Vous êtes sur la page 1sur 131

Initiation

à la prière
DANS LA MÊME COLLECTION
Les classiques de la spiritualité

Le Dieu Vivant, Romano Guardini, mars 2010


Le Combat spirituel, Lorenzo Scupoli, octobre 2010
Qui est Jésus-Christ ? Henri Lacordaire, octobre 2010
L’Âme de tout apostolat, Dom Jean-Baptiste Chautard, décembre 2010
La pratique de l’amour envers Jésus-Christ, Saint Alphonse de Liguori, mars
2011
Maximes et Sentences spirituelles, Saint Jean de la Croix, septembre 2011
Hymnes et cantiques, Jean Racine, mars 2012
Hymnes et psaumes, Pierre Corneille, mars 2012
L’Écho du silence, Un Chartreux, avril 2012
Le Livre des malades, Frédéric Ozanam, juin 2012
Vie intérieure de la très saint Vierge, J.-J. Olier, février 2013
© Édition originale, Benziger, Einsiedeln

Traduit par le père Jean Minéry s. j.

© Janvier 2014, 2e édition, Éditions Artège, France


ISBN 978-236040-225-0
ISBN epub : 978-236040-817-7

Éditions Artège
11, rue du Bastion Saint-François – 66 000 PERPIGNAN
www.editionsartege.fr
Romano Guardini

INITIATION À LA PRIÈRE

ARTÈGE
Avant-propos
La prière est nécessité intérieure, grâce et accomplissement ; mais elle est
aussi un devoir qui exige de la peine et un effort sur soi-même. Aussi y a-t-il
d’une part l’expérience intérieure de la prière, de l’autre son exercice ; d’une part
sa source, de l’autre son école.
Disons mieux : ses écoles, et de degrés différents. Avant tout celle de Jésus-
Christ, telle que le Nouveau Testament la décrit. La personne du Seigneur baigne
tout entière dans la prière. Il y a sans cesse un mouvement sacré du Père vers lui
et de lui vers le Père. Les Évangiles en parlent souvent ; ainsi dans le passage qui
raconte son baptême dans le Jourdain (Lc 3,21) ; ou bien quand ils racontent
qu’il se retire dans la solitude pour prier (Lc 6,12 ; 9,18 ; 9,28–29 ; 11,1), ou
encore dans le récit de la dernière Cène (Jn 17) et de l’agonie sur le mont des
Oliviers (Mt 26,36–44). En dehors de ce rapport à la prière, il est impossible de
saisir la vraie figure de Jésus et de comprendre sa vie. Il a également parlé
explicitement de la prière : ainsi dans le Sermon sur la Montagne, où il distingue
la prière authentique du bavardage des païens et de l’étalage des Pharisiens (Mt
6,5–8) ; ou encore en cette heure mémorable où ses disciples s’approchent de lui
et lui demandent : « Apprenez-nous à prier, comme Jean l’a fait pour ses
disciples » et qu’il leur fait don du Notre Père (Lc 11,1–13). En outre, il y a
l’école de la prière que l’Église a instituée dans sa liturgie. La liturgie est une
prière unique en parole et en action, qui s’accomplit par la simple récitation et
par le chant. Elle se déroule tout au long de l’année, pénètre toute la vie, et la
prière des millénaires y a accumulé sa sagesse. Il y a enfin l’école des grands
saints, qui ont vécu dans le commerce avec Dieu et ont consigné leurs
expériences en de précieux écrits. Ils parlent de l’essence de la prière, des divers
degrés de sa montée, de ses devoirs, de ses dangers et de ses magnificences.
Le contenu du présent ouvrage touche sans doute à tout ce qu’enseignent ces
diverses écoles ; mais pour l’essentiel il se situe à un stade antérieur. Son titre a
été choisi après mûre réflexion : il ne veut être, effectivement, qu’une école
préparatoire de la prière, où l’on apprend des choses toutes simples et si, de
temps à autre, il nous arrivera d’être entraînés plus loin, ce sera seulement dans
la mesure où cela apparaîtra indispensable pour être complet. Certains n’ont plus
besoin d’une telle initiation ; ceux-là seront justement les derniers à en faire fi.
Beaucoup y sont encore entièrement astreints. La plupart en ont à peine franchi
le seuil.
Toute époque a besoin d’une prière claire et forte, mais tout spécialement la
nôtre. Puisse ce petit livre contribuer quelque peu à l’enseigner.
Berlin, Printemps 1943
Préparation et ordonnance de la prière

Événement intérieur et exercicew

On entend souvent dire que la prière authentique ne dépend ni d’un vouloir


ni d’un ordre, mais qu’elle doit jaillir spontanément de l’intérieur de l’âme,
comme le fleuve de sa source. Si ce n’est pas le cas, si le cœur ne s’y porte pas,
on devrait s’en abstenir, sous peine de tomber dans l’inauthentique et l’artificiel.
À première vue cela paraît très convaincant ; mais quand on connaît mieux
l’homme et sa vie religieuse, on ne peut se défendre du soupçon que celui qui
parle ainsi pourrait bien n’avoir jamais eu sérieusement affaire avec la prière.
Sans doute, il y a des prières qui jaillissent spontanément de l’âme : c’est le cas,
par exemple, quand un événement heureux vient d’arriver à quelqu’un et qu’il
s’écrie involontairement : « Mon Dieu, je vous remercie. » Ou bien, quand une
grande détresse l’accable et qu’il se tourne vers celui qui lui veut foncièrement
du bien et qui a tout pouvoir de l’aider. Parfois l’homme sent la proximité de
Dieu si vivante qu’involontairement il se met à lui parler. Ou bien il sent, dans
un coup du destin, son action sacrée, et il fait silence. Il peut en être ainsi ; mais
rien ne dit qu’il n’en puisse être autrement. Le destin peut être tout aussi bien,
pour celui qui en fait l’expérience intérieure, un mur sombre qui cache Dieu. Le
sentiment de la présence divine peut disparaître si complètement que l’homme a
l’impression de ne l’avoir jamais éprouvé. La joie peut avoir ce résultat que
l’homme ne pense absolument pas à Dieu et la détresse peut fort bien fermer
entièrement son âme. Des phrases comme celle-ci : « Le malheur apprend à
prier » ne sont qu’à moitié vraies ; il est tout aussi exact de dire que dans le
malheur on désapprend la prière.
La prière qui jaillit d’une impulsion intérieure paraît, dans l’ensemble, être
presque l’exception. Qui voudrait édifier sur elle seule sa vie religieuse en
viendrait vraisemblablement à ne plus prier. Il ressemblerait à un homme qui
voudrait s’en remettre complètement à l’intuition et à l’inspiration, et laisser de
côté l’ordre, la discipline, le travail. Une vie de ce genre serait livrée au hasard.
Ce serait une vie jouisseuse, capricieuse, fantaisiste ; tout ce qui s’appelle
sérieux, responsabilité, sûreté, disparaîtrait. Il en serait de même d’une prière qui
voudrait se confier exclusivement au jaillissement intérieur. Celui qui est
honnête dans ses relations avec Dieu s’aperçoit bientôt que la prière n’est pas
seulement une expression spontanée de l’intérieur, mais qu’elle est aussi et avant
tout un service dont il faut s’acquitter dans la fidélité de l’obéissance. Pour prier,
il faut donc vouloir et apprendre.
C’est de cet apprentissage de la prière qu’il sera question ici. Il consiste
avant tout à s’en acquitter à des heures déterminées : le matin, avant de
commencer le travail de la journée, et le soir, avant de se livrer au repos. Au
surplus, c’est à chacun de voir ce qui lui fait du bien, ce qui lui est possible, ce
qui correspond aux usages en vigueur autour de lui : par exemple, la prière avant
et après les repas, l’Angélus au son de la cloche, un instant de recueillement
avant le travail, un moment de silence dans l’église devant laquelle son chemin
le fait passer. Cet apprentissage comporte aussi la correction de l’attitude
extérieure, mais surtout de l’attitude intérieure ; le recueillement avant la prière
et la discipline intérieure au cours de la prière. Il comporte enfin le choix de
paroles et de textes appropriés, l’initiation à des formes de prières qui ont depuis
longtemps fait leurs preuves comme la méditation, le rosaire et d’autres du
même genre.
Pour tout cela il est impossible d’établir des règles universellement
obligatoires, nous aurons encore à en parler de façon plus précise. Quelle que
soit la règle qu’on se fixe, il faut être honnête et consciencieux. Il est peu de
domaines dans lesquels nous nous leurrions aussi aisément que dans celui-ci. En
général, l’homme n’aime pas prier. Il éprouve facilement à l’égard de la prière
de l’ennui, de l’embarras, de la répugnance, et à proprement parler de l’hostilité.
Tout le reste lui semble alors plus attirant et plus important. Il dit qu’il n’a pas le
temps, que ceci ou cela est urgent, et pourtant, dès qu’il a abandonné la prière
sous ce prétexte, il est capable de faire les choses les plus superflues. Il faut que
l’homme cesse de tromper Dieu et de se tromper lui-même. Il vaudrait bien
mieux dire franchement : « Je ne veux pas prier », plutôt que de recourir à ces
ruses. Il vaudrait bien mieux ne pas se retrancher derrière des excuses du genre
de celle-ci « je suis trop fatigué », et déclarer froidement qu’on n’a pas envie de
prier. La phrase ne fait pas très bel effet, et la faiblesse est évidente ; du moins
elle exprimerait la vérité, et le chemin qui part de la vérité conduit beaucoup plus
facilement en avant que celui des déguisements intérieurs.
Pour le reste, l’homme doit savoir qu’il s’agit ici de quelque chose de
sérieux. Il ne doit pas être faible ; il doit faire ce qu’exigent le devoir et la
nécessité, et, même s’il lui en coûte beaucoup, ne pas craindre d’être exigeant
envers lui-même. Sans la prière, la foi devient languissante, la vie religieuse
s’étiole. À la longue on ne peut pas être chrétien sans prier – pas plus qu’on ne
peut vivre sans respirer.
Mais en est-il bien ainsi ? La prière est-elle réellement nécessaire ? Ou bien
n’est-elle pas l’affaire de natures tranquilles, peu pratiques, plus ou moins
faibles, qui ne sont pas vraiment adaptées à la vie ? – si même on n’est pas
obligé de dire, d’après certaines expériences, que l’univers de ceux qui prient
présente quelque chose d’artificiel, d’étouffant, qui répugne à un être bien armé
pour la vie ?
Nous aurons à parler plus tard de ce qu’il y a d’exact dans cette objection. Il
s’agit ici d’une question de principe : la prière est-elle absolument nécessaire à la
vie chrétienne normale ? Mais on pourrait remonter plus loin et demander si, du
seul point de vue de la bonne santé, la prière ne serait pas déjà tout simplement
indispensable. Et là on se trouve devant des opinions dignes de considération,
suivant lesquelles l’être humain court un grand danger s’il n’y a rien dans sa vie
qui soit analogue à la prière. Ce sont les médecins qui font remarquer que
l’homme dont l’existence est tournée uniquement vers le dehors, qui est entraîné
d’une impression à l’autre, travaille, lutte, est finalement condamné à s’user et à
s’ankyloser. Pour échapper à ce danger, il faut que sa vie soit orientée également
vers le dedans, qu’elle se renouvelle à partir des racines, qu’elle ramasse ses
énergies et se redresse. L’homme moderne, ajoutent-ils, perd de plus en plus le
centre intérieur qui assure à l’édifice de la personnalité son point d’appui et à la
marche de la vie sa direction. En dépit de la prétention de ses discours et de
l’éclat des rôles qu’il veut jouer, il perd sa stabilité intérieure et, sous son
comportement plein d’assurance, une angoisse de plus en plus menaçante le
guette. Il lui faut donc chercher le centre intérieur, le pivot qui supporte et assure
tout l’édifice, le point d’où il puisse partir pour pénétrer dans l’univers et où il
puisse toujours revenir.
Pour trouver tout cela, il ne suffit pas d’aller dans la nature pour un week-
end ou pendant les vacances. Sans même tenir compte du fait que l’organisation
des voyages et des vacances fait perdre de plus en plus à cette « nature » son
caractère authentique ; ce que peut apporter un séjour à la mer ou à la montagne
ne constitue pas une compensation suffisante. Il procure une restauration des
forces du corps et de l’âme qui bientôt s’épuisent de nouveau. Ce qu’il faut, c’est
un contrepoids véritable, et qui agisse constamment. Encore faut-il qu’il ne soit
pas d’ordre purement « intellectuel » : la poésie, la musique, les arts plastiques
n’y suffisent pas plus que la philosophie ou toute autre chose de ce genre. Tout
cela, les médecins le savent bien. Mais quand on leur demande ce qu’il faudrait
faire, ils n’ont généralement rien à répondre. Quand ils ont une réponse, elle
revient à conseiller l’exercice d’un recueillement à base plus ou moins
religieuse, de la méditation, de l’approfondissement…, c’est-à-dire d’une
manière de prière. Conseil difficile à suivre, lorsque manque la conviction de la
foi. Car la prière qui aide, ce n’est pas celle à laquelle on se livre en vue de son
efficacité, mais celle qui repose sur un rapport intérieur avec Dieu. Combien il
importe donc que ceux qui sont établis dans cette relation intérieure à Dieu
sachent la sauvegarder ! Quant à cette apparente faiblesse ou à cette inadaptation
au monde – comme je l’ai dit, il y aura à montrer plus tard ce qu’il y a de fondé
dans ce reproche – remarquons seulement qu’il n’y a pas de vraie prière sans
l’humilité, qui n’est pas faiblesse, mais vérité. La force qui ne s’accompagne pas
du sens de la majesté du sacré, et de l’humilité devant lui, est foncièrement
stérile.
L’homme a besoin de la prière pour conserver la santé de l’âme. Or, il ne
peut prier qu’en s’appuyant sur une foi vivante. Inversement – et ainsi se referme
le cercle – sa foi ne reste vivante que s’il prie. Car la prière n’est pas une activité
qu’on puisse exercer ou abandonner sans que la foi en soit touchée ; elle est
l’expression la plus élémentaire de la foi, elle est un commerce avec Dieu, vers
qui la foi est orientée. On peut traverser une période pendant laquelle la prière
est paralysée ; à la longue, toutefois, on ne peut croire sans prier – pas plus qu’on
ne peut vivre sans respirer.

Nous retrouvons ici l’idée de respiration ; ne contredit-elle pas ce que nous


venons de dire ? La vie ne saurait subsister sans respiration ; c’est pourquoi
celle-ci poursuit nécessairement son cours tranquille et ininterrompu, et l’on n’a
besoin ni de la vouloir ni de s’y exercer. D’abord cela n’est qu’à moitié vrai, car
nous savons qu’il existe aussi une respiration déficiente, languissante, morbide,
et que l’être humain peut fort bien se trouver dans la nécessité de la fortifier et de
la guérir, autant dire de s’y exercer. Restons-en là cependant, et admettons qu’en
gros la respiration fonctionne d’elle-même, exactement comme le cœur bat de
lui-même. Mais cette image n’est exacte que si nous réfléchissons à quelle sorte
de vie appartient la respiration dont nous parlons et comment cette vie est
construite.
La foi nous dit qu’à l’intérieur de notre vie primitive, de notre vieille vie,
Dieu a éveillé une autre vie, une vie nouvelle, qui a la forme d’un germe et qui
est destinée à s’épanouir. C’est donc une vie faible, vulnérable et incertaine,
comme tout être vivant à son commencement. De plus, la vieille vie pèse sur
elle, la comprime, la désoriente. La vie qui remplit notre sensibilité et notre
connaissance immédiate appartient à l’homme naturel, avec ses nécessités
corporelles et spirituelles, et elle s’impose sans difficulté. L’autre vie, au
contraire, est cachée ; elle ne débouche que rarement dans le champ de
l’expérience ; il faut croire en elle et l’entourer de soins. De là résulte un grand
danger : celui de ne pas nous occuper d’elle et de la laisser étouffer par l’autre.
Dès lors, tandis que la respiration naturelle fonctionne vigoureusement, celle qui
est cachée et qui vient de l’Esprit Saint s’affaiblit de plus en plus et finit par
s’éteindre. La vie nouvelle, intérieure, est déposée par Dieu entre nos mains,
comme la tendre vie d’un enfant entre les mains de sa mère, comme une vie en
danger dans celles du garde-malade. Aussi nous faudra-t-il nous demander
quelle valeur a cette vie pour nous, et en tirer les conséquences. Nous ferons ce
qu’il faut pour la conserver et l’épanouir. Nous ne nous laisserons pas égarer par
des formules sur l’authenticité et la véracité intérieures de la vie religieuse, mais
nous ferons ce que nous conseille la vérité – la Vérité de la parole de Dieu ; mais
aussi, éclairée et stimulée par elle, la vérité de l’expérience humaine.

Nécessité de la préparation

Il y a dans l’attitude de l’homme vis-à-vis des réalités religieuses une


inquiétante contradiction. L’homme a besoin de Dieu ; il le sait, et il cherche
celui qui l’a créé et dont la puissance le fait vivre ; et cependant il veut ignorer
cette relation essentielle ; il cherche à fuir Dieu ; il s’oppose à lui. Cette
contradiction se manifeste aussi dans son attitude envers la prière. Aussitôt que
l’homme reconnaît et accomplit le service sacré de la prière, il se sent dans le
vrai, il est heureux, et malgré cela il esquive la prière chaque fois qu’il le peut. Il
y a bien des raisons à cela ; avant tout celle qu’on ne perçoit pas Dieu, ou plus
exactement qu’on ne le perçoit pas de la même manière que les choses et les
hommes. Ceux-ci sont là ; ils sont tout près, ils travaillent et ils agissent. On est
en contact immédiat avec eux ; les sens peuvent les saisir ; la volonté et l’instinct
ont prise sur eux ; de sorte que les échanges s’établissent spontanément avec
eux. Dieu est bien présent, plus réellement qu’aucun objet, mais il est à la fois
visible et caché. C’est l’œil de la foi qui le voit ; c’est le cœur qui en a
l’expérience par l’amour. Mais cet œil est souvent voilé ; le cœur appesanti, de
sorte qu’il n’y a ni expérience, ni intuition de Dieu. Dans ce cas, c’est
uniquement sur notre fidélité que repose le commerce avec lui, lorsque nous ne
trouvons en apparence que vide et que ténèbres, et cela est très pénible. C’est là
un grand mystère. Comment l’homme, vivant de Dieu, a-t-il cependant tant de
mal à entrer en rapport avec lui ? Bien plus, il éprouve même de la répugnance à
le faire et saisit n’importe quel prétexte pour y échapper !
Or, si l’homme se contente de suivre son penchant, il n’éprouvera bientôt
plus aucun besoin de prier ; et il est alors bien dangereux de dire qu’il est dans la
sincérité, et qu’il vaut mieux se conformer à cette spontanéité que de se forcer.
On ne serait en droit de parler de la sorte que si l’homme pouvait se fier à ses
sentiments religieux. Mais le peut-il ? Un malade est-il dans le vrai lorsqu’il
obéit à son « impression » ? Tout homme de bon sens dira que cette impression
est elle-même suspecte. Il faut donc que le malade, se fondant sur un jugement
plus sûr, celui d’un médecin expérimenté, se fixe une discipline et s’y
conforme ; c’est ainsi qu’il guérira, et ses impressions avec lui ; c’est alors qu’il
pourra se fier à elles. Il en va exactement de même pour nous, car notre attitude
vis-à-vis de Dieu et du monde n’est pas saine. Nous ne pouvons pas prendre
notre sentiment spontané comme guide de notre attitude religieuse ; il est
nécessaire que nous nous conformions à un jugement éclairé, et que, ce faisant,
nous guérissions, nous et notre sentiment. La prétendue sincérité qui obéit aux
mouvements « intérieurs », n’est bien souvent qu’un refus de la vérité. Dans la
prière comme ailleurs, nous devons donc chercher à reconnaître le bien et nous y
conformer dans la fidélité, par une victoire sur nous-mêmes. La première chose à
faire est de nous préparer à la prière. Cela est vrai aussi pour les choses profanes.
Celui qui doit accomplir un travail sérieux ne se précipite pas sans réflexion à sa
besogne ; il commence par concentrer son attention sur ce que cette tâche exige
de lui. Celui qui sait apprécier la belle musique n’arrive pas au concert à la
dernière minute ; il ne peut pas passer sans transition du bruit de la rue à
l’audition ; mais il arrive de bonne heure, et il se prépare à la beauté de l’œuvre
qu’il va entendre. Celui qui a le sentiment de ce qui est important et grand, se
libère, avant de s’y consacrer, de son état de dispersion, et met de l’ordre dans
son être intérieur. Ceci est également vrai de la prière, et même plus vrai,
puisque Dieu, comme nous l’avons dit, est caché, et qu’il faut l’atteindre dans la
foi… De plus la prière est un acte religieux ; et ce qui doit s’y éveiller et se
tourner vers son objet – si l’on peut ainsi parler – ce n’est pas seulement la
faculté de penser et d’agir, mais le fond intime de l’âme, et, plus précisément, ce
qui dans l’homme correspond à la sainteté mystérieuse de Dieu. Dans la vie
courante cette partie de l’âme reste silencieuse ; tout au plus se manifeste-t-elle
par un discret frémissement ; et l’homme vit dans les sphères terrestres de
l’existence, en se servant de ses facultés terrestres. Si l’on veut parvenir à une
véritable prière, il faut que ce qui, dans l’homme, est du domaine sacré, puisse
trouver de l’espace et se manifester.
La préparation à la prière est donc nécessaire, et d’une façon générale, on
peut dire que la prière vaut ce que vaut sa préparation… Le but de cette
préparation, et la manière de la réaliser, peut être envisagé à différents points de
vue, et, avant tout, celui du recueillement.

Recueillement

Recueillement signifie d’abord apaisement. D’ordinaire l’homme est tiraillé


en tous sens par une multiplicité d’objets et excité par des contacts hostiles ou
bienveillants ; il est tourmenté par le désir et la crainte, les soucis et les passions.
Il s’efforce constamment à conquérir ou à se défendre, à acquérir ou à se défaire
de quelque chose, à édifier ou à détruire. L’homme veut toujours quelque chose,
et vouloir signifie être en mouvement vers un but ou en défense contre un
danger. Il en est ainsi depuis que l’homme existe, mais cela est encore plus vrai
de l’homme moderne. Il aime à se dire un homme d’action, un lutteur, un
créateur ; mais sa prétention n’est qu’à demi justifiée. Il aurait tout aussi raison,
et plus, s’il reconnaissait qu’il est un être agité, incapable de rester en place et de
s’approfondir. Il consomme en nombre incalculable les hommes, les choses, les
idées, les mots, et il n’en est pas moins toujours insatisfait ; il a perdu le sens de
l’essentiel ; avec tout son savoir et toute sa puissance il est le jouet du hasard. Et
c’est cet homme-là qui devrait prier. Le peut-il ? Oui, mais à condition qu’il
parvienne à sortir de son agitation et à trouver le calme.
Il faut qu’il se débarrasse de ses désirs vagabonds et qu’il se consacre à la
seule chose qui importe en cet instant ; il faut qu’il détache des choses sa volonté
et se dise : « maintenant je n’ai rien d’autre à faire qu’à prier. Pendant ces dix
minutes – ou l’espace de temps qu’il se sera fixé – je ne ferai pas autre chose.
Tout le reste n’existe pas ; je suis tout à fait libre et je ne suis là que pour cela. »
Et sur ce point il lui faudra être honnête avec lui-même ; car l’homme est un être
rusé, et la ruse de son cœur se manifeste plus particulièrement dans sa vie
religieuse. Quand il commence à prier, son agitation intérieure lui présente
aussitôt l’idée d’une autre chose à faire. N’importe quoi, un travail, une
conversation, une course urgente, quelque chose à contrôler, un journal, un livre
tout cela lui paraît plus important, tandis que la prière ne semble être que du
temps perdu. Mais dès que sous ce prétexte il interrompt la prière, ce temps qui
paraissait si mesuré, brusquement ne l’est plus, et il le gaspille aux occupations
les plus superflues… Se recueillir, c’est vaincre cette illusion causée par
l’agitation et s’établir dans le calme, se libérer de tout ce qui ne concerne pas la
prière et se tenir à la disposition de celui qui seul importe en cet instant : Dieu.
Nous pourrions aussi exprimer ce dont il s’agit ici en disant que l’homme
doit apprendre à devenir « présent ». Dès qu’il veut se mettre à prier, il se sent
appelé ailleurs. Il peut suivre cette impulsion, se lever et aller dans la chambre
voisine, prendre un livre, ou penser à autre chose, à des gens, aux choses de sa
profession, etc. Son inquiétude intérieure le pousse toujours ailleurs que là où il
devrait être, ailleurs qu’« ici » où est son devoir. C’est ici que sont les affaires
sérieuses, qu’il lui faut s’arrêter ; c’est ici que son propre moi est appelé par le
Dieu vivant ; c’est le lieu de l’obéissance, dont le silence exigeant met l’homme
mal à l’aise. Il fuit toujours cet « ici » sacré où le commandement de Dieu
l’appelle, le seul lieu où il est à sa vraie place. On dirait parfois que plus
l’homme affermit son pouvoir sur l’univers, moins il est capable de trouver sa
vraie place parmi les choses essentielles.
S’il veut prier, il doit rappeler son être du milieu de tous les objets où il se
disperse et devenir présent. Cela est difficile, parce qu’il a rarement l’impression
de se trouver en face de quelque chose de précis, en face d’une puissance
immédiate qui le retienne, de telle sorte que de son côté, il soit capable d’être
vraiment présent et de tenir en place. Tout dépend de là : il faut qu’il y réussisse
et soit présent de tout son être intime et vivant.

On peut aussi rappeler le sens étymologique du mot et dire qu’être


« recueilli » signifie être ramassé sur soi-même. Un regard sur notre existence
montre combien nous le sommes peu. Nous devrions avoir en nous un axe ferme
qui serve de support à la diversité de notre vie, un centre d’où parte et où
revienne toute activité ; une règle qui discrimine l’essentiel et le futile, le but et
le moyen, et qui assigne sa place à chaque activité et à chaque expérience. Un
point d’appui solide qui résiste au changement, qui, dans notre évolution, nous
manifeste à nous-mêmes ce que nous sommes et fait que chacun sache ce qu’il
peut attendre de nous. Et nous autres, hommes modernes, nous manquons encore
plus de cette unité que ceux des époques précédentes qui avaient tellement plus
de profondeur et d’ordre !
La prière elle aussi s’en ressent. Les maîtres spirituels parlent toujours de la
distraction, de cet état où l’homme n’a ni centre de gravité, ni unité, où les
pensées vagabondent d’un objet à un autre, où les sentiments sont vagues et où
la volonté n’est plus maîtresse de ses possibilités véritables. Il n’y a pas là
vraiment « quelqu’un » qui parle et à qui l’on puisse parler, mais une confusion
de pensées, un flot d’émotions, une succession d’impressions. Le recueillement
consiste donc, pour celui qui veut prier, à se « ressaisir », comme ce mot
l’exprime très justement, à concentrer son attention sur ce qu’il veut faire, à
rassembler des pensées qui s’échappent en tous sens. Travail pénible que de
rendre ainsi disponible pour la prière une âme unifiée ! Le recueillement est
l’état où l’homme peut dire avec Abraham : « Je suis là. »

Voici une quatrième et dernière définition : se recueillir signifie


« s’éveiller ». L’homme distrait fait souvent une impression étrange. Il est
toujours tendu vers quelque chose, toujours en route vers un but, occupé de
quelque entreprise ; mais dès que cette tension se relâche, il devient vide et
morne. Dès qu’il n’y a plus d’objet qui le passionne, d’impulsion qui le pousse
en avant, d’excitation qui le mette en mouvement, toute son activité s’effondre et
il n’y a plus qu’un vide étrange. Cette agitation tournée vers l’extérieur et cette
atonie intérieure vont manifestement de pair ; de façon analogue, les hommes
aux passions violentes ont souvent le cœur froid. Disons même que cette atonie
est sous-jacente à l’agitation, et qu’elle en détermine le caractère. L’homme
calme, par contre, qui est capable de se recueillir en lui-même, de faire silence et
de s’approfondir, est aussi intérieurement en état de veille. Le calme et l’état de
veille intérieure vont, eux aussi, de pair. Ils se portent et se déterminent l’un
l’autre.
Ainsi celui qui se recueille, qui parvient à être calme et présent réussit à
vaincre sa pesanteur et ses sombres pensées. Il s’élève, il se rend léger, libre,
lumineux. Il éveille son attention afin qu’elle puisse saisir son objet de façon
vivante. Il lave son œil intérieur pour qu’il ait le regard clair et la vue juste. Il se
tient disponible et capable d’une vraie rencontre.

Le recueillement n’est pas un acte isolé à côté d’autres actes ; c’est le seul
état intérieur qui soit bon ; c’est ce qui rend l’homme capable de s’établir dans
les rapports qui conviennent avec les hommes et les choses. On peut donc
envisager le recueillement sous des angles très divers, et ce que nous en avons
dit jusqu’ici ne fait que mettre en lumière quelques-uns de ces aspects.
Il n’est pas facile d’arriver au recueillement ; surtout, lorsqu’après les
premier essais, l’intérêt tombe, et que se manifeste toute l’étendue de la misère
intérieure… Mais n’est-ce que difficile ? Est-ce seulement possible ? Ne
sommes-nous pas à ce point prisonniers de la trame des influences intérieures et
extérieures qu’il ne nous reste rien d’autre à faire que d’être ce que nous sommes
et de nous en remettre à notre évolution intérieure dans l’espoir de parvenir à une
plus grande unification de nous-mêmes ? Nos tentatives de recueillement ne
ressemblent-elles pas à celles d’un homme qui voudrait se tirer d’un marécage
en prenant appui sur lui-même ? Est-ce que cela ne suppose pas que je suis à la
fois en moi-même et hors de moi-même, et que je possède par conséquent un
point d’appui qui me permet de me saisir moi-même ? La question peut paraître
étrange ; mais elle est justifiée, et il faut même y répondre par l’affirmative. Car
l’essence de la personne consiste précisément en ceci qu’elle existe en elle-
même et hors d’elle-même ; que sa croissance la fait sortir d’elle-même sans
qu’elle cesse de se posséder ; qu’elle existe et que cependant elle peut prendre un
nouveau point de départ en elle-même. Nous n’avons pas à discuter ici de la
manière dont cela est possible, car il faudrait reprendre toute la question de la
nature même de l’homme. Disons plutôt ceci : « Croyez qu’il en est ainsi ; si
vous en avez le courage, vous vous apercevrez par l’expérience intérieure que
cela est vrai. Il est là, ce point mystérieux sur lequel vous pouvez prendre appui
pour parvenir à la possession de vous-mêmes ; faites le pas qui vous en sépare et
vous le sentirez. En vérité, ce dont il s’agit, ce n’est pas seulement une idée,
mais aussi une force. C’est tout autre chose que le perpétuel changement, que la
fuite et la dissipation. Il s’agit d’une valeur essentielle et éternelle. Il s’agit de
vous et de votre être véritable. C’est à partir de là que vous pourrez réduire au
silence et apaiser votre inquiétude, prendre pied et devenir présent, unifier votre
dispersion incessante, vous libérer de votre pesanteur et illuminer vos ténèbres
étouffantes. »

C’est par ce recueillement que doit débuter la prière. Ce n’est pas chose
facile. Nous ne nous apercevons à quel point nous en manquons qu’au moment
où nous commençons à nous y efforcer. Nous essayons de nous calmer, et c’est
alors que la véritable inquiétude commence ; comme il arrive le soir, lorsque
nous nous préparons au sommeil et qu’un souci ou un désir se met à nous
obséder bien plus que durant toute la journée. C’est précisément lorsque nous
voulons devenir présents que nous nous apercevons à quel point nous sommes
dispersés dans tous les sens. C’est lorsque nous essayons de nous unifier et de
nous maîtriser que nous faisons l’expérience de la distraction. Et, alors que nous
voudrions rester en éveil et disponibles pour accueillir l’objet sacré, nous
prenons conscience de la pesanteur qui entraîne notre âme. Mais on n’y peut rien
changer, et il faut passer par là, sous peine de ne jamais apprendre à prier.
Tout dépend du recueillement. Aucun des efforts que nous y consacrons
n’est vain. Et si le temps entier de la prière devait se passer à le chercher, ce
serait du temps bien employé ; car, au fond, le recueillement est déjà en lui-
même une prière. Dans les périodes d’inquiétude et de maladie, ou de grande
fatigue, il peut parfois être bon de se contenter de cette « prière » de
recueillement. Elle apportera la paix, la force et la guérison. N’arriverait-on,
pour commencer, à rien d’autre qu’à prendre conscience de son impuissance
lamentable dans ce domaine, il y aurait déjà un grand pas de fait ; on aurait
atteint, d’une manière ou de l’autre, le point ferme qui est caché derrière la
distraction.

Le lieu de la prière

Le recueillement ouvre à la prière l’espace intérieur. En réalité, le mot n’est


pas exact, car cet espace n’est ni intérieur, ni extérieur, il est « dans l’esprit ».
Non pas dans l’esprit au sens ordinaire du terme, là où sont les images de la
pensée et les résolutions de la volonté, mais « dans le Saint-Esprit ». Cet espace-
là n’existe pas par lui-même, à la manière de l’espace physique où se situent les
objets, ni à la manière du champ de la conscience où se forment nos
représentations, mais il se constitue lorsque nous sommes face à face avec Dieu.
Il ressemble en quelque façon à l’espace dans lequel se rencontrent deux êtres
dès qu’ils se trouvent dans la relation « Je-Tu ». Cet espace naît et disparaît avec
la considération, le respect ou l’amour que ces deux êtres éprouvent l’un pour
l’autre ; il a la même largeur et la même profondeur que ces sentiments. Dieu est
venu, il est près de cet homme ; il se tourne vers lui avec amour ; et l’homme se
tient devant Dieu, il est tourné vers lui par la foi : c’est cela qui constitue
l’espace sacré.
On serait tenté de dire que le recueillement a pour effet d’ouvrir l’âme, et
que dès qu’elle est ouverte, l’homme qui prie peut dire : « Dieu est ici. » Mais
cette décomposition dans le temps est le fait de notre seule pensée ; en définitive,
le recueillement, l’ouverture sur l’espace sacré, la présence de Dieu et la
présence de l’homme devant lui ne forment qu’une seule et même réalité. Et
même l’homme ne peut se recueillir que parce que Dieu se penche vers lui.
L’expression « je suis là », il ne peut l’employer dans son sens sacré que parce
que Dieu, s’adressant à lui, est présent et lui assigne sa place. C’est Dieu qui par
sa venue crée l’espace vivant que l’homme découvre par le recueillement et dans
lequel il se tient lorsqu’il est recueilli. C’est Dieu qui désigne le lieu sacré où
l’homme est à sa place, où il se trouve et trouve le monde dans son être véritable,
où il est appelé à répondre à Dieu. Mais pour expliquer cette réalité globale, il
nous faut la dissocier, si nous voulons avoir des idées claires.
Le recueillement, donc, permet à l’homme de dire : « Ici est Dieu – le Dieu
Vivant, le Dieu Saint dont parle la révélation – et moi aussi, je suis ici. » Mais ce
« je » n’a pas le sens qu’il a dans la vie quotidienne ; ce n’est pas ce « je ne sais
quoi » confus, qui est à table chez lui, qui marche dans les rues de la ville, qui
travaille dans son bureau ; mais le véritable « Je ». C’est en tant que « je », que
je suis responsable de mon existence. C’est celui qui, malgré sa pauvreté, est
cependant l’être unique, irremplaçable, dont personne ne peut prendre la place,
celui que Dieu a voulu lorsqu’il m’a créé, et de qui l’on peut dire : « Dieu et mon
âme, et rien d’autre au monde. » Ce « Je » ne s’éveille que devant Dieu.
C’est devant Dieu aussi que s’éveille cette couche profonde qu’il a lui-même
disposée dans l’homme et orientée vers lui pour lui répondre : l’instinct
religieux. L’homme, en vivant, ne fait pas seulement des usages différents de ses
facultés, mais sa vie prend sa source dans des couches plus ou moins profondes
de son être. La réponse à une question indifférente, la préoccupation causée par
une difficulté professionnelle, l’émotion ressentie devant un chef-d’œuvre, la
fidélité envers un être aimé, ont leur source dans des régions qui se rapprochent
de plus en plus de ce qui constitue l’être véritable de l’homme. Ces mouvements
ne peuvent pas être mis en branle à volonté ; ils ne se manifestent que lorsqu’ils
sont éveillés par l’objet auquel ils sont accordés. Bien des gens ignorent ce qui
vit en eux et ce dont ils sont capables, jusqu’au jour où ils sont appelés. Il en est
de même pour l’instinct religieux. Il répond au mystère qui est au-delà des
choses et au sens caché dans les événements, à cela, qui est sur la terre, mais
n’est pas de la terre. C’est l’acte par lequel Dieu, créateur et maître du monde,
s’engendre lui-même constamment. Éveille par ce contact et guidé par cet appel,
il cherche Dieu lui-même, et c’est déjà de la religion. Mais cela reste incertain,
confus, sujet à illusion, aussi longtemps que Dieu ne parle pas explicitement,
d’abord, par ses prophètes, et ensuite par son Fils Jésus-Christ. L’homme qui se
confie à cet instinct qui est en lui, parvient réellement à rejoindre Dieu. Il y
parvient dans la prière bien éclairée ; c’est alors le face à face sacré. C’est là que
s’éveille dans l’âme non seulement la profondeur religieuse au sens général,
mais la profondeur nouvelle, régénérée : c’est le cœur formé par la grâce de
l’enfant de Dieu.
La réalité de Dieu se dresse dans cet espace.
Il peut se faire que l’homme en ait une expérience immédiate, qu’il soit
bouleversé de sa puissance, inondé de sa présence toute proche. Il connaît alors
le grand et ineffable mystère de la prière ; il doit le recevoir avec respect et le
bien garder. Mais, bien souvent – et même la plupart du temps – il en va
autrement : il ne se passe rien. Dieu, dont l’homme en prière avait dit : « Il est
ici », reste dans les ténèbres et se tait. La prière portée par la foi doit alors entrer
dans ces ténèbres muettes et avoir le courage d’y demeurer.

Dans le recueillement l’homme qui prie dit : « Dieu est ici, et moi aussi je
suis ici. » S’il cherche à réaliser effectivement cela, il comprendra une chose de
très grande importance : il s’apercevra que dans les deux propositions : « Dieu
est ici » et « je suis ici », le mot « est » n’a pas le même sens. Ces significations
différentes du verbe « être » sont déjà sensibles sur le plan naturel. Lorsque
quelqu’un demande : « qu’y a-t-il dans cette chambre ? », et que je réponds :
« au milieu il y a une table, à la fenêtre fleurit une rose, un chien est couché sur
le tapis, mon ami est assis devant moi », j’ai dit de toutes ces choses et de tous
ces êtres qu’ils « sont » dans la chambre. Ils n’y sont pas cependant de la même
manière. La plante qui vit et croît y est davantage et autrement que la table ; le
chien, à son tour, qui me connaît et répond à mon appel, y est plus et d’une autre
manière que la plante ; et l’homme, lui, y est encore plus intensément et d’une
manière nouvelle, lui, qui a sa dignité et sa liberté, qui est capable de
connaissance et d’amour. Les hommes, en effet, sont présents avec une intensité
et d’une manière différentes. Il peut arriver que celui-ci entre dans la pièce et y
soit, mais sa présence oblige simplement à faire un détour pour passer ; cet autre
nous oblige à compter avec lui lorsque nous parlons ; un troisième, par sa seule
présence, sera le centre de l’assistance. Ceci éclaire ce que nous voulions dire.
Dieu est présent tout autrement qu’aucun objet ou qu’aucune personne.
Il est de lui-même et par lui-même, de sorte qu’il est seul à être d’une façon
essentielle et réelle. L’Écriture exprime cela en disant qu’il est le « Seigneur ». Il
n’est pas besoin, pour qu’il le soit, qu’il y ait des choses sur lesquelles il ait
pouvoir ; mais il est le Seigneur et Maître de lui-même, il est le Seigneur par
nature et par essence. Moi, au contraire, je ne suis pas par moi-même, ni de moi-
même, mais par lui. Je ne suis pas par nature, mais par sa grâce. Je ne suis pas en
possession de mon être, mais je suis par participation. Entre mon être et le sien
ce n’est pas la conjonction « et » qu’il faut mettre. La proposition : « Dieu et
moi, nous sommes » est un non-sens ; il serait sacrilège de ma part de vouloir la
maintenir. Mon être est avec l’être de Dieu, dans un autre rapport que l’être
d’une quelconque créature en face de celui d’une créature voisine : je suis
simplement « devant » lui et « par lui ».
Un recueillement véritable permet d’expérimenter peu à peu cette vérité. On
a appris une chose importante lorsqu’on sait qu’on est « devant Dieu » –
uniquement devant Dieu, mais réellement devant lui. C’est une expérience
grandiose qui a de quoi nous effrayer ; mais c’est aussi une source incomparable
de joie, et nous verrons que c’est à cela que correspond un des actes
fondamentaux de la prière : l’adoration.

