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La puissance du Nom : la Prière de Jésus

par Mgr Kallistos Ware

PRIÈRE ET SILENCE
" Lorsque vous priez, a-t-il été dit avec sagesse par un écrivain orthodoxe
de Finlande, votre "moi" doit se taire... Taisez-vous, et laissez la prière
parler. " Réaliser le silence : c'est de tout, le plus dur et le plus décisif
dans l'art de la prière. Le silence n'est pas purement négatif - une pause
entre des mots, un arrêt temporaire du discours - mais, bien compris, il
est hautement positif : une attitude d'éveil attentif, de vigilance, et par-
dessus tout, l'écoute. L'hésychaste, l'homme qui a atteint l'hésychia, paix
et silence intérieurs, est par excellence celui qui écoute. Il écoute la voix
de la prière de son propre cœur, et il comprend que cette voix n'est pas la
sienne mais celle d'un Autre lui parlant au-dedans.
La relation entre prier et garder le silence deviendra plus évidente si nous considérons quatre courtes
définitions. La première est tirée du Concise Oxford Dictionary qui décrit la prière comme : " ...une
solennelle requête adressée à Dieu..., une formule utilisée pour prier ". La prière est ici envisagée comme
quelque chose d'exprimer avec des mots et, d'une manière plus spécifique, comme un acte de demande à
Dieu d'accorder quelque bienfait. Nous sommes encore au degré de la prière " extérieure " plutôt qu'au
degré de la prière intérieure. Peu d'entre nous peuvent se sentir satisfaits d'une telle définition.
Notre deuxième définition, celle d'un starets russe du siècle dernier, est bien moins extérieure. " Dans la
prière, dit l'évêque Théophane le Reclus (1815-1894), la chose principale est de se tenir devant Dieu avec
l'intellect dans le cœur et de continuer à s'y tenir sans cesse jour et nuit, jusqu'à la fin de la vie. " Prier,
défini de cette manière, n'est plus simplement demander des choses et peut assurément se faire sans
aucun recours aux mots. Prier c'est se tenir devant Dieu, entrer dans une relation immédiate et personnelle
avec lui ; c'est connaître à chaque niveau de notre être, depuis l'instinctif jusqu'à l'intellectuel, de
l'inconscient à la fine pointe de la conscience, que nous sommes en Dieu et lui en nous. Pour assurer et
approfondir nos relations personnelles avec les autres êtres humains, il n'est pas nécessaire d'être
constamment en train de présenter des requêtes et d'utiliser des mots ; plus nous arrivons à nous
connaître et à nous aimer les uns les autres, moins nous avons besoin d'exprimer verbalement notre
attitude réciproque. Il en est de même dans notre relation personnelle à Dieu.
Dans ces deux premières définitions, l'accent est mis principalement sur ce que fait l'homme plus que sur
ce que fait Dieu. Mais dans la relation personnelle de prière, c'est le partenaire divin et non l'humain qui
prend l'initiative et dont l'action est fondamentale. Ceci apparaît dans notre troisième définition
empruntée à saint Grégoire le Sinaïte († 1346). Dans un texte minu eux où il entasse les épithètes les unes
sur les autres dans son effort pour décrire la vraie réalité de la prière intérieure, il termine tout à coup avec
une simplicité inattendue : " Pourquoi tant parler ? La prière, c'est Dieu qui fait tout en tous. " " La prière
c'est Dieu " - ce n'est pas quelque chose dont j'ai l'initiative, mais à quoi j'ai part ; ce n'est pas
essentiellement quelque chose que je fais, mais que Dieu fait en moi : telle la phrase de saint Paul : " Non
pas moi, mais Christ en moi " (Ga 2,20). Le chemin de la prière intérieure est indiqué exactement dans les
mots de saint Jean Baptiste au sujet du Messie : " Il faut qu'il croisse et que je diminue " (Jn 3,30). C'est en
ce sens que prier c'est être silencieux. Taisez-vous, et laissez la prière parler, - plus précisément, laissez
Dieu parler. La vraie prière intérieure, c'est arrêter de parler et écouter la voix sans mots de Dieu dans
notre cœur ; c'est cesser de faire les choses tout seul et entrer dans l'action de Dieu. Au commencement de
la liturgie byzantine, quand les cérémonies préliminaires sont achevées et que tout est prêt désormais pour
commencer l'Eucharistie elle-même, le diacre s'approche du prêtre et dit : " Il est temps que le Seigneur
agisse. " Telle est exactement l'attitude du pratiquant non seulement à la prière eucharistique mais en
toute prière, publique ou privée.
