautoritaire,
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prophétisait
États-providence
entre
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s'en
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les
secteur
Dans
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» revenus
et
eu
groupes
unde
les
qu'im¬
lieu,
face
privé
libre
rap¬
aux
ont
laà
et

154
DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS- ARMAND ET MICHÈLE MATTELART

de la justice sociale a battu en retraite face à la nécessité de libérer les


forces du marché pour s'intégrer à l'économie-monde.

L'optimisme des années 60, porté par la conviction que la démocra¬


tie économique avait le giron large, programmait de faire accéder les
grandes majorités aux bénéfices de la modernité, à travers l'éducation,
les politiques de formation, les campagnes massives d'alphabétisation
en particulier dans les zones rurales. À l'époque, les usages prévus

pour àles
concernent
obstacle
ment
dée
communication.
deV entertainment
nouvelles
la
aussi
démocratie.
surtout
bientechnologies
l'éducation.
à ladans
Aujourd'hui,
croissance
les de
L'analphabétisme
usages
communication
de
unel'économie
des
priorité
nouveaux
croissante
est
comme
qu'au
vu
dispositifs
développe¬
comme
le
estsatellite
accor¬
un
de

Plus que jamais, la télévision a un rôle de régulation quotidienne.


Agissant par l'esthétique du spectacle, elle offre à ceux qui restent en
marge des bénéfices de la modernité marchande et de ses modèles de
consommation la gratification de participer au moins à son univers
symbolique. Sans oublier que, dans les périodes de crise de la repré¬
sentativité politique qui tendent à se généraliser, la légitimité qu'elle
octroie suffit à construire les hommes politiques providentiels. Cela
n'a-t-il pas été le cas du président Collor élu en décembre 1989?
L'élection de ce mandataire qui sera destitué deux ans plus tard pour
cause de corruption était impensable sans la logistique médiatique que
lui a prêtée le réseau de télévision Globo.

Plusieurs pays du Tiers-Monde se sont certes dotés d'industries cul¬


turelles propres, et sont même devenus compétitifs sur le marché inter¬
national des programmes. Cela n'enlève rien à la réalité crue du
décalage croissant entre l'offre des biens et des styles de vie à la
vitrine télévisuelle et la dégringolade cruelle du pouvoir d'achat non
seulement des secteurs populaires, mais même des couches moyennes
bénéficiaires, dans les années 60, des orientations des politiques de
modernisation. Cela n'enlève rien non plus à l'écart croissant entre
cette extrême paupérisation et la sophistication extrême des technolo¬
gies sécuritaires dont se dotent les quartiers résidentiels contre la
menace des laissés-pour-compte.
Certes, le téléspectateur, on le sait maintenant, a ses arts de faire,
ses façons de contourner, de détourner les propositions du petit écran,
voire de s'y soustraire. Mais qui peut nier que tout l'ensemble du
mode de communication technologique structure des choix, fixant un
horizon de priorités et de hiérarchies dans l'usage que fait la société de

155
COMMUNICATION VOL 14, N° 1

ses ressources collectives et de celles de chaque individu, à la fois


consommateur et citoyen.
Le média accompagne. À grand renfort de loteries et de fictions qui

tion
de
se nourrissent
Lorsque
social
qu'entre
banque,
l'endettement
ordinaire
fondateur
ille
laa moment
crise
déjà
ne
de de
répond
perdu
ces
se
individuel
l'économie
fait
de
réalités
recevoir
grande
normalité
plus àqu'à
etdeux
partie
de
son
collectif,
l'obsession
chaotique,
marché,
vitesses,
salaire
de sa lorsque
valeur.
se
etque
dissout
lorsque
de
celui
la
peut-il
Lorsque
l'inflation
monnaie
dedans
l'argent,
lefaire
déposer
les
lastable.
d'autre
spécula¬
qui
spirales
ce àlien
fait
la?

On peut d'ailleurs se demander si le glissement qu'a subi la défini¬


tion même
dien dont il de
faut
la s'accommoder
crise ne trouvesapas
meilleure
dans ceillustration.
nouveau désordre
Une situation
quoti¬

saturée de crise arrive à dissoudre son caractère d'exception dans l'or¬


dinaire de l'exception. Comme l'écrivait début 1990 un critique de
théâtre péruvien (Salazar del Alcazar, 1990) :
La crise finit par s'instaurer dans les sphères les plus intimes
de notre vie quotidienne. La paupérisation et la semi-prolétari¬
sation de la classe moyenne, ainsi que la chute des niveaux de
consommation des couches populaires, ont produit une série
de réponses spontanées à la crise, créant une nouvelle écolo¬
gie urbaine, sociale et culturelle dans laquelle nous commen¬
çons à nous refléter et à nous reconnaître [. . .] On commence à
parler de la création d'une « culture de la violence » qui tou¬
che la sphère de la famille, des institutions, de l'école et des
relations interethniques.
Cet état de crise permanente est, en fait, l'aboutissement des traits
qui ont caractérisé l'accès de ces sociétés à la modernité : absence ou
précarité de l'État de droit, absence ou précarité des instances de régu¬

lation
bilité
l'éditorialiste
en juinproduite
des
1990:
logiques
de
parlal'arbitraire.
du
revue
marché,
Análisis
Cette
intériorisation
(1990),
constatation
publiée
subjective
se àvoit
Bogota,
de
confirmée
cette
quiinsta¬
écrit
par

Les conflits produits par le narco-trafic, la guerrilla, les grou¬


pes paramilitaires de droite et les associations de mercenaires
et assassins à solde, s'insèrent dans une série de tensions et de
problèmes qui se sont accumulés dans notre société au cours
des siècles. La présente crise conjoncturelle les rend, certes,
plus manifestes et les multiplient à l'extrême, mais on ne peut
dire qu'elle les produit.