La face de Dieu

Mais qui est ce Dieu vers qui l’homme recueilli se tourne, et vers qui il ne
peut se tourner que parce que lui-même lui en a donné la possibilité ? Ce n’est
pas seulement cet ineffable dont l’action est diffuse partout, le mystère de
l’existence, la source originelle du monde, ou quelque autre nom qu’on veuille
donner à cette réalité vague dont on parle si souvent. Tout cela n’est pas inexact
et se rapporte à Dieu. Mais ce n’est encore, en quelque sorte, que le souffle qui
émane de lui, la vibration qui pénètre le monde. Dieu lui-même est plus que
cela ; il n’est pas seulement le sens des choses, ou une simple idée, mais la
réalité. Non seulement profondeur ou intériorité, ou grandeur de la création ;
mais il est l’être qui existe en lui-même. Il n’est pas seulement une force, il est
« lui ».
L’alpha et l’oméga de toute révélation ; c’est le témoignage que Dieu est lui-
même. « Lui », d’une façon absolue, celui qui s’est révélé à son envoyé sur le
mont Horeb. Il est celui qui répond lorsque le patriarche veut savoir le nom de
l’être qui lui est mystérieusement apparu : « Je suis celui qui suis » (Ex 3,14). À
cet instant solennel, Dieu tait tous ses autres titres : « Le Puissant », « le Juste »,
« le Saint », et il se nomme d’après son existence : il existe de par lui-même et
en lui-même, il se suffit à lui-même, il est maître de lui-même, libre et
responsable devant lui seul. Cette pleine souveraineté sur lui-même est le propre
de son essence.
Dieu est lui-même ; il est personne. Et non seulement la personne la plus
puissante, la plus noble, la plus pure, mais la Personne, absolument1.
Lorsqu’il a été question de la réalité de Dieu, nous avons dit qu’elle était
d’une nature telle qu’il était impossible de nommer en même temps qu’elle une
réalité contingente. Dieu est absolument ; l’homme n’existe que par lui et devant
lui ; il faut dire de même ici : Dieu est personne par lui-même et absolument ;
l’homme est personne parce que Dieu l’appelle.
Si un homme disait « lui » ou « elle » dans une impulsion immédiate, il
voudrait sans doute parler de l’être qui lui est le plus cher et le plus proche. Mais
s’il disait ce mot au sens absolu, du fond même de sa nature d’homme, c’est
Dieu qu’il désignerait ainsi, même s’il ne pensait pas à lui d’une manière
explicite ; et si, du secret de son être, un homme jetait dans l’immensité de
l’existence le mot « toi », c’est Dieu qu’il appellerait.

C’est à ce Dieu que s’adresse la prière. L’Écriture exprime admirablement le


caractère de cette relation en parlant de la « face de Dieu ». L’expression, au
premier abord, n’est qu’une métaphore, puisque Dieu n’a pas un visage comme
le nôtre ; il n’a pas de corps. Mais l’homme est l’image de Dieu – l’homme, et
non pas seulement son âme – de sorte que ce qui lui est propre de façon
essentielle est aussi une révélation de Dieu. Selon un mode qui dépasse tous les
concepts humains, il y a en Dieu quelque chose qui correspond au visage chez
l’homme. L’homme, par sa forme physique, se situe dans l’espace, parmi les
choses. Cette forme résulte du fait qu’il est un tout composé de substances et de
forces, un ensemble ordonné de phénomènes et de formes, capable de construire
et de se développer, qui possède des droits et une responsabilité. Le « visage »
de l’homme, au contraire, signifie qu’il est capable d’orienter son être intérieur,
de se tourner vers un autre homme, d’exister auprès de lui avec bienveillance ou
hostilité, avec amour ou haine. Cela se manifeste dans nombre d’expressions ;
c’est ainsi qu’on dit, par exemple : « l’homme fait front contre le destin », ou
bien : « il fait face au danger », ou encore : « il sourit à un autre », et autres
expressions de ce genre. Le visage est l’expression de la personne et de sa
liberté ; il exprime aussi le fait qu’elle accueille ceux qui viennent à sa rencontre,
et qu’elle est réceptive à l’attitude de l’autre personne. Tout cela existe
également en Dieu ; mais d’une manière qui se situe au-delà de toutes nos
représentations.
L’Écriture dit par exemple : « Dieu fait resplendir sa face sur l’homme » – et
ici l’image de la face en laisse transparaître une autre : celle du ciel vaste et
lumineux (Ps 30,17); ou encore « Dieu tourne sa face contre celui qui se conduit
mal » – c’est une autre image qui transparaît ici, celle de l’orage qui s’accumule
(Lv 17,10) ; ou encore : l’homme pieux « s’avance devant la face de Dieu » (Ps
99,2). Le mystère de la face de Dieu est exprimé dans toute sa beauté au psaume
26 : « Ne nous as-tu pas dit autrefois : Cherchez ma face ! Je cherche ta face,
Seigneur ! ne me cache point ta face, ne repousse point avec colère ton
serviteur ! Tu es mon secours, ne me délaisse pas, ne m’abandonne pas, Dieu de
mon salut ! car mon père et ma mère m’abandonnent, mais toi, Seigneur, tu me
recueilleras ! » (Ps 26 8–10).

Le recueillement est le premier pas qui nous introduit dans la prière ; le


second est la prise de conscience de la réalité de Dieu et l’intelligence de la
condition de créature ; le troisième est la recherche de sa Sainte Face. Il consiste
en ceci : celui qui prie s’efforce de prendre conscience que Dieu n’est pas
seulement un « lui » tout-puissant, mais le « tu » vivant. Dieu est celui qui me
connaît et qui s’adresse à moi ; pas seulement comme à une unité parmi une
multitude, mais à moi-même, dans ce que ma personne représente d’unique et
d’irremplaçable. Il est bien vrai que je ne suis rien devant lui ; mais il lui a plu de
m’appeler et de m’établir avec lui dans une relation telle, que je sois seul avec
lui. La prière est l’entrée dans ce mystère de l’amour.
Voilà ce qu’il faut comprendre quand on dit que l’homme doit chercher la
Face de Dieu ; on pourrait dire aussi, et ce serait un nouveau mystère, « le cœur
de Dieu ». Cela n’est pas facile. Quand je commence à prier, j’ai devant moi les
objets qui m’environnent, en moi le tumulte de mes pensées et de mes
sentiments, et, pour le reste, c’est également le vide. La foi me dit bien que Dieu
est présent ; mais je n’en ai que très rarement une conscience claire. Il est bien
partout, mais il est, pour ainsi dire, toujours de l’autre côté, dans l’obscurité ; et
il faut en quelque sorte que j’aille l’y chercher avec la foi. C’est derrière le voile
de l’obscurité, dans le vide, que ma foi doit aller chercher sa Face tournée vers
moi, son cœur qui me parle, et lui adresser ma prière. Il me faut trouver la
relation intérieure avec Dieu dans le dialogue avec lui, et la rétablir chaque fois
que je l’ai perdue ; et cela arrive continuellement. La prière dégénère sans cesse
en monologue ; et même bien souvent nous ne faisons plus que débiter des mots.
La véritable préparation, l’effort toujours à renouveler pour maintenir la prière
dans la bonne voie, c’est de ramener sans cesse le monologue au dialogue.
C’est aussi devant le visage de Dieu que l’homme entre en possession de son
vrai visage à lui. En effet, ce que nous appelons la face de l’homme n’est pas
quelque chose d’achevé. Les traits visibles n’en sont en quelque sorte que la
couche la plus extérieure. À partir de là il faut chercher, en profondeur, la
physionomie intérieure, le caractère de l’esprit, la clarté et la fermeté des
convictions, la puissance d’aimer du cœur. D’ordinaire l’homme n’a guère qu’un
masque. On se rend compte à quel point un visage peut se mettre à vivre
lorsqu’on voit, par exemple, le visage d’un homme s’ouvrir au cours d’une
conversation qui le passionne, ou d’une rencontre qui l’émeut ; c’est au point
qu’il semble qu’alors seulement ce visage se crée à partir de l’intérieur. Tout
cela se passe sur le plan naturel, mais c’est une indication pour le plan divin. Le
visage qui compte devant Dieu, l’homme ne le possède pas encore par lui-même,
mais il ne le reçoit que de Dieu. C’est en lui parlant que je deviens véritablement
« quelqu’un », ce « moi-même » qu’il a voulu en me créant et en me rachetant.
Les traits de ce visage ne se forment, ne s’épanouissent et ne s’affermissent que
dans la prière.

La discipline extérieure

Jusqu’ici il n’a été question que de l’exercice de la prière ; mais nous avons
été amenés, tout naturellement, à parler aussi de sa discipline : de la discipline
intérieure qui est faite d’un ensemble d’actes et d’attitudes spirituelles en dehors
desquels l’exercice de la prière ne saurait avoir de sens. Mais il nous faut
maintenant parler de la discipline extérieure ; de celle que le mot « discipline »
évoque tout naturellement. Pour bien faire, il faut se résoudre à voir les choses
dans les détails ; cela comporte évidemment le danger de la mesquinerie et de
l’indiscrétion. Nous essayerons donc de garder le juste milieu ; il appartiendra
ensuite au lecteur de faire les adaptations qui conviendront à son cas personnel.
Il y a tout d’abord la discipline du temps. Elle est fondée sur les rythmes de
la lumière qui sont en même temps ceux de l’activité humaine et des événements
de la vie intérieure : le jour et la nuit, la semaine de travail et le dimanche,
l’année avec ses saisons. Il convient de tenir compte de cette ordonnance dans la
prière.
Le jour se renouvelle chaque matin ; il s’achève avec la nuit. Chaque matin
est l’écho du commencement de toute la vie, de la naissance ; la nuit est une
préfiguration de la fin dernière, de la mort. Entre ces deux pôles il y a le travail
et la lutte, l’action et le destin, la croissance, la fécondité, les dangers. Tout cela
s’exprime dans les prières du matin et du soir. Si elles manquent, la journée
ressemble à un espace en jachère.
La semaine est issue du rythme de la lune, donc du mois et de l’alternance
des tensions biologiques du travail et du repos : six jours de la semaine sont
destinés au travail et un au repos. Les jours de travail l’homme doit servir ; le
septième est celui de la liberté. Telle est la loi fondamentale d’une semaine de
vie, loi établie par celui qui a créé l’homme et les astres. Il a lié le
commandement religieux du Seigneur à la loi naturelle du septième jour. La
révélation nous apprend que Dieu a achevé en six jours l’œuvre de la création,
mais qu’il s’est reposé le septième. Ce septième jour cache le mystère du repos
de Dieu. C’est celui-ci, et non le repos de l’homme, qui donne son véritable sens
au dimanche ; et le repos de l’homme ne prend son sens profond que par le repos
de Dieu. C’est à lui que l’homme doit s’ouvrir ; de même que son travail est au
service de l’œuvre créatrice de Dieu, qui seule lui donne sa véritable
signification. Au mystère du repos de Dieu, il faut en ajouter un autre : celui de
la résurrection du Christ. Elle apporte au jour du Seigneur le triomphe de la
victoire rédemptrice et la conscience du commencement de la création nouvelle.
Sa lumière illumine le jour de Pâques, et par lui tous les dimanches2. Ainsi le
dimanche est le jour du Seigneur et par cela même le jour de l’homme. On a
oublié dans une large mesure cette signification du dimanche. Au cours des
temps modernes il est devenu un jour vaguement solennel, et finalement il n’est
plus qu’une occasion de repos et de plaisir. Il est impossible de dire d’une
manière générale comment, dans une ambiance qui perd toujours davantage le
sens du dimanche, on pourrait lui donner une forme valable – avec sérieux et
pourtant sans étroitesse ni contrainte – pour qu’il soit le jour de l’hommage au
créateur et au rédempteur du monde. En tout cas, il y a là un problème qui
concerne chacun de nous. On ne peut pas le résoudre de l’extérieur, mais
seulement de l’intérieur, en se plongeant dans le mystère de ce jour, en
comprenant comment il est lié à l’essence la plus intime de la vie naturelle et
spirituelle, en s’ouvrant à sa beauté, pour chercher ensuite comment faire place à
ces réalités dans la vie personnelle et dans la famille. Dans la mesure où on saura
de quoi il s’agit, on consentira des sacrifices pour réaliser cela. Nous ferons
pourtant encore remarquer l’importance qu’a le samedi soir pour le dimanche.
Aux yeux de l’Église, chaque journée commence la veille au soir ; et elle a
raison. En effet le jour commence par le réveil : celui-ci est ce qu’a été le
sommeil ; or le sommeil dépend de ce qui l’a immédiatementt précédé. Si donc
nous voulons restaurer le dimanche, il nous faut en commencer la préparation le
samedi soir.
La figure la plus exacte du temps qui passe, se trouve dans l’année avec ses
saisons. Elle comprend les mois, les semaines et les jours ; elle est déterminée
par la course du soleil, aussi bien que par l’éveil, la floraison, les fruits, et enfin
le déclin de la vie. Elle trouve son expression religieuse dans l’année liturgique
de l’Église, où les événements de la vie du Christ sont liés à la marche de
l’année solaire et du rythme de la vie. On recommence ainsi continuellement à
commémorer la vie du Seigneur, à revivre la rédemption. L’âme en est pénétrée
profondément et de façon toujours nouvelle pendant l’avent, au temps de noël et
de l’épiphanie ; puis pendant le carême et le temps pascal suivi de la Pentecôte ;
enfin au cours des semaines après la Pentecôte, qui représentent la longue
période de l’histoire et de l’attente du retour du Christ, jusqu’au dernier
dimanche de l’année liturgique qui nous parle du jugement… Tout cela devrait
aussi avoir une influence sur la vie religieuse personnelle. Autrefois on lisait
l’almanach en famille. Grâce à cette lecture les grands événements et les figures
de la Rédemption pénétraient dans la vie personnelle. Aujourd’hui ce contact
s’est perdu en grande partie, et c’est une tâche importante que de le rétablir. La
vie avec la liturgie, la lecture d’ouvrages appropriés, telle ou telle coutume
familiale bien adaptée peuvent faire beaucoup ici en colorant diversement la
prière personnelle et en lui donnant un contenu toujours nouveau.

Le cadre extérieur avec ses structures et avec son unité est un second élément
d’ordre dans la prière.
Ici encore nous avons à compter avec une décadence commencée depuis
longtemps. Autrefois, c’est à partir de la foi que se constituait le cadre de la vie
humaine. Si nous considérons la paroisse comme unité de base de cette vie, elle
avait son centre religieux dans l’église. Celle-ci était entourée des maisons, foyer
et lieu de travail de la famille, des champs et des forêts, lieu de la vie créatrice ;
et parmi tout cela, çà et là, les points cruciaux : le cimetière, les chapelles, des
calvaires et d’autres images saintes. La maison était bénie et ornée de symboles
chrétiens. Dans les pièces, le crucifix devant lequel se faisait la prière. Cette
ordonnance a disparu en grande partie. Il n’y a plus de cadre extérieur modelé
par le christianisme ; chaque croyant est obligé de l’édifier à nouveau ; mais
étant donné l’extrême diversité des conditions de vie de chacun, on ne peut guère
donner d’indications universellement valables.
Il faudrait avant tout que l’église prenne pour chaque fidèle une importance
nouvelle et cela, non pas seulement comme le lieu des offices communs dont
nous ne parlons pas ici, mais comme la maison du Père, où on se trouve chez soi.
Il faudrait que chacun développe en lui ce sentiment d’être chez lui dans la
maison de Dieu, qu’il entre de temps en temps à l’église au cours de ses allées et
venues quotidiennes, qu’il y cherche le repos, le recueillement et la détente
intérieure, la consolation, le courage et la force3. Il sera plus difficile d’imposer à
l’intérieur de la maison l’idée d’un lieu sacré, surtout lorsque la place est très
limitée et que les autres membres de la famille manifestent de l’indifférence ou
de l’hostilité. Peut-être cependant certaines choses sont-elles possibles. Ne
serait-ce, par exemple, dans une coin de la chambre, que le crucifix, auprès
duquel on puisse s’asseoir. Ou encore sur un mur, une image qui inspire le
respect. L’image sainte ne sert pas seulement à rafraîchir un souvenir ou à
rappeler une présence ; elle est plus que cela ; elle n’est certes pas le Christ lui-
même, ni la mère de Dieu, ni une personne de l’histoire sainte ; nous nous
garderons de toute fantasmagorie. Cependant, elle est plus qu’un signe ou un
rappel, et ce qu’elle est peut manifester son influence dans la vie de la maison,
une influence qui avertit, qui met en garde, qui met de l’ordre4. On peut faire la
prière commune tournés vers le crucifix, l’orner de fleurs, etc.
Il faut éviter toutefois que cela tourne à l’amusement et d’oublier de tenir
compte des autres. Ce que l’on trouve bien et beau, il faut le faire ; mais sans
importuner les autres, ni les embarrasser. Le monde appartient à Dieu, et à Dieu
appartient aussi cette image en miniature qu’est la maison : il est donc « juste et
équitable » que Sa Souveraineté s’y manifeste et y ait sa place visible. Mais le
« lieu chrétien » proprement dit n’a pas de place fixe ; il résulte chaque fois de la
relation vivante de Dieu avec l’homme. C’est le lieu de l’existence que Dieu lui
ouvre en se tournant vers lui avec amour et en lui faisant entendre l’appel de sa
Providence. La réponse de l’homme ainsi appelé, c’est la foi, la piété,
l’obéissance. « Me voici » : c’est cette réponse qui ouvre à l’homme l’accès du
lieu sacré ; et cela est possible n’importe où, même lorsque les circonstances y
sont en apparence le plus contraires.
Un troisième élément qui constitue cet ordre, ce sont les événements de la
vie elle-même. Ils étaient jadis lourds d’un sens religieux qui s’exprimait par des
usages significatifs. Il n’en reste plus grand-chose, et presque rien dans les villes.
Ici encore, c’est donc à chacun de découvrir ce qu’il en reste et de lui insuffler
une vie nouvelle ; peut-être faudra-il aussi créer du neuf.
Parmi le petit nombre d’usages qui ont survécu, il y a la prière de la table. Là
où elle peut se faire sans inconvénient, il faut y être fidèle et la réciter avec
attention, debout, en se servant d’un bon texte5. Dans les temps primitifs le repas
était chez tous les peuples un acte religieux ; il signifiait la communion avec la
divinité et de ce fait, la communion des participants entre eux. On peut encore
parfois en percevoir une trace, car l’atmosphère qui règne en certaines occasions
n’est pas due au prétexte formel du repas, mais est issue de profondeurs
oubliées.
Tout le monde admet d’ailleurs que c’est tout autre chose de se mettre à table
uniquement pour être ensemble et satisfaire son appétit, ou de faire une prière
pour recevoir la nourriture de la main de Dieu, et l’en remercier ensuite. Le côté
humain n’y perd rien, ni en naturel, ni en beauté, mais il s’y ajoute un élément
nouveau et sacré.
De même il serait souhaitable, aussi longtemps que cela est possible, que la
mère fasse avec ses enfants les prières du matin et du soir, et cela d’une façon
telle qu’en dépit de tout le travail urgent, de tous les désagréments quotidiens, ce
soit tout de même un instant de vrai recueillement. Il faudrait aussi, dans la
mesure du possible, qu’elle fasse entrer dans cette prière les événements de la
vie familiale, ses joies, ses soucis et ses souffrances, afin que soit portée devant
Dieu la réalité de la communauté familiale, qui constitue le centre du monde. On
ne saurait surestimer l’effet de ces courts instants de recueillement.
Peut-être se présentera-t-il encore, de temps à autre, d’autres occasions de
courtes prières familiales. Dans cette voie il se fait des essais riches de
promesses. Au reste, la vie elle-même se charge de fournir des occasions et de
formuler des exigences. Un événement heureux fournira l’occasion d’une prière
toute autre qu’un événement triste. Une période de progrès et les succès portent
une inspiration autre qu’une période de soucis et de misères. La maladie et la
guérison, la naissance et la mort, tout ce qui arrive au cours de la vie a sa place
dans la prière et en détermine le contenu. Il nous faudrait acquérir plus de
finesse, et peut-être même pourrait-on dire plus d’esprit d’invention. La prière ne
doit pas exprimer toujours les mêmes pensées ni se servir des mêmes mots,
tandis que la vie s’écoule dans toute sa diversité. Ce sont tous les événements de
notre vie que nous devrions porter devant Dieu, comme à un maître ou à un ami,
ou plus exactement comme à un père qui prend à cœur tout ce qui nous
concerne ; nous devrions lui montrer tout cela, l’en remercier, chercher auprès de
lui lumière et force, lui demander son aide, nous reposer auprès de lui.

Il y aurait bien des choses à dire aussi sur la durée de la prière. Avant tout il
faut veiller à prendre le temps nécessaire pour la mise en route ; le temps ensuite
qu’elle puisse se développer, et parvenir à son accomplissement intérieur et enfin
s’achever en un decrescendo. Trop courte, elle prend le caractère d’une chose
sans importance. Elle n’est plus assez respectueuse. Les actes, les pensées, les
mots ne peuvent plus s’accomplir comme il faut ; ils s’usent rapidement et le
cœur ne sait plus pourquoi continuer cette action vidée de son sens.
Par ailleurs, il faut savoir discerner l’urgence d’une affaire vraiment
importante, ou une fatigue réelle, qui dispensent de la prière, et conserver la
liberté nécessaire ; mais il est bon de se rappeler, comme nous l’avons déjà dit,
que le cœur humain est plein de ruses et qu’il sait très habilement changer de
poids et de mesure suivant ses désirs. On se surprend sans cesse à gaspiller aux
choses les plus superflues ce temps qui paraissait si mesuré qu’on a été obligé
d’interrompre la prière.
Enfin, dernier élément, l’attitude extérieure. Ici encore bien des choses se
sont perdues, qui sont indispensables à la prière. Dans les temps anciens on
savait que l’attitude et les gestes ne sont pas choses extérieures. Ils peuvent le
devenir, mais alors ils n’ont déjà plus de valeur. En réalité, un geste de la main a
son origine dans le cœur, et l’attitude corporelle a ses racines dans les sentiments
les plus intimes.
L’attitude et les gestes expriment ce qui vit dans le fond de l’âme, ce que le
cœur ressent et ce que l’esprit pense ; mais ils ont aussi leur influence sur l’âme ;
ils lui donnent un soutien, la forment et l’éduquent. La position dans laquelle on
prie n’est donc pas indifférente. Lorsqu’il en existe une raison impérieuse, on
peut prier dans n’importe quelle position ; mais quand rien ne s’y oppose, il faut
prendre pour prier une position qui exprime le respect dû à Dieu, car ce n’est pas
l’âme seule, mais l’homme tout entier qui doit prier. L’attitude à son tour aide
l’âme dans la voie du respect et du recueillement intérieur. Ici c’est à chacun de
voir ce qui lui convient.
La prière à genoux reste l’attitude essentielle. Elle exprime le respect envers
celui qui est « Celui qui est », le Seigneur, et elle favorise le sérieux et la
disponibilité intérieurs. Encore faut-il se mettre à genoux pour de bon, et non pas
se coucher à moitié. C’est une attitude de discipline et non de confort que l’on
peut bien garder pendant quelques minutes. Pour avoir une juste mesure, il suffit
de se demander ce dont on se sentirait capable dans les affaires ou le sport.
La position debout est aussi une belle attitude pour la prière. C’était l’attitude
de prédilection dans les premiers temps du christianisme ; elle s’est perdue par la
suite. Mais il serait bon de la redécouvrir, car elle a quelque chose de libre et de
franc ; elle exprime à la fois la diginité et la disponibilité. À l’occasion, elle peut
aider à surmonter des moments d’accablement et d’obscurité. Elle peut aussi être
utile lorsqu’on n’a rien à dire, et qu’on veut cependant exprimer sa bonne
volonté. Elle dit au moins ceci « me voici devant vous, Seigneur », ou même
seulement : « me voici devant lui ».
La position assise est aussi une authentique position de prière, à condition,
bien entendu, qu’on se tienne droit et sans laisser-aller. Elle convient
particulièrement lorsqu’on veut méditer ou demeurer en silence auprès de Dieu.
Mais ce qui est tout aussi important que toutes ces attitudes, c’est leur
contraire, c’est-à-dire l’attitude qui reste purement intérieure et qui peut être
réalisée au milieu des hommes, dans la rue, au travail, en société, sans que
personne s’en aperçoive. Et lorsque le chrétien porte ainsi dans le monde et
parmi les hommes son face-à-face sacré avec Dieu, c’est quelque chose de très
beau et de très profond, pourvu, toutefois qu’il n’y mette pas d’affectation, ni
vis-à-vis des autres, ni vis-à-vis de lui-même.

Dès qu’à un geste s’unit un contenu religieux déterminé, c’est un signe


sacré ; par exemple, le signe de la croix, par lequel nous commençons et nous
achevons la prière, et qui a aussi son sens en lui-même.
Du signe de la croix, il faut redire ce que nous avons déjà dit : il est
l’expression de la foi, de l’adoration, d’un acte intérieur quelconque, mais en
même temps il informe l’homme. Il est un symbole, une image-force qui n’est
pas portée par les individus, mais par la chrétienté tout entière, et appartient à la
création nouvelle ; celui qui l’accomplit se soumet à lui et se confie à sa
puissance sacrée. Et c’est pour cela qu’il est important de comprendre et de bien
faire les signes sacrés.6

1. Sur la trinité des Personnes, voir le chapitre suivant.


2. Nous ne pouvons discuter ici la question de savoir ce que les « jours »
signifient dans l’Héptaméron, ou en quel sens on peut parler d’un « repos de
Dieu ». Sur tout ceci, cf. Guardini, Bestimmung vor der Feier der heiligen
Messe, I, Mayence, S. 85–99.
3. Il faudrait évidemment que l’église reste ouverte aussi longtemps que
possible. Il y a naturellement des raisons pour la fermer en dehors des offices :
mais il faudrait peser scrupuleusement ces motifs eu égard au danger de faire
oublier aux fidèles qu’ils sont chez eux dans leur église. Est-on chez soi dans un
lieu dont les portes ne sont ouvertes que quelques heures par jour ? Sur le sens
des lieux sacrés, voir Guardini : Besinnung vor der Feier der Heiligen Masse, I,
Mainz 1939, S. 62–84.
4. Voir à ce sujet, Guardini : Kult und Andachtsbild, Würtzbourg 1939.
5. A titre d’exemple, voir Guardini-Messerschmid, Deutsches Kantual, Mainz
1931, S. 83–84.
6. Voir Guardini : Les Signes Sacrés, trad. Giraudet, Spes.
La réalité divine et les actes fondamentaux de la
prière

Recueillement et réalité de Dieu

C’est dans l’espace créé par le recueillement – nous venons d’en parler – que
se manifeste la réalité du Dieu vivant. La prière doit s’efforcer en premier lieu à
parvenir à cette réalité ; en second lieu, il lui faut demeurer en face de cette
sainte présence et répondre à ses exigences.
Nous venons de parler d’effort, et à dessein ; car la prière peut effectivement
être cela. Il lui arrive de jaillir du cœur comme un langage vivant ; mais si l’on
considère l’ensemble d’une vie humaine et la majorité des hommes, on constate
que cette facilité reste exceptionnelle. Le plus souvent elle doit être soutenue par
la volonté et par l’exercice ; et la difficulté de cet exercice tient pour une bonne
part à ce que la réalité de Dieu n’est pas ressentie. Dans ce cas, celui qui prie a
l’impression d’être dans le vide ; tout le reste lui paraît plus pressant, parce que
plus tangible. Aussi ce qui importe, c’est de persévérer. Celui qui prétend que la
prière ne lui apporte rien, ou qu’il ne s’y sent pas porté par un élan intérieur, ou
qu’elle devient artificielle et que pour ces raisons, il préfère s’en abstenir, celui-
là abandonne le service de la prière et perd ce qui en fait le sens ; car la
persévérance aux heures de vide a un sens tout particulier, qui ne peut être
remplacé par aucune prière à un autre moment, si sincère et si spontanée soit-
elle. La persévérance manifeste, en effet, que l’on prend la foi au sérieux ; au
sens le plus rigoureux, c’est s’appliquer à la prière entièrement et uniquement
par fidélité envers Dieu ; c’est parler dans l’obscurité, à celui qui écoute, même
lorsqu’il ne se manifeste pas à nous.

Il existe différentes formes du vide intérieur. D’abord celle qui n’est rien
d’autre qu’une absence : le fait qu’il n’y ait rien. Mais il existe un autre vide, qui
n’est qu’une manière particulière de la présence. Il n’est pas facile de distinguer
ces deux formes l’une de l’autre. Il arrive que Dieu semble vraiment ne pas être
présent, et on est tenté de se demander s’il ne serait pas plus raisonnable de
renoncer non seulement à la prière, mais aussi à la foi ; en réalité, il ne s’agit là
que d’une épreuve de la foi ; car « ciel et terre sont remplis de sa Gloire »,
comme dit le Sanctus. Bien plus, celui qui croit, a reçu la promesse que Dieu
n’est pas présent pour lui de la même manière que pour les pierres et les arbres,
mais d’une manière particulière ; Dieu est « près de lui » parce qu’il l’aime.
Mais la terre est le lieu de l’obscurité ; et l’un des voiles les plus épais qui
puissent nous cacher Dieu, c’est ce manque total du sentiment de sa présence.
Il peut cependant se manifester dans ce vide quelque chose de particulier qui
est très lourd de sens et qui ne peut s’exprimer d’aucune autre manière ; au
milieu de ce néant apparent, il y a un sens qui s’impose envers et contre tout.
Cela arrive plus souvent qu’on ne pense, et il faudrait y prêter plus d’attention.
Ce souffle, cette « fine pointe inconcevable » est le témoignage le plus lointain
de Dieu sur lui-même. En apparence il n’y a rien, et ce rien est pourtant capable
de porter la foi de façon telle qu’elle puisse persévérer.
Si elle persévère, un jour viendra où ce vide sera rempli. Car Dieu n’est pas
seulement idée, image ou sentiments, mais réalité. Et il ne vit pas dans une
bienheureuse indifférence, en des hauteurs inaccessibles, Dieu nous aime. Il est
le Seigneur, libre et puissant. Il n’existe pas de barrières pour lui, pas même celle
de notre sécheresse de cœur ; un jour ou l’autre, il se manifestera à celui qui
l’attend dans une fidélité persévérante. Si Dieu n’était qu’une idée ou un
sentiment, mieux vaudrait alors s’attacher à l’éclat des choses, aux hommes si
vivants, à la terre, à sa douceur et à son poids ! Mais il est le Dieu vivant qui a
dit : « Voyez, je suis devant la porte et je frappe ; j’entrerai chez celui qui écoute
ma voix et m’ouvre sa porte. » (Ap 3,20).
Cette réalité de Dieu peut se manifester avec plus ou moins de force, depuis
le souffle léger jusqu’à la puissance qui submerge l’homme tout entier. Nous le
saisissons avec ce que notre être a de plus propre, le fond de l’âme, la fine pointe
de l’esprit, la partie la plus lumineuse de la vie intérieure. Cette réalité de Dieu
est unique et simple, et cependant elle possède la plénitude de tous les attributs.
C’est pourquoi les maîtres de la vie spirituelle parlent des sens spirituels : de
l’œil, de l’oreille, du toucher, du goût intérieurs ; ils entendent par là les
différentes manières de saisir la réalité de Dieu7. Toutefois la prière doit rester
indépendante de ces expériences. Si Dieu se rend sensible, si celui qui prie est
comblé de la plénitude de sa présence, qu’il en manifeste sa reconnaissance à
Dieu et qu’il la garde précieusement. Mais s’il lui arrive d’être dans le vide, qu’il
persévère en s’appuyant sur la foi nue. Qu’il relise alors les promesses sur
lesquelles s’achèvent les sept lettres de l’Apocalypse : toutes parlent de la
victoire parmi les ténèbres, impossibles à percer, de notre existence terrestre (Ap
2–3), car alors le moment sera venu pour lui de les méditer.

Dieu est Saint

La révélation dit beaucoup de choses sur Dieu8. Mais parmi les vérités
qu’elle exprime, il en est une qui détermine toutes les autres : Dieu est Saint.
Personne ne peut exprimer ce qu’est cette sainteté. Non pas qu’elle soit bien
difficile à saisir, ou qu’elle pose des problèmes trop compliqués, mais c’est
qu’elle est une donnée première, à proprement parler, c’est la donnée première.
C’est le caractère fondamental de Dieu, la détermination de son essence. « À qui
voulez-vous me comparer pour me faire pareil à lui ? » dit le Saint, dans le
prophète Isaïe (Is 40,25). Dans cette parole, la sainteté se détache comme ce que
l’essence de Dieu a de plus propre, et se distingue de tout ce qui est créé. On ne
peut pas exprimer ce qu’elle est, mais simplement rendre attentif, et dire :
« regardez, écoutez, sentez ». On ne peut pas non plus se servir de concepts pour
dire ce qu’est la lumière. On peut dire comment elle se comporte et à quelles lois
elle obéit, comment elle agit et ce qui arrive quand elle manque, mais pas ce
qu’elle est en elle-même. On ne peut que dire : « ouvrez les yeux et regardez. »
La sainteté de Dieu est le caractère premier et essentiel qui le fait être lui-même,
différent de tout ce dont nous pouvons avoir l’expérience, signe distinctif auquel
il peut être reconnu. Prenons l’homme : il possède différentes qualités que l’on
peut décrire et nommer ; mais en elles et derrière elles, il reste un caractère
ultime qui s’exprime par tout le reste, quelque chose d’essentiel que seul peut
sentir celui qui l’aime ; et c’est à cela qu’il le reconnaît ; ainsi de la sainteté : elle
est ce que Dieu a de plus propre.
Les hommes, les choses, les événements sont terrestres, d’ici-bas, présents et
tangibles ; Dieu au contraire, n’est pas du monde, ni de la terre, il est lointain,
inaccessible et mystérieux. Mais ces mots ne sont jamais qu’une approximation,
qu’une indication, qu’une délimitation ; l’essentiel, ils ne le disent pas ;
l’expérience est la seule approche possible. Les objets religieux peuvent nous le
faire pressentir ; une église, par exemple, qui ne serait pas seulement commode,
imposante ou belle, mais pieuse. Dans son enceinte on a le sentiment de
l’« autre » chose ; de ce qui fait qu’on laisse dehors tout ce qui est de la terre,
qu’on se tait et qu’on se met à genoux. Il y a dans l’Écriture un passage qui
exprime cela avec vigueur : c’est celui où l’ange, du milieu du buisson ardent,
dit au Patriarche qui s’en approche : « Ôte tes sandales, car l’endroit où tu te
tiens est une terre sacrée. » (Ex 3,5). Il existe aussi des hommes dont la nature
possède quelque chose de ce caractère. Ils ébranlent la sécurité quotidienne où se
passe notre vie. Ils modifient le poids des choses et éveillent en nous l’intuition
de ce qui seul importe en définitive. Ce sont là des indications sur la sainteté de
Dieu, sur ce caractère qui lui appartient à lui seul, qui est irremplaçable et si
précieux, et duquel dépend ce qui est le plus important pour nous : le salut.
La sainteté signifie que Dieu est pur, d’une pureté toute-puissante, ardente,
qui ne souffre pas la moindre tache. Elle signifie qu’il est bon, non seulement
parce qu’il obéit aux exigences du bien, mais parce qu’il est « le Bien » et qu’en
ce sens « personne n’est bon si ce n’est Dieu seul » (Mc 10,18). Ce que nous
appelions bon, n’est qu’une image approximative de la plénitude éternelle et de
la simplicité de l’être de Dieu. Dieu est la mesure à laquelle tout doit être référé.
Il est la pierre de touche à laquelle tout doit être éprouvé, le jugement essentiel
auquel est soumis tout ce qui est.

Dès que l’homme approche de Dieu, il entre en contact avec cette sainteté ; il
l’éprouve d’une façon ou d’une autre et lui répond de différentes manières.
Il prend conscience que lui-même n’est pas saint, qu’il est du monde, de la
terre, et, plus encore, qu’il est souillé et coupable. Il comprend que sa place n’est
pas auprès de Dieu ; il éprouve le besoin de s’écarter lui-même de la proximité
de Dieu, ou bien de dire avec saint Pierre : « Seigneur, éloignez-vous de moi,
parce que je suis un homme pécheur » (Lc 5,8) ; mais en même temps il sent
qu’il a besoin de ce Dieu saint – quelles que soient les circonstances de sa vie –
et que c’est une question de vie ou de mort. Il sent qu’il ne peut vivre que de lui
et qu’en définitive il ne peut être nulle part ailleurs que près de lui. En sorte que,
si éloigné qu’il puisse être de la sainteté, il est poussé vers Dieu et il dit comme
le psalmiste : « Seigneur, mon Dieu, vous êtes celui que je cherche. Mon âme a
soif de vous, mon corps a besoin de vous, comme une terre aride a besoin
d’eau. » (Ps 62 1–3). De ces deux mouvements naissent des formes différentes
de prière. Et même, c’est sur eux que repose toute prière, car en défininive celle-
ci n’est pas autre chose que la réponse de l’homme à la sainteté de Dieu. Un
Dieu qui ne serait qu’omniscient, tout-puissant, absolument juste et absolument
réel, serait quelque chose d’immense : il serait précisément l’être absolu. Il serait
admiré, reconnu, craint, on se sentirait écrasé par lui, mais on ne pourrait pas le
prier. C’est la sainteté de Dieu qui donne à son omniscience, à sa justice, à sa
réalité, à sa puissance, et à tous les attributs de son essence, ce caractère propre,
ce mystère vivant, à la fois proche et lointain, ce pouvoir qu’il a de nous toucher
au secret de nous-mêmes, et grâce auquel la prière est possible. On serait tenté
de dire que la prière en tant qu’acte de l’homme, correspond, en quelque sorte, à
la sainteté comme attribut de Dieu.
Il faut ajouter une troisième manière de répondre à la sainteté de Dieu ; mais
c’est une mauvaise réponse. Elle sourd des profondeurs mauvaises de la nature
humaine, si pleine de contradictions : l’homme se sent mal à l’aise en face de la
sainteté de Dieu, agacé par elle et il se révolte contre elle. C’est une réaction
mystérieuse. On peut se demander comment elle est possible vis-à-vis de Dieu
qui est plein de sens et de puissance, par qui l’homme a été pensé et créé, et en
qui l’homme « vit, agit et subsiste » (Ac 17,28). En effet, elle est
incompréhensible, car en elle s’exprime le « mystère de l’iniquité ». Le péché,
en dernière analyse, n’est rien d’autre que la résistance à la sainteté de Dieu. Et
nous nous garderons bien de parler de cette résistance comme si elle n’était le
fait que des révoltés et des négateurs de Dieu ; elle existe en puissance, plus ou
moins forte, en chaque homme, manifeste ou cachée sous le prétexte d’une
culture se suffisant à elle-même, d’une vie authentique, de nature et de santé.
Lorsqu’elle arrive à triompher, c’est la mort de la prière. Il nous faut donc être
vigilants et, dès qu’elle se manifeste, il nous faut la combattre, la détruire par
l’esprit de vérité, l’affronter avec calme ou la vaincre résolument, enfin, nous
servir, pour en finir avec elle, du moyen que nous aurons expérimenté comme le
plus efficace.
Nous en avons dit assez sur ce sujet ; revenons maintenant aux deux
mouvements fondamentaux de la prière dont il a été question auparavant.

Aveu et repentir

Le premier mouvement naît de la conscience que l’homme prend, en face de


la sainteté de Dieu, de son manque de valeur propre. Il s’aperçoit qu’il est
égoïste, injuste, souillé, mauvais. Il sent et mesure son iniquité : dans certaines
actions d’aujourd’hui, d’hier ou d’une époque quelconque de sa vie ; dans l’état
où il se trouve, mais aussi, d’une façon générale, dans son existence, sa nature et
son orientation ; dans le « péché », tel que le conçoit la révélation et tel qu’il est
à l’œuvre dans tout son être. L’homme reconnaît que le péché ne s’oppose pas
seulement au Dieu vivant, qu’il n’est pas seulement immoral, mais qu’il est la
négation de la sainteté. Il le voit et il l’avoue ; il donne raison à Dieu contre lui-
même, comme le dit le psaume 50 : « Je ne reconnais que trop bien ma faute, et
mon péché est toujours devant moi. C’est contre vous seul que j’ai péché ; ce qui
Vous déplaît, je l’ai fait. (Je le reconnais) afin que votre jugement l’emporte… »
(Ps 50,5–6).

Il existe diverses manières de se dérober à cet aveu. La plus grossière vient


de ce que l’homme ne voit même pas son propre péché, parce qu’il ne veut pas
le voir. Il a l’impression d’être pur, il affirme avec force qu’il a toujours été
juste, et qu’il n’a rien fait de mal, et il ne remarque même pas tout l’orgueil qui
se cache derrière cette prétendue justice, tout le mal que dissimule cette vie
irréprochable. Il faut ici avoir le désir de la vérité et du courage. Dieu nous a
révélé que nous sommes pécheurs, et c’est aller contre la foi que de ne pas
prendre cette vérité au sérieux. « Lorsque nous disons que nous n’avons pas de
péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous » dit saint
Jean avec l’insistance qui lui est propre. (1 Jn 1,8). Cette révélation nous place
en face de Dieu, elle démasque l’illusion de la pureté et de l’honnêteté
apparentes que nous nous attribuons lorsque nous nous fions à notre conscience
immédiate ; elle situe le croyant à un niveau d’où il domine tout cela et elle lui
donne des yeux capables de discerner la vérité. Cela ne veut pas dire que le
sentiment du péché doive se transformer en une torture contre nature, comme il
arrive quelquefois. Cela serait également contraire à la vérité, et une manière
dangereuse de complaisance en soi. Par ailleurs des conséquences graves ne
manqueraient pas de s’ensuivre, car le sentiment exagéré du péché ne
manquerait pas, par la suite – soit chez l’homme qui l’éprouve, soit dans une
génération à venir – de se transformer en révolte. La doctrine chrétienne du
péché, elle, donne à l’homme un point d’appui nouveau et le courage d’affronter
le combat pour une justice plus pure. Ainsi le sentiment du péché ne doit pas
nous accabler ou nous anéantir, mais nous donner une volonté énergique de
rénovation.
Une autre manière de se dérober à cet aveu consiste en ceci, que l’homme
voit fort bien qu’il a fait le mal – il le voit même avec acuité – et le sent de façon
brûlante, mais il se trouve incapable de supporter cette vérité. Son orgueil ne
veut pas s’avouer pécheur, mais comme il n’y peut rien changer, il déclare « ma
place n’est pas devant Dieu », et il s’en va. C’est l’humilité qui est ici nécessaire.
Il ne suffit pas de se reconnaître pécheur, il faut encore consentir au fait. Et non
seulement dans l’obstination de l’amour propre, mais sincèrement et d’un cœur
disponible. Mais là encore il ne s’agit pas de se détourner et de se déchaîner
contre soi-même ; il suffit d’être honnête et d’accepter sa responsabilité.
L’homme doit se placer au cœur du fait qu’il est pécheur et supporter sa honte ;
c’est le point d’où partira sa rénovation.
Une troisième manière d’évasion, c’est le découragement. Quand l’homme
constate qu’il retombe toujours et que le mal a ses racines au plus profond de son
être, quand il sent que tout n’est, en apparence, que désordre sans issue, il court
le danger de s’abandonner lui-même, surtout s’il n’a pas une volonté forte et
que, par tempérament, il manque d’esprit de suite. Persévérer dans ces
conditions est une des choses les plus difficiles qui soient, parce que le bon sens
réplique à toutes les résolutions : « Tu n’y arriveras tout de même jamais. Tu sais
bien que tu recommenceras ! »
C’est ici ou jamais que le principe en vertu duquel l’homme de foi doit
« espérer contre toute espérance » prend toute sa signification, car cet homme a
affaire au Dieu « qui rend les morts vivants et qui appelle à l’existence les
choses qui sont dans le néant » (Rm 4,17). À ces moments-là, l’homme doit
refuser toute discussion. Il faut qu’il se réfère à un absolu qui est à la fois au-
dessus de lui et en lui, et dise : « je veux, et je tiendrai, parce que Dieu le veut et
qu’il est tout-puissant » ; et qu’il repousse toute objection.
L’homme reconnaît son iniquité, il admet sa faute et il donne raison à Dieu
contre lui-même. Mais à s’en tenir à cela il devrait s’éloigner du Dieu saint, et
tout serait alors perdu. Cependant il y a en Dieu un mystère que la simple
expérience religieuse naturelle pressent, et dont la révélation nous a donné la
certitude intérieure : c’est que Dieu n’est pas seulement l’auteur du Bien et le
gardien de la Justice, mais aussi la puissance insondable du recommencement. Il
est celui à qui est possible ce qui dépasse toute idée humaine ; il peut donner un
nouveau commencement à ce qui, apparemment, est définitif, au fait accompli, à
l’être fixé. Le mot de saint Paul que nous venons de citer fait allusion à ce
mystère. Dieu, la sainteté parfaite en elle-même, l’antagonisme tout-puissant et
intransigeant de tout mal, veut et peut pardonner. Mais le pardon réel, ce pardon
que nous cherchons et qui seul est efficace, c’est un grand mystère. Il ne signifie
pas seulement que Dieu se décide à passer sur ce qui est fait, et à rendre son
amitié à celui qui a péché ; ce serait trop peu. Mais le pardon de Dieu est
créateur et il fait que celui qui était pécheur ne l’est plus. Dieu le fait entrer dans
sa sainteté, la lui fait partager, et il le place à un nouveau commencement de ses
efforts et de sa lutte9.
C’est vers ce mystère que se tourne l’homme qui a reconnu ses péchés, en les
regrettant et en demandant son pardon.

