Vous êtes sur la page 1sur 174

H ANS U RS VON BALTHASAR

______________

La prière contemplative
*

Traduction : Bernard KAPP

A usage privé
L'édition originale de cet ouvrage a paru
chez Johannes Verlag à Einsiedeln sous le titre :
Das Betrachtende Gebet.

© Verlag Herber KG, Freiburg in Brisgau, 1971

© Librairie Arthème Fayard, 1972


AVANT-PROPOS

Bien des chrétiens connaissent la nécessité et la beauté de la prière contemplative,


et y aspirent sincèrement. Mais peu, en dehors d'essais tâtonnants, bientôt abandon-
nés, restent fidèles à cette prière, et moins nombreux encore sont ceux qui sont
convaincus et satisfaits de leurs efforts propres en cette matière. Une atmosphère de
découragement et de pusillanimité entoure, dans l'Église, la contemplation. Nous vou-
drions bien, mais nous n'y arrivons pas. L'heure de méditation projetée s'écoule dans
la distraction et dans l'incohérence, et parce qu'elle ne produit aucun fruit visible, nous
sommes tentés d'abandonner. Parfois peut-être nous saisissons un « livre de médita-
tion » qui nous présente le modèle de la contemplation que nous devrions accomplir.
Nous voyons l'autre se nourrir, mais nous n'en sommes pas rassasiés nous-mêmes.
Après avoir lu ses « méditations », nous avons fait une « lecture spirituelle », mais non
une prière de contemplation. Nous avons vu comment un autre a rencontré la parole
de Dieu, nous avons profité de cette rencontre, mais c'était la sienne, non la nôtre – et
nous-mêmes nous ne parvenons à en réaliser aucune. Souvent, par suite de notre pa-
resse, et, dans ce cas, la (p. IV :) difficulté serait insurmontable. Souvent, par suite d'une
appréhension, celle de qui n'ose pas se fier à ses propres pas.
Dans le présent livre, on tentera, en partant d'une vue d'ensemble de la révélation
chrétienne, de décrire la profondeur et la splendeur de cette forme de prière, on cher-
chera à éveiller la joie qu'elle fait naître, à faire éprouver sa nécessité, à affermir son
caractère indispensable pour la vie chrétienne en général, et spécialement pour celle
d'aujourd'hui. Qui est entré une fois dans le rayonnement de la Parole divine, y reste
enfermé ; il sait, pour l'avoir éprouvé lui-même, que cette Parole ne transmet pas seu-
lement une connaissance sur Dieu, mais possède elle-même – cachées dans le vêtement
de la lettre – des qualités divines : qu'elle manifeste en elle-même, d'une manière irré-
sistible, l'infinité et la vérité de Dieu, la majesté et l'amour de Dieu. Son apparition
contraint l'auditeur à se mettre genoux. Il croyait pouvoir en agir avec une parole qu’il
pourrait, comme d'autres grandes et profondes paroles de l'humanité, saisir et juger :
mais, entrant dans le cercle d'influence de cette parole, il est devenu lui-même le saisi
et le jugé. Il voulait aller à Jésus pour le voir (« Viens et vois ! ») et il est forcé d'éprou-
ver, sous le regard de Jésus, qu'il est depuis longtemps vu, transpercé, jugé et reçu dans
la grâce par lui, si bien qu'il ne lui reste rien d'autre à faire, que tomber à genoux et
adorer le Verbe : « Maître, tu es le Fils de Dieu, tu es le Roi d'Israël. » Mais cette ex-
périence où l'on se sent irrésistiblement subjugué devient le point de départ de ce qui
ne fait que commencer : « Tu verras de plus grandes choses que celle-là… A partir de

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
3
maintenant, vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu descendre et monter sur le
Fils de l'homme » (Jn 1, 46-51).
C'est par la parole de l'Écriture que commence l'échelle de Jacob de la contempla-
tion, et aucun degré ne tait dépasser l'audition de la Parole. Pas plus que (p. V :) nous
ne pouvons jamais laisser derrière nous, dans la contemplation, l'humanité du Sei-
gneur, pas davantage nous ne pouvons délaisser la parole à forme humaine. Dans l'hu-
manité nous trouvons Dieu, dans le sensible nous trouvons l'esprit.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
4
PREMIÈRE PARTIE

L’ACTE DE LA CONTEMPLATION
CHAPITRE
_____ I

La nécessité de la contemplation

La plupart des chrétiens sont convaincus que la prière est plus qu'un acte extérieur,
exécuté par devoir, dans lequel on dit à Dieu certaines choses, qu'en définitive il sait
déjà ; une sorte de service quotidien devant le Souverain suprême qui reçoit tous les
matins et tous les soirs l'attestation de soumission de ses serviteurs. Et même si, chez
beaucoup de chrétiens qui en souffrent et le regrettent, la prière reste fixée à ce degré
inférieur, ils le savent pourtant : elle devrait être davantage. Dans ce champ il y aurait
un trésor caché, si seulement j'y mettais la main et creusais. Dans ce grain de semence,
il y aurait l'énergie capable de produire un arbre puissant, couvert de fleurs et de fruits,
si je voulais seulement le planter et le cultiver. Dans ce devoir dur et amer, il y aurait
la vie la plus libre et la plus douce, si je voulais seulement m'ouvrir et me donner à
elle. Ils savent cela, ou du moins ils le pressentent obscurément a partir de certaines
expériences faites autrefois, mais ils n'ont jamais osé poursuivre sur les chemins atti-
rants, fouler aux pieds la terre pleine de promesses ; les oiseaux du ciel ont de nou-
veau picoré la parole semée, les épines de la vie quotidienne l'ont étouffée ; dans l'âme
il ne leur reste qu'un regret vague. Et si, à certaines heures de la vie, ils ressentent le
besoin pressant d'être en rela- (p. 4 :) tion avec Dieu autrement que par des formules in-
cessamment répétées, ils s'y sentent malhabiles ; c'est comme S'ils devaient parler dans
une langue dont ils auraient négligé d'apprendre la loi ; au lieu d'une conversation cou-
lante, ils ne parviennent qu'à balbutier quelques miettes du langage céleste, et ils se
trouvent comme celui qui ignore la langue dans un pays étranger, presque ramenés à
la détresse de l'enfant bégayant, qui voudrait dire quelque chose et s'en trouve inca-
pable.
Cet exemple risque d'induire en erreur ; car avec Dieu on ne tient pas une conver-
sation. Mais il est juste pourtant à deux points de vue : d'abord en ce que la prière est
un entretien entre Dieu et l'âme, et ensuite en ce que, dans cet entretien, une certaine
langue est parlée : manifestement celle de Dieu. La prière est un entretien et non un
monologue de l'homme devant Dieu. Il n'y a, à la longue, d'une manière générale, pas
de parole solitaire ; parole signifie face à face, échange des pensées et des âmes, union
dans un esprit commun, dans la vérité possédée en commun et partagée. La parole sup-
pose un je et un Tu, elle est leur manifestation mutuelle. Et l'homme dans la prière ne
parle-t-il pas à un Dieu qui s'est depuis longtemps manifesté à l'homme dans une Pa-
role 1 si puissante et si compréhensive qu'elle ne peut absolument pas devenir du passé,
___________
1. On sait que le même mot allemand Wort (toujours avec une majuscule) correspond aux mots fran-
çais : Verbe, Parole ou parole. Dans cet ouvrage, l'auteur emploie très fréquemment le mot en un

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
7
mais continue à retentir comme présente à travers tous les temps ? Plus un homme ap-
prend aù prier comme il faut, plus il éprouve profondément que son balbutiement vers
Dieu n'est qu'une réponse à la parole que Dieu lui a (p. 5 :) adressée, donc aussi qu'est
vrai ce second point : l'on ne peut s'entendre entre Dieu et l'homme que dans la langue
de Dieu. Dieu a d'abord commencé a parler, et c'est seulement parce qu'il s'est « exté-
riorisé » que l'homme peut « s'intérioriser » vers,Dieu. Faisons cette simple réflexion :
le « Notre Père » par lequel nous nous adressons a lui chaque jour, n'est-il pas sa
propre parole ? Le Fils de Dieu, qui est Dieu et Verbe de Dieu, ne nous l'a-t-il pas ap-
porté ? Un homme aurait-il jamais pu inventer par lui-même un tel langage ? Le « je
vous salue, Marie » n'est-il pas sorti de la bouche de l'ange, donc encore une fois dans
un langage céleste, et ce qu'Elisabeth, « remplie du Saint-Esprit », a ajouté, n'est-il pas
la réponse à la première rencontre avec le Dieu fait homme ? Que saurions-nous dire à
Dieu, s'Il ne s'était lui-même auparavant communiqué et découvert à nous dans sa Pa-
role, de telle sorte que nous ayons accès à Lui et commerce avec Lui ? Et que nous puis-
sions regarder dans son intimité et y entrer, entrer dans l'intimité de la Vérité éter-
nelle, pour devenir nous-mêmes, en présence de cette lumière qui nous inonde, venant
de Dieu, lumineux et transparents devant lui ?
Soudain nous le savons comme une certitude première : la prière est un entretien,
dans lequel la Parole de Dieu a l'initiative et dans lequel nous ne pouvons tout d'abord
être que des auditeurs. Et voici ce qui décide de tout : que nous percevions la Parole
de Dieu, et qu'à partir de sa Parole nous trouvions la réponse à lui adresser. Sa Parole
est la Vérité, découverte pour nous. Car dans l'homme il n'y a aucune vérité définitive,
ne soulevant plus de questions ; il sait cela, celui qui, quêtant une réponse, lève les
yeux vers Dieu et se dirige vers lui. La Parole de Dieu est l'invitation qu'Il nous adresse
d'être avec lui dans la vérité. C'est une échelle de corde, jetée du haut bord, grâce à la-
quelle nous, exposés au danger, en train de nous noyer, nous pouvons monter dans le
bateau sauveur. C'est le tapis deroulé vers nous, sur lequel nous pouvons nous avan-
cer vers le trône du Père. C'est le flambeau qui luit dans obscurité du monde silencieux
et obstiné, et dans éclat duquel les énigmes angoissantes s'apaisent et mportent notre
assentiment. La Parole de Dieu est finalement Lui-même, ce qu'Il a de plus vivant et.de
lus intime : son Fils unique, de la même nature que lui, qu'Il a envoyé dans le monde
pour le ramener au foyer. Et voilà pourquoi Dieu nous recommande du Ciel son Verbe
séjournant sur la terre : « Celui-ci est son Fils bien-aimé : écoutez-le ! » (Mt 17, 5).
Nous sommes harcelés par la vie, nous cherchons es yeux autour de nous, épuisés,
un endroit de repos, de pureté, de délassement. Nous voudrions nous reposer en Dieu,
nous laisser tomber en lui, pour obtenir de lui de nouvelles forces afin de continuer à
vivre. Mais nous ne le cherchons pas là où il nous attend et où nous pourrions le trou-
ver : dans son Fils qui est son Verbe. Ou bien nous cherchons Dieu, parce que nous
voudrions interroger sur mille choses sans la solution desquelles nous pensons ne pas
pouvoir aller plus loin dans l'existence, nous l'accablons de problèmes, nous exigeons
des lumières, des clés, des facilités de tout genre, et nous oublions que, dans son
Verbe, Il a résolu pour nous toute question, Il a dispensé toute la lumière que nous
___________
sens qui ne distingue pas les deux significations « Verbe » et « Parole ». Il suffit que le lecteur soit
averti que c'est toujours le même mot allemand qui est employé dans l'original, là où la traduction
emploie tantôt Verbe, tantôt Parole ou parole. (Note du traducteur).

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
8
sommes capables de saisir en cette vie. Nous n'écoutons as du côté où Dieu parle : là
où la Parole de Dieu a retenti dans le monde d'une manière si unique et si définitive
que cela suffit pour tous les temps et que tous à la fois ne l'épuiseront pas.
Ou bien nous pensons que la Parole de Dieu a déjà si longtemps retenti sur terre
qu'elle est presque usée, que bientôt c'est le tour d'une nouvelle parole, et que nous
aurions le droit d'exiger une autre parole. Et nous ne remarquons pas que c'est nous,
nous seulement, qui sommes les usés, les vieillis, tandis que la Parole de Dieu retentit
d'une manière tout aussi vivante et (p. 7 :) originelle, et tout aussi proche de nous que
jamais : « La parole est près de toi, dans ta bouche et dans ton cœur » (Rm 10, 8). Nous
ne comprenons pas que, si la Parole de Dieu retentit une fois, au centre du monde,
dans la plénitude des temps, elle apparaît avec une telle force que c'est tous qu'elle vise
et à tous qu'elle s'adresse. Et tous sont atteints aussi immédiatement, aucun n'est dé-
favorisé par quelque éloignement temporel ou spatial. Sans doute une poignée
d'hommes sont devenus les partenaires de Jésus dans ses entretiens sur terre, et nous
pourrions les envier pour ce bonheur, mais ils se comportèrent tout aussi lourdement
et maladroitement dans ces entretiens que nous et tout autre l'aurions fait. Ils
n'avaient, comme auditeurs et comme chargés de la réponse à ce que Jésus voulait dire
réellement, aucun avantage sur nous ; au contraire, ils voyaient la manifestation ter-
restre et extérieure du Verbe et cet aspect leur cachait dans une large mesure le côté
intérieur divin. « Heureux ceux qui croient sans avoir vu », qui croient peut-être même
plus facilement parce qu'ils ne voient pas. Les disciples eux-mêmes ne comprirent la
Parole dans son véritable sens qu'après la résurrection et même alors beaucoup dou-
tèrent encore, faisant preuve d'inintelligence : ils ne comprirent vraiment qu'après l'As-
cension, à la Pentecôte, lorsque l'Esprit leur éclaira intérieurement ce que le Fils leur
avait exposé extérieurement. C'est pourquoi ces partenaires terrestres de Jésus ne fu-
rent pas en un sens décisif des privilégiés. Ils étaient là par hasard où tout autre aurait
pu se trouver, ou plutôt, où tout autre se tient réellement. Dans la Samaritaine, près
du puits de Jacob, c'est certainement a cette femme unique que Jésus s'adresse, mais
en même temps à toute pécheresse, à tout pécheur, Ce n'est pas pour elle seule que
Jésus est aussi, fatigué, sur la margelle du puits : quærens me sedisti lassus ! C'est pour-
quoi ce n'est pas un « pieux exercice », que de me placer en esprit à côté de cette
femme, d'entrer dans son rôle ; je n'ai pas seulement le droit de jouer ce rôle, je dois
le jouer, bien mieux, je suis depuis longtemps impliqué dans cet entretien, sans avoir
été interrogé. je suis cette àme ensevelie sous les décombres, qui, chaque jour, court
vers l'eau terrestre parce qu'elle ne comprend plus du tout l'eau céleste qui est l'objet
véritable de sa quête. je donne, comme elle, la même réponse qui s'égare, qui tâtonne
à l'aveugle, aux offres de la Source éternelle, au point que la Parole se voit obligée fina-
lement d'intervenir durement chez moi aussi et de m'arracher la confession de mes pé-
chés. Cette confession, pas plus que la Samaritaine, je ne puis la présenter franche-
ment, elle doit par grâce être complétée par le Verbe et le juge éternel pour m'être
comptée – miséricorde incompréhensible ! – comme justification : « Tu as raison de
dire que tu n'as pas de mari, car tu as eu cinq maris, et celui que tu as présentement
n'est pas ton mari ; en cela, tu as dit vrai ! » (Jn 4, 17-18).
C'est donc beaucoup trop peu de ne voir dans les entretiens et dans les rencontres
de l'Évangile que des « exemples » analogues aux exemples de vaillance contenus dans
un livre de récits héroïques et que l'enfant qui lit se sent porté à imiter. Car le Verbe

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
9
qui est là devenu chair pour parler avec nous, vise dans cette circonstance unique toute
circonstance réelle et unique, voit dans ce pécheur qui se convertit tout pécheur, dans
cette auditrice assise à ses pieds tout auditeur. Parce que c'est Dieu qui parle ici, il n'y
a aucun éloignement historique de sa Parole, et par conséquent aucun comportement
historique à son égard. Mais au contraire il n'y a que cette relation parfaitement im-
médiate de la parole adressée, qui fut donnée en partage à ceux qui étaient rencontrés
par le Verbe sur les chemins de Palestine : « Toi, suis-moi » « Va, et ne pèche plus »
« La paix soit avec vous ! »
Et, sans doute, la parole de la révélation n'est pas simplement tombée du ciel dans
le Christ, mais l'unique (p. 9 :) fleuve impétueux s'est pour ainsi dire nourri de plusieurs
sources présentes ; il y a une préparation, une sorte de crescendo pour arriver à la
pleine intensité de la voix divine dans le monde : « Après avoir à maintes reprises et
de bien des manières parlé jadis à nos pères par les prophètes, Dieu, en ces temps qui
sont les derniers, nous a parlé par le Fils, qu'Il a établi héritier de toutes choses et par
qui Il a créé le monde » (Hb 1, 1-2). Mais aujourd'hui, alors que le fleuve a réalisé son
unité, nous ne pouvons plus voir dans les sources que des précurseurs du fleuve, qui
courent directement vers lui, pour entrer et disparaître, à la plénitude des temps, dans
l'unique Parole qui dit tout. On ne peut percevoir aucune parole particulière de Dieu
sans entendre le Fils qui est la Parole, on ne peut pas non plus fouiller dans les écrits
de l'Ancien et du Nouveau Testament, dans l'espoir de tomber sur quelques vérités, si
l'on n'est pas disposé à se prêter à la rencontre immédiate avec lui, cette Parole per-
sonnelle et libre, qui s'adresse à nous souverainement. « Vous scrutez les Écritures,
parce que vous pensez y trouver la Vie éternelle ; et ce sont elles qui me rendent té-
moignage. Mais vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la Vie !… Si vous croyiez
Moïse, vous me croiriez aussi ; car c'est de moi qu'il a écrit. Mais si vous ne croyez pas
ses écrits, comment croiriez-vous mes paroles ? » (Jn 5, 39-40 ; 46-47). Le Christ ras-
semble en lui-même toutes les paroles de Dieu dispersées dans le monde, il est comme
le foyer immense de la révélation. « Par qui Il a aussi créé les mondes », dit saint Paul,
montrant par là que ce ne sont pas seulement les « paroles variées de bien des ma-
nières » de l'Ancien Testament, mais tout autant les paroles dispersées à travers la
création, balbutiées et murmurées en elle, les paroles de la nature en ce qu'elle a de
plus grand et de plus petit, les paroles des fleurs et des animaux, les paroles de la
beauté subjuguante et de la terreur paralysante, les paroles (p. 10 :) multiples et con-
fuses, pleines de promesses et de désillusions, de l'existence humaine, qui toutes en-
semble appartiennent à l'unique Parole éternelle et vivante, faite homme pour l'amour
de nous, et sont absolument sa propriété. Et par conséquent elles sont administrées
par elle, et elles doivent être interprétées exclusivement a sa lumière. Aucune d'entre
elles ne.peut être entendue et comprise autrement que sous sa conduite ; aucune
d'entre elles ne peut être une parole propre, détachée de l'unique Parole, à plus forte
raison, être une parole d'objection contre cette unique Parole. « Qui n'est pas pour moi
est contre moi ; qui ne récolte pas avec moi disperse. » Jadis, aux sources de l'histoire,
il était possible de se diriger vers lui, le grand fleuve, par les cours d'eau particuliers.
On pouvait recevoir les paroles variées de la promesse si ouvertement, avec tant de
confiance, qu'elles portaient l'auditeur au-devant de l'unité à venir. Maintenant, alors
que le Fils est apparu, le croyant doit entendre la multitude à partir de l'unité. Il doit
toujours revenir au centre, pour être, de lui, envoyé au dehors, à la périphérie de l'his-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
10
toire et de la nature avec la confusion de leurs langues. C'est au centre qu'on lui
adresse la parole, au centre qu'il reçoit la révélation décisive : ce qu'est la vérité de sa
vie, ce que Dieu veut et attend de lui, ce à quoi il peut tendre et ce qu'il doit éviter au
service de la Parole divine. C'est pourquoi il doit être un auditeur de la Parole.
Plaçons-nous encore une fois à un niveau plus profond, cette fois-ci davantage du
côté de l'homme : « Tout, dit saint Jean, a été créé dans le Verbe. En lui était la Vie et
la Vie était la Lumière des hommes » (Jn 1, 3-4). Que nous, comme toutes les créatures,
soyons créés dans le Verbe, ne signifie pas seulement une relation d'origine, de prove-
nance, mais une relation d' « in-existence » durable, essentielle, telle qu'elle s'achève
manifestement et visiblement là où Dieu le Fils récapitule en lui, qui est le Verbe fait
homme, (p. 11 :) toutes les choses terrestres et célestes (Ép 1, 10), incorpore dans son
corps mystique tous ceux qui le veulent, irrigue tous les rameaux avec le sang du cep
mystique. La « Vie » qui est dans le Verbe n'est pas la petite flamme fragile, que les en-
fants d'Adam entretiennent en eux, c'est la véritable Vie, la Vie pleine et définitive :
« Je leur donne la vie éternelle… je suis venu pour qu'ils aient la vie, et qu'ils l'aient
en abondance » (Jn 10, 28, 10). Il est cette vie, non comme simple canal, mais en per-
sonne (« Je suis la Vie », Jn 11, 25 ; 14, 6), et par conséquent aussi non comme simple
principe dans l'être, mais d'une manière personnelle, spirituelle et libre. Et, en tant
qu'Il est cette Liberté souveraine, Il est « la Lumière des hommes ». Ceux-ci ne dispo-
sent pas de cette lumière, comme ils le pourraient peut-être si elle était un simple prin-
cipe de vie, quelque chose comme une sève qui monterait indifféremment de la racine
de l'éternité, dans les ramifications des âmes individuelles pour s'y différencier confor-
mément à la nature des rameaux. Beaucoup se représentent la grâce divine comme une
sorte de vie anonyme, sans visage, que l'on garde en soi et que l'on peut aussi « aug-
menter » par un comportement approprié, de même que l'on peut faire monter une
nappe d'eau par un barrage ou augmenter une fortune par l'économie. Mais dans cette
représentation, aucun champ n'est laissé pour la liberté de la Lumière, qui ne se com-
porte jamais et nulle part comme la « lumière de la raison éclairée », la lumière de la
raison et de la nature humaines. Cette dernière est toujours présente, elle brillera au
ciel tant qu'il y aura des hommes, on l'aura toujours à sa disposition. Elle n'a en outre
absolument aucun centre proprement dit, mais elle rayonne diffuse a travers tout ce
qui a un visage d'homme.
Mais la « véritable Lumière » (Jn 1, 9), sans laquelle cette lumière diffuse serait men-
songère, est toujours libre dans son rayonnement : « La Lumière est encore (p. 12 :) pour
un peu de temps parmi vous ; marchez tant que vous avez la Lumière » (Jn 12, 35).
Autrement, elle ne serait pas le Verbe qui est Dieu, et Personne et Fils, Seigneur de
tous ceux qui sont « créés en lui ». Si nous voulons vivre dans sa lumière, nous devons
être attentifs à sa parole toujours personnelle, toujours nouvelle, parce que toujours
libre. Il est impossible de faire dériver cette parole d'une autre déjà présente, sue à
l'avance et mise en réserve : elle coule toujours fraiche de la source de la Liberté ab-
solue et souveraine. La Parole de Dieu peut exiger de moi aujourd'hui quelque chose
qu'elle n'a pas encore exigé hier, et c'est pourquoi je dois absolument pour entendre
l'exigence, être foncièrement ouvert et attentif. Aucun rapport sans doute n'est plus in-
time, plus étroit dans l'être, que le rapport entre l'homme orné de grâce et le Seigneur
qui confère la grâce, entre la tête et le corps, le cep et le sarment. Mais cette réalité on-
tologique, que les sacrements avant tout nous transmettent, ne peut prévaloir que si

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
11
elle existe dans la sphère de la liberté de la Parole et de la disposition humaine corré-
lative, qui consiste à entendre, à suivre et à acquiescer. Il en va ici non seulement de
ce qu'on a coutume d'appeler « la vie morale », ou même la vie d'après les « lois chré-
tiennes », mais de ce foyer brûlant, qui est le centre et la justification de toute mora-
lité, et sans lequel elle ne pourrait que se figer rapidement et dégénérer en phari-
saïsme : autrement dit, de la rencontre toujours vivante avec le Dieu qui nous parle
dans son Verbe. Et ce Verbe est celui dont les yeux nous transpercent et nous purifient
« comme une flamme ardente » (Ap 1, 14), dont l'ordre nous plie à une obéissance nou-
velle, et nous enseigne aujourd'hui comme si nous n'avions rien su jusqu'à présent,
dont la puissance enfin nous envoie à une mission nouvelle dans le monde.
S'il n'est pas dans l'obéissance à la Parole libre de Dieu en lui, l'homme ne corres-
pond pas à l'idée que (p. 13 :) Dieu le Père se faisait de lui, lors de la création. Tout ce
que l'homme pourrait être encore, comme corps et comme âme, en dehors de ce rap-
port le-plus intime et le plus personnel de tous, ne serait au mieux qu'un torse ; ou plu-
tôt ce ne serait même pas cela, parce qu'un torse manque, il est vrai, de certains
membres, mais peut, dans sa réalité présente, être parfait en lui-même. L'homme au
contraire ne peut être parfait sous aucun aspect sans ce rapport qui l'achève. Le corps
et l'âme sont créés en vue de cet achèvement, le souffle de noblesse qui voltige autour
de la nature humaine, provient d'ici. L'homme est l'être qui est crée comme auditeur
de la Parole, et qui s'élève à sa dignité propre par sa réponse à la Parole. Il est, en ce
qu'il a de plus intime, pensé comme faisant partie d'un dialogue. Sa raison est pourvue
de la mesure exacte de lumière propre dont elle a besoin pour percevoir le Dieu qui lui
parle. Sa volonté est supérieure à tout instinct et ouverte à tout bien, exactement au-
tant qu'il le faut pour pouvoir suivre sans y être contrainte l'attirance du Bien suprême.
L'homme est l'être qui a dans son cœur un mystère plus grand que lui-même. Il est
construit, comme un tabernacle, tout autour d'un mystère sacré. Il n'a pas besoin,
lorsque le Verbe de Dieu demande à demeurer en lui, de mettre d'abord à nu artificiel-
lement son centre. Son cœur le plus intime est disposition, écoute, perception, volonté
de se donner a quelqu'un de plus grand, de laisser s'affirmer une vérité plus profonde,
de rendre les armes à un amour plus patient. A vrai dire, dans le pécheur, ce sanctuaire
est délaissé et oublié, recouvert, devenu un tombeau et une chambre de débarras, et il
faut un effort – celui de la prière contemplative précisément – pour le désencombrer
et le rendre habitable pour l'hôte sacré. Mais la place libre n'a pas à être ménagée
d'abord. Elle est là ; elle est le centre de l'homme depuis toujours.
C'est pourquoi ce rapport indicible de l'homme au (p. 14 :) Verbe de Dieu – pour le
bonheur et l'émerveillement incessants de tous les orants – est toujours en même
temps les deux choses : le retour en soi dans le je le plus intime et la sortie de soi du
je pour aller au Toi suprême. Dieu n'est pas un Toi de telle sorte qu'Il serait simple-
ment un autre Je étranger, en face de moi. Il est dans le je, mais aussi au-dessus de lui ;
et parce qu'Il est au-dessus de lui comme le je absolu, Il est dans le je humain ce qui
le fonde au plus profond, « plus intime à moi que je ne le suis à moi-même ». Et parce
qu'Il peut être ainsi intime dans le Je, Il est le plus grand au-dessus du je ; son unité
se trouve au-dessus du nombre, même au-dessus du nombre un. De même que l'être
créé dans son ensemble ne peut être pensé que dans la dépendance de l'Éternel, de
l'Être qui est absolument, et que, comme pénétré par lui, ainsi en est-il en particulier
du je créé lui aussi (à l'analogia entis correspond, comme son cas suprême, une analo-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
12
gia personalitatis). De même que la partie aime le tout plus qu'elle-même, et s'aime elle-
même le mieux lorsqu'elle s'aime dans le tout et non dans sa particularité, ainsi le moi
créé s'aime et s'accepte le plus profondément, lorsqu'il aime le je absolu, fibre, de Dieu
qui s'ouvre à lui dans le Verbe, lorsqu'il reçoit le Verbe de Dieu non comme une vérité
étrangère à lui, se tenant en face de lui – en un mot, hétéronome – mais comme sa vé-
rité la plus propre, la plus intime, qui gisait seulement si profondément cachée (en lui
et en Dieu) que le je ne pouvait la découvrir lui-même. Et pourtant le Dieu qui parle
en moi est tout autre chose que « mon meilleur moi », ou que le « monde archétypique
» au fond de mon âme, ou quoi que ce soit d'autre encore, qui serait fondé et enfermé
dans la nature, dans ses dispositions et ses possibilités. Dieu reste le souverain qui élit,
choisit et dispose selon sa volonté, et rien dans l'homme ne peut laisser pressentir avec
certitude comment la parole déterminée, adressée à cet homme (p. 15 :) déterminé, ré-
sonnera à cette heure déterminée de sa vie. Par sa nature seule, l'homme ne peut ja-
mais deviner la volonté de Dieu, le but de sa vie. Ce serait réclamer de la servante ce
que le Maitre seul peut donner : « Comme l'œil du serviteur est fixé sur la main de son
maitre, et l'œil de la servante sur la main de sa maitresse, ainsi nos yeux sont fixés sur
Yahweh notre Dieu » (Ps 122, 2).
Ce regard est la contemplation. C'est une vision à l'intérieur dans les profondeurs
de l'âme, mais, pour cela même, au-dessus de l'âme vers Dieu. Plus elle trouve Dieu,
plus elle s'oublie elle-même et se trouve cependant en lui. C'est une « vision » fixe qui
est pourtant toujours et jusqu'à la fin un « écouter » parce que l'objet vu est la Per-
sonne infinie, la plus libre de toutes, qui, des profondeurs de sa liberté, peut se don-
ner ellemême d'une manière toujours nouvelle, soudaine et imprévisible. C'est pour-
quoi la Parole de Dieu n'est jamais quelque chose de clos, qui pourrait être embrassé
du regard comme un paysage limité, mais quelque chose qui survient toujours de nou-
veau, comme l'eau d'une source ou les rayons d'une lumière. « Et ainsi il ne suffit pas
d'avoir été « initié » et de connaitre les « témoignages » de Dieu, si l'on ne reçoit et
l'on ne s'enivre pas incessamment de la fontaine de la Lumière éternelle » (saint Au-
gustin, En. in Ps. 118, XXVI, 6). A celui qui aime, cette vérité est immédiatement évi-
dente ; le visage et la voix de l'aimé sont pour lui à chaque instant aussi neufs que s'il
ne les avait jamais vus encore. Mais ce n'est pas seulement pour des yeux épris, c'est
en lui-même, avec une objectivité suprême, que l'être de Dieu, qui se manifeste à nous
dans sa Parole, est la merveille, à laquelle même pendant une éternité, aucun séraphin
et aucun saint ne pourra « s'habituer », et que bien au contraire, plus on regarde, plus
on désire .contempler. C'est le regard jeté sur un achèvement, à l'égard duquel la na-
ture du créé prise tout entière se (p. 16 :) comporte comme une promesse. Si elle voit et
entend Dieu, elle éprouve le bonheur le plus enivrant, celui d'être achevée en elle-
même, mais par quelque chose qui est infiniment plus grand qu'elle-même, et qui, pour
cette raison même, remplit et béatifie de cette manière.
Tant que nous sommes sous la loi du péché, cet achèvement gardera toujours un
trait douloureux. Nous devons renoncer à ce qui nous est propre, parce que celui-ci
barre l'entrée de la place que la Parole de Dieu revendique en nous. Et la Parole garde
un caractère polémique : elle doit comme « épée » et « feu » ses qualités les plus
propres – conquérir en nous la place sans laquelle elle ne peut pas être. C'est pourquoi
elle nous paraît, tant que nous vivons en ce temps du monde, venir plus de l'extérieur
que de l'intérieur, être plus parole « entendue » que « vue » ; et nous plaçons plutôt la

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
13
« vision » dans l'au-delà, où la tension entre la Parole et son auditeur sera surmontée.
Et c'est ainsi qu'on a, de tout temps, dans l'Église, interprété la contemplation, dans la
mesure où elle est une « vision » de la vérité divine, comme une sorte d'anticipation
de l'éternité bienheureuse à venir. Cependant cette différence n'a qu'une valeur rela-
tive. Dans l'éternité aussi, Dieu ne cessera pas d'être notre achèvement par le don de
lui-même le plus libre qui soit, de telle sorte que nous ne cesserons jamais, même dans
la vision de Dieu, d'être suspendus à sa bouche et d'être ses auditeurs. Et même ici-bas
nous ne sommes pas réduits à entendre la Parole comme si quelque chose d'étranger,
« d'autre », résonnait par elle à nos oreilles, et non tout au contraire ce qui nous est le
plus propre, le plus intime et le plus proche de tout, ma vérité comme vérité de moi,
sur moi ; cette parole qui me dévoile et me donne à moi-même. C'est dans ce Verbe que
nous sommes créés, aussi est-ce en lui que git notre vérité tout entière, notre Idée, si
invraisemblablement grande et béatifiante que nous n'aurions jamais pensé, (p. 17 :) cru,
qu'elle était la nôtre. Dans le Verbe de Dieu, nous rencontrons cette Idée, mais réelle-
ment seulement en lui. Et nous ne pouvons pas la détacher de lui et l'emmener avec
nous. Nous ne sommes vrais qu'en lui, vrais que dans la mesure où nous sommes des
sarments attachés au cep qu'il est, et que dans la mesure où nous nous laissons former
et déterminer par sa vie la plus fibre. Ce que nous sommes en vérité, il peut seul nous
le dire, et il suffit pour cela de la parole qu'il adressa au tombeau à Madeleine aveuglée
par ses larmes : Marie ! Ce nom propre sortant de la bouche de la Vie éternelle est la
véritable idée de l'homme : il est le vrai moi situé en Dieu et donné, dit au croyant, en
vertu de la grâce toute gratuite et de la rédemption des péchés, mais avec la force
contraignante de l'amour qui, tout naturellement, revendique et prend tout en charge.
En dehors de cet amour, on ne peut rien comprendre de l'homme.
La Parole de Dieu qui nous est adressée suppose déjà une parole de Dieu en nous,
dans la mesure où nous sommes créés dans le Verbe et où nous ne pouvons être déta-
chés de ce foyer. Elle est, à un nouveau degré, parole en nous, dans la -mesure où le
Verbe, pour nous atteindre de nouveau, nous, les éloignés, tombés dans la chair, a pris
chair de notre chair, et se communique a nous à présent, sous la double forme de la
parole et de la chair, de la Sainte Écriture et de l'Eucharistie, de la vérité spirituelle et
substantielle. Par l'Eucharistie (et par tous les sacrements de l'Église, et par l'Église
tout court comme le sacrement total), nous sommes incorporés réellement au Verbe
fait chair ; nous sommes, comme saint Paul le répète sans cesse, « dans le Christ »
comme dans notre milieu de vie. Dans la rencontre expresse avec le Verbe comme pa-
role : dans l'Écriture, dans la prédication, dans la doctrine de l'Église, et avant tout
dans la contemplation, se fait la rencontre avec ce milieu inaperçu à cause de sa proxi-
mité absolue et de (p. 18 :) son intimité discrète, dans sa liberté et sa spiritualité ,sou-
veraines et personnelles. Celui qui, comme chrétien dans l'Église, vit objectivement et
sacramentellement dans la Parole, doit nécessairement aussi entendre la Parole : l'eu-
charistie requiert la contemplation. L'existence comme tabernacle requiert l'existence
comme auditeur de la Parole. Garder la Parole en soi requiert d'écouter la Parole au-
dessus de soi.
Et c'est ainsi que tout renvoie ici à la créature chrétienne parfaite qui s'est comprise
elle-même comme auditrice, sein et lieu de génération du Verbe de Dieu : « Je suis la
servante du Seigneur ; qu'il m'advienne selon ta parole. » Marie est « l'archétype » de
l'Église, parce qu'elle est originellement les deux choses en même temps, : lieu de l'ha-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
14
bitation réelle et corporelle du Verbe jusqu'à l'intimité de l'unique chair de la mère et
de l'enfant, mais ceci à partir de la condition spirituelle de servante de toute sa per-
sonne corporelle et psychique, qui ne connait aucune loi propre, sinon la conformité à
la parole de Dieu. Parce qu'elle est vierge, c'est-à-dire auditrice exclusive de la Parole,
elle devient mère, lieu de l'incarnation du Verbe. Son « sein » n'est bienheureux que
parce qu'elle a « entendu et gardé la parole de Dieu » (Lc 11, 27), parce qu'elle a
« conservé et médité toutes les paroles dans son cœur » (Lc 2, 19, 51). Toute contem-
plation doit toujours prendre Marie comme modèle, pour se prémunir du double dan-
ger : considérer la Parole seulement comme quelque chose d'extérieur, au lieu de la
considérer comme le plus profond mystère au centre de nous-mêmes, comme ce en
quoi nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes. Et considérer la Parole comme
une parole si intérieure que nous la confondons finalement avec notre propre être, avec
une sagesse disponible à notre gré et nous ayant été naturellement donnée en partage
une fois pour toutes.
Le premier danger est celui du protestantisme, qui (p. 19 :) possède un sentiment vi-
vant de la nature de parole de la révélation, et se trouve sans cesse occupé avec cette
parole. Et pourtant il. n'est pas rare qu'à cet effort sérieux autour de la Parole de Dieu
– que nous, catholiques, devons, certes, admirer et imiter – manque ce quelque chose
qui ferait de cette recherche une contemplation, une méditation et une vision authen-
tiques : à savoir, l'habitation réelle du Verbe dans l'eucharistie et dans l'Église en gé-
néral comme corps et vigne mystiques. C'est pourquoi cet effort ne devient pas marial.
Aux catholiques au contraire il manque – non pas foncièrement à vrai dire, mais sou-
vent dans la pratique – l'effort durable pour écouter la Parole. Ils se contentent sou-
vent de la possession réelle de la grâce, garantie par l'Église et par les sacrements ; bien
plus, la meilleure tradition contemplative a souvent tendance à passer de l'audition à
une vision en repos, de la réception dans l'esprit de la servante à une possession spi-
rituelle (comme « sagesse » et « dons du Saint-Esprit »). La doctrine catholique de la
contemplation devrait se réapproprier, en la tirant du protestantisme, cet élément qui,
devenu le mot d'ordre et l'étendard de celui-ci, est devenu de quelque manière étran-
ger au catholiques : l'écoute de la parole de la Sainte Écriture comme forme spirituelle
de transmission de la révélation à côté de la forme « physique » du sacrement. Mais
elle devrait si bien plonger cet élément reconquis dans l'attitude mariale et ecclésiale
que l'effort pour parvenir à une véritable audition redeviendrait pour la première fois
une contemplation pleinement valable, un acte de prière, d'adoration, de réception
dans son être et dans sa vie propres, en esprit de service et d'amour. Dans le piétisme,
le protestantisme avait tenté de reconquérir cet élément qui lui manquait, mais la ten-
tative ne pouvait vraiment réussir, car le caractère positif et l'objectivité de l'office ec-
clésial et de la liturgie qui l'entoure ne pouvaient être pleinement reconquis. C'est ainsi
que, de la « servante » on n'arriva que trop (p. 20 :) vite à « l'épouse » (telle qu'elle se
nommait subjectivement elle-même), qualification que Marie n'a jamais employée pour
elle-même.
L'être qui écoute, absolument parlant, est la vierge qui devient enceinte du Verbe et
l'engendre comme son fils et comme le Fils du Père. Elle-même, aussi comme mère,
reste servante ; le Père seul est le Maitre, avec le Fils qui est la vie de Marie et modèle
cette vie. Marie est fonction du fruit de son sein. Même après l'avoir engendré, elle le

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
15
porte en elle ; elle n'a qu'à regarder dans son cœur qui est plein de lui, pour le trouver.
Mais elle ne néglige pas de regarder constamment l'enfant qui grandit à côté d'elle, le
jeune homme, l'homme, dont les sentiments et les actes lui apparaissent sans cesse im-
prévus et surprenants, au point que, de plus en plus, elle « ne comprend pas » ce qu'il
a dans l'esprit, lorsqu'il la laisse dans le Temple sans l'avertir, ou ne la reçoit pas quand
elle vient lui rendre visite, ou cache sa puissance dans sa vie publique et sacrifie sa vie,
et lorsque finalement il lui échappe encore au pied de la croix, en lui donnant un fils
étranger, Jean, à sa place. Elle écoute, de toutes les forces de son corps, le Verbe qui
retentit d'une manière toujours plus forte, toujours plus divine et apparemment tou-
jours plus étrangère, le Verbe dont les dimensions la déchirent presque, et auquel elle
a pourtant d'avance et radicalement donné son oui pour tout. Elle se laisse conduire
« où elle ne veut pas », tant la Parole qu'elle suit est peu sa propre sagesse. Mais elle
est d'accord avec cette conduite, tant la Parole qu'elle aime est « ensemencée » dans
son cœur (Jc 1, 21).
Dans la vie du chrétien qui cherche à entendre la Parole, cet appel et cette conduite,
durs, inexorables, ne deviennent un véritable événement que s'il s'expose sans réserve
à la rencontre avec la Parole. Et c'est ce qui arrive sans doute d'un côté par une atten-
tion loyale prêtée à l'intérieur : à la voix de Dieu dans sa conscience, (p. 21 :) à l'aver-
tissement du « Maître intérieur » (comme saint Augustin appelle cette habitation en
nous du Christ comme parole), par la docilité et la disponibilité aux inspirations du
Saint-Esprit. Toute cette attention à l'intérieur correspondrait en quelque manière à la
contemplation intérieure de Marie. Mais elle ne serait pas encore le regard sur le Fils
lui-même, vivant, agissant, exigeant à côté d'elle. Sans ce second élément, tout notre
commerce avec la Parole, surtout chez nous, durs d'oreille et amoureux de nos aises,
menace de s'enliser bientôt tout à fait ; nous nous contentons de plus en plus de ce qui
est déjà connu, et de ce qui devient toujours plus pauvre, toujours plus élémentaire,
notre pouvoir d'écouter s'émousse, nous n'attendons plus aucune parole neuve, exi-
geante, de Dieu. C'est ici que nous touche la parole vivante de l'Église : la parole
d'évangélisation dans la prédication et la doctrine de l'Église, mais avant tout cette pa-
role confiée à l'Église, de la Sainte Écriture, qui est une parole du Saint-Esprit sur le
Fils ; présentation authentiquement divine et concrète de la révélation du Père dans le
Fils-Verbe, et par conséquent esprit de ce Verbe lui-même. De même que c'est la fonc-
tion de l'Esprit-Saint de rendre présent pour chaque temps la grâce et l'œuvre, bien
plus, la réalité incarnée du Fils dans l'Église tout entière et dans chacun de ses sacre-
ments, de même c'est pareillement sa fonction de placer, devant chaque temps et de-
vant chaque croyant particulier, la révélation comme parole en partant de l'Écriture
comme forme intégrante de l'incarnation du Verbe divin.
Dans la contemplation de la Sainte Écriture, non en tant qu'elle est parole humaine,
mais en tant qu'elle est parole de Dieu, dans une attention adoratrice à la Parole par
conséquent, le chrétien, vivant dans le milieu de l'Église et en relation avec les sacre-
ments, dans l'esprit de son obéissance mariale au Verbe et sous la conduite de l'Esprit
Saint, qui souffle infailliblement à l'intérieur de l'Église, a la certitude et la garantie les
plus grandes (p. 22 :) possibles de rencontrer la Parole de Dieu dans sa souveraineté in-
tégrale. L’Écriture n'est certes pas un système de la sagesse, mais le récit de la ren-
contre entre Dieu et les hommes. Entre Dieu et les hommes du temps du Christ, dans
lesquels tous sont chaque fois compris… Mais aussi entre Dieu et les hommes des

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
16
temps se rapportant au Christ à venir, et (dans les épîtres des Apôtres) des temps après
le Christ, mais qui restent pourtant ) grâce aux messagers du Christ, sous la royauté
vivante du Verbe fait chair. L'Écriture est histoire et événement, de même que la vie de
chaque individu devant Dieu et avec Dieu est histoire et événement. Mais l'Écriture ra-
conte et contient une histoire et un événement originels, à partir desquels toute vie
particulière devient pour la première fois vraiment histoire et événement. La contem-
plation de l'Écriture est l'école de la véritable audition et l'audition de la source pre-
mière de toute vie et de toute prière chrétiennes.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
17
CHAPITRE
_____ II

