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à la prière
DANS LA MÊME COLLECTION
Les classiques de la spiritualité
Éditions Artège
11, rue du Bastion Saint-François – 66 000 PERPIGNAN
www.editionsartege.fr
Romano Guardini
INITIATION À LA PRIÈRE
ARTÈGE
Avant-propos
La prière est nécessité intérieure, grâce et accomplissement ; mais elle est
aussi un devoir qui exige de la peine et un effort sur soi-même. Aussi y a-t-il
d’une part l’expérience intérieure de la prière, de l’autre son exercice ; d’une part
sa source, de l’autre son école.
Disons mieux : ses écoles, et de degrés différents. Avant tout celle de Jésus-
Christ, telle que le Nouveau Testament la décrit. La personne du Seigneur baigne
tout entière dans la prière. Il y a sans cesse un mouvement sacré du Père vers lui
et de lui vers le Père. Les Évangiles en parlent souvent ; ainsi dans le passage qui
raconte son baptême dans le Jourdain (Lc 3,21) ; ou bien quand ils racontent
qu’il se retire dans la solitude pour prier (Lc 6,12 ; 9,18 ; 9,28–29 ; 11,1), ou
encore dans le récit de la dernière Cène (Jn 17) et de l’agonie sur le mont des
Oliviers (Mt 26,36–44). En dehors de ce rapport à la prière, il est impossible de
saisir la vraie figure de Jésus et de comprendre sa vie. Il a également parlé
explicitement de la prière : ainsi dans le Sermon sur la Montagne, où il distingue
la prière authentique du bavardage des païens et de l’étalage des Pharisiens (Mt
6,5–8) ; ou encore en cette heure mémorable où ses disciples s’approchent de lui
et lui demandent : « Apprenez-nous à prier, comme Jean l’a fait pour ses
disciples » et qu’il leur fait don du Notre Père (Lc 11,1–13). En outre, il y a
l’école de la prière que l’Église a instituée dans sa liturgie. La liturgie est une
prière unique en parole et en action, qui s’accomplit par la simple récitation et
par le chant. Elle se déroule tout au long de l’année, pénètre toute la vie, et la
prière des millénaires y a accumulé sa sagesse. Il y a enfin l’école des grands
saints, qui ont vécu dans le commerce avec Dieu et ont consigné leurs
expériences en de précieux écrits. Ils parlent de l’essence de la prière, des divers
degrés de sa montée, de ses devoirs, de ses dangers et de ses magnificences.
Le contenu du présent ouvrage touche sans doute à tout ce qu’enseignent ces
diverses écoles ; mais pour l’essentiel il se situe à un stade antérieur. Son titre a
été choisi après mûre réflexion : il ne veut être, effectivement, qu’une école
préparatoire de la prière, où l’on apprend des choses toutes simples et si, de
temps à autre, il nous arrivera d’être entraînés plus loin, ce sera seulement dans
la mesure où cela apparaîtra indispensable pour être complet. Certains n’ont plus
besoin d’une telle initiation ; ceux-là seront justement les derniers à en faire fi.
Beaucoup y sont encore entièrement astreints. La plupart en ont à peine franchi
le seuil.
Toute époque a besoin d’une prière claire et forte, mais tout spécialement la
nôtre. Puisse ce petit livre contribuer quelque peu à l’enseigner.
Berlin, Printemps 1943
Préparation et ordonnance de la prière
Nécessité de la préparation
Recueillement
Le recueillement n’est pas un acte isolé à côté d’autres actes ; c’est le seul
état intérieur qui soit bon ; c’est ce qui rend l’homme capable de s’établir dans
les rapports qui conviennent avec les hommes et les choses. On peut donc
envisager le recueillement sous des angles très divers, et ce que nous en avons
dit jusqu’ici ne fait que mettre en lumière quelques-uns de ces aspects.
Il n’est pas facile d’arriver au recueillement ; surtout, lorsqu’après les
premier essais, l’intérêt tombe, et que se manifeste toute l’étendue de la misère
intérieure… Mais n’est-ce que difficile ? Est-ce seulement possible ? Ne
sommes-nous pas à ce point prisonniers de la trame des influences intérieures et
extérieures qu’il ne nous reste rien d’autre à faire que d’être ce que nous sommes
et de nous en remettre à notre évolution intérieure dans l’espoir de parvenir à une
plus grande unification de nous-mêmes ? Nos tentatives de recueillement ne
ressemblent-elles pas à celles d’un homme qui voudrait se tirer d’un marécage
en prenant appui sur lui-même ? Est-ce que cela ne suppose pas que je suis à la
fois en moi-même et hors de moi-même, et que je possède par conséquent un
point d’appui qui me permet de me saisir moi-même ? La question peut paraître
étrange ; mais elle est justifiée, et il faut même y répondre par l’affirmative. Car
l’essence de la personne consiste précisément en ceci qu’elle existe en elle-
même et hors d’elle-même ; que sa croissance la fait sortir d’elle-même sans
qu’elle cesse de se posséder ; qu’elle existe et que cependant elle peut prendre un
nouveau point de départ en elle-même. Nous n’avons pas à discuter ici de la
manière dont cela est possible, car il faudrait reprendre toute la question de la
nature même de l’homme. Disons plutôt ceci : « Croyez qu’il en est ainsi ; si
vous en avez le courage, vous vous apercevrez par l’expérience intérieure que
cela est vrai. Il est là, ce point mystérieux sur lequel vous pouvez prendre appui
pour parvenir à la possession de vous-mêmes ; faites le pas qui vous en sépare et
vous le sentirez. En vérité, ce dont il s’agit, ce n’est pas seulement une idée,
mais aussi une force. C’est tout autre chose que le perpétuel changement, que la
fuite et la dissipation. Il s’agit d’une valeur essentielle et éternelle. Il s’agit de
vous et de votre être véritable. C’est à partir de là que vous pourrez réduire au
silence et apaiser votre inquiétude, prendre pied et devenir présent, unifier votre
dispersion incessante, vous libérer de votre pesanteur et illuminer vos ténèbres
étouffantes. »
C’est par ce recueillement que doit débuter la prière. Ce n’est pas chose
facile. Nous ne nous apercevons à quel point nous en manquons qu’au moment
où nous commençons à nous y efforcer. Nous essayons de nous calmer, et c’est
alors que la véritable inquiétude commence ; comme il arrive le soir, lorsque
nous nous préparons au sommeil et qu’un souci ou un désir se met à nous
obséder bien plus que durant toute la journée. C’est précisément lorsque nous
voulons devenir présents que nous nous apercevons à quel point nous sommes
dispersés dans tous les sens. C’est lorsque nous essayons de nous unifier et de
nous maîtriser que nous faisons l’expérience de la distraction. Et, alors que nous
voudrions rester en éveil et disponibles pour accueillir l’objet sacré, nous
prenons conscience de la pesanteur qui entraîne notre âme. Mais on n’y peut rien
changer, et il faut passer par là, sous peine de ne jamais apprendre à prier.
Tout dépend du recueillement. Aucun des efforts que nous y consacrons
n’est vain. Et si le temps entier de la prière devait se passer à le chercher, ce
serait du temps bien employé ; car, au fond, le recueillement est déjà en lui-
même une prière. Dans les périodes d’inquiétude et de maladie, ou de grande
fatigue, il peut parfois être bon de se contenter de cette « prière » de
recueillement. Elle apportera la paix, la force et la guérison. N’arriverait-on,
pour commencer, à rien d’autre qu’à prendre conscience de son impuissance
lamentable dans ce domaine, il y aurait déjà un grand pas de fait ; on aurait
atteint, d’une manière ou de l’autre, le point ferme qui est caché derrière la
distraction.
Le lieu de la prière
Dans le recueillement l’homme qui prie dit : « Dieu est ici, et moi aussi je
suis ici. » S’il cherche à réaliser effectivement cela, il comprendra une chose de
très grande importance : il s’apercevra que dans les deux propositions : « Dieu
est ici » et « je suis ici », le mot « est » n’a pas le même sens. Ces significations
différentes du verbe « être » sont déjà sensibles sur le plan naturel. Lorsque
quelqu’un demande : « qu’y a-t-il dans cette chambre ? », et que je réponds :
« au milieu il y a une table, à la fenêtre fleurit une rose, un chien est couché sur
le tapis, mon ami est assis devant moi », j’ai dit de toutes ces choses et de tous
ces êtres qu’ils « sont » dans la chambre. Ils n’y sont pas cependant de la même
manière. La plante qui vit et croît y est davantage et autrement que la table ; le
chien, à son tour, qui me connaît et répond à mon appel, y est plus et d’une autre
manière que la plante ; et l’homme, lui, y est encore plus intensément et d’une
manière nouvelle, lui, qui a sa dignité et sa liberté, qui est capable de
connaissance et d’amour. Les hommes, en effet, sont présents avec une intensité
et d’une manière différentes. Il peut arriver que celui-ci entre dans la pièce et y
soit, mais sa présence oblige simplement à faire un détour pour passer ; cet autre
nous oblige à compter avec lui lorsque nous parlons ; un troisième, par sa seule
présence, sera le centre de l’assistance. Ceci éclaire ce que nous voulions dire.
Dieu est présent tout autrement qu’aucun objet ou qu’aucune personne.
Il est de lui-même et par lui-même, de sorte qu’il est seul à être d’une façon
essentielle et réelle. L’Écriture exprime cela en disant qu’il est le « Seigneur ». Il
n’est pas besoin, pour qu’il le soit, qu’il y ait des choses sur lesquelles il ait
pouvoir ; mais il est le Seigneur et Maître de lui-même, il est le Seigneur par
nature et par essence. Moi, au contraire, je ne suis pas par moi-même, ni de moi-
même, mais par lui. Je ne suis pas par nature, mais par sa grâce. Je ne suis pas en
possession de mon être, mais je suis par participation. Entre mon être et le sien
ce n’est pas la conjonction « et » qu’il faut mettre. La proposition : « Dieu et
moi, nous sommes » est un non-sens ; il serait sacrilège de ma part de vouloir la
maintenir. Mon être est avec l’être de Dieu, dans un autre rapport que l’être
d’une quelconque créature en face de celui d’une créature voisine : je suis
simplement « devant » lui et « par lui ».
Un recueillement véritable permet d’expérimenter peu à peu cette vérité. On
a appris une chose importante lorsqu’on sait qu’on est « devant Dieu » –
uniquement devant Dieu, mais réellement devant lui. C’est une expérience
grandiose qui a de quoi nous effrayer ; mais c’est aussi une source incomparable
de joie, et nous verrons que c’est à cela que correspond un des actes
fondamentaux de la prière : l’adoration.
La face de Dieu
Mais qui est ce Dieu vers qui l’homme recueilli se tourne, et vers qui il ne
peut se tourner que parce que lui-même lui en a donné la possibilité ? Ce n’est
pas seulement cet ineffable dont l’action est diffuse partout, le mystère de
l’existence, la source originelle du monde, ou quelque autre nom qu’on veuille
donner à cette réalité vague dont on parle si souvent. Tout cela n’est pas inexact
et se rapporte à Dieu. Mais ce n’est encore, en quelque sorte, que le souffle qui
émane de lui, la vibration qui pénètre le monde. Dieu lui-même est plus que
cela ; il n’est pas seulement le sens des choses, ou une simple idée, mais la
réalité. Non seulement profondeur ou intériorité, ou grandeur de la création ;
mais il est l’être qui existe en lui-même. Il n’est pas seulement une force, il est
« lui ».
L’alpha et l’oméga de toute révélation ; c’est le témoignage que Dieu est lui-
même. « Lui », d’une façon absolue, celui qui s’est révélé à son envoyé sur le
mont Horeb. Il est celui qui répond lorsque le patriarche veut savoir le nom de
l’être qui lui est mystérieusement apparu : « Je suis celui qui suis » (Ex 3,14). À
cet instant solennel, Dieu tait tous ses autres titres : « Le Puissant », « le Juste »,
« le Saint », et il se nomme d’après son existence : il existe de par lui-même et
en lui-même, il se suffit à lui-même, il est maître de lui-même, libre et
responsable devant lui seul. Cette pleine souveraineté sur lui-même est le propre
de son essence.
Dieu est lui-même ; il est personne. Et non seulement la personne la plus
puissante, la plus noble, la plus pure, mais la Personne, absolument1.
Lorsqu’il a été question de la réalité de Dieu, nous avons dit qu’elle était
d’une nature telle qu’il était impossible de nommer en même temps qu’elle une
réalité contingente. Dieu est absolument ; l’homme n’existe que par lui et devant
lui ; il faut dire de même ici : Dieu est personne par lui-même et absolument ;
l’homme est personne parce que Dieu l’appelle.
Si un homme disait « lui » ou « elle » dans une impulsion immédiate, il
voudrait sans doute parler de l’être qui lui est le plus cher et le plus proche. Mais
s’il disait ce mot au sens absolu, du fond même de sa nature d’homme, c’est
Dieu qu’il désignerait ainsi, même s’il ne pensait pas à lui d’une manière
explicite ; et si, du secret de son être, un homme jetait dans l’immensité de
l’existence le mot « toi », c’est Dieu qu’il appellerait.
La discipline extérieure
Jusqu’ici il n’a été question que de l’exercice de la prière ; mais nous avons
été amenés, tout naturellement, à parler aussi de sa discipline : de la discipline
intérieure qui est faite d’un ensemble d’actes et d’attitudes spirituelles en dehors
desquels l’exercice de la prière ne saurait avoir de sens. Mais il nous faut
maintenant parler de la discipline extérieure ; de celle que le mot « discipline »
évoque tout naturellement. Pour bien faire, il faut se résoudre à voir les choses
dans les détails ; cela comporte évidemment le danger de la mesquinerie et de
l’indiscrétion. Nous essayerons donc de garder le juste milieu ; il appartiendra
ensuite au lecteur de faire les adaptations qui conviendront à son cas personnel.
Il y a tout d’abord la discipline du temps. Elle est fondée sur les rythmes de
la lumière qui sont en même temps ceux de l’activité humaine et des événements
de la vie intérieure : le jour et la nuit, la semaine de travail et le dimanche,
l’année avec ses saisons. Il convient de tenir compte de cette ordonnance dans la
prière.
Le jour se renouvelle chaque matin ; il s’achève avec la nuit. Chaque matin
est l’écho du commencement de toute la vie, de la naissance ; la nuit est une
préfiguration de la fin dernière, de la mort. Entre ces deux pôles il y a le travail
et la lutte, l’action et le destin, la croissance, la fécondité, les dangers. Tout cela
s’exprime dans les prières du matin et du soir. Si elles manquent, la journée
ressemble à un espace en jachère.
La semaine est issue du rythme de la lune, donc du mois et de l’alternance
des tensions biologiques du travail et du repos : six jours de la semaine sont
destinés au travail et un au repos. Les jours de travail l’homme doit servir ; le
septième est celui de la liberté. Telle est la loi fondamentale d’une semaine de
vie, loi établie par celui qui a créé l’homme et les astres. Il a lié le
commandement religieux du Seigneur à la loi naturelle du septième jour. La
révélation nous apprend que Dieu a achevé en six jours l’œuvre de la création,
mais qu’il s’est reposé le septième. Ce septième jour cache le mystère du repos
de Dieu. C’est celui-ci, et non le repos de l’homme, qui donne son véritable sens
au dimanche ; et le repos de l’homme ne prend son sens profond que par le repos
de Dieu. C’est à lui que l’homme doit s’ouvrir ; de même que son travail est au
service de l’œuvre créatrice de Dieu, qui seule lui donne sa véritable
signification. Au mystère du repos de Dieu, il faut en ajouter un autre : celui de
la résurrection du Christ. Elle apporte au jour du Seigneur le triomphe de la
victoire rédemptrice et la conscience du commencement de la création nouvelle.
Sa lumière illumine le jour de Pâques, et par lui tous les dimanches2. Ainsi le
dimanche est le jour du Seigneur et par cela même le jour de l’homme. On a
oublié dans une large mesure cette signification du dimanche. Au cours des
temps modernes il est devenu un jour vaguement solennel, et finalement il n’est
plus qu’une occasion de repos et de plaisir. Il est impossible de dire d’une
manière générale comment, dans une ambiance qui perd toujours davantage le
sens du dimanche, on pourrait lui donner une forme valable – avec sérieux et
pourtant sans étroitesse ni contrainte – pour qu’il soit le jour de l’hommage au
créateur et au rédempteur du monde. En tout cas, il y a là un problème qui
concerne chacun de nous. On ne peut pas le résoudre de l’extérieur, mais
seulement de l’intérieur, en se plongeant dans le mystère de ce jour, en
comprenant comment il est lié à l’essence la plus intime de la vie naturelle et
spirituelle, en s’ouvrant à sa beauté, pour chercher ensuite comment faire place à
ces réalités dans la vie personnelle et dans la famille. Dans la mesure où on saura
de quoi il s’agit, on consentira des sacrifices pour réaliser cela. Nous ferons
pourtant encore remarquer l’importance qu’a le samedi soir pour le dimanche.
Aux yeux de l’Église, chaque journée commence la veille au soir ; et elle a
raison. En effet le jour commence par le réveil : celui-ci est ce qu’a été le
sommeil ; or le sommeil dépend de ce qui l’a immédiatementt précédé. Si donc
nous voulons restaurer le dimanche, il nous faut en commencer la préparation le
samedi soir.
La figure la plus exacte du temps qui passe, se trouve dans l’année avec ses
saisons. Elle comprend les mois, les semaines et les jours ; elle est déterminée
par la course du soleil, aussi bien que par l’éveil, la floraison, les fruits, et enfin
le déclin de la vie. Elle trouve son expression religieuse dans l’année liturgique
de l’Église, où les événements de la vie du Christ sont liés à la marche de
l’année solaire et du rythme de la vie. On recommence ainsi continuellement à
commémorer la vie du Seigneur, à revivre la rédemption. L’âme en est pénétrée
profondément et de façon toujours nouvelle pendant l’avent, au temps de noël et
de l’épiphanie ; puis pendant le carême et le temps pascal suivi de la Pentecôte ;
enfin au cours des semaines après la Pentecôte, qui représentent la longue
période de l’histoire et de l’attente du retour du Christ, jusqu’au dernier
dimanche de l’année liturgique qui nous parle du jugement… Tout cela devrait
aussi avoir une influence sur la vie religieuse personnelle. Autrefois on lisait
l’almanach en famille. Grâce à cette lecture les grands événements et les figures
de la Rédemption pénétraient dans la vie personnelle. Aujourd’hui ce contact
s’est perdu en grande partie, et c’est une tâche importante que de le rétablir. La
vie avec la liturgie, la lecture d’ouvrages appropriés, telle ou telle coutume
familiale bien adaptée peuvent faire beaucoup ici en colorant diversement la
prière personnelle et en lui donnant un contenu toujours nouveau.
Le cadre extérieur avec ses structures et avec son unité est un second élément
d’ordre dans la prière.
