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Laetitia Morlat

Master Professionnel « Anthrop olog ie et mét iers du


dévelop pement durable »

Université de Provence

« Bonne gouvernance » et
développement
Le rôle de la société civile dans le développement urbain
en Afrique de l’Ouest
Travail dirigé par J. Bouju
Membre du jury : G.Blundo
Année universitaire 2005-2006

Sommaire

Introduction 5

PARTIE 1 POUR UNE MEILLEURE FORME DE GOUVERNEMENT 10

I. L’Etat africain contre le développement 11


A. Le mythe de l’« Etat développeur » 11
1. Etat importé ou fruit d’une construction historique ? 11
2. L’Etat, « démiurge » du développement 13
B. Un Etat patrimonialisé 14
1. Le clientélisme comme première ressource politique 14
2. Un Etat « prédaté » 16
C. Pour un nouveau rôle de l’Etat 17

II. La gouvernance : une nouvelle gestion des affaires publiques 19


A. Une forme de gouvernement 19
1. La définition du gouvernement 19
2. Gouvernement, gouvernementalité, gouvernance 20
B. Une nouvelle manière de gouverner… 21
1. …qui inclut davantage d’acteurs 21
2. … et résulte des interactions de ces acteurs 23
C. Un concept « mou » 25

III. L’invention de la «bonne gouvernance» 27


A. De la gouvernance à la « bonne gouvernance » 27
1. Une métamorphose normative du concept de gouvernance 27
2. Une diffusion mondiale du principe de bonne gouvernance 29
B. Qu’est-ce que la «bonne gouvernance» ? 31
1. Essai de définition 31

2
2. Le rôle de l’Etat et sa réforme 32
3. Bonne gouvernance et société civile 33

PARTIE 2 LE PARI DE LA SOCIETE CIVILE 36

I. Qu’est-ce que la société civile ? 37


A. Une tentative de définition 37
1. Historique de la notion 37
2. Les quatre différents types de définition 39
3. Une synthèse bienvenue 40
B. Société civile et bien commun 41
1. La rupture avec la communauté 42
2. La société civile, une société de citoyens 43

II. La société civile des métropoles ouest-africaines 46


A. Le processus d’individualisation dans les grandes villes d’Afrique 46
1. La crise économique et la constitution de classes sociales 46
2. Une contractualisation des relations sociales 48
3. Des individus acteurs de leur propre destin 49
B. Une prise de distance par rapport au(x) pouvoir(s) 50
1. Les autorités traditionnelles 50
2. Les autorités politiques 52
C. L’effervescence associationnelle 53
1. La vie associative ouest-africaine 53
2. Les missions des organisations de la société civile 55

III. Les modalités de la participation de la société civile au développement 58


A. Les « projets participatifs » 58
B. La décentralisation 59
C. La participation dans les politiques de coopération 60

PARTIE 3 LES ECHECS D’UN MODELE IMPOSE 62

I. Une société civile embryonnaire 63

3
A. Des individus entre communauté et citoyenneté 63
1. Un individualisme anti-citoyen 63
2. La prégnance des identités communautaires 64
B. L’absence d’un partenariat entre la société civile et l’Etat 66
1. L’Etat contre la société civile 66
2. Des relations instables 67

II. Les figures de la «mauvaise» gouvernance 69


A. La valse des intérêts privés 69
1. La société incivile 69
2. Quand l’intérêt privé prévaut sur l’intérêt collectif 71
B. Un débat public biaisé 72
1. Quelle légitimité pour les OSC ? 72
2. La voix du plus fort 74

III. La «bonne gouvernance» comme modèle de développement imposé 77


A. Un discours apolitique... 77
1. Des objectifs indiscutables 78
2. La neutralité de la technique 78
3. Des valeurs universelles 79
B. …pour dissimuler l’ingérence 80
1. La politique de la Banque mondiale comme mode de gouvernement 80
2. L’ exemple de l’instrumentalisation de la société civile 81
Conclusion : « dénormativer » la gouvernance 85
Bibliographie 88

4
Introduction
Gouvernance et anthropologie

« Bonne gouvernance », voilà une expression bien curieuse pour qui n’est pas familier
des questions relatives à l’administration ou à la gestion des affaires publiques. En revanche,
pour les personnes concernées de près ou de loin par le domaine du développement durable,
elle est devenue si courante … qu’elle pourrait bien finir par devenir aussi creuse que pour les
non-initiés. Mise à toutes les sauces des projets de développement, en tête de toutes les
priorités des grandes organisations internationales, la « bonne gouvernance » est aujourd’hui
une notion aussi omniprésente que floue. Une plus ample justification de ce thème de
recherche semble donc inutile tant la « bonne gouvernance » est chargée d’idées préconçues
et nous invite à y porter un regard plus objectif.
Cependant, on peut y ajouter la pertinence d’une approche par les sciences sociales
pour plusieurs raisons. Elle est tout d’abord extrêmement novatrice car elle n’a fait l’objet
d’aucun travail de recherche en anthropologie jusqu’à présent. Elle est en effet investie par les
sciences politiques qui apparaissent les plus prédisposées à l’étude des modes de
gouvernement. Pourtant, la gouvernance renvoie à une manière de gouverner bien particulière
qui demande de rompre avec l’approche par le haut propre aux politologues. En effet, elle se
caractérise par une remise en cause des hiérarchies habituelles en faisant intervenir un plus
large panel d’acteurs. En ce sens, elle peut être vue comme une rencontre de représentations et
de pratiques dont l’étude est le principe même de la démarche anthropologique. Enfin, au
regard de l’évolution des objets de l’anthropologie et notamment de l’anthropologie politique
et de la socio-anthropologie du développement, l’étude de la gouvernance semble s’y inscrire
dans une continuité directe. En effet, étant au cœur des politiques actuelles de développement,
elle ne peut échapper à la socio-anthropologie du développement.
Cette dernière fait d’ailleurs preuve de sa très grande réceptivité aux évolutions du
monde contemporain en adoptant « une perspective plus large, englobant, outre les
institutions, acteurs et politiques de développement, le secteur associatif, les administrations
locales et leurs relations avec les usagers, l’Etat local et l’Etat au quotidien, les professions
nouvelles du secteur public ou privé… » (Olivier de Sardan, 2005, p. 4) Dans cette nouvelle
« socio-anthropologie des espaces publics africains », la place de l’étude de la gouvernance ne
semble plus à justifier puisqu’elle peut être considérée comme le résultat de l’action de
l’ensemble de ces acteurs.

5
Pour une circonscription du champ d’investigation

Phénomène englobeur par définition, il est donc nécessaire de circonscrire son étude.
Pour cela, nos choix ont été d’ordre géographique ainsi que thématique. Nous avons tout
d’abord souhaité nous concentrer sur les pays d’Afrique de l’Ouest francophone. Cet
ensemble de pays constitue ce que l’on peut appeler une aire culturelle, c’est-à-dire un espace
géographique dans lequel les peuples ont une culture et une histoire partageant certain nombre
de similarités. Cette désignation est extrêmement réductrice et l’anthropologie a bien montré
la très grande diversité des sociétés humaines. Cependant, en ce qui concerne notre sujet,
l’existence de certains points communs entre ces pays fait sens. En effet, ils partagent
l’expérience de la colonisation française, qui s’y est déroulée à partir du début du 19ème siècle
et jusqu’au début des années 60. Cette donnée historique est importante pour l’étude de la
gouvernance actuelle de ces pays étant donné que la colonisation fut d’abord et avant tout
l’imposition d’un mode de gouvernement. Les pays d’Afrique de l’Ouest constituent donc un
champ d’investigation pertinent pour notre travail.
Un deuxième choix de restriction a été celui de se concentrer principalement sur un
aspect de la « bonne gouvernance », la notion de « société civile ». Caractérisée par des
modes spécifiques de gestion des affaires publiques, la « bonne gouvernance » l’est aussi par
les acteurs qu’elle inclut. La « société civile », occupe ainsi une place centrale dans les
discours et les recommandations inspirés par la « bonne gouvernance ». Ce choix s’inscrit
également en toute logique dans une démarche de recherche anthropologique puisqu’il s’agit
d’étudier un ensemble de représentations, d’activités et de logiques sociales animant la vie
quotidienne d’individus, à un moment donné et dans un contexte donné. En quelque sorte, la
société civile demande fortement à ce qu’on lui prête une « attention anthropologique »
(Comaroff, 1999, p. 6)
La définition d’un contexte donné a donc, en troisième lieu, été nécessaire et nous
avons choisi de restreindre nos recherches aux grandes villes ouest africaines. Les signes de
l’existence d’une « société civile » y sont en effet les plus visibles et les plus palpables.
L’émergence de la société civile ouest africaine se réalise clairement dans les métropoles où
des études anthropologiques approfondies ont été réalisées, principalement à Abidjan (Côte
d’Ivoire), Bamako (Mali), Dakar (Sénégal) et Niamey (Niger), alors que d’autres sont
actuellement en cours à Bamako également, Bobo-Dioulasso et Ouagadougou (Burkina-Faso)
et Kinshasa (Congo).

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Un cheminement pluridisciplinaire

Notre recherche bibliographique n’est cependant pas uniquement basée sur des écrits
d’anthropologues. La « bonne gouvernance » n’ayant pas été étudiée d’un point de vue
purement anthropologique, un détour par d’autres disciplines scientifiques s’avérait nécessaire
pour en comprendre les ressorts. La science politique, tout particulièrement, a fourni un riche
attirail conceptuel permettant de définir aussi précisément que possible ce qu’est la
gouvernance. La philosophie politique puis la science politique ont également beaucoup
apporté à la connaissance de la société civile principalement européenne et nord-américaine.
Il s’est donc agit pour nous de faire se rencontrer ces différentes approches afin de retirer
une compréhension globale des enjeux que recouvre la notion de « bonne gouvernance ». Sur
cette base, il sera ainsi possible de déduire, au moment de la conclusion, un certain nombre
de questions de recherche qui seront quant à elles spécifiquement formulées en vue d’une
investigation anthropologique.

Méthode de recherche documentaire

La méthode de recherche documentaire suivie s’est appuyée sur des outils disponibles
dans les bibliothèques universitaires et notamment à la Bibliothèque Universitaire des Lettres
et Sciences Humaines d’Aix en Provence. Grâce à un ensemble de bases de données
rassemblant un nombre considérable de référence bibliographiques, il a été possible
d’identifier de nombreux écrits sur les différents thèmes que recouvre notre sujet. Nous avons
pour cela déterminé quelques mots clés qui ont guidé nos recherches : « (bonne)
gouvernance », « développement », « société civile », « espace public », « démocratie » et
« Afrique ». En croisant ces mots entre eux, il est alors possible de circonscrire dans le vaste
réservoir de données, celles qui correspondent à la fois au développement, à la démocratie et à
l’Afrique par exemple.
Un second corpus de textes a renfermé pour nous un ensemble de ressources
importantes : il s’agit des textes produits par les institutions internationales telles que la
Banque mondiale, le Programme des Nations Unies pour le Développement, l’Organisation de
Coopération pour le Développement Economique. Nous avons sélectionné un certain nombre
de leurs rapports et publications ainsi que prêté attention aux informations disponibles sur
leurs sites internet. Les textes posant les cadres des politiques de développement ont
également été étudiés : le Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté et l’Accord de Cotonou
en particulier.
Les difficultés rencontrées pour ce travail sont clairement dues à la masse considérable
de données disponibles à la fois sur la « bonne gouvernance » et sur la « société civile ». Elle

7
rend tout à fait cruciale et donc d’autant plus difficile la sélection des lectures. Elle donne
également le sentiment d’un traitement trop général de chaque aspect qui mériterait en tant
que tel une étude approfondie.

La bonne gouvernance : éléments de cadrage

 Le développement durable

Le développement est « un ensemble de processus sociaux induits par des opérations


volontaristes de transformation d’un milieu social » (Olivier de Sardan, 1995, p. 7) qui sont
entreprises dans le but d’une amélioration des conditions de vie des individus vivant dans ce
milieu et par de multiples acteurs et organisations qui y sont extérieurs. La notion de
gouvernance a été propulsée sur le devant de la scène du développement avec l’apparition du
concept de développement durable dont elle constitue un des piliers. En 1987, le rapport
Brundtland, aussi intitulé Notre avenir à tous, appelait à « un développement qui répond aux
besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les
leurs. »
Ce regard sur l’avenir est composé d’un ensemble de principes et d’objectifs
renouvelant l’approche du développement économique et social mondial. Le développement
durable prône une approche plus transversale et systémique des questions de développement.
Il insiste sur l’importance d’une meilleure coordination entre le local et le global et sur la
nécessité d’une solidarité à la fois spatiale et temporelle. Enfin, il s’agit de promouvoir une
nouvelle gouvernance avec la participation des individus aux décisions ayant des
conséquences immédiates ou durables sur leur vie, une mise en évidence et un partage des
responsabilités. » (Ducroux, 2003, p. 14)
Les fondements du développement durable ont une connotation utopique. Néanmoins,
ils fournissent un cadre à l’action de nombreux acteurs et institutions qui ont repris à leur
compte certains des principes dans des domaines très variés. Les institutions internationales
travaillant à la promotion du développement économique et social mondial ont ainsi tout
particulièrement intégré les principes relatifs à la participation de la population dans les
projets et programmes de développement. Elles ont également fait leur la notion de « bonne
gouvernance » qui président à l’ensemble de leurs stratégies et de leurs actions.

 Les grandes organisations internationales

Ces grandes organisations influencent énormément le champ du développement dans


la mesure où elles énoncent de grandes orientations auxquelles elles conditionnent le
financement des projets et programmes de développement. Elles sont donc des acteurs

8
centraux de la diffusion de la notion de « bonne gouvernance » et incontournables pour notre
réflexion. Elles ont pour la plupart été créées après la Seconde Guerre Mondiale, au départ
pour soutenir les pays dans leur reconstruction. Si leur action était donc au départ orientée
vers les pays européens et le Japon, elle s’est ensuite tournée progressivement vers les pays
dits en retard de développement économique en Asie, en Amérique Latine et en Afrique. Le
Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) est une agence de
l’Organisation des Nations Unies spécialisée dans l’aide des pays du monde au
développement, principalement par des conseils techniques. La Banque mondiale et le Fonds
Monétaire International (FMI) travaillent en étroite collaboration. Ces deux organisations
apportent un appui financier aux pays en développement en leur octroyant des prêts pour la
réalisation de leurs projets.

Question de départ et structure de la réflexion

Constatant le lien, apparemment évident, qui est fait entre « bonne gouvernance » et
développement par la plus grande partie des acteurs du monde du développement, nous avons
décidé de l’interroger. Notre idée de départ est donc celle de comprendre en quoi la « bonne
gouvernance » peut être favorable au développement dans les grandes villes d’Afrique de
l’Ouest ? En entrant dans l’étude de la « bonne gouvernance » par le biais de la société civile,
nous avons pu mettre en évidence les enjeux soujacents de ce nouvel impératif pour le
développement. Il nous est alors apparu que la « bonne gouvernance » était pour l’instant
davantage un moyen, pour les pays occidentaux, d’asseoir leur domination économique qu’un
principe favorisant, dans la pratique, le développement économique et social.
Nous verrons dans un premier temps de quelle manière la « bonne gouvernance » est
entrée dans le champ du développement et dans quel sens elle en oriente les pratiques,
notamment à travers le rôle donné à la société civile. Nous tenterons ensuite d’identifier ce
qui peut être considéré comme la « société civile » des grandes villes d’Afrique de l’Ouest et
les modalités de sa participation au développement. Enfin, constatant le caractère faiblement
structuré de la société civile et ses implications en termes de gouvernance, nous montrerons
en quoi la « bonne gouvernance » correspond en réalité à un modèle de développement
imposé bien différent de la présentation qu’en font les grandes organisations internationales.

9
Partie 1 Pour une meilleure forme de
gouvernement
Les questions relatives au gouvernement n’ont pas toujours été considérées comme
importantes pour le développement économique et social des pays africains. Elles ne l’ont
d’ailleurs pas été jusqu’à une période récente et l’on peut penser que l’accession à
l’indépendance y était pour quelque chose. Débarrassés de la domination coloniale, les Etats
ne souhaitaient évidemment pas que les institutions internationales travaillant en faveur du
développement s’intéressent à leurs affaires intérieures.
C’est après le constat des échecs répétés de leurs stratégies qu’elles se sont
progressivement tournées vers des questions concernant la gestion des affaires publiques.
Sensibles aux nouvelles théories sur la gouvernance, les décideurs des institutions telles que la
Banque mondiale se mettent à travailler dur à la fin des années 80 pour l’élaboration d’une
nouvelle orientation basée sur le principe de la « bonne gouvernance ». Cet arsenal de
prescriptions à destination des Etats est en effet censé constituer une réponse au retard de
développement économique et social qui frappe la majeure partie des pays du monde.

10
I. L’Etat africain contre le dével oppement

Durant une trentaine d’années, les différentes stratégies de développement


expérimentées en Afrique ont été considérées comme des échecs. Entre la fin des années 50 et
le début des années 90, les Etats africains ont tantôt été au cœur de l’entreprise de
développement, tantôt réduits à une forme minimale pour ne pas entraver le bon déroulement
des activités du marché. Mais aucune de ces politiques n’a permis une évolution notoire de la
situation économique et sociale des pays d’Afrique.
Des études menées par les grandes organisations internationales de développement
pour tenter de trouver des solutions, il est ressorti que le fonctionnement des structures
étatiques africaines était une cause majeure de ces mauvais résultats. Nous verrons que les
études en science politique et en anthropologie réalisées à partir de la fin des années 80
décrivant la nature intrinsèquement patrimoniale de l’Etat africain peuvent effectivement
appuyer cette thèse.
Censé agir en faveur du bien commun et à ce titre contribuer au développement du
pays, l’Etat se révèle mener une gestion des affaires publiques éminemment corrompue et
toute orientée vers l’intérêt particulier. A l’initiative de la Banque mondiale, une profonde
réforme du mode de gouvernement « à l’africaine » s’avère urgente. C’est dans cette
perspective qu’est élaboré le concept de gouvernance.

A. Le mythe de l’« Etat développeur1 »


Après les indépendances, l’Etat est montré par la communauté internationale comme
l’acteur central du processus de développement qui doit s’opérer en Afrique. Modèle politique
importé de l’Occident ou résultat d’un processus historique, il est désigné par les pays
occidentaux et les grandes organisations internationales qui se sont progressivement créées
après la fin de la Seconde Guerre Mondiale comme le maître d’œuvre de ce grand chantier.

1. Etat importé ou fruit d’une construction historique ?

Les connaissances sur l’Etat en Afrique sont divisées en deux écoles : la première est
inspirée de la pensée de Max Weber et conduit à une compréhension de l’Etat africain par
analogie avec l’Etat occidental. La seconde, emmenée par les sociologues Bertrand Badie et

1
PETITEVILLE F., 1998, « Trois figures mythiques de l’Etat dans la théorie du développement », in Revue
Internationale de Sciences Sociales, n° 155, Mars, p. 120.

11
Pierre Birnbaum et partagée par le politologue J. F. Bayart, cherche à réaliser une sociologie
historique du politique en Afrique et met l’accent sur les formes hybrides du politique.

Un Etat « importé »

Max Weber a donné une définition de l’Etat composée de quatre principales


caractéristiques. C’est une entreprise politique dont les institutions sont durables et
permanentes, ayant une maîtrise complète sur un territoire donné, revendiquant le monopole
de la violence physique légitime et doté d’une bureaucratie. C’est une conception de l’Etat
moderne, c’est-à-dire une forme politique achevée, une « illustration de la modernité
politique », selon l’expression de D. Darbon. (1990, p. 38) Il est ainsi considéré comme le
passage nécessaire vers le développement pour les pays non occidentaux.
Cette appréhension de l’Etat est basée, pour B. Badie, sur le concept de l’Etat
universel. Dans L’Etat importé, il critique cette approche en en détaillant précisément son
contenu. Il explique que l’Etat s’appuyant sur une référence à la raison, se présente comme
une formation politique universelle qui laisse peu de place aux autres variantes possibles dans
le monde. En effet, « la légitimité rationnelle légale est par essence supérieure aux autres
formules de légitimité. » (Badie, 1992, p. 70) L’Etat fait également référence à l’existence
d’un espace public, qui témoigne de sa capacité à se séparer de la société et donc à ne pas
emmêler ses ramifications autour des intérêts particuliers des catégories de la sociétés. Pour
B. Badie, « cette œuvre de différenciation se veut également entreprise d’émancipation des
allégeances traditionnelles et particularistes et se présente inévitablement, sur cette base, en
même temps comme source de progrès, de droits nouveaux et surtout, à travers l’allégeance
citoyenne qu’elle construit, comme productrice d’un mode égalitaire et universaliste de
conception des rapports au politique. » (1992, p. 71)
Ainsi, cette vision de l’Etat le présente comme une formation politique résolument
moderne et constitue la source principale d’inspiration du concept de développement
politique. L’Etat occidental étant la forme la plus achevée, l’autoritarisme est vu comme une
phase transitoire dans l’évolution politique des sociétés en développement.

L’approche par la sociologie historique

Cette théorie de l’Etat dans les pays africains est largement contrebalancée par une
approche qui privilégie les processus historiques pour expliquer la prépondérance donnée au
rôle de l’Etat dans la mise en œuvre des stratégies de développement dans les années 60 et 70.
En effet, on ne peut pas admettre que l’Etat ait été littéralement importé durant la
période coloniale et qu’il ne repose sur aucune fondation autochtone. J. F. Bayart met, par

12
exemple, en évidence les signes de continuité entre l’Etat précolonial à l’Etat postcolonial. En
effet, d’une part les différents groupes sociaux composant les sociétés africaines n’ont pas
subi l’imposition de l’Etat mais l’ont plutôt investi et lui ont appliqué leur pratiques. D’autre
part, le fait que les tentatives de sécession aient été très rares en Afrique en général est une
preuve de l’acceptation de l’Etat par la population comme étant légitime. Pour lui, donc, « le
postulat de l’extranéité de I’État s’apparente plutôt à la rhétorique dépendantiste de la
diplomatie du chantage dont les Africains sont passés maîtres. » (1991, p.10)
De plus, au cours de la période coloniale, les pays africains ont expérimenté un mode
de gouvernement particulièrement autoritaire qui peut expliquer la politique volontariste
attendue de l’Etat après les indépendances. Pour J. F. Bayart, « la thématique du
développement et de sa mise en oeuvre autoritaire par une bureaucratie qui prétend au
monopole de la modernité est (…) l’héritière directe du projet autoritaire de la ‘mise en valeur
coloniale’ et du style de commandement de l’administration européenne de l’époque. » (1991,
p. 8)
Au-delà de leurs divergences d’analyse, ces deux approches concourent à expliquer la
place centrale accordée à l’Etat dans le développement en Afrique dans les années 60-70 :
il doit s’affirmer et conduire des politiques volontaristes de développement avec l’aide
financière et technique de la communauté internationale et en particulier des pays
occidentaux.