156
DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS... ARMAND ET MICHÈLE MATTELART

Cette représentation de la crise, comme enracinée dans une réalité


historique, est précisément ce qu'ignore souverainement l'image
hyper-médiatisée de la Colombie, devenue l'emblème du chaos pro¬
duit par le narco-trafic.
À travers ces réflexions se déploie, brossé à grands traits, un tableau

protagonistes,
descrise.
choisir
la changements
d'autres
acteurs
observatoires:
qui àont
partaffecté
entière,
ceux
lesdans
pays
quelesconstruisent
du
scenarii
Sud. Mais
des de
médias
on
nouveaux
peut
et de
se

Les années 70 sont marquées par la revendication quelque peu


superstructurelle et institutionnelle d'un nouvel ordre mondial de l'in¬
formation. La décennie suivante, au contraire, voit dans nombre de
pays du Tiers-Monde, et plus particulièrement en Amérique latine
(continent beaucoup plus équipé, où les systèmes de communication
de masse ont le même âge que ceux des grands pays industrialisés),
l'appropriation des technologies de communication les plus diverses
de la part de mouvements sociaux qui inaugurent d'autres formes d'in¬
tervention sociale. Il faut ici souligner un décalage chronologique
significatif entre le Nord et le Sud. Les années 70 foisonnèrent en
Europe et plus encore dans des régions comme le Québec de la problé¬
matique des « médias alternatifs », radios libres, radios et télévisions
communautaires, vidéos au poing1. La décennie suivante voit cette
problématique s'amenuiser devant la vague de la privatisation et de
l'essor des logiques imposées par le marché, comme devant la crise de
la représentation du politique et de l'idée de service public. La rupture
quehorizontales
ou signifiaient ces
se trouvait
initiatives
dans
de la
communication
découverte dedites
nouveaux
décentralisées
terrains

d'intervention qui avaient été peu fréquentés par les organisations


traditionnelles
comme communautés
: l'enracinement,
de sens. La
le quotidien
dimensionet locale
la mémoire,
contreles
le espaces
centra¬

lisme, l'ordinaire contre le sensationnel, le vécu contre les idées.


Certes, avec le retrait des fondations internationales ou de l' État-
providence dans leur rayon d'action local ou international, les logi¬
ques de l'efficacité et de la rentabilité projettent ces initiatives dans un
autre champ que celui de l'alternatif partout dans le monde. Elles se
voient tenues
acteurs du marché.
de prendre
Elles tendent
en compte
à devenir
les elles-mêmes
rapports de des
forceacteurs
avec sur
les

ce marché. Cela n'enlève rien à la différence essentielle, qui sépare le


Nord et le Sud : la légitimité des nouveaux réseaux de communication,
qu'ils soient radiophoniques, télévisuels ou informatiques ou simple¬
ment de presse, provient dans le Sud du lien intime qu'ils tissent avec

157
COMMUNICATION VOL 14, N° 1

la mise en place de réseaux d'organisation populaire, dont la finalité


est la solidarité face à la dureté du quotidien. Et cela, même si l'indivi¬
dualisme porté par les logiques commerciales est encore plus sauvage
dans ces pays que dans les régions du Nord.
La simple confrontation de deux expériences historiques (toutes
deux logées en Amérique latine) où les médias ont occupé une place
décisive est, à cet égard, lumineuse: celle du Chili des premières
années 70 et celle du Nicaragua dans les années 80 2.
Autant les références dominantes dans le processus chilien sont
encore inscrites dans la tradition des luttes et des partis de classe,
appuyés sur des organisations ouvrières anciennes et puissantes, autant
le Nicaragua sandiniste est écartelé entre la logique de guerre ou de
crise permanente et les logiques plurielles de la démocratie, entre la
reproduction des schémas verticaux d'agitation et de propagande, et
l'inventivité des nouveaux mouvements sociaux (mouvements de fem¬
mes, mouvements ethniques, mouvements chrétiens), qui à une notion
étroite d' avant-garde substituent la revendication de la pluralité des
sujets démocratiques. Autant les expériences de radio, de vidéo, de
presse populaires, foisonnent dans ce petit pays d'Amérique centrale
des années 1980, autant la gauche chilienne, à des degrés divers, a eu
des difficultés à comprendre les changements qu'avaient apportés dans
la société où elle évoluait le nouvel environnement technologique et
une culture de masse devenue référence quotidienne. En fait, il a fallu
attendre la période de résistance à la dictature du général Pinochet
pour que les organisations de la société civile se chargent en s 'aidant
entre autres des supports de la communication (magnétoscopes, cas¬
settes radio, circuits de télévision, vidéo) de reconstituer le tissu de
« sociabilité communautaire publique » selon l'expression d'un polito¬
logue chilien (Brunner, 1982). Autant la gauche chilienne a eu du mal
à se détacher d'une notion de mobilisation limitée au politique comme
réponse à l'offensive violente d'une droite qui, au contraire, ancrait sa
résistance dans les besoins et les intérêts intimement liés à la vie quo¬
tidienne, autant les expériences de communication populaire au Nica¬
ragua se sont immergées dans le vécu des gens.
Le Nicaragua a beaucoup moins connu les faveurs du petit écran en
Europe (en France notamment) qu'aux États-Unis; ces derniers

n'étaient-ils
s'il
festé
destin
révolutions
enbeaucoup
de
consomme
cette
bolcheviques.
pasrévolution
plus
l'un
tant
de
des
etpromptitude
belligérants?
plus,
pourtant
Pendant
il esttoute
inédite
àsélectif.
archiver
Si la
ledans
période
média
C'est
une
le dossier
est
ainsi
fois
defriand
pour
guerre
qu'il
écorné
de
toutes
a froide,
mani¬
crise,
des
le

158
DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS- ARMAND ET MICHÈLE MATTELART

l'anti-communisme ne s'est-il pas imposé comme grille d'analyse et


de présentation de la situation internationale, éludant l'opposition
Nord/Sud au profit du clivage Est/Ouest, métamorphosé en drame
mythique de l'affrontement du Bien et du Mal ?

