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A DRIENNE VON SPEYR

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Le Monde de la Prière
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Préface de Hans Urs von BALTHASAR

Traduit par André NATHANAËL


et revu par Jean-Pierre FELS

A usage privé
L'édition originale de cet ouvrage a paru
chez Johannes Verlag à Einsiedeln, en 1951, sous le titre :
Die Welt des Gebetes.

© Johannes Verlag, Einsiedeln, 1951

© Culture et Vérité, Bruxelles, 1995, pour les éditions en langue française

ISBN 2-87299-043-7
ISSN 0222-9473
D/1995/4255/3
PRÉFACE

Le caractère particulier des écrits d’Adrienne von Speyr justifie, pour le pré-
sent ouvrage également, un court exposé de la part de l’éditeur. La plupart des
ouvrages parus jusqu’ici étaient des méditations sur la Sainte Ecriture qui, dans
un élan toujours nouveau, cherchaient à faire entendre, verset après verset, la
parole de Dieu et à l’interpréter. L’effort de cette démarche intrépide, toujours
renouvelée, n’a de sens pour le lecteur que s’il l’accomplit inlassablement lui
aussi, que s’il ne considère pas ce qui lui est présenté comme un traité cohérent,
mais comme une incitation et une invitation à une méditation personnelle. En
dépit des apparences, la même chose vaut pour le présent ouvrage. Parmi les
nombreuses déclarations de l’auteur sur le thème de la prière, l’éditeur en a
choisi un certain nombre qui, telles des fleurs, s’harmonisent en bouquet tout en
gardant, comme tout bouquet, quelque chose d’imprévu : il aurait pu être plus
grand, plus petit, ou arrangé autrement. Il ne faut pas s’attacher à la composi-
tion qui provient de l’éditeur, comme les titres d’ailleurs, et qui, quel que soit le
regroupement, restera perfectible, mais au contenu et à la valeur propre des dif-
férents morceaux qui débotent un style unifié évident dans la façon de concevoir
la prière et même tout le christianisme. Aussi étrange que cela puisse paraître,
il est presque indifférent d’ouvrir ce livre n’importe où, pour se mettre à lire :
tous les chemins, (p. 6 :) comme les rayons d'un cercle, mènent tout droit au
centre. Il faut s'attacher partout à l'unité intérieure et non à l'extérieure.
On peut dire succinctement que l'unité réside en ceci que toute vue humaine
doit être transposée et fondée dans une vue ecclésiale, toute vue ecclésiale dans
une vue christologique, toute vue christologique dans une vue trinitaire. Par là
se révèle déjà la pensée fondamentale extrêmement audacieuse, et néanmoins
logique, de l'ouvrage : comme tout ce que Dieu nous manifeste de lui dans le
Christ, comme la grâce, comme la foi, l'espérance et l'amour, comme la relation
entre le Christ et l'Église, la prière a son ultime racine en Dieu même, dans son
échange de vie trinitaire. Dépassant tous les motifs et les contraintes de notre
condition de créature, la prière chrétienne est participation à une vie et à une
prière intradivine, telle qu'elle nous a été révélée, manifestée, accomplie et don-
née en exemple par Jésus-Christ Notre Seigneur. Parce que telle est la pensée es-
sentielle de l'ouvrage, la section qui traite expressément et le plus complètement
du fondement trinitaire de la prière a été placée au début, en dépit de toutes les

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raisons contraires. Les lecteurs peu portés à suivre des raisonnements théolo-
giques difficiles feront mieux, après l'introduction, de sauter provisoirement
cette section, ainsi que celle sur la prière du Christ, pour commencer peut-être
par le chapitre autonome sur la prière de Marie (écrit pour une circonstance
particulière) ou par celui qui traite de l'évolution de la prière chez l'homme. Par
la suite, ils rencontreront quantité de raisonnements proches des raisonnements
trinitaires et christologiques – car ceux-ci constituent la nature intime de l'ou-
vrage –, mais à partir de ces chapitres ils trouveront un accès plus facile aux
premiers qui, d'un certain point de vue, pourraient même être placés à la fin du
livre.
Malgré l'abondance des thèmes abordés, le livre ne veut pas présenter une
doctrine complète de la prière. Dans d'autres domaines de cette doctrine, par
exemple les questions relatives à l'action et à la contemplation, la nature et la
méthodologie de la prière contemplative, la prière de foi et la prière mystique,
les formes individuelles de prière des différents saints, l'auteur s'est déjà expri-
mée de facon détaillée, en partie dans des livres déjà existants, en partie (p. 7 :)
dans des ouvrages à paraître encore, de sorte qu'il n'est pas possible pour le mo-
ment de porter un jugement définitif sur l'ensemble de ses considérations. Mais
ce qui est présenté ici est suffisamment riche pour raviver dans l'Église une au-
thentique vie de prière et stimuler fortement la doctrine théologique de la prière.

Épiphanie 1951
Hans Urs von BALTHASAR

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INTRODUCTION

La nature de la prière
Il n'existe pas de définition de la prière, car c'est une vie mystérieuse avec Dieu, une
participation à son être profond, à son amour divin, trinitaire. Certes, les formes qui
s'écartent le plus de ce centre sont, prises isolément, celles qui sont aussi le mieux es-
quissées. Elles permettent ainsi une description et une délimitation relativement ac-
cessibles. Cependant, pour apprendre à connaître la nature vraie de la prière, il fau-
drait partir de la prière dans laquelle l'homme se trouve lc plus parfaitement uni à
Dieu, de la contemplation totale, quand il est parfaitement adapté par Dieu lui-même
à sa volonté. Dieu lui-même l'ayant placé dans l'état ou il veut l’avoir, il est devenu un
miroir éclatant de sa divine volonté, une claire réponse à sa révélation. Alors la parole
de Dieu est devenue si puissante qu'il n'est absolument plus besoin d'autres paroles
pour l'exprimer. Dieu fait voir, et l'homme n'a plus besoin de transposer en images
étrangères ce qui lui est montré : il est entièrement absorbé par le fait d'être à Dieu.
Un enfant qui joue est tellement pris par son jeu qu'il lui faut s'arracher à son monde
et construire un pont vers l'extérieur pour expliquer le jeu à un non-initié. Ainsi l'orant
parfait, s'il doit expliquer à d'autres ce qu'il fait.
Tout dialogue avec Dieu, au fond, nous embarrasse. N'est-il pas un « ersatz » d'une
entente plus profonde ? Si nous n'avions pas péché, il serait nattlrel d'aimer Dieu et de
répondre à la parole qu'il (p. 10 :) nous adresse. Au Paradis, Dieu ne pose pas de ques-
tions à Adam ; Adam vit simplement devant sa face, dans la foi, dans le bonheur, et
tout ce qu'il fait correspond aux intentions de Dieu. « Tu dois régner », lui dit Dieu ;
il n'est rien rapporté d'une réponse d'Adam. Il va de soi qu'il comprenne la parole de
Dieu et l'accomplisse. Il ne lui vient pas à l'idée de demander : « Ô Dieu, comment est-
il possible que je règne sur les animaux et comment dois-je m'y prendre ? » Il n'y a de
question de Dieu posée à l'homme qu'après la chute dans le péché. « Adam, où es-tu ? »
Ce n'est que maintenant que commence le dialogue, comme entre deux sujets qui se
sont éloignés l'un de l'autre et, par là, ce que nous nommons aujourd'hui la prière.
Quelque chose qui a pour fondement, quelque part, la mauvaise conscience; qui tire
d'une funeste réalité les meilleures conséquences à tirer ; qui a pour but de rapprocher
de Dieu ceux qui s'en sont éloignés. Ainsi, dans le Notre Père, le Fils tient compte du
péché. S'il n'y avait eu aucun péché, nous n'aurions pas besoin de dire : « Que ton nom
soit sanctifié », car le nom de Dieu serait toujours sanctifié. Nous n'aurions pas besoin
de dire : « Que ton règne arrive », car son règne serait là. Inutile de dire : « Que ta vo-
lonté soit faite sur la terre comme au ciel », car la volonté de Dieu s'accomplirait sans
différence au ciel comme sur la terre. Une demande du pain quotidien serait superflue,
car ce que Dieu a déjà créé avant l'homme et pour lui se trouverait là sans question. Et
les demandes qui suivent seraient toutes aussi superflues.
Dans la prière, Dieu donne à l'homme la possibilité de se rapprocher à nouveau de

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lui. La plupart des hommes vivent si loin de Dieu que le premier devoir de la prière
doit être de leur faire prendre conscience de leur éloignement. À la lumière de la
prière, ils devraient reconnaître ce qu'était leur vie jusque-là ; ce qu'ils doivent à Dieu,
Père, Fils et Esprit ; pourquoi, cependant, ils ne l'ont pas remercié ; dans le repentir
qui ouvre le cœur, ils devraient chercher à jeter un pont sur l'abîme qui les sépare de
Dieu ; commencer leur prière en cessant de s'éloigner de Dieu et revenir s'incliner de-
vant lui. La prière est d'abord conversion.
Mais peut-être ne savent-ils plus du tout ce qu'est la prière ; et ils commencent leur
prière comme si la chose la plus évidente au (p. 11 :) monde et qui ne pose aucune ques-
tion était que Dieu est prêt à les écouter, à leur répondre. Ou bien ils se doutent
quelque peu de leur éloignement, mais s'efforcent de ne pas trop en prendre cons-
cience, de ne pas en tenir compte dans leur prière. Ils se mettent devant Dieu tels qu'ils
sont, et s'en remettent à Dieu pour qu'il oublie cet éloignement. Mais la prière ne peut
pas s'édifier sur une non-vérité. Tout croyant qui cherche à vivre de sa foi cherchera au
moins une fois par jour à considérer ses fautes et son éloignement pour s'excuser de-
vant Dieu et lui demander son pardon. Il n'a pas besoin de faire de cet examen et de
cette confession le contenu de sa prière ; il ne doit même pas le faire, car il ne lui res-
terait que trop peu de temps pour le véritable rapprochement, l'adoration et l'action de
grâces lle remerciement). Mais il ne doit entreprendre ce rapprochement que dans la
conscience de son éloignement, dans le repentir de sa faute, dans l'humilité du fils
perdu (de l'enfant prodigue) qui ressent toute grâce que lui accorde le Père comme un
don des plus immérités. Ce n'est que quand la douleur de son éloignement le brûle
dans l'âme que le feu divin de la grâce peut véritablement brûler en lui.
En nous tournant vers Dieu et en revenant vers lui de notre éloignement, nous dé-
couvrons que nous pénétrons dans le vrai monde de la prière, qui est le monde de
Dieu. Alors nous ne prenons plus la prière pour une activité laissée à notre gré, que
nous pouvons commencer et interrompre à volonté, une activité humaine à côté
d'autres qui ne doivent pas avoir de rapport avec elle. Nous comprenons que nous
étions sortis de quelque chose de cohérent et de continu, que la prière, telle que Dieu
la propose au croyant, aurait dû commencer à la naissance pour finir à la mort. En re-
tournant dans la vie de la prière, l'homme doit sentir combien il a négligé cette vie de
façon irréparable pour lui. Car il ne peut pas recommencer sa vie au jour de sa nais-
sance. Mais précisément, avec la conscience de cette incapacité totale, Dieu accorde, à
la conversion, la véritable possibilité d'une re-naissance et nous sommes autorisés,
chaque jour de notre vie, à nous tenir devant Dieu comme des nouveau-nés en essayant
de Lui etre fidèles jusqu'à la mort.
(p. 12 :) Ainsi comprise, la prière serait notre présence constante devant Dieu, notre
disponibilité à être en relation avec lui, notre volonté de l'écouter et de lui obéir en
dépit de tous les obstacles qui existent en nous. Une disponibilité plus profonde donc,
qui est le fondement de tous les dialogues et actes de prière. Cette disponibilité doit
nous accompagner toute notre journée pour s'intensifier à certaines heures dans ce
qu'on a coutume d'appeler prière au sens étroit, dans cet état où il n'y a plus place en
nous pour autre chose que la voix de Dieu, pour l'écoute de cette voix et pour notre
gratitude.
Dans cet espace plus restreint se placent les prières vocales ; elles sont en quelque

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sorte résumées dans le Notre Père que le Fils de Dieu nous a enseigné, l'expression de
sa propre attitude de prière devant le Père, de sa parfaite disponibilité à servir le Père.
Nous nous efforçons à redire ces paroles, comme le Fils les a pensées, comme il sou-
haite les entendre de notre part ; nous savons que Dieu le Père a entendu cette prière
pour la première fois de la bouche de son Fils et qu'à la suite de cette audition il veut
bien à présent l'entendre et la recevoir de notre part. Et nous comprenons que ces pa-
roles contiennent tout ce que le Fils nous recommande de dire au Père, mais qu'elles
ne nous scraient jamais venues à l'esprit dans cette plénitude et cette simplicité,
qu'elles possèdent la marque du Fils, et que le Fils met son Esprit Saint à notre dis-
position, pour que nous puissions nous aussi les prononcer dans sa disposition filiale.
Et lorsque nous commençons à dire « Notre Père… », nous nous souvenons qu'il est le
Père du Fils aussi bien que notre Père, qu'il accepte le vocable de l'un et de l'autre dans
une unité, et nous cherchons donc à retrouver dans chaque phrase et dans chaque de-
mande le sens que leur donnait le Fils pour le rendre vivant en nous, pour que Dieu
entende ces paroles comme des paroles vivantes et que, par cette vie, nous trouvions
un nouvel accès auprès de lui. Car celui qui prie n'a pas besoin d'avoir trouvé, au com-
mencement, ce qu'il cherche ; toute prière est plutôt une recherche et, dans toute ré-
ponse de Dieu à une prière, il y a toujours un nouvel accomplissement, une décou-
verte. L'accomplis-sement d'une attente que nous n'avions peut-être pas identifiée et
que Dieu a pu dégager avec notre disponibilité. Toute priere vraie crée une proximité
nouvelle qui nous transforme.
(p. 13 :) Celui qui cherche à faire des prières vocales dans l'esprit du Seigneur, qui, en
priant, garde cet esprit devant les yeux, fera la découverte que chaque mot se trouve
dans un ensemble cohérent. Chaque demande du Notre Père a une extension impor-
tante dans le reste de l'Évangile. Elle s'apparente à d'autres paroles du Seigneur, de-
vient compréhensible par ses actes, est interprétée finalement par toute l'Écriture et
toute la révélation de Dieu. Aucune parole du Seigncur n'est isolée, chacune est en liai-
son avec chacune. Ces cohérences deviennent précisément visibles dans la prière.
Toute parole du Seigneur (et ses actes sont aussi des enseignements et des paroles)
possède la force de rendre accessibles d'autres cohérences à celui qui prie, de l'intro-
duire dans les mystères de la vie terrestre du Fils et de la vie éternelle dans le Père.
Celui qui reconnaît cela commencera par chercher de telles cohérences, dans le même
esprit d'ailleurs dans lequel il s'efforçait de prier avec les paroles du Seigneur. Sa re-
cherche signifiera un approfondissement et une prolongation de sa prière et exigera
donc de demeurer plus longtemps dans l'attitude de la prière. Peut-être n'a-t-il pas
beaucoup de temps pour prier ; alors, pour lui tenir compagnie dans sa journée, il em-
portera avec lui une ou plusieurs paroles de sa prière et, dans les moments libres, les
ressortira et les mettra de nouveau en concordance avec la prière. Et ces paroles l'in-
citeront à lire davantage; il s'attardera volontiers aux paroles du Seigneur dans l'Évan-
gile ; il lira volontiers la Sainte Écriture pour être introduit toujours plus profondé-
ment dans la vie de la Parole éternelle. Ce faisant, il ne perdra pas de vue le point de
départ, ne tombera pas dans une recherche profane et avide de savoir, mais se sou-
viendra qu'il est parti de la prière et que seule l'attitude de prière pourra vraiment l'in-
troduire dans les profondeurs de la Parole.
Et s'il apprend ainsi à fréquenter la parole de Dieu, s'il garde en lui les paroles du
Seigneur et ne s'en éloigne pas, s'il les a si proches qu'il peut à tout moment les répé-

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ter, alors il apprendra à vivre dans une constante attitude de prière, à ne plus quitter la
prière. Par la grâce du Seigneur, il apprendra à se tenir constamment devant la Parole,
comme le Fils se tenait devant le Père, dans un commerce permanent avec lui, et qui,
la plupart du temps, n’a pas besoin de se traduire par des paroles. Il sera constamment
attentif à ce que le (p. 14 :) Père fait et réclame. Une attitude d'obéissance se dévelop-
pera à partir de la prière. Et lorsque, progressivement, la prière deviendra une occu-
pation dominante de sa vie, alors les événements de tous les jours seront perqus dans
une cohérence avec Dieu, presque inconsciemment peut-étre pour commencer. Toutes
les choses deviendront de mystérieux guides vers Dieu, contiendront des preuves de
son existence et offriront des chemins pour s'en approcher. Et cette expérience forti-
fiera encore plus celui qui prie, pour aspirer à une attitude de prière ininterrompue.
Son moi à l'égard des hommes et des choses sera de moins en moins isolé, détaché, in-
cohérent ; au contraire il ne pourra plus se détacher des cohérences de la prière. Sa ma-
nière de voir le monde et ses jugements naîtront de son attitude de prière. D'autre part,
les choses ne lui paraîtront plus étrangères et incompréhensibles, mais comme faisant
partie du monde de Dieu, auquel, dans la prière, Dieu ouvre toujours de nouveaux
accès.
De tout cela se développera la prière de contemplation avec son temps de méditation
bien défini. Quand l'homme commence à saisir qu'en toute chose il y a une relation à
Dieu à découvrir, alors il comprend en même temps, s'il est croyant, qu'il ne parvien-
dra à la véritable vision que s'il considère et juge tout avec les yeux et dans les senti-
ments du Fils révélateur. Aussi bien dans la prière que dans la lecture, il méditera tou-
jours davantage. C'est-à-dire qu'il s'efforcera de tout comprendre comme le Seigneur
l'a pensé lorsqu'il était sur terre, comme il le comprend aujourd'hui qu'il est au ciel et,
finalement, comme le Fils, qui est le Verbe éternel, se tenait et se tient en présence du
Père. Ce sera une remémorisation du Verbe, à la fois dans sa forme incarnée et dans
son contenu éternel : la concrétisation la plus grande possible de celle-là rendra d'au-
tant plus vivant celui-ci. Le moi qui précédemment dans la prière passait déjà à l'ar-
rière-plan, se trouvera maintenant encore plus dépouillé et laissé en arrière : la seule
chose qui importe, c'est la Parole de Dieu, sa vérité, sa réalisation. Elle grandit dans
l'âme, jusqu'à ce qu'elle s'en empare totalement, jusqu'à ce que le sens de Dieu de-
vienne le sens de la vie, jusqu'à ce que l'âme soit transformée entièrement en servante
du Seigneur. Le fruit de la méditation ne grandit cependant pas sans que l'orant ne ré-
serve un certain temps de sa journée à la (p. 15 :) méditation. Certes, il est permis et il
faut qu'il y ait des rapports entre les occupations quotidiennes et la méditation, un
rayonnement de la vie contemplative à travers l'action. Mais, pour y parvenir, le chré-
tien a besoin de mon ents durant lesquels il se consacre exclusivement à la méditation.
Il ne peut pas se contenter de jeter ici et là un coup d'œil sur les cohérences de Dieu,
d'entrer en contact momentané avec elles suivant la disposition d'esprit et l'humeur.
La vie en Dieu des croyants n'est pas une affaire superficielle et vague, mais elle exige
autant d'effort, de décision et d'ordre de la part de l'homme, que Dieu fait d'effort pour
le monde et pour le ramener à lui dans son inclination ordonnée et résolue pour
l'homme.
À cette disposition de Dieu sert la méditation, sert toute prière, sert l'homme après
tout. Dans la contemplation, il ne doit pas se retrouver dans un état d'âme esthétique
qui l'éloigne de l'urgence de la vie chrétienne. ll doit y être mieux exercé au service de

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la foi. Dans la prière, le chrétien acquiert la certitude concernant tout ce que Dieu veut
et attend de lui. Il comprend qu'il doit se tenir constamment devant Dieu, disponible
pour faire sa volonté et recevoir sa parole dans toute sa plénitude. Cette certitude fait
un tout avec la conscience que Dieu se soucie de lui, que rien dans sa vie n'est dû au
hasard, que tout a son sens en Dieu et que le croyant est appelé à chercher ce sens et
à faire en sorte que les choses autour de lui trouvent leur sens. Ce faisant il devient
serviteur et instrument de Dieu et il ne doit jamais perdre de vue cette responsabilité.
Prière et service constituent une unité inséparable, une unité de la vigilance, de la dis-
ponibilité, de l'offrande de soi et de la tentative d'assumer et de réaliser les dons reçus.
La prière devient ainsi une expression de la foi. Personne ne peut croire sans être en
relation constante avec Dieu. Dieu a institué cette relation à la création et en a fait don
au premier homme, qui l'a troublée et distendue par la chute dans le péché. La prière
est le rétablissement de cette relation de foi avec Dieu. Et la foi n'est pas seulement un
contenu objectif, mental, qu'on accepte et qu'on fait entrer dans sa vie, mais le contenu
de la foi vit dans le croyant comme véritable vie divine et rend possible en lui l'acte de
foi et (p. 16 :) l'état de foi. La foi est ce que l'homme saisit de Dieu, car Dieu se révèle
dans la foi et se laisse saisir par l'homme. L'homme est placé au centre de la foi. Il y
vit et s'y meut; la foi travaille continuellement l'homme et lui présente toujours de nou-
velles exigences quant à sa vie spirituelle et consciente. C'est pourquoi il doit s'expli-
quer constamment avec cette foi ou, plus précisément, avec Dieu, qui se communique
à lui dans la foi. Cette relation avec Dieu, qui est le signe de la foi éveillée, s'appelle la
prière. Elle est le vivant échange dans la foi entre Dieu et l'homme : donner et recevoir.
C'est le oui de l'homme à Dieu, comme réponse à la disponibilité permanente de Dieu
pour l'homme. Et l'orant sait que cette disponibilité de Dieu est absolue, que le
royaume de la prière lui est continuellement ouvert, que c'est lui le coupable et non
pas Dieu, quand cette relation avec Dieu vient à se rompre. L'homme peut refuser la
prière, comme il peut refuser la nourriture. Mais comme le corps meurt sans nourri-
ture, ainsi l'âme sans la prière qui lui apporte le pain de Dieu. Cette nourriture est tou-
jours offerte. Jamais Dieu ne ferme la porte à celui qui frappe. Celui qui possède une
maison paternelle mais qui n’entre jamais ne peut pas prétendre qu'il est orphelin. Et
Dieu est là, à tout moment, pour accueillir son enfant. Par l'oeuvre rédemptrice du Fils,
la prière a revêtu une forme nouvelle. Le sens est resté celui du Paradis : fréquentation
de Dieu. Mais, à présent, les hommes ont vu le Fils en prière, vu et vécu sa mort sur la
croix ; ils ont appris de son attitude de prière à quel point Dieu le Père s'est engagé
pour les hommes. lls n'ont pas vu la divinité du Fils dans le Père, mais ils ont toujours
perçu dans sa prière son humanité dans le Père et, en contemplant le Fils, ils savent à
présent comment ils peuvent parvenir au Père en priant et comment, dans la même
prière, ils sont confiés par le Père au Fils. Tel est le sens de la prière : nous trouver en
présence du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et chercher à devenir en eux et par eux ce
pour quoi le Père nous a créés : ses enfants.

Tout ce qui est bon, et cela veut dire tout ce qui est généreux et aimant, est trans-
parent vers Dieu. Non pas comme le serait un verre mort au travers duquel on regarde,
où l'on doit soi-même (p. 17 :) accomplir l'acte de voir, mais comme quelque chose d'ac-

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tivement transparent qui nous oblige à voir au travers et à entrer en contact avec Dieu.
Dans la foi, il n'est pas possible de rencontrer le Fils sans être conduit par lui vers le
Père, sans entrer en contact avec le Père, sans être entraîné avec force dans la prière.
En croyant, on ne peut se comporter de façon théorique envers lui. En lui et avec lui,
on est obligé de rencontrer le vrai Dieu, qui aussitôt découvert force l'adoration, la re-
connaissance, l'abnégation. Et ce qui place le Fils (et nous, par lui) si directement de-
vant le Père, c'est son amour. Son amour pour le Père et son amour pour nous. Dans
son amour pour nous, le reflet de son amour pour le Père. Ce ne sont pas d'abord les
paroles exprimant son amour qui libèrent en nous ce mouvement vers Dieu, mais déjà
tout son être et son comportement. Sa nature, le Verbe du Père, prière dans le Père,
nous introduit irrésistiblement dans le monde de la prière. Le fait pour lui d'être le
Verbe, d'être la prière, est contagieux : on ne peut le regarder prier le Père sans être
entraîné avec lui dans la même prière.
Et ce qui vaut éminemment pour Dieu, vaut aussi pour tous ceux qui vivent dans sa
grâce et participent à son amour. Lorsqu'il est authentique et désintéressé, l'amour hu-
main rend capable d'approcher l'amour de Dieu. Non seulement par un jeu de reflets,
comme un homme peut saisir un peu la manière dont Dieu l'aime à la manière dont il
est aimé par un autre, comme il peut admirer et vibrer a son tour quand il voit un autre
admirer quelque chose de divin, mais dans un sens beaucoup plus direct et profond.
Un être aimé peut subitement attirer l'attention par sa transparence et, sans le savoir,
libérer un chemin vers Dieu. Soit que, de la manière dont il se donne, quelque chose
de sa relation à Dieu resplendisse inconsciemment, soit que, simplement, sans qu'on
sache pourquoi, sa façon d'être force à la prière, projette dans la prière. On peut se dire
par des mots l'amour qu'on ressent ; mais on peut également vivre sans paroles dans
l'amour, parce que tout ce qui doit être dit est dit, ou parce que tout est si simple que
plus rien ne doit être dit, que la prière naît d'elle-même du fait qu'on est ensemble.
Vivre avec la personne aimée devient une facon de vivre avec Dieu, de parler avec lui
comme on parle avec elle, avec ou sans paroles, dans une prière de tout l'être. Mais
dans cette union sans parole, c'est la (p. 18 :) personne aimée qui crée l'atmosphère de
transparence et d'accès à Dieu, et le bonheur et le silence y répondent. Quelqu'un qui
aime Dieu ouvre continuellement les portes de la prière à celui qui l'aime et partage sa
vie, et cela involontairement et sans même s'en apercevoir. Tel un bon musicien qui,
par la première mesure, ouvre tout le royaume de la musique, ainsi celui qui aime Dieu
ouvre le ciel. Il se peut que quelqu'un soit musicien et ne soit pas très formé dans la
technique de la musique ; son jeu introduira néanmoins plus directement et plus pro-
fondément dans la musique que le jeu sans âme d'un virtuose. Ainsi l'amour incite à la
prière, alors que la simple vertu sans amour laisse froid. Le véritable musicien plonge
simplement dans la musique, comme un nageur dans l'eau ; il ne fait pas de manières
et ne s'excuse pas ; il est simplement au scrvice de sa musique, sans réfléchir à ce qu'il
peut et ne peut pas. Il ne vit pas en lui-même mais dans les sons, ne pense pas à l'ef-
fet qu'il exerce, lui, mais à celui de la musique. Et l'auditeur n'est pas captivé par son
jeu, mais par la grandeur de la musique. Ainsi vit en Dieu celui qui aime ; il fait voir
Dieu et amène en relation vivante avec Dieu celui qui le fréquente.
Dans l'amour entre l'homme et la femme, Dieu a donné à la nature humaine un ins-
trument comparable à l'amour céleste. Utilisé dans le sens de Dieu, dans la pureté, la
générosité de la foi, il devient une introduction à la prière. La femme est celle qui, lors-

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qu'elle aime vraiment, s'abandonne, est toujours prête à répondre à l’homme, toujours
désintéressée et soucieuse de savoir si l'hommé va ou non répondre à sa disponibilité.
Elle incarne l'amour qui laisse faire. L'homme est l'amour qui ne calcule pas, qui s'in-
cline, se laisse exploiter, donne toujours, qui, dans sa prodigalité, fait saisir quelque
chose du corps du Seigneur dans l'Eucharistie. Et comme l'acte d'amour corporel
s'ouvre immédiatement à un état ineffable de l'amour, ainsi toute prière isolée dé-
bouche sans cesse dans la plénitude de la contemplation. Et comme la disponibilité
constante et la disposition des amants pour l'acte sont satisfaites maintenant, une
autre fois, ou beaucoup plus tard, sans que leur amour en soit diminué, ainsi, dans la
prière, la disponibilité à Dieu est satisfaite par des approches de Dieu qui ne sont ni à
appeler de nos vœux, ni à hâter par n'importe quel moyen, mais dont les temps sont
(p. 19 :) entièrement laissés à Dieu. Cependant, entre l'amour physique et la prière il
n'existe pas seulement un simple rapport mais une cohérence telle que l'homme par la
femme et la femme par l'homme sont menés vers Dieu, que chacun voit dans l'autre
une image, une représentation de l'amour incarné de Dieu, et lorsque leur amour est
pur, chacun aperçoit derrière et dans la forme corporelle l'amour de Dieu en Personne
et il est conduit à son adoration, à la reconnaissance, à l'abandon et à la soumission.

Il existe entre l'individu et Dieu la relation personnelle qui s'établit dans la prière.
Mais sans porter préjudice à cette relation directe, il y a dans la prière et par la prière
quelque chose comme une couche intermédiaire entre l'homme et Dieu, dans laquelle
se trouve et se réalise ce que Dieu fait de la prière. Dieu a la possibilité de répondre à
une prière, à une demande personnelle, par exemple, d'une facon absolument créatrice
et transformante. Et cette transformation dépendra en partie de la communauté de
tous ceux qui prient, particulièrement du trésor de prières de l'Eglise. Dans sa réponse,
Dieu ne se tourne pas seulement de façon directe et privée vers un appel individuel ;
sa réponse puise dans les appels de tous ceux qui prient, des saints avant tout, et s'en
inspire. Cette couche est le domaine propre de l'action des saints, de ceux, spéciale-
ment, dont la vocation est de prier. Elle est même, essentiellement, le fruit de leur
prière. Elle est en quelque sorte la demeure que tout homme possède en Dieu, son re-
fuge qui fait partie de sa mission. Le lieu où l'on est avec Dieu, où l'on réfléchit peut-
être en commun à un cas difficile qu'on ne peut résoudre tout seul ; ou bien le lieu où,
lorsque de lassitude on ne peut plus examiner une question, on ne fait plus que prier
pour repasser l'affaire à Dieu et s'en remettre à lui, confiant non seulement en sa grâce,
mais dans le soutien qu'on peut attendre de toute prière. Peu importe ici que quelqu'un
recommande l'affaire directement à Dieu ou à l'un de ses saints pour que celui-ci la pré-
sente à Dieu et la mette en ordre devant Dieu, à condition quc tout se meuve au sein
de la relation avec Dieu, de la mission chrétienne. Là où s'ouvre ce royaume intermé-
diaire, l'homme perd tout contrôle de la force et de l'effet de sa propre prière; mais (p.
20 :) en même temps il comprend qu'avec l'existence de ce royaume, toutes ses sollici-
tations se trouvent en de bien meilleures mains qu'elles ne pourraient l'étre en raison
de ses efforts purement personnels .
Lorsque, sur terre, le Fils de Dieu accomplit une œuvre, un miracle par exemple,
cette œuvre n'interrompt pas son contact permanent avec le Père. Ses œuvres ne sont
pas seulement des fruits de sa prière, elles sont expression directe de son union avec

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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Dieu. Elles proviennent du monde de prière du Fils. À tout moment, le Fils peut de-
mander au Père la force d'accomplir cette œuvre. Partant de là, on comprend quelque
chose du trésor de prière de la chrétienté. C'est le dialogue ininterrompu de toute l'É-
glise avec Dieu. Peu importe qu'à un certain moment, ce soit des centaines de milliers
qui prient ou quelques-uns ou, par hasard, personne : le dialogue n'est pas interrompu,
la relation d'amour entre l'Épouse et le divin Époux est toujours fraîche et continue à
sourdre. Ce que l'Eglise reçoit comme prière, comme grâce, comme dialogue, et ce qui
se trouve à la disposition de tous ceux qui prient pour que leur prière soit exaucée,
mais aussi tout ce pour quoi on s'en remet à Dieu et qui reste donc ouvert des deux
côtés : tout cela n'est jamais recouvert d'une couche de froid, de détachement, d'usure,
de mort, mais reste vivant et prêt à être utilisé. Et, en fait, autant pour l'individu que
pour la communauté, puisque tout cela provient à la fois de la source de l'un et l'autre.
Chacun a droit non seulement au fruit de sa propre prière, mais, en raison de la ca-
tholicité de tout acte de prière, à une participation au fruit de toutes les prières. Cha-
cun sait que l'effet de sa prière entre toujours déjà dans l'effet de la prière de tous. Les
limites de ce qu'il obtient par sa prière plus ou moins forte sont toujours floues, puis-
qu'en priant sincèrement, en se remettant à Dieu et en offrant avec le Fils, il a la cer-
titude de participer à quelque chose de plus grand que lui, plus grand même que la
voix de toutes les prières individuelles des hommes, parce qu'étant raccordé à l'action
et au fruit de la prière de l'Église dans son union avec la prière du Fils devant Dieu. Et
parce que cette prière fait couler une source divine, donc inépuisable, toute mesure
entre l'effort accompli et ce qui en résulte, entre ce qui est déposé dans le trésor de
prière et ce qui en est prélevé, est d'embIée abo- (p. 21 :) lie. Tout est fondé dans ce que
le Fils a accompli, ce qui à son tour découle de sa vision infinie du Père.
La disponibilité pour Dieu du trésor de prière de l'Église ne souffre en rien du fait
d'étre disponible pour les hommes. La raison essentielle, c'est que le Fils est engendré
par le Père, que le Fils sait qu'il est éternellement engendré mais que, dans cette con-
naissance, il ne veut avoir aucune vue sur l'acte d'engendrer du Père. Dans la proces-
sion de l'Esprit également, où l'Esprit s'entend comme fruit du souffle du Père et du
Fils sans pour cela se rendre maître de sa source : précisément parce qu'elle est source
et que lui est ce qui jaillit passivement et non pas ce qui agit et fait jaillir. Le Fils,
comme étant éternellement engendré, possède une sorte de droit à obtenir dans la
prière l'accomplissement de ses désirs par le pouvoir d'engendrer du Père. Mais ce
pouvoir est en même temps l'intention du Père qui, en tant que telle, n'est pas entamée
par le Fils. De même il existe aussi une intention de Dieu sur tout homme, que
l'homme doit accepter et qu'il ne peut pas former à la source. Une intention à l'inté-
rieur de laquelle la relation de l'homme à Dieu se déroule et dans laquelle il doit pla-
cer sa prière, laisser s'épanouir sa formation, pour que sa force active soit conformée
à l'intention de Dieu. Par cette intégration, elle participe en quelque sorte à la force ac-
tive de Dieu, source suprême éternellement jaillissante, et obtient une efficacité infini-
ment plus grande que celle qu'elle aurait pu atteindre en elle-même.
Il existe une émanation du trésor de prière qui correspond à l'émanation du Fils, en-
gendré par le Père, un échange qui correspond à l'échange de l'Esprit entre le Père et
le Fils, et une source première qui correspond au Père. Le trésor est là comme le Père
est là; il est révélé comme le Fils est révélé, et il est alimenté et échangé comme l'Es-
prit est vie éternelle qui nourrit, change et transforme.

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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I

LES SOURCES DE LA PRIÈRE

1. La prière dans la Trinité


Attente et accomplissement
La prière n'a pas de commencement car, de toute éternité, le Père, le Fils et l'Esprit
se font face dans un dialogue, une attente et une décision qui existent depuis toujours.
Le Père n'a qu'une seule parole : c'est le Fils. Le Fils est sa Parole et le Père ne cesse
d'engendrer son unique parole qui s'accomplit sans cesse en lui et dans l'Esprit. Tout
ce que le Père projette, pense et exprime, est toujours à concevoir comme intelligible
et compris dans le Fils en tant que parole. Et cette Parole du Père est prière parce
qu'elle est en même temps dialogue avec le Père et avec l'Esprit. La Parole prononcée,
émise par le Père, répond avec ses propres paroles, dans son propre discours toujours
conforme à l'attente de la volonté du Père. Ce n'est pas un discours dans lequel rien
ne se passe, plein de mots superflus, comme si tout était déjà fixé et réglé dès le début.
C'est un dialogue dans lequel ne cesse de se manifester et de se réaliser une intention.
Chaque parole y est à la fois adoration et engagement. Adoration du Dieu auquel
s'adresse le discours, mais adoration accomplie car chaque parole lie divinement celui
qui la profère. Une telle liaison apparaît nettement dans la résolution de l'lncarnation :
puisque le Fils se lie à la volonté du Père, le Père à la voie décidée par le Fils, l'Esprit
à l'une et à l'autre. Ce qui est pro- (p. 24 :) mis est tenu et toute garantie est donnée pour
la tenue de la promesse.
Depuis le tout début de l'éternité, le Père a eu besoin d'aimer d'une façon parfaite.
Et parce qu'en Dieu besoin et accomplissement sont une seule et même chose, de ce
besoin il a, de toute éternité, engendré le Fils. Et la première chose qu'ils font en-
semble, c'est de faire procéder d'eux l'Esprit, de donner cette extension à leur amour
devenu divinement objectif. Et comme il était déjà dans la nature du Père d'aimer de
telle sorte qu'il devait engendrer le Fils, de même cette extension se trouve à ce point
dans la nature du Père que le Fils et l'Esprit possèdent l'un et l'autre la nature du Père.
Ils ne sont pas des descendants, des étrangers, des adoptés ; ils procèdent du Père dès
le début et partagent sa nature avec lui. Si la première chose que font le Fils et l'Esprit,
c'est de remercier le Père. Le remercier de les avoir engendrés et spirés et de faire en
cela qu'ils sont de même nature que lui, que tout en les produisant il leur donne de
partager l'être divin qui se déploie librement dans son amour. Afin de lui demeurer
éternellement liés par leur unité de nature, mais aussi afin de pouvoir éternellement le
rencontrer dans un face à face pour que tout échange devienne possible. Et le Père
agrée cette gratitude, parce qu'il est l'amour parfait et parce qu'il est dans sa nature de
donner cet amour et qu'il ne peut donc rien entreprendre pour échapper à ce remer-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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ciement. Néanmoins, ce n'est pas pour le garder en lui qu'il l'agrée, mais pour le re-
donner à ceux qui remercient, reconnaissant de ce qu'ils ont accepté de partager avec
lui sa nature, de répondre depuis toujours et encore à sa volonté, à son attente, à son
amour.
Le remerciement est la première manifestation de l'amour qui vient de naître. Le
Père veut engendrer le Fils et attend de lui qu'il soit comme il veut l'avoir. Et le Fils,
dans sa procession, comble a priori l'attente entière du Père, de sorte qu'au moment de
la procession du Fils, le Père se sent déjà lié à lui en gratitude. La perfection du Père
engendre la perfection du Fils et, néanmoins, c'est comme si le Fils, à l'instant où il ap-
paraît au Père, surpassait d'emblée les plus audacieuses attentes du Père. Il n'est nul-
lement une copie morte, mais un Tu bien vivant, avec la plénitude infinie de la (p. 25 :)
divinité. Dans l'acte d'engendrer le Fils apparaît, pour la première fois, le toujours-plus
de l'être divin. Le Fils est le sur-accomplissement de l'attente du Père. Cependant, il
n'y a pas de moment où le Père s'est trouvé seul en Dieu, en train de projeter le Fils
avant de l'engendrer L'attente ne précède donc pas le sur-accomplissement, mais est un
avec lui. Pareillement, il n'y a pas de moment en Dieu où le Fils serait en train de de-
venir sans être encore réellement (un peu comme un enfant humain qui ne devient qu'à
partir de sa conception et dont la conscience ne s'éveille que beaucoup plus tard) ; au
contraire le Fils, dès la toute première origine où le Père l'engendre, coopère à l'acte
d'engendrer. L'accomplissement n'est donc nullement séparé de l'attente, mais fait un
avec elle et, néanmoins, il y a place dans cette unité pour l'infini toujours-plus de l'ac-
complissement. Lorsqu'en amour quelqu'un attend l'être aimé, qu'il connaît, il sait en
effet qui vient. Et pourtant, sa venue effective le comble toujours plus que l'attente.
Entre l'une et l'autre, il n'y a pas une concordance parfaite mais une surabondance.
Méme quand l'amour sait ce qu'il est en droit d'attendre, c'est-à-dire plus, le plus qui
vient satisfaire n'est pas simplement la reproduction du plus qui était attendu. Le Fils
est la première attente du Père et aussi sa première satisfaction et il demeure pour
l'éternité ce qu'il était et ce qu'il est : attente et accomplissement. Attente insurpas-
sable et tout de même constamment surpassée dans l'accomplissement. Constamment,
pour le Père, le Fils est le témoignage qu'il n'existe pas de limites, pas de déception en
Dieu. Non pas de façon minimale, l'accomplissement étant tout juste suffisant pour ne
pas décevoir l'attente, mais dans une prodigalité qui dépasse les désirs les plus témé-
raires. Et ce surpassement s'effectue encore dans le jaillissement de l'Esprit Saint,
puisque le Père et le Fils voient leur amour réciproque dépassé au point qu'il procède
d'eux comme troisième Personne, se tient devant eux, plein de vie, et exprime ce qu'ils
ont de plus intime.
Dans ce toujours-plus de la nature de Dieu se trouve la racine la plus intime de la
prière : dans la fécondité de la nature divine qui renferme la trinité des Personnes dans
l'unité de nature. Dans l'amour divin qui les unit, elles s'adorent réciproquement avec
tout l’Esprit de Dieu. Dieu se tient devant Dieu. Dieu le Père se tient (p. 26 :) devant
Dieu le Fils et devant Dieu l'Esprit et reconnaît Dieu en eux. Mais ce n'est pas la même
nature qui lui est propre que le Père adore en eux, mais ce qui leur est propre, ce qui
les différencie de lui. Et le Fils et l'Esprit adorent le Père de la même façon. Dans leur
consubstantialité, tous les trois sont néanmoins différenciables et chacun voit dans
l'autre ce qui est uniquement propre à l'autre. Tous les trois sont un de par leur origine
dans le Père, mais distincts de par leur relation. L'un en face de l'autre, ils sont des Per-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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sonnes qui, certes, sont unies en substance par l'amour divin mais qui, depuis le tout
début et à travers tous les temps, peuvent nouer un dialogue entre elles, dont la nature
est la prière. Il n'est rien de ce qu'ils attendent l'un de l'autre, de ce qu'ils accomplis-
sent l'un pour l'autre, de ce qu'ils se communiquent l'un à l'autre, qui ne fasse partie
de l'amour divin et qui, de ce fait, ne soit prière.
L'attente du Père se trouvait dans son dessein infini et c'était sa volonté de donner
un objet à son amour divin parfait. Parce qu'il était Dieu le Tout-Puissant et divinement
parfait en lui-même, sa volonté ne pouvait avoir de plus ardent désir que de donner à
son amour un objet de l'amour qui soit comme lui. Et parce que, de toute éternité, le
Père sait tout et voit tout, il sait aussi de toute éternité qu'à côté du Fils il créera des
créatures qui devront l'aimer, mais qui, parce qu'elles sont des créatures et non de
même nature que Dieu, seront différentes de lui et le décevront. Mais, comme avant
toute création, il engendre le Fils éternel, il voit qu'il ne sera jamais déqu par l'amour
de celui-ci et que tous deux ne pourront être déçus par la création au point que leur
amour se refroidisse, car cet amour est un amour qui s'exerce depuis l'éternité. Dans
le Fils qui ne le déçoit jamais, le Père puise en quelque sorte une force pour toutes les
déceptions à venir des créatures. Et dans le dialogue qu'ils mènent depuis l'éternité et
qui est prière, ils posent le fondement pour tous les dialogues à venir entre Dieu et les
créatures et pour toutes les prières devant monter du monde vers Dieu.
Le dialogue éternel est aussi avant tout prière, parce qu'il est vision divine ; vision
comme centre de la contemplation, comme écoute silencieuse, considération réci-
proque; se laisser mener, s'adapter l'un à l'autre, apprendre à se connaître toujours
plus, s'at- (p. 27 :) tendre et s'exaucer réciproquement. Cette vie pleinement remplie cir-
cule entre les Personnes, parce que chacune est depuis toujours en vision de l'autre. ll
n'y a pas de repliement sur soi, de retrait par rapport à l'autre, mais elles se donnent
et s'acceptent, s'ouvrent, se font voir, sont vues. En un mot, elles s'aiment.
Dès que le Père et le Fils sont ensemble, ils font jaillir d'eux l'Esprit comme témoi-
gnage de leur vivante union, de la vie qui existe dans leur union. Et aussitôt, dès le tout
début de sa procession, l’Esprit assume le rôle de témoigner de la vie. Dès le com-
mencement, le dialogue entre le Père et le Fils découvre les signes de la fécondité dans
l'Esprit, et dès le début, en portant témoignage, l’Esprit participe à leur fécondité. Au
Père, il témoigne dc l'égalité de nature du Fils ; au Fils, il témoigne de l'égalité de na-
ture du Père. Et, dans une surabondance, l’Esprit comble tellement l'attente du Père et
du Fils que le Père et le Fils voient en lui plus que celui qui était attendu, trouvent cn
lui un témoignage insoupçonné de Icur amour, qu'ils lui manifestent spontanément
leur gratitude, comme l'Esprit leur manifeste la sienne et se place d'emblée au milieu
de leur prière et de leur dialogue, sachant, reconnaissant, parlant, écoutant et se tai-
sant avec eux, pour quc la prière soit constamment adoration et accomplissement.
Adoration parce que Dieu est face à Dieu, accomplissement parce que Dieu peut tout
attendre de Dieu.
Et leur joie, dans leur être et dans leur procession l'un de l'autre, est si grande que
le Père ne peut en quelque sorte s'empêcher d'engendrer le Fils, que le Père et le Fils
ne peuvent cesser de faire jaillir l'Esprit, comme aussi le Fils et l'Esprit – d'une façon
plus passive – ne peuvent cesser de se rendre disponibles pour leur propre formation,
pour un devenir qui porte depuis toujours les propriétés de l'être. Et cette relation éter-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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nelle et merveilleuse de joie pose le fondement pour l'admission future du monde et
des hommes dans la joie divine, comme le fait d'être ensemble pour des personnes qui
s'aiment véritablement est toujours une préparation à l'admission dans la relation
d'amour, d'autres personnes qui n’aiment pas encore. (p. 28 :)

Croire, contempler, aimer


Dieu le Père est depuis toujours face au Fils et à l'Esprit. Il connaît depuis toujours
leur apparence. Et pourtant, c'est comme s'il mettait continuellement à cette union un
nouveau début qui est fondé en lui, qui participe aux toutes premières origines en lui
et dans lequel se trouve, au-delà du temps, l’origine de la foi, de l'amour et de l'espé-
rance. Foi, du fait que Dieu le Père se sait, se connaît, s'attend et qu'il trouve de nou-
veau Dieu le Fils et Dieu l'Esprit dans ce savoir, cette connaissance et cette attente. Foi,
du fait qu'il trouve son attente continuellement comblée dans les autres. Foi qui jamais
ne connaît de déception dans Dieu le Fils et Dieu l'Esprit, car Dieu attend exactement
ce qu'il obtient, la concordance, même dans la surabondance, étant toujours parfaite.
Cette science, connaissance, attente, du fait d'être comblée, porte en elle l'origine de
la foi, car la relation de confiance est toujours entièrement nouvelle et la concordance
apparaît toujours comme venant d'être donnée. Ce n'est pas que la pré-science du Père
ait jamais constitué un obstacle dans sa relation d'amour avec le Fils et avec l'Esprit,
le Père trouvant en lui-même l'accomplissement que lui offrent le Fils et l'Esprit. Cet
accomplissement, il le trouve plutôt en eux comme étant le don immuable qu'ils lui of-
frent. Sa science infinie ne fait pas obstacle s'il veut continuellement attendre. Au mo-
ment où il veut mettre sa science au service de l'amour – et cela il le fait depuis tou-
jours, puisqu'il engendre éternellement le Fils et laisse procéder l'Esprit –, à ce mo-
ment, la science s'accorde en lui avec la foi et la confiance. Cette foi est ancrée dans
l'amour divin qui garantit qu'il ne peut se produire aucune déception, car l'amour divin
est toujours parfait et, dans sa perfection, il participe toujours à la nature accomplie
de Dieu. Et ce qu'on peut nommer foi et confiance chez Dieu le Père n'est là que pour
donner à l'amour toute la possibilité de s'épanouir, lui créer un espace que ne peut lui
donner une science morte qui sait déjà tout et dont il a néanmoins besoin, car sans se
donner, sans mouvement et sans envol, l’amour ne peut exister. Dans l'amour, ce mo-
ment de confiance, cette sorte de désir passionné, cette attente révérencieu- (p. 29 :) se
à l'égard de la liberté de l'autre, de son ouverture spontanée, de son don déconcertant,
est toujours présent. Priver l'amour de cela, c'est le tuer. Et dans cette attente divine
respectueuse se trouve la source, la cellule première de l'espérance. De cette espérance
que le Père place dans le Fils et l'Esprit. Le Père donne au Fils et à l'Esprit une parti-
cipation totale à sa nature, au point qu'ils sont égaux de nature. C'est pourquoi l'espé-
rance, l’amour, la foi que ressent le Père se retrouvent aussi forts et pareillement orien-
tés chez le Fils et l'Esprit, de sorte que, bien que le Père demeure éternellement le Pèré,
comme le Fils et l'Esprit demeurent éternellement euxmêmes, ils se rencontrent ce-
pendant les uns et les autres, dans la même force et intensité de la façon divine de sen-
tir, d'attendre et d'accomplir. Aucun n'a moins que ce qu'a l'autre. En chaque relation
et en tout surcroît, il y a la même force, et chacune est restituée égale.
Lorsque, chez les hommes, deux êtres également doués s'aiment, dans leur échange,
l'un et l'autre se trouvent à tour de rôle le plus fort et le plus faible, et un moment po-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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sitif côtoie un moment négatif. L'échange d'amour augmentera et se rétablira dans la
mesure où de telles complémentarités se produiront. Il n'en est pas de même en Dieu.
La tension, en Dieu, ne vient pas seulement de l'hétérogénéité mais aussi de l'homo-
généité, dans le fait de se trouver et s'accomplir pareillement, sans qu'il n'en résulte ja-
mais de lassitude, car la tension ne baisse pas, elle puise toujours directement à la
source et montre toutes les caractéristiques du divin : une parfaite correspondance qui
se surpasse continuellement. On ne peut donc pas parler en Dieu de foi précédant la
vision, pas plus que d'une attente avant l'accomplissement. En Dieu, la foi est toujours
la foi pleinement accomplie dans la vision ; mais, parce qu'elle repose sur l'amour, elle
retrouve sans cesse sa fraîcheur par la contemplation.
Évidemment, il y a quelque insatisfaction, voire incompréhension, à parler d'un mo-
ment de la foi en Dieu. Pourtant, cette notion est indispensable, précisément quand
nous traitons de la prière en Dieu. Renoncer à la notion de foi pour parler de la vie di-
vine, ce serait nous rendre celle-ci absolument impénétrable. Lorsque Dieu (p. 30 :) nous
introduit dans le monde intérieur divin de l'amour, nous montre des chemins vers sa
nature trinitaire et nous introduit dans le toujours-plus de son être, il nous laisse nos
conceptions humaines, avec leur insuffisance mais aussi leur possibilité d'être trans-
formées par la grâce. Et précisément, les dons suprêmes de Dieu, ceux qui proviennent
directement de sa vie intérieure divine, qui sont une participation à sa vie trinitaire :
foi, amour et espérance, sont beaucoup plus propres à dévoiler son être que ce que
nous pouvons apporter de nous-mêmes, en raison de notre nature de créatures. Ce que
nous apprenons justement de Dieu, en tant que chrétiens, nous devons nous en servir
pour accéder à la nature de Dieu, comme moyen d'interprétation de son être. Si nous
y renoncions, nous nous enfermerions dans notre monde terrestre et nous rejetterions
les dons les plus précieux qui nous procurent un accès auprès de lui. Nous aurions
alors cette étrange opinion qu'il nous aurait bien donné quelque chose d'absolument
bon, mais qui, lorsque nous entrons au ciel, se révélerait terrestre, temporel, éphé-
mère, inutilisable. Naturellement, notre foi, se transformera quand nous serons au ciel.
Dieu la comblera au-delà de nos plus audacieuses attentes, car Dieu, lorsqu'il se mon-
trera, sera toujours plus grand. La vision directe qu'il nous donnera alors sera une
forme de la foi beaucoup plus concrète, plus manifeste, plus prouvée, plus évidente.
La foi ne sera pas détruite mais comblée. Elle sera la racine dont surgit la vision. Alors
que la foi est à présent ce qui est révélé, la vision, ce qui est caché, la vision sera alors
ce qui est révélé et la foi son présupposé caché.
Une sorte de transition unissant les deux bouts de la chaîne, c'est sur terre la vision
mystique l. La mystique est toujours une expression de la foi, elle ne peut se produire
que dans la foi. La foi perd son caractère abstrait, spéculatif, pour recevoir en elle un
moment d'expérience de la divine réalité. Mais, dans la vision, on ne peut (p. 31 :) vou-
loir se reposer de la foi, et la foi qui ne voit pas n'est pas non plus à définir comme un
état de privation de la vision. Après la vision, la foi n'est pas très différenté de celle
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1. Et, pour se fermer, il faut que les bouts aient été ouverts une fois. En Dieu aussi il y a ndroit de
l’ouverture qui est le présupposé de l’éternelle fermeture. Le Père et le Fils ne se touchent pas pa-
rallèlement ou comme deux anneaux, ils sont l’un dans l’autre, se compénètrent et s’enlacent. Mais
pour cela ils doivent avoir un endroit ouvert. L’ouverture du Père se trouve dans l’engendrement et
la conception du Fils ; l’ouverture du Fils se trouve dans le fait de se laisser engendrer et de re-
tourner au Père. Quelque chose d’analogue peut être dit de la foi et de la vision.

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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d'avant la vision, peut-être même pas de ce qu'elle est durant la vision. Il n'est pas cer-
tain non plus que plus un mystique voit, moins il aurait à croire. La foi et la vision for-
ment plutôt une unité de tension dans la mystique, l’accent étant plus porté sur l'un
ou l'autre des deux pôles suivant la volonté de Dieu.
Quelque chose de la simultanéité de la foi et de la vision dans la mystique terrestre
entre dans la vision bienheureuse au ciel ; comme, du reste, quelque chose de notre vie
de foi sur terre, de ce qu'il y a de plus personnel dans notre existence chrétienne, de
ce don de grâce tout particulier de Dieu, entrera dans notre vision éternelle. Le petit
enfant, pour faire plaisir à son père, lui apporte les petites choses qu'il trouve et son
amour prend cela très au sérieux. Plus tard, lorsqu'il sera grand, il pourra faire des ca-
deaux « de valeur », mais l'amour, le dévouement n'aura pas grandi pour autant. Et le
père accepte toujours avec le même amour. Ainsi, Dieu le Père ne dédaignera pas non
plus les fruits de notre foi, pour n'accepter que les fruits de notre vision. Et les fruits
ne sont pas séparables de l'acte. Lorsque, sur terre, le Seigneur était un enfant, il avait
(comme comprehensor) la vision et (comme viator) la foi. S'il n'avait que vu et su et non
pas aussi cru, il n'aurait pas été le premier chrétien et tout se serait passé trop facile-
ment. Il avait une confiance sans limite, une confiance d'enfant dans la conduite du
Père. Il avait la volonté de faire tout ce que le Père lui proposait, sans chercher si c'était
difficile ou facile, raisonnable ou non. Il ne voulait pas jouer à l'adulte et juger de tout
lui-même, mais tout accepter du Père, sans vérifier. Et cet état d'esprit, il l'a conservé
toute sa vie. Ainsi, aussi bien chez le mystique que, de façon plus parfaite, chez le Fils
sur terre, et enfin chez les bienheureux au ciel, il peut y avoir simultanéité entre la vi-
sion et la foi (comme sur terre également il peut y avoir, dans le véritable amour, si-
multanéité de pénitence et de joie, de câlinerie et d'humiliation. Nous les hommes,
nous avons l'habitude, comme créatures temporelles, de vivre bien des choses les unes
après les autres, qui, en vérité, peuvent être également les unes dans les autres : dans
l'amour, dans la (p. 32 :) vie chrétienne, dans la mystique, dans le Christ, au ciel). Cette
simultanéité prouve qu'il y a dans la foi quelque chose d'éternel et que, de façon ana-
logue, on peut parler de foi au cœur de la vision du Dieu trinitaire.
En Dieu, il y a le point d'où sa vision prend son début. Le Père engendre le Fils
comme expression de son amour et, dès le commencement, il veut le faire participer à
tout ce qu'il possède. À l'instant où le Père découvre le Fils, le Fils voit également le
Père. Et l'amour du Père pour le Fils qui est vu est parfaitement simultané avec l'amour
du Fils pour le Père qu'il voit. L'amour divin possède une telle force qu'il ne suppor-
terait pas de priver celui qui est aimé, ne serait-ce qu'un instant, de ce qui fait partie
de l'amour. Lorsqu'un être humain en aime un autre et qu'il le laisse dans l'incertitude
à cet égard, il montre qu'il ne l'aime pas d'une manière parfaite. Il y a une impatience
dans l'amour qui ne supporte pas d'atermoiement. Celui qui aime ne peut pas se
contenter de son amour ni se satisfaire de la joie qu'il lui procure, il doit aussitôt être
aimé en retour et se communiquer, lui et son amour, à l'autre. Et la vraie communion,
c'est d'éveiller l'amour dans l'être aimé. Ainsi, dès le début, la vision est unie à ce point
à l'amour qu'on ne peut pas dire si la vision est expression de l'amour, ou l'amour ex-
pression de la vision. C'est comme une explosion subite, une rencontre inattendue, qui
comble tout ; comme si en même temps et se rencontrant au plus intime, deux choses
fusionnaient entre elles : que le Père ait attendu le Fils exactement tel qu'il se trouve
devant lui et que, cependant, il n'ait jamais osé penser que son amour serait à ce point

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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confirmé de posséder un Fils aussi parfaitement Dieu que lui-même. Et pendant que
tout se passe dans la comcidence la plus précise et dans l'accomplissement le plus
élevé, l’éternel moment opère en arrière et en avant dans l'infini, incluant tout ce qui
était et tout ce qui sera. Le présent était là depuis toujours et il est à ce point complet
qu'il ne peut plus être dépassé; non pas que la liberté d'agir soit étouffée par le pré-
sent, mais parce qu'attente et accomplissement coincident. Et à l'instant même où en
quelque sorte l'impression produite par le Fils sur le Père s'avère être parfaite vérité,
à cet instant précis le Fils aussi considère le Père comme étant la confirmation de son
attente depuis toujours. Comme s'il (p. 33 :) avait vécu depuis toujours dans cette figure
originelle de son engendrement, dans l'attente du Père, et était apparu enfin mainte-
nant, après cet éternel depuis toujours, et comme si de son côté, maintenant qu'il voit
enfin le Père, il était apaisé dans son éternelle attente. Quoique éternel et n'ayant pas
eu le temps d'attendre, le Fils éprouve tout de même le fait d'être comblé comme la
conséquence d'une éternelle attente. Oui, tous les deux, par cet accomplissement, ont
leur attention portée sur inexistence d'une éternelle attente et par l'attente sur l'exis-
tence de l'accomplissement. Et dans le depuis toujours-présent de cet instant subit,
sans délai, en coïncidence dans leur vision réciproque, ils connaissent tous les deux
leur amour l'un pour l'autre dans une parfaite simultanéité, et dans cette communion
qui était depuis toujours et advient depuis toujours maintenant, ils connaissent leur
amour indicible, plein d'attente pour l'Esprit, cet Esprit qui jaillit d'eux précisément
maintenant, comme expression de leur intention commune et de leur attente éternelle
commune. Ainsi le Père, maintenant, voit en même temps le Fils aimé et attendu de-
puis toujours et, avec le Fils, l’Esprit aimé et attendu depuis toujours, et l'Esprit se sait
attendu depuis toujours par le Père et par le Fils et les regarde tous les deux en
quelque sorte dans son être propre comme le parfait accomplissement de ce qu'il a at-
tendu depuis toujours. Comme s'il avait senti depuis toujours en lui la nécessité de de-
voir être témoin de leur amour et avait depuis toujours cherché à voir un tel Père et un
tel Fils pour êtrc celui qu'il est : l'Esprit qui possède une relation de même nature di-
vine avec l’un et l'autre. Comme s'il savait en même temps combien sa procession est
la bienvenue pour qu'entre le Père et le Fils se produise l'intimité de son souffle, non
moins ardemment désirée que le Fils l'était du Père, de telle sorte qu'il puisse leur ap-
porter tout l'accomplissement qui se trouxait dans leur attente, comme eux aussi lui
donnent l'accomplissement dont il avait besoin pour être absolument Esprit.
Dans cette source de leur vision réciproque sont établies les relations qu'ils ont les
uns avec les autres et qui, comme dans un jeu éternel, les différencient et les unissent,
les comblent et les font attendre de nouveau, dans lesquelles ils éprouvent un amour
parfait, divin, tout en ayant place dans cet amour comblé pour ce que (p. 34 :) nous ne
pouvons nommer autrement que foi et espérance, et qui suscite et fait reconnaître en
chacun la liberté de faire ce qui lui paraît bon, liberté qui ne peut mieux s'exprimer
que par les mots « l'Esprit souffle où il veut », et trouve sa correspondance dans l'être
du Père et l'être du Fils. De sorte qu'en réalité ce souffle donne comme une substance
pour la foi divine réciproque et l'espérance divine réciproque, qui l'une et l'autre sont
bien sûr éternellement dépassées, voilées et comblées par l'amour réciproque, et qui
pourtant se laissent suivre comme des traces partout où est Dieu. Ainsi dans la vision
et l'amour éternels coïncide également ce qui, dans l'amour et la vision terrestres, se
sépare en acte et en état. Dans l'amour sexuel, la rencontre de l'homme et de la femme

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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se déroule de façon à faire alterner ce qui tient à l'état et ce qui tient à l'acte ; et ce qui
tient à l'état est plus fortement marqué chez la femme, ce qui tient à l'acte plus forte-
ment chez l'homme. En Dieu, les deux sont présents comme principe : le Père en-
gendre et aime le Fils continûment, et pourtant cela advient toujours précisément au
moment présent et c'est à présent qu'avec le Fils il fait jaillir l'Esprit. Et on peut dire
tout aussi bien que ce qui est conforme à l'état de Dieu, c'est son amour personnel éter-
nel qui, dans l'acte présent d'engendrer et de « spirer » et dans la contemplation de-
puis toujours présente, possède en quelque sorte des accents d'une particulière actua-
lité, comme on peut dire que ce qui est conforme à l'état de Dieu, c'est son éternel acte
d'engendrer et sa vision, au sein desquels l'amour réciproque des Personnes est ce qui
tient à l'acte.
Une relation d'amour entre un homme et une femme peut se trouver stimulée de
deux côtés : par des expériences faites antérieurement, dans lesquelles se produisirent
des accomplissements, et par une attente et un besoin présents, et cela non seulement
parce que chaque partenaire a son projet à lui, mais dans une adaptation réciproque de
l'homme et de la femme. Ainsi se produit un enchevêtrement multiforme de points de
vue où s'entrecroisent accomplissement et attente, choses durables et choses nouvelles
à inventer, état et acte, ce qui confère à l'amour sa vitalité et le rend inépuisable. Le vé-
ritable amour ne peut jamais être ennuyeux, il se renouvelle de lui-même. Mais ce mou-
vement de l'amour humain n'est qu'un reflet de l'infini mouvement de l'amour divin.
Ainsi l'hom- (p. 35 :) me peut avoir un projet pour lui-même, mais à l'intérieur de ce pro-
jet l'attente d'une correspondance avec sa femme joue un rôle non négligeable. De
même le Père projette-t-il aussi dans son attente du Fils, mais il laisse place pour une
correspondance avec le Fils. Et le Fils y correspondra toujours divinement, mais pré-
cisément pour cette raison toujours aussi tout à fait personnellement. Dans l'espace
entre le divin et le personnel prend place l'espace infini de la fécondité et de la richesse
d'invention de l'amour divin. Ainsi la femme répond à la fois comme amante et comme
femme à une attente de l'homme qui est à la fois aimante et virile. Et l'attente de
l'homme, s'il n'est pas seulement un homme mais en même temps un amant, est en tant
qu'attente virile tout autre que s'il n'aime pas. Son attente est d'une part plus en rap-
port, plus accordée, plus lucide, plus vraie, et d'autre part plus différenciée et plus vi-
rilement caractérisée : comme si l'unité de l'amour faisait seulement ressortir les vraies
différences des sexes et des personnes.
Pour finir, l'amour sexuel présente également une comparaison en ceci que les
amants savent à la fois exactement ce qu'ils font et ne le savent pas du tout. L'homme
connaît d'avance la nature de l'union, par contre il ne sait pas comment, cette fois, la
femme l'acceptera ; il ne peut qu'espérer qu'elle s'effectuera dans l'amour, qu'elle éveil-
lera dans la femme un amour toujours plus grand pour lui. Alors que le point de dé-
part est un projet et une réflexion solitaires, la réalisation de ces réflexions ne cesse de
grandir dans la mise en commun et en arrache aux deux le contrôle. Toutefois une cer-
taine primauté de l'homme subsiste, mais où l'homme ne fait finalement que conduire
en se livrant et en se perdant. Ainsi il y a toujours une première vision dans toutes les
processions en Dieu : le projet du Père qui en tout détermine l'ordre. L'acte d'engen-
drer le Fils est comme contenu dans cette vision première, de même aussi que s'y
trouve contenu l'acte de se-laisser-engendrer du Fils et la procession de l'Esprit comme
une action à l'intérieur d'une contemplation qui porte tout. De même que le oui de

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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Marie adressé à l'ange est un acte à l'intérieur d'un oui plus large en tant que contem-
plation. Seulement, en Dieu, il n'y a pas un seul instant qui n'ait été que projet et vi-
sion sans action, mais la vision du l’ère coïncide avec l'acte d'engendrer le Fils, et la vi-
sion du Père et du Fils (p. 36 :) avec la procession de l'Esprit. Comme si cette vision était
à ce point irrésistible qu'elle génère ce qu'elle voit, dépassant et submergeant totale-
ment celui qui voit par la réalité de l'être aimé et de la communauté de l'amour.
L'action découle de la vision, mais par l'action et par son résultat, la vision reçoit
aussitôt une nouvelle substance. Ainsi Dieu est à lui-même infini : toute infinitude de
son être ouvre toujours de nouvelles portes à l'infinitude de sa capacité de saisir, mais
l'infinitude de celle-ci est elle-même la raison créatrice d'une nouvelle infinitude de son
être. Il appartient aux lois de l'amour que celui qui aime n'ait jamais fini d'explorer
l'être de celui qu'il aime. Nul homme ne peut calculer d'avance les réactions d'un autre,
les posséder, compter avec elles, comme si elles n'étaient pas les manifestations d'un
être personnel libre. Si l'un des deux le pouvait, dans le même instant, l'autre cesserait
d'être un être spirituel. L'amour se construit par nature sur cette imprévisibilité de
celui qui est aimé. Il doit s'ouvrir sans cesse, se donner, et ainsi toujours surprendre
et subjuguer l'être aimé. Si jamais ce mouvement venait à cesser au profit d'une con-
naissance mutuelle venant à son terme, alors une fin serait atteinte dans l'amour. La
connaissance apparemment parfaite serait alors le signe d'une véritable finitude. Mais
en Dieu il n'y a pas de fin.

Action et contemplation
Parce que tout se passe en Dieu dans une parfaite unité, l'acte d'engendrer du Père
inclut par avance pour le Fils le fait d'être engendré et cela comme réponse à ce que
fait le Père. Comme une réponse se trouvant depuis toujours autant dans la volonté di-
vine du Fils que du Père. La seigneurie du Fils est déjà parfaite et atteinte dans l'acte
même d'engendrer. En étant engendré, le Fils saisit l'intention parfaite d'engendrer du
Père et se met à sa disposition dans un laisser-faire qui est acte. Faire et laisser faire,
dans la Trinité, sont une seule et même chose : parce que celui qui fait est à ce point
compris par celui qui est fait que celui qui est fait – celui est engendré, celui qui est
spiré – comprenant ce que fait celui (p. 37 :) qui opère, participe avec lui à son acte,
parce que sa nature est par avance celle de celui qui agit et, pour cette raison, elle est
une avec sa compréhension et son vouloir. En voyant la volonté du Père, le Fils com-
prend directement cette volonté, ce qu'elle se propose de faire, et l'intègre depuis tou-
jours commme étant sa propre volonté. L'acte d'engendrer et le fait d'être engendré for-
mant une même chose, il apparaît que l'action active et le laisser-faire passif consti-
tuent une unité parfaite dans laquelle aucune séparation n’est possible. Tout en elle est
lié ; l'actif et le passif s'incluent réciproquement, se comprennent et s'accomplissent.
C'est l'unité originelle de l'action et de la contemplation, leur unité de naissance,
leur unité d'origine, leur unité d'être. Une unité qui est un noyau, une cellule première.
Et si les choses en étaient restées là, on serait difficilement parvenu à ces deux notions
pour caractériser ce qui se passe en Dieu. Mais il y a ensuite des actes de la vision –
en Dieu lui-même et, communiqués par lui, chez les créatures – qui ne sont à qualifier
de contemplatifs que parce que cette origine existe. Pris séparément, ils seraient diffi-
ciles à expliquer, mais, ramenés à cette origine, ils montrent une unité due à la volonté

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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du Père. De même, il y a des contemplations divines qui ne peuvent être montrées
colnme actives – et pas seulement comme de simples contenus d'une vision sans suite
– que parce qu'il y a ce noyau dans lequel action et contemplation forment un tout.
Ainsi, l’acte de création de Dieu n'apporte pas de surprises ou de changements dans la
vision de Dieu. Avant que le monde ne soit créé, le chaos était déjà mis en ordre et sé-
paré dans l'intention et la volonté de Dieu, car la pensée créatrice de Dieu se trouvait
au service de sa toute-puissance. Nulle part ne vient se glisser un quelconque empê-
chement imprévu entre son vouloir et son agir, entre intention et réalisation, gui puisse
provoquer une modification, une rupture. En considérant l'œuvre qu'il projetait, il la
voyait déjà telle qu'il la réaliserait. Son action de créer était déjà entièrement contenue
dans l'éternelle contemplation de sa volonté. Le monde créé n'est en aucun point dif-
férent du monde pensé. Pour le monde Iui-même, sa réalisation signitie quelque chose
de totalement nouveau, d’inattendu, d'incontournable ; mais pour Dieu, son existence
réelle n'est que la réponse tangible qui s'est donnée elle-même à ce qui, (p. 38 :) dans
son éternelle contemplation, est devenu chose vivante ; de telle sorte que tout l’effort
de faire, de créer, était pour ainsi dire déjà fourni dans la contemplation. Lorsque l’ac-
tion est une suite de la contemplation, la contemplation contient déjà entièrement l’ac-
tion à attendre.
Le septième jour, Dieu se repose, signe que l’action de sa création impliquait un cer-
tain travail. Mais celui-ci n’est pas venu s’ajouter de l’extérieur à l’absence d’effort de
la contemplation. Il se trouvait depuis toujours contenu en elle, comme la contempla-
tion de Dieu était également contenue depuis toujours dans son acte de créer et n’est
devenue visible pour nous qu’au septième jour. Dans l'éternelle contemplation de
Dieu, ce qui est actif ne se laisse pas encore voir parce qu'aucun monde n'est encore
créé et que, pour cette raison, il n'a pas encore de temps qui s'écoule. Aucune possibi-
lité de travail et de repos, de déroulements rythmés n'existe dans la simultanéité de
tout ce qui se passe dans le ciel éternel. Ce n'est que pour les nécessités des créatures
que l'unité de l'action et de la contemplation du travail et du repos telle qu'elle existe
en Dieu fut transposée et dissociée de l'éternité dans le temps. Cette dissociation a lieu
pour que nous puissions comprendre quelque chose de Dieu et de sa vie éternelle et
de l'unité qui y existe entre l'intention et la réalisation. Comme un mouvement est ana-
lysé par unités de temps successives pour qu'on reconnaisse son déroulement ou
comme un homme qui veut enseigner à un autre un tour de main doit tout exécuter
très lentement et de facon insistante.
De même que la création, l'Incarnation est un acte de Dieu, une action du Père en-
tièrement fondée dans la contemplation. Il voit le Fils de toute éternité devant lui avec
tous les attributs de la divinité et de la toute-puissance. Et de toute éternité, étant l'om-
niscient, il sait, puisque les hommes sont irrévocablement perdus qu'ils ne pourront
étre sauvés et ramenés que par un Dieu. Et considérant la divinité du Fils il voit de
toute éternité qu'elle répond à toutes les exigences pour opérer la rédemption. De sorte
que le Fils lui apparaît comme porteur de la rédemption, dès l’instant qu’il se tient de-
vant le Père comme l’engendré, c’est-à-dire depuis l’éternité. Et, depuis l’éternité, le
Fils partage ce savoir du Père : il sait qu’il le (p. 39 :) peut ; il le sait en reconnaissance
et obligation vers le Père, et ce savoir est pour lui un don que lui fait le Père et qu’il
peut offrir au Père en remerciement de sa divinité. Ainsi le Père sait de toute éternité
que le Fils s’incarnera par amour pour lui et qu’en prenant la nature humaine, il ne per-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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dra pas la nature divine, car l’humanité comme la divinité proviennent du Père, et que
tout ce que donne le Père au Fils est définitif et totalement assumé par le Fils. Il ne re-
jettera pas sa divinité en se faisant homme, il ne perdra pas son humanité en retour-
nant au ciel (et, pour cette raison également, le don le plus précieux fait aux hommes
par le Père : la foi, il l’emportera avec lui au ciel et dans la vision éternelle). L'éternelle
vision et rédemption paternelles, l'éternelle offre filiale lui répondant sont entièrement
contemplatives, mais le Père donnera la semence et le Fils permetttra qu'elle soit por-
tée par l'Esprit-Saint dans le sein de la Vierge, et ce sera leur action divine unitaire qui
déjà maintenant, au sein de leur contemplation, possède une actualité vivante. De nou-
veau, entre l'intention dans la contemplation et la réalisation dans l'action, il ne peut
se glisser aucun obstacle. Le Père, le Fils et l'Esprit sont tout-puissants en tant que
Dieu et rien de ce qu'ils projettent et font ne peut étre sujet à hésitation Car, étant tout-
puissants, ils sont aussi immuables. C'est, au sens accompli, le « sitôt pensé, sitôt
fait ».
Ce qui vaut pour le Fils vaut également pour l'Esprit. Le Père et le Fils, dans la pro-
cession de l'Esprit, voient l'Esprit devant eux, savent à quel point il est apte à repré-
senter leur amour mutuel, comment il se met totalement à leur disposition pour leurs
plans de création, comme expression de cet amour, car en tant que Dieu-Esprit, il pos-
sède la qualité et l'aptitude pour porter la semence de Dieu dans le monde où, aupa-
ravant déjà, à la création, pour révéler l'Esprit de Dieu de façon toujours nouvelle. Im-
médiatement, de toute éternité, il a fait apparaître qu'il possédait tout ce que le Père
et le Fils pouvaient, étaient en droit, devaient attendre d'un Dieu qui est Esprit Saint.
Et par sa seule existence, dès le début, il comble avec surabondance toute demande
que lui adressent le Père et le Fils et qu'il s'adresse à lui-même ; car non seulement cha-
cun sait que l’autre est Dieu mais il vit tout autant dans son être personnel divin qu'il
voit et qu'iI connaît, de sorte qu'il n' a pas besoin de dis- (p. 40 :) socier les demandes
adressées aux autres et celles que les autres lui adressent, de celles qu'il s'adresse à lui-
méme. Ce sont là des demandes unitaires comme est unitaire la disponibilité pour
l'autre.
Les actions issues de la divine contemplation lui confèrent un certain relief, com-
préhensible pour nous. II y a des traits de cet éternel jeu des Personnes en Dieu que
Dieu nous fait voir et même nous attribue dans sa grâce et qui nous ouvrent le sens
pour ce qui se passe dans la Trinité et nous rendent également accessibles la nature de
toute contemplation ou action de ce monde et, finalement, la compréhension fonda-
mentale de notre prochain. À partir de la relation de Dieu à Dieu, de la compréhension
d’une Personne divine pour les autres, Dieu nous ouvre la compréhension pour le pro-
chain. Aucun mystère de la Trinité n'est à ce point caché ou perdu en Dieu que le chré-
tien soit dispensé de chercher à le comprendre, qu'il ne soit pas inclus dans ce mys-
tère et que, pour cette raison, il ne doive également l'inclure dans sa vie. En méditant
comme Dieu médite, le chrétien apprend à méditer. Et en méditant comment Dieu vit
avec Dieu, il apprend à vivre avec le prochain. Il ne suffit pas que toute action et toute
contemplation sur terre tendent vers le ciel, dans le vague espoir d'arriver ou d'être ac-
cueillies quelque part là-haut. Action et contemplation doivent participer spirituelle-
ment et sciemment à la manière de Dieu et, pour cette raison, utiliser la manière de
Dieu comme ligne de conduite pour vivre ici-bas en Dieu. L'homme n'est pas seule-
ment un spectateur de Dieu; il contemple en Dieu celui qui contemple, il voit en Dieu

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celui qui voit, mais qui, dans sa vision, réunit contemplation et action.
Si deux êtres humains qui s'aiment étaient obligés de rester constamment seuls, nuit
et jour, au même endroit, sans autre occupation, le moment viendrait où leur amour ne
pourrait plus supporter ce face à face. Il vieillirait et dépérirait. Si leur amour doit de-
meurer vivant, les hommes doivent avoir chacun sa sphère de liberté, pouvoir pour-
suivre leurs propres intéréts pour revellir avec de nouvelles découvertes, de nouveaux
résultats, de nouvelles prouesses, vers l'être aimé. Pour rester accomplissement,
l'amour (p. 41 :) doit être rempli d'une nouvelle attente. C'est pourquoi l'amour pure-
ment humain ne peut pas ou ne peut que difficilement se représenter l'éternel face à
face des Personnes divines. Il pense qu'en Dieu également, il devrait y avoir des temps
d'éloignement et de distance pour que son amour demeure éveillé. Et pour éviter la las-
situde dans l'amour, Dieu a donné deux choses aux hommes : pour commencer le sexe,
avec la possibilité d'être physiquement fécond, d'avoir des enfants qui, par leur venue
et leur croissance, par leur propre vie, fécondent la vie des parents, de sorte que celle-
ci, d'âge en âge, d'enfant en enfant, acquiert une nouvelle tension. Mais, par-delà le
sexe, Dieu a fait un don bien plus grand : il a donné à l'amour humain une participa-
tion à son propre amour divin. Et son amour est inépuisable, de sorte que, désormais,
la vie et l'amour humains prennent un sens nouveau, plus profond et inépuisable, lui
aussi. Désormais, il y a une nouvelle facon de chercher et de découvrir qui est proche
de Dieu et repose sur la participation à Dieu. Il y a une richesse toute neuve et in-
soupconnée, avec toutes les transformations, les concordances, les adaptations imagi-
nables, expressions du toujours-plus de l'amour surnaturel. Pour le chrétien qui vit de
cette richesse, les éloignements, les absences humaines deviennent largement super-
flus ; il vit davantage en Dieu que dans la nature et les choses cachées et découvertes,
les surprises et les victoires qui apparaissent à présent dans l'amour et renouvellent
sans cesse sa vie en Dieu, le libèrent du souci de devoir animer son amour au moyen
d'un éloignement artificiel. Et ainsi, il saisit tout à coup, par sa propre expérience, (que
l'amour en Dieu est le contraire de la lassitude. Que, précisément, tout ce qui nous
éloigne de la lassitude est divin. Qu'en Dieu, union et distance ne sont pas des contra-
dictions mais union parfaite et éternellement féconde. Que Dieu n'a pas besoin de se
répandre en actions pour renouveler sa contemplation. Parce que son amour surmonte
le paradoxe de l'union dans la distance, il relie en quelque sorte action et contempla-
tion.
Dans le Père, le Fils ne cesse de voir celui qui est capable d'engendrer Dieu. Et le
Fils tout-puissant et omniscient sait que le Père produit cette toute-puissance et cette
omniscience en l'engendrant. Que le Père atteint toute sa grandeur et sa paternité par
le fait qu'il (p. 42 :) engendre et que lui, le Fils, est engendré. Dans sa qualité d'être celui
qui engendre, le Père montre au Fils la distance qui différencie celui qui engendre de
celui qui est engendré. Mais cette distance n'est pas unilatérale. Elle ne conditionne
pas seulement le respect du Fils envers le Père, mais tout autant le respect du Père en-
vers le Fils qui, éternellement engendré, ne cesse de manifester ce caractère devant le
Père : se laisser engendrer, se laisser engendrer précisément omniscient et tout-puis-
sant. Et tous les deux, contemplant l'Esprit, voient en lui celui qui procède d'eux pour
les unir de nouveau dans l'amour, au milieu de leur distance. Comme si l'Esprit était
témoin du fait que leur distance ne peut jamais être une séparation, parce qu'il ne
cesse, par l'amour de celui qui procède, de combler la distance qui subsiste et se per-

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pétue. Ainsi, dans l'être trinitaire, la distanciation et le rapprochement sont des forces
mouvantes qui ne peuvent que croître et qui sont toutes les deux si profondément en-
racinées dans la vie de Dieu qu'elles ne cessent de maintenir cette vie nouvelle et fé-
conde.
On peut se faire une idée de l'infinie diversité des relations en Dieu par la contem-
plation du monde : si la multiplicité du monde est déjà si variée, distrayante, capti-
vante et inépuisable, combien alors doit être riche la source de cette multiplicité ! Et
si Dieu trouve sa joie dans les hommes qui vivent de sa grâce, dans leurs joies, leur
amour, les millions de possibilités de leurs relations avec lui et entre eux, de telle sorte
qu'il ne s'ennuie pas, combien plus grande doit être la joie qu'il a de l'infinitude de sa
toute-puissance et de l'amour inventif de son éternel échange ! Et le Père contemple ce
que le Fils fait homme entreprend avec ses frères ; et le Fils regarde quels sont les
plans du l'ère pour les hommes et comment il les réalise, et tous les deux regardent
comment l'Esprit accomplit dans le monde les découvertes et les miracles les plus in-
attendus. Le tout est un spectacle dont même Dieu ne peut se rassasier. Et néanmoins,
tout ce que Dieu entreprend dans le monde n'est qu'une goutte dans la mer des ten-
sions divines, des distances et des réunions, au sein de l’amour divin.
Ainsi l’éternelle présence remplace toutes les absences. Malgré son omniscience,
Dieu aime de telle sorte qu’il se laisse toujours (p. 43 :) dépasser et surprendre par celui
qui est aimé. Les enfants aiment cacher quelque chose pour avoir la joie de chercher
ce qui est caché. Dans les contes, le prince se déguise en valet de ferme pour gagner la
princesse ou peut-être méme est-il un valet de ferme et ne se révèle être prince qu'à la
fin (à son propre étonnement). Deux amis, chacun maître dans une spécialité diffé-
rente, ne se surpassent ni ne s'écrasent mutuellement par leurs connaissances dans
leurs domaines respectifs. Ils s'initieront mutuellement, chacun dans son domaine, et
découvriront ainsi toujours plus de choses qu'ils partagent, mais vues et comprises dif-
féremment et qui se complètent par leur différence. L'enfant qui cache la balle pour
avoir la joie de la chercher doit faire semblant dans son jeu ; mais lorsqu'on joue une
partie de cache-cache à deux, le faux-semblant disparaît. Et voici que Dieu n'est pas so-
litaire, mais trinitaire. Et chaque Personne montre aux autres ses attributs et les laisse
découvrir par les autres. Et le Père montre moins au Fils son omniscience que son tout-
amour ; celui-ci cache celle-là qui, voilée, fait resplendir l'amour encore davantage. Il
laisse l'amour se mettre au premier plan, car ce qui importe dans l'éternelle commu-
nauté, c'est précisément l'amour. A son service se trouve aussi le savoir. Et tout ce
qu'on peut qualifier de surprise en Dieu se passe toujours selon la loi de l'autre : le
Père ne voudra jamais changer ou maîtriser dans le Fils la loi de la filiation, mais l'ac-
complir. Et tout don est tel que l'autre peut le donner en retour, un don qui renferme
la joie de donner, un don tlui a été précisément imaginé en tenant compte de l'altérité
de l'autre. Ce n'est jamais un cadeau privé à quelqu'un de privé mais un don au service
des échanges internes divins, et donc au service de la tri-personnalité divine. Toute ac-
tion du Père a finalement pour but de montrer, de mettre en lumière une nouvelle face
de son amour, pour stimuler encore l'amour du Fils et lui offrir de nouvelles brèches.
Elle crée de nouvelles distances, de nouvelles perspectives pour procurer au Fils une
joie toujours nouvelle dans la contemplation du Père. Et cela vaut pour les autres per-
sonnes. Cela vaut pour chaque forme d'action divine au sein de la Trinité ou dans la
création : toute action divine est toujours également fondée dans l'autre et sert tou-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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jours finalement à accroître l'amour divin. Ainsi, le Père a créé le monde pour en faire
don au Fils et le (p. 44 :) Fils a répondu à l'action de cette création par l'action de son
incarnation afin de prouver son amour au Père par la rédemption, lui ramener le
monde et lui faire plaisir. Certes, ils font tout en commun, mais cela ne veut pas dire
que chacun de leurs actes ne porte pas en lui les marques personnelles de chacun, qu’il
n'y ait pas d'œuvres propres à chacun auxquelles, dans l'amour, il ne fait pas partici-
per les autres à part égale.
Il ressort encore une fois clairement de tout cela combien action et contemplation
ne sont en Dieu qu'une seule et même chose. La distanciation toujours plus grande et
cependant toujours surmontée des Personnes suscite, fonde la contemplation, puis est
stimulée par elle à son tour. Les deux se conditionnent réciproquement. Il est néan-
moins vrai que la contemplation reçoit son relief de l'action qu'eIle fait naître et de la
nature des Personnes qui se contemplent. Dieu qui se contemple dans cette conteml-
plation éternelle est à la fois sujet et objet de la contemplation et, pour le plaisir de
cette contemplation il fait en sorte de produire constamment des contrastes pour avi-
ver l'amour trinitaire. Et c'est ainsi, conformément à cette manière d'être et à cette ma-
nière de contempler, que la vie étemelle n'apparait plus comme uniforme, mais comme
éternellement redonnée et réactivée par l'amour trinitaire.