La possibilité de la contemplation

Dieu lui-même nous ayant créés de telle sorte que, pour être nous-mêmes, nous de-
vons entendre la parole de Dieu, Il nous en a donné avec le devoir le pouvoir. Sinon,
Il se serait contredit lui-même et Il ne serait pas la vérité. Ce pouvoir est en nous aussi
profond que l'être même ; nous sommes, comme créatures spirituelles du Père, des
« auditeurs de la Parole ». Et toutes nos petites excuses : nous n'arriverions pas à en-
tendre cette parole, cela ne dépendrait pas de nous, nous n'y serions pas destinés en
raison de notre caractère et de nos dispositions, ou en vertu de notre profession et de
nos multiples occupations, nos intérêts religieux n'iraient pas dans cette direction,
nous aurions fait l'expérience que, même après des essais répétés, aucun espoir de suc-
cès ne se faisait jour ; toutes ces petites objections qui, à leur place, peuvent même
avoir leur petite légitimité, ne touchent pas le grand fait fondamental, que Dieu nous
a donné avec la foi le pouvoir d'entendre.
Croire et entendre la parole de Dieu sont une seule et même chose. La foi est la fa-
culté de percevoir, au-dessus de notre « vérité » propre, personnelle et humaine, rela-
tive a ce monde, la vérité absolue de Dieu qui se dévoile et s'offre à nous et de la lais-
ser s'affirmer comme plus grande que la nôtre et comme décisive même en ce qui (p. 24
:) nous concerne. Celui qui croit, qui se qualifie de croyant, s'est déclaré par là même
capable d'entendre la parole de Dieu. Et celui qui veut croire sans contradiction inté-
rieure, c'est-à-dire, celui qui approuve et veut tenir pour vrai même intérieurement ce
qu'il croit, celui-là aime et espère aussi. Il est à peine besoin de réflexion pour voir
qu'une foi sans amour ne peut qu'être « morte », dépouillée de sa vitalité interne, parce
que se dépouillant d'elle-même. Comment un homme pourrait-il croire sérieusement
que Dieu est l'amour, et qu'Il s'est livré pour nous sur la croix, qu'Il a fait cela parce
qu'Il nous a aimés, choisis de toute éternité, et prédestinés à une éternité bienheureuse
auprès de lui, comment un homme pourrait-il sérieusement « tenir pour vrai » cela et
en même temps refuser à Dieu son amour ou douter de l'amour de Dieu ? Comment
pourrait-il reconnaître la vérité de ce message, de cette parole comme venant de Dieu,
et en même temps déclarer tout aussi sérieusement, c'est-à-dire par ses actes, ce mes-
sage non valable – du moins pour lui, du moins maintenant, aussi longtemps qu'il veut
pécher ? Il a cette possibilité incompréhensible et « impossible » : mais il l'a comme la
possibilité de contredire ce qui est posé par lui-même, et ainsi d'être celui qui se
contredit lui-même, se supprime et se fait pour ainsi dire éclater lui-même. Celui qui,
de quelque manière, a dit oui à la foi – et serait-ce seulement de cette manière vague
qui consiste à accorder foncièrement à la vérité de Dieu (ou d'un absolu, d'un divin,
d'un englobant) la prépondérance sur sa vérité personnelle : celui-là dit oui à cette vé-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
19
rité divine, il l'aime et espère en elle ; il est un auditeur déclaré ou caché de la Parole.
Bien des nuées peuvent voiler ce sommet de son être ; il peut vivre habituellement
sous la chape, si longtemps qu'il oublie presque l'existence du sommet, il peut vivre
dans la distraction, dans la hâte, dans le désespoir, convaincu que tout ce qu'il fait est
mal fait, ou du moins sans importance, et qu'il ne peut pas faire l'unique (p. 25 :) chose
essentielle ; le désespoir peut s'insinuer dans toute sa vie mentale, empoisonner sa
prière, le marquer comme quelqu'un qui est, dans le sens mauvais et stérile, désolé, ré-
signé, vaincu par lui-même : tout cela n'empêche pas que la foi existe et vit en lui, et
lui offre aussi irrécusablement, avec l'exigence, la possibilité d'y satisfaire. La table de
la foi demeure toujours garnie, que l'invité se présente ou se dérobe sous mille pré-
textes et excuses. Tout le monde objectif de la Parole de Dieu, c'est-à-dire, de l'amour
dé Dieu s'approchant de l'homme, s'ouvrant, se rendant compréhensible et tangible à
l'homme, est toujours présent ; de lui-même il n'est jamais loin ou éteint, même si
l'homme au milieu de ce monde, ferme les yeux et fait semblant d'être absent. Sans
doute, il y a aussi, dans le monde présent de la grâce de Dieu, des expériences légi-
mites d'absence, mais elles sont des formes et des modes de l'amour ; expériences des
prophètes de l'Ancien Testament, du Fils de Dieu sur la croix et dans l'obscurité de la
descente aux enfers, de tous ceux enfin qui, selon différentes vocations, marchent à la
suite du Fils. Ce sont des voies de l'amour rédempteur, qui marche sur les traces des
pécheurs pour les rattraper et les ramener au bercail. Mais il serait blasphématoire
d'assimiler ces expériences aux refus coupables, et d'attribuer a sa propre paresse et à
son manque de goût dans l'audition de la Parole un sens positif quelconque à l'inté-
rieur du monde de (p. 26 :) don à Dieu en réponse au sien. Dieu qui se risque à créer le
monde, qui se risque à donner à Adam la liberté royale, qui se risque à livrer son Fils
unique aux mains des pécheurs, qui se risque à établir l'Église hiérarchique comme
signe et lieu de son royaume parmi les peuples : Dieu qui se confie à nous en tout cela
et dans ce don de lui-même ne témoigne aucune méfiance, mais s'avère le Fidèle dans
l'éternité (Ps 88), donc celui qui donne à sa vérité (veritas) le caractère de l'amour
fidèle acceptant le risque (tidelias, emeth, pistis) : ce Dieu dépose au plus profond du
cœur de l'homme qu'Il a en vue, auquel Il s'adresse, qu'Il recherche, ce même esprit,
qui est le sien, de fidélité, acceptant le risque, à l'alliance offerte : la foi (pistis, tides).
Et tous les faits et signes « objectivement » saisissables de Dieu dans l'histoire, que la
foi de l'homme doit «, tenir pour vrais », ne sont rien d'autre que des faits et des signes
qui racontent cette fidélité divine acceptant le risque, qui parlent d'elle, la présentent
et la rendent croyable. La fidélité dont Dieu fait preuve envers l'homme n'est pas une
fidélité abstraite, théorique, sans vie, « morte », consistant en ce que Dieu enfermerait
sa vérité divine dans des « propositions » et dans des « lois » et s'en tiendrait là. Au
contraire, Dieu incarne sa vérité dans le mouvement vivant de l'histoire en lui donnant
une vie et une chair réelles et palpitantes. Et pas davantage Dieu ne peut se contenter
d'une foi « morte » de l'homme comme réponse : de même que, comme Dieu vivant, Il
est là et s'engage en personne pour l'homme, de même exige-t-Il une réponse de
l'homme spengageant « en personne », c'est-à-dire, de l'homme qui dans toute son exis-
tence écoute la Parole et y répond.
Mais celui qui répond – parce qu'il croit à la Parole de Dieu – doit être chez lui dans
la Parole. Il doit savoir ce qu'il en est. Il doit, en écoutant la Parole de Dieu, être si at-
tentif qu'il ait conscience non seulement d'être celui auquel on adresse la parole –

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
20
comme quelqu'un qui se trouve dans le vent et se sent effleuré par (p. 27 :) lui au pas-
sage mais aussi d'être sommé de comprendre ce qu'on lui dit et de réagir en consé-
quence. C'est ainsi que l'enfant Samuel reçoit dHéli une consigne « Va, recouche-toi ;
et si l'on t'appelle encore, tu diras Parlez, Seigneur, car votre serviteur écoute » (1 Sa
3, 9). C'est ainsi que Marie, entendant la parole de Dieu qui lui est apporté par Ga-
briel, se prépare et se dispose déjà à la réponse : « Comment cela se fera-t-il – c'est-à-
dire, comment dois-je me comporter – puisque je suis vierge ? » (Lc 1, 34). Ainsi éga-
lement Paul tout effrayé par la révélation du Seigneur qui l'a jeté à terre, entend-il déjà
comme quelqu'un qui veut correspondre : « Tremblant et saisi d'effroi, il demanda :
« Que dois-je faire, Seigneur ? » Le Seigneur lui répondit : « Relève-toi, va à la ville,
laü, on te dira ce que tu dois faire » (Ac 9, 6-7 ; 22, 10).
La contemplation dans le domaine de la révélation n'est donc pas un simple regard
levé vers l'absolu, un absolu détaché dans toute la mesure du possible de toutes ses re-
lations avec le monde, pour être aperçu dans la plus parfaite pureté et dans le plus
grand éloignement possibles. Mais la rencontre avec l'absolu qui – à vrai dire, ne se
produit nulle part avec autant de force et d'intensité que dans ce domaine – est tou-
jours rencontre avec le Dieu qui se manifeste, dans le cadre du monde et de son his-
toire et qui tient son regard fixé sur l'homme. Sur l'homme en général, qui cependant
n'existe jamais que comme individu particulier, situé en un point déterminé de l'his-
toire. Et c'est toujours à cet homme particulier, irremplaçable, que Dieu pense et
s'adresse, à cet homme avec sa vérité particulière – se situant, certes, à l'intérieur de la
vérité universelle de l'alliance – qui exprime le rapport particulier, historique, de Dieu
avec lui : c'est-à-dire l'histoire de l'alliance entre Dieu et ce membre du peuple de l'al-
liance, que maintenant, inéluctablement, je suis. Car ce que j'ai coutume d'appeler la
volonté de Dieu sur ma vie (volonté qui est sa providence (p. 28 :) aussi bien que son
exigence), se trouve inéluctablement contenu dans la grande unité de l'alliance de Dieu
avec le monde qu'il a créé ; il n'y a pas d'autre attitude de Dieu envers sa création, pas
d'autre retour du monde à lui, pas d'autre accès à Dieu pour l'homme. Mais le contenu
et la figure de l'alliance sont circonscrits et dessinés par la Parole de Dieu, au point que
cette Parole ne raconte pas seulement l'histoire de l'alliance et de la grâce qu'elle ap-
porte, mais est absolument cette alliance et cette grâce. Le Christ, comme Fils du Père,
est le but de l'ancienne et le résumé de la nouvelle et éternelle alliance ; il est la fidé-
lité. incarnée de Dieu envers le monde (pistis) et comme tel « l'auteur et le consom-
mateur de la foi (pistis) » (Hb 12, 2). En lui le cadeau de la foi que le Père nous octroie,
devient pleinement le cadeau de pouvoir correspondre : en écoutant, en comprenant,
en obéissant et en vivant, à partir de cette compréhension.
C'est ici que se trouvent les fondements et les présupposés théoriques aussi bien que
pratiques de la prière contemplative. Ils vont être développés brièvement.

1. A PARTIR DU PÈRE
L'audition de la parole de Dieu est possible, parce que la sphère de Dieu est ouverte
à nos yeux. La plupart des chrétiens se rendent peu compte que cela n'est en aucune
manière un fait naturellement nécessaire, mais un miracle de l'amour libre du Père. Cet
amour devrait nous étonner autant et, chaque jour, d'une manière aussi neuve que lors-
qu'un amant est transporté d'étonnement par la réponse d'amour d'une femme aimée.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
21
Et même plus encore. Car l'aimée, serait-elle d'un rang très élevé, n'est qu'un être hu-
main ; l'amour entre les deux êtres n'est qu'un amour humain fondé dans la nature de
chacun d'eux. Mais ici, c'est Dieu, l'éternel et le tout autre, celui (p. 29 :) qui en aucune
manière n'a besoin de quelque amour créé et qui ne doit cette intimité à aucune de ses
créatures, c'est ce Dieu qui s'ouvre et se donne à nous. Qui se donne en nous invitant,
en nous élevant et en nous anoblissant jusqu'à la participation à sa propre nature di-
vine. Nous disons cela facilement, nous sommes habitués aux mots qui l'expriment ;
mais entendre et contempler la Parole devraient nous déshabituer de nouveau et nous
faire prendre conscience de ce qu'il y a d'infini dans cette parole qui nous est adressée.
La parole que Dieu nous adresse est une parole de son amour : parole dite à haute voix
et virilement prononcée en plein jour, et presque menaçante, afin que l'homme se ré-
veille en sursaut de ses rêves et perçoive ce qui résonne à ses oreilles – mais aussi lé-
gère et comme chuchotée d'une manière séduisante dans la nuit, pareille à un mystère
à jamais impénétrable, à jamais incroyable à la foi la plus ferme elle-même, à un mys-
tére avec lequel aucune créature n'en aura jamais fini jusqu'à la fin de son existence.
Car cette voix murmure en venant de l'éternité, et elle retentit à l'encontre de tout ce
qui est et vaut à l'intérieur du monde ; et sans priver de son sens ou de sa valeur ce
qui est du monde, elle donne âû tout une profondeur d'abîme qui fait éclater ce qui
était clos, relativise ce qui paraissait définitif, donne un fond caché à ce qui était
simple, adoucit le douloureux, apaise le tragique. Renoncer peut maintenant signifier :
être enrichi sans mesure. Mourir peut signifier : plonger dans la vie éternelle, avouer
sa perdition et sa faute peut être l'acte par lequel on se jette dans les bras de la misé-
ricorde éternelle et l'on se sait sauvé. Un monde de mystères d'amour est ouvert, qui
s'étend âû perte de vue, et remonte jusqu'aux racines premières de la vie divine sans
commencement et sans fin ; entre le commencement sans commencement qui se trouve
dans l'éternité de Dieu, et la fin sans fin qui ne peut également se trouver que laé, est
tendu et accueilli le petit segment de notre existence finie : celle-ci a de la (p. 30 :) va-
leur dans la vie éternelle de Dieu, elle subsiste par sa grâce libre en présence de sa face,
elle est, par un miracle d'élection de sa Bonté, « transplantée », avec toutes ses racines
et la terre attachée à celles-ci, du lieu de sa naissance et de sa nature innée dans le jar-
din de l'être divin tout autre et éternel. Cette image clans son caractère expressif et
d'autres images semblables ont pour but de rendre plus clairs le même saut et la même
rupture incompréhensible (qui pourtant ne brise rien, et s'avère ainsi un arrachement,
un rapt de l'amour). Les expériences les plus hautes de contemplation avec leurs ex-
tases et leurs envolées vertigineuses n'explorent pourtant pas d'autres espaces, pas
d'espaces plus vastes, que ceux qui ont toujours déjà été foncièrement explorés dans
l'acte originel de la grâce divine. Elles font seulement apercevoir en quelque manière
et secondairement ce qui est toujours déjà accompli en chaque, homme orné de la
grâce, en chaque simple croyant. Elles réalisent quelque chose de ce que Dieu a tou-
jours déjà réalisé en eux. Nous disons bien : toujours déjà ; car bien qu'il puisse y avoir
dans le temps un commencement relatif de cette grâce, d'abord dans le baptême et,
sans cesse encore plus relativement, dans chaque nouvelle justification, par la confes-
sion et l'absolution, ce commencement relatif repose pourtant sur un commencement
absolu qui remonte jusqu'aux commencements sans commencement des éternités di-
vines. C'est là que le regard créateur de Dieu tomba sur nous (qui pourtant n'existions
pas du tout encore temporellement) comme un soleil qui fait éclater un paysage en
mille couleurs, le réchauffe et le féconde, et fait pénétrer sa force et sa lumière si pro-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
22
fondément dans les choses, que celles-ci sont rendues capables d'une croissance, d'une
floraison et d'une fructification propres ; et cependant c'était la grâce du soleil qui en
était la condition, et elles ne l'ont pu que par le moyen du soleil. Le regard de Dieu
n'était pas (sinon il n'aurait pas été un regard divin) un regard ne faisant que « lire »
et constater passivement, (p. 31 :) mais il était créateur, générateur, donnant l'existence
par la décision la plus libre de toutes : « Tu es cela à mes yeux, aussi tu vaux pour moi,
une autre vérité que celle-là ne peut avoir une valeur ni pour moi, ni pour toi, ni pour
personne d'autre. » Le regard d'amour de Dieu, qui tombe sur la créature, est un re-
gard de pré-élection (prédestination), une pré-élection plus libre que toute autre, ne se
rattachant à rien et dont la liberté absolue, irréductible, se reflète clairement dans tout
acte, donné dans le temps, de l'amour divin. Il se reflète avant tout dans l'acte de grâce
de la vocation, par lequel l'élection éternelle devient actuelle et perceptible pour nous
dans le temps, et dans l'acte de la justification, tout aussi fondamental, qui,signifie
d'une manière décisive la réalisation en nous de l'intention divine de grâce. Et certes,
il y a, entre la vocation et la justification, quelque chose comme une réponse de la créa-
ture, un oui ébauché, mais ce oui est assumé dans le miracle définitif de transforma-
tion de la grâce par lequel le oui parfait à l'amour justifiant de Dieu est prononcé sous
l'inspiration de la foi vivante et aimante : mais ce que nous ajoutons ici comme œuvre
et comme « mérite » de l'homme, repose intégralement sur la liberté amoureuse de
Dieu, qui décide d'héberger et d'acclimater, de juger et d'apprécier l'être et la valeur de
l'homme au sein de son « milieu » divin, qui en soi ne convient pas a la créature, mais
la dépasse. Et ce « milieu » est, à vrai dire, « extérieur » à la simple « nature » de la
créature, parce qu'infiniment supérieur. Mais, une fois ouvert et communiqué, il
sanctifie intérieurement la nature du créé et la féconde pour des actes et des pensées,
qui, bien que provenant de l'amour libre de Dieu, sont absolument les fruits et les
œuvres de la créature.
Si ce projet divin d'honorer et d'élever tellement la créature au-dessus d'elle-même
constitue le couronnement de toutes les pensées providentielles du Créateur, alors on
comprend que la simple « nature » de la créature se (p. 32 :) comporte en face de cette
pensée suprême comme l'argile dans les mains du potier (Is 45, 9 ; Jer 18, 6 ; Si 33,
13 ; Rm 9, 21 sqq.), On ne peut savoir encore quel sens et quelle valeur suprême elle
prendra aux yeux de Dieu, l'existence de l'homme reste dans une attente indécise tant
qu'en vertu de la liberté de la parole justifiante de Dieu sa fin et son sens surnaturels
suprêmes ne lui auront pas été, en même temps, accordés, montrés et imposés. La na-
ture de l'homme conserve nécessairement quelque chose de cette attente indécise dans
la mesure où cette fin et ce sens suprêmes excèdent les forces et les perspectives de la
nature, et où la foi, par conséquent, apparaît et est éprouvée sans cesse comme ce qui
est inopiné, comme ce qui ne peut être dérivé de la nature, ni fondé sur elle. L'homme
naturel tend, comme créature spirituelle, à se connaître lui-même, à se comprendre, à
s'apprécier. Mais ces actes fondamentaux de sa nature spirituelle ne sont rien qui
puisse se fermer définitivement sur soi-même et se suffire ; ce qu'ils posent et appré-
cient est une argile dans la main de Dieu ; ils ont à rester ouverts et prêts à des ap-
préciations divines qui peuvent être toutes différentes. Et tel que Dieu me juge, tel je
suis. Cogitor, judicor, ergo sum. La position dans l'être de la créature, due à une liberté
d'une profondeur d'abime, commença avec le regard éternel d'amour de Dieu choisis-
sant sa créature, elle se manifesta dans le temps par l'appel adressé à la créature et par

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
23
la justification, et elle s'achève dans l'acte absolument souverain du jugement, par le-
quel Dieu reçoit finalement la créature en la faisant passer du temps dans son éternité,
pour l'y « glorifier ». Et assurément, dans ce jugement, toute « l'œuvre » bonne et mau-
vaise, de l'existence vécue, viendra aussi dire son mot et entrera en ligne de compte ;
mais cette œuvre ne décidera pas toute seule (autrement aucune créature ne pourrait
subsister en jugement), mais seulement insérée dans le Verbe de Dieu lui-même, qui
est le Fils. C'est dans le Fils que l'homme est prédestiné (p. 33 :) élu. Dans le Fils qu'il
est appelé et justifié, dans le Fils, auquel tout jugement est remis, qu'il est donc aussi
jugé et glorifié.
Mais cette œuvre englobante du salut remonte au Père comme créateur. Lui qui a
créé la nature de l'homme, a fixé et donné à cette nature sa fin dernière. Il l'a fait par
amour, et non par nécessité, ou par simple justice, par exemple parce que la grandeur
et la dignité de la nature spirituelle créée « exigerait » une pareille chose. Il a donné
et « livré » (Jn 3, 16) son Fils éternel pour cette œuvre d'amour la plus haute et la plus
fibre qui soit, et enfermé une fois pour toutes l'assomption vertigineuse de la simple
nature vers son but céleste, dans la Personne de celui qui s'est fait homme et qui relie
en Jui Dieu et l'homme, le ciel et la terre : c'est celui « qu'Il a envoyé en vue du péché
dans une chair semblable à celle du péché, et dans la chair duquel il a condamné le
péché » (Rm 8, 3). A présent, le « conseil » du Père est révélé dans toute son ampleur :
« Ceux que d'avance Il a distingués, Il les a aussi prédestinés à être conformes à
l'image de son Fils, afin qu'Il soit l'ainé d'une multitude de frères ; ceux qu'Il a pré-
destinés, Il les a aussi appelés ; ceux qu'Il a appelés, Il les a aussi justifiés ; ceux qu'Il
a justifiés, Il les a aussi glorifiés » (Rm 8, 29-30). Ainsi l'existence croyante est-elle un
unique cri de louange au Père, dont nous sommes devenus les enfants en Jésus-Christ :
« Béni soit le Dieu et le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui nous a comblés aux
cieux de toutes les bénédictions spirituelles dans le Christ. Ne nous avait-Il pas élus
en Lui dès avant la fondation du monde pour être saints et sans tache à ses yeux dans
la charité ? Ne nous avait-il pas, dans son bienveillant vouloir, prédestinés a être ses
fils d'adoption par Jésus-Christ, à la louange de la grâce éclatante dont Il nous a
gratifiés dans le Bien-Aimé ?… » (Ép 1, 3-6).
Louange, reconnaissance, adoration, ne s'éveillent donc pas seulement en raison de
l'existence, pour laquelle, à (p. 34 :) vrai dire, nous ne pourrons jamais assez remercier
Dieu, comme d'un don entièrement gratuit. Mais l'existence elle-même ne nous a été
donnée qu'en vertu d'une pensée divine encore antérieure, encore Plus immémoriale
« avant la fondation du monde » – bien plus, notre existence tout entière baigne dans
une mer bien plus profonde, l'océan sans fond de l'amour du Père, qui crée des natures
et des lois, pour manifester, par contraste, ce que sont ses merveilles. L'orant qui
contemple la parole de Dieu doit être saisi par cette conscience première de foi : toute
la solidité compacte de son être et de son essence créés et du monde familier dans le-
quel il s’aperçoit et s'oriente sans peine, vogue comme un bateau sur la profondeur in-
sondable d'un tout autre élément, seul absolu et décisif, l'amour inexplorable du Père.
Il doit éprouver la liberté de cet amour, non seulement la liberté qui correspond à la
non-nécessité, à la contingence de son existence propre, mais la liberté beaucoup plus
profonde et encore une fois toute nouvelle et tout autre, qui correspond au « libre bon
plaisir » du Père : nous considérer et nous estimer par avance, nous qui, en tant que
créatures, sommes ses serviteurs, comme ses familiers et ses « enfants », comme les

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
24
« co-héritiers » de son Fils. Et cela d'après une logique, un système de pensée et de
calcul, dont l'unité intérieure, l'exactitude et la justice, englobent et présupposent le
facteur, bien plus, tout le milieu de la grâce incompréhensible, jusqu'aux éléments les
plus formels de grammaire avec lesquels cette langue de Dieu se construit.
A celui qui a une fois ressenti tout ce mystère fondamental de notre existence, la né-
cessité de la prière et surtout de la prière de contemplation attentive, devient évidente
de soi. Car, à présent, la relation entre Dieu et la créature apparaît portée par de telles
merveilles de l'amour incompréhensible de Dieu, qui s'atteste par la position même de
ce rapport comme celui qui aime au sens absolu, que l'existence de la créature elle-
même (p. 35 :) apparaît comme une parole de prière subsistante. Et la créature, par
conséquent, n'a besoin que de s'appréhender de quelque manière comme ce qu'elle est,
pour jaillir déj aù en prière. C'est ce qu'indique la réciprocité de la bénédiction, par la-
quelle commence la période déjà citée de l'épitre aux Éphésiens : « Béni soit le Dieu
et Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui nous a comblés aux cieux de toutes les bé-
nédictions spirituelles dans le Christ. » Cette réciprocité de la bénédiction priante, du
don amoureux de la grâce, qui constitue l'essence de la relation entre Dieu et l'homme,
devient tout à fait évidente dans l'incarnation du Verbe du Père, qui apparaît sous le
signe de la bénédiction : Marie est la « bénie » absolument (Lc 1, 42) ; le Messie entre
symboliquement dans Sion comme le « Béni » (Mt 21, 9 ; Lc 19, 38) et avec lui, entre
tout le royaume de Dieu Béni soit le royaume qui vient ! crie le peuple au devant de
lui (Mc 11, 10), qui s'éloigne avec le signe de la bénédiction, à laquelle l'homme qui a
reçu la grâce répond expressément par une autre bénédiction : « Il leva les mains et les
bénit. Or, tondis qu'Il les bénissait, Il se sépara d'eux et fut emporté au ciel. Pour eux,
s'étant prosternés devant lui, ils revinrent à Jérusalem en grande joie, et ils étaient
continuellement dans le Temple à louer Dieu » (Lc 24, 51-53). Le Fils est « envoyé
pour bénir » (Ac 3, 26). Il est la parole subsistante de grâce et de prière du Père au
monde, dans laquelle deviennent possibles toutes les paroles de prière du monde ré-
pondant aù Dieu.
Parce que notre existence repose sur cette « bénédiction », aucun trajet, aucun ef-
fort, n'est foncièrement nécessaire pour passer de la nature à la surnature. Nous avons,
comme le dit un autre mot clé de la révélation, reçu de Dieu la parrhésie. Le mot
signifie originellement le privilège de liberté de parole du citoyen ; il indique un droit
de « tout dire » et l'attitude intérieure correspondante : la « franchise » de la parole,
mais aussi l'état « d'ouverture pour la vérité », et id la vérité elle-même (p. 36 :) contient
déjà le facteur d'ouverture, de dévoilement ; le fait pour les choses de se donner sin-
cèrement et de se tenir ouvertes. Mais, dans la Sainte Écriture, celui qui n’est pas caché
est premièrement Dieu lui-même, qui, sortant de son invisibilité et de son inaccessibi-
lité innées, « rayonne », « resplendit » (comme le dit le psaume 79, 2, en utilisant le
mot de parrhésie). Et non seulement Il devient accessible, mais, comme le disent les
Proverbes 1, 20, sqq. en employant la même expression, Il « crie, comme divine Sa-
gesse, dans les rues, élève sa voix sur les places, prêche dans des carrefours bruyants,
parle à l'entrée des portes ». Parrhésie – le mot est dérivé de « pan » (tout) et de « rhe »
(la racine pour « parler »), donc : la toute-puissance de parler – s'apparente, dite de
Dieu, aux mots clés de « parousie » et d' « épiphanie » (comme apparition, resplen-
dissement, sortie d'une cachette), de « splendeur », et de « glorification » (doxa), en
tant que manifestation des merveilles voilées jusqu'ici (dans le secret du Père, dans la

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
25
forme d'esclave du Fils) de l'être et de l'agir divins. Mais la parrhésie de Dieu ne de-
vient pour nous réellement saisissable que dans la parrhésie qui nous est donnée par
Dieu, à nous les élus, les rachetés, élevés au rang de citoyens parfaits du ciel. Celle-ci
signifie l'ouverture, l'absence de contrainte, de timidité et de crainte, qui caractérise le
commerce filial avec le Père, le fait de s'avancer avec la tête droite et avec le naturel de
celui qui a un droit inné aù être laü et aù parler, de celui qui peut sans angoisse re-
garder le. Père en face et qui n'est pas obligé de s'approcher de lui, comme les sujets
quelconques d'un monarque, le regard baissé, l'attitude soumise, dans les limites d'un
cérémonial strict et d'une manière de parler prescrite. La porte est ouverte et, partout
où un enfant de Dieu se trouve, là aussi elle l'est. Ce n'est pas l'homme qui est la porte,
mais le Christ, le Fils du Père et son Verbe. Mais Il est devenu le frère et le prochain
de l'homme, et lorsqu'Il les invite et les introduit auprès du Père, c'est comme des com-
pagnons de (p. 37 :) jeu, sans façons, mieux encore, comme des frères selon la chair :
« Père, ceux que Tu m'as donnés, je veux que là ou je suis, il y soient aussi avec moi,
afin qu'ils contemplent ma gloire, que Tu m'as donnée, parce que Tu m'as aimé avant
la fondation du monde » (Jn 17, 24). « En ce jour-là, vous demanderez en mon Nom,
et je ne vous dis pas que Je prierai le Père pour vous, car le Père lui-même vous aime »
(Jn 16, 26).
L'ouverture de la vérité, de l'amour, de toute la vie de Dieu, n'est que l'autre côté de
l'élection, de la vocation, de la justification et de la glorification de l'homme par Dieu.
C'est, vu ainsi, le don de grâce inouï, vertigineux, accordé à l'homme « de bonne vo-
lonté ». Le Christ a porté notre honte sur la croix, la honte de notre absence d'amour
pour Dieu et pour les hommes. Nous n'aurions jamais pu expier nous-mêmes cette
honte qui nous rendait incapables de vivre dans la proximité de l'Amour éternel. Tous
les efforts accomplis pour vaincre cette incapacité par des « œuvres » auraient été sté-
riles ; il fallait que Dieu lui-même vint nous purifier dans le sang de son Fils et nous
donner la bonne conscience, « la confiance d'entrer dans le saint des saints » (Hb 10,
19). La paix avec Dieu dans une bonne conscience est un cadeau de la grâce si incon-
cevable – parce qu'il renverse au fond toutes les lois de l'éthique – que l'homme ne sait
littéralement pas ici comment cela lui arrive. Il devrait, normalement, avoir en tout cas
une mauvaise conscience : son cœur l'accuse. Mais plus efficace que cette accusation
est la défense par « notre avocat auprès du Père, Jésus-Christ, le juste » (1 Jn 2, 1) ; et
ainsi l'absence de paix psychologique et morale en nous ne prévaut pas contre la paix
plus grande, qui nous est donnée par la grâce. « Devant Lui, nous rassurerons notre
cœur, quelque reproche que le cœur nous adresse ; car Dieu est plus grand que notre
cœur, et Il connaît toutes choses » (1 Jn 3, 19-20). Naturellement cette découverte bou-
leversante n'est pas une permission pour de nouveaux (p. 38 :) péchés, mais au contraire
l'invitation la plus pressante à aimer enfin à présent. Mais cet amour, pas plus que la
parrhésie donnée, ne pourra plus apparaître à l'homme comme son œuvre propre : il
est l'acceptation de la vie donnée, le fait de rester à la place où la grâce a transporté
l'homme, la cueillette des trésors étalés devant lui.
Et ainsi la parrhésie ne fait qu'un avec la prière. L'ouverture du chemin objectif vers
le Père est aussi l'ouverture du cœur du sujet humain (comme « bonne conscience »),
et le fait de marcher sur ce chemin ouvert est la prière. Celle-ci repose sur l'assurance
que l'on parle dans l'oreille ouverte, attentive, de Dieu : « Nous avons pleine assurance
(parrhésie) devant Dieu, et quoi que nous demandions, nous le recevrons de Lui » (1

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
26
Jn 3, 21-22). « Et telle est l'assurance que nous avons en Dieu : si nous demandons
quelque chose de conforme a sa volonté, Il nous exauce. Et, sachant qu'Il nous exauce
en tout ce que nous Lui demandons, nous savons que nous obtenons ce que nous Lui
avons demandé » (1 Jn 5, 14-15). La parrhésie est l'intimité dans l'amour, le pouvoir
de disposer dans l'amour des biens de l'autre.
L'audition de la parole, la contemplation chrétienne révèle maintenant sa condition
inséparablement objective et subjective : l'ouverture de la Vérité divine pour lehomme,
et l'ouverture de l'esprit et du cœur humain pour elle. La seconde ouverture est fondée
sur la première : c'est pourquoi la parrhésie est quelque chose qui est donnée en par-
tage à l'homme, proposée comme déjà présente, et de quelque manière objective : « Et
sa maison, c'est nous, pourvu que nous gardions inébranlables jusqu'au bout notre as-
surance (parrhésie) et la fierté de notre espérance » (Hb 3, 6). Saint Paul comprend
cette ouverture objective de Dieu pour nous comme la parole de Dieu, ou, exprimé per-
sonnellement, comme la face de Jésus-Christ, qui est la manifestation, l'image, la
splendeur du Père caché, mais apparaissant ici (p. 39 :) pour le monde. L'explication la
plus profonde de la parrhésie en (2 Cor 3, 12-14, 6) illumine les abimes des mystères
chrétiens. Moise qui a contemplé la splendeur de Dieu sur le Sinaï, voilà son visage
rayonnant de la splendeur de Dieu, lorsqu'il redescendit de la montagne ; et c’est ainsi
qu'il reste dans l'Ancien Testament un voile sur la révélation objective, et par consé-
quent aussi sur le cœur du peuple, qui la reçoit. Il manque la parrhésie ; c'est-à-dire
l'esprit de Dieu et la liberté : « Nous tous au contraire qui, le visage découvert,
réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, (ou : contemplons dans un mi-
roir), nous sommes transfigurés en cette même image, de plus en plus radieuse », et
recevons d'elle aussi la propriété de l'ouverture, du rayonnement, de la splendeur sans
voiles. Et nous la recevons maintenant comme chrétiens en face des autres hommes,
nos frères, et en face du monde. La prédication chrétienne n'est rien d'autre que la par-
rhésie de la parole de Dieu dans les chrétiens à l'adresse du monde, et ceci avant tout
dans la fonction et la tâche apostolique : « C'est pourquoi nous avons répudié les si-
lences de la honte, nous abstenant de toute fourberie, et ne falsifiant pas la parole de
Dieu. Bien au contraire, par la manifestation de la vérité, nous nous recommandons à
toute conscience humaine devant Dieu. Que si notre Évangile demeure voilé, c'est pour
ceux qui se perdent qu'il est voilé, pour les incrédules, dont le dieu de ce monde a
aveuglé l'entendement, afin qu'ils ne voient pas resplendir l'Évangile de la gloire du
Christ qui est l'image de Dieu… Car le Dieu qui à dit : « Que du sein des ténèbres
brille la lumière », est aussi Celui qui a fait briller sa lumière en nos cœurs, pour qu'y
resplendisse la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du Christ. » La
contemplation de Paul fait ainsi déjà partie elle-même de son action, de même que
l'éclat sur le visage de Moïse descendant du Sinaï atteste et reflète son entretien avec
Dieu. Regardant dans la lumière ouverte de Dieu – et cette lumière est le Christ, Verbe
(p. 40 :) et image du Père – le chrétien qui contemple devient lui-même ouvert et lumi-
neux, non pour se prêcher lui-même, mais pour prêcher « le Christ Jésus, le Seigneur ;
quant à nous, nous nous disons vos serviteurs pour l'amour de Jésus ».
Ici tout le christianisme est présenté comme parrhésie, et saint Jean est du même
avis lorsqu'il nous montre Jésus renvoyer ses Apôtres à la descente de l'Esprit qui ex-
pliquera et éclairera ouvertement et au grand jour les paroles symboliques et cachées
du Seigneur sur terre (Jn 16, 25 sqq ; 16, 13) ; et lorsqu'il caractérise cette ouverture,

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
27
de même que saint Paul, comme un effet de la gloire du Christ, ou plutôt tout à fait
comme cette gloire elle-même.
Et s'il faut maintenant ajouter que ce « contempler avec le visage dévoilé la gloire du
Seigneur » reste pourtant encore voilé dans la foi, puisque nous ne « marchons pas en-
core dans la vision » (2 Co 5, 7), mais ne « faisons encore qu'espèrer ce que nous ne
voyons pas » (Rm 8, 25), et que l'état présent se transformera, au dernier retour du
Christ, en une vision « face à face » et un « connaître tout entier comme je suis connu
tout entier » (1 Co 13, 12) : pourtant ce qui est cru, espéré et aimé dans la contem-
plation de la foi est déjà présent. Que nous soyons morts à la nature pécheresse par la
foi et le baptême, enterrés avec le Christ dans sa mort, ressuscités avec lui dans sa ré-
surrection, montés au ciel avec lui dans son ascension, et que nous attendions au ciel
avec lui son apparition pour apparaître avec lui : cette doctrine de saint Paul (Rm 6, 5
sqq. ; Ép 2, 5 sqq. ; Co 3, 1-4) n'est pas une simple figure de rhétorique, elle n'est en-
core une fois que l'expression de l'essence de la grâce, qui nous a donné et ouvert le
ciel, au point que nous avons la liberté de vivre notre vie terrestre, à partir de la vie
éternelle à la fois présente et à venir, de ses énergies, de sa vérité ouverte et accessible.
C'est à (p. 41 :) quoi d'ailleurs nous sommes obligés par reconnaissance envers la grâce.
Il n'est pas question pour cela d'une certitude subjective et individuelle du salut ;
l'homme peut de nouveau détourner de Dieu son regard, il peut négliger de donner à
sa vie « l'éclat » de la manifestation ouverte du Christ, prouvant par là que sa contem-
plation de la splendeur ne possédait pas le sérieux de la durée. D'un autre côté, il ne
convient pas d'atténuer les déclarations de la parole de Dieu sur l'ouverture du monde
éternel du Père au croyant, au point de la regarder comme une ouverture simplement
future, simplement promise, simplement spirituelle, et non aussi comme présente, ac-
complie et incarnée. De la regarder donc comme si l'on vivait simplement en tendant
vers elle (de la nature à la surnature, de la terre au ciel), au lieu, au moins autant, de
vivre et d'aimer à partir d'elle : de vivre en partant de la grâce, principe de tout, et en
allant vers la nature et vers le monde, d'aimer, en partant du ciel déjà ouvert, la terre
se tenant dans le rayonnement de sa lumière. Cela, le croyant le peut, parce qu'il le
doit.

II. A PARTIR DU FILS


Ce qui nous rend foncièrement capables de la foi contemplative qui écoute et qui
voit, c'est la grâce comme élection, appel et justification. De cette grâce, conférée par
Dieu le Père, résultent le pouvoir et la liberté de contempler ouvertement sa Vérité dé-
couverte à nos yeux.
Mais l'ouverture de la vérité du Père est le Fils. C'est en lui que le Père nous consi-
dère de toute éternité, et qu'Il peut trouver en nous son bon plaisir. C'est en lui que le
Père peut nous prédestiner et nous choisir pour être ses enfants, frères de l'unique et
éternel enfant, qui, depuis le commencement du monde, s'engage et répond (p. 42 :)
pour ses créatures aliénées. C'est en lui que le Père nous justifie, en nous considérant
et en nous appréciant dans la justice de son Fils. Cette justice qui paie tout en faisant
pleine mesure. Dieu la porte à notre compte et nous la donne en propre. C'est en lui
finalement que le Père nous glorifie, en nous faisant participer à sa résurrection, et en
nous transportant définitivement par grâce a sa droite, à la place héréditaire de son

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
28
Fils.
Mais dans le Fils le ciel est ouvert au monde. Le chemin qui monte comme le che-
min qui descend, l'échange entre le ciel et la terre, deviennent possibles grâce au Fils,
et tout d'abord dans son incarnation (Jn 1, 51). Pour l'orant qui contemple, cette ou-
verture du ciel peut revêtir deux formes, apparemment opposées, en réalité complé-
mentaires. D'abord il semble que la richesse infinie de Dieu se resserre et'se concentre
en un seul point, l'humanité de Jésus-Christ, si bien qu'ici, dans cet Unique, « tous les
trésors de la sagesse et de la science de Dieu sont cachés », qu'ici « habite corporelle-
ment la plénitude de la divinité », qu'ici se trouve le « Fils » éternellement aimé, que
la voix du Père désigne expressément en disant : « Écoutez-le », qu'ici, « dans la plé-
nitude des temps, tout ce qui existe aux cieux et sur la terre est réuni dans la tête, qui
est le Christ », qu'ici toutes les toutes venant du ciel convergent vers l'unique
« porte », par laquelle doit passer quiconque veut aller au Père, toutes les routes aussi,
qui, à travers l'histoire du monde, couraient vers ce centre : voies ouvertes (dans le ju-
daïsme), ou sentiers et traces, cachés, recouverts (dans le paganisme).
Cette concentration inouïe, inexorable, exclusive, de tous les chemins vers Dieu et
de tous les rapports de l'homme à Dieu dans l'unique Médiateur, peut apparaître à
l'homme – et non en dernier lieu à l'homme contemplatif – comme une violence unique
et incompréhensible imposée à la liberté, à la dignité et à la majorité de la personne
individuelle ; bien plus, elle doit même éveiller (p. 43 :) cette impression, tant que le
contemplatif n'a pas vu que l’unicité du Médiateur (1 Tim 2, 5) est l'image posée par
Dieu lui-même de l'unicité de Dieu le Père ; tout ce qui rayonne de cet unique Média-
teur présente par conséquent et nécessairement aussi le sceau de l'unité, qui renvoie
toujours au Père. Mais cette unité est universelle et intégrante et par là même catho-
lique « Il n'y a qu'un corps et qu'un Esprit, puisque aussi bien vous avez été appelés
par votre vocation à une seule espérance. Il n'y a qu'un Seigneur, une foi, un baptême ;
il n'y a qu'un Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, agit en tous, est en tous »
(Ép 4, 4-6).
Mais ici l'image géométrique se renverse : la pointe vers laquelle tout se dirige n'est
plus maintenant le Fils sur terre, mais le Père dans le ciel, vers lequel le Fils en s'éle-
vant, redresse et entreine tout. Et maintenant ce n'est pas seulement la plénitude in-
nombrable des choses créées qui sont orientées par le Fils vers l'unique Dieu et Père
et qui deviennent transparentes dans cette direction, mais aussi toute la plénitude
infiniment plus grande que le Fils a apportée du ciel et exposée devant les hommes
comme trésors de l'éternité. Mais il y a dans cette plénitude, une multiplicité et une
dispersion qui risquent de déconcerter le contemplatif altéré d'unité, de recueillement,
d'approfondissement, et cette impression peut s'accentuer de nouveau devant la mul-
tiplicité des aspects de l'Église et de son histoire, de ses dogmes et de ses institutions,
de ses définitions et de ses commentaires. Ceux-ci forment pour le contemplatif une
sorte de réseau de barbelés, à travers lequel il ne trouve Dieu que difficilement, préci-
sément parce que nulle part, aussi fortement, aussi absolument que dans l'Église ca-
tholique, on ne s'attache aux formules comme telles et à leur caractère obligatoire et
parce que nulle part il n'est aussi difficile de rendre transparente et de dissoudre la
figure terrestre et finie pour arriver à l'infinité de Dieu que le contemplatif cherche à
travers tout.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
29
(p. 44 :) Mais, dans ce sens, le Christ est, dans son double mouvement – venir du Père
et retourner au Père celui qui aide et rend possible d'une manière décisive la prière
contemplative 1. S'il n'apportait pas, en s'incarnant, la plénitude du ciel sur terre, s'il
ne divisait pas la plénitude de l'unité indivisible de Dieu en une multiplicité d'aspects
dans l'espace et dans le temps, dans le langage expressif de l'existence humaine : chan-
gements, efforts, actions, souffrances et mort, en la multitude aussi des formules et des
concepts, des images et des jugements, une contemplation de Dieu n'aurait jamais été
possible autrement que sous les formes de la mystique négative, apophatique, qui
cherche à rencontrer Dieu au-delà de tout ce qui touche au monde, comme celui qui
est le tout-autre et qui échappe à toute pensée, à toute vision, à toute appréhension.
Ce qui, forcément, ne va pas sans une profonde injustice envers le monde et les autres
créatures.
La mystique et la religion naturelles comme expressions qui partent de l'homme et
se dirigent vers Dieu sont, en vertu de la nécessité la plus Intime et sans qu'on puisse
leur en faire un reproche, un eros qui tend à s'éloigner de la terre, à s'élever, à dépas-
ser tout le fini. Mais, dans cet effort pour passer en tempête à côté de tout ce qui pour-
rait montrer le chemin vers Dieu et pour n'y voir qu'une chose, que ce n'est pas Dieu,
on est toujours en danger de perdre les deux choses, le monde aussi bien que Dieu : le
monde, parce qu'il n'est pas Dieu, et Dieu parce qu'Il n'est pas le monde et que sans
l'aide des choses du monde, dans lesquelles Il se reflète, Il ne peut être éprouvé que
comme le vide absolu, l'abîme, le nirvana. Mais le Christ, partant de toute figure du
monde sensiblement ou spirituellement saisissable, (p. 45 :) retourne au Père, et par là
Il ouvre pour la première fois le vrai chemin de la contemplation ; car Il ne laisse pas
derrière lui sur la terre les images et les concepts parlant du Père, tels qu'Il les a fixés
d'abord comme homme de chair parmi d'autres hommes, mais c'est là le contenu de
toute la théologie paulinienne Il les élève et les transpose du registre terrestre, littéral
et prophétique au registre spirituel, céleste et achevé. Et Il nous rend capables nous,
qui sommes morts, ressuscités et montés au ciel avec lui, par son propre mouvement
du monde au Père, d'accomplir avec lui la transformation de l'ancien monde en un
monde nouveau, spiritue et divin. Aucun mystique de la théologie négative n'a plus
profondément traversé « la nuit obscure » des sens et de l'esprit, qui est le passage à
l'absolu, que dans l'effondrement terrible de la croix, où ce n'est pas seulement le
monde qui s'enfonce aux yeux du mourant, mais Dieu lui-même qui se dérobe et aban-
donne le mourant. Aucun non plus n'a éprouvé plus bienheureusement que dans l'as-
cension du Christ quittant le monde pour aller au Père, le dépassement de tout ce qui
est périssable pour entrer en ce qui demeure, de toute apparence pour s'installer dans
l'être. Mais cette mort n'était pas un refus de la créature pour gagner Dieu, elle était
un refus de Dieu à tout ce qui, dans le monde, n'était pas voulu de Dieu et conforme à
Dieu. Et l'ascension ne fut pas un mouvement indifférent ou même passionné pour se
détourner du monde, pour saisir Dieu seul, mais un adieu bénissant en vue d'un retour
prochain et afin de préparer, auprès du Père, les places qui doivent recevoir les
hommes et le monde tout entier, changés, purifiés, mais non niés ou anéantis. Et
comme signe de fidélité au monde, le partant promet d'envoyer du ciel le Saint-Esprit :

