Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
______________
La prière contemplative
*
A usage privé
L'édition originale de cet ouvrage a paru
chez Johannes Verlag à Einsiedeln sous le titre :
Das Betrachtende Gebet.
L’ACTE DE LA CONTEMPLATION
CHAPITRE
_____ I
La nécessité de la contemplation
La plupart des chrétiens sont convaincus que la prière est plus qu'un acte extérieur,
exécuté par devoir, dans lequel on dit à Dieu certaines choses, qu'en définitive il sait
déjà ; une sorte de service quotidien devant le Souverain suprême qui reçoit tous les
matins et tous les soirs l'attestation de soumission de ses serviteurs. Et même si, chez
beaucoup de chrétiens qui en souffrent et le regrettent, la prière reste fixée à ce degré
inférieur, ils le savent pourtant : elle devrait être davantage. Dans ce champ il y aurait
un trésor caché, si seulement j'y mettais la main et creusais. Dans ce grain de semence,
il y aurait l'énergie capable de produire un arbre puissant, couvert de fleurs et de fruits,
si je voulais seulement le planter et le cultiver. Dans ce devoir dur et amer, il y aurait
la vie la plus libre et la plus douce, si je voulais seulement m'ouvrir et me donner à
elle. Ils savent cela, ou du moins ils le pressentent obscurément a partir de certaines
expériences faites autrefois, mais ils n'ont jamais osé poursuivre sur les chemins atti-
rants, fouler aux pieds la terre pleine de promesses ; les oiseaux du ciel ont de nou-
veau picoré la parole semée, les épines de la vie quotidienne l'ont étouffée ; dans l'âme
il ne leur reste qu'un regret vague. Et si, à certaines heures de la vie, ils ressentent le
besoin pressant d'être en rela- (p. 4 :) tion avec Dieu autrement que par des formules in-
cessamment répétées, ils s'y sentent malhabiles ; c'est comme S'ils devaient parler dans
une langue dont ils auraient négligé d'apprendre la loi ; au lieu d'une conversation cou-
lante, ils ne parviennent qu'à balbutier quelques miettes du langage céleste, et ils se
trouvent comme celui qui ignore la langue dans un pays étranger, presque ramenés à
la détresse de l'enfant bégayant, qui voudrait dire quelque chose et s'en trouve inca-
pable.
Cet exemple risque d'induire en erreur ; car avec Dieu on ne tient pas une conver-
sation. Mais il est juste pourtant à deux points de vue : d'abord en ce que la prière est
un entretien entre Dieu et l'âme, et ensuite en ce que, dans cet entretien, une certaine
langue est parlée : manifestement celle de Dieu. La prière est un entretien et non un
monologue de l'homme devant Dieu. Il n'y a, à la longue, d'une manière générale, pas
de parole solitaire ; parole signifie face à face, échange des pensées et des âmes, union
dans un esprit commun, dans la vérité possédée en commun et partagée. La parole sup-
pose un je et un Tu, elle est leur manifestation mutuelle. Et l'homme dans la prière ne
parle-t-il pas à un Dieu qui s'est depuis longtemps manifesté à l'homme dans une Pa-
role 1 si puissante et si compréhensive qu'elle ne peut absolument pas devenir du passé,
___________
1. On sait que le même mot allemand Wort (toujours avec une majuscule) correspond aux mots fran-
çais : Verbe, Parole ou parole. Dans cet ouvrage, l'auteur emploie très fréquemment le mot en un
La possibilité de la contemplation
Dieu lui-même nous ayant créés de telle sorte que, pour être nous-mêmes, nous de-
vons entendre la parole de Dieu, Il nous en a donné avec le devoir le pouvoir. Sinon,
Il se serait contredit lui-même et Il ne serait pas la vérité. Ce pouvoir est en nous aussi
profond que l'être même ; nous sommes, comme créatures spirituelles du Père, des
« auditeurs de la Parole ». Et toutes nos petites excuses : nous n'arriverions pas à en-
tendre cette parole, cela ne dépendrait pas de nous, nous n'y serions pas destinés en
raison de notre caractère et de nos dispositions, ou en vertu de notre profession et de
nos multiples occupations, nos intérêts religieux n'iraient pas dans cette direction,
nous aurions fait l'expérience que, même après des essais répétés, aucun espoir de suc-
cès ne se faisait jour ; toutes ces petites objections qui, à leur place, peuvent même
avoir leur petite légitimité, ne touchent pas le grand fait fondamental, que Dieu nous
a donné avec la foi le pouvoir d'entendre.