Adoration
Il y a en Dieu une reconnaissance de soi-même dans l’autre. Comme s’il était indif-
férent au Père d'être lui-même Dieu et comme s'il apercevait l'immense grandeur et la
sublimité de l’être divin juste au moment où il le transmet comme don au Fils. Comme
si le Fils, par sa présence, faisait découvrir au Père l'infinitude de l’être divin. Il en est
ainsi parce que l’amour qui unit le Père, le Fils et l'Esprit dévoile partout au Père la
grandeur du Fils, au Fils la grandeur du Père, à l’Esprit la grandeur des deux et aux
deux la grandeur de l'Esprit. L'amour est la raison de toute découverte et l'amour s'unit
à chacune des qualités divines. Ainsi le Père voit que le Fils est Dieu, mais Dieu parce
que plein d'amour, mais vrai ; parce que plein d'amour; prêt à la rédemption parce que
plein (p. 45 :) d'amour ; il voit que l'Esprit souffle, parce que c'est en aimant qu'il souffle
et ainsi de suite. L'amour fait d'abord voir le divin dans l'autre ; dans l'amour qui est
propre à Dieu et qui est tout autant propre au Dieu qui se trouve devant lui, Dieu dé-
couvre, comme à nouveau, ce que Dieu est ; il voit l’excellence de Dieu ; il sent l'amour
de Dieu ; de façon toujours nouvelle il est directement frappé par la nature de Dieu. Et
parce que Dieu voit dans la vérité cette nature divine de l'autre, l'adoration coule aus-
sitôt à grands flots de cette reconnaissance. L'adoration est l'expression de la rencontre
de Dieu avec Dieu, dans l'amour. Ce n'est qu'en adorant que Dieu peut rencontrer
Dieu, dans le face à face Père, Fils et Esprit. Et parce qu'il en est ainsi, toute adoration
ne peut être vraie que dans l'amour, à l'imitation de Dieu. Et c'est dans l'amour que
l'adoration sera toujours une adoration vévue et compréhensive. I.orsque le Fils, de-
venu homme, manifeste son amour au Père sous la forme de l'adoration, il ne fait rien
de nouveau il fait ce qu'il a déjà fait de toute éternité. Son attitude la plus intime à
l'égard du Père n'a pas été modifiée par l'Incarnation sa nature humaine doit précisé-
ment faire apparaître le divin, le céleste. En priant le Père sur la terre, Le Fils recon-
naît le Père, comme il l'a reconnu de toute éternité : comme le Dieu qu'il adore. Il le

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nomme plus grand que Iui (Jn 14, 18) ; il lève les yeux vers lui (Jn 17, 1) ; il le nomme
son Dieu et notre Dieu (Jn 20, 17).
Certes, le Père sait également qu'il est, comment il est et pourquoi il est Dieu. Mais
ce savoir ne l’intéresserait pas, s'il ne tournait que sur lui-même. Ce savoir ne devient
vivant, comme reconnaissance, que face à un Tu, quand s'effectue l'echange d'amour.
L'amour est constamment une préférence de l’autre. Toute tentative de comparaison
entre le Je et le Tu (« qui de nous deux est le plus grand ? ») est d'emblée ridicule pour
l'amour. Chez les hommes déjà, il n'est jamais question d'édifier l'amour sur l’estima-
tion de la valeur réciproque, de la bonté ou de la méchanceté des partenaires. L'amour
commence de façon élémentaire avec la préférence du Tu. Les qualités de l’autre sont
découvertes dans cette préférence, mais elles sont déjà colorées par l'amour. Pour des
êtres humains qui s'aiment, une estimation « objective » des richesses, comme elle
pourrait se faire en-dehors de l’amour, est impossible. Et, en Dieu, (p. 46 :) l'amour est
si absolu que son regard fait apparaître la véritable et objective bonté de Dieu. La bonté
de Dieu consiste en ceci que chaque Personne voit dans l'amour le bien chez les autres.
Elle consiste dans l'échange qui s'effectue de cette manière.
Dieu reconnaît Dieu en face de lui. Tout ce que le Père voit dans le Fils fait partie de
l'étre divin du Fils. Cela lui est entièrement, naturellement et harmonieusement
propre. Le Père sait que le Fils, comme Dieu, est de même nature que lui ; mais ce n'est
pas cette reconnaissance qui fait référence à lui, qui compte pour lui. Parce qu'il est
Dieu, il reconnaît plutôt partout Dieu dans le Fils, et ce, par chaque forme de son sa-
voir, de son sentir, de sa capacité divine de reconnaître. Le Père « voit, entend, hume,
goûte » Dieu dans le Fils. Tous ses « sens » réagissent là où resplendit, dans le Fils,
l'être divin. Et cette impression est une impression qui, par l’assemblage de toutes les
particularités, s'unifie et qui, simultanément, à partir de l'unité, se réfléchit dans
chaque particularité, de sorte que toute la capacité divine de reconnaissance est occu-
pée, à tous égards et dans tous les sens, à découvir et adorer l'amour. La découverte de
la nature parfaite de Dieu dans celui qui est aimé est l'expérience la plus haute pos-
sible ; c'est pourquoi elle suscite l'adoration encore et toujours. L'adoration est la re-
connaissance aimante de Dieu, qui aime et reconnaît au point qu'elle ne peut plus rien
faire d'autre que d'offrir à l'autre tout ce qui lui est propre et de le déposer à ses pieds
dans un amour sans fin. Il y a dans l'adoration beaucoup d'étonnement et de gratitude.
Étonnennent que Dieu soit si grand et gratitude que Dieu se laisse contempler. Et c'est
alors comme si le Père, en contempIant le Fils, voyait toujours plus ce qu'il est lui, le
Père ; mais comme si, pour le Père, cette contemplation et cette cxpérience n'avaient
d'importance que dans la mesure ou il reconnaît ainsi dans le Fils comment celui-ci ac-
cepte de facon ininterrompue tout le don de la divinité, se laisse, avec gratitude, tout
donner par le Père et, par gratitude, devient ce que le Père attend de lui.

Cette première adoration est comme un grand silence entre le Père et le Fils. Tout
d'abord, ils ne veulent rien faire d'autre que se contempler et se reconnaître mutuelle-
ment en s'adorant. ll ne s'agit cependant pas d'une simple activité intellectuelle, mais,
dès le (p. 47 :) début, c'est la manifestation de l'amour qui aime et est aimé. De sorte que,
dans l'adoration, action et contemplation, avant de se différencier, ne consistent en
rien d'autre, sinon que tous les trois aiment et sont aimés, aiment activement et sont
aimés passivement, et que le noyau de toute action et de toute contemplation se ma-

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nifeste de nouveau comme étant l'amour. La reconnaissance augmente avec l'amour,
mais la reconnaissance à son tour augmente l'amour, de sorte qu'en Dieu, reconnais-
sance et amour ne sont pas juxtaposés mais procèdent l'un de l'autre et sont animés
l'un par l'autre.
Lorsqu'une personne qui aime déclare : « Ceci est mon livre préféré », et que celle
qui est aimée le lit et le trouve également le plus beau, on peut se demander si, sans la
déclaration de la première, elle serait venue à cette constatation. Il est possible qu'elle
en ait fait son livre favori, parce qu'elle aime l'autre personne. Mais il est également
possible qu'elle ait préféré effectivement et objectivement ce livre parce que toutes les
deux possèdent ou ont acquis par l'amour un goût semblable. En Dieu, toutes ces pos-
sibilités coïncident. En lui, rien n'est objectif en dehors de l'amour, et l'amour est lui-
même ce qu'il y a de plus objectif, car il est absolu. En lui, l’amour, certes, se contemple
et s'influence, se donne et se prend de part et d'autre, mais, tout en étant personnel,
c'est un amour parfaitement objectif. Supposons que les deux personnes qui ont le
même livre préféré aient toutes les deux un goût absolument bon. Elles auront alors
aussi des jugements se recouvrant sur les détails du livre, bien que chacune les voie
avec ses propres yeux et les décrive avec ses paroles personnelles. Et c'est parce que
ce point de vue personnel existe, malgré la concordance, que le dialogue au sujet de
l'objet aimé en commun est fécond. Mais cela n'est possible que dans l'amour. Si
l'amour n'était pas parfait, alors il serait fortement en danger de devenir indiscret.
L'une des deux personnes pourrait alors tenter de s'identifier aussi profondément que
possible à l'autre, mais, secrètement, se chercherait elle-même dans l'autre, fouillant et
épiant le moi de l'autre, incorporant dans son propre moi l'originalité de l'autre, se
comportant comme si à force d'amour et d'enthousiasme elle n'était plus elle-même,
mais était précisément devenue l’autre. Et si de surcroît elle se mettait à épier (p. 48 :)
la prière de l’autre personne qu'elle pense telIement aimer, pour apprendre à connaître
l'endroit dans l'âme où l'autre rencontre Dieu, si, agenouillée près de celle qui prie, elle
venait à penser : elle ressent à présent ceci nu cela qui se reflète dans mon âme, ce se-
rait alors le sommet de l'indiscrétion. Dans le véritable amour, il n'y a aucune substi-
tution. Il n'y en a pas parce que, en Dieu aussi, il n’y en a pas. ll n'y a en Dieu nulle
prépondérance de la reconnaissance sur l'amour, aucune possibilité de forcer l’intimité
de l’autre au point de ne plus correspondre à l'amour, aucune possibilité pour le Père
de reconnaître dans le Fils non plus le Dieu mais soi-même. Tenter une telle substitu-
tion de la personne, c'est abuser de l'amour. Car, à ce point, précisément, l'adoration a
sa place. Un aspect essentiel de l'adoration, c'est le respect. L'amour, dans l'adoration,
découvre et crée la distance. Dans son respect, chacun veut réellement l’autre et, en
aucun cas, ne se veut lui-même en lui. L'amour ne consiste pas dans la comparaison du
Tu avec le moi, mais dans un éternel regard porté sur le Tu. Le moi est devenu instru-
mental ; il sert à rendre possible la reconnaissance et l’amour du Tu. Il n'est presque
plus qu'un moyen pour un but qui se trouve toujours dans l’autre. Et le Tu est voulu
et aimé pour lui-même, non pas pour ses qualités particulières que le moi pourrait éga-
lement avoir, mais qui, dans l'amour, ne sont reconnues, aimées et admirées qu'en rai-
son du Tu. Si l’amour se construisait uniquement sur l’admiration des qualités parti-
culières et des préférences de l'autre, il ne serait, au fond, que la somme de ses propres
insuffisances. « Tu es plus grand et plus sensé que moi » dirait l'amour mais le point
de référence de cette constatation serait le moi auquel tout cela fait défaut. Et il ne se-

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rait distant que d'un pas d'un amour qui aime le Tu comme ayant la puissalnce ou les
moyens qui me manquent. Un tel amour serait le rabaissement du Tu au niveau d'un
moi corrigé, enflé et arrondi. Si l'amour était cela, alors l'amour devrait être précédé et
accompagné d'un examen poussé de soi-même ; plus quelqu'un aurait la connaissance
de lui-même, plus il pourrait projeter de son moi dans le Tu. L'adoration met une fin
à tout cela ou ne le laisse même pas naître. Elle ne permet pas à l'amour de s’appuyer
sur ce qui lui est propre. Il va directement au Tu et ne veut rien d’autre que le Tu.
(p. 49 :) L'adoration, telle que nous la connaissons, nous les hommes, c'est être saisi
par la totalité de Dieu. Elle rassemble, elle unit, elle est l’opposé de cette analyse dans
les détails exigée par l’examen de conscience et la confession. Elle est réponse à la
force écrasante qui se trouve dans toute révélation, dans tout dévoilement de Dieu.
C'est pourquoi elle ne s'arrête pas aux qualités particulières de Dieu, mais voit en cha-
cune le tout. Celui qui adore est tellement subjugué par ce tout, que ses faits et gestes
dans l'adoration n'importent presque plus. Que Dieu sait, cela seul compte. Ainsi l'ado-
ration ne demande ni préparation, ni consentement, ni développement. Elle est tout
d'un bloc. C'est la forme que Dieu nous donne, si nous nous trouvons véritablement
en sa présence. Mais tout cela, uniquement du fait que l'adoration, comme nous la
connaissons, est une grâce qui vient de l’adoration trinitaire. Rien n'est plus fondé en
Dieu que l’adoration. Elle est quelque chose de si éternel, venant de toute éternité et
allant vers toute éternité, que notre saisissement devant Dieu n'est qu'un faible écho
de l'éternel saisissement de Dieu devant Dieu.
Notre adoration n'est pas vide. En elle se révèle, d'une tout autre manière que dans
la contempIation, toute la plénitude de Dieu. On peut contempler chaque particularité
dans l'esprit du tout, tout en s'arrêtant à la particularité. Dans l’adoration, chaque par-
tie retombe immédiatement dans la totalité. La plénitude de Dieu, la divinité de Dieu
est au premier plan et domine tout. De partout, l'adorateur est rejeté au centre. F.t c'est
aussi la perfection, la plénitude, l’unicite de Dieu qui poussent Dieu même à adorer
Dieu encore et toujours. Dans la contemplation, celui qui prie peut bien se permettre
une fois de se mentionner lui-même et de s'insérer dans le mystère. L’adorateur ne le
peut pas. Ainsi Dieu aussi peut-il s'inclure dans sa contemplation : le Fils, par
exemple, lorsqu'il se conforme à la Volonté du Père et se compare ainsi en quelque
sorte à ce que le Père attend de lui. Dans l'adoration, tout regard porté sur le moi dis-
paraît devant le pur regard porté sur l’autre, le Tu. (p. 50 :)

Prière de demande
Lorsque Dieu est en face de Dieu, Dieu voit que Dieu possède une volonté. Que les
intentions de Dieu sont cachées dans le calme. Que, dans la contemplation de Dieu et
par elle, se fait voir l'action de Dieu. Ainsi le premier à avoir mis en acte une intention
en Dieu, c'est le Père, et la réalisation de son intention, c'est le Fils. L'engendrement
du Fils a sa source dans une intention du Père, qui aime le Fils. Tant qu'on ne regarde
que le Père, son intention est totalement en lui, dans une nécessité de sa faculté de re-
connaître et de vouloir, qui depuis toujours apparaît comme acte. Et de la même force
d'une intention tenant à leur nature, le Père et le Fils font ensemble jaillir l'Esprit. En
cela, l'intention première qui se trouvait originellement dans le Père s'est retrouvée
dans le Fils, de sorte que l'Esprit procède alors d'une intention des deux. Et comme les

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trois se font face, c'est comme si leur vouloir avait subitement reçu une nouvelle colo-
ration. Ce qui, jusqu'ici, se trouvait lié dans la nature de Dieu devient en quelque sorte
libre par l'engendrement et la spiration, reçoit une forme qui n'est plus liée par aucune
nécessité de la nature. Chacun voit dans l'autre cette volonté divine. Mais alors que la
volonté, naturellement liée dans la nécessité des processions, allait du Père au Fils et
des deux à l'Esprit dans une suite naturellement liée, la volonté, telle qu'elle apparaît
à présent dans le face à face des Personnes, montre, dans sa liberté et son unité, une
hiérarchie instituée par les processions. La liberté en Dieu est instruite de la priorité
des processions nécessaires, et celle-ci conditionne à l'intérieur de la liberté une prio-
rité hiérarchique.
Telle est la forme première de la liberté. Pour qu'une volonté puisse être libre, elle
doit être placée à l'intérieur d'une hiérarchie. Dans la liberté la plus libre, quelque
chose doit être visible de la préséance du Père sur le Fils, du Père et du Fils sur l'Es-
prit ; l’homme doit se souvenir que la volonté première se trouve dans le Père. C'est
pourquoi l'obéissance chrétienne est un acte de la volonté libre. Le Fils et l'Esprit doi-
vent reconnaître la primauté du Père et le Père doit en être conscient. Ce n'est qu'ainsi
qu'il peut permettre (p. 51 :) au Fils de dire : « Que ce ne soit pas ma volonté, mais la
tienne qui se fasse. »
La toute première intention du Père n'est pas libre. Ou mieux : dans son absolue sou-
veraineté, elle est au-delà de la nécessité et de la liberté. Mais le Fils étant engendré,
il reprend la volonté du Père en voulant être, en liberté, ce à quoi l'intention du Père
l'a destiné. Et c'est alors comme si l'acte d'engendrer du Père et celui d'être engendré
du Fils recevaient également de cette libre volonté des signes de la liberté, comme si
le Père et le Fils, dans leur liberté, récapitulaient à fond leur relation naturelle pour
être, en liberté, ce qu'ils sont nécessairement. Il se produit, en somme, l'inverse de ce
qui se passe pour l'homme. L'homme décide en liberté l'acte de procréation, mais celui-
ci, une fois engagé, prend son cours naturel nécessaire. En Dieu, cependant, la néces-
sité n'est pas une aveugle nécessité de nature antérieure à sa spiritualité et à sa per-
sonnalité. C'est la nécessité de Dieu qui exprime sa nature spirituelle pour laquelle,
nous les hommes, n'avons pas de parallèle et que nous ne pouvons décrire qu'en la pla-
çant au-delà de toute liberté et nécessité de créature.
Chacune des trois Personnes est libre. Mais la volonté du Père précède la volonté du
Fils, et la volonté du Père et du Fils précède celle de l'Esprit : le Fils peut envoyer l'Es-
prit. On ne peut pas dire cependant que l'Esprit, parce qu'il dépend du Père et du Fils,
se trouve dans une plus forte sujétion que le Fils. Le mode de sujétion est autre.
Lorsque le Fils veut disposer de la volonté de l'Esprit, il ne peut le faire sans tenir
compte que l'Esprit est à l'égard du Père dans la même subordination qu'à son égard à
lui. Pour disposer de la volonté de l'Esprit, il doit être sûr que l'Esprit ressent la vo-
lonté du Fils comme étant semblable à celle duPère.
Le Père a tout donné au Fils et le Fils peut disposer de tout. Avec ce tout, le Père a
mis également sa volonté à sa disposition pour qu'à chaque décision qu'il prend, le Fils
ait la certitude de faire tout ce qu'il fait en conformité avec la volonté du Père et à sa
plus grande satisfaction. Le Père, cependant, n'a pas imposé sa volonté au Fils, mais,
dans une sorte de discrétion divine, il a marqué sa volonnté du sceau de la primauté
paternelle. Le Fils demeure au fond libre de faire sa propre volonté, mais le sceau de

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primauté posé sur la volonté du Père fait apparaître, malgré la perfection de sa volonté
filiale, l’accomplissement de la volonté paternelle comme meilleur et plus achevé,
comme exprimant son amour filial.
Dans l’acte d’être engendré, le Fils est occupé à voir le père qui l’engendre. Le ré-
sultat de cet acte, c’est-à-dire lui-même, n’est pas ce vers quoi il dirige son attention. Il
vit dans l’admiration de l’acte du Père dans lequel se manifeste sa toute-puissance di-
vine. Par contre le Père voit que le Fils se laisse engendrer et, étant engendré, lui laisse
à lui, le Père, la totalité de sa volonté de nécessité, n’intercalant en rien sa libre volonté,
engendrée avec lui, pour participer à sa propre formation. Que le Fils, plutôt, accepte
totalement de se laisser engendrer tel que le veut le Père, et même qu’il se sert du pre-
mier acte de sa liberté pour retirer sa propre volonté devant la volonté du Père qui
grandit en lui, se rendant ainsi d’autant plus libre pour se mettre à la disposition des
intentions du Père autres que son engendrement. Ce n’est pas encore l’acceptation de
la volonté du Père telle qu’elle s’exprime dans les paroles : « Que ce ne soit pas ma vo-
lonté, mais la tienne qui se fasse ». C’est la rencontre originelle de la volonté de né-
cessité du Père avec la libre volonté du Fils et en cela comme une sorte de pré-ap-
prentissage de la subordination de la volonté filiale à la volonté paternelle. Cela se pro-
duit avant même que le Fils fasse usage de sa volonté et se rende compte que le Père
possède une volonté libre : dans une réaction spontanée où le Fils, bien qu’il possède
sa volonté, ne tient pour ainsi dire pas compte de celle du Père et ne voit rien d’autre
dans le Père que la volonté qui se manifeste dans la capacité d’engendrer (une compa-
raison humaine serait celle du religieux qui, comme postulant, résiste tout d’abord à
un souhait de son supérieur, puis s’aperçoit soudain de la priorité de la fonction et fait
en sorte que son acte d’obéissance libre s’inscrive dans la règle de l’obéissance. Ou
mieux : deux amis qui se trouvent subitement placés dans une relation de supérieur à
subordonné). Et lorsque le Fils se comporte de cette façon si discrète avec sa libre vo-
lonté, qu’il ne l’oppose pas pour ainsi dire au Père, cela signifie qu’il n’en tient abso-
lument pas compte dans le moment, que d’emblée, sans regard sur lui-même, (p. 53 :) il
s’en remet à l’intention du Père, telle que l’exprime sa volonté de nécessité. Une vo-
lonté libre, authentique suppose une certaine connaissance de soi-même ; elle n’est pas
quelque chose d’instinctif, mais jaillit d’une intention mentale et d’une réflexion. Le
Fils, cependant, dans son origine, se trouve tellement occupé à regarder le Père qui en-
gendre qu’il évite tout ce qui pourrait le détourner de cette vision d’adoration. Et dans
la vision de l’acte d’engendrer du Père qui s’accomplit depuis toujours présentement,
il découvre que le Père est bien plus comme Dieu, qu’il possède en lui toute l’éternité
et l’infinité, que donc, même cachée et voilée au-dedans de sa volonté de nécessité, se
trouve une volonté propre, personnelle et agissante du Père, dont il peut se servir
comme bon luisemble. Dans la contemplation du Père, le Fils découvre les possibilités
actives et les intentions possibles du Père et il voit que ces intentions le concernent lui
aussi et que, pour cette raison, il doit se tenir à sa disposition. Et pour se faire, il doit
se voir lui-même d’une nouvelle manière, se rappeler qui il est, qui il doit mettre à la
disposition des intentions du Père le concernant. Sa connaissance de lui-même lui de-
vient, pour cette raison, une nécessité au sein de sa relation avec la volonté du Père.
Et il voit alors que le Père, dévoilant ses intentions, compte sur sa collaboration de Fils
et en même temps sur l’action d’un tiers, de l’Esprit. Cette mise à disposition du Fils
correspond cependant aussi bien à sa volonté de nécessité qu’à sa volonté libre, re-

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connue. C’est comme s’il se servait de sa volonté libre pour mettre à la disposition du
Père sa volonté liée afin de faire procéder l’Esprit, comme si en lui se rencontraient
deux décisions de volonté : l’une libre, l’autre tenant à sa nature.
C’est ainsi que jaillit l’Esprit. Il apparaît, d’un côté, comme étant le plus lié, et de
l’autre, comme le détenteur parfait de la volonté libre, dont l’originalité est d’être vo-
lonté tout court, de souffler où il veut. Il est lié à la volonté de nécessité du Père et à
la volonté de nécessité du Fils, et par-dessus encore, à la libre volonté vis-à-vis du Père
et se montre obéissant à son égard, l’Esprit veut exercer cette obéissance envers les
deux, Père et Fils. Tout se passe alors comme (p. 54 :) s'ils s'apercevaient de cette rete-
nue, de ce reniement de lui-même de l'Esprit, et comme si, dans le même instant, ils
lui criaient « Non » pour le gratifier plus que jamais de la totale liberté divine. L'Es-
prit n'est pas en Dieu un cadet, celui qui clôt une série partant du Père et dans laquelle
le Fils apparaîtrait comme imitateur du Père et où l'Esprit se tiendrait en face du Père
comme imitateur du Fils. À l'égard du Père et du Fils, il est plutôt dans une relation
toute nouvelle, originelle, conditionnée par sa double liaison, mais qui, dans le même
instant, fait exploser cette liaison et exige de lui qu'il soit volonté. Que d'une façon ori-
ginellement unitaire, il représente nouvellement quelque chose de la volonté prédo-
minante du Père et de la volonté subordonnée du Fils, la relation de prédominance et
de subordination ne demeurant plus complètement visible mais produisant plutôt
quelque chose plus intimement en rapport avec la manière de sa procession et qui le
montre, en face du Père et du Fils, comme le détenteur d'une liberté totale qu'il exerce
à jamais entre le Père et le Fils. Une liberté qui ne cesse d'opérer cc qui se trouve dans
les intentions du Père et du Fils, mais qui, précisément, le fait à la manière de la li-
berté. Ainsi, ce qui lui revient tout particulièrement, c'est le choix. La liberté de choi-
sir n'est pas seulement une condition sur laquelle reposent ses actions, elle les carac-
térise profondément. Elle est visible dans les élections de Dieu dans le monde : qu'il
donne sa grâce à un tel et pas à ces autres, qu'il fasse lever ce grain de semence-là et
pas cet autre, parmi des graines apparemment semblables. C'est à cette faculté d'élec-
tion que se révèle l'Esprit dans son souffle perpétuel entre le Père et le Fils. Pas plus
qu'on ne peut demander pourquoi il y a un Saint-Esprit, pas plus ne peut-on deman-
der pourquoi il choisit celui-ci et pas celui-là, et le choisit avant toute réponse et tout
mérite de la part de l'homme. Cette liberté de l'Esprit possède déjà sa racine dans sa
position entre le Père et le Fils ; elle est quelque chose d'intra-divin, quelque chose qui
n'est pas seulement conditionné par la création.
L'Esprit ressemble à quelqu'un qui peut faire tout ce qu'il veut. Mais il ne peut faire
que ce qui se trouve entre le Père et le Fils, puisqu'il procède des deux. Dans sa liberté,
il est toujours accueilli nouvellement dans la légitimité divine entre le Père et le Fils,
bien que tout lui soit donné et permis. Ainsi le chrétien est-il également (p. 55 :) lié, pré-
cisément parce qu'il est libre en profondeur ; il croit librement mais il est tenu par la
loi de sa foi libre. Toute sortie de la liberté de sa foi serait pour lui une chute dans la
servitude, c'est pourquoi il ne veut se mouvoir qu'à l'intérieur de la légitimité de sa foi.
L'Esprit, dans son étre divin, est libre (il ne peut être autre que ce qu'il est) et c'est
pour cette raison qu'il se situe et qu'il souffle entre le Père et le Fils, dans son éternelle
adoration et contemplation du Père et du Fils, de leurs intentions et de leur réalisation
opérée dans l'Esprit. Le chrétien place sa volonté dans sa foi, il somme sa volonté de
se réaliser à l'intérieur de sa foi, il présente sa foi comme loi à sa volonté. L'Esprit pré-

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sente sa relation au Père et au Fils comme loi à sa volonté. Mais en cela il ne doit pas
imiter le Fils. Il doit être lui-même, le libre Esprit du Père et du Fils. C'est pourquoi il
peut également devenir « règle » pour le Fils fait homme, car il est libre et récapitule
néanmoins en lui la nature des intentions du Père et du Fils dans une forme qui ne lui
est pas imposée mais à laquelle, par amour, il donne tout ce qui correspond à l'amour
du Père et du Fils et qui contribue à sa réalisation. Ici encore, la séparation des Per-
sonnes est importante : l’Esprit n'est pas comme écrasé entre le Père et le Fils, mais
libre dans un toujours-plus. Il lui est donné de découvrir dans la liberté ce qu'il peut
faire pour l'amour du Père et du Fils.
Tout cela fait donc voir les racines de la prière de demande en Dieu. Lorsque le Père
aperçoit le Fils et voit de quelle facon spontanée l'amour lui répond dans le Fils, com-
ment le Fils l'adore et se laisse en même temps adorer, le contemple et se laisse en
même temps contempler, le Père introduit la prière. Il prie le Fils de l'aider à faire
avancer les intentions qu'il lui dévoile dans la contemplation et qui sont ses intentions
paternelles. Il transmet au Fils tout ce qui est intention en lui et lui montre ainsi des
possibilites d'activité qui ne sont pas déjà contenues dans son caractère paternel. Les
intentions du Père qui sont alors transmises au Fils sont comme des commencements
des origines qui peuvent être reprises par le Fils pour finir en actes. Il y a ici un pa-
rallélisme avec la parole du Fils : « Père, en tes mains je remets mon esprit. » Ici, le
Père remet son esprit entre les mains du Fils, ce qui veut dire ses intentions, son tra-
vail, son œuvre. Le Père a engendré le Fils, mais le Fils mène à (p. 56 :) présent certains
actes du Père à leur plein épanouissement ; il devient le porteur et l'exécuteur des
plans du Père. Dans les intentions initiales du Père se révèle sa volonté paternelle. Et
le Fils reprend celle-ci pour manifester sa volonté filiale en la réalisant. Le Père, en en-
gendrant le Fils qui réalisera, réalise de façon primaire. Et si le Père agit dans l'An-
cienne Alliance, c'est pour préparer, par amour, l’œuvre du Fils qui va venir pour réa-
liser ses intentions dans la Nouvelle Alliance. Et c'est toujours une joie d'exaucer une
prière reçue. C'est pourquoi le Père demande en premier et il prie le Fils pour que
celui-ci ait la joie d'exaucer. On pourrait même dire que la volonté de nécessité du Père
en engendrant le Fils devient l'expression d'un exaucement : comme si le Père, par sa
volonté de nécessité, avait offert à sa volonté libre l'exaucement d'une prière, comme
si le Père s'était accordé quelque chose à lui-même en engendrant le Fils. Chez
l'homme également, il peut exister une tension dans la volonté : entre une volonté plus
spirituelle et une volonté plus naturelle. Lorsqu'il est fatigué et qu'il devrait encore tra-
vailler, il peut « s'accorder » du repos. D'une façon comparable, la volonté de nécessité
chez le Père s'accorde à la volonté libre d'engendrer le Fils. Le Père désire ce Fils : et
c'est justement celui-ci qu'il doit avoir. On ne peut cependant pas dire que, dans cet
« exaucement » de sa propre prière, le Père ait une joie en lui-même. Il a plutôt cette
joie dans le Fils. La joie de l'exaucement est tout au plus comme une avant-joie qui
n'est cependant pas séparable de la satisfaction dans le Fils, du fait qu'en Dieu toute
attente est toujours déjà satisfaite. Le Père se réjouit éternellement du Fils ; mais le
Fils, qui se tient éternellement devant lui, est éternellement plus que ce que le Père
tout-puissant et omniscient attend, et sa joie est éternellement plus que son avant-joie.
Son acte d'engendrer a produit un fruit magnifique. Et ainsi il sait que l'exaucement
qu'il accordera également au Fils contiendra un toujours-plus divin, que cette aug-
mentation, cette surprise, cette surabondance fait partie de la nature divine et se re-

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trouve partout, de telle sorte que jamais la joie de Dieu ne peut s'épuiser. Et cette ex-
périence, précisément il veut immédiatement la communiquer au Fils : avant même
que le Fils né le prie, le Père veut l'avoir déjà prié, comme pour perdre ainsi la prio-
rité de l'exaucement. Et, finalement, ce n'est qu'en raison de la (p. 57 :) joie divine de
l'exaucement qu'on peut comprendre que la liberté parfaite convient à l'Esprit. C'est
en quelque sorte une découverte commune de l'exaucement – découverte du Père et du
Fils – qui est à la base de cette liberté de l'Esprit. Dans une certaine mesure, ils prient
l'Esprit de disposer librement de leurs intentions.
Ainsi, l'acte d'engendrer semble déjà contenir une demande ; mais une demande qui
est exaucée depuis toujours : pendant que le Père engendre, le Fils est déjà là, éter-
nellement. Pendant que le Père veut donner le baiser de l'amour, le Fils déjà lui tend
la joue. Et c'est ainsi qu'il enlève au Père l'intention qui est seulement en train de se
former et la réalise – comme action et intention du Père – en se mettant à sa disposi-
tion. En Dieu, tout est rempli de telles attentions de l'amour, qui contribuent cepen-
dant de façon essentielle à la compréhension de la Trinité, remplie de prévenances de
ce genre, incorporées dans la réalité accomplie. Le Fils coopère déjà en se 1aissant en-
gendrer, se tenant pret à être engendré. Et à l'intérieur de cette relation naturelle, tout
se répète dans les libres rapports. Lorsque la petite Thérèse dit : « Le Bon Dieu me fait
toujours ardement désirer ce qu'il veut me donner », cela témoigne d'une vue profonde
de la nature de l'amour trinitaire. L'amour le plus pur, justement, est un flot constant,
un tissu d'exaucements et de satisfactions. Qu'il y ait des désirs et des demandes, n'est
pas le signe d'un amour impur ou égoïste. Certaines femmes se disputent avec leur
mari dans l'unique but d'obtenir quelque chose lors de la réconciliation. C’est là abu-
ser de la demande d'amour. L'amour a des désirs désintéressés et il est reconnaissant
lorsqu'il voit des désirs qu'il peut satisfaire, lorsqu'on prend position, que des choses
se trouvent préférées à d'autres. Alors l'amour a l'occasion de se conformer et les fron-
tières disparaissent entre ce que quelqu'un aurait fait seul et ce qu'il fait pour procu-
rer une joie à l'autre. L'amour n'exauce pas non plus de sorte à arracher pour ainsi dire
les souhaits des lèvres de l'être aimé, au point que celui-ci tombe rapidement dans l'en-
nui du manque de désir. Entre désirer et se voir exaucé, il laisse cette distance qu'exige
le respect, cet espace de liberté qui est necessaire pour garder vivante la relation. Cela
signifie, pour les hommes, que chacun doit laisser l'autre seul pour que l'amour puisse
se déployer aussi dans la solitude. Chacun doit (p. 58 :) avoir du temps pour penser à
l'autre, imaginer de nouveaux plans pour aimer, préparer de nouvelles surprises, ou
simplement redevenir soi-même et ne pas tomber dans une dépendance de l'amour. En
Dieu, aucune séparation spatiale n'est possible ni nécessaire, mais la distance hiérar-
chique des processions la remplace. Il y a un début originel, où le Père est « seul »,
même s'il n'a jamais été sans le Fils, car c'est « lui », en fin de compte, qui, dans son
unicité et sa solitude, engendre le Fils. Et le Fils voit cela dans le Père. Mais parce que
le Père fait part de tout au Fils, il lui donne également cela. C'est comme si le Fils don-
nait au Père la permission d'être seul, mais, dans le même instant, le Père offre la
même chose au Fils et, pour le Fils, tout est désirable de ce que le Père trouve dési-
rable pour lui-même. Il y a des choses qu'on peut mieux se dire de près, et d'autres de
loin. Ceux qui s'aiment peuvent, de loin se faire part, dans des lettres, de choses qui
leur sont apparues dans la silencieuse considération de leur amour commun et qui ne
leur sont pas venues à l'idée quand ils étaient ensemble. Et le destinataire des lettres

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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reconnaît à quel point la solitude a fait du bien à l'absent et combien leur amour s'en
est trouvé accru.
Libérer quelqu'un, c'est rétablir la distance qui se trouve dans l'acte d'engendrer. Ce
n'est pas en lui que le Père engendre, mais hors de lui. Dans le véritable amour, ceux
qui s'aiment ne collent pas l'un à l'autre mais gardent la distance nécessaire pour se
voir entièrement et se rencontrer. En Dieu, le don est toujours ce qu'il a souhaité, mais
il est laissé un « temps » et une possibilité pour désirer, et un « temps » pour prépa-
rer le don. Le Fils laisse au Père la possibilité de manifester sa volonté pour qu'il
puisse l'accepter. Dans le mariage également, l'homme doit laisser à la femme le temps
d'être femme, et inversement. Et peut-être y a-t-il certains souhaits du Père auxquels le
Fils ne répond pas, pour que l'Esprit les accomplisse. Peut-être l'époux éprouve-t-il une
fois le besoin de s'entretenir avec un collègue ami, en l'absence de sa femme ; elle ne
cherchera pas pour autant à modifier ses qualités féminines pour s'en attribuer de mas-
culines, elle fera au contraire tout son possible pour que l'entretien ait lieu et qu'elle
n'y assiste pas. En Dieu, naturellement, jamais la tierce personne n'est exclue ; mais
elle a la possibilité d'être là d'une autre manière, de compléter, ne (p. 59 :) serait-ce
peut-être qu'en faisant de la place, pour que les autres agissent La volonté, l’amour, les
désirs revêtent des formes précises. Tout n'est pas que résultat et fusion dans l'unité.
Une même chose peut s'obtenir par les associations les plus variées. On peut obtenir
les mêmes totaux avec des nombres différents.
Le Fils ne fait rien de plus volontiers que la volonté du Père, car déjà il la fait en
étant engendré. I.a créature n'a aucune possibilité de dire oui à sa création. Le Fils, si.
Il acquiesce aussitôt à l'acte du Père, il répond avec docilité et dit : je me laisse en-
gendrer. Tout ce qui en lui est libre, ne lui paraît bon et utile que pour qu'il puisse se
laisser engendrer. D'un autre côté, le Père lui donne aussi la distanciation qui permet
l'autonomie. Mais même ce que fait le Fils de manière autonome, il le fait avec l'auto-
risation du Père et sur l'invitation de celui-ci à être libre et autonome. Jamais le Fils ne
se lasserait de faire la volonté du Père. Mais le Père désire que le Fils fasse ausi sa
propre volonté, et le Fils ne refuse pas ce désir au Père. Si l'Esprit signifie la « règle »
pour le Fils sur terre, le Père signifie le « ministère » pour le Fils au ciel. À la lumière
de l'Incarnation, cette relation devient pour nous plus claire. Pour révéler au monde la
volonté du Père, le Fils, mieux que tout autre, doit connaître cette volonté. Et il doit
lui-même avoir manifesté l'obéissance suprême, pour être en mesure d'exiger des
croyants quelque chose comme de l'obéissance. Ce n'est pas seulement à l'lncarnation
qu'il s'exerce à cette connaissance et à cette obéissance, car étant homme, il ne fait que
ce qu'il a fait de toute éternité au ciel, étant Dieu. Étant Dieu, il doit, pour être homme,
connaître tous les aspects de la relation au Père et avoir, dans l'éternité, volontairement
vécu dans la subordination au Père, bien que cette subordination soit déjà fondée dans
la nécessité divine. Ce n'est que de cette manière qu'il peut représenter le divin sur
terre. Ici, sur terre, c'est l'inverse de ce qui se passe au ciel : le croyant donne d'abord
volontairement son oui, ensuite il est pris au mot par Dieu et peut être conduit dans
une souffrance contre laquelle se rebelle sa nature. Mais la libre volonté de son oui ren-
ferme aussi la contrainte de la souffrance. Le Fils divin, par contre, dit d'abord oui à
l'intérieur de la nature divine, pour pouvoir dire ensuite aussi librement oui. En né-
cessité divine, il accepte au ciel tout ce que veut le Père. Et comme ce oui ne (p. 60 :)
contient pas la moindre contrainte, mais exprime au contraire toute la nature du Fils,

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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il met toute sa liberté dans ce oui. Comme homme, le Fils reçoit une nouvelle libre vo-
lonté, humaine, mais il se sert aussi de celle-là pour la soumettre totalement à la vo-
lonté du Père. Lorsqu'il demande, au Mont des Oliviers, « que ta volonté soit faite et
non la mienne », il accomplit d'une manière nouvelle la demande qui a été formulée à
son origine depuis toujours. Seulement la nature humaine et sa substitution aux pé-
cheurs lui donnent de nouveaux aspects d'obéissance et de soumission.
Supposons qu'un novice soit entièrement soumis à son supérieur, dans tout ce qu'il
fait et respire et que, pour une raison quelconque, il vienne à l'idée du supérieur de le
délier pour quelques heures de l'obéissance. Néanmoins, le novice n'entreprendrait
rien d'autre que ce qu'il supposerait être la volonté du supérieur. Il n'entreprendrait
rien que le supérieur, si l'idée lui en venait entretemps, ne pourrait également lui com-
mander. Et si, au lieu de le délier de l'obéissance, inversant les rapports, le supérieur
se mettait lui-même, pour une heure, sous l'obéissance du novice, celui-ci ne pourrait
rien lui commander qui ne soit dans le sens de son obéissance antérieure : soit en ré-
tablissant la première relation, soit en commandant des choses que le supérieur, selon
sa propre manière de voir, aurait pu exiger de lui. Il ne refuserait pas de donner des
ordres, mais il commanderait comme aurait commandé celui qui, à présent, lui obéit.
L'esprit que le supérieur a créé en commandant est l'esprit que le novice reconnaît
comme vrai, qui vit en lui, et selon lequel il commande à présent. Le Fils également
pourrait ainsi être autonome en Dieu, libre, pour choisir toujours à nouveau l'obéis-
sance. Et comme il a l'esprit du Père, il ne connaît pas de meilleure façon de l'aimer
que de lui obéir. Au ciel déjà, la volonté du Père lui apparaît si excellente que, deve-
nant homme, il n'a pas à apprendre à être obéissant. Car son obéissance humaine ne
peut consister en rien d'autre que de considérer en tout la volonté du Père comme prio-
ritaire et donnant le ton. Et cela, il le fait au ciel de toute éternité. Toutes les actions
qu'il accomplira sur terre librement et souverainement ne seront jamais rien d'autre
que des mallifestatiolls de son obéissance, car cette liberté-là, précisément, le Père la
lui a accordée et l'a attendue de lui.
(p. 61 :) Là où le Dieu trinitaire décide la création du monde, là ou il n'est pas encore
question du péché à venir, où le Fils approuve en tout le plan du Père, il se met à la
disposition de l'œuvre pour y faire sa demeure. C'est comme une préfiguration de l'Eu-
charistie ; pas encore sous forme sacramentelle, ni par référence à la Passion, ni méme
à un corps. Le Fils ne voit pour le moment que la grande ressemblance entre l'éternel
acte qui l'engendre et l'acte qui fait surgir de Dieu la création pleine de grâce, et il se
représente toute la joie qu'éprouvera le Père à rencontrer son Fils dans le monde. Pour
procurer de la joie au Père, il désire qu'une telle rencontre se produise chez tous les
hommes. Et comme pour donner à ce désir du Fils une forme toute concrète, un som-
met d'où l'Eucharistie pourrait se répandre, le Père, le Fils et l'Esprit choisissent en-
semble un être humain dans lequel devra vivre le Fils : une femme. Une femme devra
accueillir le Fils et devenir sa Mère. En ce sens, dans la préscience de Dieu, Eve est
déjà femme avant qu'Adam soit homme. Car mystérieusement, le Christ et Marie sont
le premier couple, tenu en réserve comme une raison cachée. La mesure exacte de la
distance par rapport à Dieu est donnée par le couple Christ et Marie et non pas par
Adam et Eve qui, de la distance initiale où ils se trouvaient, sont ramenés dans celle
définitive du Christ et de Marie. L'intention de gloritication du Fils, plus ancienne et
plus définitive que l'intention de rédemption, inclut depuis toujours Marie dans ses

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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plans et, par elle, toutes les créatures qui contribuent à multiplier la gloire du Père. De
même que le Père a son propre plan dans la création, plan qui correspond à son point
de vue de Père, le Fils a son plan qui correspond à son pomt de vue de Fils et, à son
tour, l’Esprit a son plan puisqu'il réalise le plan du Père et du Fils de la manière la plus
libre. ll opère la conception immaculée, il prend la Mère sous son ombre, il réalise le
miracle de la naissance virginale. Les trois Personnes se trouvent ainsi à l'origine du
premier couple qui personnifie l'ensemble de la création. Cependant, les fonctions
exercées par chacune des Personnes dans l'œuvre de la création sont finalement déci-
dées dans la prière de demande divine et pas seulement dans la contemplation d'où
émane l'action comme fruit. Ces fonctions, certes, sont ici ébauchées, mais elles ne de-
viennent concrètes que lorsque le Fils et (p. 62 :) l’Esprit se mettent à la disposition de
l'œuvre du Père, quand ils demandent de pouvoir coopérer, comme le Père également
demande leur coopération. Ils veulent éprouver et connaître dans l'éternité ce que les
hommes devront faire et ressentir plus tard dans leur prière de demande. Les paroles
du Seigneur : « Tout ce que vous demanderez en mon nom à mon Père, vous sera ac-
cordé », ces paroles doivent trouver leur fondement en Dieu lui-même. Et comme tous
les trois prient ensemble, ils s'exaucent aussi réciproquement. Toute l'œuvre de la créa-
tion se trouve placée dans ce divin exaucement. Et chacun fait volontiers la volonté de
l'autre, d'abord parce qu'il veut lui faire plaisir dans l'amour, puis parce que cette vo-
lonté correspond à la sienne propre et finalement parce que la volonté propre de cha-
cun est formée par la volonté et le goût de l'autre. Ce jeu amoureux de demande et
d'exaucement dans l'œuvre de la création apparaît de la façon la plus nette en son som-
met, l’œuvre première de Dieu : en Marie.

Décision
Dans toute prière humaine, il y a des décisions, et prise globalement, elle est même
le résultat et l'expression d'une décision pour Dieu. Celui qui prie est décidé à res-
pecter Dieu, à vivre en sa présence, à le contempler, à se mettre à nu devant lui, à l'im-
plorer pour quelque chose. Mais cette décision humaine est toujours déjà la réponse à
une décision de Dieu qui veut se faire adorer et contempler, qui est résolu à se révéler
à l'homme, à lui être accessible, à exaucer ses prières. Cette décision divine, qui pré-
cède et permet la décision de l'homme de prier, contient également la résolution par-
ticulière de se laisser conduire à des décisions par notre prière ; la réponse de Dieu à
notre prière n'est pas seulement dans le fait qu'il se montre, qu'il nous permet d'entrer
en conversation avec lui, mais aussi dans ce qu'il donne lui-même une forme à cette
conversation, dans une véritable réciprocité où il demeure toujours libre de répondre
à l'appel de l'homme avec toute forme de décision qui lui convient. Ainsi, sa décision
peut nous apparaître comme réponse adéquate à nos demandes, comme elle peut aussi,
(p. 63 :) vue de façon purement humaine, dénoter à peine une corrélation avec la de-
mande.
Et lorsque Dieu parle avec Dieu, dans cette conversation aussi, se retrouvent toutes
les formes de la décision. L'adoration et la contemplation réciproques des Personnes
divines sont le fruit d'une décision dans l'amour. Mais il y a aussi à prendre conti-
nuellement des décisions dans la prière et dans l'exaucement. Le Fils, par exemple, se
décide à présenter une demande au Père ; le Père se décide à la lui accorder d'une façon

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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bien précise et ainsi de suite. Ce caractère de décision de la prière divine exprime une
marque distinctive de la nature divine. Jamais, en Dieu, rien n'est irrésolu. Qu'il se dis-
tingue lui-même en Père, Fils et Esprit et qu'il soit constamment impliqué trinitaire-
ment dans la décision, cela fait partie de la nature de Dieu. La décision intervient aussi
bien dans le don que dans l'acceptation. Le dialogue en Dieu n'est pas sans forme, ni
la contemplation déliquescente. Tout est supérieurement différencié, décidé et séparé.
Mais, précisément pour cette raison, tout tend sans cesse à rentrer dans l'unité. Dieu
se différencie pour refaire de nouveau l'unité, mais il refait aussi l'unité pour se diffé-
rencier de nouveau.
Une image en est l'Eucharistie du Fils, dans laquelle il se donne toujours de nouveau
en partage, pour réaliser un peu plus à chaque partage le retour à l'unité. Par chaque
communion le Fils devient plus « unitaire ». Ainsi il existe aussi en Dieu une commu-
nion, un échange de la nature divine, dans lequel séparation et union ne font qu'un. Et
cet échange en Dieu est quelque chose de tout à fait concret. Le concret, communiqué
dans l'amour, est enserré par l'amour, il en est une explication, une démonstration.
Entre des êtres humains, l’échange est toujours limité. Personne ne peut donner à
l'autre sa mémoire ou son esprit ; il ne peut en communiquer que des bribes. En Dieu,
il n'y a rien qui ne puisse être remis ; tout don est la chose elle-même, et pas seulement
sa représentation. Une personne peut certes raconter ses souvenirs d'enfance à une
autre, mais non pas donner son enfance elle-même. (ll n'est pas rare que l'hypnose,
l'analyse et autres choses semblables frôlent le blasphématoire parce qu'elles empiè-
tent très souvent sur une zone réser- (p. 64 :) vée à Dieu. Cependant, Dieu n'est pas seu-
lement un souvenir sur terre, mais une présence vivante, réelle, une concrète offrande
de lui-même et cette possibilité lui vient de la vie trinitaire. Celui qui rejette donc la
présence réelle eucharistique du Seigneur n'a pas accès à l'échange trinitaire. Souvent
les hommes parlent de « purs symboles », là où ils ne suivent plus, où ils ont perdu le
sens de ce qui est pour Dieu une pure réalité. Avec son réalisme, l'Eucharistie est un
pont vers le ciel. Elle nous révèle qu’il y a au Ciel des décisions et des concrétisations.
Des décisions qui sont en Dieu aussi concrètes que le Seigneur est concret pour le
croyant lorsqu'il a l'hostie sur la langue. En Dieu, les désirs, les actes de volonté sont
réalisés. Dieu le Père peut désirer que le Fils désire quelque chose ; et il peut inspirer
ce désir au Fils, de telle sorte que le Fils l'ait très concrètement, sans qu'il soit porté
atteinte à la personnalité du Fils. C'est le contraire d'une hypnose, où la volonté de
l'hvpnotiseur domine et contraint celle de l'hypnotisé et où celui-ci sort de l'hypnose
avec une volonté propre diminuée. Qu'une personne qui aime exige de celle qui est
aimée qu'elle devienne comme elle, ce serait un abus de l'amour, amour de soi, obses-
sion de se retrouver soi-même dans un miroir. Dieu le Père voit dans le Fils le Fils, il
ne se voit pas lui-même. Et dans l'Esprit il voit l'Esprit et non pas le Fils ou le Père. Il
n'y a aucune possibilité de confusion. Le Père ne veut pas que le Fils agisse comme s'il
était le Père ; dans l'œuvre du Fils, il ne veut pas reconnaître sa gloire paternelle, mais
la gloire du Fils. En Dieu, chacun doit étre soi-même et non pas la copie de l'autre. Et
chacun se communique à l'autre de telle sorte qu'il n'en demeure pas moins lui-même.
Cela fait partie de la détermination de Dieu.
Plus le Père, le Fils et l'Esprit se contemplent, s'adorent et conversent entre eux, plus
ils sont eux-mêmes, chacun pour le compte de l'autre en quelque sorte. Plus Ie Fils pro-
cède u Père qui l'engendre, plus paternel, pour ainsi dire, est le Père. Et le Père ne

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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songe nullement à devenir lui-même Fils, ou le Fils à devenir lui-même Père. Les
« nombreuses demeures » dont parle le Seigneur et qu'il tient prêtes dans la maison
du Père, sont en Dieu même différentes. Déjà, dans l'amour humain, l'homme n'envie
pas d'être femme, ou la femme d'être homme. Plus ils sont unis, plus l'autre (p. 65 :) est
un Tu et non un moi. Et plus il est différent, plus il vaut d'être aimé. Dans leur union,
il peut y avoir un point d'interpénétration où ils ne savent plus où l'un commence et
ou l'autre finit ; mais précisément, dans cette unité, le Tu ressort d'autant plus
magnifique. Et dans l'amour, chacun a le droit de disposer de l’union. La femme aussi,
qui est celle dont il est disposé, peut, dans la sphère de sa disponibilité, disposer de
l'homme. Ainsi il plaît au Père que le Fils décide par lui-même. C'est la gloire du Fils
que le Père veut voir, lorsque le Eils le glorifie. Et l'Esprit veut voir la gloire des deux
et ne se soucie pas d'être lui-même leur glorification finale.
Mais tout ce qui peut être dit au sujet de la prière divine n'est qu'allusion. Hors de
l'amour, tout peut se réduire à certains contenus conceptuels et on peut dire : « Ce
n'est rien d'autre que… ». Dans l'amour, on sait que tout est plus riche et plus coloré,
qu'il est possible de l'exprimer. Et lorsqu'il s'agit de décrire l'amour de Dieu, il ne peut
trouver son expression qu'en lui-même. Mais plus un homme aime, plus il est proche
de l'amour de Dieu et plus il comprend combien Dieu aime et combien la vie trinitaire
est la source vivante de tout amour.

2. La prière dans la création


Le Fils éternel prie le Père dans chaque forme de la prière. L'Esprit inspire cette
prière et il est pour cette raison l'esprit de la prière. Et la vision que le Père donne de
soi au Fils et à l'Esprit appartient depuis l'éternité à sa forme de prière. Celle-ci ne
s'épuise pas dans le fait que le Père s’y fait connaître, initiant à la prière et lui donnant
matière : dans la révélation qu'il fait de lui-même, il montre sa propre prière. Et lorsque
Dieu le Père devient Créateur du monde, il ne change pas sa nature. Son acte de créa-
tion, par lequel il se révèle à l’extérieur, est donc également un acte à l'intérieur de la
prière. Si déjà les actes des croyants n'ont d'existence comme actes chrétiens que lors-
qu'il sont issus de la prière chrétienne, on sait par là que Dieu accomplit des actes qui
ont leur source dans son être, mais aussi dans sa prière et son être-prière. Et Dieu ne
fait rien sans se rendre compte de ses actes. Si, après l'acte (p. 66 :) de la création, au
soir de chaque journée, il jette un regard sur ce qui a été fait et le juge bon, cette dé-
claration est quelque chose qui s'adresse au Fils et à l'Esprit ; une invitation à tous les
deux à participer en acquiesçant à l'œuvre du Père ; c'est donc aussi la reconnaissance
de leur co-existence, de leur coopérations de leur co-révélation, de leur co-prière.
Avant de créer, Dieu vivait de toute éternité dans l'unité du don, de la participation
et du partage entre les Personnes divines. Et il n'est pas permis de s'imaginer cette
unité trine comme état figé. Elle est mouvement, étincellement, pluie, événement,
échange, production à partir de ce qui est produit et dans ce qui est produit. C’est vie
suprême, éternelle. En créant, le Père, dans cette action, dans cette nouvelle révélation
de lui-même, se présente en quelque sorte de nouveau devant le Fils et l'Esprit ; mais
en reconnaissant que son œuvre est excellente, il revient vers le Fils et l'Esprit et leur
donne d'y participer. Certes, le Fils et l'Esprit ont coopéré à l'œuvre créatrice puisque

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Dieu s'est dit à lui-même : « Créons l'homme à notre image ». Mais leur coopération
est demeurée voilée dans l'action du Père pendant qu'il créait et cette dissimulation
trouvera un parallèle dans la dissimulation du Père et de l'Esprit dans le Dieu incarné
qu'est le Fils. Durant l'acte créateur, on ne voit pour ainsi dire que la seule face de Dieu
le Père. Mais, lorsqu'au septième jour, devant l'œuvre de la création achevée, il parle
de son œuvre et la juge, il se tourne vers le Fils et l'Esprit. Et, de cette fagon, cette
constatation est une prière, car elle est dite à Dieu par Dieu. On pourrait penser qu'elle
est superflue car, durant la création également, le Père engendre le Fils et l'Esprit pro-
cède d'eux, et tout est créé dans le Fils, et l'Esprit plane sur les eaux. Ils participent
donc dès le début. Mais elle n'est pas superflue, parce que la prière est un dialogue et
connaît la Parole, qu'elle est quelque chose de formé et parce que Dieu le Créateur,
lorsqu'il donnera plus tard à l'homme la possibilité d'une relation avec lui, de la prière
et de son exaucement, lui communiquera quelque chose de son divin trésor. Quelque
chose d'éternel qui sommeille en lui. Lorsqu'il prie, l’homme n'appelle rien de nouveau
à l'existence : sa prière devient participation à l'éternel dialogue entre le l'ère, le Fils
et l'Esprit. Ce dialogue est le plus profond et le plus sublime qui soit, et Dieu crée un
(p. 67 :) monde « bon » pour l'homme, afin que le dialogue soit possible pour lui aussi.
Tout dans le monde doit étre très bon afin que l'homme, qui est créé bon pareillement,
soit incité par lui-méme et par son environnement à participer au dialogue éternel.
À la fin de l'œuvre complète de la création est placé le sabbat de Dieu, qui rend l'éter-
nité visible à la création. C'est un jour saint, parce que Dieu se repose, parce qu'il est
le jour de Dieu, d'un Dieu qui ne crée plus, qui a derrière lui le travail de ses actes et
la constatation de leur bonté et qui retourne dans la sainteté de sa vie trinitaire. Il n'ap-
paraît plus, il prend de la distance, il se rend dans son sanctuaire qu'il partage avec le
Fils et l'Esprit. Et par là, il donne aussi à sa création la possibilité du repos et de la
prière contemplative. Ce qu'il fait maintenant n'est plus bon mais sacré. Ce n'est plus
l'action, mais la contemplation. Ce n'est plus le fait d'agir, mais de laisser faire. C'est
sacré car c'est son jour de repos. Le jour où il n'a rien à faire d'autre que de se laisser
adorer: par le Fils et par l'Esprit, mais aussi par celui qu'il a créé. L'homme, qui connaît
les jours, recoit à présent un jour où rien ne doit se passer à part la vision de Dieu qui,
au ciel, se réjouit de son œuvre, de ce que, en prière avec le Fils et l'Esprit, il a exprimé
qu'elle était bonne. Par cette constatation, il a rendu possible l'action de grâce du sab-
bat. Donc pas seulement par son action, mais par sa constatation. Ainsi le remercie-
ment n'est plus quelque chose d'arbitraire s'appuyant sur une simple constatation hu-
maine, rien dont l'homme pourrait disposer à sa guise, mais quelque chose de saint qui
appartient à Dieu et lui revient, qui est concédé par Dieu et qui est de ce fait une par-
ticipation à sa sainteté.
La chrétienté doit se soumettre à la règle du sabbat, déclarée sainte par Dieu. Cela
doit être un jour de véritable prière, une distance par rapport à l'agir de la création,
participation à la totalité de la création sans rien faire, mais en se réjouissant, dans un
sens non choisi par nous, mais offert par la sainteté de Dieu. L'invitation qui en est
faite est une grâce de Dieu. Grâce, sous la forme d'une possibilité de prier et d’être
exaucé, mais aussi sous la forme des sacrements et de l'omniprésence de Dieu qui se
révèle et qui s'offre. Quand nous sommes autorisés à participer à l'action de Dieu, il y
a (p. 68 :) une sorte d'adaptation : nous avons des yeux pour voir, des oreilles pour en-
tendre, des sens pour percevoir. Mais là, nous sommes invités sans aucune adaptation

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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à participer au jour de la sainteté, et la grâce est le pont qui franchit ce manque d'adap-
tation. ll y a quelque chose de plus fort et de plus essentiel que nos capacités : le sur-
naturel qui prend pitié de notre nature, nous place devant Dieu et nous rend capables
d'accepter ce que Dieu veut nous donner depuis son sanctuaire, dans une certitude et
une vérité qui est au-delà du monde créé et qui provient du monde saint de Dieu. Cette
grâce n'est d'abord pas contenue dans le monde créé, mais elle est parfaitement collé-
rente avec lui, car le septième jour suit les six autres, au cours desquels Dieu agissait.
Pour ce septième jour, Dieu donne le cadre : c'est le jour de son repos, le jour saint. Il
fait connaître ce cadre, il proclame ce jour. Mais il lui donne en même temps le
contenu : lui-même avec sa sainteté et son repos, et ce contenu n'est pas de ce monde.
Le cadre des autres jours consistait en ceci que ce qui n'était pas séparé le devenait,
que ce qui n'était pas créé l'était, et le contenu, c'était l'action de Dieu. Le contenu du
sabbat n'est plus l'action de Dieu mais Dieu lui-même. Et l'homme est élevé à la capa-
cité d'entrer en conversation avec Dieu l'invisible, avec Dieu qui se repose, d'être admis
dans son Saint des saints, où Dieu l'inonde de sa grâce. Le dimanche est le jour de la
surnature, qui construit sur la nature.

3. La prière du Christ
Prière de l’Incarnation
Lorsque le Fils incarné est un homme parmi les hommes, sa prière doit être telle
qu'il puisse la communiquer à ses frères. Au ciel, sa prière était une prière de la pure
vision. Ce qu'il doit apprendre, à présent, c'est une prière qui puisse devenir, chez ses
frères, une prière de foi. ll doit, dans sa nature humaine, faire maintenant l'expérience
de la manière dont un être humain se comporte envers Dieu. Certes, il possède la vi-
sion du Père ; mais, à présent, il doit la voiler, la masquer, la mettre en arrière, ne pas
s'en servir. (p. 69 :)
Il doit la placer entre les mains du Père, comme son esprit, sur la croix. Sa prière,
au ciel, jaillissait de son engendrement par le Père et de sa vision du Père dans une
union. A présent, sa prière doit jaillir de son incarnation et de la foi que doivent avoir
les hommes et qu'apporte la Nouvelle Alliance.
Nous sommes de pures créatures, issues du néant. Le Fils s'est fait homme à partir
de son propre être éternel. Dans la différence entre le fait que nous sommes créés et
son incarnation (par laquelle il élève et assume la nature humaine) se trouve quelque
chose qu'il s'approprie pour pouvoir, à partir de cette possessions nous donner la foi.
Il pourrait se faire qu'un homme ait recru de Dieu la grâce de la vision. Il pourrait avoir
vu chaque année un certain mystère de fête et puis, une fois, Dieu ne lui accorde pas
cette vision. Il devrait alors apprendre à se passer de la vision – ou bien rattacher la vi-
sion antérieure à l'actuelle absence de vision et ressentir la fête de maniere tout aussi
catholique et la vivre tout aussi joyeusement que les années précédentes. De la même
manière, le Fils qui s'est fait homme porte en lui la différence entre la vision céleste et
la possibilité de croire qui est donnée à l'être humain créé, afin de préparer, à partir de
là, la foi chrétienne qu'il doit donner aux siens. Certes, étant le Fils de l'homme, il pos-
sède la vision du Père. Mais s'il ne pouvait pas atteindre notre possibilité de relation
avec Dieu, le don de la foi ne proviendrait pas réellement de lui. Jésus n'occuperait pas

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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réellement notre place et ne pourrait pas non plus réellement se substituer à nous pour
porter nos péchés. La différence entre sa vision et notre foi ne consiste pas dans le rem-
placement de l'une par l'autre, mais dans une concomitance des deux. Il doit vivre de
telle sorte qu'il touche aux deux bouts, mais avant tout au bout humain. L'obéissance
au Père exige qu'il soit un homme authentique. Et il ne peut transmettre aux hommes
l'obéissance au Père que s'il l'a vévue et subie totalement comme homme. Ainsi doit-il
laisser en dépôt chez le Père ce qui pourrait rendre impossible l'obéissance humaine.
Supposons qu'un médecin connaît son métier et veut instruire des infirmières : il devra
alors apprendre à aborder l'homme malade tout autrement qu'en tant que médecin. Il
doit apprendre lui-même les tours de main que l'infirmière doit savoir. Un simple sa-
voir théorique ne suffit pas. Il est (p. 70 :) évident qu'entretemps le médecin ne perd pas
son savoir supérieur et plus complet, comme il est évident qu'il n'a pas besoin, pour
lui-même ni pour sa propre profession de médecin, de celui qu'il doit apprendre.
Toute forme de la prière de la Trinité a son origine dans la vision. C'est cette vision
qui ouvre Dieu vers Dieu et qui fait naître ensemble adoration, contemplation et de-
mande. À présent, le Fils doit trouver sur terre la formule qu'il peut donner aux
hommes. Envoyé en mission par le Père, il doit et veut apprendre à se comporter
comme le premier chrétien devant lui. Pour lui-même, il pourrait tout à fait continuer
de prier comme il priait au ciel. Mais, de la sorte, les hommes ne seraient pas aidés.
Pour eux, il ne doit pas être seulement de facon générale un chemin vers le Père mais
aussi un chemin d'accès à la prière chrétienne. Il prie maintenant pour deux raisons :
il prie en vertu d'une nécessité divine, par nature et besoin en tant que Fils de Dieu,
qui renferme également la liberté de la prière divine ; il prie en même temps comme
homme par une spontanéité et une liberté de créature, et cette forme de la liberté ren-
ferme une nécessité conséquente. Cette deuxième source de la prière se divise de nou-
veau en deux : il veut montrer au Père que sa création est bonne et ce qu'est un homme
lié à Dieu ; et il veut, par son comportement dans la prière, montrer aux hommes ce
qu'est la vraie prière.
Lorsqu'il était au ciel auprès du Père et qu'il le contemplait, il voyait aussi l'Ancien
Testament et le vivait. Il voyait de quelle façon le Père et la voix du Père étaient pré-
sentés aux hommes, de quelle façon le Père se révélait à Adam, aux prophètes, à tous
les croyants des temps pré-chrétiens. Il connaissait ainsi la base donnée aux hommes
pour leur foi. Et il connaissait la loi. Mais, tout cela, il le connaissait comme Dieu, au
ciel. Sa connaissance de l'homme était la connaissance de Dieu au ciel. À présent, il est
homme et il veut être homme de telle sorte qu'il apprenne comment un homme connaît
Dieu. La deuxième expérience est contenue dans la première, comme une petite co-
quille est contellue dans une plus grande. Pourtant, la deuxième expérience doit étre
faite en particulier. Et l'expérience de l'Ancien Testament ne doit pas être (p. 71 :) prise
pour elle seule, car il tient à apporter la foi du Nouveau Testament ; il doit donc tenir
compte de son incarnation et il doit en plus y inclure sa propre relation intime au Père,
mais également la relation du Père avec lui ainsi qu'avec l'Esprit. Dans l'Ancien Testa-
ment, la Trinité était cachée derrière le Père. À présent le Fils, tout en représentant le
Dieu trinitaire révélé, doit être homme mais de manière à montrer que le Dieu de l'An-
cien Testament était déjà trinitaire.
Il doit donc apprendre à former son expérience de prière trinitaire de sorte qu'elle
puisse être utilisable pour l'homme qui n'a pas de vision de Dieu. Et il doit donner aux

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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hommes sa connaissance de l'Ancienne Alliance et de la Nouvelle Alliance qu'il établit,
de sorte qu'ils y trouvent contenus les fondements et la possibilité d'une foi chrétienne
vivante. Ils ne doivent pas avoir l'impression qu'il leur apporte quelque chose
« d'adapté », ce qui lui reste à lui, le Fils de Dieu, quand il devient simple être humain.
Ils doivent avoir le sentiment que, dans ce qu'il donne, il donc la plénitude et qu'il
conduit constamment vers une plus grande plénitude. En se limitant comme Dieu dans
sa vision, il nous dilate, nous les hommes, dans notre foi. Par ailleurs, il ne peut pas
se présenter devant le Père pour lui dire : « Père, tu vois à quoi je renonce pour don-
ner quelque chose aux hommes ! » Il doit aussi pouvoir montrer au Père : « Tu m'as
donné comme homme une telle plénitude que je ne puis en user seul ; elle est sur-
abondante, je dois la partager ! » Ce que l'Homme obtient en tant qu'homme lorsqu'il
prie, il ne faut pas le considérer comme une infime portion de ce qu'il connaît et pos-
sède déjà depuis toujours en tant que Dieu. Il doit plutôt devenir sérieusement
homme, au point de recevoir le don de Dieu à la créature comme un don débordant. Il
vit la plénitude à laquelle le Père avait à l'origine pensé pour les hommes, qu'ils ont gâ-
chée par le péché et qu'il leur reconquiert à présent. Car c'est pour eux qu'il vit cette
plénitude et il leur en est reconnaissant. La foi chrétienne n'est nullement une vision
appauvrie, un simple « pas-encore », un négatif de la vision. Elle est une relation avec
Dieu d'un genre particulier avec des lois particulières ; elle se situe sur un autre plan
que la vision. Les deux choses ne se recouvrent pas, mais les deux doivent être ac-
complies et combler l'homme. Il existe bien des formes d'ex- (p. 72 :) tériorisation de
l'amour : le cadeau, ou le baiser, ou l’étreinte, ou une aide spirituelle, et on ne peut pas
dire que l'une soit meilleure ou plus riche, ou plus totale que l'autre.
Le Père ne veut pas non plus que le Fils ait le sentiment que cela ne puisse pas se
vivre comme homme. Et le Fils veut encore moins éveiller ce sentiment chez le Père.
Et ils ne jouent pas à « comme si… ». Ainsi, les possibilités divines doivent moins être
écartées que les possibilités humaines ne doivent étre mises en avant et employées, et
il s'agit de tirer le maximum de celles-ci. Ce serait insuffisant que le Fils, qui vient de
l'adoration céleste, n'adore sur terre qu'à partir d'elle. Les hommes pouraient alors
dire : « Il lui est facile d'adorer avec la plénitude de sa vie divine comme il le fait de-
puis l'éternité passée avec son Père. Mais nous, que devons-nous faire ? » Il doit donc
tirer de l'Ancienne Alliance et de ce qu'il donnera de lui-même aux hommes ce dont il
vit et prie à présent ; puis il doit tirer de ce qu'il vit et prie ce qu'il donne aux hommes :
la foi. Mais son état d'homme n'y suffit pas : pour former ce don de la foi, il doit pui-
ser dans sa substallve divine, dans ce qu'il peut donner en tant que Dieu. Comme
homme il doit parvenir à la conscience de sa divinité pour ouvrir aux hommes un accès
à sa divinité à partir de son humanité, un accès à toute la divinité trinitaire, mais aussi
pour pouvoir révéler et répandre sa divinité de sorte que les hommes soient capables
d’en saisir quelque chose.
Et quand il se réfère à l'Ancienne Alliance, aux prophéties pour les accomplir, il lui
faut là aussi jeter un pont entre la parole humaine et les relations intermédiaires, telles
que Dieu les voit, et il doit rendre ces relations visibles dans sa parole et cependant les
garder en arrière-plan afin que les hommes ne soient pas écrasés par un « excès », par
des choses qui ne peuvent véritablement être saisies que dans la contemplation. C'est
ainsi que cela se passe souvent dans les expériences des mystiques chrétiens : ils vi-
vent des choses qu'ils n'ont absolument pas le droit de communiquer, mais dont ils

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doivent tirer ce qui doit être communiqué absolument et c'est ainsi qu'ils apprennent
le non-communicable, non pour eux-mêmes, mais pour les autres qui doivent ap-
prendre quelque chose par leur intermédiaire). Si les croyants devaient tout com-
prendre, (p. 73 :) alors ils devraient en somme désirer être Dieu, ou tout au moins d'être
placés au rang de Dieu. Mais ils doivent rester des hommes là ou ils sont, et ainsi le
Fils doit leur donner ce qu'il voit de telle sorte que leur foi puisse le saisir. Le saisir, à
vrai dire, de sorte que la foi laisse à la vision divine tout l'espace qui lui revient. Que
la foi comprenne : Dieu voit les choses plus grandes que nous, hommes et chrétiens,
ne les vivons.