__________
1. Ce point sera traité plus expressément dans les chapitres sur la Parole et sur les tensions qui tra-
vaillent la contemplation. Pourtant le thème devait être abordé ici.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
30
Il l'enverra comme celui qui, maintenant que la contemplation du Fils est parfaite, sè-
mera le fruit de cette contemplation dans les cœurs des croyants.
Ce qui rend possible la contemplation est donc tout (p. 46 :) autre chose qu'une simple
dialectique ou synthèse de deux facteurs nécessaires pour la contemplation, facteurs
dont l'union serait, à vrai dire, difficile ou même pratiquement impossible à l'homme
naturel, mais qu'il serait tout de même capable de déduire du concept de contempla-
tion elle-même et de ses aptitudes humaines, et de postuler comme son idée. (N'a-t-il
pas entrepris, dans les mille formes de la mythologie, de concrétiser Dieu dans le
monde visible, puis n'a-t-il pas dissous lui-même ces formes, ces figures de dieux, de
la légende et de l'art, par un mouvement « d'ascension » de la pensée, comme on le
voit dans le bouddhisme, chez Plotin et Porphyre, etc. ?… ) Si tout se ramenait à cela,
le Christ n'aurait plus été que l'homme parfait et donnant la perfection qui aurait
donné aux tendances inscrites dans la nature humaine de se réaliser adéquatement
elles-mêmes. Mais tel n'est pas le cœur de la foi au Christ. Ce cœur, c'est le fait que les
deux mouvements, la concrétisation de Dieu dans le cosmos créé et le ravissement de
tout ce cosmos en Dieu, s'accomplissent dans la personne du Fils, cette personne qui
est, de toute éternité, aussi bien le Verbe du Père que l'idée première, dans laquelle
tout le cosmos a été conçu, fondé et posé dans l'être. La concrétisation du Père ne peut
donc à aucun moment faire abstraction de ce Fils ; de même qu'Il est éternellement
aimé du Père, Il est envoyé et authentiquement accrédité par le Père, Il est donc celui
qu'il suffit de considérer pour voir le Père, tandis qu'aucun chemin ne mène au Père
sans passer par lui. Et la mise à l'abri du cosmos en Dieu ne peut se réaliser par au-
cune autre voie que par lui, qui fut avant la création l'idée première, pour l'amour de
laquelle le monde dans son ensemble comme dans tous ses détails paraît tel qu'il est
et non autrement. En effet, à jamais « c'est en lui que tout a été créé aux cieux et sur
la terre », et que « tout a été créé par lui et pour lui ; et lui est antérieur à tout et tout
subsiste en lui ».
(p. 47 :) Mais Il n'est pourtant cette première idée du monde « avant le monde », que
parce qu'Il était déjà auparavant de toute éternité « l'image du Dieu invisible, et son
Premier-Né ». Et, comme tel, Il est celui qu'il faut non seulement pour refléter l'infini
de Dieu dans le fini du monde et pour mettre à l'abri le fini dans l'infini, mais aussi
pour opérer la transformation de l'ancien au nouvel éon, de la mort à la résurrection,
au cours d'un drame qui est tout à fait exclusivement son drame : sa mort et sa résur-
rection : « En lui nous avons la rédemption, le pardon des péchés… Car il a plu à Dieu
de faire habiter en lui toute la Plénitude, et par lui de réconcilier pour Lui tous les êtres
et sur la terre et dans les cieux, établissant la paix par le sang de sa croix (Col 1, 14-
20). Ce drame, au cours duquel le sens du monde pour Dieu se réalise, et dans lequel
tous les sens particuliers de la nature et du monde humain s'accomplissent, mais avec
cette transposition et cette transformation dont il a été question plus haut : ce drame
est une action et une révélation d'amour pur et absolu. Et de l'amour de Dieu, donc de
l'amour éternel et sans limites. Mais cet amour n'apparaît pas simplement comme un
milieu diffus et universel, où tout s'évanouit dans une sentimentalité indéterminée, il
devient au contraire présent sous la figure exactement dessinée et constatable dans
l'histoire, d'un être tout à fait déterminé, (la personnalité du Père ne peut absolument
pas apparaître dans le monde d'une autre manière) et il prend un aspect visible dans
ses paroles, ses gestes, ses souffrances et ses miracles tout à fait précis. Aussi est-ce

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
31
dans le drame de cet Unique, bien déterminé, que doit aussi se transformer et se lais-
ser intégrer tout amour naissant, qui cherche en tâtonnant à aller à Dieu en partant du
monde, pour « pénétrer en lui dans le ciel même » (Hb 9, 24), c'est-à-dire pour être dé-
livré de la généralité incolore et inconsistante de tout ce qui est du monde et prendre
une originalité capable de faire face à l'originalité du Dieu unique.
(p. 48 :) Ce ne serait pas possible, à vrai dire, si le Christ n'était qu'un homme : car
alors Il ne serait jamais que « l'autre », un autre homme, plus parfait sans doute, mais
situé sur le même plan que nous. Mais, étant en même temps le Fils et le Verbe de
Dieu, Il a le pouvoir de faire de nous ses « membres », de faire entrer notre personne
finie – sans la détruire ni même la mettre en danger – dans la vie de sa Personne infinie.
Cette existence dans le Fils, comme membre de son corps mystique, est donc beaucoup
plus qu'un simple pouvoir d'avoir accès à Dieu en vertu d'un « mérite » (serait-il
infini). C'est l'accès lui-même, parce qu'elle fait accomplir le drame de la réconciliation
à la fois dans la tête et dans les membres. « Il convenait en effet que, devant conduire
à la gloire un grand nombre de fils, Celui pour qui sont toutes choses et par qui sont
toutes choses rendit parfait par la souffrance le chef qui devait les conduire au salut.
Car sanctificateur et sanctifiés ont tous un même auteur. C'est pour cette raison qu'Il
ne rougit pas de les appeler frères… Car nous sommes devenus participants du
Christ » (Hb 2, 10-11 ; 3, 14).
La question : comment pouvons-nous entendre la parole de Dieu ? se résout main-
tenant dans la réponse : nous le pouvons, parce que nous sommes dans le Verbe de
Dieu. Parce que le Verbe qui est devenu chair nous reçoit en lui et se donne lui-même
à nous comme forme d'existence. Ce n'est pas seulement une « élévation » surnatu-
relle, générale, vague, qui nous est donnée en partage par la grâce, mais une partici-
pation à l'existence personnelle du Verbe éternel de Dieu, qui est devenu « chair »
comme nous, afin que nous devenions « esprit » en lui, et qui peut nous « venir en
aide » pour « notre céleste vocation », parce qu'Il « s'est fait en tout semblable à ses
frères » (Hb 2, 17-31). La grâce que le Père nous donne a un caractère christique : elle
nous assimile au Fils, sans nous faire violence comme hommes, parce que le Fils est
lui-même devenu homme. Dans (p. 49 :) l'unique personne du Christ, l'élection, la vo-
cation et la justification de l'homme particulier deviennent pareillement personnelles ;
autrement dit, la grâce du Père, qui lui est offert et qu'il reçoit en partage, a quelque
chose d'absolument unique qui provient de l'unicité absolue du Fils et qui est marqué
par elle, quelque chose qui est aussi bien surnaturel et divin que naturel et humain,
(parce que provenant de la grâce de l’Homme-Dieu, passé par elle, donné à partir d'elle
et en vue d'elle). D'un côté, cette réalité est faite à la mesure de l'homme, d'un autre
côté elle a en elle-même une figure filiale et par là même verbale. « Figure » est une ex-
pression employée à défaut d'autre pour cette réalité mystérieuse, qui est l'image pri-
mitive idéale de l'homme racheté et croyant, existant dans le Christ, et qui est pour-
tant en même temps sa véritable, son authentique réalité. Une réalité, par rapport aù
laquelle le Père aperçoit et juge à présent cet homme et à partir de laquelle celui-ci,
comme croyant, est appelé à vivre. En croyant il entre dans ce « je christique » qui est
le sien ; c'est ce que saint Paul appelle « revêtir le Christ » (Rm 13, 14 ; Ga 3, 27), « re-
vêtir l'homme nouveau » (Ép 4, 24 ; Col 3, 10). Et ailleurs : « comme des élus de Dieu
saints et bien-aimés, revêtez donc des sentiments de miséricorde, de bonté, d'humilité,
de mansuétude, de patience… Comme le Seigneur vous a pardonné, vous aussi, par-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
32
donnez… Et que la paix du Christ règne en vos cœurs, cette paix à laquelle vous avez
été appelés, pour ne former qu'un seul corps… Que la parole du Christ habite en vous
dans toute sa richesse (Col 3, 12-16).
Nous pouvons appeler cette figure du chrétien, qui est en même temps pure grâce
du Père, qualité de membre du corps mystique du Christ, finalement lui-même,
l'homme, dans toute sa réalité concrète, mais à l'intérieur de la rédemption, nous pou-
vons, dis-je, appeler cette figure sa mission. C'est-à-dire, ce aù la disposition de quoi il
doit placer et tenir toute sa nature, afin qu'elle (p. 50 :) trouve, dans ce don de soi, dans
ce service de Dieu, son achèvement propre, suprêmement personnel, au-delà de ses
possibilités, naturelles et imparfaites. Ce aussi dans quoi elle se voit infailliblement
conférer un pouvoir et une fécondité bien supérieures à ses propres forces. Ce enfin
dans quoi l'homme se comprendra finalement lui-même (dans la foi), parce que la mis-
sion elle-même a une figure christique, et par là une forme de verbe, de logos. Qui obéit
âû sa mission accomplit son être, quoiqu'il n'eût jamais pu trouver cet archétype et cet
idéal de lui-même en soi, dans sa nature, en s'enfonçant dans son centre naturel, dans
son moi des profondeurs, dans sa sub- ou supraconscience, par l'exploration de ses dis-
positions, de ses aspirations, de ses talents, de ses meilleures possibilités. Le pêcheur
Simon, avant sa rencontre avec le Christ, aurait pu creuser son moi dans toutes les di-
rections, il n'y aurait rien trouvé qui ait la forme de Pierre. Et pourtant cette forme de
Pierre, la mission particulière, réservée âû lui seul, qui reste provisoirement cachée
dans le mystère de l'àme du Christ et qui lui est remise d'un seul coup et impérieuse-
ment au moment de la confrontation : elle sera l'achèvement de tout ce qui, dans
Simon, aurait cherché en vain une forme suprême, valable devant Dieu et pour l'éter-
nité. Après avoir revêtu la forme de Pierre, Simon deviendra capable de comprendre la
parole du Christ, parce que cette forme elle-même procède de la Parole et incorporé à
la Parole. Simon se trompera chaque fois et de la manière la plus dangereuse, lorsqu'il
adoptera la manière de comprendre de sa nature de Simon ; il tombera juste au
contraire toutes les fois qu'il ne prendra pas conseil de la chair et du sang », mais sera
attentif aû sa mission qui lui manifeste la volonté du Père.
Voir cela, c'est accorder la possibilité d'une véritable audition de la Parole, donc de
la contemplation. Il faut pour cela que nous puissions voir dans le Christ les deux as-
pects : « l'autre » homme, le Toi au milieu de l'histoire, sur lequel nous « avons les
yeux fixés » (Hb 3, 1 ; (p. 51 :) 12, 2) et auquel nous nous donnons dans l'amour, mais
aussi le Fils et le Verbe de Dieu, qui, en tant que tel, n'est pas un toi aux limites bien
définies par rapport âû nous et situé en face de nous, mais en même temps le Fonde-
ment premier, dans lequel est enfoui tout notre moi avec toutes ses racines, dont il se
nourrit et d'où il tire ce qu'il a de meilleur et de plus propre. Ici l'arrière-plan trinitaire
de la foi devient pleinement visible : nous sommes enracinés dans le Fils, de même
que, analogiquement, le Fils est enraciné dans le Père. « Je suis en eux, et toi en moi »
(Jn 17, 23). Ainsi provenons-nous toujours déjà, dans notre vie chrétienne, du Verbe-
Parole, comme nous provenons toujours déjà de la grâce, car « parole » et « grâce » ne
sont que deux aspects de l'unique relation de Dieu dans le Christ. Celui auquel
s'adresse la Parole de Dieu a déjà reçu l'offre de sa grâce, bien plus, il est enveloppé
par elle (de telle sorte que même celui qui dit non, qui ne veut pas croire à la Parole,
reste marqué par cette grâce), il est toujours déjà confronté avec la Parole. Celui qui
contemple n'est pas obligé de s'introduire à grand-peine dans un territoire pleinement

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
33
étranger – d'autant plus étranger que la Parole de Dieu n'est absolument pas de ce
monde, et par conséquent ne peut être découverte nulle part dans les catégories et les
lois habituelles de la raison humaine il parvient, au sens le plus profond, au sens sur-
naturel, à lui-même. Il réalise ce sens originel, dans lequel notre « être-dans-le-
monde » est toujours déjà enchàssé par la grâce, ce sens contre lequel le pécheur se
cabre, et qu'il ensevelit et « retient captif » (Rm 1, 18) en lui-même. Et, de même que
par la contemplation il revient à la vérité de son existence – qui d'ailleurs n'est pas sa
vérité propre mais celle de Dieu –, il vit par la foi en prenant cette vérité pour base, Il
le peut parce que le pouvoir lui en est donné ; il n'a pas besoin, comme l'homme
éthique, de se tracasser au sujet de la manière dont il fera passer les « valeurs » (ir-
réelles) dans le royaume de (p. 52 :) la réalité et de la source où il en puisera la force ;
il peut en effet puiser dans la plénitude de la force de Dieu, dans laquelle il est inséré
et « implanté » ; la question n'est pas de savoir comment il réalisera le bien par ses
propres forces, mais comment il se réalisera lui-même par la force du Bien et d'après
la loi de sa réalité toujours déjà présente.
Ainsi considérée l'existence chrétienne est le renversement de toute éthique natu-
relle, et la contemplation sert à la réalisation de ce renversement. Elle y est même in-
dispensable. Elle est soumise elle-même à la loi du renversement, puisque, allant à la
Parole et tentant de la comprendre (credo ut intelligam), elle provient toujours déjà
d'une audition et d'une compréhension toute primitives de la Parole (intelligo ut cre-
dam), cette compréhension primitive ne serait-elle tout d'abord que le repos de la créa-
ture dans le sentiment d'être comprise par Dieu. L'étonnement absolu de la nature à
l'audition d'une seule parole de Dieu – qu'elle soit un enseignement, un miracle du
Christ, une action ou une souffrance –, l'effort de la nature pour s'adapter à cette pa-
role jamais encore entendue et pour se transformer d'après elle, cet effort est pourtant
toujours soutenu, encore une fois, par un repos et une certitude suprêmes : oui, c'est
ainsi et non autrement que la merveille de Dieu devait me rencontrer, moi qui ne pou-
vais aucunement y prétendre, ni comme créature ni comme pécheur, mais moi qui, de
toute éternité, ai été conçu par Dieu pour percevoir cette parole encore « plus an-
cienne », éternelle, de l'amour. Et, celle-ci, par conséquent, bien qu'elle soit pure gràce,
m'est plus intérieure que je ne le suis à moi-même, elle est plus raisonnable que ne l'est
ma raison, de telle sorte que l'acte d'obéissance de la foi est vraiment pour cette raison
l'acte le plus raisonnable qui soit. S'il n'en était pas ainsi, la raison et la liberté hu-
maines ne devraient jamais être asservies à une telle obligation ; ce serait ce que Kant
nomme l'hétéronomie. Mais la parole de Dieu (p. 53 :) précisément n'est jamais l'objet
d'une simple rencontre empirique dans le monde environnant (quelque chose d' « on-
tique », au sens de Heidegger), quelque chose d'a posteriori pour lequel seulement
après coup pour ainsi dire et tout aussi empiriquement, il faudrait imaginer une sorte
d'a pirori, une faculté correspondante de perception. Bien au contraire, mettre en acte
la foi consiste, pour l'homme, à tenir pour vrai, à reconnaître comme valable et à ac-
cepter le fait qu'il est compris, de temps immémorial, dans l'amour du Dieu qui s'est
toujours déjà manifesté à lui, et c'est dans cette foi ainsi mise en acte que se manifeste
aussi tout ce que le croyant rencontre a posteriori, dans l'histoire, comme « faits de la
révélation ».
Non pas que ces faits, au centre desquels se trouve l'incarnation du Fils de Dieu,
soient, sous un rapport quelconque, secondaires ou postérieurs, comparés à la grâce

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
34
intérieure englobante ; les deux termes sont strictement complémentaires, aucun ne
peut même être pensé sans l'autre ; tous deux sont les modes nécessaires de manifes-
tation d'un événement unique, libre et souverain, la manifestation de lui-même que
Dieu accorde à la créature. Dans le concept propre de celle-ci, on ne trouve ni la pré-
sence, ni l'exigence d'une telle manifestation, ni même un indice quelconque permet-
tant de la présumer. Le Christ, au centre de l'histoire, apparaît comme une personna-
lité libre, dont la présence en face de moi est pleinement contingente. Il reste pour moi
le signe qui s'opposera toujours de la manière la plus efficace à ma raison philoso-
phique aspirant à faire sortir ma religion de moi-même et qui révèle que le Christ du
cœur, le « Maître intérieur » (saint Augustin), la vérité intérieure de Dieu qui m'illu-
mine, est quelque chose de foncièrement autre que les « profondeurs de mon âme »,
que mes archétypes, catégories, schématismes et idéaux les plus caches. La vérité du
fait contenue dans l'Écriture et dans la Tradition, ne peut, malgré les efforts de tous les
rationa- (p. 54 :) listes, être ramenée à aucune vérité de raison ; ainsi nous rappelle-t-elle
sans cesse que, dans l'acte intérieur de la raison, la prière et l’adoration sont des atti-
tudes indépassables. Le rationalisme du siècle des lumières (époque de Lessing) tombe
nécessairement dans un panthéisme où fait défaut la prière (époque de l'idéalisme al-
lemand) et ou la contemplation dégénère en un inventaire de la raison.
Lorsque ce n'est pas le cas, lorsque l'homme garde le sentiment que toutes les choses
ont été conçues, aimées et créées dans le Verbe de Dieu, le monde entier, considéré
comme monde auquel on est associé et comme, milieu de vie, devient nécessairement
aussi objet complémentaire de la contemplation priante. Le Christ, certes, n'est pas un
phénomène isolé, susceptible d'être extrait à l'état pur de l'histoire du monde ; il n'est
intelligence que comme sommet d'une histoire totale du salut qui part d'Adam, Noé et
Abraham, accompagne l'histoire du monde et de l'Église et se prolongera jusqu'au der-
nier jour. Et de même qu'il n'est pas séparable du monde qu'il est venu racheter, de
même le monde n'est pas séparable de lui, puisqu'il a en lui sa « consistance » et par
conséquent aussi son explication et sa justification. Seulement le regard contemplatif
du chrétien sur le cosmos et sur l'histoire ne doit jamais être détaché de la responsa-
bilité chrétienne à leur égard, qui est déjà contenue dans les racines premières de l'acte
de foi lui-même : « Car la création attend avec impatience cette révélation (apocalypse)
des enfants de Dieu » (Rm 8, 19). Parce que, et dans la mesure ou, reposant dans la
grâce de la filiation et appelés par le Verbe qui est le Fils, nous donnons la réponse
juste de l'amour et de la vie, le sens foncier de la création entière s'illumine et toute
créature reçoit une part « apocalyptique », par la médiation de l'homme croyant, a la
vérité en tant que révélée. Aussi le croyant qui contemple peut-il sans doute introduire
aussi dans sa contemplation les lois propres de la (p. 55 :) nature et de l'histoire du
monde, et même les lois du développement ascendant vers la liberté et vers l'esprit, –
mais il ne doit pas se laisser séduire par l'éclat de cette vision, et, au lieu de la Parole
de Dieu, prendre par mégarde pour objet de contemplation les paroles de la nature
créée. Beaucoup, à qui la contemplation chrétienne paraît désuète et qui voudraient,
en se tournant vers les valeurs du monde, lui donner un nouvel élan, se font ici illu-
sion. Ce n'est que « dans le Christ » que les choses parviennent à leur sens et à leur
fin suprêmes, et l'homme qui doit les y aider, doit être lui-même « dans le Christ »,
s'efforçant d'accéder à la liberté suprême (celle des enfants de Dieu), qui seule élève
les choses dans la sphère de la liberté. Si donc il se trouve que, dans le domaine de la

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
35
vérité finie déjà, l'homme, comme être qui offre un sens, qui confère un sens provenant
de lui-même, aide avec toute son existence les choses à parvenir à leur vérité finie, c'est
le cas, d'une manière encore plus haute et plus définitive, dans la foi. Mais cette foi
doit, si eue veut exercer une action efficace sur le monde, être une foi efficace en elle-
même : elle doit réaliser vraiment le renoncement à une vérité propre pour se mettre
à la disposition de Dieu, si crucifiant que cela puisse être pour l'homme naturel et hé-
réditairement pécheur. C'est pourquoi l'homme moderne, précisément, qui se sait, da-
vantage qu'aux époques antérieures co-responsable de la création tout entière, et qui
tombe facilement pour cela dans la tentation de voir en lui-même, en tant qu'il est éta-
bli par Dieu berger des choses du monde, la vérité finale du cosmos, est doublement
invité à persister dans la contemplation de la parole de Dieu, pour se placer lui-même
et placer les choses dans la vérité authentique et définitive.
Une dernière remarque. Le Christ en tant que Dieu et homme est la vérité, apparue
à nos yeux, de Dieu aussi bien que du monde, et il ne peut être cette vérité (p. 56 :) au-
trement que comme la Parole toute puissante qui soutient tout l'univers (Hb 1, 3).
Donc il est nécessairement aussi le lieu où toute la dureté et l'étrangeté, toute la fini-
tude décevante et ennuyeuse des vérités particulières empiriquement rencontrées
s'apaise dans l'Unique Vérité qui, étant Personne divine, ne peut pas être dépassée. Le
chrétien pourrait être tenté d'envier d'autres religions et d'autres formes de contem-
plation, qui ne sont pas fiées comme lui (sans aucun espoir d'un changement quel-
conque) à un nombre déterminé de paroles et de formules finies, contenues dans une
« Sainte Écriture », à un nombre déterminé de sentences, de situations et d'anecdotes
faîsant partie de l'histoire du salut, à un nombre déterminé de formules définies par
les conciles et par les papes et devant être tenues pour vraies par la foi, bref, à un
monde apparemment fini de vérités, parmi lesquelles le chrétien tourne en cercle. A ce
monde, il n'échappera jamais, pas plus que le prisonnier à la cour de sa prison, même
s'il peut toujours, au cours de ce mouvement, tomber sur de nouvelles combinaisons
intéressantes. C'est ainsi qu'un sentiment d'oppression peut se glisser dans sa contem-
plation. Un bouddhiste, un taoïste, ne sont-ils pas infiniment plus libres dans leur
contemplation, plus tranquilles avant tout, puisqu'ils peuvent, s'écartant de la multi-
plicité lassante se jeter dans l'Un grand ouvert, tandis que le chrétien ne peut jamais
dépasser le stade de l'activité multiple ? N'y a-t-il pas là un enchainement à l'Unique
Écriture (à côté de tant d'autres paroles sacrées de l'humanité), à l'Unique Église (à
côté de tant d'autres communautés, qui tendent sérieusement au salut), enfin à
l'Unique Rédempteur, qui, si grande que soit sa figure, paraît toujours n'être qu'un Sau-
veur parmi d'autres ; et un sauveur dont l'influence historique, si considérable qu'elle
soit, s'épuisera bien quelque jour, d'après les lois de l'existence historique, pour faire
place à d'autres perspectives neuves, non encore usées ? Ainsi considérées, les (p. 57 :)
deux choses ne sont-elles pas l'effet d'une crispation : d'un côté on s'en tient ferme-
ment à ces événements historiques, qui, comme tels, sont posés comme absolus par les
chrétiens, et d'un autre côté on fait subir une puissante spiritualisation à cette suite
d'événements, de laquelle on ne peut rendre croyable le caractère absolu à l'égard de
tout, même de l'histoire actuelle, que par une interprétation symbolique et prophé-
tique de tout le reste de l'histoire.
Cette impression prend nécessairement naissance toutes les fois qu'un homme ne vit

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
36
et ne pense pas en partant du centre de la foi. Elle peut être, pour le contemplatif, une
tentation toujours nouvelle qui lui permettra, par la lutte menée contre elle, de se
frayer un chemin jusqu'au centre. Il lui faudra tranquillement réfléchir à tout ce qu'il
gagne effectivement dans l'ordre chrétien par cette perte apparente de liberté spiri-
tuelle ; et ce qu'il gagne, c’est la possibilité d'introduire toute vérité isolée de la nature
et de la surnature, du cosmos, de l'histoire et de l'Église, dans la largeur, la liberté et
le mystère d'une Personne aimée, qui, bien qu'homme comme nous, n'est pourtant pas
une personne finie, mais l'Amour divin lui-même. Ce quelqu'un, auquel renvoient
toutes les vérités particulières comme à leur lieu de naissance et à leur patrie, n'est pas
un « vis-à-vis », dont on pourrait un jour se lasser. Il est le Toi éternel qui, justement
pour cela, surmontant la barrière lassante entre le moi et l'autre (Non-Aliud), est le
fond protecteur de tout moi. C'est ainsi que le mouvement contemplatif de toutes les
refigions non chrétiennes : se jeter du Multiple dans l'Un, de l'étant dans l'Être, ne peut
qu'ici aboutir à son terme et révéler tout son sens ; sans se détourner du multiple et
du fini (comme il est ailleurs nécessaire de le faire), l'accès à l'Un est possible. Tout de-
vient un parfum de l'Unique, qui se manifeste, en apparaissant et en disparaissant,
dans le multiple : « currimus in odorem unguentorum tuorum. » Mais la Vérité, que le
Fils éternel est (p. 58 :) lui-même d'après ses propres paroles, est elle-même une vérité
de don de soi, de transparence, une vérité qui mène plus loin en ' s'effaçant elle-même :
le Fils est le chemin qui mène au Père. Il est le parfum du Père dans le monde. Il est
le Dernier et en même temps il ne l'est pas. Il est absolu – en tant que Dieu – et comme
absolu, relatif : en tant qu'il est le Fils, qui est une relation venant du Père et allant au
Père.

III. A PARTIR DE L’ESPRIT-SAINT


La possibilité de la contemplation s'achève dans le Saint-Esprit. Dans la mesure où
sa communication aux hommes ne fait qu'un avec la communication de la grâce divine
tout court, et où celle-ci n'est pas seulement grâce offerte, mais acceptée, grâce qui sai-
sit et sanctifie intérieurement le moi humain, il a déjà été traité implicitement de l'Es-
prit dans ce qui précède. L'introduction de tout homme (donc aussi et principalement
de son esprit, c'est-à-dire de sa personnalité) dans la sphère de la vie divine intime
(« participation à la nature divine », « entrée largement ouverte dans le Royaume éter-
nel », (2 P 1, 4, 11), est normalement décrite comme le don de l’Esprit de Dieu à l'es-
prit de l'homme ; symboliquement comme l' « effusion » dans nos cœurs de l'Esprit
divin d'amour (Rm 5, 5), comme le « sceau » apposé par cet Esprit au centre le plus
intime de notre esprit (Ép 1, 13). Il est donc aussi immédiatement intelligible que l'en-
voi du Verbe de Dieu (du Fils) et le don de l'Esprit divin ne sont que deux phases d'un
seul processus, dans lequel la Vérité divine et la vie divine sont apportées à l'homme.
Celui-ci ne doit pas, sans et contre sa volonté, être transporté dans la vraie vie et il doit
se comporter à l'égard de celle-ci comme quelqu'un qui comprend et qui veut. Mais
l'homme qui avait accepté de se laisser conduire par Dieu était l'homme qui, à son (p.
59 :) entrée dans le monde, avait « résolu de faire la volonté de Dieu » (Hb 10, 5-7), et
ceci originellement et comme représentant de tous dans le oui du nouvel Adam sur la
croix et à la résurrection.
Avant la croix, l'Esprit repose en Jésus seul (Jn 7, 39), c'est pourquoi, pour les
croyants, il « n'est pas encore là ». Il ne « vient » que dans le don de soi « suprême »

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
37
de Jésus aux siens (Jn 13, 1), qui est en même temps don de sa chair et de son sang
comme communication de la vie éternelle (Jn 6, 54), don de sa vie (temporelle et éter-
nelle) à ses brebis et pour elles (Jn 10, 17, 28) et don de son Esprit (temporel et éter-
nel) le plus intime (Jn 19, 30), ce qui s'achève encore une fois dans le don de l'eau et
du sang jaillissant du côté ouvert (Jn 19, 34). L'Esprit, l'eau et le sang donnent ainsi
un unique « témoignage » commun pour la vérité de notre filiation divine, (1 Jn 5, 5-
9), autrement dit : La Parole que le Père prononce dans le monde et qui est son Fils,
s'achève de telle sorte que, livrant sa vie, elle nous donne sa chair et son esprit, nous
les incorpore et nous intègre ainsi, par les deux formes de sa nature de parole, dans
l'amour trinitaire divin. Lorsque Jésus, en tant que ressuscité, répète le geste originel
du Créateur et « souffle » sur les croyants, cette communication de son pneuma propre
le plus intime, humain et divin, achève sensiblement sa révélation de parole ; elle est
pour ainsi dire le « signe » sacramentel de ce qui s'est accompli foncièrement à Pâques,
deviendra une réalité ecclésiologique à la Pentecôte, et prendra encore une figure es-
chatologique dans le souffle justicier sur l'Antéchrist que le Seigneur anéantira « du
souffle de sa bouche » (2 Th 2, 8).
Car il faut encore l'ascension du Fils pour achever l'effusion de l'Esprit dans toutes
les dimensions. Dans le don de vie corporel et spirituel du Seigneur aux siens, l'aspect
d'incarnation de la communication de l'Esprit apparaît nettement : nous entrons dans
l'intérieur de (p. 60 :) Dieu par la porte de la blessure du côté, la blessure du Verbe et
Fils du Père révélé et répandu pour nous jusqu'à la mort. Jamais, d'une autre manière,
nous n'aurions compris ce qu'est le Saint-Esprit, l'Esprit d'amour de Dieu : ce don de
soi jusqu'à l'extrémité, don qui apparaît en pleine lumière lorsque le Fils aimant fait
preuve de son amour par le don sans mesure de sa chair et de son sang. Mais précisé-
ment dans ce dépassement illimité de toutes les frontières de la vie finie, le Fils re-
tourne au Père infini avec lequel il exhale et échange de toute éternité l'unique Esprit,
et le signe ecclésial de ce retour du Fils auprès du Père est, conformément à sa pro-
messe, l'Esprit envoyé à la Pentecôte. Par ce retrait de la figure sensible (l'ascension est
ici l'achèvement glorieux de la mort de Jésus), l'Esprit devient « libre ». Dans « l'enlè-
vement » (Ap 12, 5) à la « droite du Père », l'humanité glorifiée du Fils devient parti-
cipante du procès éternel de spiration du Saint-Esprit, et la suite immédiate en est son
effusion dans le corps mystique du Christ sur terre.
Ici le rapport s'inverse encore une fois. jusqu'à présent c'était le Fils comme Verbe
qui exhalait l'Esprit, se démontrant par là « le Seigneur de l'Esprit » (2 Co 3, 18), bien
plus, lui-même « Esprit », dans la mesure où, par opposition à toutes les paroles finies,
terrestres et « charnelles », le Verbe éternel de Dieu contient en soi la profondeur,
l'élan de vie et la force de l'Esprit de Dieu (2 Co 3, 17 ; Jn 6, 63). C'est ainsi que le Fils
achevant son œuvre terrestre, nous exhale vers le Père. Mais du même coup il devient
clair que toute la communication de grâce qui nous est faite par le Père était déjà « es-
prit » ; non seulement une action nouvelle s'ajoutant aux actes de création du Père
Créateur, mais une ouverture de sa vie intra-divine. Et cela comme participation non
pas « d'abord » à la génération passive du Fils par le Père et « ensuite » à la spiration
commune de l'Esprit procédant des deux autres Personnes, mais fon- (p. 61 :) cièrement
comme participation à toute la vie trinitaire qui s'achève éternellement dans le Saint-
Esprit. Et cela pour que nous soyons introduits par l'Esprit de la grâce jusque dans le
mystère de la filiation divine, c'est-à-dire (comme maints théologiens nous permettent

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
38
de le dire) jusqu'à la participation par grâce à la nature même du Fils en tant qu'il est
engendré par le Père. En ce sens, l'Esprit, comme procédant du Père, devient visible
dans l'histoire du salut avant même le Fils : dans l'Ancien Testament, il est l'Esprit de
Dieu qui inspire les prophètes et qui est répandu comme sagesse dans toute la créa-
tion ; dans le Nouveau Testament, il est l'Esprit Saint qui descend sur la Vierge Marie
pour apporter en elle le Verbe et le faire devenir en elle chair et enfin de nouveau « es-
prit ».
A l'origine de la révélation de la Parole, il y a toujours déjà le Saint-Esprit – « Dieu
a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils » (Ga 4, 6) –, lui seul peut produire l'en-
trée de la Parole de Dieu dans l'homme, dans la nature et dans l'histoire) et c'est pour-
quoi aussi l'homme ne peut recevoir, contempler, comprendre la Parole que dans l'Es-
prit. Car toute vraie rencontre avec la Parole suppose nécessairement déjà un oui d'ac-
ceptation et d'ouverture de l'homme et ce oui est devenue en Marie, grâce à sa relation
originelle avec l'Esprit Saint et à la descente de celui-ci en elle, le principe de l'incar-
nation du Verbe. C'est dans l'Esprit qu'elle prononce son oui qui est l'origine de toute
contemplation chrétienne et par lequel elle est devenue enceinte du Verbe « gardant et
méditant toutes les paroles de son cœur » (Lc 2, 19. 51). A présent seulement on voit
clairement pourquoi la parole donnée et dite par le Père peut être une parole intelli-
gible à l'homme, non seulement sur le plan humain, mais sur le plan divin ; bien plus,
une parole attendue dans la foi et devant s'y déployer comme en un sein préparé : en
effet, c'est le même Esprit qui apporte le Fils aux hommes de la part du Père et qui
prend toujours déjà (p. 62 :) soin d'agir dans les cœurs pour que le Fils puisse y être
reçu. L'élément féminin, marial, dans la foi, qui consiste en une ouverture et en une ré-
ceptivité originelles pour la « semence de Dieu » (1 Jn 3, 9) qui arrive, est en même
temps l'élément contemplatif déposé par la gràce du Saint-Esprit au fond de tout acte
de foi.
Il appartient donc à l'essence de la grâce de foi octroyée qu'elle se manifeste en outre
comme un enseignement reçu de l'Esprit Saint nous initiant à la vérité du Fils. L'ar-
rière-plan de cet enseignement est formé par un « savoir total » donné foncièrement
par la grâce, et ce savoir n'est, comme tel, susceptible d'aucun complément et d'aucune
addition parce qu'il est la présence de l'Esprit omniscient (son « onction » : 1 Jn 2, 27).
Mais dans cette profondeur toujours déjà présente et ouverte de toute la vérité tou-
jours actuelle de Dieu, l'Esprit nous introduit pourtant progressivement, du fait qu'il
explique, interprète, incorpore la révélation verbale de Jésus dans les cœurs croyants
(Jn 16, 13 sqq). L'Esprit qui seul connait « l'intérieur de Dieu » et « explore tout,
même les profondeurs de la divinité », a foncièrement ouvert toute cette profondeur à
« ceux qui sont spirituels », aux « hommes spirituels » qui « possèdent l'Esprit du
Christ ». Ils ont accès à cette profondeur et par là à tous les mystères, « qu'aucun œil
n'a vus et qu'aucune oreille n’a entendus », et que, par conséquent aussi, personne , a
moins d'avoir reçu l'Esprit, « ne peut juger, parce qu'ils doivent être compris spiri-
tuellement » (1 Co 2, 10-16).
Ces abîmes de Dieu, en outre, ne sont pas seulement ouverts objectivement à ceux
qui ont reçu l'Esprit, mais ils sont subjectivement explorables dans l'Esprit : « Nous
avons reçu l'Esprit qui vient de Dieu afin de connaître les dons que Dieu nous a faits »
(1 Co 2, 12). Et ce que les prophètes et les évangélistes, saint Paul et saint Jean, nous

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
39
en rapportent est, à vrai dire, parole de Dieu, mais, en même temps, parole qu'ils ont
comprise et dont ils assument la responsabilité : « Et nous en parlons en (p. 63 :) un lan-
gage qui n'est pas appris de l'humaine sagesse, mais de l'Esprit, exprimant, en termes
d'esprit, des réalités d'esprit. » Et encore : « C'est bien de sagesse que nous parlons,
parmi les parfaits, … une sagesse divine mystérieuse, celle qui est demeurée cachée,
celle qu'avant l'origine des temps, Dieu a préparée pour notre gloire » (1 Co 2, 2-16).
Et – paradoxalement – c'est précisément l'ouverture foncière de cette « profondeur de
la richesse et de la sagesse, de la connaissance de Dieu » par le Saint-Esprit, qui fait
pousser au contemplatif un cri d'adoration stupéfaite : « Que ses jugements sont im-
pénétrables, incompréhensibles ses voies » (Rm 11, 33). C'est elle aussi qui le dispose
à être toujours plus profondément et plus humblement « enseigné par Dieu » (Jn 6,
45), sous la conduite de l'Esprit, une conduite qui ne doit pas finir dans toute l'éter-
nité.
Toute contemplation ne. peut être qu'une audition toujours nouvelle « de ce que l’Es-
prit dit à l'Église » (Ap 2, 7.11.17) et de ce qu'il lui déploie de l'intérieur, dans son
propre esprit de foi ecclésial. Les deux formes de cette action de l'Esprit ne coïncident
pas parfaitement, mais elles s'appartiennent. mutuellement et se pénètrent intime-
ment : l'Esprit « parle » principalement lorsque, comme Esprit prophétique de la pré-
diction vétéro-testamentaire et de la prophétie néo-testamentaire, il extrait et explicite
du nouveau, de l'imprévu, tiré des profondeurs de la révélation du Christ, au moyen
de charismes ecclésiaux qui sont accordés aux individus en faveur de la communauté,
– tandis que l'Esprit « comprend » principalement, lorsqu'il explicite, fait pénétrer, in-
corpore au fond des cœurs l'élément prophétique contenu dans l'Écriture, la Tradition
et la vie de l'Église. Toute « mystique » de la contemplation intérieure, comme épa-
nouissement des « dons du Saint-Esprit » dans les facultés de l'âme surnaturellement
élevées, repose par conséquent sur la prophétie et peut de son côté revêtir de nouveau,
dans l'Église, un caractère prophétique, c'est-à-dire charis- (p. 64 :) matique et relatif à
une mission. Il serait futile, en présence de cette pénétration et de cette présupposi-
tion réciproques du prophétique et du mystique, d'opposer les uns aux autres les cha-
rismes et les dons de l'Esprit et de demander à quel aspect il y a lieu de donner la prio-
rité.
Toute parole de Dieu se trouve comme encadrée entre l'Esprit et l’Esprit : le Saint-
Esprit des prophètes et de l'incarnation apporte du Père le Verbe-Parole aux hommes,
et le même Saint-Esprit l'explique spirituellement et divinement dans les âmes des
hommes et ramène ainsi l'esprit de l'homme au Père en passant par le Verbe qui est la
Parole de Dieu. C'est pourquoi aucune voie ne va d'une intelligencé purement ter-
restre, purement d'ici-bas (que saint Paul nomme « charnelle », sarx), à l'Esprit ; mais
le chrétien a encore moins le droit de « finir par la chair ce qu'il a nécessairement com-
mencé par l'Esprit » (Ga 3, 3). D'un autre côté le véritable Esprit de Dieu est toujours
reconnaissable à ce signe : il est celui qui apporte et interprète le Verbe incarné : « Tout
esprit qui confesse Jésus-Christ incarné est de Dieu, tout esprit qui ne confesse pas ce
Jésus n'est pas de Dieu » (1 Jn 4, 2). Ainsi tout dépend de ceci : que le Verbe soit re-
connu par l'homme comme venant de l'Esprit divin mais allant jusqu'à la chair au-
thentique – saint Jean met l'accent principal sur ce point –, puis qu'il soit reconnu
comme allant de la chair mortelle à la résurrection, à l'ascension et à l'envoi de l'Es-
prit, en tant que Verbe vraiment spiritualisé, ne pouvant être compris que dans l'Esprit

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
40
de Dieu – ce qui est l'accent principal de la prédication de saint Paul.
L'Esprit qui nous introduit en toute vérité est ainsi inséparablement un Esprit chris-
tologique et trinitaire : il réalise l'incarnation du Verbe, mais veut par là que le Christ
soit cru et compris comme Personne divine, inséparable du Père et de l'Esprit. Finale-
ment, il fait retourner le Fils au Père de telle sorte que ce retour soit l'établissement
du Fils comme tète et principe de vie de (p. 65 :) l'Église, l'effusion de sa vie dans les sa-
crements, l'Ecriture, la liturgie, la prédication, toute la vie chrétienne. Par là, le Saint-
Esprit est toujours et irrécusablement aussi Esprit ecclésiologique : Esprit de l'unité à
son degré suprême (Ép 4 ; 1 Co 12). En dehors de ces relations, l'Esprit de Dieu n'est
pas présent dans la prière et dans la contemplation. Toutes les autres profondeurs in-
sondables dans lesquelles la contemplation de l'homme pourrait s'enfoncer, lorsqu'elle
ne sont pas expressément ou implicitement des profondeurs de la vie trinitaire, divino-
humaine et ecclésiale, ou bien ne sont aucunement de véritables profondeurs, ou bien
sont des profondeurs démoniaques.
De plus, comme on l'a déjà vu clairement pour le Verbe divin, l'Esprit n'est pas dis-
persion dans la multiplicité, mais recueillement de toute multiplicité dans l'Un. Il est
cela, dans sa nature même d'Esprit, directement opposée à la nature de la matière et
de la lettre. Ainsi est-il déjà en Dieu l'expression de l'unité et de l'unification du Père
et du Fils, dont « l'Esprit » s'avère dans leur commune spiration, un, identique, divin
et personnel. Les mystères de l'Esprit sont, pour l'entendement humain, de pures mer-
veilles et de purs paradoxes de l'unité : une unité qui ne supprime pas les différences,
ni les personnelles en Dieu, ni les essentielles entre Dieu et la créature, mais utilise
ces différences comme des conditions pour des unifications bien plus hardies que tout
ce que les monistes, idéalistes et panthéistes ont jamais pu imaginer. La mystique et la
contemplation extrachrétiennes veulent presque sans exception réaliser expérimenta-
lement une pareille unité immédiate ; mais les unions que l'Esprit crée et fait éprouver
dans la contemplation chrétienne, sont d'une espèce infiniment plus haute et plus mer-
veilleuse. Car l'Esprit en tant qu'il est la Subjectivité absolue, libre, divine, peut aussi
prendre à soi et en soi, informer, habiter, enflammer la subjectivité créée, aussi long-
temps qu'il le faut pour (p. 66 :) qu'elle s'épanouisse au sein de l'Esprit de Dieu en une
anière d'être, en des actes et en des états dont la créature ne contenait même pas
l'ébauche.
La différence qualitative entre la révélation chrétienne, donc aussi entre la contem-
plation chrétienne et. toute autre forme possible de religion et de contemplation hu-
maines, devient ici manifeste. Partout ailleurs, l'idée prise au sérieux d'une inhabita-
tion du moi fini par un Moi infini conduit inévitablement à une conclusion panthéis-
tique ; le dépassement qui va du moi fini (empirique) à l'absolu devient donc, aussi né-
cessairement, une sorte d'abandon de soi à la fois mortel et bienheureux (cf. Fichte).
Dans le christianisme, une telle inhabitation est au contraire concevable de la façon la
plus sérieuse et la plus radicale, sans qu'elle entraine l'éclatement et l'anéantissement
du moi fini ; celui-ci s'achève plutôt de la manière la plus mystérieuse au-dessus de lui-
mmême en Dieu. Ici aussi, il y a une mort « mystique » de l'amour, mais cette mort est
une véritable résurrection, bien mieux, une résurrection corporelle en Dieu. Une telle
inhabitation par l'Esprit de Dieu, « que Dieu nous donne » (1 Th 4, 8), suppose le mys-
tère trinitaire dans l'être absolu lui-même, c'est-à-dire le miracle de l'immanence mu-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
41
tuelle (circumincessio) des Personnes divines, sans danger pour leur originalité per-
sonnelle. Et comme tous les mystères profonds de contemplation chrétienne tournent
autour de cette inhabitation de l'Esprit de Dieu dans l'âme, on voit clairement d'ici, en-
core une fois, que la contemplation chrétienne repose déjà tout entière, au point de vue
de sa possibilité, sur le dogme trinitaire.
Ce ne sont pas là seulement des mystères de la théorie et de la théologie, mais ab-
solument aussi des mystères de la pratique. Il n'est pas indifférent, pour l'acte aù four-
nir dans la contemplation, que je me comprenne comme un sujet isolé, qui, sans doute
soutenu par la grâce de Dieu, cherche à comprendre quelque chose des (p. 67 :) mystères
de la révélation, ou que je sache par la foi que ma tentative défaillante de comprendre
est soutenue par là sagesse, présente en moi, de l'Esprit Saint ; que je sache aussi que
mes actes d'adoration, de prière, de remerciement sont soutenus et informés par ses
actes infinis et éternels, et cela dans cette unification indescriptible qui a toujours déjà
assumé et enfoui tout être et tout agir humains dans le courant de la vie et de l'amour
éternels. C'est ainsi que la faiblesse et l'ignorance humaines sont aussi toujours déjà,
dans la foi vivante, compensées par la toute-puissance et l'omniscience divines, et il est
essentiel à l'acte de foi du contemplatif de prendre appui sur cette force divine : « Car
nous ne savons pas prier comme il faut ; mais l'Esprit lui-même intercède pour nous
en des gémissements ineffables. » L'Esprit crie « Abba, Père », non à côté et au-dessus
de nous, mais absolument en nous et de nous ; et il est entendu de celui qui « scrute
les cœurs » et qui « sait ce que l'Esprit désire » comme si son cri était le cri du cœur
des « saints » eux-mêmes (Rm 8, 26-27. 15 ; Ga 4, 6). Jamais il ne viendrait à l'esprit
d'un chrétien qui prie d'abandonner en quiétiste ses propres implorations à cause de
cette inhabitation, pour laisser l'Esprit seul crier en lui ; nulle part la révélation chré-
tienne n'oriente dans une telle direction, au contraire il y est toujours question d'une
active « prière dans l'Esprit » (Éph 6, 18 ; Jud 20). C'est cette prière qui, précisément,
avec sa force et sa personnalité propres, est emportée vers le ciel par la puissance en-
globante de l'Esprit personnel. On peut aussi nommer cette « action » de l'homme une
« passion », dans la mesure où, en se livrant à l'Esprit, elle lui donne la prépondérance,
de même que la connaissance intérieure dans le Saint-Esprit doit prendre la forme de
l'attention à ses inspirations et à ses illuminations : mais jamais cette « passivité » de
grâce ne doit être confondue avec l'attitude purement naturelle de passivité ; toujours
au contraire l'ardeur plus grande communiquée par l'Esprit présent enflammera (p. 68 :)
aussi le moi créé pour une ardeur et une présence plus hautes. L'action de l'Esprit
Saint qui consiste à montrer, à indiquer, à ébranler, à penser, à vouloir et à prier avec
le sujet fini, jaillit du cœur le plus intime de la vie spirituelle. Mais, dans cette activité,
l'Esprit, qui généralement ne veut pas lui-même devenir objet (dans la mesure où l'in-
tention d'amour de l'Esprit Saint vise premièrement la glorification du Père et du Fils),
place le contemplatif dans une intimité suprême avec la Vérité divine.
Celui qui prie ne se trouve pas seulement devant la Vérité, la considérant objective-
ment ; il vit, comme saint Jean le dit volontiers, « dans la vérité » elle-même (Jn 17,
17.19 ; Jn 2, 21 ; 2 Jn 3, 4 ; 3 Jn 4), il « persévère dans la vérité » (Jn 8, 44) ; il vient
toujours déjà « de la vérité » (Jn 18, 37 ; 1 Jn 3, 19). C'est pourquoi il y a une relation
immédiate entre « l'Esprit et la vérité » (Jn 4, 23-24), et l'Esprit est « l'Esprit de Vé-
rité » (Jn 14, 17 ; 15, 26 ; 1 Jn 4, 6). Prier à l'intérieur de la Vérité, c'est commencer
sans prendre une distance à son égard, comme s'il fallait se convaincre d'abord, par la