2. L’Etat, « démiurge » du développement 2

Ce fut donc bien plus que le rôle d’un Etat gendarme ou même d’un Etat providence
qu’il dû endosser. Selon D. Darbon, il était « conçu comme une entité vivante, matérielle et
dotée d’une pensée propre, expression suprême de la civilisation européenne, [qui] devait
pouvoir transformer la société, la modeler à son image, sans qu’aucun processus inverse ne
vienne jamais en bouleverser l’ordonnancement. » (1990, p. 38)
Ce « mythe de l’Etat développeur » était alimenté non seulement par des théories de
science politique mais également par les économistes. Le plan Marshall proposé aux pays
européens par les Etats-Unis en soutien à leur reconstruction après la Seconde Guerre
Mondiale les a largement inspirés. Ceci s’est matérialisé par une aide financière considérable
de la part des pays occidentaux aux Etats africains qui devaient privilégier un
« investissement public volontariste et sélectif en faveur des secteurs industriels jugés

2
MEDARD J. F., 1990, « L’Etat patrimonialisé », in Politique Africaine, n° 39, p. 25

13
stratégiques en termes de retombées économiques ». (Petiteville, 1998, p. 120) Ils
atteindraient ainsi la troisième étape de la théorie du développement de Rostow, celle de l’ère
industrielle.
Il s’agissait donc d’adopter une stratégie résolument interventionniste qui passe en
premier lieu, pour François Perroux, économiste français théoricien du développement, par la
planification ainsi que par un plus grand contrôle par les Etats africains des industries
occidentales implantées sur leur territoire. Il prônait une souveraineté politique sur ces pôles
de développement ou de croissance afin de « mettre l’industrie au service des peuples ».
(1962, p. 71)
Ainsi, on observait un volontarisme développementaliste qui semblait constituer la
solution aux questions du développement économique et social de l’Afrique. Cependant,
l’impasse totale est faite sur une question d’ordre politique pourtant essentielle, celle des
moyens bureaucratiques matériels concrets dont l’Etat africain disposait réellement. (Darbon,
1990, p. 41) Pour F. Petiteville, cette effervescence développementaliste ne revenait en réalité
qu’à « une large surestimation de l’économique, une forte négligence de l’histoire du rapport
de l’Etat à l’économie et à la société et une analyse manquée non seulement des ressources de
l’Etat en développement mais aussi de son mode de fonctionnement. » (1998, p. 122)

B. Un Etat patrimonialisé
Les institutions étatiques africaines doivent en effet mener à bien leurs missions avec
une structure et des moyens beaucoup plus faibles que les Etats occidentaux. Il en résulte la
mise en place d’un fonctionnement qualifié de patrimonial ou néo-patrimonial, c’est-à-dire,
selon Max Weber, une forme de domination qui se caractérise par la confusion entre le public
et le privé.
Si l’Etat n’a, pendant longtemps, pas fait partie des objets de l’anthropologie, il est
actuellement étudié dans sa dimension locale et quotidienne notamment par le biais des
phénomènes de corruption. Ces recherches identifient effectivement des pratiques clientélistes
profondément enracinées dans les logiques sociales selon un mouvement de rétroaction depuis
le haut vers le bas de la société et inversement.

1. Le clientélisme comme première ressource politique

Au sortir de la colonisation, les Etats africains de l’Ouest sont loin d’être des
structures fortes et centralisées. La période coloniale n’a pas conduit à la formation d’une telle
organisation étatique mais plutôt à un « empilement de tutelles emboîtées ». (Bouju, 2000)

14
Les systèmes politiques des Etats disposent donc d’une faible légitimité et doivent
s’accommoder de la présence d’autres types de légitimités notamment traditionnelles. Les
pouvoirs locaux jouissent par exemple d’une importante autonomie par rapport au pouvoir
central.
Pour J. F. Médard, africaniste spécialiste de l’Etat, celui-ci se caractérise par une profonde
ambiguïté : il est à la fois « fort » et « mou », « fiction » et « réalité », tout dépend de ce que
l’on cherche à étudier. Si l’on considère l’Etat comme un agent régulateur et entrepreneur de
politiques publiques, alors l’Etat africain n’est qu’une fiction car il n’est pas capable de jouer
ces rôles. En revanche, « il conserve une réalité symbolique, il existe dans la tête des gens. »
(1990, p. 27) De même, il est fort car autoritaire et simultanément incapable de mener à bien
ses projets. J.F. Médard résume ainsi le caractère intrinsèquement paradoxal de l’Etat :
« l’Etat est surdéveloppé quantitativement et structurellement, il est sous-développé du point
de vue qualitatif et fonctionnel. » (1990, p. 29)
Dans ce contexte, les prétendants au pouvoir politique n’ont pas d’autre choix que
d’avoir recours au clientélisme pour assurer leur entrée et leur maintien sur la scène politique
de leur pays. J. F. Bayart, auteur d’un ouvrage fondateur analysant ce qu’il appelle « la
politique du ventre », décrit précisément tous les rouages de la constitution d’un pouvoir
politique en Afrique. Il explique la nécessité de constituer d’un « fonds de pouvoir » au sens
de Malinowski, ce qui revient à une « accumulation matérielle minimale, susceptible d’être
redistribuée au gré de véritables stratégies oblatives dans le but de contenter et d’accroître sa
clientèle » (1989, p. 285) Les leaders politiques sont prêts à user de tous les moyens afin de
parvenir à asseoir ou à conserver leur pouvoir. Lorsqu’ils possèdent une richesse matérielle et
en terme d’influence, ils sont à même de fidéliser leurs soutiens en en redistribuant une partie.
Le but ultime est donc d’accumuler du pouvoir. Or, cette entreprise conduit très
rapidement à la délinquance et au banditisme. Les conflits d’intérêts peuvent rapidement se
transformer, lors des réunions de partis, en conflits ouverts et bagarres. D’une manière
générale, l’Etat africain est en réalité un Etat « prédateur », selon l’expression de D. Darbon
(1990) qui n’hésite pas à faire recours à la force et à des méthodes criminelles pour satisfaire
ses besoins. Les hommes politiques sont facilement éliminés ou arrêtés arbitrairement parce
qu’ils constituent une concurrence gênante ou un obstacle à l’accès de telle ou telle ressource
pour un rival.

15
2. Un Etat « prédaté »

La prédation caractéristique du fonctionnement de ces Etats n’est pas un mouvement à


sens unique. J. F. Médard remarque en effet que l’Etat prédateur des richesses de la société est
en retour prédaté par elle : « cet Etat est lui-même capturé par ceux qui agissent en son nom et
le font fonctionner à leur propre profit. Ces agents de l’Etat, à leur tour, sont souvent eux-
mêmes capturés par leur famille, leur village et leur clientèle. La boucle est ainsi bouclée.»
(1990, p. 28)
Le fonctionnement des sociétés d’Afrique de l’Ouest se fait donc en interpénétration
profonde avec l’Etat par le phénomène du clientélisme et de la prébende. C’est à ce titre qu’il
est possible de parler, avec G. Blundo et J. P. Olivier de Sardan, de corruption au quotidien.
Les recherches de ces deux anthropologues dans les pays d’Afrique de l’Ouest montrent que
les fonctionnaires ont un recours permanent à la corruption que ce soit sous forme de
commission sur le prix d’un service délivré, de gratifications au montant libre mais quasi
obligatoires, de piston, de « facturation privée » ou surfacturation pour un service qui devrait
être rendu gratuitement, de « péage » c’est-à-dire de rétribution pour l’obtention d’un droit
normalement acquis à tout un chacun, par l’utilisation du matériel de l’employeur à des fins
privées, ou tout simplement par le détournement.
La corruption au quotidien constitue un ensemble de pratiques qui s’insèrent non
seulement dans les habitudes administratives mais également dans les logiques sociales et
culturelles. L’ « environnement socioculturel », en valorisant par exemple les échanges de
services entre les individus, facilite ou légitime en quelque sorte la corruption bien que
n’ayant rien à voir avec elle. (Blundo & Olivier de Sardan, 2001, p. 28)
Les individus sont ainsi intégrés dans un cycle du don et de la dette sans fin qui,
comme le souligne Alain Marie, a toutes les caractéristiques du concept du don et du contre-
don formulé par Marcel Mauss3. (Marie, 1997) Ils sont liés en permanence les uns aux autres
par les biens et les services reçus et pour lesquels ils doivent rendre en retour. J. Bouju
distingue ainsi l’existence de deux systèmes différents de valeur des biens dans les sociétés
d’Afrique de l’Ouest : «le système du marché où les bien économiques valent entre eux et le
système de la solidarité communautaire et de la sociabilité urbaine où les biens valent ce que
vaut la relation sociale qu’ils nourrissent. » (2000, p. à rechercher)

3
Pour plus de détails, voir dans la deuxième partie, le chapitre consacré au lien entre société civile et bien
commun, p. 41

16
On peut donc dire avec J. F. Bayart que les pratiques quotidiennes de la population
sont inspirées voire directement copiées des stratégies mises en œuvre par les participants au
jeu politique. (1989, p. 291) Cependant, il existe une différence non négligeable entre ces
deux catégories de population. Alors que l’une cherche à disposer et à accroître son pouvoir
matériel et symbolique, l’autre cherche désespérément à survivre. A Mopti au Mali, par
exemple, J. Bouju remarque que la prégnance de la corruption dans les pratiques sociales est
telle que « pour les pauvres, la seule possibilité d’inscription sociale dans l’espace urbain
consiste à rentrer dans la clientèle d’un patron autochtone ou d’un fonctionnaire de leur
groupe ethnique. » (2000, p. ?)
Ainsi, en Afrique de l’Ouest, l’Etat et la société sont intrinsèquement interdépendants.
Ils se maintiennent ou s’entretiennent mutuellement. L’Etat ne peut survivre que grâce à ses
« réseaux rhizomatiques » qu’il enfonce très loin dans la société. (Bayart, 1989, p. 270) Il est
par là même incapable de mener à bien la mission de grand ordonnateur du développement
qui lui a été confiée au lendemain des indépendances. D’une part, nous voyons bien que il
« aurait d’autant plus de mal à gérer le développement de la société qu’il ne contrôle pas lui-
même sa propre gestion. » (Darbon, 1990, p. 42) D’autre part, il est loin d’être dirigé par des
technocrates détachés au maximum de la société afin d’agir dans le sens de l’intérêt général.
En effet, comme le précise J. F. Médard, « la personne du titulaire d’une fonction publique se
sépare mal de sa fonction; lui-même, loin d’être extérieur et en dehors de la société, s’y trouve
pleinement immergé. Comment l’Etat pourrait il alors se séparer suffisamment de la société
pour lui imposer des buts collectifs non immédiatement réductibles aux intérêts particuliers et
pour médiatiser les conflits entre les forces sociales ? » (1990, p 29)
Les espoirs placés dans l’Etat pour assurer le développement étaient donc basés sur
des considérations erronées concernant son rapport à la société. Ce rapport peut exister sous
de nombreuses modalités différentes et toute aussi plurielle est la gestion du développement.
Le mythe de l’Etat universel a donc ainsi été détruit. (Darbon, 1990, p. 42)

C. Pour un nouveau rôle de l’Etat


De même, la stratégie de développement prônée par les grandes organisations
internationales est remise en cause. La Banque mondiale réoriente sa politique d’aide et met
en place le principe de l’ajustement structurel à partir des années 80 qui a pour principal
objectif un désengagement important de l’Etat vis-à-vis de l’économie pour le réduire au
minimum c’est-à-dire à ses fonctions régaliennes. Cependant, moins de dix ans après, elle

17
renouvelle son constat d’échec et propose une ligne de réformes cette fois-ci résolument
orientée sur les Etats eux-mêmes.
L’idée centrale de cette nouvelle stratégie revient à un impératif primordial : il faut
« traiter avec beaucoup plus de soin l’ensemble du cadre institutionnel (…) mettre au compte
de l’incompétence institutionnelle des Etats en développement les échecs constatés un peu
partout », selon Annick Osmont, socio-anthropologue travaillant sur la politique urbaine de la
Banque mondiale. (1998, p. 19)
Autour de la fin des années 1980 et du début de la décennie suivante, un certain
nombre de rapports sont publiés par les services de la Banque, mettant en évidence les
dysfonctionnements responsables de l’échec des politiques précédentes et formalisant les
différents piliers de sa nouvelle stratégie. L’Afrique sub-saharienne : de la crise à une
croissance durable en 1989, Governance and development en 1991 ou A governance
approach to civil service reform in sub-saharan africa en 1993 sont des exemples.
Ces rapports mettent clairement en cause la mauvaise gestion des affaires publiques
dans les pays africains. En octobre 1994, dans Findings, une publication officielle de la
Banque mondiale, Mamadou Dia, souligne les « faiblesses dans les fonctions clés et centrales
du gouvernement » et en vient à annoncer une réelle « crise de l’administration
gouvernementale » (p. 2) Les raisons de cette crise sont clairement situées dans le caractère
patrimonial de l’Etat africain. Il annonce donc que, pour la Banque, il est nécessaire de faire
du gouvernement un partenaire plus efficace.
Sa nouvelle stratégie doit donc aboutir à une profonde refonte de la manière d’exercer
le pouvoir politique dans les pays d’Afrique :

« If fundamental change in attitude and behavior is required, for example in relation to


decision-making or systems of delegation, simply changing organigrams and
procedures may have little impact. » (1993b, p.2)

Elle se divise en deux étapes : dans un premier temps, il s’agira pour l’organisation de
déterminer les caractéristiques du patrimonialisme existant dans les différents pays. Elle
prévoit trois types de situations allant d’un patrimonialisme élevé à faible. Sur cette base, elle
définira ensuite la nature de la réforme et des instruments à mettre en œuvre.
Cette stratégie vient donc en réponse :

« au besoin d’une nouvelle stratégie de réforme du service public ainsi que


d’instruments de prêt plus appropriés pour soutenir la réforme du service public par
l’approche de la nouvelle gouvernance. » (1993a, p.27)

18
II. La gouvernance : une nouvel le g estion d es affaires
publi ques

Apparu au 13ème siècle en France pour désigner le pilotage des affaires publiques, le
mot « gouvernance » a disparu du langage courant jusqu’à la fin des années 80. Il revient
alors au goût du jour, au départ aux Etats-Unis, puis à l’échelle mondiale avec la
démonstration que fait la Banque Mondiale dans ses rapports d’une « crise de la
gouvernance4. »
Jusqu’à présent, très peu d’écrits issus de travaux anthropologiques sur la question ont
été publiés5. En revanche, la science politique a déjà amplement exploré ce concept. La
production écrite scientifique sur ce thème est très abondante. En témoignent l’existence de
revues qui lui sont entièrement dédiées6.
Dans ce chapitre, nous tenterons de donner une définition aussi précise que possible de
ce concept qu’est la gouvernance. Pouvant être considérée comme une forme de
gouvernement, nous montrerons quelles en sont les particularités et en quoi il convient
spécifiquement aux sociétés contemporaines. Nous nous interrogerons également sur les
limites théoriques du concept de gouvernance, qui a pu être qualifié de concept « mou ».

A. Une forme de gouvernement


La gouvernance est une manière de gouverner, une forme de gouvernement. Elle
constitue donc avec ‘gouvernement’ et ‘gouvernementalité’ une liste de mots aux origines
étymologiques communes et aux définitions voisines.

1. La définition du gouvernement

Le mot gouvernement a, selon Le Grand Larousse universel, plusieurs acceptions


différentes. Il s’agit, en premier lieu, de l’action de diriger politiquement un pays. Le
gouvernement est aussi la forme politique qui régit un Etat : ce peut être un gouvernement
démocratique, parlementaire, ou encore populaire. Le gouvernement est en troisième lieu

4
Banque Mondiale, 1989, L’Afrique sub-saharienne : de la crise à une croissance durable. Etude de prospective
à long terme, Washington D.C.
5
Voir les travaux d’Annick Osmont, socio-anthropologue, maître de conférence, ayant mené des recherches à
une échelle comparative internationale, sur les politiques de logement, sur les stratégies résidentielles des
citadins, sur la gestion urbaine participative et sur les politiques de la Banque mondiale, qui ont donné lieu à la
publication d’articles et d’un ouvrage : La banque mondiale et les villes. Du développement à l’ajustement, Paris,
Karthala, 1995.
6
Pour exemple, la revue Governance : An international journal of policy publiée aux Etats-Unis et dont le
premier numéro date de 1995.

19
l’ensemble des organes d’un Etat qui assurent sa direction générale et dans une signification
plus réduite l’organe qui détient le pouvoir exécutif.
Professeur de science politique, spécialiste de l’administration et de la gouvernance,
Gerry Stocker en donne la définition suivante : « Le gouvernement se caractérise par la
capacité à prendre des décisions et le pouvoir de les appliquer. Le mot ‘gouvernement’
s’entend en particulier des processus formels et institutionnels qui, au niveau de l’Etat-nation,
ont pour but d’assurer le maintien de l’ordre public et de faciliter l’action collective. » (1998,
p. 19) Pour lui, la signification traditionnelle de la gouvernance et notamment l’acception
anglaise du mot « governance » correspondent exactement au gouvernement. Gouvernance et
gouvernement sont des synonymes.

2. Gouvernement, gouvernementalité, gouvernance

Un nouveau détour par le dictionnaire de la langue française, atteste que gouvernement


et gouvernance sont des synonymes et un détour par l’histoire permet de comprendre cette
identité de sens. C’est au 13ème siècle que le mot « gouvernance » est créé avec pour
signification exactement celle de gouvernement. Dans ses écrits sur la gouvernance, Annick
Osmont, se réfère à la définition donnée par le Webster’s unabridged dictionary. Celui-ci
établit que la gouvernance revient à l’ « exercice de l’autorité, du contrôle, de la gestion, du
pouvoir de gouverner » (Osmont, 1998, p. 20).
La notion de gouvernementalité proposée par Michel Foucault reprend cette idée et y
ajoute une précision, celle du rôle des différents acteurs qui participent à l’action de
gouverner. Plus précisément, il affirme : « Il est vraisemblable que si l’Etat existe tel qu’il
existe maintenant, c’est grâce précisément à cette gouvernementalité qui est à la fois
intérieure et extérieure à l’Etat, puisque ce sont des tactiques de gouvernement qui permettent
à chaque instant de définir ce qui doit relever de l’Etat et ce qui ne doit pas, ce qui est public
et ce qui est privé, ce qui est étatique et ce qui est non étatique. » (1994, p. 656)
Ainsi, selon lui, tout au long de l’histoire, l’action de gouverner a renvoyé à diverses
missions et prérogatives qui ont tantôt été du ressort de l’Etat, tantôt du ressort d’autres
acteurs. La gouvernementalité est un concept qui met en évidence ces frontières. Ainsi, le
gouvernement, la gouvernance ou la gouvernementalité renvoient tous les trois à un ensemble
de manières de faire qui concourent à la conduite ou à la gestion les affaires publiques. Ils
différèrent en revanche sur la nature des acteurs qu’ils concernent. Si le gouvernement se
rapporte exclusivement à l’Etat, la gouvernementalité considère que la gestion des affaires
publiques peut englober d’autres acteurs, des acteurs non-étatiques.

20
La gouvernance en tant que mode de gouvernement doit être considérée comme la
définition traditionnelle. En effet, comme l’annonce G. Stocker dans un article intitulé « Cinq
propositions pour une théorie de la gouvernance », un certain nombre d’évolutions
contemporaines semblent avoir conduit à une modification de l’usage de ce mot. Il cite R.
Rhodes, auteur d’un article intitulé The New Governance, qui affirme que la gouvernance
implique aujourd’hui « une nouvelle définition du gouvernement (correspondant à un nouveau
processus de gouvernement), une nouvelle organisation du pouvoir ou une nouvelle façon de
gouverner la société. » (Stocker, 1998, p. 19) Et celle-ci correspond davantage à la
gouvernementalité de M. Foucault.

B. Une nouvelle manière de gouverner…


Depuis la fin des années 80, période lors de laquelle le terme de gouvernance a
ressurgi, il a pris une signification différente voire opposée de la notion de gouvernement. Si
la manière de gouverner s’éloigne des formes traditionnelles de gouvernement, en revanche
ses résultats doivent être les mêmes. Deux caractéristiques essentielles de cette nouvelle
acception de la gouvernance concernent les acteurs qui y participent et la nature de leurs
interactions.

1. …qui inclut davantage d’acteurs

Une réponse à la complexité sociale

La gouvernance implique en effet un plus grand nombre d’acteurs dans la gestion des
affaires publiques. Comme nous l’avons vu précédemment, la gouvernance est, en quelque
sorte, apparue comme le moyen de remédier au manque cruel d’efficacité des Etats dans la
mise en œuvre des politiques de développement. Pour Yannis Papadopoulos, auteur d’un
ouvrage sur la Complexité sociale et les politiques publiques7, c’est la fragmentation des
sociétés et donc de la demande sociale qui rend les Etats inopérants dans leur rôle de gestion
des affaires publiques. La très grande diversité des demandes des populations envers les
pouvoirs publics les met en difficulté, tant en termes d’expertise, que d’autorité ou de capacité
d’organisation administrative. Ainsi, pour lui, « en assurant la ‘co-production’ des politiques
publiques par les intéressés, les instances de gouvernance doivent permettre de répondre à
l’exigence de conciliation d’intérêts particuliers souvent contradictoires, tout en s’assurant
que les ressources pour les prises de décision nécessaires à cette fin, partagées en réalité par
plusieurs acteurs, soient mises en commun dans l’action publique. » (2002, p. 139)

7
PAPADOPOULOS Y., Complexité sociale et politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1995.

21
Ces considérations concernent plus particulièrement les pays d’Europe sur lesquels il
concentre ses recherches. Néanmoins, il en ressort une idée centrale valable de manière plus
universelle : celle de la recherche d’une plus grande efficacité par l’association de davantage
d’acteurs non-étatiques à l’élaboration des politiques publiques. G. Stocker explique cette
évolution par « une remise en question de la tradition juridique ou constitutionnelle qui a
dominé la science politique jusqu’aux années cinquante » et qui se caractérisait selon lui par
une volonté de se conformer à « ce qui doit être ». Désormais, « ‘ce qui est’ est complexe,
embrouillé, récalcitrant à l’ordre imposé par le pouvoir central et, à maints égards, difficile à
comprendre. » (1998, p. 22)

L’entrée en jeu du secteur privé

Ainsi, la gouvernance fait intervenir un ensemble plus diversifié d’acteurs dont une
partie n’appartient pas à la sphère du gouvernement. Thomas Weiss, du département se
Science Politique de l’Université Columbia, dans un article sur la gouvernance, reprend les
définitions qu’en donnent les plus importants théoriciens du concept. On pourra ainsi noter
l’unanimité de ces auteurs sur le fait que la gouvernance correspond à un élargissement non
négligeable de la participation aux processus de gouvernement. Pour M. Boas8, par example,
« Governance clearly embraces government institutions, but also subsumes informal, non-
governmental institutions operating within the public realm » (Weiss, 2000, p. 800) Pour J.
Rosenau9 « [it] encompasses the activities of governments, but also includes the many other
channels through which ‘commands’ flow in the form of goals framed, directives issued and
policies pursued. » (Weiss, 2000, p. 796)
Cette participation accrue d’acteurs du secteur privé dans la gestion des affaires
publiques conduit à ce que G. Stocker décrit comme un déplacement « des frontières et des
responsabilités » du secteur public vers le secteur privé. Concrètement, ce secteur privé se
compose d’une multitude d’associations ou organisations non-gouvernementales, des
structures à but non lucratif agissant dans le domaine social. Ces organismes feront l’objet
d’une analyse plus précise dans le contexte des grandes villes d’Afrique de l’Ouest
ultérieurement. Le secteur privé comprend également les entreprises privées. Celles-ci se sont
vues confier de plus en plus de missions qui relevaient auparavant du service public. C’est
notamment le cas pour les services urbains tels que l’assainissement et la collecte des déchets.

8
BOAS M., « Governance as a multilateral bank policy : the cases of the African Development Bank and the
Asian Development Bank, European Journal of Development Research, n°10 (2), 1998, pp. 117-134.
9
ROSENAU J.N., CZEMPIEL E.O. (sous la dir.), 1992, Governance without government : orderand change in
the world politics, Cambridge, Cambridge University Press.

