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Université de Provence
« Bonne gouvernance » et
développement
Le rôle de la société civile dans le développement urbain
en Afrique de l’Ouest
Travail dirigé par J. Bouju
Membre du jury : G.Blundo
Année universitaire 2005-2006
Sommaire
Introduction 5
2
2. Le rôle de l’Etat et sa réforme 32
3. Bonne gouvernance et société civile 33
3
A. Des individus entre communauté et citoyenneté 63
1. Un individualisme anti-citoyen 63
2. La prégnance des identités communautaires 64
B. L’absence d’un partenariat entre la société civile et l’Etat 66
1. L’Etat contre la société civile 66
2. Des relations instables 67
4
Introduction
Gouvernance et anthropologie
« Bonne gouvernance », voilà une expression bien curieuse pour qui n’est pas familier
des questions relatives à l’administration ou à la gestion des affaires publiques. En revanche,
pour les personnes concernées de près ou de loin par le domaine du développement durable,
elle est devenue si courante … qu’elle pourrait bien finir par devenir aussi creuse que pour les
non-initiés. Mise à toutes les sauces des projets de développement, en tête de toutes les
priorités des grandes organisations internationales, la « bonne gouvernance » est aujourd’hui
une notion aussi omniprésente que floue. Une plus ample justification de ce thème de
recherche semble donc inutile tant la « bonne gouvernance » est chargée d’idées préconçues
et nous invite à y porter un regard plus objectif.
Cependant, on peut y ajouter la pertinence d’une approche par les sciences sociales
pour plusieurs raisons. Elle est tout d’abord extrêmement novatrice car elle n’a fait l’objet
d’aucun travail de recherche en anthropologie jusqu’à présent. Elle est en effet investie par les
sciences politiques qui apparaissent les plus prédisposées à l’étude des modes de
gouvernement. Pourtant, la gouvernance renvoie à une manière de gouverner bien particulière
qui demande de rompre avec l’approche par le haut propre aux politologues. En effet, elle se
caractérise par une remise en cause des hiérarchies habituelles en faisant intervenir un plus
large panel d’acteurs. En ce sens, elle peut être vue comme une rencontre de représentations et
de pratiques dont l’étude est le principe même de la démarche anthropologique. Enfin, au
regard de l’évolution des objets de l’anthropologie et notamment de l’anthropologie politique
et de la socio-anthropologie du développement, l’étude de la gouvernance semble s’y inscrire
dans une continuité directe. En effet, étant au cœur des politiques actuelles de développement,
elle ne peut échapper à la socio-anthropologie du développement.
Cette dernière fait d’ailleurs preuve de sa très grande réceptivité aux évolutions du
monde contemporain en adoptant « une perspective plus large, englobant, outre les
institutions, acteurs et politiques de développement, le secteur associatif, les administrations
locales et leurs relations avec les usagers, l’Etat local et l’Etat au quotidien, les professions
nouvelles du secteur public ou privé… » (Olivier de Sardan, 2005, p. 4) Dans cette nouvelle
« socio-anthropologie des espaces publics africains », la place de l’étude de la gouvernance ne
semble plus à justifier puisqu’elle peut être considérée comme le résultat de l’action de
l’ensemble de ces acteurs.
5
Pour une circonscription du champ d’investigation
Phénomène englobeur par définition, il est donc nécessaire de circonscrire son étude.
Pour cela, nos choix ont été d’ordre géographique ainsi que thématique. Nous avons tout
d’abord souhaité nous concentrer sur les pays d’Afrique de l’Ouest francophone. Cet
ensemble de pays constitue ce que l’on peut appeler une aire culturelle, c’est-à-dire un espace
géographique dans lequel les peuples ont une culture et une histoire partageant certain nombre
de similarités. Cette désignation est extrêmement réductrice et l’anthropologie a bien montré
la très grande diversité des sociétés humaines. Cependant, en ce qui concerne notre sujet,
l’existence de certains points communs entre ces pays fait sens. En effet, ils partagent
l’expérience de la colonisation française, qui s’y est déroulée à partir du début du 19ème siècle
et jusqu’au début des années 60. Cette donnée historique est importante pour l’étude de la
gouvernance actuelle de ces pays étant donné que la colonisation fut d’abord et avant tout
l’imposition d’un mode de gouvernement. Les pays d’Afrique de l’Ouest constituent donc un
champ d’investigation pertinent pour notre travail.
Un deuxième choix de restriction a été celui de se concentrer principalement sur un
aspect de la « bonne gouvernance », la notion de « société civile ». Caractérisée par des
modes spécifiques de gestion des affaires publiques, la « bonne gouvernance » l’est aussi par
les acteurs qu’elle inclut. La « société civile », occupe ainsi une place centrale dans les
discours et les recommandations inspirés par la « bonne gouvernance ». Ce choix s’inscrit
également en toute logique dans une démarche de recherche anthropologique puisqu’il s’agit
d’étudier un ensemble de représentations, d’activités et de logiques sociales animant la vie
quotidienne d’individus, à un moment donné et dans un contexte donné. En quelque sorte, la
société civile demande fortement à ce qu’on lui prête une « attention anthropologique »
(Comaroff, 1999, p. 6)
La définition d’un contexte donné a donc, en troisième lieu, été nécessaire et nous
avons choisi de restreindre nos recherches aux grandes villes ouest africaines. Les signes de
l’existence d’une « société civile » y sont en effet les plus visibles et les plus palpables.
L’émergence de la société civile ouest africaine se réalise clairement dans les métropoles où
des études anthropologiques approfondies ont été réalisées, principalement à Abidjan (Côte
d’Ivoire), Bamako (Mali), Dakar (Sénégal) et Niamey (Niger), alors que d’autres sont
actuellement en cours à Bamako également, Bobo-Dioulasso et Ouagadougou (Burkina-Faso)
et Kinshasa (Congo).
6
Un cheminement pluridisciplinaire
Notre recherche bibliographique n’est cependant pas uniquement basée sur des écrits
d’anthropologues. La « bonne gouvernance » n’ayant pas été étudiée d’un point de vue
purement anthropologique, un détour par d’autres disciplines scientifiques s’avérait nécessaire
pour en comprendre les ressorts. La science politique, tout particulièrement, a fourni un riche
attirail conceptuel permettant de définir aussi précisément que possible ce qu’est la
gouvernance. La philosophie politique puis la science politique ont également beaucoup
apporté à la connaissance de la société civile principalement européenne et nord-américaine.
Il s’est donc agit pour nous de faire se rencontrer ces différentes approches afin de retirer
une compréhension globale des enjeux que recouvre la notion de « bonne gouvernance ». Sur
cette base, il sera ainsi possible de déduire, au moment de la conclusion, un certain nombre
de questions de recherche qui seront quant à elles spécifiquement formulées en vue d’une
investigation anthropologique.
La méthode de recherche documentaire suivie s’est appuyée sur des outils disponibles
dans les bibliothèques universitaires et notamment à la Bibliothèque Universitaire des Lettres
et Sciences Humaines d’Aix en Provence. Grâce à un ensemble de bases de données
rassemblant un nombre considérable de référence bibliographiques, il a été possible
d’identifier de nombreux écrits sur les différents thèmes que recouvre notre sujet. Nous avons
pour cela déterminé quelques mots clés qui ont guidé nos recherches : « (bonne)
gouvernance », « développement », « société civile », « espace public », « démocratie » et
« Afrique ». En croisant ces mots entre eux, il est alors possible de circonscrire dans le vaste
réservoir de données, celles qui correspondent à la fois au développement, à la démocratie et à
l’Afrique par exemple.
Un second corpus de textes a renfermé pour nous un ensemble de ressources
importantes : il s’agit des textes produits par les institutions internationales telles que la
Banque mondiale, le Programme des Nations Unies pour le Développement, l’Organisation de
Coopération pour le Développement Economique. Nous avons sélectionné un certain nombre
de leurs rapports et publications ainsi que prêté attention aux informations disponibles sur
leurs sites internet. Les textes posant les cadres des politiques de développement ont
également été étudiés : le Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté et l’Accord de Cotonou
en particulier.
Les difficultés rencontrées pour ce travail sont clairement dues à la masse considérable
de données disponibles à la fois sur la « bonne gouvernance » et sur la « société civile ». Elle
7
rend tout à fait cruciale et donc d’autant plus difficile la sélection des lectures. Elle donne
également le sentiment d’un traitement trop général de chaque aspect qui mériterait en tant
que tel une étude approfondie.
Le développement durable
8
centraux de la diffusion de la notion de « bonne gouvernance » et incontournables pour notre
réflexion. Elles ont pour la plupart été créées après la Seconde Guerre Mondiale, au départ
pour soutenir les pays dans leur reconstruction. Si leur action était donc au départ orientée
vers les pays européens et le Japon, elle s’est ensuite tournée progressivement vers les pays
dits en retard de développement économique en Asie, en Amérique Latine et en Afrique. Le
Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) est une agence de
l’Organisation des Nations Unies spécialisée dans l’aide des pays du monde au
développement, principalement par des conseils techniques. La Banque mondiale et le Fonds
Monétaire International (FMI) travaillent en étroite collaboration. Ces deux organisations
apportent un appui financier aux pays en développement en leur octroyant des prêts pour la
réalisation de leurs projets.
Constatant le lien, apparemment évident, qui est fait entre « bonne gouvernance » et
développement par la plus grande partie des acteurs du monde du développement, nous avons
décidé de l’interroger. Notre idée de départ est donc celle de comprendre en quoi la « bonne
gouvernance » peut être favorable au développement dans les grandes villes d’Afrique de
l’Ouest ? En entrant dans l’étude de la « bonne gouvernance » par le biais de la société civile,
nous avons pu mettre en évidence les enjeux soujacents de ce nouvel impératif pour le
développement. Il nous est alors apparu que la « bonne gouvernance » était pour l’instant
davantage un moyen, pour les pays occidentaux, d’asseoir leur domination économique qu’un
principe favorisant, dans la pratique, le développement économique et social.
Nous verrons dans un premier temps de quelle manière la « bonne gouvernance » est
entrée dans le champ du développement et dans quel sens elle en oriente les pratiques,
notamment à travers le rôle donné à la société civile. Nous tenterons ensuite d’identifier ce
qui peut être considéré comme la « société civile » des grandes villes d’Afrique de l’Ouest et
les modalités de sa participation au développement. Enfin, constatant le caractère faiblement
structuré de la société civile et ses implications en termes de gouvernance, nous montrerons
en quoi la « bonne gouvernance » correspond en réalité à un modèle de développement
imposé bien différent de la présentation qu’en font les grandes organisations internationales.
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Partie 1 Pour une meilleure forme de
gouvernement
Les questions relatives au gouvernement n’ont pas toujours été considérées comme
importantes pour le développement économique et social des pays africains. Elles ne l’ont
d’ailleurs pas été jusqu’à une période récente et l’on peut penser que l’accession à
l’indépendance y était pour quelque chose. Débarrassés de la domination coloniale, les Etats
ne souhaitaient évidemment pas que les institutions internationales travaillant en faveur du
développement s’intéressent à leurs affaires intérieures.
C’est après le constat des échecs répétés de leurs stratégies qu’elles se sont
progressivement tournées vers des questions concernant la gestion des affaires publiques.
Sensibles aux nouvelles théories sur la gouvernance, les décideurs des institutions telles que la
Banque mondiale se mettent à travailler dur à la fin des années 80 pour l’élaboration d’une
nouvelle orientation basée sur le principe de la « bonne gouvernance ». Cet arsenal de
prescriptions à destination des Etats est en effet censé constituer une réponse au retard de
développement économique et social qui frappe la majeure partie des pays du monde.
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I. L’Etat africain contre le dével oppement
Les connaissances sur l’Etat en Afrique sont divisées en deux écoles : la première est
inspirée de la pensée de Max Weber et conduit à une compréhension de l’Etat africain par
analogie avec l’Etat occidental. La seconde, emmenée par les sociologues Bertrand Badie et
1
PETITEVILLE F., 1998, « Trois figures mythiques de l’Etat dans la théorie du développement », in Revue
Internationale de Sciences Sociales, n° 155, Mars, p. 120.
11
Pierre Birnbaum et partagée par le politologue J. F. Bayart, cherche à réaliser une sociologie
historique du politique en Afrique et met l’accent sur les formes hybrides du politique.
Un Etat « importé »
Cette théorie de l’Etat dans les pays africains est largement contrebalancée par une
approche qui privilégie les processus historiques pour expliquer la prépondérance donnée au
rôle de l’Etat dans la mise en œuvre des stratégies de développement dans les années 60 et 70.
En effet, on ne peut pas admettre que l’Etat ait été littéralement importé durant la
période coloniale et qu’il ne repose sur aucune fondation autochtone. J. F. Bayart met, par
12
exemple, en évidence les signes de continuité entre l’Etat précolonial à l’Etat postcolonial. En
effet, d’une part les différents groupes sociaux composant les sociétés africaines n’ont pas
subi l’imposition de l’Etat mais l’ont plutôt investi et lui ont appliqué leur pratiques. D’autre
part, le fait que les tentatives de sécession aient été très rares en Afrique en général est une
preuve de l’acceptation de l’Etat par la population comme étant légitime. Pour lui, donc, « le
postulat de l’extranéité de I’État s’apparente plutôt à la rhétorique dépendantiste de la
diplomatie du chantage dont les Africains sont passés maîtres. » (1991, p.10)
De plus, au cours de la période coloniale, les pays africains ont expérimenté un mode
de gouvernement particulièrement autoritaire qui peut expliquer la politique volontariste
attendue de l’Etat après les indépendances. Pour J. F. Bayart, « la thématique du
développement et de sa mise en oeuvre autoritaire par une bureaucratie qui prétend au
monopole de la modernité est (…) l’héritière directe du projet autoritaire de la ‘mise en valeur
coloniale’ et du style de commandement de l’administration européenne de l’époque. » (1991,
p. 8)
Au-delà de leurs divergences d’analyse, ces deux approches concourent à expliquer la
place centrale accordée à l’Etat dans le développement en Afrique dans les années 60-70 :
il doit s’affirmer et conduire des politiques volontaristes de développement avec l’aide
financière et technique de la communauté internationale et en particulier des pays
occidentaux.