Croire et entendre la parole de Dieu sont une seule et même chose. La foi est la fa-
culté de percevoir, au-dessus de notre « vérité » propre, personnelle et humaine, rela-
tive a ce monde, la vérité absolue de Dieu qui se dévoile et s'offre à nous et de la lais-
ser s'affirmer comme plus grande que la nôtre et comme décisive même en ce qui (p. 24
:) nous concerne. Celui qui croit, qui se qualifie de croyant, s'est déclaré par là même
capable d'entendre la parole de Dieu. Et celui qui veut croire sans contradiction inté-
rieure, c'est-à-dire, celui qui approuve et veut tenir pour vrai même intérieurement ce
qu'il croit, celui-là aime et espère aussi. Il est à peine besoin de réflexion pour voir
qu'une foi sans amour ne peut qu'être « morte », dépouillée de sa vitalité interne, parce
que se dépouillant d'elle-même. Comment un homme pourrait-il croire sérieusement
que Dieu est l'amour, et qu'Il s'est livré pour nous sur la croix, qu'Il a fait cela parce
qu'Il nous a aimés, choisis de toute éternité, et prédestinés à une éternité bienheureuse
auprès de lui, comment un homme pourrait-il sérieusement « tenir pour vrai » cela et
en même temps refuser à Dieu son amour ou douter de l'amour de Dieu ? Comment
pourrait-il reconnaître la vérité de ce message, de cette parole comme venant de Dieu,
et en même temps déclarer tout aussi sérieusement, c'est-à-dire par ses actes, ce mes-
sage non valable – du moins pour lui, du moins maintenant, aussi longtemps qu'il veut
pécher ? Il a cette possibilité incompréhensible et « impossible » : mais il l'a comme la
possibilité de contredire ce qui est posé par lui-même, et ainsi d'être celui qui se
contredit lui-même, se supprime et se fait pour ainsi dire éclater lui-même. Celui qui,
de quelque manière, a dit oui à la foi – et serait-ce seulement de cette manière vague
qui consiste à accorder foncièrement à la vérité de Dieu (ou d'un absolu, d'un divin,
d'un englobant) la prépondérance sur sa vérité personnelle : celui-là dit oui à cette vé-
1. A PARTIR DU PÈRE
L'audition de la parole de Dieu est possible, parce que la sphère de Dieu est ouverte
à nos yeux. La plupart des chrétiens se rendent peu compte que cela n'est en aucune
manière un fait naturellement nécessaire, mais un miracle de l'amour libre du Père. Cet
amour devrait nous étonner autant et, chaque jour, d'une manière aussi neuve que lors-
qu'un amant est transporté d'étonnement par la réponse d'amour d'une femme aimée.
__________
1. Ce point sera traité plus expressément dans les chapitres sur la Parole et sur les tensions qui tra-
vaillent la contemplation. Pourtant le thème devait être abordé ici.
La médiation de l’Eglise
Il n'y a, dans l'existence chrétienne, aucun instant et aucun droit où le croyant soit
davantage un individu que dans la prière contemplative. Dans l'acte de la liturgie, il est
tout à fait membre de la communauté : de la bouche de tous jaillit le même cri, la même
prière de remerciement, de demande et d'adoration vers l'autel et vers Dieu. Même
dans la prière vocale privée, il emploie des formules ou du moins des formes de la
prière ecclésiale. Mais, dans la contemplation, il est une oreille ouverte pour entendre
une parole absolument unique de Dieu. Il est celui, et nul autre, auquel Dieu s'adresse
maintenant, ce mendiant à la porte du temple, qui reçoit quelque chose, cet aveugle ou
ce paralytique spirituel qui doit être guéri, ce jeune homme qui écoute attentivement
le Maître. Il doit vouloir être réellement cet individu et ne pas se barricader, par an-
goisse de la rencontre, dans l'anonymat ecclésial. C'est la magnificence de cette prière
qu'en elle puisse et doive avoir lieu la même rencontre personnelle qu'au temps de la
vie terrestre du Seigneur, et que la Sainte Écriture ou quelque autre moyen rempli de
grâce – une prière de l'Église, la parole et l'exemple d'un saint ou de quelque personne
aimante, ou même la nature créée en vue du Christ – soit vraiment un milieu propice,
de même que, jadis, l'air entre la bouche du Fils de (p. 74 :) l'homme et l'oreille de
l'homme à qui Jésus s'adressait. Mais il est pourtant de l'essence de ce milieu d'être en
même temps ecclésial, communautaire. La grâce qui rend l'homme capable d'être l'au-
diteur de la parole est toujours une grâce dans et par la communauté ; elle est amour
de Dieu, mais du Dieu fait homme, qui ne veut rien faire, si ce n'est en communion
avec ses frères et ses sœurs. Ainsi, sans préjudice de la pleine personnalité des deux
côtés, dans la Parole de Dieu et dans l'auditeur, trouve-t-on aussi le facteur commu-
nautaire dans les deux pôles : dans la parole de Dieu, qui n'est prononcée authenti-
quement qu'en relation intime avec la fonction de service, officielle, administrative, de
l'épouse du Christ, l'Église, et d'une manière tout à fait décisive dans l'oreille spiri-