Adoration
Sur terre, l'adoration du Fils est fortement déterminée par l'Ancienne Alliance : il
voulait la construire en partant de là où se trouvaient les élus, ou mieux, ou ils auraient
dû se trouver, si leur péché continuel ne s'était pas opposé à la véritable adoration. Il
reprend l'adoration là où elle a effectué tout le développement de l'Ancienne Alliance.
Il ne la prend pas chez Adam, pas plus que chez Abraham ou Salomon mais là ou elle
se trouve à son époque. Elle recèle la connaissance de tout ce qui est survenu au cours
de l'Ancienne Alliance, en particulier des révélations et des promesses du Père et des
accomplissements que lui, le Fils, peut apporter. Son adoration est celle qui est due à
Dieu, au moment où la Nouvelle Alliance fait sauter l'Ancienne. C'est une adoration
dans la distance que l'homme ressent devant Dieu et toute cette distance est remplie
par la divinité de Dieu. Ainsi ce n'est pas une distance qui éloigne ou qui sépare, mais
une vue – vue non comme vision directe mais comme simple connaissance expéri-
mentale du Dieu vivant. Et là où l’homme adorateur se trouvait devant Dieu dans l'An-
cienne Alliance, là le Fils doit désormais apprendre à se tenir : il doit traduire la dis-
tance divine Pere-Fils dans la distance chrétienne Dieu-homme. Et, inversement : mal-
gré la distance Dieu-homme, il doit en adorant approcher par sa prière la distance Père-
Fils. Par contre, cette proximité Père-Fils, il ne doit pas la ressentir au point d'oublier
la distance Dieu-homme, dans laquelle il doit pénétrer par sa prière ; une distance qu'il
doit d'une part apprendre et qu'il possède d’autre part tellement en lui que, finalement,
pour l'apprendre, il doit la sortir de lui-même. Car sa mission continue déjà (p. 74 :) tout
ce qu'il faut apprendre. Cette mission, c'est comme Dieu, omniscient et tout-puissant
qu'il l'a assumée. Lorsqu'il se fait homme, il sait ce qu'il fait et il sait également ce que
veut dire apprendre en tant qu'homme.
On peut être sûr que le Fils adore le Père comme le Père l'attend d'un croyant par-
fait n'ayant été souillé par aucun péché. À partir de cette pureté, son adoration, confor-
mément à sa nature, tend vers une adoration toujours nouvelle et toujours plus élevée.
Le Fils est tellement subjugué par l'être du Père qu'il rencontre, qu'il se sent heureux
partout où il le rencontre dans l'adoration, et qu'il a besoin de ce bonheur pour vivre.
Non pas dans un sens égoïste, mais dans le sens qu'il a pour l'homme pur et qui est
donné par sa mission. Il doit être tellement rempli par l'adoration que, de la plénitude
de tout son être, il puisse la donner aux autres. Pour que les hommes, rien qu'à le voir,
soient saisis d'un ardent besoin d'adoration. En adorant, le Fils accomplit les pro-
messes de l'Ancienne Alliance. Mais il le fait moins en fixant son regard sur l'Ancienne
Alliance qu'en recueillant et en portant à leur plénitude, dans son adoration, toutes les

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promesses avec leur atmosphère, leur annonce, leur écoute et l'attente de leur accom-
plissement. Lorsque deux amis se promettent d'entreprendre un voyage et s'en ré-
jouissent à l'avance, dans leur attente se trotlve une satisfaction qui fait en quelque
sorte partie du voyage. L'accomplissement effectif de leur promesse inclut ce pré-ac-
complissemellt pour le mener à son achèvement. Ainsi le Fils achève en lui tout ce qui
commençait à s'accomplir en vue de lui et il en oublie presque qu'il est lui-même le
contenu et l'accomplissement de la promesse : partout il voit la gloire des dispositions
du Père, il comprend tout dans son véritable sens, dans toute sa portée et ainsi il adore
Dieu en tout (comme un médecin, traité par un autre médecin dont il n'en finit pas
d'admirer l'art, quoique le sien ne soit pas moindre). En tout ceci, l’adoration du Fils
est humaine. Pas simplement l'effusion et la continuation de sa vision divine. Dans son
adoration sur terre, les raisons qui apparaissent plutôt au premier plan et bien dis-
tinctement sont celles qui se trouvent dans tout ce que Dieu, jusqu'ici, a donné et ré-
vélé aux hommes. La raison principale est le Fils lui-même, mais dans tout (p. 75 :) le
développement du salut jusqu'à lui, le Fils ne se voit pas, lui, il ne voit que la gloire
du Père qui se révèle.
Tel est le point de départ : le Fils adore le Père en tant qu’homme, et il adore en rai-
son de l'Ancienne Alliance qu'il accomplit, et de la Nouvelle qu'il apporte et qu'il ex-
plique aux hommes. Mais ici le point de départ éclate : apporter la Nouvelle Alliance
relève de sa mission divine. Quand le Père envoie son propre Fils pour apporter l'ado-
ration de la Nouvelle Alliance, il est assez évident qu'il faut un Dieu pour accomplir
cette œuvre : pas seulement l'œuvre de la rédemption, mais celle du passage de l'an-
cienne foi et adoration à la nouvelle. Ainsi le Fils, sur terre, prie nécessairement et ex-
pressément le Père comme comme-Dieu. Cela exige d'abord une traduction de la vision
qu'il possédait au ciel, comme Dieu, et qui, sur terre, lui demeure essentielle comme
Homme-Dieu. Ensuite celle-ci devient en lui une vision accordée, qui doit être en lui
la source et le prévurseur de la vision de nombreux descendants et, comme telle, se
trouver dans une étroite dépendance de la foi, voire même s'appuyer davantage sur la
foi que sur la vision céleste. Et enfin, c'est une vision du « souvenir », c'est-à-dire une
vision qui se déroule dans la temporalité et la succession des choses, alors que, dans
la vision éternelle, tout coexiste dans l'intemporalité et peut être contemplé soit dans
l'unité de la coïncidence soit dans la particularité (un peu comme l'actualité de l’In-
carnation est en quelque sorte déjà contenue dans la vision éternelle, dans la promesse
du Fils de se faire homme). En vivant sur terre, le Fils apprend également dans la vi-
sion la non-concordance des temps. Ce « souvenir » fait que l'actualité de sa promesse
céleste demeure en lui parfaitement vivante et éveillée. Il n'a besoin d'aucun effort
pour activer sa résolution, mais il doit toujours veiller à adapter sa vie humaine à la
plénitude éternelle de cette origine. Toute son humanité, il doit l'adapter à la vision cé-
leste. Comme une femme qui accouche, qui supporte les douleurs de la naissance dans
la remémoration des fiancailles et du mariage et la joie de l'instant où l'enfant fut
conçu.
Cette adoration de l’homme-Dieu, aussi différenciée qu'elle puisse paraître, est d’un
seul bloc comme lui-même. On peut la (p. 76 :) comparer à une découverte qui conduit
à chercher ; à un accomplissement qui, par lui-même, exige une promesse. C'est
comme si le Fils, en pleine possession de l'adoration – et l'adoration le met dans la
proximité du Père, contient son amour parfait qui ne peut jamais être assouvi, qui fait

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tout par amour, vit par amour, n'existe que pour l'amour –, cherchait à aiguiller cet
amour sur des voies humaines, afin que le Père ne reçoive pas seulement du Fils, mais
également de l'homme l'hommage qui se trouve dans l'adoration aimante. De l'homme
qui l'aime, qui croit en lui, qui se laisse envoyer en mission. Et, à vrai dire, c’est dans
la mission elle-même, dans le fait de s'en saisir et de la garder vivante, que se trouve
représentée et remplie l'unité de l'adoration du Fils, mais une unité qui tend toujours
plus (jusqu'à ce que ce soit totalement visible sur la croix) à devenir l'ullité du croyant
qui adore. Comme si, dans son adoration humano-divine, le Fils voulait que sa divinité
soit de moins en moins visible, pour que le Père voie de plus en plus l'homme en lui.
Dans l'adoration, en effet, Dieu est si grand que l'adorateur disparaît et n’entre plus en
ligne de compte. Cette disparition est précisément fondee par le Fils adorateur ; dans
son adoration il lui est presque indifférent d'être Dieu ou homme, mais, ayant sur terre
une mission à remplir de la part du Père, il préfère être l’un de nous dans l'adoration
afin que le Père reconnaisse comment il peut être adoré des hommes. Et c'est l'adora-
tion qui forme toute la vie du Fils. Au point que dans l'adoration chacun de ses jours
semble être le premier. Et presque comme une croissance qui tend à le faire de plus en
plus homme, jusqu’à la croix, où il n'a plus la force d'adorer mais où il n’est plus que
le témoignage de son adoration, où il s’est dépouillé de sa figure divine pour n’être plus
qu’un homme nu. Cette abdication de sa figure divine au profit de sa figure d’homme
se réflète déjà, durant sa vie, dans son adoration. Ici, cependant, c’était la découverte
conduisant à chercher ; sur la croix, il ne reste que la recherche qui voudrait trouver.
La divinité doit diminuer pour qu’augmente l’humanité.

Prière de demande
Plus le Fils adore, plus il perçoit les ardens désirs des hommes C'est ainsi que naît
sa prière de demande Il voit leurs besoins ; combien ils auraient besoin de vivre en re-
lation avec Dieu et combien il faudrait leur faire voir cette relation. Et la prière de de-
mande comme telle, aussi bien dans sa présentation que dans son exaucement, con-
tient des possibilités de rendre Dieu accessible aux hommes. En elle les hommes peu-
vent porter devant Dieu tout ce qui les touche : les choses matérielles et spirituelles,
les choses privées et communes, les affaires de famille et celles de tous les groupe-
ments humains, et il leur est permis également d’attendre une réponse de Dieu. Dans
l'adoration, qui correspond à un état, il était moins question de l'homme que de Dieu,
de sa grandeur, de son amour et du respect envers lui. Dans la prière de demande sont
mises en lumière les relations de Dieu avec les hommes. On peut y faire entrer tout le
quotidien concerné. Et, en ce monde l'homme ne peut vivre seulement de l'adoration.
Il vit dans des situations, se trouve engagé dans des destinées, il est lié à d'autres
hommes qui ont leurs destinées à eux. Ainsi la prière de demande lui sert de pont entre
son monde et le monde de Dieu.
Le Fils connaît la nature de la prière de demande au ciel où chacune des Personnes
divines demande aux autres de lui laisser accomplir ce qu'elle désire, pour vivre la joie
de la demande et la joie de l'exaucement dans une surenchère infinie, mais lorsue le
Fils descend dans le monde pécheur, la prière de demande prend pour lui un autre vi-
sage. sa mission dans sa totalité apparaît déjà comme l’exaucement d’une prière du
Père : le Père allait perdre sa création dans l’aliénation du péché, et le Fils la ramène

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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en déférant, comme à un vœu, à une demande du Père. Et cet envoi en mission se tra-
duit à présent, se concrétise dans le quotidien humain ; et c’est le Fils maintenant qui
doit prier pour le monde, afin que le Père lui accorde la grâce de faire sa volonté et de
libérer le monde. Il traduit toute sa mission en prières de demande, la fait vivre en
elles, et elles sont à ce point nombreuses que toutes réunies elles nous permettent de
lire la totalité de sa mission. Il indique tout ce qui manque (p. 78 :) au monde et aux
hommes et, ce faisant, il introduit également les hommes dans la prière de demande ;
il leur montre ce qui leur manque, en quoi Dieu, dans sa grâce, peut et veut les sauver
et quels sont les chemins qu'il choisit pour le faire. Il prie pour eux, en tant qu’homme,
pour un monde anonyme dont il fait partie ; il prie donc comme chaque chrétien pour-
rait prier. Et certes, la mission de rédemption forme un tout et n'est pas divisible; mais
entre l'acceptation de cette mission et son achèvement sur la croix, quelle somme
infinie d'infimes efforts. Voilà pourquoi la prière de demande est tellement variée et
comprend tant de choses. Souvent, on se charge d'une mission et on ne voit qu'après
coup ce qu'elle exige d'actes particuliers. Pour le Fils, ces actes-là sont innombrables :
il y a chaque homme en particulier et chacun de ses péchés et de ses éloignements,
ainsi que les destins des peuples à travers tous les temps, puis de nouveau un individu
qui devrait saisir sa parole ; il y a la question de savoir s'il doit parler maintenant ou
se taire, opérer un miracle ou non… la rédemption est comme la construction d'une
maison; la maison achevée est la croix. Mais la construction exige une foule de soucis,
de discussions et de choses à prendre en considération. La vie du Seigneur en est rem-
plie. Il y a dans la prière de demande un mouvement qui va jusque dans le détail, et
un autre mouvement qui rassemble et récapitule, jusqu'à la prière pour l'Église et le
monde. Le Seigneur, dans sa prière, connaît les deux mouvements.
Il sait que le Père exauce toutes ses prières. Mais il lui laisse aussi la liberté de les
satisfaire comme il lui plaît : « Que ta volonté soit faite ! » Certes, le Fils exécute le
plan de la rédemption et le Père a approuvé ce plan. Mais ensuite, le Fils se souvient
en quelque sorte qu'il s'agit de la création du Père, et il se tourne constamment vers le
Père pour que l'œuvre se réalise suivant sa volonté. Le Père, de son côté, accorde tout
au Fils, pour que la mission du Fils se réalise à l'intérieur de l'œuvre paternelle. ll lui
accorde avant tout la mission elle-même. Il ne la lui facilite pas dè manière à enlever
par avance le péché du monde, pour que le Fils n'ait pas besoin d'aller à la croix. Ce
serait faire échec à sa mission. Mission et croix sont prière exaucée. Et la prière de de-
mande est aussi la manière dont le Fils fait entrer le Père dans l'œuvre de la rédemp-
tion : comme si le (p. 79 :) Fils préférait une prière exaucée par le Père à tout ce qu'il
pourrait inventer de lui-même. Jamais il n'exécute sa mission comme si elle le concer-
nait seul. Il la met toujours en contact avec le Père, cherche ce que veut le Père, cherche
par la prière de demande à s'attacher aux intentions du Père. Par le contenu de ses
prières, il cherche à montrer constamment au Père ce qu'il en est de son monde,
quelles occasions il y aurait pour une intervention du Père et comment lui, le Fils, est
actuellement forcé, comme homme, de voir les choses. Par le choix de ses prières, il
montre au Père où il se situe comme homme, ce qu'il considère comme important, com-
ment il distingue ce qui est actuel de ce qui est pour plus tard.
Il prie humblement : dévoilant et ménageant tout à la fois. Plein de ménagements
quand il s'efforce de montrer au Père l'homme tel qu'il l'a créé, et de lui présenter les
requêtes telles qu'elles sont en quelque sorte conditionnées par la nature. Ce faisant,

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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il prend si bien sur lui et en lui ce qui fait la distance du péché que le Père en arrive à
voir davantage les besoins des homnnes bons désirant accéder à l'Alliance Nouvelle,
alors que le Fils porte la distance du péché. En dévoilant, il prie en montrant toute la
diversité des besoins, présentant tout ce qui appartient à la vie humaine, la nuit et le
jour, l'aurore et le crépuscule, chaque fardeau, chaque difficulté. Il représente ainsi le
monde entier et l'infinité de tous les hommes qui semblent être tellement désemparés
par leurs situations qu'ils ne sont tout simplement plus capables de comprendre la vé-
rité de l'amour dans la Nouvelle Alliance, d'y croire et d’en vivre selon elle. Incessam-
ment, il prie pour tous ceux qui l'accueillent, ainsi que pour tous ceux dont il a besoin
pour remplir sa mission, pour tous ceux dont le Père a besoin pour avoir un monde
sauvé, pour écarter les obstacles qui concernent des groupes entiers, pour des fautes,
des vertus, des faiblesses, des forces, pour des communautés et pour des individus, des
familles, des orientations, des peuples, pour tout ce qui constitue le monde, ce qui re-
vient à chacun, ou ce dont chacun se trouve précisément privé.
Et il prie pour que le Père puisse exaucer, pour que le Père entre dans une relation
toujours plus étroite avec le monde, pour que le Père voie dans l’accomplissement de
la mission du Fils la réalisa- (p. 80 :) tion de sa propre volonté, pour que le Père parti-
cipe à tout ce qui fait la vie du Fils, pour qu'il ne se sente pas seul un instant. Et il prie
humblement en n'accordant aucun poids à sa propre action, en laissant le Père choisir,
décider en tout, en étalant tout devant lui dans une sorte d'état provisoire filial qui ne
lie pas le Père, lui ne veut surtout pas se laisser lier lui-même par les circonstances de
sa vie, pour que seul le Père le lie.

Contemplation

La même loi réapparaît également pour sa contemplation après qu'il s'est fait homme
d'un côté, le Seigneur invente la contemplation pour les hommes, en traduisant pour
eux ce qui est céleste en terrestre ; de l'autre côté, il la complète en la rattachant à tout
ce qu'il trouve dans l'Ancienne Alliance jusqu'au consentement de sa Mère. Dans l'An-
cienne Alliance, il y avait plus une attitlede contemplative qu'une contemplation vraie,
épanouie. La matière de la contemplation était limitée ; elle s'exprimait principalement
dans l'attitude et concernait avant tout la Promesse l’our contempler, on se trouvait
dans une sorte d'état d'attente et d'espérance. Il ne fallait jamais perdre la foi dans l'ac-
complissement, dût-on même ne jamais voir soi-même cet accomplissement. Dans
l'Ancien Testament, l’homme observait les commandements qui le lient, qui plongent
leurs racines dans sa vie, l'enchaînent plus étroitement à Dieu et le rende en même
temps capable de vivre plus fortement dans l'esprit de la Promesse. En évitant de pé-
cher, il essayait de se garder libre pour la Promesse. Une sorte de justification limitée
était donnée comme fondement. L'homme faisait à peu près ce qui était attendu de lui,
et en raison de ce qu'il faisait, il pouvait attendre que Dieu, un jour, ferait davantage.
Ainsi le respect des commandements était le point de départ d'une contemplation.
Mais l'espérance vers laquelle elle se tournait n'était contenue que dans des paroles de
promesse il était difficile de donner à ces paroles une véritable objectivité et non moins
difficile de parvenir, dans cette contemplation, à une prise de position personnelle. Les
grandes actions de Dieu dans l'histoire du peuple élu pouvaient (p. 81 :) également être
matière de contemplation, et elles étaient comme un début d'accomplissement de la

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Promesse. Ces grandes actions incitaient directement à l'adoration mais se proposaient
aussi dans un deuxième temps à la contemplation.
Ainsi en était-il pour les meilleurs parmi le peuple, lorsqu'arriva le Fils. Il a vu le
Père et il sait qu’il est lui-même Dieu. Et il voudrait, au-delà de l'adoration et de la
prière, donner aux hommes une participation à sa contemplation. Pour cela, il doit se
reporter à lui-même, et de deux façons. Il doit représenter ce qu'il est le Fils de Dieu ;
pas seulement d'une manière générale, du fait de son séjour parmi eux, mais de sorte
qu'ils reconnaissent partout dans ses paroles le Royaume des cieux, le Royaume du
Père, qu'ils soient conduits par sa concrétisation au Dieu inconnu, caché derrière le
Fils. D'autre part, il doit s'incorporer dans tout ce qu'il continue à recevoir de l'éternité,
pour le rendre accessible aux hommes. D'un côté il y a une sorte de dilatation de son
humanité dans la direction qui va de l'homme au Père et à l'Esprit, de l'autre une sorte
de restriction de sa nature à ce que les hommes peuvent comprendre Comme si, pour
eux, le voyant devait devenir le croyant ; celui qui possède la puissance de Dieu, de-
venir celui qui possède la puissance de la foi (une puissance qu'il exerce au sens du
Père), qui ramènera vers le Père et qui possède déjà – ou toujours encore –, comme
signe de ce retour, la vision éternelle
Pour donner un commencement à la contemplation, il se sert de la parole de Dieu
déjà révélée au monde par l'Ancien Testament. Et, comme il est lui-même cette Parole
et que chaque parole qu'il prononce est en même temps adressée au Père, son carac-
tère de parole inclut sa propre divinité (comme un noyau), et le fait d'être entendu par
le Père, comme une enveloppe, un but. Et puisqu'il introduit la Nouvelle Alliance
comme continuation et accomplissement de l'Ancienne, son enseignement de la con-
templation se reporte à l'Ancienne Alliance. Souvent il s'appuie sur ce qui « est écrit ».
Souvent, la parole qu'il dit est tout simplement la parole de la Loi ; mais du fait qu'elle
est reprise par lui, elle acquiert dans la Nouvelle Alliance une autre dimension. Il pro-
longe la parole de la Loi jusqu'à lui et en fait une introduction à lui-même. D'autres
fois, (p. 82 :) il se réfère à une parole prophétique et par sa venue lui donne son accom-
plissement. Et lorsque la parole qu'il a prononcée est méditée par ses auditeurs, ils ont
à effectuer le même chemin. En partant d'une parole qu'ils connaissaient et qui, pour
eux, contenait une esperance, parce qu'elle était une promesse du Père qui avait pris
place dans leur foi, ils doivent apprendre à trouver son déploiement, son accomplisse-
ment et son application dans le Fils qui est devant eux. Ainsi sa révélation est une
contemplation rigoureusement conduite par lui-même. Il conduit les auditeurs de ce
qu'ils possèdent déjà (par la grâce du Père) à ce qu'il veut leur donner en tant que Pa-
role et Fils du Père, à ce qu'il veut à l'instant leur dévoiler de sa nature. Et, lorsque,
plus tard, ils se remettront la parole en mémoire, ils ne pourront plus la séparer de la
situation d'ensemble de la leur comme de la sienne, et de l'explication devenue per-
ceptible dans cette situation. Mais cette parole, ils la relieront à d'autres paroles qu'il
leur aura dites, et ils entreront de plus en plus dans une contemplation dont le centre
est le Seigneur, mais qui fait reposer ce centre dans la sphère de l'Ancienne Alliance et
qui, partant de là, reflète les mystères du Père, explique et montre les vérités du ciel
et de la création. Lorsque, par exemple, le Fils dit : « Je suis venu pour glorifier le
« Père », on voit le Père tel qu'il était dans l'Ancienne Alliance. La notion de « Père »
parle à ses auditeurs. Et, de la même façon, ils peuvent se représenter quelque chose
lorsqu'il dit « Je » et lls apprennent au sujet de ce « Je » qu'il est venu pour glorifier

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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le Père. Puis ils voient sa vie et son action et apprennent à l'interpréter comme
glorification. Et ils continuent à deviner la grandeur du Père et sa bonté, puisqu'il leur
a donné ce Fils et qu'à présent il est devenu pour eux le Père de la Nouvelle Alliance.
Et leur contemplation doit les conduire à réfléchir comment ils pourraient, eux aussi,
glorifier davantage le Père dans leur vie et leur action.
Mais ils apprennent également à comprendre plus profondément que tout son séjour
parmi eux est un reflet de sa vision éternelle. Et la parole qu'il leur dit et qu'il est pour
eux dans tout son être, cette parole qu'ils peuvent contempler dans la foi est pour eux
comme un substitut de sa vision éternelle. Ils peuvent constamment le contempler, lui
qui contemple le Père, et ils savent que tout ce qu'ils font à sa suite est en relation avec
sa vision du l'ère ; que (p. 83 :) les regards qu'ils jettent sur lui ne trouvent pas leur fin
en lui mais sont intégrés par lui dans sa vision du Père. Il porte en lui comme un pro-
longement de leurs sens contemplatifs. Celui qui dit à un autre « prie pour moi » im-
pose une obligation à la prière du sollicité et celui-ci fait entrer dans sa relation à Dieu
le désir du demandeur. Le Fils se conduit de la même façon celui qui le contemple lui
impose une obligation ; le Fils fait entrer pareille contemplation dans sa vision du Père.
Mais le Fils lui-même est tellement devenu homme qu'il se sert, dans sa prière, de
la contemplation humaine avec sa tension entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliances. Il
l’éprouve pour la donner aux hommes comme possibilité chrétienne. Seulement, il doit
en cela prendre le chemin inverse pour ainsi dire ; comparativement à l'homme, qui
part de la parole de la Promesse pour contempler l'accomplissement dans le Fils, il doit
partir de lui-même pour considérer l'homme. Ce qu'il apporte de divin du ciel, il doit
le contempler dans le but visé, à savoir dans l'homme. Il doit voir de quelle façon
l'homme peut le recevoir. Il doit donc voir ce que signifie être un homme, afin de re-
faire l'expérience de Dieu en ce point qui est le but de son incarnation Dans l'Ancienne
Alliance il était dit : « Aime ton prochain comme toi-même ». Dans la Nouvelle Al-
liance il est dit : « Aimez-vous les uns les autres comme ie vous a aimés ». La contem-
plation du Fils se meut entre ces deux préceptes. Il ne doit pas apprendre à voir Dieu
dans le prochain. I1 doit presque pratiquer le contraire de nous apprendre à s'aimer
soimême comme s'il était le prochain, ou, ce qui revient au même, accueillir en lui le
prochain, de sorte qu'il le comprenne comme il se comprend lui-même ; renoncer à ce
qu'il possède comme Dieu pour s'en sortir et travailler avec ses seules forces humaines,
telles qu'elles sont données à tous ses prochains ; accepter comme un homme ce qu'il
veut apporter aux hommes ; ce qu'il leur dit, le considérer comme lui étant destiné à
lui afin de pouvoir, sur la base de cette contemplation, remplacer le commandement
d'amour de l’Ancien Testament par celui du Nouveau.
Lorsqu'on veut faire un cadeau très personnel à un ami, on tient compte avec la plus
grande délicatesse de ses besoins et de son (p. 84 :) goût. On se met à sa place pour se
demander comment il le verra et le ressentira et on ne tiendra aucun compte de ses
propres habitudes. Ainsi le Fils se restreint à présent à son être humain, s'écarte de sa
vision et des avantages qu'elle lui offre ; il « néglige » sa divinité au profit d'une prise
au sérieux, d'une valorisation de l'existence de créature. Maintenant, il veut avant tout
voir le Père dans ses œuvres pour le glorifier, non pas au ciel, mais sur la terre jusqu'au
bout. Il fait des efforts, il se dilate vers ce qui est créé. De cette façon, il met à présent
la contemplation à la place jusqu'ici occupée en lui par la vision maintenant, c'est elle
qui doit être pour lui ce qu'il y a de plus important. Et faire cela, c'est la plus grande

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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démonstration de son amour, de son amour qui renonce et s'abaisse. Il en résulte une
conclusion importante pour l'enseignement de la prière : désormais, il ne faudra jamais
considérer la contemplation comme un degré précédant la vision mystique. Toutes deux,
la vision comme la contemplation, ont leur source dans la vision éternelle du Fils. Mais
il n'appartient pas à l'homme de tenter d'obtenir, à partir de la contemplation, une élé-
vation à la vision, alors que, par amour pour nous, le Fils de Dieu est descendu de la
vision à la contemplation. Il peut donner une participation à l'une et à l'autre et toutes
les deux sont un signe de son amour. Et dans l'intention du Fils, sa contemplation
compte autant pour le Père que pour les hommes. Dans sa contemplation humaine, il
montre au Père à quel point celui-ci a créé l'homme à son image, comment même cet
homme est capable de le contempler, lui, le Père, voire même de se servir du Fils de
sorte que celui-ci le conduise à la contemplation de l'éternité et de l'être trinitaire
L'homme se sert du Fils potir aller au Père, et le Fils aussi se sert à présent du Fils –
de façon particulière. Certes, tout en étant un homme en contemplation, il reste aussi
le Fils, mais sa nature de Fils se dissimule entièrement dans le sujet qui contemple.
« Un semeur est sorti pour semer ». Le semeur est le Fils ; mais le Fils disparaît dans
ce qui se passe. Il disparaît dans la parole objective qu'il dit et dans l'œuvre qu'il ef-
fectue. Qu'on songe, par comparaison, à un fondateur d'ordre qui écrit la règle de son
ordre. Bien entendu, il l'éprouve intimement lui-même. Mais il disparaît dans la parole
objective du texte ; il fait de son esprit l'esprit objectif de son institut ; son esprit per-
sonnel est tellement deve- (p. 85 :) nu l'instrument de cet esprit qu'on ne peut trouver
aucune ligne de soudure. Ainsi le Fils contemple comme quelqu’un qui contemple. Et
parce que la contemplation se traduit par une sorte d'écoute de la volonté divine,
qu'elle appelle une réponse de Dieu qui se manifeste ensuite dans une nouvelle con-
templation ou par des actes, le Fils serait heureux que le Père accepte sa contempla-
tion comme celle de n'importe quel croyant et veuille, dans la contemplation, lui don-
ner une réponse comme à n'importe quel croyant. C'est de cette façon que sa contem-
plation est tournée vers Dieu. Elle est également tournée vers les hommes, dans la me-
sure où, dans sa contemplation, il veut personnifier le prochain dans l'anonymat –
n'importe qui et tout un chacun – et l'introduire ainsi dans la contemplation. Qu'il
s'aime lui-même comme il aime le prochain veut dire ici qu'il se laisse devenir n'im-
porte quel prochain. Mais il le fait pour être, pour n'importe qui, un chemin vers le
Père.
On ne doit donc pas dire qu'il fait pour nous de sa vision une contemplation, pour
que nous puissions, par la contemplation, parvenir à la vision. Cette thèse sera vraie
au ciel. Sur terre, il faut mettre en garde contre elle. Sur terre, la vision n'est pas une
contemplation supérieurement développée. Celui auquel une vision est accordée sur
terre ne connaît pas de plus forte exigence que de vouloir immédiatement la faire pas-
ser en contemplation. Si la vision était le sommet, l'homme devrait tout faire pour y
parvenir et, après l'avoir atteinte, y demeurer. La contemplation du Fils parle contre
cela. La vision est comme un emprunt fait au ciel, elle doit être traitée avec la plus
grande discrétion. Elle ressemble à une épice qui donne de la saveur à la nourriture
Mais la nourriture, c'est la contemplation ; c'est elle qui nourrit l'âme. On pourrait dire
que la vision a pour effet de permettre de contempler mieux et plus longtemps. Ce se-
rait, pour le visionnaire même, l'effet le meilleur.

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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4. La prière de Marie
L'enfant
Dans la jeunesse de Marie, la prière revêt deux formes. Elle possède une attitude de
prière qui lui a été donnée au départ, qui fait tellement partie de sa nature, expression
de son être tourné vers Dieu, qu'elle lui est propre longtemps avant qu'elle ne parle,
longtemps avant qu'elle ne connaisse Dieu. C'est l'attitude de l'enfant immaculé qui est
ouvert à tout ce qu'il rencontre et qui, n'étant pas touché par le péché originel, prend
les choses avec un grand sérieux et le cœur léger. Et lorsque, pour la première fois, elle
apprend quelque chose de Dieu et entend prononcer son nom, lorsqu'on lui apprend à
prier, lorsqu'elle est emmenée à des cérémonies religieuses, tout cela correspond à ce
qu'elle connaît déjà sans paroles. Tout ne la pénètre pas encore complètement ; c'est
seulement en grandissant en âge, alors qu'elle entend davantage parler de Dieu, qu'elle
cherche à faire entrer sa prière et son attitude de prière dans sa manière de vivre, avec
application, avec une certaine façon de se donner de la peine, sans éprouver un senti-
ment subjectif de réussite, sans se douter que Dieu rencontre Dieu en elle, que sa ma-
nière de vivre qui lui est innée, qui lui a été donnée dans la grâce du Seigneur, est une
partie de la nouvelle prière à traduire par des mots. Elle prie volontiers, elle prie avec
zèle, mais parce qu'elle est parfaitement pure, elle aime aussi les moments sans prière
expressément formulée. Quoi qu'elle fasse, elle laisse toujours une porte ouverte à
Dieu. Elle n'a donc nul besoin de prier avec une application particulière, de s'agiter.
Tout est naturel l'attitude dans la prière orale, aussi bien que l'attitude en dehors. Mais
en priant et en cherchant à enraciner sa prière dans sa vie, c'est comme si elle trouvait
un « chez-soi ». Elle pénètre dans une sphère plus large qui lui convient, qui est la
sienne. Lorsqu'elle fait entrer son monde personnel dans le monde de Dieu, elle sent
à quel point son propre monde s'y adapte. Non pas en y réfléchissant, mais dans une
confiance naturelle, enfantine. (p. 87 :)
Et puis, elle aime Dieu et elle aime les hommes qu'elle rencontre, et tout ce qui fait
sa vie fait partie de cet amour L'amour la fait grandir dans une soumission qui n'est
rien d'autre pour elle qu’une forme dilatée de l'amour. La soumission qu'elle éprouve
et exerce envers Dieu est pour elle une expression de son amour pour l'enfant peut-
être un « ne-pas-vouloir-faire-mal » à ce qu'on aime. Et donc une obéissance. Et, plus
tard, dans un amour plus conscient une obéissance aussi pour montrer à Dieu qu'il
peut compter sur elle.
Rien de ce qu'elle apprend en fait de prières et d'exercices religieux ne lui paraît
étranger, incompréhensible, en opposition avec sa vie. La sphère de Dieu se dilate dans
la prière et s'ouvre à elle et elle sait constamment que c'est le monde de Dieu. Mais elle
y évolue librement. Et tout ce qu'elle apprend de neuf s'adapte à ce qu'elle sait déjà,
l’élargit et l'embellit.

L'adolescente
À mesure qu'elle grandit, commence l'explication avec l'exigence. Par certains côtés,
elle ressemble au débat d'un converti il aime Dieu, il veut se garder libre pour lui et
néanmoins il sait que la forme actuelle ne suffit pas, n'est pas la forme définitive. On

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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ne peut nullement dire que Marie se sente appelée à faire ou à « fonder » quelque
chose de particulier. Mais elle sait, d'une part, qu'elle devra mettre aussitôt que pos-
sible derrière elle tout ce qui peut être « atteint » par elle-même, moins en apprenant
qu'en saisissant. Et, d'autre part, qu'elle doit être prête et que sa faculté de saisir et sa
disponibilité doivent aller la main dans la main. Sa façon de comprendre n'est pas tel-
lement dogmatique, elle vient du cœur. Et c'est une façon de comprendre qui est faci-
litée par le mystère qui est dans sa vie, dont elle devine que ce sera une exigence. Quoi
qu'elle fasse, elle le fait le plus possible devant Dieu. Ouvertement devant lui. Elle ne
laisse rien s'établir qui pourrait constituer le plus petit obstacle entre elle et Dieu. La
prière de cette période est avant tout adoration, tournant volontiers autour de la pro-
messe d'Israël. Non pas qu'elle le désire ainsi, mais parce qu'elle le reçoit ainsi. Et (p.
88 :) en priant, elle se donne, elle se consacre à Dieu dans la prière. Non pas avec de
grandioses promesses, mais en veillant à ce que la sincérité de sa disponibilité corres-
ponde à l'attente de Dieu. Et ensuite, elle fait des découvertes des choses de tous les
jours, des paroles entendues comme par hasard, des rencontres, ses propres témoi-
gnages d'amour envers d'autres, lui apparaissent comme des parties d'un mystère divin
qui appartiennent à la prière. Elle y voit moins les fruits de sa prière que des choses
qui doivent y entrer. Elle apporte à Dieu ses petites expériences pour qu'il les bénisse
Peut-être les lui offre-t-elle comme de toutes petites pierres à construire, comme si elle
sentait que Dieu a pour elle un projet pour lequel il lui faut quelque chose comme de
la disponibilité et elle lui offre celle-ci en toute simplicité et naïveté, mais en sachant
que Dieu lui demande précisément cela, qu'elle n'importune pas mais répond

Avant l'apparition de l’ange


Immédiatement avant l'apparition de l'ange se produit une sorte de dilatation de sa
prière. Et celle-ci ne se fait pas en elle mais autour d'elle. Elle sent qu'elle doit prier à
présent d'une manière plus responsable car le monde qui se trouve tout autour d'elle
est, sinon plus compréhensible, du moins plus réel, plus exigeant, la réclamant plus
fortement dans sa disponibilité à se sacrifier. Elle participe à la prière des anges.
Certes, c'était déjà le cas précédemment, mais à présent c'est plus proche. Et désor-
mais elle sait quelque chose au sujet d'un transfert et d'une prise en charge de la prière.
Quand elle a l'esprit fixé par une tâche qui n'est pas expressément prière, elle sent que
le monde réel se charge de la prière. Dieu s'en charge mais, entre Dieu et elle, il y a en-
core des êtres qui prennent en charge. Elle sent aussi que tout est difficile et néan-
moins très bon. Que des heures décisives arrivent, mais qu'une décision a déjà été
prise. Pourtant, elle n'a en cela aucun pressentiment tangible de ce qui vient. Et on ne
peut pas dire non plus qu'elle-même soit en train de changer. Seule sa capacité de com-
prendre devient plus grande ; quelque chose du sérieux de la responsabili- (p. 89 :) té à
venir est déjà assumé, mais également quelque chose de l'incroyable certitude de
l'amour elle se sent exposée et protégée à la fois Sa prière est comme un coup d'audace
comme si, plus elle se sentait protégée, plus elle devrait s'exposer, plus elle devrait
prier Dieu de tout faire en elle selon sa volonté. Ce n'est pas la nuit des mystiques qui
suivront et, cependant, cette audace, cette insécurité est parente de la nuit. Elle sait
que les sécurités, les certitudes, les refuges cessent, pour faire place à un autre qui, par
la suite, sera bien sûr un refuge, mais doit d'abord passer par la porte étroite d'un évé-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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nement. Comme si la joie éprouvée jusqu'à présent, mais aussi la légère appréhension
qui se mêlait toujours à cette joie, devaient étre échangées. Comme si ce qu'elle avait
possédé n'était subitement plus utilisable et que ce que Dieu lui avait donné jusqu'à
présent n'était plus ce que Dieu à la volonté de lui donner à l'avenir. Pour tout, elle
doit se tenir prête à quelque chose de nouveau, se sentir à la fin de quelque chose d'in-
achevé. Sa vie jusqu'ici a la forme d'un entonnoir ; tout se resserre et se trouve poussé
vers un événement au-delà duquel s'ouvriront de nouveaux horizons.

L'ange
L'ange apparaît de manière absolument subite. Elle n'a pas pressenti sa venue ni
qu'elle pourrait devenir la mère du Messie. Mais, lorsqu'il apparaît, il est évident que
« le temps est accompli ». Tout ce qui a été en était la préparation. Comme lorsqu'une
plénitude est atteinte et qu'elle doit déborder. Comme s'il n'y avait plus de place en
elle-même, aucune place à laquelle elle pût encore prétendre elle-même. Cette place
devient celle que Dieu réclame, dans laquelle l'ange apporte la plénitude de Dieu.
Comme elle a appris, jeune fille grandissante, à se soucier de son futur ménage, elle se
trouve à présent requise pour une nouvelle tâche dans sa vie spirituelle, la vie de son
âme et celle de sa prière et, pour ceux qui la contemplent, il apparaît qu'elle présente
toutes les dispositions exigées, car tout en elle est orienté vers ce but.
Lorsque l'ange apparaît, il se révèle que son comportement et sa prière se passent
sur un même plan, qu'ils sont étroitement imbri- (p. 90 :) qués. Elle dit oui, pleine
qu'elle est de la grâce divine, mais elle demande aussi : « Comment est-ce possible,
puisque je ne connais pas d'homme ? » Cela la caractérise comme étant une jeune fille
calme, normale, instruite, sage, qui, en même temps, se donne totalement. Qui calcule
humainement et qui jette tout dans le plateau de la balance divine. « Qu'il me soit fait
selon ta parole ». Le naturel et le surnaturel sont en équilibre. Lucidité et ravissement,
le monde de tous les jours et le monde de Dieu ont leur place en elle. L'un n'exclut pas
l'autre, l'un parachève l'autre. Les deux, le naturel qu’elle doit dire et le surnaturel
qu'elle est admise à dire, font partie de ce que Dieu a déposé dans sa vie et qu'il de-
mande à présent. Sa vie naturelle et sa vie surnaturelle sont mûres à présent. Et sa ré-
ponse est la réponse de cette maturité. Et sa surnature ne s'étonne pas d'apercevoir un
ange. Ce regard est mûr, lui aussi, et il est naturel à sa surnature de voir l'ange. Mais
sa raison normale n'oppose aucune barrière au surnaturel, elle ne se fait pas problème.
Et la foi, l’amour et l'espérance ont mûri en elle. La rencontre avec l'ange est l'ac-
complissement de son espérance du Messie. Mais d'une espérance qui se trouvait tel-
lement contenue dans la foi et dans l'amour qu'elle ne se mettait pas en avant et qu'elle
ne devient visible comme espérance qu'au moment où elle se réalise : espérance d'un
rédempteur, espérance donc de n'importe quel croyant, et subitement aussi cette cu-
rieuse espérance qu'elle est l'élue. Mais, précisément, parce qu'elle est choisie, cette es-
pérance a le caractère de ce qui n'a jamais été réfléchi, qui ne s'est jamais objectivé
dans son humilité. La foi et l'amour ont grandi ensemble dans sa prière. Et maintenant,
le Fils va être l'unité de son amour divin et humain. Elle aime Dieu et le prochain.
Mais, jusqu'ici, elle n'avait pas la possibilité d'aimer Dieu dans le prochain et le pro-
chain en Dieu. Le Fils va le réaliser. Et sa foi a toujours été prête à se dilater autant
que son amour. Rien n'est forcé en elle. Tout est compris dans un épanouissement que

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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Dieu tient en main, qu'il règle et auquel elle répond en enfant qui aime le Père. Son oui
correspond en quelque sorte à l'abandon d'une épouse à son époux. Tout ce qui était
auparavant était destiné à cet acte. Et ici, c'est Dieu lui-même qui a éduqué l'épouse à
pouvoir être épouse en veillant jalousement sur sa foi et son amour et en les nourris-
sant. (p. 91 :)

Grossesse
C'est avant tout dans la prière que Marie ressentait l'ombre de l’Esprit sur elle, ainsi
au début de sa grossesse, sa prière est spécialement adressée au Saint-Esprit. Son sens
naturel n'aurait jamais suffi pour comprendre ce qui lui arrivait. Mais dans la prière,
elle ressent un apaisement infini et reçoit une force, qui lui permet de supporter le na-
turel et le surnaturel. Et elle ne commence plus par transposer le naturel dans la
prière. À présent elle doit placer la prière dans le naturel pour avoir une relation crois-
sante avec sa grossesse qui, sans prière, serait inconcevable et dont la présence ne peut
être vécue sereinement que dans la prière. Et de la prière au Saint-Esprit naît sa nou-
velle prière au Fils. Dans la prière au Saint-Esprit, elle vit la réalité de son état, la réa-
lité de la croissance de l’Enfant en elle. Cette réalité est autant apaisement que dilata-
tion et, dans son expérience priante, elle franchit le pas qui mène au christianisme.
L'Esprit, durant ce temps, a soin d'elle comme un époux, en lui procurant tout ce qui
est nécessaire pour son état. Il se soucie d'elle et, dans sa prière, elle sent ce souci
qu'elle ne rapporte cependant pas à elle-même, mais immédiatement à l'Enfant, dans
la certitude que l'Esprit du Père vivra dans le Fils, que Dieu fera tout pour l'Enfant,
que partout où ses forces humaines à elle seront insuffisantes, c'est l'Esprit lui-même
qui interviendra. Mais aussi, pour ce qui est d'être elle-même une mère attentive, elle
n'a pas à se faire de soucis exagérés, car l'Esprit lui inspirera ce qu'elle aura à faire, la
protégera à cause de l'Enfant et fera en sorte qu'elle soit toujours à la hauteur de l'En-
fant, toutes les fois que l'Esprit le demandera. Non pas avec le sentiment de suffire à
la tâche, mais surtout avec celui de correspondre, qui est donné dans la prière. La
grâce, pour elle, pèse toujours plus lourd par rapport à tout ce qu'elle pourrait faire.
Elle sait que, par elle, le Fils de Dieu se fait homme et vient sur terre, et elle parti-
cipe dans la prière, aussi bien dans la prière avec l’Esprit qu'avec le Fils lui-même, non
seulement à son devenir extérieur mais à tout ce dont, d'après elle, il s'occupe déjà.
Elle ignore son projet exact, mais elle sait qu'il est le Messie et elle lui consacre, (p. 92 :)
à lui et à son œuvre, beaucoup de prière. Déjà maintenant elle prie le Père et l'Esprit
pour lui, afin qu'il puisse disposer par elle d'un trésor de prière, lorsqu'il sera homme
à côté d'elle. Afin qu'il ne se sente pas trop seul. Pour que la distance entre sa divinité
et son humanité lui paraisse en quelque sorte plus supportable en raison de ce trésor
de prières Pour qu'il ne se heurte pas partout à des obstacles. Pour qu'en elle et en
saint Joseph il n'ait pas seulement des êtres humains sur lesquels il puisse se reposer
et qui sont là pour lui, mais pour qu'il obtienne par eux deux une relation de prière
avec le Père différente de sa vision du Père, simplement une prière mise à disposition,
une prière qui comprend dans la foi.
Sa prière s'adresse aussi au Fils. À présent déjà, elle s'habitue à avoir avec lui une
sorte de dialogue dans la prière, qui ne la concerne en aucune façon mais qui renferme
quelque chose du commandement de l'amour qu'il veut apporter. Et par lui, dans sa

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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prière avec lui, elle apprend à aimer les hommes autrement à peu près à la manière
dont elle s'imagine que le Fils aimera les hommes et qu'il lui plaira qu'ils s'aiment
entre eux. Elle permet également à cette prière, et par cette prière au Fils, de la trans-
former. De la faire autre, même si le changement ne pourra jamais devenir concret,
parce qu'elle est déjà transformée par la pré-rédemption et la grâce du Seigneur.
Durant sa grossesse il y a également une évolution, le devenir du Fils lui permettant
d'être de plus en plus avec lui. Elle devient la médiatrice qu'elle n'était pas vraiment
auparavant. Déjà le caractère de sa prière le montre. Et puis le Fils vit avec elle et lui
montre constamment du nouveau. Elle est livrée aux relations avec lui. Et parce qu'elle
est un être humain et non pas Dieu, il y a naturellement pour elle une sorte de progrès.
Si parfait que puisse être un amour unissant deux humains, il montrera toujours sa fé-
condité en ce qu'ils s'influencent et se transforment réciproquement. Non seulement
parce que chacun cherche à satisfaire les désirs de l'autre, mais aussi parce que chacun
désire être transformé par l'autre. Et Marie est femme et il est de sa nature féminine
qu'elle désire cela particulièrement. Et il y a finalement cette dilatation suite à la pré-
sence du Dieu trinitaire qu'elle ne connaissait auparavant que (p. 93 :) comme Dieu le
Père. Tous ces nouveaux domaines s'ouvrent et entrent dans sa prière.

Naissance
La prière à la naissance du Fils appartient à ce qu'il y a de plus mystérieux car ce
par quoi la femme passe normalement d'une manière purement corporelle se déroule
chez la Mère du Seigneur dans la prière. Cette façon d'être éclatée et déchirée, de ne
plus maîtriser son propre corps, d'être livrée à la force de l'enfantement ; cette façon
plus pressante, plus active, plus impérieuse que tout ce que la femme s'était imaginé,
tout cela, elle le vit au premier degré comme une forme de prière. Dieu prend les pa-
roles de sa prière et les fait éclater en quelque sorte par son Verbe divin. Elle participe
à un événement en elle qui est prière et qui est la naissance du Verbe et elle renaît dans
ce Verbe qui naît. Quoiqu'elle ait toujours eu jusqu'ici une idée de la distance entre
l'homme et Dieu, de l'éminente grandeur de Dieu et de son infinitude, elle est à pré-
sent placée comme à travers cette distance dans l'infinitude de Dieu. Non pas elle, en
tant que personne, mais le Verbe en elle qui est le Verbe de Dieu et tout de même son
Verbe à elle. Elle vit dans la prière l'instant où la promesse s'accomplit. C'est une vi-
sion immense de ce qui se produit et qui lui est communiqué dans la prière. Elle est
projetée dans l'absolu de Dieu. C'est pourquoi sa prière ressemble aux douleurs d'une
femme qui enfante, et Dieu, pour réaliser cette naissance, a besoin de la parole de sa
servante, de sa parole de prière, de son attitude de prière et de son laisser-faire. Certes,
tout se passe dans un sens spirituel, mais de sorte que ce sens se reflète dans son corps
Elle vit l'accouchement dans la prière – son corps virginal devient l'image de son es-
prit virginal –, et prière et corps forment une unité qui appartient à Dieu. Elle n'a plus
besoin d'offrir : il dispose.
Mais il veut disposer d'elle en profondeur, il veut s'emparer de toutes ses forces Elle
est arrachée au-delà d'elle-même, mais elle sent néanmoins comme elle est emmenée
Elle le vit. Et la prière qui débute comme dans l'anxiété, avec le sentiment de n'être pas
à la (p. 94 :) hauteur, est en quelque sorte guidée à travers les phases d'une naissance
normale, pour déboucher dans une prière d'exultation, de joie débordante, de grati-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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tude, mais aussi de contemplation étonnée. C'est donc cela son Enfant ! Et c'est dans
la prière qu'elle voit tout d'abord son Enfant. Sorti de la prière, il est posé dans ses bras
comme un fruit de la grâce, un fruit divin de sa prière. Plus l'Enfant est à elle, plus il
lui est enlevé, car Dieu a accepté sa prière au point qu'elle est devenue son Verbe. À
présent elle peut voir avec étonnement dans son Enfant, en pleine réalité, sans division
ni difficulté, ce qu'elle a, durant ces mois, porté dans la grâce et à la fois ce que Dieu
a fait naître en elle de l'apparition de l'ange dans une inséparable unité de la volonté
de Dieu et de son abandon, du fruit de sa prière et du fruit de son corps. Jamais elle
ne cherchera à distinguer entre ce qu'est son Enfant et ce qu'est Dieu vivant sous son
toit.
Elle prie avec les mots dont elle se sert ordinairement dans sa prière ; mais elle prie
avec tous ses sens et, déjà maintenant, dans la force que lui donne l'Enfant, et avec la
puissance de la surnature que l'Enfant lui accorde à nouveau, et avec les premiers mots
qu'elle apprendra à l'Enfant. Et lorsqu'elle remercie, elle le fait sans doute aussi en son
propre nom ; mais elle remercie au nom des générations qui l'ont précédée et de celles
qui vont la suivre. L'Enfant est Dieu sur terre. Mais au moment de la naissance, elle est
chaque être humain sur terre. Et néanmoins cet être unique qu'est la Mère.

Fuite en Égypte
Dans la prière de cette époque, il y a différents niveaux. Il y a la prière familiale que
Marie et Joseph récitent ensemble, oralement, mais également dans leur attitude inté-
rieure à l'égard de l'Enfant Une sorte de prière d'état, de leur situation à tous les trois
le père nourricier, la Mère et l'Enfant. Chez la Mère, cette prière est influencée par sa
confiance en saint Joseph. Dans cette vie en commun, c'est une prière où elle prie Dieu
de les bénir tous les trois, pour que l'Enfant soit vraiment à sa bonne place, dans les
mains qu'il faut, et (p. 95 :) qu’il apprenne de Joseph et d'elle, comme homme et comme
Dieu, ce qui l'attend. Cette prière qui est nouvelle, nouvellement née par la naissance
de l'Enfant alors qu'elle était déjà nouvellement née par la vie avec Joseph, cette prière
qui semblait devoir se développer si tranquillement, est maintenant tout agitée par la
fuite Marie est à la fois rassurée et inquiète. Inquiète non pas pour ce qui la concerne,
mais à cause de la menace qui a pesé sur l'Enfant et parce qu'elle doit s'en remettre à
Joseph de ce qui, jusqu'ici, lui revenait. Elle a dit oui à l'ange et ainsi assumé une res-
ponsabilité. Mais le voyage, avec tout ce qu'il comporte d'inattendu et de subit, est à
présent confié à Joseph. Et elle doit réapprendre à se confier à un être humain, après
s'être confiée à l'ange, à l'Esprit, au Père et à l'Enfant. C'est comme si elle ne devait ja-
mais s'appartenir mais, dans l'obéissance, se trouver continuellement libre pour de
nouveaux engagements. Pour des engagements qui sont là subitement et qui changent
subitement, bien que Dieu demeure le maître Bien que le Père veille sur le tout Bien
qu'elle ait à demeurer fidèle à l'Esprit. Tout cela est dilatation de sa prière, parce
qu'elle y disparaît toujours davantage ; apparemment, c'est également une limitation,
car son destin, ce destin inouï qu'elle a vécu dans la grossesse et la naissance, est main-
tenant, durant cette fuite avec tous ses risques aux yeux des hommes, ramené plus
dans le simple quotidien celui d'une femme qui obéit à ce que son mari ordonne. Elle
doit se défaire d'une certaine sensibilité de la prière qu'elle avait connue dans la vision
de l'ange pour se laisser conduire maintenant par saint Joseph en raison de la mission

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confiée à celui-ci.
Il y a ensuite un troisième niveau, assez curieux, qui s'étend de ce qui est purement
maternel et se trouve chez toute femme croyante ayant un enfant, jusqu'au surnaturel
parfait C'est en priant qu’elle doit fuir avec l'Enfant car il lui est confié et elle l'aime
comme une mère aime son enfant Et elle l'emmène dans l'incertain et doit prier le Père
et l'Esprit de se soucier de lui Mais elle doit elle-même apporter tout le souci humain
et prier même l'Enfant d'être satisfait en tant que Dieu. En se souciant de l'Enfant, elle
doit en même temps l'adorer. L'Enfant qui est dans ses bras, qu'elle emmènes est son
Dieu qu'elle doit suivre, auquel elle se donne. Elle doit, n'importe comment, lui re-
présenter la volonté de saint Joseph (p. 96 :) d'effectuer cette fuite. Mais cette volonté de
Joseph est elle-même volonté divine, de sorte que l'Enfant dispose de cette volonté et,
entre l'un et l'autre, c'est une fois de plus d'elle qu'il est disposé et tout en étant celle
dont il est disposé, elle demeure celle qui dispose. Elle doit prendre soin de tout ce qui
est humain ; mais cet humain est tellement enveloppé et prisonnier du divin, de l'impé
nétrable, qu'elle ne pourrait jamais décrire exactement sa nature. Ainsi ne peut-elle, de
nouveau, que s'abandonner encore et encore. Et chaque pensée qui lui vient dans la
prière, chaque vision qu’elle reçoit en priant, chaque contemplation qu'elle fait, oscille
entre le danger du chemin terrestre et l'infinie sécurité en Dieu, entre cet Enfant sans
défense qui lui est confié et la conduite de tous les hommes par le Messie. L'espace de
la prière est devenu si grand qu'elle se retrouve placée n'importe où et qu'elle y prie
comme par hasard, qu'elle adore et prie de la manière que le Père lui communique dans
l'Esprit par l'Enfant. Et puis elle voit les dangers qui menacent l'Enfant comme des
dangers totalement humains, contre lesquels son anxiété et sa féminité ne possèdent
pas d'armes et, en méme temps, ce sont des dangers qui menacent la foi, le Messie per-
sonnifiant en effet la nouvelle doctrine. Mais elle sait aussi que Dieu le Père protégera,
même si le Dieu de l'éternité l'a choisie pour apporter son aide à cette tâche qu'elle ne
peut pas saisir totalement, pour laquelle elle peut prendre toutes les mesures et tout
de même aucune. Ainsi, elle est à la fois la créature nue devant le Créateur et la vierge
prudente au service de la mission du Fils. Elle est formée et doit contribuer à former.
Et c'est en priant qu'elle sent que Dieu attend sa prière, qu'il en a besoin, qu'elle n'a
plus le droit de considérer quelque chose comme lui appartenant, car tout doit entrer
dans cette prière et parce que, aimant le Fils, elle doit le donner. Elle doit maintenant
consentir au renoncement, non seulement dans sa propre sphère et sa propre person-
nalité, mais plus encore sur le plan de la possession maternelle de son Fils afin de sa-
tisfaire à la mission. Et plus total sera le renoncement, plus grande sera la possibilité
de faire en vérité la volonté de Dieu. Ce n'est que de cette façon qu'elle pourra grandir
dans sa mission, préte à la perdre inconditionnellement dans la mission de son Fils,
pour ne même pas pouvoir considérer sa mission comme lui appartenant. (p. 97 :)

Enfance de Jésus
Elle est une jeune mère avec son enfant ; et sa maternité, l'enfance du Fils et toute
la vie avec Joseph forment une heureuse unité, bien que régulièrement assombrie par
des images du futur, de ce qu’elle en sait et pressent, sans être réellement troublée ce-
pendant, car elle sait également qu'elle doit se tourner vers le présent, que Dieu le Père
attend une prière dans l'actualité. Elle adore le Dieu trinitaire et le Fils qui s'est fait

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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homme. Sans cesse, elle doit prendre sa maternité au sérieux, être à l'égard de l'Enfant
ce qu'une mère doit être et, néanmoins, prendre au sérieux la divinité de Jésus. Et,
dans sa prière, elle sait parfaitement qu'elle introduit quelque chose de nouveau : la
prière chrétienne dans la famille. Elle lui est confiée, c'est un don de Dieu et cela re-
présente pour elle une joie qui prend dignement place parmi les joies d'être Mère de
Dieu et d'avoir auprès d'elle l'Enfant divin. Mais une responsabilité également, car elle
sait que toute son attitude de prière doit servir, que Dieu doit utiliser sa personne et
son comportement pour les transmettre à d'autres mères, pour faire de ce comporte-
ment le comportement chrétien dans la famille et en même temps le comportement
chrétien à l'égard du Fils pour tout homme marchant à sa suite, en dehors de la famille
aussi. Mais à présent, durant les années de l'enfance, la famille joue un rôle particu-
lier. Et Marie doit demander à Dieu le Père de lui donner l’Esprit l'incitant à rencon-
trer humainement le Fils, comme il le désire, à initier ainsi l'Enfant à sa vie humaine,
comme peut le faire une mère digne, et à lui ouvrir en même temps les sens à tous les
désirs du Fils, de sorte qu'elle y réponde. Elle sait que Dieu prendra soin de ce « don-
ner » et « prendre ». La prière est exempte de souci et pleine de joie et, devant le Fils
aussi, elle se montre parfaitement spontanée. Adorer le Fils lui est chose naturelle et
bonne, nullement difficile ou problématique. Elle ne pense pas non plus que chaque
mère aurait en quelque sorte le droit de faire un Dieu de son enfant. Les deux joies :
la joie maternelle devant l'Enfant et la joie chrétienne devant son Dieu, sont réunies
sans problème dans la vie et la prière. Et lorssqu’elle pense à l'avenir, et comprend que
les heures difficiles ne (p. 98 :) leur seront pas épargnées à tous les deux, elle comprend
aussi à quel point le présent est une source de joie et combien il serait ingrat de ne pas
vouloir y demeurer et en jouir comme Dieu l'accorde. Dans sa prière, il y a beaucoup
de remerciements. Parce qu'il lui est permis d'être mère, parce que tout est comme cela
est. Mais elle remercie aussi pour toutes celles qui ne l'ont pas encore vécu et qu'elle
intègre tout de même déjà dans sa prière, pour lesquelles elle crée une place dans sa
prière, pas seulement en médiatrice mais en priant en quelque sorte par avance avec
elles. Elle dit les prières pour celles qui ne peuvent pas encore les dire bien que cela
les concernent déjà. Elle sait aussi qu'il y a dans sa maternité un devoir pour toutes les
mères, que toutes les générations la diront bienheureuse et qu'elle doit leur apparaître,
à présent et plus tard telle qu'elle est par la grâce de Dieu. Elle vit cachée, mais son
cœur virginal est largement ouvert. Sa prière, transparente pour Dieu lorsqu'elle la lui
offre et lui en fait part, est en méme temps une offre, un message à la chrétienté. Elle
aplanit la route du Fils, elle donne l'exemple simplement pour que les autres en
profitent.
En priant, elle laisse Dieu disposer continuellement de son âme. Elle s'attache fer-
mement à son bonheur, parce que Dieu le désire, mais cet attachement est entièrement
dans Sa main. C'est l'attachement à l'obéissance, à l'abandon. Elle tient bon dans
l'obéissance elle se donne. Et pour sa prière, par sa désappropriation et l'action du Fils,
elle reçoit toujours de nouvelles incitations. Cela ne s'épuise jamais. Elle vit près d'une
source dont elle sait qu'elle est alimentée par son Fils. Et elle l'accepte comme une
chose qui va de soi, comme le Fils a accepté son lait et sa sollicitude. C'est un échange
humain, mais qui s'effectue en Dieu. Et elle accepte l'humano-divin du Fils, pour le
donner dans sa prière et à Dieu et aux hommes.

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À la recherche du garçon de douze ans
Ce fut un profond bouleversement dans sa vie lorsqu'elle et Joseph perdirent l'En-
fant et ne le retrouvèrent qu'au bout de trois jours. Un bouleversement qui n'était pas
comparable à la visite de l'ange : il était beaucoup plus terrifiant. Tout en sachant
qu'elle (p. 99 :) retrouverait le Fils, la Mère, dans cette perte, requt un avant-goût de la
croix qui se reflétait curieusement dans sa prière. D'un côté, cfétait la prière de la
confiance : il est Dieu et il a suivi des chemins divins Mais c'était aussi une prière de
l'angoisse : il lui est confié et elle ne sait pas où il est. Et, dans cette angoisse humaine,
entre en plus l'angoisse, beaucoup plus grande, de la Passion à venir. Une angoisse
pour le Fils et pour sa Passion, le pressentiment qu'il est déjà sur le chemin qui mène
à la croix. Cette angoisse surgit en plein milieu de sa vie quotidienne et de sa joie vou-
lue par Dieu. Elle ne peut pas la ressentir comme quelque chose de passager – de
longues années de calme viendront encore – mais comme Dieu la lui donne. Et il la
donne grande, puissante, sombre et envahissante. Et subitement, elle ne peut presque
plus supporter humainement, méme pas dans la prière, d'être la Mère de Dieu, d'avoir
Dieu pour Fils, d'avoir été entrainée, par son oui, dans ces circonstances imprévisibles,
difficiles, totalement dépendantes de Dieu. Elle fait la connaissance du péché ; pas à la
manière des hommes qui le commettent, mais comme il se manifestera quand le Fils
le portera sur la croix : inquiétant, incompréhensible, la consumant intérieurement au
point de devenir insupportable et de l'empécher d'achever la prière la plus intense. Car
maintenant la prière a pour rôle de l'introduire encore et toujours dans la nuit. Dans
ce qui est tout simplement incompréhensible. De lui faire surpasser ses limites et de
la conduire là où se trouve quelque chose de l'éternité de Dieu qui n'a pour elle aucun
visage, si ce n'est celui d'une angoisse et d'un supplice sans nom.
Et après l'événement, quand Dieu demande la reprise de la vie quotidienne, la prière
de tous les jours reprend, assurée en Dieu. Mais l'adoration du Fils a changé. Il est le
Dieu qui dispose. Le Dieu qui sait tout. Le Dieu qui doit aller son chemin et aucun être
humain ne peut comprendre ce chemin, qui doit rester fidèle à sa mission et il sem-
blera peut-être à la Mère que sa propre mission vole en éclats en regard de la mission
du Fils. La vie commune agréables ordonnée, a cessé. Cessé pour être là de nouveau ;
mais dans l'intervalle se place l'expérience d'avoir perdu avant d'avoir retrouvé, avant
la surprise au Temple, la révélation de sa sagesse omnisciente devant les docteurs et
de sa relation au Père, telles que (p. 100 :) la Mère, malgré sa connaissance du Père et du
Fils, n'avait jamais pu les soupçonner. Tout cela, elle ne doit plus l'oublier; elle doit
l'intégrer dans la prière, et sa prière en est devenue plus âpre. Dieu l'a traitée dure-
ment. Et ce qu'il y a peut-être de plus difficile, c'est de devoir néanmoins vivre et gran-
dir dans une nouvelle confiance que Dieu lui donne, qui n'est plus la confiance virgi-
nale du début. Et c'est bien lui qui donne cette nouvelle confiance, mais elle lui est
aussi grandement demandée. Elle se sent un peu étrangère devant cette confiance et sa
prière n'est plus tout à fait la sienne. Ce n'est plus le refuge parfait. C'est à présent,
tout au moins au début, plutôt un espace dans lequel elle doit se réorienter, pour se
laisser former de nouveau et pour apprendre que la paix ne lui vaut rien. Qu'elle est
livrée entre les mains d'un Dieu qui se sert sans égard de qui s'est confié à lui, qui re-
donne cette confiance en lui pour pouvoir la redemander plus profonde et plus forte
encore. Sa prière de tous les jours a subi une césure. À présent, elle doit être de nou-
veau une prière de tous les jours, mais qui se place désormais expressément entre

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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l'événement du Temple et la croix. L'adoration doit subsister, comme adoration d'un
Dieu dont la divinité est maintenant mieux comprise et qui, pour cette raison, est de-
venu plus insaisissable. Adoration également d'un Dieu dont le Père exige quelque
chose de difficile. Et une adoration qui doit être aussi secours, secours à travers les ri-
gueurs que Marie voit préparées par le Père pour le Fils et à travers lesquelles elle doit
apprendre à révérer le Père et sa volonté. Elle doit reconnaître que le Fils fait la vo-
lonté du Père et quel poids il lui faudra porter. Et elle doit remercier pour ce poids,
pour le Fils et pour elle et pour les hommes. C'est la prière d'une adulte qui est diri-
gée par l'Esprit. Prière aussi de l'Esprit en elle, de son esprit que forme l'Esprit Saint.
Prière de la femme ainsi formée par Dieu et qui ne peut tout de même pas être une
autre. Prière d'un Je et d'un Tu à la fois. Prière qui aide à devenir ce à quoi on aspire,
mais qu'on redoute cependant un peu. Prière qui renferme tellement de divin – tous
les éléments de la confiance, de la gratitude, de l'obligation de chercher, de l'angoisse,
de l'obéissance – que, parfois, devant elle, on se trouve comme devant quelque chose
d'étranger. Mais plus elle est étrangère, plus (p. 101 :) la Mère sait que c'est sa prière.
Dieu veut l'avoir de cette façon. Tout est en ordre.

Seule à Nazareth
Durant les années passées avec son Fils, il était si près d'elle que sa prière était vi-
siblement – visiblement pour elle – entretenue par sa présence. Elle participait à sa
prière et lui à la sienne. Et cette prière allait de soi, elle s'y était habituée. Et prier fai-
sait partie de sa vie, lui était nécessaire et jamais elle ne ressentait cela comme un de-
voir ou une contrainte. Prier lui était aussi naturel que parler avec son Fils. Maintenant
qu'il est parti, sa prière est devenue un ministère. Avec la charge qu'un ministère ap-
porte, avec ses exigences incontournables. L'immédiateté de la prière avec le Fils ne
résulte plus de circonstances communes à tous les deux. Elle sait peu de choses à son
sujet. Elle le voit rarement et n'a pas beaucoup de nouvelles. Le travail qu'il accomplit,
sa vie active, elle ne peut pas se les représenter exactement. Ce qui est nouveau, ce qui
est inconnu dans sa vie a pris totalement le dessus et n'est plus réglé et interrompu,
comme à la maison, par un ordre habituel. C'est à peine si elle connaît son entourage ;
la plupart des gens qu'il rencontre, elle ne les connaît pas ; elle ne connaît plus ses ha-
bitudes ; elle ne sait pas dans quelle mesure son environnement lui est favorable ou
hostile, de quelle facon il annonce au peuple le message du Père ; si les gens sont atti-
rés, s'il a des disciples, s'il reçoit l'assistance nécessaire. Elle ne voit que la charge
monstrueuse qui a été placée sur ses épaules ; elle se sent seule et elle sait que l'aide
qu'elle peut fournir à présent ne peut être que celle de la prière. Celle-ci doit donc
avoir plus un caractère de régularité, de devoir à remplir. Elle doit accompagner les
heures du Fils qu'elle ne connaît plus. La division de la journée qu'ils avaient autrefois
dans leur vie commune entre maintenant en quelque sorte dans sa vie de prière. Et tout
ce qui est inconnu y trouve sa place, toute détresse du Fils qui, dans la perspective de
la Passion, lui est certes visible et imaginable, mais qui lui demeure cachée dans le dé-
tail. Ce qui lui est pénible, dans sa solitude et son délaissement et son incertitude, cela
(p. 102 :) a sa part dans sa prière. Elle ne demande aucun allégement pour elle, elle prie
Dieu de lui faire partager tout ce qui peut être utile, qu'il accepte son anxiété pour que
d'autres puissent être secourus, tous les autres mais également Dieu le Fils qui est son
Fils à elle.

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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Et le divin du Seigneur, ainsi que le divin de sa mission, est passé pour elle au pre-
mier plan. Ce qui est du Père, de l'Esprit et du Fils, l'impénétrable, auquel elle ne peut
accéder humainement, qui s'agite dans ce qu'elle entrevoit et ce qu'elle espère, ce
qu'elle a reçu comme scellé du Fils – car personne ne peut comprendre Dieu que de
façon allusive, à part Dieu lui-même –, et ainsi ce divin est pour elle plein de mystère.
Le premier mystère de Dieu, qu'elle a personnellement éprouvé, s'est passé dans son
corps. À présent, le centre du mystère s'éloigne toujours plus, inscrit dans la vie du
Fils qui lui est devenue lointaine. Dans sa chair et dans son esprit. Un transfert a eu
lieu. Et dans ce transfert, elle prie, une prière d'amour envers Dieu, une prière de sou-
mission, une prière que le Fils lointain contribue aussi à former. C'est souvent pure
adoration, parfois aussi peur ou souffrance seulement. Une prière qui lui est donnée,
mais qu'elle vit, qui se passe dans sa vie, qui prend quelque chose de sa vie et qui
donne aussi une nouvelle empreinte à sa vie. Elle apprend clairement dans sa prière
qu'elle a renoncé à mener une vie pour elle-même, car la vie la conduit souvent là où
elle ne veut pas, ne peut pas. Et dans la prière, elle se heurte continuellement aux li-
mites de ce qui est humainement insuffisant. À vrai dire aussi, pour que le Fils fasse
en elle l'expérience des limites humaines et puis aussi, pour qu'il trouve en elle la
consolation dont il a besoin pour supporter la vie parmi les pécheurs. Et pour qu'il ait
sous les yeux, en elle qui a été rachetée, l'image de ce que peut faire la rédemption par
sa croix. Tout cela se passe dans sa prière et dans sa vie, mais sa vie est devenue de
plus en plus prière et la prière une figure de la vie, que lui donne son Fils. Elle est en-
tièrement transformée par cette attitude de prière, par cette obéissance au Dieu trini-
taire, par ce renoncement.
Et par l'éloignement du Fils, toutes les choses ont subi un changement de valeur.
Elles ont vu leur sens renouvelé par la mission devenue visible du Fils, mais l'ont en
quelque sorte également (p. 103 :) perdu, parce qu'elles n'ont plus maintenant aucune
importance propre. Et la Mère elle-même ne peut pas trancher entre importance et ab-
sence d'importance ; elle doit prendre les deux comme elles sont données. Elle avait le
Fils auprès d'elle et elle n'a pas encore l'Eucharistie ; il vit quelque part et elle apprend
en dépit de tout à vivre en sa présence. Autrement et de façon nouvelle. Dans cette pré-
sence qu'elle connaissait avant sa venue et qu'elle doit à présent, durant le temps de sa
vie active, apprendre à connaître en tant qu'accomplissement, par la prière et dans la
prière.

Sous la croix
C'est à présent une prière sans parole qui n'appartient qu'à la peur. C'est de là
qu'elle part pour finir dans le Fils. Le Père et le Saint-Esprit lui sont enlevés. Elle voit
son Fils suspendu devant elle, et Mère, elle est au bout de sa force, dans une partici-
pation qui ne laisse plus rien reconnaître de ce qui était autrefois. Tout ce qui est en
elle sentiment maternel est focalisé par le Fils. Elle le contemple et vit sa mort. Elle y
voit en même temps la mort de son Dieu. Il en va pour elle comme si le lien entre le
Fils qui est sur la terre et le Fils qui est au ciel était brisé. Les liaisons se défont. Elle
voit mourir son Fils aimé et son Dieu adoré. Elle vit la fin de tout. Elle ne peut ratta-
cher aucune pensée à ce qu'elle vit pour se sauver ou se consoler, chercher un nouveau
chemin par-delà ces journées, vers Pâques ; elle se trouve tellement emportée par Dieu

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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et impliquée dans la croix qu'elle ne peut que compatir, rien d'autre. Et sa prière est
celle de la compassion, rien d'autre non plus. Non pas qu'elle se jette dans la souf-
france, qu'elle rassemble consciemment quelques expériences de souffrance, mais elle
est placée dans la souffrance pour y éprouver des sentiments qu'aucun être humain n'a
jamais éprouvés. Le tout dans un laisser-faire de la nuit. C'est la nuit, la nuit de son
divin Fils ; c'est à sa nuit à lui et non à la sienne qu'elle participe. Elle ne voit aucun
fruit. Pendant qu'il meurt, elle ne voit pas qu'il sauve l'humanité. Cette fin, elle ne la
voit pas comme quelque chose de fini et de limité, mais comme une fin éternelle. Une
fin sans fin. Une fin qui engloutit tout ce qui est avant (p. 104 :) elle. Le passé aussi et la
promesse et l'accomplissement et la signification de son oui et le contenu de sa vie avec
le Fils. Oui, a-t-elle dit une fois à un ange qui lui demandait d'être la Mère du Messie,
de l'accompagner jusqu'au bout. À ce qui se passe aujourd'hui, elle a dit oui. Oui à
toutes ces choses atroces et apparemment oui aussi à cette mort. Son oui lui semble in-
compréhensible. Il est devant elle comme un mur qui l'entoure, sinistre et sans issue,
un mur dont elle savait l'existence et devant lequel elle n'a pas reculé, dans lequel elle
ne s'est pas assuré d'issue, de sorte qu'à présent le mur est tout-puissant et l'empri-
sonne de tous côtés. Elle ne comprend pas que c'est précisément à cela qu'elle a dit oui.
Mais on ne la questionne plus non plus. Son oui résonne encore quelque part. Elle
connaît ce oui ; mais ne le reconnaît pas. C'est son oui, mais elle ne s'imaginait pas
qu'il pourrait devenir ainsi. Et pourtant, à présent, à la croix, c'est comme si elle avait
toujours su que tel serait l'effet de son oui.
Sans le comprendre, elle voit que le péché du monde entier pèse sur le Fils. Que ce
péché pèse en même temps sur elle, elle ne l'éprouve pas pareillement. Elle ressent
seulement qu'elle doit porter quelque chose qu'elle ne peut pas porter. Elle est sur le
point de se briser, parce que quelque chose est devenu trop grand. Elle est sans force,
parce que quelque chose a englouti sa force. Les disciples voient la fin de leur maître.
Ils le voient humainement. Le Seigneur lui-même les avait appelés et invités à le suivre,
ils sont donc concernés. Maintenant ils sont en face de l'insaisissable de ce Seigneur
et devant l'insaisissable de leur destin. Leur foi ne voit plus, mais ils ne souffrent pas
principalement dans la foi. Et ils n'ont pu empêcher ce qui se passe à présent ; c'était
plus fort qu'eux. Par contre, la Mère, par son oui, a tout déclenché et libéré. Sa gros-
sesse, son enfantement, sa fécondité y ont conduit. Une responsabilité pèse sur elle ;
non pas comme si elle disait maintenant : Je n'aurais pas dû dire oui, mais parce qu'elle
voit que son oui allait nécessairement jusqu'à la croix. Et elle voit cette nécessité là où
elle est en quelque sorte cachée et tout de même dévoilée dans le Fils, en lui seul et
tout de même totalement en elle. Comme un destin masculin et divin et néanmoins
comme son oui féminin. Cela passe du Fils à la Mère et inversement, comme si tantôt
c'était le Fils, tantôt elle qui avait dit oui. Et partout c'est l'angoisse, l'obscurité et (p.
105 :) l'absence de sens. Et sa prière est comme une violente ouverture de tout son être,
comme un oui qui n'est plus volontairement donné, mais qui lui est imposé et qui s'em-
pare d'elle entièrement, corps et âme. Elle la déchire, comme aucune naissance n'a ja-
mais déchiré une femme. Elle l'emporte comme jamais aucune mission n'a emporté
quelqu'un. Elle la fait cesser d'être ce qu'elle était, précisément là où elle pensait de-
voir ou être admise à faire quelque chose.
Et cette prière, ce comportement, cette angoisse ne trouvent aucune réponse. Elle ne
se sent ni protégée ni considérée ni sollicitée d'aucune façon de faire quelque chose. Et

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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lorsqu'elle regarde le Fils, c'est comme si elle ne le voyait pas, parce qu'il ne peut pas
répondre à son regard. Elle voit la mort. Et lorsqu'elle l'entend crier, alors son cri n'a
peut-être plus rien à voir avec son âme à elle. Elle crie aussi. Mais ils crient tous les
deux sans s'entendre. Il n'y a pas d'accord. Pas de réponse. Aucun ne dit : « Vois, je
suis près de toi », « Regarde, je souffre avec toi ». C'est une dualité en tant que soli-
tude accrue.
Et quand le Fils meurt enfin, il emporte cette angoisse avec lui ; mais elle ne sait pas
qu'il l'emporte avec lui. Elle voit seulement qu'il a fini de souffrir et que, pour elle, une
fin a été mise quelque part à cette angoisse, une fin qui, pour le moment, semble défini-
tive.

Après la Résurrection
C'est comme si la Mère ne participait pas seulement à la fête de la résurrection, mais
pour une part à la Résurrection même. Elle passe soudain du monde du Samedi saint,
à la vue duquel elle a eu le privilège de participer, dans un monde qui est à la fois vie
éternelle et joie terrestre parfaite. Elle est encore sous le coup de tout ce qu'elle a vécu,
dans un état physique de complet épuisement qui, cependant, soudainement se trans-
forme, et c'est presque en chancelant qu'elle entre dans ce nouveau monde, chancelant
de joie et de gratitude et de ne pouvoir comprendre. Cette impossibilité de pouvoir
comprendre ressemble au signe près à celle qu'elle a éprouvée dans la croix. Pour pou-
voir ressentir une telle joie dans sa prière, il faut qu'elle s'abandonne au Père, elle et
sa prière et le Fils et le prochain et tout ce qui a été vécu, comme dans un grand pêle-
mêle (p. 106 :) de gratitude qu'elle étale devant lui pour tirer une joie nouvelle de tout
ce qui possède un profil et devient plus ou moins saisissable et remercier encore. Les
hommes et les choses ont reçu un aspect tout nouveau et prennent une place nouvelle
dans sa vie.
Sa joie est si grande que, pas un instant, elle ne reste en elle, mais se communique.
Elle la donne au Fils, elle la donne aux Apôtres, elle la donne tout particulièrement à
Jean, elle la donne à quiconque sur son chemin, même à l'inconnu. Elle la donne à
Dieu. Elle la donne à l'Esprit. Et en dépit de son essoufflement, de sa confusion, de son
imprévisibilité, cette joie a le caractère du calme, car dans tout ce qui arrive, dans tous
les événements, la Mère reçoit et communique toujours quelque chose de la joie de
l'éternité, de la joie du Père.
Sa prière est orale et elle est contemplative. Des mots passent sur ses lèvres et sont
aussitôt reçus et transformés par Dieu pour recevoir une nouvelle sonorité, pour com-
poser de nouvelles harmonies, harmonies de l'éternité qui s'achèvent dans le Père. Et
elle qui était habituellement si réservée et timide, ne désirant jamais prendre une place
par-devant, se trouve maintenant poussée par sa joie à s'avancer, pour participer par-
tout à la joie céleste, y être présente, parce que, même sans le comprendre pour elle-
même, elle sait que partout elle en fait partie. Quelque chose manquerait si, de sa
propre initiative, elle n'allait pas se mettre partout à une première place avec toute sa
prière, tout son comportement, sa vision, ses paroles. Voudrait-elle à présent se mettre
en retrait, ce serait alors se soustraire à sa responsabilité, une sorte de refus qui por-
terait préjudice à la joie céleste. À présent sa joie fait tellement partie de la joie céleste
qu'elle la complète spontanément et qu'elle trouve les paroles qui manquent pour par-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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faire la plénitude. C'est une prière au ciel, mais également une prière sur terre ; une
nouvelle jonction du ciel et de la terre, de Dieu et des hommes, de la mission et de son
fruit. C'est son oui qui résonne partout à présent, qui retentit d'un lieu à l'autre,
comme des cloches, qui se concentre, se trouve, se répand, qui transmet le message.
Le oui est accompli ; le fruit est parfait. L'ange et elle sont de nouveau en dialogue ; le
Saint-Esprit l'inspire, le Fils écoute attentivement et, en prêtant l'oreille, (p. 107 :) il re-
trouve une nouvelle fois encore le chemin vers le Père, le chemin de sa mission, pour
la rédemption de l'humanité. La Mère est l'élément de la chaîne qui a tenu bon, qui a
résisté à l'épreuve. Et, dans la réponse de Dieu à sa prière, il n'y a que ce seul chaînon
qui importe à présent. Ce chaînon, qui a son importance parce qu'il fait partie de la
chaîne divine. Cette place dont la nécessité lui a souvent presque échappé et qui, main-
tenant, est subitement joie toute pure, mais joie qui réunit la joie du Père et du Fils.
Et Pâques devient ainsi sa fête à elle.