22
Dans un contexte de gouvernance, le partenariat entre l’Etat et les acteurs du secteur
privé favorise la création de groupes d’intérêt. Ces groupes défendent des intérêts qui leurs
sont propres et ne représentent pas l’intérêt général. Le pouvoir de ces réseaux d’acteurs peut
mettre en péril l’intérêt général quand le rapport de force devient inégal. La notion de
gouvernance renvoie donc à l’idée d’un équilibre des forces sociales du fait de leur diversité
et de leur multiplicité. La définition donnée par la Commission on Global Governance dans
son rapport intitulé Our Global Neighbourhood va dans ce sens. Elle est énoncée en ces
termes : « the sum of the many ways individuals and institutions, public and private, manage
their common affairs. » (p. 2)
Aussi, si la gouvernance suscite la participation d’un panel plus large d’acteurs que
dans un contexte de gouvernement traditionnel, elle correspond également à une situation
d’interaction entre ces acteurs.

2. … et résulte des interactions de ces acteurs

L’abolition des hiérarchies

En poussant plus loin l’étude de la gouvernance comme mise en œuvre de l’action de


réseaux d’acteurs, on remarque qu’elle apparaît comme un mode de gestion des affaires
publique cassant les hiérarchies qui existent dans un système traditionnel de gouvernement.
Pour Ali Kazancigil, « La gouvernance favorise ainsi les interactions Etat-société, en offrant
un mode de coordination horizontale entre partenaires intéressés par l’enjeu – autorité
publique, entreprises, groupes de pression, experts, mouvements de citoyens, associations de
consommateurs – pour rendre l’action publique plus efficace. Elle privilégie l’élaboration
non-hiérachisée des politiques publiques, par rapport à la prise de décision verticale, imposée
par le haut, propre au gouvernement traditionnel. » (2002, p. 128)
Dans ce nouveau schéma, la décision politique n’est donc plus prise d’une manière
centralisée mais à l’issue d’une interaction entre différentes entités. Le chercheur hollandais
en science politique Jan Kooiman, auteur de Modern Governance, met en évidence cette idée
d’interaction. G. Stocker transmet ainsi son idée centrale : « Gouverner, du point de vue de la
gouvernance, est toujours un processus interactif parce qu’aucun acteur, public ou privé, ne
dispose des connaissances et des ressources pour s’attaquer seul aux problèmes. » (Stocker,
1998, p. 25)

23
Le partenariat comme mode de relation

De l’idée d’interaction découle naturellement de coopération. Les acteurs participant à


la gouvernance entrent dans une relation de partenariat. G. Stocker identifie trois principaux
types de partenariat. Le premier est un contrat par lequel une personne se voit investie d’une
tâche par une autre personne. On peut supposer que les personnes ici évoquées sont des
individus, mais également des personnes morales, c’est-à-dire des organisations ou
administrations décentralisées auxquelles l’Etat « sous-traite » un certain nombre de ces
missions de service public par exemple. La seconde forme de partenariat correspond à la mise
en commun par un ensemble d’associations de leurs ressources dans le but de parvenir à leurs
objectifs respectifs. Enfin, la troisième forme de partenariat est une version plus achevée de la
seconde, qui consiste en la constitution d’un réel réseau autonome, comme nous l’avons décrit
à la page précédente.
Ce type de relation partenariale diffère considérablement du système de gouvernement
dans lequel les prétendants à représenter la société civile entrent en compétition pour se faire
élire et obtenir de cette manière l’autorisation de participer à la décision politique. Au
contraire, en système de gouvernance, on parlera de négociation et de régulation plutôt que de
compétition. Cela n’empêche pas la présence de conflits ; cependant, « il est attendu des
participants à ces sphères décisionnelles qu’ils témoignent d’un esprit orienté vers
l’accommodement et les compromis mutuels. » (Papadopoulos, 2002, p. 134) Cynthia Hewitt
de Alcantara, directeur adjoint à l’Institut de recherche des Nations-Unies pour le
développement social, souligne en ces termes cette idée de négociation. Pour elle, « qui dit
gouvernance, dit effort pour dégager un consensus ou obtenir le consentement ou
l’assentiment nécessaires à l’exécution d’un programme dans une enceinte où de nombreux
intérêts divergents entrent en jeu. » (1998, p. 109)

La gouvernance comme processus permanent

Ce consensus ne peut être atteint qu’au prix d’ajustements permanents. La


gouvernance est donc, pour finir, un processus continu, une « pratique relationnelle de
coopérations non prédéfinies et toujours à réinventer. » (Gaudin, 2002, p. 43) De même, pour
M. Boas, cité par T. Weiss, « State and civil society are constituted through iterated
interaction, and the governance produced is an outcome of this process. » (2000, p. 805) Dans
sa version la plus achevée, la gouvernance serait un processus par lequel la société s’auto-
pilote. Cette idée a été défendue par J. Rosenau, un des premiers théoriciens de la
gouvernance et auteur d’un ouvrage intitulé Governance without government. Le

24
gouvernement se réalise par l’interaction et la régulation mutuelle des forces sociales
mobilisées par les différents acteurs issus du secteur public comme du secteur privé et
constitués en réseaux plus ou moins intégrés.

C. Un concept « mou »
Les différents auteurs précédemment cités pour leurs travaux sur la gouvernance
témoignent de l’intensité des recherches tant en science politique qu’en sociologie. En effet, il
semble admis que le concept de gouvernance fournit « un cadre conceptuel qui aide à
comprendre l’évolution des processus de gouvernement. » (Stocker, 1998, p. 20) En ce sens, il
consiste un cadre de référence qui permet d’observer la réalité et éventuellement de faire
évoluer le paradigme de compréhension de cette réalité. En aucun cas elle ne doit donc la
masquer ou être prise pour elle.
A ce titre, certains auteurs formulent ainsi des critiques sur le contenu même du
concept de gouvernance. Il ne semble pas faire l’unanimité en ce qui concerne ses qualités
heuristiques. François-Xavier Merrien s’interroge par exemple sur la pertinence du concept
comme fournisseur de clés théoriques afin d’améliorer la compréhension de la réalité.
L’auteur s’attache à analyser la théorie de la gouvernance avec trois approches
différentes : descriptive, analytique et prescriptive. Pour lui, d’un point de vue descriptif, le
concept de gouvernance ne rend pas compte du rôle actuel des Etats de manière fidèle. En
effet, la crise économique dans laquelle est actuellement plongé le monde engendre un
accroissement de la demande d’Etat, ce qui contredit alors l’idée d’une crise de légitimité des
Etats. L’approche analytique met également en évidence les limites de la théorie de la
gouvernance, notamment ses insuffisances à identifier les différentes stratégies d’actions des
Etats. Concentrée sur les problèmes d’ingouvernabilité du fait de la complexité sociale et de la
diversité de la demande sociale envers l’Etat, la théorie de la gouvernance se prive d’une
analyse approfondie des conditions de possibilité ou d’impossibilité de programmes
également rationnels et des formes spécifiques de réseaux selon les pays.
Enfin, il met en évidence l’inefficacité du concept de gouvernance en tant que source
de recommandation pour les Etats. En effet, si elle fait l’objet d’une intense activité
scientifique, la gouvernance s’est aussi progressivement constituée en réservoir de pratiques
de gouvernement dans lesquels les Etats sont invités à piocher pour inspirer leurs politiques
publiques. Cette nouvelle dimension vient brouiller un peu plus ce concept, que A. Osmont
qualifie volontiers de « concept mou ». Elle formule ainsi ses réserves à ce sujet : « entre

25
l’économie et le politique, la rigueur d’analyse et l’idéologie, la prescription pour l’action et
la morale, la frontière devient – à dessein – plus que confuse. » (1998, p. 21)
En effet, bien qu’en pleine construction théorique, la concept de gouvernance a été en
quelque sorte accaparé par les institutions internationales et reproduit sous la forme d’un
ensemble de principes de « bonne gouvernance ».

26
III. L’invention de la «b onne g ou vernance»

La fin des années 80 n’a donc pas vu se développer une mais deux notions relatives à
la gouvernance. La première évolue dans le domaine de la recherche et est un concept
théorique. La seconde voit le jour dans le champ du développement et est un principe d’action
qui doit guider la gestion des affaires publiques des Etats en vue de favoriser les conditions de
leur développement économique et social. Sa dénomination par l’expression « bonne
gouvernance » témoigne de son caractère normatif. Elle a été inspirée de la première mais a
rapidement gagné en autonomie et développé une série de prescriptions formulées par les
institutions internationales à destination des Etats dits en développement.
Nous montrerons ici comment s’est réalisé le passage de la gouvernance à la « bonne
gouvernance », ce que recouvre l’expression « bonne gouvernance » pour les institutions qui
la promeuvent et qu’elles en sont les implications concrètes au niveau des programmes de
développement.

A. De la gouvernance à la « bonne gouvernance »


Le passage de la gouvernance en tant que concept théorique destiné à comprendre
l’évolution des formes de gouvernement à la « bonne gouvernance » est traduit de manière
très claire par A. Osmont. Elle affirme que « plus on se rapproche de la formulation d’un
nouveau modèle d’action, plus la définition tente d’exprimer un concept opératoire. » (1998,
p. 20) Importé dans le champ du développement, le concept de gouvernance semble en effet
s’être transformé en une prescription à destination des Etats ayant une vocation universelle.

1. Une métamorphose normative du concept de gouvernance

La réduction de la gouvernance à la « bonne gouvernance »

La naissance de l’expression « bonne gouvernance » a consisté en une réduction du


concept théorique de gouvernance. En effet, dans le champ du développement et dans les
communications des institutions internationales, la gouvernance ne peut être que « bonne ».
Nous verrons plus en détails dans la section suivante quelles sont les caractéristiques de la
« bonne gouvernance ». Si un certain nombre de prescriptions énoncées en vue de promouvoir
la «bonne gouvernance» s’inspirent du concept théorique de la gouvernance, elle s’est
développée de manière autonome, c’est-à-dire qu’elle a été chargée par les institutions
internationales d’un certain nombre d’exigences en lien avec leurs impératifs propres et qui ne

27
correspondent pas nécessairement aux caractéristiques de la gouvernance en tant que concept
théorique. On peut dire que la « bonne gouvernance » revient à une sorte d’extrapolation du
concept.
Parallèlement, elle est rapidement montrée par les institutions internationales comme
le meilleur moyen de parvenir au développement. Le paragraphe introductif du rapport de
1991 de la Banque mondiale, publié sous le titre Governance and development, pose ainsi les
bases de la politique de cette institution :

« Good governance is central to creating and sustaining an environment which fosters


strong and equitable development, and it is an essential complement to sound
economic policies. » (p. 1)

Si la Banque place la « bonne gouvernance » au cœur de sa stratégie de développement, le


Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD) lui confère une dimension
quasi exclusive. Sans « bonne gouvernance », pas de développement possible.

« Good governance is perhaps the single most important factor in eradicating poverty
and promoting development »,

peut-on lire dans le Rapport mondial sur le développement humain du PNUD (2002, p. 51)

Un vocabulaire connoté

Les bases de la lutte contre la pauvreté et de la promotion du développement ainsi


posées appellent naturellement à la formulation d’un certain nombre d’impératifs de bonne
conduite pour les Etats. Un champ lexical très fortement connoté normativement investit les
rapports officiels publiés par les différentes institutions. Plusieurs auteurs décrivent ce
phénomène comme la formulation d’une morale pour l’action publique. Pour A. Osmont,
«c’est bien un ensemble de règles de morale publique qui va constituer le fondement de la
governance. » (1998, p. 21) Bruno Lautier, auteur d’un article sur la Banque mondiale paru
dans Politique africaine, parle « d’un impératif moral catégorique ». (2001, p. 169) Il étaye
son propos en montrant que la lutte contre la pauvreté ne pouvant être contestée par personne,
elle sert de fondement à ce nouveau discours moralisateur. Pour lui, « l’économie de la
Banque mondiale est devenue peu à peu au fil des années 1990, une ‘science morale’ ». (p.
169)
On remarque ainsi le déploiement, dans la littérature des institutions internationales,
d’un vocabulaire normatif opposant la « bonne » et la « mauvaise » gouvernance. Le rapport
de la Banque mondiale Governance and development consacre une partie de sa démonstration
à un échec notoire de la gouvernance dans bon nombre de pays du monde. Bien que le choix
des mots et la tournure des phrases semblent témoigner d’une volonté de ne pas accuser

28
littéralement les Etats concernés, le lexique employé reste fortement connoté négativement.
Ses auteurs puisent dans le registre de la faiblesse avec des expressions telles que « poor
governance » qui témoigne d’une pauvreté des stratégies de gouvernance telle que l’entend la
Banque. Cette gouvernance pauvre causée par un manque de capacités ou de volonté (« lack
of capacity or to volition » p. 9) se traduit par des institutions faibles (« weak institutions » p.
10). La dimension négative est renforcée par un vocabulaire plus fort décrivant les préjudices
causés par cette gouvernance pauvre : elle représente un environnement hostile (p. 9) au
développement pour lequel elle est particulièrement néfaste. (p. 10)

2. Une diffusion mondiale du principe de bonne gouvernance

Des institutions à l’unanimité pour la « bonne gouvernance »

La Banque mondiale n’est pas la seule organisation ayant adopté ce principe d’action.
Toutes les organisations internationales et les institutions prêchent à l’unisson pour la « bonne
gouvernance » et diffusent largement cette approche.
L'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE),
organisation internationale travaillant essentiellement à promouvoir le développement
économique mondial, se donne pour rôle premier de "favoriser la bonne gouvernance des
secteurs public et privé à travers ses études et recommandations10". Le Comité d'aide au
développement (CAD) a publié en 1995 un rapport intitulé Le développement participatif et la
bonne gestion des affaires publiques faisant état des "principes et stratégies à appliquer et des
actions à mener" dans la coopération pour le développement. Le rapport annuel de l'OCDE
fait chaque année état de la gouvernance dans le monde. L'organisation édite également
régulièrement des publications proposant des recommandations notamment en termes de
« bonnes pratiques » dans la délivrance de services publics par les Etats ou encore dans la
tenue du budget.
La Banque mondiale, comme nous l'avons montré précédemment, a été l'initiatrice de
cette diffusion de la "bonne gouvernance" comme principe incontournable pour le
développement. Jusqu'à maintenant, elle a conservé cette thématique au centre de sa stratégie.
Elle est appuyée dans son action par le Fonds Monétaire International (FMI) qui en partage
l'approche.
Le PNUD a également fait de la "bonne gouvernance" son guide pour l'action en
faveur du développement. Il s'appuie notamment sur les déclarations unanimes des chefs

10
www.ocde.org

29
d'Etats lors du Sommet du Millénaire en 2000 en faveur de la « gouvernance démocratique ».
Chaque année, le PNUD publie ses rapports sur le développement humain. Rapports
mondiaux et régionaux confondus, on comptabilise depuis le début des années 90, plus d’une
centaine de publications dans lesquelles la gouvernance est un terme central.
Enfin, la bonne gouvernance ne s’applique pas uniquement aux pays dits en
développement. L’Union européenne a, par exemple, publié en 2001 son Livre Blanc de la
gouvernance proposant une réforme de la gouvernance européenne. Le texte énonce les
principes de la « bonne gouvernance » selon les pays européens et les présente comme
centraux :

« Ils sont à la base de la démocratie et de l’état de droit dans les Etats membres, mais
s’appliquent à tous les niveaux de gouvernement, qu’il soit mondial, européen,
national, régional ou local. Ils particulièrement importants pour l’Union si elle veut être
en mesure de relever [ses] défis. » (p. 12)

Le principe de conditionnalité

Cette diffusion mondiale de la notion de "bonne gouvernance" ne se cantonne pas à


des principes. Elle est mise en pratique à travers la conditionnalité. L’aide au développement
n’est accordée pas sans la réalisation, par les Etats receveurs, d’efforts en faveur de la bonne
gouvernance.
Dans un texte publié en 1995 sous le titre Le développement participatif et la bonne
gestion des affaires publiques, le Comité d’Aide au Développement de l’OCDE indique les
conditions en ces termes :

« Les membres du CAD reconnaissent que pour faire progresser la cause complexe du
développement participatif, de la bonne gestion des affaires publiques, des droits de
l’homme et de la démocratisation, leurs pays doivent accepter de s’acquitter d’un
certain nombre d’obligations. Il leur incombe de se tenir informés de la situation qui
règne dans chacun des pays partenaires et d’y être réceptifs, ils doivent rechercher,
dans un esprit constructif et créatif, des moyens adaptés et efficaces d’encourager
l’amélioration des pratiques de leur gouvernement. » (p. 8)

En ce qui concerne la Banque mondiale, l'approche est la même. Si l'institution se


propose d'accompagner les Etats dans la promotion de la bonne gouvernance lorsqu'ils en font
la demande, sa détermination reste entière. A. Osmont le souligne en expliquant que "même si
l'accent mis sur les règles et les institutions ne doit pas être vu comme un cadre trop rigide, ni
excessivement légaliste, le système est malgré tout bien verrouillé, par cette conditionnalité à
la fois globale et imprécise." (1998, p. 22)

30
B. Qu’est-ce que la «bonne gouvernance» ?
1. Essai de définition

La définition des principes de la « bonne gouvernance » a été réalisée à partir du constat


des effets néfastes d’une mauvaise gouvernance sur le développement. C’est l’identification
de mauvaises pratiques dans la gestion des affaires publiques qui a conduit à définir ce qu’est
la « bonne gouvernance ».

Les caractéristiques de la mauvaise gouvernance selon la Banque mondiale

Les caractéristiques de la mauvaise gouvernance sont rassemblées par la Banque


mondiale sous la forme de cinq principaux constats. Le premier correspond à une absence de
séparation claire entre le public et le privé associée à une tendance à détourner les ressources
publiques pour les intérêts privés. La Banque identifie ensuite une incapacité à établir un
cadre juridique stable et à ce que le gouvernement adopte une attitude favorable au
développement, ainsi qu’une application arbitraire des règles et des lois. Sont également
considérées comme des pratiques de mauvaise gouvernance les règles excessives, les
régulations, toutes les autorisations nécessaires, etc. qui empêchent le fonctionnement des
marchés et encourage la cherche de rentes. La Banque répertorie aussi le fait de fixer des
priorités incompatibles avec le développement et donnant lieu à une mauvaise allocation des
ressources. Enfin, il y a mauvaise gestion des affaires publiques lorsque le processus de
décision n’est pas transparent ou basé sur un consensus trop étroit. (Governance and
development, 1991, p. 9)

Les composantes d’une bonne gouvernance

En conséquence, la Banque considère que son rôle dans la promotion de la bonne


gouvernance renvient à

« encourager la formation de règles et d’institutions qui garantissent un cadre stable et


transparent pour la conduite affaires publiques et privées et à promouvoir la gestion
transparente de l’économie et des finances.» (Governance and development, 1991,
p.3)

Plus précisément, la « bonne gouvernance » correspond à une série de prescriptions que T.


Weiss décrit comme assez conséquente : « The list of other attributes (…) is formidable :
universal protection of human rights ; non-discriminatory laws ; efficient, impartial and rapid
judicial processes ; transparent public agencies ; accountability for decisions by public
officials ; devolution of ressources and decision making to local levels from the capital ; and
meaningful participation by citizens in debating public policies and choices. » (2000, p. 801)

31
L’OCDE en propose une liste succincte et claire11. Cette succession d’impératifs a pour but de
placer les Etats et leur structure au cœur de la scène, en appelant clairement à leur réforme.

2. Le rôle de l’Etat et sa réforme

Le retour de l’Etat dans le développement

Comme nous l’avons décrit précédemment, à partir des années 90, les stratégies
déployées en faveur du développement par les grandes agences internationales redonnent une
certaine place à l’Etat. Pour la Banque mondiale, il a deux missions qu’il est le seul à pouvoir
mener à bien. Il assure l’existence de règles qui permettent au marché de fonctionner
efficacement ainsi que des interventions qui corrigent les défaillances du marché.
(Governance and development, 1991, p. 1) Mais d’une manière générale, il est devenu
progressivement évident pour les grandes agences internationales que les projets de
développement ne pouvaient réussir sans un contexte institutionnel stable, efficace et légitime.
Ainsi, comme l’énonce T. Weiss, « today’s is less about jettisoning state institutions than
improving and reforming the functioning of democratic institutions (…). Leaders are being
held to higher standards of accountability, and they have to contend with the forces of
globalisation. But there is less faith in a blanket prescription to roll back the state. » p. 803

Les grandes lignes de la réforme

La réforme des Etats peut se décliner en cinq grands chantiers. Le premier concerne la
fonction publique : il s’agit de réduire la taille des Etats, d’en alléger la structure et donc le
fonctionnement. Pour Franck Petiteville, les Etats conformes aux canons de la bonne
gouvernance sont « des Etats fondés sur une architecture institutionnelle rationalisée, réduite à
l’exercice des fonctions régaliennes universelles et des seules politiques publiques que
d’autres acteurs que l’Etat ne seraient pas en mesure d’élaborer à sa place avec la même
efficacité. » (1998, p.127) Cela implique donc une diminution de la masse salariale, la
réalisation d’évaluations régulières et la mise en œuvre de la décentralisation. (OCDE, 1995,
p. 20)
La « bonne gouvernance » implique également une réforme du cadre juridique.
L’OCDE défend la primauté du droit avec l’existence d’un système juridique qui permet le
respect des droits de l’Homme, implique que les gouvernants se conforment à la loi, des
tribunaux indépendants qui la font respecter et une constitution qui prévoit le contrôle des
pouvoirs administratif et exécutif. La réforme du système juridique doit notamment permettre

11
Cf. encadré page précédente

32
aux catégories défavorisées, et en particulier les femmes, de renforcer leur capacité à défendre
leurs droits.
La notion de responsabilité à l’égard des fonds publics, formulée également dans
l’expression rendre des comptes, et en anglais avec le terme « accountability », est
particulièrement centrale dans les prescriptions de la Banque mondiale. Ces trois formulations
traduisent bien l’exigence dont il est question qui se couple parfois d’une exigence
d’information et de transparence. Par ailleurs, les institutions internationales encouragent la
mise en œuvre d’une lutte contre la corruption, qui doit être une des réformes centrales, par un
soutien technique ainsi que par le biais du principe de conditionnalité.
La discipline budgétaire constitue un quatrième chantier de réforme qui doit prévoir
une réduction des dépenses militaires excessives, comme en appelle l’OCDE, mais surtout la
mise en place d’un système de comptabilité fiable et l’amélioration de l’élaboration des
budgets publics. Cet objectif doit être poursuivi en collaboration avec les programmes mis en
place par la Banque mondiale et le FMI.
Enfin, le renforcement de la démocratie vient compléter cet arsenal de réformes ou,
selon la manière dont on les appréhende, constitue l’objectif global, bien que qu’il ne soit pas
présenté comme tel, de cette vaste entreprise. En effet, on peut observer une quasi
assimilation des objectifs du développement et de ceux de la démocratie, notamment dans la
politique menée par le PNUD. Pour A.Osmont, la gouvernance est « à peu de choses près (…)
un modèle idéal de démocratie, qui ne dit pas son nom. » (1998, p. 20) Cette nécessité de
démocratisation renvoie à celle d’avoir à la tête des Etats des équipes de gouvernants
légitimes, donc démocratiquement élus et travaillant à l’élaboration et à la mise en œuvre de
politiques appropriées aux besoins de leur population.