Notre quatrième définition, empruntée une fois encore à saint Grégoire le Sinaïte, indique avec plus de
précision le caractère de cette action du Seigneur en nous : " La prière, dit-il, est la manifestation du
baptême5. " L'action du Seigneur n'est pas, naturellement, limitée seulement aux baptisés : Dieu est
présent et à l'œuvre dans tous les hommes, en vertu du fait que chacun est créé à son image et
ressemblance divine. Mais cette image a été obscurcie et voilée, bien que non totalement oblitérée, par le
péché de l'homme. Elle est restaurée dans sa beauté première et sa splendeur par le sacrement de
baptême, par lequel le Christ et le Saint-Esprit viennent demeurer dans ce que les Pères appellent " le
tréfonds et la chambre secrète de notre cœur ". Pour une écrasante majorité, cependant, le baptême est
quelque chose que l'on reçoit dans la première enfance, dont on n'a aucun souvenir conscient. Bien que le
Christ du baptême et l'inhabitation du Paraclet ne cessent jamais d’être à l’œuvre en nous, la plupart
d’entre nous, sauf en de rares occasions, demeurent en fait inconscients de cette présence intérieure et de
son action. La vraie prière, donc, signifie la redécouverte et la " manifestation " de cette grâce baptismale.
Prier, passer de l'état où la grâce est présente dans nos cœurs secrètement et inconsciemment au point de
pleine perception interne et de connaissance consciente en expérimentant et en " sentant " l’activité de
l'Esprit directement et immédiatement. Ainsi s'expriment saint Kallistos et saint Ignace Xanthopoulos (XIVe
siècle) : " Le but de la vie chrétienne est de revenir à la grâce parfaite de l'Esprit Saint, source de vie, qui
nous a été donnée au commencement dans le divin baptême. "
" Dans mon commencement est ma fin. " Le but de la prière peut se résumer dans ces mots : " Deviens ce
que tu es. " Deviens, consciemment et activement, ce que tu es déjà potentiellement et secrètement, en
vertu de ta création à l'image de Dieu et de ta re-création dans le baptême. Deviens ce que tu es : plus
exactement, reviens à toi-même ; découvre-le, celui qui est déjà tien ; écoute-le, celui qui jamais ne cesse
de parler en toi ; possède-le, celui qui même maintenant te possède. Voici le message de Dieu à quiconque
veut prier : " Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé. "
Mais comment allons-nous commencer ? Comment pouvons-nous apprendre à cesser de parler et à
commencer à écouter ? Au lieu de simplement parler à Dieu, comment pouvons-nous faire nôtre la prière
dans laquelle Dieu nous parle ? Comment devons-nous passer de la prière exprimée par des mots à la
prière silencieuse, d'une prière " d'effort " à une prière " qui agit d'elle-même " (pour utiliser la
terminologie de l'évêque Théophane), de " ma " prière à la prière de " Christ en moi " ? Un chemin pour qui
veut entreprendre ce voyage intérieur est l’Invocation du Nom.

SIMPLICITÉ ET SOUPLESSE
L'Invocation du Nom est une prière d'une très grande simplicité, accessible à tout chrétien, mais elle
conduit en même temps aux plus profonds mystères de la contemplation. Quiconque se propose de dire la
Prière de Jésus pendant de longues périodes de temps chaque jour - et, encore plus, quiconque voudrait
avoir recours au contrôle de la respiration et à d'autres exercices physiques en relation avec la Prière - a
sans doute besoin d'un starets, d'un guide spirituel expérimenté. De tels guides sont extrêmement rares de
nos jours. Mais ceux qui n'ont pas de contact personnel avec un starets peuvent tout de même pratiquer la
Prière sans aucune crainte, aussi longtemps qu'ils le font pour des périodes limitées - au début, pas plus de
dix à quinze minutes à la fois - et aussi longtemps qu'ils n'essaient pas d'intervenir dans les rythmes
naturels du corps.