La crise que la logique médiatique aime est celle dans laquelle elle
crée un décor de scène. C'est en tout cas l'impression que laisse la flo¬
raison de ces grandes opérations humanitaires du business charity des
années 80, qui à grand coup de mailing , de sponsors , de panneaux
d'affichage, ou de spots, collectent des dons ou des subventions, et
jouent la solidarité sur le marché. « Achetez le produit X, et vous par¬
ticiperez à la lutte contre la faim au Sahel, vous aiderez un enfant au
Mali, etc. »

Avec le déploiement de ces nouvelles modalités marchandes de la


philanthropie privée, c'est l'appel à la culpabilisation et à la mauvaise
conscience des consommateurs qui prend le pas sur l'appel à la cons¬
cience, à la responsabilité des citoyens. C'est l'urgence et l'action
ponctuelle qui galopent loin devant le long terme de la crise perma¬
nente. C'est la fin de la représentation politique du monde.

Point culminant de la conception Nord/Sud inscrite dans le specta¬


cle, la violence du sensationnel et le marketing, la course Paris-Dakar,
dénoncée par plus de 200 associations françaises, africaines et interna¬
tionales. Alors que les moyens médicaux manquent cruellement en
Afrique (un médecin pour 160 000 habitants), ils sont 30 médecins à
cet événement médiatique. Dans un film réalisé par la télévision alle¬
mande, diffusé en France par Terre des Hommes, on voit un concur¬
rent blessé soigné dans un hôpital local, avec un groupe opératoire
apporté par hélicoptère, sans un regard pour un enfant qui gît sur le lit
d'à côté, malgré la présence de la caméra (Bernard, 1990).

Aux antipodes de ces irruptions organisées qui prennent le Tiers-


Monde comme décor de l'exploit, se développent, porteuses d'un nou¬
veau rapport entre les cultures et d'une autre conception de l'aide et de
l'urgence, de nouvelles modalités de coopération décentralisée entre le
Nord et le Sud. En marge des procédures lourdes d'État à État, des
civile
formesà d'entraide
société civile,
en circuit
de collectivité
court, des
locale
échanges
à collectivité
directs de
locale,
société
de

mouvement social à mouvement social se multiplient. On a encore pu


le constater en juin 1992, à Rio de Janeiro, lors du Sommet de la terre,
au cours des nombreux forums parallèles mis en place par les organi¬
sations non gouvernementales autour de l'environnement, des modèles
de développement et de la dette extérieure. Même si les organisations

159
COMMUNICATION VOL. 14, N° 1

du Sud ne partagent pas nécessairement toujours les mêmes vues que


leurs correspondants du Nord sur l'aménagement de la planète.

Le désarroi des démocrates

La sortie de crise à visage sécuritaire

Les années 70 ont installé la crise comme la référence majeure des


analyses sur le devenir des sociétés et des démocraties libérales. Choc
pétrolier. Enchérissement des énergies importées. Assujettissement
aux possesseurs de l'or noir. Rupture des équilibres économiques et
sociaux. Les grands pays industriels ont tremblé.

La phrase qui ouvrait le rapport de la Commission trilatérale, publié


en 1975, sur la gouvernabilité des démocraties, rendait bien compte de
l'étendue du désarroi. Elle était signée par Zbigniew Brzezinski
dent
(1975),
Carter
spécialiste
en matière
des de
problèmes
sécurité nationale
de l'Est et: futur conseiller du prési¬

La démocratie est-elle en crise? C'est la question que posent


de façon de plus en plus pressante à la fois les principaux
chefs d'État de l'Ouest, des éditorialistes et des chercheurs et
même les divers publics, à en juger par les sondages d'opi¬
nion. Sous certains aspects, le climat d'aujourd'hui n'est pas
sans rappeler celui des années 20, lorsque les réflexions
d'Oswald Spengler sur le «déclin de l'Occident» avaient
acquis une indéniable popularité. De nombreux observateurs
communistes font écho à ce pessimisme avec une jubilation
manifeste, parlant avec une confiance grandissante de la
« crise générale du capitalisme » et n'y manquant pas d'y trou¬
ver la confirmation de leurs propres théories.

Jamais l'histoire n'aura apporté à si brève échéance un démenti


aussi cinglant à des propos qui prétendaient esquisser une futurologie.
Mais arrêter.
nous ce n'est pas sur cet aspect que nous voudrions pour le moment

Le diagnostic que portaient les trois auteurs du rapport confirmait le


sentiment de déroute : la démocratie est en crise. Il ne s'agit pas d'une
simple crise «conjoncturelle», mais bel et bien d'une crise structu¬
relle, c'est-à-dire touchant la forme même des sociétés industrialisées.
Les causes de cette crise étaient clairement identifiées (Crozier et al.,
1975 : 8) :

160
DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS- ARMAND ET MICHÈLE MATTELART

Plus un système est démocratique, plus il est exposé à des


menaces intrinsèques.
tionnement de la démocratie
Au cours
semble
des années
incontestablement
récentes, le fonc¬
avoir

provoqué un effondrement des moyens traditionnels de con¬


trôle social, une délégitimation de l'autorité politique et des
autres formes d'autorité et une surcharge d'exigences adres¬
séessatisfaire.
les au gouvernement, exigences qui excèdent sa capacité de

Parmi les fauteurs de troubles, les intellectuels contestataires et les


médias. Les intellectuels à qui il est reproché d'affirmer « leur dégoût
de la corruption, du matérialisme et de l'inefficacité de la
démocratie», et de dénoncer la soumission des gouvernements au
capitalisme de monopole [...] Le défi qu'ils représentent est assimilé à
celui qu'ont constitué dans le passé «les cliques aristocratiques, les
mouvements fascistes et les partis communistes » (ibidem).