Ici encore nous avons à compter avec une décadence commencée depuis
longtemps. Autrefois, c’est à partir de la foi que se constituait le cadre de la vie
humaine. Si nous considérons la paroisse comme unité de base de cette vie, elle
avait son centre religieux dans l’église. Celle-ci était entourée des maisons, foyer
et lieu de travail de la famille, des champs et des forêts, lieu de la vie créatrice ;
et parmi tout cela, çà et là, les points cruciaux : le cimetière, les chapelles, des
calvaires et d’autres images saintes. La maison était bénie et ornée de symboles
chrétiens. Dans les pièces, le crucifix devant lequel se faisait la prière. Cette
ordonnance a disparu en grande partie. Il n’y a plus de cadre extérieur modelé
par le christianisme ; chaque croyant est obligé de l’édifier à nouveau ; mais
étant donné l’extrême diversité des conditions de vie de chacun, on ne peut guère
donner d’indications universellement valables.
Il faudrait avant tout que l’église prenne pour chaque fidèle une importance
nouvelle et cela, non pas seulement comme le lieu des offices communs dont
nous ne parlons pas ici, mais comme la maison du Père, où on se trouve chez soi.
Il faudrait que chacun développe en lui ce sentiment d’être chez lui dans la
maison de Dieu, qu’il entre de temps en temps à l’église au cours de ses allées et
venues quotidiennes, qu’il y cherche le repos, le recueillement et la détente
intérieure, la consolation, le courage et la force3. Il sera plus difficile d’imposer à
l’intérieur de la maison l’idée d’un lieu sacré, surtout lorsque la place est très
limitée et que les autres membres de la famille manifestent de l’indifférence ou
de l’hostilité. Peut-être cependant certaines choses sont-elles possibles. Ne
serait-ce, par exemple, dans une coin de la chambre, que le crucifix, auprès
duquel on puisse s’asseoir. Ou encore sur un mur, une image qui inspire le
respect. L’image sainte ne sert pas seulement à rafraîchir un souvenir ou à
rappeler une présence ; elle est plus que cela ; elle n’est certes pas le Christ lui-
même, ni la mère de Dieu, ni une personne de l’histoire sainte ; nous nous
garderons de toute fantasmagorie. Cependant, elle est plus qu’un signe ou un
rappel, et ce qu’elle est peut manifester son influence dans la vie de la maison,
une influence qui avertit, qui met en garde, qui met de l’ordre4. On peut faire la
prière commune tournés vers le crucifix, l’orner de fleurs, etc.
Il faut éviter toutefois que cela tourne à l’amusement et d’oublier de tenir
compte des autres. Ce que l’on trouve bien et beau, il faut le faire ; mais sans
importuner les autres, ni les embarrasser. Le monde appartient à Dieu, et à Dieu
appartient aussi cette image en miniature qu’est la maison : il est donc « juste et
équitable » que Sa Souveraineté s’y manifeste et y ait sa place visible. Mais le
« lieu chrétien » proprement dit n’a pas de place fixe ; il résulte chaque fois de la
relation vivante de Dieu avec l’homme. C’est le lieu de l’existence que Dieu lui
ouvre en se tournant vers lui avec amour et en lui faisant entendre l’appel de sa
Providence. La réponse de l’homme ainsi appelé, c’est la foi, la piété,
l’obéissance. « Me voici » : c’est cette réponse qui ouvre à l’homme l’accès du
lieu sacré ; et cela est possible n’importe où, même lorsque les circonstances y
sont en apparence le plus contraires.
Un troisième élément qui constitue cet ordre, ce sont les événements de la
vie elle-même. Ils étaient jadis lourds d’un sens religieux qui s’exprimait par des
usages significatifs. Il n’en reste plus grand-chose, et presque rien dans les villes.
Ici encore, c’est donc à chacun de découvrir ce qu’il en reste et de lui insuffler
une vie nouvelle ; peut-être faudra-il aussi créer du neuf.
Parmi le petit nombre d’usages qui ont survécu, il y a la prière de la table. Là
où elle peut se faire sans inconvénient, il faut y être fidèle et la réciter avec
attention, debout, en se servant d’un bon texte5. Dans les temps primitifs le repas
était chez tous les peuples un acte religieux ; il signifiait la communion avec la
divinité et de ce fait, la communion des participants entre eux. On peut encore
parfois en percevoir une trace, car l’atmosphère qui règne en certaines occasions
n’est pas due au prétexte formel du repas, mais est issue de profondeurs
oubliées.
Tout le monde admet d’ailleurs que c’est tout autre chose de se mettre à table
uniquement pour être ensemble et satisfaire son appétit, ou de faire une prière
pour recevoir la nourriture de la main de Dieu, et l’en remercier ensuite. Le côté
humain n’y perd rien, ni en naturel, ni en beauté, mais il s’y ajoute un élément
nouveau et sacré.
De même il serait souhaitable, aussi longtemps que cela est possible, que la
mère fasse avec ses enfants les prières du matin et du soir, et cela d’une façon
telle qu’en dépit de tout le travail urgent, de tous les désagréments quotidiens, ce
soit tout de même un instant de vrai recueillement. Il faudrait aussi, dans la
mesure du possible, qu’elle fasse entrer dans cette prière les événements de la
vie familiale, ses joies, ses soucis et ses souffrances, afin que soit portée devant
Dieu la réalité de la communauté familiale, qui constitue le centre du monde. On
ne saurait surestimer l’effet de ces courts instants de recueillement.
Peut-être se présentera-t-il encore, de temps à autre, d’autres occasions de
courtes prières familiales. Dans cette voie il se fait des essais riches de
promesses. Au reste, la vie elle-même se charge de fournir des occasions et de
formuler des exigences. Un événement heureux fournira l’occasion d’une prière
toute autre qu’un événement triste. Une période de progrès et les succès portent
une inspiration autre qu’une période de soucis et de misères. La maladie et la
guérison, la naissance et la mort, tout ce qui arrive au cours de la vie a sa place
dans la prière et en détermine le contenu. Il nous faudrait acquérir plus de
finesse, et peut-être même pourrait-on dire plus d’esprit d’invention. La prière ne
doit pas exprimer toujours les mêmes pensées ni se servir des mêmes mots,
tandis que la vie s’écoule dans toute sa diversité. Ce sont tous les événements de
notre vie que nous devrions porter devant Dieu, comme à un maître ou à un ami,
ou plus exactement comme à un père qui prend à cœur tout ce qui nous
concerne ; nous devrions lui montrer tout cela, l’en remercier, chercher auprès de
lui lumière et force, lui demander son aide, nous reposer auprès de lui.
Il y aurait bien des choses à dire aussi sur la durée de la prière. Avant tout il
faut veiller à prendre le temps nécessaire pour la mise en route ; le temps ensuite
qu’elle puisse se développer, et parvenir à son accomplissement intérieur et enfin
s’achever en un decrescendo. Trop courte, elle prend le caractère d’une chose
sans importance. Elle n’est plus assez respectueuse. Les actes, les pensées, les
mots ne peuvent plus s’accomplir comme il faut ; ils s’usent rapidement et le
cœur ne sait plus pourquoi continuer cette action vidée de son sens.
Par ailleurs, il faut savoir discerner l’urgence d’une affaire vraiment
importante, ou une fatigue réelle, qui dispensent de la prière, et conserver la
liberté nécessaire ; mais il est bon de se rappeler, comme nous l’avons déjà dit,
que le cœur humain est plein de ruses et qu’il sait très habilement changer de
poids et de mesure suivant ses désirs. On se surprend sans cesse à gaspiller aux
choses les plus superflues ce temps qui paraissait si mesuré qu’on a été obligé
d’interrompre la prière.
Enfin, dernier élément, l’attitude extérieure. Ici encore bien des choses se
sont perdues, qui sont indispensables à la prière. Dans les temps anciens on
savait que l’attitude et les gestes ne sont pas choses extérieures. Ils peuvent le
devenir, mais alors ils n’ont déjà plus de valeur. En réalité, un geste de la main a
son origine dans le cœur, et l’attitude corporelle a ses racines dans les sentiments
les plus intimes.
L’attitude et les gestes expriment ce qui vit dans le fond de l’âme, ce que le
cœur ressent et ce que l’esprit pense ; mais ils ont aussi leur influence sur l’âme ;
ils lui donnent un soutien, la forment et l’éduquent. La position dans laquelle on
prie n’est donc pas indifférente. Lorsqu’il en existe une raison impérieuse, on
peut prier dans n’importe quelle position ; mais quand rien ne s’y oppose, il faut
prendre pour prier une position qui exprime le respect dû à Dieu, car ce n’est pas
l’âme seule, mais l’homme tout entier qui doit prier. L’attitude à son tour aide
l’âme dans la voie du respect et du recueillement intérieur. Ici c’est à chacun de
voir ce qui lui convient.
La prière à genoux reste l’attitude essentielle. Elle exprime le respect envers
celui qui est « Celui qui est », le Seigneur, et elle favorise le sérieux et la
disponibilité intérieurs. Encore faut-il se mettre à genoux pour de bon, et non pas
se coucher à moitié. C’est une attitude de discipline et non de confort que l’on
peut bien garder pendant quelques minutes. Pour avoir une juste mesure, il suffit
de se demander ce dont on se sentirait capable dans les affaires ou le sport.
La position debout est aussi une belle attitude pour la prière. C’était l’attitude
de prédilection dans les premiers temps du christianisme ; elle s’est perdue par la
suite. Mais il serait bon de la redécouvrir, car elle a quelque chose de libre et de
franc ; elle exprime à la fois la diginité et la disponibilité. À l’occasion, elle peut
aider à surmonter des moments d’accablement et d’obscurité. Elle peut aussi être
utile lorsqu’on n’a rien à dire, et qu’on veut cependant exprimer sa bonne
volonté. Elle dit au moins ceci « me voici devant vous, Seigneur », ou même
seulement : « me voici devant lui ».
La position assise est aussi une authentique position de prière, à condition,
bien entendu, qu’on se tienne droit et sans laisser-aller. Elle convient
particulièrement lorsqu’on veut méditer ou demeurer en silence auprès de Dieu.
Mais ce qui est tout aussi important que toutes ces attitudes, c’est leur
contraire, c’est-à-dire l’attitude qui reste purement intérieure et qui peut être
réalisée au milieu des hommes, dans la rue, au travail, en société, sans que
personne s’en aperçoive. Et lorsque le chrétien porte ainsi dans le monde et
parmi les hommes son face-à-face sacré avec Dieu, c’est quelque chose de très
beau et de très profond, pourvu, toutefois qu’il n’y mette pas d’affectation, ni
vis-à-vis des autres, ni vis-à-vis de lui-même.
C’est dans l’espace créé par le recueillement – nous venons d’en parler – que
se manifeste la réalité du Dieu vivant. La prière doit s’efforcer en premier lieu à
parvenir à cette réalité ; en second lieu, il lui faut demeurer en face de cette
sainte présence et répondre à ses exigences.
Nous venons de parler d’effort, et à dessein ; car la prière peut effectivement
être cela. Il lui arrive de jaillir du cœur comme un langage vivant ; mais si l’on
considère l’ensemble d’une vie humaine et la majorité des hommes, on constate
que cette facilité reste exceptionnelle. Le plus souvent elle doit être soutenue par
la volonté et par l’exercice ; et la difficulté de cet exercice tient pour une bonne
part à ce que la réalité de Dieu n’est pas ressentie. Dans ce cas, celui qui prie a
l’impression d’être dans le vide ; tout le reste lui paraît plus pressant, parce que
plus tangible. Aussi ce qui importe, c’est de persévérer. Celui qui prétend que la
prière ne lui apporte rien, ou qu’il ne s’y sent pas porté par un élan intérieur, ou
qu’elle devient artificielle et que pour ces raisons, il préfère s’en abstenir, celui-
là abandonne le service de la prière et perd ce qui en fait le sens ; car la
persévérance aux heures de vide a un sens tout particulier, qui ne peut être
remplacé par aucune prière à un autre moment, si sincère et si spontanée soit-
elle. La persévérance manifeste, en effet, que l’on prend la foi au sérieux ; au
sens le plus rigoureux, c’est s’appliquer à la prière entièrement et uniquement
par fidélité envers Dieu ; c’est parler dans l’obscurité, à celui qui écoute, même
lorsqu’il ne se manifeste pas à nous.
Il existe différentes formes du vide intérieur. D’abord celle qui n’est rien
d’autre qu’une absence : le fait qu’il n’y ait rien. Mais il existe un autre vide, qui
n’est qu’une manière particulière de la présence. Il n’est pas facile de distinguer
ces deux formes l’une de l’autre. Il arrive que Dieu semble vraiment ne pas être
présent, et on est tenté de se demander s’il ne serait pas plus raisonnable de
renoncer non seulement à la prière, mais aussi à la foi ; en réalité, il ne s’agit là
que d’une épreuve de la foi ; car « ciel et terre sont remplis de sa Gloire »,
comme dit le Sanctus. Bien plus, celui qui croit, a reçu la promesse que Dieu
n’est pas présent pour lui de la même manière que pour les pierres et les arbres,
mais d’une manière particulière ; Dieu est « près de lui » parce qu’il l’aime.
Mais la terre est le lieu de l’obscurité ; et l’un des voiles les plus épais qui
puissent nous cacher Dieu, c’est ce manque total du sentiment de sa présence.
Il peut cependant se manifester dans ce vide quelque chose de particulier qui
est très lourd de sens et qui ne peut s’exprimer d’aucune autre manière ; au
milieu de ce néant apparent, il y a un sens qui s’impose envers et contre tout.
Cela arrive plus souvent qu’on ne pense, et il faudrait y prêter plus d’attention.
Ce souffle, cette « fine pointe inconcevable » est le témoignage le plus lointain
de Dieu sur lui-même. En apparence il n’y a rien, et ce rien est pourtant capable
de porter la foi de façon telle qu’elle puisse persévérer.
Si elle persévère, un jour viendra où ce vide sera rempli. Car Dieu n’est pas
seulement idée, image ou sentiments, mais réalité. Et il ne vit pas dans une
bienheureuse indifférence, en des hauteurs inaccessibles, Dieu nous aime. Il est
le Seigneur, libre et puissant. Il n’existe pas de barrières pour lui, pas même celle
de notre sécheresse de cœur ; un jour ou l’autre, il se manifestera à celui qui
l’attend dans une fidélité persévérante. Si Dieu n’était qu’une idée ou un
sentiment, mieux vaudrait alors s’attacher à l’éclat des choses, aux hommes si
vivants, à la terre, à sa douceur et à son poids ! Mais il est le Dieu vivant qui a
dit : « Voyez, je suis devant la porte et je frappe ; j’entrerai chez celui qui écoute
ma voix et m’ouvre sa porte. » (Ap 3,20).
Cette réalité de Dieu peut se manifester avec plus ou moins de force, depuis
le souffle léger jusqu’à la puissance qui submerge l’homme tout entier. Nous le
saisissons avec ce que notre être a de plus propre, le fond de l’âme, la fine pointe
de l’esprit, la partie la plus lumineuse de la vie intérieure. Cette réalité de Dieu
est unique et simple, et cependant elle possède la plénitude de tous les attributs.
C’est pourquoi les maîtres de la vie spirituelle parlent des sens spirituels : de
l’œil, de l’oreille, du toucher, du goût intérieurs ; ils entendent par là les
différentes manières de saisir la réalité de Dieu7. Toutefois la prière doit rester
indépendante de ces expériences. Si Dieu se rend sensible, si celui qui prie est
comblé de la plénitude de sa présence, qu’il en manifeste sa reconnaissance à
Dieu et qu’il la garde précieusement. Mais s’il lui arrive d’être dans le vide, qu’il
persévère en s’appuyant sur la foi nue. Qu’il relise alors les promesses sur
lesquelles s’achèvent les sept lettres de l’Apocalypse : toutes parlent de la
victoire parmi les ténèbres, impossibles à percer, de notre existence terrestre (Ap
2–3), car alors le moment sera venu pour lui de les méditer.
La révélation dit beaucoup de choses sur Dieu8. Mais parmi les vérités
qu’elle exprime, il en est une qui détermine toutes les autres : Dieu est Saint.
Personne ne peut exprimer ce qu’est cette sainteté. Non pas qu’elle soit bien
difficile à saisir, ou qu’elle pose des problèmes trop compliqués, mais c’est
qu’elle est une donnée première, à proprement parler, c’est la donnée première.
C’est le caractère fondamental de Dieu, la détermination de son essence. « À qui
voulez-vous me comparer pour me faire pareil à lui ? » dit le Saint, dans le
prophète Isaïe (Is 40,25). Dans cette parole, la sainteté se détache comme ce que
l’essence de Dieu a de plus propre, et se distingue de tout ce qui est créé. On ne
peut pas exprimer ce qu’elle est, mais simplement rendre attentif, et dire :
« regardez, écoutez, sentez ». On ne peut pas non plus se servir de concepts pour
dire ce qu’est la lumière. On peut dire comment elle se comporte et à quelles lois
elle obéit, comment elle agit et ce qui arrive quand elle manque, mais pas ce
qu’elle est en elle-même. On ne peut que dire : « ouvrez les yeux et regardez. »
La sainteté de Dieu est le caractère premier et essentiel qui le fait être lui-même,
différent de tout ce dont nous pouvons avoir l’expérience, signe distinctif auquel
il peut être reconnu. Prenons l’homme : il possède différentes qualités que l’on
peut décrire et nommer ; mais en elles et derrière elles, il reste un caractère
ultime qui s’exprime par tout le reste, quelque chose d’essentiel que seul peut
sentir celui qui l’aime ; et c’est à cela qu’il le reconnaît ; ainsi de la sainteté : elle
est ce que Dieu a de plus propre.
Les hommes, les choses, les événements sont terrestres, d’ici-bas, présents et
tangibles ; Dieu au contraire, n’est pas du monde, ni de la terre, il est lointain,
inaccessible et mystérieux. Mais ces mots ne sont jamais qu’une approximation,
qu’une indication, qu’une délimitation ; l’essentiel, ils ne le disent pas ;
l’expérience est la seule approche possible. Les objets religieux peuvent nous le
faire pressentir ; une église, par exemple, qui ne serait pas seulement commode,
imposante ou belle, mais pieuse. Dans son enceinte on a le sentiment de
l’« autre » chose ; de ce qui fait qu’on laisse dehors tout ce qui est de la terre,
qu’on se tait et qu’on se met à genoux. Il y a dans l’Écriture un passage qui
exprime cela avec vigueur : c’est celui où l’ange, du milieu du buisson ardent,
dit au Patriarche qui s’en approche : « Ôte tes sandales, car l’endroit où tu te
tiens est une terre sacrée. » (Ex 3,5). Il existe aussi des hommes dont la nature
possède quelque chose de ce caractère. Ils ébranlent la sécurité quotidienne où se
passe notre vie. Ils modifient le poids des choses et éveillent en nous l’intuition
de ce qui seul importe en définitive. Ce sont là des indications sur la sainteté de
Dieu, sur ce caractère qui lui appartient à lui seul, qui est irremplaçable et si
précieux, et duquel dépend ce qui est le plus important pour nous : le salut.