Aucune connaissance spécialisée, aucune formation particulière n'est requise avant de commencer la
Prière de Jésus. Pour le débutant, c'est assez de dire : commencez simplement. " Pour marcher, il faut faire
un premier pas ; pour nager, il faut se jeter à l'eau. C'est la même chose pour l'Invocation du Nom.
Commence à le prononcer avec adoration et amour. Adhères-y. Répète-le. Ne pense pas que tu es en train
d'invoquer le Nom ; pense seulement à Jésus lui-même. Dis son Nom lentement, doucement et
tranquillement.
La forme extérieure de la Prière est apprise aisément. Fondamentalement, elle consiste en ces mots :
" Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi. " Il n'y a pas là, cependant, une stricte uniformité. La
formule verbale peut être raccourcie, nous pouvons dire : " Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi ", ou
" Seigneur Jésus "·, ou même " Jésus " seulement, bien que cette dernière formule soit moins répandue.
Inversement, la formule peut être allongée en ajoutant " pécheur " à la fin, soulignant ainsi son aspect
pénitentiel. Quelquefois une invocation à la Mère de Dieu ou aux saints y est insérée. Le seul élément
essentiel et invariable est l'inclusion du Nom divin " Jésus ". Chacun est libre de découvrir à travers son
expérience personnelle la formule particulière qui répond le plus étroitement à ses besoins. La formule
précise employée peut naturellement varier de temps en temps, aussi longtemps que cela n'arrive pas trop
souvent : car, comme nous en avertit saint Grégoire le Sinaïte : " Les arbres qui sont souvent transplantés
n'ont pas de racines. "
Il y a une souplesse identique en ce qui concerne les circonstances extérieures dans lesquelles la Prière est
récitée. On peut distinguer deux manières d'utiliser la Prière, la manière " libre ", et la manière " formelle ".
L'usage libre désigne la récitation de la Prière quand nous sommes occupés à nos activités habituelles
durant le jour. Elle peut être dite, une fois ou plusieurs fois, dans des moments dispersés qui, autrement,
seraient spirituellement gaspillés : quand nous sommes occupés à des tâches familières ou semi-
automatiques, telles que s'habiller, se laver, raccommoder des chaussettes ou bêcher son jardin ; quand on
marche ou qu'on conduit, quand on attend un bus en faisant la queue ou dans un embouteillage ; dans un
moment de calme avant une entrevue spéciale ou difficile ; quand on ne peut dormir, ou avant d'avoir
émerger à la pleine conscience au réveil. Une partie de la valeur remarquable de la Prière de Jésus réside
précisément dans le fait que, en raison même de sa simplicité radicale, on peut la dire dans des conditions
où des formes plus complexes de prière ne sont pas praticables. Elle est particulièrement secourable dans
les moments de tension et de profonde angoisse.
Cet usage " libre " de la Prière de Jésus nous rend capables de combler le vide qui existe entre nos temps
" forts " de prière - soit les offices de l'Église, ou seuls dans notre chambre - et les activités normales de la
vie quotidienne. " Priez sans cesse ", insiste saint Paul (1 Th 5,17) : mais comment est-ce possible puisque
nous avons beaucoup d'autres choses à faire également ? L'évêque Théophane indique la vraie méthode
dans sa maxime : " Les mains au travail, l'intellect et le cœur avec Dieu. " La Prière de Jésus, devenant avec
la répétition fréquente presque habituelle et inconsciente, nous aide à nous tenir en la présence de Dieu
partout où nous sommes - non seulement dans le sanctuaire de la solitude, mais à la cuisine, à l'atelier, au
bureau. Ainsi devenons-nous semblables à Frère Laurent qui " était plus uni à Dieu dans ses activités
ordinaires que dans les exercices religieux ". " C'est une grande illusion, remarquait-il, d'imaginer que le
temps de la prière devrait être différent de tout autre moment, car nous avons autant l'obligation d'être
unis à Dieu par le travail au temps du travail que par la prière au temps de la prière."
Cette " libre " récitation de la Prière de Jésus est complétée et renforcée par l'usage " formel ", quand nous
concentrons toute notre attention à dire la Prière à l'exclusion de toute activité extérieure. Ici encore, il n'y
a pas de règles rigides, mais variété et souplesse.