Le grief d'accusation contre les médias soulignait d'abord l'autono¬


mie qu'ils avaient acquise à l'égard des pouvoirs politiques et finan¬
ciers. Leur impact sur la vie sociale était jugé néfaste dans la mesure
où l'appel qu'ils font à l'émotivité en privilégiant l'expérience vécue
des protagonistes empêche une analyse véritable du jeu complexe dans
lequel doivent se mouvoir les dirigeants politiques. La conception
qu'a le média des relations publiques complique la prise de décisions
et surtout leur mise en œuvre. Ce qui faisait conclure au sociologue
français, Michel Crozier (1975 : 36), chargé du chapitre sur l'état de la
démocratie en Europe occidentale: «L'autonomie des journalistes
n'aboutit pas nécessairement à la transparence et à la vérité, mais au
contraire peut distorsionner la perception de la réalité. » Soulignons au
passage que cette manière d'envisager le rapport médias/crise nous
renvoie à la conception instrumentale, si prégnante dans les années 70
et dans les années antérieures, à savoir : le média exerçant un effet sur
le public et la vie sociale, une conception mécanique de l'impact du
média, un média porteur d'effet, inducteur de comportement.

La stratégie que proposait ce rapport pour juguler les méfaits des


excès de la démocratie
défaillance des formes («
traditionnelles
en interdire ledesuicide
contrôle
») est
social
de suppléer
: « Nousà en
la

sommes arrivés à reconnaître qu'il y a des limites à la croissance éco¬


nomique. Il y a aussi des limites potentiellement désirables à l'exten¬
sion indéfinie de la démocratie politique » (Crozier et al., 1975 : 111).

À la même époque, se formalisèrent dans plusieurs démocraties


industrielles, des conceptions semblables du « Nouvel Ordre Intérieur »

161
COMMUNICATION VOL. 14, N° 1

qui témoignaient d'un regain de normalisation, et d'un remodèlement


des dispositifs de surveillance étatique (Université de Vincennes, 1980).
Se saisissant habilement du prétexte du terrorisme, ces démocraties
imposent subrepticement une conception de l'« ennemi intérieur» en
révisant « les procédures de protection intérieure à appliquer en temps
de crise ». Ainsi, sur le vieux continent, le projet d'une Europe judi¬
ciaire et policière, la multiplication des législations antiterroristes, le
glissement des notions pénales de complicité, d'infraction, la redéfini¬
tion du « suspect », les entorses au droit de la défense, les contrôles
d'identité renforcés, l'échange multinational des fichiers, les encoura¬
gements à la délation, les perquisitions domiciliaires, les réquisitions,
les limites au droit de grève, toutes formes de contrôle du mouvement
des personnes qui sont autant de tentatives de prémunir l'ordre exis¬
tant contre les risques «d'une société et d'un univers déstabilisé et
pouvant réagir de façon désordonnée ou anarchique », pour reprendre
les termes du projet de réorganisation de la sécurité du territoire
promu à l'époque par l'État français (Actes, 1978).

politique
certitude.
Avec lade
La
reprise
l'Est
certitude
àde
la la
fincroissance
de détenir,
des années
en et
exclusivité,
80,
l'effondrement
au désarroi
les clefs
seéconomique
substituera
de la démo¬et
la

cratie, d'en avoir fait le plein. La démocratie est désormais accomplie


en Occident. Les autres réalités, de l'Est au Sud, n'en offrant que le
signe du manque, et n'étant que propices aux rêves d'exode vers les
riches nations industrialisées, terres d'accueil des droits de l'homme et
de la liberté. Dans la faillite du socialisme réel, se précipite, hautement
légitimée, l'idée que le triomphe du marché épuise la question de la
démocratie. Le capitalisme apparaît comme le meilleur des régimes à
défaut d'un autre meilleur, le seul capable non seulement de gérer les
crises mais de se gérer par la crise.

Au cours d'un entretien accordé en 1978 sur le thème du pouvoir,


Michel Foucault (1984) était amené à projeter dans un raccourci lapi¬
daire l'image que le passé renvoyait de la classe intellectuelle fran¬
çaise : « Intellectuel et intellectuel de gauche, disait-il, c'est à peu près
la même chose. » À la fois à l'instar de beaucoup de pays européens,

mais
intellectuels
de
Michel
lité
comme
présence,
lades
peut-être
conscience
Crozier
démocraties
fauteurs
appelée
parplus
signifiait
rapport
de
critique,
à trouble.
s'intensifier,
que
d'Europe
au
partout
lorsque,
de
pouvoir
Il la
ne
occidentale,
pensée
manquait
d'un
ailleurs,
dans
se autre
confondait
son
négative.
l'histoire
toutefois
diagnostic
ilprofil
épinglait
C'est,
ende
d'intellectuel,
pas
France
sur
les
la
enla
deposition
intellectuels
constater
fait,
vulnérabi¬
avecce
moins
celle
que
des
la

162
DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS- ARMAND ET MICHÈLE MATTELART

à risque, car directement lié au processus de prise de décisions. La


société post-industrielle, conférant au savoir et à la culture le statut de
ressources
tuel avec lapremières,
société. allait bouleverser le rapport du monde intellec¬

Les années 80 verront effectivement la montée des « professionnels


du savoir pratique », pour paraphraser le mot de Sartre. Ces années
verront
ciliationsurtout
de la classe
l'érosion
intellectuelle
de la conscience
traditionnelle
critiqueavec
et l'apparente
l'existant média¬
récon¬

tique, Désengagement ? Ou révision critique des positions antérieures ?