Désir et participation

Nous venons de parler du premier des deux mouvements de la prière, qui


naissent en face de la sainteté de Dieu. Le second commence avec la conscience
de ne pas pouvoir vivre sans Dieu, en dépit de tout ce qui en nous le contredit.
Le premier mouvement est celui qu’a éprouvé saint Pierre, au bord du lac de
Génézareth, lorsque éprouvant le frisson de la puissance mystérieuse du Christ,
il lui dit : « Seigneur éloignez-vous de moi, parce que je suis pécheur » (Lc 5,8) ;
le second est celui qu’exprime le même saint Pierre à Capharnaüm lors de la
promesse de l’Eucharistie : « Seigneur, à qui irions-nous ? – (si ce n’est à vous)
– vous avez les paroles de la vie éternelle ; nous sommes venus pour trouver la
foi et nous avons reconnu que vous êtes le Saint de Dieu. » (Jn 6,68–69). Si la
conscience du péché se change en révolte ou en découragement, elle coupe les
ponts et l’homme s’éloigne de Dieu. Mais si elle demeure dans l’humilité et la
vérité, elle répond, lorsqu’on estime être étranger au Dieu saint : « C’est vrai ;
mais de qui serais-je proche, si ce n’est de lui ? » Cette même sainteté qui fait
reculer l’homme, le séduit aussi ; car elle est amour. Elle ne le repousse que pour
lui faire chercher la véritable humilité et la conversion ; dès qu’il y est parvenu,
si peu que ce soit, elle l’attire à elle.
L’homme sait que Dieu est tout par excellence : intelligence, salut, vie,
patrie ; tout enfin. Aussi a-t-il le désir de Dieu. Mais s’il n’éprouve pas
spontanément le désir de Dieu, parce qu’il est sans ardeur et sans courage, il faut
qu’il se dise qu’il devrait l’éprouver et y tendre de toute sa foi. Il ne faut pas
qu’il tombe dans cette attitude, si orgueilleuse, et cependant si misérable, qui
consiste à dire : « Ce que je ne sens pas, je n’en veux pas », mais qu’il se laisse
convaincre que son sentiment est faux et qu’il doit s’appliquer à le redresser. La
faim et la soif de Dieu sont essentielles à l’homme. Ne pas les éprouver ne
signifie pas qu’on n’a pas besoin de Dieu, mais qu’on est malade et qu’on a
besoin de guérir. Il est humiliant d’être obligé de se dire qu’on ne possède pas ce
qui appartient à la nature la plus profonde de l’homme. On serait alors
facilement tenté de se dire : « Eh bien donc, je m’en passerai ! » Par ce refus on
se donne des allures de vérités et de grandeur ; en fait, ce n’est que misérable. De
même que nous devons appuyer sur la foi pure notre relation avec la réalité de
Dieu, même si nous n’en avons pas le sentiment, de même c’est à partir de la foi
que nous devons nous tendre vers lui, alors que nous ne sentons pas sa valeur.

Ce mouvement, lui aussi, est prière. Une prière qui consiste en un effort vers
Dieu, pour pénétrer en lui. C’est le mouvement qui cherche à arriver près de
Dieu, à être en communication avec lui, à participer à sa vie. La légende raconte
que saint Thomas, après avoir achevé un traité important de son grand ouvrage
sur la vérité divine, eut une vision du Christ qui lui dit : « Tu as bien écrit sur
moi, Thomas, que veux-tu que je te donne ? » Celui-ci aurait répondu : « Vous-
même, Seigneur ! » Sainte Thérèse a été plus catégorique encore, en écrivant :
« Dieu seul suffit. »
La raison la plus profonde, la pointe la plus élevée, la quintessence du désir
de l’homme, peuvent se résumer en ces mots : il cherche Dieu.
Ces phrases ne sont pas seulement des propositions de pure piété, mais aussi
de stricte vérité. Nous voudrions posséder l’authentique valeur et la réalité. Mais
que pouvons-nous posséder ? Quelque chose nous plaît ; nous en faisons
l’acquisition, nous le tenons, nous l’emportons chez nous ; mais le possédons-
nous ? Nous en avons l’usage, nous pouvons empêcher qu’elle passe en d’autres
mains ; mais cet objet est-il vraiment bien nôtre ? Non seulement nous pouvons
le perdre, ou il peut se détériorer, un jour il faudra nous en séparer, mais nous ne
le possédons même pas ; nous ne le tenons qu’extérieurement. Nous n’arrivons
jamais à établir entre les choses et nous cette relation de « possession » qui
s’appelle « avoir » ; il subsiste toujours un abîme entre elles et nous. Il n’en va
pas autrement quand il s’agit de l’homme. Nous voudrions être unis à lui et sûrs
de lui autant que cela est possible vis-à-vis d’une nature libre et personnelle : le
pouvons-nous ? Nous pouvons gagner sa confiance, recevoir son amour, être
attaché à lui par tous les liens de la fidélité, du droit, du dévouement ; en
définitive, il reste toujours à distance. Dieu seul, Dieu qui est tout vérité et tout
être, le Dieu saint et caché est capable de se donner à l’homme pour de bon. Lui
seul peut devenir nôtre ; ni les choses, ni les hommes ne le peuvent, pas plus que
nous ne le pouvons nous-mêmes. Seule la proximité de Dieu en nous peut
répondre à notre désir. L’expression : « mon Dieu » revient sans cesse dans
l’Écriture ; « Je dis au Seigneur, vous êtes mon Dieu. » (Ps 139,7). C’est le cri
spontané du cœur ; et ici, dans le domaine de la révélation, il se trouve
encouragé et confirmé. Et même il ne devient possible que parce que Dieu dit :
« Je veux être votre Dieu. » (Lv 26,12). Saint Augustin caractérise la nature de
l’âme humaine en disant qu’elle est « capable de Dieu ». C’est-à-dire qu’elle est
capable de saisir Dieu, mais aussi, et cela va beaucoup plus loin, qu’elle n’est
capable de saisir que Dieu seul ; allons plus loin encore : elle n’est capable de
saisir les choses et les hommes qu’en Dieu10.
Tout cela trouve son expression dans la prière d’effort, de désir, de
participation et d’unification.
Ce faisant la prière devient tout simplement amour ; car l’amour, c’est
d’avoir à soi un être vivant et personnel. Je puis prendre et acquérir une pierre
précieuse, une fleur, une œuvre d’art ; si je suis capable de les toucher, elles
m’appartiennent. Mais pour qu’un homme soit vraiment à moi, il faut que le
mouvement vienne de sa liberté, du fond de lui-même, et pour cela il faut qu’il
se donne lui-même. Cela est vrai à plus forte raison pour Dieu. Que lui, maître
de lui-même et de toutes choses, veuille être à nous, bien plus, qu’il soit
conforme à sa nature divine de se donner à nous, il a fallu que lui-même nous le
révèle, et il faut que ce soit lui-même qui nous donne la grâce de le croire et de
pouvoir l’accomplir. C’est là le mystère de l’amour divin : Dieu est celui qui
comble l’amour le plus profond ; bien plus, il est celui qui d’abord le suscite.
Nous devons donc lui demander de nous donner le désir de son amour et de nous
apprendre à le réaliser.

Reculer devant Dieu dans la conscience du péché, tendre vers lui dans le
désir de la communion, ces deux éléments sont contenus, bien qu’à des degrés
divers, dans toute prière qui mérite ce nom. La sainteté de Dieu s’y manifeste de
quelque façon, si lointaine qu’elle reste, même si la pensée a bien du mal à la
faire parvenir à la conscience claire. Dès que cela se produit, l’homme éprouve
qu’il n’est pas saint et que sa place n’est pas près de Dieu ; mais en même temps
il sait que Dieu est son salut et qu’il doit tendre vers lui.

Dieu est Grand

La grandeur de Dieu est un autre caractère de la réalité divine qui se


manifeste dans certaines expériences religieuses.
L’Écriture est toute remplie de cette grandeur. Lorsqu’elle en parle, elle
procède volontiers ainsi : elle fait sentir la puissance du monde et dit ensuite :
devant Dieu tout cela n’est rien. Aux premières pages de l’Écriture est inscrit
l’extraordinaire hymne de la création du monde, dont les étapes se déploient
devant nos yeux ; mais chacune naît de la parole de Dieu. Elles sont par lui ; lui
tient ses origines de lui-même. Elles ont l’existence qu’il leur attribue, lui est
l’UN et le TOUT. Personne ne l’aide dans son œuvre, pour laquelle ni la
matière, ni le plan ne lui sont donnés ; tout est créé par lui seul. Il n’est pas
seulement plus grand que le monde, mais il est grand absolument, grand sans
restriction, et le monde n’est quelque chose que par lui et devant lui.
Cette grandeur divine est libre. Son commandement est donné sans effort.
Dieu dit : « Que cela soit », et cela est. Cette majesté est lumière, source de tout
ordre. Lorsqu’elle se heurte à la résistance de l’homme, elle devient terrible et se
transforme en la « colère de Dieu » dont les forces naturelles et destructives,
telles que l’orage, les tremblements de terre, le soleil torride, la tempête de
l’océan ne sont que des révélations destinées à nous avertir. (Ps 75 ; 96, etc.)
Pourtant son caractère redoutable est tempéré par la bonté, la sagesse, la
tendresse même. À un moment crucial Dieu n’enseigne-t-il pas à son prophète
qu’il n’est ni « dans la tempête », ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu,
mais dans le souffle silencieux et doux (1 Rois 19,11–14).
Mais la véritable révélation de la grandeur de Dieu se trouve dans la doctrine
de la Providence. Cette toute-puissance effroyable, cette omniscience
inconcevable, cette sagesse déroutante qui maîtrise le labyrinthe de tous les fils
de l’existence, se résout en pur amour, et celui qui est toute grandeur devient
Père.
Notre existence humaine se heurte partout à des limites. Nous avons une
taille déterminée ; nos possessions sont mesurées, l’espace où nous vivons a des
limites connues. Chacun d’entre nous a ses aptitudes, qui lui assignent certaines
possibilités, tout en traçant les limites correspondantes. Nous en faisons
l’expérience constante dans le domaine de l’être, de l’avoir, dans nos relations
avec les choses et les hommes : nous pouvons aller jusqu’à un certain point,
mais pas plus loin. De tout cela il n’est pas question pour Dieu. Il ne connaît ni
limitation, ni détermination ; mais il est celui qui est tout, qui possède tout, qui
embrasse tout, celui qui est infini. Les ressources d’être de Dieu sont
inépuisables ; elles jaillissent de profondeurs insondables, se répandent dans un
espace sans mesure et tous les sommets que nous connaissons ne nous donnent
qu’une faible idée des sommets qui sont en lui.
Comme notre être, notre force est limitée. Notre œuvre, nos luttes, notre
activité créatrice nous amènent toujours au point où nous prenons conscience
que nous ne pouvons aller plus loin, que nous avons atteint les limites de notre
savoir, de notre domination, de notre force créatrice. Ces mots, eux non plus, ne
signifient rien pour Dieu. Il peut tout. Il peut créer, et de la manière la plus
parfaite, ce qui pour nous est « le donné ». L’univers avec la richesse de ses
formes, la multiplicité de ses lois, l’immensité de ses aspects, grands ou petits,
procèdent de la parole de Dieu.
Mais il faut dire davantage. Ce qui fait la « grandeur », ce n’est pas
seulement, ni même en premier lieu, la mesure de l’être et de la puissance, mais
c’est la plénitude et la dignité de la valeur. Un être est d’autant plus grand que sa
nature et ses sentiments sont plus nobles. Un tableau de petites dimensions peut
être plus grand qu’un autre qui recouvre un mur, s’il est rempli d’un sens plus
pur et a atteint une perfection plus élevée. Dieu n’est pas seulement toute
réalité ; il est aussi toute bonté. Quand nous prononçons le mot de « vérité »,
nous exprimons cette plénitude totale et cette transparence de l’esprit qu’il
possède en lui. Justice, pureté, ordre, sont encore des manières de parler de lui.
La beauté, au fond, n’est pas une idée, mais un nom qui lui appartient tout entier.
La valeur – ce qui est vrai, bon, noble, beau – est ce qui donne à un être le droit à
l’existence ; Dieu ne veut pas seulement la valeur, mais il est la valeur, et toute
valeur créée n’est que son reflet. C’est ainsi que s’affirme partout sa réalité. Lui
seul a par essence, lui seul a par lui-même le droit d’exister. L’être seul est
obscur et pesant ; c’est la valeur qui le rend lumineux. C’est pour cela que
l’Écriture dit : « Dieu est lumière et il n’y a pas de ténèbres en lui. » (Jn 1,5).
Mais cette grandeur, nous l’avons déjà vu, est toute chaleur et tendresse ; tout
amour ; non seulement capable de tous les dons, mais capable de se donner elle-
même.
Enfin, vivre ne signifie pas seulement que nous respirons et grandissons, que
nous travaillons, que nous créons et que nous sommes emportés par un destin,
vivre signifie aussi que nous faisons vivre tout ce qui est en nous, et que nous
prenons conscience de notre réalité. Mais comme nous sommes vite au bout !
Que de choses en nous qui ne sont pas entièrement vécues et qui ne peuvent
même pas l’être ! Dieu est celui qui sait ; cela ne signifie pas essentiellement
qu’il sait tout de l’univers et des hommes, mais qu’il sait tout de lui-même, que
sa connaissance et sa vie pénètrent jusqu’au secret de lui-même. Il est tout entier
dans la clarté de son propre regard ; il sent sa propre majesté et il détient la
puissance ineffable de son propre être dans la liberté pure de son vouloir.
C’est de telles considérations que se dégage pour nous la grandeur de Dieu.
C’est une grandeur au-dessus de toute mesure, qui n’a rien de démesuré,
d’informe ni de monstrueux, mais qui est toute claire, toute légère ; en un mot
parfaite.

L’Adoration

Devant cette grandeur, l’homme s’incline. Et cela non pas seulement en fait,
en cédant à Dieu parce qu’il a pris conscience de sa petitesse. Il lui cède de
l’intérieur, dans l’espace de la prière, pieusement. Non pas seulement jusqu’à un
certain point, ni même très profondément ou avec une grande disponibilité, mais
d’une manière totale, définitive, en tant que créature devant son créateur : c’est
l’adoration. L’adoration est l’expérience vivante du fait que Dieu est « grand »
absolument et que l’homme est « petit », tout aussi absolument, que Dieu
subsiste par lui et en lui-même, tandis que l’homme existe par Dieu et dans la
puissance de Dieu. L’adoration dit : « Vous êtes Dieu, je suis homme. Vous êtes
celui qui est vraiment, de Vous-même, essentiellement et éternellement ; je suis
par Vous et devant Vous, vous avez toute la puissance de l’être, la plénitude de
la valeur, l’élévation de l’intelligence ; Vous êtes le maître de Vous-même et
vous vous suffisez à Vous-même dans la béatitude. Au contraire le sens de mon
existence vient de Vous ; je vis de Votre lumière et sens en Vous les dimensions
de mon existence. »
Il faut remarquer quelque chose d’important qui, au vrai, a déjà été dit ; mais
il faut y insister spécialement. Dans l’adoration l’homme qui prie ne se courbe
pas seulement devant Dieu parce que celui-ci est plus grand que l’homme, parce
qu’il est grand et puissant absolument ; cela n’aboutirait qu’à empêcher l’homme
de se dresser contre Dieu et à l’obliger à se soumettre à lui. Mais s’il le fait, c’est
parce que c’est une chose vraie et véritable en elle-même. Si l’adoration ne
consistait qu’à dire : « Je m’incline devant Vous parce que Vous êtes plus fort
que moi », cela serait une faiblesse et au fond aussi indigne de Dieu que de nous.
Elle dit ceci : « Je m’incline parce que Vous en êtes digne. J’ai reconnu que
Vous n’êtes pas seulement réalité, mais aussi vérité ; non seulement puissance,
mais aussi bonté ; pas seulement force, mais valeur infinie ; Vous êtes celui qui
donne le sens à toute chose. »
Dans l’existence de l’homme, puissance et droit, force et valeur, réalité et
vérité, être et dignité sont bien souvent dissociés. C’est ce qui donne à cette
existence son caractère fuyant et problématique. Elle invite constamment à
l’effort, mais donne souvent aussi le sentiment d’une profonde inutilité. Il n’en
va pas ainsi en Dieu. Où que l’homme le rencontre, il trouve le droit dans sa
puissance même, la dignité dans sa grandeur. Tout ce que Dieu est dans l’Être, il
l’est aussi dans le domaine des idées, de la vie et de l’action. C’est cela qui
s’exprime dans l’adoration. L’homme ne pourrait pas adorer un Dieu qui ne
serait que réalité totale et toute-puissance. Il serait incapable de lui résister, sa
soumission serait immédiate et sans appel ; mais pour conserver la dignité de sa
propre personne, il devrait lui refuser l’adoration. Car en elle ce n’est pas
seulement le corps qui s’incline, mais toute la personne avec sa liberté, et cela
n’est possible que dans la dignité. Ce qui rend l’adoration possible, c’est cette
unité de l’être et de la valeur qui existe en Dieu. Qu’on se souvienne du grand
tableau de l’Apocalypse où les vingt-quatre vieillards, qui sont les derniers
représentants de l’univers humain, déposent leurs couronnes devant celui qui est
assis sur le trône et disent en se prosternant : « Vous êtes digne, Seigneur, notre
Dieu, de recevoir toutes louanges, tout honneur, toute puissance. » (Ap 4,11)11.
L’adoration n’est pas seulement de la plus haute importance pour la vie
religieuse de l’homme, mais aussi pour sa vie spirituelle. Elle est aussi
nécessaire à celle-ci que l’espace pour le corps, que la lumière pour la
perception, que les lois de la pensée pour la vie de l’esprit. L’existence
proprement humaine est fondée sur la vérité ; et le fondement de toute vérité
consiste en ce que Dieu est Dieu, et lui seul ; et que l’homme n’est qu’homme,
créature de Dieu. L’homme est en bonne santé dans la mesure où il reconnaît
cette vérité et la prend au sérieux. Or, l’adoration est l’acte dans lequel cette
vérité est vue, reconnue et vécue.
Il faut donc pratiquer l’adoration. Nous confondons trop souvent « prière » et
« demande ». Nous devons certes demander, mais nous ne devons pas oublier
pour autant ce que dit le Seigneur dans le Sermon de la Montagne : « Votre Père
sait ce dont vous avez besoin, avant que vous ne le lui ayez demandé. » (Mt 6,8).
Nous oublions trop facilement que l’adoration est tout aussi importante, peut-
être même plus importante que la demande. Il nous faut donc la pratiquer ; nous
recueillir, nous mettre en présence, dans le recueillement, de la grandeur de Dieu
et, devant cette grandeur, nous incliner avec respect et dans la liberté de notre
cœur. Alors la vérité se fait en nous, la vérité de la vie. Les relations de
l’existence s’ordonnent et les dimensions se rectifient. Cette vérité nous sera
bienfaisante. Elle remettra à sa place ce que les égarements et les illusions de la
vie ont brouillé. Nous y retrouverons la santé de l’esprit, et nous serons capables
d’un recommencement.

La louange

La grandeur de Dieu trouve, avant tout, son expression dans les noms de
Créateur et de Seigneur. Il est l’incréé qui a tout créé ; celui qui n’a pas de
commencement et qui tient son existence de lui-même ; l’infini, l’immortel,
l’éternel. Tout lui appartient, non seulement par force, mais en droit. Son droit
de tout posséder et de tout diriger vient de ce qu’il se possède lui-même. Il est
maître des choses parce qu’il est maître de sa divinité. Devant lui l’homme
s’incline dans l’adoration, tout entier et sans réserve, dans la liberté en même
temps qu’avec dignité. Mais la grandeur de Dieu suscite encore un autre
mouvement de prière lorsque la beauté apparaît dans sa grandeur. La grandeur
de Dieu n’a pas seulement, dans l’Écriture, le caractère de la majesté, mais aussi
celui de la splendeur qui est le signe du rayonnement de la vie divine. Devant
cette splendeur le sérieux de l’adoration se change en la joie de la louange.
Dans l’Écriture nous trouvons à chaque page des mots qui proclament la
splendeur de Dieu, des cantiques et des hymnes qui la célèbrent. L’homme y
décline les nobles attributs de Dieu : sa sainteté, sa grandeur, sa puissance, sa
sagesse, son éternité, sa liberté, sa justice, sa bonté, et sa patience. L’homme s’y
plonge, les déploie, les étale en quelque sorte devant Dieu et le loue à cause
d’eux.
On pourrait objecter qu’il y a quelque chose de pénible à faire étalage devant
Dieu de ses propres vertus. Cela rappellerait la soumission du faible ou la
flatterie de celui qui est désarmé. Or il n’en est rien, car cela serait contraire à la
dignité de l’homme et bien plus encore à la dignité de Dieu. Le danger peut
exister ; mais il n’est pas inévitable. N’est-il pas possible de louer un homme
sans déshonneur ? On peut bien être amené à dire à un autre qu’il mérite notre
confiance. Laisser entendre à un homme quel cas on fait de lui et combien on est
sûr de pouvoir compter sur lui, peut être un véritable service d’amitié à lui
rendre. Il existe même une sorte de louange qui est l’une des choses les plus
belles qui peuvent exister entre deux hommes : lorsqu’un homme, par son
existence, cause de la joie à un autre et que celui-ci lui exprime ce qu’il trouve
en lui de beau, qui le comble de joie… Il est bien évident que Dieu n’a pas
besoin que nous l’assurions de ses hautes qualités. Mais il est « digne et juste »
que l’homme trouve sa joie en Dieu et célèbre les splendeurs de son être de
sainteté et de beauté ; c’est une des formes les plus pures et des plus
authentiques de la prière.
Ainsi la prière de louanges apparaît-elle partout dans la révélation ; parmi les
psaumes il s’en trouve un grand nombre qui sont inspirés par une expérience
profonde de la splendeur de Dieu et respirent une sainte émotion, en célébrant
l’une après l’autre ses vertus éternelles et ses œuvres ; ainsi les psaumes 32, 46,
95, 99 etc. De même la louange de Dieu jaillit partout chez les prophètes : qu’on
se rappelle la grande glorification de Dieu par les chérubins dans la vision
d’élection d’Isaïe (Is 6,3). Dans les Évangiles nous trouvons les chants de
louanges de Marie et du vieillard Zacharie (Lc 1,46–55 ; 1,68–79). Quant à la
liturgie, sa trame est toute traversée de prières de louanges : par exemple, le
grand chant de louanges du Te Deum et les innombrables hymnes et séquences.

Il arrive parfois que la louange de Dieu semble se répandre dans l’univers,


comme si elle allait aux choses de la création, pour les faire participer à cette
louange. C’est le cas des psaumes sur la création. (Ps 18 ; 103 ; 148) ou de
l’écho que ces chants on éveillé dans le cœur d’un homme enthousiasmé par
Dieu, comme le cantique des créatures de saint François.
Les créatures sont invitées à louer Dieu : « Louez le Seigneur, soleil et lune ;
louez-le vous toutes, étoiles étincelantes…, louez-le feu et grêle, neiges et
glaces, vents qui portez sa parole, montagnes et collines, arbres fruitiers et
cèdres et toutes les bêtes domestiques et sauvages qui rampez et qui volez… »
(Ps 148). Tout cela n’a rien d’un conte de fée. Il n’est pas question de prêter au
soleil, à la mer, aux arbres, une voix pour louer Dieu ; mais ils sont dans leur être
un miroir où se reflète la splendeur de Dieu, parce qu’il les a créés et qu’il a mis
sur eux un reflet de sa nature. C’est un reflet qu’ils lui renvoient, et ainsi ils le
louent par leur être. Ils n’en savent rien eux-mêmes ; mais l’homme peut le
savoir et faire sienne leur louange ; il peut l’accueillir dans son cœur, la dire à
Dieu et servir ainsi de cœur et de bouche à la création.

Lorsqu’il a été question de l’adoration nous avons dit que si l’homme


s’incline devant Dieu ce n’est pas parce qu’il est puissant au-delà de toute
mesure, mais parce que, vrai et bon, il est digne de cette adoration. C’est, si l’on
peut dire, par ses dispositions morales que Dieu fait la preuve qu’il est Dieu.
Tout ce qu’il est dans l’être, il l’est aussi en acte. Ce qu’il est, il le vit ; ce qu’il
possède, il le réalise ; c’est là qu’il faut chercher la dernière justification de la
louange. La phrase : « Seigneur, vous êtes tout-puissant » dit en même temps :
« Vous êtes digne d’être tout-puissant ; vous vivez la toute-puissance ; vous la
réalisez par vos dispositions, par votre force, par votre action, votre toute-
puissance est l’accomplissement parfait de la justice et de la vérité » ; c’est
pourquoi il est digne et juste de louer Dieu. L’esprit est heureux qu’existe celui
qui est tel, et cette joie s’exprime par la louange.
Il existe quelque chose en Dieu dont tout attribut n’est que le rayonnement ;
ce qu’il y a de plus intime en lui, le secret de son cœur : l’unité originelle de
l’être et de la justice, de la réalité et du sens, de la force et du mérite, de la
splendeur et de l’amour, de la puissance et de la sainteté ; c’est elle qui fait que
Dieu est Dieu. C’est là que la joie s’allume et devient louange. Et cette joie est si
pure qu’elle devient de la reconnaissance, et remercie Dieu de ce qu’il existe.
C’est pourquoi il est dit dans l’hymne de la messe : « Nous vous rendons grâce,
ô Dieu, pour votre grande gloire. » L’introduction à la prière solennelle de la
préface commence par ces mots : « Il est vraiment digne et juste, équitable et
salutaire que nous vous rendions grâces toujours et partout, Seigneur saint, Père
tout-puissant, Dieu éternel… »

La prière de louange est d’autant plus pure qu’elle jaillit d’une expérience
plus profonde de la gloire de Dieu, d’une joie plus authentique. L’homme s’y
purifie et s’y grandit. La grandeur de l’homme ne consiste pas seulement en ce
qu’il est lui-même ; mais aussi dans la possibilité qu’il a d’apprécier ce qui est
plus grand que lui et de lui rendre hommage. C’est donc un acte de stricte justice
que de rendre hommage à celui qui est la majesté même et la gloire absolue.
Mais elle est aussi l’acte par lequel s’accomplit celui-là même qui rend cet
hommage. Car, pour l’essentiel, l’homme ne vit pas en s’élevant au-dessus de
lui-même, mais en puisant à ce qui est au-dessus de lui. Malheur à l’homme pour
qui il n’existe plus rien qui le dépasse ! Louer Dieu consiste à s’élever jusqu’au
niveau où existe ce dont l’homme vit en réalité.
C’est ainsi que nous devons louer Dieu. Cela donne à l’esprit étendue et
beauté. Toute la journée est transformée si le matin, avec la fraîcheur de l’esprit
reposé, on dit le Te Deum ou le psaume 148. Est-il plus belle prière du matin ?
Certes, nous devons demander et porter devant Dieu les besoins de notre vie
pleine de misères ; mais peut-être serions-nous encore mieux fortifiés si nous
consentions à ne plus porter nos regards sur nous-mêmes, mais sur Dieu ; nos
intérêts n’y perdraient rien, car « le Père qui est dans le ciel sait ce dont nous
avons besoin avant que nous ne le lui ayons demandé. » (Mt 6,8).

Le Dieu de richesse, de générosité et d’amour

La nature de Dieu est inépuisable. À l’esprit contemplatif et à l’expérience


religieuse vivante se révèlent toujours de nouveaux aspects auxquels le cœur de
l’homme peut répondre ; ainsi parler de Dieu, c’est presque déjà parler de la
prière. Cependant il nous est impossible d’épuiser le sujet dans cette
« initiation » ; nous ne considérerons qu’une dernière série d’attributs de Dieu : à
savoir que Dieu est puissant et riche, prompt à donner son aide, généreux ; qu’il
se soucie de l’homme, qu’il l’estime et qu’il l’aime. Vers cet aspect de la nature
divine est orienté un des mouvements fondamentaux de la prière : la demande et
l’action de grâce.
Il existe des images du divin devant lesquelles ni la demande ni l’action de
grâce ne sont possibles : celle, par exemple, qui représente Dieu comme l’ordre
sacré de l’univers, ou comme l’idée du bien ou le secret de l’existence. À ce
Dieu-là, le cœur de l’homme ne peut pas confier sa détresse. Devant lui, la
demande serait aussi insensée que l’action de grâce. Il n’y aurait plus de place
que pour la crainte ou l’admiration. Or la révélation dit que Dieu est puissance
vivante, force de la volonté et de l’action ; qu’il est une personne qui sait écouter
et répondre.
Dieu est esprit ; et pas seulement au sens froid d’une pure logique et d’une
force ordonnatrice, que ce mot a pris trop souvent ; mais au sens de l’Écriture
lorsqu’elle parle du « Dieu vivant ». Il est le Créateur et l’inépuisable, celui qui
est proche et qui est bon ; il est le Dieu riche, comme disent les maîtres de la vie
spirituelle ; et il ne se contente pas de jouir de sa propre richesse, mais il est
disposé à la partager. Il est l’infiniment généreux qui ne s’appauvrit jamais, car
aucun don ne diminue sa richesse ; qui ne se lasse jamais et n’est jamais déçu,
parce qu’il ne dépend pas de ce qu’on pourrait lui donner en retour, mais qu’il
donne en créant… Le cœur de l’homme peut s’adresser à un tel Dieu.
Dieu ne vit pas sur des hauteurs olympiennes, enfermé dans sa béatitude et
indifférent à la détresse de l’existence humaine. Dans ce cas il n’y aurait pas de
vraie demande possible ; celle-ci serait, a priori, sans espoir et sans dignité. Mais
la révélation nous dit qu’il s’intéresse à l’homme et qu’il l’aime. La révélation de
l’amour de Dieu remplit toute l’Écriture ; toute la vie de Jésus le proclame. Et il
s’agit d’une véritable révélation ; elle nous apprend ce que la science de
l’univers et de l’homme n’aurait jamais pu nous apprendre. L’amour de Dieu qui
se manifeste ici, ne consiste pas seulement en ce qu’il veut du bien à sa créature,
mais qu’il aime pour de bon, avec un sérieux dont l’Incarnation est le gage ; et
aussi qu’il s’est mis tout entier dans cet amour et, si l’on peut ainsi parler, qu’il
en a fait son destin. Cet amour prépare sa révélation dans la création ; il se
précise dans la conduite de l’Histoire Sainte qui mène au Christ, et il éclate en
lui, dans son esprit et dans sa vie. À partir de là il se répand, à travers le temps et
l’espace, dans la Providence et dans ce qui s’y passe : la naissance de l’homme
nouveau et la venue du royaume de Dieu.
Un mystère profond environne l’origine de cet amour et fait qu’il est
impossible de trouver dans l’homme la réponse à la question : pourquoi Dieu
est-il ainsi disposé à l’égard de l’homme ? C’est une attitude de risque gratuit, un
pur don, qui est à lui-même sa raison créatrice. Ajoutons autre chose, qu’il ne
faut pas oublier, sous peine d’en donner une image fausse et dangereuse : cet
amour doit être digne de Dieu ; et pour qu’il puisse l’être, il faut qu’il soit aussi
digne de l’homme qui est personne. C’est pour cela que Dieu respecte l’homme ;
l’ayant voulu personne, libre et responsable, il se comporte comme il convient de
le faire vis-à-vis d’une personne. Cela ne signifie pas que l’homme serait par lui-
même quelque chose, qui puisse forcer le respect de Dieu. Tout ce qu’il est, le
fait même qu’il l’est, qu’il l’est avec une dignité de personne, c’est à Dieu qu’il
le doit. Mais Dieu le lui a donné en toute vérité, honnêtement ; aussi le prend-il
au sérieux. C’est pour l’honneur de lui-même que Dieu respecte l’homme. Il faut
y insister, car il existe une manière de concevoir la souverainté de Dieu et la
dignité de l’homme qui est indigne de Dieu et de sa créature. Ce n’est pas
honorer Dieu que de déshonorer l’homme. Celui-ci n’est que créature, et de plus
créature déchue et profondément blessée, mais il n’est ni un néant, ni une simple
non-valeur ; il prend son sens devant Dieu, quand il l’aime.

La prière de demande

C’est à ce Dieu que s’adresse la prière de demande. Elle répond tellement


bien à la nature de Dieu et à la vérité de l’homme, qu’elle jaillit spontanément
dès l’abord. Quand un enfant est dans le besoin, il se tourne vers sa mère ; quand
un homme se débat dans la difficulté, il cherche un ami ; de même le cœur de
l’homme se tourne spontanément vers l’être tout-puissant qu’il croit être
bienveillant envers lui. Jésus nous apprend que nous devons aller au Père pour
lui demander « le pain quotidien », c’est-à-dire, tout ce dont nous avons besoin
pour vivre ; et il insiste pour que nous le fassions sans manière, simplement et en
pleine confiance, parce que « le Père qui est dans le ciel, sait ce dont vous avez
besoin, avant même que vous ne le lui ayez demandé » (Jn 6,8). L’événement
que nous rapporte saint Luc au chapitre 11, nous montre combien cette demande
est naturelle. Les disciples s’approchent de leur Maître et lui demandent de leur
apprendre à prier, à prier sans autre précision. Or, il leur apprend le Notre Père,
qui est tout entier une demande. Il embrasse toute l’existence, conçue comme
dépendant de Dieu et reçue de sa main.
Nous devons tout demander ; ce qui est nécessaire à notre vie ; mais aussi la
force pour notre travail, le secours dans la détresse spirituelle, le courage dans le
combat moral, la connaissance de la vérité, la croissance dans l’amour et dans le
bien. L’homme renouvelle constamment l’expérience de son impuissance et de
sa dépendance ; il doit donc sans cesse s’adresser au Dieu fort et riche qui est
non seulement disposé à l’aider et à le combler de ses bienfaits, mais qui y
trouve sa plus grande joie.
Mais la demande ne signifie pas seulement que nous nous adressons à Dieu
lorsque nous sommes à bout de souffle. Son aide ne supplée pas aux déficiences
de nos propres moyens. Pour parler plus précisément : ce que nous demandons
au fond, ce n’est pas un « secours », qui est toujours quelque chose qui vient
s’ajouter, un complément ; en réalité toute notre vie est construite en fonction de
Dieu. Tout ce que nous faisons vient de Dieu et doit aller à Dieu. Il n’y a pas de
nature humaine qui soit achevée, fermée sur elle-même, pas d’homme qui se
suffise à lui-même ; être homme signifie subsister par Dieu et pour lui.
L’Écriture y revient constamment ; il nous suffit de parcourir les psaumes pour
nous rendre compte comment ce fait devient une attitude de vie. La prière de
demande est donc plus qu’un appel au secours ; elle est avant tout l’expression
d’une réalité : l’homme n’existe que par Dieu ; c’est de la puissance créatrice de
Dieu qu’il tient l’essence et l’être, sa vie et son destin, sa force et sa liberté. Si
tout cela, nous pouvons déjà l’appeler grâce, au sens large, puisque cela nous
vient de sa bienveillance libre, sans que nous puissions l’exiger ni le contraindre
à nous le donner, cela est d’autant plus vrai, et au sens le plus propre, lorsqu’il
s’agit de ce que l’amour rédempteur de Dieu nous donne pour nous élever et
nous sanctifier, pour nous éclairer et nous fortifier, pour nous conduire et nous
libérer. C’est parce que Dieu « fait tout en toute chose » que l’homme devient
lui-même. C’est parce que tout est don de Dieu que l’homme peut se l’approprier
intérieurement. La prière de demande la plus profonde dépasse donc telle ou
telle circonstance particulière ; elle concerne la grâce au sens propre et au sens
large du mot. Cette prière doit être ininterrompue, parce que nous vivons et
agissons constamment par l’action de Dieu. Elle est aussi essentielle que la
respiration.
La prière de demande ne doit pas oublier le prochain. Le croyant doit se
souvenir devant Dieu de ceux qu’il aime et de ceux qui lui sont confiés. Dieu les
connaît plus profondément et les aime d’une manière plus pure et plus forte que
n’importe quel homme, fût-il le plus aimant, ne pourrait les aimer, et il a le
pouvoir de les protéger, de les secourir et de les bénir.
Il est beau de se souvenir dans la prière de ceux que l’on aime, d’exposer à
Dieu leurs difficultés particulières, leurs besoins et leurs désirs. Il est beau de
savoir que dans le souci pour un être aimé, on est uni avec le Dieu qui prend soin
de lui et de se dire qu’il est à l’abri dans cet accord. C’est une source de calme et
de confiance. Les soucis perdent leur caractère d’obsession et de tourment ; et
même lorsque ce soulagement est de courte durée, il y aura eu quand même ce
court moment de la prière qui aura été un instant de répit pour le cœur.
C’est devant ce Dieu aussi que nous devons porter ces grands intérêts de la
communauté : les décisions de l’histoire, les besoins de la nation, les misères du
temps. Chacun est responsable de l’ensemble du monde. La mesure de nos
possibilités effectives et de nos activités est le plus souvent très petite ; mais par
la prière chacun peut prendre dans son cœur tout l’ensemble et le porter là où est
le maître suprême des destinées. Dieu ne force pas l’homme, car il l’a créé libre.
Il ne le conduit que par le jeu de la liberté. Mais les portes de la liberté s’ouvrent
en deux endroits : dans l’action elle-même, et dans la prière d’amour qui porte
devant Dieu l’intérêt commun.
Mais ce caractère naturel et sacré de la demande peut aussi être mis en
question. Il peut arriver que l’homme trouve difficile cette prière, peut-être
même impossible, à certaines périodes, et qu’il ait à en refaire l’apprentissage.
Le cours de la vie apporte des déceptions. Il se peut que dans une grande
détresse on ait prié, et qu’on croie n’avoir pas été exaucé. On s’est senti
abandonné ; on a cherché Dieu et on ne l’a pas trouvé… De plus, l’homme
s’endurcit avec le temps, il se repose sur ses propres forces et cherche à se
contenter de ce qu’il peut atteindre. Tout cela décourage la prière, et fait que le
cœur la trouve insensée… C’est alors que la foi doit être plus forte que le
sentiment. Il faut que l’homme se convainque de l’amour de Dieu et prie cet
amour même lorsque le cœur pense que cela n’a pas de sens. S’il persévère, il
s’apercevra qu’il est exaucé, mais peut-être d’une manière tout différente qu’il
ne s’y attendait.
Il se peut encore qu’on ait le sentiment que Dieu est indifférent et qu’il ne se
préoccupe pas de l’homme, qu’il vit dans un univers lointain, tandis que
l’homme se heurte à l’expérience terrestre qui est sans issue. Celui qui a
beaucoup souffert risque de tomber en de telles pensées, surtout s’il n’a pas,
comme on dit, la main heureuse et que tout semble lui résister ; s’il appartient à
ces catégories d’êtres lourds, tourmentés, pour qui tout semble tourner mal.
Ceux-là, en réalité, ont besoin d’un climat d’amour humain, qui leur montrerait
que les choses ne sont pas comme ils le pensent. Tant que cet amour lui manque,
l’homme doit s’en tenir à la foi qui lui dit que Dieu l’aime, et recommencer sans
cesse à vivre dans cette foi.
L’homme peut aussi avoir l’impression que Dieu est irréel, qu’il n’est qu’une
idée pieuse, une atmosphère sacrale, quelque chose de beau, mais de lointain et
de fuyant qui n’a pas sa place dans la réalité de la vie… Dans ce cas l’homme
doit apprendre que Dieu est l’être réel, plus réel que les choses, vivant et
puissant. Évidemment, il faut se donner du mal pour arriver à cette certitude, qui
ne s’obtient pas seulement avec l’intelligence, mais avec le cœur. Il faut se dire
que l’esprit peut s’aveugler, le sentiment s’émousser, le cœur se remplir
d’amertume, et il faut chercher sérieusement et honnêtement un point d’appui
qui soit au-dessus de tout cela. Dieu est réel, mais sa réalité est d’une nature très
élevée. C’est lui qui a créé les choses et les puissances qui nous entourent, qui
les a établies dans leur forme véritable, dans l’être réel. Il ne fait pas, en quelque
sorte, concurrence à cet être en exigeant une ouverture par où passer. Tout ce qui
existe constitue le « monde », c’est-à-dire un système de relations plein de sens,
sans lacunes ; Dieu respecte tous ses droits. Il a le respect de la véritable
grandeur qui ne se met pas impatiemment en valeur. Il fait confiance au cœur de
l’homme, et attend qu’il sache reconnaître la réalité divine dans les choses,
derrière elles, au-dessus et au-delà d’elles ; et l’homme en est capable s’il en a la
volonté.
L’homme qui a fait connaissance avec la dureté inexorable de l’existence
peut aussi avoir l’impression que Dieu est faible en face du monde. Tout semble
se passer comme par une sorte de nécessité. Les lois de la nature sont
inexorables, l’histoire est faite d’événements qui ont leurs conséquences, et ces
conséquences à leur tour deviennent causes. La vie de chacun est liée aux
conditions extérieures, aux capacités intérieures et au passé. Il semble que dans
tout cela il n’y ait plus de place pour l’action, le don, le secours de Dieu, et que
la demande soit ridicule… Mais ici encore l’homme a beaucoup à apprendre. Il
faut qu’il se rende compte que si son expérience contient une part de vérité,
celle-ci n’est que limitée. Cette conception des choses amène la mort de la foi
enfantine qui, par plus d’un aspect, est apparentée aux contes de fées, et elle
donne naissance à l’attitude de l’adulte, qui a affaire avec la réalité. Dans une
certaine mesure cette expérience est bonne ; mais elle peut aussi devenir
destructive, si elle durcit et emprisonne l’homme. Il faut donc qu’il considère
que la réalité, avec les lois qui la commandent, reste dans la main de Dieu, et que
Dieu aime l’homme et veut entrer en accord avec son cœur et sa volonté. S’il y
réussit, la liberté de l’homme devient le point de départ d’une transformation du
monde. Car le monde n’est pas achevé ; il s’accomplit par l’attitude intérieure de
l’homme, de chaque homme, de celui dont il s’agit dans chaque cas. Pour chacun
le monde est différent, suivant ses attitudes et sa conduite. C’est ici que l’on peut
faire l’expérience de l’action de Dieu ; et la demande est – avec la disponibilité
et l’obéissance – ce mouvement où l’effort de l’homme cherche sans cesse à
reprendre contact avec Dieu. Pour l’expérience courante ce sont les objets
matériels qui semblent la vraie réalité, les événements du monde semblent avoir
la vraie puissance, et tout se passe comme s’ils diminuaient la réalité de Dieu et
sa puissance. J’ai donc à me plonger dans la pensée de la réalité éternelle et
infinie de Dieu et à me rendre compte que tout n’existe et ne subsiste que par lui
et devant lui. Je dois réfléchir à l’activité de Dieu et me dire qu’il ne travaille pas
comme un homme qui prend un outil et s’en sert, mais qu’il agit de mille
manières différentes et mystérieuses à travers l’être même des choses qui sont à
son service. Mais le point où Dieu applique son action directement, c’est le cœur
de l’homme, sa volonté et son amour vivants.
L’orgueil qui veut vivre par ses propres forces, peut, lui aussi, fermer le
chemin de la demande, comme aussi la fierté qui se replie sur elle-même après
une déception, ou encore la susceptibilité qui a honte de demander. L’homme
trop fier ne veut pas prier ; cependant il lui faut reconnaître que son attitude est
dangereuse. La fierté est un endurcissement qui détruit tout. Nous vivons de la
grâce de Dieu ; et la vérité aussi bien que l’humilité consistent à le reconnaître et
à agir en conséquence. L’homme orgueilleux devra en faire l’apprentissage ;
mais il lui faudra apprendre en même temps que sa conception de la générosité et
de l’aide de Dieu est fausse. Il a oublié que Dieu respecte l’homme. Sur ce point,
une certaine forme de piété a fait beaucoup de mal. C’est celle qui croit glorifier
Dieu en abaissant l’homme. Quand elle parle de la miséricorde de Dieu, on dirait
qu’il s’agit d’un riche qui jette une aumône à un mendiant. Tout un vocabulaire
sacré : amour, bonté, grâce, exaucer, aider, donner, est empoisonné par un
mépris et une condescendance qui ne peuvent que révolter un homme qui a le
sens de l’honneur. La vérité est tout autre. L’homme n’est pas méprisable. Il a
péché, et nous sentons ce que cela signifie lorsque nous jetons un regard sur
l’histoire de l’humanité déchue, sur notre histoire, et lorsque nous essayons de
vivre quelque peu ce que le Christ a souffert pour ce péché. Tout cela est exact ;
et cependant tout cela n’anéantit pas la dignité originelle dans laquelle l’homme
a été créé ; c’est même elle qui donne à la faute son caractère terrible. Ainsi tout
ce qui de Dieu vient à l’homme est signe d’un grand respect, et tout ce qui va de
l’homme à Dieu doit contenir ce que le respect de Dieu rend possible la dignité.
C’est pourquoi la demande a quelque chose de digne, et si elle est exaucée cela
ne va pas contre l’honneur.
La prière de demande est de tous les temps. Elle ne convient pas seulement
au temps de la détresse, elle est un appel constant à sa puissance créatrice et à sa
grâce sanctifiante.
C’est bien pour cela qu’elle implique toujours cette condition : « non pas
selon ma volonté, mais selon la vôtre » (Jn 26,39). Nous ne savons pas si ce que
nous demandons dans notre détresse est bon. Nous ne savons pas si l’orientation
que nous voudrions donner à une situation donnée est la bonne. Notre vie ne
ressemble pas au travail d’un commerçant ou d’un architecte, qui font des plans
et ensuite s’y conforment. Notre vie n’est faite qu’en partie de ce que nous
voyons et comprenons ; la plus grande part appartient au secret de Dieu. La
prière de demande doit tenir compte de cela. Aussi est-elle disposée à accepter
tout ce que Dieu juge bon.
N’oublions pas non plus que dans toute demande, est contenue la volonté de
celui qui la fait ; et pas seulement la bonne volonté, le désir justifié de l’être et de
la vie, ni l’effort en vue de l’action et de la création, mais aussi la mauvaise
volonté, l’égoïsme qui considère sa propre existence comme le centre du monde
et voudrait tout soumettre à ses exigences. Cette volonté anime aussi la demande
qui est adressée à Dieu ; pour que cette demande soit valable devant le Dieu
Saint, Seigneur de toutes choses, il faut qu’elle se soumette à son jugement, et
soit prête à être écartée ou transformée par lui. Au fond de toute demande il y a
la demande des demandes : « Que votre volonté soit faite », et cela non
seulement parce qu’elle est irrésistible et inévitable, mais parce qu’elle est vraie
et sainte et contient tout ce qui mérite d’être.
Disons enfin que la prière de demande ne s’adresse pas seulement à la justice
suprême, à la puissance, à l’ordre, mais à l’amour du Dieu vivant. Or l’amour est
liberté ; il est sans rien d’antérieur, don et création ; c’est à cela que la demande
doit donner le champ libre. Cette prière n’a rien d’autre à faire valoir que sa
détresse, son besoin, son appel pour que l’amour de Dieu agisse et crée, sans
autre cause que lui-même. « Que votre volonté soit faite et non la mienne »
signifie en définitive : « Que votre amour agisse. »