La sainteté signifie que Dieu est pur, d’une pureté toute-puissante, ardente,
qui ne souffre pas la moindre tache. Elle signifie qu’il est bon, non seulement
parce qu’il obéit aux exigences du bien, mais parce qu’il est « le Bien » et qu’en
ce sens « personne n’est bon si ce n’est Dieu seul » (Mc 10,18). Ce que nous
appelions bon, n’est qu’une image approximative de la plénitude éternelle et de
la simplicité de l’être de Dieu. Dieu est la mesure à laquelle tout doit être référé.
Il est la pierre de touche à laquelle tout doit être éprouvé, le jugement essentiel
auquel est soumis tout ce qui est.
Dès que l’homme approche de Dieu, il entre en contact avec cette sainteté ; il
l’éprouve d’une façon ou d’une autre et lui répond de différentes manières.
Il prend conscience que lui-même n’est pas saint, qu’il est du monde, de la
terre, et, plus encore, qu’il est souillé et coupable. Il comprend que sa place n’est
pas auprès de Dieu ; il éprouve le besoin de s’écarter lui-même de la proximité
de Dieu, ou bien de dire avec saint Pierre : « Seigneur, éloignez-vous de moi,
parce que je suis un homme pécheur » (Lc 5,8) ; mais en même temps il sent
qu’il a besoin de ce Dieu saint – quelles que soient les circonstances de sa vie –
et que c’est une question de vie ou de mort. Il sent qu’il ne peut vivre que de lui
et qu’en définitive il ne peut être nulle part ailleurs que près de lui. En sorte que,
si éloigné qu’il puisse être de la sainteté, il est poussé vers Dieu et il dit comme
le psalmiste : « Seigneur, mon Dieu, vous êtes celui que je cherche. Mon âme a
soif de vous, mon corps a besoin de vous, comme une terre aride a besoin
d’eau. » (Ps 62 1–3). De ces deux mouvements naissent des formes différentes
de prière. Et même, c’est sur eux que repose toute prière, car en défininive celle-
ci n’est pas autre chose que la réponse de l’homme à la sainteté de Dieu. Un
Dieu qui ne serait qu’omniscient, tout-puissant, absolument juste et absolument
réel, serait quelque chose d’immense : il serait précisément l’être absolu. Il serait
admiré, reconnu, craint, on se sentirait écrasé par lui, mais on ne pourrait pas le
prier. C’est la sainteté de Dieu qui donne à son omniscience, à sa justice, à sa
réalité, à sa puissance, et à tous les attributs de son essence, ce caractère propre,
ce mystère vivant, à la fois proche et lointain, ce pouvoir qu’il a de nous toucher
au secret de nous-mêmes, et grâce auquel la prière est possible. On serait tenté
de dire que la prière en tant qu’acte de l’homme, correspond, en quelque sorte, à
la sainteté comme attribut de Dieu.
Il faut ajouter une troisième manière de répondre à la sainteté de Dieu ; mais
c’est une mauvaise réponse. Elle sourd des profondeurs mauvaises de la nature
humaine, si pleine de contradictions : l’homme se sent mal à l’aise en face de la
sainteté de Dieu, agacé par elle et il se révolte contre elle. C’est une réaction
mystérieuse. On peut se demander comment elle est possible vis-à-vis de Dieu
qui est plein de sens et de puissance, par qui l’homme a été pensé et créé, et en
qui l’homme « vit, agit et subsiste » (Ac 17,28). En effet, elle est
incompréhensible, car en elle s’exprime le « mystère de l’iniquité ». Le péché,
en dernière analyse, n’est rien d’autre que la résistance à la sainteté de Dieu. Et
nous nous garderons bien de parler de cette résistance comme si elle n’était le
fait que des révoltés et des négateurs de Dieu ; elle existe en puissance, plus ou
moins forte, en chaque homme, manifeste ou cachée sous le prétexte d’une
culture se suffisant à elle-même, d’une vie authentique, de nature et de santé.
Lorsqu’elle arrive à triompher, c’est la mort de la prière. Il nous faut donc être
vigilants et, dès qu’elle se manifeste, il nous faut la combattre, la détruire par
l’esprit de vérité, l’affronter avec calme ou la vaincre résolument, enfin, nous
servir, pour en finir avec elle, du moyen que nous aurons expérimenté comme le
plus efficace.
Nous en avons dit assez sur ce sujet ; revenons maintenant aux deux
mouvements fondamentaux de la prière dont il a été question auparavant.
Aveu et repentir
Désir et participation
Ce mouvement, lui aussi, est prière. Une prière qui consiste en un effort vers
Dieu, pour pénétrer en lui. C’est le mouvement qui cherche à arriver près de
Dieu, à être en communication avec lui, à participer à sa vie. La légende raconte
que saint Thomas, après avoir achevé un traité important de son grand ouvrage
sur la vérité divine, eut une vision du Christ qui lui dit : « Tu as bien écrit sur
moi, Thomas, que veux-tu que je te donne ? » Celui-ci aurait répondu : « Vous-
même, Seigneur ! » Sainte Thérèse a été plus catégorique encore, en écrivant :
« Dieu seul suffit. »
La raison la plus profonde, la pointe la plus élevée, la quintessence du désir
de l’homme, peuvent se résumer en ces mots : il cherche Dieu.
Ces phrases ne sont pas seulement des propositions de pure piété, mais aussi
de stricte vérité. Nous voudrions posséder l’authentique valeur et la réalité. Mais
que pouvons-nous posséder ? Quelque chose nous plaît ; nous en faisons
l’acquisition, nous le tenons, nous l’emportons chez nous ; mais le possédons-
nous ? Nous en avons l’usage, nous pouvons empêcher qu’elle passe en d’autres
mains ; mais cet objet est-il vraiment bien nôtre ? Non seulement nous pouvons
le perdre, ou il peut se détériorer, un jour il faudra nous en séparer, mais nous ne
le possédons même pas ; nous ne le tenons qu’extérieurement. Nous n’arrivons
jamais à établir entre les choses et nous cette relation de « possession » qui
s’appelle « avoir » ; il subsiste toujours un abîme entre elles et nous. Il n’en va
pas autrement quand il s’agit de l’homme. Nous voudrions être unis à lui et sûrs
de lui autant que cela est possible vis-à-vis d’une nature libre et personnelle : le
pouvons-nous ? Nous pouvons gagner sa confiance, recevoir son amour, être
attaché à lui par tous les liens de la fidélité, du droit, du dévouement ; en
définitive, il reste toujours à distance. Dieu seul, Dieu qui est tout vérité et tout
être, le Dieu saint et caché est capable de se donner à l’homme pour de bon. Lui
seul peut devenir nôtre ; ni les choses, ni les hommes ne le peuvent, pas plus que
nous ne le pouvons nous-mêmes. Seule la proximité de Dieu en nous peut
répondre à notre désir. L’expression : « mon Dieu » revient sans cesse dans
l’Écriture ; « Je dis au Seigneur, vous êtes mon Dieu. » (Ps 139,7). C’est le cri
spontané du cœur ; et ici, dans le domaine de la révélation, il se trouve
encouragé et confirmé. Et même il ne devient possible que parce que Dieu dit :
« Je veux être votre Dieu. » (Lv 26,12). Saint Augustin caractérise la nature de
l’âme humaine en disant qu’elle est « capable de Dieu ». C’est-à-dire qu’elle est
capable de saisir Dieu, mais aussi, et cela va beaucoup plus loin, qu’elle n’est
capable de saisir que Dieu seul ; allons plus loin encore : elle n’est capable de
saisir les choses et les hommes qu’en Dieu10.
Tout cela trouve son expression dans la prière d’effort, de désir, de
participation et d’unification.
Ce faisant la prière devient tout simplement amour ; car l’amour, c’est
d’avoir à soi un être vivant et personnel. Je puis prendre et acquérir une pierre
précieuse, une fleur, une œuvre d’art ; si je suis capable de les toucher, elles
m’appartiennent. Mais pour qu’un homme soit vraiment à moi, il faut que le
mouvement vienne de sa liberté, du fond de lui-même, et pour cela il faut qu’il
se donne lui-même. Cela est vrai à plus forte raison pour Dieu. Que lui, maître
de lui-même et de toutes choses, veuille être à nous, bien plus, qu’il soit
conforme à sa nature divine de se donner à nous, il a fallu que lui-même nous le
révèle, et il faut que ce soit lui-même qui nous donne la grâce de le croire et de
pouvoir l’accomplir. C’est là le mystère de l’amour divin : Dieu est celui qui
comble l’amour le plus profond ; bien plus, il est celui qui d’abord le suscite.
Nous devons donc lui demander de nous donner le désir de son amour et de nous
apprendre à le réaliser.
Reculer devant Dieu dans la conscience du péché, tendre vers lui dans le
désir de la communion, ces deux éléments sont contenus, bien qu’à des degrés
divers, dans toute prière qui mérite ce nom. La sainteté de Dieu s’y manifeste de
quelque façon, si lointaine qu’elle reste, même si la pensée a bien du mal à la
faire parvenir à la conscience claire. Dès que cela se produit, l’homme éprouve
qu’il n’est pas saint et que sa place n’est pas près de Dieu ; mais en même temps
il sait que Dieu est son salut et qu’il doit tendre vers lui.
L’Adoration
Devant cette grandeur, l’homme s’incline. Et cela non pas seulement en fait,
en cédant à Dieu parce qu’il a pris conscience de sa petitesse. Il lui cède de
l’intérieur, dans l’espace de la prière, pieusement. Non pas seulement jusqu’à un
certain point, ni même très profondément ou avec une grande disponibilité, mais
d’une manière totale, définitive, en tant que créature devant son créateur : c’est
l’adoration. L’adoration est l’expérience vivante du fait que Dieu est « grand »
absolument et que l’homme est « petit », tout aussi absolument, que Dieu
subsiste par lui et en lui-même, tandis que l’homme existe par Dieu et dans la
puissance de Dieu. L’adoration dit : « Vous êtes Dieu, je suis homme. Vous êtes
celui qui est vraiment, de Vous-même, essentiellement et éternellement ; je suis
par Vous et devant Vous, vous avez toute la puissance de l’être, la plénitude de
la valeur, l’élévation de l’intelligence ; Vous êtes le maître de Vous-même et
vous vous suffisez à Vous-même dans la béatitude. Au contraire le sens de mon
existence vient de Vous ; je vis de Votre lumière et sens en Vous les dimensions
de mon existence. »
Il faut remarquer quelque chose d’important qui, au vrai, a déjà été dit ; mais
il faut y insister spécialement. Dans l’adoration l’homme qui prie ne se courbe
pas seulement devant Dieu parce que celui-ci est plus grand que l’homme, parce
qu’il est grand et puissant absolument ; cela n’aboutirait qu’à empêcher l’homme
de se dresser contre Dieu et à l’obliger à se soumettre à lui. Mais s’il le fait, c’est
parce que c’est une chose vraie et véritable en elle-même. Si l’adoration ne
consistait qu’à dire : « Je m’incline devant Vous parce que Vous êtes plus fort
que moi », cela serait une faiblesse et au fond aussi indigne de Dieu que de nous.
Elle dit ceci : « Je m’incline parce que Vous en êtes digne. J’ai reconnu que
Vous n’êtes pas seulement réalité, mais aussi vérité ; non seulement puissance,
mais aussi bonté ; pas seulement force, mais valeur infinie ; Vous êtes celui qui
donne le sens à toute chose. »
Dans l’existence de l’homme, puissance et droit, force et valeur, réalité et
vérité, être et dignité sont bien souvent dissociés. C’est ce qui donne à cette
existence son caractère fuyant et problématique. Elle invite constamment à
l’effort, mais donne souvent aussi le sentiment d’une profonde inutilité. Il n’en
va pas ainsi en Dieu. Où que l’homme le rencontre, il trouve le droit dans sa
puissance même, la dignité dans sa grandeur. Tout ce que Dieu est dans l’Être, il
l’est aussi dans le domaine des idées, de la vie et de l’action. C’est cela qui
s’exprime dans l’adoration. L’homme ne pourrait pas adorer un Dieu qui ne
serait que réalité totale et toute-puissance. Il serait incapable de lui résister, sa
soumission serait immédiate et sans appel ; mais pour conserver la dignité de sa
propre personne, il devrait lui refuser l’adoration. Car en elle ce n’est pas
seulement le corps qui s’incline, mais toute la personne avec sa liberté, et cela
n’est possible que dans la dignité. Ce qui rend l’adoration possible, c’est cette
unité de l’être et de la valeur qui existe en Dieu. Qu’on se souvienne du grand
tableau de l’Apocalypse où les vingt-quatre vieillards, qui sont les derniers
représentants de l’univers humain, déposent leurs couronnes devant celui qui est
assis sur le trône et disent en se prosternant : « Vous êtes digne, Seigneur, notre
Dieu, de recevoir toutes louanges, tout honneur, toute puissance. » (Ap 4,11)11.
L’adoration n’est pas seulement de la plus haute importance pour la vie
religieuse de l’homme, mais aussi pour sa vie spirituelle. Elle est aussi
nécessaire à celle-ci que l’espace pour le corps, que la lumière pour la
perception, que les lois de la pensée pour la vie de l’esprit. L’existence
proprement humaine est fondée sur la vérité ; et le fondement de toute vérité
consiste en ce que Dieu est Dieu, et lui seul ; et que l’homme n’est qu’homme,
créature de Dieu. L’homme est en bonne santé dans la mesure où il reconnaît
cette vérité et la prend au sérieux. Or, l’adoration est l’acte dans lequel cette
vérité est vue, reconnue et vécue.
Il faut donc pratiquer l’adoration. Nous confondons trop souvent « prière » et
« demande ». Nous devons certes demander, mais nous ne devons pas oublier
pour autant ce que dit le Seigneur dans le Sermon de la Montagne : « Votre Père
sait ce dont vous avez besoin, avant que vous ne le lui ayez demandé. » (Mt 6,8).
Nous oublions trop facilement que l’adoration est tout aussi importante, peut-
être même plus importante que la demande. Il nous faut donc la pratiquer ; nous
recueillir, nous mettre en présence, dans le recueillement, de la grandeur de Dieu
et, devant cette grandeur, nous incliner avec respect et dans la liberté de notre
cœur. Alors la vérité se fait en nous, la vérité de la vie. Les relations de
l’existence s’ordonnent et les dimensions se rectifient. Cette vérité nous sera
bienfaisante. Elle remettra à sa place ce que les égarements et les illusions de la
vie ont brouillé. Nous y retrouverons la santé de l’esprit, et nous serons capables
d’un recommencement.
La louange
La grandeur de Dieu trouve, avant tout, son expression dans les noms de
Créateur et de Seigneur. Il est l’incréé qui a tout créé ; celui qui n’a pas de
commencement et qui tient son existence de lui-même ; l’infini, l’immortel,
l’éternel. Tout lui appartient, non seulement par force, mais en droit. Son droit
de tout posséder et de tout diriger vient de ce qu’il se possède lui-même. Il est
maître des choses parce qu’il est maître de sa divinité. Devant lui l’homme
s’incline dans l’adoration, tout entier et sans réserve, dans la liberté en même
temps qu’avec dignité. Mais la grandeur de Dieu suscite encore un autre
mouvement de prière lorsque la beauté apparaît dans sa grandeur. La grandeur
de Dieu n’a pas seulement, dans l’Écriture, le caractère de la majesté, mais aussi
celui de la splendeur qui est le signe du rayonnement de la vie divine. Devant
cette splendeur le sérieux de l’adoration se change en la joie de la louange.
Dans l’Écriture nous trouvons à chaque page des mots qui proclament la
splendeur de Dieu, des cantiques et des hymnes qui la célèbrent. L’homme y
décline les nobles attributs de Dieu : sa sainteté, sa grandeur, sa puissance, sa
sagesse, son éternité, sa liberté, sa justice, sa bonté, et sa patience. L’homme s’y
plonge, les déploie, les étale en quelque sorte devant Dieu et le loue à cause
d’eux.
On pourrait objecter qu’il y a quelque chose de pénible à faire étalage devant
Dieu de ses propres vertus. Cela rappellerait la soumission du faible ou la
flatterie de celui qui est désarmé. Or il n’en est rien, car cela serait contraire à la
dignité de l’homme et bien plus encore à la dignité de Dieu. Le danger peut
exister ; mais il n’est pas inévitable. N’est-il pas possible de louer un homme
sans déshonneur ? On peut bien être amené à dire à un autre qu’il mérite notre
confiance. Laisser entendre à un homme quel cas on fait de lui et combien on est
sûr de pouvoir compter sur lui, peut être un véritable service d’amitié à lui
rendre. Il existe même une sorte de louange qui est l’une des choses les plus
belles qui peuvent exister entre deux hommes : lorsqu’un homme, par son
existence, cause de la joie à un autre et que celui-ci lui exprime ce qu’il trouve
en lui de beau, qui le comble de joie… Il est bien évident que Dieu n’a pas
besoin que nous l’assurions de ses hautes qualités. Mais il est « digne et juste »
que l’homme trouve sa joie en Dieu et célèbre les splendeurs de son être de
sainteté et de beauté ; c’est une des formes les plus pures et des plus
authentiques de la prière.
Ainsi la prière de louanges apparaît-elle partout dans la révélation ; parmi les
psaumes il s’en trouve un grand nombre qui sont inspirés par une expérience
profonde de la splendeur de Dieu et respirent une sainte émotion, en célébrant
l’une après l’autre ses vertus éternelles et ses œuvres ; ainsi les psaumes 32, 46,
95, 99 etc. De même la louange de Dieu jaillit partout chez les prophètes : qu’on
se rappelle la grande glorification de Dieu par les chérubins dans la vision
d’élection d’Isaïe (Is 6,3). Dans les Évangiles nous trouvons les chants de
louanges de Marie et du vieillard Zacharie (Lc 1,46–55 ; 1,68–79). Quant à la
liturgie, sa trame est toute traversée de prières de louanges : par exemple, le
grand chant de louanges du Te Deum et les innombrables hymnes et séquences.
La prière de louange est d’autant plus pure qu’elle jaillit d’une expérience
plus profonde de la gloire de Dieu, d’une joie plus authentique. L’homme s’y
purifie et s’y grandit. La grandeur de l’homme ne consiste pas seulement en ce
qu’il est lui-même ; mais aussi dans la possibilité qu’il a d’apprécier ce qui est
plus grand que lui et de lui rendre hommage. C’est donc un acte de stricte justice
que de rendre hommage à celui qui est la majesté même et la gloire absolue.
Mais elle est aussi l’acte par lequel s’accomplit celui-là même qui rend cet
hommage. Car, pour l’essentiel, l’homme ne vit pas en s’élevant au-dessus de
lui-même, mais en puisant à ce qui est au-dessus de lui. Malheur à l’homme pour
qui il n’existe plus rien qui le dépasse ! Louer Dieu consiste à s’élever jusqu’au
niveau où existe ce dont l’homme vit en réalité.