tuelle de l'auditeur qui ne peut entendre sûrement, nettement et sans erreur, qu'en
union et en communauté avec l'auditrice première de la Parole, l'Église infaillible. Les
deux côtés se compénètrent de la manière la plus intime dans l'Église, et ce qui fait
d'elle, justement, le milieu entre la Parole et l'auditeur. Étant l'auditrice première au-
thentique à qui le sens exact de la parole est foncièrement ouvert, elle devient l'inter-
prète authentique pour les individus. Les deux choses doivent toujours, dans l'Église,
être considérées ensemble : d'un côté, elle est la contemplative première qui est assise
aux pieds du Maître et écoute attentivement sa voix, bien plus, qui, comme vierge et
mère, ouvre son sein pour recevoir et porter la semence de la Parole ; et par conséquent
elle ne possède pas la Parole comme on possède un objet dans un tiroir, mais la reçoit
La réalité de la contemplation
I. TOTALITÉ
Considérons encore la contemplation sous son aspect d'acte ; du contenu de cet acte,
il sera question plus tard et c'est pourquoi la réalité de la contemplation n'a pas encore
à être présentée dans toute sa plénitude. Mais l'acte peut maintenant être décrit dans
son accomplissement concret, dans lequel les conditions préalables fournies par Dieu
se trouvent réalisées. Mais la réalité est celle de l'Église et de ses membres. L'homme
dans l'Église prie et il le fait en fournissant un effort et une opération, donc incontes-
tablement une certaine activité. Si simple et si humble que soit celle-ci, elle est indis-
pensable. Il ne suffit pas que le croyant « écoute » ; si son attention ne devient pas une
réponse active et authentique à la Parole, il n'aura certainement rien entendu. Il ne
suffit pas que le croyant laisse prier le Saint Esprit au fond de son âme : c'est lui,
l'homme qui doit prier ; de lui Dieu attend l'acte de la prière vocale comme de la prière
contemplative, et ce passage de la possibilité à la réalité temporelle constitue son ac-
tion.
Jamais, plus qu'aujourd'hui peut être, il n'est apparu avec évidence, selon le mot de
saint Paul, que nous ne savons pas comment nous devons prier. Nous vivons dans (p.
89 :) un temps de sécheresse spirituelle : les images du monde, qui jadis parlaient de
Dieu, se sont obscurcies en chiffres et en énigmes, les paroles de l'Écriture sont gri-
gnotées et lacérées de bien des manières par les sceptiques rationalistes, les cœurs, à
l'époque des robots, sont piétinés et négligés, ils ne se fient plus à l'acte de la contem-
plation. Voudraient ils prier, ils sont découragés d'avance, incertains, abattus ; ils se
trainent sur le sol et craignent de ne pouvoir se relever ; ils se sentent prêts à tout acte
négatif : à douter de Dieu, mais aussi à lui résister en plein visage, peut être même à
le haïr, parce qu'il laisse aller le monde comme il va, parce qu'il est si haut Seigneur,
qu'il ne se sent pas obligé d'intervenir dans le monde, et qu'il est si sûr de son affaire
qu'il abandonne ses enfants dans cet univers illimité, livrés à l'angoisse et à la nuit, ne
leur laissant comme espoir que le néant, comme consolation que la mort certaine… La
tentation du refus et de la fatigue est aujourd'hui si grande, elle cerne de si près celui
qui s'intéresse encore à la question du sens de l'existence, qu'il doit rassembler à grand
peine toutes ses forces pour résister au courant.
La pensée de l'Église priante apportera ici le salut. La prière, la contemplation, ne
sont pas seulement des possibilités, mais une réalité ecclésiale, aujourd'hui autant que
jamais. Et, entre la grande prière infaillible de l'Église et la prière tâtonnante, trébu-
chante des individus, il y a un lien indestructible. Il y a dans le monde des millions
II. LITURGIE
Par là, le lien entre la liturgie ecclésiale et la contemplation est foncièrement aperçu
et garanti. La liturgie est (p. 97 :) le service sacré de la prière de l'Église devant Dieu,
dans lequel, s'oubliant parfaitement elle même, elle ne recherche que la glorification
de Dieu par l'adoration, la louange et le remerciement. Et, à ces trois actes, se rattache
aussi la prière de demande, qui découvre le vide où la magnificence de la grâce peut se
répandre. Et cette effusion de la grâce est une nouvelle occasion d'adoration, de
louange et de remerciement. Dans ce service sacré, l'Église a les yeux fixés sur Dieu ;
son service est un service spirituel, clairement conscient de lui-même et comprenant
ce qu'il fait (Rm 12, 1), qui, par conséquent, contemple la vérité de Dieu et s'ouvre à
III. LIBERTÉ
Nous avons parlé de l'insertion du contemplatif dans le grand ensemble de la Parole,
de l'histoire du salut, du service ecclésial. Nous allons maintenant essayer de dire com-
ment l'individu peut et doit organiser sa contemplation personnelle, c'est donc sans
doute le titre de liberté qui convient le mieux à ces réflexions.
