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Article 6

Auteur : DEA Lékpéa Alexis,


Année : 2016
Titre : Ninhin ou le rasoir de la mort : Controverse d’un fétiche protecteur et perte de
prestige des divinités locales en pays Dan dans l’ouest de la Côte d’Ivoire (1949-1951)
Ouvrage : S/D OUATTARA Tionan, Contribution aux débats sur les enjeux du monde
contemporain : Religions, environnement et conflits en Afrique, Paris, Edilivre, 2016, pp9-
25.
Editeur : Edilivre, Paris.
ISBN papier : 978-2-334-10813-3
ISBN pdf : 978-2-334-10814-0
ISBN epub : 978-2-334-10812-6
Lien de l’ouvrage : https://www.edilivre.com/contribution-aux-debats-sur-les-enjeux-du-
monde-contemporain-rel.html/
Cet ouvrage a été composé par Edilivre

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ISBN papier : 978-2-334-10813-3


ISBN pdf : 978-2-334-10814-0
ISBN epub : 978-2-334-10812-6
Dépôt légal : avril 2016

© Edilivre, 2016

Imprimé en France, 2016

238
Sous la direction de
Tiona Ferdinand OUATTARA

Contribution aux débats


sur les enjeux
du monde contemporain :
Religions, environnement
et conflits en Afrique

Tome 2

1
2
Présentation

Les articles qui composent ce livre ne sont pas des


communications à des rencontres scientifiques. Ce sont des
productions scientifiques réalisées librement par leurs
auteurs1 sur des sujets divers tels que la religion,
l’environnement et les conflits politiques en Afrique.
Leur publication est une contribution à la connaissance
approfondie des grands enjeux du monde contemporain et
aux débats qui les entourent. Dieu est devenu plus qu’un
objet de commerce. Il est utilisé pour détruire l’homme,
ironie du sort et de l’histoire des humains. La sauvegarde de
l’environnement mobilise toute la planète autour du climat
et des changements sociaux. Quant aux conflits politiques,
ils secouent et déstabilisent une grande partie du monde. Ils
retardent le développement économique et social.
Leurs auteurs proviennent d’horizons divers. Certains
sont des Assistants et des Maîtres-Assistants. D’autres sont

1
Ces derniers proviennent de l’Université Félix Houphouët-Boigny
d’Abidjan (Côte d’Ivoire), de l’Université Alassane Ouattara de Bouaké
(Côte d’Ivoire), de l’Université Jean Lorougnon Guédé de Daloa (Côte
d’Ivoire) et de l’Université d’Abomey-Calavi (Bénin).

3
des diplômés en histoire. Quelques-uns sont des doctorants
en attente de soutenance de leurs thèses uniques. Leurs
contributions ici attendent déjà de la teneur scientifique de
leurs travaux.
Les articles, écrits de mains de maîtres, suivant les
règles de la méthode historique, sont d’une actualité
brûlante, même si quelques-uns nous font remonter
l’histoire. Ils s’adressent avant tout aux apprenants de
l’histoire, à la communauté scientifique, aux enseignants,
aux chercheurs, aux politiques et aux décideurs.
Professeur Tiona OUATTARA

4
III

Religions

5
6
Avec les guerres liées à l’Etat Islamique (EI), Dieu est
plus que jamais au cœur des sociétés modernes avec des
visages multiples souvent contraire à son image. Alexis Dea,
Thierry Adoubi, Marcel Didier Houénoudé et Ricardo
Satingo Kissoé rappellent les fondamentaux de la relation de
l’homme avec lui.

7
8
1
Ninhin ou le rasoir de la mort :
Controverse d’un fétiche protecteur
et perte de prestige des divinités locales
en pays Dan dans l’ouest
de la Côte d’Ivoire (1949-1951)

Dr Alexis DEA2

INTRODUCTION
La rencontre du christianisme et des croyances
traditionnelles africaines demeure l’un des sujets les plus
débattus dans les milieux religieux et scientifiques ces deux
derniers siècles. De célèbres chercheurs tels Bernard
SALVAING3, Fernand LAFARGUE4, Fouelefak KANA5,