C’est ainsi que nous devons louer Dieu. Cela donne à l’esprit étendue et
beauté. Toute la journée est transformée si le matin, avec la fraîcheur de l’esprit
reposé, on dit le Te Deum ou le psaume 148. Est-il plus belle prière du matin ?
Certes, nous devons demander et porter devant Dieu les besoins de notre vie
pleine de misères ; mais peut-être serions-nous encore mieux fortifiés si nous
consentions à ne plus porter nos regards sur nous-mêmes, mais sur Dieu ; nos
intérêts n’y perdraient rien, car « le Père qui est dans le ciel sait ce dont nous
avons besoin avant que nous ne le lui ayons demandé. » (Mt 6,8).
La prière de demande
La Reconnaissance
Il ne va pas de soi non plus que les autres hommes existent ; nous venons d’y
faire allusion. Lorsque notre sensibilité est en sommeil, elle considère leur
existence simplement comme un fait ; mais dès qu’elle est en éveil, la vérité lui
apparaît. Les relations humaines essentielles se divisent en deux catégories : la
première repose sur la rencontre : quelqu’un est venu, de quelque part ; c’est
toujours « de quelque part », de l’insondable, quoi que nous puissions savoir sur
les raisons et les circonstances d’une rencontre ; car que savons-nous sur les
racines de l’existence de ceux-là même qui nous paraissent les mieux connus ?
Nous nous sommes rencontrés et il y a eu cela qu’on appelle amitié,
camaraderie, amour. Il y a là une nécessité profonde ; lorsque cela arrive, nous
avons le sentiment qu’il ne peut en être autrement ; et cependant, cette rencontre
est due au « hasard », car elle aurait pu tout aussi bien ne pas avoir lieu. D’autres
relations sont nouées par la vie : l’enfant est issu de la vie de ses parents et par là
il est lié à eux, à ses frères et sœurs. Cette appartenance-là ne vient pas d’une
rencontre, mais du devenir. Apparemment nécessaire, elle ne l’est cependant
pas ; car parents et enfants, frères et sœurs sont des personnes et possèdent leur
liberté. Dans un certain sens, ces relations-là doivent, elles aussi, être acceptées
et voulues, être réédifiées dans la liberté pour prendre leur vraie valeur. Mais du
coup, les liens familiaux prennent un caractère d’assurance intérieure en même
temps que d’extériorité dont il a été question à propos de la rencontre. Ainsi
l’homme auquel nous sommes liés nous est lui aussi « donné », et notre réponse
à cela, c’est la reconnaissance.
La même chose est vraie pour tout ce qui arrive. Les sciences naturelles aussi
bien que les techniques de l’organisation de la vie ont habitué l’homme à tout
considérer du point de vue de lois véritables. Il pense que les choses arrivent
parce qu’il ne peut en être autrement, soit parce que telle est leur nature, soit
parce que les conditions qu’il a lui-même établies l’exigent. Tout est dépouillé
du mystère, tout est « exorcisé », pour reprendre un mot connu. Bien des gens
cependant s’aperçoivent qu’on ne peut pas se contenter de considérer les choses
de la sorte, et cela non seulement parce qu’il y a tout un élément d’esthétique
qu’on laisse échapper, mais aussi parce que la réalité est autre. À certains
moments privilégiés les yeux s’ouvrent, et les choses et les événements prennent
un visage tout différent. Ils échappent à la sécheresse des évidences et
deviennent libres. Par-delà les apparences des conditions connues, ils plongent
dans le mystère. Alors l’homme comprend que choses et événements sont issus
d’un ordre dont les lois naturelles et l’organisation humaine ne représentent que
les lignes extérieures, et qu’ils ont, eux aussi, un caractère de « grâce ».
Aucun événement n’échappe aux lois de la nature et de l’esprit ; mais ces
lois ne sont qu’un instrument dans la main de la liberté créatrice de Dieu, et
l’expression de la fidélité de son acte créateur. Tout ce qui arrive est un don ;
ainsi peut-on et doit-on rendre grâce pour toutes choses.
Il existe une expression sublime – il faudrait presque dire une forme divine –
de cette reconnaissance. Nous y avons fait allusion lorsqu’il a été question de la
louange de Dieu : c’est l’attitude par laquelle l’homme rend grâce à Dieu de ce
que lui, Dieu, est si magnifique, et même simplement de ce qu’il est, vit et agit.
Mais comment cela est-il possible ? Nous avons dit qu’on ne peut remercier que
pour ce qui ne va pas de soi et qui ne se justifie ni par une nécessité, ni par un
droit ; mais qu’y a-t-il de plus nécessaire que l’existence de Dieu ? Qui possède
le droit d’exister, sinon celui dont il est dit qu’il est par nature « digne de
recevoir la puissance, la richesse et l’honneur… » (Ap 4,11). Cela est vrai ;
cependant il ne va pas de soi que Dieu existe, encore qu’il faille entendre cela
dans un sens différent que lorsque nous l’avons dit de l’univers. L’univers « ne
va pas de soi » parce qu’il a son origine dans la liberté créatrice de Dieu ; Dieu
non plus, mais parce qu’il est le mystère par excellence, le miracle essentiel et
vivant. « Mystère » au sens propre ne signifie pas un fait qui aurait besoin d’être
expliqué et qui ne l’est pas encore, mais le caractère que possède l’essence de
Dieu ; et le « miracle » n’est pas quelque chose qui dépasse les possibilités
actuelles, mais quelque chose qui, à la lumière de Dieu, est un appel au cœur, et
qui ainsi devient « signe ». Celui, quel qu’il soit, qui se trouve en contact avec
Dieu a le sentiment de son mystère et de l’attirance de sa puissance. Dieu est le
seul réel, le seul essentiel et nécessaire – mais en même temps il est celui à qui
répond un étonnement sacré. Or de l’étonnement jaillit la reconnaissance…
Lorsqu’un homme en aime un autre, d’un amour véritable, c’est-à-dire qu’il
n’éprouve pas seulement à son égard du respect, de la sympathie, ou du désir,
mais qu’il est lié à lui intimement, qu’ils sont confiés l’un à l’autre par leur
destin – c’est ce que signifie le mot amour – alors il éprouve devant l’être aimé
un étonnement toujours renouvelé, et il peut très bien arriver un moment où il lui
dit en toute vérité : « Je te remercie d’être ce que tu es ; je te remercie de ce que
tu existes. » Il n’est pas possible de fonder cela en raison ; mais le cœur, lui, le
comprend. Pour les hommes ce mystère n’est qu’esquissé ; il ne se réalise
réellement qu’en Dieu. Dieu est tellement le mystère essentiel et le miracle
vivant, que la réponse de l’homme à son existence, c’est la gratitude – et
d’autant plus pure que l’homme s’approche davantage de Dieu. « Nous vous
remercions pour votre gloire », dit le Gloria de la messe.
Il est donc important, extrêmement important, que l’homme apprenne à
remercier. Il faut qu’il se débarrasse de l’indifférence qui considère les choses
comme normales. Car rien n’est dû ; tout est don. C’est seulement lorsque
l’homme le comprend ainsi que son existence est libre.
Le matin, lorsqu’après le repos de la nuit, l’homme a le sentiment d’une vie
pure et rafraîchie, le moment est indiqué pour dire à Dieu : « Je vous remercie de
ce que je respire et que je suis. Je vous remercie pour tout ce que j’ai et pour tout
ce qui m’entoure… » Après le repas, il doit dire : « La nourriture que j’ai goûtée
est un don de vous. Je vous remercie. » Et le soir : « Si j’ai pu vivre, travailler,
éprouver de la joie aujourd’hui ; si j’ai pu rencontrer celui-ci, éprouver la fidélité
de celui-là, c’est un don de vous. Pour tout cela, je vous remercie. »
Nous devons remercier pour la foi ; pour le mystère de notre seconde
naissance dans la vie de Dieu, pour tout ce qui, caché et sacré, se passe entre
Dieu et nous.
Bien plus, nous devons nous efforcer d’étendre notre reconnaissance à ce qui
nous est dur. Dans la révélation de la Providence, ce qui exige le plus de
courage, mais aussi représente la promesse la plus grande, c’est ceci : tout ce qui
arrive, même ce qui est dur, amer, incompréhensible, est figure et messager de la
grâce. Vivre dans la Providence signifie vivre en accord avec la volonté de Dieu,
même lorsqu’elle est contraire à nos désirs. C’est dans la gratitude que cet
accord se réalise le plus pleinement. Elle accepte tout de la main de Dieu, même
ce qui lui est pénible et ce qui, apparemment, est le plus destructeur. Ce n’est pas
facile et il ne faut pas nous payer de mots. N’allons pas plus loin que nous ne
pouvons réellement ; mais nous pouvons aller plus loin que nous ne croyons à
première vue. Portée par la foi, la gratitude peut assumer toute difficulté, et dans
la mesure où elle y réussit, elle la transfigure.
Récapitulation
Jetons encore un regard en arrière. Nous avons dit que la réalité de Dieu
surgit dans l’espace créé par le recueillement, qu’elle manifeste ses différents
aspects et ensuite les différentes formes de la prière.
Nous avons parlé d’abord de la sainteté de Dieu, à laquelle répond la
conscience qu’a l’homme de n’être pas saint, l’aveu de la culpabilité, le repentir
et la rénovation dans la bonne volonté. À cette même sainteté de Dieu répond
aussi en nous la conscience que Dieu est celui qui donne le salut, le désir de
Dieu et l’effort pour parvenir à sa communion… Il a ensuite été question de la
majesté et de la grandeur de Dieu auxquelles répond l’hommage de l’adoration,
qui ne s’incline pas seulement devant la puissance et la majesté divines, mais qui
se pénètre aussi de sa signification éternelle. Mais lorsque s’éveille la joie au
contact de l’immensité de Dieu, l’adoration se transforme en louange… Enfin
nous avons parlé de la puissance, de la richesse et de l’amour secourable et
généreux de Dieu ; c’est à lui que s’adresse la demande et ses différents
contenus, dont l’ultime est de demander à vivre de Dieu. Enfin du cœur de
l’homme, qui reconnaît qu’il tient de Dieu ce qu’il est et ce qu’il possède, jaillit
la reconnaissance.
Ainsi se révèlent différents modes suivant lesquels Dieu est. L’homme y
répond par différents aspects de sa propre nature, et c’est précisément ainsi qu’il
devient lui-même. Car c’est seulement de par Dieu que l’homme est homme au
sens définitif du mot ; et ce n’est que dans la mesure exacte où il a de Dieu une
connaissance vécue et où il répond à Dieu qu’il prend possession de sa nature
d’homme.
Il n’a été question ici que des formes de la prière les plus faciles à discerner ;
mais il en existe d’autres, beaucoup d’autres, peut-être une infinité d’autres.
Dieu est inépuisable, et, pour paraphraser un mot d’Anselme de Canterbury :
« L’homme est l’être inépuisable immédiatement au-dessous de Dieu. » Les
sciences naturelles, elles aussi, admettent aujourd’hui que l’homme n’est pas un
être particulier à côté d’autres êtres, mais qu’il est une récapitulation de tout ce
qui est vivant. C’est en tant que tel qu’il est capable de répondre à Dieu, et toute
réponse est prière.
Il y a la prière qui s’adresse au Dieu lointain, mystérieux, inconnu ; et il y a
la prière qui s’adresse au Dieu proche, qui se révèle et se manifeste. Il y a la
prière qui s’appuie sur le discernement des vérités de la foi, la connaissance
priante ; mais il y a aussi celle de l’ignorance, de l’impuissance devant le
mystère. Il y a la prière de la plénitude quand Dieu se manifeste ; mais aussi
celle de la privation lorsqu’il est absent et que se creuse le grand vide que rien ne
peut combler. Il y a la prière des heures où tout est ouvert et confiant, mais aussi
celle de la persévérance muette, lorsque tout semble dénué de valeur et de sens,
où il n’y a ni espoir, ni soutien. Et l’on pourrait continuer cette énumération.
Au reste, les diverses formes de la prière se rejoignent. Le sentiment de notre
indignité mènerait au désespoir s’il n’était accompagné de celui d’une
appartenance quelconque à Dieu. Désirer Dieu tout en ignorant le péché serait
sacrilège. Nous avons déjà montré comment l’adoration se transformait en
louange. Le sentiment de la grandeur de Dieu nous écraserait s’il n’était
accompagné de la joie que procure la gloire divine. La louange de Dieu
risquerait de devenir trop familière, si la conscience que nous prenons, dans
l’adoration, de la sainteté et de la majesté de Dieu ne nous faisait garder les
distances. La demande et l’action de grâce sont deux aspects d’un seul et même
mystère : nous tenons notre vie de la liberté de Dieu. Il suffit de quelques
réflexions pour voir l’interdépendance entre l’adoration et le repentir, le désir et
la louange, l’action de grâce et l’union, la demande et la vénération. Au fond, il
s’agit de formes différentes d’un tout unique : la relation vivante de l’homme
avec Dieu, rendue possible parce que Dieu se révèle à l’homme et l’appelle.
C’est un grand mystère qui se révèle à nous ici. Dieu, dont la nature et la vie
sont au-delà de tout ce qui est humain, est personne d’une manière également
différente, surhumaine. Chaque homme n’est personne qu’une fois ; chacun est
effectivement unique et prononce seul son propre « Je ». En Dieu ils sont trois à
le prononcer. Triple est le visage dont sa vie porte l’empreinte, triple le mode
suivant lequel cette vie se possède elle-même… Lorsque l’homme veut dire
« Tu », il lui faut aller à la rencontre d’un autre homme ; Dieu, au contraire,
trouve dans sa propre vie celui à qui il dit « Tu ». L’homme a besoin d’un autre
homme s’il veut être en communion avec quelqu’un, et c’est pourquoi il est
dépendant de toutes les manières : à l’égard de ses parents, de ses frères et
sœurs, de son mari ou de sa femme, de ses enfants, de ses amis, de ses
camarades et de ses compagnons de travail. Dieu, lui qui est l’Un et l’Unique,
solitaire dans sa seigneurie inaccessible, possède la communion à l’intérieur de
lui-même. C’est cela qui constitue la révélation suprême qui est contenue dans
les mots : le Dieu « vivant », le Dieu « riche ».
Le Nouveau Testament nous donne deux interprétations de cette pluralité
sainte de Dieu « Un ». Nous venons de parler de la première. Elle part de la
relation qui unit un homme de la première génération à celui de la seconde ;
c’est donc la relation entre parents et enfants ; elle nous dit : Dieu est fécond. Le
mystère de la naissance s’accomplit en lui. De toute éternité Dieu est « Père » –
et dans cette paternité, maternité et paternité terrestres sont liées en une unité
parfaite – et il est « Fils » ; – le mot signifie aussi fils et fille, c’est-à-dire
l’héritier de la vie. Comme Père, Dieu donne au « Fils » la plénitude de sa vie et
de son être propres. Mais celui-ci ne s’en va pas pour devenir en quelque sorte
un autre Dieu autonome ; il demeure dans l’unité vivante, il se retourne vers le
Père, dans l’amour. Il est « sur le sein du Père », comme il est dit dans le
Prologue de l’Évangile de saint Jean (1,18). Mais si la pleine liberté du Fils se
réalise, sans que son autonomie brise l’unité divine, cela est rendu possible par
l’intervention d’une force sainte, qui, à son tour, est « quelqu’un » et a un nom :
le Saint-Esprit. Le Saint-Esprit est l’amour qui lie le Père et le Fils. L’autre
interprétation est fondée sur la vie spirituelle ; saint Jean la donne aussi dans le
Prologue de son Évangile. Selon celle-ci Dieu a conscience de lui-même, et il
connaît la nature infinie de son être et de sa pensée. Il n’est pas muet, mais
s’exprime lui-même dans une parole exhaustive, éternelle : le Verbe. Dieu est
donc celui qui exprime et celui qui est exprimé ; mais ce qui est exprimé, le
« Verbe », le Logos, est aussi puissant, aussi essentiel et vivant que celui qui
parle. Le Verbe n’est pas extériorisé pour qu’un autre l’entende, mais – et ici la
pensée doit sentir confusément quelque chose qu’elle ne peut réaliser – il devient
pour ainsi dire lui-même l’oreille qui entend ; il revient, et il est alors le « fait
d’être entendu » pour celui qui parle. Celui que nous appelons ici « Celui qui
parle », c’est le Père ; celui qui est exprimé, la parole, c’est le Fils. Et c’est
encore dans le Saint-Esprit qu’existe ce mystère de l’unité et de la multiplicité.
La prière à Jésus-Christ
Lorsque nous essayons de parler de cette prière, il semble que le plus naturel
soit de commencer par celle qui s’adresse au Père. Mais ce serait une erreur ; car
on pourrait nous soupçonner de ne pas savoir qui est le Père dont il s’agit ici, car
le Père est « mystère ». Il n’est pas seulement le Tout-Puissant, celui dont la
Providence embrasse toutes choses, dont parlent les différentes religions. En lui-
même, il est le Dieu inconnu ; c’est le Fils qui l’a fait connaître. C’est le Fils, le
Christ, qui ouvre l’accès au Dieu vivant, trinitaire. Il est la « porte », comme il
l’a dit lui-même. « Dieu, dit saint Jean (et c’est du Père qu’il parle), personne ne
l’a jamais vu. Le Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l’a fait
connaître. » (1,18).
L’adaptation sacrée que doit accomplir la prière pour devenir chrétienne
commence donc lorsque celle-ci s’établit dans un rapport correct envers le
Christ. Il est devenu notre frère ; nous sommes ses frères et ses sœurs, dit saint
Paul (Rm 8,29). Il est notre Maître, nous sommes ses disciples. « Vous n’avez
qu’un seul Maître », dit-il en parlant de lui-même (Jn 23,8). Il est celui qui nous
précède et qui sait la voie ; il est le modèle. Nous sommes ceux qui devons
suivre… « Je suis la voie », dit-il encore lui-même, « personne ne vient au Père
si ce n’est par moi. » (Jn 14,6). Il est la révélation, l’apparition vivante du Père ;
nous regardons sa face, et, « lorsque nous le voyons, nous voyons le Père » (Jn
14,9).
Prier le Christ signifie donc entrer dans cette relation, l’apprendre et
l’accomplir. Prier le Christ ne signifie pas essentiellement adorer et demander
son aide. C’est cela aussi, bien entendu ; mais cette prière-là s’adresse à Dieu
d’une façon générale. La véritable prière au Christ est celle qui réalise la relation
dans laquelle il nous a fait entrer. Dans cette prière nous demandons que le
Christ nous donne de le comprendre ; nous contemplons le Seigneur ; nous
méditons sur sa vie et ses paroles ; nous nous efforçons de pénétrer sa vérité.