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
42
réflexion, que la Parole de Dieu, cette Parole considérée maintenant, est bien la vérité,
et ensuite l'affirmer en vertu de notre évidence propre. Mais prier dans la Vérité, c'est
plutôt provenir toujours déjà de cette affirmation, qui est quelque chose d'immémorial,
et d'avoir toujours déjà renoncé à ce qui en nous pourrait s'y opposer. C'est aussi vivre
de la connaissance que la vérité, qui est l'Esprit en nous, nous est plus intérieure que
nous ne le sommes à nous-mêmes, puisque nous étions élus et prédestinés en Dieu,
dans la vérité réelle de Dieu, avant la création du monde et de nous-mêmes, à être ses
enfants saints et immaculés. Et par conséquent tout ce qui rend un autre son ne peut
être en nous qu'en contradiction – une contradiction venant trop tard – avec notre vé-
rité réelle, donc ne peut être qu'une contradiction interne, se supprimant elle-même.
(p. 69 :) L'intimité avec la Vérité divine n'a peut-être dans l'ordre de la nature d'autre
symbole que celui de l'union des sexes. Encore faut-il, pour rendre le symbole parlant,
voir ensemble l'acte de l'union des deux personnes en une seule chair et le résultat de
cette union : l'enfant, en sautant l'intervalle temporel. De même prend naissance, de
l'union de l'homme orné de la grâce et du Saint-Esprit, un fruit réel et inexprimable
dans lequel il est impossible de distinguer ce qui provient de Dieu et ce qui provient
de l'homme. Les « fruits » de l'Esprit dans l'âme qui lui est ouverte sont les attitudes
et les actes, résultats d'une création nouvelle, nés de l'union de la vie de Dieu et de
celle de l'homme. Ces fruits, chose étonnante, une fois parvenus à maturité, quittent
le « sein maternel », le rameau porteur, et commencent une nouvelle existence objec-
tive : dans l'Église et comme Église. Après avoir énuméré les fruits de l'Esprit, saint
Paul dit : « Si nous vivons par l'esprit, suivons aussi l'Esprit », et il ajoute des recom-
mandations sur l'amour dans l'Église (Ga 5, 22 sqq). Mais il est essentiel que l'origine
de cette fécondation soit l'inexprimable dialogue de « bouche à bouche » entre l'Esprit
de Dieu et l'esprit de l'homme, quelque chose comme un baiser – sapientia vient de sa-
pere. Dans ce dialogue, l'esprit humain éprouve dans la foi la nature essentielle de la
Sagesse divine (qui ne fait qu'un avec l'amour), à tel point que, de cette expérience de
l'Esprit qui vient l'inonder et prendre possession de lui, résultent sa réponse et son
don en retour. Cette réponse n'est pas une « extase », au sens d'une ivresse provoquée
par l'enthousiasme, ou d'une sortie et d'une négation de'sa propre réalité créée, pour
vivre à l'avenir en Dieu au-delà de soi-même – les deux éléments peuvent être mélan-
gés dans le résultat, mais ne forment pas son cœur –, elle est avant tout une adoration
de la sainteté infinie et inexprimable de Dieu présent dans l'âme, et dans cette adora-
tion il y a aussi, sans être souligné, le oui de la (p. 70 :) pleine disponibilité et de l'of-
frande totale, « l'extase » non de l'ivresse, mais du service.
L'intimité avec l'Esprit Saint, l'Esprit de vérité, supprime ainsi l'attitude purement
objective en face de la vérité, l'attitude désintéressée du juge qui ne fait que regarder
et porter des jugements de l'extérieur, en faveur d'une attitude que l'on ne peut de nou-
veau qualifier autrement que de prière. Et de prière totale, dans laquelle regarder et se
décider pour l'objet regardé, recevoir et se donner, contempler et se manifester soi-
même se retrouvent ensemble encore indistincts au cœur. Hors de cette attitude de
prière, il n'y a aucune autre attitude conforme aù son objet et en un sens vrai objec-
tive, en face de la Vérité éternelle ; même l'attitude spéculative, théorique, dans la foi,
la théologie et l'existence chrétienne en général, qui est absolument nécessaire, ne peut
être qu'une partie dérivée, se détachant de ce cœur, et par conséquent en gardant les
caractères. Et autant il est vrai que la « réflexion » sur la vérité divine redonne tou-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
43
jours au croyant de l'ardeur pour une prière nouvelle, et même que normalement les
actes de la volonté, (les actes de don, d'amour, de confiance) suivent les actes de la rai-
son qui a obtenu la lumière, autant il reste vrai pourtant aussi que l'entendement ne
serait pas occupé du tout avec la vérité divine s'il ne provenait déjà d'une « expé-
rience » rudimentaire, inchoative, de sa divine qualité, et par conséquent d'une atti-
tude implicite de prière. Seule, celle-ci pousse efficacement le sujet humain à s'occu-
per de la Vérité divine pour lui-même ou pour en donner la connaissance à d'autres.
En face de la vérité intérieure au monde, une attitude qui juge en se plaçant au-des-
sus de l'objet (avec humilité convenable et l'ouverture d'information préalable) est par-
faitement appropriée ; mais le chrétien n'oubliera pas que les choses du monde elles-
mêmes sont situées dans l'ordre du salut, et, par conséquent, ne peuvent pas être pen-
sées et traitées séparément de la vérité obtenue par (p. 71 :) la prière : « Tout ce que Dieu
a créé est bon… la parole de Dieu et la prière le sanctifient » (1 Tim 4, 5). C'est pour-
quoi la contemplation priante de la Parole sanctifiante est requise pour user des
bonnes créatures de Dieu dans le sens de Dieu. Et l'usage lui-même, réclamerait-il de
l'homme l'emploi de toutes ses forces, doit être pratiqué « à partir de la Vérité » et
« dans la Vérité », donc dans une prière habituelle permanente, dans une attitude de
respect et d'adoration devant la Vérité divine, dans laquelle toute vérité du monde,
même la plus profane, est englobée. D'où la recommandation de prier sans relâche (1
Th 5, 17, etc.).
Mais celui qui connaît au centre de son être la source toujours vide de la vérité et de
l'amour de Dieu se sent pressé d'y revenir sans cesse, pour y purifier, y renouveler, y
reposer tout son être. Il a conscience de ne pouvoir assumer virilement et sans danger
à l'extérieur la responsabilité chrétienne envers le monde, qu'aussi longtemps qu'il est,
vers l'intérieur, vers Dieu, un enfant sans défense, ouvert à la parole de l'Esprit, vivant
de l'intimité du « pur lait spirituel », et de l'expérience dans laquelle on « goûte com-
bien le Seigneur est bon » (1 P 2, 2-3). C'est la même expérience qui permet de « goû-
ter au don céleste, d'avoir part à l'Esprit Saint, de savourer la belle parole de Dieu »
(Hb 6, 4-5). Celui qui doit attester à l'extérieur la vérité de l'Évangile ne le peut que
s'il reçoit à l'intérieur le témoignage permanent de l'Esprit Saint. « L'Esprit lui-même
témoigne à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8, 16). « C'est l'Es-
prit, qui rend témoignage, parce que l’Esprit est la Vérité… ; celui qui croit en le Fils
de Dieu possède en lui-même ce témoignage… Et ce témoignage, c'est que Dieu a
donné la Vie éternelle, et que cette Vie est en son Fils » (1 Jn 5, 6. 9. 11). C'est ainsi
que l'Esprit apparaît comme le héraut de la vie divine présente en l'homme et se ma-
nifestant elle-même. La Vie est le Fils qui nous est donné par le Père ; et la Vérité (p.
72 :) de cette Vie, son annonce et sa prise de connaissance (la « communication » : 2 Co
13, 13) sont l'Esprit. On ne doit pas concevoir ce témoignage comme une seconde et
nouvelle parole de Dieu, mais plutôt comme la forme extrême de la révélation verbale
du Père lui-même, qui – lorsque le Fils « arrive » au terme » – insuffle son Esprit qui
est aussi celui de son Fils dans l'esprit de ses enfants. L'Esprit est l'intimisation du
Verbe (du Fils), qui est la semence de Dieu, dans l'âme des croyants. Tel est le témoi-
gnage de l'Esprit, la suprême condition de possibilité de la contemplation.
Nous avons ainsi décrit les conditions de possibilité de la contemplation chrétienne
dans la mesure où elles sont fournies par Dieu : par le Père qui nous prédestine, nous

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
44
choisit et nous reçoit comme ses enfants, par le Fils qui nous explique le Père, et nous
le donne par son sacrifice jusqu'à la mort et jusqu'au mystère du pain, par l'Esprit qui
dépose dans notre âme et nous explique la vie de Dieu.
Mais nous n'avons pas encore indiqué par là toutes les conditions de la contempla-
tion. Le contemplatif n'est pas seul. Il est membre d'une communauté constituée par
l'audition de la Parole, et à laquelle il est garanti par le Fils qu'elle entend vraiment. Et
qu'elle entend même en tout refus d'entendre. Celui qui lui appartient ne peut pas, en
définitive, n'avoir pas entendu et vu ce qui est décisif. La contemplation est donc tou-
jours aussi la répétition dans l'homme particulier d'un acte déjà accompli auparavant
dans l'Église ; elle n'est jamais, même si elle est pratiquée dans la « cellule » dont parle
le Sermon sur la montagne, un acte de solitaire ayant pour effet d'isoler, mais une ac-
tion qui replace l'homme au centre de l'Église.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
45
CHAPITRE
_______III

La médiation de l’Eglise

Il n'y a, dans l'existence chrétienne, aucun instant et aucun droit où le croyant soit
davantage un individu que dans la prière contemplative. Dans l'acte de la liturgie, il est
tout à fait membre de la communauté : de la bouche de tous jaillit le même cri, la même
prière de remerciement, de demande et d'adoration vers l'autel et vers Dieu. Même
dans la prière vocale privée, il emploie des formules ou du moins des formes de la
prière ecclésiale. Mais, dans la contemplation, il est une oreille ouverte pour entendre
une parole absolument unique de Dieu. Il est celui, et nul autre, auquel Dieu s'adresse
maintenant, ce mendiant à la porte du temple, qui reçoit quelque chose, cet aveugle ou
ce paralytique spirituel qui doit être guéri, ce jeune homme qui écoute attentivement
le Maître. Il doit vouloir être réellement cet individu et ne pas se barricader, par an-
goisse de la rencontre, dans l'anonymat ecclésial. C'est la magnificence de cette prière
qu'en elle puisse et doive avoir lieu la même rencontre personnelle qu'au temps de la
vie terrestre du Seigneur, et que la Sainte Écriture ou quelque autre moyen rempli de
grâce – une prière de l'Église, la parole et l'exemple d'un saint ou de quelque personne
aimante, ou même la nature créée en vue du Christ – soit vraiment un milieu propice,
de même que, jadis, l'air entre la bouche du Fils de (p. 74 :) l'homme et l'oreille de
l'homme à qui Jésus s'adressait. Mais il est pourtant de l'essence de ce milieu d'être en
même temps ecclésial, communautaire. La grâce qui rend l'homme capable d'être l'au-
diteur de la parole est toujours une grâce dans et par la communauté ; elle est amour
de Dieu, mais du Dieu fait homme, qui ne veut rien faire, si ce n'est en communion
avec ses frères et ses sœurs. Ainsi, sans préjudice de la pleine personnalité des deux
côtés, dans la Parole de Dieu et dans l'auditeur, trouve-t-on aussi le facteur commu-
nautaire dans les deux pôles : dans la parole de Dieu, qui n'est prononcée authenti-
quement qu'en relation intime avec la fonction de service, officielle, administrative, de
l'épouse du Christ, l'Église, et d'une manière tout à fait décisive dans l'oreille spiri-
tuelle de l'auditeur qui ne peut entendre sûrement, nettement et sans erreur, qu'en
union et en communauté avec l'auditrice première de la Parole, l'Église infaillible. Les
deux côtés se compénètrent de la manière la plus intime dans l'Église, et ce qui fait
d'elle, justement, le milieu entre la Parole et l'auditeur. Étant l'auditrice première au-
thentique à qui le sens exact de la parole est foncièrement ouvert, elle devient l'inter-
prète authentique pour les individus. Les deux choses doivent toujours, dans l'Église,
être considérées ensemble : d'un côté, elle est la contemplative première qui est assise
aux pieds du Maître et écoute attentivement sa voix, bien plus, qui, comme vierge et
mère, ouvre son sein pour recevoir et porter la semence de la Parole ; et par conséquent
elle ne possède pas la Parole comme on possède un objet dans un tiroir, mais la reçoit

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
47
dans une contemplation originelle : dans le oui ouvert de Marie et de tous ceux qui sont
l'Église vivante, et contribuent par la prière, par la foi, la charité, l'espérance, à former,
à alimenter, à garder vivante cette source foncière de l'Église – et d'un autre côté elle
reçoit en son fond le plus intime, comme cadeau de noces, de la grâce nuptiale de l'in-
carnation, l'assurance de sa fidélité éternelle, indéfectible, (p. 75 :) et c'est par là qu'elle
peut devenir pour tout croyant particulier qui ne reçoit pas cette garantie, la média-
trice de la véritable audition. L'institution repose elle même sur la prière animée par
l'amour, mais toute prière ecclésiale repose de son côté aussi sur l'institution.
Mais, dans la mesure où l'Église a pour fond le plus intime la prière de Marie, et,
avec elle et en elle, la prière de tous ceux qui prient sincèrement et docilement, la Pa-
role de Dieu, lorsqu'elle vient à la rencontre de l'orant ecclésial isolé, est toujours déjà
entourée et cernée par d'innombrables co-orants. Cette parole unique, qui me ren-
contre maintenant d'une manière unique, est la même devant laquelle d'innombrables
hommes ont plié le genou, qu'ils ont écoutée de toute leur âme et qui était aussi ca-
pable de les parfaire, de les convertir et de renouveler leur vie. Pour son retour, le Sei-
gneur promet d'apparaître sur les nuées du ciel, mais entouré par les anges et les saints
de Dieu. Maintenant déjà il apparaît ainsi dans la prière. Et de même qu'il y a une
Église descendant avec le Verbe, il y a aussi une Église montant avec l'individu à la ren-
contre du Verbe (1 Th 4, 17), et toutes les deux constituent l'unique Catholica.
Ce facteur social est déjà largement inauguré dans l'Ancien Testament. L'auditeur de
la Parole y est inséparablement l'individu et le peuple. Normalement, l'individu dans
le peuple, quoiqu'il y ait eu aussi en dehors du peuple, pour souligner le caractère sym-
bolique, vicaire, du peuple messianique, des individus choisis comme auditeurs de la
Parole. L'individu se trouve toujours à l'origine de la communauté auditrice ; Dieu ne
choisit jamais une réalité collective, mais un individu qui écoute par toute sa vie la Pa-
role divine pour faire sortir de lui, le « père des croyants », un peuple plus nombreux
que le sable de la mer. Ainsi en était il déjà dans l'alliance avec Noë, ainsi encore une
fois plus expressément en Abraham. Et lorsque la descendance d'Abraham est devenue
un peuple, les hommes qui lui sont envoyés comme porte (p. 76 :) parole de Dieu sont
toujours des hommes qui ont déjà entendu comme individus et qui ont démontré leur
pouvoir d'écouter par une école de solitude ; telle celle que Moise et Ézéchiel 4, 24
sqq.) durent traverser. Mais ces solitaires, qui gémissent souvent sous le fardeau de la
parole qu'ils doivent annoncer à un peuple au cou raide et ne voulant pas entendre, ces
solitaires qui aspirent à revenir à une existence simple, ne songent pourtant pas à se
soustraire à leur attachement au destin du peuple. Nulle part, il n'y a une audition de
la parole en faveur d'une personne singulière, partout et toujours le sentiment est pré-
sent que la parole vise une obéissance commune, et que, dans la prédication de la pa-
role au peuple, le prophète partage en quelque manière la responsabilité de la réponse
commune. Sans doute Dieu a déchargé expressément Ézéchiel du fardeau de cette res-
ponsabilité, en indiquant les limites de l'engagement humain et la liberté de tout au-
diteur de s'offrir à la parole ou de s'y soustraire. Le prophète est envoyé à ceux qui, par
avance, refuseront d'entendre : « Car toute la maison d'Israël a un front dur et un cœur
endurci. » Pourtant le messager doit affronter cette dureté avec toute la force de son
existence affermie par Dieu : « Car voici que je rends ton visage dur comme le sien et
ton front plus dur que le rocher » (Éz 3, 7-8). Le prophète s'engage avec toute sa vie
pour une prédication sincère de la parole ; quant à l'acceptation sincère, aucun homme,

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
48
sinon l'auditeur, ne peut en définitive, en être rendu responsable.
Mais il n'y avait pas seulement le prophète, il y avait aussi l'auditeur du message
dans le peuple. Il est rarement saisissable comme individu, il apparaît seulement
comme un élément dans le peuple, qui entend ou n'entend pas, ou bien est partagé
entre auditeurs et non auditeurs. Ainsi la portée de sa décision n'est qu'indirectement
visible : elle n'apparaît que comme une fonction – statistiquement insaisissable, parce
que reposant sur les énergies mystérieuses, incommensurables, de la foi – à l’inté- (p.
77 :) rieur du oui ou du non du peuple. Et c'est justement la conscience qu'a l'individu
de devoir répondre, non comme homme privé, mais comme appartenant au peuple, qui
l'établit pour la première fois, dans toute sa dignité, comme auditeur de la révélation
historique et sociale de Dieu.
C'est pourquoi, dans la phase néotestamentaire, ce serait méconnaître la contem-
plation du peuple que de ne poser comme auditeur de la parole qu'un « individu »
(c'est à quoi tendent les différentes formes du protestantisme, même et surtout dans
leurs plus sérieux représentants, comme Kierkegaard) et non le peuple saint. Car ce
n'est que dans le peuple qu'il y a l'individu chrétien, et même l'orant personnel. Le dé-
veloppement de la théologie de la contemplation a aussi mis nettement en relief
quoique seulement à une époque récente le facteur social dans l'acte de la contem-
plation. Sans doute saint Athanase savait bien que les luttes solitaires du père des
moines, saint Antoine, étaient d'une importance décisive pour ses fils spirituels et pour
toute la chrétienté ; et Origène a dit des choses semblables pour le vrai théologien,
celui qui écoute et comprend vraiment la Parole de Dieu, et pour ses batailles spiri-
tuelles : celles ci sont livrées dans la solitude au nom de tout le peuple de Dieu. Mais
le concept grec de la contemplation : monos pros monon (solitaire devant le solitaire) a
pourtant prévalu, pendant de longs siècles, sur l'aspect social ; on connaissait la prière
d'intercession pour les autres, on connaissait aussi « l'action féconde et maternelle »
découlant de la « contemplation stérile et virginale », mais on ne voyait pas aussi clai-
rement que l'acte d'adoration de Marie de Béthanie qui se contente d'écouter le Maitre,
est, pour l’Église tout entière, au moins aussi important et fructueux que toutes les ac-
tions de Marthe. Le Moyen-Age comprend, en certaines occasions, que le contemplatif,
comme la Mère du Sauveur, reçoit et fait germer dans son âme la semence du Logos,
et qu'il assume par (p. 78 :) là une fonction de l'Église dont l'effet est difficile à mettre
en lumière. Mais pour voir l'idée devenir vraiment efficace, il faut attendre l'époque
moderne, la théologie d'une petite sainte Thérèse, qui aperçoit dans l'office ecclésial
du contemplatif le volant le plus profond de toute la vie ecclésiale, et surtout de l'ac-
tion des prêtres dans les sacrements et dans la prédication. L'idée paulinienne de la
fonction de membre dans le corps mystique interdirait ici de se contenter de la pensée
un peu superficielle que les prières contemplatives de croyants isolés auraient un « mé-
rite » spécial qui profiterait aux autres membres. La profonde unité de l'acte contem-
platif qui consiste à recevoir amoureusement en soi la Parole, avec l'acte de la Vierge
Mère Marie, et avec celui de la Vierge Mère l’Église, exprime ici essentiellement plus :
une participation mystérieuse du contemplatif à la réalité même de l'Église et par là
aussi une participation à l'universalité et à l'illimitation de l'acte foncier de l'Église en
général, tel qu'il passe à travers tous ses membres et les constitue membres croyants,
aimants, espérants. L'élément mystique, en définitive marial, qui caractérise l'Église de
la Nouvelle Alliance par rapport au peuple saint de l'Ancienne Alliance pourrait sug-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
49
gérer, en ce qui concerne la reprise du facteur social déjà présent jadis dans l'audition
de la Parole, une participation réelle et plus haute du véritable auditeur à la source fon-
cière de l'Église comme épouse et sein de la Parole. Ce qu'un contemplatif saisit et
comprend dans sa rencontre solitaire avec la Parole s'incorporera à l'intelligence de l'É-
glise. Ce qu'il adore, comme toujours dans la contemplation, dans la compréhension
elle même, en présence du mystère plus grand, incompréhensible, contenu dans la Pa-
role reçue, et ce qu'il laisse intact par respect pour le mystère, entrera d'une manière
vivante dans l'attitude d'adoration de l'Église, et fécondera, de l'intérieur, de nouveaux
hommes de prière. Assurément, un tel effet, précisément à cause de son éparpillement
universel, échappe à tout contrôle, (p. 79 :) tel qu'il est possible de quelque manière pour
l'action. Les contemplatifs ressemblent à de grands fleuves souterrains qui, à l'occa-
sion, font surgir des sources à des endroits imprévisibles, ou encore révèlent leur exis-
tence simplement par la végétation qu'ils alimentent d'en dessous.
La dimension ecclésiale dans l'acte personnel, solitaire de contemplation a pour
l'homme de prière plusieurs sortes de conséquences. Il ne peut plus se considérer
comme déterminé d'une manière décisive, quant à sa disposition à recevoir la Parole,
par ses qualités, désirs et aspirations personnelles. Il doit créer en lui-même une dis-
position d'Eglise totale qui doit, suivant les circonstances, recevoir et abriter des
choses qui le touchent moins personnellement, qui ne l'intéressent pas immédiate-
ment, et qui peuvent être prévues ou pour l'Église dans son ensemble, ou même pour
un individu auquel elles doivent être transmises plus tard, lors d'une rencontre ou d'un
entretien. Cette dernière considération sera surtout importante dans la contemplation
d'un prêtre, ou même d'un laïc appelé à l'apostolat. Une telle attitude implique que le
sujet se pose toujours aussi la question suivante : qu'est-ce qui est dit ici à l'Église
comme Église, que l'Église comme telle devrait elle ici apprendre ? Cela ne découra-
gera pas l'orant, ni ne le fera disparaître dans un certain anonymat, mais le stimulera
au contraire pour le porter à dilater autant que possible la sphère de son moi, à objec-
tiver sa subjectivité, à universaliser sa situation pour conférer ainsi plus d'efficacité à
la plénitude, ecclésiale de la Parole. Et même s'il lui arrivait de devoir renoncer à une
pensée favorite, parce que de grands ensembles objectifs s'ouvrent, dans lesquels il
évolue d'une manière en quelque sorte étrangère et maladroite, il ne perdrait rien pour
cela, tout au contraire ; il gagnerait beaucoup aussi personnellement : les régions ré-
cemment découvertes sont peut être celles (p. 80 :) dans lesquelles il aimera plus tard le
mieux s'arrêter et s'installer.
De même, en vertu de la dimension ecclésiale de la contemplation, il est très pos-
sible, et souvent réel, qu'un orant se voie octroyer les lumières, mais aussi éprouve et
reçoive des états, des difficultés, des épreuves qui ne lui sont pas personnellement des-
tinées, mais qui le sont a une multitude inconnue d'hommes – qui prient ou qui ne
prient pas – ou encore à un individu tout à fait particulier auquel quelque secours sera
accordé parce que le contemplatif aura assumé quelque chose qui a été prévu pour lui :
ce peut être quelque chose qui est supportée a sa place alors qu'il lui reviendrait de
droit, par expiation, de la supporter et qu'il peut maintenant recevoir avec joie et ar-
deur, ou bien une certaine connaissance ou expérience spirituelle qui est reçue et tra-
versée en son nom, et dont le fruit spirituel peut lui être transmis par une forme d'os-
mose spirituelle, possible et valable dans l'Église.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
50
L'orant lui-même gagne, pour lui-même, par ce lien avec l'Église, une discipline et
une fermeté de son action tout entière qui ne lui auraient jamais été accordées sans
cela. Il y a aussi, dans la disponibilité ecclésiale grande ouverte de Marie, une simpli-
cité et une précision bien nettes qui lui conviennent en propre comme partenaire de la
parole toujours exacte de Dieu et comme archétype de l’Église. Ce caractère vague et
indécis, qui s'attache à tout ce que l'on se représente en dehors de l'Église dès qu'il est
question de contemplation et qui peut être inévitable lorsqu'il s'agit d'une quelconque
lecture divinatoire des symboles et des chiffres de ce monde, n'a aucune place dans la
rencontre entre le divin Époux et l'Église, son épouse. L'Église doit correspondre au
divin Époux, et elle le peut, en vertu de la parole qui lui a été dite. L'individu croyant
doit lui aussi correspondre, à l'intérieur de l'Église. Il doit ensuite communier (et être
intérieurement prêt à la communion), quand précisément la (p. 81 :) communion est dis-
tribuée. Il doit en avoir fini avec son examen de conscience et sa contrition, lorsque le
tour est venu pour lui de se confesser. Il ne peut (et ce n'est pas pour lui un avantage)
revendiquer pour ses problèmes subjectifs, de celui qui est chargé du soin des âmes,
un temps si exagéré qu'il en résulte un dommage pour la communauté. Et de même
que, dans sa vie, il est modelé par la pratique ecclésiale de la communauté, de même
dans son esprit il est amené, par la prédication, le dogme et la disposition fondamen-
tale de foi, à accepter aussi de nouvelles décisions du magistère ecclésiastique.
C'est ainsi affermi que le chrétien vient à la contemplation. L'Église attend de lui, ici
aussi, quelque chose de précis, un travail convenablement accompli dans le sens ec-
clésial, même si ce travail consiste principalement dans l'attention docile à suivre tous
les mouvements de la Parole et à obéir aux inspirations du Saint Esprit. L'attention de
Marte Madeleine aux pieds de Jésus n'était en tout cas pas une attitude de laisser aller
et une rêverie agréable. Ce n'était pas non plus un effort pour saisir les pensées qui lui
convenaient et lui paraissaient appropriées, des pensées qu'elle croyait pouvoir « uti-
liser », par exemple des pensées qu'elle espérait pouvoir ensuite, dans les entretiens
avec d'autres, redonner comme ses propres pensées. C'était une disponibilité laissant
tout ouvert, participant foncièrement à tout, à l'égard de la Parole, sans préférence,
sans choix, sans exclusions préalables et précisément ainsi pourtant une attitude sé-
rieuse, s'adaptant exactement, attentive à chaque petit signe, mais aussi fidèle à suivre
le Maître dans les plus grandes perspectives.
Certes, l'Église n'exige pas de chaque commençant qu'il possède d'emblée, dans la
contemplation, cette maîtrise ecclésiale. Elle accorde à l'individu, dans la période du
noviciat et de la formation par exemple, des années pour apprendre et s'approprier cet
art. Mais, pendant ces années elles mêmes, elle exige un contrôle sur la (p. 82 :) contem-
t-il attentif, a-t-il acquis l'ampleur nécessaire de l'esprit, la véritable attitude de la
prière, le contact authentique avec la Parole divine, la profondeur suffisante de l'ado-
ration, la largeur suffisante de l'état d'esprit ecclésial ? Et l'orant a, dans la mesure
convenable, à offrir sa contemplation à ce contrôle maternel de l'Église ; c'est sous son
regard qu'il veut contempler, pour mieux apprendre à le faire avec ce même regard.
Tous les contemplatifs devraient faire ainsi et pas seulement les religieux et les prêtres.
Chacun est exposé au danger ou de ne pas s'épanouir assez largement dès le début, ou
de laisser de nouveau rétrécir sa perspective avec les années, et de tomber dans une
routine qui le satisfait et le tranquillise de quelque manière. L'Église ouvre et conduit
dans l'immensité de Dieu. Sa direction, comme il est reconnu de tous, est nécessaire

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
51
lorsque Dieu appelle un orant dans les voies de la mystique, donc précisément lorsque
l'orant doit suivre les voies les plus personne les de toutes, sur lesquelles le confesseur
ou le directeur d'âmes ne peuvent le suivre que dans les cas les plus rares. Mais, s'il
est vrai (comme nous le disions déjà plus haut) que la prière mystique n'est que la
conscience devenue expérimentale des mêmes mystères de foi – car dans l'Église
chaque baptisé, à quelque degré de développement qu'il se situe, prend part au mys-
tère nuptial le plus intime de l'Époux et de l'Épouse –, le simple croyant qui contemple
a, lui aussi, absolument besoin, pour être instruit et initié, de la conduite de l'Église-
Épouse. Les mystères ne sont ceux du contemplatif que parce qu'ils sont d'abord ceux
de l’Église ; il ne peut les recevoir et les comprendre par la foi que parce que l'Église
les a tout d'abord reçus et compris grâce à son attitude attentive et réceptive.
Mais maintenant, il faut exposer aussi l'autre point de vue : l'Église, qui rencontre la
Parole de Dieu est l'unique épouse. Elle est donc essentiellement solitaire. Elle n'a (p.
83 :) en face d'elle comme Église qu'un seul Toi : Dieu. Il n'y a pas, par exemple, dans
cet entretien, encore un autre partenaire : l'humanité incroyante. Celle ci peut être l'ob-
jet de l'entretien, mais elle même n'y participe pas. La solitude exclusive plus haute
que tout dans laquelle s'effectue la rencontre de l'Époux et de l'Épouse, est la révéla-
tion de la solitude de Dieu, le caractère incomparable de l'essence divine qui s'élève
infiniment au dessus de tout le Multiple (car le multiple est toujours de quelque ma-
nière comparable à autre chose avec laquelle il a une base commune), ce caractère in-
comparable devient, vers l'extérieur, l'exclusivité de l'amour qui élit. L'amour ne par-
tage pas et ne se laisse pas distraire : « Unique est ma colombe, mon immaculée, une
source fermée, une fontaine scellée » (Ct 6, 9 ; 4, 12). Il n'y a qu'une seule épouse du
Christ, et, dans cette unique épouse, doit être tout et chacun qui veut participer au
mystère de l'amour de Dieu pour ses créatures. Celui qui est choisi pour cet amour est
choisi dans l'Épouse, comme une partie d'elle, ou mieux comme une incarnation d'elle,
de telle sorte que son unique mystère rayonne dans la profondeur de l'âme élue,
justifiée, croyante et aimante, et devient vérité toujours plus lumineuse. Car l'Église
n’est pas une personne parmi d'autres, mais elle n'est pas non plus seulement une ins-
titution suprapersonnelle ; ce qui reste, lorsqu'on fait abstraction de toutes les per-
sonnes dans une communauté humaine : à savoir le cadre, les statuts et les coutumes.
Elle n'est pas non plus simplement une sorte de courant de vie impersonnel qui
s'élance des racines dans les rameaux ; le symbole de la vie organique infra humaine
fournit tout au plus un aspect et non l'aspect décisif de l'unité ecclésiale. L'Église est
une vie d'unité qui prend naissance par la manifestation de la vie spirituelle unique de
Dieu, au-dessus, dans et par les personnalités individuelles intégrées en elle. Et cette
vie ne limite ni ne menace les personalités individuelles dans leur originalité créée,
mais au contraire les (p. 84 :) ouvre, par la grâce, à l'unicité absolue de Dieu et les achève
par là. Sur quiconque rencontre Dieu dans la foi et dans l'amour tombe, venant du
Verbe, le reflet de l'unicité divine et par ce reflet l'individu devient membre de l'unique
épouse, l’Église. Il n'y a, dans l'ordre naturel, aucune analogie sur laquelle nous pour-
rions nous appuyer éclairer ce mystère. Celui-ci doit être éprouvé et reconnu à partir
de lui-même par la personne humaine vivant l'existence ecclésiale, l'existence person-
nelle dans l'Église.
L'orant dans l'Église sait qu'il a besoin de la solitude, ne serait ce que tout extérieu-
rement, pour prier avec fruit. Il a besoin d'elle, certes, en vertu de raisons psycholo-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
52
giques générales, pour arriver à méditer dans le silence et pour se « recueillir » en
échappant à la distraction et à l'assourdissement sans espoir dus à l'agitation haletante
du monde. Le meilleur recueillement est assuré par le silence de sa propre cellule où
l'on n'est dérangé par personne, et où l'on peut prendre sans difficulté la position de
la prière et l'attitude qui vous convient et vous conduit plus loin, par exemple l'age-
nouillement sur le sol, ou les bras en croix. Lorsque l'on ne peut se procurer une cel-
lule solitaire, le silence et la solitude d'une église, lorsque aucun office paroissial ne s'y
déroule, peut offrir ce que l'on cherche. Ce n'est qu'en cas de nécessité qu'il faudrait
choisir une chambre que l'on partage avec d'autres, ou, à plus forte raison, où l'on est
dérangé par d'autres, à moins que l'on ne soit tellement habitué à une personne déter-
minée, que sa présence silencieuse ne fasse en rien dévier l'attention de la prière.
Plus important que le lieu solitaire est le sentiment de la solitude intérieure, et pré-
cisément de la solitude ecclésiale particulière décrite plus haut. Celle ci n'implique au-
cunement que les personnes individuelles soient rendues inutiles et pour ainsi dire ef-
facées et absorbées dans une vérité totale, une vie totale, un être total – comme si
c'était là la rédemption – mais il s'agit d'une (p. 85 :) présence en éveil de toute la per-
sonne pour le service d'amour envers l'unique mystère qui dépasse sa nature, le mys-
tère de la rencontre du Christ et de l'Église. Aujourd'hui la solitude inéluctable de mon
moi devant Dieu est le lieu où cette rencontre doit s'accomplir. Cette fois ci, Dieu, dans
sa révélation, ne s'adresse pas à n'importe qui, mais à moi. Le rayon de l'amour qui élit
tombe sur moi. C'est pour moi que le Christ est né, pour moi qu'il meurt sur la croix.
C'est pour me préparer une place qu'il monte au ciel. Pour venir me chercher qu'il re-
viendra dans sa gloire. Tout doit recevoir, de la manière la plus accusée, la marque de
cette unicité, dans la conscience, toute apparence doit être écartée que je sois simple-
ment le membre quelconque d'une masse qui s'avancerait même sans moi et qui irait
tout aussi bien, et peut être même mieux, sans moi : « Tu es l'homme » dit le prophète
à David, et il le montre du doigt. Le Verbe de Dieu, dans sa splendeur solitaire, au mi-
lieu du fourmillement de l'histoire humaine, tourne vers moi son visage, rayonnant de
la contemplation du Père, et m'adresse la parole. Comme en tout amour humain, et
plus encore, je suis entièrement découvert, je ne puis me cacher derrière personne ;
chaque fois c'est la première et la dernière, et le oui de l'amour a la fraîcheur des jours
de la création. Les hommes sourient de l'illusion des amants, ils percent à jour le ca-
ractère unique de leur amour comme un jeu de la nature, ils se sont habitués à l'amour.
Dans l'amour pour Dieu, aucune accoutumance n'est permise, parce qu'il n'est pas un
détour de la nature pour parvenir à ses fins, mais le chemin direct entre le Dieu et sa
créature appelée d'une manière unique. La grâce est capable de ramener à cette pre-
mière fraîcheur celui qui le veut sérieusement, en chaque temps de sa vie et de son
commerce avec Dieu.
. L'homme qui se sait appelé a le droit de s'enhardir à jouer le « rôle » de l’Église
(les Pères de l'Église appelaient cela : personam Ecclesiæ gerere). Comme il ne (p. 86 :)
peut jamais être lui-même cette « personne », il doit le faire avec la conscience de four-
nir ici un service purement vicaire. Il n'est que le serviteur ou la servante ; l'Église
seule est « épouse » et « maitresse ». Et puisque l'Église se désigne elle même comme
la servante du Seigneur, le service de l'individu est donc un service à la seconde puis-
sance, un service doublement abaissé. Cependant le service doit être rempli à cette dis-
tance : avec sa propre personne il faut répondre pour la « personne » de l'Église,

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
53
comme la servante et le serviteur que l'on est, entrer dans le rôle de l'épouse. Et le Sei-
gneur, dans sa grâce, on pourrait dire, dans son aveuglement, ne voit pas la différence,
se laisse « tromper » par l'illusion, relève celui qui est tombé à terre, comme si lui re-
venait le trône de l'unique « colombe », de l' « épouse sans tache ni ride ». Et il entre
dans le service parfait du serviteur indigne, qu'il soit ici aussi à la disposition du roi.
Non en prenant un air affecté, en se dérobant et en s'imaginant qu'on ne serait pas celui
qui convient pour cette place. Ni non plus en se hérissant intérieurement et en voulant
savoir ce qu'il en est, mieux que le Seigneur. Mais en le laissant, avec l'effroi le plus
profond, agir en nous. « Qu'il me soit fait selon ta parole », telle, est la réponse de la
« servante » devenue Église et, à vrai dire, prédestinée à cette mission depuis l'éter-
nité.
Le fait d'être transporté subitement tout contre la poitrine de Dieu, la cataracte de
grâces qui se déverse comme sans raison sur celui qui n'y est pas préparé, la solitude
terrible et bienheureuse, dans laquelle celle qui est ainsi élevée, choisie pour épouse,
se voit placée, sans parapet, sans analogie et sans point de comparaison, le destin in-
conditionnellement unique qui consiste à être la Mère du Dieu éternel et à devoir ré-
pondre, ainsi exposée au ciel et à la terre, pour les deux domaines et pour tous leurs
habitants, avec la conscience d'une responsabilité indivisible et librement assumée :
voilà ce qui est a supporter dans la contemplation. Peut être seulement (p. 87 :) pendant
le temps d'un éclair qui, par miracle, n'est pas mortel. Un jour, Marie fut ainsi l'unique,
et personne ne put lui venir en aide. Car elle était l'archétype de l'Église. C'est quelque
chose de semblable que tout contemplatif doit traverser, une fois du moins, au moment
où il doit jurer fidélité et soumission inconditionnée au Verbe de Dieu. Mais aussi, plus
souvent peut être, parce que l'époux se penche sans cesse, comme pour la première
fois, sur l'épouse. Ensuite, en un second temps, vient l'ordre de servir la communauté.
« Et voici qu'Élisabeth, ta parente, vient elle aussi. » Il n'y a dans l'Église aucune soli-
tude sans communauté, sans cœur et sans amour. Dieu mène les solitaires les uns vers
les autres sous les formes les plus différentes, dans la prière elle même et dans l'apos-
tolat, dans la vie quotidienne, dans la liturgie, dans le milieu de travail, dans la famille,
dans l'amitié, et dans les rencontres fugitives, mais capables de transmettre de la force
pour des années. Il conduit les uns vers les autres les solitaires qui tous portent dans
leur existence l'image de la vierge mère, l'Eglise, et se reconnaissent en elle. Ils sont
ceux dont le Seigneur dispose et qu'il installe au sein même de l'Épouse, ils portent
dans leur existence le sceau de l'Époux. L'Église n'est pas à côté d'eux, ils sont en elle.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
54
CHAPITRE
_____ IV

La réalité de la contemplation

I. TOTALITÉ
Considérons encore la contemplation sous son aspect d'acte ; du contenu de cet acte,
il sera question plus tard et c'est pourquoi la réalité de la contemplation n'a pas encore
à être présentée dans toute sa plénitude. Mais l'acte peut maintenant être décrit dans
son accomplissement concret, dans lequel les conditions préalables fournies par Dieu
se trouvent réalisées. Mais la réalité est celle de l'Église et de ses membres. L'homme
dans l'Église prie et il le fait en fournissant un effort et une opération, donc incontes-
tablement une certaine activité. Si simple et si humble que soit celle-ci, elle est indis-
pensable. Il ne suffit pas que le croyant « écoute » ; si son attention ne devient pas une
réponse active et authentique à la Parole, il n'aura certainement rien entendu. Il ne
suffit pas que le croyant laisse prier le Saint Esprit au fond de son âme : c'est lui,
l'homme qui doit prier ; de lui Dieu attend l'acte de la prière vocale comme de la prière
contemplative, et ce passage de la possibilité à la réalité temporelle constitue son ac-
tion.
Jamais, plus qu'aujourd'hui peut être, il n'est apparu avec évidence, selon le mot de
saint Paul, que nous ne savons pas comment nous devons prier. Nous vivons dans (p.
89 :) un temps de sécheresse spirituelle : les images du monde, qui jadis parlaient de
Dieu, se sont obscurcies en chiffres et en énigmes, les paroles de l'Écriture sont gri-
gnotées et lacérées de bien des manières par les sceptiques rationalistes, les cœurs, à
l'époque des robots, sont piétinés et négligés, ils ne se fient plus à l'acte de la contem-
plation. Voudraient ils prier, ils sont découragés d'avance, incertains, abattus ; ils se
trainent sur le sol et craignent de ne pouvoir se relever ; ils se sentent prêts à tout acte
négatif : à douter de Dieu, mais aussi à lui résister en plein visage, peut être même à
le haïr, parce qu'il laisse aller le monde comme il va, parce qu'il est si haut Seigneur,
qu'il ne se sent pas obligé d'intervenir dans le monde, et qu'il est si sûr de son affaire
qu'il abandonne ses enfants dans cet univers illimité, livrés à l'angoisse et à la nuit, ne
leur laissant comme espoir que le néant, comme consolation que la mort certaine… La
tentation du refus et de la fatigue est aujourd'hui si grande, elle cerne de si près celui
qui s'intéresse encore à la question du sens de l'existence, qu'il doit rassembler à grand
peine toutes ses forces pour résister au courant.
La pensée de l'Église priante apportera ici le salut. La prière, la contemplation, ne
sont pas seulement des possibilités, mais une réalité ecclésiale, aujourd'hui autant que
jamais. Et, entre la grande prière infaillible de l'Église et la prière tâtonnante, trébu-
chante des individus, il y a un lien indestructible. Il y a dans le monde des millions