La réponse est complexe : elle renvoie à la complexité même de la crise
des paradigmes aussi bien scientifiques que politiques qui installe la
figure de l'ambiguïté, comme la seule certitude de notre temps3.
La sortie de crise à visage humain ?
Si l'on recensait les expressions ou les mots les plus fréquemment
utilisés pour dépeindre la crise du modèle d'organisation des démocraties
libérales dans la perspective de la tentation sécuritaire, nous trouverions
au premier rang «ordre», «autorité», «commandement», «contrôle
social». La préoccupation pour l'ordre était à ce point manifeste que les
partis communistes européens apparaissaient à l'époque, dans ces dia¬
gnostics établis dans la première moitié des années 70, comme les seules
organisations qui avaient échappé, grâce à leur conception de l'autorité, à
la désintégration qui avait, en revanche, saisi l'ensemble des autres insti¬
tutions. Du même fait, ces partis communistes étaient estimés les plus
à même de profiter de cette vacance de l'ordre traditionnel, et à ce titre
d'autant plus redoutables.
C'est dire combien la figure de l'autorité centrale régnait sur les
références ; les acteurs susceptibles d'assurer les moyens de la sortie
de la
crise
société
étaient
civile.
les États et les gouvernements. Peu de mention du rôle

En revanche, sensiblement à la même époque, le rapport rédigé à la


demande du président français par Simon Nora et Alain Mine sur l'in¬
formatisation de la société comme politique de sortie de crise mettait
l'accent sur le rôle de la société civile (1978 : 5).
La réflexion sur l'informatique et la société renforce la con¬
viction que l'équilibre des civilisations modernes repose sur
une alchimie difficile : le dosage entre un exercice de plus en
plus vigoureux, même s'il doit être mieux cantonné, des pou¬
voirs régaliens de l'État et une exubérance croissante de la
société
sera un civile.
ingrédient
L'informatique,
majeur de cepour
dosage.
le meilleur ou pour le pire,

163
COMMUNICATION VOL 14, N° 1

On l'aura compris : ce rapport sur la crise de la société française,


publié en 1978, interprétait le thème de la communication dans un
sens large. L'imbrication croissante des ordinateurs et des télécommu¬
nications, baptisée télématique, ouvrait, selon les auteurs « un horizon
radicalement neuf, car véhiculant de l'information, c'est-à-dire du
pouvoir». Dans cette perspective, la communication apparaissait
comme un des garants d'un « nouveau mode global de régulation de la
société ». L'information ne désignait plus seulement celle diffusée par
les médias, mais était entendue au sens cybernétique, à savoir les
règles, les interdits, les savoirs, les savoir-faire qui conditionnent et
irriguent toutes les activités humaines.
Postulant le rôle structurant des techniques de communication, ce
rapport proposait à la fois une stratégie industrielle de développement
de ces technologies de base dans un contexte de concurrence renforcée
sur le marché international, et une approche du politique susceptible
d'enrayer la perte du consensus social et de faire retrouver l'adhésion
des citoyens aux règles du jeu social.
Face à des siècles d'« une centralisation publiquement critiquée et
obscurément réclamée », la société des réseaux s'annonçait, augurant
des modes plus souples de gestion du consensus. La révolution télé¬
matique, telle qu'on l'appela, mettait en cause «à long terme une
répartition élitiste des pouvoirs, c'est-à-dire en fin de compte des
savoirs et des mémoires ». Elle allait bouleverser « le système nerveux
des organisations et de la société toute entière». Car, «la palabre
informatisée et ses codes doit recréer une agora informationnelle, élar¬
gie aux dimensions de la nation moderne » (Nora et Mine, 1978 : 124).
Mais Nora et Mine prenaient le soin d'avertir (ibidem : 125) :
Une poussée irresponsable des aspirations conviviales et cul¬
turelles incompatible avec les contraintes réduirait le projet
collectif à la portion congrue, ou provoquerait le sursaut des
prêtres de l'ordre régalien. Pour que la société d'information
reste possible, il faut savoir, mais aussi pouvoir compter avec
le temps.
Double et difficile régulation qui devait unir l'interventionnisme de
l'État et l'autogestion des citoyens.

crise
liste
traiter
1986:36):
Quel
du
quide
journal
devenir
se l'informatisation
sontLe
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succédées
Monde etdepuis
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société
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française
politiques
premiers
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deouvrages
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sortie
spécia¬
deà

164
DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS- ARMAND ET MICHÈLE MATTELART

Le rapport Nora-Minc a été écrit à l'époque où les valeurs de la


gauche occupaient le devant de la scène idéologique. Il s'es¬
sayait à une vision large, politique du devenir. Tel n'est plus le
cas
comme
aujourd'hui.
le martèlent
[...] Dire
lesque
thuriféraires
« l'ordinateur
de n'est
la «modernité»,
qu'un outil »,

revient à écarter délibérément toute pensée sur l'outil lui-


même, à ne pas comprendre que, le message, c'est le média,
comme l'a expliqué Me Luhan, à oublier que les techniques
façonnent les civilisations. Bref, à approuver sans nuance la
diffusion du média froid d'une modernité sans projet.

La gestion permanente des crises

Trois crises, trois mesures


«La télé m'a menti», c'est le cri d'indignation de Guy Sitbon
(1990), journaliste au Nouvel Observateur, constatant à son arrivée à
Bucarest fin décembre 1989 comment par ses commentaires et ses
images endedirect,
cruciaux la révolution
la télévision
roumaine
française
une avait
version
donné
fausse
pendant
des rôles
les jours
res¬

pectifs de l'armée et de la police secrète.