Nous laissons les saints enseignements du Christ ordonner et illuminer nos
pensées ; nous demandons ce que nous devons faire pour le suivre ; nous
mettons notre vie dans la lumière de ses paroles et de ses actes. Nous demandons
au Christ qu’il nous donne son amour ; et nous accoutumons notre cœur à entrer
dans cet amour qui est tellement différent de ce que notre nature appelle amour ;
nous nous efforçons d’en faire une puissance dans notre propre existence. Nous
entrons dans l’acte rédempteur du Christ et lui demandons d’être notre
représentant devant la justice du Père. Nous demandons à entrer dans ce
recommencement dont le Christ a ouvert la porte, et nous prions pour que le
mystère de la nouvelle création se réalise en nous.
Dans la prière qu’il adresse au Christ, l’homme cherche la face du Fils qui
est devenu homme pour nous, et il le fait avec confiance, parce que le Christ
n’est pas simplement un personnage de l’histoire qui a jadis existé et puis n’a
laissé d’autre trace derrière lui que celle de ses actions et de ses œuvres. Le
Christ, lui, est vivant. Le Christ qui a jadis existé, existe encore, et il existera
éternellement. Non pas un Christ lointain, qui s’est retiré dans sa gloire ; mais un
Christ proche de nous, tourné vers chacun d’entre nous. Tout homme a le droit
de dire : « Le Seigneur se préoccupe de moi ; il me regarde ; il opère mon salut.
Il m’aime. » Lorque l’homme cherche le Christ de cette manière, il désire la
même chose que le Seigneur ; car la volonté du Christ, c’est de devenir réalité et
force en l’homme. Ce que l’homme fait sur la terre, avec ses faibles forces, le
Christ le fait du ciel : lui, à qui « toute puissance a été donnée ».
Saint Paul revient sans cesse sur cette présence mystérieuse du Christ, non
pas au-dessus ou à côté de nous, mais en nous. À sa résurrection il est redevenu
homme, au sens plein ; mais cette humanité a été transformée, spiritualisée,
divinisée ; il est soustrait aux limites de l’espace, du temps, des choses, et il est
capable de pénétrer jusqu’au secret réservé de l’âme humaine, sans en blesser la
dignité. C’est cela qui rend possible cette relation sacrée : le Christ vit dans celui
qui a la foi, et celui-ci vit en lui. Notre parenté avec le Fils du Dieu éternel va
jusque-là : il est en nous et nous sommes en lui, et cette relation du « Je » et du
« Tu » se résoud en une unité mystérieuse. Croire, c’est être convaincu et pénétré
de cette relation ; vivre chrétiennement, c’est vivre de cette relation. Prier le
Christ, c’est la réaliser par la prière.
C’est par la foi et le baptême que nous nous pénétrons fondamentalement de
cette disposition ; mais c’est l’Eucharistie qui lui donne vraiment consistance.
Par l’Eucharistie le Christ est la nourriture sans cesse renouvelée de notre vie.
Lorsque nous mangeons son corps et que nous buvons son sang sacré, ce qu’il a
dit s’accomplit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi
et moi en lui. » (Jn 6,56). La prière au Christ gravite autour de ce mystère. Elle
s’efforce de le comprendre, de l’accomplir, de demeurer en lui et de se
l’assimiler.
La prière au Père
Nous n’arrivons au Père que par le Christ. Lorsque nous voulons parler
proprement de Dieu le Père, il nous faut en réalité ajouter ceci : Je veux dire
celui dont le Christ parle lorsqu’il dit : « Mon Père ». Il ne s’agit donc pas de
cette divinité vague, dont nous sentons parfois la présence sous la voûte des
cieux ou dans le déroulement de l’histoire, mais du visage sacré qui se révèle
pour la première fois dans les paroles du Christ et ne reste découvert qu’aussi
longtemps que l’homme adhère dans la foi à ces paroles. C’est le visage dont le
Christ a dit : « Celui qui me voit, voit le Père. » Le Père, c’est cette puissance,
cette volonté sainte, cette patrie éternelle dont on sent la présence autour du
Christ, et qui s’évanouit aussitôt qu’on s’éloigne de lui.
Si nous voulons « aller au Père », il faut faire route avec le Christ ; il faut
nous servir des mots du Christ pour nous adresser à lui ; il faut épouser les
sentiments du Christ pour le chercher et pour le comprendre. Il n’y a rien là de
forcé ni d’artificiel ; c’est un fait de l’ordre divin éternel : nous ne trouvons le
Père que sur la route par laquelle le Christ est venu. Et cela en restant, de
quelque façon que ce soit, en relation avec le Christ, en nous unissant à lui, en
sachant qu’il est proche.
Aussi est-il indispensable de méditer constamment sur la vie de Jésus, de
s’assimiler à lui, d’obéir à ses paroles. On ne peut pas être chrétien sans
s’occuper du Christ. Celui qui néglige de le faire glisse dans le domaine profane.
Notre prière n’atteint véritablement le Père des cieux que lorsqu’elle est fondée
sur le commerce avec le Christ.
La prière au Saint-Esprit
Avant sa mort, lorsque le Seigneur réunit ses disciples pour la dernière fois,
il leur dit : « Je vous ai dit ces choses pendant que je suis encore avec vous. Mais
l’intercesseur, l’Esprit Saint que mon Père vous enverra en mon nom, lui, vous
enseignera toutes choses et vous rappellera toutes ces choses que je vous ai
dites. » (Jn 14,15–26).
On ne peut connaître et accepter le Christ, sans rien de plus. En lui le Fils de
Dieu est devenu homme, et vit maintenant parmi nous. Cela ne constitue pas
seulement un grand mystère qui dépasse la puissance de notre entendement, mais
aussi celle du jugement ; car c’est le Christ, son être, sa parole et son sort qui
nous montrent dans quel état de perdition nous sommes. Le connaître, c’est en
même temps se connaître soi-même ; mais la volonté propre s’y refuse. Accepter
et comprendre le Christ n’est possible que par l’intervention de celui qui est son
égal, et dans la force de qui le Fils de Dieu est devenu homme : le Saint-Esprit.
C’est lui qui dessille les yeux, ouvre l’intelligence, remue le cœur. Cela nous
éclaire assez sur ce que signifie avant tout la prière au Saint-Esprit : c’est de lui
demander qu’il nous donne le Christ. Le Christ est un personnage de l’histoire,
ses traits sont voilés par des ressemblances que nous lui découvrons par la
volonté humaine qui ne tolère rien qui ne soit strictement humain : c’est le Saint-
Esprit qui doit m’aider à le discerner. Le Christ est attaqué, son image et son
message sont noyés dans un torrent de malentendus, de déformations et
d’hostilités : c’est l’Esprit qui doit donner à mon cœur et à mon intelligence
l’assurance indispensable pour que je puisse trouver le chemin qui conduit à lui.
Le Christ est le Seul, l’Unique, et il est en même temps la « Vérité » : c’est
l’Esprit qui doit m’enseigner cette « connaissance de Jésus-Christ », qui est « au-
dessus de tout », comme dit saint Paul, et dans laquelle je le discerne, sachant
que je suis connu de lui. Le Christ, parmi les hommes, est « le signe de
contradiction » qui « révèle le secret des cœurs ». Il est accomplissement ou
scandale, et tout conspire à détourner l’homme de l’accomplissement pour
l’enfoncer dans le scandale : c’est le Saint-Esprit qui doit éveiller en moi
l’amour du Christ. S’il est là, tout va bien ; sans lui tout est vide et pénible.
Avoir le cœur touché par le Christ, percevoir le rythme de son existence, le son
de sa voix, la tendresse de ses pensées ; sentir intérieurement ce que veut dire
ceci : qu’il est venu à cause de nous, qu’il se tourne vers nous dans l’amour, et
répondre à cet amour, pouvoir en vivre, c’est cela le don du Saint-Esprit.
12. Voir Guardini : Welt und Person Würtzburg, 1940. S. 104 ss.
13. Voir Guardini, Das Gebet des Herrn, Mainz, 1934.
14. Voir Guardini, Vom lebendigen Gott, Mainz 1936, S. 123 et 147.
La prière verbale
Le langage de la prière
La nature de cette parole est très importante pour la prière. Il serait faux de
dire que seul le sentiment compte et que les mots sont indifférents. Certains mots
maladroits, gauches, valent mieux, il est vrai, par le sérieux du cœur qui les
inspire que les mots les plus beaux et les plus riches derrière lesquels il n’y a rien
de valable : il existe des hommes qui n’arrivent qu’avec beaucoup de peine à
dire ce qu’ils ressentent profondément, et cependant leur attitude spirituelle est
plus agréable à Dieu que tous les discours. Mais il ne s’ensuit pas que la manière
dont on s’exprime est sans importance aucune. En général, la prière issue d’un
cœur juste trouve les mots propres pour s’exprimer. Le langage médiocre, et
surtout le bavardage sentimental sans valeur, révèle habituellement une âme qui
n’est pas ce qu’elle doit être. Inversement, la parole que l’on prononce, agit sur
l’attitude intérieure. La parole de l’homme n’est pas une création de l’individu,
ni l’expression personnelle de sa vie intérieure, mais l’homme trouve, tout fait,
le monde des mots, le langage. Il y est placé par sa naissance, il grandit avec lui,
et en subit une influence plus forte encore que celle, par exemple, du paysage qui
l’environne. Il pénètre jusqu’aux racines de sa vie spirituelle, personnelle ;
l’homme pense, il sent dans sa langue ; c’est par elle qu’il entre en relation avec
les autres hommes, qu’il apprend le sens et l’usage des choses. Ces
considérations valent aussi pour la prière. C’est seulement dans une infime
mesure que l’homme crée lui-même le contenu verbal de la prière ; il le reçoit
presque tout entier. Or cela signifie que le langage réagit sur la prière intérieure
et lui donne sa forme, bonne ou mauvaise.
Il n’est donc pas superflu que nous concentrions notre attention sur le
langage de la prière.
Le langage spontané de la prière
La forme la plus vivante de la prière est celle qui jaillit du cœur. Lorsque
l’homme dit à Dieu, sans intermédiaire, son repentir et son désir, son adoration
et sa joie, ses besoins et sa gratitude, c’est pour ainsi dire le langage originel de
la prière… Apprendre à parler fait partie du développement de l’homme ; c’est
acquérir la faculté mystérieuse de communiquer aux autres ses propres
découvertes, et de leur faire comprendre les sentiments qu’il nourrit à leur égard.
La pièce maîtresse de ce que nous appelons « éducation » ne consiste-t-elle pas à
savoir parler sa propre langue – à l’intérieur de la communauté à laquelle on
appartient, et avec le degré de perfection que permettent à chacun ses dons
naturels ? – Tout homme a une manière à lui d’éprouver les choses, de voir le
monde avec ses yeux à lui ; il veut ce qu’il veut, lui, et non un autre, et cela doit
tansparaître dans son langage. On peut dire la même chose pour la prière. Nous
ne prions pas pour faire savoir à Dieu ce que nous voulons, car il connaît notre
cœur mieux que nous-mêmes. Celui qui prie, vit devant lui, tourné vers lui, grâce
à lui, il donne à Dieu tout ce qu’il a et il reçoit de Dieu ce que celui-ci veut lui
donner. C’est pourquoi les mots de sa prière doivent être bien à lui.
Il y a des moments où les mots nous viennent aisément ; « la parole jaillit de
l’abondance du cœur ». Quand un homme se sent près de Dieu ou, quand, dans
l’adversité, il se remet entre les mains du Seigneur de toutes grâces, les mots lui
viennent tout seuls, et il n’a rien d’autre à faire que de veiller à ce qu’ils restent
vrais. Mais souvent le cœur est bien vide, et l’esprit n’a rien à dire. L’homme est
alors dans un état de pauvreté, et il lui est pénible de parler ; il doit accepter cette
pauvreté, car elle a un sens. Elle est pour lui une épreuve, celle de la foi nue, de
la fidélité et de l’obéissance, sans le secours du sentiment. C’est de là que
doivent venir les mots de la prière ; mais comme il faut qu’elle reste vraie, elle
doit être très simple. Elle doit s’en tenir à l’essentiel ; simples actes de foi, de
respect, de confiance, de disponibilité. Ces mots-là n’ont pas moins de valeur
que ceux qui coulent d’abondance, peut-être même en ont-il davantage. En tout
cas, ce sont ceux qui conviennent, et rien ne peut les remplacer.
La difficulté qu’on éprouve à trouver des mots personnels ne doit pas servir
trop facilement de prétexte pour recourir à la prière toute faite. La pauvreté
intérieure est une école où il faut persévérer, car on peut y apprendre ce que le
livre de prière le plus pieux n’enseignera jamais. Quand bien même la prière se
réduirait à dire à Dieu : « Je crois en Vous », ou bien : « Je m’incline devant
Vous », ou bien : « Je veux Vous obéir et accomplir mon devoir de mon
mieux », ou bien : « Je me confie, moi et les miens, à Votre sainte Providence »,
elle serait plus précieuse devant Dieu que le discours le plus riche prononcé dans
une heure d’exaltation.
Ce qui est important, c’est que chacun trouve les prières qui conviennent à
ses besoins. Nous ne parlons pas ici des prières révélées, qui appartiennent à « la
loi divine de la prière », et qui sont valables pour tous – encore que chacun ait à
trouver si, à un moment donné, un psaume lui convient ou non, ou si telle hymne
lui est utile ou non. Mais, parmi l’énorme quantité des prières qu’on trouve dans
les livres de piété, un choix sévère s’impose.
Parlons franchement. Un grand nombre de ces prières sont tout simplement
superflues ; d’autres, et malheureusement elles sont nombreuses, sont pour la vie
intérieure ce que les aliments contre-indiqués ou gâtés sont pour le corps. La
prière doit avant tout être vraie ; or une prière qui abandonne d’une manière
continue le ton simple de la conversation et enfle ses expressions n’est pas vraie.
N’est pas davantage vraie la prière doucereuse et sentimentale, qui suppose des
sentiments qu’un homme normal et sain d’esprit ne peut pas avoir. N’est pas
vraie non plus la prière dans laquelle l’homme s’humilie artificiellement devant
Dieu en se disant plus mauvais qu’il n’est, et en se complaisant dans son état de
pécheur. Ce comportement a des racines faciles à déceler, et peu plaisantes. Il
peut paraître étrange de parler du sentiment de l’honneur à propos de nos
relations avec Dieu. Ce sentiment est bien problématique ; et certaines de ses
manifestations n’ont vraiment aucun sens devant Dieu. D’autres en ont
cependant et non pas seulement pour l’homme, mais aussi pour Dieu lui-même.
On parle d’honneur, mais il n’est pas d’honneur sans honnêteté. Or Dieu est
liberté et noblesse ; seule une humilité foncièrement honnête peut lui être
agréable15.
La prière de répétition
La litanie est une forme très ancienne de cette prière de répétition. Le lecteur
prononce l’invocation qui s’adresse à Dieu en fonction de différents aspects de
sa gloire ou de diverses formes de son action ; le peuple répond par la répétition
de phrases brèves comme : « Ayez pitié de nous » ou bien : « Nous vous en
prions, exaucez-nous ! » Ces phrases s’imprègnent du contenu de l’invocation et
en sont l’écho ; d’autre part, ces phrases, qui ne changent pas, prennent un
caractère sans cesse nouveau par le contenu différent des invocations. Cela
permet au cœur du fidèle de rester en repos. Une invocation isolée serait trop
courte, et la simple répétition deviendrait monotone ; mais dans la litanie, l’acte
de la prière prend un sens qui varie, tout en favorisant le repos.
Encore faut-il que la litanie soit récitée convenablement. La manière dont
elle l’est parfois, est sans profit. La beauté et la bienfaisance des litanies devient
sensible lorsque chaque invocation est prononcée avec netteté et que l’on
s’arrête un court instant après la réponse, juste assez pour que le contenu puisse
avoir un certain écho. L’invocation suivante ne doit pas arriver aussitôt avec une
rapidité machinale. De cette façon on arrivera tout naturellement à ce que la
réponse, elle non plus, ne soit pas mécanique, mais laisse également une petite
pause : une paix divine imprégnera alors l’ensemble16.
L’angélus est un autre exemple de cette manière de prier. Trois fois le jour, à
l’aurore, à midi et au coucher du soleil, nous nous remémorons l’événement par
lequel commença notre Rédemption : le message de l’ange à la future Mère du
Seigneur. Cette prière doit être une commémoration ; nous devons la considérer
comme un havre de repos. Elle est riche et en même temps si simple qu’elle peut
être récitée partout, à la maison, aux champs, en marchant dans la rue. Trois
courtes phrases expriment l’événement : « L’ange du Seigneur apporta le
message à Marie, et elle conçut du Saint-Esprit… » Marie répondit : « Je suis la
servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole. » « Et le Verbe s’est
fait chair, et il a habité parmi nous… » Chacune de ces phrases est suivie d’un
Ave Maria. Celui-ci s’imprègne de la phrase, s’en fait l’écho et donne ainsi à
celui qui prie la possibilité de s’attarder en se rappelant l’événement.
L’angélus s’est presque perdu pour le citadin qui ne tient plus compte des
heures solaires et n’entend généralement plus les cloches ; mais il n’est peut-être
pas impossible de se rappeler, à midi ou lorsque tombe le soir, qu’à travers le
monde beaucoup de cœurs s’associent à cette commémoration et de se joindre à
eux.
15. Dans les écrits des saints on trouve des expressions très fortes du mépris de
soi. Elles tirent leur sens de la situation concrète qui les a provoquées, et de
l’ensemble de la personnalité à qui elles appartiennent. Ce serait une erreur de
vouloir les répéter dans des circonstances différentes et d’en faire le point de
départ de toute la vie chrétienne.
16. Voir : Guardini-Messerschmid, Deutsches Kantual, Mainz 1931, S. 127.
17. Voir : Guardini, Rosenkranz unserer lieben Frau, Würzburg 1940.
18. Voir : Guardini, In Spiegel und Gleichnis, Mainz 1940, S. 96.
La prière intérieure ou oraison
Le titre de ce chapitre ne suffit pas à déterminer son objet. Toute prière doit
être « intérieure » si elle ne veut pas être du simple verbiage. Mais nous voulons
parler ici d’une manière de prier qui s’efforce de quitter la parole pour tendre au
silence. Contemplative, elle l’est partiellement, car elle a tendance à quitter la
diversité des activités intellectuelles et à se transformer en simples actes. On
pourrait employer le mot de « méditation » ; mais celui-ci ne tient pas assez
compte de cette tendance au silence et à la simplicité. Il resterait l’expression de
« prière contemplative » qui est assez large pour embrasser tout ce que nous
voulons dire ; mais elle a le défaut d’être trop vague pour pouvoir être employée
à coup sûr. Nous parlerons donc dans ce qui suit de l’oraison au sens que nous
venons d’esquisser.
Mais cela n’épuise pas le sens de l’oraison : elle doit manifester ses effets
dans la vie. Bien sûr, il ne faut pas la concevoir d’une manière trop pratique.