3. Bonne gouvernance et société civile

L’Etat d’un côté, la société civile de l’autre

Si ce dernier ensemble de réformes concernant la démocratisation y est plus


directement consacré, chacun des chantiers laisse entrevoir qu’une place croissante est donnée
à la population dans la gestion des affaires publiques. La bonne gouvernance constitue en
effet un tournant majeur dans la prise en compte de ce qui est communément appelé la
« société civile » dans la vie politique des pays.
L’ensemble des prescriptions formulées dans le but de parvenir une bonne gestion des
affaires publiques, nous l’avons vu, cherchent à donner à l’Etat un rôle réel mais circonscrit.
F.Petiteville parle d’un « Etat modeste-libéral (…) suffisamment désengagé de la société

33
civile et du marché pour laisser les mécanismes de d’autorégulation de ceux-ci produire tous
leurs effets. » (1998, p. 127) Ainsi, l’Etat se voit attribuer les missions pour lesquelles il est
l’acteur le plus compétent tandis qu’un foisonnement de structures supposées représenter la
population ont pour rôle à la fois de servir de contre-pouvoir voire de partenaire pour
l’élaboration des politiques publiques et d’acteur de la mise en œuvre de ces politiques en
fonction de leur spécialité. C. Hewitt de Alcantara, constatant l’importance accordée à cette
« société civile » parle d’une réelle « dichotomie » entre le peuple et l’Etat. (1998, p. 114)

La « société civile » au cœur des politiques de promotion de la bonne gouvernance

Aujourd’hui, parmi l’abondante littérature produite sur la bonne gouvernance et le


développement, il n’est pas un rapport qui ne mentionne la place centrale de la société civile.
Il apparaît que le nouveau rempart contre la mauvaise gouvernance soit tout entier incarné
dans la société civile. Elle représente la solution pour laquelle il a d’abord fallu passer par un
retrait massif de l’Etat dans les années 70 et 80 pour ensuite revenir à un Etat modéré,
fortement contrôlé par la société civile dans tous les domaines de son action.
Les institutions internationales mettent en valeur tous les atouts que représentent ses
membres pour la conduite des projets de développement. Elles mettent en place de réels
partenariats avec ce qu’elles appellent les Organisations de la Société Civile (OSC). Pour la
Banque mondiale, il y a cinq principales raisons d’inclure la société civile dans les stratégies
de développement. Les personnes marginalisées ont la possibilité d’exprimer leurs besoins et
leurs points de vue à leur gouvernement et aux organisations de développement. Les OSC font
pression pour davantage de transparence et de responsabilisation dans le secteur public. Elles
peuvent avoir un effet catalytique sur les initiatives nationales de lutte contre la pauvreté.
Elles offrent une expertise technique. Et enfin, elles peuvent réaliser des prestations de
services sociaux grâce à leur expérience de terrain. Nous développerons davantage ce point
dans une partie suivante, spécifiquement consacrée à la société civile en Afrique de l’Ouest.

La gouvernance ou plutôt la « bonne gouvernance » a donc pris une importance


majeure dans le paysage du développement en un peu plus d’une dizaine d’années. Si le
principe de « bonne gouvernance », comme nous l’avons vu recouvre différentes dimensions
de la gestion des affaires publiques d’un pays, elle donne une place significative à la « société
civile », notion qui, à l’image de la « bonne gouvernance », acquiert également une grande
visibilité dans le monde du développement. Phénomène nouveau social nouveau dans les pays

34
d’Afrique de l’Ouest, nous allons y porter un regard éclairé par les études anthropologiques
dont il est l’objet afin de comprendre en quoi c’est une réalité et comment elle se manifeste.

35
Partie 2 Le pari de la société civile
Depuis les années 90, la société civile est devenue une sorte d’incontournable pour les
projets et les programmes de développement. Elle est considérée comme la principale garante
d’une meilleure gestion des affaires publiques : le fait de lui donner plus de pouvoir dans les
différents rouages de la machine du développement doit finalement conduire à la réussite des
projets.
Cette orientation est présentée comme radicalement nouvelle, comme un pari sur un
ensemble d’acteurs qui, à tort, n’avaient pas été considérés comme importants auparavant.
Ainsi, il convient de savoir plus précisément ce que recouvre cette notion floue et
assez insaisissable, en quoi elle correspond effectivement à la réalité des sociétés citadines des
pays ouest africain et comment s’organise dans la pratique cette nouvelle manière de
promouvoir le développement.

36
I. Qu’est - ce que la soci été civil e ?

La société civile est une notion à la fois plurielle et polyvalente qui rend difficile sa
définition. Cependant, nous tenterons d’en donner ici quelques axes de définitions possibles et
nous attacherons ensuite à mettre en évidence le lien qu’a la société civile avec la notion de
bien commun à laquelle elle est renvoyer tout particulièrement.

A. Une tentative de définition


Avec son long parcours intellectuel dont les prémices sont à aller rechercher dans la
Grèce antique, l’entreprise de définition du concept de « société civile » n’est pas aisée. Après
un rapide historique de la notion, nous nous attacherons à restituer les différentes approches
qui participent à la définir.

1. Historique de la notion

Des origines aux Lumières

La naissance du concept de société civile est très ancienne. Sa généalogie conduit en


effet à remonter jusqu’aux philosophes grecs, parmi lesquels on peut citer des travaux
d’Aristote sur la societas civilis. Ceci témoigne du lien historique entre le concept et la culture
politique occidentale. D’une manière générale, avant les Lumières, on qualifiait de société
civile « la société organisée politiquement et juridiquement à un niveau supérieur à celui de la
communauté domestique, donc au niveau de ce que l’on appelle maintenant l’ ‘Etat’.
(Haubert, 2000, p. 14)
A partir du 17ème siècle, la philosophie occidentale conserve cette idée tout en
précisant les conditions d’existence de la société civile. Pour Hobbes et Locke, elle est
caractérisée par le fait que les individus soient liés par un contrat. C’est ce qui marque, pour
Hobbes, la rupture avec l’état de nature. Dans cet état, c’est la guerre de tous contre tous. En
revanche, avec la société civile, les individus se soumettent à un contrat social qui organise
leurs relations sous le principe de la civilité.

La société civile dans la pensée moderne

L’analyse proposée par le philosophe allemand Hegel de la société civile insiste sur
une absorption de celle-ci par l’Etat. Pour lui, la société civile, représentant la société
bourgeoise, est la « préfiguration de l’Etat et celui-ci en est la figure accomplie. » (Otayek,

37
2004, p. 31) Il est le premier penseur de la société civile à mettre en évidence le lien entre de
l’Etat et la société civile.
Avec la pensée marxiste, le concept de société civile connaît un tournant. Antonio
Gramsci, plus que Karl Marx, a fortement marqué la compréhension de la société civile de
son empreinte. Il est le premier à proposer une ébauche de définition rapportée ainsi par René
Otayek : « Pour lui, la société civile, en tant que complexe d’institutions privées incluant
Eglises, système éducatif, syndicats, etc., joue un rôle crucial dans la reproduction de
l’hégémonie sociale car elle diffuse l’idéologie dominante, réalisant ainsi la combinaison de
coercition et de consentement qui rend possible la domination. » (2002, p. 202) Il contribue
donc à montrer en quoi la société civile à un rôle central dans la vie politique en tant que
véhicule de normes et de valeurs.

Le tournant des années 70

La sociologie politique s’est naturellement attachée à analyser les phénomènes sociaux


relatifs à la société civile. Elle a tout particulièrement mis en évidence sa faiblesse et sa
difficulté à s’imposer comme contre-pouvoir à l’Etat. Elle a affirmé l’importance de la
création de formes politiques originales, c’est-à-dire qui ne soient pas calquées sur le modèle
occidental, ce qui est également valable pour la société civile.
Mais la fin des années 70 est marquée par un tournant majeur dans l’appréhension de la
société civile. Pour Maxime Haubert, sociologue spécialiste des questions sur la société civile,
« la notion de société civile devient alors pratiquement une référence obligée des discours sur
l’évolution du monde contemporain. » (2000, p. 17) Une série d’évolutions, tant dans les pays
occidentaux que dans le reste du monde, concoure à expliquer ce phénomène.
La résistance à l’oppression soviétique sur les pays d’Europe centrale et de l’Est fut
largement présentée comme l’œuvre de la « société civile » à laquelle les chefs de fil du
combat contre le totalitarisme, dont V. Havel est le plus célèbre, revendiquaient d’appartenir.
Dans les pays occidentaux, on observe également une certaine vigueur de la société civile à la
fois critiquant l’Etat-providence et manifestant son inquiétude face à l’imposition croissante
des logiques du marché sur la société. Enfin, comme nous l’avons annoncé plus haut,
constatant l’échec de l’ « Etat développeur » en Afrique, la communauté internationale
commence à cette époque à se tourner vers la « société civile ».
Face à cette effervescence intellectuelle autour de la notion de société civile, il convient
donc à présent de tenter d’en donner une définition aussi précise que possible afin de pouvoir
ensuite déterminer si nous assistons réellement à son émergence.

38
2. Les quatre différents types de définition

La société civile, nous l’avons vu, a une longue histoire intellectuelle derrière elle. Ceci
est probablement dû, en partie, à la difficulté d’en définir précisément la nature et les
contours. R. Otayek partage bien ce constat lorsqu’il affirme : « nous sommes confrontés à un
concept éminemment polysémique dont la difficulté de définition n’a d’égale que la richesse
de la généalogie scientifique. » (2002, p. 194) Cette richesse peut dès à présent être illustrée
par la pluralité des types de définition possible de la société civile.

Une définition négative

La société civile peut être définie par opposition à ce qu’elle ne comprend pas, en
l’occurrence le domaine public. Elle est composée de ce « qui se trouve en dehors de l’Etat, et
éventuellement du système politique. La société civile s’identifie pratiquement au secteur
privé. » (Haubert, 2000, p. 28)

Une définition descriptive 12

S’engager dans une entreprise de description conduit rapidement à la production d’une


suite infinie d’organisations et de mouvements plus ou moins structurés allant des
organisations non gouvernementales aux syndicats ouvriers, des chorales d’église aux
mouvements féministes, des fédérations d’entrepreneurs aux fondations charitables en passant
par les journalistes et les associations villageoises, pour reprendre de manière aléatoire les
éléments d’une sélection déjà arbitraire proposée par M. Haubert. (2000, p. 28)

Une définition analytique

Définir de manière analytique la société civile consiste à la voir comme un instrument


d’analyse de la relation entre l’Etat et la société. Dans ce projet, Jean L. Cohen et Andrew
Arato font la proposition suivante :

« a sphere of social interaction between economy and state, composed above all of the
intimate sphere (especially the family), the sphere of associations (especially voluntary
associations), social movements and forms of public communication. Modern civil
society is created through forms of self-constitution and self-mobilization. It is
institutionalised through law, and especially subjective rights, that stabilize social
differentiation. While the self-creative and institutionalised dimensions can exist
separately, in the long term both independent action and institutionalisation are
necessary for the reproduction of civil society. » (Otayek, 2002 p. 210)

Il semble donc que la société civile soit fortement investie par le politique. Nous devons
cependant remarquer, avec R. Otayek, que si elle se présente comme un contre-pouvoir par

12
Pour une description détaillée de la société civile abidjanaise par F. Leimdorfer, se référer au chapitre 2 de
cette partie consacré à la société civile des métroples ouest-africaines.

39
l’indépendance qui la caractérise, elle ne doit pas absorber le politique et prendre le pas sur
l’Etat ou se substituer à lui. C’est bien par une relation entre entités indépendantes qu’il faut
appréhender les rapports de l’Etat avec la société civile, relation qui contribue d’ailleurs à leur
renforcement mutuel. Ainsi, « quand l’Etat est faible, la société civile l’est également et
s’avère donc impuissante à contenir la récurrence de mouvements incivils ; quand, en
revanche, elle est forte, la participation politique s’en trouve stimulée, ce qui tend à accroître
et consolider la légitimité de l’Etat. » (2002, p. 212)

Une définition normative

L’importance prise par la société civile à partir de la fin des années 70 dans les
discours sur l’évolution des sociétés contemporaines tient au fait que cette notion contient une
dimension normative. Selon R. Otayek, elle est en effet devenue « le lieu de passage à la
démocratie libérale. » (2004, p. 33) Cette conception a été particulièrement inspirée par les
mouvements de résistance au totalitarisme soviétique en Europe centrale et orientale mais
également par la remise en cause de l’autoritarisme de l’Etat en Afrique.
Cette facette normativement connotée de la société civile se justifie ainsi pour M.
Haubert : « La société civile est essentiellement considérée comme un lieu où, parce qu’il se
situe en dehors de l’État, s’exercent la liberté et la créativité des individus ; un lieu où, égaux
bien que différents, ils établissent consciemment des relations entre eux, communiquent,
échangent, nouent des contrats, s’associent de diverses façons ; un lieu où ils s’organisent
volontairement pour faire reconnaître leurs droits et participent à l’élaboration du bien
commun. » (2000, p. 29)

C’est sur cette définition normative que les grandes agences

internationales de développement fondent leurs stratégies de

développement de plus en plus tournées vers elle, comme nous l’avons

décrit plus haut.

3. Une synthèse bienvenue

Face à cette pluralité de définitions possibles et un caractère, par conséquent, assez


insaisissable, on pourrait en rester à la définition de Jean et John Comaroff qui voient en la
société civile une « abstraction vide ». (1999, p. 7) On peut néanmoins tenter de formuler une
synthèse, comme Jeanne Planche (2004, p. 16) des différents objets que l’on désigne sous le
terme de « société civile ».

40
Pour elle, c’est tout d’abord « un modèle de société qui est le pendant d’un
État démocratique ». En effet, la société civile n’existe que dans le cadre d’un régime
démocratique. En situation de dictature, elle se constitue clandestinement afin de remplacer le
régime en place par une démocratie. C’est en ce sens qu’elle désigne, en second lieu, la
société civile comme un ensemble de « forces sociales qui contribuent à l’évolution de la
société vers ce modèle ».
Troisièmement, la société civile joue selon elle un rôle important « dans la définition
et dans la gestion de l’intérêt général ». Elle est pour cela constituée en « institutions sociales
qui de facto ou de jure sont associées à l’État ». Enfin, elle est définie par des

«organisations » qui sont prépondérantes parmi ces « forces » ou ces «

institutions », sans en constituer le tout. Cette dernière acception du

terme société civile souligne son caractère plus ou moins structuré.

On peut ajouter, en dernier lieu, que la société civile est aussi

associée au lieu où elle se manifeste, qui est un endroit qui lui est propre

et en quelque sorte réservé : l’espace public. C’est réellement dans le

cadre de l’espace public que la société civile existe car c’est là qu’elle

prend sa visibilité. C’est ainsi que la définissent également Alain Marie et

François Leimdorfer dans l’introduction de leur ouvrage sur « les sociétés

civiles en chantier » en Afrique de l’Ouest : « un espace commun d’interlocution et


d’action tel qu’il est défini par le principe de l’Etat-nation, par la séparation entre acteurs
étatiques et acteurs privés et par le jeu des rapports alternatifs de coopération et de conflit
entre les différentes forces sociales. » (2003, p. 9) Nous verrons quelques lignes plus

loin ce qui caractérise précisément l’espace public.

B. Société civile et bien commun


Il est apparu dans les différentes définitions énoncées précédemment qu’une des
caractéristiques centrales de la société civile est sa relation au bien commun. On peut alors se
demander par quel processus la société civile plus que n’importe quelle autre institution peut
exprimer le bien commun. Nous verrons que la notion de société civile implique une
diminution de l’influence des communautés traditionnelles sur les individus qui, constitués en
sujets autonomes, s’insèrent dans un autre type de collectivité, une collectivité de citoyens où
les relations sont basées sur le civisme.

41
1. La rupture avec la communauté

Pour une définition de la communauté

La communauté a été désignée par Emile Durkheim sous l’expression de société à


solidarité mécanique. Ce sont en effet des sociétés où prévaut une conscience collective et
dans laquelle avec les membres se réfèrent à l’autorité de la tradition. Dans ce type de société,
la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective. La solidarité est
mécanique dans le sens où elle ne laisse pas la place à la variation en fonction du caractère
propre des personnes par exemple.
Etienne Tassin, philosophe, souligne bien cette idée de communion qui nie la
singularité des éléments de l’ensemble. Pour lui, « la communauté tend vers la conversion, au
sens strict de l’action de se tourner vers Dieu, vers une entité d’ordre supérieur en laquelle ses
membres s’incorporent comme parties d’un tout identitaire et consubstantiel. » (1991, p. 24)
A. Marie distingue trois principales données sociologiques qui conduisent à
l’intégration d’un habitus communautaire : le fait d’appartenir à un lignage, la soumission de
l’individu aux injonctions de l’entourage et l’importance du sens du partage et de
l’appartenance collective dans la socialisation.

Les grands traits d’une société communautaire « à l’africaine »

Dans les sociétés africaines, l’image de la sorcellerie et le principe de la dette, sont


deux phénomènes sociaux qui illustrent bien leur nature communautaire.
Accusé d’être responsable des malheurs des individus, le sorcier est le symbole parfait
de l’individualiste. Il en cristallise ainsi l’ensemble des traits. Personne ne souhaitant se voir
reprocher d’avoir fait acte de sorcellerie, tout le monde prend garde de ne pas se comporter en
égoïste. La figure du sorcier constitue donc un « dispositif idéologique de refoulement de la
pulsion individualiste. » (Marie, 1997, p. 66)
Le principe de la dette est conforme à l’analyse du don et contre-don développée par
Marcel Mauss et que nous avons évoqué dans le chapitre consacré à la corruption. Il s’agit, en
résumé, d’un système dans lequel la personne ayant reçu un don (une aide, un cadeau, de
l’argent, etc.) se doit de faire un contre-don, c’est-à-dire de faire un don en retour. Ceci crée
un lien entre le donateur et le donataire, le second étant soumis à une sorte de domination par
le premier. En général, les donateurs sont en général les aînés et leurs dons participent de leur
supériorité hiérarchique sur le reste de la société. D’une manière générale, par les liens qu’il
crée et les valeurs qu’il véhicule, le cycle de la dette est « le moteur de la socialité et de la
socialisation communautaires. » (Marie, 1997, p. 78)

42
L’espace communautaire contre l’espace public

A partir de cette analyse des traits spécifiques aux sociétés communautaires, il apparaît
que l’espace communautaire soit incompatible avec l’idée de pluralité constitutive de la
société civile et qui s’exprime dans l’espace public.
Dans texte intitulé Espace commun ou espace public ?, Etienne Tassin démontre en
quoi l’espace de la communauté est l’opposé de l’espace public. Il affirme ainsi : « Si la
communauté est par définition homogène, le domaine public est par définition hétérogène.
L’espace public est impropre ; et en ce sens, uniquement, il peut être dit commun. » (1991, p.
35) Cela signifie que l’espace public est un lieu de rencontre des différences. Si l’on se
rapporte à la définition de Hannah Arendt, il est situé entre les individus et en ce sens les
sépare, les tient à distance les uns des autres. Ce qui leur est commun est alors ce qu’ils ont
instauré symboliquement comme tel, c’est-à-dire la langue, les lieux ou encore les discours.

2. La société civile, une société de citoyens

Le nécessaire processus d’individualisation

La société civile doit donc être constituée de sujets privés, d’individus porteurs
d’intérêts différenciés. La somme de ces intérêts, les intérêts particuliers, représente alors
l’intérêt général, également appelé bien commun. Aucune entité à proprement parler ne peut
exprimer le bien commun. Celui-ci est issu de la confrontation de la pluralité des intérêts.
Cette pluralité est essentielle et il semble que l’individualisation, c’est-à-dire le
processus par lequel les individus se libèrent de leurs appartenances communautaires pour
devenir des sujets, des individus porteurs d’identités différenciées, soit un passage pour
l’atteindre. A. Marie exprime cette idée en ces termes : « une société civile (…) se définit
d’abord comme une société des individus, en ce sens que ceux-ci, détachés de leur
appartenance communautaire, constituent les seules unités de compte. » (2003, p. 12)
Ce processus d’individualisation est bien connu des sociologues. Il fut, à la fin du
19ème siècle, un tournant important de l’histoire des sociétés occidentales au cœur de l’œuvre
du père de la sociologie, Emile Durkheim. Il décrit ce phénomène dans son ouvrage intitulé
De la division du travail social. Avec l’avènement de l’ère industrielle, le travail se
complexifie, les tâches sont divisées et atomisées, ce qui se répercute sur les relations
sociales. La conscience collective s’affaiblit, elle conditionne moins les rapports entre les
individus qui jouissent ainsi d’une plus grande liberté. Ce mouvement est exprimé par E.
Durkheim par l’idée du passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique. Si la

43
première était très contraignante et laissait peu voire pas de place à la déviance, la seconde est
beaucoup plus permissive et se réalise plutôt sous la forme contractuelle.
Parallèlement à ce phénomène social ou bien par un lien de cause à effet, un
mouvement de nivellement des hiérarchies sociales doit se produire. C’est ce que B. Badie
nomme « l’horizontalité des rapports à l’intérieur de la société ». (1992, p. 116) En effet,
comme nous l’avons décrit plus haut, dans une société communautaire, les relations sociales
sont structurées par de fortes hiérarchies et des identifications particularistes. Pour
qu’advienne la société civile, il est nécessaire que ces identifications disparaissent au profit
d’une identification stato-nationale qui place ainsi tous les individus au même niveau par
rapport à l’Etat.

De l’individualisme à la citoyenneté

Ces conditions ainsi réunies doivent permettre l’avènement de la citoyenneté qui


parachève la constitution de la société civile. Si l’individualisme est une condition sine qua
non de la société civile, celle-ci n’est existe pas nécessairement dès lors que le processus
d’individualisation a eu lieu. L’individualisme, nous le développerons davantage dans un
chapitre suivant, n’est pas favorable au bien commun. Il lui est même par définition contraire.
Si la société civile permet l’expression du bien commun, c’est qu’elle est composée
d’individus citoyens. La citoyenneté, notamment étudiée par le sociologue Jean Leca, est
effectivement ce qui donne à la société l’épithète « civile ». Elle correspond à un certain
nombre de droits et de devoirs qui incombent au citoyen, tels que la participation à la vie
politique du pays. Elle renvoie également à un ensemble d’attitudes que l’on peut rassembler
sous le terme de « civisme ».
Selon J. Leca, il y a trois caractéristiques principales au civisme. La première est
« l’intelligibilité du monde politique par tout citoyen » : les citoyens comprennent au moins
une partie des rouages du système politique de leur pays. La seconde est l’ « empathie » c’est-
à-dire la réceptivité des citoyens aux situations et aux problèmes des autres citoyens de la
société et leur prise en compte dans leurs actes. La troisième est la « civilité ». Elle renvoie à
un souci de préserver l’ordre social malgré des différences et les divergences d’intérêt entre
les individus. (1991, p. 171-7)
La citoyenneté est donc, selon l’expression de Catherine Neveu, un « mode de
relations ». Pour elle, [la citoyenneté] extrait donc l’individu des communautés
traditionnelles, mais c’est pour le restituer aussitôt dans une autre « société », celle de la
politique instituée. » (1997, p. 75), un double mouvement de sortie de l’espace

44
communautaire pour entrer dans une société civile observable depuis une vingtaine d’années
dans les grandes villes d’Afrique de l’Ouest.

45
II. La soci été civil e d es métropol es ouest a fricaines

La société civile en Afrique comme dans le reste du monde fait, depuis quelques
décennies, l’objet d’un engouement sans précédent chez les organisations internationales
intervenant dans le champ du développement. Il semble donc qu’une société civile africaine a
commencé à se manifester, à l’image de l’Europe de l’Est, dans le dernier quart du 20ème
siècle et que les agences de développement s’en sont emparées pour renouveler leurs
stratégies d’action.
Cependant, il n’en est rien. La société civile africaine n’est pas une nouveauté comme
le rappellent Jean et John Comaroff : « Civic activism against various forms of government
repression, and claims in support of indigenous peoples against the state, long predate the
struggle against totalitarianism in Poland. » (1999, p. 16) Ils appuient ce propos sur les thèses
de Mahmood Mamdani, dont les écrits sur la société civile ont particulièrement insisté sur la
distinction entre la ville et la compagne dans l’histoire de la société civile africaine.
La société civile ouest africaine émerge en effet dans les grandes villes et c’est là
qu’elle se manifeste le plus clairement actuellement. Une série d’études anthropologiques
menées à Abidjan, Bamako, Dakar, Niamey et dont les écrits ont été rassemblés dans deux
ouvrages dirigés par Alain Marie, L’Afrique des individus (1997) et L’Afrique des citadins
(2003), décrivent de manière approfondie et sans précédent les processus à l’œuvre et les
caractéristiques de cette société civile citadine.