La Reconnaissance

Sitôt exaucée, la demande se mue en reconnaissance. Elle aussi, elle jaillit


spontanément du cœur ; par elle l’homme répond aux dons de Dieu. Et il ne doit
pas le faire seulement lorsque Dieu a exaucé une demande, mais en tout temps.
C’est à chaque instant que le cœur de l’homme doit répondre à l’action
providentielle du Dieu d’amour. Cette réponse de l’homme consiste surtout à
reconnaître que tout ce qu’il est et tout ce qu’il possède vient de Dieu ; à
l’admettre et à remercier.
L’Apôtre nous dit : « Soyez reconnaissants… quoi que vous fassiez, en
paroles ou en œuvres, faites tout au nom du Seigneur Jésus en rendant par lui des
actions de grâce à Dieu le Père. » (Col 3,15–17). Un mot échappé du cœur de
Dieu nous fait comprendre combien est grave l’oubli de la gratitude : lorsque les
dix lépreux ont été guéris et qu’un seul parmi eux, un Samaritain, revient pour
exprimer sa reconnaissance, Jésus s’écrie : « Est-ce que les dix n’ont pas été
guéris ? et les neuf autres, où sont-ils ? Ne s’est-il trouvé parmi eux que cet
étranger pour revenir rendre gloire à Dieu ? » (Lc 17,11–19). Cette déception,
dont l’aveu échappe au cœur du Seigneur, rappelle celle que l’on trouve si
souvent sur les lèvres des prophètes lorsque le peuple élu, à qui Dieu avait fait de
si grandes choses, l’oublie.
On ne remercie pas pour une chose qui va de soi. Si je connais les lois de la
nature et vois qu’un certain effet correspond à telle cause, je n’éprouve pas de
reconnaissance, si bienfaisant que cet effet puisse être pour moi. Car il se produit
nécessairement. De même je n’éprouve pas de véritable reconnaissance
lorsqu’on me paie le prix d’une denrée que je vends. C’est mon droit. Ce n’est
que devant un geste nullement nécessaire ni obligatoire, mais venu d’un cœur
libre qui s’ouvre, que s’éveille ce sentiment très beau, tout intérieur et lui-même
libre : « merci. »
Il est donc très important de reconnaître – et non seulement avec la tête, mais
avec le cœur – qu’au fond rien ne va de soi. Sans doute, est-ce le cas pour bien
des choses à l’intérieur de l’univers, comme nous l’avons noté tout à l’heure ;
mais dès que nous considérons l’univers dans son ensemble, plus rien ne va de
soi. Nous vivons dans l’univers et nous recevons de lui les substances et les
forces nécessaires à notre existence. Nous sommes liés à lui par un
enchaînement de causes et d’effets, et l’univers nous apparaît comme un donné
dont il ne nous viendrait pas à la pensée qu’il pourrait ne pas exister ; c’est la
« nature » qui est à la base de tout le reste. Mais ce serait aller contre la foi que
de penser ainsi, puisqu’en vérité l’existence même de l’univers ne va pas de soi.
Il n’est pas nécessaire ; il aurait pu ne pas être ; il n’existe que parce que Dieu l’a
voulu ; et s’il l’a voulu, c’est parce qu’il l’a voulu. Ici s’arrêtent les
déterminismes et commence la liberté pure. L’univers doit son origine à la
liberté de Dieu, et cette liberté est amour, et c’est pourquoi elle peut avoir pour
réponse la reconnaissance. Remercier Dieu d’avoir créé le monde est un acte
grand et conforme à la vérité et à la réalité.
Il ne va pas davantage de soi que moi-même j’existe. Je me trouve en moi-
même, je vis en moi, je suis moi-même et mon être, plus encore que celui de
l’univers, m’apparaît comme un donné qui est la condition de tout le reste. Et
cependant je sais très bien que moi aussi je pourrais ne pas être. Plusieurs fois
nous avons parlé du « donné », cela a une signification double et profonde. Cela
veut dire : ce qui est là, et qui est condition de tout le reste ; mais le mot même
« donné » signifie qu’il y a don ; c’est donc quelque chose qui ne va pas de soi,
qui ne résulte ni d’une obligation, ni d’un droit, mais de la bienveillance. Je dois
donc savoir – intérieurement, par le cœur – que je me reçois sans cesse moi-
même comme un don de la main créatrice et bienveillante de Dieu. Le plus
souvent nous désignons par le mot « grâce » ce qui ne relève ni des possibilités
de l’homme ni de celles des choses, mais ce qui nous vient de Dieu : lumière,
secours, sanctification, et nous opposons cette grâce à la « nature ». Mais on peut
employer le mot dans un sens plus large, pour désigner l’origine de tout ce qui
n’existe pas nécessairement, mais a son origine dans un don libre de Dieu ; et
alors « grâce » désigne le monde, l’homme, moi-même, tout ce qui est, hormis
Dieu ; tout le donné ; tout ce qui est donné par lui qui est le « donnant » par
excellence.

Il nous arrive d’avoir une expérience profonde de cette réalité inconcevable


et bouleversante : nous sommes. Malgré tout le mal et toutes les difficultés,
n’est-ce pas quelque chose de grand, une grande grâce de pouvoir respirer et
sentir, penser, aimer, agir, exister ? Ce vase sur ma table et cet arbre là-bas, dans
le champ, le paysage alentour et le soleil là-haut. Et les hommes : celui-là que
j’aime, et cet autre dont je m’occupe… Comme on comprend alors que rien ne
va de soi ; que tout n’existe que dans la liberté bienheureuse de la bienveillance
divine et que pour tout il faille remercier, ou plutôt que pour tout nous ayons le
privilège de pouvoir remercier.

Il ne va pas de soi non plus que les autres hommes existent ; nous venons d’y
faire allusion. Lorsque notre sensibilité est en sommeil, elle considère leur
existence simplement comme un fait ; mais dès qu’elle est en éveil, la vérité lui
apparaît. Les relations humaines essentielles se divisent en deux catégories : la
première repose sur la rencontre : quelqu’un est venu, de quelque part ; c’est
toujours « de quelque part », de l’insondable, quoi que nous puissions savoir sur
les raisons et les circonstances d’une rencontre ; car que savons-nous sur les
racines de l’existence de ceux-là même qui nous paraissent les mieux connus ?
Nous nous sommes rencontrés et il y a eu cela qu’on appelle amitié,
camaraderie, amour. Il y a là une nécessité profonde ; lorsque cela arrive, nous
avons le sentiment qu’il ne peut en être autrement ; et cependant, cette rencontre
est due au « hasard », car elle aurait pu tout aussi bien ne pas avoir lieu. D’autres
relations sont nouées par la vie : l’enfant est issu de la vie de ses parents et par là
il est lié à eux, à ses frères et sœurs. Cette appartenance-là ne vient pas d’une
rencontre, mais du devenir. Apparemment nécessaire, elle ne l’est cependant
pas ; car parents et enfants, frères et sœurs sont des personnes et possèdent leur
liberté. Dans un certain sens, ces relations-là doivent, elles aussi, être acceptées
et voulues, être réédifiées dans la liberté pour prendre leur vraie valeur. Mais du
coup, les liens familiaux prennent un caractère d’assurance intérieure en même
temps que d’extériorité dont il a été question à propos de la rencontre. Ainsi
l’homme auquel nous sommes liés nous est lui aussi « donné », et notre réponse
à cela, c’est la reconnaissance.

La même chose est vraie pour tout ce qui arrive. Les sciences naturelles aussi
bien que les techniques de l’organisation de la vie ont habitué l’homme à tout
considérer du point de vue de lois véritables. Il pense que les choses arrivent
parce qu’il ne peut en être autrement, soit parce que telle est leur nature, soit
parce que les conditions qu’il a lui-même établies l’exigent. Tout est dépouillé
du mystère, tout est « exorcisé », pour reprendre un mot connu. Bien des gens
cependant s’aperçoivent qu’on ne peut pas se contenter de considérer les choses
de la sorte, et cela non seulement parce qu’il y a tout un élément d’esthétique
qu’on laisse échapper, mais aussi parce que la réalité est autre. À certains
moments privilégiés les yeux s’ouvrent, et les choses et les événements prennent
un visage tout différent. Ils échappent à la sécheresse des évidences et
deviennent libres. Par-delà les apparences des conditions connues, ils plongent
dans le mystère. Alors l’homme comprend que choses et événements sont issus
d’un ordre dont les lois naturelles et l’organisation humaine ne représentent que
les lignes extérieures, et qu’ils ont, eux aussi, un caractère de « grâce ».
Aucun événement n’échappe aux lois de la nature et de l’esprit ; mais ces
lois ne sont qu’un instrument dans la main de la liberté créatrice de Dieu, et
l’expression de la fidélité de son acte créateur. Tout ce qui arrive est un don ;
ainsi peut-on et doit-on rendre grâce pour toutes choses.

Et nous n’avons pas encore parlé de ce qui justifie la reconnaissance dans sa


plénitude : à savoir l’action constante de Dieu qui nous conduit, nous illumine et
nous sanctifie. Lorsqu’il a été question de la demande, il nous est apparu que la
demande essentielle n’avait pas pour objet les besoins de la vie, ou une aide dans
le malheur, mais que son objet véritable est ce qui émane de Dieu et nous fait
subsister et vivre. Notre existence est un arc dont un côté prend appui sur nous-
mêmes et l’autre, le plus important, sur Dieu. Alors la demande est l’appel
continuel de l’homme pour que l’arc vienne jusqu’à lui ; et la reconnaissance est
la réponse à sa venue continuelle. Elle s’exprime ainsi : « Je vous remercie, mon
Dieu, de ce que je subsiste par vous. Je vous remercie de pouvoir connaître,
grâce à votre lumière, agir avec votre force, être sanctifié par votre amour. »
C’est dans cette persective que nos relations avec les hommes, les choses, les
événements, prennent leur véritable sens ; les uns et les autres se présentent à
moi non seulement comme parties d’un univers auquel, moi aussi, j’appartiens,
mais comme les messagers et les formes de l’amour agissant de Dieu.
La véritable demande du chrétien, c’est que cela soit réalisé de façon
toujours plus libre et plus pure, et pour que la volonté de Dieu soit accomplie de
plus en plus fidèlement ; et sa reconnaissance consiste à tout recevoir avec une
conscience de plus en plus profonde que tout est don de Dieu.

Il existe une expression sublime – il faudrait presque dire une forme divine –
de cette reconnaissance. Nous y avons fait allusion lorsqu’il a été question de la
louange de Dieu : c’est l’attitude par laquelle l’homme rend grâce à Dieu de ce
que lui, Dieu, est si magnifique, et même simplement de ce qu’il est, vit et agit.
Mais comment cela est-il possible ? Nous avons dit qu’on ne peut remercier que
pour ce qui ne va pas de soi et qui ne se justifie ni par une nécessité, ni par un
droit ; mais qu’y a-t-il de plus nécessaire que l’existence de Dieu ? Qui possède
le droit d’exister, sinon celui dont il est dit qu’il est par nature « digne de
recevoir la puissance, la richesse et l’honneur… » (Ap 4,11). Cela est vrai ;
cependant il ne va pas de soi que Dieu existe, encore qu’il faille entendre cela
dans un sens différent que lorsque nous l’avons dit de l’univers. L’univers « ne
va pas de soi » parce qu’il a son origine dans la liberté créatrice de Dieu ; Dieu
non plus, mais parce qu’il est le mystère par excellence, le miracle essentiel et
vivant. « Mystère » au sens propre ne signifie pas un fait qui aurait besoin d’être
expliqué et qui ne l’est pas encore, mais le caractère que possède l’essence de
Dieu ; et le « miracle » n’est pas quelque chose qui dépasse les possibilités
actuelles, mais quelque chose qui, à la lumière de Dieu, est un appel au cœur, et
qui ainsi devient « signe ». Celui, quel qu’il soit, qui se trouve en contact avec
Dieu a le sentiment de son mystère et de l’attirance de sa puissance. Dieu est le
seul réel, le seul essentiel et nécessaire – mais en même temps il est celui à qui
répond un étonnement sacré. Or de l’étonnement jaillit la reconnaissance…
Lorsqu’un homme en aime un autre, d’un amour véritable, c’est-à-dire qu’il
n’éprouve pas seulement à son égard du respect, de la sympathie, ou du désir,
mais qu’il est lié à lui intimement, qu’ils sont confiés l’un à l’autre par leur
destin – c’est ce que signifie le mot amour – alors il éprouve devant l’être aimé
un étonnement toujours renouvelé, et il peut très bien arriver un moment où il lui
dit en toute vérité : « Je te remercie d’être ce que tu es ; je te remercie de ce que
tu existes. » Il n’est pas possible de fonder cela en raison ; mais le cœur, lui, le
comprend. Pour les hommes ce mystère n’est qu’esquissé ; il ne se réalise
réellement qu’en Dieu. Dieu est tellement le mystère essentiel et le miracle
vivant, que la réponse de l’homme à son existence, c’est la gratitude – et
d’autant plus pure que l’homme s’approche davantage de Dieu. « Nous vous
remercions pour votre gloire », dit le Gloria de la messe.
Il est donc important, extrêmement important, que l’homme apprenne à
remercier. Il faut qu’il se débarrasse de l’indifférence qui considère les choses
comme normales. Car rien n’est dû ; tout est don. C’est seulement lorsque
l’homme le comprend ainsi que son existence est libre.
Le matin, lorsqu’après le repos de la nuit, l’homme a le sentiment d’une vie
pure et rafraîchie, le moment est indiqué pour dire à Dieu : « Je vous remercie de
ce que je respire et que je suis. Je vous remercie pour tout ce que j’ai et pour tout
ce qui m’entoure… » Après le repas, il doit dire : « La nourriture que j’ai goûtée
est un don de vous. Je vous remercie. » Et le soir : « Si j’ai pu vivre, travailler,
éprouver de la joie aujourd’hui ; si j’ai pu rencontrer celui-ci, éprouver la fidélité
de celui-là, c’est un don de vous. Pour tout cela, je vous remercie. »
Nous devons remercier pour la foi ; pour le mystère de notre seconde
naissance dans la vie de Dieu, pour tout ce qui, caché et sacré, se passe entre
Dieu et nous.
Bien plus, nous devons nous efforcer d’étendre notre reconnaissance à ce qui
nous est dur. Dans la révélation de la Providence, ce qui exige le plus de
courage, mais aussi représente la promesse la plus grande, c’est ceci : tout ce qui
arrive, même ce qui est dur, amer, incompréhensible, est figure et messager de la
grâce. Vivre dans la Providence signifie vivre en accord avec la volonté de Dieu,
même lorsqu’elle est contraire à nos désirs. C’est dans la gratitude que cet
accord se réalise le plus pleinement. Elle accepte tout de la main de Dieu, même
ce qui lui est pénible et ce qui, apparemment, est le plus destructeur. Ce n’est pas
facile et il ne faut pas nous payer de mots. N’allons pas plus loin que nous ne
pouvons réellement ; mais nous pouvons aller plus loin que nous ne croyons à
première vue. Portée par la foi, la gratitude peut assumer toute difficulté, et dans
la mesure où elle y réussit, elle la transfigure.

Récapitulation

Jetons encore un regard en arrière. Nous avons dit que la réalité de Dieu
surgit dans l’espace créé par le recueillement, qu’elle manifeste ses différents
aspects et ensuite les différentes formes de la prière.
Nous avons parlé d’abord de la sainteté de Dieu, à laquelle répond la
conscience qu’a l’homme de n’être pas saint, l’aveu de la culpabilité, le repentir
et la rénovation dans la bonne volonté. À cette même sainteté de Dieu répond
aussi en nous la conscience que Dieu est celui qui donne le salut, le désir de
Dieu et l’effort pour parvenir à sa communion… Il a ensuite été question de la
majesté et de la grandeur de Dieu auxquelles répond l’hommage de l’adoration,
qui ne s’incline pas seulement devant la puissance et la majesté divines, mais qui
se pénètre aussi de sa signification éternelle. Mais lorsque s’éveille la joie au
contact de l’immensité de Dieu, l’adoration se transforme en louange… Enfin
nous avons parlé de la puissance, de la richesse et de l’amour secourable et
généreux de Dieu ; c’est à lui que s’adresse la demande et ses différents
contenus, dont l’ultime est de demander à vivre de Dieu. Enfin du cœur de
l’homme, qui reconnaît qu’il tient de Dieu ce qu’il est et ce qu’il possède, jaillit
la reconnaissance.
Ainsi se révèlent différents modes suivant lesquels Dieu est. L’homme y
répond par différents aspects de sa propre nature, et c’est précisément ainsi qu’il
devient lui-même. Car c’est seulement de par Dieu que l’homme est homme au
sens définitif du mot ; et ce n’est que dans la mesure exacte où il a de Dieu une
connaissance vécue et où il répond à Dieu qu’il prend possession de sa nature
d’homme.

Il n’a été question ici que des formes de la prière les plus faciles à discerner ;
mais il en existe d’autres, beaucoup d’autres, peut-être une infinité d’autres.
Dieu est inépuisable, et, pour paraphraser un mot d’Anselme de Canterbury :
« L’homme est l’être inépuisable immédiatement au-dessous de Dieu. » Les
sciences naturelles, elles aussi, admettent aujourd’hui que l’homme n’est pas un
être particulier à côté d’autres êtres, mais qu’il est une récapitulation de tout ce
qui est vivant. C’est en tant que tel qu’il est capable de répondre à Dieu, et toute
réponse est prière.
Il y a la prière qui s’adresse au Dieu lointain, mystérieux, inconnu ; et il y a
la prière qui s’adresse au Dieu proche, qui se révèle et se manifeste. Il y a la
prière qui s’appuie sur le discernement des vérités de la foi, la connaissance
priante ; mais il y a aussi celle de l’ignorance, de l’impuissance devant le
mystère. Il y a la prière de la plénitude quand Dieu se manifeste ; mais aussi
celle de la privation lorsqu’il est absent et que se creuse le grand vide que rien ne
peut combler. Il y a la prière des heures où tout est ouvert et confiant, mais aussi
celle de la persévérance muette, lorsque tout semble dénué de valeur et de sens,
où il n’y a ni espoir, ni soutien. Et l’on pourrait continuer cette énumération.
Au reste, les diverses formes de la prière se rejoignent. Le sentiment de notre
indignité mènerait au désespoir s’il n’était accompagné de celui d’une
appartenance quelconque à Dieu. Désirer Dieu tout en ignorant le péché serait
sacrilège. Nous avons déjà montré comment l’adoration se transformait en
louange. Le sentiment de la grandeur de Dieu nous écraserait s’il n’était
accompagné de la joie que procure la gloire divine. La louange de Dieu
risquerait de devenir trop familière, si la conscience que nous prenons, dans
l’adoration, de la sainteté et de la majesté de Dieu ne nous faisait garder les
distances. La demande et l’action de grâce sont deux aspects d’un seul et même
mystère : nous tenons notre vie de la liberté de Dieu. Il suffit de quelques
réflexions pour voir l’interdépendance entre l’adoration et le repentir, le désir et
la louange, l’action de grâce et l’union, la demande et la vénération. Au fond, il
s’agit de formes différentes d’un tout unique : la relation vivante de l’homme
avec Dieu, rendue possible parce que Dieu se révèle à l’homme et l’appelle.

7. Voir à ce sujet et pour compléter les autres idées de ce chapitre : Guardini,


Welt und Person, Würtzburg 1940, S. 28–50.
8. Ce que nous allons dire ici sur la réalité chrétienne de Dieu et sur sa
signification pour la prière dépasse peut-être le cadre d’une initiation. Mais
comme il s’agit de la base de tout le reste, il nous a semblé qu’il fallait accorder
une place plus importante à ces considérations.
9. Guardini, Vom lebendigen Gott, Mainz, 1936, S. 60.
10. Il est sans doute inutile de souligner que ces idées n’impliquent rien qui
diminue la liberté de Dieu. Ici aussi, Dieu reste le « Seigneur », qui n’est lié par
rien de créé. Cette proximité et cette participation ne sont possibles que dans sa
liberté et par la grâce. Mais nous voulons souligner qu’il s’agit d’une proximité
et d’une participation réelles.
11. Voir Guardini, Le Seigneur, trad. Lorson, Alsatia, T. II, pp. 214–219.
La Sainte Trinité et la prière

La vie intérieure de Dieu

Notre langage s’adapte à l’interlocuteur qui est en face de nous ; nous


parlons différemment à un enfant et à un adulte, à un homme dont l’esprit est
éveillé et à un être obtus, à un homme respecté et à une personne que nous
n’estimons pas. Chaque homme a sa manière d’être particulière, et parler
réellement avec lui, c’est chercher à entrer en contact avec cette manière d’être.
Ce n’est pas tout, car cette diversité de comportement existe déjà dans nos
rapports avec les animaux. Celui qui aime les bêtes sait qu’elles possèdent des
dispositions très diverses, et il cherche à les aborder de la manière propre à
chacune d’elles. Mais pour l’homme il ne s’agit pas seulement de dispositions
individuelles ; l’homme est une personne. Ce que cela signifie est difficile à
exprimer avec des mots, bien que nous sentions fort bien ce que c’est en nous-
mêmes et chez les autres. La personne, c’est ce qu’il y a de plus profond dans
l’homme. C’est le centre où convergent toutes les manifestations de sa vie ; c’est
la source de tous les mouvements de la vie et le foyer vers lequel ils retournent ;
c’est le lieu où l’homme est en lui-même, le « soi-même », où il a conscience de
sa responsabilité ; en un mot, c’est ce qu’il veut dire lorsqu’il dit ; « moi. » Si je
demande à quelqu’un : « Quel genre d’homme es-tu ? », il me répond en me
décrivant sa profession, ses conditions d’existence, son origine, son caractère ;
mais si je lui demande : « Qui es-tu ? », il me répond : « Moi » et il me dit son
nom, où s’exprime l’existence unique de ce « moi ». Ce qui dit « moi », c’est la
personne. Elle est toujours là, car c’est elle qui endosse la responsabilité de ce
que l’homme est et fait ; mais elle n’apparaît pas toujours, elle n’est pas toujours
acte. Tantôt elle ne se manifeste pas du tout, tantôt imparfaitement, selon qu’il
s’agit de quelque chose de mécanique ou d’instinctif. De plus l’homme se laisse
volontiers glisser dans l’impersonnel, parce qu’être « personne », ce n’est pas
seulement une donnée, mais une tâche à accomplir, et qui comporte de graves
exigences. La personne se manifeste surtout dans les options morales lorsque
l’homme est brusquement tiré du cours mécanique de sa vie et se trouve placé en
face de la question de savoir s’il obéira au commandement de l’heure, ou s’il s’y
refusera, car il doit prendre la responsabilité de cette option. Être « personne »,
c’est aussi un don qui se réalise lorsque l’homme entre avec un autre dans la
relation « je-tu » ; lorsqu’il éprouve du respect pour l’autre ou lui donne sa
fidélité, ou accepte d’être responsable de lui. Lorsque deux êtres sont ainsi sous
le regard l’un de l’autre, leur visage intérieur se dévoile et la personne se
révèle12.
En Dieu aussi il y a la « personne » – mais non pas comme chez l’homme.
Chaque homme est lui, une seule fois, et seul ; il n’en est pas de même de la
« personne » de Dieu. Si nous lisons attentivement les Évangiles, et si nous
considérons la manière dont Jésus s’adresse à « Dieu » et dont il le traite, nous
éprouvons quelque chose de particulier ; pour lui il n’y a qu’un Dieu, le Dieu
vivant, le Dieu saint, qui a tout créé et qui est maître de tout. Mais dans sa sphère
de vie cette nature divine dévoile en quelque sorte différents visages. C’est ainsi
que Jésus parle sans cesse du « Père » ; il y a entre le Père et lui un échange
intime ininterrompu. Jésus lui obéit jusque dans la détresse la plus amère,
comme l’exprime la parole de Gethsemani : « Non pas comme je veux, mais
comme Vous voulez ! » (Jn 26,39).
Mais la relation entre Jésus et ce Père est différente de celle qui existe entre
le Père et chacun de nous. Il est son fils comme aucun homme ne peut l’être ;
jamais en parlant aux hommes, Jésus ne s’est associé à eux en disant « Notre
Père » ; jamais il ne s’est compris dans le « nous » des créatures pour parler au
Père, et jamais il n’a dit avec les siens la prière qu’il leur avait apprise. Lorsqu’il
dit que les hommes doivent devenir « des enfants de Dieu », cela signifie tout
autre chose que ce qu’expriment par exemple ces mots : « Tout m’a été donné
par le Père, et personne ne sait qui est le Fils sinon le Père, et personne ne sait
qui est le Père sinon le Fils et ceux à qui le Fils l’a révélé. » (Lc 10,22). Le
Christ a bien vis-à-vis du Père une attitude d’obéissance, mais ce n’est pas
l’obéissance des créatures vis-à-vis du créateur ; son obéissance est de plain-pied
avec le commandement du Père ; l’une et l’autre sont de nature divine. Devant la
face du Père, il y a la face du Fils, également divine. Mais une troisième
« face », plus difficile à saisir que les deux autres, se révèle lorsque Jésus avertit
ses disciples que lorsqu’il les aura quittés, il leur enverra un « autre Paraclet »
qui « rendra témoignage pour lui », « l’Esprit de vérité », qui « demeurera avec
eux », et qui « leur enseignera tout et leur rappellera tout ce que lui-même leur
aura dit » (Jn 14,16–17 ; 15,26 ; 16,7–15). C’est celui qui est venu effectivement
lors de la Pentecôte, qui a assumé l’héritage du Christ et la conduite de l’Église.

C’est un grand mystère qui se révèle à nous ici. Dieu, dont la nature et la vie
sont au-delà de tout ce qui est humain, est personne d’une manière également
différente, surhumaine. Chaque homme n’est personne qu’une fois ; chacun est
effectivement unique et prononce seul son propre « Je ». En Dieu ils sont trois à
le prononcer. Triple est le visage dont sa vie porte l’empreinte, triple le mode
suivant lequel cette vie se possède elle-même… Lorsque l’homme veut dire
« Tu », il lui faut aller à la rencontre d’un autre homme ; Dieu, au contraire,
trouve dans sa propre vie celui à qui il dit « Tu ». L’homme a besoin d’un autre
homme s’il veut être en communion avec quelqu’un, et c’est pourquoi il est
dépendant de toutes les manières : à l’égard de ses parents, de ses frères et
sœurs, de son mari ou de sa femme, de ses enfants, de ses amis, de ses
camarades et de ses compagnons de travail. Dieu, lui qui est l’Un et l’Unique,
solitaire dans sa seigneurie inaccessible, possède la communion à l’intérieur de
lui-même. C’est cela qui constitue la révélation suprême qui est contenue dans
les mots : le Dieu « vivant », le Dieu « riche ».
Le Nouveau Testament nous donne deux interprétations de cette pluralité
sainte de Dieu « Un ». Nous venons de parler de la première. Elle part de la
relation qui unit un homme de la première génération à celui de la seconde ;
c’est donc la relation entre parents et enfants ; elle nous dit : Dieu est fécond. Le
mystère de la naissance s’accomplit en lui. De toute éternité Dieu est « Père » –
et dans cette paternité, maternité et paternité terrestres sont liées en une unité
parfaite – et il est « Fils » ; – le mot signifie aussi fils et fille, c’est-à-dire
l’héritier de la vie. Comme Père, Dieu donne au « Fils » la plénitude de sa vie et
de son être propres. Mais celui-ci ne s’en va pas pour devenir en quelque sorte
un autre Dieu autonome ; il demeure dans l’unité vivante, il se retourne vers le
Père, dans l’amour. Il est « sur le sein du Père », comme il est dit dans le
Prologue de l’Évangile de saint Jean (1,18). Mais si la pleine liberté du Fils se
réalise, sans que son autonomie brise l’unité divine, cela est rendu possible par
l’intervention d’une force sainte, qui, à son tour, est « quelqu’un » et a un nom :
le Saint-Esprit. Le Saint-Esprit est l’amour qui lie le Père et le Fils. L’autre
interprétation est fondée sur la vie spirituelle ; saint Jean la donne aussi dans le
Prologue de son Évangile. Selon celle-ci Dieu a conscience de lui-même, et il
connaît la nature infinie de son être et de sa pensée. Il n’est pas muet, mais
s’exprime lui-même dans une parole exhaustive, éternelle : le Verbe. Dieu est
donc celui qui exprime et celui qui est exprimé ; mais ce qui est exprimé, le
« Verbe », le Logos, est aussi puissant, aussi essentiel et vivant que celui qui
parle. Le Verbe n’est pas extériorisé pour qu’un autre l’entende, mais – et ici la
pensée doit sentir confusément quelque chose qu’elle ne peut réaliser – il devient
pour ainsi dire lui-même l’oreille qui entend ; il revient, et il est alors le « fait
d’être entendu » pour celui qui parle. Celui que nous appelons ici « Celui qui
parle », c’est le Père ; celui qui est exprimé, la parole, c’est le Fils. Et c’est
encore dans le Saint-Esprit qu’existe ce mystère de l’unité et de la multiplicité.

La révélation s’est accomplie en nous dévoilant ce mystère de Dieu ; la


rédemption signifie que l’homme est introduit dans ce mystère. Le Fils éternel,
le Logos, est « entré dans le monde », est « devenu chair », et il a partagé notre
existence ; par là-même il nous a fait entrer dans la sienne. Il nous a enseigné le
mystère de la nouvelle naissance : l’homme qui possède déjà sa première vie,
doit être introduit dans les profondeurs du sein de Dieu et y naître à une nouvelle
existence. Il doit participer à la position qu’est celle du Christ en Dieu. Il devient
frère et sœur du Christ. Il ira avec lui au Père, comme son Fils, comme sa fille,
non pas par nature, mais par grâce. Et cela doit s’accomplir dans la force du
Saint-Esprit qui veut être son ami et son « soutien » (Jn 3,3–10).
Notre prière ne s’adresse pas à un Dieu vague, comme celui auquel se
porterait un sentiment quelconque ou une idée fantastique, mais à un Dieu réel et
responsable. Dieu nous a dévoilé son mystère, et il nous a dit « Qui » il est. Il
nous a dit son « Je », et il nous a révélé son nom. C’est à lui, c’est-à-dire à la
Trinité, tel qu’il s’est manifesté, que doit aller notre prière. La prière du chrétien,
c’est la communion avec lui.

La prière à Jésus-Christ

Lorsque nous essayons de parler de cette prière, il semble que le plus naturel
soit de commencer par celle qui s’adresse au Père. Mais ce serait une erreur ; car
on pourrait nous soupçonner de ne pas savoir qui est le Père dont il s’agit ici, car
le Père est « mystère ». Il n’est pas seulement le Tout-Puissant, celui dont la
Providence embrasse toutes choses, dont parlent les différentes religions. En lui-
même, il est le Dieu inconnu ; c’est le Fils qui l’a fait connaître. C’est le Fils, le
Christ, qui ouvre l’accès au Dieu vivant, trinitaire. Il est la « porte », comme il
l’a dit lui-même. « Dieu, dit saint Jean (et c’est du Père qu’il parle), personne ne
l’a jamais vu. Le Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l’a fait
connaître. » (1,18).
L’adaptation sacrée que doit accomplir la prière pour devenir chrétienne
commence donc lorsque celle-ci s’établit dans un rapport correct envers le
Christ. Il est devenu notre frère ; nous sommes ses frères et ses sœurs, dit saint
Paul (Rm 8,29). Il est notre Maître, nous sommes ses disciples. « Vous n’avez
qu’un seul Maître », dit-il en parlant de lui-même (Jn 23,8). Il est celui qui nous
précède et qui sait la voie ; il est le modèle. Nous sommes ceux qui devons
suivre… « Je suis la voie », dit-il encore lui-même, « personne ne vient au Père
si ce n’est par moi. » (Jn 14,6). Il est la révélation, l’apparition vivante du Père ;
nous regardons sa face, et, « lorsque nous le voyons, nous voyons le Père » (Jn
14,9).
Prier le Christ signifie donc entrer dans cette relation, l’apprendre et
l’accomplir. Prier le Christ ne signifie pas essentiellement adorer et demander
son aide. C’est cela aussi, bien entendu ; mais cette prière-là s’adresse à Dieu
d’une façon générale. La véritable prière au Christ est celle qui réalise la relation
dans laquelle il nous a fait entrer. Dans cette prière nous demandons que le
Christ nous donne de le comprendre ; nous contemplons le Seigneur ; nous
méditons sur sa vie et ses paroles ; nous nous efforçons de pénétrer sa vérité.
Nous laissons les saints enseignements du Christ ordonner et illuminer nos
pensées ; nous demandons ce que nous devons faire pour le suivre ; nous
mettons notre vie dans la lumière de ses paroles et de ses actes. Nous demandons
au Christ qu’il nous donne son amour ; et nous accoutumons notre cœur à entrer
dans cet amour qui est tellement différent de ce que notre nature appelle amour ;
nous nous efforçons d’en faire une puissance dans notre propre existence. Nous
entrons dans l’acte rédempteur du Christ et lui demandons d’être notre
représentant devant la justice du Père. Nous demandons à entrer dans ce
recommencement dont le Christ a ouvert la porte, et nous prions pour que le
mystère de la nouvelle création se réalise en nous.
Dans la prière qu’il adresse au Christ, l’homme cherche la face du Fils qui
est devenu homme pour nous, et il le fait avec confiance, parce que le Christ
n’est pas simplement un personnage de l’histoire qui a jadis existé et puis n’a
laissé d’autre trace derrière lui que celle de ses actions et de ses œuvres. Le
Christ, lui, est vivant. Le Christ qui a jadis existé, existe encore, et il existera
éternellement. Non pas un Christ lointain, qui s’est retiré dans sa gloire ; mais un
Christ proche de nous, tourné vers chacun d’entre nous. Tout homme a le droit
de dire : « Le Seigneur se préoccupe de moi ; il me regarde ; il opère mon salut.
Il m’aime. » Lorque l’homme cherche le Christ de cette manière, il désire la
même chose que le Seigneur ; car la volonté du Christ, c’est de devenir réalité et
force en l’homme. Ce que l’homme fait sur la terre, avec ses faibles forces, le
Christ le fait du ciel : lui, à qui « toute puissance a été donnée ».

Saint Paul revient sans cesse sur cette présence mystérieuse du Christ, non
pas au-dessus ou à côté de nous, mais en nous. À sa résurrection il est redevenu
homme, au sens plein ; mais cette humanité a été transformée, spiritualisée,
divinisée ; il est soustrait aux limites de l’espace, du temps, des choses, et il est
capable de pénétrer jusqu’au secret réservé de l’âme humaine, sans en blesser la
dignité. C’est cela qui rend possible cette relation sacrée : le Christ vit dans celui
qui a la foi, et celui-ci vit en lui. Notre parenté avec le Fils du Dieu éternel va
jusque-là : il est en nous et nous sommes en lui, et cette relation du « Je » et du
« Tu » se résoud en une unité mystérieuse. Croire, c’est être convaincu et pénétré
de cette relation ; vivre chrétiennement, c’est vivre de cette relation. Prier le
Christ, c’est la réaliser par la prière.
C’est par la foi et le baptême que nous nous pénétrons fondamentalement de
cette disposition ; mais c’est l’Eucharistie qui lui donne vraiment consistance.
Par l’Eucharistie le Christ est la nourriture sans cesse renouvelée de notre vie.
Lorsque nous mangeons son corps et que nous buvons son sang sacré, ce qu’il a
dit s’accomplit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi
et moi en lui. » (Jn 6,56). La prière au Christ gravite autour de ce mystère. Elle
s’efforce de le comprendre, de l’accomplir, de demeurer en lui et de se
l’assimiler.