Ce fut donc bien plus que le rôle d’un Etat gendarme ou même d’un Etat providence
qu’il dû endosser. Selon D. Darbon, il était « conçu comme une entité vivante, matérielle et
dotée d’une pensée propre, expression suprême de la civilisation européenne, [qui] devait
pouvoir transformer la société, la modeler à son image, sans qu’aucun processus inverse ne
vienne jamais en bouleverser l’ordonnancement. » (1990, p. 38)
Ce « mythe de l’Etat développeur » était alimenté non seulement par des théories de
science politique mais également par les économistes. Le plan Marshall proposé aux pays
européens par les Etats-Unis en soutien à leur reconstruction après la Seconde Guerre
Mondiale les a largement inspirés. Ceci s’est matérialisé par une aide financière considérable
de la part des pays occidentaux aux Etats africains qui devaient privilégier un
« investissement public volontariste et sélectif en faveur des secteurs industriels jugés
2
MEDARD J. F., 1990, « L’Etat patrimonialisé », in Politique Africaine, n° 39, p. 25
13
stratégiques en termes de retombées économiques ». (Petiteville, 1998, p. 120) Ils
atteindraient ainsi la troisième étape de la théorie du développement de Rostow, celle de l’ère
industrielle.
Il s’agissait donc d’adopter une stratégie résolument interventionniste qui passe en
premier lieu, pour François Perroux, économiste français théoricien du développement, par la
planification ainsi que par un plus grand contrôle par les Etats africains des industries
occidentales implantées sur leur territoire. Il prônait une souveraineté politique sur ces pôles
de développement ou de croissance afin de « mettre l’industrie au service des peuples ».
(1962, p. 71)
Ainsi, on observait un volontarisme développementaliste qui semblait constituer la
solution aux questions du développement économique et social de l’Afrique. Cependant,
l’impasse totale est faite sur une question d’ordre politique pourtant essentielle, celle des
moyens bureaucratiques matériels concrets dont l’Etat africain disposait réellement. (Darbon,
1990, p. 41) Pour F. Petiteville, cette effervescence développementaliste ne revenait en réalité
qu’à « une large surestimation de l’économique, une forte négligence de l’histoire du rapport
de l’Etat à l’économie et à la société et une analyse manquée non seulement des ressources de
l’Etat en développement mais aussi de son mode de fonctionnement. » (1998, p. 122)
B. Un Etat patrimonialisé
Les institutions étatiques africaines doivent en effet mener à bien leurs missions avec
une structure et des moyens beaucoup plus faibles que les Etats occidentaux. Il en résulte la
mise en place d’un fonctionnement qualifié de patrimonial ou néo-patrimonial, c’est-à-dire,
selon Max Weber, une forme de domination qui se caractérise par la confusion entre le public
et le privé.
Si l’Etat n’a, pendant longtemps, pas fait partie des objets de l’anthropologie, il est
actuellement étudié dans sa dimension locale et quotidienne notamment par le biais des
phénomènes de corruption. Ces recherches identifient effectivement des pratiques clientélistes
profondément enracinées dans les logiques sociales selon un mouvement de rétroaction depuis
le haut vers le bas de la société et inversement.
Au sortir de la colonisation, les Etats africains de l’Ouest sont loin d’être des
structures fortes et centralisées. La période coloniale n’a pas conduit à la formation d’une telle
organisation étatique mais plutôt à un « empilement de tutelles emboîtées ». (Bouju, 2000)
14
Les systèmes politiques des Etats disposent donc d’une faible légitimité et doivent
s’accommoder de la présence d’autres types de légitimités notamment traditionnelles. Les
pouvoirs locaux jouissent par exemple d’une importante autonomie par rapport au pouvoir
central.
Pour J. F. Médard, africaniste spécialiste de l’Etat, celui-ci se caractérise par une profonde
ambiguïté : il est à la fois « fort » et « mou », « fiction » et « réalité », tout dépend de ce que
l’on cherche à étudier. Si l’on considère l’Etat comme un agent régulateur et entrepreneur de
politiques publiques, alors l’Etat africain n’est qu’une fiction car il n’est pas capable de jouer
ces rôles. En revanche, « il conserve une réalité symbolique, il existe dans la tête des gens. »
(1990, p. 27) De même, il est fort car autoritaire et simultanément incapable de mener à bien
ses projets. J.F. Médard résume ainsi le caractère intrinsèquement paradoxal de l’Etat :
« l’Etat est surdéveloppé quantitativement et structurellement, il est sous-développé du point
de vue qualitatif et fonctionnel. » (1990, p. 29)
Dans ce contexte, les prétendants au pouvoir politique n’ont pas d’autre choix que
d’avoir recours au clientélisme pour assurer leur entrée et leur maintien sur la scène politique
de leur pays. J. F. Bayart, auteur d’un ouvrage fondateur analysant ce qu’il appelle « la
politique du ventre », décrit précisément tous les rouages de la constitution d’un pouvoir
politique en Afrique. Il explique la nécessité de constituer d’un « fonds de pouvoir » au sens
de Malinowski, ce qui revient à une « accumulation matérielle minimale, susceptible d’être
redistribuée au gré de véritables stratégies oblatives dans le but de contenter et d’accroître sa
clientèle » (1989, p. 285) Les leaders politiques sont prêts à user de tous les moyens afin de
parvenir à asseoir ou à conserver leur pouvoir. Lorsqu’ils possèdent une richesse matérielle et
en terme d’influence, ils sont à même de fidéliser leurs soutiens en en redistribuant une partie.
Le but ultime est donc d’accumuler du pouvoir. Or, cette entreprise conduit très
rapidement à la délinquance et au banditisme. Les conflits d’intérêts peuvent rapidement se
transformer, lors des réunions de partis, en conflits ouverts et bagarres. D’une manière
générale, l’Etat africain est en réalité un Etat « prédateur », selon l’expression de D. Darbon
(1990) qui n’hésite pas à faire recours à la force et à des méthodes criminelles pour satisfaire
ses besoins. Les hommes politiques sont facilement éliminés ou arrêtés arbitrairement parce
qu’ils constituent une concurrence gênante ou un obstacle à l’accès de telle ou telle ressource
pour un rival.
15
2. Un Etat « prédaté »
3
Pour plus de détails, voir dans la deuxième partie, le chapitre consacré au lien entre société civile et bien
commun, p. 41
16
On peut donc dire avec J. F. Bayart que les pratiques quotidiennes de la population
sont inspirées voire directement copiées des stratégies mises en œuvre par les participants au
jeu politique. (1989, p. 291) Cependant, il existe une différence non négligeable entre ces
deux catégories de population. Alors que l’une cherche à disposer et à accroître son pouvoir
matériel et symbolique, l’autre cherche désespérément à survivre. A Mopti au Mali, par
exemple, J. Bouju remarque que la prégnance de la corruption dans les pratiques sociales est
telle que « pour les pauvres, la seule possibilité d’inscription sociale dans l’espace urbain
consiste à rentrer dans la clientèle d’un patron autochtone ou d’un fonctionnaire de leur
groupe ethnique. » (2000, p. ?)
Ainsi, en Afrique de l’Ouest, l’Etat et la société sont intrinsèquement interdépendants.
Ils se maintiennent ou s’entretiennent mutuellement. L’Etat ne peut survivre que grâce à ses
« réseaux rhizomatiques » qu’il enfonce très loin dans la société. (Bayart, 1989, p. 270) Il est
par là même incapable de mener à bien la mission de grand ordonnateur du développement
qui lui a été confiée au lendemain des indépendances. D’une part, nous voyons bien que il
« aurait d’autant plus de mal à gérer le développement de la société qu’il ne contrôle pas lui-
même sa propre gestion. » (Darbon, 1990, p. 42) D’autre part, il est loin d’être dirigé par des
technocrates détachés au maximum de la société afin d’agir dans le sens de l’intérêt général.
En effet, comme le précise J. F. Médard, « la personne du titulaire d’une fonction publique se
sépare mal de sa fonction; lui-même, loin d’être extérieur et en dehors de la société, s’y trouve
pleinement immergé. Comment l’Etat pourrait il alors se séparer suffisamment de la société
pour lui imposer des buts collectifs non immédiatement réductibles aux intérêts particuliers et
pour médiatiser les conflits entre les forces sociales ? » (1990, p 29)
Les espoirs placés dans l’Etat pour assurer le développement étaient donc basés sur
des considérations erronées concernant son rapport à la société. Ce rapport peut exister sous
de nombreuses modalités différentes et toute aussi plurielle est la gestion du développement.
Le mythe de l’Etat universel a donc ainsi été détruit. (Darbon, 1990, p. 42)
17
renouvelle son constat d’échec et propose une ligne de réformes cette fois-ci résolument
orientée sur les Etats eux-mêmes.
L’idée centrale de cette nouvelle stratégie revient à un impératif primordial : il faut
« traiter avec beaucoup plus de soin l’ensemble du cadre institutionnel (…) mettre au compte
de l’incompétence institutionnelle des Etats en développement les échecs constatés un peu
partout », selon Annick Osmont, socio-anthropologue travaillant sur la politique urbaine de la
Banque mondiale. (1998, p. 19)
Autour de la fin des années 1980 et du début de la décennie suivante, un certain
nombre de rapports sont publiés par les services de la Banque, mettant en évidence les
dysfonctionnements responsables de l’échec des politiques précédentes et formalisant les
différents piliers de sa nouvelle stratégie. L’Afrique sub-saharienne : de la crise à une
croissance durable en 1989, Governance and development en 1991 ou A governance
approach to civil service reform in sub-saharan africa en 1993 sont des exemples.
Ces rapports mettent clairement en cause la mauvaise gestion des affaires publiques
dans les pays africains. En octobre 1994, dans Findings, une publication officielle de la
Banque mondiale, Mamadou Dia, souligne les « faiblesses dans les fonctions clés et centrales
du gouvernement » et en vient à annoncer une réelle « crise de l’administration
gouvernementale » (p. 2) Les raisons de cette crise sont clairement situées dans le caractère
patrimonial de l’Etat africain. Il annonce donc que, pour la Banque, il est nécessaire de faire
du gouvernement un partenaire plus efficace.
Sa nouvelle stratégie doit donc aboutir à une profonde refonte de la manière d’exercer
le pouvoir politique dans les pays d’Afrique :
Elle se divise en deux étapes : dans un premier temps, il s’agira pour l’organisation de
déterminer les caractéristiques du patrimonialisme existant dans les différents pays. Elle
prévoit trois types de situations allant d’un patrimonialisme élevé à faible. Sur cette base, elle
définira ensuite la nature de la réforme et des instruments à mettre en œuvre.
Cette stratégie vient donc en réponse :
18
II. La gouvernance : une nouvel le g estion d es affaires
publi ques
Apparu au 13ème siècle en France pour désigner le pilotage des affaires publiques, le
mot « gouvernance » a disparu du langage courant jusqu’à la fin des années 80. Il revient
alors au goût du jour, au départ aux Etats-Unis, puis à l’échelle mondiale avec la
démonstration que fait la Banque Mondiale dans ses rapports d’une « crise de la
gouvernance4. »
Jusqu’à présent, très peu d’écrits issus de travaux anthropologiques sur la question ont
été publiés5. En revanche, la science politique a déjà amplement exploré ce concept. La
production écrite scientifique sur ce thème est très abondante. En témoignent l’existence de
revues qui lui sont entièrement dédiées6.
Dans ce chapitre, nous tenterons de donner une définition aussi précise que possible de
ce concept qu’est la gouvernance. Pouvant être considérée comme une forme de
gouvernement, nous montrerons quelles en sont les particularités et en quoi il convient
spécifiquement aux sociétés contemporaines. Nous nous interrogerons également sur les
limites théoriques du concept de gouvernance, qui a pu être qualifié de concept « mou ».
1. La définition du gouvernement
4
Banque Mondiale, 1989, L’Afrique sub-saharienne : de la crise à une croissance durable. Etude de prospective
à long terme, Washington D.C.
5
Voir les travaux d’Annick Osmont, socio-anthropologue, maître de conférence, ayant mené des recherches à
une échelle comparative internationale, sur les politiques de logement, sur les stratégies résidentielles des
citadins, sur la gestion urbaine participative et sur les politiques de la Banque mondiale, qui ont donné lieu à la
publication d’articles et d’un ouvrage : La banque mondiale et les villes. Du développement à l’ajustement, Paris,
Karthala, 1995.
6
Pour exemple, la revue Governance : An international journal of policy publiée aux Etats-Unis et dont le
premier numéro date de 1995.
19
l’ensemble des organes d’un Etat qui assurent sa direction générale et dans une signification
plus réduite l’organe qui détient le pouvoir exécutif.
Professeur de science politique, spécialiste de l’administration et de la gouvernance,
Gerry Stocker en donne la définition suivante : « Le gouvernement se caractérise par la
capacité à prendre des décisions et le pouvoir de les appliquer. Le mot ‘gouvernement’
s’entend en particulier des processus formels et institutionnels qui, au niveau de l’Etat-nation,
ont pour but d’assurer le maintien de l’ordre public et de faciliter l’action collective. » (1998,
p. 19) Pour lui, la signification traditionnelle de la gouvernance et notamment l’acception
anglaise du mot « governance » correspondent exactement au gouvernement. Gouvernance et
gouvernement sont des synonymes.
20
La gouvernance en tant que mode de gouvernement doit être considérée comme la
définition traditionnelle. En effet, comme l’annonce G. Stocker dans un article intitulé « Cinq
propositions pour une théorie de la gouvernance », un certain nombre d’évolutions
contemporaines semblent avoir conduit à une modification de l’usage de ce mot. Il cite R.
Rhodes, auteur d’un article intitulé The New Governance, qui affirme que la gouvernance
implique aujourd’hui « une nouvelle définition du gouvernement (correspondant à un nouveau
processus de gouvernement), une nouvelle organisation du pouvoir ou une nouvelle façon de
gouverner la société. » (Stocker, 1998, p. 19) Et celle-ci correspond davantage à la
gouvernementalité de M. Foucault.
La gouvernance implique en effet un plus grand nombre d’acteurs dans la gestion des
affaires publiques. Comme nous l’avons vu précédemment, la gouvernance est, en quelque
sorte, apparue comme le moyen de remédier au manque cruel d’efficacité des Etats dans la
mise en œuvre des politiques de développement. Pour Yannis Papadopoulos, auteur d’un
ouvrage sur la Complexité sociale et les politiques publiques7, c’est la fragmentation des
sociétés et donc de la demande sociale qui rend les Etats inopérants dans leur rôle de gestion
des affaires publiques. La très grande diversité des demandes des populations envers les
pouvoirs publics les met en difficulté, tant en termes d’expertise, que d’autorité ou de capacité
d’organisation administrative. Ainsi, pour lui, « en assurant la ‘co-production’ des politiques
publiques par les intéressés, les instances de gouvernance doivent permettre de répondre à
l’exigence de conciliation d’intérêts particuliers souvent contradictoires, tout en s’assurant
que les ressources pour les prises de décision nécessaires à cette fin, partagées en réalité par
plusieurs acteurs, soient mises en commun dans l’action publique. » (2002, p. 139)
7
PAPADOPOULOS Y., Complexité sociale et politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1995.