L'esclave se trouve sous la loi, mais l'enfant de Dieu est libre, libre de parler au Père
selon son cœur. Il peut se faire donner des conseils, il peut se rattacher à l'expérience
d'orants plus libres. Mais en tout cela il est lui-même libre. Il a l'Esprit de Dieu dans
son cœur, et l'Esprit prie en lui, lui atteste l'amour du Père dans le Fils, il est lui-même
l'amour de Dieu répandu en lui. Cet Esprit est la liberté. Et rien ne doit dans le chré-
tien recouvrir, menacer, affaiblir cette conscience de la liberté chrétienne. La parole de
Dieu, devant lequel il s'age- (p. 116 :) nouille, est la parole de Dieu qui lui est adressée ;
il est appelé et invité à monter, et la Parole lui appartient, il peut l'entourer des deux
bras, et la presser contre lui, et il sent combien le cœur de Dieu y bat mystérieuseemnt.
Aucune règle étrangère, imposée de l'extérieur, ne viendra gêner son entretien avec le
Bien-aimé. Seulement il est souvent embarrassé, comme quelqu'un à qui le gros lot est
L’OBJET DE LA CONTEMPLATION
CHAPITRE
______ I
L'objet de la contemplation est Dieu. Nous n'écoutons la parole de Dieu, que parce
qu'elle est la parole de Dieu. Nous ne contemplons la vie de Jésus, que parce qu'elle est
la vie du Fils de Dieu. Nous ne prêtons attention à quelque chose dans l'histoire du
salut : à la création et au langage qu'elle constitue, aux prophètes de l’Ancien Testa-
ment, aux Apôtres et à l’Église, à ses saints et à ses prières, à ses enseignements et à
ses sacrements, que parce qu'à travers tout cela c'est le salut de Dieu qui vient à nous.
Nous ne pouvons pas contempler Dieu sans ces chemins qui mènent à lui, qui nous le
révèlent, sur lesquels il se révèle lui-même et nous donne de le rencontrer. jamais nous
ne verrons Dieu, même dans la « vision à découvert » de l'éternité, autrement que dans
sa révélation incompréhensiblement libre, donc, par un don de lui-même, par une sor-
tie de Son être et de Son abîme inaccessibles, grâce à laquelle il franchit le gouffre
infini qui nous sépare de lui. Car une créature, peut tout être, sauf une seule chose :
Dieu. jusque dans les racines de son existence et de son essence, elle reste différente
de lui, pour toujours. Et plus elle s'approche de lui par sa volonté et par sa connais-
sance, plus elle éprouve profondément l'abîme qui la distingue de Celui qui « est le
Tout » (Si 43, 27) et qui ne connaît en Lui aucune (p. 144 :) différence (Non aliud). Et
qu'il y ait en dehors du Tout, en dehors de l'océan de l'être, quelque chose comme un
non tout, comme un presque rien, non pas l'être, mais ce qui est de quelque manière
et auquel l'existence ne convient pas nécessairement, mais ne fait que « survenir »
(esse accidens) : c'est là, assurément, ce qui est digne de question, digne d'étonnement,
ce qui est à proprement parler incompréhensible et exige que l'être soit sans cesse in-
terrogé sur le sens de cet « à peine existant ». La créature est une question constante
adressée à Dieu. En exerçant son acte d'être, comme réalité spirituelle, elle ne peut
faire autrement que se distinguer sans cesse de Lui et par là se rapporter à Lui. Dieu
est celui qui est foncièrement, et de toutes les manières imaginables, autrement consti-
tué que moi, et c'est pourquoi il est la solution de la question que je suis. C'est seule-
ment par le regard sur lui qu'il peut y avoir une espérance définitive de salut. Qui veut
savoir ce que cela veut dire n'a qu'à lire les psaumes et à en faire sa prière : « Le Sei-
gneur est ma lumière et mon salut ; qui pourrais-je craindre ? » « Mon cœur crie vers
toi, je te cherche, Seigneur, je cherche ta face. Montre-moi, Seigneur, tes voies, conduis-
moi par une route aisée. Je crois fermement que je verrai la bonté du Seigneur dans le
pays des vivants. » Chaque impression produite par les circonstances de la vie devient
un regard sur lui, une parole qui lui est adressée et un souvenir de lui ; chaque situa-
tion de vie s'éclaire, lorsqu'elle est considérée en pensant à lui et rapportée à lui. C'est
la misère et la splendeur, la faiblesse et la dignité de l'homme, de devoir et de pouvoir
Vie trinitaire
Parole et métamorphose
Le Verbe du Père, son Fils éternel et l'unique aimé, qu'il nous a donné comme notre
rançon et notre frère, est entré dans la multiplicité spatiale et temporelle de ce monde.