La prière au Père

Nous n’arrivons au Père que par le Christ. Lorsque nous voulons parler
proprement de Dieu le Père, il nous faut en réalité ajouter ceci : Je veux dire
celui dont le Christ parle lorsqu’il dit : « Mon Père ». Il ne s’agit donc pas de
cette divinité vague, dont nous sentons parfois la présence sous la voûte des
cieux ou dans le déroulement de l’histoire, mais du visage sacré qui se révèle
pour la première fois dans les paroles du Christ et ne reste découvert qu’aussi
longtemps que l’homme adhère dans la foi à ces paroles. C’est le visage dont le
Christ a dit : « Celui qui me voit, voit le Père. » Le Père, c’est cette puissance,
cette volonté sainte, cette patrie éternelle dont on sent la présence autour du
Christ, et qui s’évanouit aussitôt qu’on s’éloigne de lui.
Si nous voulons « aller au Père », il faut faire route avec le Christ ; il faut
nous servir des mots du Christ pour nous adresser à lui ; il faut épouser les
sentiments du Christ pour le chercher et pour le comprendre. Il n’y a rien là de
forcé ni d’artificiel ; c’est un fait de l’ordre divin éternel : nous ne trouvons le
Père que sur la route par laquelle le Christ est venu. Et cela en restant, de
quelque façon que ce soit, en relation avec le Christ, en nous unissant à lui, en
sachant qu’il est proche.
Aussi est-il indispensable de méditer constamment sur la vie de Jésus, de
s’assimiler à lui, d’obéir à ses paroles. On ne peut pas être chrétien sans
s’occuper du Christ. Celui qui néglige de le faire glisse dans le domaine profane.
Notre prière n’atteint véritablement le Père des cieux que lorsqu’elle est fondée
sur le commerce avec le Christ.

Le Seigneur nous a enseigné une fois pour toutes la forme exemplaire de


cette prière le jour où ses disciples vinrent lui demander : « Seigneur apprenez-
nous à prier, comme Jean l’a enseigné à ses disciples. » Et il répondit : « Lorsque
vous priez », dites : « Père, que votre nom soit sanctifié… » (Lc 11,2). Il n’y a
pas de mots qui aient été prononcés aussi souvent par les lèvres humaines que
ceux de l’oraison dominicale. Mais en revanche, l’oraison dominicale a eu
souvent un sort malheureux : elle a perdu son vrai sens pour devenir l’expression
d’une piété triviale. Ceux qui la disent n’entendent souvent plus par « Père »
qu’une puissance suprême et indéterminée ; la « sanctification de son nom »
n’exprime plus qu’un respect quelconque ; « son règne » n’est plus qu’une
espèce de bonne volonté parmi les hommes, etc. En vérité ces mots ont un sens
qui est aussi précis qu’infiniment profond ; mais ils ne le prennent que lorsqu’ils
sont compris dans l’esprit même du Christ13.
Le sens du « Notre Père » devient précis par les enseignements qui
l’encadrent dans l’Évangile de saint Matthieu, et que nous appelons le Sermon
sur la Montagne. Il est éclairé par des paraboles où le Seigneur explique la
relation qui existe entre le Père et les hommes : par exemple la parabole du Fils
prodigue. Il faut comprendre le « Notre Père » dans ce contexte ; alors seulement
il devient un chemin vivant qui nous conduit au Père, nous révèle son visage, et
nous fait sentir son cœur.
Mais, parce que l’oraison dominicale est riche, vraie et simple à la fois, elle a
facilement un autre sort : elle est récitée distraitement, sans respect, sans
pénétration intérieure. Cela est tellement fréquent, qu’il est nécessaire de
rappeler aux chrétiens qu’ils doivent se sentir responsables de cet héritage sacré
du Christ et qu’il leur appartient de le conserver eux-mêmes avec respect et
ensuite de le faire respecter par les autres. Le chrétien doit dire le « Notre Père »
avec recueillement et réflexion, et mettre son cœur dans les paroles qu’il
prononce. C’est à cette condition seulement que s’ouvrira pour lui la demeure
que le Christ nous a préparée avec amour auprès du Père.
Tout le message du Seigneur est contenu, à peu de choses près, dans
l’essentiel qu’exprime le « Notre Père » ; c’est le message de la Providence.
Nous y reviendrons dans un autre chapitre ; aussi cette indication suffira-t-elle
pour le moment. La prière au Père naît continuellement de la conscience qu’a le
chrétien de sa Providence. Bien plus, sous certains rapports, cette prière
constitue le processus dans lequel se réalise la Providence. Celui qui prie
demande que la volonté du Père s’accomplisse en lui et que lui-même pénètre de
plus en plus profondément dans l’action de cette Providence. Il cherche à la
comprendre avant de retourner ensuite dans la vie armé d’une confiance
nouvelle.

La prière au Saint-Esprit
Avant sa mort, lorsque le Seigneur réunit ses disciples pour la dernière fois,
il leur dit : « Je vous ai dit ces choses pendant que je suis encore avec vous. Mais
l’intercesseur, l’Esprit Saint que mon Père vous enverra en mon nom, lui, vous
enseignera toutes choses et vous rappellera toutes ces choses que je vous ai
dites. » (Jn 14,15–26).
On ne peut connaître et accepter le Christ, sans rien de plus. En lui le Fils de
Dieu est devenu homme, et vit maintenant parmi nous. Cela ne constitue pas
seulement un grand mystère qui dépasse la puissance de notre entendement, mais
aussi celle du jugement ; car c’est le Christ, son être, sa parole et son sort qui
nous montrent dans quel état de perdition nous sommes. Le connaître, c’est en
même temps se connaître soi-même ; mais la volonté propre s’y refuse. Accepter
et comprendre le Christ n’est possible que par l’intervention de celui qui est son
égal, et dans la force de qui le Fils de Dieu est devenu homme : le Saint-Esprit.
C’est lui qui dessille les yeux, ouvre l’intelligence, remue le cœur. Cela nous
éclaire assez sur ce que signifie avant tout la prière au Saint-Esprit : c’est de lui
demander qu’il nous donne le Christ. Le Christ est un personnage de l’histoire,
ses traits sont voilés par des ressemblances que nous lui découvrons par la
volonté humaine qui ne tolère rien qui ne soit strictement humain : c’est le Saint-
Esprit qui doit m’aider à le discerner. Le Christ est attaqué, son image et son
message sont noyés dans un torrent de malentendus, de déformations et
d’hostilités : c’est l’Esprit qui doit donner à mon cœur et à mon intelligence
l’assurance indispensable pour que je puisse trouver le chemin qui conduit à lui.
Le Christ est le Seul, l’Unique, et il est en même temps la « Vérité » : c’est
l’Esprit qui doit m’enseigner cette « connaissance de Jésus-Christ », qui est « au-
dessus de tout », comme dit saint Paul, et dans laquelle je le discerne, sachant
que je suis connu de lui. Le Christ, parmi les hommes, est « le signe de
contradiction » qui « révèle le secret des cœurs ». Il est accomplissement ou
scandale, et tout conspire à détourner l’homme de l’accomplissement pour
l’enfoncer dans le scandale : c’est le Saint-Esprit qui doit éveiller en moi
l’amour du Christ. S’il est là, tout va bien ; sans lui tout est vide et pénible.
Avoir le cœur touché par le Christ, percevoir le rythme de son existence, le son
de sa voix, la tendresse de ses pensées ; sentir intérieurement ce que veut dire
ceci : qu’il est venu à cause de nous, qu’il se tourne vers nous dans l’amour, et
répondre à cet amour, pouvoir en vivre, c’est cela le don du Saint-Esprit.

Le Saint-Esprit nous apprend à comprendre le Christ et, dans le Christ,


Dieu ; le Christ et, en lui, nous-mêmes. Il donne cette intelligence qui ne vient
pas de la sagesse humaine, mais d’un cœur illuminé. En lui l’homme sait où il en
est, et ce qui est en jeu. Il discerne la bonne direction, même au milieu de la
confusion, et il voit la lumière, même dans les ténèbres.
L’Esprit a réponse à toutes les questions auxquelles aucune sagesse ne
saurait répondre parce qu’en elle le mot « pourquoi » est lié au mot « je ».
Pourquoi suis-je affligé de cette souffrance ? Pourquoi m’est-il refusé ce qui est
accordé à d’autres ? Pourquoi suis-je comme je suis ? Ce sont là des questions
essentielles, les plus profondes, les plus décisives ; mais à leur sujet hommes et
livres restent muets. Il n’y a de réponse possible que lorsqu’on s’est libéré
intérieurement de toute révolte et de toute amertume. Ma volonté de vivre doit
être harmonisée avec ce réel où je reconnais la volonté de Dieu ; et cela non
seulement avec ma raison, mais avec mon cœur. Il y a au plus profond de mon
âme quelque chose qui a besoin d’un enseignement et doit se déclarer d’accord.
C’est alors seulement que je trouverai la réponse à ce « pourquoi », et que je
trouverai la paix dans la vérité. Tout cela est l’œuvre du Saint-Esprit.
Dans les livres liturgiques on trouve quelques magnifiques prières au Saint-
Esprit, qui, mieux peut-être que toutes les paroles, disent de quoi il s’agit. Par
exemple la séquence « Veni, Sante Spiritus » de la messe de la Pentecôte, si
riche de paix ineffable, de profondeur transparente, de calme lumineux ; ou
encore l’hymne des vêpres de la même fête « Veni Creator », débordant de
confiance infinie14.
Il est beaucoup plus difficile de parler du Saint-Esprit que du Fils ou du Père.
Il se dérobe. Il semble qu’il dise : « Non pas moi, mais le Fils. » Car il est
l’humilité divine même dont l’action est cachée ; il est l’oubli de soi qui ne veut
rien d’autre que « prendre ce qui est au Christ et nous le donner ». Ainsi le
comprend-on beaucoup mieux avec le cœur qu’avec la raison, et les hymnes
comme celles dont nous avons parlé sont particulièrement indiquées pour cela.

Enfin l’Espérance du chrétien est liée au Saint-Esprit. Notre existence est


enfermée dans l’insuffisance et l’obscurité. Par la foi nous savons qu’un devenir
mystérieux s’accomplit en nous : celui de l’homme nouveau, créé à l’image du
Christ, et celui du ciel nouveau et de la terre nouvelle dont parle la fin de
l’Apocalypse. Mais ce devenir reste caché ; tout ce que nous voyons en nous et
autour de nous semble être en contradiction avec ce message. Nous avons donc
besoin de l’espérance. Elle est l’œuvre du Saint-Esprit. Car c’est lui l’ouvrier de
ce devenir et de cette nouvelle création. C’est lui l’ouvrier de cet avenir qui doit
devenir éternité. C’est donc lui seul qui peut nous garantir cet avenir.
Il y a là un grand mystère : notre être le plus propre reste caché à nous-
mêmes. Le chrétien ne sait ce qu’il est que par la révélation, et il lui faut le
croire. Il doit non seulement croire en Dieu, mais croire qu’il est chrétien en
vertu de la parole de Dieu ; et cela est souvent très difficile. Nous devons donc
demander au Saint-Esprit cette certitude intérieure qui est la foi et l’espérance, et
dont le fruit est la charité.

12. Voir Guardini : Welt und Person Würtzburg, 1940. S. 104 ss.
13. Voir Guardini, Das Gebet des Herrn, Mainz, 1934.
14. Voir Guardini, Vom lebendigen Gott, Mainz 1936, S. 123 et 147.
La prière verbale

Le langage de la prière

Prier signifie avoir commerce avec Dieu ; or la parole est le commencement


de toute relation : sa racine est le mouvement intérieur du cœur. Celui-ci peut
ainsi s’exprimer par les jeux de physionomie, les gestes de la main, ou l’attitude
du corps entier ; mais cela est encore un langage muet et, au fond, indéterminé.
La parole seule lui permet de s’exprimer avec clarté et fermeté. L’homme se
révèle et s’engage par la parole ; on peut donc dire, avec quelque raison, que
prier, c’est parler à Dieu.

La nature de cette parole est très importante pour la prière. Il serait faux de
dire que seul le sentiment compte et que les mots sont indifférents. Certains mots
maladroits, gauches, valent mieux, il est vrai, par le sérieux du cœur qui les
inspire que les mots les plus beaux et les plus riches derrière lesquels il n’y a rien
de valable : il existe des hommes qui n’arrivent qu’avec beaucoup de peine à
dire ce qu’ils ressentent profondément, et cependant leur attitude spirituelle est
plus agréable à Dieu que tous les discours. Mais il ne s’ensuit pas que la manière
dont on s’exprime est sans importance aucune. En général, la prière issue d’un
cœur juste trouve les mots propres pour s’exprimer. Le langage médiocre, et
surtout le bavardage sentimental sans valeur, révèle habituellement une âme qui
n’est pas ce qu’elle doit être. Inversement, la parole que l’on prononce, agit sur
l’attitude intérieure. La parole de l’homme n’est pas une création de l’individu,
ni l’expression personnelle de sa vie intérieure, mais l’homme trouve, tout fait,
le monde des mots, le langage. Il y est placé par sa naissance, il grandit avec lui,
et en subit une influence plus forte encore que celle, par exemple, du paysage qui
l’environne. Il pénètre jusqu’aux racines de sa vie spirituelle, personnelle ;
l’homme pense, il sent dans sa langue ; c’est par elle qu’il entre en relation avec
les autres hommes, qu’il apprend le sens et l’usage des choses. Ces
considérations valent aussi pour la prière. C’est seulement dans une infime
mesure que l’homme crée lui-même le contenu verbal de la prière ; il le reçoit
presque tout entier. Or cela signifie que le langage réagit sur la prière intérieure
et lui donne sa forme, bonne ou mauvaise.
Il n’est donc pas superflu que nous concentrions notre attention sur le
langage de la prière.
Le langage spontané de la prière

La forme la plus vivante de la prière est celle qui jaillit du cœur. Lorsque
l’homme dit à Dieu, sans intermédiaire, son repentir et son désir, son adoration
et sa joie, ses besoins et sa gratitude, c’est pour ainsi dire le langage originel de
la prière… Apprendre à parler fait partie du développement de l’homme ; c’est
acquérir la faculté mystérieuse de communiquer aux autres ses propres
découvertes, et de leur faire comprendre les sentiments qu’il nourrit à leur égard.
La pièce maîtresse de ce que nous appelons « éducation » ne consiste-t-elle pas à
savoir parler sa propre langue – à l’intérieur de la communauté à laquelle on
appartient, et avec le degré de perfection que permettent à chacun ses dons
naturels ? – Tout homme a une manière à lui d’éprouver les choses, de voir le
monde avec ses yeux à lui ; il veut ce qu’il veut, lui, et non un autre, et cela doit
tansparaître dans son langage. On peut dire la même chose pour la prière. Nous
ne prions pas pour faire savoir à Dieu ce que nous voulons, car il connaît notre
cœur mieux que nous-mêmes. Celui qui prie, vit devant lui, tourné vers lui, grâce
à lui, il donne à Dieu tout ce qu’il a et il reçoit de Dieu ce que celui-ci veut lui
donner. C’est pourquoi les mots de sa prière doivent être bien à lui.
Il y a des moments où les mots nous viennent aisément ; « la parole jaillit de
l’abondance du cœur ». Quand un homme se sent près de Dieu ou, quand, dans
l’adversité, il se remet entre les mains du Seigneur de toutes grâces, les mots lui
viennent tout seuls, et il n’a rien d’autre à faire que de veiller à ce qu’ils restent
vrais. Mais souvent le cœur est bien vide, et l’esprit n’a rien à dire. L’homme est
alors dans un état de pauvreté, et il lui est pénible de parler ; il doit accepter cette
pauvreté, car elle a un sens. Elle est pour lui une épreuve, celle de la foi nue, de
la fidélité et de l’obéissance, sans le secours du sentiment. C’est de là que
doivent venir les mots de la prière ; mais comme il faut qu’elle reste vraie, elle
doit être très simple. Elle doit s’en tenir à l’essentiel ; simples actes de foi, de
respect, de confiance, de disponibilité. Ces mots-là n’ont pas moins de valeur
que ceux qui coulent d’abondance, peut-être même en ont-il davantage. En tout
cas, ce sont ceux qui conviennent, et rien ne peut les remplacer.
La difficulté qu’on éprouve à trouver des mots personnels ne doit pas servir
trop facilement de prétexte pour recourir à la prière toute faite. La pauvreté
intérieure est une école où il faut persévérer, car on peut y apprendre ce que le
livre de prière le plus pieux n’enseignera jamais. Quand bien même la prière se
réduirait à dire à Dieu : « Je crois en Vous », ou bien : « Je m’incline devant
Vous », ou bien : « Je veux Vous obéir et accomplir mon devoir de mon
mieux », ou bien : « Je me confie, moi et les miens, à Votre sainte Providence »,
elle serait plus précieuse devant Dieu que le discours le plus riche prononcé dans
une heure d’exaltation.

Le vocabulaire traditionnel de la prière

Bien entendu, il n’est pas bon de pousser trop loin ce sentiment


d’insuffisance, et si on ne trouve vraiment pas de mots personnels il faut en
prendre son parti et aller en chercher ailleurs. Nous voulons parler de la
« communion des saints » ; mais la plupart du temps, cette expression est mal
comprise. Elle ne désigne pas la communion qu’ont entre elles les personnes
saintes, ou la communion que nous avons, nous autres, chrétiens ordinaires, avec
les grands chrétiens que nous appelons « les saints », mais la participation
commune des fidèles aux réalités sacrées, à la foi, à l’Évangile, à l’Eucharistie, à
tout ce qui fait partie de la vie divine. Donc, si une prière aux paroles valables et
vivantes a jailli du cœur d’un homme, il est juste, il est beau que d’autres s’en
servent, et c’est ainsi que se constitue la communion dans les choses saintes.
Il y a une autre raison qui non seulement nous permet, mais nous amène à
nous servir des prières valables que d’autres lèvres ont prononcées : c’est
qu’elles peuvent nous apprendre quelque chose. Nous avons dit tout à l’heure
que la parole n’est pas seulement l’expression de notre être intérieur, mais
qu’elle est la manière dont nous nous mouvons dans ce vaste univers de signes et
de figures que nous appelons langage. Nous ne recevons pas seulement les mots
isolés, qui se sont formés au cours des temps, mais aussi les expressions, les
manières de parler, des affirmations et des suites de phrases entières que d’autres
ont prononcées, et nous les faisons nôtres, nous y pénétrons et nous découvrons
leur force… Il en va de même lorsque nous prions. Les prières dites ou écrites
par des hommes pieux sont l’expression de leurs expériences et de leurs victoires
sur eux-mêmes ; lorsque nous les employons, nous nous mettons à leur école.
Nous n’apprenons pas seulement à nous exprimer nous-mêmes, mais bien des
choses s’éveillent qui dormaient en nous. Les prières des saints, en particulier,
sont souvent de véritables découvertes dans le monde intérieur de la communion
avec Dieu. Ce sont des chemins qui conduisent à Dieu, des possibilités de vie
nouvelle. Une bonne prière peut être, pour l’homme intérieur, ce que le pain est
pour l’affamé, ce qu’un remède est pour le malade, une fleur pour celui qui se
dessèche dans la grisaille quotidienne.
Certaines prières nous viennent de Dieu lui-même et constituent une partie
de la révélation. Ces textes ne nous disent pas seulement qui il est, mais aussi
comment on arrive à lui ; et cela non pas sous la forme d’enseignements sur la
prière, car ils sont eux-mêmes des prières qui servent de guide à qui s’en sert.
Les psaumes, par exemple, ne sont pas seulement importants et précieux ; ils
sont nécessaires. Sans doute les psaumes nous livrent l’expérience personnelle
de cœurs en prière ; cependant ils ont aussi une valeur représentative pour tous.
C’est l’Esprit de Dieu qui les a inspirés afin qu’ils servent aux autres d’école de
la prière. On peut dire la même chose des grandes prières qu’on lit dans
l’Évangile : par exemple, le cantique d’action de grâce de Marie, le Magnificat
(Lc 1,46–55), ou celui de Zacharie, le Benedictus (Lc 2,68–79), ou la prière du
vieillard Siméon (Lc 2,29–32). Et, en étudiant les épîtres de saint Paul, on y
trouve une quantité de prières implicites, qu’il est facile de dégager et d’utiliser
dans sa propre vie. Il est une prière qui, entre toutes, est valable en elle-même, et
nécessaire à chaque homme : c’est l’oraison dominicale. Personne n’a le droit de
dire qu’il a assez d’expérience de la vie intérieure pour ne plus avoir besoin du
Notre Père ; ce serait un aveu d’aveuglement et d’orgueil. Le Notre Père est
l’école de la prière par excellence ; n’est-ce pas le Seigneur lui-même qui l’a
enseigné aux disciples lorsqu’ils lui ont demandé : « Apprenez-nous à prier. » ?
(Lc 11,1–4).
Ces prières ne sont pas seulement importantes parce qu’elles sont un
enseignement ou une école ; mais aussi en un autre sens, plus caché, parce
qu’elles constituent une partie de la création nouvelle. L’homme nouveau vit en
elles. Elles sont des mystères, et ont une relation mystérieuse avec ces réalités
qui préparent et mûrissent le monde à venir : les sacrements. Celui qui les
accomplit prend part à la construction du monde futur. Les prières de l’Église
contenues dans la liturgie ne sont pas du même ordre, et cependant elles ont une
certaine affinité avec elles. Il faut éviter ici toute exagération : les prières
liturgiques n’ont pas toutes la même valeur. Mais beaucoup d’entre elles
représentent des possibilités admirables de commerce avec Dieu. Tels le
magnifique « Gloria » de la messe, le « Veni Sancte Spiritus » de la Pentecôte,
tant d’hymnes du bréviaire, beaucoup d’oraisons de la messe, si belles dans leur
sévérité et leur clarté, et bien d’autres. Ces textes nous viennent des premiers
temps de l’Église. Ils ont grande allure, et ils sont tout imprégnés du sentiment
de la majesté divine. Nous ne pouvons guère mieux faire que de nous en servir
de temps en temps pour notre prière privée et de nous mettre à leur école.

Ce qui est important, c’est que chacun trouve les prières qui conviennent à
ses besoins. Nous ne parlons pas ici des prières révélées, qui appartiennent à « la
loi divine de la prière », et qui sont valables pour tous – encore que chacun ait à
trouver si, à un moment donné, un psaume lui convient ou non, ou si telle hymne
lui est utile ou non. Mais, parmi l’énorme quantité des prières qu’on trouve dans
les livres de piété, un choix sévère s’impose.
Parlons franchement. Un grand nombre de ces prières sont tout simplement
superflues ; d’autres, et malheureusement elles sont nombreuses, sont pour la vie
intérieure ce que les aliments contre-indiqués ou gâtés sont pour le corps. La
prière doit avant tout être vraie ; or une prière qui abandonne d’une manière
continue le ton simple de la conversation et enfle ses expressions n’est pas vraie.
N’est pas davantage vraie la prière doucereuse et sentimentale, qui suppose des
sentiments qu’un homme normal et sain d’esprit ne peut pas avoir. N’est pas
vraie non plus la prière dans laquelle l’homme s’humilie artificiellement devant
Dieu en se disant plus mauvais qu’il n’est, et en se complaisant dans son état de
pécheur. Ce comportement a des racines faciles à déceler, et peu plaisantes. Il
peut paraître étrange de parler du sentiment de l’honneur à propos de nos
relations avec Dieu. Ce sentiment est bien problématique ; et certaines de ses
manifestations n’ont vraiment aucun sens devant Dieu. D’autres en ont
cependant et non pas seulement pour l’homme, mais aussi pour Dieu lui-même.
On parle d’honneur, mais il n’est pas d’honneur sans honnêteté. Or Dieu est
liberté et noblesse ; seule une humilité foncièrement honnête peut lui être
agréable15.

La prière de répétition

Le chapitre suivant traitera de la méditation ; auparavant il faut que nous


parlions d’une forme de prière qui se situe entre la prière orale et la méditation,
et qui tient une grande place dans la vie chrétienne.
Dans la prière orale l’homme dit à Dieu ce qu’il pense ; c’est elle que
concerne l’avertissement du Sermon sur la Montagne : « Lorsque vous priez, ne
multipliez pas les paroles comme font les païens qui s’imaginent devoir être
exaucés à force de paroles. » (Jn 6,7). L’homme qui s’adresse à Dieu doit le faire
simplement, avec respect et confiance, et ne doit pas en dire plus qu’il ne peut
justifier intérieurement. Bien entendu, il peut se répéter ; comme on peut dire
plusieurs fois la même chose à quelqu’un tout en étant vrai, parce qu’on ne peut
pas enfermer en quelques mots rapides tout ce qu’on éprouve. Le « bavardage
des païens », dont parle Jésus, ne vise pas le nombre des répétitions, mais la
manière de parler et l’illusion d’exercer une influence sur Dieu par la
grandiloquence et le nombre de paroles… Mais il peut aussi se faire que
l’homme ne cherche pas seulement, dans sa prière, à exprimer des choses
précises, mais simplement à s’attarder, à respirer et à se mouvoir dans la prière.
On peut marcher sur un chemin pour parvenir au but ; dans ce cas, on se hâte et
on ne s’arrête pas. Mais on peut aussi avoir envie de se promener ; alors on
prend son temps et on s’arrête à ce qu’on trouve intéressant. La même chose est
valable dans les manifestations de la vie religieuse, et cela est non seulement
justifié, mais bon et beau.
La meilleure manière serait de considérer Dieu comme un excellent ami à
qui on aurait beaucoup de choses à dire, dont on attend les réponses, et de
demeurer dans cette sainte conversation. Mais qui est capable de cela ? À toute
occasion nous constatons combien nos rapports avec Dieu sont difficiles et
comme nous nous fatiguons vite. Il ne nous reste plus qu’un moyen, celui que la
prière chrétienne a employé dès les premiers temps : c’est de répéter certaines
prières, très pures, très denses, pour créer un climat dans lequel l’âme puisse
demeurer, mais en reliant ces prières entre elles par une idée qui progresse et
rompt la monotonie.

La litanie est une forme très ancienne de cette prière de répétition. Le lecteur
prononce l’invocation qui s’adresse à Dieu en fonction de différents aspects de
sa gloire ou de diverses formes de son action ; le peuple répond par la répétition
de phrases brèves comme : « Ayez pitié de nous » ou bien : « Nous vous en
prions, exaucez-nous ! » Ces phrases s’imprègnent du contenu de l’invocation et
en sont l’écho ; d’autre part, ces phrases, qui ne changent pas, prennent un
caractère sans cesse nouveau par le contenu différent des invocations. Cela
permet au cœur du fidèle de rester en repos. Une invocation isolée serait trop
courte, et la simple répétition deviendrait monotone ; mais dans la litanie, l’acte
de la prière prend un sens qui varie, tout en favorisant le repos.
Encore faut-il que la litanie soit récitée convenablement. La manière dont
elle l’est parfois, est sans profit. La beauté et la bienfaisance des litanies devient
sensible lorsque chaque invocation est prononcée avec netteté et que l’on
s’arrête un court instant après la réponse, juste assez pour que le contenu puisse
avoir un certain écho. L’invocation suivante ne doit pas arriver aussitôt avec une
rapidité machinale. De cette façon on arrivera tout naturellement à ce que la
réponse, elle non plus, ne soit pas mécanique, mais laisse également une petite
pause : une paix divine imprégnera alors l’ensemble16.

L’angélus est un autre exemple de cette manière de prier. Trois fois le jour, à
l’aurore, à midi et au coucher du soleil, nous nous remémorons l’événement par
lequel commença notre Rédemption : le message de l’ange à la future Mère du
Seigneur. Cette prière doit être une commémoration ; nous devons la considérer
comme un havre de repos. Elle est riche et en même temps si simple qu’elle peut
être récitée partout, à la maison, aux champs, en marchant dans la rue. Trois
courtes phrases expriment l’événement : « L’ange du Seigneur apporta le
message à Marie, et elle conçut du Saint-Esprit… » Marie répondit : « Je suis la
servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole. » « Et le Verbe s’est
fait chair, et il a habité parmi nous… » Chacune de ces phrases est suivie d’un
Ave Maria. Celui-ci s’imprègne de la phrase, s’en fait l’écho et donne ainsi à
celui qui prie la possibilité de s’attarder en se rappelant l’événement.
L’angélus s’est presque perdu pour le citadin qui ne tient plus compte des
heures solaires et n’entend généralement plus les cloches ; mais il n’est peut-être
pas impossible de se rappeler, à midi ou lorsque tombe le soir, qu’à travers le
monde beaucoup de cœurs s’associent à cette commémoration et de se joindre à
eux.

Il faudrait parler ensuite du chapelet, qui est une forme particulièrement


usitée de la prière de répétition. Il allie les deux thèmes fondamentaux de ce
genre de prière : il s’attarde aux répétitions et cependant progresse lentement,
harmonieusement. Nous ne pouvons pas nous y arrêter ici. Il faudrait parler
d’abord des difficultés qu’il offre pour les hommes modernes et de la manière
erronée dont on s’en sert souvent ; et puis expliquer son caractère, sa structure
intérieure et dire finalement comment il doit être récité : cela nous entraînerait
trop loin17.
On ne se trouve pas toujours en état de dire le chapelet. Par exemple celui
qui se débat dans l’inquiétude de la recherche religieuse, de problèmes pas
encore résolus, n’y trouve aucun sens et y renoncera. Le chapelet suppose une
foi vivante ; il faut avant tout être capable de faire silence et de demeurer en
repos. Indépendamment même du manque de respect que cela constitue envers
les choses sacrées, la récitation hâtive du chapelet lui fait perdre tout son sens. Il
faut de la lenteur et de la réflexion. Si on manque de temps pour le réciter tout
entier, qu’on se contente d’en réciter une partie seulement ; mieux vaut bien le
dire en partie, que tout entier, mais mal.
Le rosaire consiste à considérer la personne et la vie du Seigneur à travers la
vie de sa Mère. On contemple quinze événements de la vie du Seigneur, non pas
en eux-mêmes, mais en empruntant les sentiments de celle qui, parmi tous les
hommes, lui a été la plus proche. On ne se contente pas d’y réfléchir, mais on se
laisse porter par les mots, sans cesse répétés, de l’Ave Maria. Cette interférence
des mystères et de la présence de la Sainte Vierge, constitue la forme propre de
la prière du rosaire ; il y faut sans aucun doute un apprentissage.
Pour celui qui se l’est rendu familier, le rosaire est une retraite silencieuse où
il peut toujours aller chercher la paix ; c’est aussi un sanctuaire dont la porte lui
est toujours ouverte, et qu’il peut franchir afin de se débarrasser de tout ce qui le
préoccupe.
Enfin, il faut rappeler cette autre forme de réflexion pieuse qui consiste à
choisir pour un jour, pour une semaine ou pour plus longtemps, une parole que
l’on emporte dans la vie et à laquelle on revient sans cesse intérieurement. Il
suffit d’adapter cette consigne aux différentes situations de la journée ou de la
semaine. Il arrive qu’à tel moment elle ne dise rien et n’aide pas à sortir de
l’indifférence. Mais il peut arriver aussi qu’elle projette une lumière nouvelle sur
la situation où l’on se trouve et qu’elle aide à la comprendre et à la dominer ; à
moins que ce ne soit le contraire, et que cette situation n’apporte une lumière
nouvelle sur le sens de la consigne. Elle peut ainsi prendre une grande
importance dans le déroulement de la vie quotidienne.
Pour donner plus de caractère à cette consigne on peut la demander à
quelqu’un à qui l’on reconnaît une certaine autorité ; c’est ainsi qu’il y avait
autrefois les « paroles des Pères » ou bien, plus tard, la « parole de la semaine »
ou les « mots bibliques » pour chaque jour. Dans ce cas, c’est vraiment quelque
chose de « donné » qui peut apporter beaucoup de force18.

15. Dans les écrits des saints on trouve des expressions très fortes du mépris de
soi. Elles tirent leur sens de la situation concrète qui les a provoquées, et de
l’ensemble de la personnalité à qui elles appartiennent. Ce serait une erreur de
vouloir les répéter dans des circonstances différentes et d’en faire le point de
départ de toute la vie chrétienne.
16. Voir : Guardini-Messerschmid, Deutsches Kantual, Mainz 1931, S. 127.
17. Voir : Guardini, Rosenkranz unserer lieben Frau, Würzburg 1940.
18. Voir : Guardini, In Spiegel und Gleichnis, Mainz 1940, S. 96.
La prière intérieure ou oraison

Le caractère propre de l’oraison

Le titre de ce chapitre ne suffit pas à déterminer son objet. Toute prière doit
être « intérieure » si elle ne veut pas être du simple verbiage. Mais nous voulons
parler ici d’une manière de prier qui s’efforce de quitter la parole pour tendre au
silence. Contemplative, elle l’est partiellement, car elle a tendance à quitter la
diversité des activités intellectuelles et à se transformer en simples actes. On
pourrait employer le mot de « méditation » ; mais celui-ci ne tient pas assez
compte de cette tendance au silence et à la simplicité. Il resterait l’expression de
« prière contemplative » qui est assez large pour embrasser tout ce que nous
voulons dire ; mais elle a le défaut d’être trop vague pour pouvoir être employée
à coup sûr. Nous parlerons donc dans ce qui suit de l’oraison au sens que nous
venons d’esquisser.

Cette prière est particulièrement liée à la recherche de la vérité. Ce que –


d’un mot également insuffisant – on appelle prière « verbale », s’adresse à Dieu
pour lui dire quelque chose de déterminé. Elle s’appuie évidemment sur la vérité
de la foi ; mais celle-ci n’est pas son objet propre ; elle est adoration, demande,
ou action de grâce. L’oraison, au contraire, cherche la vérité sacrée en tant que
telle. Elle voudrait savoir qui est Dieu, comprendre ce que signifie le royaume de
Dieu, avoir une idée nette de la situation de l’homme, tirer au clair le problème
de sa propre existence et se faire du monde une image exacte.
Or cette recherche de la vérité n’est pas seulement un travail de
l’entendement, sinon elle déboucherait dans la théologie ou la philosophie. La
connaissance, dont il s’agit ici, est l’affaire de l’homme tout entier.
L’imagination, qui est la faculté de représentation, s’attachant à un symbole,
s’efforce par la contemplation à entrer en possession de l’objet qui est caché
derrière ce symbole. La raison procède par vérification, par approfondissement,
par comparaison, elle réduit le singulier au tout et reconstruit l’ensemble à partir
du détail. Le jugement discerne l’essentiel et l’accidentel, la fin et le moyen, la
valeur et la non-valeur, et il prend position. La sensibilité est touchée, élevée,
bouleversée, se sent apparentée ou étrangère, éprouve de la nostalgie, ou a le
sentiment d’un accomplissement. L’être vivant tout entier se tourne vers Dieu et
devient lui-même commerce intérieur et dialogue.
L’oraison, lorsqu’elle est pratiquée comme il faut, manifeste tôt ou tard un
penchant à la simplification. Au début, il lui faut généralement un objet assez
vaste, comportant de nombreux points de vue ; elle fait grand usage de
représentations, de considérations, d’élans et de résolutions ; mais peu à peu son
objet devient à la fois plus étroit et plus puissant. Il y a moins d’idées, mais elles
gagnent en profondeur et en fécondité. Les actes spirituels prennent la forme de
la simplification, de l’adoration, de l’aspiration ; ils ne consistent plus qu’à se
rendre présent, à « réaliser ». Les mots se font plus rares, le langage intérieur
aboutit au silence, et peut-être même à une attitude où est surmontée la dualité
foncière de la parole et du silence.
Mais la connaissance dont il s’agit n’est pas une fin en elle-même, si
importante qu’elle puisse être ; elle doit passer en acte. Dans l’oraison on ne
demande donc pas seulement : « qu’est-ce qui est ? » mais : « qu’est-ce qui doit
être ? » Non seulement : « Comment suis-je ? », mais aussi : « Comment dois-je
être ? Que dois-je éviter, que dois-je dominer, que dois-je faire ? » La volonté
cherche une directive, tend à maîtriser les erreurs de la vie, à créer un ordre qui
permette une activité meilleure et plus féconde.
Une autre erreur serait que le désir de la simplification et du silence
aboutisse à un monde irréel, au rêve ou à l’inconsistance. L’oraison doit toujours
être une relation entre deux réalités, et tendre au face à face vivant de l’homme
avec Dieu. Celui qui prie, doit chercher à s’approcher de Dieu et dans cette
approche à se simplifier et à se purifier, à devenir plus essentiel.

La vérité dont l’oraison se propose la conquête n’est pas celle de


l’expérience immédiate du monde et de l’existence, mais celle de la révélation
divine. Bien entendu, les questions de la morale naturelle n’en sont pas exclues,
ni les préoccupations de la vie quotidienne ; mais son objet propre est la parole
de Dieu et la personne du Christ. Or cette vérité a un caractère propre ; elle
exprime bien l’essence la plus profonde du monde et de l’homme, mais
considérée du point de vue de Dieu ; insérée dans la révélation que Dieu, caché
et inconnu, fait de lui-même dans le Christ ; en même temps qu’une lumière sur
le sens de l’existence, cette révélation est un jugement porté par le Saint des
Saints sur la déchéance de la nature et un appel à sa restauration. La révélation
ne représente pas un degré plus élevé de connaissance du monde et de la vie ;
elle signifie que Dieu s’adresse à la raison de l’homme, prisonnière de sa volonté
propre, pour qu’il se tourne vers lui et cherche dans ses paroles l’explication de
l’existence.
Ce qui est demandé, est donc autre chose que d’apprendre des faits ou des
relations inconnus auparavant. Il s’agit d’accepter une vérité qu’on ne peut
recevoir que de la bouche de Dieu et s’approprier que dans la foi. Cette vérité ne
peut être assimilée vraiment que dans la mesure où l’homme lui fait confiance et
s’en pénètre de façon organique. Et c’est parce que l’amour-propre résiste, que
cette connaissance exige en même temps qu’une conversion des mœurs celle du
regard, du jugement, du sens du vrai et du faux, de la valeur et de la non-valeur,
de l’être et de l’apparence. Il faut donc que l’esprit s’efforce à pénétrer dans les
paroles et les figures sacrées et que le cœur se familiarise avec elles. À cette
condition seulement l’homme devient capable de pénétrer peu à peu le sens du
message de Dieu.
La distinction entre la foi chrétienne et la conscience chrétienne peut aussi
nous aider à comprendre ce dont il s’agit. La foi chrétienne consiste pour
l’homme à accepter la révélation comme le commencement et le fondement de
sa vie, et à s’y enraciner par sa fidélité et son amour ; la conscience chrétienne
est plus que cela. Par conscience nous entendons la manière dont est constitué le
regard, la pensée, le jugement d’un homme ; les normes et l’ordre qui y règnent ;
les attitudes qu’il adopte spontanément, etc.19 La conscience serait donc
chrétienne lorsque, pour elle, serait vrai ce qui est vrai du point de vue de la
révélation ; possible ce qu’elle déclare possible ; bon, beau, noble, familier,
pacifiant, ce qui l’est selon la révélation. Et cela non seulement par suite d’un
effort explicite, mais, pour autant que cela est possible, lorsqu’il s’agit de la
révélation, en quelque sorte naturellement, par conformité intérieure. Il suffit que
nous regardions en nous-mêmes et autour de nous pour nous rendre compte
combien il est peu question de cela. Nous trouvons certes la foi chrétienne,
souvent même, très vaillante et très pure ; mais la « conscience » est plus
communément répandue et elle coexiste avec la foi à qui elle est hétérogène.
L’oraison a donc ici un objectif précis. Elle met le message de Dieu devant
les yeux du croyant, en élucide le sens, pénètre à l’intérieur de son contenu,
s’insère dans sa structure, s’habitue à sa signification ; et ainsi s’accomplit cette
« conversion » du regard, de la pensée, cette transformation de la spontanéité
vivante sans laquelle la conversion des mœurs reste fragmentaire. Par l’oraison
se forme la conscience chrétienne.

Méthode et progrès de l’oraison

Ce livre a un but pratique : nous nous demandons comment il faut s’y


prendre pour bien faire oraison. Ici encore la préparation est primordiale et
décisive. Il y a la préparation éloignée et la préparation immédiate.
La préparation éloignée consiste à ordonner mes pensées à l’oraison que je
vais faire ; je ne peux pas m’y prendre n’importe comment ; il faut que je sache à
quoi elle doit aboutir. Une vérité de la foi révélée ou une pensée d’un homme
inspiré peut m’y aider. Pour celui qui a une certaine habitude de l’oraison, toute
expérience significative, toute situation morale peut servir de point de départ. Il
n’en reste pas moins que l’objet propre de l’oraison est l’Écriture Sainte, et, plus
particulièrement, la personne et la vie de Jésus-Christ. Ses propres paroles : « Je
suis la voie, la vérité et la vie » (Jn 14,6), disent de la manière la plus explicite ce
dont il s’agit dans l’oraison : il s’agit d’y trouver le chemin qui conduit du Père
aux hommes et des hommes au Père, la vérité sainte qui nous est révélée sur ce
chemin, la vie à laquelle nous participons dans le Christ… Il existe aussi de
nombreux livres de méditation qui fournissent des sujets pour l’oraison.
Beaucoup d’entre eux sont très utiles, surtout pour les débutants ; ils montrent
comment on dégage le sens d’un texte de l’Écriture et ce qu’on peut y puiser
pour sa propre vie. Cependant, à la longue, ces méditations toutes faites
s’avèrent trop artificielles, et elles ne conduisent pas assez près de l’essentiel qui
est la réalité divine, telle qu’elle se dévoile dans la révélation et telle qu’elle
parle à l’homme ; en définitive, le livre de méditation par excellence est
l’Écriture Sainte elle-même.
La préparation éloignée consiste donc à choisir un texte approprié. Le mieux
est de prendre pour un certain temps un des Évangiles, ou les Actes des apôtres,
ou une épître, et d’en choisir chaque jour un passage… Mieux vaut ne pas
prendre un texte trop long pour ne pas se perdre ; ni un texte trop court, pour que
l’esprit y trouve une matière suffisante. On peut s’arrêter, par exemple, à un
événement de la vie de Jésus, ou à un fragment d’un de ses discours. Avec le
temps on pourra se contenter d’un texte de plus en plus court, et finalement une
seule phrase suffira pour longtemps… Ce texte, on le prépare ; le mieux est de le
faire le soir, afin qu’il soit tout prêt le lendemain matin. On considère l’idée
fondamentale sous l’angle de laquelle on veut le méditer, ou bien le problème
auquel on cherche une réponse dans ce passage. Si c’est nécessaire, on consulte
un commentaire pour ne pas être arrêté par une difficulté d’interprétation au
cours de l’oraison.
La préparation immédiate est plus importante. Tout ce qui a été dit dans le
premier chapitre de ce livre sur la préparation à la prière en général est valable
ici, mais cela prend une importance encore plus grande. Car dans la prière nous
sommes aidés par les paroles mêmes que nous prononçons, par l’objet de notre
demande ; alors que dans l’oraison on risque davantage d’avoir l’esprit pesant ou
vagabond.
Avant tout, il faut veiller à l’attitude extérieure – que le lecteur veuille bien
ne pas considérer ces détails comme mesquins. – Elle doit être telle qu’on
demeure à la fois calme et éveillé. Il appartient à chacun de découvrir s’il vaut
mieux se mettre à genoux, s’asseoir, ou marcher de long en large.
Il faudra ensuite trouver le calme : le calme du corps, des pensées, des
sentiments, des régions de plus en plus intérieures, se pénétrer de la conscience
que, pour le moment, rien n’est important en dehors de la prière ; écarter tout ce
qui ne la concerne pas, et se concentrer sur son objectif ; enfin il faudra
rassembler son être dispersé et devenir présent. Cette préparation est déjà de la
prière, et si l’on y consacrait un temps assez long, et même parfois tout son
temps, celui-ci serait bien employé.