21
Ces considérations concernent plus particulièrement les pays d’Europe sur lesquels il
concentre ses recherches. Néanmoins, il en ressort une idée centrale valable de manière plus
universelle : celle de la recherche d’une plus grande efficacité par l’association de davantage
d’acteurs non-étatiques à l’élaboration des politiques publiques. G. Stocker explique cette
évolution par « une remise en question de la tradition juridique ou constitutionnelle qui a
dominé la science politique jusqu’aux années cinquante » et qui se caractérisait selon lui par
une volonté de se conformer à « ce qui doit être ». Désormais, « ‘ce qui est’ est complexe,
embrouillé, récalcitrant à l’ordre imposé par le pouvoir central et, à maints égards, difficile à
comprendre. » (1998, p. 22)
Ainsi, la gouvernance fait intervenir un ensemble plus diversifié d’acteurs dont une
partie n’appartient pas à la sphère du gouvernement. Thomas Weiss, du département se
Science Politique de l’Université Columbia, dans un article sur la gouvernance, reprend les
définitions qu’en donnent les plus importants théoriciens du concept. On pourra ainsi noter
l’unanimité de ces auteurs sur le fait que la gouvernance correspond à un élargissement non
négligeable de la participation aux processus de gouvernement. Pour M. Boas8, par example,
« Governance clearly embraces government institutions, but also subsumes informal, non-
governmental institutions operating within the public realm » (Weiss, 2000, p. 800) Pour J.
Rosenau9 « [it] encompasses the activities of governments, but also includes the many other
channels through which ‘commands’ flow in the form of goals framed, directives issued and
policies pursued. » (Weiss, 2000, p. 796)
Cette participation accrue d’acteurs du secteur privé dans la gestion des affaires
publiques conduit à ce que G. Stocker décrit comme un déplacement « des frontières et des
responsabilités » du secteur public vers le secteur privé. Concrètement, ce secteur privé se
compose d’une multitude d’associations ou organisations non-gouvernementales, des
structures à but non lucratif agissant dans le domaine social. Ces organismes feront l’objet
d’une analyse plus précise dans le contexte des grandes villes d’Afrique de l’Ouest
ultérieurement. Le secteur privé comprend également les entreprises privées. Celles-ci se sont
vues confier de plus en plus de missions qui relevaient auparavant du service public. C’est
notamment le cas pour les services urbains tels que l’assainissement et la collecte des déchets.
8
BOAS M., « Governance as a multilateral bank policy : the cases of the African Development Bank and the
Asian Development Bank, European Journal of Development Research, n°10 (2), 1998, pp. 117-134.
9
ROSENAU J.N., CZEMPIEL E.O. (sous la dir.), 1992, Governance without government : orderand change in
the world politics, Cambridge, Cambridge University Press.
22
Dans un contexte de gouvernance, le partenariat entre l’Etat et les acteurs du secteur
privé favorise la création de groupes d’intérêt. Ces groupes défendent des intérêts qui leurs
sont propres et ne représentent pas l’intérêt général. Le pouvoir de ces réseaux d’acteurs peut
mettre en péril l’intérêt général quand le rapport de force devient inégal. La notion de
gouvernance renvoie donc à l’idée d’un équilibre des forces sociales du fait de leur diversité
et de leur multiplicité. La définition donnée par la Commission on Global Governance dans
son rapport intitulé Our Global Neighbourhood va dans ce sens. Elle est énoncée en ces
termes : « the sum of the many ways individuals and institutions, public and private, manage
their common affairs. » (p. 2)
Aussi, si la gouvernance suscite la participation d’un panel plus large d’acteurs que
dans un contexte de gouvernement traditionnel, elle correspond également à une situation
d’interaction entre ces acteurs.
23
Le partenariat comme mode de relation
24
gouvernement se réalise par l’interaction et la régulation mutuelle des forces sociales
mobilisées par les différents acteurs issus du secteur public comme du secteur privé et
constitués en réseaux plus ou moins intégrés.
C. Un concept « mou »
Les différents auteurs précédemment cités pour leurs travaux sur la gouvernance
témoignent de l’intensité des recherches tant en science politique qu’en sociologie. En effet, il
semble admis que le concept de gouvernance fournit « un cadre conceptuel qui aide à
comprendre l’évolution des processus de gouvernement. » (Stocker, 1998, p. 20) En ce sens, il
consiste un cadre de référence qui permet d’observer la réalité et éventuellement de faire
évoluer le paradigme de compréhension de cette réalité. En aucun cas elle ne doit donc la
masquer ou être prise pour elle.
A ce titre, certains auteurs formulent ainsi des critiques sur le contenu même du
concept de gouvernance. Il ne semble pas faire l’unanimité en ce qui concerne ses qualités
heuristiques. François-Xavier Merrien s’interroge par exemple sur la pertinence du concept
comme fournisseur de clés théoriques afin d’améliorer la compréhension de la réalité.
L’auteur s’attache à analyser la théorie de la gouvernance avec trois approches
différentes : descriptive, analytique et prescriptive. Pour lui, d’un point de vue descriptif, le
concept de gouvernance ne rend pas compte du rôle actuel des Etats de manière fidèle. En
effet, la crise économique dans laquelle est actuellement plongé le monde engendre un
accroissement de la demande d’Etat, ce qui contredit alors l’idée d’une crise de légitimité des
Etats. L’approche analytique met également en évidence les limites de la théorie de la
gouvernance, notamment ses insuffisances à identifier les différentes stratégies d’actions des
Etats. Concentrée sur les problèmes d’ingouvernabilité du fait de la complexité sociale et de la
diversité de la demande sociale envers l’Etat, la théorie de la gouvernance se prive d’une
analyse approfondie des conditions de possibilité ou d’impossibilité de programmes
également rationnels et des formes spécifiques de réseaux selon les pays.
Enfin, il met en évidence l’inefficacité du concept de gouvernance en tant que source
de recommandation pour les Etats. En effet, si elle fait l’objet d’une intense activité
scientifique, la gouvernance s’est aussi progressivement constituée en réservoir de pratiques
de gouvernement dans lesquels les Etats sont invités à piocher pour inspirer leurs politiques
publiques. Cette nouvelle dimension vient brouiller un peu plus ce concept, que A. Osmont
qualifie volontiers de « concept mou ». Elle formule ainsi ses réserves à ce sujet : « entre
25
l’économie et le politique, la rigueur d’analyse et l’idéologie, la prescription pour l’action et
la morale, la frontière devient – à dessein – plus que confuse. » (1998, p. 21)
En effet, bien qu’en pleine construction théorique, la concept de gouvernance a été en
quelque sorte accaparé par les institutions internationales et reproduit sous la forme d’un
ensemble de principes de « bonne gouvernance ».
26
III. L’invention de la «b onne g ou vernance»
La fin des années 80 n’a donc pas vu se développer une mais deux notions relatives à
la gouvernance. La première évolue dans le domaine de la recherche et est un concept
théorique. La seconde voit le jour dans le champ du développement et est un principe d’action
qui doit guider la gestion des affaires publiques des Etats en vue de favoriser les conditions de
leur développement économique et social. Sa dénomination par l’expression « bonne
gouvernance » témoigne de son caractère normatif. Elle a été inspirée de la première mais a
rapidement gagné en autonomie et développé une série de prescriptions formulées par les
institutions internationales à destination des Etats dits en développement.
Nous montrerons ici comment s’est réalisé le passage de la gouvernance à la « bonne
gouvernance », ce que recouvre l’expression « bonne gouvernance » pour les institutions qui
la promeuvent et qu’elles en sont les implications concrètes au niveau des programmes de
développement.
27
correspondent pas nécessairement aux caractéristiques de la gouvernance en tant que concept
théorique. On peut dire que la « bonne gouvernance » revient à une sorte d’extrapolation du
concept.
Parallèlement, elle est rapidement montrée par les institutions internationales comme
le meilleur moyen de parvenir au développement. Le paragraphe introductif du rapport de
1991 de la Banque mondiale, publié sous le titre Governance and development, pose ainsi les
bases de la politique de cette institution :
« Good governance is perhaps the single most important factor in eradicating poverty
and promoting development »,
peut-on lire dans le Rapport mondial sur le développement humain du PNUD (2002, p. 51)
Un vocabulaire connoté
28
littéralement les Etats concernés, le lexique employé reste fortement connoté négativement.
Ses auteurs puisent dans le registre de la faiblesse avec des expressions telles que « poor
governance » qui témoigne d’une pauvreté des stratégies de gouvernance telle que l’entend la
Banque. Cette gouvernance pauvre causée par un manque de capacités ou de volonté (« lack
of capacity or to volition » p. 9) se traduit par des institutions faibles (« weak institutions » p.
10). La dimension négative est renforcée par un vocabulaire plus fort décrivant les préjudices
causés par cette gouvernance pauvre : elle représente un environnement hostile (p. 9) au
développement pour lequel elle est particulièrement néfaste. (p. 10)
La Banque mondiale n’est pas la seule organisation ayant adopté ce principe d’action.
Toutes les organisations internationales et les institutions prêchent à l’unisson pour la « bonne
gouvernance » et diffusent largement cette approche.
L'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE),
organisation internationale travaillant essentiellement à promouvoir le développement
économique mondial, se donne pour rôle premier de "favoriser la bonne gouvernance des
secteurs public et privé à travers ses études et recommandations10". Le Comité d'aide au
développement (CAD) a publié en 1995 un rapport intitulé Le développement participatif et la
bonne gestion des affaires publiques faisant état des "principes et stratégies à appliquer et des
actions à mener" dans la coopération pour le développement. Le rapport annuel de l'OCDE
fait chaque année état de la gouvernance dans le monde. L'organisation édite également
régulièrement des publications proposant des recommandations notamment en termes de
« bonnes pratiques » dans la délivrance de services publics par les Etats ou encore dans la
tenue du budget.
La Banque mondiale, comme nous l'avons montré précédemment, a été l'initiatrice de
cette diffusion de la "bonne gouvernance" comme principe incontournable pour le
développement. Jusqu'à maintenant, elle a conservé cette thématique au centre de sa stratégie.
Elle est appuyée dans son action par le Fonds Monétaire International (FMI) qui en partage
l'approche.
Le PNUD a également fait de la "bonne gouvernance" son guide pour l'action en
faveur du développement. Il s'appuie notamment sur les déclarations unanimes des chefs
10
www.ocde.org
29
d'Etats lors du Sommet du Millénaire en 2000 en faveur de la « gouvernance démocratique ».
Chaque année, le PNUD publie ses rapports sur le développement humain. Rapports
mondiaux et régionaux confondus, on comptabilise depuis le début des années 90, plus d’une
centaine de publications dans lesquelles la gouvernance est un terme central.
Enfin, la bonne gouvernance ne s’applique pas uniquement aux pays dits en
développement. L’Union européenne a, par exemple, publié en 2001 son Livre Blanc de la
gouvernance proposant une réforme de la gouvernance européenne. Le texte énonce les
principes de la « bonne gouvernance » selon les pays européens et les présente comme
centraux :
« Ils sont à la base de la démocratie et de l’état de droit dans les Etats membres, mais
s’appliquent à tous les niveaux de gouvernement, qu’il soit mondial, européen,
national, régional ou local. Ils particulièrement importants pour l’Union si elle veut être
en mesure de relever [ses] défis. » (p. 12)
Le principe de conditionnalité
« Les membres du CAD reconnaissent que pour faire progresser la cause complexe du
développement participatif, de la bonne gestion des affaires publiques, des droits de
l’homme et de la démocratisation, leurs pays doivent accepter de s’acquitter d’un
certain nombre d’obligations. Il leur incombe de se tenir informés de la situation qui
règne dans chacun des pays partenaires et d’y être réceptifs, ils doivent rechercher,
dans un esprit constructif et créatif, des moyens adaptés et efficaces d’encourager
l’amélioration des pratiques de leur gouvernement. » (p. 8)
30
B. Qu’est-ce que la «bonne gouvernance» ?
1. Essai de définition
31
L’OCDE en propose une liste succincte et claire11. Cette succession d’impératifs a pour but de
placer les Etats et leur structure au cœur de la scène, en appelant clairement à leur réforme.
Comme nous l’avons décrit précédemment, à partir des années 90, les stratégies
déployées en faveur du développement par les grandes agences internationales redonnent une
certaine place à l’Etat. Pour la Banque mondiale, il a deux missions qu’il est le seul à pouvoir
mener à bien. Il assure l’existence de règles qui permettent au marché de fonctionner
efficacement ainsi que des interventions qui corrigent les défaillances du marché.
(Governance and development, 1991, p. 1) Mais d’une manière générale, il est devenu
progressivement évident pour les grandes agences internationales que les projets de
développement ne pouvaient réussir sans un contexte institutionnel stable, efficace et légitime.
Ainsi, comme l’énonce T. Weiss, « today’s is less about jettisoning state institutions than
improving and reforming the functioning of democratic institutions (…). Leaders are being
held to higher standards of accountability, and they have to contend with the forces of
globalisation. But there is less faith in a blanket prescription to roll back the state. » p. 803
La réforme des Etats peut se décliner en cinq grands chantiers. Le premier concerne la
fonction publique : il s’agit de réduire la taille des Etats, d’en alléger la structure et donc le
fonctionnement. Pour Franck Petiteville, les Etats conformes aux canons de la bonne
gouvernance sont « des Etats fondés sur une architecture institutionnelle rationalisée, réduite à
l’exercice des fonctions régaliennes universelles et des seules politiques publiques que
d’autres acteurs que l’Etat ne seraient pas en mesure d’élaborer à sa place avec la même
efficacité. » (1998, p.127) Cela implique donc une diminution de la masse salariale, la
réalisation d’évaluations régulières et la mise en œuvre de la décentralisation. (OCDE, 1995,
p. 20)
La « bonne gouvernance » implique également une réforme du cadre juridique.
L’OCDE défend la primauté du droit avec l’existence d’un système juridique qui permet le
respect des droits de l’Homme, implique que les gouvernants se conforment à la loi, des
tribunaux indépendants qui la font respecter et une constitution qui prévoit le contrôle des
pouvoirs administratif et exécutif. La réforme du système juridique doit notamment permettre
11
Cf. encadré page précédente
32
aux catégories défavorisées, et en particulier les femmes, de renforcer leur capacité à défendre
leurs droits.
La notion de responsabilité à l’égard des fonds publics, formulée également dans
l’expression rendre des comptes, et en anglais avec le terme « accountability », est
particulièrement centrale dans les prescriptions de la Banque mondiale. Ces trois formulations
traduisent bien l’exigence dont il est question qui se couple parfois d’une exigence
d’information et de transparence. Par ailleurs, les institutions internationales encouragent la
mise en œuvre d’une lutte contre la corruption, qui doit être une des réformes centrales, par un
soutien technique ainsi que par le biais du principe de conditionnalité.