Mais les milieux quantitatifs sont les superficies sur lesquelles les contenus qualitatifs
de la vie et de l'esprit viennent manifester leur plénitude intérieure en la répandant.
Le changement dans l'espace et le temps que l'œil, l'oreille, tous les sens et toutes les
facultés de l'homme accompagnent en y participant, conduit d'une manière tangible
des reflets de l'unité à la plénitude de l'unité. Cela est là-dedans, et cela encore, et cela
aussi encore.
L'entrée du Verbe de Dieu par son incarnation dans le monde changeant se manifeste
sur trois de ces milieux. L'un est celui de l'existence humaine normale entre la concep-
tion et la mort : c'est là un champ de forces extraordinairement dramatique, traversé
par les plus fortes tensions, et comme « fait pour » la présentation d'une plénitude de
vie et d'esprit plus qu'humaine : divine. Réellement et sérieusement ce champ est en
définitive fait pour cela. Ici la vie de Jésus est le théâtre idéal, sur lequel de scène en
scène, de tranche de vie en tranche de vie, le sens de sa propre existence est présenté
et expliqué à l'homme contemplatif ; le sens, tel que le Dieu éternel (p. 185 :) le com-
prend, et tel qu'il désire que l'homme aussi le comprenne.
Mais le Verbe de Dieu, qui est ici si simplement homme avec nous, provient de Dieu
et retourne à Dieu (Jn 16, 27), et cela non par suppression et révocation de l'in,carna-
tion, mais par sa résurrection d'entre les morts. C'est la seconde métamorphose, qui
fait verticalement irruption dans la première, et que Dieu le Père accomplit en son Fils
mort. Mais elle a sa raison (cf. le « c'est pourquoi » de Ph 2, 9) dans l'obéissance jus-
qu'à la mort du Fils lui-même et finalement dans la puissance donnée au Fils par le
Père, d'avoir la vie en lui-même (Jn 5, 26), et de pouvoir non seulement la donner, mais
aussi la reprendre (Jn 10, 18). C'est la métamorphose qui va de la mort à la résurrec-
tion, de l'abandon de Dieu au siège à la droite du Père, de l'impuissance extrême à la
toute puissance suprême : cette dimension déploie toute la plénitude et tout le
royaume du Fils devant le contemplatif : « Celui qui est descendu, c'est le même qui
est aussi monté pardelà tous les cieux, afin de remplir l'univers » (Ép 4, 10).
Les deux métamorphoses s'ouvrent à une troisième par laquelle la plénitude de mé-
tamorphose du Christ, est, du ciel, « distribuée » dans l'histoire par l'Esprit Saint et
déversée dans la plénitude illimitée de l'Église. Celle ci est le milieu qui a été inventé
et préparé pour présenter et déployer la plénitude du Christ de la manière la plus riche
et la plus « variée » (Ép 3, 10) à travers tous les temps jusqu'à la fin du monde et dans
Ce que Dieu nous dit est sa vérité, non la nôtre, elle ne devient nôtre que lorsqu'il
nous la dit et nous la donne, et lorsque nous nous soumettons à elle. C'est pourquoi
elle devient pour nous un jugement, dans la mesure où nous ne nous sommes pas sou-
mis à Dieu, où nous sommes rebelles à son égard. Autrement que comme ceux qui sont
jugés, qui laissent prévaloir et reconnaissent la condamnation de leur être situé « loin
de la Parole », il nous est impossible d'entrer dans la vérité de la Parole. Cet acte de
jugement s'accomplit avec une nécessité d'airain que rien ne peut assouplir ou plier,
« une fois », c’est-à-dire, là où Dieu prononce son non de condamnation au péché,
concrètement, à l'ancien monde pécheur, ce qui arrive avant tout à la croix. Et tous les
jugements particuliers, portés ou bien sur les hommes individuels, lors de leur entrée
dans l'Église, ou bien sur des phases particulières de leur vie terrestre (lors d'une,
confession, par exemple), ou enfin sur leur existence totale après leur mort (dans le ju-
gement « particulier »), ne sont que des applications particulières de ce jugement cen-
tral. Dans l'unique ordre régnant du salut, l'homme est jugé de la croix du Calvaire à
la croix qui apparaîtra dans les nuées comme signe du Fils de l'homme.