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
55
d'êtres qui prient, mais toutes les prières sont rassemblées dans l'unique prière résu-
mant tout de l'Église, de l'Épouse, qui déverse la multiplicité des prières du Chef et du
représentant de l'humanité devant le Père. L'Église donne à la contemplation de l'indi-
vidu non seulement la forme, mais aussi la réalité. Il y a un endroit, dans la création
de Dieu, où le monde s'entretient incessamment avec Dieu. C'est l'endroit où – par la
force rayonnante d'en haut – la terre s'ouvre vers le ciel : vers le ciel qui se tient ou-
vert pour elle. Le ciel (p. 90 :) ouvert est le Fils éternel du Père, donné à la terre, le Fils
qui veut ramener au foyer la création du Père, comme l’époux ramène l’épouse. Quant
à l’ouverture de la terre, c’est la volonté de l’Épouse de se conformer à l’amour de son
Seigneur, d’adopter cet amour comme sa loi et son commandement, de prendre au sé-
rieux la parole « sur la terre comme au ciel ».
Cette chose la plus simple de toutes est la plus grande de toutes. Le simple oui à la
volonté du ciel n’est rien d’autre que ce que le Pater nous fait souhaiter, un peu aupa-
ravant, « l’avènement du royaume. » Mais la volonté du Père céleste a la propriété
d’être toujours toute lumineuse et transparente, simple, intelligible au cœur simple, et,
en même temps, insondablement riche et débordante, parce qu’elle est la volonté du
Dieu infini et de tous ceux qui, dans le ciel, unissent leur volonté à la sienne. Tous ils
entrent dans la volonté concrète d’amour du Père, qui doit être réalisée par l’Église
priant sur terre. Les individus qui prient n’y pensent que rarement dans leur contem-
plation. Ils font, s’ils ne sont pas précisément des mystiques qui rencontrent les figures
particulières du ciel : anges ou saints, ou la Mère du Sauveur ou le Fils lui-même, ils
font comme s’ils n’avaient en face d’eux que le Dieu solitaire, et comme s’ils étaient
euxmêmes des solitaires qui devraient n’avoir affaire qu’avec Dieu et ne se mettre en
règle qu’avec sa parole et sa loi. Des deux côtés, c’est là une erreur. Pas plus que celui
qui contemple dans sa chambre ne s’échappe du chœur de l’Église priante, car comme
nous le verrons plus loin, il continue de célébrer la liturgie ecclésiale sous une autre
forme, non moins réelle et efficace, pas davantage il ne rencontre, dans la Parole divine
qu’il contemple, une parole de Dieu, abstraitement détachée, isolée de la plénitude vi-
vante de ceux qui existent déjà dans le royaume des cieux à venir. Autant le Christ
et par lui le Dieu trinitaire est proche du contemplatif, autant peuvent être proches de
lui, s’il le veut, tous ses frères (p. 91 :) (morts ou vivants), dans lesquels le royaume de
Dieu est vraiment venu, ou est en train de venir. Une communauté innombrable à la-
quelle il appartient, et de laquelle il ne pourra jamais se détacher, a déjà réalisé ce qu’il
s’efforce de réaliser et réalise progressivement : le oui à la volonté du Père peut arriver.
Et tous ceux qui l’ont entendu et prononcé, et continuent sans fin de l’entendre et de
le prononcer dans l’éternité comme dans le temps se penchent, dans la volonté de
Dieu, vers lui, l’orant. Ce qui fut jadis, sur terre, le oui d’un seul, par exemple le oui
de la Vierge à Nazareth ou au pied de la croix, remplit maintenant dans le ciel la vo-
lonté de Dieu et accomplit déjà le royaume des cieux. Et celui-ci devient, pour celui
qui contemple sur terre, un soulagement, une invitation, une aide, peut-être aussi une
exigence tout à fait impérieuse. Ma mère selon la chair peut-être, ou un être saint avec
lequel je vis en intime intelligence, un ami décédé, un prêtre, une religieuse, un mar-
tyr peuvent venir à ma rencontre à partir d’une parole de l’Évangile, et me rappeler ou
me montrer de quoi il s’agit en réalité. On a coutume de parler du « mérite » des
prières et des souffrances d’autrui, en le considérant tout à fait anonymement et sa-
cramentellement comme le « trésor commun » de l’Église ; on remarque trop peu com-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
56
bien la communauté des saints intervient aussi dans la contemplation, d’une manière
personnelle et ineffaçablement individuelle.
Et maintenant, c’est ce vivant royaume du ciel qui est penché sur la temporalité
éphémère et cherche à réaliser une foule de pensées, d’intentions, de projets dans l’É-
glise terrestre. La vérité du royaume des cieux ne plane pas au-dessus de la terre
comme un firmament d’étoiles fixes, d’éternelles vérités platoniciennes, mais comme
quelque chose de personnel, de nettement déterminé, d’exact, de vivant et de drama-
tique. Et cette vérité est toujours fraîche, toujours neuve, dans toute situation nouvelle
du monde, à chaque matin nouveau de la terre. Cette action précise pourrait être au-
jourd’hui la volonté (p. 92 :) du ciel sur moi. Si je la sens et la réalise, j'aide le royaume
des cieux à avoir une nouvelle force efficace sur terre. La volonté du ciel peut, doit
même, être tout autrement constituée que la volonté de la terre. Dans le ciel, on juge
autrement que sur la terre : ce qui nous paraît important est pour le ciel parfaitement
insignifiant, et inversement. Ce que nous évitons, peut apparaître là haut significatif,
utile, nécessaire, ce que nous plaçons au centre peut se trouver là haut tout à fait sur
les bords, et ce que nous ne voyons pas peut être depuis longtemps visible comme le
centre de cette vie humaine vers lequel tout le reste, comme vers un aimant, devrait
être orienté.
Certes, il n'est pas requis du contemplatif terrestre qu'il reçoive, par la contempla-
tion, une sorte de vue dominante sur ces plans et rapports célestes, qu'il devienne l'as-
socié et encore moins le meneur de jeu de la providence, qu'il prenne dans sa main les
tournants décisifs, et qu'il puisse régler son activité en conséquence. Cela précisément
n'est requis de lui en aucune manière. Il lui est demandé tout autre chose : qu'il soit
malléable. Souple et malléable dans la main du Potier divin. Que son amour pour Dieu
soit obéissance ; une obéissance ecclésiale, nuptiale. L'obéissance du corps à l'égard de
la tête céleste. Une réceptivité à la volonté de Dieu, à ses inspirations, au plus léger
signe. L'obéissance ne veut pas « voir », c'est pourquoi la contemplation sur terre n'est
pas d'abord une affaire de « vision ». Mais l'obéissance ne veut pas non plus être une
obéissance mécanique, elle veut être en intelligence avec l'amour. Elle veut être en
contact vivant avec la volonté de Celui qui ordonne. Ce qui est donné, et peut être reçu
comme lumière et comme intelligence spirituelle dans la contemplation, a pour but de
parfaire, d'approfondir ce contact vivant avec la volonté divine. Le concept de « vo-
lonté » n'est pas ici à entendre dans le sens d'une faculté limitée de l'âme, qui se dis-
tinguerait par exemple de « l'entendement », de telle sorte que la théologie de la
contempla (p. 93 :) tion ici présentée revêtirait un caractère « volontariste ». « Volonté »
signifie id que le monde céleste et éternel est un monde où règnent la vie la plus haute
qui soit et une activité spontanée, un monde qui agit, opère, veut prévaloir, et a besoin
de la prière, de l'accord, de l'ouverture de l'Église et des croyants, pour pouvoir le faire.
« Qu'il me soit fait selon ta parole » est une déclaration qui ouvre les écluses du ciel,
et grâce à laquelle les « nuées peuvent pleuvoir le juste ». « Que ta volonté soit faite
sur la terre comme au ciel », est un vœu qui ne garantit pas à un prècept moral de Dieu
qu'il sera observé, mais ouvre à toute la réalité du royaume des cieux un libre accès
dans le temps. Bien des chrétiens ne comprennent pas que la réalité du royaume des
cieux est éternelle, donc qu'elle n'est pas aë attendre dans un temps futur, et ce que
nous appelons avec tant d'ardeur dans la prière, ce dont nous implorons « l'avène-
ment », n'est pas quelque chose qui n'existe pas encore, et qu'il nous faudrait d'abord,

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
57
comme d'autres valeurs temporelles et historiques, incarner par notre prière et nos ef-
forts dans notre existence déjà présente. Elle est la Réalité éternelle, que nous, tou-
jours irréels, devons laisser s’épanouir et triompher en nous. La réalité de la contem-
plation est ainsi la réalité éternelle du royaume des cieux qui devient réalité par la
contemplation, même pour le temps, les hommes, le monde.
C'est là aussi, pour une pensée juste, le concept fondamental de l'Action catholique.
Il ne faut, en aucune manière, se représenter le contemplatif tourné vers l'éternité,
l'homme d'action au contraire tourné vers le temps, car alors on déchire ce qui doit être
et devenir de plus en plus unité dans le chrétien. Cette unité ne fut malheureusement
pas vue assez unanimement par la tradition spirituelle depuis le début, et, aujourd'hui
encore, à l'époque de l’Action catholique, elle n'est pas toujours suffisamment recon-
nue dans son caractère indéfectible. Ce n'est pas nous qui bâtissons avec nos propres
forces (p. 94 :) (même soutenues par la grâce) le royaume de Dieu sur terre ; nous pou-
vons tout au plus, par la prière authentique, accorder au royaume de Dieu en nous et
dans le monde assez d'espace libre pour que ses énergies et ses œuvres puissent triom-
pher. Tout ce que nous pouvons attester de la réalité divine devant les autres hommes,
nos frères, provient de la contemplation : celle de Jésus-Christ, et de l'Église, la nôtre.
Mais on ne peut annoncer d'une manière durable et efficace la contemplation de Jésus-
Christ et de l'Église, si l'on n'y participe pas soi-même. Pas plus que quelqu'un qui n'a
jamais aimé ne peut traiter pertinemment de l'amour, ou seulement parler du moindre
problème du monde spirituel, sans l'avoir véritablement rencontré, pas davantage un
chrétien ne peut exercer une action apostolique, s'il n'annonce pas, comme le « ro-
cher » Pierre, ce qu'il a vu et entendu : « Ce n'est pas en effet sur la foi de fables hu-
maines habilement inventées que nous vous avons fait connaître la puissance et l'Avè-
nement de notre Seigneur Jésus-Christ ; c'est pour avoir été les témoins privilégiés de
sa majesté. Il reçut en effet de Dieu le Père honneur et gloire, quand, du sein de la
gloire magnifique, une voix lui parvint qui disait : Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; il
a tout mon amour. Et cette voix, nous l'avons nous même entendue venir du ciel, alors
que nous étions avec lui sur la sainte montagne… et vous faites bien d'y prêter atten-
tion » (2 P 1, 16-19). Mais qui parle aujourd'hui du Thabor dans les programmes d'Ac-
tion catholique ? Qui parle encore de voir, d'entendre, de toucher ce qui ne peut être
prêché et répandu par aucune action si zélée qu'elle soit, à moins d'avoir été aupara-
vant reconnu et éprouvé ? Qui parle de la paix inexprimable de l'éternité au-delà de
toutes les lunes d'ici-bas, mais aussi de la faiblesse et de l'impuissance indicibles de
l'Amour crucifié, dont « l'anéantissement » jusqu'à « devenir péché » et « malédic-
tion », a fait naître toute force et tout salut pour l'Église et pour l'humanité ? Celui qui
n'a pas éprouvé (p. 95 :) ce mystère par la contemplation ne pourra jamais en parler, ni
même agir d'après lui, sans se sentir affecté d'une sorte d'embarras et de mauvaise
conscience, à moins que la naïveté d'un affairement au fond mondain, et n'ayant de spi-
rituel que le nom, n'ait encore recouvert cette mauvaise conscience elle même.
Parfois l'ouverture de l'Église au royaume venant du ciel, son mystère caché qui fait
d'elle un sein fécondé, devient manifeste ; dans un saint, par exemple, dont l'âme a re-
gardé si longtemps et si profondément dans la lumière divine qu'elle cache en elle des
trésors presque inépuisables de lumière et d'amour, et peut offrir pour des siècles force
et aliment. Il n'y a aucun ordre religieux voulu de Dieu qui ne soit né de la contem-
plation et ne s'y soit longuement exercé, que son activité consiste ensuite de nouveau

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
58
dans la contemplation, ou dans l'apostolat et la pastorale, ou dans les deux. Mais un
jour du passé, tout le royaume de Dieu, qui devait s'épanouir à travers les siècles – pen-
dant des millénaires, comme pour l'œuvre de saint Benoît – était concentré dans le
grain de sénevé de la contemplation du fondateur priant. « L'ordre des prêcheurs nous
apparaît comme la charité de saint Dominique, déployée dans l'espace et dans le
temps, sa contemplation devenue visible » (Bernanos). Naturellement, ce n'est pas là
un phénomène à mesurer humainement, comme si le fondateur et son action visible
étaient autant de fois aussi grands et puissants que le nombre de ses fils et de ses filles.
Sa fécondité réside dans la qualité de sa mission, qui, en tant que charismatique, met
en lumière, au moins partiellement, la fécondité plus cachée de toutes les missions ec-
clésiales.
Lorsqu'on ne voit pas la réalisation du royaume de Dieu sur terre, telle que l'action
la poursuit, s'enraciner dans la réalité de la contemplation, lorsqu'on les sépare l'une
de l'autre, et qu'on voit dans la prière tout au plus une « source de force » pour l'ac-
tion, ou une « source de mérites » pour le succès terrestre, les deux (p. 96 :) termes, la
contemplation comme l'action, sont privés de leur réalité. Pour l'action, c'est clair im-
médiatement ; mais la contemplation apparaît alors, avant tout, comme un repos après
la fatigue terrestre, ou comme une contemplation de « contenus », de vérités et d'idées
éternelles qui sont tout aussi bons, vrais et beaux, qu'ils soient réalisés sur terre ou
non. A une telle contemplation, il manque l'élément dynamique qui n'est pas dû, avant
tout, à la misère terrestre (et donc ne s'attache pas d'abord à l'action terrestre), mais
qui est une propriété du royaume des cieux lui-même. Celui-ci est en cours d' « avè-
nement », dans les « douleurs de l'enfantement », il fait irruption et il déborde, comme
le montre suffisamment tout le caractère de l'Évangile, qui ne regorge de « puissance »
qu'ainsi, et qui – nous le remarquerions, si nous n'étions pas si habitués ! – fond sur
nous comme un orage apocalyptique. Et s'il peut être interprété comme leur amour et
la pure grâce, ce n'est que d'une certaine distance, telle que la possédaient saint Jean
à cause de sa vieillesse, et saint Paul, qui n'était pas présent. A cette volonté intense,
insistante, de la réalité du ciel de se réaliser sur terre, l'Église se prête, et elle se donne
ellemême comme le lieu ou le ciel et la terre se touchent; bien mieux, elle est absolu-
ment ce point de contact : le point où la terre devient ciel (dans l'Église triomphante,
surtout dans les membres déjà ressuscités) et où le ciel devient terre (dans les sacre-
ments, dans la parole ecclésiale de l'Église comme institution avec la hiérarchie, mais
aussi dans toutes les âmes qui, par cette médiation, deviennent participantes de la réa-
lité céleste). C'est là qu'est installé le contemplatif.

II. LITURGIE
Par là, le lien entre la liturgie ecclésiale et la contemplation est foncièrement aperçu
et garanti. La liturgie est (p. 97 :) le service sacré de la prière de l'Église devant Dieu,
dans lequel, s'oubliant parfaitement elle même, elle ne recherche que la glorification
de Dieu par l'adoration, la louange et le remerciement. Et, à ces trois actes, se rattache
aussi la prière de demande, qui découvre le vide où la magnificence de la grâce peut se
répandre. Et cette effusion de la grâce est une nouvelle occasion d'adoration, de
louange et de remerciement. Dans ce service sacré, l'Église a les yeux fixés sur Dieu ;
son service est un service spirituel, clairement conscient de lui-même et comprenant
ce qu'il fait (Rm 12, 1), qui, par conséquent, contemple la vérité de Dieu et s'ouvre à

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
59
sa parole. Bien plus, l'ouverture à la parole de Dieu et sa réception forment même l'acte
principal de la liturgie ecclésiale qui, ainsi considérée, se divise en deux phases : ré-
ception du Verbe comme parole, et réception du Verbe comme chair. La réception du
Verbe comme parole qui se passe dans la première partie de la messe, est la condition
préalable de la réception du Verbe comme chair, qui se déploie de l'offertoire à la com-
munion en passant par la consécration. La première partie est commune au Nouveau
et à l'Ancien Testament, en tant que le Verbe de Dieu était déjà présent sur terre dans
l'Ancien sous sa forme de parole, mais pour se promettre lui-même, pour promettre
son avènement sous sa forme de chair, et en même temps pour préparer cet avènement
dans les cœurs. Dans le Nouveau Testament, cette promesse part de l'accomplissement
déjà survenu pour aller à un nouvel accomplissement, qui pourtant restera, pris dans
son ensemble, la promesse de l'accomplissement définitif, éternel. A l'égard de l'Église
tout entière se répète sans cesse le dialogue avec l'ange de Nazareth : Dieu Trinité, déjà
présent en parole par la bouche de l'ange, se promet lui-même dans la chair, annonce
son avènement, vient chercher le consentement de la vierge qui deviendra mère et
achève sa révélation par la descente du Saint Esprit. Ce dernier apporte le Fils du Père
dans le cœur des croyants.
(p. 98 :) Ce qui nous importe ici, c'est l'acte contemplatif qui est enchâssé dans la li-
turgie. La parole de Dieu est dite à l'Église (et transmise officiellement par l'Église au
peuple priant) afin d'être comprise. Il suffit de regarder l'origine de la parole – par
exemple les prophètes annonçant la parole au peuple, dans des situations hautement
dramatiques, dans lesquelles le peuple ne comprenait que trop bien ce qui lui était
signifié, ce qu'on réclamait de lui, et simplement, très souvent, ne voulait pas com-
prendre – ou les épîtres de saint Paul lues publiquement dans les communautés, ce qui
comportait l'exigence tout à fait sérieuse qu'elles fussent comprises et observées inté-
gralement, ou encore les psaumes tels qu'ils furent priés à l'origine, ou enfin les épitres
de l'Apocalypse adressées à des parties déterminées de l'Église, pour y être reçues et
scrupuleusement pratiquées, – il suffit de regarder cette origine pour voir aussitôt quel
genre d'événement se passe et doit être proprement attendu dans la liturgie de l'Église.
La lecture de l'épitre et de l'Evangile n'est pas du tout la simple commémoration d'une
parole autrefois efficace, exactement aussi peu que l'eucharistie qui suit n'est un
simple rappel d'un sacrifice autrefois réel. Le Verbe parle à l'Église comme il a parlé
aux sept communautés de l'Apocalypse. Dans la messe, il y a donc une part essentielle
de contemplation, et la prédication, qui ne doit rien faire d'autre que d'expliquer et de
rendre présents aux auditeurs le contenu et le caractère de la parole de Dieu qui se fait
entendre, transforme donc aussi la communauté rassemblée en une Église écoutant la
parole de Dieu, donc méditative, contemplative. Cet acte est double : il est (avec la
confession des péchés dans le Confiteor) une préparation à la communion qui va être
reçue ; et lui-même est déjà communion, comme accueil vrai, intérieur, de la parole de
Dieu dans l'âme prête à la foi.
C'est ce qui devient encore plus clair, lorsqu'on se xappelle la plus importante fonc-
tion de la sainte messe : (p. 99 :) être le souvenir, la mémoire, du Seigneur ; et non seu-
lement de sa passion et de sa mort, mais aussi, s'y rattachant, de tout son être et de
toute son existence : « Faites ceci en mémoire de moi », a-t-il dit, sans restriction. L'É-
glise a suivi avec une exactitude si littérale cette recommandation de se souvenir du
Seigneur, au cours du repas du pain et du vin, dans sa prière solennelle, le canon de la

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
60
sainte messe, qu'elle a directement transposé le commandement situé à la fin du récit
de l'institution, en ce développement : « C'est pourquoi, Seigneur, nous, vos serviteurs
et avec nous tout votre peuple saint, nous souvenant de la bienheureuse passion de ce
même Christ, votre Fils, notre Seigneur, de sa résurrection du tombeau, et de sa glo-
rieuse ascension dans les cieux… » Cette mémoire émouvante qui rend grâces, a
constitué jadis le contenu essentiel et presque unique du canon avant que les nom-
breuses prières d'offrande et d'intercession ne l'aient envahi – et forme toujours dans
la plupart des liturgies orientales son contenu principal. Celui-ci s'écoule, depuis le
début de la préface, en un courant ininterrompu, qui fait mémoire de toute l'œuvre di-
vine du salut, la rend présente, et, par là lui donne, dans la conscience de l'Église, une
présence nouvelle, spirituelle, mais tout à fait réelle. On doit y voir tout plutôt qu'une
simple mémoire de choses historiquement passées ; car si les actions de Dieu ont sans
doute une place dans l'histoire temporelle, elles ne sont pourtant pas restreintes et af-
faiblies par cette place (comme d'autres événements qui sont soumis à la loi du temps,
et dont l'effet s'atténue progressivement) ; tandis que le ciel et la terre passent, elles
ne passent pas et gardent leur véritable place dans la foi de l’Église, qui les conserve
vivantes par une commémoration toujours nouvelle. Bien plus, l'Église est elle même,
pour une part essentielle, ce sein spirituel, protecteur, et par là fécond, qui, dans l'ac-
tion de la sainte messe, devient ce qu'elle est : l'unité, que forme le Saint Esprit (ce qui
signifié à la fin du (p. 100 :) canon par les mots « in unitate Spiritus Sancti »), et cela au-
tant dans la manducation d'un seul pain, comme participation au corps du Christ (1
Co 10, 17) que dans l'unique mémoire de la rédemption éternellement actuelle.
C'est là le « service de Dieu conforme à la raison » sur lequel la liturgie la plus an-
cienne insistait tant qu'elle le mettait en opposition rayonnante et victorieuse à toutes
les offrandes et à tous les sacrifices matériels des juifs comme des païens (cf. Hb 13,
9-15). La liturgie basilienne encore, par exemple, place au début de la préface ce mot
caractéristique de « sacrifice spirituel » (Rm 12, 1) – « rationabilis », dit le canon ro-
main pour entonner, en partant de là, la louange et la mémoire de Dieu le Père : elle
fait mention de sa Trinité, de son monde céleste, dans lequel retentit l'éternel « trois
fois saint », de sa bonté qui s'est penchée sur le monde des hommes, des jours de la
création, du paradis terrestre , de la chute, des dispositions salutaires de l’Ancien Tes-
tament, pour rappeler enfin, avant tout, ce que le Père a réalisé de plus haut pour les
hommes :
« Lorsque la plénitude des temps fut venue, Tu nous as parlé par ton Fils unique,
par qui Tu as créé les siècles. Comme il est le reflet de ta splendeur et l'image de ton
être, et qu'il porte l'univers par la puissance de sa parole, il n'a pas estimé que ce fut
un larcin d'être égal à Toi, Dieu Père. Mais, quoique Dieu éternel, il est apparu sur
terre, il a eu commerce avec les hommes, il a pris chair d'une vierge, il s'est aliéné lui-
même… pour juger le péché dans sa chair par sa soumission à la Loi, afin que ceux qui
meurent en Adam fussent revivifiés en ce Christ qui est ton Christ… Pour remplir tout
de son être, il est descendu de la croix dans le royaume des morts et il a détruit les
douleurs de la mort. Au troisième jour, il est ressuscité et il a frayé à la chair la voie
menant à la résurrection des morts… Pour être le premier en tout, il est remonté aux
cieux et à s'est assis dans les hauteurs à la droite de Ta majesté. Comme souvenir de
ses souf- (p. 101 :) frances salutaires, il nous a laissé ce que nous offrons selon son com-
mandement. Car lorsqu'il décida librement d'aller à sa mort, inoubliable et vivifiante,

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
61
dans la nuit même où il s'est livré pour le salut du monde, il prit du pain dans ses
mains saintes et immaculées, te l'offrit à Toi, Dieu Père, et après avoir rendu grâces, il
le bénit, le sanctifia, le rompit et le donna à ses disciples et apôtres en disant : « Pre-
nez et mangez, ceci est mon corps… »
Et l'épiclèse de la liturgie orientale conclut et parfait sa contemplation qui rappelle
et englobe toute l'histoire indivisible du salut, par la pensée de la descente du Saint-
Esprit. Le rôle de celui-ci est de rafraichir quotidiennement la mémoire de l’Église, et
de la remplir de manière renouvelée de vérité et de réalité célestes, et aussi de réaliser
le côté sacramentel du repas sacrificiel, comme il a réalisé jadis la première incarna-
tion du Logos dans le sein de la Vierge. Et s'il fut légitime de supprimer l'épiclése là
où elle fut considérée comme formule opérant la transsubstantiation, il est pourtant
permis de regretter, dans la messe romaine, l'absence du souvenir de la Pentecôte et de
l'œuvre d'achèvement que lEsprit accomplit dans l'Église, dans le sacrement de l'autel,
et dans la mémoire contemplative des événements salutaires. Car l'Esprit domine la
partie de la messe qui va de la trans- (???) est la Paix que la communauté, se transfor-
mant de nouveau le Verbe, spirituellement comme sacramentellement, il est la Paix
que la communauté se transformant de nouveau en communion, reçoit et échange
entre ses membres, bien mieux, il est celui qui profondément opère la communion elle
même qui est l'essence de l'Église. Il est finalement celui qui permet à l'Église de s'of-
frir elle même, dans son souvenir eucharistique, en offrant le Fils au Père. Et il s'agit
là d'une seule offrande, dont l'unité indivisible ne repose que sur l'unité de sentiments
produite par l'Esprit, celle précisément de « l'esprit », avec le Christ. Par là seulement
on comprend profondément à quel point la sainte messe est, au cœur spirituel le (p.
102 :) plus intime de l'Église, un acte spirituel, provenant de la liberté humaine portée
par la grâce, un acte de commémoration raisonnable, c’est-à-dire, de contemplation,
combien donc la contemplation et le sacrement forment une unité ecclésiale première
et indissoluble.
Certains chrétiens ne sont pas absolument satisfaits de l'organisation pratique de la
messe, parce qu'ils affirment ne pas parvenir à répondre à l'exigence et à tirer le profit
qu'elle contient. Mais ce sont eux précisément qui sont, par là même, obligés de rat-
traper et de compléter ce qui manque dans la contemplation privée, et cela en se rat-
tachant à l'esprit de la liturgie ecclésiale. Au sein de la communauté qui assiste à la
messe, l'individu ne peut que rarement parvenir à une rencontre avec la Parole qui le
satisfasse pleinement. On doit tenir compte de la foule et de ce qu'elle est capable de
comprendre, ou bien c'est le prédicateur qui ne correspond pas à ce que nous atten-
dions, ou la langue dans laquelle le texte est offert n'est plus la nôtre, ou encore les
prières sont prononcées trop rapidement, et la parole divine ne peut pas être ense-
mencée dans la bonne terre de l'âme. Et pourtant l'audition pleine et docile des paroles
serait nécessaire, parce qu'elle est aussi, précisément, une purification et une prépara-
tion à la sainte communion (« Purs, vous l'êtes déjà, grâce à la parole que je vous ai
annoncée », Jn 15, 3. « Per evangelica dicta deleantur nostra delicta. »). Elle est donc
nécessaire en tant précisément qu'elle est un acte liturgique, c’est-à-dire un acte du ser-
vice divin de toute l'Église. C'est pourquoi il n'est pas permis de sacramentaliser en
lui-même cet acte qui ne peut être qu'un acte personnel, et qui, en tant que personnel,
prépare et fonde l'acte sacramentel de la sainte communion, et de lui attribuer une
sorte d'efficacité ex opere operato, qu'il ne peut et ne veut pas avoir. Non, l'Église qui,

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
62
originellement et exemplairement, a rencontré en Marie le Verbe de Dieu, porté en elle
cette rencontre personnelle en ce qu'elle a de plus profond ; celle ci est indépassable
et doit (p. 103 :) être sans cesse réactualisée dans tous les membres du corps mystique
nuptiaL La prière de préparation que saint Ignace place avant toute contemplation :
« Demander la grâce que toutes mes intentions, actions et opérations soient purement
ordonnées au service et louange de Sa divine Majesté » (Exercices, n° 46), montre clai-
rement ce but et ce sens à la fois liturgiques et personnels de la contemplation : être
service de Dieu et rien d'autre. Les grandes scènes de prières de l'Apocalypse sont ici
sur la même ligne ; elles dévoilent au regard une liturgie céleste et éternelle, qui ne
consiste en rien d'autre qu'en l'adoration et en la glorification du Verbe et de l'Agneau
sur le trône. La solitude et la comumnauté y paraissent coïncider, mais la manducation
et l'absorption sacramentelles de la chair et du sang y paraissent aussi s'y résorber
dans la « communion au Verbe » pleinement accomplie. On ne voit plus de temple, car
son « temple », « c'est le Seigneur, le Dieu tout puissant, ainsi que l'agneau » (Ap 21,
22). « Le trône de Dieu et de l'Agneau sera dans la ville ; ses serviteurs lui rendront
un culte ; ils verront sa face, et son Nom sera sur leur front » (Ap 22, 34).
Ici se dégage une leçon pratique importante pour la prière contemplative ; elle ne
peut et ne doit pas être une contemplation de soi même, mais elle doit être un regard
et une attention pieuse sur ce qui est caractérisé absolument, dans la nature la plus in-
time, par là qu'il est le Non-Moi : la Parole de Dieu. « Ce qu'aucun œil n'a vu et ce
qu'aucune oreille n'a entendu, ce qui n'est venu dans le cœur d'aucun homme » : voilà
ce que Dieu nous a révélé par son Esprit. Si la contemplation est liturgie, elle ne peut
que sécarter du moi humain et porter ses regards vers Dieu qu'elle a pour fin. Et cela,
pas seulement après coup, pas seulement par un second acte, mais immédiatement. Il
ne s'agit pas de s'enfoncer tout d'abord en soi- (p. 104 :) même, comme si c'était le plus
important, pour se dépasser ensuite, secondairement, vers Dieu. Sans doute il peut ar-
river, il arrivera même certainement, que dans la méditation de ce que Dieu dit,
l'homme aussi, son je et son moi, surgisse et prenne de la réalité. Mais l'homme n'ob-
tient pas cette réalité en réfléchissant sur lui-même, il l'obtient en écoutant la parole
de Dieu, dans le miroir de laquelle il verra ce qu'il est lui-même en vérité. Il ne faut
donc pas croire que le moi intérieur, ou plus haut, ou plus profond, soit notre réalité
proprement dite, sur laquelle, nous réveillant de notre distraction dans les choses ex-
térieures, nous devrions réfléchir, pour donner aussi à la parole de Dieu en nous une
nouvelle force, en vertu de celle de notre « meilleur moi ». Mais c'est inversement,
toute la force de notre meilleur moi qui provient de la force de Dieu, qu'il nous tient
prête et nous tend dans sa parole. Celui qui se fixe lui-même du regard pour apprendre
à mieux se connaître, et ensuite, peut être, pour s'améliorer moralement, ne rencon-
trera certainement pas Dieu. S'il veut découvrir la volonté de Dieu sur lui-même, il doit
renouveler et chercher ailleurs l'application de son effort. Mais celui qui cherche sé-
rieusement la volonté de Dieu dans sa parole, celui là se réalisera aussi lui-même
comme accessoirement, et – autant que cela est nécessaire – se trouvera. Celui qui
cherche le je transcendantal, voit s'émousser en lui (comme le montre l'idéalisme alle-
mand) le sens pour la parole de Dieu et pour l'adoration. Mais celui qui fait de son moi
le plus profond un moi attentif à la parole de Dieu et adorateur est sûr d'être compris
dans la transcendance décisive.
La contemplation est une part de la liturgie, lorsque celle-ci est entendue dans son

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
63
sens le plus complet. La liturgie, réalisée dans le service divin de la communauté, ne
peut pratiquement faire entendre qu'une petite partie de la parole de Dieu contenue
dans la Sainte Ecriture. Même la prière d'heures liturgique des moines et des prêtres
ne peut pas contenir en entier l'Écriture dans le (p. 105 :) cycle des fêtes de l'année. Ainsi
la liturgie renvoie audelà d'elle même à la contemplation personnelle de la parole de
Dieu. Il doit y avoir, quelque part dans l'Église, l'auditeur priant, qui écoute et adore
la parole non contenue dans le missel et le bréviaire officiels. Car, naturellement, le but
de la Parole n'est pas rempli par les nombreux esprits qui lisent la Bible, poussés par
une curiosité spirituelle, ou l'étudient par zèle pour la science. La théologie et l'exé-
gèse peuvent confiner à la prière, mais leur activité n'est pas nécessairement activité
de prière. Du moins pas expressément. Mais elle peut et doit, au fond de l'âme, être
pour ainsi dire prête à l'adoration, de même que tous les actes de la vie chrétienne, spi-
rituels comme non spirituels, doivent être accompagnés de cette disposition générale
de base. Bien mieux, le lecteur de l'Écriture et le chercheur scripturaire peuvent
comme l'ont fait saint Anselme et beaucoup d'autres saints théologiens encadrer et pé-
nétrer intérieurement leur lecture et leur réflexion par l'adoration, et ainsi transporter
l'attitude liturgique tout à fait actuellement dans le travail spirituel. Mais ils feront
bien de se rappeler en même temps que l'adoration de la Parole a sa fin en elle même,
et que la prière, sur un plan suprême, décisif, ne peut pas être rabaissée au rang de
moyen en vue d'une meilleure intelligence. Beaucoup – un Evagrius Ponticus cons-
ciemment et, peut être parfois un Hugues de Saint Victor – ont pratiqué la contempla-
tion de la Parole pour parvenir à des états et à des lumières plus hautes, à des intui-
tions théologiques plus subtiles, peut être aussi simplement pour apprendre à
connaître et à décrire les lois internes de la contemplation, à partir d'une expérience
susceptible d'être utile à leurs frères croyants. Ils ont prié et adoré in recto, et ils se
sont en même temps observés eux mêmes in obliquo, ils ont pour ainsi dire photogra-
phié leur propre ascension. Et comme l'esprit ne dispose ici d'aucun déclencheur au-
tomatique, il est obligé, dans ce second acte, d'être là personnelle- (p. 106 :) ment. Une
pareille manière d'agir cache un danger ; la liturgie de la parole y est ramenée dans
l'immanence de l'esprit cherchant à se comprendre lui-même.
Le laïque, qui pratique chaque jour la prière de contemplation, peut inversement –
et cela au milieu du monde – se garder dans un esprit vraiment liturgique et dans une
transcendance authentique. Il le pourra d'autant plus facilement qu'il comprendra
mieux combien la contemplation et la liturgie tiennent essentiellement l'une à l'autre.
Peut être ne peut il pas aller chaque jour à la sainte messe. Mais il peut faire devenir
événement dans sa contemplation cette partie de la liturgie chrétienne dans l'esprit de
l'Église, et ce sera alors une véritable partie du véritable esprit de l'Église : une com-
munion spirituelle avec le Christ, le Verbe de Dieu. Car la communion spirituelle n'est
en aucune manière un simple acte d'aspiration à la réception du Seigneur sous les es-
pèces sacramentelles ; elle est plus profondément et plus justement l'acte de prière de
la foi vivante et intelligente qui communie au Christ, la Vérité éternelle et vivante, et
entre dans une vivante communication et communion avec lui. Cette communion est,
bien entendu, néo testamentaire ; elle n'est pas une chose d'Ancien Testament, faisant
abstraction de l'incarnation du Verbe, un retour à la période de l'histoire du salut an-
térieure à l'incarnation. Elle est au contraire, au sein de la Parole, une véritable ren-
contre avec le Christ total, et ceci justement dans la mesure où la rencontre avec la Pa-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
64
role dans la liturgie de l'Église (comme du reste déjà dans l'entretien primitif des dis-
ciples avec le Maître) constitue l'accès et l'entrée dans le mystère sacramentel. Et ceci
avec une continuité semblable à celle qu'on voit, par exemple, chez saint Jean où le dis-
cours de la promesse du Seigneur passe, sans transition assignable, du Christ comme
pain pour les croyants (« quiconque voit le Fils et croit en lui possède la Vie éternelle ;
et moi, je le ressusciterai au dernier jour » 6, 40) au pain eucharistique (« Si quelqu'un
mange (p. 107 :) de ce pain, il vivra éternellement ; et le Pain que je donnerai, c'est ma
chair, pour la vie du monde. » 6, 51).
Les Pères de l’Église ont toujours aperçu et dégagé ce rapport (cf. les textes du bré-
viaire de l'octave du Saint-Sacrement) : manger et boire sacramentellement demeure
vain, si on ne le fait avec une foi et une charité vivantes, et si ce geste ne devient pas
par là signe surnaturel efficace de la communion spirituelle qui s'accomplit. Celui qui
est introduit plus profondément par le sacrement dans le domaine vital du Fils de
Dieu, témoigne par là qu'il est disposé à faire siennes les lois de vie régissant ce do-
maine, à adopter les manières de penser et les sentiments du Christ, pour en vivre.
Mais cela ne se réalise pas du tout automatiquement, mais seulement personnelle-
ment ; et le côté personnel de ce mystère de la parole se trouve dans la foi vivante, c’est-
à-dire dans l'obéissance prête à recevoir, disposée à consentir, et à se laisser conduire.
Les deux côtés s'appellent l'un l'autre, et s'incluent mutuellement dans l'unité du
Christ et de l'Église. La présence sacramentelle du Seigneur n'est pas une présence
simplement transitoire, eue ne surgit pas comme un îlot dans la vie du chrétien indi-
viduel, pour disparaître bientôt à nouveau, elle ne peut être cela pour lui pas plus que
pour l'Église, dans laquelle le Seigneur est sans cesse sacramentellement présent. Ce
qui n'empêche pas que toute sainte messe renouvelle l'événement qui le fait devenir
présent. On ne cherchera pas à élucider rationnellement ce mystère. Au contraire, on
fausserait tout, si, pour obtenir la place nécessaire à l'événement de la transsubstan-
tiation sacramentelle se renouvelant dans le temps, on limitait ou supprimait l'événe-
ment d'hier et d'avant hier dans son action prolongée. Ainsi un chrétien fera s'épanouir
aujourd'hui sa contemplation grâce à la réalité, continuant d'agir, de sa communion
dhier : mon Seigneur, et mon Dieu qui a bien voulu venir à moi hier veut bien aujour-
d'hui m'adresser sa parole, et je peux l'entendre, le comprendre, l'adorer comme celui
qui est (p. 108 :) présent en moi et dont la vie en moi veut s'enraciner dans mon esprit.
« Et la Vie était la Lumière des hommes, et la Lumière luit dans les Ténèbres. »
Les laïques qui, dans la liberté de la prière contemplative, font leur lumière de cette
vie profonde de Dieu enracinée en eux, témoignent en général de plus de compréhen-
sion et de liberté spirituelle que ceux qui, pour participer d'une manière plus continue
à la liturgie ecclésiale, se plongent dans la forme de vie et de prière des prêtres et des
moines, et par exemple adoptent partiellement ou totalement les heures liturgiques.
Sans doute, une telle pratique peut exceptionnellement être recommandée, mais pour
la plupart elle reste une méprise. Au contraire, la rencontre avec la parole de Dieu dans
la contemplation est, pour tous ceux qui en sont capables, la voie normale pour déve-
lopper en eux les trésors de la vie sacramentelle, et surtout pour faire d'eux mêmes
profondément ceux qui, dans l'avenir, s'approcheront des sacrements avec plus de fruit
que dans le passé. Chacun sait que l'opus operatum du sacrement est fructueux ou sté-
rile, et plus ou moins fructueux selon la disposition du sujet, et celle-ci, la foi vivante,
n'est de nouveau rien d'autre que la disponibilité et la réceptivité à la parole de Dieu

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
65
dans notre vie, à la vérité et à l'enseignement contenus dans le sacrement. A cette vé-
rité le croyant est joyeusement prêt à obéir et à se subordonner. « Disposition » signifie
littéralement « être déployé », « être ouvert », « être offert ». La disposition est
quelque chose d'existentiel et de personnel et s'ordonne par conséquent a ce qu'il y a
de divinement personnel et d'existentiel dans le sacrement et dans la liturgie. Elle se
rapporte à la Parole dans l'être, à la lumière dans la vie, à la révélation et à l'exigence
qui s'y trouve contenue dans la grâce. Il n'y a pas de disposition faisant abstraction de
ce qui est personnel pour la grâce en général et pour les sacrements en particulier, et
c'est pourquoi toute réception d'une grâce ecclésiale inclut une audition élémentaire (p.
109 :) de la parole. De la parole qui est contenue dans ce sacrement, mais qui n'est autre
que l'unique, totale et indivisible Parole du Père, le Christ.
Par là aussi est trouvé dans la contemplation le trait d'union qui relie solidement les
deux parts divergentes de l'existence chrétienne : « l'œuvre de Dieu » dans l'enceinte
de l'Église et l'œuvre humaine dans le monde de la vie quotidienne. La contemplation
les unit en une liturgie unique, sacrale et profane, ecclésiale et cosmique. Sans la
contemplation il ne serait guère possible de réunir les deux parts, ne serait ce que pour
des raisons purement pratiques et psychologiques. Car l'impression produite par la li-
turgie ecclésiale se dissipe dans le courant de la journée, et le travail profane n'en est
le plus souvent que trop éloigné pour lui être relié sans valeurs médiatrices de manière
à former une unité spirituelle vécue. Mais dans la contemplation la liturgie devient es-
prit, et cet esprit peut s'incarner dans la vie quotidienne. Naturellement cette synthèse
se réalise de quelque manière implicitement dans toute vie chrétienne vraiment vi-
vante : celui qui assiste pieusement à la messe, et qui, sachant ce qu'il fait, reçoit la
communion, ne peut faire autrement que de faire attention au sens spirituel de son
geste et à l'exigence qu'il comporte : informer la vie quotidienne elle-même du chré-
tien. Mais plus cette « attention » devient une action consciente et expressément vou-
lue, plus les deux parts s'adaptent exactement l'une à l'autre : la forme surnaturelle,
provenant de l'éternité, et la matière de la vie profane, quotidienne. Essaie-t-on
d'unifier les deux termes sans contemplation, il arrive, ou bien qu'on surcharge le prin-
cipe sacramentel et que l'on attende de lui des effets quasi magiques auxquels il n'est
pas approprié, ou bien qu'on sacralise d'une manière exagérée l'agir profane (comme il
arrive non rarement aujourd'hui, et cela précisément dans des spiritualités qui mé-
connaissent la contemplation), en assignant déjà, dans une théologie des réalités ter-
restres, au bureau, à la tech- (p. 110 :) nique, au confort, à l'État, à la culture profane, une
place définitive parmi les facteurs qui édifient et promeuvent le royaume de Dieu. Au
contraire, celui qui va à son ouvrage quotidien, rempli par la loi spirituelle du Christ,
le considérera tout aussi froidement que le fait la Sainte Écriture, mais comprendra
pourtant que la terre et son œuvre se rattachent immédiatement à l'œuvre du ciel. Le
mouvement liturgique, isolé et sans mouvement contemplatif, resterait une sorte de ro-
mantisme et de fuite hors du temps, à quoi correspondrait nécessairement, comme
contrepartie, le contre romantisme d'une fausse sacralisation de la vie quotidienne.
Mais celui qui entreprend le travail spirituel consistant a s'approprier, par la prière
et par la contemplation, la Parole divine cachée dans toute la liturgie ecclésiale, devient
peu à peu, grâce à la réalité même de l'Église et de ses sacrements, la personnalité spi-
rituelle à laquelle est ordonnée en ce qu'elle a de plus profond cette réalité de l'Eglise.
Et c'est lui enfin qui, armé et protégé par « les armes de l’esprit », peut s'avancer vers

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
66
l'ouvrage chrétien dans le monde. Il a compris que « l'être » de l'Église dans le temps
est à la fois les deux choses : une irruption de l'éternité dans le temps, mais vraiment
dans le temps ; quelque chose de l'au-delà, d'eschatologique donc, qui pourtant n'invite
pas le contemplatif à une évasion dans la contemplation, mais l'instruit de la manière
dont il doit vivre sur terre dans l'esprit et le sens du ciel. Lorsqu'il sort dans le monde,
ce n'est pas comme quelqu'un d'aveuglé par la splendeur de l'au-delà qui ne trouve plus
son chemin ici-bas et n'aspirerait qu'à s'enfuir de nouveau sans délai vers les parages
aimés de la contemplation, mais comme un envoyé qui a aussi reçu imperceptiblement
dans la contemplation tout ce qui lui est nécessaire pour sa tâche chrétienne en ce
monde : le pouvoir et les aptitudes appropriées, et finalement aussi le goût.
Un tel homme a déjà considéré la contemplation (p. 111 :) comme une part de la li-
turgie de l'Église. Aussi ne s'est il pas jeté et absorbé voluptueusement en elle, croyant
y trouver un avant goût de la béatitude éternelle, mais il a tout accompli, même la ren-
contre indiciblement tendre et merveilleuse avec Dieu, dans une humilité sereine et
sainte, comme serviteur et servante du Seigneur, de même qu'il assiste à l'action sainte,
saisi et formé dans le domaine de l'Église. Cette attitude, reçue de l'Église dans la
prière et devenue structure interne de l'orant, s'atteste lorsqu'il se lance dans la vie
quotidienne. Elle est alors déjà, vue de l'extérieur, la manière joyeuse, ouverte, mais
positive et non romantique, dont un bon citoyen de la terre s'avance vers son travail
quotidien, le plus souvent pas très attirant, ni enthousiasmant. Seulement le chrétien
reçoit les forces nécessaires de plus loin et de plus haut, et il arrive parfois, quand Dieu
le veut et l'estime bon, que cette origine soit manifestée d'une manière éclatante. Le
chrétien n'a pas besoin le plus souvent de s'en préoccuper. Il n'a pas besoin, dans l'ac-
tion, de s'afficher comme celui qui pratique la prière contemplative. Ce n'est que rare-
ment qu'il pourra transposer directement les profits de sa contemplation en profits de
la vie quotidienne. Il ne doit pas s'inquiéter à ce sujet. Seul l'amour, qui est le contenu
de l'Église et des sacrements et de toutes les paroles et lois divines, doit toujours di-
rectement se déverser de sa prière dans son action : comme amour unique et indivi-
sible pour Dieu et pour les hommes, bien plus, pour toute la création de Dieu.
D'ailleurs la prière contemplative rayonne, d'elle-même, sur des endroits que le con-
templatif ne connaît pas et ne connaitra jamais sur terre, parfois aussi sur des endroits
qu'il peut remarquer, mais qui ne sont presque que comme un petit « prix de consola-
tion » accordé par la grâce, afin qu'à l'avenir il croit à la force cachée de la contempla-
tion et s'y tienne fermement.
L'envoyé qui va à son ouvrage, en prenant appui sur la Parole, est un purifié. La Pa-
role le dit elle même : (p. 112 :) « Purs, vous l'êtes déjà, grâce à la parole que je vous ai
annoncée » (Jn 15, 3). Par là, redisons le, n'est indiqué rien d'automatique, mais la pu-
reté produite par la Parole dans l'auditeur. Celui qui s'ouvre à la lumière, est envahi
par la Lumière ; par là ses ténèbres viennent au jour et se changent en lumière. « Tout
ce qui est dénoncé reçoit le grand jour de la lumière et tout ce qui est mis au grand
jour devient lui-même lumière » (Ép 5, 13). Cet événement, lui aussi, appartient à la
liturgie : la contemplation est en relation avec la confession.
Celui qui se confesse sacramentellement se soumet au jugement de la parole de
Dieu : non seulement, confesse-t-il, Dieu à raison, et moi pécheur, j'ai tort, mais je re-
connais mes torts à la lumière de la parole qui m'est adressée, qui me juge, et en me