La discipline budgétaire constitue un quatrième chantier de réforme qui doit prévoir
une réduction des dépenses militaires excessives, comme en appelle l’OCDE, mais surtout la
mise en place d’un système de comptabilité fiable et l’amélioration de l’élaboration des
budgets publics. Cet objectif doit être poursuivi en collaboration avec les programmes mis en
place par la Banque mondiale et le FMI.
Enfin, le renforcement de la démocratie vient compléter cet arsenal de réformes ou,
selon la manière dont on les appréhende, constitue l’objectif global, bien que qu’il ne soit pas
présenté comme tel, de cette vaste entreprise. En effet, on peut observer une quasi
assimilation des objectifs du développement et de ceux de la démocratie, notamment dans la
politique menée par le PNUD. Pour A.Osmont, la gouvernance est « à peu de choses près (…)
un modèle idéal de démocratie, qui ne dit pas son nom. » (1998, p. 20) Cette nécessité de
démocratisation renvoie à celle d’avoir à la tête des Etats des équipes de gouvernants
légitimes, donc démocratiquement élus et travaillant à l’élaboration et à la mise en œuvre de
politiques appropriées aux besoins de leur population.
33
civile et du marché pour laisser les mécanismes de d’autorégulation de ceux-ci produire tous
leurs effets. » (1998, p. 127) Ainsi, l’Etat se voit attribuer les missions pour lesquelles il est
l’acteur le plus compétent tandis qu’un foisonnement de structures supposées représenter la
population ont pour rôle à la fois de servir de contre-pouvoir voire de partenaire pour
l’élaboration des politiques publiques et d’acteur de la mise en œuvre de ces politiques en
fonction de leur spécialité. C. Hewitt de Alcantara, constatant l’importance accordée à cette
« société civile » parle d’une réelle « dichotomie » entre le peuple et l’Etat. (1998, p. 114)
34
d’Afrique de l’Ouest, nous allons y porter un regard éclairé par les études anthropologiques
dont il est l’objet afin de comprendre en quoi c’est une réalité et comment elle se manifeste.
35
Partie 2 Le pari de la société civile
Depuis les années 90, la société civile est devenue une sorte d’incontournable pour les
projets et les programmes de développement. Elle est considérée comme la principale garante
d’une meilleure gestion des affaires publiques : le fait de lui donner plus de pouvoir dans les
différents rouages de la machine du développement doit finalement conduire à la réussite des
projets.
Cette orientation est présentée comme radicalement nouvelle, comme un pari sur un
ensemble d’acteurs qui, à tort, n’avaient pas été considérés comme importants auparavant.
Ainsi, il convient de savoir plus précisément ce que recouvre cette notion floue et
assez insaisissable, en quoi elle correspond effectivement à la réalité des sociétés citadines des
pays ouest africain et comment s’organise dans la pratique cette nouvelle manière de
promouvoir le développement.
36
I. Qu’est - ce que la soci été civil e ?
La société civile est une notion à la fois plurielle et polyvalente qui rend difficile sa
définition. Cependant, nous tenterons d’en donner ici quelques axes de définitions possibles et
nous attacherons ensuite à mettre en évidence le lien qu’a la société civile avec la notion de
bien commun à laquelle elle est renvoyer tout particulièrement.
1. Historique de la notion
L’analyse proposée par le philosophe allemand Hegel de la société civile insiste sur
une absorption de celle-ci par l’Etat. Pour lui, la société civile, représentant la société
bourgeoise, est la « préfiguration de l’Etat et celui-ci en est la figure accomplie. » (Otayek,
37
2004, p. 31) Il est le premier penseur de la société civile à mettre en évidence le lien entre de
l’Etat et la société civile.
Avec la pensée marxiste, le concept de société civile connaît un tournant. Antonio
Gramsci, plus que Karl Marx, a fortement marqué la compréhension de la société civile de
son empreinte. Il est le premier à proposer une ébauche de définition rapportée ainsi par René
Otayek : « Pour lui, la société civile, en tant que complexe d’institutions privées incluant
Eglises, système éducatif, syndicats, etc., joue un rôle crucial dans la reproduction de
l’hégémonie sociale car elle diffuse l’idéologie dominante, réalisant ainsi la combinaison de
coercition et de consentement qui rend possible la domination. » (2002, p. 202) Il contribue
donc à montrer en quoi la société civile à un rôle central dans la vie politique en tant que
véhicule de normes et de valeurs.
38
2. Les quatre différents types de définition
La société civile, nous l’avons vu, a une longue histoire intellectuelle derrière elle. Ceci
est probablement dû, en partie, à la difficulté d’en définir précisément la nature et les
contours. R. Otayek partage bien ce constat lorsqu’il affirme : « nous sommes confrontés à un
concept éminemment polysémique dont la difficulté de définition n’a d’égale que la richesse
de la généalogie scientifique. » (2002, p. 194) Cette richesse peut dès à présent être illustrée
par la pluralité des types de définition possible de la société civile.
La société civile peut être définie par opposition à ce qu’elle ne comprend pas, en
l’occurrence le domaine public. Elle est composée de ce « qui se trouve en dehors de l’Etat, et
éventuellement du système politique. La société civile s’identifie pratiquement au secteur
privé. » (Haubert, 2000, p. 28)
« a sphere of social interaction between economy and state, composed above all of the
intimate sphere (especially the family), the sphere of associations (especially voluntary
associations), social movements and forms of public communication. Modern civil
society is created through forms of self-constitution and self-mobilization. It is
institutionalised through law, and especially subjective rights, that stabilize social
differentiation. While the self-creative and institutionalised dimensions can exist
separately, in the long term both independent action and institutionalisation are
necessary for the reproduction of civil society. » (Otayek, 2002 p. 210)
Il semble donc que la société civile soit fortement investie par le politique. Nous devons
cependant remarquer, avec R. Otayek, que si elle se présente comme un contre-pouvoir par
12
Pour une description détaillée de la société civile abidjanaise par F. Leimdorfer, se référer au chapitre 2 de
cette partie consacré à la société civile des métroples ouest-africaines.
39
l’indépendance qui la caractérise, elle ne doit pas absorber le politique et prendre le pas sur
l’Etat ou se substituer à lui. C’est bien par une relation entre entités indépendantes qu’il faut
appréhender les rapports de l’Etat avec la société civile, relation qui contribue d’ailleurs à leur
renforcement mutuel. Ainsi, « quand l’Etat est faible, la société civile l’est également et
s’avère donc impuissante à contenir la récurrence de mouvements incivils ; quand, en
revanche, elle est forte, la participation politique s’en trouve stimulée, ce qui tend à accroître
et consolider la légitimité de l’Etat. » (2002, p. 212)
L’importance prise par la société civile à partir de la fin des années 70 dans les
discours sur l’évolution des sociétés contemporaines tient au fait que cette notion contient une
dimension normative. Selon R. Otayek, elle est en effet devenue « le lieu de passage à la
démocratie libérale. » (2004, p. 33) Cette conception a été particulièrement inspirée par les
mouvements de résistance au totalitarisme soviétique en Europe centrale et orientale mais
également par la remise en cause de l’autoritarisme de l’Etat en Afrique.
Cette facette normativement connotée de la société civile se justifie ainsi pour M.
Haubert : « La société civile est essentiellement considérée comme un lieu où, parce qu’il se
situe en dehors de l’État, s’exercent la liberté et la créativité des individus ; un lieu où, égaux
bien que différents, ils établissent consciemment des relations entre eux, communiquent,
échangent, nouent des contrats, s’associent de diverses façons ; un lieu où ils s’organisent
volontairement pour faire reconnaître leurs droits et participent à l’élaboration du bien
commun. » (2000, p. 29)
40
Pour elle, c’est tout d’abord « un modèle de société qui est le pendant d’un
État démocratique ». En effet, la société civile n’existe que dans le cadre d’un régime
démocratique. En situation de dictature, elle se constitue clandestinement afin de remplacer le
régime en place par une démocratie. C’est en ce sens qu’elle désigne, en second lieu, la
société civile comme un ensemble de « forces sociales qui contribuent à l’évolution de la
société vers ce modèle ».
Troisièmement, la société civile joue selon elle un rôle important « dans la définition
et dans la gestion de l’intérêt général ». Elle est pour cela constituée en « institutions sociales
qui de facto ou de jure sont associées à l’État ». Enfin, elle est définie par des
associée au lieu où elle se manifeste, qui est un endroit qui lui est propre
cadre de l’espace public que la société civile existe car c’est là qu’elle
41
1. La rupture avec la communauté
42
L’espace communautaire contre l’espace public
A partir de cette analyse des traits spécifiques aux sociétés communautaires, il apparaît
que l’espace communautaire soit incompatible avec l’idée de pluralité constitutive de la
société civile et qui s’exprime dans l’espace public.
Dans texte intitulé Espace commun ou espace public ?, Etienne Tassin démontre en
quoi l’espace de la communauté est l’opposé de l’espace public. Il affirme ainsi : « Si la
communauté est par définition homogène, le domaine public est par définition hétérogène.
L’espace public est impropre ; et en ce sens, uniquement, il peut être dit commun. » (1991, p.
35) Cela signifie que l’espace public est un lieu de rencontre des différences. Si l’on se
rapporte à la définition de Hannah Arendt, il est situé entre les individus et en ce sens les
sépare, les tient à distance les uns des autres. Ce qui leur est commun est alors ce qu’ils ont
instauré symboliquement comme tel, c’est-à-dire la langue, les lieux ou encore les discours.
La société civile doit donc être constituée de sujets privés, d’individus porteurs
d’intérêts différenciés. La somme de ces intérêts, les intérêts particuliers, représente alors
l’intérêt général, également appelé bien commun. Aucune entité à proprement parler ne peut
exprimer le bien commun. Celui-ci est issu de la confrontation de la pluralité des intérêts.
Cette pluralité est essentielle et il semble que l’individualisation, c’est-à-dire le
processus par lequel les individus se libèrent de leurs appartenances communautaires pour
devenir des sujets, des individus porteurs d’identités différenciées, soit un passage pour
l’atteindre. A. Marie exprime cette idée en ces termes : « une société civile (…) se définit
d’abord comme une société des individus, en ce sens que ceux-ci, détachés de leur
appartenance communautaire, constituent les seules unités de compte. » (2003, p. 12)
Ce processus d’individualisation est bien connu des sociologues. Il fut, à la fin du
19ème siècle, un tournant important de l’histoire des sociétés occidentales au cœur de l’œuvre
du père de la sociologie, Emile Durkheim. Il décrit ce phénomène dans son ouvrage intitulé
De la division du travail social. Avec l’avènement de l’ère industrielle, le travail se
complexifie, les tâches sont divisées et atomisées, ce qui se répercute sur les relations
sociales. La conscience collective s’affaiblit, elle conditionne moins les rapports entre les
individus qui jouissent ainsi d’une plus grande liberté. Ce mouvement est exprimé par E.
Durkheim par l’idée du passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique. Si la
43
première était très contraignante et laissait peu voire pas de place à la déviance, la seconde est
beaucoup plus permissive et se réalise plutôt sous la forme contractuelle.
Parallèlement à ce phénomène social ou bien par un lien de cause à effet, un
mouvement de nivellement des hiérarchies sociales doit se produire. C’est ce que B. Badie
nomme « l’horizontalité des rapports à l’intérieur de la société ». (1992, p. 116) En effet,
comme nous l’avons décrit plus haut, dans une société communautaire, les relations sociales
sont structurées par de fortes hiérarchies et des identifications particularistes. Pour
qu’advienne la société civile, il est nécessaire que ces identifications disparaissent au profit
d’une identification stato-nationale qui place ainsi tous les individus au même niveau par
rapport à l’Etat.
De l’individualisme à la citoyenneté
44
communautaire pour entrer dans une société civile observable depuis une vingtaine d’années
dans les grandes villes d’Afrique de l’Ouest.
45
II. La soci été civil e d es métropol es ouest a fricaines
La société civile en Afrique comme dans le reste du monde fait, depuis quelques
décennies, l’objet d’un engouement sans précédent chez les organisations internationales
intervenant dans le champ du développement. Il semble donc qu’une société civile africaine a
commencé à se manifester, à l’image de l’Europe de l’Est, dans le dernier quart du 20ème
siècle et que les agences de développement s’en sont emparées pour renouveler leurs
stratégies d’action.
Cependant, il n’en est rien. La société civile africaine n’est pas une nouveauté comme
le rappellent Jean et John Comaroff : « Civic activism against various forms of government
repression, and claims in support of indigenous peoples against the state, long predate the
struggle against totalitarianism in Poland. » (1999, p. 16) Ils appuient ce propos sur les thèses
de Mahmood Mamdani, dont les écrits sur la société civile ont particulièrement insisté sur la
distinction entre la ville et la compagne dans l’histoire de la société civile africaine.
La société civile ouest africaine émerge en effet dans les grandes villes et c’est là
qu’elle se manifeste le plus clairement actuellement. Une série d’études anthropologiques
menées à Abidjan, Bamako, Dakar, Niamey et dont les écrits ont été rassemblés dans deux
ouvrages dirigés par Alain Marie, L’Afrique des individus (1997) et L’Afrique des citadins
(2003), décrivent de manière approfondie et sans précédent les processus à l’œuvre et les
caractéristiques de cette société civile citadine.
A partir des années 70, les institutions internationales ont poussé au libéralisme
économique. Constatant les besoins considérables en financement des Etats africains, les Etats
fournisseurs de l’aide l’ont conditionnée à l’ouverture des marchés intérieurs et à la
libéralisation du commerce.
46
Ceci s’est accompagné d’une volonté d’amener l’Etat à réduire son rôle. Des mesures
d’austérité sont encouragées : privatisations, compression du personnel de la fonction
publique, fermeture d’entreprises publiques, etc. L’Etat est ramené à une forme minimale,
c’est-à-dire à ses fonctions régaliennes. Dans un contexte d’ouverture au marché mondial, les
productions nationales voient leurs prix baisser à l’exportation et le Franc CFA est dévalué en
janvier 1994.
L’ensemble de ces mesures a des effets non négligeables sur les sociétés ouest
africaines. Elles conduisent à une raréfaction générale des ressources financières auparavant
disponibles pour la redistribution clientéliste mais également pour la solidarité caractéristique
des sociétés communautaires. Les individus se retrouvent ainsi progressivement abandonnés à
leurs propres ressources pour survivre. Les recours à l’entourage comme bouée de sauvetage
dans les situations économiques difficiles devient de moins en moins possible.
Pour A. Marie, « la logique de l’ajustement structurel, c’est aussi – et surtout ? – de
porter en elle l’avènement d’une société civile constituée d’individus arrachés aux conforts
mais aussi aux pesanteurs communautaires. » (2003, p. 45) Il en découle un fort
accroissement des inégalités dans les grandes villes d’Afrique de l’Ouest ainsi que
l’apparition de classes sociales.