(p. 206 :) En face de la Parole de Dieu, le chrétien se trouve profondément déchiré, et
cette division est l'expression directe de l'illogisme interne du péché. Comme baptisé,
il a passé par le jugement de la Parole de Dieu, abjuré foncièrement son appartenance
au royaume des démons damnés par Dieu, et reconnu, à la place du mensonge de
Satan, la vérité de Dieu comme étant sa vérité de chrétien. Mais il n'arrive pas à gar-
der inviolées toute sa vie terrestre ces promesses du baptême. Il tombe dans des fautes
légères ou graves ; non seulement par méprise ou faiblesse physique, mais toujours
aussi (sinon, il ne pourrait pas être question de faute morale) en s'opposant spirituel-
lement à la vérité de la Parole. Lorsqu'il oppose consciemment, en matière grave, et
avec une pleine liberté, sa parole à la parole de Dieu, il commet un péché grave. S'il le
fait en matière grave, mais non avec une pleine liberté et avec une conscience claire,
ou en matière légère (qui lui est connue comme telle), de telle sorte qu'il ne nie pas
l'autorité foncière de la Parole dans sa vie, il commet un péché véniel. Mais il installe
par là aussi une contradiction dans son existence ; bien plus, il contredit à sa propre
parole, par laquelle il affirme être chrétien et même (dans les promesses du baptême)
le jure solennellement. Et parce que personne n'est sans péché, et que quiconque
l'affirmerait à son sujet se tromperait lui-même et se trouverait hors de la vérité de
Dieu (1 Jn 1, 8), la Parole de Dieu qui justifie garde pour chacun, et pendant toute sa
vie, l'aspect d'un jugement.
C'est ce qui doit tout particulièrement apparaître lorsque l'homme s'offre spirituel-
ENVERGURE DE LA CONTEMPLATION
L'acte de la contemplation dans lequel l'homme croyant est ouvert, pour l'écouter, à
la parole de Dieu, est un acte de tout l'homme. Ce n'est donc surtout pas un acte dans
lequel l'homme – passagèrement ou même durablement, par l'intention ou la ten-
dance –, devrait être réduit à une partie de lui-même, par exemple, devrait par un en-
trainement systématique, se détourner du monde extérieur pour se réduire à une pure
intériorité, ou se détourner de la sensibilité externe ou interne (imagination) pour se
réduire au seul esprit « pur ». Une telle réduction de l'homme suppose une méprise au
sujet de la véritable exigence de la Parole de Dieu qui appelle l'homme à une « conver-
sion », c’est-à-dire à revenir de la dispersion à l'unité essentielle. Elle est objectivement
une désobéissance envers la Parole (parce qu'on refuse d'abdiquer, dans l'acte même
de l'audition, une opinion préconçue et très erronée sur l'essence de l'homme), même
si elle peut subjectivement, dans les religions non chrétiennes, être considérée la plu-
part du temps comme une méprise bien intentionnée et excusable. L'homme naturel
en effet, qui ne connaît pas une révélation verbale venant de Dieu, doit nécessairement
chercher son chemin vers Dieu d'abord dans une fuite du monde. Car si Dieu est avant
tout Celui qui n'est pas (p. 228 :) le monde, s'Il est unité par opposition à la multiplicité
finie, esprit par opposition à la matérialité terrestre, il ne reste guère à l'homme d'autre
issue que de se frayer une voie progressivement ascendante vers Dieu par les éléments
qu'il trouve en lui-même, et qui lui paraissent être plus proches de Dieu : l'unité de l'es-
prit retiré du monde, du corps, de la sensibilité intérieure. La contemplation asiatique
presque tout entière et la contemplation grecque dans ses expressions les plus lo-
giques, sont commandées par cette réduction anthropologique qui a exercé la plus
forte influence sur l'élaboration des doctrines chrétiennes de contemplation à l'époque
des Pères et au Moyen-Age.