Son grief le plus vif se portait sur l'égarement des hommes politi¬
ques qui, se fiant aux images et aux informations de cette première
révolution en direct, programmaient une intervention pour renforcer
une armée sous équipée par rapport à la Securitate. «Il est admis
depuis longtemps que la politique se fait à la télé, doit-on donc désor¬
mais se résigner aussi à ce que la diplomatie et la guerre se décident
sur une illusion d'optique ? », concluait ce journaliste.
À l'occasion de l'événement Roumanie, la télévision prise en fla¬

codes
question.
grant
cité
seulement
des
lectuels
médias
exhorbitante
délit
d'un
etOn
pour
d'imposture
des
professionnalisme
laissait
doit
représentants
les
de
secroire
autres.
mobilisation
rendre
a que
mis
La
à politiques,
l'évidence
cette
sous
montée
quidu
secatégorie,
une
média-spectacle
veut
enlumière
qu'il
était
légitimité
impartial.
àà l'abri
n'en
la
crue
différence
est
des
La
àet
d'une
pas
la
la fois
crise
professionnels
ainsi.
fragilité
remise
des
n'est
la capa¬
intel¬
des
pas
en

l'intervention
Les événements
militaire
roumains
des Marines
furent rigoureusement
au Panama. Mais
contemporains
si les médias
de

firent vibrer le public au spectacle d'une crise qui se déroula sous ses
yeux, à Budapest et à Timisoara, le traitement de l'événement Panama
ne bénéficia pas, d'une manière générale, du même statut. À n'en pas

165
COMMUNICATION VOL 14, N° 1

douter, la coïncidence des deux événements ne favorisa pas le second,


ni non plus la haute dramaticité du renversement du régime de Ceaus-
cescu et du combat populaire contre le tyran. Toujours est-il que les
faux morts de Timisoara éclipsèrent les plusieurs milliers de vraies
victimes
Panama. des bombardements des quartiers populaires de la ville de

Dans la passion qui a nourri le flux d'informations et le rapport que


le public a eu avec le média dans le cas roumain, s'investissait - qui¬
conque a pu en faire la remarque - l'enthousiasme pour l'épopée de la
liberté dont la chute du Mur de Berlin avait été le premier événement
vécu en direct. L'Est s'effondrait bel et bien. En revanche, la mémoire
qui aurait encore pu jouer dans le passé, celle des interventions bruta¬
les de l'Oncle Sam pour rétablir l'ordre dans son arrière-cour, sous
l'alibi de restaurer la démocratie, était bien désactivée.

L'arrière-cour est maintenant le jardin de la drogue et l'image que


projettent les médias du général Noriega, le chef d'État panaméen, est

médias
naturellement
consensuelle
celui les
vention
téger
chasse
chefs
souveraineté
d'un
d'accusation
au
et
déclenchée
ressortissants
narco-trafic.
l'opinion
maître-dealer,
nationale,
de
la légitimité
ce-articulés
publique
combat.
sous
des
Le
immunité
pivot
le
de
États-Unis
combat
prétexte
sur
cette
Cette
européens
deles
intervention
la
contre
diplomatique,
même
principes
qui
Colombian
se légitime
en
a la
beaucoup
valeur
acceptant
drogue
du
manifestaient
derechef
Connection.
non-ingérence.
droit
consensuelle
désarme
servi
pour
international:
comme
- ainsi
pour
la
tous
L'inter¬
valeur
avait
pro¬
dire
une
Les
les

porté les chefs d'État des sept puissances industrielles à déclarer, à


l'unanimité,
Paris
révolution
en juillet
française.
la priorité
1989, audemilieu
la luttedes
contre
célébrations
la drogue,
dulors
bicentenaire
du Sommetde de
la

Mais surtout, sur un autre plan, celui de la quotidienneté du média,


le combat contre la drogué recueille indéniablement la force de convo¬
cation, à la fois universelle et singulière, du thème de la drogue, qui
interpelle, qui établit la communication avec les auditoires à partir des
affects liés à la survie de l'espèce humaine, au corps et à la santé psy¬
chique, à l'intégrité de la personne, à la responsabilité parentale, à la
protection
sécurité. de la jeunesse, à la lutte contre la délinquance et contre l'in¬

Entretemps, l'opinion publique latino-américaine ne faisait pas la


même lecture de cette crise panaméenne. Elle restituait à cet acte sa
signification politique. D'une part, elle l'interprétait sur le fond de

166
DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS... ARMAND ET MICHÈLE MATTELART

l'histoire violente des interventions d'un pouvoir impérial, d'autre


part, elle soulignait le contraste frappant avec les stratégies de négo¬
ciation et d'acceptation du droit qui faisaient leur chemin à l'Est.
Porte-parole de cette opinion publique, l'écrivain mexicain Carlos
Fuentes parlait de l'anachronie de cette opération et la jugeait par rap¬
port à Y aggiornamento européen : « La Perestroïka européenne n'a pas
son pendant dans une perestroïka américaine [...] Gorbatchev a
renoncé à la politique des sphères d'influence. Il a renoncé à l'inter¬
ventionnisme. Bush a fait exactement le contraire » (Fuentes, 1989).
Sous le couvert de la croisade morale contre le fléau de la drogue, se
cachait mal le désir de conserver les droits du canal que détiennent les
États-Unis et qui doivent être rendus à Panama en 1999.

courte
nion
condamne
le
métamorphose.
front
Anachronisme,
européenne
vue
du d'emblée
d'un
consensus
pouvoir
vibre
c'est
uninternational
àvrai.
général
impérial,
l'effondrement
Instrumentalisation
souillé
c'est
est en
par
encore
de
train
lal'autoritarisme
drogue,
vrai.
de
à des
subir
Mais
elle
fins
une
quand
politiques
montre
àprofonde
l'Est,
l'opi¬
que
et
à

L'essor des grands thèmes mobilisateurs universaux tels que la lutte


contre la drogue accompagne la crise d'une représentation politique de
la scène internationale. L' après-Yalta, en déplaçant le clivage Est/
Ouest qui définissait nos représentations géo-politiques, voit se recom¬
poser ce que les géopoliticiens appellent déjà «les nouveaux fronts
planétaires de l'ordre et du désordre», des fronts jusque-là masqués
par les polarisations de la guerre froide : le front des intégrismes reli¬
gieux, le front des migrations avec l'afflux des réfugiés et des immi¬
grés dans les pays du Nord, le front de l'environnement et le front des
nouveaux fléaux, dont le sida et la drogue (Foucher, 1990).
Ces nouveaux fronts se développent sur la nouvelle mappemonde
des flux. À la période de la guerre froide correspond un régime de

communication
entre
d'information,
tion, ici.
l'idéologie
Rareté,laet
là-bas.
anti-communiste
politique
d'information
du secret
nourri
duau-delà
«monde
par une
du libre»
rideau
sorte et
de la
fer.
dialectique
rétention
Satura¬