Après l'Ascension
La prière, à l'Ascension, est essentielle pour tout ce qui va suivre ; la prière après
l'Ascension en découle. Dans la prière de la Mère, au moment de l'Ascension, il y a
comme une cassure. Certes, elle voit avec ses yeux de chair ce qui se passe ; mais en
voyant ce que des yeux humains peuvent voir, elle doit renoncer à cette vision pour ne
plus voir que ce que lui inspire la vision divine. Elle voit Dieu monter au ciel. Elle voit
cette splendeur, cet Être infini qui était venu de l'éternité pour vivre en homme parmi
nous et qui, à présent, est repris comme neuf dans la lumière de l'éternité. Elle voit
quelque chose qui peut être appelé la doctrine chrétienne : le Verbe qui est venu habi-
ter dans le monde, la Parole qui a été annoncée et entendue, l'amour qui a été vécu, qui
s'est livré, la vie quotidienne dans laquelle une abondance de la volonté divine était
toujours vivante. Tout cela, elle le voit désormais comme transfiguré, s'élevant, mon-
tant au ciel et sublimé dans une lumière qui est là pour être reçue par elle. Dans une
lumière de l'éternité qui rayonne aujourd'hui, dans une revendication d'amour qui dé-
bouche dans l'amour. Dans une exigence d'amour qui est elle-même réponse. À cet ins-
tant, elle sait que tout est vrai. Vrai d'une vérité qui n'appartient qu'à Dieu. Chaque
sens est accompli. Rempli d'une signification qu'elle ne saisit pas pleinement, mais qui
est donnée par Dieu. Et elle a part à cette vérité et part à ce sens accompli, pas seule-
ment parce que tout cela pour elle devient vrai, mais parce qu'elle est la Mère de Dieu
et que tout cela est devenu (p. 108 :) ainsi vrai par sa participation. Parce qu'elle s'est
donnée dans cette vérité, complètement livrée à elle. Et comme dans un rapide survol
de tout ce qui s'est passé, dans lequel surgissent les détails comme de petites sil-
houettes qu'il est possible d'évoquer à présent et qu'on doit peut-être évoquer, tous les
épisodes sont maintenant des éléments d'une vérité complète, achevée, de petites
formes avec un grand contenu qui n'apparaît que maintenant. Des parties de cette vé-
rité infinie qui est l'amour. Et aussi la Passion et aussi la croix et aussi sa propre soli-
tude et son incapacité à comprendre, et la grande angoisse et les petites craintes. Tout
cela a maintenant part à la vérité de l'Ascension. Cela se présente dans une nouvelle
lumière, possède un sens tout neuf. Tout apparaît partout comme une semence deve-
nue arbre et fruit pendant la nuit. Pâques était une promesse de fruit. À présent, dans
l'Ascension, le fruit est là, rayonnant et surabondant.

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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Et puis revient la vie de tous les jours avec Jean. De nouveau ce qui est petit, sou-
vent douteux, souvent avec quelque chose d'incertain. Des nouvelles qui semblent ef-
frayantes arrivent peut-être des communautés, mais aussi de joyeux messages au sujet
de la doctrine qui se répand, de la révélation qui continue d'opérer. Peu importe ; pour
la Mère, cela participe à l'Ascension, à l'accomplissement. Sa prière possède mainte-
nant une lumière qui inonde tout, qui éclaire tout ce qui est inachevé et en devenir,
entre autres pour qu'elle saisisse à quoi cela ressemblera une fois achevé, quand
chaque fruit sera mûr, pour qu'elle s'en réjouisse dès à présent et voie tous les soucis
et toutes les joies de la vie quotidienne dans la joie de l'Ascension. Elle n'est pas in-
sensible ; elle se trouve dans un nouvel état qui la fait moins frémir, moins osciller
entre la joie et la souffrance. À présent, dans la prière, Dieu la tient dans une région
qui vit de la résurrection du Fils. Les valeurs, une fois encore, se sont déplacées ; le
centre de gravité se trouve dans le Fils, qui est au ciel. Son propre destin, les destins
des hommes, son amour pour ceux-ci et son amour pour Dieu : tout est placé où Dieu
le veut, nimbé de la lumière de l'éternité dans laquelle elle entrera. Maintenant, sa
prière s'intercale entre la vision éternelle du ciel et la prière sur terre, en un lieu qui a
été créé spécialement pour elle par Dieu, dans la Résurrection. Elle est médiatrice de
grâces et de (p. 109 :) prière et de proximité de Dieu. Mais tout cela, elle le vit égale-
ment ; et ce qu'elle transmet colle à sa prière, à ses pensées, à sa compréhension et est
donné à celui qu'elle en touche. Car, à présent, elle est capable de voir les choses, non
seulement dans la splendeur dans laquelle elles sont vues depuis l'éternité par la Ré-
surrection du Fils, mais elle est capable également de leur donner quelque chose de
cette splendeur, pour transmettre aux hommes la foi qu'ils doivent avoir par la Résur-
rection, même s'ils ne l'éprouvent pas encore aussi rayonnante que la Mère. Sa vérité
est devenue maintenant une vérité de résurrection, son corps s'est rapproché de son
assomption au ciel et sa prière vit désormais de la vérité de la Résurrection jusqu'à son
entrée dans l'éternité.
Lorsqu'elle prie Dieu le Père ou le Fils ou le Saint-Esprit, elle adore dans la vérité de
la Résurrection. Ou lorsque Dieu lui demande quelque chose, ou lorsqu'elle prie pour
quelque chose, c'est toujours dans la lumière de cette vérité qui lui est donnée. Elle n'a
plus besoin de trébucher sur son manque de comprendre. Il lui a été enlevé. Elle est,
dans sa prière, dans l'état qui correspond pleinement aux intentions de Dieu, qu'il fait
connaître, puisqu'il l'a fait apparaître comme celle qui a été conçue immaculée.

La mort

Sa mort est aussi le dépouillement de ce dernier état. La vérité de la Résurrection


demeure la même. Mais elle n'est plus une vérité qu'on regarde en face. À présent, elle
est la vérité dans laquelle nous vivons. La vérité qui est tellement vraie qu'elle enve-
loppe. Le ciel ne s'ouvre plus pour Marie ; il est ouvert conjointement avec elle. Elle
fait partie de l'ouverture du ciel ; elle entre, elle franchit le seuil ; maintenant, la pré-
sence divine du Père, du Fils et de l'Esprit est ce dans quoi elle vit. Il n'y a pas de fran-
chissement, d'interruption, de rupture. Là où, avant, il y avait beaucoup, il y a subite-
ment tout, il n'y a plus aucune nécessité d'enlever un rideau. Elle vit dans la réalité de
l'éternité sans voile. Elle laisse derrière elle quelque chose qui, cependant encore une
fois, n'est pas derrière elle, parce que cela n'a jamais été séparé du Fils et que tout ce

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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qu’elle (p. 110 :) a vécu antérieurement, elle le reconnaît dans le Fils comme ce que lui
a vécu, comme les nécessités de sa vie à lui, sa vérité, sa gloire. Dans la manière du
Fils de faire sur terre la volonté du Père, elle discerne dans le Fils sa manière à elle de
faire sa volonté filiale à lui. Et les hommes et la prière des hommes la touchent à nou-
veau, la rejoignent là où son oui, dit autrefois à l'ange, reçoit à présent une telle dila-
tation qu'il contribue à la rédemption et à la béatitude de tous dans le Fils.

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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III

LE DÉVELOPPEMENT DE LA PRIÈRE

1. La prière de l'enfant
Une mère s'agenouille auprès du lit de son enfant et prie avec lui. L'enfant est en-
core si petit qu'il ne comprend rien. Il sait seulement que, journellement, la mère l'a
pris dans ses bras, lui a joint ses petites mains et a dit ensuite quelque chose avec une
certaine intonation. Cela s'est répété et fait partie à présent du quotidien. Et mainte-
nant que l'enfant est un peu plus grand et se souvient mieux, si elle venait à omettre,
ou à changer quelque chose, alors, dans la conscience de l'enfant, le rite établi, l'habi-
tude seraient entamés. Il a été introduit dans la prière, sans savoir ce que prier veut
dire ; il sent seulement qu'il s'y passe quelque chose d'autre que d'habitude et comme
produit par l'amour de la mère, que cela fait partie de son amour. C'est une des façons
dont l'enfant fait l'expérience de l'amour de la mère qui est présente et s'occupe de lui.
Mais, de bonne heure, le monde de représentation de l'enfant s'élargit en ce sens que
la mère n'a plus besoin d'être toujours visible. Il apprend à comprendre que, même
lorsque la mère n'est pas dans la chambre ou qu'elle sort de la maison, elle s'occupe
encore de lui. Elle est allée préparer ou acheter quelque chose et reviendra avec
quelque chose de bon pour l'enfant. La mère peut partir de cette représentation que
l'invisibilité peut être une bonne chose, pour expliquer le Bon Dieu à l'enfant. Ici se
rencontrent deux (p. 112 :) choses et on ne sait pas laquelle laisse la première impres-
sion à l'enfant : les mots de la prière et son explication. Peut-être que la mère raconte
quelque chose de la Mère céleste, et l'enfant saisit peu à peu que cette Mère invisible
a des qualités comparables à celles de la mère qui le regarde. Il saisit quelque chose de
l'amour et de la préoccupation de la Mère céleste à son sujet et il apprend à mettre
cette pensée en rapport avec l'attitude de prière que prend la mère et avec les mots
qu'elle dit. Le monde de la prière est un monde de l'invisibilité qui acquiert cependant
une réalité dans les bras de la mère visible et dans ses paroles. Un monde dont l'enfant
sait qu'il existait depuis toujours, auquel il a ouvert les yeux – car la mère a prié de-
puis toujours – et dans lequel il grandit comme dans quelque chose qui va de soi.
Quelque chose qui est juste en soi, même lorsqu'on ne le comprend que partiellement.
Et ensuite, pour la première fois, l'enfant apprend à prier avec sa mère. À formuler
quelques mots : « Viens, mon cher Sauveur », « Je vous salue, Marie ». Et peut-être
qu'un contact s'établit davantage avec la prière implorant la venue que par une préoc-
cupation directe avec les personnes : on attend quelqu'un qui doit venir, on salue quel-
qu'un ; cela se passe avant qu'on sache au juste qui est celui qui est attendu, salué.
Ensuite, deux nouvelles représentations prennent corps. D'abord, qu'il y a un temps
de prière. La mère décide de ce temps et le commence. Il fait partie du déroulement

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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normal de la journée. Ensuite, qu'on doit joindre les mains et qu'on ne peut rien faire
d'autre pendant ce temps. Cela impressionne fortement l'enfant car d'habitude ses
mains sont occupées à un tas de choses. C'est différent quand on parle au Bon Dieu.
L'enfant en conclut que prier est véritablement une occupation.
Et la mère prie. Elle sait comment on fait, alors que l'enfant ne le sait pas encore. En
priant elle prend en charge la prière de l'enfant. Et elle continue de prier, elle conduit
la prière. Elle sait le faire et elle le fait pour l'enfant. Pourtant cette substitution ne dis-
pense pas l'enfant du devoir d'être là, de faire attention et de suivre. Bientôt, il devra
prononcer les paroles avec sa mère. Il ne doit pas se contenter de dire « Je vous salue,
Marie » et laisser la mère continuer seule.
(p. 113 :) Et même lorsqu'il ne sait pas continuer, il doit assister à la prière jusqu'à ce
qu'elle soit terminée. Ainsi apprend-il qu'à l'intérieur de la prière, il y a une sorte de
répartition des rôles qui ne dispense cependant personne de faire ce qui lui revient, du
commencement à la fin. L'enfant comprend une chose : c'est qu'on prie. Il y a quelque
chose qu'il ne comprend pas que : ce qui est prié. Mais pour le moment, c'est moins de
cette compréhension qu'il s'agit d'assister et de vouloir suivre. La mère également joint
les mains, elle aussi ne s'occupe pas d'autre chose, elle non plus ne doit pas être dé-
rangée pendant ce temps. Il en est ainsi non seulement parce que l'enfant doit assister
mais parce qu'elle-même doit se donner entièrement à la prière.
Ma mère me raconte, à moi l'enfant, que d'autres mères prient également avec
d'autres enfants. Avec certains que je connais et que je rencontre dans la rue. Et que
lorsque nous prions ensemble, elle me confie au Bon Dieu. Et que le Bon Dieu écoute
ce qu'elle dit et pas seulement ce qu'elle dit mais aussi ce que je dis. Il entend les deux
choses pareillement. Mais il entend aussi toutes les paroles que disent toutes les mères
et tous les enfants. Toutes ces mères et tous ces enfants, qui ne se connaissent pas au-
trement, forment tout de même une grande famille, parce qu'ils appartiennent tous en-
semble à Dieu et sont entendus de lui. Et la Mère du ciel prend soin de toutes les mères
et de tous les enfants, comme une mère terrestre prend soin de ses enfants. C'est peut-
être ce qui me frappe le plus, et je demande à ma mère : « Comment est-ce possible,
toi avec tes deux, trois enfants, tu as déjà tant à faire et la Mère du ciel doit s'occuper
de tous ! ». Cette question pratique qui se pose à partir de l'expérience de l'enfant peut
l'inciter à comprendre la différence entre la terre et le ciel, entre les habitants du
monde visible et ceux du monde invisible. Et, par toutes ces mères et ces enfants qui
prient, il est introduit dans la compréhension de l'Église. Peut-être demande-t-il à sa
mère : « Est-ce pareil que je ne sache pas les mots difficiles et que tu les dises pour
moi ? » Et la mère dit : « Oui, c'est pareil ; je prie pour toi et tu pries avec moi ; mais
tu peux prier aussi pour moi et pour tous les enfants, pour les enfants qui n'ont pas de
mère qui prie pour eux et leur explique comment prier. Et tu peux prier aussi pour
tous les enfants qui oublient de prier, ou également (p. 114 :) pour ceux qui prient, mais
lorsque tu pries pour ces derniers, le Bon Dieu entend un peu plus fort leur voix. Et
certainement que les autres prient aussi pour toi. »
Et parce que ma mère m'a expliqué que d'autres prient et qu'on ne doit pas déran-
ger les autres dans la prière, je dois voir aussi à présent comment les autres prient et
ne sont pas dérangés. Et c'est ainsi qu'elle me montre qu'il y a des maisons dans les-
quelles on prie, qui sont toujours ouvertes et dans lesquelles peuvent entrer tous ceux

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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qui veulent prier, pour y être dans le silence. On ne doit pas les déranger, mais on peut
les regarder prier et moi aussi je peux aller prier là si je suis silencieux et gentil. On
n'a pas le droit d'y prier à haute voix, comme à la maison. Mais quand on prie avec les
autres, la prière est comme rassemblée ; elle gagne en valeur. Comme des pièces de
monnaie dans une bourse. Et alors, je comprends que, pour le Bon Dieu, il y a une
unification quand beaucoup prient ensemble. J'aperçois alors combien ma mère avait
raison lorsqu'elle disait que beaucoup d'autres priaient : des enfants et des grandes
personnes. Et presque tous ceux qui prient là, je ne les connais pas. Mais je sais par
l'explication de ma mère qu'ils forment ensemble un tout et que le Bon Dieu les
connaît tous.
Et il m'est permis désormais d'aller à la messe ou à un office pour une prière com-
munautaire. Apparaît maintenant le prêtre à l'église, qui prie au nom de tous. Ses pa-
roles, je ne les comprends pas et tout est autrement qu'à la maison. Mais je sais que
c'est aussi de la prière ; je dois seulement me tenir tranquille et lui laisser la prière,
comme je la laissais à ma mère, à la maison, quand je ne savais pas la suite.
Ma mère me raconte également que je suis baptisé. À l'époque, j'étais encore très
petit et je n'ai rien remarqué. Mais ils auraient promis tous ensemble au Bon Dieu
qu'ils me donneraient à lui. Et, avec de l'eau, on m'aurait fait une petite croix, comme
signe que j'appartenais au Bon Dieu. Et mes parents et parrain et marraine auraient à
faire en sorte, à présent, que j'appartienne réellement tout à Dieu. Comme si le Bon
Dieu avait dit : « Lorsque tu seras plus grand, tu vivras pour moi ; en attendant les
grands doivent prier pour toi, s'occuper de toi, pour que la porte du ciel qui a été ou-
verte (p. 115 :) à ton baptême ne se referme jamais ». Et, par le baptême, on entre dans
la joie avec le Bon Dieu et on devrait toujours penser à lui, parce qu'on lui appartient
déjà. Et avec tous les baptisés, on forme une grande famille du Bon Dieu. J'étais si petit
au baptême que je n'ai absolument rien compris ; les autres auraient compris à ma
place. Mais, finalement, eux non plus n'auraient pas tout compris, car seul le Bon Dieu
comprend tout. Et maintenant, lorsque ma mère m'emmène à l'église et me montre
comment d'autres enfants sont baptisés ou, à l'élévation, quand le Sauveur descend sur
l'autel, je n'y comprends que peu de chose, mais les grandes personnes également,
dans ce qu'elles saisissent, sont comme des enfants devant Dieu. Et tous devraient
beaucoup prier, dit ma mère, et beaucoup penser à Dieu, et « beaucoup » n'exclut pas
un « plus », mais tout au contraire l'appelle. Les sacrements feraient partie de la prière,
ils appellent en nous une certaine forme d'adoration qui dépasse de beaucoup notre
compréhension.
Lorsqu'on fait quelque chose de défendu, ma mère dit que le Bon Dieu n'est pas
content du tout. Car, ma mère le dit, le Bon Dieu voit tout et il est triste si nous ne
sommes pas obéissants et si nous faisons quelque chose d'incorrect. Nous ne devons
pas seulement demander pardon aux parents, mais à lui aussi. Elle me dit que c'est
avant la prière, au début de la prière, qu'il faut se remettre en ordre. Et j'apprends en
même temps que tout ce qui n'est pas juste trouble la relation avec le Bon Dieu, alors
qu'on peut être gai et jouer à tout casser et que tout est en ordre. Dans le jeu, on ne
s'éloigne pas de lui. On n'a pas besoin, après, de faire un long chemin pour revenir à
Dieu. On est tout de suite près de lui. Il n'y a pas de distance entre la vie de tous les
jours et le Bon Dieu, seulement entre le péché et lui.

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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Lorsque je demande pardon à Dieu pour quelque chose et que je lui promets de ne
plus recommencer, alors j'apprends peut-être plus fortement, plus consciemment, la
nécessité de ma contribution. Si je recommence, je ne peux pas dire : pourquoi le Bon
Dieu ne m'en a-t-il pas empêché ? C'est de ma faute. Et c'est à moi de faire en sorte que
la prière de pardon demeure vivante en moi, même si j'ai l'envie ou l'occasion de re-
commencer. Pour que le Bon (p. 116 :) Dieu puisse mieux me retenir, je dois demeurer
ferme. Puis j'apprends aussi à connaître la punition et la confession. J'ai mérité la pu-
nition, pas seulement vis-à-vis des parents, mais aussi du Bon Dieu, et ma mère peut
relayer le Bon Dieu et me punir en son nom. Et je dois, pour faire pénitence, apprendre
à renoncer à certaines choses. Une fois pour ma propre faute, une autre fois, peut-être,
pour un autre enfant qui ne s'est pas excusé auprès du Bon Dieu, et le Bon Dieu a donc,
en quelque sorte, une punition ou une pénitence dont personne ne veut se charger. Je
pourrais me proposer pour l'épargner au coupable. Dans la prière et dans la pénitence
pour les autres, on sait souvent au profit de qui on s'en charge – et souvent on ne le
sait pas. L'enfant peut savoir quel autre enfant ne prie pas ou a été méchant et pour-
quoi il faut se charger de quelque chose. Ou c'est seulement la mère qui connaît l'en-
fant. Ou bien, on ne le connaît pas du tout. Et c'est ainsi qu'on apprend quelque chose
de l'Église invisible et de la communion des saints.
Et puis, il y a les joies qu'on procure. On peut aller déposer des fleurs devant une
statue de la Mère de Dieu, ou en orner un autel. On sait seulement que là habite le Bon
Dieu ; la mère explique comment il est présent, bien qu'on ne le voie pas. Et il se ré-
jouit lorsque sa maison est ornée. Il se réjouit lorsqu'on le laisse participer à nos joies.
Si donc j'ai beaucoup de fleurs, je lui en donnerai quelques-unes, alors il participera à
ma joie pour les fleurs que j'ai cueillies. Il y a des choses que je ne peux pas lui don-
ner, mon chocolat par exemple. Alors il se réjouit lorsque je fais plaisir à un autre en-
fant et que je partage avec lui. Mais les gens qui viennent à l'église se réjouissent aussi ;
ils se réjouissent parce que le Seigneur se réjouit et aussi parce qu'ils vivent quelque
chose de beau. Ou peut-être sont-ils venus à l'église avec de la peine et ils voient les
fleurs et se réjouissent et sont soulagés et ils entrent plus facilement en conversation
avec le Seigneur.
L'enfant apprend ainsi comment tous les événements de la journée, agréables ou
désagréables, peuvent être reliés à Dieu. En outre il apprend qu'on peut prier Dieu et
penser à Dieu sans incitation particulière. Prier, non seulement avec des mots qu'on a
appris, non seulement dans des sentiments de repentir ou de joie, mais même (p. 117 :)
sans raison particulière, simplement pour être avec Dieu et apprendre à mieux le
connaître, peut-être dans la pensée que, lui aussi, a été un enfant qui, avec sa mère, a
cueilli des fleurs, a aimé se promener, a été ravi par quelque chose de beau, a été triste
lorsque les enfants n'étaient pas gentils entre eux, qu'il a été totalement enfant. Et
pourtant, comme enfant, il était le Bon Dieu lui-même et ainsi il comprenait tout beau-
coup mieux, aimait davantage. Et, dans tout ce qu'il fait, l'enfant doit toujours réfléchir
à la façon dont lui l'a fait. Souvent, il ne sait pas très bien comment il doit faire quelque
chose. Il suffit alors de regarder l'Enfant Jésus et c'est clair aussitôt. L'Enfant Jésus, lui,
n'aurait pas continué à jouer mais serait allé aider sa Mère. Et l'Enfant Jésus devient
ainsi le compagnon de jeu et accompagne l'enfant en tout.

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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2. La résolution de prier
L'enfant vit un certain temps dans une prière transmise et enseignée, tout d'abord
par la mère et plus tard, toujours encore sous la protection des parents, par l'Église
dans le catéchisme et l'instruction religieuse. Il peut alors en résulter une certaine ten-
sion : entre la prière à la maison, surveillée par la mère, à laquelle l'enfant a été habi-
tué depuis toujours, et les nouvelles instructions que l'enfant reçoit des représentants
de l'Église. Cela fait partie des devoirs scolaires d'apprendre telle ou telle prière et pas
seulement de l'apprendre, mais aussi de la réciter réellement. L'enfant obéit aux deux
et cela se recouvre presque toujours. Le curé recommande aux enfants de ne pas s'en-
dormir sans se confier au Bon Dieu et à l'ange gardien, et cela la mère l'a toujours fait
avec l'enfant. L'enfant apprend à relier la famille et l'Église.
Puis vient le temps où l'enfant pourrait se présenter devant Dieu de son propre mou-
vement, et pas simplement conduit par d'autres. Non pas pour s'éloigner de sa mère
ou de l'Église, mais dans le sentiment qu'il devient plus grand et que, peu à peu, il doit
assumer une certaine responsabilité devant Dieu. Tout naturellement alors, il se ratta-
chera à ce qu'il a appris et le continuera. Mais il ajoutera aussi quelque chose de per-
sonnel. Ici, la première confession (p. 118 :) devrait jouer un grand rôle. L'enfant s'y pré-
pare avec sa mère et sa mère sait tout ou presque tout ce qu'il a fait. Cependant, il ap-
prend à comprendre que c'est avant tout à Dieu qu'il doit rendre compte. Il ne sera plus
essentiel de tout dire à la mère, car l'important, à présent, c'est que le confesseur ap-
prenne tout. Cela lui donne le sentiment d'être une personne autonome, bien définie
vis-à-vis de Dieu. C'est peut-être précisément dans la préparation de la confession qu'il
fera des prières qui ne lui auront pas été dictées ; il accomplira sa pénitence et on lui
dira qu'il doit faire librement quelque chose en plus. Peut-être en parlera-t-il encore
avec sa mère, avec le curé aussi, mais il aura acquis un nouveau sens de ce qui est exigé
et possible comme prière. Par la lecture également ou dans une conversation avec
d'autres, il a eu connaissance de prières orales qu'il ne connaissait pas encore, qui lui
plaisent et qu'il reprend volontiers.
Et il aura aussi ses intentions particulières et les fera entrer dans sa prière. Peut-être
sont-elles nombreuses et ainsi toute une chaîne de prières va se former. La prière des
enfants, précisément, peut parfois être très longue et compliquée, car ils reprennent
chaque point particulier et font alors rapidement de leur pensum une règle fixe, in-
tangible. Il y a donc un danger. Mais, si tout se passe bien, l'enfant apprendra par là
que la seule répétition de prières orales ne suffit pas. Il ne faut pas se faire une sorte
de recueil de prières, dans le plaisir qu'ont les enfants de collectionner, ni faire naître
le sentiment qu'il y ait toujours besoin de la totalité, qu'il faille remplacer tout élément
omis. Il ne faut pas en venir à ce que toute la prière soit assombrie par le souci de la
correction ou de l'intégralité, que la forme ou le nombre soient subitement plus im-
portants que le contenu. La valeur de la prière orale également tient à son contenu. Il
suffit de s'attarder aux mots, de leur donner tout leur sens, d'essayer d'y mettre toute
son âme. Un autre écueil serait, au lieu de compter les prières, de prier simplement
pendant un certain temps. Mais alors on ferait scrupuleusement la différence entre les
heures de prière et de non-prière, et on délimiterait le temps de la prière avec une cer-
taine crainte que tout le reste ne soit à côté de la prière. Celui qui, dans la prière, s'at-
tarde sur le contenu en gardera nécessairement quelque chose de vivant dans son tra-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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vail de la journée. (p. 119 :) Naturellement, il faut s'habituer à un certain temps de
prière. Mais sa fécondité ne dépend pas de sa longueur. Même si les prières les plus
diverses semblent mériter d'être récitées et séduisent par leur formulation, il y a un
danger dans leur accumulation. Jamais le Notre Père ne doit céder à la quantité. C'est
la prière que le Fils a recommandée. Celui qui y réfléchit, sent naître en lui quelque
chose du comportement du Fils dans la prière, de ce qu'il voulait mettre dans sa prière,
des dispositions dans lesquelles il se trouvait lorsqu'il la prononçait devant les
Apôtres. Alors, notre prière se trouvera comme enveloppée dans sa vision. Et la prière
la plus simple, dans laquelle nous pensons peut-être ne rien avoir à ajouter, reçoit un
côté contemplatif qui provient de la prière du Fils. Comme si, dès le début, il avait doté
sa prière d'une avance de sa contemplation. À la première invocation déjà, il voit le
Père, et chaque parole vient d'une parfaite plénitude qui, chez lui, provient de la vision
et qui, chez nous, doit provenir de la foi. D'une foi qui vit et se nourrit constamment
de lui et de sa vision et qui possède la force de remplir notre prière avec quelque chose
de sa vision. Dans la foi, un dialogue s'ouvre avec Dieu, où Dieu répond de façon com-
parable à celle par laquelle il se révèle au Fils qui prie. Les paroles que nous pronon-
çons dans notre prière ne sont pas seulement des sons du quotidien profane, adressés
à un Dieu qui demeure caché dans son ciel, mais des paroles qui ont participé de façon
mystérieuse à l'incarnation de Dieu : des paroles du ciel qui nous sont données, qui vi-
vent de la substance du Fils, qui ont reçu quelque chose de lui qui subsiste en elles et
les remplit de vie par-delà leur contenu terrestre et leur époque. Leur limitation tombe,
car chacune est chargée d'un contenu céleste qui lui donne d'emblée une direction vers
Dieu.
Celui qui prie peut alors recevoir comme un tout cet élément de la vision qui se
trouve dans les paroles et y plonger toute sa prière, laisser son attitude de prière en
être dominée. Mais il peut également passer d'une parole à l'autre, s'arrêter à celles qui
lui dévoilent quelque chose de cette vision, prononcer les paroles et les phrases en
contemplation, dans une vénération qui ne provient pas seulement de la pensée de se
trouver devant Dieu, mais essentiellement du fait qu'il sait : le Fils a prononcé ces pa-
roles dans la (p. 120 :) vision du Père, elles sont irriguées de son amour, de son adora-
tion, de son obéissance envers le Père. On peut partir de cette pensée, en faire comme
un modèle pour y accorder sa prière, ou l'accueillir dans sa prière et mettre tout dans
la lumière de cette pensée. On peut donc prier comme on lit une page imprimée : l'at-
tention portée sur l'impression noire et ne voyant qu'indirectement le blanc ; le noir
serait alors la parole orale, le blanc la contemplation. Ou bien, on peut porter son at-
tention plus spécialement sur le blanc ; les caractères apparaissent alors plus isolés et
sont placés dans un espace qui leur est propre, et on peut regarder tantôt l'un, tantôt
l'autre. Alors la prière orale devient un élément de la contemplation.
Lorsque le chrétien adulte découvre qu'on peut de cette manière unir la vision et la
parole, se pose alors immédiatement pour lui la question de la relation entre ces deux
éléments. On ne peut, dans la prière orale, demeurer indéfiniment dans la vision, parce
qu'il est de sa nature qu'on avance. Pourtant chaque phrase présenterait suffisamment
de matière pour remplir tout le temps de la prière, et à la fin on se trouverait être en-
core au premier mot. Dans ce dilemme, c'est encore un regard porté sur le Fils qui
vient en aide. Il prie oralement et la prière qu'il prononce est accompagnée d'une vi-
sion qui ne dérange pas le déroulement de la prière orale. Mais il se réserve dans ses

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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prières nocturnes un temps propre pour la contemplation, où il n'est pas pressé par la
loi des mots qui se suivent. Le chrétien fera de même. Il s'adonnera aux deux. La joie
de la découverte de la contemplation ne le conduira pas à abandonner la prière orale,
ou la joie que lui procure la prière orale à réserver la contemplation pour certains
temps forts, par exemple les fêtes majeures. Celui qui se décide à mener une vie de
prière devra parvenir ici à un certain rythme et équilibre qui, dans un institut reli-
gieux, se trouve prescrit par la règle et chez les personnes du monde doit être person-
nellement cherché et établi par chacune.
Nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à cette décision, car ils n'ont jamais re-
connu la beauté de la prière. C'est pourquoi, lorsque leur vient la pensée qu'il est pos-
sible de prier de façon autonome et personnelle, les jeunes devraient saisir ce moment
(p. 121 :) dans leur vie et examiner très sérieusement la portée de ce qui leur est devenu
évident. Ils sont interpellés par Dieu, ils peuvent lui parler de bouche à oreille,
contempler leur vie et toute la création avec ses yeux, toujours se replonger dans sa lu-
mière. Une porte leur est ouverte et ils sont libres d'entrer poux toute leur vie. Nom-
breux sont ceux qui ne s'y décident pas, et la vie de prière, dans sa plénitude et sa pro-
fondeur, leur demeure ainsi fermée. Ils n'arrivent pas à dépasser le stade de l'enfance,
de la récitation de prières orales. Ainsi il manque à leur vie de prière la force de faire
pénétrer la vérité de la foi dans leur existence. À ce stade, la discussion personnelle
avec un prêtre au sujet de la prière personnelle est presque une nécessité. La vie de
prière, comme toute chose, a ses propres lois, qui sont connues par l'expérience de l'É-
glise et qu'on ne peut pas simplement ignorer. Le rapport mentionné entre prière orale
et la prière contemplative en fait partie, mais également l'humilité de ne pas se laisser
conduire par un enthousiasme ou par une sèche probité qui croit se suffire à elle-
même, mais il faut aussi reconnaître que l'Église est maîtresse de la prière, qu'elle peut
initier ses enfants à la véritable prière et que celui qui se soustrait à son enseignement
de la prière, pour l'organiser de son propre chef, court de grands risques de se four-
voyer. De toute façon le chrétien ne prie jamais comme un isolé, mais dans l'Église,
dans la communion priante des saints et en participation à leur trésor de prière. Et
comme celui-ci n'est pas une sorte de réserve de secours en cas de faillite personnelle,
mais semence qui doit lever dans toute âme priante, de même l'expérience de prière de
l'Église est le sol dans lequel le chrétien enfonce son expérience personnelle pour
qu'elle y prenne racine et en tire sa force.
Celui qui prend la résolution de prier sait déjà, s'il croit, qu'il n'entre pas dans une
relation privée avec Dieu ; il connaît la fécondité de la prière et le service qu'il rend à
cette fécondité par la prière. Comme toutes choses, sa prière doit également être ca-
tholique, surtout, ce qu'il y a de plus personnel dans sa relation priante à Dieu. Cela
justement doit être dans son fruit à la disposition de l'Église, de tous les croyants et
de tous ceux qui ne sont pas encore croyants. Et c'est pourquoi celui qui prie doit se
laisser conduire vers un maximum de fécondité. Il doit se laisser montrer comment (p.
122 :) mieux y parvenir. Naturellement, la conduite ne doit pas le brutaliser ; à force de
prier, bien des choses concernant la vraie nature et la bonne mesure de sa prière lui
apparaissent tout naturellement. Mais s'il venait à se tranquilliser et à se refermer sur
son propre jugement, ce serait déjà un signe qu'il ne possède pas la véritable sincérité
de la contemplation. Sincérité et humilité à l'égard de Dieu, pour le chrétien, c'est tou-
jours aussi sincérité et humilité à l'égard de l'Église. La contemplation chrétienne ne

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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vit pas seulement de la force qui, du Père, vit dans le Fils, mais aussi de la vision de
tous les contemplatifs, de tous les croyants finalement, de la contemplation de l'Église
tout entière qui a un fruit commun et qui, jusqu'à un certain degré, peut également être
résumée dans une expérience commune. Ainsi un médecin peut se spécialiser pour un
organe, mais s'il n'a pas en même temps la connaissance de toute la médecine, ou s'il
est tellement convaincu de sa qualité de spécialiste qu'il ne suit plus la recherche de
son temps, alors il cesse d'être un bon médecin.
Le chrétien sait qu'en face de Dieu il ne peut jamais être un isolé. Il doit participer
à la communauté de la sainte Messe, il doit se laisser nourrir par la grâce des sacre-
ments qui sont toujours aussi nourriture et direction pour sa prière. D'emblée il est ra-
mené de tout isolement et de tout genre de sectarisme au centre de la communauté ec-
clésiale. Ainsi, dans la vie des adolescents et des adultes, l'Église devient toujours plus
le lieu où ce qui est personnel et saisi dans la prière s'ouvre de nouveau sur la contem-
plation du plus grand, parce que la communauté comprend et reçoit déjà toujours plus
que l'isolé et parce que, comme Église, elle a de surcroît la garde du don de la contem-
plation pour chaque chrétien. En dehors de l'Église catholique, la prière s'épanouit da-
vantage dans ce qui est personnel et elle subit en conséquence plus fortement les li-
mitations humaines. Parce qu'il lui manque le caractère ecclésial, il lui manque aussi
l'achèvement par la contemplation. Un protestant ne peut pas connaître la contempla-
tion au même sens que le catholique, parce qu'il lui manque la messe, les sacrements,
le sacerdoce, toute la tradition de prière. De même, celui qui est en dehors de l'Église
et qui voudrait entrer dans la contemplation, ne pourrait aller bien loin, car il lui
manque le trésor de prière de l'É- (p. 123 :) glise, ce trésor rempli de la vision du Fils et
des expériences de prière de tous les saints et croyants.

3. Vers un choix de vie


Lorsque le chrétien se sert, dans sa prière, des paroles du Seigneur, il comprend qu'il
se trouve impliqué dans le dialogue du Fils avec le Père, qu'il ne suffit donc pas de ne
répéter que des phrases, mais qu'il doit comme le Fils mettre toute sa vie en accord
avec sa parole. Se servir un moment des paroles du Fils et puis se retirer de nouveau
totalement et faire des choses qui ne peuvent être mises en harmonie avec elles, serait
un contresens qui devrait déchirer sa vie. Il sait que, lorsque le Fils parle avec le Père,
il demeure en union avec lui, même lorsque les mots se sont tus. Le dialogue n'est pas
coupé ; le Fils se tient toujours devant le Père et tout ce qu'il fait s'accomplit dans cette
situation. Lorsque quelqu'un prie et dit « Amen », alors il ne retourne pas dans la so-
litude de son existence privée.
Certes, quand il débute dans la prière, il ne peut d'un seul coup parvenir pleinement
dans l'attitude de prière qui embrasse tout. Le jeune, précisément, lorsqu'il prend les
choses au sérieux, souffrira d'une certaine discordance entre la prière et la vie. Dans
la vie, il se sent comme dissipé ; il croit s'éloigner de Dieu ; il déplore le manque d'har-
monie entre les deux mondes. Il tentera peut-être de jeter des ponts entre les temps de
prière en s'appuyant sur de petits îlots de prière. De rapides prises de conscience de
Dieu, de courtes pensées vers lui, quelques mots à son adresse, un regard jeté sur le
monde de Dieu : tout cela est fait pour raccorder entre eux les temps de prière plus
longs. Et ces ponts consistent peut-être moins en paroles qu'en dispositions d'esprit,

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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dans le désir de tout faire devant Dieu, de le faire participer à tout. Ce désir devient
en grandissant l'expression d'un comportement de plus en plus affirmé, cherchant tou-
jours plus fortement Dieu et qui ne veut plus rien faire sinon sous son regard et sa
conduite. Et le croyant finit par apercevoir que ce comportement, cette aspiration vers
Dieu, diffère de moins en moins de son attitude pendant les temps de priè- (p. 124 :) re
proprement dits. L'aspiration provient de la prière faite et y ramène de nouveau. Elle
est ainsi dans une double dépendance de la prière et elle ne doit pas être estimée et re-
cherchée autrement que comme un effet de la prière.
Quand la prière porte ce fruit et conduit à une prière accrue, celui qui prie sait que
Dieu bénit ce qu'il fait. L'écueil antérieur consistant à prélever sur sa journée trop de
temps pour la prière et à en n'en pas finir du plaisir de prier, provoquant ainsi un
conflit entre la joie de prier et ses obligations, il l'a surmonté dans l'obéissance. Il
pourra alors rencontrer un deuxième écueil : considérer la liaison avec Dieu dans le
travail dont il a fait l'expérience comme fruit de sa prière comme se suffisant à elle-
même et raccourcir le temps expressément consacré à la prière ou le laisser totalement
tomber. Mais précisément cette expérience l'en préservera. Il ne demeure lié à Dieu
dans le quotidien que tant qu'il respecte le temps de prière. Le fruit de la prière, le ca-
ractère de prière de son travail ne lui est attribué que s'il pratique la prière. Son com-
portement quotidien reçoit de la prière ce trait qui le fait paraître comme placé conti-
nuellement en présence de Dieu; et sa tâche journalière reçoit cette bénédiction qui
relie entre eux les temps de prière, qui est tellement appropriée qu'il est inutile de s'ar-
racher à l'action pour aller à la prière ou de s'arracher de la prière pour aller à l'action.
Les deux sont tellement liées qu'on prie aussi bien qu'on travaille, dans une unité de
l'être et de l'esprit. L'une passe à l'autre sans rupture ni contradiction. Et néanmoins,
extérieurement, leurs temps continuent bien distincts. La souplesse à laquelle on est
parvenu n'est pas manque de discernement comme si la prière se dissolvait simple-
ment dans la vie et que le travail remplaçât la prière.
Arrive le moment où le jeune comprend qu'avec sa résolution de prier, il a pris une
décision préalable. Par sa prière durant certains temps, tous ses temps sont transfor-
més. Tous ses temps sont accompagnés de sa prière ; sans qu'il le remarque vraiment,
il s'est résolu à vivre toute la journée en chrétien, à ne rien soustraire au Seigneur de
sa tâche quotidienne. Celle-ci se trouve sous l'action de Dieu et elle est vécue dans la
lumière de Dieu. Sa tâche quotidienne de ce jour, mais aussi de chaque jour à venir où
il priera. Et (p. 125 :) comme Dieu lui a donné sa vie comme un tout, il la considère aussi
comme un tout et attend d'elle un effet global qui serait à faire dépendre d'une réso-
lution globale. Sa prière jusqu'à présent apparaît alors dans une sorte d'état provisoire.
Il avait choisi et formé sa prière. Ses prières se suivaient dans un ordre sans contrainte,
et tout était bon et juste. Mais il s'est transformé par la prière. Jusqu'alors, il a en
quelque sorte offert les temps de prière à Dieu et reçu comme don de Dieu les temps
intermédiaires. À présent, il sait qu'il y a une exigence dans ce don. Il devrait mettre
également sa vie à l'unisson avec son offrande de prière, étendre la même résolution à
toute sa vie. Il devrait rassembler toute sa vie et la déployer devant Dieu, l'offrir
comme un tout à Dieu et la recevoir en retour de Dieu comme un tout, pourvue d'un
nouveau sens. Sa prière était un entraînement, et maintenant la question se pose : à
quoi ? À une vie – c'est certain – qui doit appartenir toujours davantage à Dieu. Bien
qu'il ne puisse pas exiger de Dieu que Dieu lui révèle en particulier et exactement sa

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volonté à tout moment, il sait cependant que, lorsqu'il offre totalement sa vie à Dieu,
Dieu peut lui confier une mission qui soit le noyau et le contenu de sa vie et à laquelle
il aurait à se référer pour savoir ce qu'il doit faire.
À ce stade, le jeune se trouve très seul avec Dieu. « Dieu et l'âme », voilà à présent
le mot de passe. C'est une lutte avec Dieu et pour le sens de sa vie devant Dieu. C'est
le chemin qui se termine avec « le choix de vie ». Une contemplation approfondie,
avant tout de la vie du Christ, s'impose à présent. Cette contemplation doit éliminer
le danger de la subjectivité, même bien intentionnée et pieuse, dans le choix. Le choix
doit être fait dans l'exigence et la lumière de l'Évangile. Et dans la méditation, celui qui
prie doit, tout au moins à titre d'essai, envisager les différentes voies d'une vie chré-
tienne. Non pas à la lumière de l'humeur personnelle, ni même à la lumière de la rela-
tion subjective à Dieu, mais dans la lumière de l'Évangile, qui contient les mesures ob-
jectives de la vie chrétienne ; là peut être trouvée la volonté de Dieu qui rassemble et
détermine de façon homogène une vie chrétienne.
Le jeune penche globalement vers une religion subjective. Il se peut qu'après avoir
franchi l'échelon de la prière simplement orale, (p. 126 :) il a fait entrer dans sa prière
toute sa vie personnelle, dans une forme pleine de sentimentalité. Il est alors en dan-
ger de donner dans un personnalisme religieux unilatéral. Et alors, il reconnaît le dan-
ger – ou on doit l'y rendre attentif – que tout se rétrécisse, s'il ne se dirige pas vers la
forme de l'Évangile. Seul, l'Évangile est capable de lui transmettre le véritable contenu
des paroles du Christ à son Père et en même temps, par sa référence au commande-
ment de l'amour, d'assigner au prochain la juste place dans sa prière. Il existe une
façon personnelle de prier, mais chacun prie dans le chœur de la communauté. La re-
lation avec le Seigneur est unique, mais elle doit se mesurer sans cesse à la relation de
tous au Seigneur, particulièrement à la relation des Apôtres, comme la retient l'Évan-
gile. D'ailleurs l'Écriture transmet une image complète du Seigneur : elle montre à
celui qui prie à qui il s'adresse en vérité, de quelle façon le Seigneur veut qu'on
s'adresse à lui, de quelle manière il aime répondre. Celui qui croit pouvoir prier sans
l'Esprit et l'inspiration de l'Écriture, voit son idée de Dieu se rétrécir et il court le dan-
ger d'être très unilatéral et incomplet. Il n'est pas nécessaire que la prière adopte di-
rectement la marque de la parole évangélique. Mais insensiblement ou aussi fort visi-
blement la prière se trouve dilatée par l'Écriture et ne peut éviter d'y gagner également
un contact avec la tradition ecclésiale. La tradition comble de façon vivante l'intervalle
entre le temps du Seigneur et le temps présent. Et comme homme d'aujourd'hui, le
chrétien n'est pas sans lien avec l'Évangile, mais il y est relié par une continuité de tra-
dition vivante. Cette tradition s'insère sans interruption entre le Seigneur et lui ; elle
ne sépare pas, elle unit. Elle le fait pénétrer dans le chœur de ceux qui se sont appro-
chés du Seigneur dans l'Évangile. Elle forme un pont de chrétiens qui prient, un pont
qui porte vers le Seigneur celui qui prie aujourd'hui. Bien des choses seraient impen-
sables dans sa prière si d'innombrables chrétiens n'avaient prié avant lui, si tout un
épanouissement de la prière ne s'était pas produit dans l'Église. L'esprit dans lequel le
contemporain lit et médite l'Évangile est pour une part le produit de son temps, pour
une autre le produit de la tradition, et une part provient directement de l'Évangile ;
ainsi naît à travers lui une nouvelle tradition. Et beaucoup de choses de ce que trans-
met la tradi- (p. 127 :) tion, celui qui prie le reçoit du magistère de l'Église, qui présente
au chrétien d'aujourd'hui l'Écriture et la tradition dans une forme vivante. Il y prêtera

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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attention s'il cherche les normes objectives d'une vie chrétienne.
En contact avec l'Évangile, celui qui prie apprend que les Apôtres qu'il vénère, les
disciples et les croyants qu'il rencontre ont également pris une décision de vie dans
leur foi. Madeleine, par exemple, ne pèche plus et on la trouve plus tard parmi les
femmes au pied de la croix. Dans la rencontre avec le Seigneur, tous ont reçu le don
d'un nouveau sens de leur vie et, avec ce sens, ils ne sont pas revenus à ce qui leur était
personnel, pour le faire valoir à leur idée, mais ils l'ont réalisé à l'imitation du Sei-
gneur. La rencontre avec le Seigneur – et pour le chrétien elle se produit avant tout
dans la prière – a signifié pour eux quelque chose qui a changé complètement leur vie,
et pas seulement leur vie intérieure cachée, mais aussi leur vie extérieure qui a été ré-
ordonnée. Cela a été une transformation, une irruption, une coupure. Et ainsi, celui
qui prie comprend que son imitation ne peut être purement spirituelle, mais qu'elle
doit transformer toute son existence ; qu'il ne doit pas vivre irrésolu et passer occa-
sionnellement d'une prière à une autre, mais que toutes ses prières doivent être
concentrées dans un sens de vie pour être décidées dans la main du Seigneur et dis-
tribuées à partir d'elle. Le moment vient où il n'a plus d'innombrables petites décisions
à prendre dans la prière ou la lecture, mais où tout doit au contraire être ramassé en
une seule décision. Et il se rend compte qu'il participe pour ce faire à toutes les grâces
que le Seigneur donne aux siens : que le baptême et l'Eucharistie et l'effusion de l'Es-
prit n'ont rien perdu de leur force, que tout est aussi vivant qu'au temps du Seigneur
et que son envoi en mission dans le monde n'a pas épuisé le christianisme.
Celui qui prie a jusqu'ici principalement pensé à ses intentions et les a portées de-
vant le Seigneur. À présent il voit que le Seigneur s'avance vers lui avec ses divines in-
tentions et qu'il voudrait réquisitionner sa vie pour elles. Il a reçu la bénédiction du
Seigneur pour sa vie personnelle. À présent il doit accorder assez de place au Seigneur
pour que le Seigneur lui confie également sa mission. (p. 128 :)

4. Prière et vocation
Les rencontres racontées dans l'Évangile entre des croyants et le Seigneur ont tou-
jours conduit à une sorte de choix. Moins expressément quand le Seigneur parlait au
peuple, ou bien quand des hommes le rencontraient auxquels il ne donnait aucune di-
rective pour leur vie, ne proposait aucune modification à leur état antérieur. Le choix
signifie alors que le Seigneur donnait à celui qui était concerné une nouvelle plénitude
de foi, sans lui donner une nouvelle orientation de vie. Le croyant était infiniment en-
richi après cette rencontre comparable à une prière qui pouvait continuer à agir en lui
de façon imprévisible. Et le souvenir de cette rencontre le ramenait toujours à la
prière ; pour lui la décision consistait en cela.
Dans de rares cas, le Seigneur a même repoussé quelqu'un qui voulait le suivre de
manière plus étroite et lui a indiqué sa place dans l'état qu'il occupait déjà. Quelqu'un
en faveur de qui il avait opéré un miracle et qui était parvenu à une foi subite. Celui-
là devait, dans sa vie quotidienne habituelle, faire grandir le fruit de la parole qui lui
avait été donnée.
Mais d'autres sont invités par le Seigneur à une imitation directe. Ils doivent tout
abandonner, et le Seigneur assume toute la responsabilité, tout le souci de la vie qui se

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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confie à lui. Il forme cette vie comme bon lui semble. Ici la rencontre devient plus ex-
pressément prière ; car ici l'état c'est d'être auprès du Seigneur, de demeurer dans le
Seigneur, et le fait de demeurer en lui contient d'innombrables et fécondes nouvelles
rencontres avec lui. Et lorsqu'il accueille quelqu'un de la sorte, c'est pour toujours.
Non pas à l'essai et jusqu'à un prochain renvoi. Celui qui est invité de cette façon a, en
ce qui concerne le Seigneur, un état irrévocable.
Alors que les Apôtres sont tous appelés par le Seigneur sans se proposer, le jeune
homme riche se présente de lui-même. Il s'offre. Ceux-là, en raison de l'appel du Sei-
gneur, sont placés dans la position d'accepter ses conditions, même lorsqu'elles ne sont
pas formulées. Par contre, le jeune homme vient de lui-même, et ce n'est qu'alors que
le Seigneur pose la condition. Il vient sans être appelé, c'est pourquoi l'appel et la
condition ne coïncident pas forcé- (p. 129 :) ment. Et pourtant il fallait les réunir si l'imi-
tation devait devenir réalité. L'invitation de faire leur unité se trouve dans les mots :
« Va et vends tout », afin de mettre le jeune homme riche à égalité avec ceux auxquels
il a été dit « Viens et suis-moi ». Lorsque l'Époux appelle l'Épouse dont il sait qu'elle
l'aime, il compte sur son amour à elle dans son « viens à moi » ; il porte en lui cet
amour et assume la responsabilité de tout ce qui se produira par cette venue. Mais s'il
n'est pas certain qu'elle l'aime et qu'elle veut venir à lui d'elle-même, alors il doit
d'abord lui montrer comment c'est chez lui et voir si elle en est satisfaite. Elle ne doit
pas venir avec ses conceptions et les conserver chez lui ; elle doit se dépouiller de tout
pour accepter les siennes. La nouvelle maison peut être pauvre ou riche : les choses
auxquelles elle était habituée jusque-là ne compteront plus. Par son appel aux Apôtres,
le Seigneur devient garant de leur amour à venir. Il les voit, comme il a vu Nathanaël
sous le figuier sans tromperie. Il les voit tels qu'ils sont en vérité, c'est-à-dire tels qu'ils
peuvent devenir en lui. Par contre, chez le jeune homme riche, il voit avant tout ce qu'il
est avec ses entraves, sa richesse, son habitude de posséder. Mais comme le jeune
homme l'interroge, il lui explique et lui donne l'exigence. Et comme l'explication ne lui
paraît pas évidente, le jeune homme refuse aussi l'exigence. Le tout est une question
de prière. Le jeune homme riche n'a pas prié dans la pleine nudité de l'âme. Il a prié
selon ses habitudes, ses origines, dont il ne s'est jamais intérieurement détaché.
Lorsque l'appel le frappe, il frappe cette unité de l'homme et des choses, de bonne vo-
lonté et d'accoutumance terrestre. La prière pour la vocation suppose un total dé-
pouillement. « Tel que je suis, Seigneur, et comme je peux devenir par toi, ainsi vou-
drais-je te servir. Mais ce que je peux devenir par toi se trouve tellement dans ta seule
main que rien de ce que j'ai été jusqu'ici n'a plus d'importance pour moi ; tout ce que
je suis et que j'ai est à ta disposition. » Dans la prière du choix, la recommandation :
« Personne ne peut servir deux maîtres à la fois » compte plus que jamais. Personne
ne peut en même temps se décider pour Dieu et pour soi-même, s'offrir et se retenir
quelque peu. Le jeune homme riche voudrait en même temps servir le Seigneur, avec
ce que celui-ci peut lui proposer, et soi-même avec ce qu'il possède.
(p. 130 :) La prière pour la vocation est la prière de la disponibilité et de la nudité to-
tales. Rien ne doit se dresser entre l'âme et le Seigneur ; tout ce qui est personnel est
comme détaché de l'âme, dans une attente qui laisse toute décision au Seigneur. Les
choses sont tellement mises de côté qu'on peut ou bien les abandonner totalement ou
les reprendre avec la bénédiction du Seigneur, guettant un signe du Seigneur qui fixera
le genre de renoncement ou de rapport à leur égard. Assurément, plus le renoncement

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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intérieur est pur dans le cœur, plus l'indifférence est nette à l'égard de la richesse ex-
térieure et spirituelle antérieure ainsi qu'à l'égard de toutes les accoutumances, plus
l'âme sera prête pour accueillir l'appel du Seigneur et pour y répondre. Et lorsque le
renoncement est parfaitement consenti, le Seigneur y reconnaît son œuvre et appelle
celui qui renonce. Si son détachement est total, ce sera un signe de ce que la grâce du
Seigneur a pu réaliser en lui. Le détachement ne peut donc être obtenu qu'en étroit
contact avec le Seigneur, c'est-à-dire dans la prière. Simplement se distancer des choses
de ce monde ne suffirait pas pour un choix chrétien, car l'appel du Seigneur ne pour-
rait pas passer. À ce stade de sa vie, seul celui qui est plus que jamais en mesure de
s'offrir totalement peut accueillir la volonté du Seigneur dans la prière.
Même lorsque le choix tombe sur l'état de mariage, il doit se faire dans la prière.
D'autant plus, s'il s'agit d'un véritable choix d'état de vie, que l'état religieux n'est pas
exclu a priori. Et c'est la seule et même prière qui embrasse les deux états. Toutefois,
la plupart de ceux qui choisissent le mariage seraient surpris d'apprendre qu'ils au-
raient dû parvenir à cette décision en raison d'une prière d'indifférence. Généralement,
pour eux, ce sont des motifs naturels qui font pencher la balance et c'est très subsi-
diairement qu'ils vont chercher en plus une bénédiction de Dieu. Mais bon nombre
d'entre eux ne décident pas avec droiture de ce qu'ils font. On devrait montrer à tous,
tout au moins aux chrétiens, l'utilité d'un véritable choix d'état. Si le choix de l'état de
mariage s'est fait dans la prière, la bénédiction de Dieu est donnée par avance et c'est
la garantie pour que demeure vivant quelque chose de la prière qui a rempli le temps
du choix et qui a été transféré dans le temps du mariage.
(p. 131 :) Dans son essence, l'état religieux est une constante rencontre avec le Sei-
gneur : c'est la raison pour laquelle il est essentiellement prière, que la forme de vie
soit plus active ou plus contemplative. D'où, dans la vie religieuse, le souci d'introduire
et d'initier à la vie de prière. Alors que, dans le monde, la voie est laissée largement
libre à tout un chacun de rencontrer personnellement Dieu, dans l'état religieux, il y a
nécessairement une certaine méthodologie. Mais, du fait que le véritable choix d'un
état contient potentiellement l'état religieux, ou mieux : parce que, dans le choix d'un
état, la rencontre avec le Seigneur, dont le prolongement est l'état religieux, doit avoir
lieu de toute façon, une certaine initiation et incitation à la prière est toujours recom-
mandée. Les jeunes ne doivent pas penser : si je choisis l'état religieux, il sera toujours
assez tôt de me laisser initier à la prière. Avant le choix de vie déjà, ils doivent possé-
der une véritable connaissance de la prière. Lorsqu'ils effectuent leur choix dans une
prière sans surveillance, précisément en raison de leur plus grande subjectivité, les
jeunes n'ont pas la pleine garantie que ce choix puisse être objectif. Un entretien avec
un prêtre expérimenté, une direction de sa part, des exercices spirituels sous la
conduite d'un directeur expérimenté en matière de choix : voilà les chemins sur les-
quels on marche avec sûreté en échappant au danger d'agir à la suite d'un enthou-
siasme de courte durée, ou à celui de prendre l'inhabituelle dépense de prière pour le
choix et le sentiment qui l'anime comme une preuve d'être appelé ; de confondre la
proximité surnaturelle et peut-être sensible de Dieu avec un appel différencié.
Pendant le temps du choix, l'homme devrait se retirer intérieurement, et mieux en-
core extérieurement, du monde, chercher à prendre distance par rapport aux choses,
se défaire des enveloppes de la vie de tous les jours. Et cet éloignement doit être
priant. Il se produit alors une certaine distanciation par rapport à sa propre vie, l'es-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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sentiel se sépare de ce qui ne l'est pas, la perspective de l'éternité devient visible. Un
sentiment qu'on a peut-être ressenti autrefois durant les vacances, se renforce. Cette
sensation n'est pas encore le signe d'une vocation, même lorsqu'elle apparaît dans la
prière. Pas davantage une certaine jouissance du nouvel état produite par la prière, par
la fréquentation de l'Évangile, par un sentiment (p. 132 :) de facilité et d'élévation ne
sont signes de vocation. Le sentiment n'est pas à confondre avec une véritable inclina-
tion ou aptitude surnaturelle pour un état déterminé. De véritables Exercices spirituels
provoqueront très souvent un fort enthousiasme pour toutes les hautes idées, qui n'est
cependant pas propre à donner la vue claire qu'exige le choix. Il serait préférable que
celui qui suit les Exercices revienne à une prière sèche, qu'il provoque en lui une luci-
dité consciente pour être objectif dans son choix. Les fluctuations dans la prière avant
le choix peuvent également fournir au prêtre qui accompagne le choix comme con-
seiller de solides indices quant à la vie pour laquelle celui qui choisit est le plus apte.
Bien entendu, la vie ultérieure de prière dans l'institut religieux, qui embrasse tout
l'homme et toute sa vie, qui le trouve dans toutes les dispositions d'esprit, les états de
santé, tous les âges de la vie, offre beaucoup plus d'occasions de discernement que les
courtes journées des Exercices. Mais pour un directeur et confesseur exercé, les plus
petits signes de lassitude sont visibles et peuvent être mieux appréciés par lui que par
celui qui prie sans trop d'expérience. Celui-ci tirera de sa prière de réconfort des
conclusions toutes différentes de celles du directeur qui, en dehors de ses expériences
personnelles, dispose en outre de la grande expérience de la tradition. Comme il existe
dans l'Église un trésor de prière, il y a aussi en elle un ensemble de toutes les formes
et situations de prière qui sont accessibles au prêtre de par sa fonction. Celui qui, dans
la maladie, voudrait être son propre médecin, la traiterait tout autrement que le mé-
decin car les symptômes subjectifs sur la nature et l'étendue du véritable mal sont
presque toujours trompeurs. Celui qui prie acquiert effectivement dans les Exercices
une distance par rapport à sa propre vie mais pas par rapport à sa prière. Cette dis-
tance-ci, seul la possède le prêtre qui est extérieur et qui prie avec lui. Qu'il prie avec
lui est assurément nécessaire, il ne peut juger la prière de celui qui lui est confié si ce
n'est dans l'accompagnement d'une communion de prière. Par sa propre prière et par
le fait de se tenir chrétiennement disponible, le prêtre paie son droit d'intervenir dans
la prière d'autrui pour la former. Si cette condition préalable est remplie, le directeur
peut également contrôler les facteurs extérieurs : le retraitant prie-t-il longuement ou
brièvement, volon- (p. 133 :) tiers ou non, de manière sèche ou avec émotion ? Il a le droit
de le questionner au sujet de sa prière, un droit qui provient lui-même de la prière. Il
en a même le devoir. La question se pose dans leur dialogue commun avec Dieu. Le di-
recteur fera tout pour donner à la prière du retraitant l'ouverture totale à Dieu ; une
attitude qui est très parente de celle de la confession. La prière et la confession vont
de pair dans les Exercices. Certes il y a une discrétion à observer dans les Exercices.
Mais il faut découvrir ce qui est nécessaire pour avoir la pleine garantie d'une prière
objective et perméable à la volonté de Dieu ; celui qui prie s'est dessaisi de la conduite
de sa prière ; les Exercices sont une leçon donnée par Dieu au retraitant et non l'in-
verse.
Supposons que quelqu'un veuille vérifier, dans son choix, s'il convient pour un ins-
titut religieux. Comment ne devrait-il pas se réjouir que, pour un temps limité, le di-
recteur exerce à son égard, et comme à titre d'essai, le rôle de supérieur ? Le dialogue

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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dans les Exercices ressemble à un examen de conscience devant le supérieur. Le direc-
teur acquiert la qualité de celui qui doit savoir, et cela dans la même prière dans la-
quelle le supérieur religieux reçoit également son ministère. Si l'institut n'était pas un
lieu de prière, aucun supérieur n'aurait le moindre droit de former la conscience de ses
subordonnés et de commander. La vie religieuse est essentiellement prière, rencontre
avec le Seigneur, vie de sa vie, et les vœux ne sont rien d'autre qu'une émanation de
cette rencontre dans laquelle le Seigneur fait entrer dans sa vie.
Dans la prière pour le choix de vie, la rencontre est ce qui importe le plus. Celui qui
prie ne doit pas accabler le Seigneur de paroles et de bonnes intentions. Il doit laisser
le Seigneur parler et répondre. Pour que cela se produise, la conduite par le prêtre est
nécessaire pour écarter les obstacles et les simulations, afin que la prière puisse être
une véritable rencontre. Et même lorsque son intervention ne s'avère pas nécessaire, il
faudrait tout au moins s'assurer qu'elle ne l'est pas.
La prière des Exercices a le choix comme but, dès le début, quand le choix même
n'est pas encore actuel. Peut-être le retraitant voudrait-il, dès la première semaine, se
diriger immédiatement (p. 134 :) vers le choix. Mais on lui propose autre chose. Il doit
apprendre à prier et il doit le faire dans l'objectivité, dans le détachement. Et, par la
prière de détachement, il doit être en mesure de choisir par la suite ce qui est juste.
Dans une atmosphère de prière qui, dès le début, n'est déjà plus la sienne. Le choix est
au début comme scellé dans la prière retenue. On prie patiemment, suivant les ins-
tructions du prêtre, en méditant les points proposés. On essaie simplement d'exécuter
tout ce qui est exigé – aussi bien ce qui concerne les attitudes de prière que le contenu
de la méditation. On essaie de voir Dieu tel qu'il est maintenant présenté, pas comme
on était habitué à le voir. On écarte ce qu'on tenait faussement pour le plus urgent. On
s'efforce de parvenir à une sorte de renoncement, même quant à la raison pour laquelle
on est là. C'est déjà un entraînement à l'objectivité, un dépassement de sa propre étroi-
tesse. Ce moi que je pensais devoir choisir est lui aussi oublié. Et c'est seulement plus
tard, dans les jours du choix, que j'obtiens de nouveau de la main du prêtre, de la main
du Seigneur, la possibilité de choisir, comme un don inattendu de la grâce qui me sur-
prend d'autant plus que je l'avais comme oublié dans le don de l'obéissance objective.
Et le don doit m'atteindre tel que je suis maintenant devenu : un être détaché, entraîné
à l'objectivité. Je n'ai plus alors qu'à demeurer ainsi, choisir objectivement, me sou-
mettre objectivement à la nécessité d'un choix qui m'est montrée par le directeur, à ses
lois objectives, et même jusqu'à un certain degré m'en remettre à lui du oui ou du non,
pour autant qu'il personnifie la loi de l'objectivité et pour autant que je lui soumette
objectivement les raisons du pour et du contre. Par sa prière, le retraitant doit être par-
venu suffisamment loin pour qu'il n'embellisse plus ce qu'il présente. Il doit le mon-
trer tel quel, de façon neutre, en laissant toute appréciation au directeur. Chez le mé-
decin, le malade ne doit pas non plus glisser un diagnostic dans la description des
symptômes. Il doit abattre les cartes sans les sélectionner et même sans les regarder.
Et le directeur relève ce qui parle pour et ce qui parle contre. L'échelle de mesure qu'il
applique aux phénomènes n'est pas la même que celle du retraitant. Ce dernier pen-
sera par exemple que son enthousiasme est absolument déterminant pour sa vocation.
Ou que son anti- (p. 135 :) pathie parle déjà clairement contre. Le directeur voit autre-
ment et plus en profondeur.
Toute cette objectivisation par la prière a pour seul but de laisser Dieu opérer libre-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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ment. Lui seul a le dernier mot. Le détachement conscient de celui qui prie doit mon-
trer s'il est prêt à renoncer à donner lui-même la destination de la prière, c'est-à-dire
s'il sait ce que prier veut dire : faire la volonté du Père. En fin de compte, la prière du
choix de vie vit de la prière d'envoi en mission du Fils dans la Trinité. Lorsqu'il offre
au Père de se charger de la mission pour lui ramener le monde, cette offre est parfai-
tement objective. Il laisse agir en lui la réponse du Père. Il n'est pour elle qu'un vase.
Il fait objectivement sa proposition et il se recueille ensuite comme en silence jusqu'à
ce que le Père ait répondu. Il ne presse pas, il n'anticipe rien. Il a fait dans sa propo-
sition ce qui lui revenait et il continue à le faire en attendant la réponse du Père dans
une disponibilité totale. Et quand le Père dit oui, ce oui devient son propre oui à lui.
Et lorsque, dans les Exercices, le Fils dit oui, il donne à celui qui prie la forme de son
oui filial et, en s'y conformant, le oui de celui qui prie devient, dans le Seigneur, le oui
de celui-ci. Ayant repris le oui du Seigneur, celui qui prie est libre de s'engager dans
l'obéissance sur le chemin de l'imitation, comme le Fils était libre, dans l'obéissance
au Père, d'aller sur la route de la mission terrestre. Certes, on peut dire que, dans l'éter-
nité, le Fils avait vu les raisons pressantes de se proposer au Père, mais en réfléchis-
sant au plan de salut, il a pu également avoir ressenti des raisons contraires. Et après
avoir pesé le pour et le contre, être parvenu à l'idée du oui, il offre le tout au Père, pour
que celui-ci choisisse.
Dans les Exercices, toutes les manières d'effectuer le choix passent par le Fils. La
première, celle de l'évidence soudaine, sans réflexion, se trouve dans l'éternel consen-
tement réciproque entre le Père et le Fils. La deuxième manière, de l'attirance inté-
rieure, se trouve dans la façon dont le Fils ressent sa consolation et sa désolation dans
le Père, en pesant quelle consolation sa rédemption apportera au Père mais quelle dé-
solation sa souffrance et sa croix. Et la troisième manière d'apprécier objectivement les
raisons réside dans la sagesse éternelle qui, dans une objectivité absolue, embras- (p.
136 :) se d'un coup d’œil chaque pour et chaque contre et peut les peser l'un par rap-
port à l'autre.
Tout ce qui, dans les Exercices, vient après le choix est confirmation, affermisse-
ment, persévérance dans la résolution. C'est aussi un retour à la subjectivité de la vie
personnelle avec le sens objectif nouvellement reçu et devant être conservé, début de
l'entraînement à la vie choisie qui, à son tour, ne peut se faire que dans la prière. Dans
la prière, le moi personnel est conformé au moi objectif indiqué par Dieu dans le choix
et qu'il a donné pour être réalisé.
L'ensemble des Exercices est comme une récapitulation, un plan de vie que l'on peut
reprendre dans la vie quotidienne. Celui qui les termine sait qu'il est capable de prier,
de percevoir la volonté de Dieu. Il connaît l'ouverture à un monde céleste par-delà la
terre. Lorsque plus tard viennent des jours, des années d'impuissance, dans la prière
également, on peut alors revenir à l'expérience d'autrefois. Dans l'état religieux, cela
peut également avoir son importance. Quant au chrétien qui ne suit pas cette voie, il
retiendra trois choses des Exercices : la certitude d'avoir fait un bon choix de vie, le
souvenir des grâces de cette période de prière et une grande compréhension pour la
vie religieuse. Durant quelques jours, il aura vécu comme dans cet état. Pour lui éga-
lement il est important d'avoir connu l'objectivité, la diversité et le réconfort de la
prière et peut-être aussi la désolation. Il a vu quelque chose du combat à mener si l'on
veut rester vivant dans la prière. Quelque chose de la beauté et de la difficulté de la vie

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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religieuse lui est apparu, et il y pensera et en parlera plus respectueusement que la plu-
part ne le font.
Celui qui, par les Exercices, n'est parvenu à aucune clarté, ne les a pas vécus en
pleine objectivité. Il devra faire un nouveau choix plus tard. Pour certains, le choix
peut déjà consister dans le simple fait d'avoir suivi les Exercices ; ils pensent en avoir
fait suffisamment pour ne pas avoir à recommencer prochainement. Certains sont peut-
être venus trop tôt. Certains ont fui les exigences et ont laissé échapper l'occasion. Ils
continueront de vivre avec leur moi subjectif. Ils ont pris les méditations comme une
nourriture, sans se laisser transformer par elles. Peut-être ne se sont-ils pas prêtés une
(p. 137 :) seule fois à une explication. Ils ont suivi les Exercices de choix de vie, mais
dans leur for intérieur ils ne voulaient pas choisir.

5. Prière individuelle et prière communautaire


Par le baptême, tout chrétien appartient à la communauté des saints, à l'Église qui
est une communauté priante. Il y entre avant de pouvoir lui-même faire quelque chose
dans ce but. Il vit de la prière des siens et de la prière de l'Église, longtemps avant de
pouvoir y participer de façon consciente. Il a donc part à la prière publique ; celle-ci
lui est donnée, elle accompagne et surveille son développement chrétien, elle le confie
à Dieu, elle se manifeste opérante en lui. Le sacrement du baptême lui donne le droit
de la recevoir, de compter sur elle, de s'en nourrir tant qu'il ne peut pas prier lui-même.
Il est un produit de la prière, jusqu'à ce qu'il puisse participer à sa productivité.
Lorsqu'il commence à prier lui-même, sa prière est certainement d'abord une prière
privée. Il l'apprend par sa mère et, à cette époque, il n'a pas de représentation de son
appartenance à l'Église. Mais lorsqu'il commence à découvrir l'Église, il apprend que
ce ne sont pas des étrangers qu'il rencontre, mais il découvre une chose dans laquelle,
inconsciemment, il se trouvait déjà. Il découvre sa patrie élargie. Ce n'est pas une pa-
trie d'élection car, depuis son baptême, il y a droit de cité. Le sacrement l'a lié, mais –
et c'est l'avantage de ce lien – il lui a donné l'Église. Ainsi, longtemps avant qu'il riait
pu contribuer, il était preneur. En somme, tout enfant devrait être introduit dans l'É-
glise comme dans sa vraie patrie qui lui est connue et inconnue à la fois, dans laquelle
il vivait sans s'en apercevoir ; mais maints souvenirs sont là et l'aident à présent à la
connaître véritablement. De l'Église, le chrétien a reçu le droit et le devoir de prier. Jus-
qu'ici il n'y a pas réfléchi. Prier était pour lui une affaire entre lui, sa mère et le Bon
Dieu. Mais si, à présent, le rôle de l'Église lui apparaissait comme une sorte d'ingé-
rence, on devrait lui montrer que c'est elle qui l'a introduit dans la prière, bien avant
sa mère. Le petit enfant qui est baptisé ne prie pas comme quelqu'un qui cherche, mais
comme quelqu'un qui trouve. (p. 138 :) Lorsqu'adulte, on commence à prier en dehors
de l'Église, on doit tâtonner, poser mille questions et ressentir des inquiétudes. L'en-
fant baptisé n'a à s'inquiéter de rien. Il a un droit à la prière, il est citoyen de l'Église.
Il est comme un nourrisson qui est nourri au sein maternel ; il boit tout naturellement
et lorsque, plus tard, il est nourri différemment, cette première nourriture directe et
inconsciente restera la base. L'émancipation est une suite de la première dépendance.
L'Église se soucie de l'enfant avant qu'il puisse avoir pour elle le moindre souci. Et
lorsqu'il commence, par l'instruction religieuse et les sacrements, à grandir dans la

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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prière ecclésiale, il en était entouré depuis bien longtemps. On voit par là combien peu
la prétention de l'Église constitue une « irruption dans la sphère privée de l'individu »,
combien peu elle le violente lorsqu'elle doit lui présenter des exigences. Le domaine
privé n'est pas primordial. Si l'Église exige la prière, elle réclame seulement que
chaque baptisé reprenne et continue ce qu'elle a déjà fait pour lui. Vient donc le temps
où l'enfant connaît et pratique les deux : la prière privée et la prière publique, et cela
de telle sorte que l'unité existe déjà dès le début.
Pour la prière privée, n'importe quel temps dont le chrétien puisse disposer
convient. Il est libre de choisir lui-même le genre et le contenu de la prière. Prier a
principalement pour but d'ouvrir et de poursuivre la relation personnelle à Dieu. Le
chrétien vit en présence de Dieu, et se tenir en présence de Dieu s'exprime extérieu-
rement dans son attitude de prière et intérieurement dans son occupation et son dia-
logue avec Dieu, dont l'effet doit se répercuter sur sa tâche journalière tout entière.
Dans la prière, il présente à Dieu ses demandes, tout ce qui le touche intérieurement ;
il se dévoile, il implore son aide ; il lui recommande tout ce qui l'occupe personnelle-
ment, ce qui fait sa vie, ce qui concerne les siens, ce qui touche ses intérêts les plus
éloignés. Mais ceux-ci se recoupent avec les intérêts de Dieu lui-même : son règne dans
le monde, sa rédemption, la propagation de la foi, l'Église. Par son contenu déjà, la
prière privée dépasse immédiatement la sphère personnelle. Mais également dans la
façon de l'accomplir, cette sphère s'élargit aussitôt : bien des prières sont faites dans
la solitude, comme la prière du matin et celle du soir ; d'autres, comme celle du repas,
(p. 139 :) dans la communauté de la famille ; d'autres, finalement, à l'église. Et déjà, la
prière la plus solitaire peut ne pas se détacher de certains liens avec la prière ecclé-
siale, car toute prière, même dans une chambrette retirée, est faite dans la communion
des saints. Tous les chrétiens qui prient dans la solitude sont reliés dans l'Église. En-
semble, ils appartiennent à Dieu. Ensemble, ils vivent dans l'unité de la foi et de
l'amour qui se manifeste à travers leur appartenance à l'Église.
Le chrétien peut faire partout sa prière privée ; il peut la faire également dans l'en-
ceinte d'une église. Si on célèbre un office au moment où il prie dans l'église, celui-ci
a priorité sur la prière privée. Le chrétien ne se retranchera ni ne s'enfermera dans sa
coquille en priant, mais s'efforcera de prier avec l'Église et selon son sens et son esprit.
Ce primat de la prière publique se trouve déjà dans la parole du Christ : « Là où deux
ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux » ; dans la prière com-
munautaire se crée l'unité de prière qui se trouve dans le nom du Seigneur ; c'est lui
qui convoque ceux qui prient et qui donne aussi le contenu commun de la prière. À la
messe par exemple, c'est son sacrifice et sa présence réelle, sa venue, sa volonté de s'of-
frir et d'accueillir en lui tous les croyants qui attirent toute l'attention priante. Il ne se-
rait pas non plus convenable de ne prendre part qu'après l'élévation, de se sentir libre
avant ou de se contenter simplement d'observer, ou alors carrément de prier de son
côté, le Seigneur ayant confié sa venue à l'Église ministérielle. C'est à titre officiel que
le prêtre accomplit l'élévation, et cette action est accompagnée de prières qui sont
fixées par l'Église et qui se rapportent à la venue du Seigneur, à sa venue en ce jour,
qui conviennent à la fête célébrée et qui expriment dans leur unité l'unité du Seigneur
qui vient et de l'Église qui l'accueille. Si le croyant voulait se retirer dans sa prière pri-
vée, il tiendrait celle-ci pour plus importante que la prière de l'Église et enfreindrait
les lois de la communion des saints, au milieu de laquelle le Seigneur est toujours pré-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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sent et où il peut être trouvé.
Dans la prière privée, la liberté règne avant tout ; dans la prière publique, liberté et
relation. Relation à des temps et à des formes, dans laquelle s'exprime l'insertion dans
la communauté. Le croyant (p. 140 :) est lié à un minimum de prière publique, mais libre
de dépasser cette mesure aussi largement qu'il lui plaît ou qu'il le peut : par exemple,
assister journellement à la messe et communier. La prière publique est la porte d'ac-
cès aux sacrements et aux sacramentaux que l'Église offre à celui qui prie, comme une
récompense pour sa participation à la prière publique. Ils sont, certes, en relation im-
muable avec la prière publique, mais laissent tout de même la plus grande liberté à l'in-
dividu. Ainsi, on peut se trouver empêché d'assister à la messe dans la semaine et, ce-
pendant, aller à la communion, porté par la prière publique de ceux qui ont suivi la
messe. Jamais la communauté en prière ne supprime l'importance de l'individu : dans
tout acte de la prière publique, il est à la fois personne libre et membre obéissant : on
compte sur lui et il répond à cette confiance en se rangeant dans la troupe anonyme de
tous ceux qui prient. Le Très Saint-Sacrement est exposé dans une chapelle ; l'Église
exprime par là son désir que le Seigneur soit constamment visité et adoré. On n'a pensé
ni à moi ni à toi, mais on souhaite qu'il y ait toujours quelqu'un qui soit là pour ado-
rer. Et, comme chrétien, je me sens appelé. Et si j'y vais, c'est librement et pour prier
personnellement et tout de même aussi comme un anonyme, un interchangeable : je
peux y aller pour toi et toi pour moi. Ou bien, dans un office pénitentiel, on porte
quelque chose de la faute de tous ; celui qui prie avec les autres représente moins lui-
même que n'importe qui dans la foule. Il y a une association qui est expression au-
thentique de la communion des saints. C'est peut-être ce qui marque le plus profon-
dément le caractère de l'Église catholique qu'il y ait cette possibilité d'être en elle n'im-
porte qui et tout un chacun. Mais le sens et la mesure de cette possibilité, c'est le ser-
vice de Dieu.
Dans la prière privée aussi, on cherche à s'oublier soi-même pour se tourner vers
Dieu, être à son écoute, le suivre. Dans la prière publique, on cherche de nouveau à
s'oublier soi-même pour être, et à l'égard de soi-même et à l'égard de Dieu, un parmi
tous, présent à son service. La forme du service est différente dans les deux cas ; mais
elle peut et doit être parfaite dans l'un et l'autre. Celui qui prie à titre privé le fait sur-
tout pour ce que Dieu attend de sa mission personnelle, alors que celui qui prie pu-
bliquement présente (p. 141 :) davantage ce que Dieu attend de son Église. Et pourtant,
la distinction n'est pas parfaite, car la prière personnelle aussi, l'exigence individuelle
de Dieu, la mission de chaque chrétien ne sont possibles que dans l'Église et incluent
toujours celle-ci, parce que les exigences de Dieu à l'égard d'un croyant font toujours
partie de son exigence à l'égard de l'Église et que, par ailleurs, celui qui prie dans un
office divin public est toujours, lui et sa mission, inclus dans l'Église. Il se produit ainsi
une fécondation et un accroissement réciproques : la prière publique confère une ten-
sion à la prière privée, qu'elle n'aurait pas d'elle-même, et la prière privée donne à la
prière publique sa force et sa portée. Ce rapport de réciprocité est enfin mystérieuse-
ment fondé dans le Fils qui est à la fois Fils de Dieu et Fils de l'homme : comme Fils
de l'homme, il est fils de tous, tous participent à son être, dont le sens est bien, sur la
croix, de porter la charge de tous. Tous ceux qui l'ont porté à la croix ont part à la ré-
demption, comme il a pris part à chacun de nous par son incarnation. Et il est Fils de
Dieu, parfaitement et de façon toute divine, éternellement dans le Père, et son incar-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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nation ne présente aucune contradiction avec sa divinité : il est l'unique, celui qui est
né du Père et, en même temps, le fils de tous les hommes, de tous les pécheurs. Le Père
voit en lui, sur la croix, son Fils bien-aimé et, en même temps, notre faute à tous, et il
voit les deux choses, non pas en opposition mais dans une unité qu'accomplit le Fils,
en étant simultanément Fils de Dieu et Fils de l'homme. Dans cet « être-un » et « être-
tous », cet « être-singulier » et cet « être-anonyme » se trouve l'image première des
deux formes de prière. C'est pourquoi on peut également considérer les choses en par-
tant des hommes : tous l'ont porté à la croix et, pourtant, chacun l'a fait pour soi-même,
et personne ne peut se flatter de disparaître, comme pécheur, dans la masse des pé-
cheurs. C'est ainsi que, dans la prière, chacun est toujours quelqu'un de bien particu-
lier : ce particulier et un membre de la communauté.
Pratiquement, il s'ensuit encore une fois que, dans l'Église, le croyant ne doit pas
seulement se comporter comme un individu isolé. Il peut lui arriver de se retrouver
dans un office divin auquel, pour le moment, il n'est pas accordé : une messe, un ser-
mon, une veillée funèbre, un pèlerinage. Il reconnaît dans cet office divin (p. 142 :)
quelque chose de ce qui préoccupe l'Église. Laquelle ne veut jamais faire ce qu'elle fait
dans un sens fermé, replié, mais toujours dans un geste d'ouverture et d'invitation. Elle
attend que ses fidèles coopèrent, se laissent introduire, soutiennent la forme de prier
qu'elle offre actuellement. Lorsque l'Église célèbre le Vendredi saint, tous les membres
célèbrent avec elle. Et chacun, comme anonymement, s'adapte à la célébration et prend
ce mystère dans la sphère privée de sa vie et de sa prière. De son espace objectif, l'É-
glise apporte force et tension, non seulement dans la vie de foi mais également jusque
dans la vie de prière la plus secrète et la plus personnelle de ses membres. Mais elle
comprend également dans sa grande prière chaque fidèle tel qu'il est avec sa prière pri-
vée. Quand il est seul devant Dieu, et parle seul avec lui, et reçoit seul de lui ses ins-
tructions, l'Église est à côté de lui comme celle qui prie et reçoit avec lui et en lui. Ce
qu'il ressent et reçoit et offre est ressenti, reçu et offert avec elle. Ainsi s'établit une in-
teraction croissante entre chaque fidèle et la communauté, qui renaît à une nouvelle vi-
talité après chaque repos.