Une fois recueilli, on prend le texte choisi et on y applique sa pensée d’un


bout à l’autre. Pour cela on peut le lire phrase par phrase, s’arrêter de temps en
temps et chercher à en pénétrer le sens. Les maîtres spirituels disent que celui
qui médite ainsi doit essayer de se représenter la scène par l’imagination – par
exemple la pêche miraculeuse – de façon aussi sensible que possible. Il doit y
être tout entier, comme un témoin qui se serait arrêté au bord de la route pour
voir ce qui se passe. Ce conseil est excellent, car il permet vraiment de donner
vie à l’ensemble et de pénétrer jusqu’aux racines du devenir intérieur. Cela ne
convient cependant pas à tout le monde. Certains sont incapables de se
représenter des événements du passé ; l’image qu’ils s’en font reste pâle ou ne se
forme pas du tout. D’autres ne peuvent pas fixer leur attention et l’image
s’évanouit trop vite. Que ceux-là ne s’épuisent pas à ce genre de reconstitution,
mais qu’ils donnent plus de place à la pensée et aux mouvements intérieurs.
Par contre, ceux qui ont une imagination fertile ne doivent pas négliger la
pensée. Le mot méditation désigne précisément cet effort appliqué de la pensée
qui veut posséder son objet : « De qui s’agit-il ? Qui est-ce ? Que fait-il ? Que lui
arrive-t-il ? Que dit-il ? Que veut-il dire ? Comment se comportent les autres ? »
C’est ainsi qu’on avance dans le texte et qu’on cherche à le comprendre de plus
en plus profondément.
Comme nous l’avons déjà dit, il ne s’agit pas de s’y prendre comme pour un
travail scientifique, avec l’entendement seul ; il faut que le cœur y soit aussi. La
pensée doit se transformer en réflexion, en une pénétration et une prise de
possession, en un contact et un goût intérieurs, et plus l’âme y aura de part,
mieux cela vaudra. La « vérité » dont il s’agit ici est une « sagesse » ; c’est un
savoir du cœur, une prise de conscience de l’âme, où l’homme intérieur accepte
d’apprendre.

Ainsi la pensée se transforme d’elle-même en prière, et c’est ce qu’il faut ;


car l’oraison n’est pas une étude, mais une prière. Si celui qui fait oraison
possède une imagination suffisamment vive pour reconstituer une scène, il doit
essayer d’entrer en conversation avec le Christ, comme s’il était réellement
présent. S’il ne le peut pas, qu’il se souvienne que le Seigneur, dont la vie fait
l’objet de sa réflexion, n’a pas existé seulement dans le passé, mais qu’il vit
toujours. Et non pas quelque part, dans une retraite inaccessible, mais ici même.
Le Christ dont parlent les Évangiles est « parmi nous ». Il l’est même d’une
manière particulière, parce qu’il nous indique « le lieu » où nous sommes. Si
celui qui prie pouvait voir réellement la situation dans laquelle il se trouve, il
comprendrait que cette situation est ce qu’elle est uniquement par la présence du
Christ. Ce serait une erreur de croire que l’homme se décide de son propre
vouloir à chercher le Seigneur ; c’est lui qui est là le premier et qui appelle
l’homme. Il dit : « Viens ici, et reste près de moi. » La prière n’est possible qu’à
cause de cela. Celui qui fait oraison doit donc s’adresser à lui, lui dire sa foi et
son amour, lui poser ses questions, l’entretenir de tout ce qu’il a dans le cœur.

Mais cela n’épuise pas le sens de l’oraison : elle doit manifester ses effets
dans la vie. Bien sûr, il ne faut pas la concevoir d’une manière trop pratique.
Certains s’imaginent que si, pendant l’oraison, ils ne prennent pas conscience
clairement d’une faute bien déterminée, ou s’ils n’aboutissent pas à une
résolution pratique, il n’y a rien de fait ; c’est une erreur. Il est déjà salutaire de
connaître quelque chose de la présence du Christ et de demeurer auprès de lui.
Chaque fois qu’un trait de sa figure prend vie, ou que nous sommes touchés par
une de ses paroles, cela intéresse notre devenir intérieur. Cependant on ne peut
pas se dispenser des retours sur sa propre vie. « Ce qui est écrit, est écrit pour
notre sanctification » dit l’Apôtre ; et, chaque mot de la révélation est le point de
départ d’un chemin qui aboutit à notre vie. C’est à sa lumière que nous voyons
où nous en sommes. La révélation nous est un avertissement et une indication
sur ce que nous avons à faire, à éviter ou à surmonter. Il faut alors sortir du
vague, et arriver à des formulations claires. « Sur tel ou tel point je veux
changer… J’accomplirai mieux ce devoir… Je suis décidé à faire le sacrifice
demandé. » On confie cette résolution à Dieu et on s’efforce de l’ancrer dans le
courant de sa vie.
À la lumière de cet examen sans cesse renouvelé, nous finissons par nous
connaître nous-mêmes, nos fautes, nos possibilités bonnes et mauvaises ; nous
jugeons mieux la vie et ses tâches, nous comprenons plus profondément les
hommes à qui nous avons affaire. L’oraison est donc une éducation intérieure de
l’homme ; son bénéfice est une assurance qu’aucun autre moyen n’est capable de
lui donner.

Mais la chose la plus importante, nous y insistons, c’est que l’oraison soit
une prière. Celui qui fait oraison doit s’y trouver en présence du Dieu vivant. Il
doit se pénétrer de sa réalité divine. Il doit chercher la face de Dieu et se frayer
un chemin vers le cœur de Dieu. Il faut que naisse ce dialogue essentiel où le
« je » de l’homme s’affirme en face de son véritable « tu » : Dieu. Car c’est
finalement ce qui importe ; à tel point que si, dans l’oraison, on trouve cette
présence tout de suite, il n’y a qu’à s’en tenir là, même s’il n’y a plus de place
pour des questions, des pensées et des résolutions.

Nous avons déjà dit que l’oraison avait tendance à devenir de plus en plus
simple et silencieuse. Plus elle se développe, moins l’on a besoin d’idées ;
finalement une seule idée suffit pour trouver le chemin de la vérité qui mène à
Dieu. De même on a besoin de moins en moins de mots pour parler à Dieu. La
phrase : « Mon Dieu et mon Tout » a suffi à saint François pour toute une nuit.
La pensée elle-même se transforme. Elle n’est plus qu’un regard paisible où l’on
se comprend, où l’on est présent et conscient. La manière de parler, elle aussi,
évolue : on parle plus bas, avec une conviction plus profonde. Finalement, il peut
arriver que toute parole cesse ; il n’y a plus, à la place, qu’un simple regard sur
Dieu ; un simple élan vers lui, un courant dans les deux sens. Si cela se produit,
il ne faut pas se forcer à retourner à la diversité des idées ; ce serait inutile, et
même nuisible. Lorsque la simplicité reste essentielle, elle a plus de valeur que
la diversité ; si le silence reste vivant, il vaut mieux que le bruit.
Certains sont ainsi faits que la multiplicité des idées et des mots ne leur sert à
rien, et l’état auquel d’autres n’arrivent que tard, ils s’y trouvent d’emblée. Il
leur suffit de quelques mots ; s’il y en avait davantage cela ne servirait qu’à les
troubler. Peut-être peuvent-ils se passer complètement de paroles et d’idées
précises ; Dieu est là, et ils sont devant lui. Cela suffit, et ils n’ont pas besoin de
chercher autre chose. Mais il ne faut pas qu’ils fassent de cette forme de prière
une loi générale, encore moins un procédé. Il arrivera peut-être un jour où eux
aussi auront besoin d’une matière plus explicite pour leur oraison ; il faudra
qu’ils sachent alors reconnaître le moment où ils devront recourir à un texte.

Nous avons dû nous contenter de décrire le développement de l’oraison dans


ses grandes lignes ; elle prend chez chacun des formes particulières. Ce que nous
avons dit n’est donc pas une règle, mais simplement une indication générale, et
chacun doit se rendre compte de la manière dont les choses se passent pour lui.
L’oraison est plus facile pour les uns que pour les autres ; les gens calmes et
intérieurs ont moins de peine que les nerveux ou ceux qui ont toujours besoin de
voir et d’agir. La nature de l’oraison elle-même est très différente suivant les
dispositions de chacun ; l’homme précis et méthodique fera oraison autrement
que celui dont la vie est faite d’intuitions et d’impressions ; l’être imaginatif
autrement que celui qui pense dans l’abstrait. Il n’y a point ici de règle générale ;
ce qui importe, c’est de chercher la vérité et de tendre vers Dieu dans cette
vérité. Ajoutons encore que le caractère de l’oraison évolue selon les périodes et
les circonstances. Elle est plus facile dans les périodes de paix et d’ascension que
dans les périodes d’énervement et de vide intérieur. Elle est parfois une joie
profonde ; et parfois elle est pénible ; la plupart du temps il faut la prendre
comme un service. Dans le premier cas, on doit l’accepter avec reconnaissance ;
dans le second, persévérer paisiblement ; dans le troisième l’accomplir avec
fidélité. L’oraison est quelque chose de bon et d’important ; c’est toute la vie qui
est transformée, lorsqu’on la pratique. Si l’on a compris cela, il faut la continuer.
Une oraison difficile, mais consciencieuse, a souvent plus de poids, dans
l’ensemble d’une vie chrétienne, qu’une oraison toute remplie d’idées et du
sentiment de la présence de Dieu.

L’oraison mystique

Pour terminer, nous abordons un sujet qui ne relève plus d’une initiation à la
prière ; mais son importance est telle, qu’il faut au moins l’effleurer.
Il arrivera peut-être à celui qui a fait oraison de faire une expérience étrange.
Longtemps sa réflexion, nourrie par les pensées de la foi, aura cherché Dieu ;
soudain Dieu lui-même est là. Cela ne signifie pas qu’il ait été particulièrement
recueilli, ni que l’idée de Dieu l’ait spécialement impressionné, ni que son cœur
éprouve un grand amour pour lui, ni rien de semblable ; il sent que ce qui lui
arrive là est quelque chose d’entièrement nouveau, de différent. Jusque là, il y
avait un mur : ce mur est renversé. En règle générale, même dans la certitude la
plus vivante et dans l’émotion la plus forte, nous avons Dieu devant nous de la
même manière que tout le reste, y compris nous-mêmes, c’est-à-dire sous la
forme d’une représentation ou d’une idée. Cette idée de Dieu nous saisit, nous
incite à l’amour, nous porte à une action déterminée. Dans l’expérience dont
nous parlons, la barrière que constitue le fait d’être pensé n’existe plus : il se
produit une saisie intérieure immédiate.
Il peut arriver que celui qui connaît cette expérience en soit d’abord très
troublé. Il éprouve une émotion d’un caractère tout nouveau, et il se trouve dans
un état qu’il ne connaissait pas encore. Mais la partie la plus intérieure de lui-
même pressent la vérité : « C’est Dieu », ou au moins : « Cela est en rapport
avec Dieu. » Cette intuition l’effraye peut-être. Il ne sait pas s’il doit oser parler
ainsi, et il est incertain sur l’attitude à prendre. Mais le pressentiment devient
bientôt une certitude, et même une certitude particulièrement assurée. Au
moment même où l’expérience se produit, le doute n’est guère possible. Les
doutes ne viennent qu’ensuite ; par exemple, lorsqu’il s’aperçoit que les
représentations ordinaires de la vie intérieure ne se vérifient plus, ou que
d’autres hommes ignorent tout de ce genre de choses. Ce qui est troublant aussi,
c’est que les mots lui manquent pour s’exprimer. Son cœur sait bien de quoi il
s’agit ; mais il sait tout aussi bien que ce qui est très clair dans son esprit et dans
son cœur, il ne peut l’exprimer. Et non pas seulement parce que c’est trop grand
ou trop profond, mais tout simplement parce qu’il n’existe pas d’expression pour
cela. Il ne pourrait dire que des choses de ce genre : « c’est sacré ; c’est proche ;
c’est plus important que tout le reste ; cela vaut la peine et cela seul suffit ; c’est
silencieux, délicat, simple, presque un rien, et cependant c’est tout. C’est lui
enfin. » Voilà tout ce qu’il pourrait dire, tout en sachant que cela ne signifierait
rien pour un autre qui n’aurait pas passé par une expérience semblable.

Ce qu’il sait encore, c’est que ce sacré est parfaitement libre et maître de lui-
même. Aucune puissance créée ne peut rien sur lui. On ne peut forcer cette
rencontre ou ce contact. On peut approfondir le recueillement, clarifier son
regard intérieur, purifier son âme de plus en plus – mais jamais tout cela ne
suffira pour faire que ce sacré se manifeste. Sa venue est grâce toute pure, et l’on
ne peut rien faire d’autre que de s’y préparer, de la demander et de l’attendre.
Ce que nous avons essayé de dépeindre à très grands traits, les maîtres de la
vie spirituelle l’appellent expérience mystique. On fait un usage abusif de ce mot
« mystique » ; il est accolé à tout ce qui est mystérieux ou simplement bizarre.
En réalité, il a un sens précis : il désigne une certaine expérience de Dieu et du
divin. Cette expérience peut s’accompagner de phénomènes secondaires de
diverses sortes – par exemple des images ou des paroles intérieures ; – mais ce
ne sont jamais là que des phénomènes secondaires, et qui ne sont même pas sans
danger. Le tout est d’autant plus authentique qu’il est plus silencieux, plus
discret, plus dégagé de toute image.

Si l’on demande ce que signifie cette expérience, on ne peut donner de


réponse générale. Acceptée comme il faut, elle représente avant tout une
certitude, au plus profond de l’âme, de la réalité du Dieu vivant, et un secours
infiniment précieux pour la foi. Celui qui fait cette expérience peut dire comme
saint Paul : « Je sais à qui j’ai donné ma foi. » S’il la garde bien, il ne risque
guère d’oublier que Dieu existe, qu’il le concerne très personnellement.
Mais cette expérience comporte des exigences. Dieu, par elle, appelle
l’homme plus près de lui, à une communion plus profonde. Elle exige que
l’appelé se purifie, se libère plus résolument des entraves terrestres, se tourne
vers Dieu avec plus de ferveur. Elle lui donne la certitude qu’il peut y arriver
parce qu’il y a un lieu où il peut se tenir et une force qui est prête à se
communiquer à lui.
Pour les autres aussi, cette expérience signifie quelque chose ; celui à qui elle
a été accordée devient un témoin. Il peut dire : « Je sais que Dieu vit. » Aux
doutes, aux objections, il peut opposer la force de cette phrase : « Et pourtant il
en est ainsi, car j’en ai fait l’expérience. » Et de la sorte il peut intervenir pour
l’honneur de Dieu, et être un soutien pour les autres.

Celui qui a une vie intérieure riche et sensible, qui est consciencieux et qui
prend au sérieux les choses spirituelles, peut être très troublé par cet élément
nouveau qui fait irruption dans sa vie. Que doit-il faire alors ?
Avant tout, veiller sur ce don de Dieu et le respecter. L’expérience que nous
avons décrite éveille le désir de demeurer auprès de celui qui se manifeste là. La
prière, si difficile qu’elle ait pu être jusque-là, devient facile. Les mots qui
manquaient naguère, jaillissent maintenant d’eux-mêmes ; peut-être sont-ils peu
nombreux, un seul peut-être, mais il est neuf ; c’est un don, il est inépuisable. Ce
qui arrive à cet homme éveille en lui quelque chose de profond et d’intime qu’il
ignorait encore ; on peut ajouter aussi que c’est quelque chose de très élevé, de
très lointain, dont il ne se savait pas capable. C’est cela qui se met à vivre et qui
se tourne vers celui qui s’approche. Il doit donc suivre cet appel et prier avec le
plus de sincérité possible ; cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas garder la
mesure, car la transformation intérieure est telle, qu’on court le danger de trop se
surmener… Cette expérience peut encore être cause de difficultés d’un genre
parfois très pénible. Ainsi il peut arriver que les choses auxquelles on attribuait
de l’importance perdent leur signification, que les hommes reculent dans un
lointain étrange ; que l’existence devienne vide, qu’on ne s’y trouve plus à sa
place ; que l’on se sente poussé à faire quelque chose, sans savoir quoi ; et même
qu’on finisse par se demander si toute cette nouvelle expérience n’est pas une
illusion et une tentation. Dans tout cela, il faut rester calme et se confier en
Dieu ; se rendre sans cesse disponible à sa volonté et demander la clarté ; mais,
en attendant qu’elle se manifeste, persévérer malgré sa détresse et continuer à
faire ce qu’on faisait jusque-là. À la faveur d’ailleurs de cette persévérance la foi
se fortifie et l’amour se purifie.
L’expérience mystique n’est ce qu’elle doit être que si elle résiste à l’épreuve
dont parle saint Jean : « Vous reconnaîtrez à ceci l’esprit de Dieu : tout esprit qui
confesse Jésus-Christ venu dans la chair, est de Dieu, et tout esprit qui ne
confesse pas ce Jésus, n’est pas de Dieu. » (Jn 4,2–3). N’est divinement bon que
ce qui subsiste devant le Christ ; celui qui fait cette expérience doit donc la
rapporter au Christ. Il doit lui dire avec le plus grand sérieux : « Tout cela, je
n’en veux que si le Christ y est, que si cela est dans la ligne de son Esprit et est
confirmé devant lui. Je ne connais pas d’autre mesure que le nom de Jésus et sa
croix. Je refuse tout ce qui leur est contraire. » Il pourrait être tentant de
rechercher le « divin en soi », ou bien Dieu en tant qu’il existe « au-dessus de
toute parole et de tout mode » ; mais il y a là un grand danger. Il faut toujours
remettre au centre de tout la personne de Jésus ; c’est à lui qu’il faut penser, c’est
de lui qu’il faut se réclamer et c’est à lui qu’il faut s’en remettre.
D’autre part il faut se rendre compte que cette expérience comporte des
obligations. On devra être plus sévère envers soi-même, plus fidèle à ses devoirs,
plus scrupuleux dans la prière, plus rigoureux dans le choix de ses relations, de
ses lectures, de ses distractions, et ainsi de suite.
On ne parlera pas non plus de ce genre de choses sans motif spécial. Il est
toujours délicat de parler de sa vie intérieure ; à plus forte raison lorsqu’il s’agit
d’un secret qui existe entre Dieu et l’homme. De plus, par la parole, toute
expérience est objectivée ; or, dans le cas qui nous occupe, il importe
précisément que l’expérience reste liée à l’existence personnelle. Et puis, en
dehors de toute autre considération, personne ne parlera facilement de cela,
parce que le caractère en est trop sacré. Il faudra pourtant bien le faire quelque
jour. C’est justement parce que cette expérience est tellement différente, et
apporte dans la vie intérieure un élément tellement nouveau, qu’il faut la mettre
à l’épreuve des mots, pour éviter qu’elle ne devienne une illusion magique. On
cherchera une personne expérimentée, et on lui exposera tout ce qui s’est passé.
On prendra ses avis au sérieux, tout en gardant cependant la liberté de faire ce
qu’au plus profond de sa conscience on considérera comme le meilleur, au cas
où il serait évident que l’interlocuteur comprend mal ce qu’on veut dire, ou qu’il
essaierait d’exercer une pression dans un sens ou dans un autre.

L’expérience dont nous parlons est, comme tout ce qui est vivant, un germe
appelé à se développer ; mais ce développement passe par des phases
successives, accompagnées chaque fois de nouvelles exigences, et comportant
bien des crises. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus ; mais cela dépasserait les
limites de notre ouvrage. Nous n’avons voulu donner ici que quelques
indications générales, parce que ce genre d’expérience est plus fréquent qu’on ne
le penserait à première vue. À une époque où tant de choses se désagrègent, il se
trouve que les sources intérieures s’ouvrent plus largement qu’à l’ordinaire, et
bien des hommes, dont la vie est d’ailleurs banale, en sont inondés. Les talents
ou l’éducation n’ont rien à voir ici ; c’est une grâce de Dieu qu’il donne comme
il lui plaît.
19. Le sens dans lequel nous employons le mot de « conscience » est
évidemment plus large que celui de la psychologie ; il couvre ici l’ensemble de
la vie intérieure. Il serait plus exact de parler d’appropriation, de manière d’être
personnelle, de réalisation, ou tout autre terme que l’on pourrait employer pour
signifier que le contenu de la foi devient contenu de l’existence concrète.
Cependant, il y a d’autres raisons de s’en tenir à l’expression de « conscience
chrétienne », et, compte tenu des correctifs que nous avons signalés, nous nous
en tiendrons à elle.
La Providence

La doctrine chrétienne de la Providence

Il y a dans la prédication de Jésus un enseignement qui embrasse la totalité


de l’existence et qui s’applique en même temps à l’individu : c’est le message de
la Providence. Selon ce message, tout ce qui est dans le monde, tout ce qui s’y
passe, est dirigé par l’amour, la sagesse et la puissance du Père, pour le salut de
l’homme croyant.
Le mot de « Providence » est employé aux sens les plus divers ; il est arrivé
en partie à désigner quelque chose de vague et d’indéterminé. Il nous faut donc
d’abord savoir exactement ce qu’il veut dire20. Jésus a souvent parlé de la
Providence ; il y a surtout insisté dans cet ensemble d’enseignements et de
promesses qu’on appelle le Sermon sur la Montagne (Jn 6,24–43). Il y exhorte
ses auditeurs à ne pas se préoccuper de la nourriture ni du vêtement, puisque le
Père qui est aux cieux, sait ce qu’il faut à l’homme. S’inquiéter pour cela c’est,
dit-il, une attitude païenne ; le croyant doit avoir confiance, et rien ne lui
manquera… Ce n’est pas là un conte de fée. Jésus n’affirme pas à ses auditeurs
qu’ils peuvent se libérer de tout souci et de tout travail, et vivre au jour le jour,
parce que des puissances merveilleuses s’occupent d’eux. Cet enseignement
concerne la réalité de l’existence et ne néglige aucune de ses difficultés. Et il ne
s’agit nullement d’un jeu de l’imagination, mais de quelque chose
d’extrêmement sérieux. D’autre part, ce n’est pas non plus un enseignement qui,
d’un point de vue humain, irait de soi : comme si, par exemple, il signifiait que
toutes choses obéissent à un ordre infaillible auquel il faudrait s’insérer, ou bien
que celui qui a confiance dans la vie se tirerait mieux d’affaire que le
pusillanime ou le défiant. Ce sont des propos inouïs : le Dieu vivant se
préoccupe personnellement de chaque homme en particulier, et il est prêt à
prendre soin de lui : il ne s’agit donc ni d’un conte, ni d’une philosophie
naturelle, ni d’une éthique, mais d’une révélation issue de la liberté divine.

Le Sermon sur la Montagne est illustré par des exemples qui montrent
comment Dieu s’occupe de la créature : les oiseaux trouvent leur nourriture sans
semer ni moissonner, et les fleurs des champs sont parées de beauté, sans filer ni
tisser. Au premier abord cela ressemble à une pieuse idylle ; mais il faut lire la
proposition suivante, qui prouve combien tout cela est sérieux : « Cherchez
premièrement le royaume de Dieu sa Justice, et le reste vous sera donné par
surcroît. » (Jn 6,33). Cette phrase nous dit comment Notre-Seigneur conçoit les
rapports de Dieu avec les hommes : il faut que l’homme cherche d’abord le
royaume de Dieu et sa justice, avant toute autre chose ; que le souci du royaume
de Dieu soit le véritable centre et la vraie force de sa vie. C’est là une
proposition magnifique et difficile, qui suppose, au fond, cette « conversion » et
cette « metanoia » (transformation de l’esprit) exigée par lui au commencement
de sa prédication (Jn 4,17). Il faut accepter cette condition pour parvenir à
l’unisson de Dieu et pour qu’avant tout s’accomplissent le royaume et la justice
de Dieu. À partir de cet accord, dit Jésus, l’ordonnance de toutes choses
commencera à se dégager dans la vie du croyant. Ce qui est et ce qui arrive –
choses et hommes, situations et destin – n’est pas l’effet du hasard, mais
constitue une forme, un « milieu ». Mais cette forme est différente suivant les
dispositions et la nature de chaque individu ; et, ajouterons-nous, suivant
l’espace qu’il laisse libre en lui pour l’action de Dieu. Car les événements du
monde ne se déroulent pas avec une fixité mécanique : ils sont infiniment
mobiles, riches de possibilités et prêts à obéir à la volonté capable de les diriger.
Aussi bien, une connaissance approfondie de l’homme montre à quel point les
tendances profondes de la personnalité – celles qui échappent souvent à la
conscience claire – déterminent le cours de son destin. Ce destin prend donc une
forme différente selon que l’individu suit l’inspiration de l’esprit de liberté qui
naît d’une attitude correcte vis-à-vis de Dieu, ou qu’il s’appuie sur sa seule
volonté propre, à la fois tyrannique et incertaine. Mais, d’autre part – et c’est là
la raison décisive – l’univers est entre les mains de Dieu. Les lois de la nature
sont à son service. Il se sert du cœur de l’homme pour régler le cours des choses,
dans chacun des « milieux » particuliers aussi bien que dans tout l’ensemble.
Dès lors qu’un homme se préoccupe avec cœur de l’avènement du royaume de
Dieu, se vérifie pour lui la promesse de l’Épître aux Romains : « Toutes choses
concourent au bien de ceux qui aiment Dieu. » (Rm 8,28). Cela ne signifie pas
que la misère et la souffrance lui seront épargnées ; mais qu’il aura ce dont il a
besoin, et que tout ce qui arrive, même le mal, servira à dégager le sens véritable
de sa vie.
Le message de la Providence exige de l’homme quelque chose de très grand :
il s’agit de mettre au premier rang des préoccupations de sa vie le royaume de
Dieu. Mais ce message, en même temps, lui promet quelque chose de tout aussi
grand : tout ce qui arrive à l’homme concourt à son bien, et édifie son existence,
telle que Dieu l’a pensée, pour son salut21.
Ce n’est pas là une fable, mais la réalité ; non pas la réalité brute de la nature
ou de l’histoire, mais celle qui est issue de Dieu. Ajoutons que cette réalité ne
constitue pas un monde secret en marge de celui de la nature, mais qu’elle est au
cœur même de la nature et de l’histoire. On ne la saisit pas, comme les images
des contes, par l’imagination ; ni comme les objets de l’existence immédiate, par
l’observation et l’entendement, mais dans la foi. C’est la parole de Dieu qui nous
en instruit et il faut tout risquer sur la foi de cette parole : alors la réalité de la
Providence se profile entre Dieu et nous. Elle semble être en contradiction avec
l’univers tel que nous le connaissons ; elle déroute toujours notre cœur ; c’est
pourquoi il faudra constamment renouveler notre foi. La lumière se fera
insensiblement. On finira par soupçonner la signification d’un événement, d’une
rencontre, d’un succès ou d’un échec. Derrière les forces et les nécessités qui
gouvernent généralement les événements, on discernera une autre puissance et
une signification nouvelle. Et l’homme découvrira ainsi peu à peu qu’il est entré
dans un univers de sainteté dont Dieu a le gouvernement. À certaines périodes
l’intelligence de tout cela peut être très claire, et à d’autres elle est très obscure.
Bien souvent ce ne sera qu’un sentiment discret de confiance qui traverse toute
la vie. En tout cas, tout cela repose sur la foi. L’essentiel reste caché, et ne se
révélera qu’à la fin des temps, lorsque s’accomplira le royaume de Dieu. Ce qui
dans la vie de l’homme est l’œuvre de la Providence, c’est une partie du monde à
venir où l’homme nouveau vivra sur une terre nouvelle et sous un ciel nouveau
(Ap 21,1). L’homme qui est attentif à la Providence vit déjà dans un monde qu’il
ne comprendra pleinement qu’à la fin des temps.

La Providence et la prière

À l’époque du Nouveau Testament le sentiment chrétien de l’existence était


déterminé entièrement par la foi en la Providence. Aujourd’hui, c’est encore le
cas chez des gens simples ; pour ceux-là surtout qui, comme le paysan, sont à la
merci de forces sur lesquelles ils n’ont aucune influence. Mais à part cela, cette
foi en la Providence ne représente généralement plus une grande force dans la
vie chrétienne. Les causes en sont nombreuses, et nous ne pouvons les examiner
ici ; ce qui est certain, c’est qu’il faut lui rendre plus d’efficacité, si nous voulons
prétendre à une existence vraiment chrétienne. Et on ne peut pas omettre
d’envisager la question sous l’angle de la prière.
Avant tout il sera nécessaire de réfléchir à la Providence, de la comprendre et
de la faire sienne intérieurement. Nous avons parlé de l’oraison ; ajoutons
maintenant qu’un des sujets d’oraison les plus fondamentaux est le fait de la
Providence. Toutes les paroles de Jésus qui ont rapport à ce sujet doivent retenir
notre attention, et non pas seulement le grand texte du Sermon sur la Montagne
dont nous avons parlé ; mais aussi beaucoup d’autres textes qui sont dispersés à
travers les Évangiles sous forme d’enseignements ou de paraboles. Il faut ajouter
à cela la propre attitude de Jésus envers la volonté du Père ; ce qu’il appelle
« son heure » ; la manière dont il ressent et vit les événements, l’attitude
intérieure de son âme, etc.
Faire oraison, c’est aussi essayer de comprendre les relations de l’univers et
de l’histoire avec la Providence. Il s’agit, en d’autres termes, de dépasser la
conception d’un ordre impersonnel et mécanique de l’univers, telle qu’elle est
proposée par la science et par l’attitude commune des hommes. Cette conception
est fausse, car elle arrache l’univers des mains de Dieu. On n’acquiert pas son
autonomie en pensant l’univers en termes de « science » ou de « culture » ; ce
faisant on abandonne tout simplement l’univers entre les mains de l’ennemi de
Dieu. C’est donc une tâche considérable que de replacer, dans l’oraison,
l’univers dans la vérité. Tout semble faire échec à cette préoccupation.
Cependant on ne peut pas refuser ce combat, qui est le combat de la foi ; de la
victoire sur « le monde » – le monde ancien déchu – naîtra un monde nouveau,
éternel.
Le « Notre Père » fait partie du Sermon sur la Montagne. Il n’est intelligible
que replacé dans la ligne de l’enseignement sur la Providence. Il faut d’abord se
rendre compte que le monde est entre les mains de Dieu vivant, comprendre sa
propre existence en fonction de l’action de ce Dieu, réaliser que le Royaume de
Dieu a été confié aux soins de notre faiblesse d’hommes, pour savoir ce que
signifie l’oraison dominicale.

Elle n’énonce pas seulement une vérité générale concernant l’action de la


Providence ; elle révèle l’action de Dieu, qui, d’un événement à l’autre, se
manifeste dans la vie des individus. Aussi l’oraison a-t-elle pour but de retrouver
et de reconnaître l’action de la Providence dans chaque époque d’une vie ou
dans chaque situation. La Providence n’agit pas selon un plan établi d’avance,
mais elle s’adapte aux réalités et aux événements de ma vie. D’autre part,
l’univers total et les existences individuelles se développent dans leur ligne ; les
causes agissent infailliblement, les situations se transforment ; les phénomènes
viennent et disparaissent. Mais en même temps il se passe aussi quelque chose
de particulier : tout ce monde mouvant s’ordonne autour de moi, et semble
m’interpeller : « Regarde, essaie de comprendre le Royaume de Dieu. Ce que tu
auras gâché, tu ne pourras pas le réparer. » Telle situation donnée, est
l’« heure », mon heure d’accomplir complètement la volonté de Dieu22. Dans
l’oraison je considère cette situation et j’essaie de la comprendre : « Que
signifie-t-elle du point de vue de Dieu ? Comment faut-il la traiter ? »
Dieu veut quelque chose qui a rapport « au royaume et à sa justice ». Il me le
demande à moi, et précisément à cet instant. Il me fera donc aussi savoir ce que
c’est. Mais comment ? Non par des illuminations intérieures, mais par les choses
et par la vérité qui est en elles ; par la pensée que cette situation met en lumière
aussitôt que je ne la considère pas au travers des raisonnements terrestres et de
ma volonté propre, mais que je la porte devant Dieu et l’examine avec le ferme
propos d’accomplir sa volonté… L’incertitude sur ce qu’il faut faire peut avoir
plusieurs causes. Il peut se faire d’abord que les contours des choses ne sont
effectivement pas encore assez précis, et il est difficile de savoir ce qu’elles sont.
Le moment d’agir n’est pas encore arrivé et il faut attendre ; le regard et le
jugement peuvent encore manquer de fermeté : dans ce cas il faut conformer son
action à des lumières provisoires. Mais il peut aussi se faire que le manque de
clarté provienne de ce que l’homme n’est pas encore suffisamment uni à Dieu,
que sa volonté propre fasse écran à la volonté de Dieu qui parle dans cette
situation ; elle aveugle le regard et rend la justesse du jugement incertaine. Mais
aussitôt que l’homme se persuade que la volonté de Dieu est juste et salutaire,
aussitôt qu’il est libre et disponible, les incertitudes s’évanouissent. Non pas
toutes, mais au moins celles qui ne proviennent pas seulement du fait que la
situation n’est pas mûre, ou de l’impuissance de la raison et du jugement, ou de
la résistance de la volonté.

Les jugements moraux du chrétien des temps modernes s’appuient le plus


souvent sur une hiérarchie de normes et sur un système de valeurs ; à première
vue il n’y a rien à redire à cela ; mais on risque d’aboutir à une pure philosophie
et de perdre le sens de la Providence, qui, elle, est la manifestation de l’action
libre de Dieu. L’existence de l’humanité comme celle de l’individu, ne se
déroulent pas selon un ordre fixe et un système infaillible de valeurs ; Dieu est à
l’ouvrage, il décide, il crée et il agit partout, y compris en soi-même. Ma vie est
un carrefour – le plus important pour moi – où l’action de Dieu se manifeste.
Mon existence est un atelier où il travaille. Quelque chose de neuf doit en sortir.
Le travail chrétien et le devenir chrétien sont une œuvre de collaboration où
l’effort de l’homme est associé à l’effort de Dieu. C’est une œuvre d’humilité,
car Dieu a la part principale ; une œuvre d’obéissance, car elle ne peut aboutir
que sous la conduite de Dieu ; et en même temps une œuvre de confiance, car
chaque homme est le terme d’une création divine. Sans aucun doute, les normes
de l’éthique, les commandements de la morale chrétienne, les règles de sagesse
de la foi et les disciplines de l’Église, doivent être respectés. Mais cela ne doit
pas nous faire oublier que chaque situation, envisagée du point de vue de Dieu,
est riche de possibilités qu’aucune norme, qu’aucun commandement, qu’aucune
règle, qu’aucune discipline ne sont capables d’embrasser. Il y a là quelque chose
qui dépasse les conceptions communes ; quelque chose de neuf et d’unique. Ce
n’est pas peu de chose, c’est la moitié de l’existence.
Cette manière de concevoir les choses fortifiera la conscience chrétienne trop
souvent affaiblie. Pour la majorité des hommes, la conscience chrétienne ne
consiste qu’à reconnaître le caractère obligatoire de la loi morale, et à en faire
l’application dans les circonstances de la vie concrète. Mais on perd de vue un
autre aspect de l’existence, tout aussi important, à savoir le souci des exigences
d’un avenir encore inconnu, la capacité d’apercevoir ce qui veut parvenir à
l’être, le courage d’accomplir quelque chose pour quoi il n’existe aucun modèle.
Cela aussi, c’est l’affaire de la conscience. À ne considérer que le premier
aspect, il se passe dans la vie morale quelque chose de singulier : elle devient
monotone, ennuyeuse, et suscite l’opposition des hommes qui, précisément, sont
les plus vivants ; sans compter tout le bien qui aurait pu se faire et les forces
précieuses restées sans emploi. La pensée à la Providence, et, plus encore, la vie
de foi en la Providence, doit réveiller et fortifier ces zones incultes de la
conscience qui n’en sera que plus ferme et plus vigoureuse ; car il est évident
que la conscience est toujours menacée de tomber dans le caprice et l’esprit
d’indépendance. L’homme de foi évitera ce danger en se persuadant qu’il n’est
pas seul au travail, mais qu’il a une fonction précise dans l’ensemble du plan de
Dieu, à qui nous devons rendre des comptes.

Dans ce contexte, la prière consiste donc à demander à Dieu que les vues de
sa Providence se réalisent dans notre propre vie : « Que Votre volonté soit faite
sur la terre comme au ciel. » Cette volonté de Dieu concerne la venue du
royaume, le monde nouveau qui est en devenir. L’homme de prière partage avec
Dieu les mêmes soucis, demande que sa volonté s’accomplisse, non seulement
dans la marche générale de l’histoire, mais dans les situations particulières où il
se trouve lui-même engagé.
Si cette prière est sérieuse, elle s’accompagne d’une entière disponibilité à
l’action de Dieu. L’homme est prêt à faire ce qu’à sa place il doit faire, et il
accepte les exigences de cette situation, même si elles sont dures. Dieu ne
gouverne pas son royaume comme il gouverne l’évolution des astres ou la
croissance des arbres. Ces dernières relèvent des lois de la nature, tandis que le
devenir du royaume de Dieu relève de la liberté. L’homme doit vouloir
librement le royaume de Dieu, dans la mesure du moins où il s’y intéresse dans
la prière. C’est cela le sérieux de la vie chrétienne : cette vocation inévitable et
irremplaçable qui met chacun à son poste.
Ceci amène tout naturellement à demander à Dieu qu’il nous manifeste sa
volonté. Il ne s’agit pas d’ordres précis que l’intelligence pourrait discerner,
mais de réalités concrètes dont on ne distingue le sens qu’en les plaçant dans
l’ensemble de l’action divine ; il s’agit d’une réalité en devenir dont l’homme est
responsable et qu’il doit assumer. Il demandera donc à Dieu de lui donner des
yeux pour voir. Un poète a dit : « C’est une grâce indicible que le privilège de
voir ce qui est. » Cela est vrai. Les choses sont bien là et elles manifestent la
volonté de Dieu ; mais on ne les voit pas, parce que « les yeux sont voilés ». Or
ils sont voilés par la mollesse, par la paresse, par la lâcheté, par l’égoïsme du
cœur ; et il ne peuvent s’ouvrir que de l’intérieur, de ces profondeurs de l’être
qui ne sont accessibles qu’à Dieu seul. Mais c’est une grâce tout aussi ineffable
que de voir ce qui n’est pas encore. Non pas un monde de chimères et de
mirages, mais les événements qui nous concernent et qui dépendent de notre
action. Ils peuvent être importants ou quelconques : le bien d’un homme qui
nous est confié, ou une idée qui est destinée à transformer l’existence, un jour,
au cours de l’histoire. Il faut donc demander à Dieu de rendre notre cœur attentif
à ce qui n’existe pas encore. Cependant, plus important que les grâces de
connaissance, il y a les grâces de l’action qui fortifient la volonté et la rendent
patiente, courageuse, et persévérante malgré les difficultés.
La prière est aussi le meilleur entraînement dans la voie de l’acceptation de
ce qui est difficile et pénible : c’est l’épreuve de la foi en la Providence. Tant
que les choses s’ordonnent selon nos désirs, ou que ce qui nous contrarie est
encore ressenti comme un obstacle stimulant, il est facile de croire que tout est
conduit par un amour providentiel. Mais on ne mesure la portée de la soumission
à la Providence que lorsque le regard et la volonté sont impuissants, et que le
cœur ne sait plus où tout cela doit mener. C’est alors l’heure du combat qui doit
vaincre le monde par la foi. La foi puise dans la parole de Dieu l’assurance que
rien de ce qui arrive n’échappe à sa Providence, même lorsqu’on ne le sent pas.
La foi tient pour assuré que l’incohérence apparente des choses cache un ordre
providentiel ; que les pertes apparentes sont en réalité des gains ; que derrière
toute misère se cache une richesse. On apprend, dans la prière, à dire « oui » à la
sagesse et à la puissance de Dieu. Par des essais sans cesse renouvelés, dans la
sincérité, la générosité et le courage, le cœur s’exerce à dire « oui » à l’amour de
Dieu mystérieusement à l’œuvre.
Tout cela constitue une relation vivante, dans la prière, avec la Providence de
Dieu… On a prétendu que la prière chrétienne n’était plus adaptée à l’homme
moderne, qu’elle était dépassée. Il y a toujours eu, il est vrai, des gens pour
prétendre que la prière n’était plus adaptée à l’homme « d’aujourd’hui ». Mais
ils auraient mieux fait de déclarer : « Nous ne voulons pas. » Cependant ce refus
n’est peut-être pas complètement dénué de motifs, car la prière chrétienne a
effectivement, ou du moins dans une large mesure, perdu le contact avec la
réalité. L’évidence de ce fait s’exprime de bien des manières. On dit, par
exemple, que la prière est devenue passive, et qu’ainsi elle est l’affaire des
femmes ; que l’homme, au contraire, veut agir et n’a donc que faire de la prière.
Il faut avouer que les femmes ont toujours eu une part très importante dans la
prière. Mais le jugement de la fin des temps révélera l’efficacité de la prière
silencieuse des femmes dans le déroulement de l’histoire générale du monde et
de l’histoire des individus ; on comprendra tout ce que cette prière aura
accompli, tout ce qu’elle aura conservé qui, sans elle, se serait abîmé dans le
désordre ; on comprendra tout ce qui, dans l’action, les luttes et le travail de
l’homme, a été rendu possible par la prière cachée des femmes. Il n’en reste pas
moins que la forme générale de la prière, l’attitude qui la détermine, l’esprit qui
la porte, les intentions qu’elle assume, les mots dont elle se sert, tout cela est
souvent influencé par la femme d’une manière telle que l’homme ne peut s’y
associer ; il est vrai aussi que cela met tout aussi mal à l’aise une femme
authentique ; car la relation de l’homme et de la femme est telle que chacun est
affecté par les erreurs de l’autre. Sans l’influence de la femme, l’homme n’est
plus qu’un mâle, et réciproquement, soustraite à l’influence de l’homme, la
femme s’alanguit. C’est ce qui est arrivé pour la prière. On a souvent
l’impression que la prière se dérobe au réel, qu’elle évolue dans un univers
particulier où l’on s’occupe de choses étrangères à la vie. Or l’avenir du
christianisme dépend, entre autres choses, de ceci : la prière gardera-t-elle un
contact réel avec le monde des choses, du travail et de l’histoire ? C’est l’idée de
la Providence qui doit constituer le vrai point de départ de ce contact. Lorsque la
prière aura retrouvé cette allure, l’homme pourra la pratiquer, sans que cela lui
paraisse bizarre.
Sans doute faut-il aussi se placer dans la même perspective pour comprendre
le sens de la prière pour les autres. Elle signifie, dans sa forme la plus courante,
que l’on prie aux intentions de quelqu’un qui vous est proche : pour la guérison
d’un malade, pour la solution d’une difficulté professionnelle, pour la protection
contre un péril menaçant. Mais ce n’est là que l’aspect superficiel. La maladie
n’est pas une réalité en elle-même, elle est un moment de l’histoire de l’homme
qui la subit ; la prière n’est véritablement juste que lorsqu’elle demande à Dieu
que sa volonté s’accomplisse en cet homme, qu’elle l’aide à parvenir à la
connaissance, à la persévérance et à la maturité qui doit lui venir de la maladie.
Prier pour que la volonté de Dieu soit faite ne signifie donc pas qu’on prie pour
qu’arrive ce qui est inévitable, et pour manifester simplement qu’on s’y résigne.
Car la sainte volonté de Dieu n’est pas une fatalité qu’il faut subir, mais une
action créatrice, sainte et pleine de sens, tout ordonnée à une création nouvelle ;
et la prière est le désir fervent que l’œuvre de Dieu progresse dans telle
circonstance donnée.
Ce qui est vrai pour l’individu, l’est aussi pour la communauté. Le monde
irait autrement si les croyants le portaient devant Dieu dans une prière valable. Il
ne suffit pas de désirer que Dieu nous aide dans telle ou telle circonstance, ou
détourne tel malheur, mais il faut encore demander que se réalise la grande
œuvre de sa volonté, c’est-à-dire la croissance de son royaume, tel qu’il le veut,
et tel qu’il ne peut se réaliser que maintenant. Dans la mesure où nous y voyons
clair, la prière peut porter sur des objets précis ; pour le reste elle consistera à
demander que les hommes « cherchent le royaume de Dieu et sa justice », qu’ils
aient le souci d’appartenir à ce royaume de sainteté et qu’ainsi la volonté de
Dieu s’accomplisse dans le monde. Les événements extérieurs n’ont de valeur
que s’ils sont assumés intérieurement. Le monde ne peut subsister qu’à condition
qu’il y ait quelque part une conscience, une vie, une souffrance qui l’assume. Le
rôle d’une prière nourrie de la pensée de la Providence, est de constituer l’espace
de silence, que dans sa présomption bruyante, le monde généralement n’estime
pas nécessaire ou qu’il ne soupçonne même pas.