En effet, victimes du chômage, de l’exclusion, de la déscolarisation, les habitants des
grandes villes d’Afrique de l’Ouest, se détachent de leurs appartenances communautaires pour
se réinsérer dans des ensembles socio-économiques auparavant inopérants pour comprendre la
structuration des sociétés africaines. Les individus commencent à appréhender leur société en
fonction d’oppositions binaires « riches » / « pauvres », « haut » / « bas » ou « ceux qui
mangent » / « ceux qui ne mangent pas ». (2003, p. 45)
« Aujourd’hui nous mangeons godyo, le pain mort, rassis de deux jours, qu’on donnait
aux porcs autrefois. On le met dans l’eau sucrée, tellement c’est dur comme du fer !
Ils ont pris tout l’argent. C’est eux qui mangent. Ce n’est pas nous tous. On mange du
pain mort avec des haricots. » (p.63)
Voici le type de propos recueillis par A. Marie lors d’une enquête réalisée à Abidjan entre
1996 et 1997 auprès d’individus représentatifs de cette nouvelle génération de citadins.
47
2. Une contractualisation des relations sociales
Les évolutions profondes qui ont eu lieu dans le marché du travail depuis la fin des
années 70 ont provoqué une évolution du lien social entre les individus. Si la solidarité
familiale reste le type de lien le plus solide, elle se couple avec d’autres formes de solidarité
qui s’avèrent utiles pour accéder à un emploi ou évoluer professionnellement.
Ces analyses, qui sont basées sur de nombreuses enquêtes sociologiques y compris
commandées par la Banque mondiale, ne sont valables que pour les couches les plus élevées
voire les couches moyennes des grandes villes d’Afrique de l’Ouest. Cependant, elles
méritent d’y porter attention dans la mesure où elles montrent une importante remise en cause
des modes de relation caractéristiques des sociétés communautaires.
Sur la base d’une étude réalisée sur les diplômés de l’enseignement supérieur au
Sénégal, Evelyne Baumann, économiste spécialiste des questions relatives au travail et à la
mondialisation, met en évidence la diversification du capital social des individus et la
constitution de réseaux. Défini par Pierre Bourdieu, le concept de capital social caractérise un
ensemble de ressources dont dispose une personne grâce à son réseau de relations.
Pour les Sénégalais diplômés de l’université, il apparaît que les réseaux de relations
tissés en dehors de la sphère familiale sont les plus profitables pour trouver un emploi. Les
stratégies déployées sur le marché du travail se détournent donc des proches pour favoriser
une série d’acteurs occupant des positions privilégiées. Il s’agit par exemple des anciens
étudiants de leur filière d’étude. Les stages sont également l’occasion de tisser des relations
directement avec des personnes qui peuvent être de futurs employeurs ou proches
d’employeurs potentiels. La création de liens avec des personnes insérées dans des réseaux
internationaux est également très recherchée. Ceci peut se faire notamment par l’intermédiaire
des organisations non gouvernementales implantés dans le pays ou en tentant la chance de
l’émigration si elle se présente. (Marie & Leimdorfer, 2003, p. 219)
La logique de la dette, que nous avons décrite précédemment, semble en effet perdre
de l’influence sur les comportements de certaines catégories de la population citadine en
Afrique de l’Ouest. C’est ce que A. Marie et F. Leimdorfer expriment à travers l’idée d’une
participation dosée au jeu de la redistribution. (2003, p. 26) Cette constatation est valable
principalement pour les individus appartenant aux classes les plus élevées de la société.
48
Dans une étude consacrée à des cadres de la Communauté urbaine de Dakar,
N’Diouga Adrien Benga met en évidence leur mouvement de retrait de la sphère familiale,
notamment par l’acquisition d’un logement indépendant. La raréfaction des ressources due au
contexte économique difficile les conduit à une plus grande prudence dans le soutien financier
envers les proches ou dans les dépenses générées par les rituels coutumiers. Le fait de
disposer d’un diplôme leur a permis de ne pas recourir aux ressources familiales pour trouver
un emploi. De plus, ils travaillent, tout comme les jeunes diplômés, à la création de solidarités
extracommunautaires, notamment par l’engagement politique. (Marie & Leimdorfer, 2003,
p.293)
49
par un statut social qui leur laisse peu d’autonomie et de perspectives d’émancipation. En
effet, elle décrit l’itinéraire de femmes originaires du milieu rural mais désireuses de se libérer
de la charge de travail imposé par la vie rurale, d’une relation conjugale difficile et souvent
violente et/ou du poids du contrôle social de leur communauté.
En migrant seules, elles prennent le risque d’être confrontées aux nombreuses difficultés
qu’impliquent l’installation en ville et l’obtention d’un emploi leur permettant de subvenir à
leurs besoins. Elles trouvent progressivement le moyen de s’implanter définitivement, par
exemple en réalisant une activité commerciale. Les modes de sociabilité que propose la ville,
notamment à travers les multiples associations, leur permettent de se recréer un réseau de
relations. En effet, une fois parties, les femmes migrantes entretiennent des relations plus ou
moins distendues avec la famille et le village d’origine. Les conditions de leur départ
associées à l’image négative de la femme non mariée dans les communautés rurales les
retiennent à rendre visite à leurs proches. Seules les cérémonies funéraires ont encore un poids
symbolique assez fort pour les décider à faire le déplacement. (Marie & Leimdorfer, 2003,
p.355)
Ces différents exemples révèlent bien une double tendance « qui amène l’individu à
devoir prendre en charge sa destinée sociale» mais également à se réinsérer dans la société en
tant qu’« agents économiques », « producteurs, consommateurs et usagers » et « sujets
individualisés par les règles juridiques et administratives. » (Marie & Leimdorfer, 2003, p.12)
Ces différentes facettes du citadin ouest africain ne laissent pas encore clairement entrevoir sa
qualité de citoyen. Il apparaît pourtant que le processus d’individualisation s’accompagne
également d’une réelle construction de la citoyenneté.
L’individualisation subjective
Nous avons abordé plus haut la constitution de classes sociales impliquée par la crise
économique et le fait que les individus eux-mêmes se positionnent désormais sur une échelle
sociale. Ceci témoigne d’une importante modification de leur manière de voir leur société du
50
fait qu’il s’est produit chez eux une « individualisation subjective ». (Marie, 2003, p.47) En
effet, les individus ne regardent plus la société dans laquelle ils vivent par le spectre de leur
communauté mais en en développant une connaissance individuelle, qui leur est propre et
fonction de leur expérience singulière.
A. Marie décrit ainsi ce processus : « Dans les nouvelles générations, on a appris à
considérer sa propre situation de manière plus objective, donc à se poser soi-même comme
observateur distancié et critique, rompant ainsi avec cette propension à la pensée assujettie par
une vision du social jusqu’alors appréhendé comme une réalité naturalisée en ordre
« normal » des choses. » (2003, p. 62)
Les individus deviennent donc des « locuteurs individualisés et responsables de leurs
paroles et de leurs actes. » (Leimdorfer, 2003, p. 113) En tant sujets, ils entrent en relation
avec d’autres sujets détachés, comme eux, de leurs appartenances communautaires et du statut
social qu’elles leur imposaient. Ces caractéristiques que l’on peut considérer comme innées
sont remplacées par d’autres qualités qui dépendent de l’activité professionnelle, de la
position économique, du parcours scolaire, etc. De l’individualisation subjective découle donc
un déplacement de l’individu vers d’autres champs d’appartenance en fonction de sa
profession ou encore de ses sensibilités politiques.
51
seconde opposition confronte les « riches » aux « pauvres », les « grands patrons » politiques
aux « laissés pour compte ». La série des antagonismes ne s’arrête pas là. Les « jeunes » sont
opposés aux « vieux » et l’ « Etat » au « peuple ». (2003, p. 78)
L’identification se fait donc à des champs beaucoup plus larges et jusqu’à la nation
entière. Les individus ne se sentent plus soumis à l’autorité traditionnelle de leur communauté
d’origine mais bien à celle de l’Etat. Les discours de citadins d’Abidjan en témoignent :
On peut remarquer également que les identités deviennent plus abstraites en référence à des
valeurs universelles qui servent de base à la critique du pouvoir politique.
« L’éducation, la santé et la sécurité sont trois missions de l’Etat. Il a failli dans ces
trois missions interdépendantes. Le PDCI a échoué sur les trois : il ne peut plus
gouverner le pays. » (2003, p. 66)
La violence et la délinquance croissante dans les grandes villes sont aussi la raison de
plaintes des citadins contre l’immobilisme des pouvoirs publics qui sont accusés de
l’entretenir à des fins politiques. D’une manière générale, on donc peut assister à un
mouvement de critique de la conduite des affaires publiques mettant clairement l’accent sur la
malhonnêteté des dirigeants. Si la situation économique du pays est mauvaise, les individus
considèrent que l’argent ne fait pas défaut mais qu’il n’est pas utilisé à bon escient.
52
La référence à des universaux
C. L’effervescence associationnelle
Grand observateur de la démocratie et de la société civile, Alexis de Tocqueville
affirmait dans De la démocratie en Amérique : « Il n’y a rien que la volonté humaine
désespère d’atteindre par l’action libre de la puissance collective des individus13. » Cette mise
en commun des revendications et des ressources des individus au sein d’associations afin de
défendre des intérêts et des valeurs communes s’est développée de manière non négligeable
dans les pays d’Afrique de l’Ouest au cours des vingt dernières années.
13
Cité par OFFERLE M. (coord.), « La société civile en question », Problèmes politiques et sociaux
n°888, mai 2003.
53
la lutte contre l’Etat colonial mais n’ont qu’un faible écho à cette époque. C’est au début des
années 80 que s’enclenche une réelle augmentation de leur nombre dans les villes.
R. Otayek, s’interrogeant sur la possibilité de transposer aux sociétés africaines un
modèle d’action jusque-là considéré comme propre aux sociétés occidentales déduit que :
« Si l’on considère l’association comme la condition sine qua none de l’existence de la société
civile, alors il faut admettre aussi que c’est un non-sens que de poser, in principio, que celle-ci
y est inconcevable [en Afrique] puisque la vigueur du tissu associatif est unanimement
reconnue comme l’un des modes d’organisation majeur des sociétés subsahariennes. » (2002,
p. 205)
La société civile se caractérise en général par une très grande diversité d’organisations.
La définition qu’en donne Jürgen Habermas insiste particulièrement sur ce point :
L’Afrique de l’Ouest ne déroge pas à cette règle. On peut néanmoins distinguer différentes
sortes d’associations et proposer une typologie sur la base de celle de J. Planche dans son
dossier Accompagner l’émergence et le renforcement des sociétés civiles (2004, p. 22)
Les organisations communautaires de base se concentrent sur les questions relatives au
développement du quartier. Ce sont des organisations plutôt spécialisées sur l’économie
sociale et ayant une composition plutôt homogène selon l’âge, le sexe ou encore la religion,
etc. Les organisations intermédiaires se placent entre les pouvoirs publics et les individus.
Elles se doivent d’être bien organisées. Ce sont par exemple les syndicats, associations
des valeurs universelles comme les droits de l’Homme, soit une mission
14
Cité par OFFERLE M. (coord.), « La société civ ile en question » , P roblèmes politiques et
sociaux n °888, mai 2003, pp. 35 -36.
54
Cette classification reste très générale et peut ne pas englober
La faiblesse de l’Etat africain que nous avons décrit dans un chapitre précédent se
manifeste quotidiennement par son incapacité à assurer certains services de base dans les
quartiers. De nombreuses OSC se sont donc constituées dans une forme d’auto organisation
de la population pour pallier à une série de manques.
Certaines ont dimension communautaire destinée à entretenir un lien entre des
habitants d’une même origine villageoise. D’autres assurent des services très diversifiés tels
que l’entretien d’un quartier, le traitement des déchets, la sécurité, la fourniture d’eau, de
services de santé, d’éducation, de services infrastructurels et sociaux pour les jeunes. Ss
créent également des associations commerciales coopératives. (Leimdorfer, 2003, p. 117)
Elles se sont très vite révélées efficaces dans les missions qu’elles se sont attribuées
car elles rassemblent un certain nombre d’avantages. Elles sont notamment très proches de la
population et peuvent ainsi proposer des services au plus près de leurs besoins. Leurs petites
structures leur permettent également de s’adapter rapidement aux évolutions de ces besoins et
de couvrir les zones les plus difficiles à atteindre.
15
Pour davantage de précision, se référer à l’encadré « Les associations à Abidjan » p. 19, d’après l’article de F.
Leimdorfer, « L’espace public urbain à Abidjan. Individus, associations, Etat. », in LEIMDORFER F., MARIE
A., 2003, L’Afrique des citadins. Sociétés civiles en chantier (Abidjan, Dakar), Paris, Karthala, 402p.
55
relation avec les pouvoirs publics et à tenter d’instaurer le « système de normes partagées,
dominantes et légitimes » qui fait défaut à cet endroit. (Leimdorfer, 2003, p. 114-5)
Ainsi, les associations, par l’intermédiaire de leurs représentants, développement petit
à petit un savoir faire en matière de communication avec les pouvoirs publics. Les
responsables d’associations travaillent à adopter un mode de discours qui soit proche de celui
des responsables municipaux afin d’établir des relations stables et institutionnalisées. Ces
deux types d’acteurs en sont venus progressivement à instaurer entre eux un partenariat. En
effet, dans l’attente d’être en mesure de répondre aux besoins des citadins, les municipalités
s’en remettent officiellement aux associations pour assurer ce rôle. C’est donc un partenariat
public-privé qui s’instaure dans lequel les pouvoirs publics jouent davantage un rôle de
coordination des services assurés que de prestation.
Dans leur position d’intermédiaire, les associations se doivent de comprendre
parfaitement la demande des habitants afin de la faire valoir auprès des décideurs.
Parallèlement, elles intègrent « les normes d’un bon ordre urbain et ont souvent en commun
un point de vue d’énonciation qui privilégie la ‘population’ et son bien-être comme catégorie
sociale légitime. » (Leimdorfer, 2003, p. 147) Dans cette lignée, elles ont également une
activité pédagogique afin que ces valeurs relatives au bien-être de la collectivité soient
intégrées et respectées par la population.
Du fait qu’elles représentent la garantie d’un travail orienté vers le bien commun et
qu’elles assurent une efficacité dans la prestation des services qui n’est pas constatée lorsque
ce sont les Etats qui s’en chargent, ces organisations de la société civile sont au cœur de la
politique de promotion de la « bonne gouvernance » adoptée par les grandes organisations
internationales travaillant dans le champ du développement.