Au contraire, l’Ancien Testament a toujours caractérisé l'homme tout entier comme
l'auditeur et le contemplateur de la Parole, bien que, comme il va de soi, ce ne soit pas
la partie animale ou minérale de l'homme qui constitue son oreille vers Dieu, mais son
âme spirituelle, qui provient de Dieu et retourne à Dieu. C'est pourquoi on voit aussi
dans l'Ancien Testament, et encore dans le Nouveau, les auditeurs privilégiés de Dieu
se séparer de la foule du peuple et se rendre visiblement dans la solitude : Moïse sur
le Sinaï et dans la nuée, Élie dans le désert et sur l'Horeb, Jean Baptiste et encore saint
Paul dans les déserts de Transjordanie et d'Arabie. Jésus lui-même n'inaugure sa mis-
sion extérieure qu'après quarante jours de jeûne et de prière dans le désert. Tous se
mettent à leur action au retour d'une contemplation séparée même visiblement ; mais
ils font en sorte que cette séparation apparaisse nettement, au peuple lui-même,
Existence et Essence
Chair et esprit
Dans cette tension, qui n'est plus celle du monde créé dans son ensemble, mais celle
de l'homme en particulier, les oppositions les plus violentes sont transportées dans la
conception de la contemplation. Si Dieu est pur esprit et s'il s'agit, dans la contempla-
tion, de rencontrer Dieu, il paraît juste de penser que le contemplatif doit se purifier
et s'élever dans la sphère du spirituel pur, en se désaccoutumant lentement du monde
extérieur et sensible. Nous avons déjà indiqué que cette théorie ne correspond pas du
tout simplement à un hybris coupable de l'homme, auquel l'existence dans la chair pa-
raît trop humiliante, et qui veut, par un entraînement spirituel et un effort violent,
s'habituer à vivre dans la spiritualité pure et ainsi empiéter sur le domaine divin. Au
contraire, l'altérité radicale de Dieu fait apparaître un tel mouvement comme non
contradiction avec l'essence de la religion naturelle. Car, quelle que soit la nature de
Dieu, les énonciations positives sur Dieu restent infiniment difficiles et presque im-
possibles à l'homme naturel, mais les négatives au contraire – d'après lesquelles Dieu
n'est rien de tout ce qu'est le monde –, forment un point de départ sûr qui permet, non
seulement à la pensée religieuse, mais encore à la pratique religieuse de la prière, de
s'orienter convenablement. Il s'y ajoute une double (p. 246 :) expérience religieuse :
d'abord l'âme de l'homme a sa patrie en Dieu, et par conséquent tend à retourner vers
lui (tandis que le corps provient d'en bas, et, à la mort, retourne aussi en bas) ; ensuite
cette existence corporelle dans la faute et sujette à la mort est éprouvée comme une
existence éloignée de Dieu. La conclusion que tire la religion naturelle est ainsi pour
ellè presque inévitable : l'homme est, au cœur de son être, une âme qui provient de
Dieu ; quant au corps, il est lié à une « transplantation » ou à une « chute originelle »
et, par conséquent, le retour et la rédemption de l'âme ne peuvent s'accomplir que par
un mouvement qui s'éloigne du corps pour aller à l'esprit.
On a critiqué et déclaré démoniaque, surtout du côté protestant, cette tendance
presque irrésistible dans la pensée religieuse de l'humanité, ce qui paraît être légitime,
si l'on songe au fait de l'incarnation de Dieu. Mais il faut voir clairement alors que l'on
déclare par là théologiquement insuffisantes et fausses les composantes sans doute les
plus fortes dans la tradition chrétienne de la prière contemplative. La spiritualité
alexandrine, cappadocienne, syriaque, en Orient, la spiritualité augustinienne en Oc-
cident (pour ne citer que les courants les plus importants) ont considéré la révélation
dans le Christ non seulement comme le renversement paradoxal des perspectives hu-
maines, mais aussi et avant tout comme l'achèvement gratuit, venant d'en haut, des as-
pirations fondamentales qui ont été déposées dans l'âme par le Créateur et qui ont à
être purifiées des souillures du péché originel. Elles n'ont donc pas craint d'édifier la
Le ciel et la terre
La création est traversée par une tension mystérieuse qui reçoit déjà son nom dans
le premier verset de l'Écriture : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. »
Cette opposition, comme le montre le cours ultérieur de l'histoire du salut, n'a pas une
signification seulement cosmographique, mais aussi théologique : elle est l'opposition
entre l'être et le lieu de Dieu (dans le monde) d'une part, et l'être et le lieu de l'homme,
d'autre part. Ce qui apparaît clairement ici avant tout, c'est que la terre n'est pas le ciel,
même avant que l'homme, par sa chute, ait créé un éloignement spirituel entre le ciel
et lui. Déjà auparavant, il y avait des heures au paradis, puisque Dieu se rend présent
et « se promène à la brise du soir ». Et ensuite, il y a le mouvement de descente, assez
souvent mentionné, de Yahweh (Gn 11, 5, 7 ; 18, 21, etc.), l'échelle de Jacob montant
et descendant entre le ciel et la terre, Dieu regardant « en bas » vers la terre, et inver-
sement l'assomption d'un habitant de la terre (comme Élie, ou, « en esprit » Isaïe, Ézé-
chiel, Daniel) dans le ciel de Dieu. Dans la suite de l'histoire de la révélation, le ciel de
Dieu apparaît toujours plus rempli, dans la représentation que s'en font les hommes,
et de plus en plus s'efface son contraire cosmologique qui s'abaisse au rang d'une re-
présentation imaginaire (p. 264 :) d'accompagnement. Des prophètes ont le droit de jeter
leurs regards dans le ciel, et les visions ainsi obtenues sont si attirantes que nous
voyons s'inaugurer dans le judaïsme un mouvement qui n'existait pas au début : cher-
cher, sur les traces de ces voyants, à découvrir le monde céleste, escalader, par ses
propres forces, les degrés des sphères cosmiques pour s'introduire dans le monde su-
périeur : une apocalyptique exubérante vient à la rencontre de ce penchant pour la
contemplation du ciel.