2
Université LOUROUGNON GUEDE (Côte d’Ivoire).
3
SALVAING, Bernard, Les missionnaires à la rencontre de l’Afrique au
XIXème siècle, L’Harmattan, 1995.
4
LAFARGUE (Fernand), « Le Christ face aux religions traditionnelles »,
Fac-réflexion n° 28 septembre 1994, p. 18-29 de la revue.
5
KANA Fouelefak, Le christianisme occidental à l’épreuve des valeurs

9
André PICCIOLA6 et bien d’autres y ont apporté des
contributions aussi importantes les unes que les autres. A la
synthèse, le christianisme venu avec la colonisation, pour
s’implanter en Afrique noire, a procédé par la négation et le
rejet des croyances locales en tentant de balayer des
mentalités les valeurs de celles-ci et de les remplacer par celles
de la religion chrétienne empreintes des traits majeurs de la
civilisation européenne. Si cela apparait aujourd’hui comme
une vérité incontestable et le principal facteur du discrédit
dont souffrent encore ces croyances et religions africaines, la
part de responsabilité de ces religions traditionnelles elles-
mêmes dans leur déconsidération ne doit pas être ignorée ou
passée sous silence. On pourrait ainsi parler d’un suicide ou
d’une autodestruction des dieux locaux. C’est de ce contraste
qui a souvent profité aux missionnaires dans l’expansion de
la religion chrétienne que cet article tente de rendre compte
à partir de l’histoire de la controverse de Ninhin, un grand
fétiche chez les Dans de l’ouest de la Côte d’Ivoire.
Venu du Libéria vers 1949 le fétiche Ninhin s’annonça
comme le principal remède contre la sorcellerie féminine et se
voulait ainsi prometteur de garantie de sécurité et d’harmonie
sociales. Mais au bout de quelques mois, les conséquences
qu’il entrainait étaient tellement horribles que ses adeptes
durent y renoncer pour trouver refuge sur les différentes
stations missionnaires de la région de Danané.
Comment le fétiche sensé être le garant de la sécurité et
de la liberté sociale peut-il devenir source de misère et

religieuses africaines : cas du catholicisme en pays bamiléké au


Cameroun (1906-1995), thèse de doctorat d’Histoire, Université Lyon 2,
2005.
6
PICCIOLA, André, Missionnaires en Afrique (1840-1940), L’aventure
coloniale de la France, Denoël, Paris, 1987.

10
d’aliénation des populations au point de constituer un
facteur d’expansion pour la mission chrétienne ?
La réponse à cette question nous impose un
raisonnement en trois parties : la première s’intéressera à
l’implantation du fétiche Ninhin chez les Dan de Côte
d’Ivoire. Il sera question d’identifier l’origine du fétiche, de
présenter brièvement le contexte de son implantation puis
de décrire en détail l’implantation elle-même en présentant
les différentes étapes et les acteurs.
La deuxième partie sera consacrée à la pratique et au
succès de Ninhin chez les Yacoubas. Elle commencera donc
par une présentation détaillée du rituel de Ninhin, qui
impliquera la prise en compte de tous les faits et gestes qui
l’entourent. Puis elle présentera son caractère contraignant
qui lui vaudra une expansion vertigineuse.
Quant à la troisième partie, elle analysera les
conséquences entrainées par le fétiche Ninhin. Elle
identifiera d’abord les conséquences morales et physiques
avant de démontrer comment ces conséquences ont
constitué un facteur d’adhésion au christianisme.

I – Implantation de Ninhin en pays yacouba


C’est autour de 1949-1950 que Ninhin fait son
apparition en pays dan. Importé du pays Gio au Libéria
voisin, ce fétiche apparait dans un contexte particulier et
favorable à son implantation.

1 – Origine et contexte d’implantation


a – Un fétiche venu du Libéria voisin
Le fétiche Ninhin provient du Libéria et atteint le pays
yacouba en 1949. C’était d’abord un fétiche personnel dont