A. Le processus d’individualisation dans les grandes villes


d’Afrique
L’individualisation que l’on peut observer depuis une vingtaine d’années dans les
grandes villes ouest africaines se décline en une série de phénomènes. Beaucoup ne
concernent que certaines catégories de la population mais ils ne sont néanmoins pas à négliger
car ils permettent la mise en place des conditions de l’émergence d’une société civile.

1. La crise économique et la constitution de classes sociales

L’ajustement structurel et le contexte économique des années 80

A partir des années 70, les institutions internationales ont poussé au libéralisme
économique. Constatant les besoins considérables en financement des Etats africains, les Etats
fournisseurs de l’aide l’ont conditionnée à l’ouverture des marchés intérieurs et à la
libéralisation du commerce.

46
Ceci s’est accompagné d’une volonté d’amener l’Etat à réduire son rôle. Des mesures
d’austérité sont encouragées : privatisations, compression du personnel de la fonction
publique, fermeture d’entreprises publiques, etc. L’Etat est ramené à une forme minimale,
c’est-à-dire à ses fonctions régaliennes. Dans un contexte d’ouverture au marché mondial, les
productions nationales voient leurs prix baisser à l’exportation et le Franc CFA est dévalué en
janvier 1994.

Les effets sur les sociétés d’Afrique de l’Ouest

L’ensemble de ces mesures a des effets non négligeables sur les sociétés ouest
africaines. Elles conduisent à une raréfaction générale des ressources financières auparavant
disponibles pour la redistribution clientéliste mais également pour la solidarité caractéristique
des sociétés communautaires. Les individus se retrouvent ainsi progressivement abandonnés à
leurs propres ressources pour survivre. Les recours à l’entourage comme bouée de sauvetage
dans les situations économiques difficiles devient de moins en moins possible.
Pour A. Marie, « la logique de l’ajustement structurel, c’est aussi – et surtout ? – de
porter en elle l’avènement d’une société civile constituée d’individus arrachés aux conforts
mais aussi aux pesanteurs communautaires. » (2003, p. 45) Il en découle un fort
accroissement des inégalités dans les grandes villes d’Afrique de l’Ouest ainsi que
l’apparition de classes sociales.
En effet, victimes du chômage, de l’exclusion, de la déscolarisation, les habitants des
grandes villes d’Afrique de l’Ouest, se détachent de leurs appartenances communautaires pour
se réinsérer dans des ensembles socio-économiques auparavant inopérants pour comprendre la
structuration des sociétés africaines. Les individus commencent à appréhender leur société en
fonction d’oppositions binaires « riches » / « pauvres », « haut » / « bas » ou « ceux qui
mangent » / « ceux qui ne mangent pas ». (2003, p. 45)

« Ici, c’est le règne de l’argent. Ici le pauvre ne peut demander la justice. »

« Aujourd’hui nous mangeons godyo, le pain mort, rassis de deux jours, qu’on donnait
aux porcs autrefois. On le met dans l’eau sucrée, tellement c’est dur comme du fer !
Ils ont pris tout l’argent. C’est eux qui mangent. Ce n’est pas nous tous. On mange du
pain mort avec des haricots. » (p.63)

Voici le type de propos recueillis par A. Marie lors d’une enquête réalisée à Abidjan entre
1996 et 1997 auprès d’individus représentatifs de cette nouvelle génération de citadins.

47
2. Une contractualisation des relations sociales

Un nouveau type de capital social pour les diplômés

Les évolutions profondes qui ont eu lieu dans le marché du travail depuis la fin des
années 70 ont provoqué une évolution du lien social entre les individus. Si la solidarité
familiale reste le type de lien le plus solide, elle se couple avec d’autres formes de solidarité
qui s’avèrent utiles pour accéder à un emploi ou évoluer professionnellement.
Ces analyses, qui sont basées sur de nombreuses enquêtes sociologiques y compris
commandées par la Banque mondiale, ne sont valables que pour les couches les plus élevées
voire les couches moyennes des grandes villes d’Afrique de l’Ouest. Cependant, elles
méritent d’y porter attention dans la mesure où elles montrent une importante remise en cause
des modes de relation caractéristiques des sociétés communautaires.
Sur la base d’une étude réalisée sur les diplômés de l’enseignement supérieur au
Sénégal, Evelyne Baumann, économiste spécialiste des questions relatives au travail et à la
mondialisation, met en évidence la diversification du capital social des individus et la
constitution de réseaux. Défini par Pierre Bourdieu, le concept de capital social caractérise un
ensemble de ressources dont dispose une personne grâce à son réseau de relations.
Pour les Sénégalais diplômés de l’université, il apparaît que les réseaux de relations
tissés en dehors de la sphère familiale sont les plus profitables pour trouver un emploi. Les
stratégies déployées sur le marché du travail se détournent donc des proches pour favoriser
une série d’acteurs occupant des positions privilégiées. Il s’agit par exemple des anciens
étudiants de leur filière d’étude. Les stages sont également l’occasion de tisser des relations
directement avec des personnes qui peuvent être de futurs employeurs ou proches
d’employeurs potentiels. La création de liens avec des personnes insérées dans des réseaux
internationaux est également très recherchée. Ceci peut se faire notamment par l’intermédiaire
des organisations non gouvernementales implantés dans le pays ou en tentant la chance de
l’émigration si elle se présente. (Marie & Leimdorfer, 2003, p. 219)

Une participation dosée au « jeu de la redistribution »

La logique de la dette, que nous avons décrite précédemment, semble en effet perdre
de l’influence sur les comportements de certaines catégories de la population citadine en
Afrique de l’Ouest. C’est ce que A. Marie et F. Leimdorfer expriment à travers l’idée d’une
participation dosée au jeu de la redistribution. (2003, p. 26) Cette constatation est valable
principalement pour les individus appartenant aux classes les plus élevées de la société.

48
Dans une étude consacrée à des cadres de la Communauté urbaine de Dakar,
N’Diouga Adrien Benga met en évidence leur mouvement de retrait de la sphère familiale,
notamment par l’acquisition d’un logement indépendant. La raréfaction des ressources due au
contexte économique difficile les conduit à une plus grande prudence dans le soutien financier
envers les proches ou dans les dépenses générées par les rituels coutumiers. Le fait de
disposer d’un diplôme leur a permis de ne pas recourir aux ressources familiales pour trouver
un emploi. De plus, ils travaillent, tout comme les jeunes diplômés, à la création de solidarités
extracommunautaires, notamment par l’engagement politique. (Marie & Leimdorfer, 2003,
p.293)

Des relations plus fonctionnelles

La question du logement en concession privatisée à Abidjan est un terrain tout à fait


propice à l’étude d’une fonctionnalisation croissante des relations entre individus, comme l’a
démontré Christelle Soumahoro. Les pratiques clientélistes tendent à laisser la place, parmi
les citadins qui optent pour ce type de location, à des relations réglées par le contrat marchand
et la loi. Les propriétaires ont en effet un comportement vis-à-vis du locataire qui laisse
apparaître sa recherche de rentabilité plutôt qu’un souci de convivialité. C’est dans cet esprit
qu’il va privilégier les locataires ayant un emploi. De plus leur relation doit passer par un
contrat règlementant le paiement des loyers à date fixe. Enfin, la justice est de plus en plus le
recours utilisé pour régler les différends. La relation propriétaire/locataire est donc pensée de
telle sorte qu’il n’y ait plus rien qui puisse laisser la place aux échanges de faveurs propres
aux sociétés communautaires. (Marie & Leimdorfer, 2003, p. 313)

3. Des individus acteurs de leur propre destin

Le fait que le processus d’individualisation concerne également un certain nombre de


femmes qui choisissent de se soustraire au poids de la communauté et au rôle social qu’elle
leur impose témoigne de la vitalité de ce phénomène social. En effet, puisque jusqu’à présent
nous avons vu qu’il se constatait principalement parmi les couches les plus élevées de la
population, nous pouvions en déduire qu’il s’agissait d’un phénomène mineur compte tenue
que la grande majorité des habitants et grandes villes d’Afrique de l’Ouest est fait partie des
classes les plus pauvres.
Cependant, dans son étude sur l’émigration rurale de femmes attirées par la ville
d’Abidjan, Souleymane Yeo Ouattara, contribue à montrer que l’individualisation peut
concerner toutes les catégories d’individus, y compris celles qui se caractérisent en général

49
par un statut social qui leur laisse peu d’autonomie et de perspectives d’émancipation. En
effet, elle décrit l’itinéraire de femmes originaires du milieu rural mais désireuses de se libérer
de la charge de travail imposé par la vie rurale, d’une relation conjugale difficile et souvent
violente et/ou du poids du contrôle social de leur communauté.
En migrant seules, elles prennent le risque d’être confrontées aux nombreuses difficultés
qu’impliquent l’installation en ville et l’obtention d’un emploi leur permettant de subvenir à
leurs besoins. Elles trouvent progressivement le moyen de s’implanter définitivement, par
exemple en réalisant une activité commerciale. Les modes de sociabilité que propose la ville,
notamment à travers les multiples associations, leur permettent de se recréer un réseau de
relations. En effet, une fois parties, les femmes migrantes entretiennent des relations plus ou
moins distendues avec la famille et le village d’origine. Les conditions de leur départ
associées à l’image négative de la femme non mariée dans les communautés rurales les
retiennent à rendre visite à leurs proches. Seules les cérémonies funéraires ont encore un poids
symbolique assez fort pour les décider à faire le déplacement. (Marie & Leimdorfer, 2003,
p.355)
Ces différents exemples révèlent bien une double tendance « qui amène l’individu à
devoir prendre en charge sa destinée sociale» mais également à se réinsérer dans la société en
tant qu’« agents économiques », « producteurs, consommateurs et usagers » et « sujets
individualisés par les règles juridiques et administratives. » (Marie & Leimdorfer, 2003, p.12)
Ces différentes facettes du citadin ouest africain ne laissent pas encore clairement entrevoir sa
qualité de citoyen. Il apparaît pourtant que le processus d’individualisation s’accompagne
également d’une réelle construction de la citoyenneté.

B. Une prise de distance par rapport au(x) pouvoir(s)


Cette citoyenneté en construction se réalise par une double distanciation, d’une part des
allégeances traditionnelles, d’autre part du pouvoir politique. Celle-ci favorise ainsi le
développement d’un regard critique de la part des individus, dont les multiples associations
citadines se font le relais auprès des pouvoirs publics.

1. Les autorités traditionnelles

L’individualisation subjective

Nous avons abordé plus haut la constitution de classes sociales impliquée par la crise
économique et le fait que les individus eux-mêmes se positionnent désormais sur une échelle
sociale. Ceci témoigne d’une importante modification de leur manière de voir leur société du

50
fait qu’il s’est produit chez eux une « individualisation subjective ». (Marie, 2003, p.47) En
effet, les individus ne regardent plus la société dans laquelle ils vivent par le spectre de leur
communauté mais en en développant une connaissance individuelle, qui leur est propre et
fonction de leur expérience singulière.
A. Marie décrit ainsi ce processus : « Dans les nouvelles générations, on a appris à
considérer sa propre situation de manière plus objective, donc à se poser soi-même comme
observateur distancié et critique, rompant ainsi avec cette propension à la pensée assujettie par
une vision du social jusqu’alors appréhendé comme une réalité naturalisée en ordre
« normal » des choses. » (2003, p. 62)
Les individus deviennent donc des « locuteurs individualisés et responsables de leurs
paroles et de leurs actes. » (Leimdorfer, 2003, p. 113) En tant sujets, ils entrent en relation
avec d’autres sujets détachés, comme eux, de leurs appartenances communautaires et du statut
social qu’elles leur imposaient. Ces caractéristiques que l’on peut considérer comme innées
sont remplacées par d’autres qualités qui dépendent de l’activité professionnelle, de la
position économique, du parcours scolaire, etc. De l’individualisation subjective découle donc
un déplacement de l’individu vers d’autres champs d’appartenance en fonction de sa
profession ou encore de ses sensibilités politiques.

De nouveaux champs d’appartenance

Les citadins se détournement visiblement de plus en plus de leur appartenance


communautaire dont il vont jusqu’à dénoncer les aspects les plus oppresseurs. La candidature
de Laurent Gbagbo aux élections présidentielles de 1990 en Côte d’Ivoire semble avoir
résonné chez un certain nombre de citadins d’Abidjan comme une incitation à s’élever contre
les pouvoirs traditionnels imposant leur autorité et, par la même occasion, des injustices
criantes. Son jeune âge aurait dû lui inspirer une attitude plus retenue vis-à-vis du président
sortant Félix Houphouët-Boigny, mais sa critique virulente de la politique menée par celui-ci
fut comprise comme un exemple fort d’insoumission face à l’autorité traditionnelle, un refus
de la « culture de l’obéissance », pour reprendre les mots employés par A. Marie. (2003, p.84)
Cette distance critique amène les individus à s’inscrire différemment dans la société.
Se détachant des anciennes appartenances, ils viennent se positionner sur l’échelle sociale et
donc se définir en termes sociologiques. La crise économique et les inégalités ont contribué à
créer des classes sociales et donc des « identités sociologiques » qui s’articulent bien souvent
en oppositions. En terme de statut socioprofessionnel, on distingue les « chômeurs » et ceux
qui n’ont « jamais travaillé », d’un côté et les « travailleurs » et les « patrons » de l’autre. Une

51
seconde opposition confronte les « riches » aux « pauvres », les « grands patrons » politiques
aux « laissés pour compte ». La série des antagonismes ne s’arrête pas là. Les « jeunes » sont
opposés aux « vieux » et l’ « Etat » au « peuple ». (2003, p. 78)
L’identification se fait donc à des champs beaucoup plus larges et jusqu’à la nation
entière. Les individus ne se sentent plus soumis à l’autorité traditionnelle de leur communauté
d’origine mais bien à celle de l’Etat. Les discours de citadins d’Abidjan en témoignent :

« Je dépasse ces histoires de villages et de tribus (…). La référence ethnique ne


m’intéresse pas. A part les amis que j’ai eus, petit, tous les autres amis sont d’ethnies
diverses. (…) L’ethnie ne doit pas primer sur la nation. Ce qui importe c’est ce que
vous faites pour un pays. Il faut avoir le sens du bien public et de l’avenir du pays. »
(2003, p. 79)

On peut remarquer également que les identités deviennent plus abstraites en référence à des
valeurs universelles qui servent de base à la critique du pouvoir politique.

2. Les autorités politiques

La libération de l’esprit critique

La corruption, la mauvaise conduite de la politique nationale et, par conséquent,


directe la croissance des inégalités et de la pauvreté représentent le cheminement logique de la
réflexion des citadins ouest africains sur leurs dirigeants politiques.
Les pratiques prédatrices de l’Etat décrites précédemment sont dénoncées. Elles sont
considérées comme les premières responsables de la crise économique. Une volonté de
sanctionner les déboires des décideurs politiques se manifeste. Elle s’appuie sur une
argumentation solide issue d’un bilan des actions menées dans les divers domaines relevant
des compétences de l’Etat. Un habitant d’Abidjan interrogé par A. Marie s’exprime ainsi :

« L’éducation, la santé et la sécurité sont trois missions de l’Etat. Il a failli dans ces
trois missions interdépendantes. Le PDCI a échoué sur les trois : il ne peut plus
gouverner le pays. » (2003, p. 66)

La violence et la délinquance croissante dans les grandes villes sont aussi la raison de
plaintes des citadins contre l’immobilisme des pouvoirs publics qui sont accusés de
l’entretenir à des fins politiques. D’une manière générale, on donc peut assister à un
mouvement de critique de la conduite des affaires publiques mettant clairement l’accent sur la
malhonnêteté des dirigeants. Si la situation économique du pays est mauvaise, les individus
considèrent que l’argent ne fait pas défaut mais qu’il n’est pas utilisé à bon escient.

52
La référence à des universaux

Ces constatations sont tout à fait révélatrices de l’adoption de comportements relevant


de la citoyenneté. Derrière ces critiques se profile très nettement la recherche du bien commun
et plus généralement la référence à des valeurs universellement partagées.
Nous avons vu que les individus se détournent de leurs appartenances communautaires
pour se reconnaître davantage comme membre de leur peuple, par opposition à l’Etat. Par leur
discours critique sur la mauvaise gestion des affaires publiques, ils revendiquent un des
premiers droits du citoyen, celui de sanctionner les représentants. C’est donc aussi une
référence à la loi qui est vue comme le recours contre l’impunité. Les individus en appellent
donc à des valeurs telles que la justice ou la liberté et plus généralement, pour A. Marie, se
réfèrent à « un idéal de modernité démocratique ». (2003, p.87) Sur la base de l’analyse de
l’ensemble des discours recueillis à Abidjan et à Dakar, il semble donc que la démocratie soit
vue comme une nécessité, le passage incontournable pour une amélioration des conditions de
vie des individus.
Le mouvement d’émergence de la société civile est donc incontestable et les discours
et attitudes des individus renvoient bien aux différentes caractéristiques soulignées dans la
définition qui en a été donnée de plus haut. A ces constatations vient s’ajouter l’apparition et
la multiplication d’associations qui à la fois recueillent et rassemblent les revendications des
citadins mais également se posent en intermédiaires entre eux et les pouvoirs publics.

C. L’effervescence associationnelle
Grand observateur de la démocratie et de la société civile, Alexis de Tocqueville
affirmait dans De la démocratie en Amérique : « Il n’y a rien que la volonté humaine
désespère d’atteindre par l’action libre de la puissance collective des individus13. » Cette mise
en commun des revendications et des ressources des individus au sein d’associations afin de
défendre des intérêts et des valeurs communes s’est développée de manière non négligeable
dans les pays d’Afrique de l’Ouest au cours des vingt dernières années.

1. La vie associative ouest africaine

Les associations en Afrique de l’Ouest également dénommées organisations de la


société civile (OSC) se sont développées à partir des années 60. Elles sont nées au moment de

13
Cité par OFFERLE M. (coord.), « La société civile en question », Problèmes politiques et sociaux
n°888, mai 2003.

53
la lutte contre l’Etat colonial mais n’ont qu’un faible écho à cette époque. C’est au début des
années 80 que s’enclenche une réelle augmentation de leur nombre dans les villes.
R. Otayek, s’interrogeant sur la possibilité de transposer aux sociétés africaines un
modèle d’action jusque-là considéré comme propre aux sociétés occidentales déduit que :
« Si l’on considère l’association comme la condition sine qua none de l’existence de la société
civile, alors il faut admettre aussi que c’est un non-sens que de poser, in principio, que celle-ci
y est inconcevable [en Afrique] puisque la vigueur du tissu associatif est unanimement
reconnue comme l’un des modes d’organisation majeur des sociétés subsahariennes. » (2002,
p. 205)
La société civile se caractérise en général par une très grande diversité d’organisations.
La définition qu’en donne Jürgen Habermas insiste particulièrement sur ce point :

« La société civile se compose de ces associations, organisations et mouvements qui à


la fois accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l'espace public
politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie
privée. Le cœur de la société civile est donc constitué par un tissu associatif qui
institutionnalise, dans le cadre d'espaces publics organisés, les discussions qui se
proposent de résoudre les problèmes surgis concernant les sujets d'intérêt général. »
(1997, p. 194) 14

L’Afrique de l’Ouest ne déroge pas à cette règle. On peut néanmoins distinguer différentes
sortes d’associations et proposer une typologie sur la base de celle de J. Planche dans son
dossier Accompagner l’émergence et le renforcement des sociétés civiles (2004, p. 22)
Les organisations communautaires de base se concentrent sur les questions relatives au
développement du quartier. Ce sont des organisations plutôt spécialisées sur l’économie
sociale et ayant une composition plutôt homogène selon l’âge, le sexe ou encore la religion,
etc. Les organisations intermédiaires se placent entre les pouvoirs publics et les individus.
Elles se doivent d’être bien organisées. Ce sont par exemple les syndicats, associations

professionnelles. Enfin, les organisations privées sans but lucratif


agissent en faveur du bien commun. Leurs objectifs vont donc au-delà des

intérêts de leurs membres. Elles ont soit un rôle de plaidoyer et défendent

des valeurs universelles comme les droits de l’Homme, soit une mission

d’intervention qui consiste généralement en la prestation de services dans

des domaines spécialisés et à destinations, le plus souvent, des couches

sociales les défavorisées.

14
Cité par OFFERLE M. (coord.), « La société civ ile en question » , P roblèmes politiques et
sociaux n °888, mai 2003, pp. 35 -36.

54
Cette classification reste très générale et peut ne pas englober

toutes les organisations existantes 15 . Leurs missions sont donc variées et

il convient de s’y attarder pour comprendre leur rôle dans la société.

2. Les missions des organisations de la société civile

Des missions de service public

La faiblesse de l’Etat africain que nous avons décrit dans un chapitre précédent se
manifeste quotidiennement par son incapacité à assurer certains services de base dans les
quartiers. De nombreuses OSC se sont donc constituées dans une forme d’auto organisation
de la population pour pallier à une série de manques.
Certaines ont dimension communautaire destinée à entretenir un lien entre des
habitants d’une même origine villageoise. D’autres assurent des services très diversifiés tels
que l’entretien d’un quartier, le traitement des déchets, la sécurité, la fourniture d’eau, de
services de santé, d’éducation, de services infrastructurels et sociaux pour les jeunes. Ss
créent également des associations commerciales coopératives. (Leimdorfer, 2003, p. 117)
Elles se sont très vite révélées efficaces dans les missions qu’elles se sont attribuées
car elles rassemblent un certain nombre d’avantages. Elles sont notamment très proches de la
population et peuvent ainsi proposer des services au plus près de leurs besoins. Leurs petites
structures leur permettent également de s’adapter rapidement aux évolutions de ces besoins et
de couvrir les zones les plus difficiles à atteindre.

Des intermédiaires entre citoyens et pouvoirs publics

A côté de ce travail d’intervention, elles jouent un rôle essentiel pour le


développement de la société civile : celui d’intermédiaires entre les citoyens et l’Etat. Comme
le remarque F. Leimdorfer, dans les pays d’Afrique comme dans la plupart des pays dits en
développement, les relations entre les pouvoirs publics et les « individus de base » sont
fortement distanciées. Cette situation découle logiquement de la faible présence de l’Etat par
les services publics que nous évoquions juste avant.
Il décrit ainsi une « distance sociale entre pouvoirs et citadins [marquée] par l’absence
de relais stabilisés – voire institutionnalisés. » Dans cet espace laissé vaquant viennent
s’insérer les associations diverses qui développent progressivement une habilité à entrer en

15
Pour davantage de précision, se référer à l’encadré « Les associations à Abidjan » p. 19, d’après l’article de F.
Leimdorfer, « L’espace public urbain à Abidjan. Individus, associations, Etat. », in LEIMDORFER F., MARIE
A., 2003, L’Afrique des citadins. Sociétés civiles en chantier (Abidjan, Dakar), Paris, Karthala, 402p.