Aucune posture particulière n'est essentielle. Dans la pratique orthodoxe, la Prière est le plus couramment
récitée assis, mais on peut aussi la dire debout ou à genoux - et même, dans des cas de faiblesse corporelle
ou de fatigue physique - couché. Elle est normalement récitée dans l'obscurité complète ou avec les yeux
fermés, et non avec les yeux ouverts devant une icône illuminée par des cierges ou une lampe votive. Le
starets Silouane du Mont Athos (1866-1938), quand il disait la Prière, avait coutume d'enfermer son réveil
dans une armoire de façon à ne pas entendre son tic-tac, puis il tirait sur ses yeux et ses oreilles son
capuchon de moine, épais et laineux.
L'obscurité, cependant, peut avoir un effet soporifique ! Si nous somnolons assis ou à genoux en récitant la
Prière, alors nous devrions nous lever pour un moment, faire le signe de croix à la fin de chaque Prière, et
nous incliner à partir de la taille en un profond salut, touchant le sol des doigts de la main droite. Nous
pouvons même faire la prostration chaque fois en touchant le sol de notre front. Quand nous récitons la
Prière assis, nous devrions nous assurer que la chaise n'est pas trop confortable ; de préférence, elle ne
devrait avoir ni accoudoirs ni dossier. La Prière peut aussi être récitée debout les bras en croix.
Un chapelet ou rosaire (komvoschoinion, ou tchotki), normalement avec cent nœuds, est souvent employé
en relation avec la Prière, non pas d'abord pour compter le nombre de fois où elle est répétée, mais plutôt
pour aider à la concentration et à l'établissement d'un rythme régulier. La mesure quantitative, soit avec un
chapelet ou d'autres manières, n'est pas encouragée. Il est vrai que, dans la première partie des Récits d'un
pèlerin russe, un fort accent est mis par le starets sur le nombre précis de fois où quotidiennement il faut
dire la Prière : trois mille fois, augmentant jusqu'à six mille et ensuite douze mille. Le pèlerin reçoit l'ordre
d'en dire un nombre exact, ni plus ni moins. Une telle attention portée à la quantité est tout à fait
inhabituelle. Il est possible qu'ici ce ne soit pas la simple quantité qui soit en question mais l'attitude
intérieure du pèlerin : le starets souhaite mettre à l’épreuve son obéissance et son empressement à
observer sans dévier la règle établie. Plus caractéristique est l'avis de l'évêque Théophane : " Ne t'inquiète
pas du nombre de fois où tu dis la Prière. Que ton seul souci soit qu'elle jaillisse de ton cœur avec la force
vivifiante d'une fontaine d'eau vive. Chasse entièrement de ton esprit toute pensée de quantité. "
La Prière est quelquefois récitée en groupe, mais plus communément seul ; les mots peuvent être dits à
haute voix ou silencieusement. Dans l'usage orthodoxe, quand on la dit à haute voix, elle est plutôt parlée
que chantée. Il ne doit y avoir rien de forcé ni de recherché dans la récitation. Les mots ne doivent pas être
formés avec un accent exagéré ou une violence interne, mais la Prière devrait établir elle-même son propre
rythme et son accentuation, de telle sorte qu'elle en arrive à chanter en nous en vertu de la mélodie qui lui
est intrinsèque. Le starets Parfenii de Kiev comparait le mouvement coulant de la Prière au doux murmure
d'un ruisseau.
Dans tout cela on peut voir que l'Invocation du Nom est une prière pour tous les temps. Chacun peut
l'utiliser, partout et toujours. Elle convient au débutant aussi bien qu'à celui qui a plus d'expérience ; on
peut la dire en compagnie d'autres personnes ou seul ; elle est également appropriée au désert ou en ville,
au milieu d'une tranquillité recueillie ou dans le tapage et l'agitation la plus grande. Elle n'est jamais
déplacée.

INTÉRIORITÉ
L’invocation du Nom répétée, en unifiant davantage notre prière, la rend en même temps plus intérieure,
plus une part de nous-mêmes - non pas quelque chose que nous faisons à des moments particuliers, mais
quelque chose que nous sommes tout le temps ; pas un acte occasionnel mais un état continu. Une telle
manière de prier devient vraiment la prière de l'homme tout entier prière dans laquelle les mots et la
signification de la Prière sont pleinement identifiés avec celui qui prie. Tout ceci est bien exprimé par Paul
Evdokimov (1901-1970) : " Dans les catacombes, l'image qui revient le plus souvent est la silhouette d'une
femme en prière, l'Orante. Elle représente la seule vraie attitude de l'âme humaine. Ce n’est pas assez de
posséder la prière : nous devons devenir prière incarnée. Ce n'est pas assez d'avoir des temps de prières :
chaque acte, chaque geste, même un sourire, doit devenir une hymne d'adoration, une offrande, une
prière. Nous devons offrir non ce que nous avons, mais ce que nous sommes. C’est ce dont le monde a
besoin par-dessus toute autre chose : non de gens qui disent des prières avec plus ou moins de régularité,
mais des gens qui sont " prière ".