Certains s’imaginent que si, pendant l’oraison, ils ne prennent pas conscience
clairement d’une faute bien déterminée, ou s’ils n’aboutissent pas à une
résolution pratique, il n’y a rien de fait ; c’est une erreur. Il est déjà salutaire de
connaître quelque chose de la présence du Christ et de demeurer auprès de lui.
Chaque fois qu’un trait de sa figure prend vie, ou que nous sommes touchés par
une de ses paroles, cela intéresse notre devenir intérieur. Cependant on ne peut
pas se dispenser des retours sur sa propre vie. « Ce qui est écrit, est écrit pour
notre sanctification » dit l’Apôtre ; et, chaque mot de la révélation est le point de
départ d’un chemin qui aboutit à notre vie. C’est à sa lumière que nous voyons
où nous en sommes. La révélation nous est un avertissement et une indication
sur ce que nous avons à faire, à éviter ou à surmonter. Il faut alors sortir du
vague, et arriver à des formulations claires. « Sur tel ou tel point je veux
changer… J’accomplirai mieux ce devoir… Je suis décidé à faire le sacrifice
demandé. » On confie cette résolution à Dieu et on s’efforce de l’ancrer dans le
courant de sa vie.
À la lumière de cet examen sans cesse renouvelé, nous finissons par nous
connaître nous-mêmes, nos fautes, nos possibilités bonnes et mauvaises ; nous
jugeons mieux la vie et ses tâches, nous comprenons plus profondément les
hommes à qui nous avons affaire. L’oraison est donc une éducation intérieure de
l’homme ; son bénéfice est une assurance qu’aucun autre moyen n’est capable de
lui donner.
Mais la chose la plus importante, nous y insistons, c’est que l’oraison soit
une prière. Celui qui fait oraison doit s’y trouver en présence du Dieu vivant. Il
doit se pénétrer de sa réalité divine. Il doit chercher la face de Dieu et se frayer
un chemin vers le cœur de Dieu. Il faut que naisse ce dialogue essentiel où le
« je » de l’homme s’affirme en face de son véritable « tu » : Dieu. Car c’est
finalement ce qui importe ; à tel point que si, dans l’oraison, on trouve cette
présence tout de suite, il n’y a qu’à s’en tenir là, même s’il n’y a plus de place
pour des questions, des pensées et des résolutions.
Nous avons déjà dit que l’oraison avait tendance à devenir de plus en plus
simple et silencieuse. Plus elle se développe, moins l’on a besoin d’idées ;
finalement une seule idée suffit pour trouver le chemin de la vérité qui mène à
Dieu. De même on a besoin de moins en moins de mots pour parler à Dieu. La
phrase : « Mon Dieu et mon Tout » a suffi à saint François pour toute une nuit.
La pensée elle-même se transforme. Elle n’est plus qu’un regard paisible où l’on
se comprend, où l’on est présent et conscient. La manière de parler, elle aussi,
évolue : on parle plus bas, avec une conviction plus profonde. Finalement, il peut
arriver que toute parole cesse ; il n’y a plus, à la place, qu’un simple regard sur
Dieu ; un simple élan vers lui, un courant dans les deux sens. Si cela se produit,
il ne faut pas se forcer à retourner à la diversité des idées ; ce serait inutile, et
même nuisible. Lorsque la simplicité reste essentielle, elle a plus de valeur que
la diversité ; si le silence reste vivant, il vaut mieux que le bruit.
Certains sont ainsi faits que la multiplicité des idées et des mots ne leur sert à
rien, et l’état auquel d’autres n’arrivent que tard, ils s’y trouvent d’emblée. Il
leur suffit de quelques mots ; s’il y en avait davantage cela ne servirait qu’à les
troubler. Peut-être peuvent-ils se passer complètement de paroles et d’idées
précises ; Dieu est là, et ils sont devant lui. Cela suffit, et ils n’ont pas besoin de
chercher autre chose. Mais il ne faut pas qu’ils fassent de cette forme de prière
une loi générale, encore moins un procédé. Il arrivera peut-être un jour où eux
aussi auront besoin d’une matière plus explicite pour leur oraison ; il faudra
qu’ils sachent alors reconnaître le moment où ils devront recourir à un texte.
L’oraison mystique
Pour terminer, nous abordons un sujet qui ne relève plus d’une initiation à la
prière ; mais son importance est telle, qu’il faut au moins l’effleurer.
Il arrivera peut-être à celui qui a fait oraison de faire une expérience étrange.
Longtemps sa réflexion, nourrie par les pensées de la foi, aura cherché Dieu ;
soudain Dieu lui-même est là. Cela ne signifie pas qu’il ait été particulièrement
recueilli, ni que l’idée de Dieu l’ait spécialement impressionné, ni que son cœur
éprouve un grand amour pour lui, ni rien de semblable ; il sent que ce qui lui
arrive là est quelque chose d’entièrement nouveau, de différent. Jusque là, il y
avait un mur : ce mur est renversé. En règle générale, même dans la certitude la
plus vivante et dans l’émotion la plus forte, nous avons Dieu devant nous de la
même manière que tout le reste, y compris nous-mêmes, c’est-à-dire sous la
forme d’une représentation ou d’une idée. Cette idée de Dieu nous saisit, nous
incite à l’amour, nous porte à une action déterminée. Dans l’expérience dont
nous parlons, la barrière que constitue le fait d’être pensé n’existe plus : il se
produit une saisie intérieure immédiate.
Il peut arriver que celui qui connaît cette expérience en soit d’abord très
troublé. Il éprouve une émotion d’un caractère tout nouveau, et il se trouve dans
un état qu’il ne connaissait pas encore. Mais la partie la plus intérieure de lui-
même pressent la vérité : « C’est Dieu », ou au moins : « Cela est en rapport
avec Dieu. » Cette intuition l’effraye peut-être. Il ne sait pas s’il doit oser parler
ainsi, et il est incertain sur l’attitude à prendre. Mais le pressentiment devient
bientôt une certitude, et même une certitude particulièrement assurée. Au
moment même où l’expérience se produit, le doute n’est guère possible. Les
doutes ne viennent qu’ensuite ; par exemple, lorsqu’il s’aperçoit que les
représentations ordinaires de la vie intérieure ne se vérifient plus, ou que
d’autres hommes ignorent tout de ce genre de choses. Ce qui est troublant aussi,
c’est que les mots lui manquent pour s’exprimer. Son cœur sait bien de quoi il
s’agit ; mais il sait tout aussi bien que ce qui est très clair dans son esprit et dans
son cœur, il ne peut l’exprimer. Et non pas seulement parce que c’est trop grand
ou trop profond, mais tout simplement parce qu’il n’existe pas d’expression pour
cela. Il ne pourrait dire que des choses de ce genre : « c’est sacré ; c’est proche ;
c’est plus important que tout le reste ; cela vaut la peine et cela seul suffit ; c’est
silencieux, délicat, simple, presque un rien, et cependant c’est tout. C’est lui
enfin. » Voilà tout ce qu’il pourrait dire, tout en sachant que cela ne signifierait
rien pour un autre qui n’aurait pas passé par une expérience semblable.
Ce qu’il sait encore, c’est que ce sacré est parfaitement libre et maître de lui-
même. Aucune puissance créée ne peut rien sur lui. On ne peut forcer cette
rencontre ou ce contact. On peut approfondir le recueillement, clarifier son
regard intérieur, purifier son âme de plus en plus – mais jamais tout cela ne
suffira pour faire que ce sacré se manifeste. Sa venue est grâce toute pure, et l’on
ne peut rien faire d’autre que de s’y préparer, de la demander et de l’attendre.
Ce que nous avons essayé de dépeindre à très grands traits, les maîtres de la
vie spirituelle l’appellent expérience mystique. On fait un usage abusif de ce mot
« mystique » ; il est accolé à tout ce qui est mystérieux ou simplement bizarre.
En réalité, il a un sens précis : il désigne une certaine expérience de Dieu et du
divin. Cette expérience peut s’accompagner de phénomènes secondaires de
diverses sortes – par exemple des images ou des paroles intérieures ; – mais ce
ne sont jamais là que des phénomènes secondaires, et qui ne sont même pas sans
danger. Le tout est d’autant plus authentique qu’il est plus silencieux, plus
discret, plus dégagé de toute image.
Celui qui a une vie intérieure riche et sensible, qui est consciencieux et qui
prend au sérieux les choses spirituelles, peut être très troublé par cet élément
nouveau qui fait irruption dans sa vie. Que doit-il faire alors ?
Avant tout, veiller sur ce don de Dieu et le respecter. L’expérience que nous
avons décrite éveille le désir de demeurer auprès de celui qui se manifeste là. La
prière, si difficile qu’elle ait pu être jusque-là, devient facile. Les mots qui
manquaient naguère, jaillissent maintenant d’eux-mêmes ; peut-être sont-ils peu
nombreux, un seul peut-être, mais il est neuf ; c’est un don, il est inépuisable. Ce
qui arrive à cet homme éveille en lui quelque chose de profond et d’intime qu’il
ignorait encore ; on peut ajouter aussi que c’est quelque chose de très élevé, de
très lointain, dont il ne se savait pas capable. C’est cela qui se met à vivre et qui
se tourne vers celui qui s’approche. Il doit donc suivre cet appel et prier avec le
plus de sincérité possible ; cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas garder la
mesure, car la transformation intérieure est telle, qu’on court le danger de trop se
surmener… Cette expérience peut encore être cause de difficultés d’un genre
parfois très pénible. Ainsi il peut arriver que les choses auxquelles on attribuait
de l’importance perdent leur signification, que les hommes reculent dans un
lointain étrange ; que l’existence devienne vide, qu’on ne s’y trouve plus à sa
place ; que l’on se sente poussé à faire quelque chose, sans savoir quoi ; et même
qu’on finisse par se demander si toute cette nouvelle expérience n’est pas une
illusion et une tentation. Dans tout cela, il faut rester calme et se confier en
Dieu ; se rendre sans cesse disponible à sa volonté et demander la clarté ; mais,
en attendant qu’elle se manifeste, persévérer malgré sa détresse et continuer à
faire ce qu’on faisait jusque-là. À la faveur d’ailleurs de cette persévérance la foi
se fortifie et l’amour se purifie.
L’expérience mystique n’est ce qu’elle doit être que si elle résiste à l’épreuve
dont parle saint Jean : « Vous reconnaîtrez à ceci l’esprit de Dieu : tout esprit qui
confesse Jésus-Christ venu dans la chair, est de Dieu, et tout esprit qui ne
confesse pas ce Jésus, n’est pas de Dieu. » (Jn 4,2–3). N’est divinement bon que
ce qui subsiste devant le Christ ; celui qui fait cette expérience doit donc la
rapporter au Christ. Il doit lui dire avec le plus grand sérieux : « Tout cela, je
n’en veux que si le Christ y est, que si cela est dans la ligne de son Esprit et est
confirmé devant lui. Je ne connais pas d’autre mesure que le nom de Jésus et sa
croix. Je refuse tout ce qui leur est contraire. » Il pourrait être tentant de
rechercher le « divin en soi », ou bien Dieu en tant qu’il existe « au-dessus de
toute parole et de tout mode » ; mais il y a là un grand danger. Il faut toujours
remettre au centre de tout la personne de Jésus ; c’est à lui qu’il faut penser, c’est
de lui qu’il faut se réclamer et c’est à lui qu’il faut s’en remettre.
D’autre part il faut se rendre compte que cette expérience comporte des
obligations. On devra être plus sévère envers soi-même, plus fidèle à ses devoirs,
plus scrupuleux dans la prière, plus rigoureux dans le choix de ses relations, de
ses lectures, de ses distractions, et ainsi de suite.
On ne parlera pas non plus de ce genre de choses sans motif spécial. Il est
toujours délicat de parler de sa vie intérieure ; à plus forte raison lorsqu’il s’agit
d’un secret qui existe entre Dieu et l’homme. De plus, par la parole, toute
expérience est objectivée ; or, dans le cas qui nous occupe, il importe
précisément que l’expérience reste liée à l’existence personnelle. Et puis, en
dehors de toute autre considération, personne ne parlera facilement de cela,
parce que le caractère en est trop sacré. Il faudra pourtant bien le faire quelque
jour. C’est justement parce que cette expérience est tellement différente, et
apporte dans la vie intérieure un élément tellement nouveau, qu’il faut la mettre
à l’épreuve des mots, pour éviter qu’elle ne devienne une illusion magique. On
cherchera une personne expérimentée, et on lui exposera tout ce qui s’est passé.
On prendra ses avis au sérieux, tout en gardant cependant la liberté de faire ce
qu’au plus profond de sa conscience on considérera comme le meilleur, au cas
où il serait évident que l’interlocuteur comprend mal ce qu’on veut dire, ou qu’il
essaierait d’exercer une pression dans un sens ou dans un autre.
L’expérience dont nous parlons est, comme tout ce qui est vivant, un germe
appelé à se développer ; mais ce développement passe par des phases
successives, accompagnées chaque fois de nouvelles exigences, et comportant
bien des crises. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus ; mais cela dépasserait les
limites de notre ouvrage. Nous n’avons voulu donner ici que quelques
indications générales, parce que ce genre d’expérience est plus fréquent qu’on ne
le penserait à première vue. À une époque où tant de choses se désagrègent, il se
trouve que les sources intérieures s’ouvrent plus largement qu’à l’ordinaire, et
bien des hommes, dont la vie est d’ailleurs banale, en sont inondés. Les talents
ou l’éducation n’ont rien à voir ici ; c’est une grâce de Dieu qu’il donne comme
il lui plaît.
19. Le sens dans lequel nous employons le mot de « conscience » est
évidemment plus large que celui de la psychologie ; il couvre ici l’ensemble de
la vie intérieure. Il serait plus exact de parler d’appropriation, de manière d’être
personnelle, de réalisation, ou tout autre terme que l’on pourrait employer pour
signifier que le contenu de la foi devient contenu de l’existence concrète.
Cependant, il y a d’autres raisons de s’en tenir à l’expression de « conscience
chrétienne », et, compte tenu des correctifs que nous avons signalés, nous nous
en tiendrons à elle.
La Providence
Le Sermon sur la Montagne est illustré par des exemples qui montrent
comment Dieu s’occupe de la créature : les oiseaux trouvent leur nourriture sans
semer ni moissonner, et les fleurs des champs sont parées de beauté, sans filer ni
tisser. Au premier abord cela ressemble à une pieuse idylle ; mais il faut lire la
proposition suivante, qui prouve combien tout cela est sérieux : « Cherchez
premièrement le royaume de Dieu sa Justice, et le reste vous sera donné par
surcroît. » (Jn 6,33). Cette phrase nous dit comment Notre-Seigneur conçoit les
rapports de Dieu avec les hommes : il faut que l’homme cherche d’abord le
royaume de Dieu et sa justice, avant toute autre chose ; que le souci du royaume
de Dieu soit le véritable centre et la vraie force de sa vie. C’est là une
proposition magnifique et difficile, qui suppose, au fond, cette « conversion » et
cette « metanoia » (transformation de l’esprit) exigée par lui au commencement
de sa prédication (Jn 4,17). Il faut accepter cette condition pour parvenir à
l’unisson de Dieu et pour qu’avant tout s’accomplissent le royaume et la justice
de Dieu. À partir de cet accord, dit Jésus, l’ordonnance de toutes choses
commencera à se dégager dans la vie du croyant. Ce qui est et ce qui arrive –
choses et hommes, situations et destin – n’est pas l’effet du hasard, mais
constitue une forme, un « milieu ». Mais cette forme est différente suivant les
dispositions et la nature de chaque individu ; et, ajouterons-nous, suivant
l’espace qu’il laisse libre en lui pour l’action de Dieu. Car les événements du
monde ne se déroulent pas avec une fixité mécanique : ils sont infiniment
mobiles, riches de possibilités et prêts à obéir à la volonté capable de les diriger.
Aussi bien, une connaissance approfondie de l’homme montre à quel point les
tendances profondes de la personnalité – celles qui échappent souvent à la
conscience claire – déterminent le cours de son destin. Ce destin prend donc une
forme différente selon que l’individu suit l’inspiration de l’esprit de liberté qui
naît d’une attitude correcte vis-à-vis de Dieu, ou qu’il s’appuie sur sa seule
volonté propre, à la fois tyrannique et incertaine. Mais, d’autre part – et c’est là
la raison décisive – l’univers est entre les mains de Dieu. Les lois de la nature
sont à son service. Il se sert du cœur de l’homme pour régler le cours des choses,
dans chacun des « milieux » particuliers aussi bien que dans tout l’ensemble.
Dès lors qu’un homme se préoccupe avec cœur de l’avènement du royaume de
Dieu, se vérifie pour lui la promesse de l’Épître aux Romains : « Toutes choses
concourent au bien de ceux qui aiment Dieu. » (Rm 8,28). Cela ne signifie pas
que la misère et la souffrance lui seront épargnées ; mais qu’il aura ce dont il a
besoin, et que tout ce qui arrive, même le mal, servira à dégager le sens véritable
de sa vie.
Le message de la Providence exige de l’homme quelque chose de très grand :
il s’agit de mettre au premier rang des préoccupations de sa vie le royaume de
Dieu. Mais ce message, en même temps, lui promet quelque chose de tout aussi
grand : tout ce qui arrive à l’homme concourt à son bien, et édifie son existence,
telle que Dieu l’a pensée, pour son salut21.
Ce n’est pas là une fable, mais la réalité ; non pas la réalité brute de la nature
ou de l’histoire, mais celle qui est issue de Dieu. Ajoutons que cette réalité ne
constitue pas un monde secret en marge de celui de la nature, mais qu’elle est au
cœur même de la nature et de l’histoire. On ne la saisit pas, comme les images
des contes, par l’imagination ; ni comme les objets de l’existence immédiate, par
l’observation et l’entendement, mais dans la foi. C’est la parole de Dieu qui nous
en instruit et il faut tout risquer sur la foi de cette parole : alors la réalité de la
Providence se profile entre Dieu et nous. Elle semble être en contradiction avec
l’univers tel que nous le connaissons ; elle déroute toujours notre cœur ; c’est
pourquoi il faudra constamment renouveler notre foi. La lumière se fera
insensiblement. On finira par soupçonner la signification d’un événement, d’une
rencontre, d’un succès ou d’un échec. Derrière les forces et les nécessités qui
gouvernent généralement les événements, on discernera une autre puissance et
une signification nouvelle. Et l’homme découvrira ainsi peu à peu qu’il est entré
dans un univers de sainteté dont Dieu a le gouvernement. À certaines périodes
l’intelligence de tout cela peut être très claire, et à d’autres elle est très obscure.
Bien souvent ce ne sera qu’un sentiment discret de confiance qui traverse toute
la vie. En tout cas, tout cela repose sur la foi. L’essentiel reste caché, et ne se
révélera qu’à la fin des temps, lorsque s’accomplira le royaume de Dieu. Ce qui
dans la vie de l’homme est l’œuvre de la Providence, c’est une partie du monde à
venir où l’homme nouveau vivra sur une terre nouvelle et sous un ciel nouveau
(Ap 21,1). L’homme qui est attentif à la Providence vit déjà dans un monde qu’il
ne comprendra pleinement qu’à la fin des temps.