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
67
jugeant, me justifie et me sanctifie. Or, dans toute contemplation, on trouve cet acte
qui consiste à reconnaître le droit que Dieu a sur moi. Tu as raison, c'est toi qui me
juges, toutes les fois que je ne me suis pas soumis à ce jugement, j'ai eu tort. Celui qui
se confesse a besoin, pour pouvoir prononcer cette formule, d'une connaissance au
moins initiale de l'essence et du contenu de ce droit ; il doit connaître, pour recon-
naître. Il ne peut pas découvrir la loi divine simplement par son jugement moral
propre, mais il doit à tout le moins la découvrir dans sa conscience illuminée par la
grâce du Dieu qui se révèle. Mais, comme chrétien, il a une conscience qu'a contribué
à former, d'une manière décisive, la parole historique de Dieu, et qui est devenue un
organe de l'audition de la parole, et cette conscience, quoique très implicitement et
sans démarches logiques, le sait pourtant simplement : Dieu est la Vérité, et il me l'a
révélée dans son Fils. Et la vérité du Fils a été confiée par ce Fils lui-même à l'Église.
Confessant ses péchés à l’Église, le croyant se soumet à la Vérité chrétienne. Elle vaut
pour lui : maintenant, puisqu'il avoue son tort, et à partir de maintenant pour l'avenir,
puisqu'il lui soumet de nouveau sa vie. En déci- (p. 113 :) dant : d'agir ainsi, il ne peut
faire autrement que de la contempler. Il doit la regarder en face pour placer sa vie, di-
rectement et exactement, à l'endroit où la lumière de la Vérité la touche, à l'endroit
exact que la Vérité lui assigne.
Et s'il doit diriger ses regards vers la Vérité divine, ce n'est pas seulement pour com-
prendre et confesser ses péchés, mais aussi bien pour pouvoir prendre la résolution qui
convient pour l'avenir. Il doit faire face à tout le royaume de Dieu, tel qu'il est concrè-
tement, pour se mette à sa juste place. C'est ainsi qu'il confesse ses péchés au ciel tout
entier : « … à la bienheureuse Marie, toujours Vierge, à saint Michel archange, à saint
Jean Baptiste, aux saints apôtres Pierre et Paul, à tous les saints, et à vous, mon Père. »
Ce regard du pécheur sur tout le ciel, pour reconnaître sa « très grande faute », fait
partie de la liturgie ecclésiale, aussi bien à la messe qu'à la confession. Mais ce regard
précisément fait aussi partie de la contemplation qui (comme nous le verrons encore
plus en détail) rencontre la Parole de Dieu, laquelle à la fois juge, condamne et justifie.
C'est pourquoi, quelqu'un qui pratique régulièrement la contemplation est déjà dans
une large mesure, préparé à la confession ; il est habitué à voir dans le miroir où
l'homme peut se voir comme Dieu le voit. Certes, il y a ici aussi, comme dans tout ce
qui tient à l'Église, le danger que le pécheur abuse de l'excellent, que le secours de-
vienne obstacle et que la lumière, pour celui qui ne s'y expose pas simplement et cou-
rageusement, se change finalement en ténèbres plus épaisses : « Car tout homme qui
fait le mal hait la Lumière, et il ne vient pas à la Lumière, de peur que ses œuvres ne
soient réprouvées » (Jn 3, 20). Dans ce cas, il reçoit la pure lumière de Dieu, comme
si elle était une lumière humaine, ou une loi d'Ancien Testament, et non l'amour total
du Père, qui s'est livré pour lui dans le Fils crucifié. Ou bien, à force d'entendre répé-
ter purement et simplement cette vérité, il voit peu à peu dans la merveille incompré-
hensible de (p. 114 :) cet amour quelque chose comme une loi cosmologique suprême.
Ou encore, il reconnait parfaitement avec ses lèvres et son entendement l'autorité de
la Parole de Dieu sur sa vie, mais, par une sorte de paralysie de son esprit, il n'est pas
capable d'en tirer les conséquences. Tous ces dangers ne peuvent pourtant rien contre
la loi simple et saine (et donc rendant incessamment la santé à tous ceux qui le veu-
lent sincèrement) que nous sommes purifiés et rendus participants de la justification
et de la sanctification par la contemplation de la Vérité divine. Naturellement c'est la

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
68
volonté de grâce du Dieu qui nous justifie, qui nous donne de nous tourner vers lui et
d'ouvrir nos yeux à sa Vérité. Car, détourné de lui, aucun homme ne peut être justifié.
Mais, à cette orientation primitive vers Dieu par la grâce, l'homme doit collaborer et se
situer lui-même dans la faute en reconnaissant la vérité de la grâce. En confessant la
grâce (confiteri Domino), il confesse nécessairement aussi sa faute (confiteri peccatum).
Tout cela est peut être si caché et si simple, que c'est à peine si des mots peuvent l'ex-
primer : « Ta lumière, mes ténèbres ! Ta douceur, mon amertume ! » Mais c'est juste-
ment cette disposition si simple qu'une contemplation mûrie approfondira et rendra
durable : l'expérience de la « nuit obscure », la voie contemplative de la purification,
n'est que la répétition méthodique, l'empreinte toujours plus profonde et plus dou-
loureuse de cette expérience contemplative de confession. C'est ainsi que les nuits de
l'âme font aussi partie de la liturgie ; elles sont une confession existentielle, dans la-
quelle, à cause de la profondeur de l'obscurité, l'ampleur de l'Église et de la cour cé-
leste est peut être encore à peine visible, mais qui ne se passerait jamais sans l'assis-
tance muette et priante de la communauté des saints au ciel et sur la terre.
Le chrétien qui contemple doit savoir tout cela. Sa vie dans le monde est placée. sous
la loi de la Parole contemplée. Aussi ne doit-il pas la considérer comme un (p. 115 :) dan-
ger constant de nouvelles souillures, mais avoir conscience que la Parole de Dieu le
soutient et le dirige ; et aussi que, comme elle le nourrit sans cesse en tant que pain
descendu du ciel, elle le purifie et l'absout incessamment comme parole de l'absolu-
tion. Il a besoin d'elle, car il n'arrive jamais à satisfaire à l'exigence qu'elle lui adresse.
Toujours Dieu doit compléter et parfaire l'essentiel, arrêter, supporter, négliger de voir
les manques, les défaillances, la tendance à descendre, considérer le faible bien à la lu-
mière du bien parfait de son Fils. Mais c'est là la situation du racheté en ce monde :
elle ne doit pas le porter à des subtilités dialectiques, mais à une gratitude simple en-
vers le divin Sauveur. Sa vie est un service devant le Dieu de grâces, une leiturgia, ac-
complie avec une pleine responsabilité personnelle, mais aussi dans la compagnie in-
nombrable des saints, qui confère à son service une valeur devant Dieu.

III. LIBERTÉ
Nous avons parlé de l'insertion du contemplatif dans le grand ensemble de la Parole,
de l'histoire du salut, du service ecclésial. Nous allons maintenant essayer de dire com-
ment l'individu peut et doit organiser sa contemplation personnelle, c'est donc sans
doute le titre de liberté qui convient le mieux à ces réflexions.
L'esclave se trouve sous la loi, mais l'enfant de Dieu est libre, libre de parler au Père
selon son cœur. Il peut se faire donner des conseils, il peut se rattacher à l'expérience
d'orants plus libres. Mais en tout cela il est lui-même libre. Il a l'Esprit de Dieu dans
son cœur, et l'Esprit prie en lui, lui atteste l'amour du Père dans le Fils, il est lui-même
l'amour de Dieu répandu en lui. Cet Esprit est la liberté. Et rien ne doit dans le chré-
tien recouvrir, menacer, affaiblir cette conscience de la liberté chrétienne. La parole de
Dieu, devant lequel il s'age- (p. 116 :) nouille, est la parole de Dieu qui lui est adressée ;
il est appelé et invité à monter, et la Parole lui appartient, il peut l'entourer des deux
bras, et la presser contre lui, et il sent combien le cœur de Dieu y bat mystérieuseemnt.
Aucune règle étrangère, imposée de l'extérieur, ne viendra gêner son entretien avec le
Bien-aimé. Seulement il est souvent embarrassé, comme quelqu'un à qui le gros lot est

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
69
échu d'une manière inespérée, et qui ne sait qu'en faire. Et c'est pourquoi il interroge
les uns et les autres. Il questionne ceux qui, sûrement, ont mieux compris que lui. Il
fait comme une fiancée qui, avant ses noces, écoute les femmes plus âgées, ou sa
propre mère. Mais, bientôt après, elle se trouve seule, et alors elle pense moins aux
bons conseils reçus qu'à ce que son propre cœur lui dit de l'amour du fiancé.
Les conseils que l'on peut donner à celui qui est sur la voie de la contemplation sont
nombreux, et pourtant ils peuvent tenir dans une coquille de noix. Ce ne sont propre-
ment, à les mieux regarder, que les conseils que l'on donne aussi à celui qui aime, et
c'est là une indication très importante en ce qui concerne l'essence de la contempla-
tion. Rien n'est aussi libre que l'amour ; et en dehors de l'amour il n'y a pas de liberté.
Celui qui commence à aimer fait l'expérience d'une éclosion et d'une sortie du cercle
de son moi. Il doit seulement veiller à ne pas tomber, en devenant libre, dans un nou-
vel esclavage. Il peut, par exemple, dans l'amour, se rechercher inconsciemment lui-
même de nouveau : rechercher son propre plaisir, le partenaire devenant alors un
moyen en vue d'une fin, ou rechercher son propre avantage en s'appropriant les ri-
chesses spirituelles et matérielles du partenaire. Et cela dure jusqu'au jour où l'on re-
marque que l'amour s'est évanoui, parce que l'on s'est toujours déjà en cachette re-
cherché soi même. C'est ainsi que les signaux d'avertissement, simples et pourtant
sans cesse méconnus, sont érigés sur les voies de l'amour : l'amour rend libre, lorsqu'il
est désintéressé ; et il l'est, lorsqu'il (p. 117 :) est capable de renoncer, chez celui qui
aime, même à la jouissance, aux avantages, à l'absence de liens. Et comme aucun
amour terrestre n'est parfait dès l'origine, tout amour terrestre doit passer par cette
purification. Il faut qu'arrivent les instants, les périodes où l'amour est mis à l'épreuve
par le renoncement. Alors on aperçoit si l'enthousiasme de la première rencontre était
du véritable amour. Alors aussi le naïf premier amour, s'il était vraiment présent, est
purifié et approfondi au feu du renoncement.
Aussi le premier groupe de conseils ne fait il que recommander l'amour. L'amour est
le contenu et le but de la contemplation, c'est pourquoi il doit, dès le début, être di-
rectement recherché et réalisé. L'amour veut être auprès de l'aimé c'est pourquoi
l'orant se transporte en présence de Dieu ou plutôt : il rend concrète dans son esprit
cette vérité Dieu l'a toujours déjà transporté en sa présence particulière. Rien n'est
entre lui et l'amour éternel : « Un médiateur n'est pas requis, là où il s'agit d'un seul »
(Ga 3, 20). Tout ce qui se passera dans la contemplation se déroulera dans le cadre de
cette présence. Ce que j'entendrai de la Parole de Dieu, la lumière et la joie que j'y trou-
verai et y ressentirai par la grâce de Dieu, ce qui en résultera en louange pour Dieu, en
bienfait pour moi, tout cela recevra son sens de l'amour, sera le fruit de la présence et
de l'immanence mutuelles.
L'amour veut avoir l'aimé devant les yeux. C'est pourquoi le contemplatif fera sur-
gir cette image devant lui par un effort mental : par l'effort de ses « sens internes » et
de son imagination, il se représentera l'image du Verbe fait chair, Jésus, la manière
dont il était corporellement sur terre, dont il parlait, dont sa voix résonnait, dont il
s'entretenait avec les hommes, son attitude au cours de la prière, au cénacle, pendant
sa passion. L'intention du contemplatif n'est pas de se procurer une photographie réa-
liste, mais une image de l'amour. De l'amour auquel seul importe l'amour, l'amour
divin du Père par consé- (p. 118 :) quent, qui se manifeste ici dans son Fils, et plus pré-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
70
cisément dans toute la figure concrète et terrestre de ce Fils. C'est en faveur de cet
amour seul que l'orant cherche à se représenter la figure terrestre du Seigneur : non
afin d'y trouver une béquille pour sa faiblesse, qui ne serait pas encore capable de se
lancer dans le spirituel pur, mais pour chercher, voir, entendre, toucher l'amour de
Dieu sous l'humble forme par laquelle il a voulu se manifester à l'homme. Mais parce
que l'amour de l'orant cherche l'amour, parce qu'il cherche à travers la figure terrestre
(et sans jamais pouvoir y renoncer) l'amour divin il est toujours conduit du Jésus his-
torique au Christ mort, descendu aux enfers, ressuscité, monté au ciel, entré eucha-
ristiquement dans lÉglise, espéré dans son retour glorieux. Celui-ci seul est le Christ
complet, vivant, sur qui la Mort n'a pas d'empire, le « Christ de la foi », qui se donne
et se manifeste à l'orant qui aime, et le fait participer à sa vie éternelle glorifiée (Rm
6 ; 2 Co 5, 15 sqq). C'est Lui que l'amour cherche dans sa figure terrestre.
Et l'amour veut reposer et demeurer auprès de l'aimé. D'où le conseil : ne pas cher-
cher sans cesse, ne pas vouloir agiter des pensées toujours nouvelles, et dénicher des
aspects nouveaux, comme s'il importait dans la contemplation d'atteindre une pléni-
tude et une intégrité matérielles déterminées, mais porter une attention amoureuse à
la dimension profonde de chaque aspect particulier qui s'offre. Chaque parole de l'Ecri-
ture mène directement et verticalement dans les profondeurs de Dieu, donc au cœur
de la plénitude et de l'unité, où toutes les paroles et tous les aspects extérieurement
séparés se rejoignent. C'est lui, le Fils du Père, qui est cette plénitude. Lui seul est le
pain de vie dont notre âme a faim et qu'elle ne doit pas maintenant négliger pour aller
chercher une autre nourriture illusoire comme satisfaction spirituelle. En lui, elle doit
avoir ce qui lui suffit. A vrai dire, tout cela doit se passer selon la vérité. Autrement
dit, l'orant ne doit (p. 119 :) pas chercher à reposer dans ses propres sentiments mais
réellement dans le Seigneur ; il ne doit pas se refléter et se complaire inconsciemment
dans quelques pensées médiocres, qui lui sont venues par hasard, mais dans la vérité
toujours plus haute, toujours plus grande du Seigneur. S'il aime vraiment, il le pourra,
et, grâce à l'exercice, il le pourra toujours davantage, car ce n'est qu'en aimant qu'on
apprend un meilleur amour.
Et, sans doute, il y a aussi une ardeur de l'amour qui veut apprendre à connaître
l'aimé, l'observe, veut le contempler de tous les côtés et retenir ce qu'il a contemplé.
Et c'est aussi pour ce motif que le Verbe de Dieu s'est fait chair : il a voulu se laisser
ainsi contempler et toucher, pour l'amour du Père. A ce point de vue, la contemplation
n'est jamais paresseuse ; elle ne veut pas « dormir » auprès du bien aimé, mais veiller
et rester attentive, et se nourrir de toute « parole qui sort de la bouche de Dieu ». Ce-
pendant elle n'est pas curieuse et insatiable, mais sait apprécier la valeur du mets qui
lui est présenté aujourd'hui, et s'en contenter. C'est ce mets, et nul autre, qu'elle doit
aujourd'hui goûter intérieurement, de ce mets qu'elle doit tirer la joie et la force né-
cessaires pour le trajet qu'elle doit aujourd'hui accomplir jusqu'à la montagne d'Horeb.
Et elle apprend aussi à s’en tirer avec toujours moins de matière dans la contempla-
tion, parœ qu'elle est toujours plus capable de voir et de saisir dans le détail la pro-
fondeur et la totalité. L' « oraison de quiétude » à laquelle elle parvient tôt ou tard,
avec l'aide de la grâce, est une prière dans laquelle l'extensif est remplacé par l'inten-
sif, les évolutions variées de la pensée par une sorte d'intuition, qui, d'un seul regard,
englobe plus de choses que les regards de tous côtés que jette le commençant.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
71
C'est l'amour aussi, enfin, qui commande d'imiter l'aimé et de marcher à sa suite. Il
n'y a pas d'imitation mécanique possible lorsque le modèle est à la fois homme et Dieu.
Est possible ce que l'amour chrétien permet : (p. 120 :) un accompagnement tel que nous
en donne l'exemple des disciples et des saintes femmes, avec une obéissance humble
et naïve, et un droit d'imitation dû au Saint-Esprit qui nous met dans le cœur les sen-
timents du Fils de Dieu, pour que nous les incarnions dans la vie concrète. Le Seigneur
ne lésine pas avec le partage de sa propre vie ; et il appartient sans doute aux choses
les plus étonnantes de l'Évangile, que, avant même sa passion, il nous parle librement
de la croix que quiconque veut le suivre doit prendre sur lui chaque jour (Lc 9, 23). Il
semble presque ici que le Seigneur prend à son compte l'abus que les chrétiens feront
des mots d'imitation et de croix, en osant mettre déjà en relation avec le mystère inouï
de la rédemption les plus petites contrariétés de leur existence sur terre qu'ils parta-
gent avec tous. Mais la grâce du Seigneur nous permet de placer toute notre vie sous
la loi de la sienne, donc aussi de faire entrer, par la contemplation aimante, notre vie
dans la contemplation de la sienne pour la laisser se transformer sous cette lumière
jusque dans les décisions pratiques de la vie quotidienne. La plupart du temps, il ne
s'agit pas de choses compliquées, mais de la chose la plus simple de toutes : l'amour.
Le compliqué, nous le comprenons en général plus facilement que le simple, si grand
est l'effort que celui-ci, par sa simplicité même, exige de nous. De même qu'il y a pour
la connaissance une « oraison de simplicité », de même il y en a une pour la volonté
et le projet pratique : car ici aussi le commençant doit s'attarder auprès des détails de
son travail du jour et de son attitude intérieure, qu'il doit corriger d'après le modèle
du divin Maître – d'où la nécessité pour lui du contrôle, de l'examen particulier – tan-
dis que celui qui est déjà quelque peu exercé a le droit de diriger davantage son atten-
tion sur l'attitude totale du Seigneur, afin de la reproduire dans sa vie. Par là grandis-
sent la simplicité et la liberté, qui ont leur siège et leur essence dans l'amour lui-
même ; et l'orant grandit en s'éloignant de plus en plus (p. 121 :) du monde de la loi, qui
correspond à l'Ancienne Alliance et à la promesse de l'amour, pour entrer de plus en
plus dans la Nouvelle Alliance, qui consiste dans la manifestation du pur amour. Celui-
ci, par sa simple existence et par son rayonnement pénétrant, contient toutes les lois,
et c'est pourquoi il n'est plus placé « sous » la Loi.
Le second groupe de conseils pour le contemplatif concerne la division du temps de
contemplation. Mais il apparaît ici précisément que la liberté de l'enfant de Dieu est la
loi suprême. Il n'y a aucune division qui puisse s'imposer comme nécessaire, ou seu-
lement comme « convenable » ; tout au plus peut on proposer quelques conseils fa-
cultatifs. Et ceux ci, eux mêmes, ne peuvent s'offrir comme utiles qu'autant que la loi
de la contemplation, l'Esprit libre de Dieu, qui conduit le contemplatif dans une at-
mosphère de liberté, n'en est pas contrariée. La « méthode d'oraison » de saint Ignace
n'a jamais eu la prétention d'offrir ses services d'une autre manière. Les trois
« points », entre lesquels la matière de l'oraison est répartie, n'ont d'autre sens que de
faciliter à celui qui prie la rencontre avec le texte. Ils ont pour but d'empêcher que la
totalité de l'objet contemplé ne surprenne le sujet en lui donnant l'impression d'une
plénitude excessive qu'il est incapable de maîtriser. Tout au contraire, la plénitude doit
s'offrir comme une voie sur laquelle il est possible de s'avancer. Mais, dès que cette
voie devient pour l'orant une plénitude, dès qu'un point de vue invite au repos et à l'ar-
rêt, saint Ignace lui-même retire son échafaudage et place la loi de la liberté avant

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
72
toutes les autres. jamais, dans la prière, ce n'est un programme qui doit être exécuté,
un pensum qui doit être accompli. Dès que la Parole de Dieu me touche vraiment, je
dois tout laisser et la suivre. Dès que je me sens avoir des ailes et que je m'élève de
terre, les lois de l'air et de l'Esprit doivent entrer en vigueur. Et rien ne peut être né-
gligé là où la richesse de Dieu me rencontre dans la richesse de sa Parole.
(p. 122 :) Encore plus fragiles sont des divisions comme celle de la contemplatio igna-
cienne (Exercices, n° 106 sqq) : d'abord « voir » la scène d’Évangile et les personnes
qui y paraissent, ensuite « entendre » leurs paroles, enfin considérer leurs « actions ».
Ou bien, en se plaçant plutôt au point de vue du sujet, pour la meditatio : d'abord se
représenter par la « mémoire » l'événement objectif, ensuite en découvrir le contenu
par « l'entendement », enfin appréhender ce qui a été découvert par la « volonté » et
« l'affectivité », se l'approprier et l'introduire dans sa propre vie. Assurément, il n'est
pas difficile de donner à de tels schémas un certain sens anthropologique et théolo-
gique d'une valeur universelle : memoria, intellectus, voluntas, c'est pour saint Augus-
tin la triple essence de l'esprit créé, l'image de l'éternelle Trinité, de telle sorte que
celui qui suivrait cet ordre ne ferait en définitive qu'obéir à la loi fondamentale de son
être, et cela précisément dans la mesure où son être est tourné vers Dieu et ouvert à
lui (cf. l'interprétation de ce schéma chez E. Przywara et J. Lotz). Quelque chose de
semblable vaut pour l'autre schéma, puisque dans la série des actes : contempler, en-
tendre et faire l'incarnation progressive de la révélation divine venant à ma rencontre
trouve son expression ; à la vision correspond une « image », un « objet », situé à dis-
tance de l'œil. A « l'audition » correspond un son provenant de l'image et venant vers
moi, un son que je ne touche plus et n'embrasse plus du regard mais qui me touche et
me tient en sa puissance, moi qui ne peux me protéger de la vibration sonore. Et ce son
est finalement une action, un agir, de la part de Dieu ; action qui, en exigeant de moi
une réponse et en me conférant la grâce, me saisit et me transforme.
Ainsi ces schémas sont beaucoup moins artificiels qu'il ne pouvait le paraître
d'abord. Cependant ils restent, dans la mesure où l'on voudrait s'en servir, pour orga-
niser tout le temps de la contemplation (par exemple, un quart d'heure consacré à
« voir », le deuxième quart d'heure, (p. 123 :) à « entendre », le dernier, à considérer les
« actions »), absolument provisoires, c’est-à-dire ordonnés à la liberté. Cette liberté
n'est pas le cas limite, la réussite exceptionnelle, elle est le cas normal. Toute la doc-
trine de la liberté de saint Paul doit être appliquée id à la prière (Ga 5 ; Rm 8). L'amour
ne connait d'autre loi que lui-même, pourvu qu'il soit un véritable amour et que sa li-
berté ne soit pas mal employée comme une « lettre de franchise pour des convoitises
charnelles ». Mais pour cette raison même, la liberté ne s'attachera pas non plus avi-
dement à elle même, elle acceptera humblement et joyeusement tout secours raison-
nable qui s'offre et qui l'aide réellement. Elle s'en servira aussi longtemps qu'elle sera
réellement favorisée par là. Ce sera presque la règle normale, la règle ordinaire, surtout
pour les débutants, de commencer en suivant une méthode quelconque qui leur agrée,
puis de s'en détacher et de se lancer à la rencontre de l'inspiration et au hasard des dé-
couvertes personnelles. Mais l'on doit ressaisir aussitôt la rampe d'appui à l'instant où
l'élan propre s'immobilise, où l'on se fatigue et où l'on tombe dans le vide. C'est alors
qu'on se demande : D'où suis-je parti ? Quelle était la suite des idées ? Mais mainte
contemplation ne revient jamais à son point de départ, comme un projectile qui
échappe à l'attraction de la terre et s'évade dans l'espace.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
73
Les méthodes indiquent encore quelque chose qui fait revenir au premier groupe de
conseils : la courbe de la contemplation est la courbe de l'amour. La contemplation ne
doit pas rester un exercice purement intellectuel. Elle ne doit pas consister dans l'ana-
lyse des aspects d'un objet, dans l'extraction d'un sens caché, car « la science enfle,
mais l'amour édifie ». A travers tout ce qui est voir et entendre, il faut parvenir au
« toucher » (1 Jn 1, 2), au « contact » avec Dieu (Exercices, n° 20), il faut être saisi par
ce que les divines personnes « font » (Exercices, n° 108). Assurément la flamme de
l'amour jaillira normalement du bois de la connaissance, et souvent elle jail- (p. 124 :)
lira d'autant plus fortement que la connaissance sera plus profonde et plus existen-
tielle. Mais il ne faut pas, sous ce prétexte, s'attarder si longtemps dans l'intellectua-
lité que l'amour n'ait plus sa place et que même l'attitude foncière d'adoration s'éva-
nouisse, parce qu'on est tombé dans les subtilités et dans les fumées de la science.
Un troisième groupe de conseils met l'accent sur les vertus quotidiennes de l'amour.
Les instants suprêmes d'échange bienheureux sont rares dans la vie des amants ; ils
passent la plus grande partie de leur vie séparés, chacun allant à son devoir et à son
travail. C'est alors que l'amour doit prouver sa force et soutenir ceux qui aiment dans
la traversée des déserts. A présent, il devient la fidélité, la patience, l'humble service.
Grâce à la pensée de leur épouse et de leurs enfants, bien des hommes supportent le
vide et l'étouffante monotonie d'une profession dont ils ont perdu le goût depuis long-
temps. Par amour pour son mari, la femme supporte des semaines entières de solitude
à la maison pendant qu'il est en voyage. Bien plus, il peut se faire qu'avec les années
elle apprenne, par amour pour la personne de son mari, à supporter sa proximité cor-
porelle, sans jamais laisser remarquer le lourd fardeau qui lui est imposé par là. Dans
le même sens, la contemplation entre très vite – après quelques mois ou quelques an-
nées de premier enthousiasme dans un stade où la fidélité est mise à l'épreuve : est-il
vrai que nous avons sérieusement établi notre vie en fonction de la Parole de Dieu et
que nous voulons nous nourrir d'elle quotidiennement comme les hommes terrestres
de la nourriture terrestre ? Est-il vrai que nous faisons cela pour rendre hommage à
l'Amour divin, et non par un égoïsme spirituel qui veut s'enrichir lui-même ou amas-
ser des jouissances spirituelles ? Est-il vrai que nous avons conclu avec la Parole une
alliance nouvelle et éternelle, à l'intérieur de laquelle seulement il peut y avoir
l'échange d'amour et de vie qui était signifié par la conclusion de l'alliance et les pro-
messes de fidélité ?
(p. 125 :) Ou bien, nous qui, dans la vie civile, pensons n'avoir jamais assez pris posi-
tion contre les conséquences funestes du divorce, n'agissons nous pas, dans la vie spi-
rituelle, comme si l'alliance avec Dieu n'était conclue que pour un temps limité, tant
que nous y trouvons du plaisir ? Sommes-nous toujours comme de jeunes enfants qui
n'ont pas encore été placés devant un choix de vie définitif ? Ou bien, n'arriverons-nous
jamais à comprendre que l'essence du christianisme consiste précisément dans cette
fidélité définitivement donnée, et qu'aucune dureté de la vie quotidienne, aucune sé-
cheresse et peut être aucun éloignement de Dieu ne peuvent mettre en question ?
Partout où l'amour vit et présente sans voiles son mystère d'échange, partout où il
manifeste sa richesse par le geste des amants se dépouillant l'un devant l'autre et l'un
pour l'autre, on trouve un « gardien », une demeure protectrice, un cadre ferme et in-
violable. En Dieu ce troisième terme est le Saint Esprit, le témoin et le garant de

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
74
l'amour du Père et du Fils, l'objectivité de cet amour lui-même, son unité (puisque l'Es-
prit procède du Père et du Fils). Mais cette unité comme telle n'est pourtant pas iden-
tique avec les amants. Elle est aussi bien le fruit et par là la merveille de leur amour
– merveille qui invite et qui pousse à une rencontre toujours nouvelle – que son enve-
loppe et que son sceau d'authenticité. En elle il est ainsi garanti pour toujours et il peut
sans danger être vraiment lui-même. Dans l'alliance de Dieu avec Adam, avec Noë, avec
Abraham et avec le peuple juif au Sinaï, ce mystère trinitaire fut donné à l'extérieur :
l'alliance est l'objectivité de l'amour entre Dieu et l'homme qu'il aime, et c'est en elle
seule que la véritable vie de l'amour est possible.
Dans le Nouveau Testament, le mystère devient définitif. C'est pourquoi il y a le
cadre solide de l'Église, et d'une manière encore plus stricte, la structure de la vie chré-
tienne, dans celui qui fait le choix définitif de se donner indissolublement à Dieu, soit
dans le mariage, (p. 126 :) soit dans la vie des conseils évangéliques : ce cadre seul pro-
tège et cache le mystère nuptial merveilleusement frais, et devant être renouvelé
chaque jour, de l'amour entre Dieu et l'homme. La contemplation est installée au cœur
de ce mystère, elle doit participer à cette structure trinitaire, et elle le peut si elle se
comprend elle même non comme un amour de rencontre, une sorte de jeu, un choix de
ce qui vous plait pour en jouir, mais comme un amour qui s'installe avec la fidélité qui
caractérise l'essence de l'Église et son archétype, la Mère du Sauveur. Le rapport entre
« l'esprit » intérieur et la « forme » extérieure est le plus intime qu'on puisse conce-
voir (dans la foi) : les deux choses n'en font qu'une, toutes deux se présupposent,
S'édifient et se font croître réciproquement. Le « cadre » est la fidélité de l'amour, et la
fidélité est ce qui rend possible et maintient en mouvement la vie de l'amour. Lorsque
la fidélité est violée, c'est la preuve que l'amour n'existe plus : ainsi, dans l'Ancien Tes-
tament, la rupture de l'alliance était déjà considérée comme un adultère.
La vie de la contemplation est inéluctablement aussi une vie de tous les jours : elle
est faite de petites fidélités, de petits services, accomplis dans l'esprit de l'amour qui
facilite et réchauffe tout. Le soleil et la lumière du jour peuvent parfois, et même sou-
vent, se couvrir de brouillard et de nuages, ce n'est pas une raison pour suspendre le
travail quotidien. Id s'applique le mot de saint Paul : « Si quelqu'un ne veut pas tra-
vailler, qu'il ne mange pas non plus » (2 Th 3, 10). La prière contemplative est un tra-
vail. Celui-ci est accompli par amour pour l'Aimé qui « agit et travaille pour moi clans
toutes les choses créées » (Exercices n° 236), et qui n'a reculé devant aucun mauvais
traitement, pas même devant le supplice de la croix, pour m'apporter son amour. La
contemplation est un travail qui doit se prolonger même si, pour le contemplatif lui-
même, apparemment rien ne se montre : ainsi une femme fait entrer tout son amour
dans son (p. 127 :) travail manuel, même si celui qui portera le vêtement qu'elle confec-
tionne ne devait jamais remarquer ce qui y a été enfoui. La contemplation est un en-
tretien, dans lequel on s'efforce de n'être pas trop ennuyeux, de ne pas dire ou penser
chaque jour la même chose. On s'y efforce au contraire d'exploiter les dons de l'imagi-
nation et de la raison inventive pour offrir au moins à Dieu le peu de chose que je puis
tirer de moi même. Dans cet effort il reconnaîtra les gestes de mon amour et l'essai
d'une réponse à l'amour jamais inerte, toujours inventif, du Saint Esprit qui cherche à
me révéler chaque jour de nouveaux aspects de Dieu. La contemplation est un travail
qui doit être accompli avec une certaine sobriété (comme tout service de Dieu dans l'É-
glise, et comme toute la vie ecclésiale ; la sobriété est l'une des vertus les plus fré-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
75
quemment inculquées dans le Nouveau Testament), et qui pourtant ne doit pas
prendre un aspect dur et anguleux. C'est la sobriété des saints, qui s'accorde avec une
certaine douceur souriante, et celle-ci manifeste en tout ce qui est accompli la ten-
dresse et la docilité du cœur. De même que le Saint Esprit agit toujours délicatement
et suavement, et se manifeste à celui qui le cherche, non au cours d'une contestation
dramatique avec Dieu, mais dans le signe le plus faible et le plus humble nous indi-
quant l'amour, de même aussi le cœur qui veut pouvoir discerner cette illumination ca-
chée de l'Esprit.
La « sécheresse » n'est donc pas du tout à considérer a priori comme une pénitence
et un destin tragique imposé, mais d'abord comme la « forme quotidienne » normale
de l'amour. Celui-ci a coutume, au fond, de commencer par ses formes exceptionnelles,
pour parvenir par ce détour à son état normal. C'est pourquoi aussi la sécheresse n'a
dans la contemplation rien d'effrayant ou d'alarmant, mais au contraire quelque chose
de rassurant. Mais de même que l'amour n'est pas étouffé par la monotonie de la vie
quotidienne, mais l'illumine au contraire par mille inspirations et sait la renouveler (p.
128 :) chaque jour par de petites choses, ainsi en est-il de la contemplation. Chaque jour
le contemplatif doit se présenter devant le Dieu éternellement jeune et qui ne vieillit
jamais ; les prairies divines fleurissent aussi lumineusement et diversement que ja-
mais, et l'homme reçoit sans cesse les sens intérieurs correspondants lorsqu'il veut s'en
servir. Sa fatigue, sa satiété, son manque de courage et son amertume, tout cela ne se
trouve qu'en lui. Et puisque Dieu tient prêt tout ce qu'il faut pour le rafraichir, lui qui
soupire sous le fardeau, il ne peut se plaindre de rien. Il doit prendre virilement cou-
rage, et secouer de lui ce qui lui pèse et l'attire vers le bas. Il doit se rendre et repartir
d'un bon pas.
Cette foi maîtresse d'elle même, fidèle à elle même et logique avec elle même, consti-
tue l'élément vrai, voulu par Dieu, de pénitence dans la prière. Car l'amour et ses lois
ne sont jamais quelque chose que nous pourrions accepter à contre-cœur et par « es-
prit de pénitence ». Mais c'est au contraire tout ce qui, en nous-mêmes, nous empêche
de nous livrer à l'exercice de l'amour, qui est à vaincre en esprit de pénitence et par pé-
nitence, et à écarter de nous. Et l'amour exercera une force suffisante d'attraction pour
donner à une telle pénitence un caractère de grâce et même de joie cachée. Cette pé-
nitence qui prépare à l'amour et y tend se combine ainsi par avance avec celle qui nous
est donnée, confiée par l'amour et qui nait de l'amour lui-même : pénitence qui,
consciemment ou inconsciemment, l'homme la voyant ou ne la voyant pas, est accom-
plie par amour pour les fins et les besoins de l'amour. Dieu emploie, dans son plan de
salut, la foi non sentie, le don sans perspective de retour, l'espérance aveugle qui ne
rencontre apparemment que le vide : vers qui se tournera-t-il, sinon, par dessus tout,
vers les contemplatifs, qui, par état pour ainsi dire, offrent ces actes au Verbe de Dieu ?
Dieu peut donner à l'amour contemplatif lui-même l'aspect de l'épreuve lourde à por-
ter, de la nuit, de la tâche presque irréalisable. Nous (p. 129 :) n'aurons que rarement le
droit de supposer ce caractère (car nous devons toujours incriminer d'abord notre
propre tiédeur), et nous devrons nous en ouvrir de préférence à notre directeur de
conscience pour le faire contrôler. Ce n'est que grâce à ce contrôle qu'il est aussi sans
danger de se savoir soi même sur les voies imposées d'une « nuit » spirituelle. La nuit
apporte avec elle sa propre protection ; celui qui « trébuche » en elle ne tombe pas,
parce que Dieu le soutient, Dieu qui l'a lui-même introduit dans cet état ; mais cette

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
76
protection que la nuit forme elle même et dispose autour du contemplatif, doit, selon
la règle normale, manifester,expressément son côté ecclésial : c'est précisément parce
que le Saint-Esprit conduit ici le contemplatif d'une façon particulière, que celui-ci a
besoin en même temps d'une direction ecclésiale. L'amour de l'affiance est, dans le
mystère de la nuit, plus exposé que jamais, c'est pourquoi le Seigneur de l'alliance
veille jalousement sur lui et place presque toujours le gardien officiellement mandaté
à la porte.
Mais personne ne peut aller au devant de ces voies en vertu de sa décision propre ;
elles sont et restent des voies d'élection et de mission particulière. Pour tous, sont ou-
vertes et nécessaires les voies de la « purification » de l'amour, et ces voies n'ont pas
inconditionnellement à revêtir la forme de la nuit de la croix. Dieu peut purifier de
l'égoïsme l'espérance d'un croyant, sans la faire passer par le renoncement à toute es-
pérance, par « l'amour pur' » du crucifié qui n'attend plus rien pour lui-même. Il y a
aussi la voie facile et lente de la vie quotidienne, la « petite voie », telle que la petite
Thérèse l'a empruntée. Qui voudrait mesurer si elle exige moins ou tout autant ? Ca-
ractéristique pour elle demeure le « sourire », c’est-à-dire en ce qui concerne la prière
contemplative la condition préalable de l'amour, fournie par l'orant. Se hâter à la ren-
contre de la Parole de (p. 130 :) Dieu, toujours avec la même disponibilité, que l'on soit
aujourd'hui intérieurement alerte ou fatigué. Apporter à la Parole de Dieu le même in-
térêt, la même attention, bien plus, la même joie, que l'on soit « disposé » d'une ma-
nière ou d'une autre. Ne pas faire de la disposition subjective accidentelle un élément
objectif de la prière. Grâce aux réserves de la foi et de la joie divines et ecclésiales,
fournir le supplément de joie, lorsqu'elle n'est pas suffisamment présente subjective-
ment aujourd'hui. Peu te en effet d'où elle provient, et il n'est pas nécessaire d'être in-
troduit dans l'entretien avec Dieu, de même qu'il importe peu à l'invité de savoir dans
quel magasin la servante ou la maitresse de maison a acheté les mets. C'est le « sou-
rire » de Thérèse : quelque chose qui est tout près des « bonnes manières » et de la
« bonne éducation » de jadis, et qui n'a peut être dû être mis en un tel relief doctrina-
lement aujourd'hui dans l'Église que parce que la chose est sur le point de se perdre
dans les relations humaines. La noblesse et la bonne bourgeoisie connaissaient ces
formes de relation, qui appartenaient aux convenances, au style de vie, et non spécia-
lement à « l'exercice des vertus ». C'est la manière dont on reçoit des hôtes, toujours
dont on ne laisse pas remarquer des dispositions et des humeurs, même si elles sont
présentes, la manière dont on sait entretenir la conversation, même si on n'y est pas
disposé, ou si l'interlocuteur est stérile. C'est aussi la manière dont on montre de l'in-
térêt (sans « faire semblant »), même si notre inclination propre nous porte ailleurs
pour l'instant. Naturellement ces choses et bien d'autres, comme tout ce qui est pré-
cieux, sont exposées sur le plan purement humain, au danger de formalisme et de sclé-
rose, mais elles ne le sont pas sur le plan spirituel, parce que les règles de convenance,
dans l'entretien avec Dieu, sont apprises et observées sous la conduite de l'Esprit
Saint, qui est l'Esprit d'amour. Et si, dans l'ordre humain, elles conduisent souvent
(mais pas du tout nécessairement) à l'absence de liberté, comme par (p. 131 :) exemple
dans un cérémonial de cour extrêmement raffiné, elle ne sont au contraire, dans l'ordre
spirituel, que des règles de liberté : règles qui nous montrent comment, dans la mo-
notonie apparente de la foi quotidienne et dans le cadre apparemment rétrécissant de
la fidélité à la contemplation – et non ailleurs ! – la libre plénitude de la Parole divine

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
77
prend forme dans notre vie elle même, et nous fait passer de l'étroitesse terrestre à la
merveilleuse immensité divine.