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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IV

LA PRIÈRE D’ÉTAT

1. La prière dans un institut religieux


À son entrée dans l'Ordre, un novice doit presque toujours changer la façon de prier
qu'il avait précédemment, non seulement en raison de la préférence à donner à cer-
taines formes et certains temps de prière, mais également en ce qui concerne la nature
même de la prière, afin d'adapter sa prière personnelle à celle de l'Ordre. D'un certain
point de vue, il doit recommencer à zéro. Cela peut aller si loin que tout ce qu'il consi-
dérait auparavant comme une préparation sérieuse à la prière de l'état religieux lui ap-
paraît à présent sans concordance avec ce qu'il découvre. Il ressemble à l'élève-pianiste
qui a appris certaines choses en autodidacte mais qui, maintenant qu'il a un professeur,
doit tout réapprendre à la base. Le novice est initié à la fois à la prière contemplative
et à la prière liturgique.
Il doit assister à la liturgie dans la nouvelle communauté. Il existe une quantité de
choses extérieures, auxquelles il doit se soumettre, pour que la prière de la commu-
nauté n'ait pas à souffrir de son entrée. En priant avec les autres, il doit immédiate-
ment se comporter comme eux. Et ce qui lui apparaît comme le plus extérieur et le plus
formaliste est précisément ce à quoi il doit faire attention en premier. Peut-être que
toute cette attention ne lui permet tout d'abord que peu de relation avec le contenu de
sa prière. D'une manière quelque peu rigide, il apprend à connaître la vie de prière (p.
144 :) par un autre côté : ce n'est plus, en première ligne, un dialogue personnel avec
Dieu ; ce n'est presque plus, à présent, qu'une façon de se dominer, de s'insérer au mo-
ment approprié, de se servir de la voix de manière adéquate, de tenir le corps de telle
façon et pas autrement. Ce déplacement vers l'extérieur du centre de gravité peut faire
de la prière un effort sur soi et un sacrifice. Et ce n'est que lorsque le novice a tout ap-
pris que le contenu de sa prière aussi acquiert un sens nouveau : s'il a le temps de s'oc-
cuper des paroles, progressivement il ne verra plus dans les formes de prière qu'un
simple accompagnement. Dans la mesure où celles-ci, dans une prière communautaire,
passent à l'arrière-plan, parce qu'elles sont devenues naturelles, le contenu doit deve-
nir primordial ; il ne doit jamais devenir une habitude. Lorsqu'ensuite le religieux a
surmonté également les premières difficultés dans la prière de contemplation, la prière
personnelle dans la contemplation quotidienne devrait agir sur sa prière liturgique.
Son esprit de foi devrait se laisser féconder par la contemplation au point qu'il assiste
de manière vivante et toujours neuve aux heures canoniales, quotidiennement iden-
tiques ou semblables.
Pour que la contemplation puisse être à ce point féconde, il faut qu'elle aussi soit de-
venue conforme à l'Ordre. Jusqu'à son entrée dans un Ordre, le chrétien aura médité

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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personnellement, peut-être de façon parfaitement adaptée à son état. Avec l'entrée s'ef-
fectue un grand changement : il apprend à méditer dans le sens de l'obéissance, il est
initié pas à pas, peut-être doit-il s'impliquer quelque part, là où cela lui dit peu. Et,
dans cette initiation, la relation interne entre l'Évangile et l'esprit de l'Ordre concerné
se découvre et s'établit sans plus attendre. Si le maître des novices est expérimenté, il
en a une représentation exacte. Il sait comment éveiller cet esprit chez les novices et
il y éduquera chacun. Mais l'appropriation personnelle qui, dans la vie à l'extérieur, au-
rait été la première chose, est reléguée ici en dernière position. La méditation doit être
formée avant tout pour qu'elle se nourrisse entièrement de l'Évangile, qu'elle scrute et
apprenne à comprendre la vie et la mentalité du Seigneur jusque dans les petits et les
moindres aspects ; l'initiation sera neutre, objective, chrétienne, mais avec beaucoup
de portes ouvertes pour les explications et les applications conformes (p. 145 :) à l'esprit
de l'Ordre et qui révèlent la règle de l'Ordre et son caractère particulier déjà dans l'É-
vangile. Le novice doit apprendre à connaître la tension et l'harmonie entre les deux :
ce qu'est l'étendue du commandement d'amour du Seigneur et quel est son reflet dans
cette règle précise, dans cette forme particulière de l'apostolat. En quel point la règle
reproduit ce qui est chrétien en général et sur quel autre elle donne une marque parti-
culière et pourquoi.
La relation personnelle à Dieu qui s'établit dans la contemplation apparaît à présent
comme encerclée par la relation générale chrétienne et par la relation à l'Ordre. Par ce
double encerclement, la prière reçoit son caractère d'obéissance. Ce qu'elle perd appa-
remment en spontanéité, elle le gagne en profondeur et en richesse. Elle reçoit une
série de couches qui s'éclairent et se complètent réciproquement : de ce qui est chré-
tien et ecclésial surtout, de l'état religieux dans son ensemble, de l'Ordre concret et
finalement, de la relation personnelle à Dieu. Cette richesse est si grande qu'elle ne fait
pas seulement du temps de la méditation un temps rempli et fécond, mais qu'elle re-
jaillit nécessairement au-delà. Ce qui est offert, entamé, n'est nullement assimilé avec
l'heure de méditation. Il subsiste une abondance qui peut être incluse dans les tâches
de la journée et dans la prière liturgique. Comme l'époux ressent le baiser de l'épouse,
lorsqu'il la quitte pour aller au travail, et comme son amour transfigure ses tâches,
ainsi le religieux est-il accompagné de sa méditation dans les heures canoniales. Les
paroles de la liturgie ne se suivent plus de façon monotone et n'ont plus seulement leur
signification à part, elles acquièrent un sens unifiant, plus profond, elles s'accordent
entre elles comme les sons d'une mélodie, les instruments dans une symphonie, et ce
par la contemplation qui vibre en elles. De la façon que, dans la contemplation elle-
même, aussi sobrement qu'elle se déroule, tout participe à une grâce commune du Sei-
gneur, à un effet et une fécondité qui émanent du Seigneur. Dans la relation avec l'É-
criture qui est apparue dans la méditation, chaque parole des psaumes durant la prière
du chœur devient une parole de Dieu, le champ des paroles rencontre celui des vérités
qui ont été comprises de façon contemplative. Cela vaut d'autant plus si la méditation
a été correctement faite et en rapport avec le sens de tout l'Évangile. Dans la médita-
tion, la suite (p. 146 :) en importance a été l'Évangile, l'Ordre, la personne ; cette der-
nière pourrait même fort bien de temps à autre être totalement négligée. Mais précisé-
ment parce que, dans la contemplation, ce qui était personnel est passé à l'arrière-plan
pour que l'esprit tout entier se remplisse de l'esprit de Dieu et de celui de l'Ordre, la
méditation agit dans la liturgie au sens d'une personnification, en donnant ici à tout la

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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couleur du vécu. Celui qui prie liturgiquement doit être persuadé que les choses dé-
pendent précisément de lui quand il prie. La liturgie n'est pas une prière « imperson-
nelle » de l'Église, avec un vague « sujet global » ; chaque fidèle qui participe doit prier
de façon vraie, personnelle. Il ne doit pas aligner les mots – soi-disant de façon « ob-
jective » – il doit s'engager intérieurement d'une manière authentique et chaleureuse.
Cette vitalité dans la prière liturgique peut encore avoir une autre source, différente de
la méditation: le sacrifice qui se trouve dans la liturgie même. Peut-être n'y est-on pas
particulièrement disposé ; c'est précisément l'effort à faire, que personne n'accomplit
pour moi, qui m'ouvrira de nouveau l'accès à la véritable prière.
Tout un développement peut se faire dans la prière liturgique. Au début, au temps
de l'apprentissage, le sens le plus profond paraît encore caché ; on s'efforce de procé-
der correctement. Une fois la forme devenue naturelle, arrive le grand écueil : le con-
tenu, qui jusque-là devait être négligé quelque peu, pourrait continuer de l'être encore
et, parce que la forme marche d'elle-même, le contenu semble aussi se comprendre de
lui-même. Il est accepté comme quelque chose de donné et la capacité de le saisir se
relâche. Dans un effort ininterrompu on devrait lutter contre cela pour que, comme au
début pour l'extérieur, l'esprit tout entier demeure maintenant éveillé pour l'intérieur.
On devrait se persuader toujours davantage qu'on parle véritablement avec Dieu, que
Dieu est là et écoute, qu'il accueille la parole qui lui est adressée et y répond. Il y a
donc dans le recueillement, dans le fait d'éviter la dispersion, une obligation sérieuse.
Même quand le texte est ardu ou moins transparent, on ne doit pas renoncer à la mé-
ditation, mais se forcer à passer sur sa propre non-compréhension et à placer au centre
la compréhension de Dieu. Lorsqu'un élève récite à l'instituteur un texte dans une
langue dont il ne maîtrise qu'imparfaitement le (p. 147 :) sens, il sait que l'instituteur
l'entend à la perfection, qu'il comprend tout, dans son vrai sens. De même, celui qui
prie sait que Dieu connaît tout le sens du texte de sa prière mais que, lui aussi, comme
un bon élève, doit s'efforcer d'en comprendre le plus possible et d'y faire entrer la plé-
nitude que les paroles reçoivent du christianisme et de la vie de l'Ordre, afin qu'elles
ne parviennent pas à Dieu vides mais pleines. D'ailleurs, le chrétien sait, dans la foi,
que chaque parole de l'Écriture a infiniment plus de contenu qu'il ne peut saisir. C'est
son devoir de s'ouvrir de sorte que sa compréhension étroite pour le mot ne signifie
pas violence. Il doit prier de telle façon que Dieu ne soit pas comme dérangé par sa
prière, mais qu'il y perçoive l'amour, l'obéissance et l'ardent désir de celui qui prie.
Dans son apprentissage du formel, le novice ne devait pas déranger la communauté. À
présent, il s'agit en plus de ne pas déranger Dieu. Il fallait alors que les confrères ou
les consœurs aient le sentiment qu'il priait avec recueillement, et c'était comme un exa-
men préliminaire, en fonction duquel il fut admis à prier, l'espace ayant été dégagé
pour le recueillement intérieur. Certes, l'extérieur, le beau chant, le mouvement har-
monieux doit glorifier Dieu. Mais Dieu ne se réjouit que si l'extérieur est l'expression
d'un intérieur, que si le soin consacré à la forme a pour but de garantir le soin intérieur
du recueillement, de toujours le préparer et l'intensifier.
D'autre part, ce qui, dans la prière liturgique dépasse ce qui est personnel, profite à
son tour à la méditation. Là où celui qui prie aurait au fond toute liberté, l'ordonnan-
cement de la prière liturgique, la forme chrétienne agira sur sa méditation qui, comme
méditation d'un religieux, a sa fonction et son but au sein de l'Église. Le débutant dans
la méditation peut se permettre des allègements personnels concernant la matière, la

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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méthode de la méditation ou l'attitude corporelle. Il doit trouver le bien-être au sens
spirituel. La méditation du religieux mûr, par contre, a reçu quelque chose de la forme
de la prière ecclésiale.
Pour ce qui est de la prière contemplative considérée en soi, dans un Ordre, elle pos-
sède comme prière d'état ses lois particulières. Dans le monde, à tous égards, on se
trouvait libre pour le choix du temps, la répartition, le lieu et la matière de la médita-
tion. Au noviciat, le (p. 148 :) temps et le lieu sont prescrits ; la préférence personnelle
et le fait d'être bien disposé doivent passer au second plan. Pendant longtemps, la ma-
tière de la méditation est également prescrite et le novice doit s'en tenir aux points in-
diqués. En toute chose, il doit passer de l'indépendance qui était permise dans le
monde à une discipline plus sévère qui porte, en plus, l'empreinte de l'Ordre. Même
s'il subsiste toujours une grande latitude dans la manière personnelle de méditer, la
méditation, dans ses traits essentiels, est fortement modelée par le cadre. La première
conséquence en sera une certaine sécheresse et une certaine résistance de l'esprit. Il
doit se servir d'une langue étrangère. L'élève qui est peut-être fier de chaque phrase
qu'il peut correctement formuler y éprouve tout de même une fatigue qu'il ne connaît
pas avec sa langue maternelle. Et son vocabulaire est temporairement limité ; la syn-
taxe est maniée avec prudence. Lorsque, au début de la vie religieuse, un grand ré-
confort apparaît dans la prière, il n'est pas, à vrai dire, une grâce de la méditation, mais
en général une grâce de noviciat, en relation avec la conscience de se trouver sur la
bonne voie, d'avoir osé faire le grand pas. L'écolier aussi est tout d'abord enthousiasmé
par la nouvelle langue, mais davantage par le fait d'apprendre, de devoir apprendre, en
somme par l'orgueil d'être un « latiniste » – que par le génie de la langue qu'il ne peut
pas encore saisir. Dans la sévère discipline qui, au début, peut donner l'impression
d'être un peu dure, apparaissent l'expérience et la sagesse de la tradition. Il est plus
important pour le novice d'être façonné pour toute la vie dans une forme exemplaire
que d'entreprendre d'aventureux voyages de découverte dans le domaine de la prière.
Dieu, à présent, n'attend plus de lui qu'il soit quelqu'un de privé qui prie, mais le re-
présentant de son état, de sa règle, de son Ordre. La responsabilité devant Dieu change
aussi. Le renoncement dans un domaine que l'on considérait comme ce qu'il y avait de
plus privé entre Dieu et soi peut devenir le plus dur renoncement dans la vie de
l'Ordre. Auparavant, en priant il devait s'efforcer de tenir à distance tout ce qui était
impersonnel, pour être le plus possible personnel. À présent, il doit grandir au-delà du
personnel, dans une forme ecclésiale.
Les difficultés du début sont-elles surmontées, la forme est-elle apprise que, de nou-
veau, le facteur personnel retrouve une nouvel- (p. 149 :) le valeur. Le temps, le lieu et
le déroulement de la méditation sont à présent devenus des habitudes, la façon parti-
culière de l'Ordre est devenue familière. Dans ce qui, précédemment, agissait comme
une chape, on se meut désormais tout naturellement. Le temps de l'étude dirigée est
passé ; vient le temps de la recherche indépendante. Ce qui ressemblait à de la con-
trainte se révèle à présent incitation. Lorsque les disciples se sont joints au Seigneur,
peut-être pensaient-ils également, au début, qu'ils auraient pu faire autre chose dans la
vie. Et, de même, que la vie avec le Seigneur aurait pu se dérouler tout autrement. Plus
tard, ils apprennent à comprendre que leur chemin était de beaucoup le meilleur, que
le Seigneur a fait la seule chose juste et que, sur ce chemin et en raison de ces exi-
gences-là, ils sont parvenus à leur épanouissement le plus libre et le plus personnel.

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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Mais leur liberté est à présent apostolique et la liberté du religieux aussi est conforme
à son état. Une liberté qui n'est plus limitée de l'extérieur par le cadre, mais qui a as-
similé la forme et l'a transformée en liberté. La forme est maintenant le centre agissant,
le noyau du fruit.
Et le fruit de la prière, dans l'état religieux, doit revenir aussi bien à celui qui prie
qu'à son état. À celui qui prie, pour qu'il reçoive personnellement la force de continuer
(si, pour le prêtre, le fruit va davantage à sa tâche, pour un religieux, il va davantage à
sa personne). À l'état, comme le trésor de l'Église profite à toute la communion des
saints. Il doit se produire une interaction entre la prière et la règle. Et finalement, la
règle doit agir sur la règle au moyen de la méditation des religieux. C'est l'esprit, en
effet, qui maintient la règle vivante, qui à travers les atteintes du temps la sauve dans
une fraîcheur qui ne se flétrit pas. L'esprit seul peut faire en sorte que la règle soit plus
forte que la loi du temps, qu'elle soit suffisamment vivante pour s'adapter à toute
époque. Cet esprit est comme accumulé et ramassé dans le fruit de la méditation de
tous les religieux de l'Ordre, du passé et du présent, dans la mesure où ils ont porté
de vrais fruits. Rien n'est plus essentiel peut-être pour la conservation d'un Ordre que
ce fruit de la prière.
Souvent, un croyant peut se trouver presque sensiblement saisi par l'atmosphère de
prière d'un monastère. Les visages qu'il ren- (p. 150 :) contre portent l'empreinte de la
prière. Peut-être est-il venu au parloir avec une requête personnelle et il a été surpris
de la compréhension qu'il a trouvée pour les choses du monde et à laquelle il ne s'at-
tendait pas, auprès d'une personne recluse depuis si longtemps. Il pressent qu'il y a là
quelqu'un de tellement détaché de lui-même que toute une force de compréhension se
trouve libre pour toute demande qui se présente. La réponse est déjà prête, cachée, elle
n'attend que la question. Une question qui peut être posée par des gens de l'extérieur,
dans le monde, mais aussi de l'intérieur, par un confrère dans l'Ordre. Et le pélerin sent
que ce n'est pas la grâce obtenue par le seul homme de prière en face de lui, que, dans
ce monastère, chacun porte chacun, chacun représente chacun, et que, par là, naît la
présence vivante de l'esprit de l'Ordre. Cet esprit provient de la contemplation. Et le
« plus » dans la compréhension provient également d'elle. Si l'obligation était faite à
une telle maison, de modifier l'énoncé de la règle pour mieux l'adapter à l'époque ac-
tuelle, il n'y aurait aucun danger que le contenu et l'esprit aient à en souffrir. Cela vaut
pour tout Ordre qui connaît la méditation et non pas seulement pour ceux qui sont pu-
rement contemplatifs. Dans les Ordres actifs, il peut s'y ajouter une expérience multi-
forme provenant de l'action, mais qui ne remplacera jamais l'expérience de la contem-
plation.
Le chrétien ne reçoit nulle part une plus forte participation au toujours-plus du Sei-
gneur que dans la contemplation de l'état religieux. Il peut vivre dans une atmosphère
qui le dépasse en tout, parce que, de partout, elle débouche sur le Seigneur. Celui qui
prie en solitaire dans le monde, peut-être dans une église isolée, peut se trouver sub-
jugué par le toujours-plus du Seigneur. Il sentira la distance qui le sépare du Seigneur
et s'abaissera plus profondément dans le sentiment de son indignité. Le fruit de sa
prière sera que Dieu lui est devenu plus grand. Sa nouvelle relation avec Dieu sera
presque vécue comme une rupture de ses relations antérieures, beaucoup trop routi-
nières et beaucoup trop anodines. Celui qui, en priant dans un Ordre, est subjugué par
le toujours-plus du Seigneur, ressentira, au-delà d'une telle expérience, une merveil-

Adrienne von S PEYR – Le Monde de la Prière


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leuse présence de la grandeur divine dans l'état religieux lui-même. La forme dans la-
quelle il lui est permis de vivre, son action, (p. 151 :) sa prière sont immergées et im-
prégnées par ce toujours-plus. Et les liens ne se rompent plus, mais au contraire, de-
viennent plus forts. Non pas comme si, au début, chacun séparément s'était trouvé en-
couragé et développé par la forme de l'Ordre, comme s'il avait reçu dans la main un
moyen de mieux percer le divin, mais de telle sorte que celui qui prie s'abandonne
définitivement à l'inexplicable qui le porte et qui agit comme un trésor de prière de
l'Ordre. Il lui est permis de faire davantage abstraction de son indignité, de son péché,
de ses obstacles, parce que tout cela est repris dans la grâce de la forme communau-
taire. Celui qui prie dans le monde va à Dieu comme le malade se rend auprès du mé-
decin, tout se joue dans une relation biunivoque. Mais lorsque le malade est transporté
à l'hôpital pour une intervention, les infirmières, les assistants et les garde-malades qui
tous ont été formés en fonction du médecin, se donnent de la peine pour ce malade et
on ne peut plus dire, lorsque l'intervention réussit, la part qui revient au médecin, à
ses auxiliaires et finalement aux conquêtes de la recherche qui, de manière toute im-
personnelle, sont présentes. Le tout forme un milieu optimum pour le malade. L'image
peut servir pour le monastère. Comme l'art médical peut en cinquante ans modifier le
milieu de fond en comble, sans que la volonté de dévouement des individus ait le droit
de changer pour cette raison, ainsi l'esprit de l'Ordre, à travers toute modification des
tâches et du mode de vie, doit-il se maintenir vivant et inchangé par la contemplation
de tous. La relation des individus au Seigneur est constante au cours des siècles, car
de nouvelles personnes se présentent toujours devant Dieu, mais l'esprit d'une com-
munauté pour demeurer constant, doit inlassablement se renouveler de lui-même.

2. La prière du prêtre
Par la prière, le jeune homme est arrivé un jour à vouloir être prêtre. Il sait par ex-
périence ce qu'il doit à la prière et il veut donc contribuer à maintenir vivante la vie de
prière dans l'Église. Il sait également qu'il doit lui-même beaucoup prier pour cela.
Mais, en raison de son ministère, il a toute une foule d'obligations qui lui (p. 152 :) lais-
sent peu de temps pour la prière. Et pourtant, il doit trouver un moyen pour donner à
sa prière toute la force nécessaire pour que son ministère et toutes ses occupations
prospèrent par elle. Comme tout chrétien, il s'acquittera des prières quotidiennes,
celles du matin et du soir, du benedicite, etc. D'autres prières orales lui sont imposées
en plus par son ministère : à la messe, pour l'administration des sacrements, aux dif-
férents offices dans l'Église, sans oublier le bréviaire. Puis l'Église désire qu'il pratique
également la prière de contemplation.
Souvent, il devra s'acquitter rapidement du premier groupe de prières. Il se couche
tard, se lève tôt, il est souvent dérangé, il est appelé à l'improviste auprès d'un mou-
rant, souvent avant d'avoir pu dire la messe. Sa prière orale, personnelle, doit presque
se contenter à l'occasion d'une bonne intention. Il a plus de temps pour les prières qu'il
peut répartir à son gré sur la journée. Et il a tout le temps pour celles qu'il doit dire à
l'office, en raison de sa fonction. Ces prières-là, il ne les récite pas à titre privé ; elles
sont entendues par d'autres, faites et portées collectivement devant Dieu. Pendant qu'il
s'en acquitte, il ressent la communauté de prière. Une unité qui confère la présence du
Seigneur : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux ». Le

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prêtre n'a pas besoin d'avoir le sentiment que tout le fardeau repose sur lui ; il peut
être assuré que Dieu exauce la communauté, que le Seigneur est présent en elle.
Cette prière ecclésiale du prêtre est en relation particulière avec la Trinité. S'il ac-
complit les prières de la sainte Messe ou d'un sacrement, c'est le Fils qui est le mé-
diateur et il envoie l'Esprit qui est contenu dans les sacrements, et cette présence du
Fils et de l'Esprit est à l'abri dans le Père. Dans la prière privée, c'est avant tout le Fils
qui s'est fait homme qui est présent et la Trinité est en quelque sorte représentée par
lui, cachée en lui ; la proximité que Dieu s'est acquise par l'Incarnation chez nous a la
préséance. Dans la prière ministérielle, le Fils qui a attribué le ministère à son Église,
le lui donne tellement au nom du Père et par l'émission de l'Esprit qu'il se tient alors
caché derrière le Père et l'Esprit, derrière le Père auquel on s'adresse et derrière l'Es-
prit qui exauce la prière.
(p. 153 :) Le prêtre a une certaine difficulté à insérer la contemplation aussi bien dans
la prière privée que dans la prière ministérielle. Mais, dans sa prière, il a devant les
yeux sa communauté, dont il est responsable. C'est elle qui agit sur sa prière, qui la fé-
conde. Lorsque, par exemple, il prononce la prière d'absolution, ou celle de la distri-
bution de la communion, il vit le don des sacrements avec ceux qui les reçoivent et l'ef-
fet de ce don sur ceux qui les reçoivent donnera à la parole de sa prière un certain ca-
ractère contemplatif. Ainsi, sa méditation ne trouvera pas sa matière exclusivement
dans l'Évangile ou dans l'au-delà, mais plutôt dans l'Église, dans les fidèles qui reçoi-
vent en don quelque chose du ciel, quelque chose de la présence réelle de Dieu dans
le Christ, par la médiation sacerdotale de grâces. Et parce que cela ne se produit pas
sans la prière médiatrice du prêtre, c'est chaque fois comme si, avec sa prière, le prêtre
devait donner quelque chose de sa propre substance, quelque chose qui est si rapide-
ment absorbé par les fidèles que le prêtre ne serait jamais en état de le remplacer en
lui si Dieu ne s'en chargeait pas. Et ce qu'il peut donner de lui-même ne lui appartient
pas vraiment, Dieu le lui a confié pour être communiqué ; en sorte que, finalement, il
n'est qu'un vase, un passage pour la grâce. Comme il communique la grâce de Dieu et
que, ministériellement, ces grâces passent par lui, ainsi il se communique en même
temps lui-même, lui qui, dans son ministère, n'est rien d'autre qu'un produit de la
grâce divine. Il existe un lien indissoluble entre la grâce sacramentelle et la grâce sa-
cerdotale. Et lié à la grâce de son sacerdoce, il y a son propre renoncement qui a rendu
possible son entrée dans le sacerdoce, de sorte que la fécondité de ce renoncement est
donnée chaque fois en partage et que chacun en reçoit une part. Ce n'est pas, en effet,
un renoncement passé, réglé une fois pour toutes, il doit au contraire l'accomplir
chaque jour de sa vie. N'est-il pas sans cesse vidé et dépouillé par son troupeau et tou-
jours à nouveau rempli et enrichi par Dieu ? Et il n'est jamais dépouillé sans se faire
de souci, comptant a priori que Dieu lui restituera ce qu'il a donné. Il demeure un ins-
tant comme en suspens, ne se demandant pas s'il recevra en retour ce qu'il a donné,
n'y comptant pas, n'y prêtant pas attention. Et son enrichissement vient surtout du fait
qu'il participe à l'enrichissement des fidèles, (p. 154 :) comme quelqu'un qui, chargé
d'une bonne nouvelle, se réjouit d'avance de la joie qu'elle causera et, lorsqu'il l'a an-
noncée, se réjouit encore avec les autres de cela, et aussi de ce qu'il a pu causer de la
joie. Ainsi, le prêtre, en écoutant la confession, participera à l'avance à la paix et au ré-
confort de celui qu'il absout et, lors de l'absolution elle-même, il recevra une nouvelle
fois ce réconfort.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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La prière ecclésiale, pour le prêtre, fait partie de son action. Mais il a également be-
soin de la contemplation. La multiplicité de ses tâches ministérielles est conditionnée
par celle des situations de vie, des conditions sociales et des caractères avec lesquels
il entre en contact et pour lesquels il doit à chaque fois trouver le mot de consolation
et de réconfort qui convient. Il doit donner et se dépenser sans cesse et il se trouve
ainsi en grand danger de manquer de chaleur et d'être schématique. Il ne conjurera pas
seulement ce danger en restant une « personnalité vivante » et en se donnant comme
tel. Pour en venir véritablement à bout, il faut l'objectivité d'une prière tranquille, prin-
cipalement la méditation et le bréviaire.
Alors que, pour le religieux, le cadre de la méditation est donné avant tout par l'es-
prit de l'Ordre ; pour le prêtre, il l'est davantage par les exigences invariables de son
troupeau. Ces exigences sont déjà indiquées dans l'Évangile, dans les rencontres du
peuple des croyants, comme des incroyants, avec le Seigneur. Elles peuvent se résumer
en ces mots : paix dans la foi. Tous ceux qui rencontrent le prêtre la cherchent : dans
les sacrements ou par un dialogue. Les difficultés et les sollicitations avec lesquelles
les gens vont trouver le prêtre sont les mêmes qui les poussaient déjà à aller vers le
Seigneur, espérant de lui salut et délivrance. Aujourd'hui, à la place du Seigneur, se
trouve le prêtre qui se réfère à lui. Pour répondre à cette référence, il a besoin de l'ob-
jectivité de la contemplation. Il en a besoin pour fortifier les autres, il en a tout autant
besoin pour être lui-même vivant et le rester. Les problèmes que les gens ont à formu-
ler sont toujours pour eux ce qui seul compte ; pour lui, ils sont ce qui revient conti-
nuellement et qui se ressemble toujours plus. Il serait tenté de les répartir en groupes
et de tenir une ordonnance prête pour chacun. Mais cela précisément, il n'a pas le droit
de le faire. Il doit conduire personnellement chaque homme vers le (p. 155 :) Seigneur.
Alors, il prend peut-être le parti d'être le plus « sociable » possible dans ses rapports
avec ses paroissiens, de participer humainement – trop humainement – et non plus sa-
cerdotalement à leur vie. De ce danger également, seule l'objectivité de son sacerdoce,
basée en fin de compte sur la méditation, peut le sauver : dans une connaissance ob-
jective de la Révélation, des situations du Seigneur dans l'Évangile, de ses rapports
avec les pécheurs, les publicains, les prostituées, avec ceux qui cherchaient et ceux qui
rechutaient, les tièdes et les opposants et les quelques rares fidèles. Il doit apprendre
à connaître les comportements du Seigneur et les méditer sans intention pratique ex-
presse, avant même d'apprendre à connaître les situations pastorales que le prêtre peut
rencontrer. Et lorsqu'il aura cette connaissance préalable et générale de la pastorale du
Christ, il pourra, à sa lumière, régler les cas particuliers. Et la pastorale du Seigneur,
il ne doit pas non plus la considérer par rapport à lui-même, sujet et personne, ou
même la sélectionner et l'arranger suivant ses dispositions subjectives supposées. Il
doit se laisser remplir par tout le comportement du Seigneur, même si, sur le moment,
il ne lui semble pas applicable. En méditant l'objectivité de la pastorale du Seigneur, il
devra pouvoir, par la suite, être une personnalité dans la rencontre avec les personnes.
Son objectivité ainsi acquise correspondra aux véritables besoins de son troupeau qui
ne sont pas seulement la somme des besoins de chacun de ses sujets pris séparément,
mais les besoins d'une communauté en tant que telle, comme ils existaient déjà au
temps du Seigneur. Dans la communauté s'effectue une réduction de l'actuel à ce qui
s'est passé en ce temps-là et à ce qui est au-dessus du temps.
Pour la méditation, le prêtre a moins de temps, en général, que le religieux. C'est

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pourquoi, justement, il devrait procéder plus lentement. Sa méditation devrait porter
davantage sur des points particuliers et s'y arrêter. Il devrait méditer moins à grands
traits que verset après verset, mot après mot, traiter moins de matière pour mettre
d'autant plus de tension dans sa prière. Plus vite il doit dire son bréviaire et ses autres
prières vocales, plus réfléchie devrait être sa contemplation. Sinon sa vie serait sou-
mise à un rythme effréné. Pour demeurer au centre, il doit réunir les deux pôles. Dans
les deux sortes de prière, il se tient devant Dieu comme un représen- (p. 156 :) tant de
l'Église et, de ce fait, il devrait, autant qu'il lui est possible de le faire, accomplir l'une
et l'autre et épuiser toutes leurs richesses.
Le bréviaire doit être prié dans un temps proportionné au rythme de la lecture et de
la récitation. Il présente une abondance de matière qui, en partie, se répète toujours.
La véritable compréhension est ici facilitée précisément par la répétition. Le même
psaume, souvent prié, peut montrer chaque fois un nouveau visage. Et parce qu'il est
parole de Dieu, ce renouvellement n'a pas de fin. À chaque fois, il se fera une plus pe-
tite ou une plus grande ouverture. Et celui qui prie ainsi sera introduit suivant un
rythme fixé dans des choses de Dieu toujours nouvelles. Ici et là fulgure une lumière.
Il ne s'y attarde pas. Il continue de prier en communion avec tous les prêtres. À chaque
prière de bréviaire, il y a ce jaillissement ; et les éclairs séparés s'unissent entre eux
dans une unité de la lumière. Alors que dans la contemplation, celui qui prie a reconnu
quelque chose qui n'est apparu à nul autre, que sa vision est davantage le fait d'un
homme seul qui contemple pour tous les autres, il en va plutôt à l'inverse pour le bré-
viaire : la somme des petites inspirations de tous ceux qui prient le même psaume peut
donner devant Dieu une invisible unité. Et ainsi, c'est plutôt tous qui prient ici pour
un seul.
La prière du bréviaire est un temps d'adoration de Dieu imposé au prêtre et séparé
du reste de ses obligations journalières. Avec avantage, il s'efforcera de lui donner, déjà
extérieurement, un caractère de contraste : lorsqu'il mène une vie mouvementée, il
priera peut-être assis et en silence ; s'il est continuellement sur les routes, il le fera
dans sa chambre. Au contraire, s'il est souvent assis, il se promènera dehors, mais il
veillera à ne pas se laisser troubler dans sa prière par l'extérieur : aller et venir ne doit
pas nuire au recueillement ; s'asseoir ne doit pas constituer une simple commodité qui
abaisse le dialogue avec Dieu. De l'extérieur il est requis qu'il favorise l'intérieur, sans
que ce soit un but en soi ; le corps ne doit pas faire une « promenade digestive », c'est
l'esprit qui doit se détendre.
Les prières qui sont journellement proposées sont dans leur choix une manifestation
de la volonté de l'Église qui avait ses rai- (p. 157 :) sons de composer le bréviaire ainsi
et non pas autrement. Celui qui prie isolément ferait sans doute un autre choix, omet-
tant certains psaumes, racontant d'une façon plus marquée la vie des saints, choisis-
sant d'autres passages à lire dans les Écritures. Mais il doit s'élever à la pensée qu'il se
trouve, dans la prière du bréviaire, relié à tous les autres prêtres, relié surtout en Dieu
et que, lorsqu'il est demandé de porter son esprit sur des thèmes bien définis, cela im-
plique un certain effort sur soi, de sorte qu'au-delà de leurs souhaits personnels ils
s'occupent tous du thème ecclésial dans une sorte de sacrifice. Et alors que les prières
de l'office divin sont entendues également par la communauté, pour le bréviaire, Dieu
est le seul destinataire. C'est un dialogue entre le prêtre et Dieu, dialogue formé par
l'Église, afin que le prêtre puisse très clairement manifester sa disposition ecclésiale.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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Mais c'est également un contact avec la parole de la Révélation, dans une sélection
pensée par l'Église. Au jeune prêtre, on pourra conseiller de choisir principalement ses
textes de méditation dans le bréviaire. Il pourra alors rendre ses expériences contem-
platives fructueuses en priant le bréviaire, dans la mesure où les textes prendront un
relief plus accentué. Des prêtres plus âgés pourront méditer sans doute avec plus de
profit sur des textes non contenus dans le bréviaire, afin d'apprendre à connaître l'É-
criture de façon plus complète et de profiter de toute la richesse de la parole de Dieu.
Le péril le plus grand dans la prière du bréviaire se trouve dans les nombreuses ré-
pétitions des textes de prière les plus connus : le Pater, l'Ave, le Credo, le Gloria Patri,
etc. Cependant, chaque fois, la répétition est comme un retour pour comprendre plus
à fond et acquérir une nouvelle vigueur. Comme en gymnastique, où, après des exer-
cices plus difficiles, on respire profondément et on effectue quelques mouvements de
décontraction. Une pause qui est cependant si fortement animée par la contemplation
précédente ou par l'expérience personnelle de la confession que, même si chaque mot
n'est pas médité séparément, tout possède néanmoins direction et contenu. L'âme
vouée à la prière est capable de jeter un pont pour surmonter les moments de coupure
dans la compréhension et l'effort spirituels.
(p. 158 :) Et bien que le texte soit continuellement le même, Dieu entend néanmoins
les paroles d'une manière toujours nouvelle. Ce sont, en effet, des paroles de son Fils,
des paroles de l'Esprit Saint. Et, à celui qui prie, Dieu peut inspirer comment elles doi-
vent être dites chaque fois, de façon différente et nouvelle et avec une coloration par-
ticulière. Durant le bréviaire, il doit être dans une sorte de flottement et d'ouverture,
en relation au caractère inépuisable de la parole et à la puissance de Dieu qui veut juste
à l'instant montrer quelque chose de nouveau. Si celui qui prie prétend connaître, dès
le début, ce que contient la prière, il se ferme et ne reçoit rien. On peut bien lire et re-
lire souvent un chef-d’œuvre, avec la certitude d'y découvrir de nouveaux aspects ;
combien plus alors le chef-d’œuvre de la parole de Dieu. Durant le bréviaire, le prêtre
doit être dans l'attente de ce que Dieu lui donnera et cette disposition doit être obte-
nue par un oubli de soi. Les petits soucis et peines de la vie quotidienne doivent être
écartés. Eux aussi seront clarifiés et purifiés par le bréviaire : au lieu de les scruter lon-
guement, on les remet globalement à Dieu, dès le début, avec le premier Notre Père,
pour être totalement libre pour lui. Pour la méditation, il n'est pas défendu de choisir
un sujet qui convient à mes dispositions du jour, à mes problèmes actuels, de manière
à les placer, par la méditation, sous une lumière objective. Ceci est à éviter dans le bré-
viaire. C'est une prière donnée à l'avance, au-delà des affaires personnelles. Elles ne
peuvent y pénétrer qu'en tant qu'intention de prière et non comme thème propre.
Lorsque Vianney, cet être écorché, brisé par l'apostolat, prie son bréviaire, Dieu ne veut
pas voir devant lui l'homme chargé de mille soucis, mais l'âme qui lui appartient, qu'il
peut façonner. Lorsqu'un pécheur se confesse, l'assistance du prêtre doit partir de sa
position subjective de péché pour aller à l'objectivité du véritable état de chrétien. Le
bréviaire, dès le début, se meut dans cette objectivité. Dès le début, on fait tomber de
soi tout ce qui concerne ses propres péchés et son insuffisance, les soucis personnels
et les intérêts apostoliques. Et on n'est plus que le prêtre, officiellement devant Dieu,
comme à un point zéro de l'expérience des hauts et des bas liés à l'état de prêtre. Et on
récite objectivement les paroles de l'Église – c'est presque par hasard que ce soit moi
qui les récite –, des paroles qui vont de l'Église à (p. 159 :) Dieu, afin que Dieu, par l'ob-

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jectivité de la prière, puisse, de sa manière très personnelle, façonner celui qui prie,
avec un résultat qui se fera voir, au moins à la longue, dans la personne du prêtre.
Pour traiter le prêtre ainsi, Dieu part de sa vocation sacerdotale, de son effort de la
prendre au sérieux et d'être celui qu'il doit être et Dieu se sert, dans ce but, du contenu
du bréviaire. Lorsqu'il s'est résolu à se consacrer à Dieu, le jeune homme croyait sa-
voir ce que cela signifiait. À présent, il est prêtre et la réalité ne répond qu'en partie à
l'image qu'il s'était faite. Il y a la tension objective entre la volonté d'être prêtre et la
réalité de la prêtrise. Il y a aussi la différence subjective dans la façon où, suivant les
cas, l'humeur et la disposition font apparaître les réalités différemment. Mais, au-delà
de tout cela, il y a également une correspondance entre ce qu'il sait de son propre sa-
cerdoce et ce qu'il est en réalité. Et c'est de cette correspondance qu'il s'agit dans le
bréviaire. Elle était présente toute limpide lors de la résolution de se faire prêtre,
lorsque la vocation se présentait dans toute sa réalité à celui qui devait choisir. Dans
le bréviaire, Dieu se reporte à cet instant. Il prend son prêtre tel qu'il était lorsqu'il
voulait tout. Ce que les années ont ajouté en maturité depuis, n'était que le déploie-
ment de cette première identité, la compréhension et la réalisation toujours meilleures
de ce qui se trouvait dans l'exigence du sacerdoce. Il faudrait prier le bréviaire dans la
sérénité d'une immuabilité faisant pendant à l'immuabilité de Dieu. Ce n'est pas du
changement et de la défaillance de la personne qu'il s'agit à présent, mais de la capa-
cité de celui qui, à cause de cette capacité, a reçu son ministère, de la disponibilité qui
se maintient à travers tout et qui doit être ramenée, peut-être de dessous bien des dé-
combres, dans la limpidité du début. Dieu veut le prêtre dans la fraîcheur du premier
jour de son sacerdoce.
Au point de départ, la disponibilité à la contemplation et la disponibilité à la prière
du bréviaire sont égales : une nudité totale devant Dieu. Par la suite, la contemplation
est beaucoup plus subjectivement colorée. Celui qui prie et qui est totalement orienté
vers Dieu afin que Dieu se révèle comme il le veut, lui répondra de toute sa personne,
celle qu'il est de nature et qu'il est devenu par la grâce et l'état ecclésiastique. L'espace
de la méditation se remplit avec le (p. 160 :) vivant processus de la réception de la pa-
role de Dieu dans l'âme. L'espace du bréviaire, par contre, est totalement rempli de la
prière uniforme de l'Église, et celui qui prie doit, aussi parfaitement que possible, s'in-
sérer dans cette prière de l'Église. Il ne pourrait qu'y apporter le trouble en y interca-
lant sa subjectivité.
La méditation tient de l'acte, le bréviaire tient d'un état, mais le même amour unit
tout. Le bréviaire du prêtre, qui est une exigence rigoureuse, repose dans la méditation
à l'intérieur de la libre rencontre. Dans la méditation, l'amour actif de Dieu a fixé le
prêtre dans l'état de la prière d'Église. Mais celle-ci approfondit la connaissance de la
volonté de Dieu, de ses intentions, de l'état qu'il exige maintenant, celui de la persé-
vérance et de l'aptitude à recommencer, aussi longtemps qu'il le demande, celui de la
découverte de la beauté des paroles, car elles viennent de lui, celui de la conscience
que Dieu agrée toute parole qui lui est adressée et qu'il la façonne selon sa bien-
veillance. Et tout cela féconde de nouveau la méditation du prêtre. Tout cet immuable,
fixé à l'avance le rend capable d'apporter à sa méditation une extension toujours plus
grande et de se tenir plus largement à la disposition de Dieu.
Et c'est alors la contemplation du bréviaire qui féconde l'action de la méditation.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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Certes, la contemplation ne ressort pas visiblement de la succession des différentes pa-
roles du bréviaire, elle est néanmoins le noyau du bréviaire. Durant la prière du bré-
viaire, la méditation s'offre à elle comme une coquille protectrice ; alors que durant la
méditation, le bréviaire devient pour elle cette coquille, mais sur un autre plan. Les
deux choses ne se trouvent pas dans une interaction précise, ne s'additionnent pas non
plus en somme contrôlable ; elles s'animent réciproquement en dehors du mesurable.
L'attitude objective durant le bréviaire est ce qui ouvre et féconde le plus la médita-
tion. Et l'ouverture de l'âme, dans la méditation, donne la véritable objectivité à la
prière du bréviaire. Finalement, c'est une attitude qui se déploie et se féconde en elle-
même, comme l'amour est un, dans l'acte et le quotidien, et se déploie sans cesse pour,
de nouveau, s'unir.
La prédication du prêtre est son explication de la Parole pour la communauté.
Comme toute véritable fréquentation de la Parole de (p. 161 :) Dieu, elle aussi est prière
à un point très intérieur. Mais elle est principalement l'effort de comprendre la Parole
et de la communiquer une fois comprise à la communauté, de sorte que celle-ci se rap-
proche effectivement de Dieu. Pour la communauté, la prédication devrait être ce
qu'est la méditation pour le prêtre. Si la prédication n'était qu'une lecture de l'Évangile
ou la reproduction de quelques pensées extraites d'un livre, son action serait tout au
plus intellectuelle. Ce n'est que si elle provient de la prière, qu'elle découle de la
contemplation, qu'elle ramène aussi les auditeurs à la prière. Rien ne peut davantage
féconder la prédication que la prière et la méditation du prêtre. Il y a une double ac-
tion de la méditation sur la prédication. La méditation fortifiera à tel point le prêtre
dans son attitude de prière que son attitude dans la prédication ne pourra être que
priante : debout en présence de Dieu et tendu vers lui pour l'écouter. Même quand c'est
lui-même qui parle, l'important sera d'écouter et de se laisser conduire par la Parole de
Dieu. Ainsi la méditation est portée dans la prédication et agit en elle. Mais le prêtre
doit également porter sa prédication dans sa méditation. Il ne doit pas se limiter à
consulter des livres, faire des subdivisions et collecter des exemples : il doit avant tout
prier sur le texte. Ce faisant il sera conscient que l'auditeur de sa parole, ce ne sera pas
lui mais la communauté. Il se gardera de se refléter lui-même, ses exercices et habi-
tudes de prière, dans la communauté, de lui présenter simplement le fruit de sa médi-
tation personnelle, mais il cherchera plutôt à écouter avec elle la Parole dans la médi-
tation déjà. Non pas en l'accommodant de sorte que, d'emblée, elle devienne plate,
mais pour qu'elle puisse devenir une parole de prière des croyants. La communauté
doit la ressentir comme la Parole de Dieu qui lui est destinée. Pour cela, le prêtre doit
l'avoir préalablement reçue comme lui étant destinée, dans sa fonction de pasteur, dans
une union d'écoute avec les siens. Non pas pour avoir, en quelque sorte, une avance et
pouvoir préparer certains effets, mais pour ameublir le terrain par sa prière et pour
amener les auditeurs à une attitude de prière à l'égard de la Parole.
La parole de l'Évangile et de l'Écriture est une parole donnée par Dieu aux hommes.
Cette parole est assez puissante pour s'interpréter elle-même. La méditation de la Pa-
role et la prédication de la (p. 162 :) Parole doivent rester à l'intérieur de la Parole. Ce
serait prétentieux, sous prétexte de devoir être moderne, de transposer dans la Révé-
lation tout le jargon de l'époque pour la « secourir », comme si elle avait besoin d'un
nouvel habillage pour l'humanité d'aujourd'hui. La vie du chrétien, telle que l'Écriture
la décrit et l'exige, est sa vie devant Dieu, sa vie terrestre dans son union avec Dieu et

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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son aspiration vers lui. Et le chrétien doit apprendre à considérer sa vie dans la lumière
de Dieu et cela veut dire dans la lumière de la Parole qui lui est donnée par Dieu. Une
communauté qui serait façonnée par des discours artificiellement adaptés aux temps
nouveaux, parce que la simple grandeur de la Parole de Dieu ne semble plus assez forte
pour le prêtre, se verrait éloignée au lieu d'être rapprochée de Dieu. Dans tout déve-
loppement, dans toute comparaison dont se sert le prédicateur, il faut que transpa-
raisse le respect de la Parole, la parenté interne avec la façon de penser de l'Écriture,
la possibilité d'être utilisé pour la prière.
Il y a peu de chose comme la prédication pour promouvoir la communauté de prière
entre le prêtre et les fidèles. Si l'auditeur a le sentiment que le prédicateur parle dans
l'esprit de la prière, s'il est lui-même incité à la prière par la parole entendue parce qu'il
veut la valider en lui-même, c'est tout naturellement qu'il priera aussi davantage pour
son pasteur. Le don de prière que le prêtre fait à la communauté par sa méditation de
la Parole lui revient dans la gratitude de la communauté. Cet échange personnel de
prière est ce qui fortifie le ministère sacerdotal parmi les laïcs. Les laïcs savent exac-
tement qu'ils doivent prier pour ce ministère. C'est eux qui en profitent.
Le pasteur, dans sa prédication, ne peut pas faire participer les auditeurs à toute sa
vie de prière, pas plus qu'il ne peut faire entrer toute sa méditation dans sa prière du
bréviaire. Dans le bréviaire, comme dans la prédication, il y a un certain rythme, une
progression et par suite un choix à exercer. Celui-ci exige une empreinte et une déli-
mitation données aux pensées pour que ce qui est dit puisse être saisi correctement.
Mais il n'y a aucun mal si la limitation de la matière et de ce qui est dit n'est pas faite
de façon trop tâtillonne, si au contraire des ouvertures et des perspectives sont offertes
de (p. 163 :) tous côtés qui incitent l'auditeur à poursuivre sa réflexion, à emporter chez
lui des pensées qu'il n'a pas pu développer, tout comme le prêtre lui-même garde de
l'abondance de son bréviaire certaines paroles pour y réfléchir, ou simplement pour les
laisser s'enraciner dans son âme.
Ce n'est pas par hasard que la prédication se situe au milieu de la sainte Messe. En
elle se trouve le point central de la vie chrétienne, aussi bien pour le prêtre que pour
la communauté. Elle est la plus haute expression de la force de la prière, cette force
que Dieu lui-même a donnée en permettant que par la parole de prière de l'Église son
Fils, qui est la Parole divine, s'incarne sous les espèces du pain et du vin et reçoive une
nouvelle vie sur terre. Le chrétien qui prie sait que Dieu l'entend et accueille sa parole
de prière. Mais Dieu l'entend dans son Fils, qu'il redonne tous les jours au monde à la
consécration, corporellement, chair et sang. Continuellement, Dieu donne là un nou-
vel accès vers lui et, de là, toute prière est animée et fécondée de nouveau. Toute ren-
contre personnelle avec Dieu vit de cette rencontre sacramentelle, toujours accordée
de nouveau.
Le prêtre, pendant la messe, sait qu'il se trouve en présence du Seigneur, qu'il le re-
çoit dans la communion et qu'il peut le transmettre à la communauté. Et le Seigneur
s'en remet à lui comme lui-même s'en est remis au Seigneur. Un prêtre peut se heurter
partout à sa propre faiblesse, peut-être est-il tourmenté et poursuivi par la pensée de
son indignité qu'il résume dans le « Domine, non sum dignus ». Mais le Seigneur répond
aussitôt par sa présence et son don total. Toute défaillance et toute impuissance sont
assumées par le Seigneur et oubliées et pardonnées à l'instant, car il vient malgré tout,

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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pour donner au prêtre la récompense de son Eucharistie, pour lui faire de nouveau
confiance, pour même se confier à lui, parce que, au-delà de toutes les fautes, il voit
néanmoins partout en lui des signes de fidélité et d'amour. Il en va du prêtre comme
d'un artiste qui s'évertue jour et nuit sur une œuvre qui ne veut pas s'accomplir ; mais,
au moment où il est convaincu qu'il ne pourra jamais en venir à bout, voilà qu'elle est
subitement donnée. Seulement, l’œuvre de la sainte Messe est entièrement l’œuvre de
(p. 164 :) Dieu. Mais œuvre de Dieu dans le prêtre et pour lui. Celui-ci sait, dans chaque
Messe, combien son Dieu accomplit cette œuvre. Et, dans la Messe, il a la garantie que
toute prière sera exaucée, que toute parole de Dieu vit, et non pas de la vie de l'homme
mais de la vie du Seigneur. Tout le reste de la prière du prêtre est bien signe de son
sacrifice, de sa vie donnée au Seigneur et le Seigneur est là et accueille, écoute et se
tient à disposition. Et le signe qu'il existe et qu'il écoute est son Eucharistie, son amour
dans l'état de sacrifice sur l'autel. Cet état n'est pas indépendant de la prière du prêtre,
puisque c'est justement sa prière au point culminant, à la consécration, qui le suscite.
De ce point-là, qui, pour le prêtre, renferme en lui l'évidence de l'exaucement – car
Dieu, aussitôt, obéit et acquiesce –, l'exaucement de toute prière devient évident. La
prière du prêtre est accueillie dans le Seigneur et, avec elle, la prière de l'Église, de la
communauté des croyants.
Dans la sainte messe journalière, le prêtre vit de façon toujours nouvelle l'avène-
ment du Seigneur et, dans sa venue, le devenir renouvelé non seulement de son corps
mais aussi de la prière. Il y a, dans la messe, une prise en charge des prières de l'Église
par le Seigneur, dans laquelle il donne à toutes les prières la plénitude de son être. Il
n'est pas seulement présent pour être partagé, il est là également pour partager. Son
don généreux contient la diffusion des grâces : des grâces de foi, des grâces de prière,
de toutes les grâces en général. Et les mêmes paroles qui, au soir d'une journée, sont
apparues peut-être comme une prière fatiguée, sans force, sont animées à l'autel, de-
vant le Seigneur, par la force de son être. Toute sa réalité vient porter ces paroles et les
remplir. Le prêtre le sait et le sent dans la foi. À la messe, le Notre Père n'est pas seu-
lement le sien, ou celui de la communauté, il est en même temps le Notre Père du Fils
devant le Père. Le Fils le récite à l'autel et le prêtre a le droit de se joindre à cette prière
du Fils adressée au Père. Et il entend la prière comme le Fils, autrefois, l'a dite sur
terre. Lorsqu'il disait aux siens : « Priez comme ceci », il les invitait à participer à sa
prière, il ne leur donnait pas seulement des indications, mais quelque chose de la ma-
nière de prier éternelle et trinitaire de Dieu lui-même. La réalité de cette libéralité est
de nouveau présente à la messe. Le prêtre ne peut pas la négliger. Il doit la prendre en
consi- (p. 165 :) dération, il doit faire entrer sa prière pour tous dans la prière du Fils.
La messe n'est pas une simple « prière de dévotion » mais une prière qui a comme
contenu et comme présence la prière du Fils. C'est plus qu'une prière humaine et
même plus qu'une prière ecclésiale. Elle a une dimension, une réalité que la prière, en
dehors de la messe, ne possède pas.
Ainsi pour le prêtre il se passe ici une sorte d'écrasement. Sa prière orale, sa médi-
tation et son bréviaire lui appartiennent bien plus, même si les textes du bréviaire sont
fixés. Ce sont des prières qui tirent avant tout leur substance de l'homme et de sa foi.
La disponibilité, l'ouverture à Dieu qui s'y exprime peut être largement déterminée et
contrôlée par celui qui prie. Mais, à la messe, tout est emporté dans un nouveau cou-
rant par la présence du Seigneur. Le Seigneur est corporellement présent. Sa présence

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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éclipse tout. Il s'est placé dans mes mains pour être offert, pour être partagé ; ce que
je fais, ce que je suis, n'est plus qu'une fonction de sa manière d'agir, de son être. Je
me sens submergé par une reconnaissance qui déborde tout. Toute la fatigue du jour
et aussi toutes les fatigues de la prière sont enlevées, toute monotonie a disparu. Peut-
être de toutes les prières de la journée, l'action de grâces après la messe est-elle la plus
bredouillée. On ne peut rien dire d'autre que merci, toute prière formulée est dé-
faillante, on ne peut que se donner. Et plus on remercie, plus on s'aperçoit combien
grande est la grâce et que ce qui est personnel ne compte pas. Dans la récitation du
bréviaire, le prêtre se sait en communion avec tous les autres prêtres. Dans la médita-
tion, il se sait en communauté avec son troupeau. Cette communauté se réalise dans
les prières sacramentales. Mais, dans son action de grâces, toute référence et toute in-
tention sont supprimées. Elle est pure adoration, sans autre raison, sinon qu'il a reçu
le Seigneur et qu'il doit remercier pour tout ce que le Seigneur lui donne par sa venue,
ce qui inclut sa vocation avec ses charges, pour toute sa vie de prêtre qui est fondée
dans cette venue du Seigneur.
Lorsque le Seigneur paraît dans l'Eucharistie, on ne peut pas dire combien il est
grand. La petite hostie que l'on voit cache son être infini. Du rien de l'hostie à cette
infinité, il n'y a pas de transition (p. 166 :) mais un renversement, on est simplement
écrasé. Le prêtre éprouve ce renversement dans son action de grâces, dans laquelle se
récapitule toute son existence de prêtre. Lui, l'être nul et misérable, participe aux mys-
tères infinis. Et tout se passe presque en lui comme s'il n'était plus qu'une forme, un
symbole, comme le pain et le vin, derrière lesquels se cache l'Indicible. Son ministère
également est quelque chose de clair, aux contours définis, bien que celui qui l'exerce
ne remplisse jamais tout l'espace. Mais, dans l'action de grâces, il n'y a plus de
contours. Dans la contemplation aussi tout est ouvert : on s'en remet à Dieu de ce qu'il
veut donner : réconfort ou sécheresse, réponse tangible ou pas de réponse, ou quelque
chose d'intermédiaire. Mais on sait que tout ce que Dieu donne a une destination : une
illumination doit être transposée dans la vie, servir pour la prochaine prédication.
Dans la contemplation se trouve encore une intention. Dans l'action de grâces règne la
pure gratuité, la « gratia gratis data ».

3. La prière dans le mariage


Un croyant qui prie ne peut voir dans le mariage une simple union entre un homme
et une femme mais quelque chose qui a son achèvement en Dieu. Il est possible qu'au
commencement, cette chose surnaturelle reste très confuse et ne semble qu'indirecte-
ment liée aux relations conjugales et à leur vie quotidienne. On ne touche pas à ce
« quelque chose en Dieu », on sait seulement que c'est entré en vigueur avec le ma-
riage sacramentel et que cela entoure la vie conjugale comme une invisible accolade.
Mais si les époux prient comme des enfants et à haute voix, si dans leur approche de
Dieu ils se donnent tels qu'ils sont, s'ils offrent tout à Dieu et s'en remettent à lui de
tout, de leur mariage aussi et de tout ce qui en fait partie, alors ils comprendront tou-
jours mieux que cette accolade n'est pas quelque chose d'abstrait, mais quelque chose
de très vivant qui trouve son expression dans la prière conjugale et qui est nourri et
déterminé par la prière conjugale.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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Dès qu'il nourrit des intentions de mariage, un chrétien se présentera avec elles de-
vant Dieu, lui faisant voir et lui offrant son pro- (p. 167 :) jet et la personne choisie et
s'entretenant avec lui de son futur mariage. Et lorsque le projet ou la personne entre
dans le dialogue avec Dieu, lorsque la prière devient plus riche et plus résolue, que la
proximité avec Dieu n'est pas troublée, mais au contraire encouragée, alors son projet
lui apparaîtra avec clarté et peut-être avec certitude.
Rapidement, au temps des fiançailles, il en viendra à parler avec la personne choisie
des questions religieuses. Il ne le fera qu'après avoir prié dans le silence et être par-
venu pour lui-même à une clarification. Si, dans la prière, il confie à Dieu la personne
aimée et en parle avec Dieu, son image lui deviendra plus nette et un nouveau degré
de compréhension réciproque et de proximité s'amorcera. La plupart des amoureux
éprouvent une certaine timidité à parler entre eux de leur relation à Dieu. Cette timi-
dité spirituelle est comme une réplique de la timidité corporelle de jeunes gens purs,
et le mystère du corps forme même une certaine unité avec le mystère de Dieu. Celui-
ci est le dépositaire de celui-là. Ils ont connaissance d'une certaine intimité de corps et
d'esprit, gardée en réserve en vue du mariage ; chacun comprend que l'autre en a con-
naissance ; il doit se réjouir de pouvoir y participer davantage plus tard. En attendant,
chacun doit savoir de l'autre que sa relation à Dieu est intacte et vivante.
À cet égard, l'homme et la femme se comportent différemment. Le jeune homme qui
sent et voit qu'il est devenu mûr, sait aussi qu'il dispose de nouvelles forces. Mais il
les abandonne à Dieu et s'en remet à lui aussi longtemps qu'il n'a pas choisi son état
de vie. En attendant il laissera en suspens sa relation à la sexualité. Ainsi sa prière, du-
rant ce temps, aura également quelque chose d'ouvert, de provisoire. Il sait qu'en choi-
sissant le mariage, bien des choses s'accompliront qui doivent patienter à présent.
Chez l'homme, la conscience de l'instinct et de ses exigences est plus forte et ainsi le
renoncement est plus grand. Chez la femme, les contours sont plus tendres et plus
flous et, à cet égard, les choses sont plus faciles pour elle. Elle ressent de l'attente, un
besoin de se donner qui englobe à la fois Dieu et l'homme aimé, mais elle ne se donne
pas la peine d'en préciser les limites. Chez l'homme, la place de la femme est (p. 168 :)
gardée en réserve et en éveil, elle n'est pas simplement vide, car le fait qu'elle soit res-
sentie fait partie du renoncement consenti. Si elle était vide, le jeune homme n'aurait
pas à s'en occuper dans la prière. Or cette place fait partie des mystères qui, pour l'ins-
tant, sont confiés à Dieu et, à ce titre, sont pleins de promesse en Dieu. Simplement
les ignorer serait appauvrir et rétrécir la prière. Les toucher et les disséquer serait trou-
bler l'intégrité du mystère. Il ne reste alors que la prière comme attitude correcte dans
laquelle le mystère en éveil reste confié à Dieu. La femme fait de même d'une manière
moins consciente. Parce que son rôle dans l'amour sera l'abandon, sa prière, dès main-
tenant, doit consister à se laisser préparer à tout abandon et – si c'est le mariage qui
est choisi – recommander à Dieu la foi de l'homme, de sorte que Dieu voie qu'elle at-
tend d'être fécondée par cette foi également. Car, de la même façon que l'homme ini-
tie la femme à l'amour corporel, il appartient aussi à son rôle de l'introduire dans sa
prière.
Les deux doivent reconnaître toujours plus que les mystères de leur futur mariage
sont aussi ceux de la prière et ils doivent faire don à Dieu de leur prière remplie de
cette connaissance. Ils doivent être conscients que leur projet exige beaucoup de prière
personnelle et beaucoup de grâce personnelle de la part de Dieu, mais qu'ils ne sont

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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pas pour autant dispensés de la prière universelle de l'Église et prennent plutôt un en-
gagement nouveau pour la prière ecclésiale. De même que ce serait égoïsme de la part
d'un religieux après son entrée dans l'Ordre, de ne plus voir les choses que du point
de vue de son Ordre et non plus de celui de l'Église, ce serait égoïsme de la part des
époux de ne plus voir que leur famille dans leur prière, comme s'ils voulaient employer
toute la force de la foi à faire de la famille une sorte de merveille de vertu et de piété,
tout en oubliant l'Église. Et en outre, aussi longtemps qu'on vit dans la foi et la prière
de l'Église, l'amour et le désir ne peuvent pas dégénérer. On demeure conscient qu'il
faut toujours, comme chrétien, effectuer des renoncements. Dans le mariage égale-
ment, on ne perdra pas la discipline qui vient de la prière.
La prière, avant la conclusion du mariage, peut s'adresser plus particulièrement aux
saints, avant tout à Marie et à Joseph. Car, (p. 169 :) comme l'amour est devenu plus
concret dans la perspective du mariage – il s'accomplira, en effet, dans l'union de ces
deux créatures concrètes, corporelles –, ainsi, par l'évocation de la Sainte Famille, la
relation au Seigneur devient plus concrète. Penser aux saints, dans leur relation au
Fils, aidera le fiancé à demeurer sous le regard de Dieu et à vivre ce qui est exigé d'une
famille chrétienne. La prière n'a plus besoin de garder la forme abstraite d'autrefois,
elle peut se transformer en fonction de ce qui vient à présent. Elle peut même devenir
plus naïve qu’auparavant. Elle peut de nouveau accepter quelque chose du temps où sa
mère lui présentait dans la prière l'Enfant-Jésus et sa Mère et qu'on les voyait tous les
deux dans une sorte de visibilité de l'esprit. La foi de l'enfant n'éprouvait aucune
difficulté à s'abstenir de quelque chose de défendu, pour que le petit Jésus ne soit pas
triste. Quelque chose revient à présent de cet esprit concret de l'enfant. Qu'y avait-il
de plus suggestif que la vie de la Sainte Famille ? Pour savoir ce qu'on doit faire, il n'y
a qu'à la regarder dans la prière et y conformer sa vie de tous les jours.
L'évidence de cette représentation devrait entrer en premier dans l'espace gardé en
réserve par l'homme, espace décrit plus haut, et dans l'attente de la femme. Elle a droit
à une place analogue à celle qu'occupe chez un religieux la vie du Seigneur, concréti-
sée dans son Ordre et dans la règle. Celui qui voudrait prier éternellement en solitaire
serait constamment en danger de voir sa prière se dénaturer de deux côtés : dans un
faux concret qui n'aurait pour objet que le propre Moi avec ses relations et besoins ;
ou une fausse abstraction, à laquelle manquerait un cadre tangible, ce qui rendrait en
fin de compte difficile de prier concrètement pour l'Église. Il y manque le medium. À
celui qui dans sa vie essaie de contourner tout choix, qui le laisse aux autres, qui se
sent au-dessus de tout cela et veut se suffire à lui-même, la véritable vie de l'Évangile
échappera toujours plus, jusqu'à ce qu'il vive une existence sans véritable situation
chrétienne.
Pour la prière, il n'y a pas de temps plus décisif que celui dans lequel on s'oriente
définitivement vers son état de vie. Le danger de l'aliénation intérieure n'est jamais
plus grand. Si quelqu'un voulait (p. 170 :) prendre comme prétexte le fait d'être amou-
reux pour s'excuser d'avoir moins l'occasion de prier, il ne tarderait pas à s'apercevoir
qu'il sort des rails. Il ne peut plus trouver le rythme de sa vie intérieure. La foi et la
prière sont si fortement imbriquées que celui qui renonce à la prière perd une partie
de sa foi. Et il se pourrait que cette négligence durant le temps des fiançailles ne puisse
plus se réparer dans le mariage. On s'est éloigné de Dieu à la première rencontre avec
le futur partenaire, on s'est marié dans une certaine aliénation, comment se pourrait-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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il que le fruit de tout cela soit un rapprochement de Dieu ? Pendant les fiançailles, il
ne faut pas adapter sa prière aux circonstances, il faut adapter les circonstances à sa
prière. Sinon les circonstances se modifient si vite qu'il ne reste plus de place pour la
prière. Durant les émotions et les soucis du temps des fiançailles et du début du ma-
riage, plus d'un a désappris de prier; il tâtonne ensuite pour y revenir et découvre avec
terreur que toutes les situations dans lesquelles il s'est placé, qu'il a lui-même organi-
sées de la sorte, ont manqué de sa prière. La prière qui demande à revenir trouve la
place déjà occupée. On a adopté des habitudes sans prière et, à présent, on est obligé
d'inverser la tendance, ce qui est beaucoup plus difficile.
Dans la vie, quand d'importantes décisions sont à prendre, quand beaucoup de
choses changent, la prière est indispensable. Lorsque les circonstances sont calmes et
uniformes, il est plus facile de renouer avec quelque chose d'interrompu, mais lors-
qu'elles partent à la dérive, la prière doit demeurer stable à tout prix. Elle peut se
modifier dans la manière mais elle ne doit jamais être coupée. Et, dans le mariage, cha-
cun porte en plus la responsabilité de l'autre. En ne priant pas, il peut priver son par-
tenaire de sa vie de prière ; il peut l'habituer à n'avoir de relations avec lui que sur un
plan purement naturel. Et la tentative tardive de retourner à la prière pourrait même
éloigner les époux. Celui qui prie serait comme un autre, inconnu. L'expérience l'en-
seigne : celui qui ne réserve pas, dès le début, un certain temps, même court, pour la
prière conjugale, ne la retrouve plus tard que très difficilement. Il ne faut jamais mettre
en veilleuse la relation avec Dieu.
(p. 171 :) Dans le mariage, la vie en commun devant Dieu est si grande qu'il n'est pas
nécessaire de beaucoup prier ensemble. La prière commune a davantage pour but de
se rappeler mutuellement qu'on mène une vie de prière. Chacun des époux doit res-
pecter la prière de l'autre et le laisser prier comme Dieu le lui inspire et comme lui-
même aime le faire et, pour le reste, ne pas fixer de règles rigides. Il peut y avoir des
époux qui éprouvent le besoin de beaucoup prier ensemble, pour lesquels cela signifie
peut-être une aide dans les moments décisifs ou difficiles, lorsque leurs prières s'unis-
sent de manière visible et audible. Mais cela restera plutôt l'exception. La prière ne
doit en aucun cas être exclusivement commune, comme il n'est pas exclu par principe
qu'elle puisse l'être. La prière en commun a surtout de l'importance pour la famille.
Des époux qui ont l'habitude de se recueillir ensemble ou d'avoir une lecture spiri-
tuelle en commun y feront participer facilement leurs enfants plus tard et les initieront
ainsi à la prière. Souvent, la prière en commun habituelle est aussi un soutien qui peut
aider à franchir les moments de crise de la prière personnelle. Le zèle de l'un peut
vaincre la tiédeur de l'autre. Quelque chose dans la prière en commun rappellera le sa-
crement reçu en commun et raffermira dans son indissolubilité la vie conjugale avec
ses joies et ses difficultés. Elle montre que le mariage a son existence dans le Seigneur,
que chacun des époux participe tellement à leur union dans le Seigneur qu'ils peuvent
aussi lui donner une expression commune. Que la parole du Seigneur : « Lorsque deux
ou trois sont réunis en mon nom… » a précisément pour eux une signification parti-
culière. Mais chacun devant Dieu reste une personnalité libre et doit donc absolument
prier aussi isolément. Et la prière personnelle doit davantage rester limitée à la prière
privée, alors que la prière commune doit avoir une certaine sobriété chaste. Cette der-
nière, en général, ne commencera qu'au sein du mariage et non pas déjà au temps des
fiançailles.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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Les époux doivent prier simplement et naturellement, dès le premier jour du ma-
riage et ne pas laisser apparaître de tension ni d'embarras entre leur vie conjugale et
leur vie de prière. Ils ne doivent pas craindre de surmonter une certaine gêne, mais
franchir le premier pas en toute innocence et simplicité. Il sera bon aussi, au (p. 172 :)
premier bonheur, de prier ensemble et de s'en tenir à cette occasion à des prières
connues – sans recourir à des paroles exaltées qu'on invente soi-même – pour que la
prière n'ait à souffrir du retour à la normale. Tous les deux, mari et femme, doivent es-
sayer de transformer en une véritable prière d'état leur prière jusque-là privée. Elle ne
doit pas seulement contenir l'adoration, le remerciement et la demande des deux, mais
principalement l'effort de se rapprocher de l'idéal d'état, tel qu'il est donné par Dieu
dans le sacrement. Ici l'image de la Sainte Famille s'impose une fois de plus. La médi-
tation et la prière y trouvent leur marque. Le mari, avec son souci pour la famille fon-
dée, avec son travail, avec sa relation à la femme, aura les yeux fixés sur Joseph. La
femme portera son regard sur la Mère de Dieu, sur sa relation à son mari, sur sa façon
de tenir son ménage, de prendre soin de l'Enfant.
Le mariage doit être fécond, non seulement au sens corporel, pour tout ce qui touche
à la procréation, la grossesse, la mise au monde et l'éducation des enfants, mais tout
autant au sens spirituel, et ce qui est corporel doit avoir ses racines et son existence
dans ce qui est spirituel. Au-delà du souci direct des enfants et au-delà d'eux-mêmes,
les époux auront toujours devant les yeux qu'ils forment une famille dans l'Église. Ils
seront donc ouverts aux affaires des autres familles. Cette ouverture, c'est principale-
ment la prière qui doit la produire. Celui qui, d'une façon chrétienne, c'est-à-dire par
amour, prie pour ses propres intentions, sera conduit à penser aux intentions appa-
rentées des autres et à mettre également sa prière à leur disposition. On ne peut nour-
rir dans l'égoïsme sa relation à Dieu. Comme il est naturel pour des parents chrétiens
de partager leur superflu avec les pauvres – vêtements des enfants, par exemple, dont
ils ne se servent plus et qu'ils donnent à des enfants pauvres – ainsi devrait-il leur être
naturel également, dans la prière, de distribuer aux autres de leur superflu en grâce de
bonheur et de paix familiale. Il en résultera une sorte de parenté mystérieuse dépen-
dant en partie d'eux – car la prière s'étend à ceux qui pour n'importe quoi leur sont
liés –, en partie de la complaisance de Dieu qui distribue la grâce comme il veut.
(p. 173 :) Par ailleurs, les époux n'oublieront pas de se souvenir dans la prière de
l'autre état de vie. Pour la croissance de l'Église, bien des choses dépendent d'une re-
lation vivante des états de vie entre eux. Au début du mariage, l'autre état peut sans
doute sembler éloigné et abstrait ; bien des époux vont à l'Église et s'approchent des
sacrements durant des années, sans avoir une véritable rencontre avec un prêtre. Mais
lorsqu'arrive une difficulté, une complication, un malheur, ils sont heureux de se
confier dans la confession ou autrement, qu'ils soient la partie coupable ou la partie
non coupable qui doit chercher conseil et force. Alors, pour la première fois, ils sen-
tent combien l'autre état de vie leur est nécessaire, combien ils doivent lui témoigner
de gratitude et combien la prière est importante pour lui. La même chose peut se pro-
duire, lorsqu'à l'occasion d'une maladie ou de la naissance des enfants, ils rencontrent
des sœurs à l'hôpital, ou encore lorsque les enfants vont à l'école ou s'ils vont deman-
der à un parent, dans un couvent, conseil et assistance de prière. L'ouverture à l'autre
état de vie, comme l'ouverture à son propre état, font partie des exigences de base
d'une prière conjugale vivante.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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Au cours des années, la vie conjugale devient plus monotone que celle ayant précédé
le mariage. Les grandes attentes et surprises sont passées. Le mari est installé dans sa
situation, la femme dans son travail à la maison et au milieu de ses enfants. Lorsque
tout se trouve ainsi en équilibre et qu'apparemment il n'y a que le quotidien à attendre,
il semble parfois que la prière ait perdu en urgence. On n'a plus de grandes prétentions
pour la vie, on est content et on s'est résigné et, sans s'en rendre compte, les exigences
pour soi-même sont également devenues plus modestes. Alors la prière est en danger
de devenir une formalité. Il n'est pas rare que les époux se renforcent dans leur tié-
deur. Si on était seul, on voudrait davantage, on oserait davantage, on entreprendrait
davantage. Celui qui est seul et qui doit triompher de lui-même se ressaisit plus faci-
lement que s'il doit, en plus, arracher quelqu'un d'autre ayant sombré lui aussi dans le
quotidien. Et à deux, on est tenté davantage de reporter la faute sur l'autre. La faute
que la vie ne soit plus aussi variée, que Dieu, autant que tout le monde, soit devenu
quelque chose de banal, qu'on soit installé et qu'il n'y ait plus à (p. 173 :) attendre quoi
que ce soit d'ambitieux, que tout soit devenu plat, qu'on soit devenu désespérément
moyen.
Dans le mariage, les enfants sont le moment de renouvellement le plus fort. Ils mar-
quent la prière de leurs parents pour une large part. Au début du mariage, c'est une
prière d'espoir, de demande de bénédiction conjugale. Ensuite, tous les deux prient du-
rant la grossesse, la mère peut-être plus que le père. La mère observe les changements
qui se produisent en elle, déjà avant que son état soit visible. Elle a une forte relation
avec l'enfant à venir, elle le met en priant sous la protection de Dieu. À la naissance,
lorsque la mère est dans les douleurs, c'est davantage le père croyant qui assume la
prière. La femme est prise par les douleurs corporelles ; et le père, dans son sentiment
paternel ambigu, découvre, peut-être pour la première fois, la prière qui cherche véri-
tablement. Il est ébranlé, il a perdu quelque chose de son assurance habituelle. Désor-
mais, devant Dieu, il pense davantage à la femme et à l'enfant et les lui recommande
comme à celui qui, seul, peut constamment secourir. Puis les deux époux prient de
nouveau pour le petit enfant qui grandit et ce sera principalement la mère qui l'initiera
à la prière. Ici peut se présenter pour la mère le risque de tomber dans sa prière dans
une sorte de superstition. Elle priera d'une manière fortement intéressée, ayant devant
les yeux le bien de son enfant, anxieusement soucieuse que tout se passe bien selon
ses représentations. N'importe quel petit problème dans la vie de l'enfant la remplit de
soucis, les moindres perturbations lui paraissent dues à sa négligence et la culpabili-
sent. Certes, la mère doit prier pour son enfant, mais sans étroitesse de vue, ni trop
d'anxiété. « Que ta volonté soit faite » doit être ici également le principal contenu. Les
prières de demande ne doivent pas dégénérer en prescriptions pour Dieu. Là où la
prière est mesquine, il est à craindre aussi que, plus tard, lorsque l'enfant échappe à la
mère et que sa vie n'est plus tout à fait contrôlable, les prescriptions à l'égard de Dieu
demeurent mais que le reste de la prière se dessèche.
Lorsque l'enfant fréquente l'école, un bon enseignement religieux apporte souvent
pour toute la famille un renouvellement de la vie de prière. Ce qui a été oublié, ou qui
n'a pas réussi, est rap- (p. 175 :) pelé et rectifié ; les parents aussi font un effort. Et même
lorsque la tradition de la prière n'a pas été interrompue, de nouvelles incitations pé-
nètrent dans la famille. L'enfant raconte ou pose des questions et les parents doivent
répondre. Enrichi par l'enseignement, l'enfant veut faire part de ce qu'il a nouvelle-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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ment découvert et peut-être même veut-il introduire du nouveau. Si les parents croient
et qu'ils prient, ils accueilleront avec reconnaissance ces incitations. Peut-être ne pen-
sent-ils absolument pas que leur propre vie de prière pourrait recevoir une orientation
nouvelle; ils pensent à l'enfant et veulent lui permettre d'avoir la joie de donner forme
à quelque chose. Quelque chose qui ait la force de durer, même lorsque l'enthousiasme
pour l'enseignement se sera envolé. L'enfant se souviendra de ceci et de cela, d'avoir
lui-même introduit cet exercice et ainsi sa fidélité sera soutenue. Et, sans s'en aperce-
voir, les parents aussi en tireront profit.
Si les parents ne prient plus, l'enfant aura une position difficile. Mais souvent, les
parents font pour l'amour de l'enfant quelque chose qu'ils n'auraient pas fait autre-
ment. Et peut-être, sans le savoir, l'enfant peut-il ramener ses parents à la prière. Au
début, ils le font comme une formalité, par amour de l'enfant, et se trouvent ainsi tou-
chés par la grâce et ramenés à une véritable prière. Ou bien, l'enfant parle, à table, des
vérités de la foi, des sacrements, il doit être préparé à sa première confession et com-
munion, il doit réciter son catéchisme, choses qui, pour les parents, sonnent comme
de lointains souvenirs d'une enfance liée à Dieu. Quelque chose se réveille en eux et
ils retournent à tâtons vers la prière.
Lorsque les enfants grandissent et qu'ils commencent à avoir leur propre univers,
que les parents ne connaissent que par allusions – leur vie à l'école et ce qu'ils y feront
plus tard, leur vie intérieure, qu'ils renferment en eux –, alors la prière des parents les
accompagne d'une nouvelle manière. Elle inclut l'inconnu, ce que les enfants savent et
ne communiquent pas, ce que les enfants ne savent pas – les dangers qui les guettent
– et dont les parents sont conscients, ce que, finalement, les deux ne peuvent embras-
ser d'un coup d’œil et que Dieu seul connaît. Ainsi, quand les enfants grandissent, la
prière se fait plus large, plus vaste. Elle s'adapte à l’élar- (p. 176 :) gissement de la fa-
mille, mais elle va aussi au-delà et crée l'espace approprié à cet élargissement. Les en-
fants doivent avoir connaissance de cette prière. Mais sont-ils en âge d'avoir à prendre
des décisions pour leur vie, alors il ne faut pas parler beaucoup de cette prière des pa-
rents: ils ne doivent rien remarquer d'une anxiété des parents, leur piété ne doit pas
devenir pour eux un fardeau ou un frein. La prière des parents devrait à présent faire
partie de leur personnalité au point qu'il ne soit pas nécessaire de le relever expressé-
ment ; elle doit se lire dans leur manière d'être, forte et joyeuse. Trouver ici le juste
milieu est chose même de la prière et du tact chrétien surnaturel. Les parents doivent
être conscients que les enfants peuvent à présent tirer les conclusions eux-mêmes ; il
n'est pas besoin de leur faire tout envisager en détail. Il suffit qu'un chemin soit indi-
qué discrètement. Des parents ayant de la finesse d'esprit trouveront un moyen, même
indirect, de renvoyer à la prière ; peut-être en rappelant un souvenir d'enfance en rap-
port avec un fait religieux. Mais ils prendront à cœur tout ce qui préoccupe l'enfant et
en parleront en son absence, le porteront devant Dieu dans la prière pour parvenir en
priant à une solution à laquelle l'enfant peut souscrire et qu'il n'éprouve pas comme
une contrainte. En cela, ils feront confiance à Dieu, sachant que tout ne dépend pas
d'un échange direct de personne à personne. Cela peut même constituer un abus de
confiance quand les parents se chargent de la responsabilité de tous les problèmes de
l'enfant et réduisent ainsi la part de Dieu. Ici bien des parents ne sont pas à la hauteur.
La jeune mère a dû jouer en quelque sorte pour le petit enfant le rôle du Bon Dieu.
Pour l'adolescent, Dieu assume lui-même son rôle. Il faut bien que la mère le lui rende