À l'horizon 2000 s'affirment de nouveaux signes de la puissance,

jouent
changeant
savoirsdans
et des
lalanature
savoir-faire.
maîtrise
desdes
affrontements
flux. Flux financiers,
internationaux.
flux culturels,
Ces derniers
flux des
se

L'histoire, seulement, nous réservait une crise d'un caractère que


personne
vait en août
ne 1990.
prévoyait. La hantise d'un nouveau choc pétrolier se ravi¬

167
COMMUNICATION VOL. 14, N" 1

Obsédés par la recherche d'une issue à la crise économique, les


grands pays industriels ont misé à plein dans la décennie 80 sur les
hautes technologies de l'information et de la communication. Ainsi
que nous l'avons vu. La sortie de crise serait technologique ou ne
consacrerait
serait pas, a-t-on
le déclin
répété.
desL'avènement
énergies traditionnelles.
de la « société
Lade
nouvelle
l'information
matière
»

première devenait l'« information ». C'est elle qui présiderait à la nou¬


velle division de la planète : data poor!data rich. Tout pouvant être
mesuré à l'étalon informationnel. À tel point que ces mêmes puissan¬

ces
Nord/Japon.
s'enindustrielles
international,
acteurs
remettant
de la lanouvelle
à en
«guerre
la perdirent
métaphysique
économie
commerciale»
leur représentation
Est/Ouest.
mondiale:
que Avec,
se
Europe/Amérique
politique
livraient
comme dules
horizon
monde,
trois
du

Et soudain, une crise politique majeure déclenchée par une puis¬


sance régionale moyenne, l'Irak, a miné l'engouement : le pétrole joue
toujours un rôle déterminant dans la balance des hégémonies. La lutte
pour le contrôle de la rente pétrolière est toujours un enjeu central
pour l'économie-monde. Au passage, la montée du ressentiment à
l'égard de l'Occident rappelle que tous les habitants de la planète ne
se reconnaissent pas dans cette globalisation de la modernité des nan¬
tis par le truchement du marché, cette modernité sans projet. Porteuse
qu'elle est de nouvelles sources d'exclusions.
De façon paradoxale, les événements du Golfe ont mis l'informa¬
tion au premier rang de la logistique de la crise. Depuis le début du
conflit, la chaîne de télévision câblée américaine CNN (Cable News
Network) est devenue le principal vecteur de communication entre les
antagonistes. La diffusion en direct a fait perdre aux autorités nationa¬
les leur maîtrise des flux d'information et a délégitimé la vieille diplo¬
matie secrète et ses réseaux du renseignement.
Les enjeux réels du conflit en sont-ils devenus pour autant moins
opaques ? Rien n'est moins sûr. À moins de confondre transparence et

psychologique,
fluidité
décision
coexiste
militaires
l'émotiondes
avec
des
(Mattelart,
desflux.
images
le
responsables
sur
retour
Une
un1992).
est
théâtre
en
chose
surtout
force
politiques.
d'opérations
estdes
entoutefois
train
méthodes
Cette
deverrouillé
modifier
certaine:
communication-monde
éprouvées
les
par
la processus
de
les
pression
la
autorités
guerre
de

La professionnalisation de l' anti-crise


Adam Smith évoquait la main invisible du marché. La main visible
de l'État en fut longtemps la contrepartie. Dans les années 80, ne peut-

168
DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS... ARMAND ET MICHÈLE MATTELART

on parler de la main visible du marché, tant les logiques marchandes


ont pris le pas sur les logiques d'intervention publique ? Ce faisant, les
valeurs de l'entreprise ont commencé à occuper une place centrale
dans le redéploiement social et économique de nos sociétés. L'idéolo¬
gie entrepreneuriale a gagné l'ensemble du corps social. Les référen¬
ces que constituaient l'État-providence, le service public, le jeu
contraignant
nières pratiquaient,
des forces
sont sociales,
entrées en
lescrise.
modes d'intervention que ces der¬

Le nouveau rôle hégémonique de l'entreprise constitue une nou¬


velle donne partout dans le monde. Il ne se conçoit pas sans une haute
visibilité. Ce qui a changé, c'est d'abord le rapport de l'entreprise avec
l'univers des médias qui a débouché sur la médiatisation de son image
et de ses actes. C'est ensuite la façon dont elle a intégré à son mode de
gestion un dispositif complexe de communication. La communication
est venue au secours de la crise de l'entreprise taylorienne, marquée
par le schéma productiviste d'organisation pyramidale à faible circula¬
tion de l'information. La nouvelle entreprise est celle des flux de com¬
munication, la communication devenant un outil de management.

C'est là qu'on trouve la clef du nouveau rapport médias, crise et


entreprise. Dans le portefeuille des offres de services de communication,
nelle
une nouvelle
: la communication
expertise adeconquis
crise ousacommunication
légitimité sociale
en environnement
et profession¬

hostile. Quatre vagues successives d'événements ou d'« hostilités»


l'ont aidée à se construire dans les deux dernières décennies.

- La première alarme qui fera réagir l'entreprise et l'obligera à


réajuster ses stratégies de communication en cas de coup dur, fut
ce qu'elle baptisa la « menace terroriste ». Elle débuta au début
des années 70. En clair, il s'agissait de riposter aux enlèvements
par les guérillas urbaines des hauts responsables de firmes amé¬
ricaines à caractère multinational. Le constructeur informatique
IBM alla jusqu'à distribuer parmi ses managers un cours rédigé
en coopération avec l'Association internationale des chefs de
police qui portait le titre éloquent : « Sécurité : un nouveau style
de management» (Berkeley Barb , 1974).