11
la fonction majeure était la protection d’une femme contre
les rivalités des coépouses.
Selon Dan Marie ancienne adepte de Ninhin, « A
Ban’neu, un village gio situé situé non loin de la frontière
libérienne avec la Côte d’Ivoire du côté de Deinneu, vivait un
homme très riche, puissant, craint de tous, un chef. Il
s’appelait Toueuzaman.
Toueuzaman avait plusieurs épouses et de nombreux
enfants. Chacune des femmes, pour se maintenir dans son
foyer et garantir à ses enfants la part du lion dans les biens de
l’époux commun, devrait combattre ses coépouses sur le plan
mystique ou se protéger contre leurs attaques. C’est ainsi que
Dehunun, la première femme de cet homme richissime se
rendit dans son village pour chercher protection »7.
Dehunun a acquis donc ce fétiche protecteur à Sahan, son
village natal en pays Gio. Les gio ont la réputation de peuple
mystique8 : c’est chez eux que les Dans acquièrent les grands
fétiches, s’initient au port des masques et se procurent les
secrets de la parole et de la médecine traditionnelle. A l’origine
Nihin dont l’application devrait s’imposer uniquement à ses
coépouses avait une fonction de simple antidote contre la
sorcellerie négative qui constitue l’un des fléaux les plus
réputés chez les yacouba et les gio9 ; une forme d’assurance
contre la « mauvaise rivalité » dans un foyer polygame.

7
Entretien avec Dan Marie 24 avril 2010 de 17h à 18h.
8
Entretien avec feu Loh Philippe, ancien évangéliste de la Mission
Biblique et pionnier de l’Eglise UEESO-CI.
9
Chez les Dan, la vie est comme un ring sur lequel s’affrontent en
permanence le bien et le mal. Les hommes eux-mêmes sont opposés entre
eux sur le terrain physique, mais aussi et surtout mystique. Pour se
protéger, il faut avoir des fétiches.

12
b – Le contexte d’implantation de Ninhin
Ninhin apparait en pays yacouba dans un contexte de
crise généralisée et de quête de repères de la société
traditionnelle. En effet, en 1949, date à laquelle le fétiche fait
son apparition, les Yacoubas, à l’instar de tous les autres
peuples de Côte d’Ivoire sont sous domination coloniale
française. Sous ce nouveau régime, le pouvoir traditionnel
garant de la justice et de la sécurité sociale est remis en cause
et remplacé par une administration qui ne maitrise pas tous
les contours de la société indigène10. Les mécanismes
traditionnels de gestion politique et sociale sont battus en
brèche et remplacés par la justice occidentale. Ce qui
entraine le problème essentiel de la gestion des litiges dont
la maitrise échappe à l’administration. Le plus grand de ces
problèmes est celui de la sorcellerie.
Phénomène immatériel et donc rationnellement
insaisissable, la sorcellerie reste pourtant un problème
angoissant de la société traditionnelle dan. C’est le plus
terrible des fléaux sociaux qu’il faut combattre par tous les
moyens. On y attribue tous les malheurs : l’échec, la
maladie, la mort. Les sorciers sont considérés comme des
mangeurs de doubles et des détenteurs de mauvais fétiches.
Leur objectif principal est de détruire la vie.
La sorcellerie est souvent pratiquée dans les foyers
polygames et constitue la principale source de déséquilibre
social. En effet, l’un des problèmes de la société

10
Voir à cet effet, Kwesi Jonah, Intégrer les autorités traditionnelles dans
les systèmes de gouvernement démocratique : le défi de la réforme de la
dualité in entre tradition et modernité, quelle gouvernance pour
l’Afrique ? Colloque de Bamako, janvier 2007. P174.

13
traditionnelle dan est la banalisation11 de la femme. Cette
banalisation qui légalise en conséquence la polygamie et en
fait même une norme favorise la pratique de la sorcellerie
par des coépouses qui cherchent, soit à éliminer leurs rivales
pour se maintenir dans leur foyer, soit à apprivoiser leur
mari en vue de le contrôler.
Et pourtant, avec la justice occidentale, elle-même
réservée sur la question de la sorcellerie, il devient quasi-
impossible d’attaquer ouvertement les sorciers. A défaut, il
fallait s’en préserver. Dans une telle société où le pouvoir des
devins et chefs traditionnels est considérablement réduit du
fait de la colonisation, l’apparition de Ninhin se voulait
porteur d’espoir.
Après cette brève présentation de l’origine et du contexte
d’implantation du fétiche Ninhin, il importe de décrire son
implantation tant dans ses méthodes que dans ses résultats.