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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un jour. Sinon elle se trompe, tombe dans une manie d'avoir raison, masquée par de la
piété, et la vitalité de la vie de foi de la famille s'étiole.
Lorsque les enfants sont devenus indépendants, recommence la vie à deux. Mais
sous des auspices tout autres. L'avenir avec ses projets et ses espoirs pour lequel,
jeunes mariés, on priait, est dépassé. Il est achevé et clos au point qu'à la maison, ce
n'est plus qu'au vide laissé derrière lui qu'on devrait s'apercevoir de ce qui était, si
l'amour et la persistance de la prière ne transformaient en Dieu ce vide en une pléni-
tude cachée. L'épouse ne voit plus dans (p. 177 :) l'époux celui qui, plein de force, pour-
suivait un but, mais cet être fatigué qui est venu à bout tant bien que mal de sa tâche,
mais non sans en avoir été profondément marqué. Et ainsi, la prière s'est transformée
en même temps. Si on a sauvegardé sa foi et son amour, on reste encore le même de-
vant Dieu ; mais par rapport aux hommes, on a changé de position. On est devenu
vieux et mûr ; et les problèmes qui se posent sont des problèmes de la maturité. Pas
seulement pour soi-même mais aussi pour les autres, on a acquis passablement d'ex-
périence, mûrie par une longue vie. De même qu'on souhaitait, comme jeune époux,
transmettre le fruit de sa prière à la famille, on reste, dans la vieillesse, obligé envers
les autres. On doit continuer à mettre à la disposition ce qu'on possède. Envers les en-
fants qui possèdent toujours le même droit sur leurs parents tant qu'ils sont là, envers
les petits-enfants qui peuvent recevoir de leurs grands-parents tant de choses que la
maturité seule peut donner, et envers les nombreuses personnes dont on peut prendre
soin, à présent que les soucis domestiques prennent moins de temps : les pauvres, les
abandonnés, les malades. Ces nouvelles obligations, elles aussi, comme celles de la
maison, doivent être nourries par la force de la prière.
Au début du mariage, le danger existait de considérer la famille comme un cercle
fermé, se suffisant à lui-même. La prière avait la vertu d'ouvrir ce cercle sur l'Église.
Par ce qu'ils apportaient de l'extérieur, les enfants pouvaient élargir cette ouverture. À
présent, dans la vieillesse, le danger revient de nouveau. On croit avoir le droit de se
retirer. La fin de l'existence approche. Mais elle dépend de Dieu et l'homme doit rester
ouvert à Dieu et n'a pas à anticiper le retrait. Il n'a pas à fixer des échéances. Tant qu'il
vit, il doit chercher à demeurer aussi vivant que possible. Les forces déclinent, le cercle
des obligations qui exige présence et engagement se rétrécit, mais on gagne ainsi plus
de temps, on peut prier davantage et la prière ne va jamais vers un arrêt. Peut-être que
la matière que l'on apporte du dehors dans la prière est devenue moindre, les incita-
tions moins nombreuses. Alors le temps est peut-être venu de se souvenir de l'Écriture
Sainte et d'y recourir. Non pas pour se creuser la tête sur des choses inaccessibles. Il
y a dans l'Évangile une matière simple, suffisante, qui se laisse mettre en harmonie
avec (p. 178 :) notre vie et qui permet d'être en relation avec le Dieu qui s'est fait homme.
Lorsqu'on était jeune, on aimait les paraboles du Seigneur, dans lesquelles il était parlé
de semailles, de croissance, de fruit. Toute une vie s'y ouvrait. À présent, de telles pers-
pectives sont sans doute trop grandes et on s'occupe davantage des destins de la fin ;
de la vie de Marie après l'ascension du Seigneur, de la mort des Apôtres. Certes, dans
la Nouvelle Alliance, peu de vieilles gens paraissent ; cela tient à une certaine hâte es-
chatologique du Seigneur. « Laissez les morts ensevelir les morts ». Il ne veut plus trop
exiger de ce qui est vieux.
On dispose également de plus de temps pour raconter, mais la conversation ne doit
pas tourner en radotage. Les petits enfants veulent entendre des histoires et, comme

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ils aiment les histoires de la jeunesse de leurs parents, on peut leur montrer bien des
choses qui relient le personnel au chrétien.
Là où régnait l'harmonie des époux dans les années du milieu de la vie, elle demeu-
rera présente durant la vieillesse. Mais, peut-être que l'un des deux a quelque peu
changé par la maladie ou une capacité d'adaptation en diminution ; ou bien on doit lut-
ter ensemble contre de nouvelles difficultés. Les misères de la vieillesse peuvent être
dures à supporter. Tout cela aura un caractère moins dramatique que dans la jeunesse,
pour cela il y a bien trop d'expériences communes. Et durant toute sa vie, on a offert
à Dieu, dans sa prière, de toujours supporter ce qu'il voudrait envoyer et, maintenant,
à la fin, on est encore pris au sérieux. Peut-être la prière de disponibilité était-elle de-
venue une habitude, mais Dieu, dans toute vie, demeure plein d'inventions infiniment
variées. Et rien ne délivre autant de la grisaille de l'ennui que l'obéissance et la sou-
mission à l'égard de la Providence.
Un des époux est-il mort, que la vie, pour le survivant, paraît se rétrécir encore plus.
Mais comme le rétrécissement n'est jamais chrétien, le veuvage est chrétiennement un
nouvel état, qui dispose d'une nouvelle abondance de grâces. Bien qu'il lui soit fixé un
délai et que les forces soient plus limitées, il ouvre néanmoins la possibilité de mener
en Dieu une vie parfaite. Les devoirs de cet état seront, de préférence, ceux de la prière
et peut-être les prières (p. 179 :) seront-elles à faire, avant tout, à l'église où le Seigneur
habite parmi les fidèles. C'est là que ceux qui prient sont à leur place. Et si les plus
jeunes doivent vaquer à leurs devoirs et à leurs affaires, les personnes âgées et les
veufs peuvent d'autant mieux se soumettre à cette obligation ecclésiale. On a le temps
pour prier. Il n'y a plus rien de plus pressant et de plus important à faire qui puisse
prendre le pas sur la prière. Ce qui reste de force peut être employé pour attendre,
selon la recommandation du Seigneur, qu'il vienne sans trop tarder. Pour demeurer
dans la patience de la foi qui prie. Pour ne pas être seulement extérieurement dans une
attitude de prière, mais pour nourrir intérieurement la prière et se laisser nourrir par
elle. Ainsi la vie contemplative parvient enfin à ses droits dans l'état laïc également ;
non pas tant par l'approfondissement de difficiles vérités de la Révélation que par la
méditation des prières connues. Pour beaucoup, le chapelet sera la vraie façon d'unir
la prière orale à la prière contemplative ; il convient à l'esprit qui n'est plus aussi vif.
Les grains du chapelet dans les doigts sont comme des avertissements ; ils empêchent
de se perdre. On sait où on en est, on est tout heureux d'avoir une tâche qui fixe un
peu et l'extérieur et l'intérieur. La vie de la Mère de Dieu vous passe devant les yeux,
avec toute sa plénitude, non pas lointaine, mais confiante, comme incluse dans votre
propre vie. Tous les événements de sa vie se reflètent dans les événements d'une vie
chrétienne au quotidien. À cette lumière, bien des choses de votre propre vie s'éclai-
rent. Et vous voyez de nouveau que sa vie était tellement déterminée par celle de son
Fils qu'à travers elle on apprend à connaître le Fils et le Père. Ainsi cette prière devient
un lien entre le ciel et la terre. On apprend à contempler la terre avec les yeux du ciel,
et le ciel se rapproche de la terre. La Mère de Dieu vous empêche de considérer votre
vie comme ratée, de vous ronger de chagrin d'avoir tout fait de travers, d'avoir manqué
presque tout, de n'avoir rien accompli. On voit plutôt que la Mère a accompli tout ce
que Dieu lui a demandé, et qu'on est appelé à participer à sa grâce. Et on est rempli de
joie.
Certains jeunes s'irritent de voir tant de personnes âgées dans les églises. Ils ne sa-

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vent pas qu'elles y trouvent tout ce qui leur manque à la maison ; tout ce qu'elles ne
peuvent plus donner à leur famille parce qu'elles se retrouvent toutes seules, elles es-
sayent de (p. 180 :) le donner à Dieu et à sa Mère. Même si elles n'ont plus qu'à offrir de
petits restes d'une vie, Dieu accepte tout et y voit l'amour. La jeunesse aime à parler
de totalité. Mais les jeunes doivent apprendre à appliquer leurs exigences de totalité à
eux-mêmes, offrir tout à Dieu, et prendre exemple sur les personnes âgées qui essayent
de le faire.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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112
V

TROIS MANIÈRES DE PRIER

1. Adoration
Le chrétien qui a connaissance de l'absolu de Dieu n'éprouve pas le besoin de l'abor-
der et de l'analyser par la pensée. Ce qu'il veut, c'est contempler la majesté de Dieu,
se laisser toujours plus captiver par elle, lui rendre hommage. Mais pour lui rendre
hommage, aucune contemplation abstraite n'y mène, aucune intensification des capa-
cités de conceptualisation ou du dialogue, ou de la distanciation pour établir une dis-
tance et s'en complaire : soit parce que Dieu est tellement grand que la distance per-
met malgré tout de voir quelque chose de sa grandeur, soit parce qu'il est tellement
proche malgré sa grandeur. Le croyant ne peut vivre et supporter la majesté de Dieu et
la rencontre avec elle que dans la prière, dans cette prière particulière consacrée ex-
clusivement à Dieu : dans l'adoration. L'adorateur renonce par avance à toute estima-
tion de la distance, à toute comparaison entre Dieu et l'homme, à toute introduction
de la négativité de la créature devant Dieu. La petitesse indéfinissable de l'homme est
au mieux un point de départ qui sera laissé loin derrière et qui ne fera absolument pas
partie de la prière. L'adorateur s'est oublié lui-même. Il n'a aucun motif d'en revenir à
sa personne. Il est libre de consacrer toute sa force, tout son amour et toute son at-
tention à la grandeur de Dieu.
Cette majesté est incommensurable. Tout ce qui oserait s'approcher d'elle pour l'ex-
primer reste en arrière de la réalité, n'est qu'une (p. 181 :) tentative et veut dire beau-
coup plus que ce qu'elle peut exprimer. Lorsque l'adorateur s'adresse à Dieu, lui donne
un nom, célèbre sa nature et ses faits et les lui rappelle, met son espoir en lui pour le
futur, se laisse saisir et remplir par la toute-puissance de Dieu, il sait toujours, cepen-
dant, qu'il ne s'agit dans tout cela que d'élans enfantins, car Dieu dépasse tout concept.
Pourtant, il est admis à adorer Dieu avec ses faibles forces ; Dieu attend même l'hom-
mage au point qu'il ne l'accepte pas seulement des croyants, mais de Dieu lui-même.
Le Fils qui s'est fait homme a, sur terre, adoré le Père, comme signe qu'au ciel il adore
éternellement le Père, que l'adoration est un événement trinitaire.
Le monde de Dieu s'ouvre dans l'adoration. Ce n'est que dans l'adoration que Dieu
se fait reconnaître. La plupart du temps, le croyant, déjà au début de la prière qu'il
compte faire, possédera, dans la foi, une expérience de la proximité de Dieu et s'y pla-
cera. Il se propose de contempler Dieu d'une manière qui lui convient, à lui, le croyant.
Il s'approche de Dieu avec ses paroles balbutiantes, avec ses petits élans que lui pro-
pose la foi et ce qu'il sait de Dieu. Il commence une adoration à la mesure de sa foi et
de sa connaissance. Mais il fait ensuite l'expérience que le Dieu ainsi adoré lui rend
dans une forme transformée ce qui lui est offert, et le rend ainsi plus capable d'adora-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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tion. Son balbutiement devient une parole de Dieu que Dieu lui-même remplit de plé-
nitude. Sa tentative de comprendre devient un concept que Dieu lui-même forme. Il
pensait pouvoir offrir à Dieu un fruit de sa propre activité, venant de la foi, un fruit
qui resterait à une distance incommensurable de son objet, et il voit que Dieu accepte
ce fruit et en enlève tout ce qu'il a d'inapproprié pour lui révéler le sublime de son être
qui dépasse tout et se surpasse sans cesse.
Dès le début, le croyant avait sans doute la volonté de renoncer à ses propres
échelles de mesure, de s'en servir tout au plus à titre d'essai, comme de moyens im-
propres, pour les laisser tomber ensuite. Il ne pouvait savoir d'avance ce qu'il lui res-
terait alors. Et il lui arrive que Dieu, tout en lui montrant l'inadaptation de ses échelles
de mesure, ne les rejette pas simplement mais les remplace aussitôt en donnant un
nouveau sens aux concepts et aux paroles (p. 183 :) qui mesurent. Il le fait par le haut,
dans une grâce sans mesure, remplissant tout ce que le croyant avait commencé. Si
celui qui prie a été tout d'abord l'homme, c'est maintenant Dieu qui est dans l'homme.
L'homme ressemble à une jeune fille timide qui ne voulait accorder rien qu'un petit
baiser affectueux à la dérobée et à laquelle l'amant répond par l'étreinte. Ce qu'il
donne, c'est l'achèvement de ce qui avait été commencé, mais un achèvement au-delà
de toute attente. La jeune fille peut, certes, savoir qu'il existe un tel achèvement, mais
moins par sa propre imagination que parce que la capacité de le réaliser se trouve chez
l'homme. Elle pensait exprimer son amour par son timide témoignage d'amour et elle
voit qu'elle est emportée dans un tourbillon dont elle ne soupçonnait pas la puissance.
Et de même que le témoignage d'abandon et de disponibilité était pour son innocence
le plus extrême et qu'une demande et une attente auraient eu une moindre significa-
tion, ainsi également l'adorateur ne peut pas anticiper sur la prise en charge par Dieu.
Toute prière véritable cache en elle le moment d'un tel « déchaînement » en Dieu, et
il n'est pas nécessaire que l'homme le sente. « Frappez et on vous ouvrira ». À vous, à
moi, à n'importe quel croyant, pas nécessairement à celui qui frappe. Le Fils a le pou-
voir de déclencher à tout moment l'autorévélation du Père. Et, lorsqu'il s'est fait
homme et met à l'épreuve son expérience céleste, il sait de quelle façon le Père répond.
Mais, en invoquant son droit de Fils, auquel le Père, au ciel, a toujours répondu, il vou-
drait pouvoir, à présent, l'appliquer aussi comme homme, pour le rendre accessible à
ses frères, pour faire que cette réaction de Dieu devienne un don pour les croyants.
Côté Dieu elle se produit infailliblement : celui qui frappe ainsi chez le Père, dans l'in-
tention du Fils, celui-là est certain d'obtenir une réponse. Si ce n'est pas pour lui-
même, certainement pour un autre. Et non pas que Dieu réponde peut-être une fois
plus tard, mais immédiatement, dans un immanquable événement « hic et nunc ».
C'est une communication des droits du Fils vis-à-vis du Père, et cela précisément
comme adoration qui devient toujours une révélation de Dieu, du fait que la vision du
Fils conduit toujours à une manifestation du Père. L'essentiel en cela, c'est que le vé-
ritable mouvement d'adorer parte de Dieu, que (p. 184 :) Dieu accepte le commencement
de l'acte de foi de l'homme, le renforce, le transforme, le convertisse. L'adoration de
Dieu n'a absolument rien à voir avec la connaissance de soi. Elle ne va ni vers le moi
ni n'en provient. Elle va vers Dieu et en vient.
On devrait apprendre à adorer Dieu au moment où il a créé Adam, où on ne peut pas
se targuer de son propre être humain et de son expérience humaine, où elle ne vous
est pas encore prouvée. Si je place mon Moi à côté d'Adam, j'établis comme une limi-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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tation des possibilités de Dieu. Je compte sur moi comme sur une donnée solide, même
si je suis l'adorateur. On devrait partir de ce que fait Dieu (et ce que fait Dieu, c'est ce
qu'il est aussi) pour que l'homme soit, ou de la relation de Dieu à l'homme, telle qu'elle
est objectivement, telle qu'elle est peut-être connue ecclésialement, mais non acces-
sible, ni disponible pour un homme seul, de la relation, telle qu'elle était préfigurée en
Dieu, avant qu'il n'ait créé le monde et l'homme. Et déjà à ce moment-là, Dieu était plus
grand que sa création. Et, pour parvenir à sa grandeur, on ne partira pas des limites,
ni pour parvenir à l'objectivité de son « être infini », de la subjectivité dans laquelle
on se sent et l'on sent son état ; pour parvenir à Dieu, on ne partira pas du Moi. Dans
l'adoration, il existe un certain caractère impersonnel comme dans l'audition de la mu-
sique, où seul importe le contenu de la symphonie et non pas l'acte d'entendre et de
sentir.
Tout ce qu'est l'homme en lui-même, tout ce que montre la création autour de lui
sont des raisons qui le portent à l'adoration, car tout cela résulte de la force créatrice
de Dieu. Mais c'est limité en soi, alors que cela renvoie à une action divine sans limites.
Cela manifeste, de façon finie, une providence de Dieu qui, en elle-même, est infinie.
Et l'adorateur, au travers de tout cela, regarde vers le Dieu infini, pour l'adorer. C'est
Dieu seul qui importe. Et même lorsque Dieu adore Dieu, Dieu voit toujours en Dieu
ce qui est digne d'adoration. Lorsque le Fils adore le Père, il a dans la force génitrice
paternelle une preuve de la gloire divine. Ou lorsque le Père et le Fils voient de quelle
façon l'Esprit se laisse émettre, comment il répond dans la disponibilité à leur proces-
sion active, alors ils voient encore en lui ce qui est digne d'adoration. Comme si la (p.
185 :) première raison de l'adoration se trouvait dans la révélation de celui qui est digne
d'adoration, dans sa manifestation qui se trouve aussi bien dans ses actes que simple-
ment dans son être. Le Père se révèle sans cesse au Fils et provoque continuellement
et toujours davantage l'adoration du Fils. Ainsi Dieu a également ses raisons pour les-
quelles il adore Dieu, des raisons qui se trouvent dans la révélation du Toujours-autre
en Dieu. Toute adoration a sa raison première dans la différence de l'autre. L'adoration
ne serait pas possible dans l'uniformité. Le Fils ne peut pas adorer le Père parce qu'il
lui est semblable ; cela signifierait seulement que le Fils se trouve lui-même digne
d'être adoré, qu'il s'adore lui-même pour cette raison. L'adoration est une relation au
Tu, à tel point et si pure que seul le Tu entre en considération. L'adoration ne repose
donc pas non plus sur un besoin, mais dans l'être et la qualité de Dieu pour Dieu et
pour les créatures.
L'adorateur a toujours les raisons les plus diverses et en même temps une seule rai-
son pour adorer, parce que la révélation de Dieu est toujours multiforme et unitaire. Il
va du multiple à l'un. De quelque côté que puisse se produire l'approche de Dieu, il a
immédiatement devant les yeux le fait que Dieu seul est digne d'être adoré. La prière
que le Fils nous enseigne commence par le mot « Père » qui est une parole d'adoration.
Avant de présenter nos différentes prières, nous devons nous remémorer avec qui nous
avons affaire. Nous devons commencer par nous mettre en présence de Dieu et y dé-
velopper toute la suite. Lorsque le Fils dit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu
abandonné ? », il crée, dans cette manière de prier, la situation de l'adoration. Dans
toute adoration, il y a une distance première ; mais on ne connaît la distance d'adora-
tion que lorsqu'on a été attiré par Dieu dans la foi et admis en sa présence, lorsqu'on
découvre combien il est grand, qui il est. En étant engendré, le Fils est pris dans la

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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force du Père pour y reconnaître la distance entre Père et Fils. La distance de l'adora-
tion n'a rien à voir avec une crainte qui vous repousse ou avec la peur. Mais rien non
plus avec la distance de l'indifférence qui ne veut pas être dérangée. C'est honorer la
distance existante, produite par la majesté de l'autre et dans laquelle rien n'est visible
(même pas la distance) sinon la grandeur de l'autre.
(p. 186 :) Dans l'amour, la distance n'est pas tout, mais une condition essentielle à ré-
tablir sans cesse. Je te regarde car les yeux m'ont été donnés pour te voir. Et je m'ap-
proche ensuite de ton visage et je le sens joue contre joue, parce que la peau m'a été
donnée, qui peut te percevoir. Mais pendant que je te sens, je ne te vois pas, et voici
que je recule de deux pas pour te contempler. L'amour a besoin de ce jeu de proximité
et de distance, et Dieu a donné les deux à l'amour. Les deux sont de Dieu qui a créé
toute une échelle de capacités de réception, et les deux choses interviennent également
dans la relation à Dieu. L'adoration à la fois des parties et du tout : du tout parce que
Dieu nous a créés comme des touts de par sa volonté. Mais pour que Dieu puisse
« voir » ce qu'il a créé, il nous place pour ainsi dire, à partir de lui-même dans un vis-
à-vis et c'est de là que nous adorons Dieu ; pour autant l'adoration est une partie. Et
cependant, en nous projetant ainsi, il nous donne le désir de retourner à lui. Mais le
retour n'est ni un dépassement ni une suppression de la sortie. Tout acte d'adoration
contient la matière pour une adoration nouvelle, accrue et plus profonde. Tout retour
exige une nouvelle sortie, tout comme dans l'amour corporel également, on n'a jamais
dépassé un geste, une attitude, car tout revient à sa place dans le jeu de l'attraction et
de l'éloignement.
Lorsque Dieu adore Dieu, il ne le fait pas dans une sorte d'exclusion jalouse divine,
mais de sorte que toutes ses pensées et ses plans, y soient inclus. Lorsque le Fils adore
le Père, il a également devant lui celui qui a pensé créer le monde. Et lorsque le Père
adore le Fils ; il voit en lui celui qui se laisse envoyer en mission pour sauver le monde.
Ainsi, de toute éternité, le monde est compris dans l'adoration de Dieu, et en Dieu lui-
même se trouve fondée une condition pour l'adoration humaine. Quelque chose de
l'adoration réciproque communicable de Dieu est donné aux hommes pour être imité.
Lorsqu'Adam, au début de la création, est en conversation avec Dieu, il sait de quelle
manière on parle avec Dieu. Et il le sait parce qu'il a reçu une certaine participation à
l'adoration divine.
Dieu veut de nous l'adoration. C'est pourquoi il se fait adorable et nous rend ca-
pables d'adoration. Il se fait perceptible et à nous donne la possibilité de le percevoir.
Dans Adam, la relation était (p. 187 :) établie. Le péché a couvert les deux : notre possi-
bilité de percevoir Dieu et la perceptibilité de Dieu ; et celui qui veut prier à présent
doit essayer, en trébuchant par-dessus le péché, de revenir en tâtonnant à la pure rela-
tion. Mais le pécheur ne peut pas adorer comme s'il n'avait pas de péché. Le péché pâlit
son adoration, il en trouble la joie et ternit le miroir de Dieu. Ainsi le Fils devait venir
avec son entière capacité d'adoration divine, pour nous montrer ce que adorer veut
vraiment dire. Adam est tombé si rapidement dans le péché que ses capacités n'ont ab-
solument pas pu apparaître. On le voit bien dialoguer avec Dieu, mais on ne voit pas
l'exubérance de l'adoration. C'est comme si Dieu avait d'abord voulu créer un ordre ;
avant qu'il ne se manifeste à Adam dans toute sa grandeur digne d'adoration, il lui
donna d'abord la femme, afin que partant de la distance d'égal à égal, il puisse grandir
plus facilement pour atteindre sa relation à Dieu. Mais la femme l'entraîna dans le

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péché, et il ne parvint pas à élargir l'amour humain à l'amour divin. Et le Fils devait
apparaître pour nous enseigner l'adoration telle qu'elle est au ciel.

2. Remerciement
Le don de soi dans l'amour est un témoignage de gratitude. Engendré, le Fils aper-
çoit en premier le Père, sa grandeur, son adorabilité, l'acte de son amour. Mais, dans
l'adoration, il voit que celle-ci contient et exige, au-delà de la sphère de la reconnais-
sance, un engagement, une offre, une réponse qui ne consiste pas en de simples pa-
roles, une action que lui, et non pas le Père, doit accomplir et qui n'a pas d'autre nom
que le don de soi. Une reconnaissance qui renferme aussitôt une mise à disposition de
soi, et qui, comme telle, porte en elle, non seulement l'esprit de gratitude, mais le re-
merciement rendu. La nécessité de cette réponse se trouve dans la nécessité de la re-
connaissance adorante décidée qui, à son tour, se trouve décidée dans la nécessité avec
laquelle le Père engendre le Fils. S'il n'engendrait pas, le Père ne serait pas du tout
Père, de même que, sans le don de soi, le Fils ne serait pas Fils. Aussi nécessairement
que le Père tend vers le Fils, aussi nécessairement le Fils (p. 188 :) tend en retour vers
le Père et se donne à lui. Et l'unité qui en résulte, que le Fils retourne dans la posses-
sion du Père, est une unité vivante, toujours fraîche et jaillissante. La force avec la-
quelle le Père engendre le Fils est comme recueillie par la force en retour avec laquelle
le Fils se donne au Père. Leur unité est une unité du donner et du recevoir. Et comme
dans cette unité il n'y a pas de succession dans le temps, le Père reçoit déjà le Fils en
retour en l'engendrant. De la même façon que l'homme prend pour donner et que la
femme donne pour prendre. Seulement, cette concomitance en Dieu ne supprime pas
la priorité de l'acte paternel. Le Père engendre réellement ; il pose cet acte à partir de
sa contemplation du Fils, pour faire participer le Fils à sa vision. Il ne peut pas le re-
tenir en lui-même. Et son acte d'engendrer est déjà un acte de don de soi au Fils, au-
quel le Fils répond en se donnant en retour. Et don et acceptation renferment la grati-
tude. Car, dès l'acte d'engendrer du Père il y a gratitude envers le Fils de ce que celui-
ci veuille se laisser engendrer ; comme dans le fait de se laisser engendrer, il y a grati-
tude du Fils envers le Père de ce que celui-ci veuille l'engendrer.
Ce qui, en Dieu, est parfaite unité : l'acte de l'adoration et l'acte du don de soi re-
connaissant, cela doit, chez l'homme, tendre toujours plus à l'unité. Dans l'adoration,
l'homme se soumet une fois pour toutes à la souveraineté de Dieu, il se donne entiè-
rement et, en réponse, il se reçoit en retour de Dieu, capable maintenant de se donner
même en détail et au cours du temps, partie pour partie. Cette réponse de Dieu à l'ado-
ration indivisible est la richesse de l'acte de son autorévélation qui montre sa splen-
deur par de nombreux côtés et qui demande que l'homme tienne compte de ces nom-
breux côtés. Elle est en même temps cette grâce qui touche l'homme dans la multipli-
cité de son existence temporelle et lui rend possible la réalisation graduelle du don de
soi qui se trouve dans son adoration. Même si un homme venait à se convertir de façon
fulgurante comme saint Paul et parvenait en une seconde à la foi, à l'amour et à la par-
faite adoration, il ne lui serait cependant pas épargné de devoir, par la suite, expliciter
cet acte tout au long de sa vie et, en le répétant, le traduire dans la réalité. A-t-il donné
un premier consentement englobant toute son existence, qu'il doit ultérieurement en
marquer chaque phase de sa vie, et des différentes (p. 189 :) parties reconstruire la tota-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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lité de son consentement. Sinon il resterait à l'égard de Dieu dans un total à-peu-près
; sa volonté de se donner serait irréfléchie, enthousiaste, inefficace. Pour devenir réelle
et prouver son authenticité, il doit manifester une connaissance expérimentale des exi-
gences de Dieu et des façons d'y correspondre. Il ne suffit pas de dire à Dieu : « Tout
ce que tu veux », cette phrase doit être démontrée dans sa vérité par l'obéissance dans
les petites choses, même dans les détails. Un consentement et une volonté de se don-
ner qui n'embrasseraient pas consciemment à la fois toutes les parties ne seraient
qu'ingratitude, car l'homme a reçu ses dons de Dieu, et aussi différents et distincts que
Dieu les lui a donnés, il doit les remettre à sa disposition. C'est pourquoi, pour méri-
ter réellement son nom, la gratitude doit toujours se traduire dans les actes.
Lorsqu'une femme aime parfaitement, elle s'abandonne sans réserve mentale et c'est
l'homme qui éveille en elle la réponse à son désir. Ce qui jusque-là était inconscient et
non vécu en elle devient alors conscient pour être formé en abandon de soi, mais à par-
tir de l'amour de l'homme pour elle, dans son amour à lui. Comme si, pas à pas, par-
tout où il vient, l'homme portait à son éclosion l'amour de la femme, comme s'il y fai-
sait son nid par avance pour la mener par sa présence à l'abandon de soi, lui donner
une sorte de substance d'abandon qui, jusque-là, sommeillait en elle au point qu'elle
était comme absente, mais qui, à présent, prend toujours plus de place en elle, jusqu'à
ce que tout soit abandonné. Il en est de même lorsque la créature adore Dieu: Dieu
éveille en elle la volonté d'abandon, il l'enflamme et la forme toujours plus nettement
et pour un service allant plus dans les détails. Et la substance de cette volonté d'aban-
don est donnée et formée par Dieu lui-même, elle est la réponse constante que Dieu
dépose sans cesse dans l'homme. De lui-même, aucun homme ne pourrait s'abandon-
ner à Dieu. Il le peut parce que Dieu, en agréant son adoration, forme en lui l'abandon.
Il voit de quelle façon Dieu s'empare de lui, transforme sa volonté et la fait entrer dans
la volonté divine, et dans cette expérience il ne peut que devenir reconnaissant, parce
que, par Dieu et au sens de Dieu, il devient un autre. Il sent, au plus intime de sa foi,
la transformation. Jusqu'ici, il sentait toujours un manque d'unité en lui, une disso-
ciation en de nombreuses parties. Il y avait l'aspiration, le besoin d'ai- (p. 189 :) mer, les
capacités et les talents, seulement des fragments qui semblaient avoir été créés en vue
d'un tout demeurant pourtant invisible. La prière agit comme un aimant qui donne à
toutes ces particules la même direction, les orientant vers Dieu, ou comme un feu qui
les fait fondre toutes au creuset de Dieu, leur donnant l'ordonnance et l'unité de Dieu.
Lorsque le Fils se fait homme, le Verbe de Dieu prend une forme humaine ; un
homme, le Fils de Dieu, porte en lui le Verbe de Dieu. Et parce que le Fils, le Verbe,
était avant l'homme, il était, au moment où il se fait homme, unité, avant qu'il devînt
multiplicité humaine, et sa multiplicité a sa raison permanente dans cette unité de
l'être du Verbe. Le pécheur avait détruit l'unité de sa vie, voulue de Dieu, et elle ne peut
plus être restaurée que par le Verbe de Dieu incarné. Mais ce Verbe est prière et, dans
le Fils, la prière était depuis toujours trinitaire. En nous elle devient, par la foi, la
connaissance et l'adoration de Dieu, unité du don de soi dans la gratitude, comme Dieu
nous la donne par le Fils. Au début, lorsqu'il était en rapport avec Dieu, Adam était
une unité. Il s'est laissé détourner de ce rapport par le serpent et perdit son unité en
Dieu. Par le Fils et, plus exactement, par la parole eucharistique du Fils, le Père re-
donne à l'homme la possibilité de devenir unité en Dieu. Eucharistie signifie gratitude.
Et si la gratitude du Fils envers le Père portait sur le fait qu'il soit devenu homme et

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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ait donné sa chair en partage aux hommes, alors il existe en lui une parfaite union
entre Eucharistie et prière, Verbe comme chair et Verbe comme prière et, par cette
unité, il réintroduit l'homme dans l'unité de Dieu. Le croyant qui reçoit l'Eucharistie
peut ressentir de façon particulièrement forte, dans la prière eucharistique, le moment
de la gratitude.
Celui qui s'abandonne ne ressent pas son abandon comme extraordinaire ; il corres-
pond simplement à la gratitude envers Dieu et augmente en retour cette gratitude.
Lorsqu'il voit que Dieu lui prend tout, il comprend que c'est par pur amour pour lui et
pour les hommes et, ainsi, il ne peut être que reconnaissant. Celui qui est reconnais-
sant et qui s'abandonne ne doit pas rester trop longtemps dans la pensée que Dieu
l'aime au point qu'il accepte son abandon. (p. 191 :) Il doit savoir immédiatement que
Dieu aime également tous les autres et que son abandon est un signe de l'amour de
Dieu envers les hommes. Même si par là il est encore choisi, il doit considérer et por-
ter son élection avec les autres. C'est bien cela qui fait que l'action de grâces particu-
lière se fond dans l'unité de la prière de l'Église. Dans l'Évangile, le Seigneur appelle
ses disciples et ils le suivent ; mais le mouvement de l'appel se poursuit toujours, de
sorte que ceux qui sont choisis ont à partager immédiatement leur élection avec
d'autres. (Seul Paul fait une certaine exception, dans la mesure où il se comprend
comme exception, comme élu sans plus ; il n'était pas avec les Apôtres à l'origine et il
lui manque la communauté naturelle avec les suivants). Ainsi l'abandon du chrétien
dans sa reconnaissance a quelque chose de l'Eucharistie du Fils qui remercie le Père
pour son unique mission en la partageant à tous ceux auxquels il communique sa vie
en abondance.

3. Demande
L'homme a des soucis en relation avec sa nature humaine, sa vie personnelle, la fa-
mille, l'Église, l'État et le monde en général. D'autres soucis le concernent lui-même et
correspondent à des besoins de son Moi profond. D'autres encore le dépassent. Il y par-
ticipe cependant, parce qu'il vit aujourd'hui et maintenant, mais ils dépassent large-
ment sa vie individuelle : ce sont les soucis du Royaume de Dieu, les soucis du Sei-
gneur lui-même. Lorsqu'il rencontre Dieu dans la foi, il le rencontre avec toute son
existence, avec tout ce qui constitue sa vie. Et il ne peut pas s'ouvrir à Dieu et libérer
la moindre place pour l'action de Dieu en lui sans entreprendre simultanément la ten-
tative d'intéresser et de faire participer Dieu à tout ce qui le concerne, à tout ce qui,
précisément, constitue sa vie. C'est une invitation réciproque : l'homme invite Dieu à
entrer dans sa vie et Dieu l'invite à collaborer à la sienne et à prier pour obtenir,
comme croyant, la coopération de Dieu.
Si la foi de l'homme est faible, il verra avant tout en Dieu un appui et lui soumettra
ses petits problèmes personnels. Peut-être trouvera-t-il difficile de devoir laisser en
tout la prérogative à Dieu, (p. 192 :) de présumer que Dieu comprenne mieux les choses
que lui. Mais plus il croit, plus il est ancré dans la confiance et l'amour, plus sa de-
mande devient impersonnelle, non pas qu'il se désintéresse de ce qui lui est propre,
mais parce qu'il doit le vivre au service de Dieu et que tous ses besoins sont dans une
dépendance de la volonté de Dieu. Toutes ses demandes, d'une certaine manière, ren-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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contreront la volonté de Dieu. Il emploiera toute sa force de prière à implorer Dieu de
faire sa volonté divine, à prendre pitié du monde et de l'Église pour qu'ils se soumet-
tent toujours davantage à sa volonté et se placent au service de ses intentions. Et sa
prière deviendra toujours plus une restitution à Dieu de toutes les choses qui lui ap-
partiennent depuis toujours ou qui devraient lui appartenir. Ce sera comme une ten-
tative de faire participer Dieu de façon toujours nouvelle à sa création, à son Église, à
ses hommes, à ses fidèles. Mais, en priant, il n'oubliera pas le remerciement et l'ado-
ration. Il se souviendra qu'il ne montre à Dieu qu'un côté de la relation, mais que le
monde et l'Église et les hommes ne doivent pas lui faire oublier la majesté de Dieu, sa
bonté pour tous les êtres, et sa volonté d'être adoré d'eux.
La prière pour la volonté de Dieu voudrait que celle-ci s'accomplisse partout, jusque
dans les moindres détails et jusque dans leurs rapports invisibles. Et puis encore pas
seulement dans les petites choses, mais dans les grandes et dans le tout. Celui qui prie
pour des détails le fera de telle sorte que ces détails puissent tomber dans le domaine
de la volonté divine. Toute « influence » exercée sur Dieu doit toujours être placée
dans l'influence exercée sur l'homme par la volonté de Dieu. Toute véritable prière est
dilatation. Est-on exaucé pour une chose particulière que cela devient un motif de gra-
titude et d'adoration de la volonté de Dieu; si on n'est pas exaucé, alors l'occasion est
donnée de remarquer combien la volonté dé Dieu est beaucoup plus grande qu'on ne
le savait ou voulait en convenir. Celui qui prie le Père au nom du Fils sera exaucé selon
la promesse du Fils. Mais son nom même est l'expression de son obéissance et, comme
le Fils ne prie que dans l'obéissance, nous le faisons pareillement au nom du Fils. La
prière au nom du Fils exerce une influence sur le Père qui aime le Fils, mais elle nous
influence nous aussi au sens du Fils.
(p. 193 :) Lorsque, dans l'éternité, le Fils soumet son plan et sa résolution de s'incar-
ner et de racheter le monde, il a d'une part a priori la volonté de faire en cela la vo-
lonté du Père – car le Père voudrait retenir son monde –, il s'y trouve d'autre part éga-
lement une volonté personnelle, puisque le Fils, en tant que Dieu, dispose d'une vie
personnelle divine et peut en disposer également dans sa forme humaine pour le ser-
vice du Père. Il laisse donc la volonté du Père devenir sa propre volonté, il se laisse
« influencer » par le Père; mais en amenant le Père à permettre l’œuvre de rédemption,
il « influence » aussi le Père qui accepte le service du Fils, comme celui-ci se l'était re-
présenté. Le Père dispose du Fils et rend visible sa volonté dans l’œuvre du Fils, mais
cette visibilité est l'expression de la volonté du Fils. Et lorsqu'ensuite le Fils est de-
venu homme, il possède comme homme une nouvelle liberté de personnalité et, dans
celle-ci, il est résolu à reconnaître toujours davantage la volonté du Père et à la faire en
engageant sa vie. Il dispose de lui-même comme d'un instrument qu'il place dans la
main du Père. Et il nous montre ce chemin du don de soi qu'il a suivi dans une pureté
parfaite et nous invite à nous y engager également. Même comme homme, il a de
l'influence sur le Père. Il est nécessaire qu'une influence soit exercée par le Fils pour
que le Père permette l’œuvre de la croix, pour qu'il reconnaisse dans sa propre volonté
reprise par le Fils la volonté du Fils, qu'il l'adopte. De son influence trinitaire exercée
sur le Père, le Fils tire en quelque sorte son influence comme homme et nous la trans-
met, nous la donne eucharistiquement.
Dans cette influence se trouve un contre-mouvement au péché. En péchant, Adam
s'est éloigné de Dieu et il a, pour ainsi dire, obligé Dieu à s'efforcer plus pour lui, à

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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rendre sa voix plus forte pour qu'elle soit encore entendue, à faire un plus grand pas
de grâce. Dans le don de soi à Dieu il y a un renversement total : l'homme cherche à
s'approcher de Dieu ; il est tourné vers Dieu et va vers lui. L'homme qui s'approche de
Dieu est préfiguré dans le Fils : c'est comme s'il enlevait au Père la peine du rappro-
chement en allant, comme Dieu, vers l'homme ; mais Dieu ne peut pas épargner à
l'homme toute la peine du rapprochement ; l'homme, séduit par le diable, est tombé li-
brement, il ne peut revenir à Dieu que librement. Ce mouvement aussi, le Fils l'effec-
tue en s'approchant du Père (p. 194 :) comme homme. Par son incarnation, il assume les
deux devoirs rapprocher Dieu de l'homme et l'homme de Dieu. Ce dernier devoir, il ne
l'accomplit pas seulement en se remettant à la position d'Adam avant la chute, mais en
prenant sur lui le péché et son éloignement de Dieu. Et ce port du péché renferme une
prière au Père : racheter le monde. Dans son œuvre de rédemption, il n'opère pas de
son propre chef, sans le Père, mais dans un contact permanent avec le Père, qui con-
siste avant tout dans une prière : accorder que l’œuvre s'accomplisse, qu'elle produise
son fruit et qu'il l'accepte, qu'il ne s'en retire pas, pour que réussisse vraiment le re-
tour de l'homme à Dieu. La prière de ne pas repousser le Fils parce qu'à présent il a
pris sur lui le péché, de ne pas prendre la décision de demeurer dans cette distance du
monde que le péché a créée. Vu de là, tout le processus de la rédemption est une prière
de demande et on voit aussi maintenant le rapport étroit entre prière de demande et
sacrifice. Déjà, du haut du ciel, le Fils voyait qu'il devait se sacrifier pour que sa prière
soit exaucée. Pour les croyants, il en va de même : Dieu leur donne une mission, mais
leur retire quelque chose et leur impose un sacrifice, afin que leur prière pour l'ac-
complissement de leur mission puisse être exaucée.
Par sa prière de demande, le Fils donne à l'adoration et au remerciement un nouveau
sens : il remercie pour la souffrance et c'est en souffrant qu'il adore. Il s'est produit
comme une amplification de l'adoration qui est moins dans le Père que dans le Fils,
moins dans celui qui est adoré que dans celui qui adore. Dans la gloire céleste, toute
demande était en quelque sorte dépassée et éclipsée par l'adoration divine. La prière
de demande formelle repose toujours sur une expérience de souffrance, sur une re-
connaissance qui provient d'un manque. L'adoration du Fils sur terre se passe dans la
souffrance, dans la nuit : « Père, si tu veux, éloigne de moi cette coupe ! Cependant,
que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui se fasse ! » Dans le Fils, sont liées
l'adoration céleste et la prière terrestre de souffrance. Et chez les saints, la nuit de
l'adoration est toujours proche du jour de la vision.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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VI

PRIÈRE INDIRECTE & PRIÈRE DIRECTE

1. Le saint
Le saint est celui qui, sérieusement, ne vit qu'en Dieu, qui n'aspire qu'à Dieu, qui,
dans tout ce qu'il fait, cherche Dieu et s'efforce de se tenir devant lui. Il sait que, par
sa propre force, il ne peut rien ; c'est pourquoi il voudrait tout faire par la force de
Dieu, de sorte qu'il ne fasse rien d'autre que ce que veut Dieu et ne réclame rien de
plus et rien de moins de la force de Dieu, que ce que Dieu veut lui donner. Son désir
de vivre uniquement de la force de Dieu ne l'amène pas à réclamer cette force exagé-
rément et de façon indiscrète ; il a l'humilité de ne vouloir demander que ce que Dieu
veut lui accorder. Dans sa prière, il cherche à comprendre de Dieu tout ce que Dieu
veut lui montrer. C'est une prière qui va à Dieu et qu'il entend aussi directement de
lui. Et pourtant, parce que le saint fait précisément peu de cas de lui-même et de sa
force, il est peut-être celui qui, originairement, est porté presque davantage vers la
prière indirecte que vers la prière directe. Il ne s'impose pas. Ce qu'il sait du contact
direct de Dieu lui a montré combien il est faible et indigne. Et parce qu'il est toujours
un isolé, il regarde volontiers vers les autres isolés pour voir comment ils ont vécu de
la force de Dieu. Il apprend à prier auprès des saints. Et c'est ainsi que, de lui-même,
il cherche plutôt la prière indirecte, alors que la prière directe lui est donnée par Dieu.
Il fait, pour ainsi dire, baigner sa mission dans la lumière des autres saints. Ainsi, pen-
dant sa maladie, alors (p. 195 :) qu'il est à la recherche de la véritable prière, saint Ignace
lit des vies de saints et c'est à chaque fois une sorte « d'essai » de la sienne : il voit
comment les autres ont prié, il prie Dieu de lui donner une prière semblable pour sa
plus grande gloire, mais il se sent si maladroit qu'il se tourne vers les saints pour qu'ils
l'aident à prier. Le curé d'Ars, depuis la non-sainteté qu'il côtoie dans les confessions,
regarde vers la sainteté des saints. Pour certains péchés, il revoit toujours comment
certains saints, dans certaines situations, se sont comportés ou se seraient comportés.
Lorsque des saints se trouvent confrontés à un problème difficile, ils tiennent beau-
coup à considérer dans la prière d'autres saints ayant eu à remplir des obligations et à
subir des épreuves comparables, et considérer signifie alors toujours aussi se laisser
initier par les saints en question. Cela s'observe très bien chez des saints vivant à la
même époque, comme chez sainte Thérèse et saint Jean de la Croix. Leurs entretiens
spirituels ont toujours la forme d'une prière informulée, latente. Ils considèrent en-
semble leurs problèmes devant Dieu, se recommandent mutuellement leurs préoccu-
pations dans la prière, sont reconnaissants de ce que l'autre « le fasse ». Ils person-
nifient la forme catholique de l'amitié, dans laquelle Dieu est le centre et dans laquelle
chacun sait aussi de l'autre que ses rapports avec Dieu sont vrais. Lorsque le saint mé-
diateur est déjà au ciel, les relations avec lui n'en sont pas affectées. Elles sont seule-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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123
ment traduites et le dialogue devient, dès le début, une prière ouverte. Au lieu de dire
à quelqu'un qui se trouve à côté de vous : « Je te recommande mes préoccupations dans
la prière », on le dit à quelqu'un, au ciel, qui est un saint. La certitude de la médiation
n'en est que plus grande. Et le dialogue devient plus « priant » parce que celui qui est
au ciel possède déjà la vision de Dieu. Il peut juger de l'importance des préoccupations
et connaît la force qui y correspond. Le dialogue est plus ouvert parce que celui qui est
au ciel participe aux décisions de Dieu, au partage. Et on sait que ce qui ne grandit pas
sur terre, sera bien géré au ciel. Dans la médiation aussi, on s'appuie également sur la
parole du Seigneur : « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ». Chaque parole
du Fils sur terre est prière. Et plus un homme est chrétien et saint, plus il cherche à
insérer ses paroles dans les paroles de prière du Christ. Il sait, dans la foi, qu'il a part
(p. 197 :) à la grâce du dialogue entre le Père et le Fils. Mais, chercher à prier tout le
temps est une chose ; autre chose est de le savoir. Personne, pas même le saint, ne doit
chercher à savoir s'il prie tout le temps. Entendre les confessions – c'était toute la vie
du curé d'Ars –, était une seule prière, mais il ne le savait pas et ne voulait absolument
pas le savoir. Et ce qui, chez lui, était en quelque sorte plus facile, parce que son rôle
de confesseur le mettait toujours directement dans la prière, cela est plus difficile à re-
connaître chez d'autres saints qui, comme saint Ignace par exemple, avaient à vivre da-
vantage dans « l'esprit de la prière ». Le curé d'Ars se trouve entre Dieu et le pénitent ;
au point où le Seigneur agit et où Madeleine reçoit et laisse faire, face au péché et dans
le processus et le ministère du pardon, dans l'évènement pour lequel le Seigneur est
venu dans le monde, dans la rencontre du pécheur. Chez saint Ignace, bien des choses
sont à l'arrière-plan ; il se trouve dans un tourbillon d'événements temporels, lié à une
fondation, dans un imbroglio de plans, de projets, de rapports humains qui peuvent lui
être utiles pour l'extension de sa mission. Ce qu'il fait, c'est pour une bonne part, ex-
pressément de la prière, pour une bonne part, de l'esprit de prière.
La vie du saint est placée sous le signe de la parole prononcée sur la croix : « En tes
mains, Père, je remets mon esprit ». Sous le signe de la mise en dépôt. Sur la croix, le
Seigneur remet son esprit au Père, pour souffrir, finalement, comme un homme nu. Ce-
pendant, il ne descend pas pour autant de son humano-divinité dans la pure humanité,
car le Père accepte ce qui est déposé de sorte à le laisser agir dans l'esprit du Fils,
comme le Fils l'aimerait. Le saint est celui qui cherche à mettre tout son être en dépôt
en Dieu, et cette mise en dépôt est essentiellement prière. Il existe un chemin pro-
gressif qui part du pécheur qui, simplement, croit encore en Dieu mais qui, pour le
reste, se veut et se cherche lui-même, jusqu'au saint qui s'est entièrement débarrassé
de lui-même et qui, avec son esprit, a également remis à Dieu tout ce qui est terrestre
et matériel. Dieu prendra soin de lui ; il obéit au Seigneur et se livre au seul nécessaire.
Il peut vivre dans une insouciance et même dans un laisser-aller, jusqu'à ce que, subi-
tement, arrive le moment de la conformi- (p. 198 :) té absolue à sa mission. Et il appa-
raît alors qu'il a vécu en Dieu, que sa vie était esprit de prière.
Il y a toujours, dans la vie des saints, le fait d'être porté. Le saint se laisse porter ;
mais il sait que quelque part il porte également les autres. Dans sa prière indirecte, il
y a une nécessité qui correspond à une loi de la communion des saints ne provenant
pas seulement de lui-même et de son sentiment d'indignité, mais qui est donnée éga-
lement par les autres saints qui, par là, veulent l'encourager et le faire participer à leur
prière de sainteté, mais qui s'emparent en quelque sorte de sa contribution pour l'uti-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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liser également pour leurs demandes. Le saint protecteur ne fait pas que veiller uni-
quement sur ceux qui se sont confiés à lui, il les attire dans ses affaires ; c'est comme
si les saints du ciel étaient impatients de faire entrer dans leurs affaires ceux qui prient
sur terre.
En plus, le saint qui connaît le contact direct de Dieu se retrouve toujours de nou-
veau rejeté dans la solitude. Il est comme quelqu'un qui a connaissance de toutes les
richesses, mais doit tout de même vivre dans la pauvreté et qui, de ce fait, éprouve
d'autant plus vivement l'écart entre riche et pauvre. Riche, il l'est, parce qu'il lui a été
permis de jeter un regard direct sur la plénitude de la grâce de Dieu – soit au ciel, soit
sur terre –, mais le trésor se referme pour lui et il pourrait souvent douter d'avoir ja-
mais pu faire sérieusement l'expérience de la richesse. Ou bien se demander si c'est
juste d'être encore repoussé. Il pourrait devenir incertain. Alors il se réfère une fois de
plus à l'expérience d'autres saints ; il éprouve le besoin de voir ce que Dieu a réclamé
d'eux, par quels chemins ils furent conduits, comment ils les ont découverts au travers
de la pauvreté et de l'obscurité. Et lorsqu'ainsi, dans la prière indirecte, il voit que les
saints ont toujours connu les effets directs de Dieu et ont pourtant dû retourner dans
l'obscurité, alors il obtient, dans cette prière, certitude et encouragement pour tenir
bon également dans des rencontres directes. Comme quelqu'un qui puise le courage
pour une opération difficile, dans le fait que d'autres l'ont subie avant lui.
À l'exemple des saints, le saint apprend qu'il doit lui aussi vivre directement avec
Dieu, précisément peut-être parce que Dieu a pré- (p. 199 :) paré pour lui un chemin dont
les traces ne coïncident pas totalement avec les chemins d'autres, un chemin pour lui
seul. Il doit donc être seul avec Dieu, l'adorer seul, laisser tomber la médiation, afin
que Dieu se sache en face de lui, l'homme seul, et lui dise ce qu'il a à lui dire. Et il peut
se faire ensuite que cette solitude devant Dieu lui apparaisse plus exposée qu'aupara-
vant, parce que maintenant, il se trouve devant Dieu avec toute sa pauvreté et son im-
puissance. Auparavant, son impuissance se trouvait abritée derrière le pouvoir des
saints et parce que les saints ne sont pas Dieu, il a été introduit par eux, la distance a
été diminuée, l'abîme nivelé. À présent que la médiation est devenue invisible, c'est de
façon plus abrupte qu'il se tient devant Dieu. Et la certitude de ce que Dieu est, est
beaucoup plus forte, beaucoup plus plastique, beaucoup plus massive. Elle peut même
devenir oppressante. Il n'y a plus rien que la certitude de Dieu. Et pour que, vérita-
blement, rien d'autre ne subsiste, il a fallu que bien des choses soient effacées aupara-
vant par l'incertitude. Bien des choses qui lui étaient propres. La certitude qu'il ac-
quiert à présent n'a plus beaucoup à voir avec lui et avec son incapacité. C'est une cer-
titude qui passe au travers de lui pour atteindre en lui le noyau de sa mission.
Et Dieu lui donne la grâce d'être devant sa face, un avec sa mission. Non pas que
Dieu néglige son saint au profit de sa mission. En effet, Dieu veut aussi que la mission
porte d'une manière très personnelle le caractère du saint. C'est pourquoi il n'éclaire
pas seulement la mission, mais aussi le saint pour qu'il puisse, dans la mission, trans-
mettre la lumière reçue. Et dans la vie du saint, il y a toujours encore des moments où
il est subjugué, ébloui par la splendeur et la grâce de Dieu. Comme un vase qui, subi-
tement, sait la chose merveilleuse qu'il lui est permis de recevoir et de contenir. Saint
Pierre en a su quelque chose, lorsqu'il s'est écrié : « Pas seulement les pieds, Seigneur,
mais aussi les mains et la tête ». Dans la confession surtout, il sentait la grâce toujours
plus grande : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, je suis un homme pécheur ». Et encore :

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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« Tu sais, Seigneur, que je t'aime ! » Le saint est subjugué dans la prière, lorsqu'il voit
quelque chose de ce qui lui est confié et qu'il voit également que cela demeure dans les
mains de Dieu qui le conduit. Que Dieu met dans sa mission quelque chose de ce qu'il
a (p. 200 :) de meilleur. Que la mission n'est pas quelque chose de détaché, mais une
fonction de la vie divine dans le monde. Que Dieu, de toute manière, est là, qu'il est
encore aujourd'hui comme au temps où il y avait encore des saints, qu'il est ici, dans
un homme qui ne peut pas saisir d'avoir été comblé comme eux. Que tout cela soit en-
core possible, après tant de péchés, malgré tant de péchés. Qu'on n'ait pas déjà tout
abîmé cent fois. Ou bien que, dans une prière fatiguée, peut-être à demi routinière, on
ait frappé à la porte et que la porte s'ouvre merveilleusement…
Et, souvent, il arrivera au saint de réfléchir à une affaire devant Dieu, de chercher à
lui donner un contour, aussi bien qu'il soit capable de le faire pour la plus grande
gloire de Dieu. Et, d'un coup, il voit que Dieu prend en charge toute la réflexion et le
contour, les transforme et les entraîne dans quelque chose de plus grand et, subite-
ment, il voit comment tout devient splendeur. Et il comprend qu'il est utile. Que Dieu
est vivant dans les idées et les faits de ses serviteurs. Que quelque chose bouge réelle-
ment…
Le saint sait quand il se tient devant Dieu. Il sait également qu'il doit toujours se
tenir devant Dieu et qu'il peut rompre à tout instant avec ce qu'il est en train de faire,
pour être appelé, d'une manière sensible, devant Dieu. Mais, comme tout croyant, il
doit, lui aussi, consacrer certaines heures et certains temps pour paraître de lui-même
devant Dieu, libre de toute autre chose. Il existe un acte qu'il doit accomplir de façon
répétée, sinon tous les jours, tout au moins de temps à autre. Il le sent de lui-même ;
cela ressemble en lui à un besoin de confession. Et il y a le temps où il doit pour ainsi
dire s'analyser afin de replacer devant Dieu tant la mission que lui-même – les deux sé-
parément – pour se les voir confirmés par Dieu. Peut-être sa mission est-elle constituée
de plusieurs branches et il ne sait plus à quel moment il doit intervenir et quand il doit
en charger un autre. Il fera donc devant Dieu ce qui ressemble à un exposé technique
des circonstances et il peut arriver qu'il ait à se présenter lui-même, non pas seulement
comme celui qu'il est originairement, mais comme celui qui est impliqué dans une mis-
sion. Il opposera peut-être ses difficultés, son manque de force, sa maladie, son plaisir
et son aversion, son pouvoir et sa (p. 201 :) défaillance aux différentes branches de ce
qu'il doit faire dans sa mission, pour apprendre de Dieu s'il doit continuer à s'investir
dans chaque section, ou s'il peut ou doit renoncer à ceci ou cela, apporter à tel et tel
endroit en lui-même ou à la mission certains changements pour que la mission et lui
soient parfaitement accordés, ainsi que Dieu l'attend.
En cela, il doit se montrer tel qu'il est. Ne pas se contempler et s'analyser, mais se
laisser regarder. Peut-être même ne pas regarder vers Dieu, à ce moment, afin d'être en-
tièrement dégagé pour recevoir le regard de Dieu sur son âme. Comme un malade qui
se confie nu au médecin, les yeux fermés, pour que celui-ci l'examine. Lui-même ne re-
garde pas. Ici et là, il sent la main du médecin, mais ne voit pas la coordination des
mouvements. Et la mission ressemble aux vêtements qu'il a retirés. Il les remet et re-
marque que ceci ou cela s'est modifié, il doit ici et là se transformer pour qu'ils lui con-
viennent bien. Rien dans cette correction ne permet de s'y complaire et de se croire
meilleur qu'avant ; tout est au profit immédiat de la mission. On n'arrivera jamais à
être satisfait de soi et de ce qui a été obtenu. On s'aperçoit toujours que les exigences

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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de Dieu sont encore bien plus précises. Le besoin de se confesser aussi n'aboutit ja-
mais à l'autosatisfaction mais au pardon, dans l'unique grâce qui rend impossible tout
calcul. Celui qui s'est confessé ne visera pas à « rattraper » le précédent manque
d'amour, il cherchera simplement à aimer davantage. Non à remplir et à compenser ce
qui est négatif, mais à aller dans ce qui est positif, dans la direction opposée, à regar-
der et à marcher vers la plénitude de Dieu. Et en marchant, le vide se comblera tout
seul. Ainsi quand le saint se tient devant Dieu, il est plus question de sa mission que
de sa personne ; car lorsqu'il s'est analysé lui et sa mission devant Dieu, il ne l'a pas
fait pour lui, mais pour Dieu et la mission ; lui-même n'est qu'un instrument.
Même son désir d'être seul devant Dieu doit toujours être au service de sa mission.
Il ne doit jamais la négliger, pour laisser plus de place à ce désir. Si sa mission consiste,
par exemple, dans l'apostolat, elle ne doit pas souffrir d'un besoin personnel de con-
templation. Cela ne signifie évidemment pas qu'il faille instrumentaliser la (p. 201 :)
prière, voire même Dieu, car toute la mission doit être menée dans l'attitude et l'esprit
de la prière. De cette façon, le conflit apparent est levé. Et Dieu demeure toujours celui
qui donne forme à l'amour, que le saint adresse cet amour directement à Dieu ou in-
directement en aliment de sa mission parmi les hommes.

2. Le prêtre
Pour le prêtre qui doit réciter les prières prescrites par l'Église les prières de la
sainte Messe, du bréviaire, de la méditation et de divers offices – il y a d'avance une
répartition entre prière directe et prière indirecte qui échappe à sa volonté. Il sait que,
par son ministère, il est placé directement devant Dieu ; personne d'autre que le prêtre
ne se trouve plus directement devant Dieu à l'élévation et à la communion. À la cons-
cience de cette position ministérielle devant Dieu, vient se mêler un sens personnel de
la rencontre avec Dieu. Il connaîtra des moments où il peut éprouver plus particuliè-
rement la présence de Dieu et, en bien des cas, il dépendra de lui de placer ou non la
prière prescrite dans cette zone. À certains moments, son ardent désir de parler direc-
tement à Dieu sera si grand qu'il brisera sa lassitude, peut-être même sa résignation,
qu'il mettra tout de côté pour trouver Dieu sans médiation. À d'autres moments, la
force de son ministère lui apparaîtra comme quelque chose de si vivant que sa propre
force, à côté, lui semblera petite au point de disparaître, et qu'il n'aura pas le courage,
ainsi découvert, de se tourner vers Dieu, mais souhaitera volontiers l'assistance et la
médiation des saints. Ce n'est pas par hasard que la plupart du temps les litanies sont
récitées le soir : pour tout ce qu'on ne peut faire soi-même, on s'en remet à la Mère du
Seigneur, ou « à tous les saints ».
Dans la prière du prêtre, ce qui est direct et ce qui est indirect sont fortement im-
briqués l'un dans l'autre. En raison de ses études, le prêtre est quelqu'un qui connaît
beaucoup de choses sur Dieu et qui, par la grâce de son ministère, possède une intui-
tion surnaturelle et une assurance particulière. En priant, il a une intelligence de sa re-
lation à Dieu. Il connaît la vocation, la qualification ministé- (p. 203 :) rielle, mais il
connaît tout autant son indignité globale, ses fautes et ses péchés personnels dans le
détail. Et, dans cette situation, il se trouve constamment devant de nouvelles obliga-
tions. Il les examinera dans la prière, seul avec Dieu, réfléchira à ce qu'il doit faire, es-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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saiera d'y voir clair pour trouver le bon chemin. Mais ensuite, il y aura une sorte de re-
mise non seulement à Dieu, mais aussi aux saints. Eux devront le conduire. Ils vou-
dront bien donner à ses vœux et à leur réalisation une forme plus digne qu'il n'est ca-
pable de le faire. Il voit très nettement qu'il devrait être plus pur pour obtenir telle ou
telle chose. Quelqu'un de meilleur que lui devrait le remplacer. Mais maintenant c'est
à lui de s'en charger. Et il se souvient de tout ce que les saints ont eu à endurer eux
aussi pour être à la hauteur de leur tâche. Et ainsi, il se recommande à eux pour être
purifié et le « priez pour nous », sur ses lèvres, signifie également « agissez en nous ! ».
D'un autre côté, il sait qu'en raison de son ministère, il a une obligation qui requiert
toute sa personnalité. Il devra donc, dans sa prière, donner beaucoup de place à sa re-
lation personnelle directe avec Dieu, pour apprendre de Dieu tout ce qu'il doit faire et
laisser Dieu agir directement. Tout peut lui désigner cette voie directe. Par exemple,
une phrase dans sa prière ministérielle, qui lui fait sentir qu'elle n'est pas suffisam-
ment vraie sur ses lèvres : le dénuement, le désir le portent vers Dieu et le font prier
et lutter pour ce qui lui manque. Ou bien, il voit certaines qualités des saints : la force
de saint Paul, le don de soi du disciple bien-aimé, des qualités que Dieu a données et
qui lui manquent si cruellement. Dans ses rapports avec la communauté, au confes-
sionnal, au parloir, il apprend certaines choses dont il ne peut venir à bout, où Dieu
seul peut apporter un changement. Il ne voit pas seulement les péchés graves de
quelques croyants, mais également la paresse et la tiédeur en général, combien souvent
la prière de la communauté adressée aux saints est près de devenir extérieure et su-
perstitieuse ou qu'elle ne s'adresse directement à Dieu que pour obtenir des résultats
visibles et terrestres. Tout cela, il devrait le remplacer, le corriger par sa propre prière
directe. Ou bien il reconnaît comme il lui arrive de manquer d'amour, comme il se
laisse vaincre par le découragement, la lassitude, la mauvaise humeur, comment, dans
sa propre (p. 204 :) maison, il ne donne pas le bon exemple qu'il réclame en chaire. Cela
l'incite également à la prière directe. Et lorsqu'il a prié les saints de coopérer avec lui,
peut-être d'autant plus que d'autres hommes l'ont laissé tomber, ou aussi lorsqu'il a vi-
siblement expérimenté leur assistance, alors il s'adressera directement à Dieu pour
tout étaler devant lui seul et, dans le coin le plus intérieur de la prière, pour se re-
prendre et se faire reconfirmer par Dieu.
La prière directe peut être également un remerciement aux saints médiateurs. On ré-
cite dix Notre Père pour saint Antoine en supposant qu'il pourra les employer, qu'ils
sont de la monnaie pour sa petite caisse, qu'avec cette prière toute fraîche, il pourra de
nouveau se présenter devant Dieu, pour obtenir de nouvelles grâces pour quelque
chose qui lui tient justement à cœur en ce moment. Cette sorte de médiation ne dé-
pend pas seulement de la prière personnelle des croyants, mais tout particulièrement
aussi du ministère ecclésial. Le ministère peut mettre quelque chose à la disposition
des saints et leur donner ainsi une plus large possibilité d'agir : par la prière, par la
confiance que l'Église met en eux. Et donc aussi par l'aide, précisément, qu'on implore
d'eux. Lorsque le Fils dit : « Tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai »,
il montre clairement que, par la prière de demande, la puissance de Dieu augmente ;
non pas en soi, mais dans son effet dans le monde. Et la même chose vaut de la prière
adressée aux saints. Il est vrai, sans préjudice de la liberté de la grâce, qu'un saint peut
agir davantage lorsqu'on l'invoque que lorsqu'on le laisse dans l'oubli. Et Dieu a donné
des missions et des tâches à remplir aux saints, il a modelé leur visage spirituel et, au

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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ciel aussi, il y a des domaines et des tâches à remplir qui leur « conviennent ». Il se
peut que le peuple chrétien ait orienté bien des choses suivant ses propres besoins et
que, de lui-même, il ait assigné des tâches aux saints. Il n'empêche que, sous ces naïves
déformations, se trouve une vérité originelle. Et, du fait de son ministère, c'est préci-
sément le prêtre qui a la responsabilité de faire apparaître les missions des saints dans
leurs contours et de leur donner une vivante efficacité dans la conscience de la com-
munauté. Et pour cela, sa prière est indispensable.
(p. 205 :) Et le prêtre qui, dans son ministère, doit se soucier du ministère des saints
dans l'Église, se trouve fréquemment lui-même sous la loi d'un saint bien précis et il
le sait. Il se peut que l'un d'eux ait eu la vocation parce que la petite Thérèse lui a mon-
tré et frayé le chemin. Un autre est prêtre dans un Ordre religieux et se trouve sous la
bannière du fondateur. Toute sa vie dans le ministère est marquée par le caractère du
saint en question. Une relation particulière de gratitude et de vénération les lie réci-
proquement. Car le saint tirera également profit de son ministère sacerdotal. Il peut s'y
référer pour implorer Dieu ; sa force d'intercession est accrue. Ainsi la force de Théo-
phane Vénard s'est trouvée augmentée par la vénération que lui portait la petite Thé-
rèse ou celle de sainte Philomène par le curé d'Ars. La sainteté sur terre se trouve avec
celle du ciel dans une mystérieuse interaction ; même si les saints du ciel ne peuvent
plus grandir au sens terrestre, ils acceptent avec gratitude tout ce qui leur est donné
dans l'amour parce qu'ils vivent dans l'amour.
Enfin dans la prière directe le prêtre exprime l'imitation du Christ. S'il a consacré sa
vie au Seigneur et cherche à marcher dans les pas du maître, alors le meilleur de ce
qu'il fait ne provient pas de lui mais de la vie du Seigneur. Des rencontres d'ordre per-
sonnel, des événements qui semblent être privés, sont, considérés du point de vue de
la foi, comme s'ils étaient copiés de l'Évangile. La plupart du temps, il l'ignore, mais il
lui arrive, à l'occasion, d'en être conscient. Avec vénération, il reconnaît la puissance
du Seigneur et cela le rejette dans la prière directe. Il sait qu'il doit vivre sous le regard
de Dieu, comme le Fils a vécu dans la vision du Père. Pour la rédemption du monde,
le Fils a renoncé à tout ce qui lui était propre, pour obéir uniquement au Père. Et le
prêtre, en vivant entièrement de la force du Seigneur, essaie de faire la même chose.
Mais, parce que le Seigneur a prescrit à ses disciples de le suivre, parce qu'il a fondé
avec eux la première communauté chrétienne, le premier Ordre, cette prière directe se
transforme elle aussi en une prière indirecte. Celui qui veut suivre directement le Sei-
gneur, se retrouve dans sa communauté avec ses Apôtres, avec sa Mère. Et par eux,
dans la communauté de tous les prêtres et religieux qui ont suivi le chemin de l'imita-
tion. Les premiers, les témoins oculaires, (p. 206 :) y conservent un poids particulier : ce
sont eux que le Seigneur, dans une rencontre terrestre directe, a faits saints. Parce que
la Mère et les Apôtres ont vécu directement l'exigence du Seigneur et savent à quoi elle
ressemble, ils peuvent le mieux initier à l'imitation.