La Providence et l’ensemble de la vie de prière

Les maîtres spirituels enseignent que la prière doit progressivement déborder


les brefs moments qui lui sont explicitement consacrés, et envahir toute la
journée. Ils rappellent la parole de Jésus : « Il faut toujours prier et ne pas se
lasser. » (Lc 18,1). Cela signifie d’abord la ferveur avec laquelle le fidèle doit
demander le secours du Père dans n’importe quel besoin, jusqu’à ce qu’il soit
exaucé ; mais il s’agit surtout d’une prière ininterrompue telle que, de pratique
isolée, elle devienne une partie intégrante de la vie entière ; que, d’acte, elle
devienne une attitude ou un état intérieur. Il faut justifier cette idée. Elle suppose
que la vie intérieure est déjà suffisamment développée et que le commerce avec
Dieu est devenu cher à notre cœur. On ne peut pas arriver à cette étape par la
contrainte ; il faut laisser au temps accomplir son œuvre. Aussi bien, ce livre ne
veut jamais presser personne de faire quoi que ce soit, mais seulement exposer
ce dont il s’agit. Assurément, dans la vie spirituelle, le zèle est important ; mais
la lucidité, qui sait se donner le temps, est tout aussi importante.
Lors donc qu’on a compris que la prière n’est pas un phénomène
exceptionnel, mais un élément permanent de l’existence, orienté vers Dieu, on
cherchera à l’étendre à l’existence tout entière. Il y a plusieurs manières de s’y
prendre. La première est, si l’on peut dire, contemplative. Elle part de l’acte
même de la prière, surtout de l’oraison et la prolonge dans la vie quotidienne.
Pour cela on peut se recueillir plus fréquemment et chercher la présence de Dieu,
de sorte que la journée est comme un itinéraire jalonné par des étapes de prière
de plus en plus rapprochées ; ou bien l’attention explicite qu’on a prêtée à Dieu
pendant l’oraison se prolonge par une attitude plus détendue de respect à travers
les actions de la journée et leur confère un caractère religieux. Tout cela permet
d’arriver à ce qu’on appelle « vivre en présence de Dieu »… Mais on peut aussi
partir de l’idée de la Providence. L’homme s’habitue à cette idée et se propose
de collaborer à l’action de Dieu, il a une conscience permanente que Dieu est à
l’œuvre dans tout ce qui arrive. Si, dans le courant de la journée, il pense sans
cesse à ce mystère silencieux, vivant, délicat et en même temps puissant, ou s’il
le sent présent, c’est là une véritable prière et il ne dépend que de lui de la
prolonger et de l’étendre à tout. Il n’a pas besoin pour cela de s’évader de la vie
et de l’action quotidiennes, car la prière, au contraire, se confondra avec elles.
Dans chaque événement il voit un don de Dieu, et il oriente sa vie de telle sorte
qu’elle ne fasse plus qu’un avec l’action de Dieu. Il a conscience de la sainteté
de cette collaboration et, d’heure en heure, il comprend mieux le sens de la vie.
Ces pensées lui donnent un sentiment de sécurité qui ne l’empêche pas pour
autant d’être efficace dans le monde.
Voici donc que la vie devient elle-même prière. Et nous savons à quelles
profondeurs cette expérience peut mener. Saint Augustin raconte au neuvième
livre de ses Confessions comment il lui était arrivé un jour de souffrir beaucoup,
et comment il avait été libéré de sa douleur par la prière. « Mais de quelle
souffrance s’agissait-il ? Et comment a-t-elle disparu ? Cela m’a effrayé, je dois
l’avouer, mon Seigneur et mon Dieu, car rien de pareil ne m’était arrivé depuis
le commencement de ma vie. Et tes signes me devinrent sensibles au plus intime
de mon être, et me réjouissant dans la foi, j’ai loué ton nom. » (Conf. 9,4,2). Le
bouleversement de saint Augustin, que ces mots traduisent encore aujourd’hui,
n’est pas causé par la douleur, ni par la surprise de sa disparition, mais par
l’expérience que cet homme a faite de l’action providentielle perçue dans la
relation entre la souffrance, la prière et la guérison. Il est introduit à l’intérieur
même de ce que, jusque-là, il ne connaissait que superficiellement et de manière
confuse. Le voici dedans, et il sent l’ineffable. Il n’est rien arrivé de spécial ; des
douleurs, il y en a tous les jours, et le fait qu’elles disparaissent peut s’expliquer.
Mais dans tout cela Augustin a ressenti l’action et le mystère de la Providence.
Les choses de tous les jours brusquement deviennent des « signes » et des
« appels » intelligibles au plus profond de son cœur, et il répond par l’adoration
et la louange. Une pareille expérience, elle, n’est pas de tous les jours, et il
dépend de Dieu de l’accorder ; mais cela nous montre le terme lumineux d’une
voie dans laquelle nous devons tous nous engager.
Quand nous étions enfants, on nous apprenait déjà qu’avant de commencer le
travail de la journée il fallait purifier son « intention », et la renouveler
fréquemment au cours de la journée, pour orienter toutes nos actions vers « la
gloire de Dieu ». Le sens et la valeur d’une action dépendent, en dernière
analyse, de son « intention », c’est-à-dire de son esprit et de son but. Cette
intention varie selon que nos dispositions intérieures sont plus ou moins lucides
et pures, et aussi avec le caractère de la chose en question ; on nous exhortait à
donner à tout le cours de notre existence et de notre action une orientation
générale et définitive par une « intention » : celle de tout faire servir à la gloire
de Dieu. Tout peut la servir, même les choses les plus banales et les plus
insignifiantes, comme nous l’apprend l’Épître aux Corinthiens (10,31) : « Que
vous mangiez ou que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites-le en
l’honneur de Dieu. » Saint Paul vient de se demander s’il est permis de manger
certains aliments, et il conclut en disant que de telles distinctions sont sans
importance, car tout l’ensemble de notre vie doit être un service sacré accompli
en présence de la majesté du Seigneur. Par « l’intention droite » notre esprit est
sans cesse dirigé vers Dieu, de sorte que toute action est transformée en
« offrande de justice ». Qu’on n’objecte pas que cette intention est artificielle,
puisqu’elle est un acte de volonté, alors que Paul visait l’attitude fondamentale
d’où devait procéder tout le reste, les grandes choses comme les petites. Il est
indéniable que « l’intention droite » est un acte de la volonté ; mais c’est dans le
sens de l’exercice dont il a souvent été question dans ce livre. Il est, en effet,
indispensable que l’examen, l’ordonnance de l’action et l’élévation à Dieu soient
d’abord un exercice de la volonté consciente, avant de devenir une attitude et de
pouvoir elles-mêmes porter l’action.
Il est étrange, malgré tout, de constater à quel point cette pensée est mal
interprétée et combien elle est déformée dans la pratique. Souvent cette
ordonnance de l’action à la gloire de Dieu ne tient aucun compte du contenu de
l’action elle-même, mais se contente, comme en algèbre, de lui donner un signe :
« la gloire de Dieu » – à condition bien entendu, que l’action soit moralement
bonne ou du moins honnête. Mais est-ce qu’on ne minimise pas la valeur de
l’action en question et de ses exigences intrinsèques ? On ne sert pas la gloire de
Dieu en accomplissant quelque chose par devoir, ou au moins « sans péché », et
en la lui « offrant » ensuite. La gloire de Dieu exige que l’action soit faite
comme il faut, de la manière qu’exige la chose elle-même, consciencieusement
comme les hommes sont en droit de l’exiger dans un esprit d’amitié, d’amour, de
fidélité et d’honneur. C’est cette action-là, valable en elle-même, que
« l’intention de la gloire de Dieu » présente au Créateur et au Seigneur des
hommes et des choses ; or on rencontre des formes d’un esprit soi-disant
« surnaturel » qui néglige la valeur objective de l’action et estime que, « pourvu
qu’on ne commette pas de péché », ce qu’on fait n’a pas d’importance. La seule
chose qui importerait serait donc l’obéissance aux commandements et
« l’intention droite ». Cela peut être vrai à certains moments de la vie spirituelle,
par exemple, lorsque le souci de la chose bien faite risque d’enlever à quelqu’un
sa liberté intérieure ou qu’il lui est une occasion d’orgueil ; mais d’une façon
générale, cette conception des choses détruit le sérieux de la vie religieuse parce
qu’elle supprime la responsabilité que le Seigneur de la création a confiée à
l’homme vis-à-vis de cette création. Il n’est pas insinué par là que l’efficacité
comme telle soit devant Dieu la mesure de l’action ; car, dans ce cas, seuls les
êtres bien doués seraient capables de le servir ; – sans compter qu’aucune
réalisation humaine, en tant que telle, ne peut prétendre « valoir la peine »
devant Dieu. C’est l’esprit dans lequel elle est faite qui décide, en définitive, de
la valeur de l’action, qu’elle soit ou non couronnée de succès. Mais cet esprit ne
doit pas faire abstraction du contenu de l’action ; il faut viser, au contraire, à la
plus grande valeur objective et humaine. La « bonne œuvre » n’est pas celle qui
est accomplie d’une façon quelconque, pourvu que ce soit dans une bonne
intention, mais celle qui est accomplie conformément au vouloir du Créateur,
caché dans les choses.
La Providence met l’homme en présence des hommes, des choses, des
conditions importantes à un moment donné, et elle exige qu’il agisse. La norme
de l’action n’est pas dans un principe abstrait, ni non plus dans l’arbitraire
subjectif, mais bien dans les exigences immanentes aux hommes et aux choses,
tels qu’ils existent. Reconnaître dans l’exigence d’une situation la volonté de
Dieu, l’accomplir en agissant d’une manière objectivement valable – c’est cela,
« tout faire à la gloire de Dieu ». Si c’est ce fondement-là qu’on donne à la
« pratique de l’intention droite », celle-ci prend un sérieux tour nouveau. Le
caractère accidentel et artificiel de la formule : « tout pour la gloire de mon
Dieu » disparaît. Le propos de rendre honneur à Dieu s’associe à la
responsabilité vis-à-vis de sa volonté impliquée dans l’ordre réel des choses et
exprimée par l’appel de la situation ; et cette pratique est alors digne d’un
homme majeur qui a part au souci du royaume de Dieu.

On entend souvent dire que le christianisme devrait retrouver son caractère


eschatologique. Les « escha-ta », les fins dernières, c’est ce qui arrivera à la fin
des temps : le retour du Christ, son jugement, la disparition de l’ancien monde et
la naissance du monde nouveau23. L’attitude « eschatologique » est celle qui
donne aux fins dernières l’importance qu’elles méritent. Le chrétien ne peut pas
se contenter de savoir que le monde et l’histoire prendront fin un jour, que tout
sera jugé par le Christ, et que l’éternité dépendra de ce jugement ; mais il faut
aussi qu’il sache que ce qui arrivera un jour en pleine lumière a déjà commencé
d’une façon mystérieuse qui est en butte à la contradiction. Cela signifie en
même temps que ce qui existe maintenant est encore inachevé. On ne connaîtra
le vrai visage des hommes et des choses qu’après le retour du Christ. Tout le
devenir actuel, marqué au signe de l’espérance, tend à cette révélation finale.
Saint Jean dit : « Mes bien-aimés, nous sommes maintenant enfants de Dieu, et
ce que nous serons un jour n’a pas encore été manifesté : mais nous savons
qu’au temps de cette manifestation, nous lui serons semblables, parce que nous
le verrons tel qu’il est. » (1 Jn 3,2). Et saint Paul : « J’estime que les souffrances
du temps présent sont sans proportion avec la gloire à venir qui sera manifestée
en nous. Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la manifestation des
enfants de Dieu. La création, en effet, a été assujettie à la vanité non de son gré,
mais par la volonté de celui qui l’y a soumise, dans l’espérance qu’elle aussi sera
affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté glorieuse
des enfants de Dieu. Car nous savons que, jusqu’à ce jour, la création tout
entière gémit et souffre des douleurs de l’enfantement. Et ce n’est pas elle
seulement ; nous aussi qui avons les prémices de l’Esprit, nous gémissons en
nous-mêmes, attendant l’entrée dans nos droits de fils de Dieu, la rédemption de
notre corps. Car c’est en espérance seulement que nous sommes sauvés. Or, voir
ce qu’on espère, ce n’est plus espérer : car ce qu’on voit, pourquoi l’espérer
encore ? Mais si nous espérons vraiment ce que nous ne voyons pas, nous
l’attendons avec patience. » (Rm 8,18–25). Le monde apparemment si clair, si
intelligible, si sûr, foncièrement profane, est en réalité tout autre. Il est l’objet
d’une transformation dont Dieu est l’ouvrier. Sous l’écorce du monde ancien, à
travers les événements, les rencontres et les actes de tous les jours, se construit le
monde à venir, qui sera achevé un jour par le retour du Christ. Penser à cela,
avoir devant soi cette pensée comme une consolation et une force, rester en
contact avec l’action universelle et mystérieuse de Dieu, c’est cela le véritable
esprit eschatologique.

20. Voir Guardini, Welt und Person, Würtzburg 1940, S. 137, et Was Jesus unter
der Vorsehung versteht, dans la série : Christliche Besinnung, N° 1 Ebd. 1940.
21. Ces considérations ne portent pas préjudice à l’idée générale de la
Providence, selon laquelle Dieu conduit tous les événements, même en dehors
du domaine de la révélation, et avant que l’homme ait ouvert son cœur à la
préoccupation du royaume de Dieu. Nous nous plaçons ici au cœur de
l’enseignement du Christ sur la Providence, tel que nous le trouvons dans le
Sermon de la Montagne.
22. Voir Guardini : Das Gute, das Gewissen und die Sammlung, Mainz 1931 S.
18 ff. et 46 ff.
23. cf. Guardini, Die letzten Dinge : der Tod, die Läuterung nach dem Tode etc.
1941.
La prière aux saints et à la Mère de Dieu

Les saints

La vie de l’homme se réalise dans des rapports réciproques de nature très


diverse. Personne ne vit isolément ; chacun dépend des autres, subit des
influences et en exerce ; il donne, il reçoit. Nous sommes convaincus que ceux
qui nous ont quittés vivent en Dieu ; est-ce que pour eux les réalités
fondamentales de la vie cesseraient d’exister ? De fait, le chrétien a une
conscience avertie des liens qui continuent de l’attacher aux défunts qui lui ont
été proches par la parenté, par l’amour ou par des valeurs spirituelles. Il espère
en une communion nouvelle avec eux dans la vie future ; il songe à la
purification qu’ils sont peut-être obligés de subir pour parvenir à « l’entière
liberté de la gloire des enfants de Dieu24. » Or, c’est à peine s’il nous vient à
l’idée d’invoquer leur amour en notre faveur. Nous avons bien conscience que
nous devons nous montrer dignes d’eux, ou bien que nous avons à accomplir des
tâches qu’ils nous ont transmises ; mais le gouffre creusé par la mort est trop
profond, et, généralement, trop frêle la valeur religieuse de l’être auquel nous
étions attachés, pour qu’un véritable recours à lui soit possible… Mais il en va
tout autrement quand il s’agit d’hommes dont la vie a été très profondément
pénétrée par la puissance de Dieu. Nous lisons ainsi que, dès l’époque la plus
ancienne, les martyrs qui rendaient témoignage à Dieu au prix de leur sang,
étaient invoqués par les fidèles, alors même qu’ils étaient encore en vie, par
exemple dans les prisons ou pendant qu’on les traînait devant les tribunaux, mais
surtout après leur mort. Et cela non pas de façon accidentelle, au hasard des
mouvements du sentiment religieux, mais bien à l’occasion de l’événement
culminant de la liturgie, du mémorial du Seigneur, la sainte messe. L’autel était
dressé, avec prédilection, sur la tombe des martyrs, et, très tôt, l’invocation des
martyrs prit place dans les prières mêmes de la messe.
Il faut dire la même chose des saints en général. L’usage du mot a évolué
avec le temps. À l’époque du Nouveau Testament on l’employait encore pour
désigner tous les fidèles, tous ceux qui croient au Christ, et qui, par le baptême,
sont nés à la vie nouvelle et font partie de la communion eucharistique, c’est-à-
dire les chrétiens. Avec le nombre croissant des fidèles, le mot « saint » prend un
sens plus restreint et désigne de plus en plus un caractère d’exception que l’appel
et la conduite de Dieu, le don absolu de soi, la grandeur des expériences et des
actions, rendent perceptible chez certains.
Un Martin de Tours, un Augustin, un François d’Assise, une Catherine de
Sienne, une Élisabeth de Thuringe, une Thérèse d’Avila, ont vécu sur la terre,
contraints aux nécessités de l’existence terrestre, assujettis à ses insuffisances,
comme tous les humains ; mais en même temps ils étaient les témoins vivants
d’un autre monde, dont le mystère les pénétrait. Ils prenaient vraiment au sérieux
le commandement d’aimer Dieu de toutes ses forces et plus que soi-même, et
d’aimer le prochain avec autant de sincérité que soi-même ; ils étaient là non
seulement pour eux, mais aussi pour tous. Quand un homme s’adressait à eux
dans la détresse de son existence, il se sentait compris et adopté plus qu’auprès
de n’importe quel autre. L’amour que des hommes peuvent se témoigner peut
être très grand ; un père s’épuise à travailler pour ses enfants, une mère leur
donne son sang. Et pourtant cet amour n’est encore, en grande partie, que la
nature ; il n’atteint à la liberté que peu à peu, et au prix d’efforts considérables.
Au contraire, l’amour de ces amis de Dieu avait sa source dans un renoncement
à soi, qui ne peut avoir son origine qu’en Dieu, tant ils voulaient le salut des
autres avec un sérieux total. Pourquoi les hommes ne continueraient-ils pas à
chercher cet amour, même après que les cœurs où il vivait ont cessé de battre sur
la terre ? Selon la foi chrétienne la mort n’est pas une fin, mais un passage. Ceux
qui meurent dans le nom du Christ n’entrent pas dans un néant, mais dans la
plénitude de la réalité divine. Un sentiment persistant veut que les défauts
deviennent des ombres ; on se détourne d’eux et on cherche la lumière du soleil
terrestre ; ou bien on croit qu’ils acquièrent une puissance inquiétante,
destructive, et on cherche à se protéger d’eux. La foi doit maîtriser ces
impressions. Elle nous enseigne que ceux qui sont morts dans la grâce
parviennent à « la gloire des enfants de Dieu » et à la plénitude de leur être dans
la lumière éternelle. Ne serait-il pas normal que nous nous adressions à ceux qui,
déjà sur terre, ont été les témoins de l’amour et de la puissance de Dieu,
lorsqu’ils ont atteint leur perfection ?
C’est bien ce qui est arrivé ; et nous trouvons dès les temps les plus reculés
du christianisme des relations vivantes entre les fidèles et ceux qui, sur terre, ont
vécu comme des amis de Dieu, d’une manière toute particulière. Ces relations
revêtent des formes très diverses. À première vue, il s’agit surtout d’une
demande de secours ; et il n’y a rien là que de normal, car la détresse de
l’existence est grande. Chercher alors l’amour de ceux qui sont entrés dans la
communion avec Dieu, qui sont unis à sa volonté et remplis de sa grâce, ce n’est
rien d’autre que l’unité de l’existence dans la foi… À côté de l’invocation, il y a
aussi la louange : la joie que cause la noblesse et la piété de la vie des saints, la
conduite de Dieu qui s’y manifeste, leurs victoires et leurs actions. Ils sont les
témoins de la rédemption. La création nouvelle, qui naît continuellement de
l’acte rédempteur du Christ, reste cachée ; tout semble même la contredire, la foi
n’arrive qu’avec peine à tenir pour certain son accomplissement futur. Dans les
saints « la liberté glorieuse des enfants de Dieu » (Rm 8,21) rayonne plus
lumineuse ; elle est un soutien de notre espérance… La vie des saints est encore
une indication précieuse sur la manière de se conduire dans la vie. Ils ouvrent les
portes du royaume du Christ. Il reste, lui, la « Lumière » totale et unique ; mais
les saints sont comme des prismes qui révèlent cette lumière dans ce qu’elle a de
plus secret, en réfléchissant tantôt telle couleur, tantôt telle autre. C’est ainsi
qu’ils peuvent aider le fidèle à se mieux connaître lui-même, à connaître le
Christ et à se diriger sur le chemin qui mène vers lui… Mais ce qui, au plus
profond de nous-mêmes, nous attire vers les saints, c’est sans doute, tout
simplement, le désir d’être auprès d’eux, d’être en rapport avec eux, d’avoir part
avec eux ; c’est l’amour qui cherche la communion avec ceux qui ont vécu
totalement dans l’amour et qui ont trouvé leur achèvement en lui ; le désir de ce
climat de sainteté où respire la vie intérieure, de cette ferveur mystérieuse qui la
nourrit, de cette réponse à l’ultime pourquoi de l’existence. C’est tout cela que le
fidèle cherche auprès des saints, même lorsqu’il semble au premier abord
n’attendre d’eux qu’une protection. Et si l’on scrute la vie de certaines
personnalités chrétiennes, on y découvre parfois un commerce avec un saint, qui
nous remplit de respect.
Il est bon et, au fond, normal de vivre en relation avec les saints. Bien sûr, ils
ne sont que des hommes ; mais des hommes qui ont pénétré dans le mystère de
Dieu, et en qui la nouvelle création est achevée. Le fidèle ne cherche pas en eux
des personnalités marquantes, mais des témoins de Dieu, en qui il s’est fait « tout
à tous ». Il arrive toutefois que le culte des saints revête une importance
démesurée. À certaines époques ou dans la vie de certains hommes, Dieu finit
par être relégué au second plan. Bien entendu, tout dépend du regard avec lequel
on considère les choses ; celui qui est aveuglé par le parti pris aura vite fait de
prétendre que Dieu est relégué à l’arrière-plan, alors qu’un regard juste
découvrira immédiatement qu’en réalité c’est encore la sainteté de Dieu qui est
recherchée. Mais il peut se produire de véritables désordres contre lesquels la
conscience chrétienne se doit de protester. Le « Gloria » de la messe dit : « Vous
seul êtes saint, Vous seul êtes le Seigneur, Vous seul êtes le Très-Haut. » La
prière individuelle aussi bien que la prière collective ne connaissent pas d’autre
terme que la majesté de Dieu. C’est devant lui qu’il faut confesser les péchés,
c’est sa grâce qu’il faut appeler ; c’est lui qu’il faut remercier toujours et partout,
et il n’y a pas de doute possible quant au terme de la prière chrétienne. Mais
dans cette perspective la vénération des saints trouve, tout naturellement, et son
style et sa mesure.
Il n’est pas sans importance qu’il soit loisible à chacun de rechercher la
familiarité de tel ou tel saint en particulier. Nous venons de le dire, ils sont des
interprètes du Christ. En chacun d’eux rayonnent des éléments particuliers de sa
plénitude inépuisable et cependant absolument simple. Les saints sont les
explorateurs du royaume de Dieu, de ses dimensions et de ses possibilités. Ils
tracent des chemins que d’autres pourront suivre et créent des formes de vie que
d’autres peuvent réaliser, mais qu’ils n’auraient pas été capables de créer eux-
mêmes. Un saint avec qui on se découvre des affinités peut littéralement devenir
un chef et un maître… Une telle relation a un caractère bien défini de réciprocité
– ou du moins peut l’avoir. Nous avons déjà plusieurs fois rappelé que les saints
n’existent pas seulement dans les images ou les livres, mais qu’ils sont vraiment
vivants. Ils aiment ceux qui leur sont attachés dans le Christ, si bien qu’il est
impossible de prévoir tout ce qui peut résulter de ces amitiés et de cette
communion de vie.
Il existe des formes intempestives du zèle pour Dieu. Pour être bien sûr que
rien n’échappe à Dieu, ce zèle détruit parfois autour de lui tout ce qui ne porte
pas le caractère de la sainteté. Les évangiles racontent un étrange événement de
la vie du Seigneur. Jésus s’entretient avec les Pharisiens, qui passent pour être
les zélateurs de la gloire de Dieu. Ils sont hors d’eux-mêmes parce que le
Seigneur revendique une autorité qui, à leur avis, fait injure à Dieu. Ils veulent le
lapider parce que, « étant homme, tu t’es fait Dieu ». Jésus leur répond : « N’est-
il pas écrit dans votre loi : J’ai dit vous êtes des dieux ? S’il (l’auteur du psaume
81) a appelé dieux ceux à qui la parole de Dieu a été adressée, c’est-à-dire les
juges du peuple – et l’Écriture ne peut être annulée – comment pouvez-vous dire
à celui que Dieu a consacré et envoyé dans le monde : ‘‘Tu blasphèmes’’, parce
que j’ai dit que je suis fils de Dieu ? » (Jn 10,33–37). Ceci est révélateur. Ces
adversaires sont pleins de zèle pour l’honneur de Dieu, mais d’une manière qui
emprisonne le royaume derrière un mur. Ils fulminent contre tout ce qui, à leur
sens, mettrait en question l’unicité divine, et le résultat est qu’ils déclarent
blasphématoire la révélation que le Christ leur fait de la vie trinitaire… La
question qui nous préoccupe est évidemment moins grave, car pour nous il n’y a
qu’un seul Dieu, le Saint des Saints, à qui est dû tout honneur. Mais en ces
hommes qui, dans le Christ, sont devenus tout amour, il a fait resplendir la
lumière de sa sainteté, en chacun selon sa mesure et sa manière propre. Cela
aussi pourrait éveiller les soupçons des Pharisiens jaloux de défendre l’honneur
du royaume de Dieu. La piété authentique ne met pas en doute l’unicité de Dieu,
mais elle aime et elle révère la révélation de sa grâce, telle qu’elle se manifeste
dans ceux qu’elle a rachetés.
Marie

Parmi ceux qu’invoque la prière chrétienne, Marie, la Mère de Dieu, tient


une place à part. Elle n’est pas simplement la plus grande parmi les saints ; elle
est autre, et elle est unique. Une infinité de choses ont été dites et écrites sur elle.
Beaucoup sont très belles et jaillies des sources les plus pures de la foi
chrétienne, d’autres sont moins valables et parfois franchement mauvaises. Il
faut donc essayer d’y voir clair.
Lorsqu’on veut expliquer en quoi consiste le caractère propre et la dignité
particulière de Marie, on ne peut rien trouver de mieux que cette simple vérité :
elle est la Mère du sauveur. Non pas seulement la mère de l’homme Jésus, en
qui, comme le voulaient les gnostiques, le Logos serait ensuite entré ; mais la
Mère de l’Homme-Dieu, Jésus-Christ. « L’Esprit Saint viendra sur vous et vous
couvrira de son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra de vous sera appelé
Fils de Dieu. » (Lc 1,35). L’enfant auquel s’identifie le destin de femme de
Marie est notre sauveur à tous et le sien. On ne peut rien dire de plus grand. En
vivant pour son enfant, elle est parvenue à la maturité de la vie chrétienne. Sa vie
n’est pas seulement unie à celle du sauveur comme l’est la vie de tout homme
qui aime Notre-Seigneur, mais comme celle d’une mère l’est à celle de son fils.
Elle a vécu sa vie avec lui. L’Écriture raconte éloquemment comment elle le suit
jusqu’à la croix, soutenue par la foi la plus pure.
Par le Saint-Esprit le Fils de Dieu s’est fait homme en Marie. À cet instant la
puissance créatrice originelle a agi ; mais pas de la même manière dont elle a
créé le monde, en ordonnant « qu’il soit », mais par le truchement du cœur et de
l’esprit de celle qui est appelée. Le message de l’ange était à la fois une
promesse, une invitation et une question ; pour permettre à la réponse d’être
toute d’humilité et d’obéissance, mais aussi de liberté. L’événement qui, pour
tous les hommes, représentait la venue du Christ, et, pour le monde, le début de
la création nouvelle, fut en même temps pour elle l’entrée dans l’intimité la plus
complète de Dieu. La vie, la Passion, la mort et la résurrection du Seigneur, qui
sont pour nous la garantie et le commencement du salut, ont été, pour elle, le
contenu le plus personnel de son existence. Or, en devenant ainsi d’une façon
unique, l’auxiliaire de la rédemption, elle parvint elle-même à la parfaite
« majorité » et à la maturité chrétienne.

Lorsqu’elle demeurait chez Jean, après l’Ascension de son Fils, entourée par
les fidèles qui l’interrogeaient sur la vie de Jésus, elle était bien la seule qui pût
rendre témoignage sur trente années de la vie de son Fils. Elle aussi avait reçu le
Saint-Esprit, qui lui avait enseigné le mystère de cette vie, et la signification de
ce qu’elle avait « conservé dans son cœur » durant tout ce temps, alors que,
souvent, elle ne comprenait pas la grandeur des desseins de Dieu (Ac 1,14 ; Luc
2,50–51). Elle en savait donc plus long que personne sur Jésus. Lorsque
quelqu’un voulait savoir qui il était, la réponse qui lui était faite pouvait se
réclamer de l’autorité des apôtres. Mais il y avait une autre réponse possible,
inspirée, celle-là, par une science fondée sur l’expérience d’une étroite
communauté de vie, sur une pureté de cœur exceptionnelle et sur une ferveur
d’amour absolument incomparable : c’était la réponse de sa Mère. On n’imagine
pas qu’il eût pu en être autrement et que les hommes ne soient pas venus lui
demander de leur parler de son Fils. On ne pourra jamais non plus évaluer
l’importance de ce qui, de ses dires, est passé dans les Évangiles. D’une part les
disciples ont appris d’elle des choses qu’elle seule pouvait connaître ; de plus, à
partir de là une lumière s’est élevée dans leur cœur, qui leur a permis de
comprendre d’autres événements de la vie du Christ en les plaçant dans des
perspectives nouvelles.
Il eût donc été inconcevable que les hommes ne se soient pas tournés vers
elle pour implorer son secours dans leurs difficultés. Ils voyaient bien comme
elle était profondément unie à son Fils, attendant l’heure où il la rappellerait
auprès de lui ; et très certainement les uns et les autres ont dû lui dire :
« Souvenez-vous de moi dans vos prières ! » Et cela a continué. L’histoire de la
piété chrétienne en fournit de multiples preuves ; celui qui sait voir dans les
figures mariales de la poésie et des arts plastiques autre chose que des formes
purement esthétiques, y découvrira l’expression du sérieux chrétien le plus pur.
Très tôt la confiance des chrétiens lui a donné le nom de « Mère ». N’était-
elle pas la Mère de Jésus ? Or, Jésus est « le premier-né d’une multitude de
frères » (Rm 8,28). Et le cœur des chrétiens a très vite compris que l’amour, dont
Marie enveloppait son Fils, était aussi tout ouvert à ses frères.
La conscience chrétienne était avertie de même que la maternité de Marie
était nimbée de l’auréole de sa virginité. En nous parlant du message de l’ange et
des inquiétudes de Joseph, son fiancé, l’Écriture nous dit qu’elle n’a pas connu
d’homme (Lc 1,26–38 ; Jn 1,18–25). L’Église a retrouvé en elle l’union de la
virginité et de la maternité, telle que les pressentiments des âges les plus reculés
de l’humanité l’avaient soupçonnée. Dans la vénération de Marie la confiance en
son amour maternel inépuisable s’ajoute au respect religieux devant sa sublime
virginité. Marie est à la fois proche et lointaine ; elle est liée à nous et séparée de
nous.

Il n’est pas facile de dire en peu de mots ce qui amène le fidèle auprès de
Marie. Notons avant tout le besoin de son secours. Marie est la « consolatrice
des affligés », « l’auxiliatrice des chrétiens », « la Mère du bon conseil ». Chez
elle, qui est la Mère du sauveur, le chrétien est assuré de trouver un amour
infatigable, sensible à toute détresse et à toute souffrance. Elle est l’élue élevée
tout près de Dieu ; mais non pas comme une déesse, vivant dans la béatitude de
sa nature supérieure ; ce qu’elle est, elle l’est dans l’ordre de la rédemption par la
grâce du Christ. C’est pour cela que le chrétien est sûr de son amour. On ne peut
évaluer ce que représente pour l’homme la possibilité de confier à cet amour
toutes ses misères, y compris les plus cachées et les plus muettes. C’est pourquoi
la prière des opprimés monte incessamment vers elle pour lui demander de les
aider. Non pas de les aider par sa puissance propre. Car, ni Marie, ni les saints,
ne sont des recours de rechange, à côté de Dieu, qui agiraient de leur propre
vouloir et en vertu de leur puissance propre. Dans le royaume de Dieu la volonté
de Dieu est toute en tous. Sans doute les défunts sont des êtres accomplis, donc
entrés en possession de leur être le plus propre, mais ils le sont en Dieu, et leur
vouloir personnel ne veut rien qui ne soit conforme à sa volonté. Lorsqu’ils
viennent en aide à une misère humaine ils le font en vertu de la volonté de Dieu.
L’Église exprime cela en disant que les saints prient pour nous. La prière des
malheureux demande à Marie cette intercession, sachant bien qu’ils peuvent
compter sur elle.
Autant qu’à la prière, il faut attacher une grande importance à la joie que
procure la contemplation de cette figure aimée de Dieu, si sainte et si belle, de
cette existence portée par une telle foi et remplie d’un mystère si profond. C’est
la raison pour laquelle s’unissent, dans la vénération de Marie, la contemplation
et la louange joyeuse. Tout cela s’accomplit dans les formes si variées de la piété
et s’exprime dans la poésie, la musique, l’architecture et les arts plastiques.
Mais la raison la plus profonde qui pousse les fidèles vers Marie, c’est le
désir, dont il a été question, de vivre dans un climat de sainteté. Le chrétien veut
s’attarder auprès d’elle, dans le rayonnement de son être et dans l’intimité de son
mystère. Le mot « mystère » ne signifie pas une énigme, c’est-à-dire quelque
chose que l’intelligence n’a pas encore saisi ; il n’y aurait là que la curiosité de la
raison. C’est bien plutôt un caractère, une puissance, un monde, c’est l’action de
Dieu dans l’homme, le souffle de la vie éternelle. C’est là que le fidèle veut
pénétrer : c’est là qu’il veut demeurer, respirer, s’apaiser, trouver consolation et
force, afin de pouvoir avancer ensuite dans son existence avec un cœur
renouvelé.
Ces divers aspects de la dévotion mariale s’associent d’une manière
particulière dans le rosaire, dont nous avons déjà parlé. Il y a là un appel
continuellement répété à l’intercession de Marie ; il est capable de contenir toute
la détresse qui assiège l’homme. Il est la contemplation et la méditation de cette
existence toute remplie de Dieu, la participation à sa richesse intérieure, la joie à
cause de cette richesse ; la présence pacifiante auprès de Marie. En même temps
le rosaire indique bien ce que signifie la figure de Marie ; car c’est vers la vie du
Christ qu’est orientée la méditation dans la mesure où cette vie devient le
contenu de sa vie à elle.
Le culte de Marie est un culte authentiquement chrétien, et il est justifié. Ce
fut une heure néfaste que celle où l’on crut devoir, pour mieux honorer Dieu,
détruire l’union du peuple chrétien avec la Mère de Dieu.
Il est bien certain que cette réaction n’a pas été sans motif. L’homme a une
tendance fâcheuse à exagérer ce qu’il aime ; et le culte de Marie n’a pas été
exempt d’exagération ni de fantaisie. Ajoutons à cela l’influence de la légende ;
le penchant populaire à auréoler de merveilleux ceux qu’il aime et de remplir
leur vie d’événements miraculeux ; et enfin la sentimentalité, la tendance à la
mièvrerie et à l’attendrissement. Tout cela a causé bien des dégâts dans le
domaine du culte marial. Ne nous étonnons pas qu’il se soit élevé tant de
critiques – justifiées ou non – ni que tant d’hommes sérieux se trouvent
incapables d’aller à Marie. Ils voudraient se dégager des exagérations et des
gauchissements, mais ils ne savent pas faire de discrimination, et rejettent tout en
bloc. C’est une grande perte, car l’histoire de la piété chrétienne montre que le
vrai culte de Marie est lié au sens le plus aigu de la vérité chrétienne.

24. Sur nos rapports avec les âmes du purgatoire : Guardini, Das Fegfeuer
« Christliche Besinnung » N° 17, Würtzburg 1940.
La prière dans le temps de l’impuissance

Difficultés provenant de l’évolution intérieure

Ce qui est vivant est mouvant ; et il ne faut en parler qu’avec beaucoup de


précaution, sachant que tout ce qu’on peut en dire en général, n’a, dans les cas
particuliers, qu’une valeur d’approximation. En parcourant ce volume le lecteur
a peut-être éprouvé quelque gêne du fait de certaines imprécisions ; il lui est
peut-être arrivé de n’être pas d’accord avec nous, d’avoir, sur tel ou tel point, des
idées tout à fait différentes des nôtres ; et peut-être avait-il raison, tant il est vrai
que nous avons été guidé dans notre exposé par le souci de tenir une ligne de
juste milieu. Malgré cela nous espérons qu’il aura tout de même pu tirer quelque
profit de ce livre.
Jusqu’ici la difficulté n’est pas grave. Mais elle serait sérieuse si le lecteur
nous disait qu’il n’a absolument que faire de tout ce qui a été dit. Il conçoit peut-
être sa prière d’une manière beaucoup plus personnelle, et il estime que nos
conseils et nos exposés lui sont parfaitement inutiles. Dans la mesure où il n’est
pas victime de ses illusions, c’est bien ; qu’il laisse ce livre… Il peut se faire, en
effet, que son cas sorte de la normale ; ou bien que ses dons spirituels, aussi bien
que les difficultés auxquelles il doit faire face, soient tout à fait exceptionnels.
Ou bien encore son existence s’écoule dans des conditions de vie telles,
qu’aucune règle générale ne peut lui être appliquée. Il conviendrait malgré tout
de mettre cet homme en garde ; de lui rappeler que les choses simples et
quotidiennes gardent peut-être, malgré tout, plus d’importance pour lui qu’il ne
le pense ; il est toujours dangereux de se classer parmi les êtres exceptionnels.
Mais si c’est vraiment le cas, il lui faudra chercher des conseils plus personnels
et tâcher de progresser tout seul.
Il reste enfin le lecteur qui déclare simplement qu’il ne peut pas prier, que
tout ce que nous avons pu dire lui semble incompréhensible et impossible. Tout
le monde, un jour ou l’autre, a cette impression, et cela peut même arriver
souvent ; tellement souvent qu’il nous semble utile d’y insister un peu.