55
relation avec les pouvoirs publics et à tenter d’instaurer le « système de normes partagées,
dominantes et légitimes » qui fait défaut à cet endroit. (Leimdorfer, 2003, p. 114-5)
Ainsi, les associations, par l’intermédiaire de leurs représentants, développement petit
à petit un savoir faire en matière de communication avec les pouvoirs publics. Les
responsables d’associations travaillent à adopter un mode de discours qui soit proche de celui
des responsables municipaux afin d’établir des relations stables et institutionnalisées. Ces
deux types d’acteurs en sont venus progressivement à instaurer entre eux un partenariat. En
effet, dans l’attente d’être en mesure de répondre aux besoins des citadins, les municipalités
s’en remettent officiellement aux associations pour assurer ce rôle. C’est donc un partenariat
public-privé qui s’instaure dans lequel les pouvoirs publics jouent davantage un rôle de
coordination des services assurés que de prestation.
Dans leur position d’intermédiaire, les associations se doivent de comprendre
parfaitement la demande des habitants afin de la faire valoir auprès des décideurs.
Parallèlement, elles intègrent « les normes d’un bon ordre urbain et ont souvent en commun
un point de vue d’énonciation qui privilégie la ‘population’ et son bien-être comme catégorie
sociale légitime. » (Leimdorfer, 2003, p. 147) Dans cette lignée, elles ont également une
activité pédagogique afin que ces valeurs relatives au bien-être de la collectivité soient
intégrées et respectées par la population.

Les interlocuteurs privilégiés des bailleurs de fonds du développement

Du fait qu’elles représentent la garantie d’un travail orienté vers le bien commun et
qu’elles assurent une efficacité dans la prestation des services qui n’est pas constatée lorsque
ce sont les Etats qui s’en chargent, ces organisations de la société civile sont au cœur de la
politique de promotion de la « bonne gouvernance » adoptée par les grandes organisations
internationales travaillant dans le champ du développement.
Dans un ouvrage consacré aux liens entre organisations non gouvernementales et
développement, Henrik Secher Marcussen répertorie les avantages reconnus par les bailleurs
de fonds du développement et qui expliquent leur engouement pour ces structures. Ils
valorisent : leur capacité à toucher les populations les plus pauvres et à aller dans les zones
reculées, leur capacité à promouvoir la participation locale des bénéficiaires, leur capacité à
fonctionner à faibles coûts, leur capacité d'innovation, d'expérimentation, d'adaptation et de
souplesse, et enfin leur capacité à renforcer les institutions locales et le pouvoir des groupes
marginaux. (1998, p. 582)

56
Cette position privilégiée vis-à-vis des grandes agences internationales de
développement est aujourd’hui tout à fait évidente lorsque l’on observe les dispositifs de
développement. La « participation », sous-entendu l’intégration d’une manière ou d’une autre
de la population ou de ses représentants dans les projets ou les programmes de développement
est devenue incontournable, à tel point qu’elle est désormais la condition pour l’octroi de
financements.

57
III. Les modalit és d e la partici pation de la sociét é
civile au dévelop pement

« La consolidation d’une gouvernance démocratique, soucieuse de la participation des


populations et de la société civile à tous les niveaux. »

C’est dans ces termes que le Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté, texte de
référence en matière de développement dans le monde et ayant pour fonction d’instaurer une
cohérence et d’accroître l’efficacité de l’aide aux pays du Tiers-monde, exprime l’un de ses
principaux objectifs. Et la place centrale accordée à la société civile dans le développement ne
doit donc pas être une utopie. Elle donne lieu à une production conséquente de textes
détaillant les modalités de sa participation.
Dans la pratique, sa mise en œuvre est bien inégale et sujette à toutes les variations
possibles en fonction des projets et des acteurs qui les mènent. Par souci de clarté, on
détaillera ici les modalités de cette participation de la société civile au développement à trois
niveaux : au niveau local dans le cadre des projets dits participatifs, ainsi que du processus de
décentralisation et au niveau national et international avec l’ouverture de la coopération entre
le Nord et le Sud aux acteurs de la société civile.

A. Les « projets participatifs »


La participation de la population dans le développement n’est pas une idée nouvelle
sortie d’un bureau de la Banque mondiale au début des années 80. Elle a en quelque sorte
toujours existé puisqu’elle était courante dans la pratique du développement rural durant la
période coloniale. Devant le constat des échecs des projets de développement dans les années
60 et 70, une remise en question des stratégies utilisées, nous l’avons vu, semble s’imposer.
Les grandes institutions internationales se prononcent donc largement en faveur d’un
développement « alternatif », c’est-à-dire plus participatif, radicalement différent des
pratiques « par le haut » qui ont eu cours jusqu’à cette époque. Loin de proposer une
innovation, les défenseurs du développement participatif des années 80 inventent en réalité
une tradition d’un développement non participatif à l’image d’une lourde technostructure qui
a prévalu pendant les années 60 et 70. Pour Jean Pierre Chauveau, « tout se passe comme
donc comme si le développement rural des années 1960 et du début des années 70 servit et
sert toujours aujourd’hui de d’image repoussoir au modèle participatif. » (1994, p. 29)

58
La participation dans le développement a donc une longue histoire, renvoie à de nombreuses
méthodes différentes et donc à autant de définitions possibles. D’une manière générale, on
peut dire qu’il s’agit « inviter les populations à participer, selon des règles pas toujours très
bien définies, à quelque chose qui leur est extérieur, aux projets et actions des intervenants.»
(Lavigne-Delville et al., 2000, p. 522)
La participation renvoie pour J.P. Olivier de Sardan à cinq dimensions qui se
retrouvent dans la plupart des projets de ce type. Elle permet tout d’abord la valorisation des
savoirs locaux, c’est à dire des compétences et de l’ensemble des ressources dont dispose la
population destinataire du projet. Elle leur offre également une manière de se former de
manière plus interactive qu’en recevant passivement un savoir. La participation revoie
également à une conception du développement par les populations elles-mêmes et non par
l’Etat ou par le simple fonctionnement du marché. C’est le développement dit
communautaire. Le développement participatif recouvre également l’idée d’une
autosuffisance de la population concernée qui réalise par elle-même l’amélioration de ses
conditions de vie. Enfin, la participation de la population aux projets de développement est
considérée comme une gage de satisfaction des « vrais besoins » étant donnée qu’elle le
mieux à même de savoir ce qui lui est nécessaire pour son développement. (Olivier de Sardan,
2001)
La participation dans le développement est également un moyen de mobilisation de la
main d’œuvre bon marché, un moyen de partager les coûts, une manière de créer des
obligations contractuelles entre acteurs autour d’un même projet de faire en sorte que chacun
est tenu de remplir sa mission. Enfin, c’est aussi un processus de prise de décision par la
communauté car le développement participatif est censé impliquer la population à tous les
niveaux des projets depuis l’élaboration jusqu’à l’évaluation. (Bocoum, 2002, p. 13-16)
Les projets participatifs sont très souvent menés par des organisations non
gouvernementales occidentales. La décentralisation correspond aux mêmes objectifs mais elle
se situe dans le cadre de et est menée par l’Etat lui-même.

B. La décentralisation
En effet, la décentralisation est également un moyen de permettre « la participation des
populations à l’élaboration des politiques de développement dans les domaines qui les
concernent. » (Nach Mback, 2001, p. 96). Le soutien des processus de décentralisation dans
les pays dits en développement a donc été intégré à la nouvelle stratégie élaborée par la
Banque mondiale et entre directement dans ses grandes priorités.

59
En Afrique de l’Ouest, après les années 50-60 ont été marquées par une forte
centralisation, comme nous avons pu le démontrer dans la première partie à propos de
l’ « Etat développeur. », la décentralisation débute à la fin des années 70. Elle s’intensifie
ensuite dans les années 90 alors qu’elle s’étend au monde entier sous la bénédiction de la
Banque mondiale.
La décentralisation est une dévolution de ressources et de pouvoirs de l’Etat central
vers les instances de décision locales ou privées : gouvernements locaux représentatifs,
services administratifs locaux du gouvernement central, organisations non gouvernementales
(ONG, coopératives, associations, etc.) ou encore personnes et entreprises privées. », selon la
définition de Jesse Ribot16, citée par P.Y. Le Meur dans un dossier consacré à la
décentralisation et au développement local (p. 6). Pour J. Ribot, la décentralisation est « un
partage de pouvoir », celui-ci étant délégué depuis le centre vers les communautés locales. On
parle ainsi de décentralisation politique. Pour parachever l’entrée de la société civile dans le
champ du développement, c’est au niveau même des politiques de coopération entre le Nord
et le Sud qu’elle est invitée à participer.

C. La participation dans les politiques de coopération


La coopération entre l’Union européenne et les pays dits ACP (Afrique Caraïbes
Pacifique) a fait l’objet en 2000 d’un nouvel accord, l’Accord de Cotonou qui expose une
stratégie résolument orientée vers l’implication des organisations de la société civile,
dénommées Acteurs Non Etatiques (ANE), depuis l’élaboration jusqu’à la mise en œuvre des
politiques de développement. Ainsi se présente l’article 4 de l’accord qui concerne l’approche
générale adoptée :

« Les États ACP déterminent, en toute souveraineté, les principes et stratégies de


développement, et les modèles de leurs économies et de leurs sociétés. Ils établissent
avec la Communauté, les programmes de coopération prévus dans le cadre du présent
accord. Toutefois, les parties reconnaissent le rôle complémentaire et la contribution
potentielle des acteurs non étatiques au processus de développement. »

Cette contribution est prévue pour se faire de trois manières différentes et


complémentaires. Les ANE sont tout d’abord considérés comme des défenseurs des intérêts
de la population du fait de leur proximité avec elle. Il ont donc un rôle de plaidoyer et sont
invités à l’exercer dans le cadre d’un dialogue pour l’élaboration des politiques de
développement de leur pays soutenues par les pays du Européens. Enfin, ils ont un rôle

16
RIBOT J., 1999, « Decentralisation, participation and accountability in Sahelian forestry : legal instruments of
political-administrative control », Africa, n° 69 (1), pp. 23-65.

60
d’exécution de ces politiques dans le cadre d’un partenariat public/privé ou bien du fait de
leur propre initiative et en fonctionne de leurs compétences. Il en découle, dans la pratique, un
certain nombre de mesures telles que l’attribution de ressources financières pour la mise en
œuvre de leur action et la mise en place de dispositifs de renforcement de leurs capacités par
la constitution de plates-formes nationales les rassemblant, par exemple.

Ainsi, un ensemble d’évolutions incontestables atteste de l’existence d’une société


civile en construction dans les métropoles d’Afrique de l’Ouest et dont la participation au
développement est placé au cœur des stratégies des institutions internationales. Cependant, un
certain nombre de nuances doivent êtres apportées à cette constatation. Dans la réalité et par
l’analyse des pratiques, on constate qu’elle reste encore à construire.

61
Partie 3 Les échecs d’un modèle imposé
L’émergence de la société civile en Afrique de l’Ouest est un phénomène
incontestable. De nombreux exemples permettent de l’attester.
Néanmoins, c’est un processus en cours, un processus qui lui laisse le temps de
dévoiler ses formes originales progressivement, au fil de l’évolution historique de chaque
pays. Bien que les premiers signes d’apparition d’une société civile ouest africaine ne datent
pas d’hier, elle est encore fragile car traversée par des forces qui lui sont contraires.
Un des piliers du système de gouvernance n’est donc pas à même de remplir son rôle
laissant des failles béantes où peuvent s’engouffrer toutes les formes de « mauvaise
gouvernance » imaginables.
Pourtant, les organisations internationales ne semblent pas disposées à infléchir leur
stratégie, ni à modifier leurs priorités. Derrière les premiers constats négatifs sur les
applications des principes de bonne gouvernance, se dessinent les contours d’une volonté
bien plus que ceux d’un pragmatisme, d’une politique, bien plus que d’une stratégie. Derrière
la bonne gouvernance comme mode de gestion administrative se cache en réalité une
orientation politique. Et les échecs apparents sont des succès dissimulés, les échecs pour les
uns sont des succès pour les autres.

62
I. Une soci été civile embryonnaire

Parmi les caractéristiques de la société civile, la constitution de ses membres en sujets


privés et l’acquisition d’une autonomie par rapport à l’Etat ouvrant la possibilité d’une
coopération, en sont deux éléments fondateurs. Si ces phénomènes prennent progressivement
de l’ampleur dans les sociétés citadines ouest africaines, ils conservent un caractère incertain
et partiel.

A. Des individus entre communauté et citoyenneté


Nous avons vu plus haut que des comportements tout à fait caractéristiques d’une
attitude citoyenne étaient observables dans les grandes villes d’Afrique de l’Ouest.
Parallèlement à ce constat, nous nous sommes également gardé de faire des généralisations à
l’ensemble de la société civile étant donné que les études réalisées à ce sujet concernent les
classes les plus aisées de la population citadine. En effet, dire que celle-ci adopte
massivement un comportement citoyen depuis une vingtaine d’année serait faux. Pour les
catégories les plus pauvres, le processus d’individualisation se manifeste plutôt par de
l’exclusion. Parallèlement, la rareté des ressources conduit à un renforcement des
appartenances communautaires.

1. Un individualisme anti-citoyen

De l’individualisation à l’exclusion

Le processus d’individualisation à l’œuvre parmi la population citadine ouest africaine


ne doit pas être compris comme l’annonce de l’avènement certain des citoyens. Rappelons
que cette évolution des liens de solidarité entre les individus a été enclenchée sous l’effet
d’une dégradation de la situation économique des pays et d’une augmentation de la
compétition sur le marché du travail.
Le chômage, l’interruption de la scolarité, la multiplication des petits travaux de survie
ne sont pas des conditions propices à l’apparition d’une conscience citoyenne. Bien au
contraire, bon nombre de personnes connaissent l’exclusion et la rupture des liens avec leurs
proches. Les travaux d’A. Marie sur la société abidjanaise rapportent ces phénomènes. Il
relate, par exemple, le témoignage d’un chômeur de trente ans que l’échec à un examen à
projeté dans le milieu de la débrouille et dans la solitude : « ce n’est pas normal d’être ivoirien
et de se sentir étranger dans son propre pays. » (2003, p. 50)

63
Pour A. Marie, ce message traduit bien les effets dévastateurs de la crise de l’emploi
en termes de lien social. L’individu condamné à errer de petits travaux en petits travaux a le
sentiment « d’être devenu un proscrit dans sa propre société et d’être simultanément en porte-
à-faux vis-à-vis de son environnement communautaire (la famille qui avait investi sur vous et
pour qui vous êtes un débiteur incapable d’honorer sa dette). » (2003, p. 50)
Ainsi, rien dans cette solitude ne présage de l’apparition de comportements citoyens.
Elle provoque plutôt l’adoption d’attitudes défensives, de retranchement et de protection vis-
à-vis de la société globale que la volonté de la transformer. (Haubert, 2000, p. 39)

L’individualisme contre le civisme

Cette considération est l’occasion de nous attarder un instant sur le lien entre
citoyenneté et individualisme que nous avons présenté comme nécessaire dans une section
antérieure. Si l’individualisation est en effet un passage obligatoire vers la citoyenneté afin
que les individus deviennent des sujets distanciés de leur société et capables de s’exprimer en
leur nom propre, elle peut aussi les « abandonner devant l’Etat dans l’isolement qui pousse à
l’anarchie ou à la servitude. » (Leca, 1991, p. 187) C’est pour prévenir cela que la thèse d’ E.
Durkheim sur la citoyenneté associe l’individualisme à la présence indispensable de « groupes
secondaires » qui encadrent l’individu de normes sociales contre l’anomie.
Associations ou organisations de la société civile, professionnelles, communautaires,
sociales ou politiques, ces groupes secondaires sont tout aussi nécessaires dans les sociétés
africaines. Le mythe de la solidarité qui les entoure depuis toujours ne doit pas faire oublier,
comme le souligne J. F. Bayart qu’« au lieu d’être des havres d’harmonie et de solidarité
fantasmés par les idéologues, [elles] sont historiquement hantées par le spectre de la violence
individuelle : celle de l’ensorcellement et de la manducation symbolique. Le champ civique
contemporain s’en trouve affecté, par le biais des luttes factionnelles, du fonctionnement
rhizomatique de l’Etat et de la ‘politique du ventre’. » (1989, p. 324)

2. La prégnance des identités communautaires

La communauté comme unique « sécurité sociale »

La crise économique semble avoir des effets paradoxaux car si dans certains cas elle
rejette les individus dans la marginalité, elle contribue également au renforcement ou du
moins à la préservation des solidarités familiales.
En effet, face au chômage et à la pauvreté, la communauté reste la seule « sécurité
sociale » dont disposent les individus. (Marie, 1997, p. 88) C’est sur le cercle de la famille

64
élargie et lui seul que les individus peuvent compter pour recevoir un soutien en cas de
maladie, d’accident, de perte de leur emploi. C’est la communauté également qui accompagne
les défunts dans la dignité par des funérailles à la hauteur des exigences de la tradition. C’est
elle qui permet aux familles dépourvues de toute source de revenus après la disparition du
père de survivre, de pouvoir se nourrir et assurer une éducation aux enfants.
Ainsi, pour A. Marie, la « paupérisation généralisée (…) ne peut qu’entretenir une très
forte demande et même aviver les pression pour le maintien des formes informelles de
solidarité microsociale. Il semble que celles-ci soient amenées à perdurer dans un état de crise
permanente. » (1997, p. 102)
Ainsi et pour aller plus loin, on peut dire au-delà d’une mise en évidence le
« dispositif » complet d’assurance fourni par la communauté, la crise économique montre que
les valeurs véhiculées par la communauté sont encore celles qui prévalent pour la constitution
de l’identité des individus. En effet, l’exclusion constatée de manière de plus en plus criante
dans les métropoles ouest africaines a pour cause première le fait que les individus frappés par
le chômage n’ont plus la possibilité de contribuer au soutien des proches. Ils ne sont plus
capables que de recevoir de l’assistance et n’ont rien à donner en retour. Ainsi, l’exclusion
devient la seule solution pour se soustraire à cette pression de la dette que nous avons
expliquée précédemment.

Le refuge dans la tradition et la magie

Les rapides évolutions des vingt dernières années ont aussi provoqué une sorte de
retour à la tradition et aux valeurs communautaires. R. Fatton le souligne et affirme: « Rather
than being an instrument of resistance and revolutionary transformation, cultural traditions are
a means of coping with the devastation brought about by failed projects of progress. » (1995,
p. 75)
Le pouvoir persistant de la tradition se manifeste de différentes manières. Les liens
entre la compagne et la ville résistent par exemple à la différence des modes de vie. A. Marie
note par exemple la fréquence des déplacements entre la ville et le village. (1997, p. 86) Nous
avons également vu, précédemment, que si les femmes migrantes installées en ville
entretenaient des relations de plus en plus distendues avec leur famille restée au village, les
cérémonies funéraires continuaient d’avoir pour elles une forte signification, si bien qu’elles
consentaient à retourner dans le village d’origine pour ces occasions.
Le recours à la sorcellerie et à la magie reste encore fréquent chez les citadins pour
expliquer les épreuves et les problèmes auxquels ils sont confrontés dans leur vie quotidienne.

65
Les pouvoir politique, explique R. Fatton, est bien souvent assimilé à un « Etat sorcier »
aspirant les ressources de la population, la privant de ses forces vives et l’empêchant de
réaliser son développement. Ainsi, des forces occultes sont rendues responsables de la
situation dans laquelle est enfermé le pays mais elles sont également vues comme les moteurs
d’un changement possible, ce qui paraît contraire à une réelle action collective organisée.
La difficulté à se départir des traditions se retrouve également dans les relations avec
l’Etat qui semblent difficilement envisageables en termes de partenariat.

B. L’absence d’un partenariat entre la société civile et l’Etat


Le caractère embryonnaire de la société civile se manifeste également dans ses relations
avec l’Etat. Loin d’être deux entités indépendantes et dont la gestion des affaires publiques
découle des interactions, l’Etat et la société civile sont difficilement dissociables. Dans le cas
où les deux groupes d’acteurs se distinguent, leurs rapports restent difficiles entre partagés
entre le rejet et une coopération incertaine.

1. L’Etat contre la société civile

La nature patrimoniale de l’Etat en Afrique constitue un premier frein à la constitution


d’une réelle société civile. Comme nous l’avons développé précédemment, « l’autosuffisance
de la société civile est illusoire et sa pertinence ne se conçoit que dans le cadre d’une relation
d’autonomie par rapport à la société politique et de complémentarité avec elle. » (R. Otayek,
2002, p. 200) Cependant, la profondeur de la pénétration de l’Etat dans la société par le
mécanisme du clientélisme empêche cette séparation pourtant nécessaire.
En outre la crise que connaît actuellement le marché du travail dans les grandes villes
ouest africaines vient exacerber ce besoin de redistribution. Nous avons montré dans le
premier chapitre de quelle manière l’ « Etat rhizome » enfonce jusque dans les couches les
plus basses de la société ses radicelles, les ressources générées par ce mécanisme étant les
principales ressources sur lesquelles les plus pauvres peuvent compter au quotidien. Leur
raréfaction en temps de crise ne peut donc qu’accroître ce phénomène et générer de fortes
tensions.
Pour M. Haubert, cette interpénétration de l’Etat et de la société civile est un élément
majeur de l’argumentation contre une réelle société civile en Afrique de l’Ouest. La société
civile ne peut, selon lui être réellement autonome car c’est de l’Etat qu’elle naît par le biais
des relations d’entretiennent les groupes d’intérêts avec le pouvoir. Il affirme ainsi que les
revendications de la société civile correspondent davantage à des « aspirations d’incorporation

66
au système plus [qu’à] la mise en cause de celui-ci. » (2000, p. 37). Ainsi, elle ne peut pas
acquérir d’autonomie par rapport aux partis politiques, ni se départir des logiques clientélistes.
Le fonctionnement de l’Etat interdit donc la mise en place des conditions nécessaires à
l’existence d’une société civile. Il empêche le déroulement du processus d’individualisme par
les liens qu’il active à tous les niveaux de la société et soumet la société civile à une
dépendance indépassable envers lui.
En outre, l’attitude des dirigeants politiques ouest africains quasi exclusivement
orientée vers le profit personnel, la capture du pouvoir et sa conservation laisse bien imaginer
qu’ils n’ont aucun intérêt à porter attention à l’émergence de la société civile sinon pour la
maîtriser ou l’utiliser. J. F. Bayart le souligne par une citation de G. Hermet qui montre bien
leur orientation profondément contraire aux valeurs qu’elle peut incarner : « Il s’agit bien, en
effet, de ‘pouvoirs d’Etat concentrés dans les mains d’individus ou de groupes qui se
préoccupent, avant toute chose, de soustraire leur sort politique aux aléas d’un jeu
concurrentiel qu’ils ne contrôlent pas de bout en bout’. » (1989, p. 320)
Cette attitude de l’Etat peut en retour provoquer un rejet radical de celui-ci redoublant
ainsi l’impossibilité d’une relation.

2. Des relations instables

Contre l’Etat avant tout

Inspirée par la colère contre un Etat despote, sa force peut tout à fait se cantonner à
l’expression de cette colère et ne conduire à aucune organisation, ni aucune coordination d’un
mouvement porteur de revendications et de propositions pour une amélioration de la gestion
des affaires publiques.
Cette idée est par exemple proposée par C. Monga qui affirme : « in countries where
the protagonists are primarily animated with revenge and anger, the dissemination of despair
and violence seems to be the main feature of informal political markets. » (1995, p. 373) Il
illustre son propos par des exemples tirés de phénomènes observés au Sénégal, au Mali et au
Cameroun. Dans ces trois pays, une partie de la population s’est effectivement élevée contre
les dictateurs qui se sont installés au pouvoir après les indépendances et s’est mobilisée en
faveur de l’organisation de procès publics contre ces derniers. Pour C. Monga ces
mouvements ressemblent à une « chasse aux sorcières » qui témoigne d’une volonté de punir
et de régler des comptes davantage que de créer un réel mouvement vers la démocratisation et
un plus grand respect des droits.