La Providence et la prière
Dans ce contexte, la prière consiste donc à demander à Dieu que les vues de
sa Providence se réalisent dans notre propre vie : « Que Votre volonté soit faite
sur la terre comme au ciel. » Cette volonté de Dieu concerne la venue du
royaume, le monde nouveau qui est en devenir. L’homme de prière partage avec
Dieu les mêmes soucis, demande que sa volonté s’accomplisse, non seulement
dans la marche générale de l’histoire, mais dans les situations particulières où il
se trouve lui-même engagé.
Si cette prière est sérieuse, elle s’accompagne d’une entière disponibilité à
l’action de Dieu. L’homme est prêt à faire ce qu’à sa place il doit faire, et il
accepte les exigences de cette situation, même si elles sont dures. Dieu ne
gouverne pas son royaume comme il gouverne l’évolution des astres ou la
croissance des arbres. Ces dernières relèvent des lois de la nature, tandis que le
devenir du royaume de Dieu relève de la liberté. L’homme doit vouloir
librement le royaume de Dieu, dans la mesure du moins où il s’y intéresse dans
la prière. C’est cela le sérieux de la vie chrétienne : cette vocation inévitable et
irremplaçable qui met chacun à son poste.
Ceci amène tout naturellement à demander à Dieu qu’il nous manifeste sa
volonté. Il ne s’agit pas d’ordres précis que l’intelligence pourrait discerner,
mais de réalités concrètes dont on ne distingue le sens qu’en les plaçant dans
l’ensemble de l’action divine ; il s’agit d’une réalité en devenir dont l’homme est
responsable et qu’il doit assumer. Il demandera donc à Dieu de lui donner des
yeux pour voir. Un poète a dit : « C’est une grâce indicible que le privilège de
voir ce qui est. » Cela est vrai. Les choses sont bien là et elles manifestent la
volonté de Dieu ; mais on ne les voit pas, parce que « les yeux sont voilés ». Or
ils sont voilés par la mollesse, par la paresse, par la lâcheté, par l’égoïsme du
cœur ; et il ne peuvent s’ouvrir que de l’intérieur, de ces profondeurs de l’être
qui ne sont accessibles qu’à Dieu seul. Mais c’est une grâce tout aussi ineffable
que de voir ce qui n’est pas encore. Non pas un monde de chimères et de
mirages, mais les événements qui nous concernent et qui dépendent de notre
action. Ils peuvent être importants ou quelconques : le bien d’un homme qui
nous est confié, ou une idée qui est destinée à transformer l’existence, un jour,
au cours de l’histoire. Il faut donc demander à Dieu de rendre notre cœur attentif
à ce qui n’existe pas encore. Cependant, plus important que les grâces de
connaissance, il y a les grâces de l’action qui fortifient la volonté et la rendent
patiente, courageuse, et persévérante malgré les difficultés.
La prière est aussi le meilleur entraînement dans la voie de l’acceptation de
ce qui est difficile et pénible : c’est l’épreuve de la foi en la Providence. Tant
que les choses s’ordonnent selon nos désirs, ou que ce qui nous contrarie est
encore ressenti comme un obstacle stimulant, il est facile de croire que tout est
conduit par un amour providentiel. Mais on ne mesure la portée de la soumission
à la Providence que lorsque le regard et la volonté sont impuissants, et que le
cœur ne sait plus où tout cela doit mener. C’est alors l’heure du combat qui doit
vaincre le monde par la foi. La foi puise dans la parole de Dieu l’assurance que
rien de ce qui arrive n’échappe à sa Providence, même lorsqu’on ne le sent pas.
La foi tient pour assuré que l’incohérence apparente des choses cache un ordre
providentiel ; que les pertes apparentes sont en réalité des gains ; que derrière
toute misère se cache une richesse. On apprend, dans la prière, à dire « oui » à la
sagesse et à la puissance de Dieu. Par des essais sans cesse renouvelés, dans la
sincérité, la générosité et le courage, le cœur s’exerce à dire « oui » à l’amour de
Dieu mystérieusement à l’œuvre.
Tout cela constitue une relation vivante, dans la prière, avec la Providence de
Dieu… On a prétendu que la prière chrétienne n’était plus adaptée à l’homme
moderne, qu’elle était dépassée. Il y a toujours eu, il est vrai, des gens pour
prétendre que la prière n’était plus adaptée à l’homme « d’aujourd’hui ». Mais
ils auraient mieux fait de déclarer : « Nous ne voulons pas. » Cependant ce refus
n’est peut-être pas complètement dénué de motifs, car la prière chrétienne a
effectivement, ou du moins dans une large mesure, perdu le contact avec la
réalité. L’évidence de ce fait s’exprime de bien des manières. On dit, par
exemple, que la prière est devenue passive, et qu’ainsi elle est l’affaire des
femmes ; que l’homme, au contraire, veut agir et n’a donc que faire de la prière.
Il faut avouer que les femmes ont toujours eu une part très importante dans la
prière. Mais le jugement de la fin des temps révélera l’efficacité de la prière
silencieuse des femmes dans le déroulement de l’histoire générale du monde et
de l’histoire des individus ; on comprendra tout ce que cette prière aura
accompli, tout ce qu’elle aura conservé qui, sans elle, se serait abîmé dans le
désordre ; on comprendra tout ce qui, dans l’action, les luttes et le travail de
l’homme, a été rendu possible par la prière cachée des femmes. Il n’en reste pas
moins que la forme générale de la prière, l’attitude qui la détermine, l’esprit qui
la porte, les intentions qu’elle assume, les mots dont elle se sert, tout cela est
souvent influencé par la femme d’une manière telle que l’homme ne peut s’y
associer ; il est vrai aussi que cela met tout aussi mal à l’aise une femme
authentique ; car la relation de l’homme et de la femme est telle que chacun est
affecté par les erreurs de l’autre. Sans l’influence de la femme, l’homme n’est
plus qu’un mâle, et réciproquement, soustraite à l’influence de l’homme, la
femme s’alanguit. C’est ce qui est arrivé pour la prière. On a souvent
l’impression que la prière se dérobe au réel, qu’elle évolue dans un univers
particulier où l’on s’occupe de choses étrangères à la vie. Or l’avenir du
christianisme dépend, entre autres choses, de ceci : la prière gardera-t-elle un
contact réel avec le monde des choses, du travail et de l’histoire ? C’est l’idée de
la Providence qui doit constituer le vrai point de départ de ce contact. Lorsque la
prière aura retrouvé cette allure, l’homme pourra la pratiquer, sans que cela lui
paraisse bizarre.
Sans doute faut-il aussi se placer dans la même perspective pour comprendre
le sens de la prière pour les autres. Elle signifie, dans sa forme la plus courante,
que l’on prie aux intentions de quelqu’un qui vous est proche : pour la guérison
d’un malade, pour la solution d’une difficulté professionnelle, pour la protection
contre un péril menaçant. Mais ce n’est là que l’aspect superficiel. La maladie
n’est pas une réalité en elle-même, elle est un moment de l’histoire de l’homme
qui la subit ; la prière n’est véritablement juste que lorsqu’elle demande à Dieu
que sa volonté s’accomplisse en cet homme, qu’elle l’aide à parvenir à la
connaissance, à la persévérance et à la maturité qui doit lui venir de la maladie.
Prier pour que la volonté de Dieu soit faite ne signifie donc pas qu’on prie pour
qu’arrive ce qui est inévitable, et pour manifester simplement qu’on s’y résigne.
Car la sainte volonté de Dieu n’est pas une fatalité qu’il faut subir, mais une
action créatrice, sainte et pleine de sens, tout ordonnée à une création nouvelle ;
et la prière est le désir fervent que l’œuvre de Dieu progresse dans telle
circonstance donnée.
Ce qui est vrai pour l’individu, l’est aussi pour la communauté. Le monde
irait autrement si les croyants le portaient devant Dieu dans une prière valable. Il
ne suffit pas de désirer que Dieu nous aide dans telle ou telle circonstance, ou
détourne tel malheur, mais il faut encore demander que se réalise la grande
œuvre de sa volonté, c’est-à-dire la croissance de son royaume, tel qu’il le veut,
et tel qu’il ne peut se réaliser que maintenant. Dans la mesure où nous y voyons
clair, la prière peut porter sur des objets précis ; pour le reste elle consistera à
demander que les hommes « cherchent le royaume de Dieu et sa justice », qu’ils
aient le souci d’appartenir à ce royaume de sainteté et qu’ainsi la volonté de
Dieu s’accomplisse dans le monde. Les événements extérieurs n’ont de valeur
que s’ils sont assumés intérieurement. Le monde ne peut subsister qu’à condition
qu’il y ait quelque part une conscience, une vie, une souffrance qui l’assume. Le
rôle d’une prière nourrie de la pensée de la Providence, est de constituer l’espace
de silence, que dans sa présomption bruyante, le monde généralement n’estime
pas nécessaire ou qu’il ne soupçonne même pas.
20. Voir Guardini, Welt und Person, Würtzburg 1940, S. 137, et Was Jesus unter
der Vorsehung versteht, dans la série : Christliche Besinnung, N° 1 Ebd. 1940.
21. Ces considérations ne portent pas préjudice à l’idée générale de la
Providence, selon laquelle Dieu conduit tous les événements, même en dehors
du domaine de la révélation, et avant que l’homme ait ouvert son cœur à la
préoccupation du royaume de Dieu. Nous nous plaçons ici au cœur de
l’enseignement du Christ sur la Providence, tel que nous le trouvons dans le
Sermon de la Montagne.
22. Voir Guardini : Das Gute, das Gewissen und die Sammlung, Mainz 1931 S.
18 ff. et 46 ff.
23. cf. Guardini, Die letzten Dinge : der Tod, die Läuterung nach dem Tode etc.
1941.
La prière aux saints et à la Mère de Dieu
Les saints
Lorsqu’elle demeurait chez Jean, après l’Ascension de son Fils, entourée par
les fidèles qui l’interrogeaient sur la vie de Jésus, elle était bien la seule qui pût
rendre témoignage sur trente années de la vie de son Fils. Elle aussi avait reçu le
Saint-Esprit, qui lui avait enseigné le mystère de cette vie, et la signification de
ce qu’elle avait « conservé dans son cœur » durant tout ce temps, alors que,
souvent, elle ne comprenait pas la grandeur des desseins de Dieu (Ac 1,14 ; Luc
2,50–51). Elle en savait donc plus long que personne sur Jésus. Lorsque
quelqu’un voulait savoir qui il était, la réponse qui lui était faite pouvait se
réclamer de l’autorité des apôtres. Mais il y avait une autre réponse possible,
inspirée, celle-là, par une science fondée sur l’expérience d’une étroite
communauté de vie, sur une pureté de cœur exceptionnelle et sur une ferveur
d’amour absolument incomparable : c’était la réponse de sa Mère. On n’imagine
pas qu’il eût pu en être autrement et que les hommes ne soient pas venus lui
demander de leur parler de son Fils. On ne pourra jamais non plus évaluer
l’importance de ce qui, de ses dires, est passé dans les Évangiles. D’une part les
disciples ont appris d’elle des choses qu’elle seule pouvait connaître ; de plus, à
partir de là une lumière s’est élevée dans leur cœur, qui leur a permis de
comprendre d’autres événements de la vie du Christ en les plaçant dans des
perspectives nouvelles.
Il eût donc été inconcevable que les hommes ne se soient pas tournés vers
elle pour implorer son secours dans leurs difficultés. Ils voyaient bien comme
elle était profondément unie à son Fils, attendant l’heure où il la rappellerait
auprès de lui ; et très certainement les uns et les autres ont dû lui dire :
« Souvenez-vous de moi dans vos prières ! » Et cela a continué. L’histoire de la
piété chrétienne en fournit de multiples preuves ; celui qui sait voir dans les
figures mariales de la poésie et des arts plastiques autre chose que des formes
purement esthétiques, y découvrira l’expression du sérieux chrétien le plus pur.
Très tôt la confiance des chrétiens lui a donné le nom de « Mère ». N’était-
elle pas la Mère de Jésus ? Or, Jésus est « le premier-né d’une multitude de
frères » (Rm 8,28). Et le cœur des chrétiens a très vite compris que l’amour, dont
Marie enveloppait son Fils, était aussi tout ouvert à ses frères.
La conscience chrétienne était avertie de même que la maternité de Marie
était nimbée de l’auréole de sa virginité. En nous parlant du message de l’ange et
des inquiétudes de Joseph, son fiancé, l’Écriture nous dit qu’elle n’a pas connu
d’homme (Lc 1,26–38 ; Jn 1,18–25). L’Église a retrouvé en elle l’union de la
virginité et de la maternité, telle que les pressentiments des âges les plus reculés
de l’humanité l’avaient soupçonnée. Dans la vénération de Marie la confiance en
son amour maternel inépuisable s’ajoute au respect religieux devant sa sublime
virginité. Marie est à la fois proche et lointaine ; elle est liée à nous et séparée de
nous.
Il n’est pas facile de dire en peu de mots ce qui amène le fidèle auprès de
Marie. Notons avant tout le besoin de son secours. Marie est la « consolatrice
des affligés », « l’auxiliatrice des chrétiens », « la Mère du bon conseil ». Chez
elle, qui est la Mère du sauveur, le chrétien est assuré de trouver un amour
infatigable, sensible à toute détresse et à toute souffrance. Elle est l’élue élevée
tout près de Dieu ; mais non pas comme une déesse, vivant dans la béatitude de
sa nature supérieure ; ce qu’elle est, elle l’est dans l’ordre de la rédemption par la
grâce du Christ. C’est pour cela que le chrétien est sûr de son amour. On ne peut
évaluer ce que représente pour l’homme la possibilité de confier à cet amour
toutes ses misères, y compris les plus cachées et les plus muettes. C’est pourquoi
la prière des opprimés monte incessamment vers elle pour lui demander de les
aider. Non pas de les aider par sa puissance propre. Car, ni Marie, ni les saints,
ne sont des recours de rechange, à côté de Dieu, qui agiraient de leur propre
vouloir et en vertu de leur puissance propre. Dans le royaume de Dieu la volonté
de Dieu est toute en tous. Sans doute les défunts sont des êtres accomplis, donc
entrés en possession de leur être le plus propre, mais ils le sont en Dieu, et leur
vouloir personnel ne veut rien qui ne soit conforme à sa volonté. Lorsqu’ils
viennent en aide à une misère humaine ils le font en vertu de la volonté de Dieu.
L’Église exprime cela en disant que les saints prient pour nous. La prière des
malheureux demande à Marie cette intercession, sachant bien qu’ils peuvent
compter sur elle.
Autant qu’à la prière, il faut attacher une grande importance à la joie que
procure la contemplation de cette figure aimée de Dieu, si sainte et si belle, de
cette existence portée par une telle foi et remplie d’un mystère si profond. C’est
la raison pour laquelle s’unissent, dans la vénération de Marie, la contemplation
et la louange joyeuse. Tout cela s’accomplit dans les formes si variées de la piété
et s’exprime dans la poésie, la musique, l’architecture et les arts plastiques.
Mais la raison la plus profonde qui pousse les fidèles vers Marie, c’est le
désir, dont il a été question, de vivre dans un climat de sainteté. Le chrétien veut
s’attarder auprès d’elle, dans le rayonnement de son être et dans l’intimité de son
mystère. Le mot « mystère » ne signifie pas une énigme, c’est-à-dire quelque
chose que l’intelligence n’a pas encore saisi ; il n’y aurait là que la curiosité de la
raison. C’est bien plutôt un caractère, une puissance, un monde, c’est l’action de
Dieu dans l’homme, le souffle de la vie éternelle. C’est là que le fidèle veut
pénétrer : c’est là qu’il veut demeurer, respirer, s’apaiser, trouver consolation et
force, afin de pouvoir avancer ensuite dans son existence avec un cœur
renouvelé.
Ces divers aspects de la dévotion mariale s’associent d’une manière
particulière dans le rosaire, dont nous avons déjà parlé. Il y a là un appel
continuellement répété à l’intercession de Marie ; il est capable de contenir toute
la détresse qui assiège l’homme. Il est la contemplation et la méditation de cette
existence toute remplie de Dieu, la participation à sa richesse intérieure, la joie à
cause de cette richesse ; la présence pacifiante auprès de Marie. En même temps
le rosaire indique bien ce que signifie la figure de Marie ; car c’est vers la vie du
Christ qu’est orientée la méditation dans la mesure où cette vie devient le
contenu de sa vie à elle.
Le culte de Marie est un culte authentiquement chrétien, et il est justifié. Ce
fut une heure néfaste que celle où l’on crut devoir, pour mieux honorer Dieu,
détruire l’union du peuple chrétien avec la Mère de Dieu.
Il est bien certain que cette réaction n’a pas été sans motif. L’homme a une
tendance fâcheuse à exagérer ce qu’il aime ; et le culte de Marie n’a pas été
exempt d’exagération ni de fantaisie. Ajoutons à cela l’influence de la légende ;
le penchant populaire à auréoler de merveilleux ceux qu’il aime et de remplir
leur vie d’événements miraculeux ; et enfin la sentimentalité, la tendance à la
mièvrerie et à l’attendrissement. Tout cela a causé bien des dégâts dans le
domaine du culte marial. Ne nous étonnons pas qu’il se soit élevé tant de
critiques – justifiées ou non – ni que tant d’hommes sérieux se trouvent
incapables d’aller à Marie. Ils voudraient se dégager des exagérations et des
gauchissements, mais ils ne savent pas faire de discrimination, et rejettent tout en
bloc. C’est une grande perte, car l’histoire de la piété chrétienne montre que le
vrai culte de Marie est lié au sens le plus aigu de la vérité chrétienne.
24. Sur nos rapports avec les âmes du purgatoire : Guardini, Das Fegfeuer
« Christliche Besinnung » N° 17, Würtzburg 1940.
La prière dans le temps de l’impuissance
Le problème est plus difficile lorsque la foi est ébranlée dans ses
fondements, lorsque, par exemple, les vérités de la révélation semblent perdre
leur sens. Il peut en résulter des conflits profonds entre les exigences de la foi et
la volonté de sincérité, entre le devoir de la prière et tout le comportement
intérieur. Tout dépend alors d’une seule chose : l’homme prend-il sa foi
vraiment au sérieux. Il ne pourra pas, bien entendu, essayer d’obtenir de force ce
qui pour le moment est impossible ; mais il ne doit pas non plus s’autoriser de
certaines difficultés particulières pour renoncer purement et simplement à la foi.