- D'autres événements plus « civils » amenèrent les firmes multina¬


tionales à réévaluer leur politique de relations publiques, toujours
dans les années 70, particulièrement fertile en contestations. Ce
furent notamment les accusations lancées contre les politiques de
marketing des sociétés agroalimentaires et pharmaceutiques par
les organisations non gouvernementales et par les diverses insti-

169
COMMUNICATION VOL. 14, N° 1

tutions des Nations-Unies. Accusations qui débouchèrent sur


l'élaboration de codes de conduite à l'adresse de ces grandes
sociétés. C'est là que le vieux concept de « relations publiques »
se mua en « affaires publiques » et que le service de communica¬
tion
sionnalisme.
appelé lobbying franchit un saut qualitatif dans le profes¬

- La troisième secousse viendra de la déréglementation financière


qui ouvrit une ère de rachats et de fusions d'entreprises. À tel

point
devenait
d'achat
comme
narii
rer
campagne
tion
coups,
d'une
de
de
que
yl'adversaire,
-
«communication
compris
aux
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et
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médiatique
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bien
de
prédateurs.
Offre
de
ou
pour
crise.
».
déstabilisa¬
sauvage
Des
publique
s'empa¬
tous
L'OPA
sce-
La
les
-

- Le quatrième événement est l'émergence du « risque technologi¬


que majeur» : pollution, explosion, naufrage... (Lagadec, 1988).
Les années 70 furent marquées par les avertissements que furent
notamment l'accident
catastrophe nucléaire chimique
de Three deMile
Seveso
Island
en Italie
aux États-Unis
(1976), la

(1979),
Mississauga
de
La
gaz
en
fera
au
perte
Rhin
Bâle
Cadiz
1987)
1986;
«1984)
catastrophe
troisième
dans
plus
risque
[...]
àde
;(1978)
Tchernobyl;
la
l'explosion
l'accident
de
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suite
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le
technologique
2tous
au
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sur
zone
300
groupe
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de
de
Canada
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tiers
Mexico
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toxique
l'écoulement
côtes
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incendie
Union
celui
latoxiques
qui,
et
de
firme
en
80,
Challenger
chimiques
occasionnera
(Shrivastava,
de
début
stockage
Carbide,
plus
le
généralisé
l'Amoco-
Sandoz
concept
dans
forme.
1985,
de
en
la
le
à

Tous ces événements qui furent pour la plupart largement médiati¬


sés ont précipité la réflexion sur les moyens de gérer la crise. Non pas
seulement en surface, mais en profondeur, c'est-à-dire en en faisant un
élément essentiel du mode de gérer l'entreprise. Tout au cours de ces
crises, était progressivement apparue une évidence : l'incapacité struc-

170
DES NOUVEAUX USAGES DES MÉDIAS... ARMAND ET MICHÈLE MATTELART

turelle des organisations et des diverses cultures d'entreprise à faire


face à l'imprévu. La solution proposée : non seulement se doter de cel¬
lules de communication en temps de crise mais penser la crise et la
déstabilisation en temps de paix. Comme le notait celui qui prit en
charge la création d'un nouveau service de relations extérieures de la
firme Sandoz après l'accident de Bâle (Lagadec, 1988 : 133) :
Il faut développer une perception cybernétique des relations
publiques [...] Pour y parvenir, les entreprises ont le devoir de
réfléchir « en temps
communication ou au
dechoix
paix de
» àleurs
leur communicateurs.
culture, à leur éthique de

Sous cet éclairage systémique, l'entreprise est abordée comme un


système interactif extrêmement complexe évoluant dans un environne¬
ment de plus en plus mouvant. Ce qui fait conclure à un expert en stra¬
tégies de management (Vincent, 1990): «Le management devient un
art et une pratique qui consiste à gérer de l'irrationnel à l'intérieur et
de l'imprévisible à l'extérieur. »
À l'image de la nouvelle domination des flux, l'entreprise ne peut
interrompre
sont son identité.
sa communication. Sa communication, son capital-image,

Nous voici loin des années 70, où la notion de crise à la fois éveille
la culpabilité chez ceux qui doivent la résoudre et le réflexe de l'auto-
protection par black-out sur l'information.
Nous voici loin en effet de ces années où la crise était interprétée
comme touchant aux fondements même du système, affectant la légiti¬
mité de ses formes politiques et de son régime économique. Avec la
montée de la vision cybernétique, l'idée de crise s'intègre de plus en
plus au mode de fonctionnement du système et se mue en occasion de
réajustement perpétuel. Les stratégies mises en œuvre pour la résoudre
se réclament de plus en plus de la transparence. C'est à ce titre qu'el¬
les rencontrent l'ingénierie de la communication. En revanche, ce qui
devient de plus en plus opaque, avec la nouvelle légitimité conférée
aux valeurs du marché, c'est le modèle de développement et de crois¬
sance sur lequel prolifèrent ces crises qui est tout banalement accepté
comme le meilleur à défaut de prendre le risque d'en penser un autre.

Notes

1. Voir à titre d'exemple : A.-M. Duguet, Vidéo au poing , Paris, Hachette, 1980 ; M.
Raboy, Movements and Messages: Media and Radical Politics in Quebec ,
Toronto, Between The Lines, 1984.

171
COMMUNICATION VOL 14, N° 1

2. Sur le Chili, voir A. Mattelart, Mass media, idéologies et mouvement révolution¬


naire. Chili (1970-1973), Paris, Anthropos, 1974; M. Mattelart, Women, Media
and Crisis, Femininity and Disorder, Londres, Comedia, 1986. Sur le Nicaragua,
voir A. Mattelart, «La communication au Nicaragua: entre la guerre et la
démocratie», Communication, vol. 8, n° 1, 1986, p. 7-53.
3. Sur l'évolution du rapport Intellectuels/médias, voir A. et M. Mattelart, Penser
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