Le genre de prière que Paul Evdokimov décrit ici peut être défini plus exactement comme " la prière du
cœur ". Dans l'Orthodoxie, comme dans beaucoup d'autres traditions, la prière est généralement
distinguée en trois catégories qu'il faut considérer comme des niveaux se mêlant les uns aux autres plutôt
que comme des étapes successives : la prière des lèvres (prière vocale), la prière de l'intellect (prière
mentale), la prière du cœur (ou de l'intellect dans le cœur). L’invocation du Nom commence, comme toute
autre prière, comme une prière vocale, dont les mots sont prononcés avec la langue par un effort délibéré
de la volonté. En même temps, encore une fois par un effort délibéré, nous concentrons notre intellect sur
le sens de ce que dit notre langue.
Avec le temps et le secours de Dieu, notre prière devient plus intérieure. La participation de l'intellect
devient plus intense et plus spontanée, tandis que les sons énoncés par la langue deviennent moins
importants ; pour un moment, peut-être, ils cessent complètement et le Nom est invoqué en silence, sans
aucun mouvement des lèvres, par l'intellect seul. Quand ceci se produit, c'est que nous sommes passés, par
la grâce de Dieu, du premier niveau au second. Non que l'invocation orale cesse complètement, car il y aura
des moments où, même les plus avancés dans la prière intérieure souhaiteront appeler le Seigneur Jésus à
haute voix. (Et qui vraiment peut prétendre être avancé en prière intérieure ? Nous sommes tous des
débutants dans les choses de l'Esprit.)
Mais le voyage intérieur n'est pas encore achevé. Un homme est beaucoup plus que son esprit conscient ;
outre son cerveau et ses capacités de raisonnement, il y a ses émotions et ses affections, sa sensibilité
esthétique, en même temps que les couches instinctives de sa personnalité. Tout ceci a un rôle à jouer dans
la prière, car l'homme en entier est appelé à prendre part à l'acte total de l'adoration. Comme une goutte
d'encre qui tombe sur un buvard, l'acte de la prière devrait s'étendre régulièrement vers l’extérieur à partir
du centre cérébral de la conscience et du raisonnement jusqu'à ce qu'il imprègne chaque partie de notre
être.
En termes plus techniques, ceci signifie que nous sommes appelés à avancer du second niveau au
troisième : de la prière de l'intellect à la prière de l'intellect dans le cœur. Le " cœur " dans ce contexte doit
être compris au sens sémitique et biblique plutôt qu'au sens moderne, comme désignant non pas
seulement les émotions et les affections, mais la totalité de la personne humaine. Le cœur est l'organe
premier de l'être de l'homme, " le moi le plus profond et le plus vrai, qu'on n'atteint qu'à travers le
sacrifice, à travers la mort." Selon B. Vycheslavtsev, il est " le centre non seulement de la conscience mais
de l'inconscient, non seulement de l'âme mais de l'esprit, non seulement de l'esprit mais du corps, non
seulement de l'intelligible mais de l'incompréhensible ; en un mot, c’est le centre absolu." Interprété de
cette façon, le cœur est beaucoup plus qu'un organe matériel dans le corps : le cœur physique est un
symbole extérieur des possibilités spirituelles sans limites de la créature humaine, faite à l'image et à la
ressemblance de Dieu.