67
Dans ce cas, nous sommes face à une société civile qui se constitue par opposition à
l’Etat et non pour elle-même. R. Fatton appuie cette idée en faisant référence à A. Seligman
pour qui « Civil society resonates first with that which is not of the state. It symbolizes a
collective rejection of predatory regimes rather than an embrace of the individual as an
autonomous social actor and as an ethical and moral identity. » (1995, p. 73) Ce phénomène
prend racine dans les mouvements de révolte contre l’autoritarisme imposé par le
colonisateur.

Un partenariat fragile

La description du travail d’intermédiation entre la population et les pouvoirs publics


réalisé par les associations de quartier dans les grandes villes ouest africaines nous a conduit à
évoquer la distance très grande existant entre les citoyens et l’Etat dans les pays africains. La
professionnalisation des associations tend à la réduire mais, sur la base d’une étude menée à
Abidjan, F. Leimdorfer montre bien en quoi ses relations restent incertaines.
Cette incertitude caractérise en premier lieu la manière dont les pouvoirs publics
appréhendent les comportements des citadins, notamment en ce qui concerne l’utilisation des
espaces publics urbains. Pour F. Leimdorfer la terminologie employée pour les désigner, et
notamment le fait de les appeler les « gens », en est révélatrice. A travers ce vocable, c’est
l’idée d’un ensemble d’individus aux conduites plutôt imprévisibles voire « anarchiques », qui
est transmise. Cela signifie que les citadins se voient « dénier un statut d’acteur qui serait
associé à une catégorie aux propriétés stables (…) [reflétant et construisant] en quelque sorte
une relative légitimité et permanence des rapports sociaux. » (2003, p. 150)
C’est dans cette configuration problématique que s’installent les relations entre ces
deux groupes d’acteurs de la gestion des affaires publiques urbaines. D’un côté les décideurs
politiques estiment que la population doit être éduquée car elle n’a pas encore pleinement
intégré les notions d’intérêt général. De l’autre, les associations se voient de plus en plus
confier des missions contribuant à la mise en œuvre des politiques publiques. Un partenariat
s’instaure donc mais ses bases restent fragiles.

68
II. Les figures d e la «mauvaise» gouvernance

Dans ce contexte difficile qui incite davantage à la débrouille qu’au civisme, ce que
l’on peut alors appeler la « mauvaise gouvernance » prend de multiples facettes.
Il ne s’agit pas ici de revenir sur les différents aspects de la mauvaise gestion des
affaires publiques mis en évidence par la Banque mondiale et que nous avons développées
plus haut, mais de voir comment alors même que la bonne gouvernance est encouragée dans
tous les programmes, notamment à travers la conditionnalité, les situations de mauvaise
gouvernance se multiplient.
Elle se manifeste sous la forme d’une intensification des entreprises de recherche du
gain privé, mais également par l’absence d’un réel débat public ouvert et équitable, le tout
couronné par un Etat au rôle incertain.

A. La valse des intérêts privés


Faiblement structuré et timidement porteur de valeurs universelles, l’espace situé entre
l’Etat et la sphère privée ressemble davantage à une explosion des revendications privées qu’à
une véritable société civile. Ceci se manifeste tant au niveau individuel que dans l’absence de
coordination des actions collectives menées par les OSC.

1. La société incivile

La gouvernance, nous l’avons développé dans le premier chapitre, peut se définir


comme une co-production des politiques publiques par un ensemble d’acteurs dont un certain
nombre d’entre eux, les OSC, tirent leur légitimité à y participer du fait qu’elles représentent
la société civile. Ce mode de gestion publique demande un nivellement des hiérarchies pour
que finalement, les acteurs se retrouvent au même niveau et confrontent leurs points de vue.
Or, cette rencontre peut très bien s’apparenter davantage à une cacophonie de
revendications et d’intérêts qu’à un débat constructif. La libération de forces sociales non
soumises à une régulation ne s’organise pas spontanément derrière la défense de l’intérêt
commun. La dureté des conditions de vie qui frappe la majeure partie des citadins ouest
africains provoque plutôt à la multiplication des entreprises de recherche du gain privé.

Le difficile passage de l’intérêt privé à l’intérêt commun

La société civile est ainsi qualifiée parce qu’elle est censée, par le libre jeu des intérêts
différents conduire à l’intérêt général. M. Haubert, s’appuie sur cette idée pour résoudre le

69
problème d’y inclure ou non les organisations explicitement contre le bien commun telles que
les groupes xénophobes ou les mafias. Il cite Benjamin Barber pour qui « c’est le jeu
pluraliste des diverses communautés plutôt que leurs caractéristiques propres, qui fonde
l’égalité et la démocratie de la société civile. » (2000, p.31)
Ainsi, le principe de la gouvernance semble directement inspiré des règles du marché
et accorder toute sa confiance en une sorte de « main invisible » sociale. Cependant, cette
théorie économique a montré ses limites par le creusement des inégalités qu’un tel
fonctionnement induit. Il en va de même en ce qui concerne la société civile. R. Fatton, dans
son article intitulé The Civic Limitations of Civil Society, affirme ainsi : « embedded in the
coercive social discipline of the market, civil society is virtually bound to come to the defence
and promotion of private rights and sectional claims. » (1995, p. 71) En l’absence de
régulation, les forces sociales ne peuvent atteindre un équilibre et les acteurs capables de
mobiliser les ressources nécessaires verront leurs intérêts satisfaits au détriment des plus
démunis.

Une tendance au conflit

Les parties qui constituent la société civile sont par définition antagonistes les unes
aux autres et leurs différences peuvent être la source de violence. R. Fatton souligne qu’elle
est traversée par des intérêts de classes, des particularismes ethniques, des comportements
égoïstes et toutes sortes de fondamentalismes religieux ou séculiers qui le portent à la définir
comme guidée par le conflit (1995, p. 72-73) Il va jusqu’à faire l’analogie entre la société
civile et l’état de nature décrit par Hobbes. En attestent, selon lui, les guerres civiles qui ont
ravagé plusieurs pays sur le continent africain.
La colère est le principal moteur de la société civile pour C. Monga. Les
mécontentements croissants vis-à-vis de l’Etat, que nous avons décrits précédemment et qui
trouvent leurs racines historiques dans la contestation des autoritarismes dès la fin de la
seconde guerre mondiale, ont provoqué la naissance d’un nombre pléthorique de partis
politiques. Ceux-ci ont cependant rapidement montré leur incapacité à se constituer en solides
relais de la population, notamment par la formulation de revendications concrètes et la mise
en œuvre de stratégies d’action. (1995, p. 366). La démocratisation a donc plutôt consisté
« ouvrir les vannes à une diffusion de la violence dans la société et donc accroître son
‘incivilité’.» (Haubert, 2000, p. 40)

70
La société civile ouest africaine se présente donc plus comme une pluralité
désorganisée et profondément encline à favoriser la montée en puissance de certaines figures
emblématiques de l’intérêt privé.

2. Quand l’intérêt privé prévaut sur l’intérêt collectif

Une figure de l’intérêt privé : le courtier en développement

L’analyse de cet exemple nous replonge directement dans le champ du développement


et propose un exemple de détournement de la notion de bien commun à des fins personnelles.
La dénomination de « courtiers locaux de développement » a été proposée par un
groupe d’anthropologues du développement pour qualifier « les acteurs sociaux implantés
dans une arène locale qui servent d’intermédiaires pour drainer (vers l’espace correspondant à
cette arène) des ressources extérieures relevant de ce qu’on appelle communément l’aide au
développement. » (Olivier de Sardan, 1995, p. 160)
Ils acquièrent cette position d’intermédiaires en se servant de la notion de bien commun.
En effet, ils vont défendre auprès des organisations de développement les intérêts de la
population qu’ils se disent représenter afin de mettre en place un projet de développement
répondant à leurs besoins. Ils sont bien souvent eux-mêmes concepteurs de projets pour
lesquels ils vont rechercher des financements et un appui technique. Ils développent pour cela
une maîtrise de la rhétorique développementiste et des capacités de négociation avec les
fournisseurs de l’aide que sont les organisations occidentales.
Ce faisant, les courtiers retirent des gains personnels d’ordre financier mais aussi et
surtout en termes d’influence sur la scène politique locale. Pour Jean Pierre Olivier de Sardan,
ils peuvent avoir quatre principaux types d’objectifs. La captation de l’aide est un tremplin qui
leur permet de s’insérer dans cette arène politique. Lorsqu’ils y sont déjà intégrés, elle leur
permet de consolider ou d’élever leur position. Enfin, ils utilisent ce moyen pour s’extraire de
l’arène locale, briguer des échelons plus élevés et augmenter leur pouvoir.
Cet exemple montre bien que la recherche du bien public loin d’être à l’origine des
actions des membres de la société civile peut également faire l’objet d’une instrumentalisation
à des fins purement privées.

Du service public au service disputé

Dans le domaine des services de base, la compétition entre prestataires en quête de


légitimation n’a pas pour conséquence l’amélioration de leur qualité mais bien une
aggravation de la désorganisation dans la fourniture des services.

71
Elisabeth Dorier-Apprill et Cécilia Meynet, auteurs d’un article portant sur Les ONG :
acteurs de la gestion disputée des services de base, met en évidence le fait qu’un phénomène
de concurrence peut se développer entre les services municipaux et les ONG locales pour la
réalisation de ces services. Appuyé sur une étude des projets de transformation des déchets
urbains au Mali et au Bénin, leur propos concerne ce qu’elles appellent une « gestion
disputée » des services urbains. (2005, p. 28)
Censée être « partagée », cette mission devient l’enjeu d’un conflit entre des structures
appuyées par les bailleurs de fonds internationaux et les municipalités locales qui se voient
déposséder de leurs prérogatives. Ces dernières, décrédibilisées cherchent ainsi à les récupérer
afin de regagner de la légitimité auprès des habitants.
Les auteurs constatent que les conséquences de cette gestion disputée ne conduisent pas
à une plus grande efficacité dans la délivrance des services. Au contraire, la demande des
ménages envers les ONG est faible et le problème du traitement n’est pas résolu. Le
chevauchement des méthodes et la mauvaise coordination globale du secteur joue donc à la
défaveur des principaux intéressés. Cet exemple de restructuration d’un secteur selon les
principes de la bonne gouvernance témoigne bien du fait que l’encouragement de l’action des
acteurs privés peut travailler contre la mise en place de partenariats et conduire à une
« mauvaise » gouvernance.

B. Un débat public biaisé


Si la gouvernance est également en principe orientée vers un débat public ouvert et
intégrant un large panel d’acteurs, dans la pratique, les conditions du débat ne sont pas
nécessairement propices à l’expression de l’ensemble des revendications de la société. En
effet, les organisations dites de la société civile représentent les populations de manière très
partielle et ont elles-mêmes des possibilités limitées de se faire entendre.

1. Quelle légitimité pour les OSC ?

Comment définir leur caractère civique ?

L’encouragement des acteurs de la société civile à participer au débat public et à la


décision politique selon les principes de la gouvernance pose la question de qui peut ou ne
peut pas participer. Le dilemme déjà évoqué précédemment est de savoir si toutes les
organisations revendiquant le droit de s’exprimer dans l’espace public y sont admissibles au
nom de la pluralité des opinions ou bien si ce droit doit être conditionné à leur caractère
civique. En effet, il ne paraît pas justifié de considérer les mafias, les organisations

72
xénophobes ou encore les organisations violentes, et dont les activités sont résolument contre
l’intérêt collectif, comme membres de la société civile et comme ayant un droit d’expression
légitime.
La définition des critères permettant de juger si leurs activités sont civiques ou non est
également un problématique. En effet, leur spécialisation dans des domaines très variés ne les
conduit pas nécessairement à se présenter comme des défenseurs du bien commun, même si
leur action y concourre. Comment déterminer dans quelle mesure l’action de telle ou telle
association contribue à l’intérêt général ou non ? Pour M. Haubert, « chaque interlocuteur, en
rejetant ce qu’il considère comme non civil, acivil, ou anticivil, exclut ainsi de la société
civile tous ceux qu’il ne reconnaît pas comme interlocuteur. » (2000, p. 30) Cette
considération met bien en évidence le caractère subjectif de la notion de civilité et la pluralité
des critères et des acceptions qui la concernent. La représentativité des organisations peut être
également considérée comme un critère en faveur de leur caractère civique.

Un défaut de représentativité

La représentation des intérêts de la population est, avec la prestation de services de


base, le rôle principal des OSC. Il convient donc de s’interroger sur leur composition pour
estimer de plus près leur réelle capacité à représenter la population.
Les recherches effectuées par M. Haubert à ce sujet le conduisent à conclure à une
« construction sociale biaisée » (2000, p. 43). En effet, les organisations de la société civile
apparaissent dans leur plus grande majorité constituée d’individus provenant des catégories
moyennes voire élevées de la population. Les membres des OSC ont en général un niveau
d’éducation et de formation et un statut socio-économique relativement élevés selon lui, ce
qui le pousse à conclure qu’il est nécessaire de disposer d’un capital économique, social ou
culturel minimal pour participer à leurs activités. Au total, pour lui « organisations
communautaires de base et organisations non gouvernementales ne correspondent ensemble
qu’à une très faible partie de la population et cette partie a des caractéristiques socio-
économiques et culturelles assez sensiblement différentes de l’ensemble. » (2000, p. 44)
Ces informations viennent en quelque sorte confirmer les réserves émises dans la
partie précédente concernant l’individualisation des classes les plus aisées dans les grandes
villes d’Afrique de l’Ouest. Les études mentionnées alors fournissaient des informations
concernant essentiellement les diplômés. Chez les citadins appartenant aux catégories les plus
basses de la population, il semble donc que la participation aux activités citoyennes
directement ou représentés par des OSC soit moins évidente. On peut alors se demander en

73
quoi la consultation de la société civile par le biais des OSC permettrait une meilleure
représentation de la population que les mécanismes traditionnels de la représentation
parlementaire.

Le comble de l’ «accountability»

La transparence attestée par le fait de rendre des comptes régulièrement à la population


est un des principes fondamentaux de la bonne gouvernance. Il doit concerner tous ses acteurs
et s’applique donc logiquement aux OSC.
Or, on peut se demander avec Jeanne Planche dans quelle mesure cette exigence
d’accountability, pour reprendre le terme anglais désormais largement employé, s’applique
aux OSC. En effet, leurs ressources financières et techniques provenant essentiellement voire
exclusivement des bailleurs de fonds, c’est à eux qu’elles se doivent de rendre des comptes et
non à la population. Ainsi, mise en avant comme pierre angulaire de la promotion de la
transparence dans la gestion des finances publiques, les organisations de la société civile ne
sont en réalité pas contraintes dans la tenue de leurs comptes par le contrôle de la population
qu’elles représentent.
Globalement et en résumé des deux remarques précédentes, on peut considérer que « si
les organisations non gouvernementales peuvent avoir des objectifs et des activités favorables
à la démocratisation, les modalités de leur action sont par nature fort peu démocratiques. »
(Haubert, 2000, p. 53-4) Le débat public en lui-même souffre également de ce défaut.

2. La voix du plus fort

Les inégalités intrinsèques de la société civile…

La pluralité de la société civile se manifeste à travers les types de structures et leur


taille. Jean et John Comaroff font remarquer ces différences en affirmant : « Whatever is said
in its name about universal rights and the equality of persons, civil society is constructed as a
hierarchy of unequally valued individuals with unequal capacities for self-realization. » (1999,
p. 24)
Au regard des évolutions contemporaines, J. F. Bayart, appuie cette thèse et la replace
dans une continuité historique qui vient lui donner encore davantage de poids, consacrant la
toute puissance des dominants. Selon lui, en effet, « les lignes anciennes d’inégalité sont
susceptibles de se greffer sur les procédures contemporaines d’accumulation et de les
renforcer. » (1989, p. 153)

74
En ce qui concerne précisément la société civile, les modes de gouvernance désormais
promus par la communauté internationale ne semblent pas empêcher cette réalité.
Y. Papadopoulos insiste sur la nécessité, pour être intégré dans les structures de gouvernance,
de détenir un pouvoir de chantage vis-à-vis des autres acteurs et notamment étatiques fondé
sur contrôle de différents types de ressources. Il s’agit d’abord de ressources financières.
Ensuite, l’expertise issue d’un travail de terrain permet de fournir à l’action publique les
connaissances nécessaires à son efficacité. Enfin, les ressources organisationnelles permettant
aux OSC d’initier d’importantes mobilisations contre les décisions politiques jugées
inappropriées, témoignant ainsi de leur capacité d’influence.
Il ajoute à cet attirail une dimension plus subjective mais néanmoins non négligeable :
celle de la capacité à entrer dans le « cercle restreint et fermé » de la délibération. (2002,
p.144) Une sorte de pression normalisatrice s’impose aux OSC pour faciliter la négociation.
Seules les organisations qui en connaissent les ressorts peuvent être admises dans le cercle et
espérer participer réellement aux choix publics.
C’est ce qu’il décrit comme la « connotation élitiste » du système. Connaissant ces
rouages, elles ont tendance à choisir de s’insérer dans le système plutôt que de le rejeter, ce
qui les priveraient de toute ressource. Une fois intégrées, M. Haubert souligne que « pour
conserver ou accroître leur légitimité institutionnelle, [elles se retiennent] de s’engager dans
des activités qui pourraient être considérées comme strictement politiques. » Ceci a pour
conséquence de restreindre le débat public au niveau national, phénomène qui se répercute au
niveau local du fait de leur rôle d’intermédiaire entre les instances étatiques et les
organisations de base. (2000, p. 54)
Ces différentes constations laissent transparaître la nécessité d’un Etat neutre et
régulateur pour garantir un meilleur équilibre des forces en présence dans le débat public ainsi
qu’une coordination globale de l’action des acteurs participant à la mise en œuvre des
politiques. Cependant, la mise en œuvre des réformes de l’Etat africain conformes au principe
de bonne gouvernance rend peu clair le rôle de cet acteur pourtant central.

… renforcées par l’Etat

La complexité du rôle de l’Etat africain dans le contexte de gouvernance tel qu’il est
soutenu par les organisations internationales tient tant à des contradictions propres au principe
même de la gouvernance qu’aux difficultés de la mise en pratique.
Il est tout d’abord court-circuit par une multitude d’acteurs privés du fait de son
incapacité à fournir les services de base à sa population. Il s’agit à la fois d’organisations

75
locales ou nationales et d’organisations internationales qui tendent donc à le supplanter avec
l’aide des bailleurs de fonds accordant davantage leur confiance à ces structures qu’aux
institutions étatiques africaines.
Comme nous l’avons montré précédemment, la Banque mondiale et ses partenaires ont
progressivement pris le parti de redonner à l’Etat une place dans leurs stratégies de
développement mais en cherchant à le réformer. La bonne gouvernance et le rôle toujours
croissant donné aux OSC l’orientent alors vers un rôle de partenaire dans la négociation et
l’élaboration des politiques publiques. Cette position consacre l’application du principe de
nivellement des hiérarchies propre à la gouvernance. Elle lui retire ainsi toute possibilité de
régulation et de correction des effets négatifs de cette ouverture du débat à une multitude
d’acteurs aux capacités inégales d’influer sur la décision finale.
Cependant, bien qu’encourageant explicitement cette participation de la société civile
à tous les niveaux, depuis l’élaboration jusqu’à la mise en œuvre des politiques, les politiques
de coopération laissent dans la pratique à l’Etat une large marge de manœuvre dans la
réalisation de ce partenariat. Du fait de la difficulté à gérer la très grande diversité des
organisations potentiellement concernées par cette position, il devient alors en réalité le maître
d’œuvre d’ « un modèle de type néo-corporatiste » (Lavigne-Delville, 2005, p. 149),
privilégiant celles qui font preuve d’une solide structuration et qui maîtrisent déjà les rouages
de la négociation avec les institutions étatiques. De plus, « maîtres de l’attribution d’un statut
public à des groupes d’intérêt, les pouvoirs publics peuvent alors requérir de leur part qu’ils
intériorisent les objectifs étatiques » (Papadopoulos, 2002, p. 141).
Ainsi, les conditions d’un réel débat public semblent loin d’être réunies, la diversité
des acteurs de même que la liberté de revendication étant freinées par le fonctionnement de la
délibération.

La mise en application de la stratégie de promotion de la « bonne gouvernance » ne


semble pas avoir permis de résoudre les nombreux dysfonctionnements dans la gestion des
affaires publiques des Etats d’Afrique de l’Ouest. De tout évidence, la « bonne gouvernance »
est une stratégie inadaptée au contexte dans politique, économique et social dans lequel elle
est censée être appliquée. Sa mise en œuvre ressemble beaucoup plus à l’imposition d’un
modèle de développement par les agences spécialisées qu’à une véritable démarche
pragmatique et basée sur connaissance approfondie des situations.

76
III. La «bonne g ouvernance» comme mod èle de
développ ement i mpos é

« Les pouvoirs publics savent que de véritables coopérations entre partenaires à


égalité de savoir et de pouvoir, ainsi que de véritables politiques de développement
durable sont impossibles actuellement, car elles se heurtent à trop d’intérêts
économiques, financiers et commerciaux, aux stratégies des groupes multinationales
et aux positions de pouvoir des dominants politiques et économiques. » (Fonteneau,
2003, p. 30)

Cette phrase tirée d’un article de Gérard Fonteneau, coordinateur du Groupe syndical
« Cotonou » UE-ACP17 résume clairement le sort de la coopération et de l’aide au
développement aujourd’hui dans le monde. L’ensemble du dispositif mis en œuvre dans le but
de promouvoir le développement économique et social des pays est soumis à un rapport de
pouvoir qui le dépasse de loin. Sa conception par les grandes agences de développement est
en effet en réalité guidée par la volonté des pays les plus développés économiquement de
conserver leurs avantages.
Ainsi, c’est une politique et non pas une stratégie de développement qui est partagée
par l’ensemble des organisations internationales. Par politique, nous entendons ici une action
qui, par son orientation idéologique, est destinée à la conservation voire au renforcement du
pouvoir d’un groupe sur les autres. Cette action s’appuie sur un discours qui dissimule
derrière des concepts apparemment neutres, une politique résolument libérale.

A. Un discours apolitique...
Le discours des organisations internationales sur les problèmes de développement ne
laisse, à aucun moment transparaître une quelconque volonté politique. Un vocabulaire
médical est privilégié pour aborder ce « fléau » à « éradiquer ». (Lautier, 2001, p. 169) De
cette manière, il est impossible de rendre quiconque responsable de la situation.
Cette rhétorique de la neutralité puise son vocabulaire dans trois sources principales. La
première est celle de la moralité qui rend les objectifs poursuivis indiscutables. La seconde est
celle de la technique : l’attirail de techniques de gouvernement fait ainsi disparaître toute
notion d’intérêt et de pouvoir. Enfin, le tout est fondu dans un ensemble de valeurs présentées
comme indiscutables parce que universelles.

17
FONTENEAU, G., 2003, « Les syndicats sont des acteurs du développement », in Le Courrier ACP-UE, n°
199, pp. 29-30, cité par LAVIGNE-DELVILLE Ph. et PLANCHE J., 2005, « L’Union européenne et les sociétés
civiles du Sud : du discours politique aux actions de coopération », Autrepart, n°35, pp. 143-160.