2 – Implantation du fétiche Ninhin en pays yacouba


Evènement imprévu aux conséquences paradoxales, la
« société secrète » Ninhin apparait entre 1949-1950 et sa
popularité atteint toutes les extrémités des pays Gio et
Yacouba. Comment ce fétiche parvient-il à s’implanter aussi
rapidement et à exercer une si grande influence sur un tel
espace ?

a – Ninhin Ga l’objet symbole


Chez les Gio et les Dan de Danané, Ninhin ou Ninhin

11
Voir à cet effet Alexis DEA, Etre chrétien en Afrique noire a l’époque
coloniale le cas du protestant dan de Côte d’Ivoire, ScienceLib Volume 6
N ° 141110, Toulouse, Editions Mersenne : 2014, Catégorie : Sciences
Humaines > Histoire des Religions.

14
Ga signifie rasoir ou lame à raser. C’est un morceau de fer
d’environs cinq centimètres, bâtu d’un côté et bien arrondi
de l’autre, avec un bout pointu. Le côté bâtu est bien aiguisé
avec l’aspect de la lame d’un couteau. Il sert au rasage et à
l’entretien des ongles : « Il s’agit des rasoirs traditionnels. Les
rasoirs qu’utilisaient les ancêtres12 ». En plus de cette
fonction, Ninhin fait partie de ces petits objets qu’on utilise
dans le traitement de certaines maladies.13 C’est autour de ce
instrument apparemment banal que va s’organiser une
société secrète, bien structurée avec des règles de
fonctionnement rigoureuses et des actrices extrêmement
zélées ; l’objet-symbole faisant office de fétiche ou de
divinité protectrice et préventive.

b – Implantation de Ninhin chez les Yacoubas


Lorsque Dehunun, la première épouse de Toueuzama
acquiert le fétiche dans son village natal, elle réussit à
l’imposer à ses coépouses et aux autres femmes du village,
pour se mettre à l’abri de tout mauvais œil. Convaincue de
son efficacité, elle décide, avec le soutien de son mari, de
l’exporter dans les localités voisines dont le pays dan, de
l’autre côté de la rivière Nuon14.
Pour installer Ninhin dans un village, on fait appel à
une femme déjà initiée dans un village où le fétiche est
implanté. Elle prend le titre de Ninhin-Zoolé15, c’est-à-dire

12
Dan Marie, déjà cité.
13
Nous avons déjà assisté à des traitements à base de Ninhin. Gueu ZALE,
un tradipraticien dans la région de Danané, précisément dans le canton
Lollé nord, utilise encore cet objet pour le traitement de certaines
maladies respiratoires telles que la bronchite et la tuberculose.
14
Entretien avec Jeannette Bouhou, témoin de la pratique de Ninhin, 2006.
15
Le terme zoolê provenant lui-même de zoo signifie « être maître ». C’est

15
la maîtresse du Ninhin. Elle est ainsi désignée à cause de son
expérience du fétiche et en fonction de ses aptitudes à
l’appliquer convenablement à d’autres femmes. C’est elle
qui juge des compétences et distribue les rôles ; elle est au
centre de toute la cérémonie. Ninhin-zoolé coordonne et
veille au bon déroulement des rituels. Affranchie de tout
soupçon et de toute pratique de la socrcellerie, elle est à
même de detenir le Ninhin Dhaha nun c’est-à-dire le petit
van du Ninhin qui est l’instrument central de la cerémonie,
symbole du pouvoir de sanctification.
Elle est suivie de Gbakun, le second personnage
important de l’équipe16. Gbakun17 signifie celle qui attrape ou
capture les biches. Elle est chargée de s’occuper des nouvelles
adhérentes, favoriser leur insertion, animer les cérémonies et
préparer les repas du rituel. Généralement, Gbakun est une
femme éveillée et capable d’influencer ou de contraindre
d’autres femmes à adhérer à la société secrète. Elle est la
chasseuse et les femmes non initiées, le gibier qu’elle doit
coûte que coûte capturer pour la cause de Ninhin. Il y a aussi
Ninhin Dhahadhieu, c’est-à-dire celle qui marche devant le
van du Ninhin. Elle est chargée de transporter le van du
Ninhin, du village au sanctuaire et du sanctuaire au village. Il
s’agit généralement d’une jeune fille, belle, calme dont la
démarche inspire confiance. C’est elle la gardienne du fétiche
puisqu’elle se charge de rassembler tous les éléments qui

un terme religieux. Ainsi, celui qui initie les jeunes gens pendant la
circoncision est appelé zoova c’est-à-dire grand-maître. Les porteurs de
masques sont les zoomi et ont le pouvoir de chasser les sorciers. Les
matrones sont désignées sous le terme de zoolé, c’et à dire maîtresses.
16
Entretien avec Dan Marie 24 avril 2010 de 17h à 18h.
17
Gbakun est composé de la racine Gba qui signifie biche et du suffixe
kun qui veut dire « attraper ou capturer »