Mais ce n'est pas sur cette voie que Dieu veut ouvrir à l'homme terrestre le mystère
de son ciel. Le Fils « descend » et, avec lui, le ciel devient saisissable sur terre. « Qui
me voit voit le Père. » « Vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et des-
cendre au dessus du Fils de l'homme » (Jn 1, 51). L'aspiration de l'homme, désireux
de regarder en Dieu, est surabondamment satisfaite par la venue de Dieu dans la de-
meure de l'homme pour habiter et manger avec lui (Ap 3, 20). C'est une première des-
cente, une descente voilée, dans laquelle rien d'autre ne doit être manifesté que
l'humble amour de Dieu. Réalité ineffable que les mystiques du Moyen-Age tardif
avaient coutume d'appeler la pauvreté de Dieu et qui doit prendre une telle importance
pour l'homme qu'il en oublie provisoirement tous les regards curieux, scrutateurs,
dans les splendeurs de l'au-delà. En Jésus, le ciel n'est plus seulement une image, mais
quelqu'un ; il est l'amour de Dieu qui peut être aimé dans une figure humaine, dans un
« Toi » semblable à nous. Et ce « Toi » meurt pour nous tous, et là où il est mort, le
La Croix et la Résurrection
De même que précédemment le ciel, auquel nous pouvons participer d'avance, in-
formait notre vie terrestre et lui donnait son sens, de même, dans la tension suprême,
la tension « sotériologique », la résurrection est ce qui détermine notre rapport à la
croix. Nous sommes chrétiens parce que le Christ est ressuscité, sinon, notre foi serait
vide de sens (1 Co 15, 14). C'est en vue de la gloire que le Christ a souffert, en vue de
l'absolution du Père qu'il a pris sur lui la confession de la croix. Et nous ne sommes
tout d'abord en aucune manière des êtres qui auraient à marcher avec le Christ et du
même pas que lui – sinon, il n'y aurait entre lui et nous aucune différence qualitative,
il ne serait qu'un primus inter pares, et nous serions à proprement parler des co ré-
dempteurs. Mais « preuve insigne de l'amour de Dieu à notre égard, c'est alors que
nous étions encore pécheurs que le Christ est mort pour nous… étant ennemis, nous
avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils » (Rm 5, 8-10). Si nous faisons
des pas avec le Fils, c'est que nous sommes portés par la grâce de sa rédemption ac-
complie. La sentence qui décida foncièrement de notre destin, fut prononcée sur Jésus-
Christ prenant la place des pécheurs : en lui nous avons été crucifiés et condamnés à
mort, en lui nous avons été justifiés et (p. 281 :) acceptés comme enfants. En lui et sans
notre contribution, la colère de Dieu sur nous s'est transformée en amour tendre et
plein de sollicitude. Ainsi, nous avons maintenant à faire devenir pleine vérité dans
notre existence temporelle sur terre, elle aussi, ce qui est devenu vérité dans le Christ
et par lui auprès du Père dans le ciel.
C'est de l'être que se déduit dans la Nouvelle Alliance la règle du devoir. Nous
sommes des justifiés et nous devons nous comporter comme tels. Nous sommes morts,
enterrés, ressuscités avec le Christ, et nous devons nous diriger d'après ce fait, ne plus
vivre pour le péché, le « vieil homme » qui est mort, le considérer aussi en fait comme
mort, nous opposer chaque jour à sa résistance contre cette sentence de mort, le faire
mourir chaque jour (Rm 6). On pourrait dire que le centre de toute la théologie de
saint Paul a pour contenu l'équilibre supprimé en faveur de la résurrection entre l'an-
cien et le nouvel éon, l'ancien et le nouvel Adam, la croix et la résurrection, la crainte
et l'espérance. Le premier terme se trouve désormais contenu dans le second ; la croix
dans la vie chrétienne est supportée grâce à la force de la résurrection accomplie :
« Nous sommes pressés de toutes parts, mais non pas écrasés ; ne sachant qu'espérer,
mais non désespérés ; persécutés, mais non abandonnés ; terrassés, mais non exter-
minés. Nous portons toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, afin que
la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps… C'est pourquoi nous ne
faiblissons pas. Bien au contraire : encore que notre homme extérieur s'en aille en
AVANT-PROPOS .............................................................................................. 3