Si certaines vérités de la révélation, comme la divinité du Christ ou le mystère de
la messe, lui sont devenues étrangères, il doit s’attacher avec d’autant plus de
soin à d’autres vérités plus vivantes pour lui, comme la Providence ou la
responsabilité éternelle. Il lui faut chercher ce qui est, pour lui, un terrain sûr, et
partir de là ; avancer, penser, prier, parler avec des personnes de jugement ; bref,
consacrer au problème de la foi au moins autant de sérieux et d’énergie qu’il en
consacrerait à la guérison d’une maladie grave ou au règlement d’une affaire
professionnelle décisive pour toute sa vie. Il convient d’en dire autant de la
prière. Il se peut, par exemple, que la personne du Christ lui soit devenue
inintelligible, et qu’il ait de la difficulté à le prier ; qu’il se tourne alors vers le
Père. Ou bien, c’est la personne du Père qui lui est devenue étrangère, mais
l’idée du Saint-Esprit, partout agissant, lui dit encore quelque chose ; c’est vers
lui qu’il devra se tourner pour lui demander la lumière. Il faut chercher un terrain
solide et s’y appuyer pour prier. Mais les vérités de la foi se tiennent, et en
définitive, il n’y en a qu’une seule : Dieu en trois personnes qui, dans le Christ,
se révèle et conduit le monde au salut. Si un élément de cette vérité s’anime dans
la prière, tous les autres bénéficieront de sa clarté et peu à peu retrouveront une
vie nouvelle.
Il faut d’ailleurs tenir compte du fait que la foi elle-même dépend de la
prière. Il ne faut pas croire qu’il existe une foi tout achevée qui, à son gré, prie
ou ne prie pas ; en réalité, la prière, quelle que soit sa forme, est l’acte
élémentaire de la foi, comme la respiration est l’acte élémentaire de la vie. Ainsi
la recherche de la foi, la pensée, la discussion intérieure, doivent-elles passer,
d’une façon ou d’une autre, dans la prière. La comparaison avec la respiration
est très exacte : dès qu’il y a vie, il y a respiration, et la respiration développe la
vie. Quand la vie s’affaiblit, la respiration ne s’arrête pas pour autant, elle
continue et c’est par elle que la vie revient à la normale. Autant l’homme a de
foi, autant il doit prier, et de la manière dont il en est capable.
La même obligation existe pour celui qui n’a pas encore la foi, mais qui la
cherche. Il est très important qu’il ne se contente pas de penser, de lire, de
discuter ; la prière lui est indispensable. Il faut, bien entendu, qu’il reste
honnête ; il ne devra pas anticiper, dans sa prière, une certitude qu’il n’a pas
encore. Il devra se rendre compte de ce dont il est sûr, et fonder là-dessus sa
prière : il priera le Dieu vivant, ou le mystère agissant de sa grâce, ou bien
même, s’il n’y a encore rien d’autre pour lui, l’Être essentiel, lointain, et
pourtant ressenti comme réel, dont il a l’intuition. Et même s’il ne pouvait rien
dire que ceci : « Dieu inconnu, si vous existez, je veux que vous sachiez que je
suis prêt à vous accueillir ; donnez-moi de vous connaître » ; ce serait là une
vraie prière.
Il y a encore quelque chose d’important – de toujours important – mais
particulièrement dans ces périodes de difficultés : la prière doit être efficace dans
la vie. Lorsque, pour l’amour du sacré, un homme accomplit un devoir avec plus
de conscience, ou vainc plus résolument une tentation morale, ou bien encore
lorsqu’il se montre plus généreux et plus secourable vis-à-vis du prochain, cela
n’est pas sans effet sur la prière. Cela lui élargit l’horizon, le rend plus sensible
dans le discernement des valeurs et lui apporte des énergies nouvelles.
Nous ne nierons pas qu’il y a certaines circonstances où la prière n’est guère
possible. Reconnaissons qu’il arrive à l’homme de ne pas pouvoir prier, soit
qu’il ne sache vraiment pas à qui s’adresser, soit qu’un sentiment d’honnêteté lui
interdise de s’approcher de Dieu. Mais même pour celui-là il existe encore des
formes voilées ou indirectes de prière.
Il peut, par exemple, entourer d’un respect particulier tout ce qu’il rencontre
de grand, et y reconnaître le mystère qui se cache derrière toute grandeur
terrestre, ou bien s’efforcer de traiter les hommes avec respect ; il évitera toute
grossièreté et restera conscient de la dignité que possède encore l’être le plus
misérable. Ou encore il sera attentif à tout ce qui est silencieux, doux, sans
défense ; plein de ménagement envers la souffrance physique, et plus encore
envers la souffrance morale. On pourrait continuer longtemps cette énumération
et montrer qu’une pareille attitude vise, au-delà de l’immédiat ou dans
l’immédiat même, une réalité sainte et divine dont l’accès direct n’est pas encore
ouvert… Cette forme de la piété peut aussi s’exprimer par un respect pour tout
ce qui est vivant et par l’effort à ne rien profaner. Ce ne serait pas de la
sentimentalité, mais une attitude de force – mais d’une force qui n’a pas encore
trouvé sa véritable voie… Dans de pareilles circonstances, notons encore
l’influence possible de l’art quand il est noble : un tableau, une œuvre musicale,
un poème. Ce qui ne signifie pas que la religion puisse être remplacée par l’art,
ni même que l’art soit déjà lui-même religion ; mais l’atmosphère et le
rayonnement d’une œuvre véritablement religieuse, peut être une aide dans des
temps de détresse. On peut y trouver un pressentiment du sacré ; et si l’on en tire
autre chose qu’une jouissance raffinée ou artificielle, c’est encore une prière
voilée.
Structure d’ensemble de la prière chrétienne
La prière personnelle
La liturgie
Dans la prière personnelle, l’individu est seul avec Dieu et avec lui-même,
tandis que la prière liturgique est portée par l’ensemble des chrétiens. L’une dit
« je », l’autre dit « nous ». Ce « nous » ne signifie pas seulement le
rassemblement des individus. Il n’est pas une somme, mais un tout : l’Église. Il
garde sa valeur même lorsqu’un individu est séparé de la communauté, qui
n’existe pas parce que c’est la volonté des individus de former une communauté,
mais parce que telle est la volonté de Dieu, qui embrasse l’ensemble de
l’humanité. Cette communauté a été fondée par le Christ ; elle est née le jour de
la Pentecôte, et subsiste, que les hommes et les siècles le veuillent ou non.
Héritière de la mission du Christ, elle a autorité sur les individus et sur les
collectivités. « Celui qui n’écoute pas l’Église, qu’il soit pour toi comme le païen
et le publicain », a dit Notre-Seigneur (Jn 18,17). Elle n’est pas seulement
l’ensemble de ceux que le Christ a conquis, mais encore, comme le disent saint
Paul et saint Jean, elle embrasse tout l’univers. L’Église est donc l’univers
sanctifié, la création nouvelle qui naît sous l’action du Saint-Esprit. (Eph 1,3–
23 ; Col 1,3–20). D’autre part, elle n’existe pas à côté des individus, mais en
eux. Le même homme est membre de l’Église, dans la mesure où il appartient à
la communauté, et en même temps individu, parce que, par le centre de son être
personnel, il est le partenaire de Dieu.
C’est cette Église qui parle et qui agit dans la liturgie. Ainsi l’attitude de
l’individu, lorsqu’il participe à l’action liturgique et prononce les paroles
liturgiques, est autre chose que dans la prière personnelle. Il n’y a pas deux
réalités parallèles, ou contradictoires, mais deux pôles nécessaires de la vie
chrétienne. Grâce à la liturgie l’homme s’échappe de sa solitude et devient
membre du tout ; d’un organisme vivant dans lequel s’exprime l’action et la
parole objectives de l’Église.
Nous avons dit déjà que le centre de gravité de la liturgie, c’est l’action
sacrée ; nous allons y revenir encore, parce que cette idée s’est en grande partie
perdue. Le centre de gravité de la vie religieuse s’est déplacé de plus en plus vers
l’intériorité individuelle, vers le domaine de l’« expérience religieuse », de la
pensée et de la volonté ; parallèlement, l’on a conçu de plus en plus les actes
liturgiques comme un moyen d’enseignement et d’édification. En réalité, l’acte
liturgique représente l’accomplissement d’événements religieux chrétiens, sous
la forme d’une action figurative à la fois spirituelle et corporelle. Dieu ne s’est
pas seulement révélé à l’homme par des manifestations intérieures, mais aussi
par des paroles et des actes historiques, et d’une manière définitive par la
personne, la vie et le destin du Christ. C’est ainsi que s’est accomplie
l’épiphanie, c’est-à-dire la révélation du Dieu invisible. De même, c’est dans
l’histoire, c’est-à-dire d’une manière physique et spirituelle à la fois, que se
réalise l’appropriation et la réalisation de ce qui est venu à nous dans le Christ.
L’Église n’est pas seulement l’union de la foi et de la charité, elle n’est pas
seulement une « Église de l’Esprit », elle est dans l’histoire ; elle est visible,
responsable, et elle a reçu tout pouvoir. C’est à elle qu’est confié l’héritage du
Christ ; c’est en elle que vit le Seigneur transfiguré, qui se donne sans cesse à
elle et pénètre dans l’existence terrestre avec son destin rédempteur. Cette
appropriation se fait de diverses manières : par la réflexion et par les options
personnelles, par les résolutions et par l’imitation, mais aussi par des actions
déterminées, accomplies hic et nunc, ici même et maintenant, sous une forme
précise. Par exemple, le Christ est ressuscité une fois pour toutes, et la foi peut
en tout temps en acquérir la certitude ; il n’en est pas moins vrai que la vérité, la
grâce, la sainte efficacité de la résurrection sont plus accessibles aux fidèles,
d’une manière particulière à une époque déterminée, dans la célébration
liturgique de la fête de Pâques. Lui, qui a dit : « Lorsque vous serez deux ou trois
réunis en mon nom, je serai parmi vous », il vient se joindre, la nuit de sa
résurrection, à la communauté des fidèles qui la célèbrent. Lorsque retentit
l’hymne de l’« Exultet », et que la lumière nouvelle s’allume sur le cierge pascal,
pour être transportée dans toute l’église, les fidèles réunis peuvent dire en toute
assurance : « Maintenant c’est Pâques, et la puissance du Ressuscité est parmi
nous. »
Ce n’est pas là une allégorie édifiante et instructive, mais la vérité : la vérité
de l’action liturgique. Cette vérité est pratiquement devenue inaccessible à
l’homme moderne. Il ne sait plus contempler les figures, discerner dans les faits
une signification, participer à un contenu divin à travers des gestes concrets, et
ainsi – sur un autre plan – continuer ce que propose saint Jean, lorsqu’il dit, au
début de sa première épître : « Nous avons vu de nos yeux, nous avons
contemplé, nos mains ont touché le Verbe de Vie… » L’homme moderne ne
veut que parler et écouter, penser et juger. Mais cela ne suffit pas ; il faut qu’il
revienne aux forces qu’il a si longtemps négligées et aux moyens qu’il a laissés
s’atrophier. Il lui faut apprendre à ne pas seulement réfléchir aux figures
symboliques, mais à les contempler, et en les contemplant, à les comprendre ; à
ne pas demander, au cours des actes sacrés, ce que signifie telle ou telle chose,
mais à participer à leur accomplissement, et, par là, à bénéficier de leur fruit. Au
ministre de la liturgie il appartient évidemment de comprendre la liturgie pour ce
qu’elle est ; qu’il l’accomplisse dans un esprit de soumission qui permette au
fidèle de réellement « entendre de ses oreilles la parole de la vie, de la
contempler avec ses yeux et de la saisir avec ses mains ».
Les divers domaines de la vie de prière dont nous venons de parler n’existent
pas parallèlement les uns à côté des autres ; ils ont entre eux des liens nombreux.
L’histoire témoigne des interférences de l’un sur l’autre. Plus d’un élément de la
liturgie a pour origine la piété d’une personnalité chrétienne ; de même que les
dévotions individuelles s’inspirent souvent de la vie liturgique en faisant entrer
dans la vie personnelle des textes du bréviaire ou du missel. Par ailleurs, bien des
choses qui appartiennent à la liturgie ont commencé par être des pratiques de la
vie religieuse d’un diocèse ou d’un pays, des dévotions populaires, et n’ont pris
que plus tard une valeur générale ; de même, en revanche, une grande partie des
dévotions populaires s’appuient sur des textes liturgiques adaptés et dépouillés
de leur rigueur.
Tout cela ne serait encore qu’une dépendance historique ; mais les rapports
de ces divers domaines sont encore plus profonds. La prière liturgique et la
prière personnelle s’épaulent réciproquement. Chacune a ses sources propres
qu’elle doit conserver intactes ; cependant l’une ne va pas sans l’autre et elles
forment ensemble le courant unique de la vie chrétienne.
Dans la liturgie, l’Église continue d’accomplir le service sacré instauré par le
Christ et dans lequel les individus se fondent. Mais ceux-ci doivent aussi avoir
une vie religieuse personnelle qui a sa source au cœur même de leur
personnalité, sans quoi leur participation liturgique perdrait toute vie et toute
profondeur. Bien entendu, c’est l’Église qui est responsable du service sacré ; et
cependant c’est dans tel individu, dans tel prêtre, dans tel fidèle, que cette
personnalité s’incarne et vit. La liturgie prend corps dans l’action de l’Église,
mais en passant par la vie intérieure de l’individu. Or, si celui-ci n’a pas appris à
se tenir en présence de Dieu, si son oreille n’est pas habituée à écouter et sa
langue déliée pour parler, l’action liturgique n’est pas vivifiée, elle ne fait que
passer par des organes étrangers, et celui qui écoute, qui parle et qui agit, n’est
plus un être réel, mais un instrument impersonnel. Il s’ensuit que toute l’action
perd sa vie et manque de sérieux. La condition indispensable pour que la prière
de l’Église soit libre et authentique est donc, que chaque individu y participe de
tout son être.
Réciproquement, l’individu a besoin de s’appuyer, dans sa prière
personnelle, sur la prière de l’Église, mais pas seulement pour se laisser porter
par la foi de l’Église et envelopper dans l’immense courant de la prière. Chaque
fois qu’on se trouve en présence d’une chose vivante, on constate que ce qui
constitue sa force est en même temps sa faiblesse ; c’est ainsi que le caractère
spécifique de la prière personnelle, à savoir la solitude intérieure, la liberté de
mouvement, l’originalité de l’expression, peut comporter un danger. La solitude
risque de se transformer en isolement, la liberté en fantaisie, l’originalité en
bizarrerie. La personnalité a besoin de s’élargir dans l’objectivité et
l’universalité. La liturgie est la « loi de la prière », non seulement en ce sens
qu’elle imposerait à l’individu, qui entre dans son cadre, la manière dont il doit
s’acquitter du service divin ; mais aussi en ce sens plus profond qu’elle lui
fournit des normes incorruptibles qui garantissent l’authenticité et la santé de
toute prière. Il y a un abîme entre prière « personnelle » et prière « subjective ».
La prière est personnelle lorsqu’un homme responsable la fait monter des
profondeurs de sa vie intérieure, comme l’expression du lien qui existe entre
l’homme sauvé et son Créateur et Rédempteur ; elle est subjective lorsque
l’individu se cherche lui-même, lorsqu’il met la « sincérité » au-dessus de la
vérité et lorsqu’il prend comme norme sa sensibilité religieuse, avec tout ce
qu’elle comporte de problématique. Le fidèle ne peut se passer de revenir
toujours à la discipline de la liturgie, à la noblesse de ses pensées et à la forme
claire de ses actes ; sans quoi sa prière tombe dans le particularisme, la
sentimentalité, la bizarrerie, et parfois même dans l’artificiel et le maladif.
Ce que nous venons de dire s’applique aussi bien aux dévotions populaires.
Partout où la vie liturgique est mal comprise, où elle n’est pas aimée et cultivée,
elles tombent dans d’étranges déformations ; les dangers qui menacent les
dévotions populaires sont l’insuffisance de la pensée religieuse, la fantaisie
effrénée, le manque de mesure et le désordre des sentiments. Lorsque la dévotion
populaire est abandonnée au jeu des forces religieuses primitives, son contenu de
foi s’appauvrit, l’orthodoxie de ses expressions devient douteuse ; les répétitions
se multiplient, la sensibilité est faussée. La vie religieuse d’une communauté qui
ne donne pas à la liturgie la place qui lui revient, et qui se nourrit exclusivement
– ou presque – de dévotions populaires, est condamnée à s’appauvrir. Sa prière
manque de substance, et son attitude de grandeur.
Cependant l’autre aspect de la question ne doit pas être négligé. Il existe une
conception de la liturgie qui sous-estime les dévotions populaires et les tient
pour superflues. C’est d’ailleurs la même conception qui considère la prière
personnelle comme un empiétement sur la liturgie. Cette manière de voir est
fausse et dangereuse. Son erreur est à peu près la même que celle qui consisterait
à dire : « L’humanité me suffit, je n’ai pas besoin d’un peuple. Le monde me
suffit, je n’ai pas besoin de patrie. » Pour la vie religieuse, les dévotions
populaires ont la même importance que la famille ou le peuple, la patrie ou le
pays pour la vie naturelle. Un salut du Saint Sacrement qui se déroule dans la
dignité et la piété, ou la prière du rosaire, le soir, récitée comme il convient, sont
quelque chose de beau, de profond, dont la vie chrétienne, dans l’ensemble, a
besoin pour rester saine.
25. Le mot n’a aucun sens péjoratif – qui voudrait insinuer par exemple, que la
prière du prêtre est seule à être pleinement valable, la dévotion populaire étant de
qualité inférieure. Le terme employé désigne simplement une certaine forme de
prière dont nous exposons les caractéristiques dans ce chapitre.
Post-face
Écrire sur des problèmes de vie spirituelle est une entreprise difficile. On a
toujours le sentiment qu’il s’y cache la prétention soit d’avoir déjà une
expérience dans ce domaine, soit d’être soi-même déjà fidèle aux exigences
qu’on enseigne aux autres. Cependant on est tout aussi suspect en affirmant
qu’on est sans prétention ; car, en réalité, cela devrait aller de soi. Nulle part plus
qu’ici la dualité de l’œuvre et de la vie n’est plus troublante.
Le lecteur voudra au moins prendre en considération l’aveu que l’auteur de
ce livre fait de sa mauvaise conscience « d’écrivain religieux », et prendre cet
aveu comme une timide mise au point. Il faut bien que quelques écrivains
entreprennent d’aborder les problèmes religieux. Et puisqu’il est impossible
d’exiger que seuls soient autorisés à traiter de la vie spirituelle ceux qui vivent
intégralement leur christianisme – ne serait-ce que parce qu’ils s’en défendraient
énergiquement – le plus simple est sans doute d’en parler en dehors de toute
considération personnelle, d’une manière strictement objective et inspirée par la
doctrine de l’Église.
Table des matières
Avant-propos
La prière verbale
Le langage de la prière
Le langage spontané de la prière
Le vocabulaire traditionnel de la prière
La prière de répétition
La Providence
La doctrine chrétienne de la Providence
La Providence et la prière
La Providence et l’ensemble de la vie de prière
Post-face
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