IV. DERNIER TEMPS


La contemplation devient réalité dans un présent historique du monde. Ce présent
contribue à la déterminer comme elle même contribue à le déterminer. Elle est contem-
plation dans le temps de l'Église, ou dans le dernier temps, comme l'Écriture l'appelle.
Elle est donc contemplation entre les deux parousies du Seigneur, en un temps parti-
culièrement destiné et approprié à la contemplation. Jamais, dans l'Écriture, l'idée d'un
prochain retour du Seigneur n'est fiée à l'idée que le chrétien doit utiliser le temps de
l'Église qui lui reste pour une action le plus possible étendue et embrassante. La pa-
role, « agissez tant qu'il fait jour », se rapporte au temps de la vie, non pas au temps
historique, mais au temps de grâce qui n'est pas un temps indéfiniment disponible,
mais toujours le temps même d'aujourd'hui (2 Co 6, 2 ; Hb 4, 7). Comme temps d'at-
tente de la parousie, comme temps où l'on « demeure » après le départ de l'Époux,
ainsi que saint Jean décrit particulièrement l'existence chrétienne, bien plus, comme
temps d'attente dans le désert, en face d'un dragon inlassablement actif – et qui n'est
si actif que parce qu'il « sait que ses jours sont comptés » –, l'existence ecclésiale est
même tout spécialement contemplative (Ap 12, 12 sqq.). Le chrétien est actif, dans la
mesure où lui (et le monde avec [p. 132 :] lui) ne correspond pas encore à l'état qui lui
est déjà foncièrement ouvert en réalité par la rédemption accomplie du Christ. Mais il
ne peut être actif dans cet effort de correspondance (en allant toujours de l'Ancienne
à la Nouvelle Loi) que s'il l'est en vertu de la grâce déjà reçue de la Nouvelle Loi, donc
en vertu de la contemplation.
Dans le dernier temps, qui est celui de l'Église, il ne peut, au point de vue de l'his-
toire du salut, plus rien arriver de « nouveau ». Tout est « accompli », mené à sa fin,
et le vainqueur « attend désormais que de ses ennemis lui soit fait un marchepied. Car,
par une oblation unique, il a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il sanctifie » (Hb 10,
13-14). Le Saint Esprit qui nous introduit dans la plénitude du Christ et nous l'ex-
plique jusqu'à la fin du monde, d'une manière toujours plus riche et plus profonde,
puise dans une source qui, considérée historiquement, se situe dans le passé. Et le
contemplatif lui aussi ne peut faire autrement que de tourner son regard vers le passé.
De ce fait, le chrétien va contrairement à la poussée de l'histoire qui court torrentueu-
sement : vers l'avant, et sa tendance contemplative ne peut que constituer un scandale
pour l'homme qui reste enfermé dans l'histoire.
L'Église, dans le « désert » du temps d'attente, possède une parenté avec la phase
finale de l'Ancien Testament : le peuple en exil (et de même, après l'exil, rien de nou-
veau ne commencera plus au fond, au point de vue de l'histoire du salut) a l'occasion
de s'approfondir par la contemplation, grâce au recul auquel il est contraint, dans l'his-
toire passée du salut. C'est le temps où la « théologie » prend naissance, le temps des
livres de Sagesse qui, dans l'Écriture Sainte elle même, inaugurent le travail de
réflexion sur l'histoire de l'Alliance. C'est alors seulement que les livres de Moïse peu-
vent recevoir leur rédaction définitive, parce que l'intelligence historique du salut est,
mûre pour ce qui a été accompli, c'est alors que l'événement inoui de l'Alliance peut
être exprimé en (p. 133 :) mots et en images appropriés. C'est ici que les traditions orales

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
78
et les sources isolées s'unissent et s'achèvent en un seul tout, sous l'inspiration du
Saint Esprit. Ici la révélation se contemple finalement elle même dans les livres sa-
pientiaux qui mettent en relief les connexions, découvrent les raisons, dégagent les en-
seignements et les applications, et font tourner l'ensemble à la louange de Dieu et à
l'utilité des croyants.
Mais dans cette contemplation qui dégage quelque chose de glorieux et de
transfiguré, une nouvelle chaleur et une nouvelle humanité, et qui peut à peine soute-
nir l'éclat de la splendeur contemplée, il y a cependant un danger : se reposer dans la
sagesse contemplative et y trouver une satisfaction qui ne lui permet plus d'être suffi-
samment ouverte à l'attente historique du peuple. La marche à travers le désert, le
Sind, la conquête de la Terre promise, l'époque des juges, des rois, des grands pro-
phètes : tout cela avait conscience d'être ordonné à un événement futur : c'était un pré-
sent qui obligeait, mais pour l'amour d'un avenir. Ce fut le danger de la contemplation
finale de vouloir se procurer elle même et intégrer en elle la relation présente et mes-
sianique manquante en la remplaçant par un penchant toujours plus fort pour la
« mystique » sous la forme des apocalypses. Il s'agissait là d'une science secrète, ap-
puyée, il est vrai, à des formes prophétiques, mais s'en détachant toujours davantage
et S'ornant de plus en plus d'éléments cosmologiques et psychologiques. Cette science
avait pour objet des mystères supraterrestres relatifs à l'au-delà. A la place de l'audi-
tion de la Parole, apparaît en Israël la curiosité religieuse qui est une forme de dé-
composition de la contemplation. De concert avec le moralisme pharisien, elle empê-
cha la réception du message prophétique du Baptiste et de la prédication eschatolo-
gique de Jésus.
La contemplation ecclésiale devra donc, dans sa situation analogue, se garder d'un
danger analogue : laisser disparaître le futur eschatologique dans une simple « mys- (p.
134 :) tique » qui doit être créée par la contemplation ellemême et dont la légitimité re-
lative est, dans le Nouveau Testament, encore moins à contester que dans l'Ancien. Car
maintenant les biens salutaires sont secrètement, mais vraiment présents. Le Christ est
ressuscité des morts et il vit, en tant que glorifié, au dessus de son Église et en elle.
Saint Paul et saint Jean, chacun à sa manière, mettent l'accent sur l'état réel du croyant,
mort et ressuscité avec le Christ, et du baptisé qui se nourrit de la chair et du sang du
Seigneur. La contemplation, ainsi considérée, pourrait apparaître comme la voie par la-
quelle la vérité crue pourrait devenir, dans une certaine mesure, une vérité vue et peut
être expérimentalement éprouvée, une anticipation du ciel auquel le croyant – en
termes platoniciens – appartient déjà par son « esprit », tandis qu'il ne reste lié que
secondairement, selon sa chair, à l'ancien éon. L'Église apparaît alors (chez un Origène,
par exemple) comme la gloire du Christ dans le temps, comme le reflet du Seigneur cé-
leste sur la terre ; en elle le Christ se contemple lui-même et la contemplation ecclé-
siale est une participation de grâce à cette connaissance de soi même glorifiée et éter-
nelle.
Sans cesse, au cours des temps, un élément mystique a cherché à se rendre absolu
de cette manière. Depuis le début de l'ère chrétienne, à la limite de l'orthodoxie, dans
l'origénisme extrême et plus tard dans le palamitisme de l'Orient, mais aussi dans les
doctrines de contemplation monacales et unilatérales du Moyen Age et dans certaines
doctrines plus récentes, ouvertement gnostiques (de Jacob Bœhme à Schelling), il a

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
79
menacé le caractère authentique de la contemplation ecclésiale. Ce danger consiste à
réduire l'historicité du christianisme au rapport universel, pré historique, de Dieu et
de l'homme, du temps éphémère et de l'éternité constamment cachée au dessus de lui
et en lui. On peut considérer comme caractéristique de ce processus que même le pas-
sage de l'Ancienne à la Nouvelle Alliance, de la pro- (p. 135 :) messe à l'accomplissement,
est ramené à la mesure la plus faible par la spiritualisation mystique. Dans cette in-
terprétation les mystiques de l'Ancienne Alliance appartiennent déjà à la Nouvelle Al-
liance : au Sinaï et sur l'Horeb, ils contemplent Dieu dans sa ténèbre lumineuse, ils vi-
vent déjà, dans le Cantique des cantiques, du mystère nuptial entre Dieu et l'âme, et
seul le peuple vulgaire, incapable de contempler, a encore besoin d'un avènement char-
nel du Verbe.
L'Ancien Testament, sans doute, est à interpréter en fonction du Nouveau. Non pas
de telle sorte cependant qu'on supprime ou sous estime à cette occasion la différence
qui les sépare et le pas historique que soulignent si fortement et d'une manière si ef-
frayante la réprobation des juifs et l'élection des païens. Mais de telle sorte que la pré-
sence cachée du Nouveau dans lAncien ne puisse être considérée qu'en union avec le
cours historique de l'Ancien se rapportant au Nouveau. C'est dans ce cadre que l'exis-
tence de l'homme croyant sur terre est exprimée, et la Nouvelle Alliance elle-même,
malgré toute la transformation et tout l'accomplissement qu'elle signifie, ne peut pas
supprimer ce double rapport. Le centre du temps est la vie de Jésus sur terre, entre sa
conception et sa mort. Vers ce centre court l'Ancien Testament, à lui se rapporte ré-
trospectivement le temps de l'Église, qui est un reflet de l'Ancienne Alliance. Mais
l''Ancienne Alliance vient de l'événement de la création, et la Nouvelle se dirige vers
l'événement du retour du Christ. Pour l'Ancien Testament, l'apparition du Messie ne
fait qu'un avec le jour du Seigneur : jugement sur les peuples, salut d'Israël, entrée
dans le sabbat du Seigneur, qui correspond à la création et accomplit sa promesse.
Pour le Nouveau Testament, le regard en arrière de Jésus ne fait qu'un avec le regard
sur sa parousie glorieuse attendue dans l'avenir, le jugement caché accompli à la croix
recevra sa manifestation au jugement dernier, dans lequel le Jour du Seigneur com-
mencé avec la venue du Messie trou- (p. 136 :) vera son accomplissement. Ce n'est
qu'ainsi, par cette rencontre mutuelle de l'Ancien et du Nouveau Testament dans le
Christ comme centre qu'ils aperçoivent comme leur unité intérieure et leur pénétration
réciproque, que les horizons eschatologiques se ferment eux aussi autour de ce centre :
au sabbat divin du commencement correspond celui de la fin ; à l'œuvre de la création
« achevée depuis la fondation du monde » par le repos divin correspond le dernier sab-
bat, vers lequel les juifs n'ont pas fait route, mais vers lequel le nouveau « peuple de
Dieu » marche, lui auquel « encore un repos – celui du sabbat – est réservé » (Hb 4, 3
9).
« Craignons donc, alors que la promesse d'entrer dans son repos vaut encore, crai-
gnons que quelqu'un d'entre vous ne semble s'en être exclu. Nous en avons, tout
comme eux reçu la bonne nouvelle » (Hb 4, 1 2). Ici Jésus reprend à son compte le
commandement qui avait été donné aux juifs et l'inculque aux siens : celui de
« veiller » en tout temps de la nuit, ce qui ne signifie pas seulement un état corporel
de veille, mais un état intérieur de préparation et d'équipement pour un événement qui
arrivera certainement, mais qu'aucune connaissance mystique ne peut supputer ou
apercevoir : « Soyez sur vos gardes, veillez ; car vous ne savez pas quand ce sera le mo-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
80
ment » (Mc 13, 33). Videte, vigilate, orate. La « vision » requise pendant le temps d'at-
tente a sans réserve le caractère d'une attention prètée à ce qui doit arriver dans l'ave-
nir ; d'une observation attentive qui a sa raison dans une ignorance ineffaçable. Ce ca-
ractère fait partie de la contemplation néo testamentaire et fait d'elle le pendant de
celle de l'Ancien Testament. Et c'est une veille comme « prière », comme ouverture du
cœur à Dieu qui peut venir et surprendre en tout temps, et qui fait tout dépendre de
cet état de veille au moment de cette arrivée subite : ceux qui l'auront servi par l'at-
tente, il se mettra à leur service, mais les endormis qui n'ont pas pris la peine de le re-
connaitre, resteront devant la porte (p. 137 :) fermée, car lui non plus il ne les reconnai-
tra pas. C'est une veille comme prière (Vigilate itaque omni tempore orantes. Lc 21, 36),
à tel point qu'une prière sans veille, sans regard sur le Seigneur qui doit venir, ne se-
rait plus une prière chrétienne. C'est donc une prière qui ne fait pas disparaître l'es-
chatologie dans la mystique, ni le service d'attente de l'Église terrestre dans un avant
goût de la béatitude avec l’Église céleste, même si le Seigneur de toute l'Église accorde
à l'Église attendant sur terre, quand et autant qu'il lui plait, des pressentiments, des
certitudes, des vues anticipées, sur ce qui est futur pour elle et qui est constamment
présent pour le ciel.
Ce sont là des cadeaux qu'elle ne doit pas repousser (un « eschatologisme consé-
quent » le fait, lui qui abhorre toute mystique). Mais elle ne doit pas non plus s'y sus-
pendre, ni en faire le but exclusif, normal et spontanément poursuivi de la contem-
plation chrétienne. Elle doit vouloir demeurer avec le Fils (Mc 13, 32) dans ce non sa-
voir qui est approprié à l'existence terrestre et qui est le meilleur pour elle, parce que
seul celui qui ne sait pas peut réaliser en lui l'égale disponibilité du cœur qui remplit
tous les instants du temps. Celui qui « saurait », parmi les pécheurs chargés de la faute
héréditaire – sauf qu'il serait par instants transporté dans le ciel –, remplirait infailli-
blement les intervalles avec d'autres choses. Dans la « veille », il y a un facteur de dé-
cision, et ce facteur ne se laisse pas écarter de l'idée de contemplation chrétienne. Au-
tant il est vrai que cette décision est prise une fois pour toutes par Dieu, autant il est
vrai aussi qu'elle doit être réitérée sans cesse et conservée dans sa fraîcheur par
l'homme temporel. Veiller une nuit entière est une lutte contre le sommeil, un effort
constant de reprise de soi et de redressement, une résistance contre puissances phy-
siques et humaines de la pesanteur, de l'habitude et de la convention. A quoi bon
veiller, lorsque « tout » dort. A quoi bon surveiller l'horizon, lorsque nulle part ne se
montre même un indice (p. 138 :) du retour du Christ ? La tension intérieure, qui appelle
les chrétiens à une décision toujours nouvelle en faveur du Seigneur qui a vécu histo-
riquement et qui doit revenir à la fin des temps, reste incompréhensible aux in-
croyants. Elle est un signe caractéristique de l'historicité de la foi chrétienne.
A partir d'ici, le service fibre d'amour du contemplatif décrit plus haut reçoit encore
une fois une lumière nouvelle. Le service personnel envers la Parole de Dieu, qui est
apparu comme sens du réel, fidélité et sobriété dans la vie quotidienne, reçoit mainte-
nant son fondement théologique définitif. Le service complet, tel que l'Église le com-
prend dans sa liturgie – mot qui veut dire prestation de service –, inclut toujours les
trois dimensions temporelles : il est un service envers le mystère du Fils apparu dans
la chair (Vigilate mecum, Mt 26, 38), un service envers le mystère du Verbe continuel-
lement présent en secret et advenant dans l'Église, et un service envers le mystère pro-
fondément caché du Verbe incarné revenant à la fin des temps. Le feu allumé dans

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
81
leurs cœurs par le voyageur qui accompagne les disciples d'Emmaüs est un feu s'éle-
vant d'un entretien qui a pour objet l'histoire passé du salut, mais celle-ci est expliquée
par le Seigneur présent, et elle allume dans les disciples l'ardent désir d'obtenir, dans
l'avenir, la vision ouverte du Seigneur disparu.
Le facteur eschatologique dans la contemplation chré tienne est ainsi intérieurement
de nature à promouvoir le facteur contemplatif dans l'Église. La lutte contre la ten-
dance contemplative, qui est parfois menée au nom de l'eschatologie, est une méprise.
Une réaction de ce genre n'est légitime que s'il s'agit d'un correctif en face d'une ac-
centuation exagérée de la contemplation mystique considérée comme une contempla-
tion intemporelle, où l'on « s'abîmerait » dans la présence de l'éternité. Une telle
contemplation perdrait très vite même le sens pour la parole de Dieu, et pour « l'au-
dition » de cette parole, (p. 139 :) c’est-à-dire pour la foi, et le remplacerait par une « vi-
sion » cachée ou ouverte. Ce n'est que lorsque l'on sait que le Verbe de Dieu doit re-
venir à la fin des temps, que l'esprit reste en éveil pour cette vérité : le Verbe est venu
historiquement au milieu du temps, et il vient chaque jour de nouveau, en un sens qui
ne peut être évacué par aucune vision et par aucune intellection, pour l'Église tout en-
tière et pour chaque homme qui prie en elle. Ce n'est que dans cette expérience du
Verbe venu, à venir et présent, que l'Église de ce moment de l'histoire peut être à la
hauteur de sa tâche. Elle ne doit pas l'accomplir à la hâte, comme si le Verbe n'avait
pas lui-même déjà tout accompli, mais pas non plus avec négligence, comme si elle
pouvait dès maintenant se mettre au repos sur le Thabor sous les trois tentes de la
contemplation. En puisant dans la plénitude de ce qui a été accompli par le Seigneur,
elle peut attendre le Seigneur et agir en marchant à sa rencontre. En puisant dans la
paix de l'éternité promise et donnée sous forme « d'arrhes », elle peut, avec l'Esprit,
exprimer son ardent désir par le cri : « Venez, Seigneur ! »
Elle peut garder en elle même et développer la grande tradition contemplative de
l'Orient chrétien, et par là aussi ouvrir en elle une place à un bien de l'humanité qui
risque de se perdre dans l'Asie d'aujourd'hui. Mais elle ne doit pas le faire comme s'il
s'agissait d'une pratique d'absorption dans l'absolu, autour de laquelle on aurait jeté
un petit manteau de christianisme. Elle doit développer ce bien comme sa propre
contemplation qu'elle possède par droit de naissance, et qui lui permet, à elle qui se
tient sur les sommets du monde, de jeter les yeux vers l'éternité promise. A cette ten-
tation et à cette confusion, la contemplation chrétienne sera sans doute exposée même
intérieurement jusqu'à la fin. Mais elle a aussi le pouvoir de se renouveler par la foi, et
peut étre de s'approfondir toujours davantage à travers les temps, dans la ligne de sa
nature propre et en déployant sa plénitude (p. 140 :) dans toutes les directions. Il y a bien
des côtés de la vie contemplative actuelle dans l'Église qui présentent d'une manière
vivante, mieux qu'autrefois, la plénitude des aspects ecclésiologiques et sotériolo-
giques du christianisme. De même, les aspects théologiques vécus par les différents
ordres religieux s'intègrent mutuellement toujours plus parfaitement en une totalité.
L'aspect eschatologique n'est pas toujours facile à faire entrer dans la spiritualité de la
contemplation. Mais la situation totale de l'Église le fait toujours apercevoir nettement,
et par là il s'introduit aussi dans la contemplation.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
82
DEUXIÈME PARTIE

L’OBJET DE LA CONTEMPLATION
CHAPITRE
______ I

Le Verbe devient chair

L'objet de la contemplation est Dieu. Nous n'écoutons la parole de Dieu, que parce
qu'elle est la parole de Dieu. Nous ne contemplons la vie de Jésus, que parce qu'elle est
la vie du Fils de Dieu. Nous ne prêtons attention à quelque chose dans l'histoire du
salut : à la création et au langage qu'elle constitue, aux prophètes de l’Ancien Testa-
ment, aux Apôtres et à l’Église, à ses saints et à ses prières, à ses enseignements et à
ses sacrements, que parce qu'à travers tout cela c'est le salut de Dieu qui vient à nous.
Nous ne pouvons pas contempler Dieu sans ces chemins qui mènent à lui, qui nous le
révèlent, sur lesquels il se révèle lui-même et nous donne de le rencontrer. jamais nous
ne verrons Dieu, même dans la « vision à découvert » de l'éternité, autrement que dans
sa révélation incompréhensiblement libre, donc, par un don de lui-même, par une sor-
tie de Son être et de Son abîme inaccessibles, grâce à laquelle il franchit le gouffre
infini qui nous sépare de lui. Car une créature, peut tout être, sauf une seule chose :
Dieu. jusque dans les racines de son existence et de son essence, elle reste différente
de lui, pour toujours. Et plus elle s'approche de lui par sa volonté et par sa connais-
sance, plus elle éprouve profondément l'abîme qui la distingue de Celui qui « est le
Tout » (Si 43, 27) et qui ne connaît en Lui aucune (p. 144 :) différence (Non aliud). Et
qu'il y ait en dehors du Tout, en dehors de l'océan de l'être, quelque chose comme un
non tout, comme un presque rien, non pas l'être, mais ce qui est de quelque manière
et auquel l'existence ne convient pas nécessairement, mais ne fait que « survenir »
(esse accidens) : c'est là, assurément, ce qui est digne de question, digne d'étonnement,
ce qui est à proprement parler incompréhensible et exige que l'être soit sans cesse in-
terrogé sur le sens de cet « à peine existant ». La créature est une question constante
adressée à Dieu. En exerçant son acte d'être, comme réalité spirituelle, elle ne peut
faire autrement que se distinguer sans cesse de Lui et par là se rapporter à Lui. Dieu
est celui qui est foncièrement, et de toutes les manières imaginables, autrement consti-
tué que moi, et c'est pourquoi il est la solution de la question que je suis. C'est seule-
ment par le regard sur lui qu'il peut y avoir une espérance définitive de salut. Qui veut
savoir ce que cela veut dire n'a qu'à lire les psaumes et à en faire sa prière : « Le Sei-
gneur est ma lumière et mon salut ; qui pourrais-je craindre ? » « Mon cœur crie vers
toi, je te cherche, Seigneur, je cherche ta face. Montre-moi, Seigneur, tes voies, conduis-
moi par une route aisée. Je crois fermement que je verrai la bonté du Seigneur dans le
pays des vivants. » Chaque impression produite par les circonstances de la vie devient
un regard sur lui, une parole qui lui est adressée et un souvenir de lui ; chaque situa-
tion de vie s'éclaire, lorsqu'elle est considérée en pensant à lui et rapportée à lui. C'est
la misère et la splendeur, la faiblesse et la dignité de l'homme, de devoir et de pouvoir

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
85
se rapporter ainsi à Dieu : de ne pouvoir être que par Dieu, sans jamais pouvoir être
Dieu ; de ne pouvoir s'accepter lui-même, et particulièrement tout le monde qui l'ac-
compagne et l'entoure, que si ce grand Non et ce grand Oui, scellés dans le fondement
de son être, sont redis par lui : Non, je ne suis pas Dieu. Oui, j'ai besoin de Dieu
comme de mon principe et de ma fin. Aucun être particulier n'est l'Être, mais (p. 145 :)
aucun n'est sans l'Être, et chacun n'existe que comme relation et renvoi à l'Être.
C'est pourquoi les sages de ce monde et les contemplatifs ont toujours cherché à
considérer l'être fini dans son rapport à l'Être. Qu'ils aient souvent désigné par l'Être
la totalité du monde, c'était là une traduction défectueuse de leur intention de nommer
par l'Être ce qui englobe et fonde tous les êtres particuliers. Seulement ils ne s'avi-
saient pas que le tout du monde ne peut pas être d'une autre qualité que les parties.
Souvent aussi ils ont su voir clairement le dépassement qui va de la qualité de tout
existant au caractère « tout autre » de l'Être, et toute la force de leur contemplation se
trouvait alors dans leur effort de dépassement en esprit. Par l'évanouissement de l’être
fini, de ses limites, de toute sa manière d'être, donc aussi par l'évanouissement des ex-
périences, des pensées et des états qui lui correspondent, ils cherchaient à ressentir
quelque chose de l'Être qui fonde tout. Ce peut être une contemplation esthétique,
éthique, théorique, ou même spécifiquement religieuse, selon la faculté prédominante,
ou le point de vue objectif prédominant, avec laquelle, ou à partir duquel le dépasse-
ment est tenté. Mais quel espoir pourrait il y avoir que l'un ou l'autre de ces efforts
puisse conduire ailleurs qu'à cette intuition : aucun existant n'est l'Être, il y renvoie,
mais ne le montre pas. Il ne peut qu'attester, par sa mort, la Vie, qu'il n'est pas.
Il n'y avait plus qu'une issue : que l'Être infini et éternel s'exprimât lui-même dans
un être fini, pour acquérir en lui une présence et une manifestation, une épiphanie et
une parousie. Alors nous pourrions entendre dans la parole finie la Parole infinie,
contempler dans l'image finie l'archétype éternel et sans image. Notre contemplation
est maintenant l'approche tâtonnante du mystère de l'union hypostatique, deux na-
tures s'unissant dans la personne du Fils de Dieu. Union qui n'a pas seulement pour
but de créer une communauté où l'on est simplement l'un (p. 146 :) auprès de l'autre,
mais qui est expressément une manifestation de soi même, une expression, une expli-
cation et une présentation de l'Etre éternel aux êtres temporels. Nous devons, dans
l'audition, la vision, et le toucher d'une figure terrestre, entretenir des relations avec
l'éternel « Verbe de vie », qui est auprès de Dieu et qui est Dieu lui-même.
Sans doute, il y a aussi le procédé de la foi toute simple, qui enferme en une propo-
sition, en une simple formule, le mystère des deux natures dans l'unique Personne, et
qui se contente humblement d'en rester là. Cela n'est pas encore la contemplation.
Celle ci naît lorsque l'abîme du mystère commence à l'illuminer pour l'esprit croyant,
et à se manifester dans son caractère d'abîme. Non que l'on cherche à douter ou à dé-
placer les bornes immuables posées par la formule dogmatique pour en assouplir le
sens, mais on est saisi par un effroi descendant jusqu'au fond de notre être. Pas un ins-
tant, certes, on ne peut oublier que le mystère de Jésus-Christ ne peut être situé qu'au-
delà de toute expérience de Dieu accessible à l'homme naturel, et même à l'homme
concret, historique, au-delà de l'intuition que l'Être absolu ne peut jamais être ou de-
venir aucun être fini, finalement même au-delà de la puissante expérience de Dieu des
hommes de l'Ancien Testament, qu'on sent encore frissonner jusqu'à la moëlle, sous

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
86
l'effet de la théologie négative, dans laquelle débouche la connaissance naturelle de
Dieu. L'Ancien Testament connaît la distance entre Dieu et la créature, entre lesquels
il peut y avoir, sans doute, si Dieu le veut, un dialogue, une alliance, une fidélité, mais
en aucune manière une communauté d'être – comme si le vrai Dieu pouvait devenir
une créature du monde, une des idoles donc, qu'il appartient à sa divinité de réduire
en poussière au jour de son apparition et de sa colère.
Celui qui n'éprouverait pas jusqu'aux racines de son être le frisson devant l'être de
Dieu – et non simplement (p. 147 :) devant les « mystères de l'existence » et les profon-
deurs du monde ne serait pas préparé à la contemplation de Jésus-Christ. Il devrait
du moins se faire initier à ce mystère par l'Ancien Testament. Sinon, on pourrait
craindre qu'il ne vienne au Christ que comme un aveugle et un sourd, et qu'il ne dé-
couvre peut être en lui rien de plus qu'un exemple d'humanité parfaite, donc qu'il
contemple en lui non le Dieu, mais l'homme, c’est-à-dire lui-même. Que l'être absolu
de Dieu ait résolu de se présenter dans une existence humaine, et soit en mesure d'exé-
cuter réellement cette décision, voilà qui doit surprendre sans cesse et toujours plus
profondément celui qui contemple l'existence de Jésus, comme quelque chose d'im-
possible, d'absolument stupéfiant. Devant cette existence, il ne peut que perdre conte-
nance, sentir le sol se dérober sous ses pieds, il doit au moins tomber dans cette « ex-
tase » d'incompréhension dans laquelle les contemporains de Jésus furent jetés (Hôste
existashai pantas : Mc 2, 12 ; exestésan ektasei megalê : Mc 5, 42 ; lian en beautois exis-
tanto : Mc 6, 51). Ils s'épouvantaient, ils étaient jetés complètement hors d'eux-mêmes,
abasourdis, subjugués, ils perdaient littéralement la raison. Et ceci sans cesse (cf. Mt
7, 28 ; 12, 24 ; 13, 54 ; Lc 2, 48; 4, 32 ; 8, 56 ; 9,43, etc.). Bien plus, ils étaient « stu-
péfaits de son intelligence » (Lc 2, 47), si bien qu'on était tenté de le déclarer lui-même
privé de sa raison, hors de son bon sens (hoti exestê, Mc 3, 21). Et si cette disposition
des foules a été souvent un étonnement plutôt superficiel devant les miracles accom-
plis, le contemplatif qui prie ne devra que plus profondément se laisser ébranler par
la Vérité aperçue elle même. Que quelqu'un ait vraiment rencontré le Christ et n'ait ni
adoré, ni ramassé des pierres, un pareil cas n'est pas prévu dans l'Evangile.
L'apparition de Dieu, du Seigneur, était, dans l'Ancien Testament, régulièrement ac-
compagnée par les signes les plus clairs de fin du monde. Tous les phénomènes de la
nature, qui ébranlent et mettent en question l'ordre habi- (p. 148 :) tuel des choses (Pé-
clair, le tonnerre, le tremblement de terre, le feu, les ténèbres, la fumée et la vapeur),
étaient des moyens d'indiquer la présence du Seigneur absolu (cf. Ac 2, 19-20 ; Hb 12,
18-21). De la langue prophétique à la langue des visions apocalyptiques dans l’Ancien
et le Nouveau Testament, court un développement logique ininterrompu. Jésus lui-
même adopte cette langue ; elle ne lui est pas seulement familière dans ses images, il
ne l'utilise pas seulement pour s'adapter à la capacité de représentation de ses contem-
porains, il l'adopte comme une forme d'expression qui lui convient, il entrelace tout
l'Évangile avec une nouvelle forme d'apocalypse, qui apparaît comme la vérité de l'an-
cienne. Ses propres prédictions continuent l'ancienne manière de parler avec un accent
nouveau, propre à lui seul. Sa mort, au moment de laquelle le jugement vrai, bien que
caché, est porté sur le monde pécheur, est accompagnée de tous les signes du Jour an-
noncé du Seigneur. Mais sa vie, ses paroles et ses actions, elles aussi, sont secouées par
un orage spirituel, et c'est lui-même qui est cet orage. Il est venu pour jeter un feu sur
la terre, et c'est lui-même qui est ce feu. Chaque mot, qui sort de sa bouche, enflamme

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
87
et consume ; chacun a très souvent quelque chose d'ouvertement provocant et il n'est
pas étonnant que les flammes jaillissent aussitôt. Mais ce n'est pas encore le feu qu'il
veut allumer ; celui-ci devrait bien autrement brûler dans les âmes. C'est pourquoi il
cherche à étouffer de nouveau les flammes jaillissantes ; il défend, avec des « paroles
sévères », mais en vain, de répandre des nouvelles sensationnelles (Mc 1, 43 ; 7, 24 ;
8, 26, 30 ; 9, 9, 30), parce qu'il veut le vrai feu, l'adoration en esprit et en vérité, la re-
connaissance qu'il est le Fils du Dieu vivant, le saint de Dieu et qu'il a les paroles de
la vie éternelle. Il épargne ses miracles, pour ne pas les opérer dans l'incroyance mais
dans la foi. Mais toujours il attise le feu : l'amour qu'il est venu apporter, il le voile
dans les paroles annonçant le jugement et dans les (p. 149 :) menaces de perte éternelle,
plus que ses disciples, il parle des flammes de la géhenne et de la colère éternelle. « Il
promena alors sur eux un regard de colère, profondément attristé de l'endurcissement
de leurs cœurs » (Mc 3, 5).
Le récit de saint Jean souligne tout cela davantage encore. Maintenant c'est la pro-
vocation de l'amour lui-même : celui qui ne mange pas sa chair et ne boit pas son sang,
n'a pas de part avec lui, et aucun accès au Père. « Ce langage est dur, qui peut l'ad-
mettre ? » Mais la dureté de ses paroles se brise devant l'amour, leur puissance royale
pleure d'impuissance, leur lumière éclatante s'enfonce déjà dans les ténèbres. Et il est
dit ouvertement que ce que l'amour dit et fait ici ne provient pas seulement d'un
« monde » supérieur, mais de ce qui n'a rien de semblable à un monde : de la hauteur
du Père. « Je dis ce que j'ai vu auprès de mon Père » (Jn 8, 3-8). « Je suis d'en haut »
(8, 23). « Nul n'est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de
l'homme » (3, 13). La dureté, chez saint Jean, a pour but de produire un choc puissant
pour que, contemplant le Fils, recevant sa parole, admirant ses actions, nous soyons
forcés d'éprouver à tout prix la qualité du divin, même lorsque nous nous heurtons à
lui aveuglément, plus aveuglément qu'un animal contre le monde de l'esprit humain,
aussi aveuglément qu'un pécheur, contre la pureté absolue, consumante, du Dieu trois
fois saint.
Il n'est aucunement question que nous soyons « à la hauteur » du choc de l'absolu,
ou que nous puissions nous exercer, afin d'être « mieux » à sa hauteur, ou encore que
nous devions orienter notre contemplation vers ce but : acquérir une nouvelle « expé-
rience vécue » appropriée. Le sentiment de « perdre pied », là où Dieu apparaît dans
le Christ, est quelque chose qui ne peut être éprouvé que dans une humilité et un re-
noncement toujours plus grands, dans une simplicité, une nudité et une pauvreté tou-
jours plus parfaites. Et c'est cette pauvreté du cœur qui est célébrée dans la première
parole (p. 150 :) du Sermon sur la montagne. Tout ce qui débarrasse l'homme de lui-
même, devient pour lui un organe de vision pour ce qui doit lui être montré, constitue
une disposition rendant l'homme capable de voir en Jésus, apparemment un être
comme les autres, l'essence de l'Être lui-même, qui se donne pour nous comme l'amour
absolu. Un amour donc – précise Jean – qui n'est pas notre amour, lequel provient d'en
bas, mais l'amour tout autre dont nous obtenons de ressentir la qualité en regardant
avec foi le Fils se répandant lui-même.
Ici s'insère la contemplation. Ce qu'est le Fils et ce qu'il fait, est, d'un côté, humain,
et, à ce titre, peut être compris par l'homme. On peut comprendre psychologiquement
que quelqu'un soit tellement rempli par une mission religieuse qu'il n'ait plus rien

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
88
d'autre dans l'esprit, qu'il mise tout sur une carte, et finalement se laisse crucifier pour
sa pensée. Si on ne pouvait pas « comprendre » l'humain, l'incompréhensible dans le
même phénomène ne jaillirait pas avec une telle force, la contemplation du divin n'au-
rait aucun point de départ. Mais, au milieu de cette « compréhension », se trouve ins-
tallée la non compréhension. C'est « cela », et pourtant ce n'est absolument pas
« cela ». La qualité de cet humain lui-même le distingue de tout le reste de l'humain,
et de tout ce qui est possible dans le monde. Et cependant l'humanité du Fils de Dieu
est bien humaine ; elle n'est pas une humanité troublée, contournée, défigurée en
quelque chose de monstrueux; elle porte en elle la qualité du divin comme un fer rouge
l'incandescence ; et c'est précisément dans ce respect de l'intégrité de l'humain que le
divin manifeste toute sa puissance incomparable. S'il s'agissait de grandeurs compa-
rables, la plus grande ne pourrait que mettre en danger la plus petite. L'arbre, planté
dans un pot à fleurs, fait sauter l'ustensile de terre. Seul Dieu peut apparaître dans une
créature sans la détruire. La foi peut contempler le divin dans le créé. « Philippe, qui
me voit voit le Père. » Elle peut voir (p. 151 :) l'être absolu, qu'aucun concept ne peut
saisir, se révéler et se donner lui-même dans cette créature qu'il s'est choisie pour
contenant., Elle peut s'épanouir, par la contemplation, et devenir une foi qui confond
de moins en moins l'absolu avec le fini, qui vit toujours plus inconditionnellement
dans l'adoration, se nourrit d'elle, vit pour elle et s'offre à elle.
Partant des paroles et des actions du Christ, qui le révèlent et l'accréditent certai-
nement comme le Fils du Père, le contemplatif en arrivera à comprendre toute la vie
de Jésus comme une révélation et une parole du Dieu éternel. Toute la vie de Jésus,
même ces actions quotidiennes dans lesquelles le Seigneur ne se distingue apparem-
ment pas de nous. Même les nombreuses années de la vie cachée, dont il n'est rien rap-
porté. La contemplation peut, poussée et accréditée par la foi, pénétrer dans toutes les
pièces de ce bâtiment, même dans les plus intérieures, celles qui abritent les senti-
ments d'amour et d'obéissance du Fils envers son Père, bien plus, sa vision du Père.
Elle sera loin de comprendre tout, mais rien ne lui est foncièrement refusé et fermé.
Elle peut fixer son siège au point mystérieux de l'union hypostatique, pour y voir tout
l'humain s'ouvrir sur le divin, et le divin entrer dans l'humain. C'est pourquoi elle ne
distinguera pas dans les actions et les paroles du Christ celles qu'il accomplit « en tant
que Dieu », et celles qu'il accomplit « en tant qu'homme » ; bien au contraire, elle
considérera tout ce qu'il fait, dit et est, comme la manifestation de l'être de Dieu dans
une figure humaine. Manifestation ne signifie pas identité : lorsque le Christ souffre
sur la croix, ce n'est pas Dieu dans la nature divine qui « souffre ». Mais la passion du
Christ, son abandon de Dieu, sa mort et sa descente aux enfers, sont la révélation du
mystère divin, le langage que Dieu choisit, pour se faire comprendre lui-même à nous,
et nous faire comprendre son amour. Non pas un amour « universel », que la raison
humaine connaîtrait aussi autrement, et qui (p. 152 :) ne s'extérioriserait de cette façon
que par accident. Non pas un amour qui pourrait se manifester tout aussi bien de mille
autres manières, mais un amour qui s'adresse à moi, l'élu de cet amour, avec cette pa-
role choisie, inventée tout spécialement pour moi, et dans laquelle je dois reconnaître
la langue unique du Dieu unique qui se penche d'une manière unique sur moi, sur l'É-
glise, sur l'humanité. Cette parole, ce langage, c'est Jésus-Christ ; non pas le résultat
d'un choix parmi ses actions et ses discours, mais lui-même, tout simplement. Lui, qui
en tant que cet être particulier, est en même temps l'Être même, et par conséquent peut

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
89
revendiquer pour lui les grandes abstractions qui indiquent l'Être même : « Je suis la
Vérité », la « Vie », la « Lumière » ; mais tout aussi bien les désignations qui font de
lui le passage, le point de renversement, l'ouverture au sens absolu : « Je suis la Voie »,
« la Porte », « la Résurrection ».
Ainsi le contemplatif introduira tout épisode concret de l'existence humaine de Jésus
dans l'ouverture qui n'est autre que le mystère des deux natures et de leur unité, pour
faire apparaître, dans cette ouverture, chaque épisode comme une parole de révélation
sur la vie intime de Dieu. Le concret reçoit ainsi la validité et la nécessité universelles,
qui, autrement, ne conviennent dans le monde qu'aux lois et aux normes abstraites. Il
devient une loi et une parole. de Dieu, valables pour tous les temps et tous les lieux,
mais sans perdre par là, si peu que ce soit, son caractère concret, sa qualité et son ori-
ginalité historiques et uniques. Rien en lui n'est abstrait, détaché ; il n'y a véritable-
ment, à l'intérieur de la théologie, aucune abstraction, aucune « doctrine » universelle,
détachable de l'événement valable même sans lui, aucun « contenu » purement spiri-
tuel, qui conserverait une valeur même sans la figure sensible présente dans l'Évangile.
L'élargissement soudain en une apparente abstraction (non un objet vrai, mais la Vé-
rité tout court !) n'est autre chose que le signal avertissant que, dans la réalité (p. 153 :)
concrète et historique elle même, le Concret par excellence, le divin, est là présent
pour le contemplatif.
C'est pourquoi toute prise de distance est également interdite au contemplatif, dans
l'acte de la contemplation. Le Verbe est devenu chair : il est cette personne historique,
qui agit, enseigne, invite à le suivre. On ne peut pas se comporter à son égal en spec-
tateur désintéressé, mais seulement répondre à sa parole. Sa « chair » touche notre
chair, en elle Dieu est devenu notre prochain. C'est pourquoi le contemplatif doit être
là « avec tous les sens », bien qu'il ne doive rien appréhender « charnellement », au
sens de ce qui est terrestre, fermé à Dieu. Il doit, en pensée et en imagination, se
rendre à l'endroit et dans la situation où la Parole de Dieu retentit d'une manière sen-
sible et audible, et ce concret (durable !) doit faire naître pour lui la rencontre la plus
concrète qui soit avec Dieu. Que ce soit Dieu qui apparaisse ici, garantit plus que
suffisamment à ce hic et nunc historique et unique la valeur universelle au dessus de
tous les temps, et pour tous les temps à venir. Valeur qui ne repose pas sur une abs-
traction – comme si Pierre ou Marie Madeleine n'étaient qu'un « cas » illustrant une
doctrine en soi toujours valable –, mais sur une présence de l'éternel concret dans une
situation d'incarnation transmettant et rendant cet éternel efficacement présent.
Ces réflexions justifient la désignation du Christ comme le « sacrement » central, et
nous rappellent l'ensemble ecclésial. C'est pourquoi je ne peux me transporter à la
place des disciples ou du peuple écoutant le Sermon sur la montagne, voyager avec eux,
écouter avec eux, que parce qu'autrefois déjà commençait ce qui existe encore aujour-
d'hui : l'Église. Autrement dit, parce que, avec l'incarnation du Verbe, une réalité est
posée, dans laquelle l'individu est intégré. Et porté par elle, il peut accomplir l'acte de
contemplation comme adoration, obéissance et illumination dans la foi. Ce fait est au
fond déjà donné par là même que l'absolu apparaît au milieu (p. 154 :) de l'histoire hu-
maine, donc se rend solidaire de l'humanité, par sa conception, sa naissance, sa vie et
sa mort, par l'enchainement avec toutes les générations. Celles-ci sont toutes, en vertu
de cet enchaînement, marquées a priori par l'entrée de Dieu en elles. L'Église, comprise

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
90
ici radicalement comme communauté des rachetés avec le Christ, fait ainsi également
partie de l'objet de la contemplation. L'Église n'est pas Dieu ; il ne lui est due aucune
adoration comme au Fils. Mais le Fils n'est pas séparable de ses frères : l'ouverture sur
le ciel, qu'il est, traverse toute l'humanité, et cette déchirure est l'Église. Que moi, à cet
instant lointain de l'histoire, puisse, par la contemplation et l'imitation, être inséré
dans la réalité du Christ, je le dois à la réalité de l'Église. Ainsi elle devient pour moi
le lieu où, dans le Christ, Dieu apparaît aux hommes. Mais sa réalité me rappelle im-
médiatement que la contemplation ne devient effective que par l'imitation. La distance
elle-même des livres sapientiaux de l'Ancien Testament ne m'est plus permise. Tout se
concentre en forme de cône vers la petite place où le Verbe devient chair, vers la porte
étroite où il n'y a que l'obéissance toute simple pour se dilater aussitôt et sans transi-
tion de cette étroitesse suprême en l'universel le plus valable. Seul celui qui « accom-
plit » « connaîtra » désormais (Jn 8, 31) ; celui qui n'accomplit pas prouve par là clai-
rement son ignorance (Tt 1, 16 ; 1 Jn 4, 8).
Mais l'imitation est pleine des promesses les plus inouïes : « Venez et voyez ! » « Tu
verras mieux encore… En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert… »
(Jn 1, 39, 50-51). La vie du Fils sur terre est une libre révélation de Dieu ; mais celui
qui se met dans le sillage de cette lumière voit son action et sa connaissance rayonner
de la même lumière. Il ne devient pas lui-même la Lumière (Jn 1, 8), mais il se « trans-
forme en lumière » (Jn 12, 35), à tel point qu'il devient pour les autres un témoignage
de lumière, qu'il reçoit la force de rayonner la lumière (Mt 5, 14 ; (p. 155 :) Ph 2, 15),
qu'il devient enfant de lumière (Ép 5, 8 ; 1 Th 5, 5). Sa contemplation des mystères di-
vins d'amour dans le Christ participe inévitablement au mystère de l'être du Christ lui-
même : il devient lumière de lumière, et par là capable d'illuminer.
Pourtant ce « devenir lumière dans le Seigneur » (Ép 5, 8) signifie de nouveau un
appauvrissement au moins apparent de l'homme, puisque quelque chose (et le meilleur
de lui-même) est aussitôt emporté et enlevé dans le tourbillon de l'adoration, dans
cette ouverture de l'existant sur l'Être, que constitue le contemplatif lui-même. Sans
doute le croyant contemple dans son propre esprit, et il est illuminé, affermi, enrichi,
d'une manière correspondante, dans son intelligence, dans sa volonté et dans sa vie
chrétienne. Pourtant il sait que sa contemplation a sa vérité suprême en Dieu beaucoup
plus qu'en lui-même. Il sait donc que les actes qu'il tente de poser maladroitement et
sans y réussir, ont leur perfection ailleurs, c'est-à-dire là où sa foi et lui-même se sont
abandonnés et reposent en Dieu déposés pour le temps où ce qui est caché « apparai-
tra avec le Christ » (Co 3, 4). L'imitation signifie donc enfin : renoncement à une con-
naissance exhaustive, pour enfouir ma connaissance dans la connaissance que Dieu a
de moi. « Si quelqu'un aime Dieu, celui là est connu de Dieu » (1 Co 8, 3). « Aujour-
d'hui vous connaissez Dieu, ou plutôt vous êtes connus de Lui » (Ga 4, 9). « Je pour-
suis ma course pour tâcher de saisir le prix, ayant été moi même saisi par le Christ
Jésus » (Ph 3, 12). « Un jour je connaitrai parfaitement, comme je suis connu » (1 Co
13, 12). Pour cette raison, le chrétien ne revêt jamais à proprement parler la figure du
« sage », ce type d'homme impossible à méconnaître, que l'on rencontre dans toutes
les visions du monde, qui vous plonge dans l'admiration par son caractère supérieur et
éclairé, et à la longue vous donne un peu sur les nerfs. Il peut être dans la mission d'un
chrétien de savoir et de pouvoir dire beaucoup de choses (p. 156 :) sur Dieu et les choses
divines. Mais la plupart d'entre eux – et parmi eux justement les vrais contemplatifs,