Pour accomplir le voyage intérieur et atteindre à la vraie prière, il est nécessaire d'entrer dans ce centre
absolu, c'est-à-dire de descendre de l'intellect dans le cœur. Plus exactement, nous sommes appelés à
descendre non de mais avec l'intellect. Le but n'est pas seulement " la prière du cœur " mais " la prière de
l'intellect dans le cœur ", car les formes conscientes de l'entendement, y compris la raison, sont un don de
Dieu et doivent être utilisées à son service, non rejetées. Cette " union de l'intellect avec le cœur " signifie
la restauration de la nature déchue et fragmentée de l'homme, sa restitution dans son unité originelle. La
prière du cœur est un retour au Paradis, un mouvement inverse de la Chute, le recouvrement du status
ante peccatum. Ceci signifie que c'est une réalité eschatologique, un gage et une anticipation de l'âge à
venir - quelque chose qui, dans l'âge présent, n’est jamais pleinement ni entièrement réalisé.
Ceux qui, bien qu'imparfaitement, ont réalisé dans une certaine mesure " la prière du cœur ", ont
commencé à faire la transition dont nous avons parlé plus haut - la transition de la prière " d'effort " à la
prière " qui agit d'elle-même ", de la prière que je dis à la prière qui " se dit elle-même " ou, plutôt, que
Christ dit en moi. Car le cœur a une double signification dans la vie spirituelle : c'est à la fois le centre de
l’être de l'homme et le point de rencontre entre l'homme et Dieu. C'est à la fois le lieu de la connaissance
de soi où l'homme se voit lui-même comme il est vraiment, et le lieu de la transcendance du moi où
l'homme comprend sa nature comme un temple de la Sainte Trinité, où l'image se confronte avec
l'Architype. Dans " la chambre intérieure " de son propre cœur il trouve le fondement de son être et ainsi
passe la frontière mystérieuse entre le Créé et l'Incréé. " Il y a des profondeurs incommensurables dans le
cœur, affirment les Homélies de Macaire... Dieu est là avec les anges, lumière et vie sont là, le royaume et
les apôtres, les cités célestes et les trésors de grâce : tout est là. " La prière du cœur, donc, désigne le point
où " mon " action, " ma " prière, s'identifie explicitement avec l'action continuelle d'un Autre en moi. Ce
n'est plus la Prière à Jésus, mais la Prière de Jésus lui-même. Ce passage de la prière " d'effort " à la prière
" qui agit d'elle-même " est décrit d'une manière frappante dans les Récits d'un pèlerin russe : " Un matin de
bonne heure, je fus comme réveillé par la Prière. " Jusque-là le pèlerin " disait la Prière " ; maintenant il
découvre que la Prière " se dit d'elle-même ", même quand il est endormi, car elle est unie à la prière de
Dieu en lui.
Les lecteurs des Récits d'un pèlerin russe peuvent avoir l'impression que ce passage de la prière vocale à la
prière du cœur se fait aisément, presque d'une manière mécanique et automatique. Le pèlerin, semble-t-il,
parvient à la prière " qui agit d'elle-même " en quelques semaines. Il faut faire remarquer que son
expérience, bien qu'elle ne soit pas unique, est tout de même exceptionnelle. Plus généralement, la prière
du cœur n’apparaît, si elle le fait, qu'après une vie entière d'effort ascétique. C'est le libre don de Dieu,
accordé quand et comme il le veut, et non le résultat inévitable de quelque technique. Saint Isaac le Syrien
(VIIe siècle) souligne l'extrême rareté du don quand il dit : " à peine un sur dix mille est mis au nombre de
ceux qui sont dignes du don de la prière pure ", et il ajoute : " Quant au mystère qui se trouve au-delà de la
prière pure, c'est à peine si l'on peut trouver un seul homme par génération qui ait approché de cette
connaissance de la grâce de Dieu. "
Un sur dix mille, un par génération : quoique dégrisés par cet avertissement, nous ne devrions pas
indûment nous décourager. Le chemin vers le royaume intérieur s’ouvre devant tous et tous également y
voyagent quelque peu. Dans l'âge présent, peu de gens expérimentent avec quelque plénitude les mystères
les plus profonds du cœur, mais beaucoup reçoivent d'une manière plus humble et plus intermittente de
vraies intuitions de ce que signifie la prière spirituelle.

______________
Traduit de l'anglais par sœur Marie-Véronique Vastel. Édité dans Elisabeth Behr-Sigel, Le lieu du coeur :
Initiation à la spiritualité de l‘Église orthodoxe. Éd. du Cerf, 1989.
Reproduit avec l’autorisation de Mgr Kallistos de Diocleia, Mme Elisabeth Behr-Sigel et les Éditions du Cerf.

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