16
entrent dans sa constitution. De nombreux autres rôles sont
distribués en fonction des compétences.
Le souvenir de l’arrivée de Ninhin a Boutouo reste
encore vivant dans la mémoire de Dan Marie :
« Le jour où Ninhin arriva chez nous à Boutoueu, quelle
occasion pour celles qui aiment se faire voir. On demanda
qu’une femme marche devant Ninhin. Je répondis : « c’est
moi qui marcherai devant Ninhin »18.
La cérémonie a lieu en brousse, dans un endroit clos ;
de préférence dans un lieu sacré, interdit aux hommes. Une
fois toutes les formalités remplies, commence la pratique ou
l’exécution du fétiche.

II – La pratique du fétiche Ninhin et son ampleur chez les


Yacoubas
1 – La pratique de Ninhin : le repas de la vie et de la mort
Le rite du Ninhin se résume à la conception et au
partage d’un repas symbolique mais rempli de pouvoir. A
priori, la date choisie pour l’évènement est un jour de
rassemblement, généralement les jours de marché où on est
sûr de pouvoir rassembler le maximum de femmes. Ce jour
là, comme nous le relate Dan Marie, ex Ninhin Dhaadieu et
aujourd’hui chrétienne évangélique :
« toutes les femmes du village se rendent au petit matin au
lieu minutieusement apprété pour la circonstance. Mais avant,
chacune d’elles apporte les rasoirs de son mari qui sont tous
recueillis dans un van. On s’arrange à collecter le maximum de
rasoirs puisque cela conditionne l’efficacité de l’opération. Le
van est porté par Dhahadieu escortée par tous les autres

18
Entretien déjà cité.

17
membres du groupe. Une fois sur les lieux, toutes les femmes
entourent le van rempli de rasoirs. Elles se dévêtent toutes et
s’assoient les pieds tendus comme des excisées. Celles qui
doivent prendre Ninhin posent, à tour de rôle, la main sur les
rasoirs dans le van. Puis on commence à maudire en disant :
« Si tu es sorcière et que tu le caches à Ninhin, que ton cœur
plonge dans le Ninhin ; mais si tu n’es pas sorcière, que tu sois
bien portante et que tu t’épanouisses. » Puis, elle bouge les
mains et on reprend les mêmes paroles… Une fois qu’une
femme finit l’étape cruciale de la pose des mains sur le rasoir,
on dit qu’elle a pris Ninhin. Lorsque toutes les femmes
concernées finissent cette étape, on passe au repas ».
L’étape suivante consiste à laver les rasoirs dans une eau
qui servira par la suite à préparer le riz du Ninhin. On
prépare par la suite une substance à base de la poudre d’un
arbre du nom de Glü19. La substance obtenue sera par la suite
mélangée à l’eau qui a servi à laver les Ninhin. C’est ce
mélange qui servira à cuire le riz du Ninhin.
Une fois le repas prêt, toutes les femmes présentes sur les
lieux prêtent à serment en ces termes : « que celles qui, après
avoir mangé ce repas s’adonneront à nouveau à la sorcellerie
soient frappées par Ninhin. Que la puissance de Ninhin
emporte celles qui ont le cœur souillé »20.
Puis le riz est partagé et consommé par toutes les
femmes présentes dans le sanctuaire.

2 – Des succès innattendus


Ce fétiche prend une ampleur considérable lorsque des
soupçons de sorcellerie commencent à s’abattre sur les