Dans un ouvrage consacré aux liens entre organisations non gouvernementales et
développement, Henrik Secher Marcussen répertorie les avantages reconnus par les bailleurs
de fonds du développement et qui expliquent leur engouement pour ces structures. Ils
valorisent : leur capacité à toucher les populations les plus pauvres et à aller dans les zones
reculées, leur capacité à promouvoir la participation locale des bénéficiaires, leur capacité à
fonctionner à faibles coûts, leur capacité d'innovation, d'expérimentation, d'adaptation et de
souplesse, et enfin leur capacité à renforcer les institutions locales et le pouvoir des groupes
marginaux. (1998, p. 582)
56
Cette position privilégiée vis-à-vis des grandes agences internationales de
développement est aujourd’hui tout à fait évidente lorsque l’on observe les dispositifs de
développement. La « participation », sous-entendu l’intégration d’une manière ou d’une autre
de la population ou de ses représentants dans les projets ou les programmes de développement
est devenue incontournable, à tel point qu’elle est désormais la condition pour l’octroi de
financements.
57
III. Les modalit és d e la partici pation de la sociét é
civile au dévelop pement
C’est dans ces termes que le Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté, texte de
référence en matière de développement dans le monde et ayant pour fonction d’instaurer une
cohérence et d’accroître l’efficacité de l’aide aux pays du Tiers-monde, exprime l’un de ses
principaux objectifs. Et la place centrale accordée à la société civile dans le développement ne
doit donc pas être une utopie. Elle donne lieu à une production conséquente de textes
détaillant les modalités de sa participation.
Dans la pratique, sa mise en œuvre est bien inégale et sujette à toutes les variations
possibles en fonction des projets et des acteurs qui les mènent. Par souci de clarté, on
détaillera ici les modalités de cette participation de la société civile au développement à trois
niveaux : au niveau local dans le cadre des projets dits participatifs, ainsi que du processus de
décentralisation et au niveau national et international avec l’ouverture de la coopération entre
le Nord et le Sud aux acteurs de la société civile.
58
La participation dans le développement a donc une longue histoire, renvoie à de nombreuses
méthodes différentes et donc à autant de définitions possibles. D’une manière générale, on
peut dire qu’il s’agit « inviter les populations à participer, selon des règles pas toujours très
bien définies, à quelque chose qui leur est extérieur, aux projets et actions des intervenants.»
(Lavigne-Delville et al., 2000, p. 522)
La participation renvoie pour J.P. Olivier de Sardan à cinq dimensions qui se
retrouvent dans la plupart des projets de ce type. Elle permet tout d’abord la valorisation des
savoirs locaux, c’est à dire des compétences et de l’ensemble des ressources dont dispose la
population destinataire du projet. Elle leur offre également une manière de se former de
manière plus interactive qu’en recevant passivement un savoir. La participation revoie
également à une conception du développement par les populations elles-mêmes et non par
l’Etat ou par le simple fonctionnement du marché. C’est le développement dit
communautaire. Le développement participatif recouvre également l’idée d’une
autosuffisance de la population concernée qui réalise par elle-même l’amélioration de ses
conditions de vie. Enfin, la participation de la population aux projets de développement est
considérée comme une gage de satisfaction des « vrais besoins » étant donnée qu’elle le
mieux à même de savoir ce qui lui est nécessaire pour son développement. (Olivier de Sardan,
2001)
La participation dans le développement est également un moyen de mobilisation de la
main d’œuvre bon marché, un moyen de partager les coûts, une manière de créer des
obligations contractuelles entre acteurs autour d’un même projet de faire en sorte que chacun
est tenu de remplir sa mission. Enfin, c’est aussi un processus de prise de décision par la
communauté car le développement participatif est censé impliquer la population à tous les
niveaux des projets depuis l’élaboration jusqu’à l’évaluation. (Bocoum, 2002, p. 13-16)
Les projets participatifs sont très souvent menés par des organisations non
gouvernementales occidentales. La décentralisation correspond aux mêmes objectifs mais elle
se situe dans le cadre de et est menée par l’Etat lui-même.
B. La décentralisation
En effet, la décentralisation est également un moyen de permettre « la participation des
populations à l’élaboration des politiques de développement dans les domaines qui les
concernent. » (Nach Mback, 2001, p. 96). Le soutien des processus de décentralisation dans
les pays dits en développement a donc été intégré à la nouvelle stratégie élaborée par la
Banque mondiale et entre directement dans ses grandes priorités.
59
En Afrique de l’Ouest, après les années 50-60 ont été marquées par une forte
centralisation, comme nous avons pu le démontrer dans la première partie à propos de
l’ « Etat développeur. », la décentralisation débute à la fin des années 70. Elle s’intensifie
ensuite dans les années 90 alors qu’elle s’étend au monde entier sous la bénédiction de la
Banque mondiale.
La décentralisation est une dévolution de ressources et de pouvoirs de l’Etat central
vers les instances de décision locales ou privées : gouvernements locaux représentatifs,
services administratifs locaux du gouvernement central, organisations non gouvernementales
(ONG, coopératives, associations, etc.) ou encore personnes et entreprises privées. », selon la
définition de Jesse Ribot16, citée par P.Y. Le Meur dans un dossier consacré à la
décentralisation et au développement local (p. 6). Pour J. Ribot, la décentralisation est « un
partage de pouvoir », celui-ci étant délégué depuis le centre vers les communautés locales. On
parle ainsi de décentralisation politique. Pour parachever l’entrée de la société civile dans le
champ du développement, c’est au niveau même des politiques de coopération entre le Nord
et le Sud qu’elle est invitée à participer.
16
RIBOT J., 1999, « Decentralisation, participation and accountability in Sahelian forestry : legal instruments of
political-administrative control », Africa, n° 69 (1), pp. 23-65.
60
d’exécution de ces politiques dans le cadre d’un partenariat public/privé ou bien du fait de
leur propre initiative et en fonctionne de leurs compétences. Il en découle, dans la pratique, un
certain nombre de mesures telles que l’attribution de ressources financières pour la mise en
œuvre de leur action et la mise en place de dispositifs de renforcement de leurs capacités par
la constitution de plates-formes nationales les rassemblant, par exemple.
61
Partie 3 Les échecs d’un modèle imposé
L’émergence de la société civile en Afrique de l’Ouest est un phénomène
incontestable. De nombreux exemples permettent de l’attester.
Néanmoins, c’est un processus en cours, un processus qui lui laisse le temps de
dévoiler ses formes originales progressivement, au fil de l’évolution historique de chaque
pays. Bien que les premiers signes d’apparition d’une société civile ouest africaine ne datent
pas d’hier, elle est encore fragile car traversée par des forces qui lui sont contraires.
Un des piliers du système de gouvernance n’est donc pas à même de remplir son rôle
laissant des failles béantes où peuvent s’engouffrer toutes les formes de « mauvaise
gouvernance » imaginables.
Pourtant, les organisations internationales ne semblent pas disposées à infléchir leur
stratégie, ni à modifier leurs priorités. Derrière les premiers constats négatifs sur les
applications des principes de bonne gouvernance, se dessinent les contours d’une volonté
bien plus que ceux d’un pragmatisme, d’une politique, bien plus que d’une stratégie. Derrière
la bonne gouvernance comme mode de gestion administrative se cache en réalité une
orientation politique. Et les échecs apparents sont des succès dissimulés, les échecs pour les
uns sont des succès pour les autres.
62
I. Une soci été civile embryonnaire
1. Un individualisme anti-citoyen
De l’individualisation à l’exclusion
63
Pour A. Marie, ce message traduit bien les effets dévastateurs de la crise de l’emploi
en termes de lien social. L’individu condamné à errer de petits travaux en petits travaux a le
sentiment « d’être devenu un proscrit dans sa propre société et d’être simultanément en porte-
à-faux vis-à-vis de son environnement communautaire (la famille qui avait investi sur vous et
pour qui vous êtes un débiteur incapable d’honorer sa dette). » (2003, p. 50)
Ainsi, rien dans cette solitude ne présage de l’apparition de comportements citoyens.
Elle provoque plutôt l’adoption d’attitudes défensives, de retranchement et de protection vis-
à-vis de la société globale que la volonté de la transformer. (Haubert, 2000, p. 39)
Cette considération est l’occasion de nous attarder un instant sur le lien entre
citoyenneté et individualisme que nous avons présenté comme nécessaire dans une section
antérieure. Si l’individualisation est en effet un passage obligatoire vers la citoyenneté afin
que les individus deviennent des sujets distanciés de leur société et capables de s’exprimer en
leur nom propre, elle peut aussi les « abandonner devant l’Etat dans l’isolement qui pousse à
l’anarchie ou à la servitude. » (Leca, 1991, p. 187) C’est pour prévenir cela que la thèse d’ E.
Durkheim sur la citoyenneté associe l’individualisme à la présence indispensable de « groupes
secondaires » qui encadrent l’individu de normes sociales contre l’anomie.
Associations ou organisations de la société civile, professionnelles, communautaires,
sociales ou politiques, ces groupes secondaires sont tout aussi nécessaires dans les sociétés
africaines. Le mythe de la solidarité qui les entoure depuis toujours ne doit pas faire oublier,
comme le souligne J. F. Bayart qu’« au lieu d’être des havres d’harmonie et de solidarité
fantasmés par les idéologues, [elles] sont historiquement hantées par le spectre de la violence
individuelle : celle de l’ensorcellement et de la manducation symbolique. Le champ civique
contemporain s’en trouve affecté, par le biais des luttes factionnelles, du fonctionnement
rhizomatique de l’Etat et de la ‘politique du ventre’. » (1989, p. 324)
La crise économique semble avoir des effets paradoxaux car si dans certains cas elle
rejette les individus dans la marginalité, elle contribue également au renforcement ou du
moins à la préservation des solidarités familiales.
En effet, face au chômage et à la pauvreté, la communauté reste la seule « sécurité
sociale » dont disposent les individus. (Marie, 1997, p. 88) C’est sur le cercle de la famille
64
élargie et lui seul que les individus peuvent compter pour recevoir un soutien en cas de
maladie, d’accident, de perte de leur emploi. C’est la communauté également qui accompagne
les défunts dans la dignité par des funérailles à la hauteur des exigences de la tradition. C’est
elle qui permet aux familles dépourvues de toute source de revenus après la disparition du
père de survivre, de pouvoir se nourrir et assurer une éducation aux enfants.
Ainsi, pour A. Marie, la « paupérisation généralisée (…) ne peut qu’entretenir une très
forte demande et même aviver les pression pour le maintien des formes informelles de
solidarité microsociale. Il semble que celles-ci soient amenées à perdurer dans un état de crise
permanente. » (1997, p. 102)
Ainsi et pour aller plus loin, on peut dire au-delà d’une mise en évidence le
« dispositif » complet d’assurance fourni par la communauté, la crise économique montre que
les valeurs véhiculées par la communauté sont encore celles qui prévalent pour la constitution
de l’identité des individus. En effet, l’exclusion constatée de manière de plus en plus criante
dans les métropoles ouest africaines a pour cause première le fait que les individus frappés par
le chômage n’ont plus la possibilité de contribuer au soutien des proches. Ils ne sont plus
capables que de recevoir de l’assistance et n’ont rien à donner en retour. Ainsi, l’exclusion
devient la seule solution pour se soustraire à cette pression de la dette que nous avons
expliquée précédemment.
Les rapides évolutions des vingt dernières années ont aussi provoqué une sorte de
retour à la tradition et aux valeurs communautaires. R. Fatton le souligne et affirme: « Rather
than being an instrument of resistance and revolutionary transformation, cultural traditions are
a means of coping with the devastation brought about by failed projects of progress. » (1995,
p. 75)
Le pouvoir persistant de la tradition se manifeste de différentes manières. Les liens
entre la compagne et la ville résistent par exemple à la différence des modes de vie. A. Marie
note par exemple la fréquence des déplacements entre la ville et le village. (1997, p. 86) Nous
avons également vu, précédemment, que si les femmes migrantes installées en ville
entretenaient des relations de plus en plus distendues avec leur famille restée au village, les
cérémonies funéraires continuaient d’avoir pour elles une forte signification, si bien qu’elles
consentaient à retourner dans le village d’origine pour ces occasions.
Le recours à la sorcellerie et à la magie reste encore fréquent chez les citadins pour
expliquer les épreuves et les problèmes auxquels ils sont confrontés dans leur vie quotidienne.
65
Les pouvoir politique, explique R. Fatton, est bien souvent assimilé à un « Etat sorcier »
aspirant les ressources de la population, la privant de ses forces vives et l’empêchant de
réaliser son développement. Ainsi, des forces occultes sont rendues responsables de la
situation dans laquelle est enfermé le pays mais elles sont également vues comme les moteurs
d’un changement possible, ce qui paraît contraire à une réelle action collective organisée.
La difficulté à se départir des traditions se retrouve également dans les relations avec
l’Etat qui semblent difficilement envisageables en termes de partenariat.
66
au système plus [qu’à] la mise en cause de celui-ci. » (2000, p. 37). Ainsi, elle ne peut pas
acquérir d’autonomie par rapport aux partis politiques, ni se départir des logiques clientélistes.
Le fonctionnement de l’Etat interdit donc la mise en place des conditions nécessaires à
l’existence d’une société civile. Il empêche le déroulement du processus d’individualisme par
les liens qu’il active à tous les niveaux de la société et soumet la société civile à une
dépendance indépassable envers lui.
En outre, l’attitude des dirigeants politiques ouest africains quasi exclusivement
orientée vers le profit personnel, la capture du pouvoir et sa conservation laisse bien imaginer
qu’ils n’ont aucun intérêt à porter attention à l’émergence de la société civile sinon pour la
maîtriser ou l’utiliser. J. F. Bayart le souligne par une citation de G. Hermet qui montre bien
leur orientation profondément contraire aux valeurs qu’elle peut incarner : « Il s’agit bien, en
effet, de ‘pouvoirs d’Etat concentrés dans les mains d’individus ou de groupes qui se
préoccupent, avant toute chose, de soustraire leur sort politique aux aléas d’un jeu
concurrentiel qu’ils ne contrôlent pas de bout en bout’. » (1989, p. 320)
Cette attitude de l’Etat peut en retour provoquer un rejet radical de celui-ci redoublant
ainsi l’impossibilité d’une relation.
Inspirée par la colère contre un Etat despote, sa force peut tout à fait se cantonner à
l’expression de cette colère et ne conduire à aucune organisation, ni aucune coordination d’un
mouvement porteur de revendications et de propositions pour une amélioration de la gestion
des affaires publiques.
Cette idée est par exemple proposée par C. Monga qui affirme : « in countries where
the protagonists are primarily animated with revenge and anger, the dissemination of despair
and violence seems to be the main feature of informal political markets. » (1995, p. 373) Il
illustre son propos par des exemples tirés de phénomènes observés au Sénégal, au Mali et au
Cameroun. Dans ces trois pays, une partie de la population s’est effectivement élevée contre
les dictateurs qui se sont installés au pouvoir après les indépendances et s’est mobilisée en
faveur de l’organisation de procès publics contre ces derniers. Pour C. Monga ces
mouvements ressemblent à une « chasse aux sorcières » qui témoigne d’une volonté de punir
et de régler des comptes davantage que de créer un réel mouvement vers la démocratisation et
un plus grand respect des droits.