3. Le croyant
Un croyant peut souvent prier des années, des décennies, sans prêter attention au
fait que sa prière est directe ou indirecte. Comme enfant, il a appris les prières que sa
mère lui a enseignées, qu'il a apprises plus tard au cours de l'instruction religieuse, et
ces prières, il les répète à présent. Il s'agit soit du Notre Père qui s'adresse directement

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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au Père, ou de l'Ave Maria, ou d'une prière à l'ange gardien ou aux saints ; prières qui
confient aux saints de porter à Dieu son remerciement et sa demande. À l'Église, il a
pris part aux prières comme elles se présentaient. Et la question ne s'est jamais impo-
sée à lui de savoir comment et quand il devait s'adresser à Dieu ou à ses saints. Peut-
être sa prière n'était-elle pas suffisamment vivante pour que cette question ait eu à se
poser. Peut-être pour certaines préoccupations a-t-il tenu en attente certains saints –
comme saint Antoine, par exemple –, s'est-il souvenu d'eux et leur a demandé leur in-
tercession. Mais tout cela, moins à la suite d'une réflexion consciente que par une sorte
d'habitude qui chez d'autres avait peut-être eu un sens vivant et qu'il a simplement re-
prise. Il ne lui est jamais venu à l'idée de vouloir connaître le domaine missionnaire
réel des saints ni de les solliciter de façon plus vivante, plus croyante qu'un incroyant
qui touche du bois ou débite une formule.
Mais si sa foi est encore vivante et s'il est un homme qui pense, il lui arrivera un jour
de faire une distinction consciente entre les deux façons de prier. Il saisira qu'il est dif-
férent intérieurement de s'adresser directement à Dieu ou à ceux qui nous conduisent
à Dieu. Cette prise de conscience, cependant, n'exige de lui aucune décision à sens
unique. Les deux formes continueront à exister intimement liées l'une à l'autre. Pour
la même demande, il s'adressera tantôt directement à Dieu avec une franchise d'enfant,
tantôt il (p. 207 :) s'abritera un peu derrière les saints, dans la conscience de son indi-
gnité, et enverra en avant ceux qui ont l'oreille de Dieu. Il peut se faire qu'il y ait là
quelque chose de pusillanime, que s'y exprime un manque de confiance, et que sa
pleine confiance en Dieu ne s'éveille que lorsqu'il est obligé de reconnaître ce que Dieu
lui a accordé de grand, en raison de la médiation de ses saints, et quelle infinie
confiance Dieu exprime dans ses dons.
Dès qu'il devient attentif à sa pusillanimité et à son manque de confiance, il doit ten-
ter de réagir en se présentant directement devant Dieu et en parlant avec lui à décou-
vert. Peut-être sera-t-il encouragé en pensant qu'à la création, c'est Dieu, le premier, qui
s'est adressé à l'homme et que même après la chute, il n'a pas cessé de le chercher, de
lui envoyer sa parole, allant jusqu'à lui mettre la bonne réponse dans la bouche. Il re-
connaît ainsi combien Dieu doit tenir à ce dialogue. Il connaît également la promesse
du Seigneur, que le Père exauce toute prière faite en son nom. Et prier au nom du Fils,
fait partie de la prière directe à cause de la Trinité de Dieu. Il y a donc dans cette pro-
messe une exhortation du Christ à la prière directe. Il n'oubliera pas pour autant que
si l'Église reconnaît la médiation des saints et connaît les domaines de leur mission, il
convient à un membre de cette Église de se souvenir aussi des saints, pas seulement
de façon vague et sans engagement, mais pour les soutenir et les reconnaître dans leur
mission.
Concernant la façon de prier, celui qui pourrait être amené à donner un conseil au
simple croyant devrait lui indiquer les deux formes, mais l'inciter aussi à réfléchir tou-
jours quelque peu à ce qu'il fait ainsi. À devenir plus conscient de la particularité et de
l'action spécifique de la prière à Dieu et aux saints. Autrement dit penser à la vie cé-
leste, à l'existence de Dieu et à l'existence des saints, à leur coopération, à leur unité
dans la foi et dans leur disponibilité d'assistance et d'écoute envers l'homme.
En plus, si le chrétien se rend compte de ce qu'il attend comme aide de la part de
Dieu, il est toujours amené à reconnaître combien son espérance est, à vrai dire, bor-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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née. Elle a plus ou moins la dimension de ses besoins. Il réduit la toute-puissance de
Dieu à une échelle humaine. Là aussi, les saints peuvent l'aider. Il connaît (p. 208 :)
quelque chose de leur vie terrestre, il a une intuition de la manière dont ils ont prié
Dieu, de ce qu'ils ont attendu de Dieu et de la façon dont Dieu a comblé leur attente
et ce, dans un sens terrestre, humain et compréhensible. Il se souviendra, en même
temps, que ces saints participent à présent directement à toute la vie céleste, mais
qu'ils sont demeurés tels qu'ils étaient sur terre ; leurs particularités sont maintenant
devenues célestes et ce qu'ils ont reçu ici-bas en grâce, ce qu'ils ont opéré comme mi-
racles, ce qu'ils ont donné et ce qu'ils ont reçu de Dieu comme assistance, n'a pas
trouvé une fin avec leur mort et leur béatitude au ciel, mais au contraire un accom-
plissement sous tous les aspects. N'avaient-ils pas déjà reçu pour le ciel et dans le ciel
les grâces qu'ils reçurent sur terre ? Toute grâce reçue sur terre demeure au ciel et con-
tinue d'agir. Le « rayonnement de grâce », « l'auréole de sainteté » qui les entourait
sur terre, invisible ou visible, était le rayonnement d'une totalité céleste et d'une mis-
sion éternelle. Et ainsi, par le caractère médiat de sa prière aux saints, celui qui prie
est rapproché du caractère immédiat du ciel. Toute grâce qu'il obtient sur terre est l'ex-
pression d'une plus grande grâce qui vit pour lui en Dieu et dans son ciel. La vie du
saint, sur terre, en répond : s'il a déjà pu imiter ici-bas le Seigneur d'aussi près, s'il a
déjà pu jeter un regard dans les secrets de Dieu, combien plus peut-il avoir part, à pré-
sent, au ciel, à la pleine ressemblance avec le Seigneur, à la pleine vision de la Trinité
et combien plus doit-il alors en communiquer quelque chose. Et voudrait-on soulever
la question de savoir si des limites sont assignées, depuis la terre, à sa mission céleste
qu'il faudrait, pour donner la réponse exacte, prêter davantage attention au domaine
et à la qualité des grâces que le saint peut administrer, qu'à une « quantité » qui, fina-
lement, n'existe pas dans ce secteur.
Le croyant choisira les saints qu'il invoque en quelque sorte suivant sa tendance
d'esprit, suivant ses besoins, suivant les réponses que Dieu lui a déjà données, suivant
ce que Dieu attend de lui. La médiation est pour lui une aide pour le contact direct,
quelque chose de fluide, mis en mouvement, le contraire d'une barrière, d'une limita-
tion. Une prière adressée à un saint qui n'aurait pas Dieu pour objet ne serait pas non
plus une prière indirecte. Toute amitié d'un saint avec un chrétien sur terre est placée
au service de (p. 209 :) la plus grande gloire de Dieu. Le saint n'a ni le droit ni la volonté
de conserver quoi que ce soit pour lui-même. Il est celui qui mène à Dieu. À l'exemple
des saints, le prêtre doit reconnaître ce que son ministère veut toujours dire : tout pour
Dieu ! Et le croyant tentera de l'imiter au mieux, de faire ce que fait le saint : s'ouvrira
totalement à Dieu et aura avec lui des rapports aussi directs que le saint sur terre et
au ciel, dans l'adoption de la prière directe dans laquelle débouche la prière indirecte.
Il s'y trouve finalement une relation qui n'est pas dissemblable de la relation entre le
Christ et l'Église, puisque, à la fondation de l'Église et dans sa relation avec sa Mère,
le Christ a ajouté la prière indirecte à la prière directe. Sur terre, il aurait pu être le
Fils de Dieu sans choisir la médiation d'une mère, d'une viatrix. Mais elle lui a aplani
la via, le chemin ; elle a presque davantage enfanté le chemin que le Fils.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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VII

DEVANT DIEU

1. Comment naît la rencontre


La foi que l'enfant a apprise de la mère est comme d'une seule pièce et elle est ce-
pendant pleine de mystères qui peuvent être déployés. De nouveau aspects sont dé-
couverts par l'enseignement à l'école, par ce qui est vécu dans l'Église et dans la vie
quotidienne. Dieu se dévoile toujours plus riche, sans qu'on ait eu à le chercher, au vrai
sens du mot. Il est comme une institution existante : comme les parents, les frères et
sœurs qui composent la famille, ainsi Dieu est là et les rapports avec lui constituent la
vie de prière ; il est puissant par-dessus tout, et l'enfant n'a pas à réfléchir au sujet de
son existence. Mais viendrait-il à réfléchir à ce que signifie pour lui son père, dans la
famille, ou aurait-il une demande toute particulière à formuler, il deviendrait alors
conscient de l'existence du père d'une manière différente. Avec sa demande, il devrait
aller trouver le père et la lui expliquer ; le père l'accorderait ou ne l'accorderait pas,
donnerait ses raisons et, aussitôt, l'enfant aurait une expérience toute nouvelle du rôle
du père et de la possibilité de recourir à lui personnellement. Par cette demande par-
ticulière et par la démarche particulière, la notion de père serait devenue plus person-
nelle. De façon analogue, l'enfant commence un jour à chercher Dieu pour une certaine
affaire personnelle. Il a le sentiment que seul Dieu, par une intervention personnelle,
peut lui apporter la clarté dans cette difficulté, dans ce désordre. Et ainsi, il le prie (p.
212 :) maintenant de façon plus consciente et plus expresse. Il est alors davantage seul
devant Dieu ; il n'est plus enveloppé de la prière de la mère, n'est plus une partie de
la famille qui prie, n'utilisant plus seulement les mots habituels, mais des mots nou-
veaux et différents, uniques. Il doit sortir de la coquille de l'habitude pour tenter cette
démarche. Il doit chercher Dieu. Devant lui, il est plus nu et plus à découvert. Pendant
que le jeune être humain fait tomber le manteau de l'habitude et prend un risque, Dieu
lui apparaît plus étranger, plus lointain et plus grand. Il doit trouver une nouvelle re-
lation avec lui. Et sans doute s'effrayera-t-il de sa misère et de ce que, jusqu'ici, il a eu
recours à Dieu tel qu'il était et qu'il a pu ne pas s'inquiéter, se soucier de la grâce de
pouvoir parler à Dieu, de recourir à lui, de ce que cela signifie pour Dieu de se mettre
à la disposition d'un homme et de lui prêter l'oreille. Et peut-être sera-t-il saisi par le
caractère exposé de cette rencontre comme par un tourbillon, ressentira-t-il quelque
chose de la grâce qui lui est destinée personnellement et en tirera-t-il un sentiment
nouveau pour la responsabilité et l'exigence que Dieu place en lui. Ce genre de ren-
contre ne peut jamais vieillir dans la vie. Constamment, elle se reproduira sous une
forme identique ou analogue et elle sera chaque fois nouvelle et unique. Cette solitude
devant Dieu ne peut jamais devenir une habitude. Cette quête de Dieu, cet accueil par
Dieu dépendent tellement de lui qu'elles brisent sans cesse la monotonie de l'exis-

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tence. Et peut-être la nouvelle expérience montre-t-elle que la prière faite jusqu'alors
était tellement portée par la famille et par l'Église qu'elle se portait encore à peine elle-
même. Il n'y avait pas encore à la base de décision personnelle, pas de volonté de re-
courir à Dieu, pas d'effort pour paraître devant lui. C'était davantage une appartenance
à un ordre d'Église, ordre de grâce, plutôt que rencontre avec Dieu. Ce n'était pas faux
pour autant : c'était l'introduction dans le cercle de vie, dans l'atmosphère de la foi et
la condition préalable pour la nouvelle façon de paraître devant Dieu.
Celui qui a fait une fois en profondeur l'expérience de se tenir seul devant Dieu, vou-
dra toujours, aussi souvent que possible, la refaire. Non pas pour vivre d'autres évé-
nements, mais parce que chaque rencontre avec Dieu contient la nécessité d'une nou-
velle (p. 213 :) rencontre. Dieu s'ouvre chaque fois comme un commencement qui,
constamment, appelle une suite. Et à chaque fois, le chrétien voit plus clairement que,
dans ces rencontres, il n'a, en somme, qu'à être là et à être prêt – mais détaché de tout
ce qui pourrait faire obstacle –, que Dieu lui-même veut prendre la responsabilité de
la rencontre et qu'il la façonne lui-même. Celui qui prie ne peut que lui offrir son vide,
pour que Dieu y dépose sa plénitude. Mais il n'est pas vide, il est toujours rempli de
choses qui ne sont pas lui, et il doit donc d'abord se débarrasser de ses travers. D'autre
part, il ne peut pas s'en défaire, comme préalable à la rencontre, mais c'est Dieu qui le
retourne, qui entreprend avec lui le retournement, avant même qu'il puisse se lancer
vraiment. Lorsque, par exemple, il se met à prier dans l'irritation, l'image de Dieu de-
meure couverte. Il n'est pas dans l'axe, il doit d'abord s'aligner, se mettre en ordre ra-
pidement, demander pardon à Dieu, se mettre à sa disposition. Il doit le faire dans la
lumière de Dieu, dans sa grâce, selon ses vues. S'il n'effectue pas cette remise en ordre,
mais se raidit plutôt, s'il apporte dans sa prière ses mauvaises manières, ses manques
de délicatesse envers Dieu, ou s'il fait de la demande de pardon à Dieu une simple ha-
bitude extérieure, sa relation à Dieu perdra rapidement en fraîcheur et en authenticité,
la lumière de Dieu sera troublée et il n'y aura plus de véritable rencontre. Lorsqu'Adam
fut conscient d'être nu, il y avait déjà là un reproche envers Dieu : Pourquoi nous a-t-
il faits nus ? Et cette nudité devient pour l'homme un prétexte à ne plus paraître de-
vant Dieu, à ne plus se sentir en état de paraître devant lui. Si l'homme se rassure dans
ce manque de convenance, se résigne à cette situation, il laisse l'éloignement de Dieu
prendre le dessus. Il devient trop paresseux, en prend trop à son aise pour se mettre
en règle avec Dieu, pour faire l'effort d'une « confession » devant Dieu, l'effort d'ap-
paraître dans la grâce, dépouillé de tout voile, devant Dieu. À chaque rencontre, Dieu
pose la question : Adam, où es-tu ? Où te tiens-tu ? Que se passe-t-il avec toi ? Pour ré-
pondre à cette question, l'homme doit être soumis, clair, transparent. Celui qui est
passé de la prière d'habitude de l'enfance à la rencontre personnelle ne peut plus re-
venir en arrière. Il doit vivre dans la lumière de Dieu et s'exposer et se confier de plus
en plus inconditionnellement à cette lumière.

(p. 214 :) 2. Formation par Dieu


Lorsqu'on se tient véritablement devant Dieu, ce n'est jamais sans couleur, mais c'est
toujours un événement, un devenir. On ne peut jamais le prévoir et le saisir comme un
simple état, et l'homme qui en sort n'est jamais le même qu'auparavant. Même lorsqu'il
essaie de demeurer devant Dieu et de rester dans son attitude de prière, cet état est

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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tout de même plein de vie et de fécondité venant de Dieu. Cette fécondité transforme
celui qui prie, comme une grossesse transforme la femme. On voit au corps de celle-ci
qu'il est modifié en vue de la fécondité et mis de plus en plus à son service. Le devoir
lui est assigné d'être un vase pour l'enfant que Dieu lui a donné. Il en est de même pour
l'âme devant Dieu. Dieu doit faire remarquer à cette âme qu'elle porte un fruit de lui
et que par suite elle se transforme comme l'exige la loi du fruit. L'homme lui-même
doit sentir que Dieu le change, non pas en réfléchissant sur lui même et en essayant
de tirer un profit pour lui, mais en se soumettant davantage à ce qui lui est proposé,
pour y demeurer, pour le servir. Avant de se mettre devant Dieu, il était celui qu'il était
de nature. Mais, plus il se tient devant Dieu, plus il est dépouillé de ce dont Dieu ne
peut se servir. Ce qui est mauvais, superflu, ce qui n'est pas ordonné en vue de Dieu
se détache de lui. Il ressemble à un arbre qui est exposé au vent de la montagne et qui
prend lentement la forme que lui donne le vent et qui répartit également ses racines
en conséquence. Dieu façonne l'homme qui se tient devant n lui, jusqu'à ce qu'il ait la
posture qu'il exige. Cette adaptation à la volonté de Dieu n'a rien à voir avec la connais-
sance de soi. Bien sûr, l'homme devra également reconnaître ses péchés pour s'en dé-
faire. Mais il devra voir avant tout le désir que Dieu a de lui et ce que Dieu lui a des-
tiné sous forme d'un devoir, d'une mission. La mission peut être à sens unique. Mais
cette unicité a tellement part à l'universalité de Dieu et, en tant que mission, à la mul-
tiplicité de toutes les missions que celui qui en est chargé n'a pas le droit d'être lui-
même à sens unique. L'ouvrier qui doit toujours exécuter son travail d'un même bras
se retrouve avec des muscles surdéveloppés. Mais pour ceux qu'il envoie en mission,
Dieu veut équilibre, (p. 215 :) harmonie. Et celle-ci s'acquiert dans la prière devant Dieu.
Peut-être l'homme s'aperçoit-il que Dieu réclame toujours une part bien précise de son
être ; mais Dieu lui donne en même temps l'amour pour toutes les autres missions.
L'un est théologien et a fait des études compliquées ; mais s'il agit correctement, il s'in-
téressera à tout ce qui se passe dans l'Église. Ceci va également à l'encontre de la «
connaissance de soi » : l'envoyé en mission pourrait fixer ses limites et se définir lui-
même à partir de sa mission : je suis celui qui fait ceci et pas cela, qui aime ceci et pas
cela, qui s'intéresse à ceci et pas à cela. Cette délimitation, précisément, n'est pas pos-
sible dans la mission. Car chacun se met à la disposition du Dieu total, pour sa volonté
totale et pour toute son Église, pour un plan d'ensemble qui, de toute manière, dépasse
l'individu et le met au service de l'ensemble à une place qu'il ne peut appréhender.
C'est la raison pour laquelle, à partir de ce qui n'est que fragmentaire, il doit rester ou-
vert à la totalité et ne pas cesser d'y prendre une part active. Jamais Dieu ne laisse dé-
périr et se perdre dans une spécialité celui qui se tient devant lui. Il veut toujours que
l'homme l'aime de toutes ses facultés et non pas seulement de celles qui sont présen-
tement engagées dans sa mission particulière.
Se tenir devant Dieu, c'est aussi bien un état constant, sans interruption, qu'un état
particulièrement fort à certains moments de la journée. Les deux formes sont en in-
teraction. Des moments de solitude devant Dieu s'écoule la force dans la vie de tous
les jours, et la fidélité à se tenir auprès de Dieu dans la vie de tous les jours se réper-
cute sur les moments devant Dieu et en renforce la conscience. Cette façon mouvante
de se tenir devant Dieu a son ultime fondement dans la façon dont le Fils céleste se
tient devant le Père éternel.
Devant le Père, le Fils se tient comme un petit enfant devant son père, qu'il voit de-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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vant lui et dont il saisit les possibilités illimitées. Comme un enfant qui commence à
marcher d'une chaise à une autre et qui voit son père aller sans peine d'une chambre à
l'autre, qui disparaît et apparaît ; et comme un enfant plus grand qui, lentement, aligne
des lettres et voit le père remplir des pages entières ; comment lui, pourrait-il parve-
nir à un but de peu d'importance (p. 216 :) quand il s'imagine que son père peut réaliser
tout ce qu'il veut. Et surtout, comme un enfant qui soumet à son père son propre pro-
jet et attend du père qu'il l'accomplisse. Les limitations qui existent pour l'enfant ne
sont plus là dès que le père fait quelque chose. Ainsi le Fils se tient-il devant le Père
éternel : dans une admiration aimante sans limite, plein d'étonnement et avec la vo-
lonté de se laisser partout dépasser par le Père. Comme s'il ne connaissait pas d'autre
expérience que celle d'être surpassé par le Père. Comme s'il était lié à des limitations
et voulait être lié à des limitations : comme si, de toute éternité, il vivait à l'intérieur
des limitations qu'il aura comme homme, sur terre. Comme si, devant le Père, il re-
présentait l'homme, alors que le Père est toujours Dieu. Mais, devant le Père, il se tient
sans réfléchir sur lui-même, mais en voyant en tout le primat du Père dont la puissance
est sans limite, comme si c'était pour lui le plus grand cadeau que le Père se montre
somme toute à lui, comme si ce don était si précieux qu'il n'est plus question de rien
d'autre que de reconnaître le Père, exactement comme il se donne à connaître. Son être,
son œuvre, sa mission prennent aussi leur vraie valeur devant le Père et, à certaines
heures, il doit en tracer les contours devant le Père, mais pour ce faire il n'emploie pas
la façon la plus intime d'être devant le Père. Rien d'autre ne doit s'y refléter que sa re-
lation au Père, dans une variante toujours nouvelle qui dépend du Père et qui, en lui,
le Fils, éveille admiration, reconnaissance, amour, adoration. Son être n'est qu'une
fonction de son pouvoir de saisir le Père.
Et ce que fait le Fils devant le Père, il le montre aux hommes, pour qu'ils apprennent
de lui à se tenir devant la face de Dieu. Il le leur montre avec les accents de son incar-
nation qui vient, qui s'accomplit, qui est réalisée. Pour les hommes également, leur
présence devant Dieu aura son fruit dans leur existence et dans le devenir de leur mis-
sion ; mais, dans l'instant où ils sont devant Dieu, rien n'importe que leur existence
même ; tout le reste qui en découle tient à l'arrière-plan. Cela ne doit pas être méprisé,
mais sans ordre spécial il ne faut pas s'en occuper. Il suffit que cela soit – devant la face
de Dieu. Et ce que cela est, ça l'est comme fonction de l'être du Père, car une seule
chose compte à présent : voir Dieu comme il lui plaît de se montrer. Il ne s'agit pas
d'éteindre ou de paralyser (p. 217 :) quelque chose dans l'homme. Seul l'homme lui-
même doit être immobile, ne pas souhaiter de changer, de se transformer, de s'agran-
dir, afin que Dieu seul, dans sa manifestation, puisse transformer et former l'homme
comme il lui plaît. En se montrant, Dieu assure le devenir de l'homme. En faisant ap-
paraître son être, Dieu fait apparaître le devenir dans l'homme, c'est-à-dire le fait que
l'homme se tienne devant Dieu. Et l'homme doit recevoir dans la mesure de ce qui lui
est montré. Pour l'emploi de ce qui est reçu, il s'effectue sur instruction : peut-être
maintenant ou bientôt, peut-être bien plus tard quand on se reportera une fois à
l' « être-devant-Dieu » vécu présentement.

3. Seul et en commun
Etre devant Dieu, c'est à la fois être seul et en commun. Pour le saisir, il faut re-

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monter à l'éternel engendrement du Fils et à la procession éternelle de l'Esprit du Père
et du Fils. Les processions divines s'effectuent dans une éternelle simultanéité : éter-
nellement le Père engendre le Fils, et dans la même éternité, le Père et le Fils font sur-
gir l'Esprit, de sorte que, pendant que le Fils est engendré, il fait déjà jaillir l'Esprit en
commun avec le Père. D'un côté, il est seul devant le Père, dans une solitude qui pro-
vient de la solitude du Père ; car si le Père n'était pas seul, il n'engendrerait pas le Fils
– et où l'engendré est-il le plus seul si ce n'est dans l'acte qui l'engendre ! D'un autre
côté, puisqu'en se laissant engendrer, il se trouve en même temps en communion avec
le Père pour faire procéder l'Esprit, cette solitude se fond dans la communauté de la
Trinité. Ainsi, le Fils se tient seul devant le Père dans la communauté avec l'Esprit
Saint, qui suppose une communauté avec le Père. Se tenant devant le Père, le Fils
montre en même temps sa relation avec le Père et avec l'Esprit : le Père et le Fils as-
sociés dans l'acte commun de la procession de l'Esprit, l'Esprit associé au Père et au
Fils par l'unité de sa procession des deux. Et lorsque le Fils se détache comme Per-
sonne pour se tenir devant son Père, alors il peut montrer au Père la procession de l'Es-
prit et la communauté qui s'y (p. 218 :) fonde entre le Père et l'Esprit : il peut montrer
l'Esprit au Père comme une image réfléchie de son être paternel.
Pendant son séjour sur terre, le Fils fonde l'Église. Il vient pour sauver par sa mort
et par son Église qu'il fait naître par sa vie (qui comprend sa mort). Et il ne peut pas
se détacher de sa mission. Ainsi, dans sa mission, il se présente devant son Père dans
une solitude et une communauté. Comme il a été engendré en Dieu avant l'Esprit et en
émettant cependant depuis toujours l'Esprit avec le Père, ainsi, comme Fils de
l'homme, il se tient seul devant Dieu et, cependant depuis toujours, il a en lui l'Église
qu'il montre au Père. Toute sa solitude devant Dieu se trouve comme à l'ombre de l'É-
glise parce qu'il ne peut pas se séparer de sa mission. Elle l'accompagne toujours,
même dans les moments où, seul, il regarde le Père et où la mission passe au second
plan.
Ainsi, comme lui, ne pouvons-nous pas nous tenir devant le Père dans une autre so-
litude que celle qui s'appuie sur la communauté de l'Église. De façon consciente, nous
pouvons faire valoir cette communauté et nous présenter avec elle devant le Père. Nous
pouvons également la laisser de côté, pour être seuls avec Dieu, mais elle reste pré-
sente à l'arrière-plan. Le Fils est la tête et le corps, nous restons ses membres et nous
ne pouvons pas nous séparer de la communion des saints. Quand nous sommes seuls
devant Dieu qui nous forme et nous modèle selon son gré, alors il forme et modèle
aussi indirectement l'Église. Elle n'est pas seulement témoin de ce façonnage des
hommes, elle y participe elle-même, elle doit recevoir quelque chose de cette opéra-
tion. Celui qui prie n'a pas besoin de penser à l'Église, il ne doit même pas le faire. Il
doit pouvoir effectivement se tenir seul devant Dieu, sans penser à un profit pour lui
et pour la communauté. Ce n'est pas de l'égoïsme que d'être seul devant Dieu. C'est
une manière pour Dieu d'honorer l'homme que de le lui permettre et de ne pas voir
seulement en lui une fonction du général. Lorsque, dans l'Église, les croyants devien-
nent anonymes, cela doit être un acte de leur liberté et de leur décision personnelles.
Et la conversion de l'individu n'a absolument pas pour seul but une amélioration de
l'Église. Il doit déjà y avoir le moment de la solitude, parce que non seulement l'Église
(p. 219 :) marque l'individu, mais parce que celui-ci doit également marquer l'Église et,
à cet effet, il est nécessaire d'avoir une distance par rapport à la communauté, distance

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que Dieu crée dans la solitude.

4. Trois manières de se tenir devant Dieu


Il y a dans l'amour une particularité qui, tout d'abord, ne semble appartenir qu'aux
amoureux mais qui fait toutefois partie de tout véritable amour : ne pas se rassasier de
voir l'être aimé. C'est quelque chose de très tendre dont il ne faut pas mésuser. Tu es
absent et je pense à toi; peut-être ai-je à l'oreille le son de ta voix et, aussitôt, je te vois
tout entier devant moi. Ou bien, tu es caché, je te cherche joyeux dans l'espoir que tu
sois là – s'il n'y avait pas le péché, rien de mal, en effet, n'aurait pu t'arriver – : l'attente
de l'amour est constamment une attente dans la joie. Elle ressemble à l'attente d'un
petit enfant dont la mère, en jouant, s'est cachée et qui se réjouit autant en cherchant
qu'en trouvant, parce que chercher n'est qu'un jeu qui précède trouver. Cet élément,
certes, est très marqué chez les amoureux mais, parce que leur état d'amoureux est un
jeu qui précède ou qui accompagne le véritable amour, ce jeu, dans l'amour même, est
chose bonne et véritablement chrétienne et divine. Je voudrais savoir quel est ton fruit
préféré. Si tu dis : la pomme, cette réponse me dira alors quelque chose, me rendra
heureux ; j'y retrouverai ta préférence, ravi que ce soit cela que tu préfères et non pas
quelque chose d'autre. Et il suffit pour toute raison que tu l'aies dit ainsi. Et l'amou-
reux peut ainsi assembler mille détails qui lui résument l'image de la bien-aimée et par-
lent toutes d'elle. Il lui fait confiance à chaque question, attend sa réponse comme la
confirmation de quelque chose qui, inconsciemment, existe déjà en lui. Il sait, au plus
profond de lui-même, que la réponse de l'être aimé le réjouira et le rendra encore plus
beau à ses yeux.
Cette particularité de l'amour trouve son image première dans le Fils lorsqu'il se
tient devant le Père. Il y a des moments où il le cherche dans l'amour, afin de mieux le
trouver, car trouver et sa joie de posséder prennent la forme de la joie de chercher.
C'est une sorte (p. 220 :) de jeu de l'amour qui prend ses ébats en lui-même, pour se pos-
séder plus profondément, se faire voir plus nettement sa propre infinité, s'étonner tou-
jours encore devant lui-même. Et c'est un moment authentiquement catholique de
l'amour. Le protestant puritain a dépouillé l'amour de ce caractère, a placé l'amour
dans une situation stricte et claire, lui a retiré toute ornementation superflue, l'a réduit
« à sa plus simple expression ». Mais Dieu est richesse éternelle et il a également
donné la fantaisie à l'homme, pour qu'il jouisse de cette richesse. Sans elle, aucun
amour n'est parfait.
Pour la prière, cela signifie que, lorsque le Fils, se tenant constamment en présence
du Père, le voit toujours de façon nouvelle, il l'adore alors également dans les formes
les plus variées. Précisément parce qu'il sait que, de n'importe quel côté, le Père peut
être atteint tout entier, il ne dédaigne pas de le contempler toujours par de nouveaux
côtés et de le chercher toujours dans un éternel trouver. Et, de la même façon, toute
prière humaine, même la plus connue, la plus récitée, même le Notre Père, renferme
chaque fois la possibilité d'être parfaitement nouvelle. Dieu peut partir de très loin
avec celui qui prie et faire que tout débouche subitement au centre. Ainsi, un chrétien
peut aimer une prière particulière et c'est tout à fait en ordre s'il sait, au moins, qu'à
partir de là, il doit chercher et trouver le tout et que, de n'importe quel autre chemin
particulier, on peut également trouver le centre. La « petite voie » de sainte Thérèse

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est particulièrement féconde ici, parce qu'elle part de n'importe quelle particularité, de
choses qui paraissent presque sans valeur et qui, pourtant, renferment tout pour celui
qui aime ; rien n'est superflu, parce que tout conduit à la totalité ; rien n'est superficiel
parce que tout renvoie à la profondeur. Thérèse possède l'ingénuité qui relève du jeu
qui cherche et trouve, l'attitude de l'enfant innocent devant sa mère. Elle est tout
amour. Et dans l'amour, rien ne s'émousse. Tant qu'il n'y a aucun refroidissement, dans
l'amour tout jeu est pareillement nouveau et captivant, chaque jour.
Chez le Fils éternel, on peut considérer sur trois plans la recherche et la découverte
de Dieu : celui de l'enfance, celui de l'âge mûr, celui du divin. Durant l'enfance, ce se-
rait plutôt le jeu pour le (p. 221 :) jeu et pour la joie de trouver. À l'âge mûr, ce serait re-
vêtir anticipativement son humanité pour savoir ce qui serait advenu de l'homme s'il
n'avait pas péché mais s'il cherchait et trouvait sans cesse le Dieu trinitaire. Déjà, au
ciel, il est possible pour le Fils de se présenter devant le Père comme un homme sans
péché, non pas comme l'homme « engendré » qu'il sera (car son incarnation, en effet,
sera une extension dans le monde de sa qualité de Fils de Dieu), mais comme n'im-
porte quel homme « créé », comme un homme semblable à nous, une possibilité qu'il
apprend à connaître en habitant parmi nous et en nous. Car il a le pouvoir de nous
purifier au point qu'en nous, il se trouve chez lui et, en raison de ce pouvoir, il possède
en plus le pouvoir de nous prendre en lui de telle sorte que, pour ainsi dire, nous ha-
bitions en lui et soyons chez nous en lui. Et c'est pourquoi, au ciel, en raison de cette
substitution et du fait qu'il prend avec lui, il a le pouvoir et la possibilité de vivre et
d'être comme s'il était nous, de se renseigner pour ainsi dire sur la recherche de Dieu
qu'il apprendra à connaître sur terre, de l'essayer déjà au ciel dans le passage de l'en-
fance à l'âge mûr en se dépouillant en quelque sorte de sa divinité, de façon différente
cependant qu'il ne le fera un jour sur la croix. Ce n'est pas là une simulation, cela fait
peut-être partie de sa vérité qu'il veut nous montrer sur terre. De la même façon qu'au
ciel, à présent, il sait encore qu'il a été un homme terrestre, ainsi, avant l'Incarnation,
il avait une pré-science de son humanité à venir. Mais, avant tout, le Fils, au ciel, est
Dieu avec le Père. Et le Père ne permettrait pas que le Fils ne le cherche seulement
qu'en tant qu'homme, qu'il n'ait la joie de le trouver qu'en tant qu'homme et ne le voie
ainsi qu'avec une sorte de distance. C'est plutôt l'inverse : précisément parce qu'il est
Dieu et qu'en tant que Dieu, il découvre éternellement le Père, le Père lui permet de
devenir homme pour qu'il le trouve également en tant qu'homme avec les hommes.
Mais, ce n'est pas dans la mesure où il possède la nature de Dieu qu'il est celui qui
trouve le Père, mais dans la mesure où il est le Fils qui, continuellement, connaît le
Père comme Père. Sinon, une recherche serait sans raison, car il n'y aurait que Dieu
qui serait toujours avec Dieu, et le Fils ne trouverait tout au plus que lui-même dans
le Père. Le Fils ne cherche pas Dieu tout court, mais précisément le Père. Supposons
(p. 222 :) qu'un jeune homme et une jeune fille aient grandi ensemble dans la pureté et
que s'éveille en eux l'amour conjugal, ils ne se cherchent pas alors comme des êtres
neutres, mais dans l'opposition et la correspondance de l'homme et de la femme. La re-
lation du Père et du Fils en Dieu est une relation semblable d'opposition et de com-
plémentarité. Certes, cette opposition, aussi bien chez l'homme que chez Dieu, n'a de
sens qu'avec une nature commune. Que l'homme oublie sa destination divine, alors,
dans l'autre sexe, il ne verra que ce qui est sexuel, cherchera l'opposé et perdra de vue
la véritable union des sexes en Dieu. Alors, la relation s'épuisera très vite, elle ne peut

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durer que si elle s'appuie sur l'insondable mystère de la nature humaine. Là où le Fils
en Dieu cherche le Père et le trouve, là il rencontre bien le Père Personne mais, en lui,
Dieu tout entier, l'infinitude divine et l'insondabilité du Père.
Du fait que le Fils a les possibilités de rencontrer le Père comme enfant, comme
homme et comme Dieu, le chrétien le peut de même par lui. Celui qu'il rencontre est
Dieu ; Père, Fils et Esprit. Il peut comme enfant, chercher et trouver Dieu comme le
fait un enfant. Cela suppose qu'en son âme il soit demeuré comme un enfant, innocent
– ou qu'il soit redevenu comme un enfant. Qu'en face de Dieu il ne soit retenu par
aucun péché sérieux, qu'il soit peut-être un saint ou qu'il soit tout simplement quel-
qu'un de fidèle, de bonne foi, ayant peut-être gravement péché dans le passé, mais qui,
par la confession, est devenu un être transparent, qui soit peut-être affligé de pro-
blèmes de foi et de manque de foi, mais qui, debout devant Dieu, possède tout de
même la grâce d'être simple, d'écarter les obstacles et de ne jamais confondre sa foi
avec ses problèmes spirituels. Il voit les questions qui se posent à propos de la foi et
s'interroge : qu'est-ce que la prédestination ? comment l'homme peut-il croire trinitai-
rement ? comment opère la promesse liée au baptême chez le pécheur etc. ? Mais
toutes les obscurités ne touchent pas la certitude de sa foi, qui demeure aimable, en-
fantine, confiante. Et si l'une des questions qui l'agitent venait à être résolue, alors sim-
plement, il ferait entrer la lumière nouvellement acquise dans sa foi d'enfant. Un grand
savant et théologien peut se tenir devant Dieu dans cette foi de petit enfant. Et une par-
tie de son secret consisterait dans le fait qu'aucun problème ne peut porter (p. 223 :) at-
teinte au noyau de sa foi, qu'il aime Dieu et se tient à sa disposition, que tel ou tel point
soit clarifié ou non. C'est la manière de l'enfant de chercher et trouver Dieu, une re-
cherche qui cache en elle l'assurance de trouver, dans la certitude que tout est bon.
La deuxième manière pour celui qui prie de se tenir devant Dieu, c'est la manière vi-
rile, l'âge mûr. Il sait alors que quelque chose de lui-même vit dans le Seigneur, qu'en
dépit de toute son indignité, un échange s'est effectué, et dans cette connaissance, il a
encore deux possibilités 2 : il rencontre Dieu comme le Fils le rencontre, mais est
comme déposé dans le Fils; il se tient virilement devant le Père dans sa partie confiée
au Fils, sans le ressentir en lui expérimentalement. L'autre manière, c'est une expé-
rience sensible, virile, de Dieu, en quelque sorte avec la partie qui lui est restée propre,
après avoir déposé son soi dans le Fils. Tout ce qui est vécu est vécu dans la certitude
que c'est le Seigneur qui le lui transmet, après qu'il a mis en sécurité une partie de lui-
même difficile à estimer. Comme quelqu'un qui garde son argent, soit dans sa propre
bourse soit dans celle de son ami, et les deux vivent dans des rapports de confiance
tels qu'il est indifférent qu'il paye ou donne des aumônes de sa propre bourse ou de
celle de l'ami. Quelqu'un de ce genre trouve alors Dieu par le fait que le Seigneur ha-
bite en lui, ou qu'il habite dans le Seigneur. Celui qui reçoit l'aumône (Dieu, dans ce
cas) éprouve la même joie des deux manières; que celui qui prie ressente la joie de don-
ner, ou que ce soit son ami, le Seigneur, est presque indifférent et n'entre pas en ligne
de compte.
Finalement, il y a une manière chrétienne de se tenir devant Dieu qui correspond au
Fils dans la mesure où il est Dieu. Ici également il existe une réplique lointaine chez

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2. Se reporter à la section « Sentir et ne pas sentir », au chapitre « Nature et Grâce ».

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l'homme, non pas dans la recherche proprement dite de Dieu, mais dans le toujours-
plus qu'on reçoit – et qui se répercute ensuite également dans un toujours-plus de la
recherche. C'est l'image de l'homme qui, en raison de sa mission, de son devoir, de son
être, se souvient que le Fils s'est trouvé comme Dieu en face du Père et qui, ensuite,
demande à saisir quelque chose de cette attitude du Fils; non pas pour lui-même, mais
pour que sa foi dans le devoir qui lui est assigné puisse s'en- (p. 224 :) richir. Il vit en
quelque sorte du mystère de l'Incarnation et dans l'emprunt qu'il y fait, il dépose
comme une contrepartie inversée de cet emprunt que fait le Fils en se faisant homme.
Et le but de cet emprunt ne se trouve pas en lui, mais dans le fait de pouvoir donner
davantage à l'Église, l'Épouse, et, par elle, à l'Époux. Le sens de cet emprunt est pure-
ment mystique. Ainsi, au « Domine non sum dignus », le prêtre peut toujours avoir
pleine connaissance de son indignité et, cependant, vivre de la dignité que lui prête le
Fils, parce qu'il a été l'Agneau de Dieu et qu'il a voulu se tenir devant le Père comme
un homme indigne et aussi parce qu'il garde la distance tout en étant Dieu devant Dieu.
C'est pareillement une façon non protestante et non pharisienne de reconnaître son
insuffisance et, en même temps, de faire un emprunt auprès du Fils. C'est une re-
cherche du Dieu toujours-plus-grand, mais dans la perspective de trouver, ce qui est
accordé au Fils en tant que Dieu. Si ce prêtrelà cherche, il sait que le Fils trouve. Et
lorsque ce qu'on trouve est reçu, on ne peut le garder : c'est attribué à titre tellement
personnel qu'aussitôt c'est dépersonnalisé ; on sait alors qu'il n'y a rien d'autre à faire
que de le retransmettre aussitôt. C'est le point du frémissement, de l'éblouissement
par le toujours-plus-grand de Dieu, si aigu qu'on ne peut y tenir. Au début, c'est peut-
être un tremblement : Est-ce possible qu'il s'agisse de moi ? De manière si personnelle
qu'il ne pouvait absolument pas être question de souligner le Moi, de s'y arrêter. En-
suite, plus nettement apparaît la mission, plus il est clair qu'il ne peut s'agir de per-
sonne d'autre ; néanmoins, la possibilité est donnée en même temps de tout laisser
s'engloutir dans la mission. C'est comme un reflet de ce qu'a ressenti le Fils en res-
sentant le Père qui se donne de façon telle qu'il doit le transmettre dans l'Eucharistie,
le partager de telle sorte que tout soit donné. Et la joie demeurerait, même s'il ne de-
vait plus rien rester à 'j celui qui se répand.
Saint Augustin a vécu cela, de même saint François de Sales, encore qu'il y ait chez
lui une sorte de malentendu : il cherche à sé conformer toujours plus à l'enfant et per-
met ensuite à « l'enfant » de grignoter un peu de cette troisième forme. Saint François
a d'abord été « enfant » et, lorsqu'il le fut parfaitement, Dieu l'a fait passer dans la troi-
sième forme, qui cependant demeura marquée par la (p. 225 :) première. Ceux qui vivent
la « nuit obscure » appartiennent surtout à la deuxième forme où s'effectue le dépôt.
Sainte Hildegarde appartient elle aussi à la troisième.

5. La personne et le ministère devant Dieu


Lorsque le Fils, sur terre, se tient devant le Père, il s'efforce aussi face au Père, dans
sa prière muette, dans sa conversion au Père, de n'être qu'un homme. Par là, il voudrait
rendre au Père le goût de sa créature. Il cherche à lui restituer l'homme dans la foi,
dans l'espérance, dans l'amour, tout en ne se faisant pas voir, lui, le Donateur. Il insti-
tue avec les autres hommes, ses contemporains, une communauté qui continuera
d'exister dans l'Église et qui, en attendant, a le sens de présenter au Père l'homme par-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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fait, qui n'est cependant pas parvenu à son excellence par le Fils, mais par le Créateur,
le Père lui-même. Le Fils présente au Père les deux simultanément : lui, le Fils éter-
nellement engendré par le Père et lui en tant qu'homme éloigné de Dieu et, dans les
deux formes, il est le Fils unique, aimé et parfait, dans lequel le Père voit le juste vé-
ritable. C'est comme s'il faisait voir au Père comme il existe par lui, mais en couvrant
le caractère de sa divinité par le caractère de son amour humain, de sa foi et de son es-
pérance humaines à l'égard du Père.
Un mari donne une perle à sa femme et elle la porte de si belle façon qu'on a l'im-
pression qu'il lui a donné tout un collier. Et la perle est réellement si magnifique
qu'elle représente tout un collier. Sans doute le mari a-t-il dit à sa femme : quel dom-
mage que je n'aie pu te donner qu'une perle ; je t'aurais volontiers donné une bague !
Et la femme de dire : vois, et elle lui montre la perle au doigt. Il lui dit : quel dommage
que tu ne puisses l'utiliser comme boucle d'oreille. Et elle de dire : vois, et elle lui
montre la perle à son oreille. Elle la met justement là où il voudrait l'en voir parée.
C'est là une image de la bonté de l'homme que le Fils montre au Père. Il est quelqu'un,
mais il apparaît au Père comme « n'importe qui ». Sur la croix, il recueille tout le péché
de l'humanité pour le porter. Mais, à présent, dans sa prière devant le Père, il recueille
toute la bonté que peuvent avoir les hommes, tout l'amour pour le Père, toute l'espé-
(p. 225 :) rance en lui, toute la foi en lui, pour les faire rayonner aussi fort que possible.
Certes, toute cette bonté des hommes provient du Fils et ils la reçoivent précisément
par ce rayonnement ; mais vis-à-vis du Père, c'est en tant qu'homme qu'il la porte pour
lui en montrer le côté humain. Le Fils donne tellement qu'il semble que les hommes
aient déjà fait leur ce qu'il a donné. Dans son amour, il les présente au Père comme s'ils
aimaient déjà. Il brûle tellement de leur communiquer ce qui est à lui qu'il le suppose
déjà accepté par eux et qu'il les présente au Père comme déjà convertis.
Cette prière du Fils, est sa prière toute personnelle. Mais en même temps, elle est
prière dans la communauté et pour la communauté qui, pour le moment, est encore en-
tièrement comprise dans le Fils et dont il supporte seul les frais. Dans sa Personne, il
est le premier support de la communauté. Mais ce caractère de personnalité formatrice
de la communauté passera de lui aux membres de son Église : au saint avec sa mission
différenciée, au prêtre à la fois personne et ministre, au croyant en général. Tous se
trouvent devant Dieu comme représentants d'une communauté et leur prière person-
nelle débouche dans la communauté, lorsque Dieu le décide.

Le saint

Le fait que le saint se tient devant Dieu avec une communauté en lui n'est pas une
situation plus claire et plus simple. Le saint peut se tenir si personnellement devant
Dieu qu'il en oublie, involontairement ou volontairement, sa mission, avec bien sûr des
états intermédiaires. Cela se fait involontairement lorsque Dieu seul le détermine
ainsi, parce qu'il veut avoir son saint seul devant lui. Volontairement, lorsque le saint
lui-même considère qu'il est bon d'être seul devant Dieu et de laisser derrière lui sa
mission, comme un arrière-plan lointain et flou. Comme autre cas extrême, en face de
ces deux formes de prière, il y a celui de ces saints qui ne se tiennent pas autrement
devant Dieu qu'en plein dans leur mission, que ce soit Dieu qui le veuille ainsi, ou que
ce soit le saint lui-même qui ne le veuille pas autrement. Là également, il y a de nou-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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veau diffé- (p. 227 :) rents états intermédiaires. On devrait avoir une certaine méfiance à
l'égard de ceux qui font tout de façon absolument consciente et volontaire, qu'ils
veuillent se tenir en présence de Dieu avec ou sans mission, alors que, naturellement,
il n'existerait aucune raison de méfiance à l'égard du saint qui, involontairement, uni-
quement parce que Dieu le veut ainsi, se tient toujours devant lui avec ou sans sa mis-
sion. Généralement, les deux situations alternent : il y a des temps et des moments
dans lesquels son saint est plus important pour Dieu que sa mission et, de nouveau,
des temps et des moments dans lesquels la mission de son saint est ce qui importe le
plus. Lorsque le saint lui-même n'effectue aucun choix, alors Dieu peut s'occuper de
lui ou de sa mission, ou des deux simultanément dans un rapport qu'il détermine.
Mais, lorsque le saint et sa mission forment une unité voulue de Dieu, le travail avec
l'un profite toujours à l'autre. Il peut arriver au début, lorsqu'une mission se concré-
tise, que sa connaissance entraîne pour le saint une difficulté de se tenir en présence
de Dieu. Mais, cette difficulté, de même que le fait de la surmonter, devient elle aussi
féconde. Jamais elle n'est difficulté au sens d'un obstacle insurmontable, mais toujours
d'un plus grand fruit, peut-être d'un discernement plus profond, d'une plus grande
adaptation, ou encore d'une plus forte interpénétration du saint et de sa mission. Ici,
la mission est toujours personnification de la communauté, ce qui, dans le saint, est
l'Église et pour l'Église : semence de communauté, charge à exercer dans la commu-
nauté, fruit confié qui est plus que son Moi, qui est le Tu dans sa multiplicité, confié
au Moi. Et cette multiplicité fait finalement partie de l'Église, elle peut même être l'É-
glise directement.
Saint Ignace de Loyola n'a pas choisi, il s'est mis à disposition. Il s'est tenu devant
Dieu, tel qu'il était. Il voulait servir le Seigneur, mais, pour lui, l'idée du Seigneur et
son amour du Seigneur étaient toujours liés avec l'idée de l'Église et son amour pour
l'Église, bien que l'Église, comme totalité, ne se soit dessinée en lui que lentement. En-
suite, il y eut la Compagnie de Jésus qui, pour lui, signifiait Communauté. Et lorsqu'il
alla dans le silence et se présenta devant Dieu, alors, d'une façon touchante, il prit avec
lui sa communauté qui n'existait pas encore, comme plus tard il le fit avec la commu-
nauté déjà constituée. Bien des fois, il n'était pas du tout (p. 228 :) conscient de la
prendre avec lui, mais elle était là. Il la remettait tellement à Dieu que Dieu pouvait
toujours en disposer librement. Jusqu'à un certain degré, la grande Thérèse a choisi.
Mais son choix était moins entre elle et la communauté qu'entre la communauté et l'É-
glise. D'une certaine façon, elle déterminait le contour de la communauté prise avec
elle et faisait un peu halte au Carmel, alors que saint Ignace, dès qu'il avait, pour le
compte de Dieu, commencé à vouloir la communauté, bien que cette communauté fût
très différenciée, ne l'a jamais envisagée devant Dieu séparée de l'Église. La petite Thé-
rèse n'a jamais choisi dans le monde. Souvent, au couvent, elle se trouvait proche d'un
choix devant Dieu et souvent ce choix concernait une préoccupation commune ou une
partie de sa mission dans la communauté, et elle déterminait alors cette partie. Là où
elle aimerait vivre toutes les formes du martyre pour les intégrer toutes dans sa mis-
sion d'amour, elle choisit fortement : elle force un peu Dieu à la voir dans la forme de
mission qu'elle a choisie. Et elle eût été à vrai dire étonnée si, subitement, Dieu avait
eu pour elle, Thérèse Martin, un quelconque projet, plutôt qu'avec la « petite Thé-
rèse » dans sa mission ; si, par hasard, il avait plu à Dieu de lui faire découvrir une im-
perfection qui eût été tout d'abord sans relation démontrable avec sa mission conven-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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tuelle ou ecclésiale. Là où elle veut être une balle de jeu, elle ne choisit pas, malgré le
choix apparent. Elle se tient là avec son amour pour le Seigneur et il est absolument
sans importance pour elle, sur le moment, que le Seigneur lui demande cet amour, qu'il
veuille ou qu'il dédaigne autre chose, dans l'Église ou sans Église, dans la communauté
ou sans communauté. Mais c'est une des dernières fois qu'elle est ainsi.

Le prêtre
Celui qui veut être prêtre a déjà trouvé Dieu et, dans une rencontre personnelle, lui
a offert sa vie. Certes, il avait avant tout la volonté de servir Dieu dans une forme qui
soit à la fois ministérielle et personnelle. Mais celui qui n'a pas encore fait l'expérience
du ministère peut globalement proposer ses services pour cela, il ne (p. 229 :) voit ce-
pendant pas exactement de quelle manière sa personnalité s'adaptera au ministère et,
dans le ministère, se conformera à Dieu. Il sait que c'est le même Dieu qui rencontre
l'homme dans le ministère et dans ce qui lui est personnel, mais, du fait de l'incorpo-
ration dans le ministère, cette rencontre prendra un autre visage. Il ne peut donc pas
discerner d'avance comment s'effectuera sa rencontre future avec Dieu. Celui qui reste
dans la vie privée, rencontrera toujours Dieu comme un particulier (avec tout ce que
renferme la vie ecclésiale, sa communauté, la rencontre avec le Seigneur dans les sa-
crements) ; la portée de sa forme de rencontre est moindre. Dieu restera libre de se ré-
véler à lui de telle ou telle manière ; mais ses révélations s'effectueront toujours dans
un certain cadre personnel. Le fruit de la rencontre ira à l'Église, mais c'est toujours
l'individu 3 qui reçoit au moment de la rencontre, même s'il a une mission à part et, par
la connaissance qu'il a de luimême, possède un certain contour des rencontres pos-
sibles. Ce cadre saute pour quelqu'un dans un ministère. Ce qui est personnel et ce qui
relève du ministère s'intègrent pour former quelque chose de nouveau : à savoir le sa-
cerdotal, et même là où les deux éléments semblent apparaître indépendamment, ils
restent dépendants l'un de l'autre. Meilleur est le prêtre, plus il sera ministériel dans
ses rencontres personnelles avec Dieu. Non pas dans le sens d'un amoindrissement de
sa vie intérieure, mais de telle sorte que lorsqu'il est prêtre devant Dieu, Dieu ne peut
pas lui faire de plus grand plaisir que de le voir dans son ministère et ne l'en séparer
jamais complètement, même là où il s'agit de transformer ce qu'il a de plus personnel,
d'indiquer des voies très personnelles qui devront enrichir son ministère. Il y a dans
le ministère quelque chose d'irréductible, dans la mesure où cela relève de la loi ec-
clésiale ; mais c'est également un don du Seigneur. Le Seigneur qui a vécu sa vie de
façon parfaite devant le Père, avec comme tout homme une personnalité marquée, a as-
sumé en même temps le premier ministère ecclésial dans la Nouvelle Alliance, qui
consistait à sauver le monde. Il l'a bien sauvé selon son enseignement, mais (p. 230 :) son
enseignement comme sa personnalité était toujours devant le Père et se trouvait, par
l'acceptation permanente de la volonté du Père, dans un état constant de vitalité : en
s'offrant et en étant reçu, en grandissant et en se développant. Certes non pas que le
Seigneur formait son ministère suivant sa personnalité, mais plutôt qu'il formait son
empreinte personnelle d'après son ministère. Mais son ministère n'était finalement en-
__________
3. Sont visés tous les laïcs dans l'état mondain. Les religieux sans ministère se trouvent dans une
sorte de position intermédiaire. Pour eux, la règle tient lieu de ministère. Dieu en fait le nouveau
cadre d'une rencontre au-delà de la personne.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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core une fois que l'expression de son amour pour le Père, expression en même temps
de sa possession de l'Esprit et donc de l'émission de l'Esprit en commun avec le Père.
C'était, d'une certaine manière, une continuation sur terre de ce qu'il avait fait éter-
nellement au ciel : émettre l'Esprit ensemble avec le Père. Et, comme au ciel déjà, cet
Esprit était une sorte de règle de la vie personnelle du Père et du Fils, il devient, pour
le Fils fait homme, principe du ministère. Continuellement, l'Esprit descendait sur le
Fils incarné qui, continuellement, l'accueillait en lui pour en même temps, sans cesse,
le produire en union avec le Père. Et, de cette façon, le ministériel en lui participait à
son propre et éternel « venir-du-Père » et « retourner-au-Père » et possédait, par son
imbrication dans ce mouvement, la participation à tout ce qui était personnel au Fils
et, par lui, au Père, et finalement aussi à l'Esprit Saint. Par conséquent, chez le Fils fait
homme, ministère et Personne étaient inséparablement liés. Mais, parce que le Sei-
gneur a voulu donner son ministère à son Église, parce qu'il devait donc devenir trans-
missible et imitable – non seulement pour les premiers disciples, mais pour tous ceux
qui viendraient par la suite –, il lui donna, dans l'enseignement de la Nouvelle Al-
liance, un caractère, une loi. Et, en même temps, le ministère devait rester à ce point
personnel que celui qui s'offrait au Seigneur pour son service parfait retrouverait dans
le ministère même l'amour du don de soi. Le ministère vécu devait être en mesure
d'unifier en lui la rigidité de la loi avec la mobilité de l'amour du Seigneur et de l'amour
du prêtre pour le Seigneur.
Le prêtre qui débute connaît la corrélation entre le ministère et la personne, donc
également les moments personnels inhérents au ministère. S'il persévère dans cette
connaissance, ses rencontres avec Dieu demeurent toujours vivantes. Mais pour cela,
il doit également demeurer dans l'état de celui qui s'offre complètement et (p. 231 :) qui
est constamment accepté. Dès qu'un prêtre s'imagine être arrivé et considère comme
durablement réglée sa relation à Dieu, dès qu'il croit en avoir terminé avec Dieu, parce
qu'il suppose que Dieu en a terminé avec lui, dès qu'il pense avoir sacrifié tout ce dont
il était capable ou ce qui était exigé de lui, alors le ministère se réduit à la lettre. La
personnalité se ramasse sur elle-même, au lieu de se laisser pénétrer par le ministère,
il se crée un fossé entre les deux, la fécondation réciproque s'arrête, la personne se ra-
bougrit et le ministère se fige.
Le Fils qui, de toute éternité, se propose au Père pour l’œuvre de la rédemption,
reste aussi éternellement dans cette proposition. Dans sa résolution prise de toute éter-
nité (qui demeure aussi dans un jaillissement continuel dans le temps de son incarna-
tion) il est révélé que Dieu le Père accepte sans cesse le Fils, parce qu'il se met sans
cesse à disposition. Et, depuis 1a croix, le Fils s'offre sans cesse aux hommes dans l'Eu-
charistie, c'est la raison pour laquelle les hommes peuvent rester sans cesse dans la ré-
ception de l'Eucharistie. À cet endroit – où le Fils, constamment accepté par le Père,
s'offre constamment aux hommes – ce qui est personnel dans le ministère du prêtre
prend sa source. Cet endroit désigne le point central de sa présence devant Dieu.
Aussi longtemps que se tenir devant Dieu était quelque chose de purement person-
nel, le temps et le lieu pouvaient dépendre de la volonté de celui qui priait : il décidait
de se retirer à tel moment à tel ou tel endroit. Dans le ministère sacerdotal, il ne peut
éviter de se mettre devant Dieu à la consécration et à la communion. Il offre le Fils au
Père et, en offrant l'hostie, il est lui-même offert. Offert pour assumer le ministère du
Fils dans les limites de l'ecclésial. Et inversement, c'est à lui que le Fils est offert dans

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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la communion et il le reçoit comme tout autre chrétien le reçoit. La tension entre ces
deux moments représente sa place exacte devant Dieu. Certes, en cela, le ministère est
prépondérant, mais uniquement parce qu'il s'est personnellement offert pour cela au
Dieu trinitaire. Sa personnalité est comme contenue dans le ministère et cette inclu-
sion de la personnalité dans le ministère est pour les prêtres qui ne cherchent plus
Dieu personnellement, parce qu'ils ne veulent pas le trouver, (p. 232 :) la bouée de sau-
vetage. Par amour pour le Fils, Dieu leur donne la possibilité d'exercer malgré tout leur
ministère de façon centrale au cours de la sainte Messe, une grâce qui est contenue
dans le signe sacramentel ineffaçable. La prépondérance du ministère, dans ce moment
central, est également visible quand le prêtre, ensuite, distribue ministériellement la
Sainte Communion. Dans la Communion se trouve toute la splendeur de la rencontre
personnelle, mais ce qui rend heureux reste contenu dans le ministère, dans la célé-
bration objective de la Messe. (Comme des amants qui exécutent ensemble un ouvrage
et qui, au cours du travail, se donnent une manifestation d'amour qui n'interrompt pas
le travail). Parce que la communion personnelle du prêtre s'effectue dans l'exercice du
ministère, il y a pour lui, dans ce moment-là, comme quelque chose qui le soulève à
travers ce qui est personnel et le porte dans le divin. L'effet produit par sa présence
personnelle devant Dieu, dans la communion, vit à ce point de la présence du Fils de-
vant le Père, du don et de l'acceptation réciproque entre le Père et le Fils, qu'il n'est
plus à même de mesurer ce qui s'y passe de personnel. Il serait tout au plus pensable
qu'un laïc puisse cerner quelque peu sa présence devant Dieu. Il pourrait dire par
exemple : « Cette rencontre m'a apporté tel ou tel fruit » et ce qui ne peut être mesuré
serait alors le reste, qui est inestimable parce que Dieu est plus grand. Chez le prêtre
et pour sa présence devant Dieu dans la communion, toute possibilité d'une telle éva-
luation personnelle est supprimée. Dès que ce qui est personnel est ressenti, cela dé-
passe aussitôt la sphère personnelle et débouche dans le don de soi. Cela n'exclut pas
que le prêtre puisse également « vivre » au maximum la communion. Mais ainsi ce
qu'il y a de plus intérieur n'est pas saisi : cela est au-delà du ministère et de la per-
sonne du prêtre ; cela n'est nullement impersonnel, c'est suprapersonnel, tellement
personnel qu'on ne peut l'enfermer dans les limites de la personnalité créée, mais que
cela renvoie dans l'infini-personnel de Dieu.
La première fois qu'Adam vit la femme, ce fut pour lui une incroyable surprise : il
n'était plus seul. Tout d'abord, il ne voit pas en elle une copie de lui-même mais – bien
qu'elle soit tirée de lui – le premier être humain. Certes, dans sa figure, il reconnaît
beaucoup de choses, comme les mains et les pieds, le visage. Mais, avant (p. 233 :) tout,
il voit l'ensemble de l'humanité, un homme total qu'il ne connaît pas, bien que lui aussi
soit un homme. Il en est infiniment surpris. S'il n'était pas tombé dans le péché, cette
surprise, serait revenue proprement à chaque rencontre. Leurs relations ne se seraient
jamais émoussées. Toute réunion eût été nouvelle, un accomplissement inattendu. Et
ce premier état de l'homme concordait avec l'image authentique du Dieu trinitaire qu'il
était. En dépit de toute connaissance et de toute expérience, l'éternelle présence du
Fils devant le Père est éternellement nouvelle et éternellement autre. Car, par l'amour
et le don de soi, la divine délicatesse de la relation persiste éternellement et se renou-
velle éternellement en elle-même. Et l'échange divin des deux dans l'Esprit Saint est
comme une éternelle communion du Dieu un dans les trois Personnes. Communion de
l'étonnement, car chaque accomplissement est divinement accomplissant et accompli.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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Et chaque fois qu'on est comblé plus par les autres on s'ouvre aussi plus aux autres,
comme un vase qui déborde sans mesure. Le prêtre, à la communion de la sainte
messe, ressent quelque chose de cette loi de l'être des Personnes divines par-delà toute
mesure propre. Il le ressent d'autant plus personnellement qu'il est plus dépersonna-
lisé, de façon d'autant plus différenciée qu'il est plus indifférent, il est d'autant plus
comblé qu'il se présente plus nu et les mains vides devant l'hostie. Au moment de la
communion, sa personne masculine, bien qu'il se trouve à l'autel, est élevée au-delà de
l'autel, en rapport avec les dimensions invisibles de l'hostie qu'il reçoit et qui contient
le Fils devant le Père et l'Esprit Saint, dans une rencontre trinitaire. Il est admis à par-
ticiper à un accomplissement sans fin. Il le sait avec son esprit et son âme, comme sur
de hautes montagnes on se remplit les poumons avec un air qui n'a jamais été utilisé,
jamais été respiré, dans une atmosphère infiniment vaste, dont on ne peut absorber
qu'une infime partie et qu'on ressent néanmoins comme totale. Et ce n'est pas un évé-
nement qui relève des sens ; le prêtre a une participation céleste, qu'il le sente et
l'éprouve ou non, qu'il soit dans un état de réconfort ou de sécheresse.
Lorsque le prêtre, en dehors de la messe et de son ministère, cherche la face de Dieu,
il préférera le faire comme il y était habitué avant son ordination. Il éprouve le besoin
d'être simplement un (p. 234 :) homme et de se trouver en présence de Dieu dans la re-
lation d'un individu qui se fonde sur son existence privée d'autrefois. Il y a en lui une
sorte de lassitude du ministère qui n'est pas principalement d'ordre corporel, mais spi-
rituel, parce qu'il sent, à constamment « prendre, pour donner », combien la force sort
de lui, de la même manière qu'elle lui est rendue dans la Messe, avec un caractère tou-
jours plus ministériel. Et il ne doit pas se laisser absorber totalement par le ministé-
riel ; dans le ministère aussi il doit rester la personnalité qu'il est. La force qu'il reçoit
de la communauté et de sa prière et de ce qu'il dispense lui-même dans son ministère,
concerne avant tout son ministère et ce qu'il est comme ministre. C'est pourquoi, ce
qu'il cherche dans sa petite chambre silencieuse ressemble à ce que le Fils cherchait
dans sa prière au Jardin des Oliviers, quand pour la dernière fois il se présentait de-
vant le Père en quelque sorte comme un individu, comme quelqu'un de privé, avant
d'entrer dans le pur ministériel de la croix. Dans sa solitude avec Dieu, le prêtre res-
sent journellement quelque chose de cette dernière fois, pour y trouver la force de por-
ter la croix du ministère et de bien répondre à sa charge. Pour cela, le Fils remonte jus-
qu'à la décision céleste de la rédemption, à son offre éternelle. Et il offre encore tout,
maintenant que sa volonté n'est plus avant tout divine mais prend de plus en plus la
coloration purement humaine et qu'il peut mesurer, avec sa volonté humaine, de quel
poids pèsera le ministère de la croix. Ainsi, le prêtre remet sa volonté – sa volonté per-
sonnelle et en même temps ministérielle – dans les mains du Père, en remontant à
l'acte du don de soi de son ordination, alors qu'il ne possédait pas encore le ministère.
À l'égard de sa femme, Adam était aussi bien personne que ministère : personne
comme être humain, ministère comme médiateur de Dieu. Et le Christ, lui aussi, est
ministère et personne : personne dans sa vie parmi les hommes, ministère comme mé-
diateur du Père. Et le prêtre, au travers de lui, est ministère et personne. Mais tous les
trois doivent remettre cette dualité entre les mains du Père, pour qu'il établisse tou-
jours plus l'unité dans une correspondance qui soit claire, harmonieuse et vivante.
Dans le ministère, le renoncement à ce qui est personnel n'est pas fait une fois pour
toutes ; l'homme doit pouvoir offrir chaque jour à Dieu une personnalité, (p. 235 :) afin

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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que le renoncement pour le ministère conserve sa fraîcheur. Le renoncement doit tou-
jours être un acte. Pas plus qu'on ne peut, pour demeurer vierge, se laisser émasculer,
pas plus on ne peut devenir impersonnel pour être ministériel. Lorsque le Fils renonce
à sa figure de Dieu, sans cesser pour autant d'être divin, lorsqu'à la croix il renonce à
sa figure d'homme, sans cesser pour autant d'être un homme, s'il présente ainsi le
double sacrifice et du Fils de l'homme à sa divinité et du Fils de Dieu à son humanité,
alors sa ministérialité comme médiateur, même son unité comme Homme-Dieu, est éta-
blie sur un double renoncement. Son unité repose sur une indifférence qui est le con-
traire de l'apathie, c'est-à-dire obéissance et don de soi toujours prêt. Le prêtre aussi,
se tenant devant Dieu, doit renoncer, au profit du ministère, à ce qui lui est personnel
et inversement comme personne devant Dieu, aux privilèges de sa ministérialité, pour
que Dieu le prenne sans ménagements comme individu et le transforme. C'est comme
homme dans son entier qu'il doit être un homme offert.

Le croyant
Au chrétien ordinaire, toute l'échelle des possibilités dans la prière est offerte : de-
puis la prière en toute solitude à la prière avec toute la communauté. Et cela en tout
lieu et en tout temps. Néanmoins, le croyant prie d'ordinaire d'une façon étroitement
déterminée ; il effectue une très petite sélection de prières et s'y maintient jusqu'à la
mort. La plupart du temps, il n'arrive pas à se faire à l'idée que la grâce de Dieu est
plus importante que sa propre façon de voir et ses préférences et que le projet que Dieu
voudrait réaliser en lui est infiniment plus grand que le programme mesquin qu'il s'est
bricolé pour son horaire quotidien. Et très souvent, sa vie en famille, au travail, dans
sa profession, lui paraît avoir tellement de poids qu'il la reprend continuellement dans
sa prière avec tous ses faits concrets, dans la crainte toutefois que Dieu ne lui en retire
la conduite et ne la modifie. D'une certaine manière, il ne se fie pas totalement à Dieu
pour la conduire. Si, dans la solitude, sa prière est souvent tellement incolore, c'est
avant tout parce qu'il est rare qu'il s'ouvre à Dieu et (p. 236 :) se mette à sa disposition,
qu'il a rarement la volonté de rencontrer Dieu dans une complète nudité, qu'il consi-
dère en général qu'il est suffisant de présenter à Dieu ses idées et ses demandes et sup-
pose tacitement qu'elles sont conformes au point de vue de Dieu. Et si Dieu ne bouge
pas dans le moment, il prend la chose comme un signe d'assentiment.
Se tenir devant Dieu dans la foi signifierait, en vérité, présenter rapidement sa vie à
Dieu, s'en libérer ensuite et tenter de se trouver devant lui ouvert à tel point qu'il
puisse se montrer et se révéler lui-même. Le contempler, lui et non pas soi-même. Ne
pas donner aux mots dont on se sert le sens acquis, mais celui qu'ils avaient à l'origine
en Dieu de façon première. C'est peut-être ce qu'il y a de plus difficile pour le croyant
que de se trouver réellement dans la foi, devant Dieu et non pas comme un homme de
ce monde, un homme bourré de ses représentations et de ses projets à lui. Le saint veut
ce que Dieu veut. C'est là sa définition. Il se précipite toujours à nouveau dans l'abîme
de Dieu. Le prêtre y est constamment poussé : par son ministère, par l'attente des
hommes et un peu aussi par les nombreuses prières qu'il doit réciter. Pour le croyant
ordinaire, la prière est laissée à sa libre appréciation qui, la plupart du temps, n'est
plus libre, parce qu'il est tout empêtré dans les choses de ce monde. S'il essaye tout de
même, il voit immédiatement tout ce que Dieu a à lui dire, comme les difficultés qu'il

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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voyait si grandes et si durables se transforment, comme tout bouge et trouve une so-
lution. Lorsqu'il prie vraiment dépouillé, il reconnaît que Dieu a un projet sérieux pour
lui. Peut-être le voit-il même plus vite que le saint et le prêtre, car Dieu tient compte
de ses difficultés et vient à sa rencontre. L'élève moyen, lorsqu'il se donne à fond, ob-
tient plus vite les louanges que l'élève doué.
Voilà un homme qui vit sa vie avec des souvenirs, avec son éloignement de Dieu par
le péché ; et lorsqu'il se donne la peine de penser à son passé, il sait qu'il s'est trouvé
de temps en temps devant Dieu, qu'une fois il a cherché à faire une promesse, qu'une
autre fois il a fait l'expérience d'une grâce particulière, qu'une autre fois encore il a
vécu l'exaucement d'une prière. Mais entre ces points, il y a eu constamment l'éloi-
gnement de Dieu. Et il faut une (p. 237 :) résolution, un acte de volonté pour retrouver
Dieu avec plus qu'une pensée fugitive ou une phrase lancée en l'air, une pseudo-prière,
pour aller véritablement jusqu'à la rencontre de Dieu avec le désir de le laisser faire en
tout.
Dans son ministère, le prêtre a tellement à faire avec Dieu et avec les choses divines
que, pour cette raison déjà, il doit s'abandonner, retourner à la prière. Il a un crédit de
grâce auprès de Dieu et Dieu le fait revenir plus vite. Le laïc doit peut-être s'efforcer
davantage pour parcourir la distance plus longue allant de sa vie quotidienne à Dieu.
Si le danger pour le prêtre est de prier par habitude, pour le laïc, il est de ne plus prier
et de perdre ainsi de vue le chemin vers Dieu.
Il existe également des tensions dans la vie de prière du laïc : tensions entre la per-
sonnalité et la communauté, où la communauté est tantôt personnifiée par l'Église sur-
naturelle, tantôt également par les liens naturels dans le monde. C'est ainsi qu'un
croyant peut sentir la forte tension entre sa vie de prière privée et une vie profession-
nelle avec des incroyants ; et la nécessité d'être chrétien précisément dans ce milieu
l'oblige à une prière particulièrement intense. Pour vivre et agir en chrétien, il doit
constamment se nourrir de la force de sa prière. La tension entre le christianisme et le
monde doit constamment donner de la tonicité à sa prière. Devant Dieu, dans sa petite
chambre, il se sent à l'aise ; cela change lorsqu'il sort, lorsqu'il entre en conversation
avec son entourage, dans lequel il décèle peut-être bien peu de traces de la grâce. Il
doit redoubler de force pour y rayonner, pour y faire entrer le fruit de ses prières.
En plus, le saint connaît sa place exacte. La petite Thérèse est au Carmel, dans une
mission bien définie, qu'elle séjourne en France ou qu'elle soit envoyée dans les mis-
sions. La grande Thérèse qui fonde ses couvents croit, dur comme fer, qu'elle fait ce
que Dieu attend d'elle. Le curé d'Ars doit être dans son village et toute tentative de fuir
au couvent le ramène sans discussion. De même le prêtre et le religieux savent de par
leur ministère et leur règle où se trouve leur place. Cette sécurité bien précise manque
au laïc, parce que le cadre d'un ministère ou d'une règle lui manque. Il est quelque part
dans le monde, à un endroit qui par rapport à sa foi (p. 238 :) est un peu dû au hasard.
Sa prière contiendra donc une certaine tension personnelle de recherche. Certes, il a
bien une sorte de « mission », mais de manière qu'il peut en partie la choisir et la for-
mer lui-même, l'arranger un peu selon ses possibilités. Le saint est nu et doit l'être. Le
prêtre a son habit. Le laïc peut tailler son costume suivant la mode. Le saint est celui
qui est le plus fortement encadré : il doit à tout prix demeurer dans son domaine. La
rigueur de son cadre est encore plus prononcée que pour le prêtre. Une voie comme la

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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nuit de saint jean de la Croix, les obscurités de la petite Thérèse, les luttes avec le
diable de Jean-Marie Vianney sont des voies tout à fait personnelles et uniques, que le
saint ne parcourt pas sans liberté, sur lesquelles sa coopération est attendue, mais des
voies sur lesquelles il devient ce qu'il doit devenir, lui et personne d'autre. Et la voie,
la mission, l'obligation sont tellement objectives que le saint doit les suivre et les réa-
liser à tout prix, même au prix de sa vie, comme une mère qui enfante offre sa vie pour
sauver son enfant, si c'est nécessaire. Le chrétien ordinaire qui ne possède pas de mis-
sion aussi précise n'est pas poussé à cette ultime résolution. Comme laïc dans le
monde, il peut faire bien des choses pour plaire davantage à Dieu. Il peut améliorer sa
vie spirituelle de bien des façons, prier davantage, faire différentes choses pour avan-
cer. Ce que fait le saint n'est pas révocable, car cela fait partie d'une mission irrévo-
cable. Et lorsque quelqu'un vient dire à son confesseur qu'il lutte désespérément avec
Dieu, alors il faut voir si on n'est pas en présence d'une mission.
Même la position du laïc par rapport à l'Église est quelque peu vague. Certes, il a sa
place bien définie : il est membre de l'Église et il y a sa position comme laïc. Mais cette
position n'a pas de contours très précis. Il peut arriver que certains laïcs aient une
orientation particulière (saint Paul attribue également des charismes aux laïcs) suivant
les besoins de l'Église. Les missions des saints sont réparties par l'Époux. Mais il y a
aussi des missions de l'Église qu'elle confie en tant qu'Épouse : des tâches personnelles
au sein de la communauté. L'Église actuelle l'a grandement désappris. À la place des
charismes personnels, elle a institué des associations qui tendent au nivellement.
Lorsque cela se passe bien, l'Église sait qu'elle n'a pas affaire à des gens qui refusent
de servir, (p. 239 :) mais à des chrétiens qui ont la volonté de prendre une responsabi-
lité personnelle. Aussi dans la répartition des tâches devrait-elle les accorder en
quelque sorte avec les missions des saints qui lui ont été donnés par Dieu. S'il y a un
saint ayant reçu le don de la guérison, d'autres doivent travailler à lui amener digne-
ment les malades. Il s'agirait en somme d'une bonne répartition des charges. Et le
prêtre se tiendrait comme médiateur entre celui qui a reçu une mission et le laïc et, en
vertu du ministère reçu, il formerait, répartirait et construirait la communauté.
Parce que le chrétien possède une position flottante dans l'Église – bien que la com-
munauté ait une structure solide –, toutes ses prières et ses bonnes œuvres et ses idées
sont rapidement reçues de façon imperceptible. Il ne peut avoir aucune vue d'ensemble
sur ce qui se passe avec sa prière et son action. Il ne connaît même pas la place qu'il
occupe dans la prière, le lieu où il est placé en Dieu. Une comparaison avec Adam le
met bien en évidence. Dieu a parlé avec Adam au Paradis. Mais pas de façon sensible
et perceptible comme plus tard à travers le Fils incarné. Il avait mis sa parole au fond
d'Adam, et Adam se trouvait en union avec Dieu dans une sorte d'ingénuité et d'in-
conscience qui ne devait plus jamais exister après la chute du péché. Le laïc se meut
sur une ligne entre l'Adam qui a péché et l'Adam qui n'a pas péché. Il part de l'Adam
pécheur, pour parvenir au fond à ce qui se trouve en arrière, derrière lui. Mais ce but,
il ne l'atteindra jamais totalement sur terre. Bien que le Dieu trinitaire se soit ouvert
et qu'il ait envoyé le Fils sur terre pour parler de nouveau avec Adam, la chose lui de-
meure inaccessible. Le premier Adam n'avait pas écouté la parole en lui. Le deuxième
Adam, qui est Dieu, a tous ses sens tournés vers Dieu, de sorte qu'il peut devenir pa-
role exposée : parole perceptible par les sens, placée devant l'homme plongé dans les
sens et qui, dans l'hostie, accomplit le miracle d'être, de manière spirituelle, chair per-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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ceptible par les sens également pour les générations à venir. C'est l'éternelle bien-
veillance de Dieu qui s'approche du pécheur comme parole devenue perceptible par les
sens. Et il va de même au-devant de lui, quand il efface dans le baptême le péché ori-
ginel, raccourcissant ainsi le chemin en retour jusqu'à l'Adam sans péché. Adam avait
effectué tout le chemin depuis la parole de Dieu jusqu'au péché (p. 240 :) accompli qui,
déjà, se trouvait accompli potentiellement en lui, lorsqu'il avait négligé de prendre la
ferme résolution de ne pas pécher. Ce n'est que la femme séductrice qui pouvait l'ame-
ner à se décider pour quelque chose quand, séduite par le serpent, elle fit entrer sa
non-décision dans son péché, se décidant au fond à sa place. Et comme Adam s'est da-
vantage décidé en Ève qu'en lui-même pour le péché, ainsi il se décide dans le Christ
pour sa conversion et pour la foi. Il se trouve en suspens entre Ève et le Christ, sans
que cela puisse être un état stable, mais un tiraillement entre des résolutions con-
traires. Mais, pas plus qu'il ne voit qu'il a facilité la séduction d'Ève par sa non-déci-
sion, il ne voit pas non plus qu'il devrait suivre le Christ par une décision entière et
choisir ce que le Christ a choisi. Il cherche toujours, à partir d'impossibles situations
intermédiaires, à revenir à la situation d'Adam avant le péché, alors qu'elle est inac-
cessible sur terre ; mais la conscience de la gravité de sa situation lui est enlevée. Un
retour au Paradis est déjà impossible du fait que ce qui était une sorte de ministère
dans l'Adam sans péché a été précisé et, pour ainsi dire, élucidé après le péché dans le
caractère formel de l'institution ecclésiale. Même le prêtre le plus naïf ne pourra plus
jamais avoir la naïveté paradisiaque (à laquelle aspire vainement le laïc). Le prêtre et
le religieux ont choisi dès le début. Adam était celui qui ne choisissait pas. Le laïc reste
quelque part en suspens. Ève aurait dû se trouver à la place où se trouve à présent le
baptême : elle aurait dû arrêter le glissement dans le péché, empêcher le contact
d'Adam avec le serpent. À l'opposé d'Ève se trouve Marie qui accueille en elle la Parole
incarnée, comme Adam a accueilli la parole du serpent.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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VIII