19
Glü est l’arbre utilisé en pays dan pour préparer les ordalies.
20
Entretien avec Dan Marie déjà cité.

18
femmes qui se montrent réticentes. Toutes les femmes
cherchant à rassurer leur mari et leur belle famille de la
pureté de leur cœur se voient dans l’obligation de passer par
l’épreuve du Ninhin.
Puis on commença à l’imposer à toutes les femmes :
« Toutes les femmes sont obligées de prendre Ninhin, on
n’attend pas d’être accusée ou soupçonnée avant de le
prendre. C’est obligatoire, toutes les femmes à l’exception de
celles qui sont enceintes le prennent obligatoirement. Et c’est
quand une femme prend le fétiche qu’on peut savoir si elle est
sorcière ou non. Quand elle est sorcière, Ninhin l’attrape »21.
Dans tous les villages, les femmes s’organisent pour
inviter les maitresses de Ninhin. Presque tous les cantons de
Danané finissent par être touchés par le phénomène. Dans le
canton blossé, la société enrole toutes les femmes en moins de
deux ans. Le Ninhin, doit ainsi son exploit à son objectif
essentiel qui est d’empêcher la pratique de la sorcellerie dans
les villages ; cette dernière étant la source de tous les
déséquilibres sociaux visibles ou invisibles. La maladie, les
querelles, la famine et tout autre fléau sont généralement
considérés comme l’action des sorciers. Abolir la sorcellerie
conduirait indiscutablement à un monde meilleur, un monde
parfait. En conséquence, plus que tout autre fétiche, Ninhin
connait un succès exceptionnel en pays dan.
Mais cette épreuve apparemment simple et symbolique
va entrainer des conséquences terribles dont le contrôle va
vite échapper au pouvoir publique entrainant ainsi
frustrations, déceptions, désolations, maladies et morts en
cascades. Cette situation qui ne pourra être maitrisée que
par les évangélistes de la mission biblique de Côte d’Ivoire

21
Idem.

19
va jeter un lourd discrédit sur les divinités locales et donner
en revanche une côte de popularité à la mission chrétienne.

II – Les conséquences de la pratique de Ninhin sur les


adeptes : Facteur du discrédit des dieux locaux et du succès
de l’évangile
1 – Les conséquences de la pratique du Ninhin
Le Ninhin, à l’origine régulateur de tensions
socioreligieuses, va engendrer d’énormes conséquences.
Voyons d’abord la psychose qu’elle crée chez les adeptes et
le manque de pudeur qui provoque la déception et la
frustration chez leur mari.
Dans un premier temps, la nudité de toutes les femmes
dans le sanctuaire provoque la peur chez celles-ci. Sans
oublier que tous les gestes et toutes les pratiques relèvent de
la sorcellerie : usage de la main gauche, association de tout
ce qui est amer, piquant tranchant et chaud, prononciation
de malédiction22.
Dans un deuxième temps, la société Ninhin est une
société au sein de laquelle le respect de la pudeur demeure un
sujet tabou. Lorsque les adeptes se déplacent d’un village à un
autre dans le cadre de leurs activités, elles se donnent la liberté
de coucher avec n’importe quel homme qui leur fait la cour.
Elles prennent alors toutes les dispositions pour ne pas se faire
surprendre. Ninhin Zoolé se charge de les réveiller toutes
avant le premier chant du coq contre une récompense de 100
frcs par femme. Ainsi, les différentes adeptes peuvent se
cocufier à souhait sans être inquiétée. Le Ninhin a, de ce fait,

22
Charles-Daniel MAIRE, Dynamique sociale des mutations religieuses :
expansion des protestantismes en CI, mémoire de maîtrise Sorbonne école
pratique des hautes études, Paris, 1975, p198.

20
entraîné un véritable désordre sexuel dans de nombreux
villages engendrant ainsi des frustrations chez les hommes
qui, pour finir avaient du mal à maîtriser leurs femmes.
En plus de ces deux fléaux : la psychose et le manque de
pudeur, la pratique de Ninhin va provoquer de graves
dommages sur la santé de ses adeptes. Bien qu’à l’origine les
pratiques de sorcellerie provoquaient des troubles aux
symptômes précis : mal au cœur ou sensation d’un poids sur
le cœur et des démangeaisons de tout le corps, très
rapidement, presque tous les maux furent attribués à la
punition du Ninhin.
Dans certains villages, des dizaines de femmes,
accablées par des maux plus ou moins similaires
succombent à la maladie. Entre 1950 et 1951, les traitements
administrés au dispensaire de Danané demeurent sans
résultat et le personnel médical, impuissant, refuse même de
les soigner.23 Ninhin qui s’était annoncé comme une
garantie de sécurité et d’équilibre social venait ainsi de
décevoir. Ses victimes vont alors chercher le salut auprès des
évangélistes de la Mission Biblique.