67
Dans ce cas, nous sommes face à une société civile qui se constitue par opposition à
l’Etat et non pour elle-même. R. Fatton appuie cette idée en faisant référence à A. Seligman
pour qui « Civil society resonates first with that which is not of the state. It symbolizes a
collective rejection of predatory regimes rather than an embrace of the individual as an
autonomous social actor and as an ethical and moral identity. » (1995, p. 73) Ce phénomène
prend racine dans les mouvements de révolte contre l’autoritarisme imposé par le
colonisateur.
Un partenariat fragile
68
II. Les figures d e la «mauvaise» gouvernance
Dans ce contexte difficile qui incite davantage à la débrouille qu’au civisme, ce que
l’on peut alors appeler la « mauvaise gouvernance » prend de multiples facettes.
Il ne s’agit pas ici de revenir sur les différents aspects de la mauvaise gestion des
affaires publiques mis en évidence par la Banque mondiale et que nous avons développées
plus haut, mais de voir comment alors même que la bonne gouvernance est encouragée dans
tous les programmes, notamment à travers la conditionnalité, les situations de mauvaise
gouvernance se multiplient.
Elle se manifeste sous la forme d’une intensification des entreprises de recherche du
gain privé, mais également par l’absence d’un réel débat public ouvert et équitable, le tout
couronné par un Etat au rôle incertain.
1. La société incivile
La société civile est ainsi qualifiée parce qu’elle est censée, par le libre jeu des intérêts
différents conduire à l’intérêt général. M. Haubert, s’appuie sur cette idée pour résoudre le
69
problème d’y inclure ou non les organisations explicitement contre le bien commun telles que
les groupes xénophobes ou les mafias. Il cite Benjamin Barber pour qui « c’est le jeu
pluraliste des diverses communautés plutôt que leurs caractéristiques propres, qui fonde
l’égalité et la démocratie de la société civile. » (2000, p.31)
Ainsi, le principe de la gouvernance semble directement inspiré des règles du marché
et accorder toute sa confiance en une sorte de « main invisible » sociale. Cependant, cette
théorie économique a montré ses limites par le creusement des inégalités qu’un tel
fonctionnement induit. Il en va de même en ce qui concerne la société civile. R. Fatton, dans
son article intitulé The Civic Limitations of Civil Society, affirme ainsi : « embedded in the
coercive social discipline of the market, civil society is virtually bound to come to the defence
and promotion of private rights and sectional claims. » (1995, p. 71) En l’absence de
régulation, les forces sociales ne peuvent atteindre un équilibre et les acteurs capables de
mobiliser les ressources nécessaires verront leurs intérêts satisfaits au détriment des plus
démunis.
Les parties qui constituent la société civile sont par définition antagonistes les unes
aux autres et leurs différences peuvent être la source de violence. R. Fatton souligne qu’elle
est traversée par des intérêts de classes, des particularismes ethniques, des comportements
égoïstes et toutes sortes de fondamentalismes religieux ou séculiers qui le portent à la définir
comme guidée par le conflit (1995, p. 72-73) Il va jusqu’à faire l’analogie entre la société
civile et l’état de nature décrit par Hobbes. En attestent, selon lui, les guerres civiles qui ont
ravagé plusieurs pays sur le continent africain.
La colère est le principal moteur de la société civile pour C. Monga. Les
mécontentements croissants vis-à-vis de l’Etat, que nous avons décrits précédemment et qui
trouvent leurs racines historiques dans la contestation des autoritarismes dès la fin de la
seconde guerre mondiale, ont provoqué la naissance d’un nombre pléthorique de partis
politiques. Ceux-ci ont cependant rapidement montré leur incapacité à se constituer en solides
relais de la population, notamment par la formulation de revendications concrètes et la mise
en œuvre de stratégies d’action. (1995, p. 366). La démocratisation a donc plutôt consisté
« ouvrir les vannes à une diffusion de la violence dans la société et donc accroître son
‘incivilité’.» (Haubert, 2000, p. 40)
70
La société civile ouest africaine se présente donc plus comme une pluralité
désorganisée et profondément encline à favoriser la montée en puissance de certaines figures
emblématiques de l’intérêt privé.
71
Elisabeth Dorier-Apprill et Cécilia Meynet, auteurs d’un article portant sur Les ONG :
acteurs de la gestion disputée des services de base, met en évidence le fait qu’un phénomène
de concurrence peut se développer entre les services municipaux et les ONG locales pour la
réalisation de ces services. Appuyé sur une étude des projets de transformation des déchets
urbains au Mali et au Bénin, leur propos concerne ce qu’elles appellent une « gestion
disputée » des services urbains. (2005, p. 28)
Censée être « partagée », cette mission devient l’enjeu d’un conflit entre des structures
appuyées par les bailleurs de fonds internationaux et les municipalités locales qui se voient
déposséder de leurs prérogatives. Ces dernières, décrédibilisées cherchent ainsi à les récupérer
afin de regagner de la légitimité auprès des habitants.
Les auteurs constatent que les conséquences de cette gestion disputée ne conduisent pas
à une plus grande efficacité dans la délivrance des services. Au contraire, la demande des
ménages envers les ONG est faible et le problème du traitement n’est pas résolu. Le
chevauchement des méthodes et la mauvaise coordination globale du secteur joue donc à la
défaveur des principaux intéressés. Cet exemple de restructuration d’un secteur selon les
principes de la bonne gouvernance témoigne bien du fait que l’encouragement de l’action des
acteurs privés peut travailler contre la mise en place de partenariats et conduire à une
« mauvaise » gouvernance.
72
xénophobes ou encore les organisations violentes, et dont les activités sont résolument contre
l’intérêt collectif, comme membres de la société civile et comme ayant un droit d’expression
légitime.
La définition des critères permettant de juger si leurs activités sont civiques ou non est
également un problématique. En effet, leur spécialisation dans des domaines très variés ne les
conduit pas nécessairement à se présenter comme des défenseurs du bien commun, même si
leur action y concourre. Comment déterminer dans quelle mesure l’action de telle ou telle
association contribue à l’intérêt général ou non ? Pour M. Haubert, « chaque interlocuteur, en
rejetant ce qu’il considère comme non civil, acivil, ou anticivil, exclut ainsi de la société
civile tous ceux qu’il ne reconnaît pas comme interlocuteur. » (2000, p. 30) Cette
considération met bien en évidence le caractère subjectif de la notion de civilité et la pluralité
des critères et des acceptions qui la concernent. La représentativité des organisations peut être
également considérée comme un critère en faveur de leur caractère civique.
Un défaut de représentativité
73
quoi la consultation de la société civile par le biais des OSC permettrait une meilleure
représentation de la population que les mécanismes traditionnels de la représentation
parlementaire.
Le comble de l’ «accountability»
74
En ce qui concerne précisément la société civile, les modes de gouvernance désormais
promus par la communauté internationale ne semblent pas empêcher cette réalité.
Y. Papadopoulos insiste sur la nécessité, pour être intégré dans les structures de gouvernance,
de détenir un pouvoir de chantage vis-à-vis des autres acteurs et notamment étatiques fondé
sur contrôle de différents types de ressources. Il s’agit d’abord de ressources financières.
Ensuite, l’expertise issue d’un travail de terrain permet de fournir à l’action publique les
connaissances nécessaires à son efficacité. Enfin, les ressources organisationnelles permettant
aux OSC d’initier d’importantes mobilisations contre les décisions politiques jugées
inappropriées, témoignant ainsi de leur capacité d’influence.
Il ajoute à cet attirail une dimension plus subjective mais néanmoins non négligeable :
celle de la capacité à entrer dans le « cercle restreint et fermé » de la délibération. (2002,
p.144) Une sorte de pression normalisatrice s’impose aux OSC pour faciliter la négociation.
Seules les organisations qui en connaissent les ressorts peuvent être admises dans le cercle et
espérer participer réellement aux choix publics.
C’est ce qu’il décrit comme la « connotation élitiste » du système. Connaissant ces
rouages, elles ont tendance à choisir de s’insérer dans le système plutôt que de le rejeter, ce
qui les priveraient de toute ressource. Une fois intégrées, M. Haubert souligne que « pour
conserver ou accroître leur légitimité institutionnelle, [elles se retiennent] de s’engager dans
des activités qui pourraient être considérées comme strictement politiques. » Ceci a pour
conséquence de restreindre le débat public au niveau national, phénomène qui se répercute au
niveau local du fait de leur rôle d’intermédiaire entre les instances étatiques et les
organisations de base. (2000, p. 54)
Ces différentes constations laissent transparaître la nécessité d’un Etat neutre et
régulateur pour garantir un meilleur équilibre des forces en présence dans le débat public ainsi
qu’une coordination globale de l’action des acteurs participant à la mise en œuvre des
politiques. Cependant, la mise en œuvre des réformes de l’Etat africain conformes au principe
de bonne gouvernance rend peu clair le rôle de cet acteur pourtant central.
La complexité du rôle de l’Etat africain dans le contexte de gouvernance tel qu’il est
soutenu par les organisations internationales tient tant à des contradictions propres au principe
même de la gouvernance qu’aux difficultés de la mise en pratique.
Il est tout d’abord court-circuit par une multitude d’acteurs privés du fait de son
incapacité à fournir les services de base à sa population. Il s’agit à la fois d’organisations
75
locales ou nationales et d’organisations internationales qui tendent donc à le supplanter avec
l’aide des bailleurs de fonds accordant davantage leur confiance à ces structures qu’aux
institutions étatiques africaines.
Comme nous l’avons montré précédemment, la Banque mondiale et ses partenaires ont
progressivement pris le parti de redonner à l’Etat une place dans leurs stratégies de
développement mais en cherchant à le réformer. La bonne gouvernance et le rôle toujours
croissant donné aux OSC l’orientent alors vers un rôle de partenaire dans la négociation et
l’élaboration des politiques publiques. Cette position consacre l’application du principe de
nivellement des hiérarchies propre à la gouvernance. Elle lui retire ainsi toute possibilité de
régulation et de correction des effets négatifs de cette ouverture du débat à une multitude
d’acteurs aux capacités inégales d’influer sur la décision finale.
Cependant, bien qu’encourageant explicitement cette participation de la société civile
à tous les niveaux, depuis l’élaboration jusqu’à la mise en œuvre des politiques, les politiques
de coopération laissent dans la pratique à l’Etat une large marge de manœuvre dans la
réalisation de ce partenariat. Du fait de la difficulté à gérer la très grande diversité des
organisations potentiellement concernées par cette position, il devient alors en réalité le maître
d’œuvre d’ « un modèle de type néo-corporatiste » (Lavigne-Delville, 2005, p. 149),
privilégiant celles qui font preuve d’une solide structuration et qui maîtrisent déjà les rouages
de la négociation avec les institutions étatiques. De plus, « maîtres de l’attribution d’un statut
public à des groupes d’intérêt, les pouvoirs publics peuvent alors requérir de leur part qu’ils
intériorisent les objectifs étatiques » (Papadopoulos, 2002, p. 141).
Ainsi, les conditions d’un réel débat public semblent loin d’être réunies, la diversité
des acteurs de même que la liberté de revendication étant freinées par le fonctionnement de la
délibération.
76
III. La «bonne g ouvernance» comme mod èle de
développ ement i mpos é
Cette phrase tirée d’un article de Gérard Fonteneau, coordinateur du Groupe syndical
« Cotonou » UE-ACP17 résume clairement le sort de la coopération et de l’aide au
développement aujourd’hui dans le monde. L’ensemble du dispositif mis en œuvre dans le but
de promouvoir le développement économique et social des pays est soumis à un rapport de
pouvoir qui le dépasse de loin. Sa conception par les grandes agences de développement est
en effet en réalité guidée par la volonté des pays les plus développés économiquement de
conserver leurs avantages.
Ainsi, c’est une politique et non pas une stratégie de développement qui est partagée
par l’ensemble des organisations internationales. Par politique, nous entendons ici une action
qui, par son orientation idéologique, est destinée à la conservation voire au renforcement du
pouvoir d’un groupe sur les autres. Cette action s’appuie sur un discours qui dissimule
derrière des concepts apparemment neutres, une politique résolument libérale.
A. Un discours apolitique...
Le discours des organisations internationales sur les problèmes de développement ne
laisse, à aucun moment transparaître une quelconque volonté politique. Un vocabulaire
médical est privilégié pour aborder ce « fléau » à « éradiquer ». (Lautier, 2001, p. 169) De
cette manière, il est impossible de rendre quiconque responsable de la situation.
Cette rhétorique de la neutralité puise son vocabulaire dans trois sources principales. La
première est celle de la moralité qui rend les objectifs poursuivis indiscutables. La seconde est
celle de la technique : l’attirail de techniques de gouvernement fait ainsi disparaître toute
notion d’intérêt et de pouvoir. Enfin, le tout est fondu dans un ensemble de valeurs présentées
comme indiscutables parce que universelles.
17
FONTENEAU, G., 2003, « Les syndicats sont des acteurs du développement », in Le Courrier ACP-UE, n°
199, pp. 29-30, cité par LAVIGNE-DELVILLE Ph. et PLANCHE J., 2005, « L’Union européenne et les sociétés
civiles du Sud : du discours politique aux actions de coopération », Autrepart, n°35, pp. 143-160.
77
1. Des objectifs indiscutables
2. La neutralité de la technique
78
the world today », affirme James Ferguson, auteur d’un ouvrage central sur cette question
intitulé The Anti-Politics Machine. (1994, p.256)
Allant exactement dans ce sens, l’ensemble des techniques mises en avant à partir de la
fin des années 80, nous l’avons vu, sont rassemblées sous le terme de « gouvernance ». Le
recours à ce terme est déterminant. Il est porteur de nouveauté et il matérialise en quelque
sorte le tournant souhaité par la Banque dans son approche des questions de développement. Il
est également chargé d’une connotation technicisante. Différent de « gouvernement » qui a
une dimension éminemment politique, gouvernance est un terme neutre et qui renvoie à un
ensemble de procédés dépourvus de tout rapport avec le pouvoir. Pour A. Osmont, la
gouvernance permet cette évacuation de toute dimension politique « en technicisant dans des
procédures légales et des règles d’administration la substance qui régit les relations entre les
membres d’une communauté nationale. » (1998, p. 24)
79
Ce droit cosmopolitique doit s’exercer à l’échelle internationale et contribuer pour les
peuples du monde à garantir un ordre politique universel. Celui-ci se concrétisera notamment
par une forme de gouvernement reconnue par tous, la République. Ainsi, « en quête d’un
langage neuf pour caractériser les relations internationales nouvelles de notre époque, la
Banque mondiale et l’ONU ont cherché un idiome parfaitement « cosmopolitique » (…) Pour
Kant, c’était le républicanisme ; pour les Nations Unies et les institutions monétaires
internationales, c’est manifestement la démocratie libérale – ou néo-libérale. » (Pagden, 1998,
p. 16)
Ainsi, les valeurs sur lesquelles se fondent les institutions internationales pour
intervenir, et notamment dans le champ du développement, sont présentées non pas comme
l’émanation de la culture occidentale ou de tout autre culture particulière mais bien comme
universelles, c’est-à-dire propres à la nature humaine.