La vie ne s’écoule pas uniformément. Il y a des périodes de ferveur et de


force, et il y a des périodes de mollesse et de vide ; entre deux, des transitions
variables. Que ce soit du dehors ou du dedans, toutes sortes d’influences
exercent leur pression, nous aident ou nous retardent, nous encouragent ou nous
affaiblissent… D’autres changements se produisent selon le rythme de la vie. Le
matin est différent de midi, le jour de la nuit, et le cycle des saisons n’est pas
sans provoquer chez l’homme des changements profonds. Si on considère les
étapes de son âge, enfance, jeunesse, maturité, vieillesse, chacune a ses
caractéristiques propres. Et puis, il y a la personnalité spirituelle. De bonnes
relations avec les personnes de notre entourage conditionnent une vie tout
autrement que des rapports empoisonnés et confus ; dans les périodes de travail
fécond l’homme est tout autre que dans celles de pauvreté intérieure et de
dépendance. Tout cela n’est pas étranger à la prière. Car celui qui prie n’est pas
un esprit pur, mais un homme vivant, dont la prière est affectée par tout ce qui le
touche. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’il lui arrive, à certains moments, de
ne pas avoir la force de prier et de ne pas y trouver de joie. Il se demande
pourquoi, dans ces conditions, il continuerait de prier.
À l’origine de pareils états il peut y avoir une grande fatigue, un travail
monotone auquel on n’a pas de goût, la maladie et la faiblesse physique ; ou
aussi des soucis permanents ou des difficultés inextricables. On dit bien que le
malheur nous apprend à prier ; mais cela n’est qu’à moitié vrai. Le contraire est
tout aussi exact : le malheur déshabitue de prier. Les faiblesses et les défaites
morales ont également une grande influence sur la prière. La conscience n’est
pas une réalité séparée, où l’homme pourrait se permettre d’être fidèle ou non,
sans que le reste de sa vie s’en ressente. S’il fait ce qu’il doit, toute sa vie s’en
trouve raffermie. S’il manque à ses devoirs, toute sa vie, y compris sa vie de
prière, perd sa vigueur et sa signification. Il en perd même le goût. À quoi bon ?
se dit-il ; et il aura peut-être même l’impression de ne plus appartenir du tout à
ce royaume de prière.

Nous voudrions encore attirer l’attention sur une espèce de difficultés


spirituelles que l’on pourrait qualifier d’états dépressifs ou d’inquiétude. Celles-
ci ont leur importance pour nos considérations, parce que les personnes qui ont
une vie spirituelle active y sont facilement exposées, et parce que ces
dépressions affectent considérablement les régions où la vie spirituelle a son
origine. Le neurasthénique a une vie intérieure très vulnérable. Il est plus
sensible que d’autres à la beauté, à la lumière, à la grandeur, mais aussi à
l’angoisse, à la souffrance et à la laideur. Il éprouve tout cela à l’extrême et, par
là, épuise plus vite ses réserves intérieures. Toute chose le touche de plus près,
l’enthousiasme davantage, le blesse plus profondément, l’ébranle plus
longuement que les autres. Il caresse des rêves et il a des ambitions qui
dépassent ses possibilités, et par conséquent il est exposé à des déceptions plus
douloureuses. Cet homme inquiet a des dons créateurs, qu’il oriente vers l’action
ou vers les hommes. Son inquiétude est alors la rançon de ses dons. Les heures
de richesse et de réussite sont payées par des heures de vide et de détresse. Le
neurasthénique est souvent un être débordant d’amour, mais cet amour est très
exigeant et vulnérable ; la souffrance est plus grande que la satisfaction qu’il
retire de cet amour. Il sait comment les choses se passeraient s’il pouvait
vraiment aimer ; il le voudrait, et il s’en estime incapable. Il y aurait encore bien
des choses à dire. Mais de quelque nature qu’elle soit, quelles que soient ses
racines, la neurasthénie amène toujours des moments où tout s’obscurcit, où les
choses perdent couleur et beauté ; où l’homme arrive à une impasse, au vide, où
la vie semble perdre son sens. Alors la prière, à son tour, perd son sens. Les mots
ne veulent plus rien dire. L’homme perd la conscience de la réalité de Dieu.
L’homme est seul dans un désert. Il est importun à lui-même. Il éprouve de la
répugnance pour tout ce qui est religieux ; puis du dégoût et de la révolte. La
seule chose qui semble garder un sens, c’est l’effort et la satisfaction immédiate
d’être.
Ici encore, si nous voulons essayer de voir quelle attitude il convient de
prendre, il nous faut garder un juste milieu.
Avant tout, il ne faut pas céder trop facilement. Souvent les difficultés sont
moins graves qu’elles ne le paraissent, et une bonne reprise en main suffirait à
leur faire perdre du terrain. En réalité, la difficulté véritable, c’est, comme nous
l’avons déjà noté plus d’une fois, que l’homme n’aime pas prier. Il y a là un fait
dont il faut tenir compte ; la répugnance pour la prière prend prétexte de tout
pour s’autoriser à dire que la prière est impossible et inutile. Un seul remède :
couper court à ces prétextes. La prière sera pénible, et on aura l’impression
qu’elle n’a pas de sens. Mais, sans aucun doute, une telle prière est
intérieurement féconde. Elle accroît la solidité et la force spirituelles, et
contribue à la formation de ce qu’on appelle dans la vie spirituelle, le caractère.
Et puis, dans ces périodes difficiles, Dieu est à l’œuvre. Une fois que le grand
ermite saint Antoine eut surmonté sa détresse, il demanda : « Où étiez-vous
Seigneur, pendant tout ce temps ? » Et il lui fut répondu : « Plus près de toi que
jamais. » Ce sont des périodes où nous devons vivre uniquement de la foi et de
la fidélité. C’est en elles que l’avenir s’élabore.
En ce qui concerne les crises morales, le sentiment du péché, et l’impression
de ne pouvoir prier en cet état, il ne faut pas, ici non plus, être sentimental. Si
l’on a été capable de faire le mal devant Dieu, on est capable aussi de venir
devant lui chargé de ce mal. On aurait tort de considérer la conscience de la
culpabilité, et l’amour-propre blessé après le péché, comme une barrière qui se
dresse entre lui et soi ; car, à le prendre ainsi, cette barrière pourrait devenir
infranchissable et du coup ces sentiments serviraient encore de prétexte à se
dispenser d’une prière difficile. Si quelqu’un a des reproches à se faire, qu’il
reconnaisse sa faute, mais que pour le reste il continue à servir et à prier Dieu.
S’il en éprouve quelque honte, c’est tout bénéfice, et il n’a qu’à porter sa honte.
Pour sortir des périodes de prière difficile, il peut être utile de changer le
genre de textes dont on se sert habituellement comme matière à méditer. Les
choses neuves, qui ne sont pas encore usées, intéressent toujours. Peut-être
suffit-il aussi de modifier sa manière de prier. À la place du dialogue personnel,
on adopte la lecture méditée et priante… Ou, au contraire, on s’appuie sur des
prières très classiques. Qui n’a pas compris que le Notre Père est vraiment une
prière divine, précisément parce que, dans les périodes noires, il peut encore
venir du cœur, alors que toutes les autres prières sont marquées par le dégoût ?
On peut dire la même chose de la doxologie : « Gloire au Père, au Fils et au
Saint-Esprit », ou encore de quelques psaumes très simples, comme les psaumes
graduels (Ps 119–133).
Et lorsque rien n’est plus possible, il reste une dernière ressource, qui est de
se mettre à genoux et de se confier à Dieu : « Je sais que je devrais prier, mais je
ne peux pas ! » C’est au moins reconnaître ce qui devrait être.

Difficultés provenant de crises de la foi

Qu’advient-il de la prière quand la foi elle-même est chancelante ? La prière


s’adresse au Dieu qui nous est connu par la révélation ; et nous ne sommes
certains de celle-ci que par la foi. Qu’arrive-t-il lorsque la foi est incertaine, ou
bien qu’elle n’existe pas encore vraiment, lorsqu’on n’est encore que sur le
chemin qui conduit à la foi ? Comment prier dans ces conditions ? Et il ne s’agit
pas seulement de savoir si la foi est assez forte pour prier, mais si, en bonne
conscience, on a le droit de prier. Car la foi est inséparable de la vérité, mais si
ma foi est vacillante, et que j’essaie de prier, la conscience me reproche de n’être
pas sincère. Alors ? Le problème n’est pas simple. Dans les difficultés que nous
avons envisagées jusqu’ici, il s’agissait d’un conflit entre le devoir et la volonté
d’une part, et les possibilités d’autre part ; la foi existait, c’est le cœur qui ne
voulait ou ne pouvait pas. Or, ici, il s’agit d’une contradiction entre deux
impératifs : la question n’est pas de savoir si je peux ou si je veux, mais si j’ai le
droit de prier.
Avant tout il faut se rendre compte que la foi, elle aussi, est une chose
vivante, et que, comme telle, elle a son évolution et son histoire. Elle n’est pas
une certitude possédée une fois pour toutes dans le bonheur ou le malheur,
possédée comme sa table de multiplication, qu’on sait une fois qu’on l’a apprise.
La foi a besoin des forces de l’intelligence et du cœur, elle est faite de jugement
et de fidélité, en d’autres termes elle est liée à toute la vie intérieure, qui à son
tour la nourrit ; elle connaît le doute, l’inquiétude et les répugnances. Les
énergies intérieures peuvent se détendre, ou bien l’homme peut entrer dans un
nouvel âge de la vie, ou se trouver placé dans un milieu différent et subir
l’influence de nouvelles rencontres humaines. Tout cela peut être source
d’inquiétude ; il n’y a pas lieu de s’en étonner, et il faut le considérer comme un
fait. La foi doit persévérer et la prière avec elle. Car la foi n’est pas un sentiment
ou une expérience qui aurait sa signification en elle-même, mais une relation de
la personne avec Dieu qui se révèle. Cette relation demeure, même lorsque le
sentiment change ou disparaît. La foi est essentiellement persévérance,
puisqu’elle a ses racines non dans le sentiment, mais dans le caractère ; non dans
les expériences sensibles, mais dans la fidélité ; non dans les éléments mouvants
de la vie, mais dans ce qui dure. La foi est « la victoire sur le monde » (Jn 5,4).
Mais le « monde », ce ne sont pas seulement les hommes et les choses, les
événements et ce qui se passe à l’extérieur, mais aussi et surtout nous-mêmes,
notre être à nous, avec toutes ses tensions, ses faiblesses et ses crises.
Il ne faut donc pas être faible, mais se rappeler soi-même à l’ordre, tenir bon
et persévérer.

Le problème est plus difficile lorsque la foi est ébranlée dans ses
fondements, lorsque, par exemple, les vérités de la révélation semblent perdre
leur sens. Il peut en résulter des conflits profonds entre les exigences de la foi et
la volonté de sincérité, entre le devoir de la prière et tout le comportement
intérieur. Tout dépend alors d’une seule chose : l’homme prend-il sa foi
vraiment au sérieux. Il ne pourra pas, bien entendu, essayer d’obtenir de force ce
qui pour le moment est impossible ; mais il ne doit pas non plus s’autoriser de
certaines difficultés particulières pour renoncer purement et simplement à la foi.
Si certaines vérités de la révélation, comme la divinité du Christ ou le mystère de
la messe, lui sont devenues étrangères, il doit s’attacher avec d’autant plus de
soin à d’autres vérités plus vivantes pour lui, comme la Providence ou la
responsabilité éternelle. Il lui faut chercher ce qui est, pour lui, un terrain sûr, et
partir de là ; avancer, penser, prier, parler avec des personnes de jugement ; bref,
consacrer au problème de la foi au moins autant de sérieux et d’énergie qu’il en
consacrerait à la guérison d’une maladie grave ou au règlement d’une affaire
professionnelle décisive pour toute sa vie. Il convient d’en dire autant de la
prière. Il se peut, par exemple, que la personne du Christ lui soit devenue
inintelligible, et qu’il ait de la difficulté à le prier ; qu’il se tourne alors vers le
Père. Ou bien, c’est la personne du Père qui lui est devenue étrangère, mais
l’idée du Saint-Esprit, partout agissant, lui dit encore quelque chose ; c’est vers
lui qu’il devra se tourner pour lui demander la lumière. Il faut chercher un terrain
solide et s’y appuyer pour prier. Mais les vérités de la foi se tiennent, et en
définitive, il n’y en a qu’une seule : Dieu en trois personnes qui, dans le Christ,
se révèle et conduit le monde au salut. Si un élément de cette vérité s’anime dans
la prière, tous les autres bénéficieront de sa clarté et peu à peu retrouveront une
vie nouvelle.
Il faut d’ailleurs tenir compte du fait que la foi elle-même dépend de la
prière. Il ne faut pas croire qu’il existe une foi tout achevée qui, à son gré, prie
ou ne prie pas ; en réalité, la prière, quelle que soit sa forme, est l’acte
élémentaire de la foi, comme la respiration est l’acte élémentaire de la vie. Ainsi
la recherche de la foi, la pensée, la discussion intérieure, doivent-elles passer,
d’une façon ou d’une autre, dans la prière. La comparaison avec la respiration
est très exacte : dès qu’il y a vie, il y a respiration, et la respiration développe la
vie. Quand la vie s’affaiblit, la respiration ne s’arrête pas pour autant, elle
continue et c’est par elle que la vie revient à la normale. Autant l’homme a de
foi, autant il doit prier, et de la manière dont il en est capable.
La même obligation existe pour celui qui n’a pas encore la foi, mais qui la
cherche. Il est très important qu’il ne se contente pas de penser, de lire, de
discuter ; la prière lui est indispensable. Il faut, bien entendu, qu’il reste
honnête ; il ne devra pas anticiper, dans sa prière, une certitude qu’il n’a pas
encore. Il devra se rendre compte de ce dont il est sûr, et fonder là-dessus sa
prière : il priera le Dieu vivant, ou le mystère agissant de sa grâce, ou bien
même, s’il n’y a encore rien d’autre pour lui, l’Être essentiel, lointain, et
pourtant ressenti comme réel, dont il a l’intuition. Et même s’il ne pouvait rien
dire que ceci : « Dieu inconnu, si vous existez, je veux que vous sachiez que je
suis prêt à vous accueillir ; donnez-moi de vous connaître » ; ce serait là une
vraie prière.
Il y a encore quelque chose d’important – de toujours important – mais
particulièrement dans ces périodes de difficultés : la prière doit être efficace dans
la vie. Lorsque, pour l’amour du sacré, un homme accomplit un devoir avec plus
de conscience, ou vainc plus résolument une tentation morale, ou bien encore
lorsqu’il se montre plus généreux et plus secourable vis-à-vis du prochain, cela
n’est pas sans effet sur la prière. Cela lui élargit l’horizon, le rend plus sensible
dans le discernement des valeurs et lui apporte des énergies nouvelles.
Nous ne nierons pas qu’il y a certaines circonstances où la prière n’est guère
possible. Reconnaissons qu’il arrive à l’homme de ne pas pouvoir prier, soit
qu’il ne sache vraiment pas à qui s’adresser, soit qu’un sentiment d’honnêteté lui
interdise de s’approcher de Dieu. Mais même pour celui-là il existe encore des
formes voilées ou indirectes de prière.
Il peut, par exemple, entourer d’un respect particulier tout ce qu’il rencontre
de grand, et y reconnaître le mystère qui se cache derrière toute grandeur
terrestre, ou bien s’efforcer de traiter les hommes avec respect ; il évitera toute
grossièreté et restera conscient de la dignité que possède encore l’être le plus
misérable. Ou encore il sera attentif à tout ce qui est silencieux, doux, sans
défense ; plein de ménagement envers la souffrance physique, et plus encore
envers la souffrance morale. On pourrait continuer longtemps cette énumération
et montrer qu’une pareille attitude vise, au-delà de l’immédiat ou dans
l’immédiat même, une réalité sainte et divine dont l’accès direct n’est pas encore
ouvert… Cette forme de la piété peut aussi s’exprimer par un respect pour tout
ce qui est vivant et par l’effort à ne rien profaner. Ce ne serait pas de la
sentimentalité, mais une attitude de force – mais d’une force qui n’a pas encore
trouvé sa véritable voie… Dans de pareilles circonstances, notons encore
l’influence possible de l’art quand il est noble : un tableau, une œuvre musicale,
un poème. Ce qui ne signifie pas que la religion puisse être remplacée par l’art,
ni même que l’art soit déjà lui-même religion ; mais l’atmosphère et le
rayonnement d’une œuvre véritablement religieuse, peut être une aide dans des
temps de détresse. On peut y trouver un pressentiment du sacré ; et si l’on en tire
autre chose qu’une jouissance raffinée ou artificielle, c’est encore une prière
voilée.
Structure d’ensemble de la prière chrétienne

La prière personnelle

Il a été question dans ce livre de la prière personnelle. Mais celle-ci ne


constitue pas toute la prière chrétienne ; c’est pourquoi nous voudrions consacrer
ce dernier chapitre à l’ensemble des articulations de la vie de prière.
Dans la prière personnelle l’individu se tient en face de Dieu. Dieu l’a créé et
l’a appelé à la vie de grâce. Dieu est pour chaque homme le « tu » véritable, qui
lui donne l’être. C’est cela que la prière exprime. Elle est le dialogue de
l’homme individuel avec Dieu. Celui qui prie n’exclutpas de sa prière les autres,
ses parents, ses amis, les opprimés. Plus il devient désintéressé, plus sa prière et
sa sollicitude s’élargissent ; mais, en définitive, il est seul avec Dieu ; ce mot qui
naquit chez les ermites du désert d’Égypte, repris par saint Augustin, et plus près
de nous par le cardinal Newman : « Dieu et mon âme, et rien d’autre », est vrai
ici. La prière personnelle s’accomplit dans la solitude intérieure où l’homme
s’enferme avec Dieu – Dieu et cet homme-là seul. Les hommes ne se tiennent
pas devant Dieu en troupeau, mais chacun est là, devant lui, comme s’il était le
seul. L’Apocalypse nous fournit le dernier mot de la situation : « A celui qui
vaincra, je donnerai de la manne cachée ; et je lui donnerai une pierre blanche, et
sur cette pierre est écrit un mot nouveau, que personne ne connaît, si ce n’est
celui qui le reçoit. » (Ap 2,17).
La prière personnelle obéit à certains principes et à certaines conditions que
dans ce livre nous avons essayé de discerner, afin que notre prière puisse
progresser et porter des fruits. Ces conditions se trouvent exprimées dans les
enseignements de la révélation tels que nous les livre l’Écriture Sainte, dans les
règles pratiques élaborées par l’expérience chrétienne au cours des siècles, dans
les normes de la sagesse et de la raison, qui sont valables pour toutes les activités
de l’esprit, et donc aussi pour la prière. Et cependant la prière personnelle est
libre, dans un sens, et les règles ne sont là que pour protéger cette liberté. Plus la
prière est authentique, moins elle obéit à des prescriptions, car elle s’adapte à
l’état intérieur de l’homme, aux conditions dans lesquelles il se trouve, et à ses
propres expériences. Si bien qu’une prière qui est bonne à un certain moment ne
l’est pas nécessairement à un autre ; de même une prière adaptée à une personne
ne l’est pas forcément à l’autre. Lorsque la prière ne trouve pas son climat de
liberté elle devient incertaine, monotone et sans vie. Ainsi une éducation est
indispensable à chacun pour trouver sa forme personnelle de prière. Ajoutons
que cette prière personnelle est un service. Nous nous sommes étendu là-dessus.
Si quelqu’un l’oubliait, sa prière serait vouée à l’indiscipline et à la stérilité.
Mais le genre de service qu’est la prière correspond aux données particulières de
chaque personnalité chrétienne. C’est elle, dans son originalité irremplaçable,
qui doit assumer ce service, dont la base la plus profonde est la générosité et la
confiance.

La liturgie

À côté de la prière personnelle, il y a la prière liturgique. Pour être précis,


nous ne devrions pas dire : « la prière liturgique », mais « l’action liturgique ».
Car la racine de la liturgie, c’est l’action sacrée. Surtout à la messe, qui est
l’achèvement d’un commandement que le Seigneur a donné aux apôtres lorsqu’il
leur dit à la dernière Cène de se souvenir de lui en « faisant » ce qu’il avait fait
lui-même ce jour-là. Les prières de la messe s’appuient sur cette action, elles
l’expriment et l’approfondissent. Il faut en dire autant des sacrements. Eux aussi
sont essentiellement des actions, qui viennent de Dieu par l’intermédiaire des
hommes et s’accomplissent dans les hommes. À partir de l’homme, l’action
liturgique s’étend sur la création, particulièrement par les bénédictions et les rites
sacrés qui pénètrent toute l’existence. Le germe de toute prière est cette action
liturgique. Bien entendu, certaines parties de la liturgie sont entièrement basées
sur la prière : la récitation de l’office canonial, dans les cathédrales et les
monastères. Le prêtre récite cet office en privé, sous la forme de bréviaire. Mais
la prière canoniale, elle aussi, est une action. C’est ainsi qu’elle est récitée dans
différentes parties de l’Église ; qu’elle est mêlée de gestes liturgiques comme
l’encensement de l’autel ; de gestes comme le signe de la croix, les génuflexions,
les diverses positions de l’officiant, etc.
La prière personnelle s’accomplit dans les mouvements du cœur et les
paroles prononcées ; mais rarement dans les gestes et les mouvements. Tandis
que la prière liturgique, elle, est avant tout une action dont la prière constitue une
partie. Ce sont les deux principales caractéristiques de la vie religieuse. Elles ont
chacune leurs sources propres et leur caractère original ; mais elles sont toutes
les deux irremplaçables.

Dans la prière personnelle, l’individu est seul avec Dieu et avec lui-même,
tandis que la prière liturgique est portée par l’ensemble des chrétiens. L’une dit
« je », l’autre dit « nous ». Ce « nous » ne signifie pas seulement le
rassemblement des individus. Il n’est pas une somme, mais un tout : l’Église. Il
garde sa valeur même lorsqu’un individu est séparé de la communauté, qui
n’existe pas parce que c’est la volonté des individus de former une communauté,
mais parce que telle est la volonté de Dieu, qui embrasse l’ensemble de
l’humanité. Cette communauté a été fondée par le Christ ; elle est née le jour de
la Pentecôte, et subsiste, que les hommes et les siècles le veuillent ou non.
Héritière de la mission du Christ, elle a autorité sur les individus et sur les
collectivités. « Celui qui n’écoute pas l’Église, qu’il soit pour toi comme le païen
et le publicain », a dit Notre-Seigneur (Jn 18,17). Elle n’est pas seulement
l’ensemble de ceux que le Christ a conquis, mais encore, comme le disent saint
Paul et saint Jean, elle embrasse tout l’univers. L’Église est donc l’univers
sanctifié, la création nouvelle qui naît sous l’action du Saint-Esprit. (Eph 1,3–
23 ; Col 1,3–20). D’autre part, elle n’existe pas à côté des individus, mais en
eux. Le même homme est membre de l’Église, dans la mesure où il appartient à
la communauté, et en même temps individu, parce que, par le centre de son être
personnel, il est le partenaire de Dieu.
C’est cette Église qui parle et qui agit dans la liturgie. Ainsi l’attitude de
l’individu, lorsqu’il participe à l’action liturgique et prononce les paroles
liturgiques, est autre chose que dans la prière personnelle. Il n’y a pas deux
réalités parallèles, ou contradictoires, mais deux pôles nécessaires de la vie
chrétienne. Grâce à la liturgie l’homme s’échappe de sa solitude et devient
membre du tout ; d’un organisme vivant dans lequel s’exprime l’action et la
parole objectives de l’Église.

À la lumière de ces considérations, la notion de « loi » prend une


signification différente. Pour rester saine et bien ordonnée, la prière individuelle
a besoin de loi ; mais pour le reste elle doit jaillir des mouvements spontanés de
l’âme. En revanche, une telle spontanéité n’aurait pas de sens dans la prière
liturgique ; elle ne mènerait qu’à l’arbitraire et à la confusion. Forte de son
expérience, l’Église a donc codifié l’action liturgique en la révisant et en
l’adaptant continuellement. Cette codification n’a pas seulement valeur de
conseil, mais de norme ; elle oblige chacun à l’obéissance.
La liturgie ne comporte pas de liberté. Plus exactement pas de liberté
individuelle, car la liberté n’en est pas exclue. Seulement elle n’appartient pas à
la volonté de l’individu, mais à celle de l’Église en qui agit le Saint-Esprit, et
elle se manifeste en ceci que la liturgie n’a pas de buts ; elle ne veut rien
« obtenir », mais seulement exister devant Dieu, respirer et s’épanouir devant
lui, dans l’amour et dans la louange. Cette liberté se manifeste par les grands
mouvements à travers l’espace du monde et dans le cours des siècles ; de telle
sorte que cet acte, par sa signification et par ses dimensions, se situe au-dessus
de l’individu à qui elle trace cependant le chemin.
Dans un sens beaucoup plus strict que la prière individuelle, la prière
liturgique, comme l’action liturgique, est un « service ». Tout y est réglé jusque
dans le détail par une tradition vénérable. Les textes en ont été approuvés par
l’Église et ils doivent être prononcés tels qu’on les lit dans les livres liturgiques.
Le fidèle qui participe à l’action liturgique le fera d’une manière d’autant plus
pure et correcte qu’il se détachera plus sincèrement de ses désirs personnels.
Lorsqu’il prie seul, il a le droit de se laisser entraîner par les élans de son cœur.
Mais lorsqu’il participe à la liturgie, il s’abandonne à une autre impulsion, venue
d’une tout autre profondeur : du cœur de l’Église qui bat à travers les
millénaires. Ses goûts personnels, ses désirs du moment, ses soucis particuliers
n’ont rien à voir ici. Il doit laisser tout cela derrière lui et entrer dans le grand
mouvement de la liturgie. Et c’est justement lorsqu’il sort ainsi de lui-même que
s’accomplit le premier effet, toujours renouvelé, de la liturgie : elle nous délivre
de nous-mêmes et nous rend libres.

Nous avons dit déjà que le centre de gravité de la liturgie, c’est l’action
sacrée ; nous allons y revenir encore, parce que cette idée s’est en grande partie
perdue. Le centre de gravité de la vie religieuse s’est déplacé de plus en plus vers
l’intériorité individuelle, vers le domaine de l’« expérience religieuse », de la
pensée et de la volonté ; parallèlement, l’on a conçu de plus en plus les actes
liturgiques comme un moyen d’enseignement et d’édification. En réalité, l’acte
liturgique représente l’accomplissement d’événements religieux chrétiens, sous
la forme d’une action figurative à la fois spirituelle et corporelle. Dieu ne s’est
pas seulement révélé à l’homme par des manifestations intérieures, mais aussi
par des paroles et des actes historiques, et d’une manière définitive par la
personne, la vie et le destin du Christ. C’est ainsi que s’est accomplie
l’épiphanie, c’est-à-dire la révélation du Dieu invisible. De même, c’est dans
l’histoire, c’est-à-dire d’une manière physique et spirituelle à la fois, que se
réalise l’appropriation et la réalisation de ce qui est venu à nous dans le Christ.
L’Église n’est pas seulement l’union de la foi et de la charité, elle n’est pas
seulement une « Église de l’Esprit », elle est dans l’histoire ; elle est visible,
responsable, et elle a reçu tout pouvoir. C’est à elle qu’est confié l’héritage du
Christ ; c’est en elle que vit le Seigneur transfiguré, qui se donne sans cesse à
elle et pénètre dans l’existence terrestre avec son destin rédempteur. Cette
appropriation se fait de diverses manières : par la réflexion et par les options
personnelles, par les résolutions et par l’imitation, mais aussi par des actions
déterminées, accomplies hic et nunc, ici même et maintenant, sous une forme
précise. Par exemple, le Christ est ressuscité une fois pour toutes, et la foi peut
en tout temps en acquérir la certitude ; il n’en est pas moins vrai que la vérité, la
grâce, la sainte efficacité de la résurrection sont plus accessibles aux fidèles,
d’une manière particulière à une époque déterminée, dans la célébration
liturgique de la fête de Pâques. Lui, qui a dit : « Lorsque vous serez deux ou trois
réunis en mon nom, je serai parmi vous », il vient se joindre, la nuit de sa
résurrection, à la communauté des fidèles qui la célèbrent. Lorsque retentit
l’hymne de l’« Exultet », et que la lumière nouvelle s’allume sur le cierge pascal,
pour être transportée dans toute l’église, les fidèles réunis peuvent dire en toute
assurance : « Maintenant c’est Pâques, et la puissance du Ressuscité est parmi
nous. »
Ce n’est pas là une allégorie édifiante et instructive, mais la vérité : la vérité
de l’action liturgique. Cette vérité est pratiquement devenue inaccessible à
l’homme moderne. Il ne sait plus contempler les figures, discerner dans les faits
une signification, participer à un contenu divin à travers des gestes concrets, et
ainsi – sur un autre plan – continuer ce que propose saint Jean, lorsqu’il dit, au
début de sa première épître : « Nous avons vu de nos yeux, nous avons
contemplé, nos mains ont touché le Verbe de Vie… » L’homme moderne ne
veut que parler et écouter, penser et juger. Mais cela ne suffit pas ; il faut qu’il
revienne aux forces qu’il a si longtemps négligées et aux moyens qu’il a laissés
s’atrophier. Il lui faut apprendre à ne pas seulement réfléchir aux figures
symboliques, mais à les contempler, et en les contemplant, à les comprendre ; à
ne pas demander, au cours des actes sacrés, ce que signifie telle ou telle chose,
mais à participer à leur accomplissement, et, par là, à bénéficier de leur fruit. Au
ministre de la liturgie il appartient évidemment de comprendre la liturgie pour ce
qu’elle est ; qu’il l’accomplisse dans un esprit de soumission qui permette au
fidèle de réellement « entendre de ses oreilles la parole de la vie, de la
contempler avec ses yeux et de la saisir avec ses mains ».

Les dévotions populaires

La liturgie et la prière personnelle n’épuisent pas le domaine de la vie


religieuse. Il existe une troisième forme de la prière que nous désignerons du
nom de « dévotions populaires », expression qui n’est pas entièrement
adéquate25. Ce sont, par exemple, les réunions de prière qui ont lieu à l’église
l’après-midi ou le soir, les saluts, la récitation du rosaire en famille, la plupart
des usages populaires religieux.
C’est une forme de prière qu’il est difficile de délimiter ; le mieux est de dire
qu’elle se situe entre la prière liturgique et la prière personnelle, tout en se
distinguant nettement de l’une et de l’autre. Elle est différente de la prière
personnelle à cause de son caractère communautaire, car elle n’exprime pas
l’attitude et les besoins des fidèles isolés, mais ceux d’un groupe. De plus, elle
est réglementée par des traditions et des prescriptions et elle s’impose à
l’individu avec une certaine autorité. Elle diffère toutefois de la liturgie par son
caractère beaucoup plus privé ; elle n’est pas valable pour l’Église entière, ni
même, bien souvent, pour un pays, mais seulement pour un diocèse – ainsi
chaque diocèse peut avoir ses livres de prières ou de chants particuliers.
Quelquefois elle ne concerne qu’une paroisse. Elle se prête ainsi à l’expression
des changements de chaque époque, des particularités locales, de la diversité de
la vie quotidienne, beaucoup plus facilement que la liturgie dont les
modifications sont bien plus lentes et le domaine bien plus vaste.
La dévotion populaire est moins stricte que la liturgie. Ses mots sont plus
déliés et plus abondants ; elle laisse une plus large place à l’imagination ; son
climat est plus spontané et plus chaud. Il lui manque, en revanche, l’ampleur de
la liturgie, son âpreté et sa force. Elle a un penchant pour la sentimentalité, et
elle tombe parfois dans l’arbitraire et dans la singularité.
La dévotion populaire aime les répétitions. Un des principes de la prière
liturgique est : « ne pas répéter deux fois la même chose » ; dans les dévotions
populaires les mêmes choses reviennent, au contraire, constamment. Elle
cherche à prolonger la présence en face de Dieu ; mais, comme très souvent, la
communauté paroissiale n’est pas capable de réciter les prières qui occupent le
temps de la liturgie – je veux dire les psaumes – elle répète à leur place certaines
prières, telles que le Pater et l’Ave. Il est donc facile d’y participer ; mais en
même temps on court le risque de la monotonie et de la distraction.
N’étant pas portée par l’Église entière, mais par des communautés plus
étroites, la dévotion populaire a un caractère communautaire plus marqué et plus
spontané. Le « nous » chrétien y est plus vivant que dans la liturgie, et le fidèle
s’y sent souvent plus à l’aise. La familiarité et l’intimité que l’on ressent au
cours des dévotions populaires ne proviennent pas seulement du caractère
sentimental des textes et des chants, mais aussi de l’impression d’appartenir à
une communauté qui vous est plus proche.

Quelques mots sur les cantiques. Ceux-ci constituent l’expression spontanée


du niveau religieux à laquelle les dévotions populaires font appel. Ils n’ont
presque jamais la sévérité du chant liturgique et ils se rapprochent davantage des
chants populaires à qui ils empruntent la ferveur du sentiment et l’exubérance
imaginative, pour les intégrer dans le domaine religieux. Cela représente
d’ailleurs un danger, car le chant populaire tourne facilement à la mièvrerie. Il
faut d’ailleurs veiller que parmi ces chants religieux, ceux qui ont une réelle
valeur religieuse et musicale ne soient pas négligés au bénéfice d’autres, plus
faibles, qui flattent le goût du temps.

Rapports entre les trois genres de prière

Les divers domaines de la vie de prière dont nous venons de parler n’existent
pas parallèlement les uns à côté des autres ; ils ont entre eux des liens nombreux.
L’histoire témoigne des interférences de l’un sur l’autre. Plus d’un élément de la
liturgie a pour origine la piété d’une personnalité chrétienne ; de même que les
dévotions individuelles s’inspirent souvent de la vie liturgique en faisant entrer
dans la vie personnelle des textes du bréviaire ou du missel. Par ailleurs, bien des
choses qui appartiennent à la liturgie ont commencé par être des pratiques de la
vie religieuse d’un diocèse ou d’un pays, des dévotions populaires, et n’ont pris
que plus tard une valeur générale ; de même, en revanche, une grande partie des
dévotions populaires s’appuient sur des textes liturgiques adaptés et dépouillés
de leur rigueur.

Tout cela ne serait encore qu’une dépendance historique ; mais les rapports
de ces divers domaines sont encore plus profonds. La prière liturgique et la
prière personnelle s’épaulent réciproquement. Chacune a ses sources propres
qu’elle doit conserver intactes ; cependant l’une ne va pas sans l’autre et elles
forment ensemble le courant unique de la vie chrétienne.
Dans la liturgie, l’Église continue d’accomplir le service sacré instauré par le
Christ et dans lequel les individus se fondent. Mais ceux-ci doivent aussi avoir
une vie religieuse personnelle qui a sa source au cœur même de leur
personnalité, sans quoi leur participation liturgique perdrait toute vie et toute
profondeur. Bien entendu, c’est l’Église qui est responsable du service sacré ; et
cependant c’est dans tel individu, dans tel prêtre, dans tel fidèle, que cette
personnalité s’incarne et vit. La liturgie prend corps dans l’action de l’Église,
mais en passant par la vie intérieure de l’individu. Or, si celui-ci n’a pas appris à
se tenir en présence de Dieu, si son oreille n’est pas habituée à écouter et sa
langue déliée pour parler, l’action liturgique n’est pas vivifiée, elle ne fait que
passer par des organes étrangers, et celui qui écoute, qui parle et qui agit, n’est
plus un être réel, mais un instrument impersonnel. Il s’ensuit que toute l’action
perd sa vie et manque de sérieux. La condition indispensable pour que la prière
de l’Église soit libre et authentique est donc, que chaque individu y participe de
tout son être.
Réciproquement, l’individu a besoin de s’appuyer, dans sa prière
personnelle, sur la prière de l’Église, mais pas seulement pour se laisser porter
par la foi de l’Église et envelopper dans l’immense courant de la prière. Chaque
fois qu’on se trouve en présence d’une chose vivante, on constate que ce qui
constitue sa force est en même temps sa faiblesse ; c’est ainsi que le caractère
spécifique de la prière personnelle, à savoir la solitude intérieure, la liberté de
mouvement, l’originalité de l’expression, peut comporter un danger. La solitude
risque de se transformer en isolement, la liberté en fantaisie, l’originalité en
bizarrerie. La personnalité a besoin de s’élargir dans l’objectivité et
l’universalité. La liturgie est la « loi de la prière », non seulement en ce sens
qu’elle imposerait à l’individu, qui entre dans son cadre, la manière dont il doit
s’acquitter du service divin ; mais aussi en ce sens plus profond qu’elle lui
fournit des normes incorruptibles qui garantissent l’authenticité et la santé de
toute prière. Il y a un abîme entre prière « personnelle » et prière « subjective ».
La prière est personnelle lorsqu’un homme responsable la fait monter des
profondeurs de sa vie intérieure, comme l’expression du lien qui existe entre
l’homme sauvé et son Créateur et Rédempteur ; elle est subjective lorsque
l’individu se cherche lui-même, lorsqu’il met la « sincérité » au-dessus de la
vérité et lorsqu’il prend comme norme sa sensibilité religieuse, avec tout ce
qu’elle comporte de problématique. Le fidèle ne peut se passer de revenir
toujours à la discipline de la liturgie, à la noblesse de ses pensées et à la forme
claire de ses actes ; sans quoi sa prière tombe dans le particularisme, la
sentimentalité, la bizarrerie, et parfois même dans l’artificiel et le maladif.
Ce que nous venons de dire s’applique aussi bien aux dévotions populaires.
Partout où la vie liturgique est mal comprise, où elle n’est pas aimée et cultivée,
elles tombent dans d’étranges déformations ; les dangers qui menacent les
dévotions populaires sont l’insuffisance de la pensée religieuse, la fantaisie
effrénée, le manque de mesure et le désordre des sentiments. Lorsque la dévotion
populaire est abandonnée au jeu des forces religieuses primitives, son contenu de
foi s’appauvrit, l’orthodoxie de ses expressions devient douteuse ; les répétitions
se multiplient, la sensibilité est faussée. La vie religieuse d’une communauté qui
ne donne pas à la liturgie la place qui lui revient, et qui se nourrit exclusivement
– ou presque – de dévotions populaires, est condamnée à s’appauvrir. Sa prière
manque de substance, et son attitude de grandeur.
Cependant l’autre aspect de la question ne doit pas être négligé. Il existe une
conception de la liturgie qui sous-estime les dévotions populaires et les tient
pour superflues. C’est d’ailleurs la même conception qui considère la prière
personnelle comme un empiétement sur la liturgie. Cette manière de voir est
fausse et dangereuse. Son erreur est à peu près la même que celle qui consisterait
à dire : « L’humanité me suffit, je n’ai pas besoin d’un peuple. Le monde me
suffit, je n’ai pas besoin de patrie. » Pour la vie religieuse, les dévotions
populaires ont la même importance que la famille ou le peuple, la patrie ou le
pays pour la vie naturelle. Un salut du Saint Sacrement qui se déroule dans la
dignité et la piété, ou la prière du rosaire, le soir, récitée comme il convient, sont
quelque chose de beau, de profond, dont la vie chrétienne, dans l’ensemble, a
besoin pour rester saine.

25. Le mot n’a aucun sens péjoratif – qui voudrait insinuer par exemple, que la
prière du prêtre est seule à être pleinement valable, la dévotion populaire étant de
qualité inférieure. Le terme employé désigne simplement une certaine forme de
prière dont nous exposons les caractéristiques dans ce chapitre.
Post-face
Écrire sur des problèmes de vie spirituelle est une entreprise difficile. On a
toujours le sentiment qu’il s’y cache la prétention soit d’avoir déjà une
expérience dans ce domaine, soit d’être soi-même déjà fidèle aux exigences
qu’on enseigne aux autres. Cependant on est tout aussi suspect en affirmant
qu’on est sans prétention ; car, en réalité, cela devrait aller de soi. Nulle part plus
qu’ici la dualité de l’œuvre et de la vie n’est plus troublante.
Le lecteur voudra au moins prendre en considération l’aveu que l’auteur de
ce livre fait de sa mauvaise conscience « d’écrivain religieux », et prendre cet
aveu comme une timide mise au point. Il faut bien que quelques écrivains
entreprennent d’aborder les problèmes religieux. Et puisqu’il est impossible
d’exiger que seuls soient autorisés à traiter de la vie spirituelle ceux qui vivent
intégralement leur christianisme – ne serait-ce que parce qu’ils s’en défendraient
énergiquement – le plus simple est sans doute d’en parler en dehors de toute
considération personnelle, d’une manière strictement objective et inspirée par la
doctrine de l’Église.
Table des matières

Avant-propos

Préparation et ordonnance de la prière


Événement intérieur et exercice
Nécessité de la préparation
Recueillement
Le lieu de la prière
La face de Dieu
La discipline extérieure

La réalité divine et les actes fondamentaux de la prière


Recueillement et réalité de Dieu
Dieu est Saint
Aveu et repentir
Désir et participation
Dieu est Grand
L’Adoration
La louange
Le Dieu de richesse, de générosité et d’amour
La prière de demande
La Reconnaissance
Récapitulation

La Sainte Trinité et la prière


La vie intérieure de Dieu
La prière à Jésus-Christ
La prière au Père
La prière au Saint-Esprit

La prière verbale
Le langage de la prière
Le langage spontané de la prière
Le vocabulaire traditionnel de la prière
La prière de répétition

La prière intérieure ou oraison


Le caractère propre de l’oraison
Méthode et progrès de l’oraison
L’oraison mystique

La Providence
La doctrine chrétienne de la Providence
La Providence et la prière
La Providence et l’ensemble de la vie de prière

La prière aux saints et à la Mère de Dieu


Les saints
Marie

La prière dans le temps de l’impuissance


Difficultés provenant de l’évolution intérieure
Difficultés provenant de crises de la foi

Structure d’ensemble de la prière chrétienne


La prière personnelle
La liturgie
Les dévotions populaires
Rapports entre les trois genres de prière

Post-face
Achevé d’imprimé par
SARL Pulsio
5, rue Férou, 75006 Paris
Imprimé en Bulgarie

Dépôt légal : mai 2013

Vous aimerez peut-être aussi