2 – Les échecs du Ninhin discrédit sur les dieux locaux et


recours au christianisme
« Ah Seigneur… quel effroi est le mien ! Je n’ai jamais su
encore que la mort était si près de moi… Je serai tous les jours
à guetter la mort et je regarderai autour de moi pour qu’elle
ne me surprenne pas par-derrière. Je veux apprendre à
mourir, je veux porter mes pensées vers l’autre monde.
Seigneur, je vois que ma demeure n’est pas ici-bas. »24

23
Idem, pp200-201.
24
H. Suso, Œuvres complètes, cité par Jean DELUMEAU, le péché et la

21
Cette citation traduit parfaitement le sentiment ressenti
et exprimé par les femmes prises au piège de Ninhin.
Impuissant face à une mort certaine, l’homme se tourne vers
la providence non plus pour plaider pour la vie mais pour
négocier un au-delà heureux et paisible. Résignées face à la
mort déchainée, beaucoup de victimes font appel aux
évangélistes de la mission biblique ou se rendent sur les
stations missionnaires pour se convertir en vue d’avoir part
à la vie éternelle si celle sur terre n’était plus possible. Parmi
les nombreuses victimes conduites à la station missionnaire
par l’évangéliste François Bonga et ses collègues, plusieurs
sont guéries miraculeusement.
Quelques mois plus tard, « dans 70 villages de la brousse,
des gens s’étaient tournées vers Dieu et suppliaient qu’on les
instruise ; 1800 personnes avaient renoncé aux fétiches »25.
Ninhin sensé protéger contre la sorcellerie et réguler
par là même les tensions sociales a été finalement facteur de
désolation et de crise sociale profonde. C’était un échec des
dieux locaux en pays dan.
Ainsi, la religion traditionnelle africaine et le fétichisme
en particulier se montrent souvent très décevants. Loin
d’être rassurants comme ils le prétendent, ils entrainent
souvent leurs adeptes à une perte certaine. L’histoire
captivante du richissime Wangrin relatée avec éloquence
par l’immortel Ampaté Ba en est un exemple concret.
Beaucoup d’autres faits sont à observer pour se convaincre
de l’exactitude de cette opinion.

peur : la culpabilisation en Occident XIIIè-XVIIIè siècles, Paris Fayard,


1983, p66.
25
Jeanne DECORVET, Les matins de Dieu, Nogent sur marne 2ème édition
revue et augmentée, 1977, p.200.

22
Combien de fétiches n’ont-ils pas été sollicités pour
combattre l’envahisseur blanc ou lui échapper ? Résultat : le
blanc s’est imposé, détruisant les bois sacrés sous le regard
impuissant des esprits gardiens. Parlant des systèmes
d’initiation, les frustrations et les chocs y sont encore plus
fragrants. Chez les dan, que de jeunes filles et garçons morts
dans les « bonsonhoun » lieux sacrés d’excision ou de
circoncision pour avoir dit-on essayé d’éprouver les esprits.
Et que dire des nombreux sacrifices humains dédiés aux
dieux pour solliciter la victoire et la prospérité ?

CONCLUSION
L’histoire de Ninhin, telle que vécue et relatée par ses
contemporains est révélatrice à plus d’un niveau. D’abord,
l’acceptation et la soumission aux divinités locales en
Afrique et particulièrement en pays dan ne sont pas
toujours des décisions volontaires. Elles relèvent souvent de
contraintes liées à des soupçons ou menaces. Ensuite, ces
divinités locales se montrent parfois décevantes car, soit
elles ne tiennent pas promesse, soit elles cherchent toujours
à maintenir leurs adeptes dans la peur et l’esclavage
perpétuels. Enfin, cette histoire nous révèle que l’une des
raisons souvent inavouées du succès des religions importées
et principalement le christianisme se trouve dans
l’incapacité des religions locales à répondre efficacement
aux besoins spirituels des populations.
Loin de dénigrer ou de discréditer les religions africaines
qui comportent de valeurs aux grandeurs incontestables, j’ai
simplement voulu dire travers cet article, qu’elles contiennent
aussi des pratiques dégradantes pour l’homme et c’est ici
l’une des raisons de leur échec parfois face aux religions
importées et particulièrement le christianisme.

23
BIBLIOGRAPHIE
BIOTOTO (A. N.) « Echec des efforts d’inculturation du
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