Au total, la morale, la technique et l’universalité de certaines valeurs représentent
assez de garde-fous pour que les institutions internationales puissent habilement camoufler la
nature pourtant incontestablement politique de leurs interventions.
80
semblerait que pour un des acteurs du projet, le gouvernement, il ait plutôt eu d’heureuses
retombées. En effet, il indique que le dispositif de développement au Lesotho n’est pas une
machine pour éliminer la pauvreté impliquée par hasard dans la bureaucratie d’Etat du pays,
mais bien une machine pour renforcer et étendre l’exercice du pouvoir bureaucratique de
l’Etat.
Ainsi, pour lui, « side effects » may be better seen as « instrument-effects » ; effects that
are at one and the same time instruments of what turns out to be an exercise of power. »
(1994, p. 255) Loin donc d’être simplement des effets secondaires, les conséquences des
projets de développement sont en réalités des effets bien attendus, des résultats d’une
politique dissimulée.
Si cet exemple nous a quelque peu éloignés géographiquement de l’Afrique de l’Ouest,
il est néanmoins tout à fait éclairant pour comprendre que les recommandations des
institutions internationales sont en réalité assorties d’actions orientées vers des buts précis qui
correspondent à leurs impératifs propres comme c’est le cas pour la rhétorique autour de la
société civile.
Un concept modulable
Si la société civile jouit d’une image aussi positive auprès des institutions
internationales, c’est qu’elle est en réalité une « construction à géométrie variable » (Haubert,
2000, p. 72) en fonction des orientations des projets et les politiques mises en œuvre. On
pourra ainsi inclure ou exclure tel ou tel type d’acteur en fonction de l’approche privilégiée.
Ainsi, si pour les adeptes du courant de pensée libéral, la société civile comprend tout
ce qui n’est pas l’Etat (elle inclut donc les acteurs privés à but lucratif), pour les néo-libéraux,
elle constitue un « filet de sécurité » qui corriger les effets néfastes du marché. Enfin, pour les
organisations de sensibilité de gauche, elle représente la fraction progressiste d’une la société
globale. Elles adressent ainsi en son nom un certain nombre de revendications à l’Etat et au
marché. (Lavigne-Delville, 2005, p. 144)
M. Haubert décline en dix versions différentes la manière dont peu être considérée la
société civile. Elle est tantôt assimilée au marché, tantôt le siège des libertés des individus par
opposition au totalitarisme de l’Etat, tantôt l’expression du pays « réel » en comparaison au
« pays légal » c’est à dire de l’Etat et du système politique. Elle peut être également
l’incarnation du « pluralisme des appartenances, des convictions et des intérêts » ou encore le
« monde de la vie » par rapport à celui mortifère de l’Etat ou du marché. Elle peut représenter
81
un troisième secteur économique, celui de l’économie solidaire ou correspondre par définition
au domaine des mouvements sociaux. Enfin, elle peut se présenter comme « un nouveau sujet
historique » impulsant l’évolution des sociétés ou encore le lieu de l’autogestion des classes
populaires conduisant, à terme, à la destruction de l’Etat. (2000, p. 65)
Ces variations sur la société civile permettent de comprendre pourquoi elle fait l’objet
de tant de considération dans des milieux très divers et pourquoi elle a notamment été
accaparée et remodelée par des institutions telles que la Banque mondiale. Dans son approche,
la société civile fait partie de l’arsenal conceptuel de la bonne gouvernance et contribue à la
mise en œuvre de sa stratégie que l’on peut considérer comme une politique d’inspiration
résolument libérale.
Tout d’abord, elle est vue comme en opposition à l’Etat. Dénoncé comme le siège de
l’arbitraire et de l’inefficacité, il doit trouver ses limites et en quelque sorte sa vertu dans sa
relation avec la société civile. C’est en ces termes que R. Otayek exprime ce contraste :
« L’Etat comme institution, stigmatisé comme inutile, corrompu, lourdement bureaucratique,
budgétivore [est] donc condamné à céder le pas à l’initiative privée, au secteur informel, au
dynamisme associatif et autres ‘grass roots organizations’ comme incarnation idéalisée de la
société civile. » (2002, p. 197)
Mettre l’accent sur l’action de la société civile contribue donc à écarter l’action
politique. Le rôle de l’Etat est ainsi réduit au minimum, celui du marché est libre de se
déployer pleinement tandis que la société civile fait œuvre de « deuxième main invisible »
(Haubert, 2000, p. 69) c’est-à-dire qu’elle réalise la régulation que le marché ne peut pas
effectuer.
La société civile véhicule en effet, pour les institutions internationales, des valeurs
éthiques. En comparaison au marché garant de l’efficacité, elle est porteuse de qualités
morales, selon M. Haubert. (2000, p. 22) Il distingue trois principales qualités qui lui valent
cette image. Elle est composée d’acteurs dont les activités ne sont pas à but lucratif mais à
visée sociale, allant dans le sens du bien commun. Pour cela, ses organisations travaillent à la
base, au niveau communautaire. Elles sont ainsi en contact direct avec la population et sont
donc les mieux à même d’en exprimer les aspirations et les revendications. Enfin, elle est
considérée comme profondément apolitique.
Bien qu’elle soit issue de l’initiative d’individus se constituant en associations puis en
réseaux afin d’interagir dans l’espace public, leur volonté est perçue comme aucunement
82
orientée vers la transformation du rapport de pouvoir tel qu’il est installé. En d’autres termes,
les OSC sont considérées comme composées de membres volontaires, animés de sentiments
d’altruisme qui sont loin de les conduire à s’engager politiquement. De plus, elle est
considérée comme le « lieu de formation d’un consensus » et la multiplicité des acteurs n’est
pas vue comme potentiellement en contradiction les uns avec les autres. Il est mis l’accent sur
l’idée d’une cohérence entre eux et les différences sont plutôt présentées sous le terme positif
de pluralisme.
En la modelant ainsi, les grandes agences de développement font déjà preuve de
l’instrumentalisation qu’elles opèrent sur la société civile. Dans la pratique, celle-ci se
matérialise de diverses façons.
Invitée, comme nous l’avons vu par le Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté ou
encore l’Accord de Cotonou, à participer au dialogue politique à tous les niveaux de la
décision pour l’élaboration des politiques publiques, la société civile est dans la pratique bien
souvent seulement consultée. La sélection par la taille, les moyens financiers et le caractère
organisé ou non des organisations que nous avons évoquée plus haut élimine déjà la plupart
des petites structures. Ensuite, comme l’indique Ph. Lavigne-Delville, « la reconnaissance et
la structuration des rapports aux groupes d’intérêts reste du domaine de la consultation sur la
formulation des politiques publiques (decision shaping) et non pas de la phase de décision
(decision making). (2005, p. 156)
En revanche, c’est dans la mise en œuvre des politiques que les organisations de la
société civile sont sollicitées, à tel point qu’il se produit un phénomène de sous-traitance, par
les pouvoirs publics des missions qui leur reviennent aux organisations. Elles sont donc
totalement cantonnées à un rôle d’exécution qui est en fait essentiel car il prévaut pour
contrebalancer les effets négatifs de politiques telles que la politique commerciale. Le texte
même de l’Accord de Cotonou prévoit ce type de fonctionnement : « des mesures ou des
programmes sont mis en place pour permettre aux pays en développement de résister aux
effets négatifs inévitables de ces autres politiques, ou d’en compenser les conséquences. »
(2000, p.14)
Au final, on constate que les OSC de la société civile sont littéralement enfermées
dans des rôles qui ne conduisent qu’à les affaiblir. Ceci conduit M. Haubert à affirmer que
« le problème ne réside pas dans la nature des activités, mais dans la nature du rapport de
forces ou de pouvoir qui préside à la rencontre et à la confrontation des stratégies des
83
différentes catégories d’acteurs impliqués. » En effet, les activités des OSC ne doivent pas
être remises en cause car elles sont indispensables et ces acteurs semblent bien être les mieux
à même de les réaliser. Cependant, ils ne doivent pas se laisser emprisonner dans cette image
et dans ce rôle et faire en sorte de jouir pleinement des retombées de leur travail. « Ils ont
beaucoup plus à perdre qu’à gagner à se laisser enrôler sous la bannière d’une prétendue
‘société civile’. » (Haubert, 2000, p. 77)
84
Conclusion : « d énormativer » la gouvernance
En guise de réponse à la question de départ
Du côté de la recherche
A peine théorisée, elle était effectivement déjà réimportée dans la pratique. Elle est
ainsi porteuse d’ambiguïtés du fait qu’elle se situe entre l’idéologie et le concept scientifique
et qu’elle a en quelque sorte un statut double : elle appartient à la fois au registre de
l’observation et à celui de la prescription. (Merrien, 1998) D’une manière générale, il semble
que les concepts relatifs au gouvernement et à l’Etat en Afrique souffrent d’une approche trop
souvent normative. Tout se passe comme si le « modèle » européen restait suspendu au-dessus
de ces pays nous empêchant de voir apparaître des formes originales nées de leur histoire
propre. C’est le cas de la société africaine à propos de laquelle Jean et John Coma Comaroff
affirment : « Conceptualized thus, it is hard to see how the narrative of civil society in Africa
could be anything more than a replay of Euro-capitalist modernity, of its social and moral
forms, its conventional ways and meanings, its economies of desire, selfhood and
subjectivity. » (1999, p. 20)
Ces notions semblent donc être l’objet de différents niveaux de normativité : la
première serait celle de l’idéologie véhiculée par les institutions internationales et qui donne
lieu à la production d’un discours destiné à légitimer aussi bien qu’à dissimuler cette attitude.
85
La seconde serait identifiable dans les écrits scientifiques eux-mêmes qui cherchent à
reconnaître dans les formes africaines de gouvernement des traits de ressemblance avec celles
du Vieux Continent. Pourtant, la gouvernance, nous l’avons vu, se caractérise par une sorte de
flexibilité intrinsèque : elle est un processus en construction permanente, sans cesse négocié et
résultant des interactions d’un ensemble d’acteurs différents. C’est donc un concept très
intéressant heuristiquement car il permet de comprendre les différentes façons de gérer les
affaires et les ressources publiques à l’œuvre dans les pays. Son étude doit alors se préserver
au maximum de tomber dans la normativité.
Le travail de J. F. Bayart, par exemple, répond parfaitement à cette exigence. En
donnant toute leur importance aux processus historiques, il montre comment se sont
constituées des formes hybrides d’exercice du pouvoir en Afrique. Selon lui, les « procédures
quotidiennes de créolisation, plutôt qu’elles ne trahissent une aliénation culturelle inhérente à
l’extranéité supposée de l’Etat, dénotent une réelle intériorité idéologique qui inspire des
innovations institutionnelles ou administratives dans le pur registre constitutionnel et
bureaucratique du pouvoir » (1989, p. 298) L’approche de Béatrice Hibou et de Achille
Mbembe témoignent de ce même souci de se départir de la normativité. Leurs études sur
l’Etat africain cherchent en effet à mettre en évidence « la (ré)apparition de
gouvernementalités indirectes et discontinues. » (Hibou, 1999, p. 12) Il se placent en
opposition avec les théories sur la déliquescence et la crise de l’Etat africain et cherchent à
montrer les modalités de son intervention. Pour B. Hibou, « aujourd’hui, l’État n’a pas été
entièrement dessaisi de ses prérogatives, mais il intervient de moins en moins directement et
sa capacité de contrôle et de régulation se trouve altérée. La gouvernementalité dominante
passe de façon de plus en plus fréquente par le truchement d’interventions indirectes et par le
biais d’acteurs privés. » (1999, p. 7)
En ce qui concerne la société civile, on peut remarquer chez A. Marie, cette même
volonté de décrire une forme de citoyenneté citadine ouest africaine tout à fait originale et elle
aussi issue de la rencontre de forces sociales et historiques particulières et propres à cette
région du continent africain. Nous avons montré dans ces pages comment émergeait
progressivement une société civile ouest africaine, tout en insistant sur la persistance voire le
renforcement des allégeances traditionnelles. Ces deux constations ne sont pas contradictoires
et ne sauraient pousser à conclure à l’impossible individualisation des sociétés africaines. Au
contraire, pour A. Marie, cette pluralité des appartenances des citadins ouest africains
témoigne très clairement de leur individualisation. Selon lui, « c’est parce qu’il gère lui-même
les compromis qu’il passe avec son entourage social originaire, c’est parce qu’au besoin il les
86
lui impose, et c’est également parce qu’il tend parfois à les instrumentaliser pour les mettre
aussi au service de ses stratégies personnelles, que l’individu s’affirme, dans les faits, comme
individu, qu’il s’individualise comme sujet individuel. » (1997, p. 106)
Cette analyse témoigne donc une nouvelle fois que l’existence de particularités
sociales et politiques vont contribuer à l’approfondissement des connaissances sur l’exercice
du pouvoir, la société civile et la citoyenneté, du fait même de leur originalité par rapport à ce
qui est déjà connu dans le monde occidental notamment. Elles nous invitent à la formulation
de questions de recherche allant dans ce sens, avec pour perspective un travail de terrain sur
l’implication des habitants des quartiers périphériques de Nouakchott à un programme de
développement local urbain. Il s’agira de voir comment se fait l’articulation des différents
acteurs de la gouvernance locale urbaine, à savoir les élus, les détenteurs de pouvoirs
traditionnels, mais également les associations et les habitants eux-mêmes dans la définition de
priorités de développement pour leur quartier. Ceci nécessitera de porter attention à tous les
aspects de leur participation que sont la délibération, la décision, la formulation de projets,
leur défense auprès du financeur, leur mise en œuvre ou encore leur évaluation.
Cette incursion de la recherche en sciences sociales au cœur même des projets de
développement part du principe selon lequel elle peut apporter beaucoup à la pratique du
développement par l’éclairage qu’elle fournit sur les stratégies et les représentations de
l’ensemble des acteurs impliqués. La réflexion menée ici nous permet déjà de dégager
quelques leçons directement opérationnelles pour les interventions de développement.
Du côté opérationnel
87
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