NATURE & GRÂCE

1. Exercice et don de soi


On commence à prier correctement lorsque la foi devient importante et la fréquen-
tation de Dieu un véritable besoin. Le sens de la prière s'ouvre et on cherche à la faire
pour que s'accomplisse ce sens. La prière n'est plus un temps que l'on remplit rapide-
ment les yeux fixés sur la montre, mais un point central vers lequel s'incline le temps
avant et après. Il y a une préparation et une répercussion de la prière, comme une pas-
serelle pour franchir les temps entre la prière proprement dite. C'est la raison pour la-
quelle la compréhension du sens objectif de la prière est importante pour celui qui n'a
pas encore l'expérience de la vie de prière. On s'examinera pour connaître ce qu'on
possède déjà de ce sens, mais aussi ce qu'on en a déjà mis dans sa prière. Non pas en
cherchant à analyser en détail la grâce de Dieu, à se rendre conscient de ses réponses
et de ses effets, surtout pas par la contemplation de sa propre prière. On se mettra plu-
tôt devant les yeux la grandeur et l'étendue de la prière pour lui-même et on y lira à
quel point on est loin d'en mesurer la portée et dans quelle direction on doit spéciale-
ment faire des efforts pour se changer. Dans la prière aussi, bien des choses sont don-
nées par un approfondissement de la connaissance de la foi. On reconnaît à quel point
on a négligé jusqu'à présent la fréquentation de Dieu. On voudrait mieux faire. La nou-
velle connaissance conduit à une nouvelle conformité à Dieu dans la (p. 242 :) prière ; et
ce passage de la connaissance à l'accomplissement de la prière est essentiel pour la foi.
L'adaptation est celle de la nature humaine au Dieu surnaturel. On ne cherchera pas à
se mettre devant Dieu, avec ses dispositions personnelles et sa capacité de com-
prendre, comme devant un objet à examiner, mais dans un état d'esprit qui aspire à
s'abandonner et qui, comme tel, est déjà un début du don de soi. Et on méditera que
c'est déjà un effet de la grâce divine de diriger son esprit vers Dieu et de le contempler.
Que penser à lui repose déjà sur une influence objective de sa révélation. La simple rai-
son peut réfléchir de manière très profonde sur Dieu mais, la plupart du temps, elle ne
fait ainsi que créer une nouvelle distance par rapport à lui et, dès lors, fait obstacle, au
lieu de se contenter de cette simple chose : que Dieu est avec moi, qu'il m'accepte et
qu'il m'est permis de l'accueillir. Assurément, celui qui prie n'est pas, pour ainsi dire,
hypnotisé par Dieu ; il devient plus libre parce que Dieu est tellement proche et que
ce qui est fait avec Dieu est mieux fait et plus riche. Il y a une union et une coopéra-
tion qui élargissent l'horizon de l'homme et sa liberté. Lorsque deux artistes travaillent
ensemble à une même œuvre, ils ne se contrarient pas, mais chacun crée un espace
pour l'ouvrage de l'autre qui le met plus en valeur : le tabernacle de l'orfèvre « agit »
dans l'espace de l'église de l'architecte. Tous les deux travaillent dans une relation de
confiance qui repose sur une volonté commune et un amour commun porté à l’œuvre.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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Ainsi, il existe une relation de confiance entre Dieu et l'homme. Dieu ne domine pas
l'homme, ne l'écrase pas comme étant « l'Absolu ». Pour l'homme, il est aussi une aide
à sa liberté. L'homme peut l'inviter et lui demander de le former à ce qui est juste. La
plupart du temps, les protestants se méprennent sur ce rapport; ils se représentent
Dieu comme une fascination sous laquelle on tombe et dans laquelle Dieu seul agit.
L'homme ne doit cependant pas entrer dans la prière en s'imaginant que deux par-
tenaires (égaux en quelque sorte) se rencontrent. Ce n'est qu'à l'intérieur de la prière
que doit apparaître chaque fois la bilatéralité et la coopération. On se présente tout
d'abord comme créature devant le Créateur : comme créature qui n'est pas Dieu, qui
est infiniment différente de Dieu, mais qui provient néanmoins (p. 243 :) de Dieu, dont
tout l'être n'existe et ne se comprend que par Dieu, qui ne se présente pas devant Dieu
comme devant une pieuse idée, mais comme devant la plus haute réalité, devant la-
quelle elle doit se montrer dans tout son dénuement et sa transparence. À cet instant,
la pensée d'une coopération recule aussi loin qu'il est possible. Même si la préparation
à la prière en rendait proche la pensée et la réclamait pour y parvenir, dans la prière,
à présent, elle doit être suspendue, pour ne se reformer qu'après la rencontre avec
Dieu: à partir du face à face évident de Dieu et de la créature. Dans la prière il faut
avant tout que Dieu grandisse et que je diminue pour le laisser devenir tout en moi et,
dans le face à face, je ne peux pas pousser Dieu en arrière, pour me faire ressortir moi.
Cela fait cependant partie de l'honnêteté que je sois un instant devant lui comme un
je. Au début il faut peut-être faire un effort pour se libérer du monde et apparaître nu
devant Dieu, jusqu'à ce qu'on ait pris l'habitude de prier. Mais cela également, il faut
s'en acquitter une fois : je dois me présenter devant Dieu. Plus tard, ce sera facile et
spontané. Cette nudité renferme aussi la garantie que, pour les décisions importantes
à prendre dans la prière, on n'influera pas sur le fruit de la prière par sa volonté propre,
mais qu'on le recevra purement de Dieu.
Cette séparation, qui conduit à la nudité devant Dieu, exige qu'on se libère de tout
ce qui nous meut spirituellement et qui pourra être de nouveau plus tard le contenu
de la prière. Toute prière est une conduite que Dieu prend en charge dans le dialogue
de la prière et, comme c'est Dieu qui conduit, celui qui prie ne peut pas fixer le sujet.
De toute façon, il n'est pas certain que Dieu prenne le sujet que celui qui prie porte de-
vant lui et qu'il lui propose en quelque sorte. Peut-être a-t-il une préoccupation qu'il
souhaite porter devant Dieu, mais Dieu laisse tomber le sujet et en introduit un autre,
sans que la moindre dissipation ait pu se produire. De la même façon, il peut arriver
que Dieu modifie la manière de prier (s'il ne s'agit pas d'une prière orale prescrite) :
on s'était proposé de prier oralement et Dieu demande une contemplation. Celui qui
prie se confiera à Dieu au point de se laisser conduire. (p. 244 :)
Toutes les voies surnaturelles (extra-ordinaires) de la prière ont, là aussi, leur ori-
gine. Elles n'ont pas d'autre condition préalable que la parfaite indifférence dans la
prière. Celui qui veut lui-même donner une forme à sa prière, celui qui décrète, à
l'avance, ce qui peut et ce qui ne peut pas s'y produire, contraint Dieu dans ses propres
voies et Dieu ne peut rien opérer de surnaturel. Si l'on cherche, au contraire, à être prêt
à tout, alors Dieu modèle comme il le veut celui qui prie. Plus on fait de projets, plus
on enlève de possibilités à Dieu. Pour celui qui veut se contenter de ce qu'il a effectué
et expérimenté lui-même dans sa vie de prière jusqu'ici, la prière est davantage un sou-
venir qu'un présent ou un futur. Tout arrangement personnel de la prière qui ne se re-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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lativise pas et ne s'abandonne pas en Dieu, constitue des œillères qui empêchent de re-
garder Dieu. Par contre, à celui dont le regard est véritablement ouvert sur Dieu, Dieu
révélera de nombreuses formes et variations de la prière.
Il arrive souvent qu'en préparant la prière, le débutant en comprenne le sens et y pé-
nètre avec zèle. Et pendant qu'il s'efforce à le faire, le sens s'échappe. Il a attendu
quelque chose qui n'est pas venu. Il croyait saisir quelque chose qui, au cours de la
prière, est devenu incompréhensible. Subitement, la prière montre une sorte de vide,
même de l'ennui, et il pense presque devoir regretter d'y avoir consacré autant de
temps. Un fossé s'ouvre entre la préparation et l'exécution. Ce phénomène n'est pas ce
que l'on nomme « sécheresse », mais provient d'un manque de sûreté. Le tout avait été
saisi trop intellectuellement. Celui qui prie ne voulait pas consciemment faire des
prescriptions à Dieu, mais il s'étonne tout de même à présent que Dieu ne réponde pas
à ses attentes inconscientes. Il ne voulait pas prévoir et, cependant, spéculait d'avance
en secret sur ce qui devait arriver. Le mieux pour lui dans ce cas, c'est de recourir à
des prières toutes simples qui, d'ordinaire, lui plaisent, à des prières orales qui
contiennent des choses qui, déjà en les prononçant et en y pensant, apportent un sti-
mulant. Il fait venir ces pensées et en peuple et anime la prière. Et, à partir du sens des
mots qui lui est familier et qui lui parle, il cherche à aller plus loin pour voir comment
ce sens se rapporte et correspond intimement à Dieu. Il ne récitera pas ces mots en un
sens qui se referme, mais qui (p. 245 :) s'ouvre lui-même. Une mère, du fond de sa vie
de mère, aimera peut-être réciter une certaine prière adressée à la Mère du Seigneur.
En répétant cette prière, elle peut y mettre, certes, sa propre expérience et son amour
de mère, mais dans la disponibilité, elle peut apprendre à travers les paroles, le sens
de la plus grande maternité de Marie et laisser les paroles se remplir de son esprit.
C'est une voie facile, par laquelle on ne force pas Dieu, mais où l'on s'exerce plutôt à
la vraie prière devant lui. Dans l'ouverture ainsi créée, il y a un renoncement à son
propre vécu, bien que celui-ci ait servi de point de départ et de fondement. On s'est
construit un pont, mais il est coupé dès qu'on l'a franchi. C'est une tentative qui dé-
bouche dans le sacrifice où seul Dieu peut décider. Le pont peut également être fait de
mes occupations, de mes responsabilités et obligations. Tout cela peut servir d'accès,
à la condition que la prière ne s'y accroche pas obstinément. Le but ultime est toujours
de permettre à Dieu d'agir librement dans l'âme, agir par lequel l'âme devient étran-
gère à elle-même pour s'approcher de lui, telle qu'il veut qu'elle soit. Celui qui prie
peut se servir des choses qui lui tiennent à cœur pour aplanir le chemin vers ce but,
mais elles ne le conditionnent jamais. Peut-être Dieu veut-il qu'une de ces choses serve
de chemin vers lui, mais pour l'abandonner ensuite lorsqu'elle a servi. Quelqu'un d'es-
thétiquement doué pourrait essayer de s'approcher de Dieu par des œuvres d'art, de
faire entrer leur contenu dans la prière et il pourrait arriver que Dieu lui soit ainsi réel-
lement plus proche. Mais Dieu peut le frapper plus tard de cécité ou l'envoyer à un en-
droit où il n'y a rien de beau à voir. Il demeurera alors reconnaissant à l'art de l'avoir
conduit où Dieu voulait le conduire et où Dieu est devenu infiniment plus grand et
plus important que tout art.
Lorsque Dieu donne à quelqu'un de prier, la volonté de prier est déjà l'action de
Dieu. Mais dans la prière elle-même, Dieu agit encore et plus profondément. Conduire
vers la prière était quelque chose d'extérieur, une enveloppe ; à présent vient le con-
tenu, l'intérieur : la transformation de celui qui prie en celui que Dieu désire. Dieu le

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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prend d'abord tel qu'il est : avec son ignorance, son hésitation et son doute, sa volonté
plus ou moins bonne, avec ce qu'il offre et ce qu'il retient. Et peu à peu, dans un laps
de temps que (p. 246 :) l'homme ne peut calculer, Dieu commence à le remplir. Celui qui
prie tente de se séparer de ce qui l'empêche de se tourner vers Dieu et Dieu prend pos-
session de tout vide qu'il a créé pour le remplir de sa grâce et de sa volonté. Plus un
homme est rempli de Dieu, plus il devrait auparavant créer le vide en lui, plus il de-
vrait mourir à tout ce qui n'était pas de Dieu, pour que la vie de Dieu puisse pénétrer
en lui. La plénitude de Dieu peut se manifester de telle sorte que l'homme ne quitte
plus l'attitude de prière, qu'il soit continuellement à l'écoute de Dieu, qu'il cherche à
faire sa volonté, qu'il demeure dans ses intentions, qu'il fasse dans le don de soi ce que
Dieu lui montre et exige de lui et ce pour quoi il lui donne le désir et la force. Dieu ne
prend pas pour laisser derrière un vide. Précisément au début de sa vie de prière,
l'homme voit nettement comment Dieu remplace ce qu'il lui offre par quelque chose de
meilleur, de divin. Il sent comment la stérilité en lui est remplacée par la fécondité de
Dieu. Dans cette expérience se trouve aussi le commencement d'une sincère humilité :
la compréhension qu'il ne peut rien faire par lui-même et que Dieu fait tout. Il en est
tellement ainsi au début, que celui qui prie peut cueillir presque jour après jour un
fruit visible de la prière. Il le ressent dans les changements ; qui se produisent en lui,
dans ce qu'il peut accomplir, voire dans le sentiment que Dieu le conduit sans cesse.
Il peut presque indiquer, heure par heure, ce que Dieu entreprend avec lui. Mais parce
que la véritable relation à Dieu se trouve infiniment plus en Dieu qu'en l'homme, cette
perceptibilité de la grâce n'est donnée généralement qu'au début de la vie de prière,
comme un encouragement. Par la suite, elle disparaît toujours plus en Dieu et celui qui
prie éprouve peut-être du vide, de la désolation, l'impossibilité de constater un progrès
quelconque parce que tout se déroule à présent dans un don de soi inconditionnel et
que le fruit a été déplacé totalement du côté de Dieu.
Au début, la vie de prière, comme une nouvelle expression de vie, presque comme
un jeu nouvellement découvert, peut enthousiasmer l'homme. Ce zèle de néophyte
contient bien des impuretés qui doivent être corrigées pour faire de la prière quelque
chose qui se maintient à travers la vie. Certaines expériences de Dieu dans la prière
peuvent déclencher une sorte de soif de vouloir en savoir (p. 247 :) toujours davantage,
liée à la souffrance sur tout le temps de la vie gâché à ne pas prier ou à prier mal. On
voudrait rattraper, mais en même temps en avoir le plus possible. Et ce qu'on souhaite
pour soi à présent, cela doit durer de la sorte dans le futur. On ne veut pas se rendre
compte que, dans de telles soifs, il peut y avoir une exagération et qu'il faut de la pru-
dence pour garder la mesure. Le trop serait quelque chose d'humain qui provoquerait
un contrecoup humain : un dégoût. Dans cette situation où, animé d'un zèle aveugle,
on n'a encore que si peu d'expérience et où on n'est pas capable de se juger correcte-
ment, la conduite par un prêtre est indispensable. On sait que la prière est une nour-
riture, mais pour en goûter correctement, il faut se faire enseigner la mesure et la ma-
nière. Et on doit ensuite suivre rigoureusement ce qui a été recommandé, même si cela
ne satisfait pas pleinement. Peut-être voudrait-on faire davantage ou autre chose, mais
dans l'obéissance se trouve aussi une fécondité de la prière, d'autant plus que la prière
la plus intime et la soif la plus forte pour elle ne sont pas une simple affaire entre l'âme
et Dieu, mais débouchent de très bonne heure dans l'espace et l'expérience de l'Église.
Lorsque la prière commence à prendre une plus grande place dans la vie, un contrôle

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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est particulièrement requis. La manière de prier doit aussi être examinée, car on peut,
dans un grand zèle, choisir une manière de prier qui ne correspond absolument pas,
ou qui est trop facile et ne permet pas à celui qui prie d'aller aussi loin que Dieu le
veut. La surveillance par l'Église n'a pas pour but de faire de nouveau dépendre la
prière de l'appréciation humaine ou de la simple obéissance. L'expérience de l'Église
doit plutôt aider celui qui prie à reconnaître les obstacles et à grandir dans la véritable
disponibilité. Elle doit lui donner la mesure correcte qui ne signifie pas limitation mais
délivrance. Celui qui, par lui-même, veut faire des progrès dans la vie de prière, les sur-
estimera en général. Il les appréciera superficiellement. Il ne peut juger de l'effet en
profondeur. Celui-ci, ainsi que sa durée, apparaissent bien plus objectivement à l'exa-
minateur officiel qu'à lui-même. Peut-être, depuis qu'il s'adonne à la prière, a-t-il fait
disparaître un défaut, mais à la place, sans le remarquer, il est devenu plus suffisant.
Ou bien, il a forcé Dieu dans son système de prière : Dieu est devenu (p. 248 :) plus petit
pour lui et lui-même a grandi à ses propres yeux. C'est pourquoi la direction de la
prière doit toujours commencer où commence le zèle humain, l'effort qui fatigue, où
la prière veut s'imposer de force et commence à jouer un rôle important. Générale-
ment, il s'agit aussi des moments où l'homme se trouve devant d'importantes décisions
à prendre qui, elles aussi, exigent attention et direction. Et cela d'autant plus que la
décision du choix de vie pousse plus clairement à l'imitation du Christ dans un état re-
ligieux. Le directeur ecclésial devra alors diriger la prière avec beaucoup d'attention,
afin de pouvoir vérifier d'après l'effet de ses instructions, quelle est l'imitation voulue
par Dieu, quelle règle religieuse correspond le mieux à la prière actuelle. Ici, la direc-
tion devient initiation à la prière dans un Ordre religieux.
Aucune prière ne peut se passer de discipline. On prie pour se rapprocher de la vé-
rité qu'est Dieu et se laisser saisir par elle. Mais celui qui croit, sait que les paroles de
l'Évangile inspirées par l'Esprit et expliquées par l'Église sont vérité, vérité du Fils qui
se désigne lui-même comme étant la Vérité. La Vérité est le Verbe qui est au commen-
cement, et prier signifie s'exposer à ce Verbe, le chercher, le laisser agir. Pour les deux
et sous les deux formes, la discipline est exigée : pour la rencontre vivante de la Parole
dans la prière, pour effectuer la prière selon la parole objective de Dieu dans l'Évan-
gile et dans l'Église.
Dans la prière elle-même, on ne peut pratiquer l'à peu près. On doit savoir qu'on se
trouve devant la vérité, qu'on voit la vérité. Mais on la voit dans le Verbe. Si donc le
Verbe se trouve nettement devant l'âme, la prière se meut à l'intérieur de la Révélation
évangélique et quand elle est attirée plus près d'elle (au lieu de se mouvoir dans un
cercle tracé par l'homme), ce mouvement débouche toujours plus dans le Verbe, et la
vérité devient alors visible. Celui qui prie se sent tenu par elle, mais il en a également
une vision de plus en plus étendue, la reconnaît mieux, plus en profondeur. Car la vé-
rité de Dieu est une vérité qui se révèle, se dévoile, se proclame, qui donne un soutien,
élargit les horizons, procure le discernement, écarte les obstacles et apporte une lu-
mière objective. Ainsi, celui qui prie est en mesure de reconnaître qu'il se trouve dans
un (p. 249 :) mouvement, qu'il ne produit pas lui-même, mais qui est bien plutôt produit
par la vérité, que sa connaissance n'est pas quelque chose d'imaginé par lui, provenant
de lui, mais dispensé par la Parole de Dieu qui, pour lui, prend de plus en plus le ca-
ractère de vérité divine. Sa contribution active dans la prière n'est qu'une préparation
à l'action de Dieu. Il prie pour la vérité ; il inclut dans sa prière la vérité qu'il connaît

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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déjà, pour qu'elle devienne plus large et plus vraie, par la vérité qui lui sera montrée
et qui est seulement due à Dieu.
Mais ensuite, pas à pas, il peut soumettre cet itinéraire à un examen en comparant
ce qu'il a reçu de façon privée avec ce qu'il reçoit de l'Évangile et de l'Église, avec la vé-
rité toujours valable qui, dans toute prière, acquiert un visage nouveau et vivant et qui
est quand même la vérité subsistant depuis toujours dans le Fils. Et pour cet examen
(qui, lui aussi, peut être passif ou actif : s'examiner et se laisser examiner par l'Église
et son représentant) il a besoin des mêmes qualités que celles qui étaient requises dans
la prière : une volonté d'objectivité, une réelle disponibilité, une foi inconditionnelle,
mais aussi une volonté de se laisser remettre en place, d'admettre s'être trompé, de se
laisser saisir par la véritable parole de Dieu au point d'être prêt à se débarrasser de
tout ce qui se révèle rêverie ou vaine argutie personnelle.
Sous les deux formes, la Parole de Dieu possède une nette visibilité : comme parole
subjective qui prie en moi et comme parole objective qui m'est proposée pour y croire.
Il ne peut y avoir aucune contradiction entre l'expérience personnelle et l'enseigne-
ment de l'Église. La découverte de la vérité est un acte de foi, qui signifie qu'on s'in-
cline intérieurement devant la Parole rencontrée dans la prière, comme dans l'Évangile.
Par ce que ressent personnellement le croyant, lorsque son expérience est vraie, la Pa-
role de l'Évangile ne peut connaître aucune déviation ni décalage. Au contraire, cette
Parole, plus il apprend à prier et mieux il le fait, plus elle doit devenir éclairante et
convaincante, comme quelqu'un apprenant une langue étrangère et qui reçoit ensuite
confirmation de l'avoir bien apprise quand il l'entend parler et qu'il la comprend une
fois à l'étranger. (p. 250 :)

2. Humeur et constance
Dieu est l'immuable et, cependant, c'est toujours différemment qu'il se montre aux
hommes. Tantôt il se fait reconnaître presque sans voile, et tantôt sa reconnaissance se
trouve contenue tout entière dans la foi et il ne se produit rien qui puisse paraître faire
avancer cette connaissance comme telle. Mais la foi s'en trouve fortifiée. Par nature,
l'homme est celui qui change ; son humeur est variable, mais il doit s'efforcer de faire
siens, dans sa prière, certains aspects de l'immuabilité de Dieu ; celle-ci se reflétera
chez lui, avant tout par une constante disponibilité, comme régularité et vigueur à être
disponible et à vouloir écouter, à ne chercher que Dieu, choses qui toutes se rappor-
tent à l'attitude fondamentale. Naturellement, certains aspects extérieurs de la prière
sont influencés par l'état d'esprit. Une prière de fête ne doit pas ressembler à une
prière de souffrance, une prière dite dans la lassitude pas à une prière du matin. Et
lorsque Dieu permet que quelque chose de la vie extérieure apparaisse dans la prière
et influence le comportement, cela est pensé, en quelque sorte, comme un encourage-
ment de l'homme, pour qu'il ne baisse pas les bras en raison d'une trop grande régu-
larité et que quelque chose de la tension personnelle soit repris dans celle de la prière.
L'exemple le plus éminent en est le Seigneur qui, devant le Père, est, toujours pa-
reillement obéissant et pareillement à l'écoute et qui, cependant, laisse agir les situa-
tions et les états d'esprit de sa vie extérieure. Sa prière, lors des fêtes et dans la joie,
est différente de sa prière lors du jeûne au désert ou sur la croix. Si l'on voulait se
contraindre pour la prière à se défaire de la coloration de sa personnalité pour paraître

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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devant Dieu comme quelque chose de neutre et d'incolore, ce serait là un signe d'in-
gratitude. Ce serait oublier que Dieu lui-même nous a donné la personnalité et qu'au-
cun événement de la vie quotidienne n'est sans rapport avec lui. Il en va différemment
dans les prières de l'Église, où chacun en chœur avec les autres personnifie un mor-
ceau de l'Église. C'est alors l'Église qui, en grande partie, donne le ton, et celui qui prie
doit s'y insérer en renonçant à son propre état d'esprit. (p. 251 :)

3. Actif ou passif
La prière où la participation active de l'homme l'emporte, comme dans les heures ca-
noniales, est la plus facile. Plus difficile est la prière où principalement il reçoit. Il s'en
lasse plus vite, ou bien il se laisse décourager lorsqu'il pense que cela ne va pas. La
prière active porte et conduit pour nous éviter de dévier. Dans la prière passive, il faut,
de temps en temps, se reprendre, s'arrêter, se faire porter. Dans la prière active, on sent
la durée du temps comme quelque chose qui porte et qui est maîtrisé d'avance ; dans
la prière passive, on la perçoit plutôt comme un obstacle contre lequel on doit toujours
lutter de nouveau pour le surmonter. Dans la prière active, on est soutenu par la loi de
l'action qui conduit ; dans la prière passive, on est beaucoup plus livré à soi-même, on
se trouve dans un vide et, chaque fois, il faut le traverser.
Dans la contemplation, celui qui prie est conduit par Dieu et par son Esprit où il
veut aller et où il ne veut pas aller. Il y a là une forme de la conduite qui ne peut être
vécue que lorsqu'on est véritablement conduit de façon passive, que celui qui prie doit
saisir moins par sa nature que par sa direction et qui le façonne continuellement. Peut-
être croit-il qu'avec sa disponibilité du début, s'étant mis en état d'écoute, il en a déjà
fait assez. Mais c'était tout au plus le point de départ. C'est à présent seulement que
peut venir l'exigence de persévérer dans la disposition d'écoute qui se prolonge, appa-
remment sans fin et sans contour. Il peut se faire que cette attitude soit précisément
cause de souffrance : la souffrance d'une mortification ininterrompue, d'un dépouille-
ment de soi, d'un renoncement à soi. Mais cela importe peu. Ce qui compte, c'est uni-
quement de savoir en vue de quoi on doit être disponible, être à l'écoute. Tout est dans
l'attente et le laisser-faire. Souvent, on ne sait pas comment continuer, ce qui doit se
passer et pourtant, il n'est pas permis dans cet état de chercher consolation et soutien.
Dans les souffrances, on pense qu'elles vont passer. Ou bien qu'il y a pire. Ou bien, on
songe à d'autres qui souffrent encore davantage. Une telle diversion n'a pas sa place
ici. Seule est réclamée la qualité de la constance pour demeurer ainsi et pas autrement,
ne prêtant (p. 252 :) attention qu'à ce qui est présentement. Il y a un certain abaissement,
une certaine humiliation à être ainsi placé et maintenu exclusivement à disposition.
Aucune « interjection » n'est permise et non seulement on n'a pas à s'exprimer mais il
n'est pas permis non plus de chercher ce qu'on pourrait exprimer. Ce qui est montré
est à tel point don qu'il faut prendre en considération tout le don. La participation à
ce qui se passe est requise et c'est quelque chose de bien déterminé et qu'on ne peut
cependant ni fournir ni maîtriser. Il semble qu'il y ait contradiction dans l'exigence :
d'un côté, ne pas se soucier de ce qui se passe, comment cela se développe, le temps
que cela dure – donc ne pas réfléchir –, d'un autre côté, ne pas se relâcher dans la ten-
sion et l'attention, mais rester silencieux jusqu’à ce que tout soit montré, et demeurer
dans le cadre donné : s'en tenir à cette image, à ces points. La méditation n'a pas un

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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déroulement mesurable en temps. Si l'on médite une demi-heure, on ne devrait pas, au
bout de vingt-cinq minutes, avoir le sentiment d'être plus proche de la fin. Si l'on est
tout à la méditation, le temps ne joue plus aucun rôle. Ou, si on avait une bonne ins-
piration au début, on ne devrait pas penser : « À présent, j'y suis ». Qu'on trouve ou
ne trouve pas, l'attention et la disponibilité doivent demeurer totalement pareilles. Ja-
mais il ne doit s'introduire un sentiment de supériorité. À vrai dire, on devrait toujours
s'offrir à Dieu depuis la place la plus basse, et demeurer offert là et ne jamais s'élever
au sentiment d'être à la hauteur. La méditation garde toujours un côté mystérieux, in-
expliqué, surtout en ce qui concerne l'action de Dieu. On ne peut pas constater celle-
ci ; elle reste souvent très indirecte. Le côté caché est aussi essentiel, ou plus essentiel
encore, que ce qu'on sent et ce qu'on saisit.
Dans la prière active, tout cela n'existe pas. Là, d'une façon ou d'une autre, on
avance. Il y a un résultat sur lequel on peut s'appuyer, il y a un plan, on voit où on se
trouve, par exemple combien de psaumes on a déjà récités, combien il en reste. Dans
la prière passive, Dieu seul possède le plan. Celui qui prie n'a aucun temps, aucune
évaluation. Mais il sait que le tout se trouve dans les mains de Dieu. S'il médite cor-
rectement, dans l'esprit et l'obéissance de la contemplation, alors règnent la tran-
quillité et l'ordre, même là où manque la vue d'ensemble. (p. 253 :)
Celui qui médite un mystère joyeux – peut-être parce que la fête correspondante
tombe aujourd'hui – peut accompagner sa méditation de son humeur joyeuse et cher-
cher à la mettre en accord avec la joie de Dieu. Et Dieu peut accueillir cet état d'esprit
et le renforcer en rendant la fête encore plus solennelle. Mais il peut aussi y mêler
quelque chose de plus sérieux et de plus grave, montrer le côté astreignant et plein de
responsabilité du mystère joyeux, auquel on n'avait pas pensé, et former en consé-
quence celui qui prie. Et là aussi, cette façon de se laisser former dans la prière pas-
sive est ce qu'il y a de plus important et toute anticipation est interdite, car elle trou-
blerait le travail de Dieu.

4. Réconfort et désolation
Lorsque l'âme entre en prière, il existe deux possibilités : elle peut venir exactement
telle qu'elle est, ou bien dès avant la prière, elle peut s'adapter dans une certaine me-
sure à la méditation. Si elle vient telle qu'elle est, elle peut penser que la bonne hu-
meur qu'elle apporte, le plaisir qu'elle a de méditer maintenant, est quelque chose d'es-
sentiel à conserver tout le temps de la méditation. Ce ne serait pas tout à fait exact.
Mais peut-être ne le comprend-elle pas mieux ; il peut y avoir un manque de direction ;
elle peut penser que Dieu ait à se conformer à elle, sur ce point. Elle se réjouit peut-
être de dialoguer avec Dieu et aussi de ce que Dieu la trouvera de bonne humeur. Sup-
posons que ce soit une âme pour laquelle Dieu n'a pas de projet extraordinaire, alors
il peut se faire que Dieu la laisse dans son état d'esprit, lui donne un certain enrichis-
sement dont elle devra se contenter, et qu'elle ne sorte pas essentiellement transfor-
mée de la méditation quant à son état d'esprit et à sa disponibilité. Si Dieu a plus en
vue avec elle, alors il peut rompre son état d'esprit. De telle sorte que l'âme elle-même
voie le chemin de la rupture, ou de telle sorte également que la rupture s'intercale
comme un mur en plein dans sa méditation, qu'elle s'effraie du changement, qu'elle ne

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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comprenne pas ce qui se passe et que, le cas échéant, cette absence de compréhension
reste le seul fruit de la méditation. Mais s'il s'agit d'une âme déjà initiée et adaptée à
la (p. 254 :) contemplation, elle aura une certaine retenue, quelles que soient la disposi-
tion d'esprit et la joie qu'elle a à se mettre en prière. Elle sait que la joie qu'elle ressent
n'appartient pas à l'essentiel de la prière ; elle considérera la joie qu'elle apporte
comme un don de Dieu, aussi longtemps que Dieu la lui maintient. Par avance elle a la
volonté de s'adapter. Dans la joie qu'elle met à se présenter devant Dieu, il y a, dès le
début, cette offre : « La joie t'appartient, mon Dieu, tu peux t'en servir pour ta plus
grande gloire mais tu peux aussi la briser ». Ce n'est plus que sous condition que se
présente maintenant la joie. La disponibilité au service, la joie de prier est alors l'atti-
tude générale de l'âme dans laquelle tombe la contemplation, sans doute comme un
élément particulier mais qui survit néanmoins à la contemplation, assure la transition
à la suivante et n'imprègne la contemplation elle-même que si Dieu le veut. Mais il ne
devrait pas arriver qu'une telle âme, pleine de zèle, entre dans une méditation se dé-
veloppant ensuite dans la désolation et que cette âme en garde un découragement jus-
qu'à la prochaine méditation. Si le comportement est correct, cela n'arrive pas. Si cela
arrive tout de même, c'est qu'une faute a été commise quelque part. Alors l'âme ne s'est
pas montrée suffisamment souple et ne s'est pas laissé façonner assez passivement par
Dieu. Devant Dieu, elle devrait être comme un corps nu : Dieu peut le recouvrir aus-
sitôt de sorte que toute gêne disparaisse, ou ne recouvrir que ce qui pourrait être gê-
nant à montrer, ou le laisser tel quel : de toute manière, tout changement entrepris avec
la nudité de l'âme dépend entièrement de Dieu. Et l'objet de la méditation n'est pas de
se mettre soi-même à nu mais ce que Dieu fait voir dans cet état. La mise à nu est seu-
lement l'expression de l'abandon de tout sujet qui, pour le moment, n'est pas admis
par Dieu.
Si, au début, l'âme est triste ou abattue, elle doit, pour la méditation, sacrifier cet
état d'esprit à Dieu. Si, par hasard, un sujet venait à se présenter qui convienne à son
propre abattement, alors le propre abattement ne devrait pas se refléter dans celui
causé par la méditation. On ne devrait méditer dans le même état d'abattement dans
lequel on se trouvait avant la méditation que si Dieu voulait l'imposer d'en haut pour
le temps de la prière. Mais au début de la méditation, toute absoluité d'un état d'esprit
doit (p. 255 :) d'abord disparaître dans l'indifférence. Ce sacrifice doit être fait et il sera
également accepté si l'état d'esprit est maintenu.
La consolation provient de l'accompagnement du Fils par le Père. Sur terre, le Fils
voit le Père et se sent dirigé et conduit par lui, dans un dialogue constant avec lui, et
le dialogue l'encourage, l'aide et lui montre le chemin aux endroits difficiles également.
Certes, il aurait été capable de le trouver lui-même, mais il veut faire la volonté du Père
et, en réponse, le Père lui montre sa volonté. Ainsi le Fils, dans tout ce qu'il fait et dans
sa disponibilité et dans ses projets, se sent conforté par la compagnie que lui assure le
Père.
La désolation provient de la croix où le Père, acceptant la volonté du Fils, s'est re-
tiré de lui, laissant le Fils dans l'abandon. Alors que le Fils se trouve dans cette con-
templation de la croix, en parfait état de laisser-faire, il crie vers le Père et n'entend au-
cune réponse. Vu sous cet angle, on serait tenté de conclure que la désolation est plus
féconde que le réconfort, puisqu'elle provient de ce qu'il y a de plus fécond : la croix.
Mais le réconfort et la désolation correspondent, chez le Fils, à la même volonté et les

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deux sont des signes de son incarnation, de sa volonté de rédemption et de son acte
rédempteur. Les deux sont des phases du même événement qu'il traverse. Et c'est pour-
quoi elles sont des signes d'une imitation vraie du Christ lorsqu'elles sont vraies et
données et non fabriquées. Dans cette imitation, il n'y a rien qui ait plus de poids que
n'importe quoi d'autre : tout est contenu dans une même obéissance. Ressentir du ré-
confort ou bien de la désolation, c'est la réponse à une obéissance acceptée, signe d'une
volonté du Père qui s'accomplit, qui se réalise dans le Fils et dans celui qui suit ses
chemins.
Parce que la désolation est plus difficile à comprendre que le réconfort, Dieu récon-
forte les âmes qui commencent à l'adorer, plus qu'il ne les laisse dans la désolation. Et
la vraie désolation, correctement supportée, exige plus de sacrifice de la part de l'âme.
Rares sont ceux qui peuvent la supporter convenablement, de sorte que – humaine-
ment parlant – une plus grande participation à la croix incombe à ces quelques-uns et
que celui qui est sans réconfort a davantage à porter que celui qui est réconforté et que,
par suite, l'efficacité, la participation et la fécondité sont d'autant plus (p. 256 :) grandes.
Et pourtant, ce ne serait pas tout à fait juste de vouloir pousser cette pensée jusqu'au
bout ; elle est complétée par d'autres mystères de Dieu, parmi les plus cachés.
Dieu réconforte les débutants plus que les autres pour les encourager, les mieux
aider, leur montrer sa proximité. Il peut également réconforter davantage ceux qui, en
dehors de la méditation, ont à suivre un chemin plus difficile et qui, pour cela, doivent
puiser des forces dans la prière. Mais il n'existe pas de lois proprement dites pour sa-
voir à quel moment il réconforte et à quel autre il ne le fait pas. Tout cela se trouve en-
tièrement dans sa volonté qui nous paraît arbitraire. Peut-être dira-t-on qu'il laisse da-
vantage dans la désolation ceux qui ont leur mission principale dans l'efficacité de la
croix. La désolation complète est peut-être souvent aussi à trouver là où la mission de
communiquer est moindre, ou là où il est moins question de différenciation des mys-
tères montrés, parce qu'ils ont moins besoin d'être expliqués. Les fondateurs qui re-
çoivent leur règle dans la prière et la méditation, ne peuvent être longtemps plongés
dans la désolation, parce qu'ils pénètrent les mystères de la proximité de Dieu et qu'ils
doivent les ressentir pour les communiquer. D'un autre côté, certaines âmes sacrifiées,
vivant dans la réclusion d'un monastère, peuvent éprouver longtemps la pleine déso-
lation, dont le fruit est ensuite répandu par Dieu sur le monde, sans que celui qui l'a
endurée ait besoin, par son explication, d'avoir part à la transmission du fruit.
Il existe deux façons de se tenir devant Dieu qui se rejoignent dans la certitude de
le rencontrer réellement : l'une le donne à sentir, l'autre non. L'homme qui va prier sait
par expérience qu'il peut rencontrer Dieu, le Dieu qui a à lui dire personnellement
quelque chose, que cette rencontre s'effectue de préférence dans la solitude de la
prière, qu'il reçoit réponse, indication, direction de Dieu. Il le sait habituellement. Et
lorsque, le sachant, il va prier, alors il peut arriver qu'en dépit de la certitude de se
trouver devant Dieu, il n'apprenne rien, ne sente rien et qu'il n’ait rien à entendre. Son
assurance n'en est pas ébranlée, mais ne le réconforte pas, il ne s'en trouve pas enri-
chi ; cette assurance ne se déploie pas de façon centrale dans son esprit. Mais il peut
se faire aussi que sa certitude (p. 257 :) habituelle se confirme dans une expérience ac-
tuelle, qu'il sente la présence de Dieu, qu'il entende la réponse et en acquière une nou-
velle certitude, toute générale, qui le réjouisse, ou bien une certitude nettement mar-
quée concernant un point particulier qu'il avait ou n'avait pas retenu comme problème,

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qui correspond à une question posée ou qui touche quelque chose de tout différent,
mais de sorte qu'il n'y ait aucun doute possible quant à l'authenticité de la réponse.
Dans le second cas, la présence devant Dieu est comme une rencontre entre toi et
moi, et la grâce donne à cette rencontre surnaturelle la figure de quelque chose de na-
turel qui ressemble à un échange humain. Dans le premier cas, la rencontre pourrait
se comparer au compte-rendu d'un subordonné à son supérieur : celui-ci écoute le rap-
port, mais pas un trait de son visage ne trahit son point de vue, ce qui se passe dans
son esprit, ce qu'il pense entreprendre suite à ce qui vient d'être dit. Et pourtant, celui
qui lui a parlé sait, par expérience, qu'il a écouté.
Il peut arriver qu'au milieu de la prière, on tombe dans la désolation parce qu'on
n'obtient aucune vue, aucun indice, aucune lumière, parce que ce qui semblait en re-
lation ne se produit pas. Et pendant qu'on est assailli par la désolation, que tout se
soustrait, un grand vide se fait devant Dieu. Involontairement, on pensait jusqu'ici
qu'il s'agissait de progrès dans la prière, auxquels on devait soi-même parvenir : par
l'exercice de la vertu, par une application dans la prière, par une plus grande connais-
sance de Dieu. Et on oubliait que les véritables progrès sont obtenus par Dieu, alors
que ceux qu'on peut accomplir soi-même ont uniquement pour but de vider l'âme de
tout ce qui constitue un obstacle à l'action de Dieu en elle.
Il peut arriver que Dieu dise quelque chose dont la cohérence, de son point de vue,
est parfaitement claire, alors que l'homme ne trouve pas le fil conducteur. Il saisit des
mots séparés, mais pas la cohérence. Tout ce qui est compris demeure ainsi en suspens
et celui qui prie ne peut accrocher nulle part. Il est possible que le sens ne devienne
clair que tout à la fin du discours qui, vu humainement, s'étend sur un temps très long.
Chercher à le cerner avant (p. 258 :) serait désobéissance et réduction pouvant conduire
à une interprétation totalement fausse de la parole. Il faut supporter qu'il ne soit pas
possible provisoirement de trouver le sens, même si cela signifie, pour celui qui prie,
vide, tâtonnement et désolation.
Ou bien une prière commence dans la consolation. Il s'agit peut-être de l'amour : on
découvre de nouvelles demandes, on les accueille et les accepte avec zèle. Mais ensuite,
la consolation est retirée et il ne reste plus que de l'aridité. Il serait alors absurde de
vouloir rappeler la consolation. Connaissant la plénitude du réconfort, il faut accepter
la désolation. Au moment où le Fils dit au Père : « S'il est possible, Père, que ce calice
s'éloigne de moi », son espoir confiant dans le Père est infini. Mais, au même moment,
le renoncement à cet espoir est réclamé et le délaissement lui est imposé. Un plus
grand délaissement peut être la suite directe de la confiance.
Quelqu'un peut avoir prié longtemps par pure volonté de servir et n'avoir connu ni
réconfort ni désolation particulière. Mais, voilà que Dieu veut l'éprouver dans la déso-
lation. Alors, il va lui donner de la joie à prier, du zèle, un ardent désir. Ce n'est que
de cette façon qu'il pourra réellement comprendre plus tard la désolation. Sinon, la
preuve de l'obéissance n'est pas possible, à proprement parler : il est difficile de dire
de celui qui n'a pas ressenti la désolation s'il prie Dieu par pur amour ou pour la joie
qu'il en ressent. Un novice, par exemple, qui s'ennuie à l'école, se réjouit du temps de
la prière qui est toute sa détente : son souhait coïncide avec l'obéissance et le danger
est proche qu'il fasse de Dieu le contrepoids de son ennui habituel. Il ne cherche pas
Dieu tel qu'il est, mais le Dieu qui détermine sa joie.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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Dans la vie quotidienne, l'homme est largement capable de faire naître ses états d'es-
prit. Il peut se mettre à lire un livre amusant ou triste et s'il ne correspond pas à son
humeur du moment, il peut le remettre de côté. Il peut également se conduire avec ré-
serve et ne pas se laisser troubler par le genre du livre. Ce qu'il peut faire dans la vie
de tous les jours, il pourrait aussi le faire largement à l'égard de Dieu. Il pourrait se
dérober à ce que Dieu lui montre, se refermer tout simplement ou ne suivre qu'en ap-
parence et se retenir intérieurement. Il pourrait vouloir sauter une expérience qu'il
doit (p. 259 :) subir entièrement et se précipiter vers la fin, en rendant peut-être sans
effet une désolation parce qu'il essaye de vivre entièrement d'un futur réconfort. Mais
on ne doit pas se dérober aux « caprices » de Dieu (s'il s'agit des caprices de Dieu et
non des nôtres !) mais se tranquilliser toujours davantage avec ce qu'il impose, se li-
bérer toujours plus des pièges tendus qui empêchent de le suivre, même quand ce qui
est demandé s'étend à perte de vue.
L'intention de Dieu peut aller jusqu'à vider l'âme de tout, dans la prière, et chaque
nouvelle exigence n'est pour lui que l'échelon supérieur d'une haute échelle. L'homme,
cependant, s'arrête à chaque échelon dans le sentiment de pouvoir encore se reposer,
d'être parvenu plus près du but. Mais le but serait que l'homme se laisse simplement
diriger et emmener. Dieu a demandé qu'on se débarrasse d'une faute, qu'on fasse le
sacrifice d'une habitude. À présent, il demande autre chose et davantage, et pour finir
la chaîne des exigences semble à l'homme se prolonger à l'infini. Il est alors saisi d'une
panique qui, dans sa conscience, s'exprime en désolation. Mais celle-ci provient uni-
quement du fait qu'il se cramponne, qu'il ne veut pas se laisser conduire. S'il s'aban-
donnait simplement à la volonté de Dieu, sa désolation serait terminée. Il ne doit pas
non plus attendre de réconfort en récompense pour chaque effort, ressentir en quelque
sorte que Dieu est satisfait. L'accomplissement de l'exigence de Dieu est quelque chose
de tout à fait objectif, un service qui ne doit donner lieu chez l'homme à aucun senti-
ment de tristesse ni de soulagement.

5. Prévalence de Dieu
Le chrétien vit sur deux plans : celui de sa conscience où il sait ce qu'il pense, veut
et fait, et qui lui paraît en quelque sorte fermé et prévisible – et celui de l'esprit qui lui
commande toujours d'accomplir des choses qu'il ne peut embrasser et auquel il obéit
simplement : c'est le plan de la réalité de sa foi. Il doit voir comment mettre en har-
monie les deux plans par le seul esprit qui dirige le naturel comme le surnaturel, qui
donne aussi bien les ordres depuis l'espace invisible qu'il attire l'attention sur ce qui
doit se produire (p. 260 :) dans l'espace naturel. Et être chrétien consiste essentiellement
à ne pas subordonner l'esprit divin et ses indications surnaturelles aux lois de l'esprit
humain et à son organisation de l'espace naturel, mais à laisser l'esprit divin régner
également sur l'espace naturel. Cela vaut avant tout pour la prière. Dans la prière,
l'homme doit être introduit dans le monde de Dieu, qui n'est pas conscient à son Moi,
mais dans lequel son Moi et tout le monde naturel occupent leur place et jouent leur
rôle. Celui qui est chrétien par habitude croira n'importe comment que le monde de
Dieu lui est ouvert, mais il vit tellement dans sa vie de tous les jours qu'il subordonne
les lois du monde divin à celles de sa vie de tous les jours et qu'il essaye de garder en
main le contrôle et la décision quant à l'étendue des exigences de Dieu. Mais lorsqu'un

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chrétien prie véritablement, il sait que le contrôle et la décision se trouvent en Dieu et
que, par une véritable obéissance, il peut faire entrer le monde de Dieu dans sa vie de
tous les jours. Lorsqu'il fait quelque chose dans l'obéissance surnaturelle, une chose
qu'il ne veut pas comme homme naturel, il pénètre dans le monde de Dieu et donne
pouvoir à ce monde sur sa propre nature. Et la désolation de sa nature qui est offerte
en sacrifice devient signe qu'il s'est rapproché de Dieu, de plus près encore même
quand il obéit sans trop s'en rendre compte. Tant que le renoncement n'est pas devenu
douloureux, il y a une sorte de parallélisme entre les deux plans. Peut-être a-t-on obéi,
mais sans que le monde de Dieu ait remporté une réelle victoire sur la nature. Les deux
mondes doivent se séparer une fois, pour que, venant de Dieu, ils s'unissent et se com-
pénètrent vraiment et pour qu'il soit évident que l'homme ne fait pas sa volonté mais
la volonté de Dieu. Pour cela, l'obéissance active doit s'abandonner à une obéissance
passive. Or dans la prière s'ouvre le monde de Dieu : l'homme est conduit dans des ré-
gions qui, dans la vie ordinaire, lui sont fermées et inconnues et il donne la prévalence
à l'invisible réalité. Ainsi fit le frère Klaus en quittant sa famille. Ainsi fait tout chré-
tien qui, dans l'obéissance à Dieu, porte à la nature un coup incompréhensible mais
notable. Ce qui, jusqu'ici, était considéré comme juste et bon, est à nouveau confié à
Dieu et Dieu ne le rend plus.
(p. 261 :) D'ici à la loi des visions, il n'y a plus qu'un pas. Jusqu'ici, mes yeux étaient
pour moi de fidèles serviteurs. Je faisais partie des gens qui disent : ce que j'ai vu de
mes propres yeux est pour moi évident. À présent, subitement, Dieu donne une vue
différente et le critère de mes yeux, jusqu'ici valable, ne va plus. Dieu, lorsqu'il veut
montrer quelque chose, donne l'organe approprié, capable de le percevoir. Un moment,
c'est comme si le monde se brisait en deux parties : la loi de l'une est contre la loi de
l'autre. Ou alors je pense avoir prié jusqu'ici, mais Dieu dit : « Ce n'était pas une
prière ; cela, pour moi, n'entrait pas en ligne de compte ». Et il y a ainsi affirmation
contre affirmation. Mais ensuite, le monde de Dieu, par sa grâce, descend dans le
monde de la nature. Et le monde de Dieu a la prévalence. « Je t'ai vu lorsque tu étais
sous le figuier » : Nathanaël se trouvait sous le regard de Dieu avant de le savoir. Les
actes de l'homme avaient un retentissement dans le monde de Dieu, dont l'homme ne
se doutait absolument pas. Et peut-être que Dieu lui dit, à présent, ce que lui, l'homme,
a fait. De même, ce qu'il a su – sans le savoir ; perçu – sans que ses sens naturels le lui
aient signalé, donc avec des sens qui n'obéissaient qu'à Dieu. Avec la partie de son Moi
qui est au ciel devant Dieu. Mais ce qui se passe dans le monde surnaturel n'est jamais
sans retentissement dans le monde naturel. Toute grâce de Dieu est comme une se-
mence déposée dans l'âme et qui doit lever dans la vie de tous les jours. Dieu ouvre
son espace pour que l'espace de la nature puisse se laisser saisir par lui. (La négation
de cette possibilité serait protestante). Même quand l'ouverture de l'espace de Dieu a
un caractère mystique, cette ouverture signifie toujours une fécondation du monde ter-
restre. L'Esprit parle à l'Église par ses saints et en eux, pour l'animer à nouveau. Les
saints sont une ouverture du monde divin et, dans cette mesure, ils font partie de ce
qui ne peut jamais être complètement contrôlé par la sphère terrestre. Ils sont une
forme de souffle de l'Esprit. Et la force entre les deux espaces, dans lesquels tout
croyant doit vivre, lorsque sa foi est vive, est d'autant plus visible en eux, plus riche
en tension, que la mission est plus différenciée.
Celui qui prie s'apporte toujours lui-même ; et lorsqu'il est encore inexpérimenté

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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dans la prière, ce qu'il apporte aura, la plupart du (p. 262 :) temps, la marque de ses pro-
blèmes personnels et de sa vie de tous les jours. Il apprendra alors que, dans la prière,
même lorsqu'il prie pour obtenir quelque chose, ou pour avoir un éclaircissement qui
lui est personnellement important, il y a toujours un renversement. Ce qu'il considé-
rait comme essentiel, vu de Dieu, sera peut-être sans importance. Ce qui lui apparais-
sait facile auparavant peut lui sembler maintenant difficile. La façon dont s'opère le
renversement de valeur ne peut être établie à l'avance ; il doit donc être prêt, avec son
échelle des valeurs pour la laisser modifier suivant l'échelle des valeurs de Dieu. Et
dans la prière il apprend ensuite ce qu'est, au sens de la grâce, au sens de la surnature,
la forme que Dieu veut donner à sa nature, à ses capacités, à sa situation actuelle.
Même si cette nature était celle d'un chrétien, s'il prie correctement, elle sera néan-
moins soumise de nouveau à la force de transformation de la grâce, elle sera soumise
à la nature de Dieu comme à sa règle et cette nature de Dieu est toujours surnaturelle
pour nous. Le surnaturel possède toujours la direction, le poids, le visage de Dieu et
de sa vérité. Il est donc décisif que, dans la prière, la nature soit indifférente vis-à-vis
de la grâce, afin d'être ouverte et accessible à la nature de Dieu. Et celui qui demeure
dans l'attitude de la prière ressentira l'action de la grâce sur la nature comme la véri-
table constante de sa vie. Il abordera alors toute nouvelle prière avec une perte tou-
jours plus grande de ce qui lui est propre, de ce à quoi il avait réfléchi à l'avance, de
ce qu'il avait, à sa manière, projeté et formulé, pour se laisser guider toujours plus par
la grâce. Il fera l'expérience du souffle de l'Esprit dans ses propres affaires. Il com-
prendra qu'il fait partie de ce qui a été livré, offert, que son offrande et sa désolation
peut-être très naturelles ont été admises à vivre le réconfort de l'expérience de Dieu,
que le réconfort ne consiste pas à voir sa vie sur terre se dérouler selon sa volonté et
son attente, mais bien en ce que Dieu le prenne à sa disposition et façonne son destin,
que, sur terre, il traînera peut-être avec lui, jusqu'à la fin, les mêmes problèmes, mais
qu'il pourra constamment connaître le réconfort de Dieu qui est une expérience de sa
vérité. La prière devient renouvellement, et le renouvellement devient vérité, et la vé-
rité devient présence de Dieu. À la longue, celui qui prie apprendra à désirer tellement
cette présence qu'il parlera de (p. 263 :) moins en moins de ses affaires personnelles, au
point de les oublier presque totalement devant Dieu, pour ne laisser parler que Dieu
seul, ne plus faire entrer Dieu de force dans une direction à lui, mais ouvrir tout son
espace à la direction divine, à l'Esprit.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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166
IX

AMOUR & FRUIT

1. L'amour dans la prière


Par amour, Dieu crée le monde et les hommes. Et, par amour, dès le début, il entre
avec Adam dans une relation d'échange et d'intimité. Cela est tout simplement donné,
naturel. Adam ne peut rien faire d'autre que d'accepter que Dieu veuille le fréquenter
et il ne réfléchit pas là-dessus. Ce n'est qu'après la chute dans le péché qu'il se dé-
couvre comme un étranger en face de Dieu. En se cachant, il a coupé la relation d'inti-
mité avec Dieu et il ne connaît plus, à présent, ce que Dieu a en vue. Et Dieu le cherche
et l'appelle. Dieu renoue les fils, il montre que son amour et son souci pour Adam sont
plus grands que l'éloignement de celui-ci.
L'homme qui prie, c'est toujours Adam cherché par Dieu. De lui-même, il ne lui se-
rait pas venu à l'esprit d'entamer une conversation avec son Créateur, mais le Créateur
le cherche et se soucie de lui par amour pour sa créature. C'est pourquoi toute conver-
sation avec Dieu est enveloppée dans l'amour de Dieu, elle est une conséquence de
l'amour, elle en découle.
Si Dieu parle par amour, sa parole est une parole d'amour et celui qui prie cherchera
à la recevoir comme telle et à la dire en retour. Il est assez extraordinaire que celui qui
prie cherche souvent à adresser à Dieu une parole d'amour, mais qu'il ne réalise que
rarement, dans son cœur, qu'il entend et reçoit une parole d'amour. Dans la prière, il
accomplit une sorte de devoir et, avec cela, il (p. 266 :) oublie le sens le plus profond de
ce devoir : l'amour. Nombreux sont ceux qui ont prié comme enfant avec leur mère, et
c'était beau. Plus tard, la vie les a secoués et ils ont désappris de prier. Dans une heure
de détresse, ils se souviennent de la chaleur et du sentiment de refuge que leur don-
naient leurs prières d'enfant ; et ils se servent peut-être de l'amour de la mère comme
pont pour revenir à l'amour de Dieu. Mais ils demeurent bloqués quelque part dans un
sentiment humain, ils effleurent à peine la sphère de Dieu, parce qu'ils ont oublié de
prêter l'oreille à la parole d'amour de Dieu.
Lorsque celui qui prie sait que la nature de la prière est l'amour, alors son attitude
de prière sera celle de l'ouverture à l'amour. Il tentera d'être accessible à l'amour. Non
pas en guettant des signes d'amour particuliers, inhabituels, mais en s'efforçant, dans
une simple disponibilité, à ne rien laisser perdre de ce que Dieu donne comme amour,
ne refusant rien, ne confondant rien, ne comprenant et n'interprétant rien de travers.
S'il prie comme débutant, il devrait être animé par la pensée de l'amour dans la prière
au point de ne jamais se hâter, de prendre son temps en tout. Au point de s'arrêter
peut-être un moment après chaque prière pour cueillir une pensée, une notion, une pa-
role du monde de l'amour et, si petite et insignifiante qu'elle puisse paraître, de l'em-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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porter dans sa vie de tous les jours pour emplir celle-ci de l'amour de Dieu. L'homme
d'aujourd'hui vit bien des choses de façon automatique. Il devrait pour le moins ap-
prendre de nouveau à ne pas prier automatiquement, à retrouver dans la prière l'émer-
veillement devant l'amour de Dieu et, à partir de là, à redonner à son monde un sens
d'éternité.
L'amour de Dieu est proposé aux hommes comme un vase débordant dans lequel ils
peuvent puiser. Mais il existe différentes façons de rencontrer l'amour de Dieu dans la
prière : une façon plus centrale et une autre plus périphérique. Les croyants savent que
Dieu est amour, que toute approche de lui veut dire une approche de l'amour, que s'il
est l'amour, son amour passe par son centre le plus intérieur, par l'essence de sa divi-
nité, parce que cet amour occupe en lui le centre de la vérité. Ils savent également
qu'ils peuvent être eux-mêmes admis dans ce centre. Mais ils savent en même temps
et cela plus sentimentalement, à travers une expérience –, que dans (p. 267 :) la prière,
ils ne doivent pas seulement apprendre à connaître ce centre le plus intérieur de
l'amour (peut-être parce qu'ils ne sont pas assez forts pour résister à cette source im-
pétueuse, pour supporter ce feu intérieur), mais qu'ils doivent aussi apprendre à con-
naître toutes les gouttes qui jaillissent de cette source et tous les rayonnements qui
émanent de cet amour. Dans toute vie authentique de prière, il y a les deux expé-
riences : celle de la plénitude centrale et celle d'une pauvreté ou d'une sécheresse qui,
comme expérience, paraît périphérique. Celui qui prie est touché quelque part par une
connaissance ou une expérience de l'amour qui l'incite à vouloir aller plus profondé-
ment vers la source qui éveille en lui le désir d'être projeté au centre. Mais le centre,
comme expérience vécue de façon centrale et sensible, demeure toujours une excep-
tion. Une exception qui devient une règle parce qu'on vit ensuite du souvenir de ce
qu'on a reçu et qu'on peut y recourir. Ainsi, l'heure de Damas de saint Paul, la conver-
sion de saint Ignace, la nuit de Pascal. Et, à un autre niveau, l'Apocalypse de saint Jean
qui, sans doute, est une des plus fortes explications du centre de Dieu et qui, même
pour saint Jean, est restée inépuisable. Tout ce qu'il a vu là, entendu, vécu, tout ce qu'il
a seulement pressenti comme arrière-plan était le lieu central de l'amour de Dieu, dans
lequel, par sa prière, il avait été projeté. Et c'est ainsi que l'Apocalypse demeure aussi,
pour les chrétiens qui suivent, l'expérience de prière kat exochen et ce, non pas en rai-
son de son caractère mystique, mais plutôt malgré lui : la traduction en mystique n'est
qu'une possibilité du centre, mais l'Apocalypse appartient à ce point à tout priant que
l'expérience mystique de l'Apôtre peut devenir pour chacun un aliment de sa prière,
une expérience directe de l'amour de Dieu.
Celui qui prie et qui aime, qui aspire à l'amour de Dieu, participe à cet amour.
L'amour de Dieu devient tellement le tout pour lui, qu'il lui est possible de prendre
toutes les décisions de sa vie à partir de cet amour. Parce que Dieu l'aime, il peut se
risquer au don de soi qu'il s'est fixé ; parce que Dieu l'aime, il peut prendre tel ou tel
chemin ; parce que Dieu l'aime, il peut supporter une vie sinon intolérable ; parce que
Dieu l'aime, il peut renoncer au monde et mener une vie apostolique ; parce que Dieu
l'aime, il peut aimer son prochain comme lui-même. Celui qui prie reçoit la participa-
tion (p. 268 :) à l'amour qu'il lui faut pour que l'amour devienne pour lui le point central
et que toute son existence montre les traces de cette expérience du centre.
Le périphérique par contre concerne les expériences moins grandes, en particulier
déjà l'attirance par la prière, le bien-être dans la proximité de Dieu, l'aspiration à sa vé-

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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rité, la volonté de vivre à l'ombre de la rencontre avec Dieu, la persévérance dans le
comportement chrétien, la volonté d'avoir de façon générale une attitude chrétienne
dans la prière et dans l'amour, de garder la foi éveillée par la force de la prière, d'avoir
connaissance des mystères des sacrements, de connaître toutes les expériences catho-
liques et de les garder, de demeurer dans le maintien et la recherche de la diversité de
ce qui est donné et présenté, de reconnaître en toute chose une figure de l'amour et se
laisser conduire par toute chose à l'amour, particulièrement à l'amour de la prière, du
dialogue. Dieu a par exemple inventé l'Eucharistie, ou n'importe quel autre sacrement,
pour cette raison aussi : demeurer dans un dialogue d'amour avec l'homme, en se ser-
vant de paroles pleines, dans un dialogue chargé de sens. La matière du dialogue entre
Dieu et l'homme est élargie à l'infini par les sacrements, et cette matière est le pur
amour dans ses formes les plus variées.
Le catholique moyen prie, certes, mais presque toujours avec une réserve. Il exclut
la possibilité qu'il puisse être réellement question de lui, que Dieu puisse avoir à lui
dire quelque chose de nouveau et de personnel. Pour lui, la prière est un acte d'adora-
tion et de service de Dieu, mais il n'attend nullement de réponse à ce service. L'ado-
ration lui paraît une gesticulation unilatérale. Et le maximum qu'il attend de Dieu, c'est
d'accepter le service, de ne pas importuner davantage le serviteur ou de lui accorder
une bienveillance générale. Il peut arriver qu'en plein dans cette réserve qu'il impose
lui-même à sa prière, celui qui prie soit ébranlé. La messe d'aujourd'hui l'a touché. À
la prière du soir, il a un court moment ressenti de la chaleur. Ou alors les parents sont
pris, à la vue de leurs enfants, d'un sentiment de reconnaissance envers Dieu. Un évé-
nement périphérique qui ne correspond cependant pas à la périphérie de Dieu, mais à
l'existence périphérique du chrétien. Il donne la (p. 269 :) main à Dieu, mais pas son
corps en entier. Même cela peut être une belle expérience. Mais elle est intérieurement
limitée et cette limite provient de l'homme.
Faire l'expérience centrale de l'amour de Dieu suppose que l'homme ne veut plus
rester ancré en lui. Dieu n'a pas d'état fixe, c'est pourquoi l'homme qui l'aime n'en a
pas non plus s'il appartient à Dieu, s'il est perdu en Dieu. Il n'y a pour lui ni au-des-
sus ni au-dessous. Dès que l'homme ne fait plus de réserve, il rencontre Dieu plus fré-
quemment et autrement, car l'âme, à présent, est ouverte et il perd moins de ce que
Dieu veut lui dire. Et plus l'âme est ouverte à Dieu, plus Dieu se sert d'elle et plus il a
à lui communiquer pour qu'elle puisse remplir son service. Et lorsque cet homme doit
prendre une décision au sujet de son existence, comme il s'agit d'une décision de foi,
elle ne sera pas à prendre autrement que dans la prière et à la vérité dans l'amour cen-
tral de la prière, qui vient de Dieu. C'est également la raison pour laquelle quelqu'un
qui choisit le chemin de l'imitation du Seigneur est si peu compris : pour lui, les points
de vue humains selon lesquels les hommes se décident, ont cessé de compter. La rai-
son également, pour laquelle on ne peut rien connaître à l'avance de ce chemin. L'évi-
dence de Dieu a éclipsé celle des choses et de leurs lois. Les points de vue sont ceux
du temps éternel, de l'amour de Dieu qui, tous, montrent ce qui leur est commun : qu'il
n'est sérieusement tenu compte de rien d'autre que de l'amour.
Dans le commerce avec ceux qui lui sont proches, tout homme aime la clarté, l'ex-
plication, la compréhension, l'élimination des malentendus. Il veut savoir jusqu'à quel
point les autres sont d'accord et quelles objections ils soulèvent. Il éprouve un besoin
de montrer et d'exposer clairement sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans les détails,

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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169
en se tenant aux choses principales. Souvent, dans la conversation, l'autre aborde tout
seul un point particulier, soit qu'il loue, soit qu'il critique. Il en va de même chez
l'homme avec son besoin de parler avec Dieu. C'est un besoin de compréhension, d'en-
couragement, de protection, de considération et de rectitude. Et c'est Dieu qui peut
alors faire ressortir certains points particuliers. (p. 270 :)
Si ce besoin d'avoir une position nette devant Dieu n'est pas seulement l'expression
de l'habitude et de la paresse, mais quelque chose de vrai et comme tel, de cultivé,
alors, très rapidement, il sera accepté et géré par Dieu et, désormais, l'homme ne priera
plus seulement en se référant à lui-même, mais dans une stricte obéissance. Certes,
son besoin aussi sera augmenté et son temps de prière prolongé, et l'entrée en conver-
sation sera facilitée. Mais lorsque des choses se passent bien, cela s'explique davantage
de manière surnaturelle que naturelle. Cela ne doit pas provenir d'une certaine verbo-
sité religieuse. Convenablement développée, la prière deviendra toujours davantage
rencontre avec Dieu, où les mots restent de plus en plus en arrière. Au début, l'atten-
tion a dû s'en tenir davantage aux choses extérieures pour une double raison. Elle de-
vait constituer le pont entre ce qu'on connaît et comprend et puis la compréhension de
la vérité chrétienne, de la vie du Seigneur et des mystères de Dieu. Elle avait également
le sens – surtout plus tard, lorsque celui qui prie est déjà affermi – de le reconduire du
centre de Dieu à la vie quotidienne de son existence terrestre. Dans l'apostolat, on ne
peut pas tomber sur les gens avec le mystère de la Trinité, on doit commencer avec des
choses de tous les jours, qu'ils comprennent. Ainsi, celui qui prie reprendra des choses
très simples, car elles aussi appartiennent à Dieu et peuvent conduire à Dieu, en apla-
nissant le chemin vers le prochain. Mais toutes les façons de voir périphériques n'en
visent pas moins quelque chose de central et veulent contribuer à une simplification ;
comme un homme, qui ne connaît pas un autre, doit d'abord s'exprimer avec beaucoup
de minutie, puis d'autant plus brièvement qu'il le connaît mieux, parce que l'entente
est plus profonde et qu'un simple regard peut finalement suffire pour dire tout ce qui
est nécessaire : ainsi en est-il également dans la fréquentation de Dieu. Lorsque deux
amants travaillent en silence, dans une chambre, chacun pour soi, il peut suffire pour
l'un d'eux, s'il lui arrive de ne plus savoir comment continuer, de jeter un coup d’œil
sur l'autre et de le voir travailler, pour être affermi dans son propre travail et pouvoir
le continuer. (p. 271 :)

2. L'efficacité de la prière
Un premier effet de la prière consiste pour celui qui prie à éprouver toujours da-
vantage le besoin de s'adonner à Dieu. C'est un effet qui se produit en lui, qui ne
s'épuise cependant pas dans le besoin, mais qui s'oriente déjà sur ce qui est produit
par le besoin: l'écoute de Dieu. Le premier fruit de la prière crée la place, chez celui
qui prie, pour les intentions de Dieu. Dieu augmente sa soif et, par là, sa capacité de
recevoir, sa foi, son appartenance à Dieu, son obéissance. Ce premier effet ne vise pas
du tout, en première ligne, la personne mais le devoir, le service à venir. Dans le be-
soin de prier, il y a le premier germe qui mène à la connaissance de la mission, du
choix de vie, à la place du chrétien dans le monde. Celui qui prie ne le remarque pas
encore, il comprend seulement qu'il se détermine avec plus de force, sans savoir exac-
tement en quoi. En lui, la place est dégagée, mais pas seulement pour une connaissance

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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plus intime de lui-même ; il apprend plutôt à mieux s'oublier pour mieux connaître
Dieu. Il apprend les débuts du laisser-faire. Ce n'est pas encore le don de soi dans sa
pleine acception. C'est un désir. Il se laisse préparer en vue de quelque chose dont il
ne sait pas encore ce que c'est. C'est donc un effet même de la prière, inclus dans la
prière, dirigé vers la prière. La prière se donne pour but la prière.
Celui qui prie remarque ensuite que son comportement est changé ; que, par la
prière, il est amené à devenir un autre. Les sorties qu'il essaie de faire de la prière de-
viennent toujours plus courtes, sa force se concentre toujours plus sur la prière. Dieu
l'éduque lentement à faire davantage attention à lui, même en dehors du temps de la
prière. Ce nouvel effet est en relation avec son désir de plus de prière. Il répond à son
intention, à ses vœux. Le deuxième effet est plus conscient et vient en aide au premier.
Du deuxième effet se dégage lentement l'intention de Dieu de faire quelque chose avec
l'homme, de sorte que le désir de prière ouvre un nouveau champ d'action à cette in-
tention de Dieu.
La prière possède une substance de prière et celle-ci, c'est Dieu en tout cas ; mais
Dieu dans tout ce qui mène l'homme vers lui, comme la vie du Seigneur, l'Écriture, l'É-
glise, les prières traditionnelles. (p. 272 :) Cette substance est hautement efficace ; elle
est capable de faire entrer l'homme toujours plus profondément en Dieu et dans ce
qu'il doit être en tant que créature de Dieu. Et la substance de la prière, au départ une
chose objective, devient, par la prière, propriété de celui qui prie. Elle est façonnée par
la prière, elle s'anime par la réponse de Dieu dans celui qui prie et, par le don de soi
qu'il y met, elle se transforme lentement chez lui en substance chrétienne. Celui qui
prie avait tout d'abord conçu le commerce avec Dieu comme un échange entre deux
personnes. Mais, à présent, se glisse entre les deux la sphère de la parole immuable :
par exemple la parole du Fils dans le Notre Père. Certes, on peut s'approprier person-
nellement cette parole, mais elle ne se laisse pas détourner, elle a un sens originel, in-
variable. On peut expliquer les mots « Notre Père » de façon tout à fait banale, ou in-
comparablement sublime : toujours ils exprimeront que Dieu est notre Père. Et pour
celui qui, dans sa prière, reprend ces mots, la vérité objective s'enfonce dans son cœur,
y laissant son action qui, à côté de celle personnelle et subjective que celui qui prie re-
cherchait avant tout et qu'il a ressentie, consiste en une vérité objective et réaliste qui,
sur certains points, agit même contre la première et qui a pour but de lui ouvrir toute
la vérité de la Révélation, de l'Écriture, de la doctrine, de la prédication et la prière ec-
clésiales. Il doit accueillir en lui cette vérité, mais se savoir plus profondément ac-
cueilli en elle : C'est une symbiose. Le Moi doit rester Moi au sens de Dieu, mais un
Moi qui est transformé et pénétré par la prière et sa grâce, qui fait un avec l'action de
la parole vivante. La véritable personnalisation de celui qui prie est aussi son ecclé-
sialisation : devenir de plus en plus catholique.
L'action de la prière citée en premier lieu n'a encore rien à voir avec une telle dé-
possession. Mais elle est en opposition avec elle lorsqu'on la comprend psychologi-
quement, lorsqu'on prend la soif de prière comme une expérience spirituelle en gran-
deur mesurable. Alors à vrai dire, celui qui prie serait réellement trompé : si, après être
parvenu à Dieu, en raison de son ardent désir, il était plus tard seulement conduit par
Dieu dans la communauté de la vérité. La première aspiration vers Dieu relève du mys-
tère de la création. L'homme, avec elle, se trouve comme Adam devant Dieu, dans la (p.
273 :) dépendance qui a été mise en lui par le Créateur et dans son besoin de Dieu. Mais

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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Dieu sait déjà ce qu'il veut faire de l'homme. Ainsi, pour donner un exemple, il peut
arriver que, dès le premier jour, un directeur des Exercices voie que tel jeune homme
est appelé à la vie de religieux et qu'il doit s'efforcer de le lui faire comprendre. Il
oriente vers la prière le jeune homme qui ne se doute encore de rien pour le moment
et au travers de l'expérience subjective de la prière, celui-ci parvient à une intelligence
objective de la volonté de Dieu. Ce processus n'est pas un jeu psychologique, car le di-
recteur des Exercices s'est reporté à une évidence objective de la volonté de Dieu et
celui qui pratique les Exercices ne s'enfonce pas dans quelque chose mais apprend,
dans la prière, à connaître la vérité. Et Dieu lui-même ne fait pas appel à son âme, mais
à son être. Dans l'être se trouve la possibilité d'une correspondance, d'une réponse de
Dieu, car l'être est saisi par l'intention créatrice de Dieu. Certes, l'évidence qui se fait
voir est évidence pour l'homme que je suis aujourd'hui, mais d'une certaine manière
elle fait abstraction de mes relations de vie jusqu'ici, de mes vœux plus ou moins ex-
primés, de mes intentions, de mes préférences, pour me replacer dans l'état même de
l'être au moment de sa création par Dieu. S'il s'agissait de psychologie, il faudrait faire
appel à l'expérience, à la différenciation entre mon vécu spirituel et ce que je suis de-
venu, mais certainement pas à cet état à vrai dire primitif d'un être issu de Dieu. Celui
qui psychologise fortement ne peut plus obéir, parce qu'il voit partout ses réactions et
les habitudes de son comportement spirituel et en tient compte, ne pouvant alors se
replacer dans l'être originel, en quelque sorte encore informe, issu de Dieu. La non-
personnalisation du fondement des Exercices qui fait abstraction de toute expérience
personnelle indique la bonne voie pour accéder au fruit de la prière que veut Dieu : se
conformer à sa vérité divine et en vivre.
Mais la prière exerce également une action sur l'entourage, sur l'Église et sur le
monde. Si quelqu'un croit au point de prier beaucoup, alors sa prière sera reçue dou-
blement de son entourage. Une fois extérieurement. La famille, les amis remarqueront
quelque chose de cette vie de prière. On le verra aller à l'église, on le verra à la maison
se retirer. Et on ne pourra s'empêcher de réfléchir à (p. 274 :) cette conduite. Peut-être
l'entourage y verra-t-il une sorte de protection et d'assistance pour ses problèmes et ses
misères, y trouvera-t-il un refuge, en attendra-t-il quelque chose. Aussi la prière qui in-
clut les proches sera-t-elle utilisée par Dieu de sorte qu'il en tombe quelque chose pour
eux. Et, conscients d'être concernés par cette prière, ils chercheront dans leur com-
portement et leurs pensées à se mettre en conformité avec l'ami qui prie. Ils cherche-
ront à interpréter ses paroles et ses décisions d'après son atmosphère de prière pour
s'approcher par là, de façon humaine et naturelle aussi, de sa vie de prière. C'est déjà
le jeu inextricable de la nature et de la surnature, du mérite et de la grâce : par le fait
que quelqu'un prie, ils deviennent, de l'extérieur, plus ouverts à la prière, et ils de-
viennent en même temps, par l'action interne de sa prière, ouverts de l'intérieur à tout
ce que Dieu a l'intention de leur donner par la prière. Celui qui prie, comme son en-
tourage, apprendront toujours davantage comment il est possible de mettre dans sa
prière les exigences et les décisions de la vie quotidienne pour les examiner et pour
donner forme à la vie par la prière. Et quelle que soit la situation dans laquelle peut se
présenter celui qui prie, on remarquera à ses décisions et ses actions, qu'elles pro-
viennent du monde de la prière, d'où, enrichies et intensifiées, elles opèrent dans la vie
de tous les jours.
L'action de la prière peut s'étendre à tout : en particulier à ce que celui qui prie in-
tègre dans sa prière mais également à tout le reste. À ce qu'il offre ou demande ex-
pressément dans sa prière, en obtenant la réponse qu'il a souhaitée, l'exaucement ma-
nifeste, le fruit de ce qu'il désirait, il ne paraît pas difficile de reconnaître la grâce de
Dieu. Mais bien des choses sont accordées autrement que ce qu'il a imaginé ou sou-
haité ; mais la grâce de la prière lui fera reconnaître là aussi l'amour de Dieu et l'exau-
cement. Très souvent, l'action de la prière est invisible, et c'est précisément le fruit in-
visible qui lie celui qui prie plus étroitement à Dieu, l'attire plus fortement à Dieu, en
fait de plus en plus un instrument de Dieu. S'il sait, dans sa prière, que les choses sont
en règle entre lui et Dieu, alors l'absence de réponses visibles l'entraîne plus loin. Il
apprend à ne plus appliquer aux choses sa propre volonté, ses propres calculs, ses
propres échelles de mesure, mais à se soumettre toujours (p. 275 :) plus et à reconnaître
la volonté et la puissance de Dieu même quand sa raison ne suit plus. Si sa prière est
en ordre, il aura toujours la certitude, même en l'absence apparente du fruit, de de-
meurer en Dieu et d'accomplir la volonté de Dieu et que le fruit, bien qu'il ne puisse
le saisir, se trouve quelque part où il appartient à Dieu et où il est disponible pour
Dieu. Il sera introduit dans plus de mystères, dans des domaines spirituels qui, sinon,
lui seraient restés inaccessibles. Il apprend aussi à adorer la volonté de Dieu, même
non déchiffrée. De cette façon, il est habitué plus profondément au monde de la prière,
prend plus d'assurance dans le commerce avec Dieu, dans son abandon à Dieu, dans
tout ce qu'il ressent pour Dieu et les choses divines.
À partir de là, on comprend mieux l'action de la prière dans l'Église et le monde.
Tout homme qui prie appartient à la communion des saints ; il n'a pas seulement des
préoccupations personnelles, mais les préoccupations de l'Église sont les siennes. S'il
veut être une créature de Dieu et être lié à Dieu, il doit les inclure dans sa prière et les
considérer comme lui étant propres. C'est pourquoi il s'habituera à prier pour l'Église,
dont il ne voit cependant pas toujours d'emblée les préoccupations, qui pour lui sont
ouvertes et libres et ne sont liées que pour l'Église – d'un lien auquel il n'échappe pas
lui-même comme membre de l'Église –, qu'il sent et comprend à peine, parce que, ap-
partenant à l'Église, il n'est tout de même pas lui-même l'Église. Il se souviendra que
l'Église est l'Épouse du Christ et qu'il y a beaucoup de secrets entre Époux et Épouse,
auxquels il est certes admis à participer mystérieusement, mais qu'il n'a pas à scruter
en détail, des secrets qu'en raison de sa participation, au sens de Dieu, il doit influen-
cer par la manière dont il prie, sans être bien fixé sur l'effet de cette influence. Sa par-
ticipation est peut-être ce qu'il a de plus réel dans ce qu'il apprend à connaître du mys-
tère entre Époux et Épouse. Il peut exprimer bien des choses en paroles : il peut prier
pour le bien de l'Église, pour la conversion des pécheurs, pour la propagation de l'É-
vangile. Et Dieu et l'Église comptent sur lui pour prier pour ces choses concrètes. Mais
Dieu compte également sur lui pour ne pas s'arrêter là, mais pour prier aussi pour ce
qui lui reste inaccessible. Et, lorsqu'il est conscient de participer par sa prière à tout
le mystère (p. 276 :) de l'Église, partant du mystère de sa participation, il renoncera
d'emblée à toute vérification de l'efficacité, à toute limitation de sa prière. Conscient
de participer à un mystère qui doit demeurer pour lui un mystère, il sera enclin à ne
plus vouloir vérifier l'efficacité de sa prière, même pour les choses qui lui sont acces-
sibles. Il ne verra plus simplement dans la prière une activité limitée – qu'elle soit orale
ou contemplative –, mais un acte de confiance qui ne demande pas d'être informé de
ses conséquences. Un acte de confiance qui engendre de nouveaux actes de confiance,

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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une prière qui se transforme en une nouvelle prière, sans qu'on puisse comprendre ce
qui se passe. Et cela vaut pour toute prière, la prière d'adoration, la prière de remer-
ciement et celle de demande, la prière formulée comme la prière contemplative, la
prière personnelle comme la prière communautaire. L'invisibilité de l'effet de la prière
conduit celui qui prie à une foi plus forte.

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

I. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
La nature de la prière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
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II. LES SOURCES DE LA PRIÈRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


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1. La prière dans la Trinité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Attente et accomplissement : 13 – Croire, contempler, aimer : 16 – Action et 13
contemplation : 21 – Adoration : 26 – Prière de demande : 29 – Décision : 37
2. La prière dans la création . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
39
3. La prière du Christ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Prière de l'Incarnation : 41 – Adoration : 44 – Prière de demande : 46 – 41
Contemplation : 48
4. La prière de Marie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
L'enfant : 52 – L'adolescente : 52 – Avant l'apparition de l'ange : 53 – L'ange :
54 – Grossesse : 55 – Naissance : 56 – Fuite en Égypte : 57 – Enfance de Jésus :
58 – À la recherche du garçon de douze ans : 60 – Seule à Nazareth : 61 – Sous
la croix : 62 – Après la résurrection : 63 – Après l'ascension : 65 – La mort : 66

III.LE DÉVELOPPEMENT DE LA PRIÈRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69


1. La prière de l'enfant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
2. La résolution de prier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
3. Vers un choix de vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
4. Prière et vocation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
5. Prière individuelle et prière communautaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85

IV. LA PRIÈRE D'ÉTAT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89


1. La prière dans un institut religieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
2. La prière du prêtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94
3. La prière dans le mariage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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VI. TROIS MANIÈRES DE PRIER . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
1. Adoration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
2. Remerciement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
3. Demande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119

VI. PRIÈRE INDIRECTE ET PRIÈRE DIRECTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123


1. Le saint . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
2. Le prêtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
3. Le croyant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129

VII. DEVANT DIEU . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133


1. Comment naît la rencontre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133
2. Formation par Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
3. Seul et en commun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
4. Trois manières de se tenir devant Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138
5. La personne et le ministère devant Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
Le saint : 142 – Le prêtre : 144 – Le croyant : 148

VIII. NATURE ET GRACE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153


1. Exercice et don de soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
2. Humeur et constance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158
3. Actif ou passif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159
4. Réconfort et désolation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160
5. Prévalence de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164

IX. AMOUR ET FRUIT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167


1. L'amour dans la prière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
2. L'efficacité de la prière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170

TABLE DES MATIÈRES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175

Adrienne von SPEYR – Le Monde de la Prière


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Lettres de Catherine de Hueck Doherty
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Lettres de Catherine de Hueck Doherty
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