77
1. Des objectifs indiscutables

Simultanément à l’apparition de la « bonne gouvernance », à la fin des années 80, le


« développement » des pays du Tiers-monde s’est transformé en « lutte contre la pauvreté ».
Le Rapport sur le développement dans le monde de la Banque mondiale publié en
1990 inaugure ce tournant. Il annonce les objectifs de l’institution qui se déclinent en de
nouveaux termes jusque-là peu utilisés et dont le principal est « pauvreté ». Il devient à partir
de ce moment récurrent dans le discours de la Banque.
Le choix de ce terme n’est pas anodin. Il évacue tout d’abord l’idée de responsabilité.
On peut même aller jusqu’à dire qu’il dissuade ceux qui chercheraient à en trouver les causes.
En allant droit au but, la pauvreté, la Banque mondiale invite à ne pas s’attarder sur les raisons
pour se concentrer sur l’action. Il y a, à travers ces mots, l’idée d’une urgence à agir qui doit
concerner tout un chacun.
Les objectifs concernant le développement sont ainsi placés dans le registre de la
moralité. En effet, comme le remarque Bruno Lautier, « lutter contre la pauvreté, qui pourrait
être contre ? » (2001, p. 169) Un impératif semble s’imposer à tous du fait qu’il est
moralement inacceptable de ne pas se mobiliser au constat des difficiles conditions de vie qui
frappent la majorité de la population mondiale. La lutte contre la pauvreté devant être un
projet universel ne souffre aucune division. La politique et ses dissensions n’y ont pas sa
place. C’est ainsi donc que la Banque prépare le déroulement de sa stratégie de
développement, ainsi qu’elle se protège de toute critique sur la dimension politique de ses
interventions.
Selon B. Lautier, « la société que l’on nous présente est dépolitisée, où, d’un côté, on
aurait un consensus mondial sur un impératif moral, de l’autre une série de problèmes
techniques que l’on règle techniquement. » (2001, p. 175) En effet, afin de mener à bien ce
projet universel de lutte contre la pauvreté, les institutions internationales de développement
insistent sur leur recours à des techniques, celles-ci venant s’ajouter à la morale pour rendre
incontestable leur neutralité politique.

2. La neutralité de la technique

La technique a en effet un important pouvoir d’évacuation de la politique. « By


uncompromisingly reducing poverty to a technical problem, and by promising technical
solutions to the sufferings of powerless and oppressed people, the hegemonic problematic of
development is the principal means through which the question of poverty is depoliticized in

78
the world today », affirme James Ferguson, auteur d’un ouvrage central sur cette question
intitulé The Anti-Politics Machine. (1994, p.256)
Allant exactement dans ce sens, l’ensemble des techniques mises en avant à partir de la
fin des années 80, nous l’avons vu, sont rassemblées sous le terme de « gouvernance ». Le
recours à ce terme est déterminant. Il est porteur de nouveauté et il matérialise en quelque
sorte le tournant souhaité par la Banque dans son approche des questions de développement. Il
est également chargé d’une connotation technicisante. Différent de « gouvernement » qui a
une dimension éminemment politique, gouvernance est un terme neutre et qui renvoie à un
ensemble de procédés dépourvus de tout rapport avec le pouvoir. Pour A. Osmont, la
gouvernance permet cette évacuation de toute dimension politique « en technicisant dans des
procédures légales et des règles d’administration la substance qui régit les relations entre les
membres d’une communauté nationale. » (1998, p. 24)

3. Des valeurs universelles

Enfin, toutes les interventions menées dans le but de promouvoir le développement


dans le monde sont enveloppées dans une sorte de système de valeurs ayant lui aussi une
dimension universelle et donc censé susciter l’adhésion du plus grand nombre. Si elle apparaît
neutre politiquement, la gouvernance semble également être neutre culturellement.
Nous avons jusqu’à présent étudié la gouvernance comme mode de gouvernement
intérieur. Elle se présente aussi comme une manière de gérer les affaires internationales. Dans
ce cas, on parle alors de gouvernance globale. Or, comme le développement Anthony Pagden,
la gouvernance globale peut être considérée comme la forme finale de gouvernement de
l’humanité. C’est le résultat d’un processus naturel et l’objectif de toutes les sociétés
humaines indifféremment.
Il se réfère pour cela à la théorie du droit cosmopolitique de Kant. Celle-ci a pour point
de départ la fin de l’état de nature. Pour Kant, ce tournant fondamental dans l’histoire de
l’humanité est commun à « tous les peuples et les cultures possibles » (Pagden, 1998, p. 12) Il
distingue quatre étapes qui mènent l’homme au monde de la société civile qui correspond à
l’opposé de l’état de nature. A la dernière étape, explique Pagden, « l’homme comprend qu’il
est au fond la ‘fin de la nature’ et que rien de ce qui vit sur terre ne peut entrer en concurrence
avec lui sur ce point. » (1998, p. 14) Ceci le conduit à constater l’égalité de tous les hommes
et la nécessité d’instaurer un droit cosmopolitique qui lui garantisse cet état et le protège
d’être « utilisé par personne comme un moyen en vue d’autres fins ».

79
Ce droit cosmopolitique doit s’exercer à l’échelle internationale et contribuer pour les
peuples du monde à garantir un ordre politique universel. Celui-ci se concrétisera notamment
par une forme de gouvernement reconnue par tous, la République. Ainsi, « en quête d’un
langage neuf pour caractériser les relations internationales nouvelles de notre époque, la
Banque mondiale et l’ONU ont cherché un idiome parfaitement « cosmopolitique » (…) Pour
Kant, c’était le républicanisme ; pour les Nations Unies et les institutions monétaires
internationales, c’est manifestement la démocratie libérale – ou néo-libérale. » (Pagden, 1998,
p. 16)
Ainsi, les valeurs sur lesquelles se fondent les institutions internationales pour
intervenir, et notamment dans le champ du développement, sont présentées non pas comme
l’émanation de la culture occidentale ou de tout autre culture particulière mais bien comme
universelles, c’est-à-dire propres à la nature humaine.
Au total, la morale, la technique et l’universalité de certaines valeurs représentent
assez de garde-fous pour que les institutions internationales puissent habilement camoufler la
nature pourtant incontestablement politique de leurs interventions.

B. …pour dissimuler l’ingérence


1. La politique de la Banque mondiale comme mode de gouvernement

Autant de précaution pour se préserver des accusations d’ingérence, on ne peut que


présager du contraire. Si B. Lautier parle de la lutte contre la pauvreté non seulement comme
politique mais comme « science du gouvernement » (2001, p. 170), A. Osmont considère que
le terme d’ingérence est bien celui qui correspond, au vu des nombreuses réformes que
conditionne l’aide au développement. Pour elle, « dans son sens plein, ‘governance’ couvre la
manière selon laquelle une société est gérée et dirigée, ce qui inclut l’élaboration et
l’administration de dispositions légales en matière de contrôle politique aussi bien que pour
les questions économiques qui relèvent de la gestion des ressources de cette communauté. Il y
a donc forcément des recouvrements entre les termes de governance (…) politiques et
politique. (1998, p. 22)
La thèse de J. Fergusson va également tout à fait dans ce sens. Il se base sur une étude
un projet de développement rural mis en œuvre au Lesotho entre la fin des années 70 et le
début des années 80. Du nom de Thaba-Tseka, ce projet a été considéré de manière largement
partagée comme un échec, au même titre que pratiquement tous les autres projets de
développement rural que le pays a pu connaître. En étudiant précisément ses effets sur le pays,
J. Ferguson remarque qu’il serait faut de conclure à un échec général et sans appel. En effet, il

80
semblerait que pour un des acteurs du projet, le gouvernement, il ait plutôt eu d’heureuses
retombées. En effet, il indique que le dispositif de développement au Lesotho n’est pas une
machine pour éliminer la pauvreté impliquée par hasard dans la bureaucratie d’Etat du pays,
mais bien une machine pour renforcer et étendre l’exercice du pouvoir bureaucratique de
l’Etat.
Ainsi, pour lui, « side effects » may be better seen as « instrument-effects » ; effects that
are at one and the same time instruments of what turns out to be an exercise of power. »
(1994, p. 255) Loin donc d’être simplement des effets secondaires, les conséquences des
projets de développement sont en réalités des effets bien attendus, des résultats d’une
politique dissimulée.
Si cet exemple nous a quelque peu éloignés géographiquement de l’Afrique de l’Ouest,
il est néanmoins tout à fait éclairant pour comprendre que les recommandations des
institutions internationales sont en réalité assorties d’actions orientées vers des buts précis qui
correspondent à leurs impératifs propres comme c’est le cas pour la rhétorique autour de la
société civile.

2. L’exemple de la société civile instrumentalisée

Un concept modulable

Si la société civile jouit d’une image aussi positive auprès des institutions
internationales, c’est qu’elle est en réalité une « construction à géométrie variable » (Haubert,
2000, p. 72) en fonction des orientations des projets et les politiques mises en œuvre. On
pourra ainsi inclure ou exclure tel ou tel type d’acteur en fonction de l’approche privilégiée.
Ainsi, si pour les adeptes du courant de pensée libéral, la société civile comprend tout
ce qui n’est pas l’Etat (elle inclut donc les acteurs privés à but lucratif), pour les néo-libéraux,
elle constitue un « filet de sécurité » qui corriger les effets néfastes du marché. Enfin, pour les
organisations de sensibilité de gauche, elle représente la fraction progressiste d’une la société
globale. Elles adressent ainsi en son nom un certain nombre de revendications à l’Etat et au
marché. (Lavigne-Delville, 2005, p. 144)
M. Haubert décline en dix versions différentes la manière dont peu être considérée la
société civile. Elle est tantôt assimilée au marché, tantôt le siège des libertés des individus par
opposition au totalitarisme de l’Etat, tantôt l’expression du pays « réel » en comparaison au
« pays légal » c’est à dire de l’Etat et du système politique. Elle peut être également
l’incarnation du « pluralisme des appartenances, des convictions et des intérêts » ou encore le
« monde de la vie » par rapport à celui mortifère de l’Etat ou du marché. Elle peut représenter

81
un troisième secteur économique, celui de l’économie solidaire ou correspondre par définition
au domaine des mouvements sociaux. Enfin, elle peut se présenter comme « un nouveau sujet
historique » impulsant l’évolution des sociétés ou encore le lieu de l’autogestion des classes
populaires conduisant, à terme, à la destruction de l’Etat. (2000, p. 65)
Ces variations sur la société civile permettent de comprendre pourquoi elle fait l’objet
de tant de considération dans des milieux très divers et pourquoi elle a notamment été
accaparée et remodelée par des institutions telles que la Banque mondiale. Dans son approche,
la société civile fait partie de l’arsenal conceptuel de la bonne gouvernance et contribue à la
mise en œuvre de sa stratégie que l’on peut considérer comme une politique d’inspiration
résolument libérale.

La société civile selon les organisations internationales de développement

Tout d’abord, elle est vue comme en opposition à l’Etat. Dénoncé comme le siège de
l’arbitraire et de l’inefficacité, il doit trouver ses limites et en quelque sorte sa vertu dans sa
relation avec la société civile. C’est en ces termes que R. Otayek exprime ce contraste :
« L’Etat comme institution, stigmatisé comme inutile, corrompu, lourdement bureaucratique,
budgétivore [est] donc condamné à céder le pas à l’initiative privée, au secteur informel, au
dynamisme associatif et autres ‘grass roots organizations’ comme incarnation idéalisée de la
société civile. » (2002, p. 197)
Mettre l’accent sur l’action de la société civile contribue donc à écarter l’action
politique. Le rôle de l’Etat est ainsi réduit au minimum, celui du marché est libre de se
déployer pleinement tandis que la société civile fait œuvre de « deuxième main invisible »
(Haubert, 2000, p. 69) c’est-à-dire qu’elle réalise la régulation que le marché ne peut pas
effectuer.
La société civile véhicule en effet, pour les institutions internationales, des valeurs
éthiques. En comparaison au marché garant de l’efficacité, elle est porteuse de qualités
morales, selon M. Haubert. (2000, p. 22) Il distingue trois principales qualités qui lui valent
cette image. Elle est composée d’acteurs dont les activités ne sont pas à but lucratif mais à
visée sociale, allant dans le sens du bien commun. Pour cela, ses organisations travaillent à la
base, au niveau communautaire. Elles sont ainsi en contact direct avec la population et sont
donc les mieux à même d’en exprimer les aspirations et les revendications. Enfin, elle est
considérée comme profondément apolitique.
Bien qu’elle soit issue de l’initiative d’individus se constituant en associations puis en
réseaux afin d’interagir dans l’espace public, leur volonté est perçue comme aucunement

82
orientée vers la transformation du rapport de pouvoir tel qu’il est installé. En d’autres termes,
les OSC sont considérées comme composées de membres volontaires, animés de sentiments
d’altruisme qui sont loin de les conduire à s’engager politiquement. De plus, elle est
considérée comme le « lieu de formation d’un consensus » et la multiplicité des acteurs n’est
pas vue comme potentiellement en contradiction les uns avec les autres. Il est mis l’accent sur
l’idée d’une cohérence entre eux et les différences sont plutôt présentées sous le terme positif
de pluralisme.
En la modelant ainsi, les grandes agences de développement font déjà preuve de
l’instrumentalisation qu’elles opèrent sur la société civile. Dans la pratique, celle-ci se
matérialise de diverses façons.

La société civile instrumentalisée

Invitée, comme nous l’avons vu par le Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté ou
encore l’Accord de Cotonou, à participer au dialogue politique à tous les niveaux de la
décision pour l’élaboration des politiques publiques, la société civile est dans la pratique bien
souvent seulement consultée. La sélection par la taille, les moyens financiers et le caractère
organisé ou non des organisations que nous avons évoquée plus haut élimine déjà la plupart
des petites structures. Ensuite, comme l’indique Ph. Lavigne-Delville, « la reconnaissance et
la structuration des rapports aux groupes d’intérêts reste du domaine de la consultation sur la
formulation des politiques publiques (decision shaping) et non pas de la phase de décision
(decision making). (2005, p. 156)
En revanche, c’est dans la mise en œuvre des politiques que les organisations de la
société civile sont sollicitées, à tel point qu’il se produit un phénomène de sous-traitance, par
les pouvoirs publics des missions qui leur reviennent aux organisations. Elles sont donc
totalement cantonnées à un rôle d’exécution qui est en fait essentiel car il prévaut pour
contrebalancer les effets négatifs de politiques telles que la politique commerciale. Le texte
même de l’Accord de Cotonou prévoit ce type de fonctionnement : « des mesures ou des
programmes sont mis en place pour permettre aux pays en développement de résister aux
effets négatifs inévitables de ces autres politiques, ou d’en compenser les conséquences. »
(2000, p.14)
Au final, on constate que les OSC de la société civile sont littéralement enfermées
dans des rôles qui ne conduisent qu’à les affaiblir. Ceci conduit M. Haubert à affirmer que
« le problème ne réside pas dans la nature des activités, mais dans la nature du rapport de
forces ou de pouvoir qui préside à la rencontre et à la confrontation des stratégies des

83
différentes catégories d’acteurs impliqués. » En effet, les activités des OSC ne doivent pas
être remises en cause car elles sont indispensables et ces acteurs semblent bien être les mieux
à même de les réaliser. Cependant, ils ne doivent pas se laisser emprisonner dans cette image
et dans ce rôle et faire en sorte de jouir pleinement des retombées de leur travail. « Ils ont
beaucoup plus à perdre qu’à gagner à se laisser enrôler sous la bannière d’une prétendue
‘société civile’. » (Haubert, 2000, p. 77)

Ainsi, si la réorientation des années 80, marquée par l’apparition du concept de


gouvernance, part du constat d’un nouvel échec des programmes de développement, elle ne
remet pas absolument en cause l’orientation libérale adoptée une dizaine d’années auparavant.
Au contraire, comme l’affirme Cynthia Hewitt, « l’intérêt pour la ‘bonne gouvernance’ et la
réforme institutionnelle a été ajouté aux programmes économiques néolibéraux pour les
rendre plus efficaces et non pour constituer une synthèse nouvelles où les considérations
sociales et politiques pèseraient sur l’économie. (1998, p. 112)
Les principes de la bonne gouvernance et la meilleure gestion des affaires publiques
qui doivent en découler ont donc pour objectif de permettre à l’économie de marché de bien
fonctionner et ainsi assurer le développement des pays. La gouvernance telle qu’elle est
prônée par les institutions internationales est donc toute entière orientée vers le marché. Elle
peut alors se définir comme un « moyen d’administrer et de reproduire les relations entre
l’économie de marché et le système politique démocratique, s’il existe, dans le cadre de
nouvelles conditions mondiales. » (Saldomando, 2001, p. 98)

84
Conclusion : « d énormativer » la gouvernance
En guise de réponse à la question de départ

La « bonne gouvernance » ne semble pas aujourd’hui fournir un cadre pratique


nécessairement favorable au développement économique et social. L’entrée d’une multitude
de nouveaux acteurs plus ou moins légitimes dans le débat public, le désengagement de l’Etat
et l’élargissement de l’espace du privé provoque bien souvent des désorganisations, un retour
en force de la débrouille et un accroissement des inégalités. Ce sont, selon nous, quelques
caractéristiques de ce que nous avons appelé la « mauvaise gouvernance ». Différentes
explications sont possibles. D’une part, les prescriptions inspirées par la « bonne
gouvernance » ne sont pas adaptées aux contextes dans lesquels elle est censée s’appliquer.
Déconnectée de la réalité politique, sociale et économique des pays ouest africains, la « bonne
gouvernance » est en fait productrice de mauvaise gouvernance. D’autre part, elle ressemble
fort à une orthodoxie du gouvernement qui n’a plus grand chose à voir avec le concept
théorique de gouvernance. Ceci fait de la gouvernance une notion problématique du point de
vue de la recherche.

Les leçons à tirer …

 Du côté de la recherche

A peine théorisée, elle était effectivement déjà réimportée dans la pratique. Elle est
ainsi porteuse d’ambiguïtés du fait qu’elle se situe entre l’idéologie et le concept scientifique
et qu’elle a en quelque sorte un statut double : elle appartient à la fois au registre de
l’observation et à celui de la prescription. (Merrien, 1998) D’une manière générale, il semble
que les concepts relatifs au gouvernement et à l’Etat en Afrique souffrent d’une approche trop
souvent normative. Tout se passe comme si le « modèle » européen restait suspendu au-dessus
de ces pays nous empêchant de voir apparaître des formes originales nées de leur histoire
propre. C’est le cas de la société africaine à propos de laquelle Jean et John Coma Comaroff
affirment : « Conceptualized thus, it is hard to see how the narrative of civil society in Africa
could be anything more than a replay of Euro-capitalist modernity, of its social and moral
forms, its conventional ways and meanings, its economies of desire, selfhood and
subjectivity. » (1999, p. 20)
Ces notions semblent donc être l’objet de différents niveaux de normativité : la
première serait celle de l’idéologie véhiculée par les institutions internationales et qui donne
lieu à la production d’un discours destiné à légitimer aussi bien qu’à dissimuler cette attitude.

85
La seconde serait identifiable dans les écrits scientifiques eux-mêmes qui cherchent à
reconnaître dans les formes africaines de gouvernement des traits de ressemblance avec celles
du Vieux Continent. Pourtant, la gouvernance, nous l’avons vu, se caractérise par une sorte de
flexibilité intrinsèque : elle est un processus en construction permanente, sans cesse négocié et
résultant des interactions d’un ensemble d’acteurs différents. C’est donc un concept très
intéressant heuristiquement car il permet de comprendre les différentes façons de gérer les
affaires et les ressources publiques à l’œuvre dans les pays. Son étude doit alors se préserver
au maximum de tomber dans la normativité.
Le travail de J. F. Bayart, par exemple, répond parfaitement à cette exigence. En
donnant toute leur importance aux processus historiques, il montre comment se sont
constituées des formes hybrides d’exercice du pouvoir en Afrique. Selon lui, les « procédures
quotidiennes de créolisation, plutôt qu’elles ne trahissent une aliénation culturelle inhérente à
l’extranéité supposée de l’Etat, dénotent une réelle intériorité idéologique qui inspire des
innovations institutionnelles ou administratives dans le pur registre constitutionnel et
bureaucratique du pouvoir » (1989, p. 298) L’approche de Béatrice Hibou et de Achille
Mbembe témoignent de ce même souci de se départir de la normativité. Leurs études sur
l’Etat africain cherchent en effet à mettre en évidence « la (ré)apparition de
gouvernementalités indirectes et discontinues. » (Hibou, 1999, p. 12) Il se placent en
opposition avec les théories sur la déliquescence et la crise de l’Etat africain et cherchent à
montrer les modalités de son intervention. Pour B. Hibou, « aujourd’hui, l’État n’a pas été
entièrement dessaisi de ses prérogatives, mais il intervient de moins en moins directement et
sa capacité de contrôle et de régulation se trouve altérée. La gouvernementalité dominante
passe de façon de plus en plus fréquente par le truchement d’interventions indirectes et par le
biais d’acteurs privés. » (1999, p. 7)
En ce qui concerne la société civile, on peut remarquer chez A. Marie, cette même
volonté de décrire une forme de citoyenneté citadine ouest africaine tout à fait originale et elle
aussi issue de la rencontre de forces sociales et historiques particulières et propres à cette
région du continent africain. Nous avons montré dans ces pages comment émergeait
progressivement une société civile ouest africaine, tout en insistant sur la persistance voire le
renforcement des allégeances traditionnelles. Ces deux constations ne sont pas contradictoires
et ne sauraient pousser à conclure à l’impossible individualisation des sociétés africaines. Au
contraire, pour A. Marie, cette pluralité des appartenances des citadins ouest africains
témoigne très clairement de leur individualisation. Selon lui, « c’est parce qu’il gère lui-même
les compromis qu’il passe avec son entourage social originaire, c’est parce qu’au besoin il les

86
lui impose, et c’est également parce qu’il tend parfois à les instrumentaliser pour les mettre
aussi au service de ses stratégies personnelles, que l’individu s’affirme, dans les faits, comme
individu, qu’il s’individualise comme sujet individuel. » (1997, p. 106)
Cette analyse témoigne donc une nouvelle fois que l’existence de particularités
sociales et politiques vont contribuer à l’approfondissement des connaissances sur l’exercice
du pouvoir, la société civile et la citoyenneté, du fait même de leur originalité par rapport à ce
qui est déjà connu dans le monde occidental notamment. Elles nous invitent à la formulation
de questions de recherche allant dans ce sens, avec pour perspective un travail de terrain sur
l’implication des habitants des quartiers périphériques de Nouakchott à un programme de
développement local urbain. Il s’agira de voir comment se fait l’articulation des différents
acteurs de la gouvernance locale urbaine, à savoir les élus, les détenteurs de pouvoirs
traditionnels, mais également les associations et les habitants eux-mêmes dans la définition de
priorités de développement pour leur quartier. Ceci nécessitera de porter attention à tous les
aspects de leur participation que sont la délibération, la décision, la formulation de projets,
leur défense auprès du financeur, leur mise en œuvre ou encore leur évaluation.
Cette incursion de la recherche en sciences sociales au cœur même des projets de
développement part du principe selon lequel elle peut apporter beaucoup à la pratique du
développement par l’éclairage qu’elle fournit sur les stratégies et les représentations de
l’ensemble des acteurs impliqués. La réflexion menée ici nous permet déjà de dégager
quelques leçons directement opérationnelles pour les interventions de développement.

 Du côté opérationnel

Les conclusions tirées de l’étude de la « bonne gouvernance » mettent en évidence la


faible marge de manœuvre des acteurs du développement soumis à la volonté de bailleurs de
fonds impliqués dans un rapport de pouvoir qui n’est pas en faveur des pays les plus dans le
besoin de projets de développement. Néanmoins, au niveau local et particulier, le souci de se
dégager des représentations normatives de la gouvernance et de la société civile peut être tout
à fait bénéfique à la mise en œuvre des projets de développement. En effet, il permettrait de
prendre davantage en compte les différentes visions de la réalité que véhiculent les acteurs
concernés par les projets et qui se rencontrent lors de leur mise en œuvre. Les actions de
renforcement de la société civile pourraient lui permettre d’échapper à une instrumentalisation
si elles s’inscrivaient plutôt dans un travail général de « renforcement des légitimités et de la
responsabilité [de toutes les] instances participant à la définition et à la mise en place des
politiques publiques. (Le Meur, 2003, p. 15)

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