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
91
les saints – restent dans leur science modestes et réservés. Et lorsqu'ils ont, en vertu
de leur mission, quelque chose à annoncer à un autre, c'est comme si les mots ne fai-
saient que retentir à travers eux, venant de plus loin, et comme s'ils n'étaient pas plei-
nement responsables du sens et de l'effet de leurs paroles. C'est la simplicité de l'imi-
tation, à laquelle est retiré pour ainsi dire par avance l'excédent du fruit de la contem-
plation pour être mis à la disposition de Dieu et de la communauté des saints. Le
« sage » possède une sorte de regard dominateur et d'équilibre spirituel de toutes les
connaissances réelles et possibles ; au chrétien cet avantage n'est pas donné, parce que
sa sagesse se trouve plus en Dieu qu'en lui-même. Quelque part, sa tête dépasse dans
le ciel, où il vit caché avec le Christ, pendant que l'homme terrestre en lui, mourant
chaque jour et se relevant pour une nouvelle vie, marche à la suite du Christ, et
« comme quiconque est salé par le feu » (Mc 9, 49).
L'appauvrissement du contemplatif peut finalement être mis en relation avec le mys-
tère de l'union hypostatique elle-même, car il est un membre du corps mystique du
Christ. En tant que tel, il contemple sa tête – qu'il n'est pas, mais dont il reçoit le mode
et la loi de son être de membre. Sa vérité et sa sagesse ne se trouvent pas en lui, mais
dans la tête, qui pense, contemple, parle, lève les yeux vers le ciel, pour le corps tout
entier. Ce que le membre – qui est, bien entendu, une personne spirituelle – pose
comme actes spirituels de ce genre, qui, dans l'ordre naturel, viennent premièrement
de la tête de l'homme, garde, dans le rapport surnaturel du Christ et de l'Église, son
siège primaire dans le Christ comme tête. La foi chrétienne est une participation à la
vision du Christ. L'espérance chrétienne est une insertion dans sa confiance et dans
son assurance. L'amour chrétien est une émanation de son amour. Ce que nous disions
plus (p. 157 :) haut de l’analogia personalitatis à propos du rapport entre Dieu et la créa-
ture en général et de l'inhabitation du Saint Esprit dans l'âme du justifié, reçoit ici sa
figure concrète christologique et ecclésiale. L'acte de contemplation du membre a donc
sa cime dans la tête, mais cette transcendance n'a pourtant pas son fondement« su-
prême dans le simple rapport membre tête, elle l'a dans la singularité de la tête elle
même, qui, dans le mystère hypostatique, est la transcendance tout court. La nature
humaine du Christ a son être dans la personne divine, donc – sans préjudice de son
intégrité et de sa finalité propre pleinement humaines – au-delà d'elle-même ; elle est
l'instrument transparent de la révélation et dé la rédemption divines. Et cette trans-
cendance de la nature humaine du Christ vers Dieu révèle, par tout ce qu'est cette na-
ture, la transcendance intradivine de la personne du Fils tout entière relative au Père,
et par là la structure trinitaire de l'amour divin et éternel.
Ainsi le contemplatif à l'intérieur de l’Église participe déjà ontologiquement aussi
bien aux mystères de l'objet qu'à ceux de l'acte de la révélation divine ; il lui est donné
de comprendre, non seulement en considérant de l'extérieur, mais aussi en éprouvant
par participation de l'intérieur, que la révélation du Père dans le Fils possède, par sa
descente dans la chair, la forme d'un sacrifice d'amour, d'un dépouillement suprême (2
Co 8, 9), d'un don complet de lui-même indiquant, avec une clarté irrécusable, l'ori-
gine et l'essence de l'amour divin, qui se glorifie de cette manière.
C'est pourquoi le regard du contemplatif se dirige sans cesse avec une attention par-
ticulière sur l'humanité de Jésus. Elle est le trésor infiniment précieux que le Père cé-
leste nous a confié, dont il s'est, en un vrai sens, dépouillé (Jn 3, 16), et qu'il nous dé-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
92
signe sans cesse : « Ipsum audite ! » (Mt 17, 5). Le Fils n'est pas un aérolithe : il est le
fruit de cette terre et de son histoire ; il provient de Marie (qui représente l'Ancienne
Alliance (p. 158 :) montante aussi bien que descendante, la réponse suprême de la créa-
tion au Père aussi bien que la Parole du Père adressée à la création. Il n'est pas un Dieu
déguisé, qui fait seulement comme s'il était homme, pour nous donner par sa vie un
exemple. Il n'est pas comme le maître qui écrit la solution au tableau, et pour lequel
ce n'est là aucunement difficile, parce qu'il n'a rien de commun avec la progression pé-
nible et graduelle des élèves. Non, il est le sommet du monde, tendant vers le Père, et
il fraie la voie pour tous, du fait qu'il rassemble l'effort de tous en lui, la tète qui
émerge au-delà du monde. Il ne « peut » et n' « accomplit » cela qu'en devenant « en
tout semblable à nous, sauf le péché », bien plus, qu'en « connaissant absolument les
mêmes épreuves que nous, hormis le péché » (Hb 4, 15), qu'en se faisant celui qui
porte le poids du péché, le bouc émissaire (Hb 13, 11 sqq.), l'agneau conduit à la bou-
cherie, l'agneau égorgé depuis le commencement du monde (Ap 13, 8, vulg.). Ainsi se
tient-il au sommet du ciel et de la terre. Que tous le « connaissent » comme le fils de
Joseph et de Marie, et que lui-même accepte cette connaissance (Jn 7, 28), que d'autre
part tous le méconnaissent et ne voient pas sa provenance d'en haut, ce sont là deux
faits d'une égale importance. Le Messie que les juifs attendent est un aérolithe : « Lors-
qu'il viendra, personne ne saura d'où il est » (Jn 7, 27) ; pour eux, qu'il provienne des
générations humaines plaide contre sa mission. Le chrétien au contraire contemple cet
enchaînement. Voilà l'homme sans péché, parce qu'il s'est attaché à la volonté du Père
avec toute la force de l'amour. Voilà l'homme qui, dans les circonstances mesquines et
opprimantes de la vie, déploie la plus libre des vies intérieures. Il la déploie purement
en vertu de la prière, comme le montre l'assurance inébranlable à l'égard de lui-même
dont il fait preuve en face de ses disciples, et presque plus encore, en face de ses en-
nemis. Voilà l'homme dont (p. 159 :) l'amour est parfait, quoiqu'il fasse souvent sentir à
d'autres la dureté inflexible de l'exigence qu'il s'impose à lui-même. Voilà l'homme
total, qui n'est pourtant en aucune manière un homme de tout le monde, mais une per-
sonnalité merveilleusement dessinée, la plus inoubliable de toutes. Et, cette person-
nalité a forgé les paroles les plus uniques, posé les actes les plus imprévisibles, et
laissé derrière elle les effets historiques les plus considérables. C'est quelqu'un qui
s'entend à l'amitié parfaite et au rôle de chef accompli et qui, malgré l'extrême tension
de ses forces, n'est pourtant aucunement un « tendu », mais apparaît merveilleusement
reposé et simple comme un enfant. C'est pourquoi aussi il ne fait voir aucune fausse
mentalité d'adulte, mais (quel signe excellent !) il aime les enfants, et propose leur état
d'âme aux faux adultes comme modèle à imiter. Aucune de ses réactions n'est banale,
aucune n'est prévisible, chacune est originale et toute marquée d'esprit. En vérité, les
Évangiles, tout le Nouveau Testament regorge d'esprit, même au sens littéraire, même
au sens religieux et au point de vue de la vision du monde. Combien vides, combien
relativement pauvres en trouvailles – si on a trouvé « l'axe », on peut aller plus loin
tout seul ! – apparaissent, à côté, des livres tels que les discours de Bouddha au le
Coran !
Sans doute toutes ces épithètes sont fausses, ou tout au moins insuffisantes. Ce sont
les épithètes que le libéralisme a coutume d'accorder à l'Évangile, avec une admiration
sans hypocrisie, mais pourtant avec la volonté d'en rester là. Mais le croyant, pour qui
le Christ est le Fils de Dieu, a le plus souvent inconsciemment tendance à ne pas voir

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
93
ces épithètes, ou à les laisser de côté, pour parvenir plus rapidement au divin, ou bien
(ce qui serait une erreur encore plus grave) à les intensifier comme telles, jusqu'à ce
qu'elles ne soient plus du tout ce qu'elles sont : non plus des privilèges humains, mais
des monstruosités (monophysites) pseudo divines. L'aspect humain du Seigneur dans
l'Évangile ne doit pas être laissé de (p. 160 :) côté, même pas dans la prière contempla-
tive ; cela irait contre le sérieux de l'incarnation et interdirait toute influence histo-
rique authentique de l'Évangile en notre temps. Même comme homme, le Seigneur veut
être aimé et pris au sérieux, il veut éveiller l'enthousiasme, et pourquoi pas avoir des
disciples exaltés. Il sera toujours temps de purifier le feu, de faire mûrir les jeunes
gens, c'est là chose plus facile que de transformer une religiosité inconsistante et de
mauvais aloi en une vérita foi chrétienne. Toute sainteté authentique dans l'Église et
toute l'influence historique qu'elle a pu avoir ont toujours été fiées à la nette prise au
sérieux de l'humanité du Christ, tandis que tout faux semblant dans l'existence chré-
tienne et dans l'art chrétien repose sur sa méconnaissance. Pourquoi prenons-nous si
sérieusement la pratique sacramentelle, qui est pourtant aussi quelque chose d'hu-
main, et prêtons nous si peu d'attention au côté humain du Christ ? au caractère hu-
main de son amour et de son commandement d'amour par exemple ? au sens littéral si
clair de ce commandement duquel pourtant le progrès du christianisme dépend au-
jourd'hui comme autrefois : « C'est un exemple que je vous ai donné, pour qu'à votre
tour vous fassiez ce que je vous ai fait » (Jn 13, 15). « C'est à l'amour que vous aurez
les uns pour les autres, que tous – tous ! – reconnaîtront que vous êtes mes disciples »
(Jn 13, 35). Nulle part il n'est garanti aux disciples que les clés de Pierre et l'institu-
tionnel dans l'Église convaincront et convertiront les hommes. Mais l'amour peut les
convaincre, et, lorsqu'il fut pratiqué littéralement, les a toujours convaincus. Les saints
qui ont aimé ont même fait apparaître aimables les clés et réconcilié avec elles les
méfiants, car ce sont des clés pour l'amour et elles doivent être administrées dans
l'amour.
Ce n'est que si nous prenons au sérieux l'humain que nous avons le droit de carac-
tériser l'Église comme le sacrement total du salut. Car, dans le sacrement, la posi- (p.
161 :) tion du signe sensible comme rite, matière, parole sanctifiante, est indispensable.
Mais il n'en est ainsi que parce que le Christ considéré tout entier et dans tout ce qu'il
a posé et légué, possède une humanité authentique et intégrale. Cette pleine humanité
est le signe efficace de la révélation du Père, le langage dont le Verbe divin uni hypo-
statiquement au Père se sert pour expliciter aux hommes le monde de Dieu. Cette
pleine humanité devient tout entière le signe d'une vérité bien plus grande encore,
d'une vérité tout à fait éternelle et absolue. Quelle dignité indicible est conférée par là
à notre être ? Quelle source de joie pour nous, jusque dans les sphères grisâtres de la
vie quotidienne ? Le christianisme n'est pas seulement la vérité qui nous est transmise
du ciel par un porte voix humain : il est la vérité de l'homme. Il n'est pas un « comme
si » fait de purs rites, de purs commandements, que l'on reconnaît comme valables
quelque part, dans un jeu irréel, partout sauf dans la réalité prosaïque de la vie quoti-
dienne. Il est ce quotidien lui-même, tel que Dieu le pense pour lui et tel qu'il nous le
donne.
Le fait que le Christ apporte la rédemption non par une victoire d'ordre temporel,
mais par une mort dans la faiblesse et l'abandon, donc, que l'imitation du Christ ne
peut être qu'une voie de renoncement et un chemin de croix, va si peu à l'encontre de

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
94
ce qui vient d'être dit, que c'en est plutôt le degré suprême. La passion ne signifie pas
que l'homme Christ est de plus en plus vidé et anéanti, pour faire de plus en plus la
place à Dieu ; elle signifie d'abord que certaines possibilités de l'homme qui sont re-
doutées, méprisées, tues par les hommes, viennent à la lumière dans leur véritable di-
gnité : autrement dit, que l'homme peut encore accomplir quelque chose lorsque les
forces positives et actives doivent renoncer. L'héroïsme, considéré d'une manière pu-
rement humaine déjà, implique dans son concept même un rapport avec la souffrance :
il consiste à tenir dans le danger, dans la douleur, et finalement dans la faiblesse et
dans la mort, (p. 162 :)
Le Christ dépasse en les élargissant les limites qui sont fixées aux héros ; il ne met
pas l'héroïsme comme tel en question. C'est cela qu'il faut reconnaître pour que cette
« œuvre » du Christ, consistant à rester fidèle et obéissant dans l'impuissance, l'an-
goisse et l'abandon, puisse être jugée la manifestation toujours plus grande de l'amour
divin dans l'amour humain, et aussi pour que l'obéissance du Fils jusqu'à la mort
puisse être aperçue comme l'acte par lequel le vieil homme est jugé, condamné, et en-
seveli, pour faire place au nouveau. Mais celui qui accomplit cela, est justement déjà
le nouvel Adam, et son œuvre est justement aussi déjà ce que saint Jean appelle l'ac-
tion glorificatrice – à savoir la gloire rendue à Dieu par un amour humain allant à de
telles extrémités.
Du fait que le Christ est parfaitement humain, l'imitation est possible. Elle le devient
dans la communauté humainement instituée que forment entre eux le Seigneur et les
hommes qui le rencontrent. Ces hommes sont ceux qui, comme Marie et Joseph, for-
ment originellement avec lui une communauté humaine, ou qui, comme les Apôtres,
ne font que s'agréger à lui, pour se laisser former par lui en son humanité. Ici la
contemplation a vraiment prise sur la vie, ici on ne peut éluder l'obligation de prendre
au sérieux la religion dans sa vie. Ce qui est visé, c'est ma vie, non pas mes spécula-
tions, mes imaginations, mes rêveries religieuses et théologiques, mais réellement ma
vie. C'est la vie dans la foi, donc dans l'obscurcissement de la vision. Le contemplatif
de l'Évangile et de l'histoire du salut dans son ensemble, est sans cesse de nouveau sur-
pris par le degré de cet obscurcissement. C'est comme s'il importait peu à Dieu de par-
venir dans sa révélation à une sorte quelconque d'achèvement et de systématisation.
Combien de choses nous ne savons pas de Jésus ? Combien nous sommes renvoyés à
l'observation des règles de la composition littéraire, lorsque nous voulons approcher
sa parole, sa personne : des paroles (p. 163 :) identiques ou semblables sont placées par
les différents évangélistes dans des ensembles différents, de mêmes événements sont
racontés différemment. C'est comme si le Saint-Esprit, l'auteur de la Sainte Ecriture,
étendait en elle, sur le mystère de la vie terrestre du Seigneur, un voile qui ne peut être
écarté complètement. Il est là, indubitablement attesté par les descriptions, qu'aucun
homme, qui ne serait qu'homme, n'aurait pu inventer. Son image se détache en un re-
lief intense. Mais lui-même échappe à tous les nœuds de concepts dans lesquels on
voudrait l'emprisonner : transiens per medium illorum ibat (Lc 4, 30). Le contemplatif
aura à cœur ce mystère. Il appartient au caractère caché de Jésus, à sa volonté d'être
chair et non esprit ; fils d'homme et non sage, ou ascète, ou mystique, ou théologien.
A sa volonté d'être tenu pour le fils de Joseph. Beaucoup de choses dans le christia-
nisme s'offrent à l'analyse exacte. Mais le fond suprême plonge dans la nuit des mys-
tères silencieux de Dieu. Ce qu'il y a de suprême en Jésus n'est pas tourné vers les

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
95
hommes, mais vers le Père, c'est quelque chose qui est lui-même contemplation et ac-
tion au sein de la contemplation.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
96
CHAPITRE
_______II

Vie trinitaire

Nous contemplons le Christ, son monde, sa vérité, pour rencontrer Dieu et le


« voir ». Le voir avec les yeux de la foi, qui sont de véritables yeux, donnant une vi-
sion objective. Ces yeux sont les nôtres, ceux du corps et ceux de l'esprit, mais deve-
nus intérieurement lumineux par le Saint Esprit qui habite en nous. Nous avons déjà
parlé de cette action de l'Esprit qui nous rend capables de voir. Maintenant il s'agit de
l'objet de la contemplation. Nous disions : cet objet est Dieu. Et tout le reste : la créa-
tion, l'humanité, l'histoire du salut, est considéré dans sa relation avec Dieu et pour y
trouver Dieu. Mais le trouver dans une rencontre spirituelle et personnelle, qui prend
conscience dans la foi de cette vie que Dieu donne objectivement au croyant comme
grâce, c’est-à-dire, comme participation à la nature divine et à la vie d'amour au sein
de la Trinité. Le second point requiert le premier : la vie intime de Dieu n'étant pas une
simple réalité existant objectivement, mais essentiellement quelque chose de spirituel
et de personnel, une simple participation objective à Dieu sans une révélation parlée
qui fait connaître à la créature la grâce reçue, et lui indique les voies à suivre pour la
comprendre plus profondément, serait une contradiction interne.
Le Christ, le Verbe du Père devenu chair, réunit en (p. 165 :) lui les deux aspects. Il
est le centre des sacrements, la chair et le sang donnés et goûtés, qui seuls transmet-
tent la vie de Dieu qui s'épanche. Et il est le centre de la révélation spirituelle, puisque,
par le don de lui-même , il explique et explicite celle-ci : « Comprenez-vous ce que je
vous ai fait ? » (Jn 13, 13). Par là le Maître pose d'abord sa propre action, et la fait ac-
cepter par l'homme, mais ensuite en requiert l'intelligence : « Ce que je fais, tu ne le
sais pas maintenant ; tu le comprendras dans la suite » (Jn 13, 7). De même qu'il est
dit : « Où je vais, tu ne peux me suivre maintenant ; tu me suivras plus tard » (Jn 13,
36). Ce qui est premier, c'est une action sans pareille du Seigneur, qui attend déjà de
nous que nous laissions cette action arriver en nous, et qui, lorsqu'il n'obtient pas cela
explicitement, le suppose du moins implicitement comme donné. C'est pour cela que
le deuxième événement peut suivre : l'illumination intérieure de ce dans quoi l'homme
était toujours déjà présent. Et ce dans quoi le Seigneur nous a toujours déjà, nous, les
désobéissants, enfermés avec lui, est son obéissance d'amour envers son Père : le mys-
tère divin qui règne entre eux deux, et qui porte le nom de leur commun et unique Es-
prit.
Nous pouvons donc dire : nous ne parviendrons jamais a une connaissance de la vie
trinitaire en Jésus-Christ, même pas en vertu d'une élévation « objective » donnée dans
« l'état de grâce » (à supposer qu'un tel état fût en soi possible comme purement ob-
jectif), si nous n'avions reçu en même temps, depuis toujours, une participation à la

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
97
relation subjective du Fils de Dieu fait homme avec son Père céleste dans le Saint Es-
prit.
Bien que la grâce soit le don des trois personnes dans leur unité, elle donne pour-
tant aussi essentiellement la participation à leur trinité. En celle-ci nous sommes in-
troduits – dans l'obscurité de la foi et non dans la clarté de la vision – par notre ren-
contre croyante et notre communauté avec le Fils sur terre. C'est pourquoi il faut (p.
166 :) dire, dans un langage théologique strict, que le fait de « voir », d' « entendre »,
de « toucher » Jésus-Christ comme « Verbe de vie » nous transmet une connaissance
toujours voilée, mais pourtant inconditionnellement vraie et objective, de la vie trini-
taire de Dieu. La grâce est en nous une participation à cette vie, et c'est pourquoi elle
nous donne l'organe subjectif nécessaire pour que nous puissions déchiffrer, avec la sû-
reté de la foi, l'aspect trinitaire dans le Christ, tel qu'il se manifeste à nous, comme
objet de contemplation. Et c'est une contemplation essentielle, ou plutôt c'est absolu-
ment l'activité* décisive de la contemplation chrétienne, que de mettre en œuvre cette
conscience implicite de foi au cours d'une recherche et d'une découverte éternellement
neuves, de prouver et de développer le « voir, entendre, toucher » de la foi justement
dans ce domaine, où le Fils devenu homme fait face en pleine clarté au Père dans l'Es-
prit Saint. Ce n'est qu'ainsi qu'est pleinement atteint le but de l'incarnation de Dieu,
Car ce but était de nous ouvrir et de nous confier l'être et la vie intimes de Dieu, et de
nous faire éprouver dans notre être même, donc aussi par nos facultés sensibles et spi-
rituelles, ce que signifie cette proposition : Dieu est amour.
Ouvrons ici une parenthèse. La pensée libérale chrétienne, comme la pensée juive et
la pensée non chrétienne, ne pourront jamais cesser de regretter le rétrécissement néo-
testamentaire de la contemplation divine. Que le ciel soit ouvert en Jésus-Christ, que
le Père nous le désigne, avec un caractère exclusif inouï jusqu'alors, comme celui que
nous devons écouter, que la largeur et la variété (à bien des reprises et de bien des ma-
nières » Hb 1, 1) des révélations divines antérieures dans et aussi hors d'Israël, dans
l'histoire et dans la nature (cf. les psaumes et les livres sapientiaux, et leurs enthou-
siasmes dans la contemplation de la nature) se contracte à la « fin des temps » et se ré-
trécisse en forme de cône sur le Fils unique « qu'il a établi héritier de toutes choses »
(p. 167 :) (Hb 1, 2) : cela ne peut, pour quiconque ne peut ou ne veut pas croire à la di-
vinité de cet homme Jésus, que signifier un appauvrissement décevant. Le chrétien ne
peut écarter un tel phénomène par une simple négation. L'affirmation inouïe dans la
déclaration chrétienne de foi enferme nécessairement comme ombre un « non » :
« Quiconque nie le Fils ne possède pas non plus le Père » (1 Jn 2, 23). « Qui n'a pas
le Fils de Dieu n'a pas la vie » (1 Jn 5, 12). « Celui qui n'honore pas le Fils n'honore
pas le Père » (Jn 5, 23). « Personne ne va au Père que par moi » (Jn 14, 6). « Vous ne
connaissez ni moi, ni mon Père. Si vous me connaissiez, vous connaitriez aussi mon
Père » (Jn 8, 19). La concentration sur l'Unique sur terre, qui doit représenter sacra-
mentellement pour tous l'Unique dans le ciel (« le Père est, reste, demeure en moi » :
ho patêr en emoi menôn : Jn 14, 10), n'appauvrit pas l'humanité dans son rapport avec
Dieu, mais seulement si cette pointe étroite est tout à fait évidemment la condition ab-
solument indispensable d'une ouverture de la vie intime de Dieu ; seulement aussi si
l'effusion de l'Esprit divin sur toute chair ne pouvait se produire que comme le cou-
ronnement de l'histoire de l'incarnation du Fils unique du Père.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
98
Et le christianisme a ici une dette envers le monde il doit lui présenter son témoi-
gnage de l'unique Rédempteur, au nom duquel « il fait toute pensée prisonnière pour
l'amener à obéir au Christ » (2 Co 10, 5), en une relation évidente avec le témoignage
de l'Esprit Saint, dans lequel le monde entier s'éveille à une liberté et à une universa-
lité religieuses qu'il ne pourrait atteindre ni même imaginer par lui-même. C'est ainsi
que le Christ a prêché sa propre mission, c'est ainsi avant tout que les Apôtres, après
la résurrection et la Pentecôte, ont milité pour le Christ. Si le monde ne parvient pas
à entendre, a voir, et à toucher dans le Christ le « Verbe de vie » trinitaire, si la prédi-
cation, la vie et toutes les institutions de l'Église catholique n'offrent pas la vie divine
ouverte, (p. 168 :) rendue accessible aux hommes, le monde peut à bon droit stigmatiser
comme regrettable la captivité dogmatique d'une contemplation religieuse enfermée
dans l'obéissance au Christ. Bien plus, il peut au sens propre la déclarer la plus grande
catastrophe dans l'histoire religieuse de l'humanité. A partir de là, apparaît clairement
le devoir inéluctable pour les chrétiens, d'une contemplation trinitaire, qui voit dans
ce que Jésus nous montre en lui-même et nous demande d'imiter, la manifestation, bien
mieux, l'irruption en nous de la vie intime de Dieu.
Le libéralisme, qu'il soit juif ou païen, est, en face du christianisme (et avant tout en
face du judaïsme authentique) toujours environné d'une auréole de largeur de vues.
Dans sa pensée religieuse et dans ses ébauches, il embrasse le monde comme totalité ;
à partir de chaque point, d'après lui, le rapport avec Dieu est possible, et, puisque tous
les points sont foncièrement aussi essentiels, chacun contient aussi tous les autres.
Telle est la catholicité libérale de la vérité. En face d'elle, la chrétienne est un paradoxe
monstrueux : celui-ci consiste en ce que Dieu, bien qu'il se soit choisi un peuple parti-
culier, et que, dans ce peuple particulier, il ait finalement voulu qu'un individu unique
soit son Fils unique, en ce que Dieu, disons nous, malgré tout et précisément pour cela,
a prévu le salut pour tous les peuples et tous les hommes dans cet individu. L'unicité
concrète de Dieu ne peut, dans le monde, être représentée que par l'unicité du Média-
teur, l'homme concret Jésus-Christ (1 Tm 2, 5). Mais ce Messie serait le pire des pro-
phètes de mensonge, s'il n'avait apporté qu'une nouvelle « doctrine » sur Dieu et une
nouvelle « institution » religieuse ; et s'il n'avait pas, en se « livrant pour tous », ré-
vélé la volonté de son Père, « que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 4, 5) et,
par cette révélation jusqu'à la mort, manifesté l'essence de Dieu lui méme comme
amour trinitaire.
La vérification sur un exemple, peut en être trouvée dans ce fait : la nouveauté in-
ouïe du christianisme, à (p. 169 :) savoir précisément l'universalité du salut librement
décidé par Dieu pour le monde, telle que saint Paul a pu la proclamer comme un mys-
tère strictement caché jusqu'à présent (Ép 3, 2 sqq. ; Rm 16, 25), est.restée aujourd'hui
encore, après tant de siècles de christianisme officiel dans le monde, une nouveauté
tout aussi inouïe, inouïe au sens littéral : elle devient incroyable, dès qu'elle est déta-
chée de la figure de Jésus-Christ, et dans l'unicité historique de cette figure elle fait au-
jourd'hui une impression aussi étonnante qu'autrefois. C'est seulement lorsque la vé-
rité devient trinitaire, que la proposition, Dieu est l'amour – l'amour brûlant, dévorant,
jugeant et rachetant –, devient lumineuse pour le monde tout entier. Et la vérité ne de-
vient trinitaire que lorsqu'une personne de la Trinité devient homme, et nous explicite
sous forme humaine l'amour éternel.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
99
Ce qu'il y a de décisif, c'est que le Christ s'adresse constamment à son Père et parle
de lui comme d'un Dieu, avec lequel il se trouve dans un rapport de dialogue, donc qui
est une autre Personne que lui, mais avec lequel il est en même temps un par essence.
C'est ce qu'indiquent toutes les formules où il est dit que le Père et le Fils « sont l'un
dans l'autre » (Jn 10, 38 ; 14, 11), et même tout simplement « sont un » (Jn 10, 30),
et que tout ce qui est à l'un est à l'autre (Jn 17, 10). Sans doute y avait il déjà, dans
l'Ancien Testament, certaines analogies lointaines d'un tel rapport avec Dieu. Pourtant
ce rapport, qui apparaît maintenant dans sa perfection, donne l'impression d'être
quelque chose de si exorbitant, de dépasser à tel point la conscience religieuse natu-
relle d'un homme normal, qu'on n'est pas du tout surpris de le voir se présenter tout
d'abord aussi comme strictement distinct de tout autre rapport. Jésus ne prie pas en
commun avec les Apôtres ; il ne le peut pas, car son rapport avec son Père ne peut être
le même que le leur. Il renvoie lui-même aux ébauches du judaïsme pour s'en détacher
clairement (Jn 10, 34 sqq). S'il (p. 170 :) agit ainsi, ce n'est pas pour tenir les hommes 'à
distance, et ne les éclairer dans ses sermons que sur son Père céleste, avec lequel lui
et lui seul vit en communion d'essence ; autrement il n'aurait pas besoin de se mettre
en avant constamment lui-même pour démontrer ce qu'il dit, d'attirer l'attention sur
lui-même. Et lui-même, considéré comme pur phénomène, est ainsi fait qu'il est inex-
plicable pour quiconque ne résout pas son mystère par la foi d'une manière trinitaire.
Si les auditeurs font cela et reconnaissent « qu'il est » (Jn 8, 24), ils reçoivent part à la
vérité, car le Père est « véridique » et « fidèle », par là même qu'il livre son Fils, le Mes-
sie promis, pour le monde. Et le Fils est « véridique » par là même qu'il ne dit et ne
fait rien, que ce que le Père lui dit (Jn 8, 26). Tous deux forment ensemble l'unique vé-
rité divine, ouverte dans le Christ au monde. Tous deux forment un témoignage
double, qui a force de loi comme le témoignage de deux personnes, et qui est pourtant
donné intégralement dans l'unique témoignage du Christ (à cause de l'immanence mu-
tuelle du Père et du Fils, Jn 8, 13 18). Celui qui ne veut pas faire violence au phéno-
mène est contraint de l'interpréter d'une façon trinitaire.
On le peut si on accepte de croire, et on y est logiquement contraint ; le phénomène
n'autorise aucune autre interprétation. Cet homme, le Christ, n'est ni un simple
homme, ni « Dieu », si l'on entend par là celui que les juifs avaient coutume de nom-
mer Dieu, à savoir le Père qui a créé le monde, choisi le peuple d'Israël, et promis le
Messie. Il est un homme, mais non un homme comme eux, et il est « de Dieu » sans
être « le Dieu » (ho theos). Pourtant il est quelqu'un d'unique ; il n'est pas, comme les
prophètes, un homme ordinaire, qui est temporairement « chargé » de la parole de
Dieu et devient l'organe de Dieu. Mais il est aussi peu « un Dieu » qui se déguise pour
un temps en homme. Au contraire, lui, cette personnalité humaine qui a commerce
avec les hommes, est une Personne appartenant à Dieu, qui, dans sa mission, non (p.
171 :) seulement parle sur le Père, mais représente le Père, le révèle de toutes les ma-
nières possibles : par ses actes comme par ses souffrances, par sa puisance comme par
sa faiblesse, par la parole comme par le silence, en le dévoilant comme en le voilant.
Ce rapport est le thème inépuisable, le champ qui ne pourra jamais être parcouru to-
talement, de la contemplation chrétienne.
Bien que le Fils seul soit devenu homme, et non le Père, ni l'Esprit, son rapport avec
le Père et l'Esprit est pourtant devenu nécessairement visible aussi dans la forme hu-
maine du Fils.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
100
Par sa « descente » dans la chair, le Fils se révèle tout l'abord lui-même : son amour
qui s'abaisse, humble et obéissant. Dans les actions du Seigneur, depuis sa naissance
et son enfance obscure, son « passage en faisant le bien » (Ac 10, 38) jusqu'à son der-
nier abaissement dans le lavement des pieds, l'eucharistie, la passion, la mort, ce qui
devient visible pour celui qui accepte sans parti pris le phénomène (et cela signifie ici
d'abord : accorder foi eux faits eux-mêmes), ce n'est pas seulement une parabole su-
blime de l'amour éternel, mais l'amour éternel lui-même, dont la présence dans cet
homme manifeste aussi l'essence de cet amour, l'explicite et la rend (p. 172 :) évidente.
Sans doute les actions et les souffrances de cet homme n'ont rien d'inhumain et de sur-
humain, mais restent dans le cadre de l'humain. Pourtant elles ne revêtent leur sens
que lorsqu'elles sont vues et interprétées comme expression de l'essence de l'amour
divin. Sinon il faudrait donner raison à ces tenants du libéralisme qui voient dans ces
actions une erreur peut être très bien intentionnée, mais objectivement monstrueuse,
qui finalement apparaît comme telle sans doute à son honneur, mais aussi à l'honneur
de la perspicacité libérale, dans le cri désillusionné du mourant sur la croix. A ce mo-
ment, pense le libéralisme, celui qui souffrait était, subjectivement, sans doute le héros
d'une destinée tragique, mais objectivement un fou.
Mais le Fils qui s'humilie n'a pas pour but d'exprimer une « essence » neutre de
Dieu ; il veut, d'après ses affirmations constamment répétées, exprimer « l'essence »
particulière, la nature et les dispositions les plus intimes du Père qui l'envoie. Du Père
apparaît par là dans le cercle visible du monde son image divine, son « Verbe », qui
pourtant est lui-même, comme le Père, une personne : son Fils. En tout ce qu'est le Fils
et œ qu'il fait, le Père s'exprime : tout l'amour du Fils est la présentation de l'amour
du Père. Que le Fils « se laisse crucifier », qu'il tombe dans l'abandon de Dieu, tout
cela doit finalement mettre en lumière de quelle manière « le Père a tant aimé le monde
qu'il a livré pour lui son Fils unique ». C'est la manifestation d'un geste non pas simulé
par jeu, mais sérieusement accompli, du Père marchant sur le Fils gisant à terre, pour
aller vers l'étranger, vers l'ennemi, vers l'homme, et l'attirer à lui. L'amour passif et
souffrant du Fils est l'image à la fois droite et renversée de l'amour paternel.
Mais, de plus, apparaissent du même couples relations qui unissent la personne du
Fils et celle du Père. Relations qui s'incarnent dans les relations de la créature en face
du Créateur et accomplissent celles-ci, de telle sorte (p. 173 :) que nous recevons un ar-
chétype suprêmement parfait de notre relation avec Dieu, et que nous apprenons à
comprendre concrètement le sens des formules suivantes ; tout est fondé et subsiste
dans le Verbe et dans le Fils, il est l'origine première de toute créature et son arché-
type inaccessible, ou, en termes plus universels, les relations trinitaires éternelles,
entre le Fils et le Père dans l'Esprit sont la condition de possibilité d'une création ad
extra. En contemplant la manière dont le Fils de Dieu fait homme a des relations avec
le Père, nous apprenons à connaître l'archétype situé en Dieu et à l'intérieur duquel la
création est telle qu'elle devrait être d'après la vision éternelle du Père – ce qu'à vrai
dire elle ne peut être dans sa nature propre de créature, mais seulement si le Fils l'as-
sume dans sa relation avec le Père. Cette relation, sans aucun doute, est divine et, à ce
titre, inaccessible à la créature. L'unité, dans laquelle le dialogue entre le Père et le Fils
repose enfoui, est autre que celle qui peut régner entre la créature et le Créateur. Le
Fils parle d'une nourriture que nous ne connaissons pas (Jn 4, 32), d'une vision » (5,
19 ; 6, 46 ; 8, 38), d'une « audition » du Père (8, 26, 40) et d'une « connaissance » du

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
101
Père (7, 29 ; 8, 55), qui lui sont propres à lui seul, Et pourtant il se fera lui-même notre
nourriture, et par là il introduira le mystère de la communication divine entre les Per-
sonnes dans son incarnation, pour nous y introduire : « Moi en eux, et toi en moi, afin
qu'ils soient parfaitement un » (Jn 17, 23). Et, cela fait, il suffira de voir le Fils pour
voir aussi le Père, que personne ne peut voir (6, 46 et 14, 7, 9 ; 12, 44), pour l'entendre
(6, 45 ; 8, 47), bien plus, pour être de lui (8, 47) et en lui (1 Jn 4, 16). Ce qui apparaît
inaccessible aux hommes dans le Fils (Jn 7, 34), et inaccessible au point d'être incom-
préhensible (7, 36), deviendra, à celui pour qui le Fils devient « voie », accessible au-
delà de toute attente. Disparaissant dans un domaine absolument inaccessible, le Fils
nous y prépare une place, et, retournant au ciel, nous (p. 174 :) emporte avec lui, « afin
que là où je suis, vous soyez aussi ». Bien mieux, il suppose déjà dans le croyant la
connaissance de la voie et de son terme (14, 2-4).
En regardant la descente du Fils et son retour au Père, nous connaissons donc la re-
lation devenue visible entre le Fils et le Père. Nous la connaissons comme la voie que
nous devons suivre, pour parvenir au Père par le Fils. C'est la voie du renoncement à
notre volonté et à notre pensée propres qui s'abandonnent dans l'obéissance d'amour
de la foi, et cela non comme notre œuvre, mais comme « l'œuvre » du Père en nous (Jn
6, 28-29). C'est donc une démarche du Père et du Fils qui viennent habiter en nous
(14, 23), et cette démarche exprime que notre demeure est en Dieu et préparée en
Dieu.
Mais ensuite il y a encore une fois en Dieu une dimension toute nouvelle que l'in-
carnation du Fils élève également dans la sphère visible. Elle est nouvelle ; elle n'est
en aucune manière une répétition ou un pendant du rapport Père Fils. Sa visibilité elle
même est autre. Le Fils prie toujours le Père par l'Esprit et en lui, nous ne le voyons
pas prier directement le Saint Esprit. Pourtant l'Esprit apparaît évidemment dans sa
prière. Peutêtre la faiblesse du regard de notre foi ne pourrait elle pas découvrir l'Es-
prit dans le Fils, si l'Écriture ne nous y poussait aussi expressément. Le Fils est l'ar-
chétype de ceux qui sont « conduits par l'Esprit » (Rm 8, 14), et cet Esprit qui, au mo-
ment du baptême du Christ, descend sous forme visible du Père sur le Fils, donc qui
est l'Esprit du Père, et qui pousse le Fils, de l'intérieur, à ses actions et à ses paroles
les plus personnelles, donc qui est l’Esprit du Fils, montre, dans la vie terrestre et vi-
sible du Fils, une telle liberté et une telle souveraineté, que sa personnalité divine y
apparaît clairement aux yeux du croyant. L'obéissance, avec laquelle le Fils accomplit
la volonté du Père, n'est pas l'obéissance d'un valet qui exécute mot a mot les consignes
d'un maître, le Fils est bien trop libre pour cela. Mais il n'est pas libre comme le serait
une (p. 175 :) volonté arbitrairement humaine, qui agirait de telle ou telle manière sui-
vant ce qu'elle estime bon. Il possède une liberté telle qu'il n'en existe réellement nulle
part ailleurs dans le monde, et qui vient évidemment de Dieu lui-même. Cette liberté
est celle qui règne dans le ciel entre le Père et le Fils, et qui, même si nous ne savions
rien d'une troisième Personne divine, en peut être représentée que comme provenant
simultanément de « l'Esprit du Père » et de « l'Esprit du Fils », que comme l'unité des
deux.
Ce qui peut-être ici pressenti en mystères insondables, par celui qui contemple ces
choses avec respect, il est à peine possible encore de l'exprimer en mots humains : c'est
une « habitation » de l'être le plus intime du Fils, qui ne le trouble pas dans sa volonté

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
102
personnelle propre, ne le force pas, ne l'accable pas, mais amène son être le plus propre
à se réaliser. Et cela de telle sorte que lui, le Fils, ouvert à l'Esprit, l'écoutant, docile à
son souffle, peut lui confier et lui livrer tout à fait ce qu'il a de propre. C'est seulement
parce qu'il y a l'Esprit, que le Fils peut accomplir son œuvre comme un homme vrai,
sujet à des limites, bien plus, faible et se heurtant à l'échec. Et cette œuvre, en tant
qu'humaine, ne peut plus désormais être qu'une œuvre d'homme, apparemment perdue
au milieu de l'immense histoire humaine, et destinée, du point de vue terrestre, à
échouer dans la souffrance et dans la mort. Il peut laisser les choses être ainsi, sans l'in-
quiéter, sans se désespérer, sans perdre la tête, par suite du zèle qui le dévore pour
l'œuvre immense qu'il a « encore » à faire. Il le sait : les paroles qu'il prononce, « sont
esprit et vie », et « c'est l'Esprit qui vivifie » (Jn 6, 63), l'Esprit qui fait franchir aux
paroles, aux œuvres, aux prières et aux souffrances les limites de l'influence humaine-
ment possible, et qui, soufflant où il veut, disperse leur semence qui vole. C'est dans
l'Esprit que Jésus garde parfaitement son équilibre humain, qu'il ne pourrait pas, sans
l'Esprit étant donné le caractère inouï de ce qu'il (p. 176 :) dit et de ce qu'il fait gar-
der vraiment en lui-même. Livré à l’Esprit, il obéit au Père, car l'Esprit est l'Esprit du
Père : il apporte spirituellement au Fils la volonté du Père, il l'installe dans le Fils, il
la lui inspire. Mais en obéissant, le Fils obéit aussi à sa volonté propre, et à une vo-
lonté qui, jaillissant de son intérieur le plus propre, le dépasse en même temps, l'ar-
rache à lui-même et l' « inspire ». Volonté qui donc à la fois le domine (comme volonté
du Père) et le libéré (comme volonté propre personnelle et rationnelle), et qui, par la
souveraineté de la personne du Saint Esprit, lui transmet tout ce que l'Apôtre appelle
les fruits de l'Esprit, c’est-à-dire la floraison et le jaillissement intérieurs les plus mys-
térieux au sein même de la divinité : « La charité, la joie, la paix, la patience, l'affabi-
lité, la bonté, la fidélité, la mansuétude, la tempérance » (Ga 5, 22-23). C'est un jaillis-
sement sortant de ce qui est le plus intérieur, mais cachant en même temps une sur-
prise éternelle, comme l'enfant est la surprise de l'amour des parents, le fruit la sur-
prise de la croissance et de la floraison.
Le Fils connaît cette source mystérieure, il la possède en lui (Jn 7, 37 ; 14, 10) et il
la promet à quiconque veut vivre avec lui dans l'Esprit Saint (7, 37 ; 4, 14). Même l'im-
mersion dans les flots du Jourdain n'est pas seulement signe efficace des péchés lavés,
mais bain dans l'élément originellement fluide de l'Esprit insaisissable. Planant sur les
eaux de l'abîme, à l'origine, accordé donc dès l'origine à la « terre née de l'eau et par
l'eau » (2 P 3, 5), élément « plus agile que tout mouvement, qui pénètre et s'introduit
partout, à cause de sa pureté », « pure émanation de la gloire du Tout puissant » (Sa-
gesse, 7, 24-25), l'Esprit est entré, par l'incarnation du Fils, dans les eaux de la créa-
tion ; tous deux ensemble, l'élément visible et l'élément invisible, forment le milieu de
la nouvelle naissance, l'origine des sacrements du Fils, qui, en mourant, laisse échap-
per de lui avec le sang de son cœur les deux éléments : l'Esprit et l'eau (Jn 19, (p. 177 :)
30-34). Cet Esprit, qui devient visible dans le Fils visible et avec lui, « rend témoi-
gnage » que le Fils est Dieu, et il rend ce témoignage en union avec l'eau et le sang (1
Jn 5, 6-8). A vrai dire, il ne devient visible qu a ceux qui sont ouverts, par la foi, au
même Esprit , et auxquels il est promis par celui qui porte l'Esprit, le Fils. Et après la
résurrection, il leur est – de nouveau d'une manière sensible – donné par le souffle du
Fils, pour être finalement, à la Pentecôte, répandu sur eux, du ciel, sous la forme es-
chatologique (2 P 3, 7-10) mais encore une fois visible, du feu.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
103
Le feu est le deuxième élément de l'Esprit, toujours relié au Fils rendu visible : en
face du baptême d'eau, qui appartient toujours à l'ancien monde, le baptême du Christ
est donné « dans l'Esprit Saint et dans le feu » (Lc 3, 16), à quoi se rattache aussi le
« feu inextinguible » dont il est parlé dans le même contexte (3, 17). Le feu est l'une
des images les plus fréquentes pour l'action de Dieu dans l'Ancien Testament : l'élé-
ment justicier, dévorant, consumant, mais aussi purifiant, apparaît enfin avec sa
signification suprême dans le Verbe fait chair : la parole de feu divine (Ps 13, 33) « jet-
tera elle même du feu sur la terre » (Lc 12, 49) et brûle la première, pour être bapti-
sée du baptême du feu (Lc 12, 50) et pour être salée comme victime dans le feu (Mc 9,
48). Et la dernière figure du Fils est celle qui est « ardente » du feu de l'Esprit : le Fils
de l'homme, des yeux duquel jaillit le flamboiement de l'Esprit (Ap 1, 14 ; 2, 18 ; 19,
12).
Mais le troisième élément, qui rend visible l'Esprit, le fait aussi en liaison avec le
Fils ; il rend son esprit au Père (Jn 19, 30), il insuffle visiblement, comme ressuscité,
maintenant qu'il a élevé avec lui son humanité spiritualisée dans l'unique Pneuma
divin, le Saint Esprit a son Église (Jn 20, 22). Maintenant l'Esprit, « qui souffle sur tous
les pays » (Bar., 6, 60) et dont c'est la liberté de « souffler où il veut » (Jn 3, 8), a grandi
en (p. 178 :) une « tempête bruyante » à l'intérieur de la maison de l'Église (Ac 2, 2). Dé-
sormais cette tempête souffle visiblement et irrésistiblement sur les hommes de cette
maison, et accomplit par eux les actions toujours plus grandes que le Seigneur avait
prédites (Jn 14, 12). Et les croyants « le connaîtront, parce qu'il demeurera chez eux,
et il sera en eux » (14, 17). Il leur donnera aussi quelque chose comme des yeux de
feu, les yeux de la contemplation, qui leur feront comprendre, de l'intérieur, tout ce
que le Verbe de Dieu leur avait dit de l'extérieur. Le contemplatif qui aperçoit dans le
Christ la révélation trinitaire, contemple donc finalement la contemplation elle même.
Non dans la mesure où elle serait l'œuvre propre de l'homme, ou sa propre profondeur,
mais dans la mesure où elle est le milieu incompréhensible – l'eau, le feu, le vent de
Dieu – dans lequel les profondeurs insondables de Dieu s'ouvrent à lui. « En effet l'Es-
prit scrute tout, jusqu'aux profondeurs de Dieu… Mais nous avons reçu l'Esprit qui
vient de Dieu, afin de connaître les dons que Dieu nous a faits » (1 Co 2, 10-12). Par
l'Esprit nous regardons le Fils, et nous pouvons le comprendre en participant à son Es-
prit ; mais par le Fils nous sommes introduits dans l'Esprit du Père, qui ne fait qu'un
avec l'Esprit du Fils. Un Esprit, qui porte la ressemblance du Père et du Fils, bien plus,
qui amène à se manifester leur personne en ce qu'elle a de plus intérieur, et qui est
pourtant lui-même un Esprit personnel et inimitable, parce que n'imitant personne :
car il est la liberté de Dieu elle-même.
Tout cela qui plane mystérieusement autour du Fils, et qui s'étend vers le passé dans
l'histoire du salut de l'Ancien Testament, dans l'histoire de Noë et d'Abraham, de
David et des prophètes, et, vers l'avenir, dans l'histoire de l'Église, celle des Apôtres et
de leurs successeurs, les saints et les croyants de tous les temps, tout cela reste plein
de mystère, et devient aussi, pour celui qui le scrute par la contemplation, un mystère
toujours plus profond, (p. 179 :) toujours à la fois plus lumineux et plus obscur, plus dé-
voilé et plus voilé. Pour l'ignorant tout reste superficiel, mais le contemplatif voit s'ou-
vrir la troisième dimension, le relief, la vie. Certaines intuitions se laissent relier en un
ordre, mais il ne peut pas être question d'un survol, d'une systématisation des aspects.
Celui qui contemple, tout simplement animé par la volonté et l'amour de l'obéissance

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
104
à la Parole, peut avoir confiance qu'il sera introduit lui-même dans le « système » plus
vaste de la Vérité divine. Il est connu lui-même à fond, et il n'a pas de son côté, à se
préoccuper d'une connaissance intégrale. Le champ dans lequel il vit et se meut aussi
par la connaissance, est le champ de la Vérité trinitaire éternelle, provisoirement con-
nue dans la foi, « comme dans un miroir, d'une manière confuse », et « partielle-
ment » ; plus tard seulement il lui sera permis de « connaître parfaitement, comme je
suis moi même parfaitement connu » (1 Co 13, 12-13).
L'objet de la contemplation est Dieu, et Dieu est vie trinitaire. Mais il l'est pour nous
dans l'incarnation du Fils, et de celle-ci on ne doit jamais faire abstraction dans la
contemplation de Dieu. Nous ne pouvons pas contempler la vie trinitaire de Dieu, en
elle même, sinon nous tomberions dans le vide, dans l'irréel, dans une géométrie de
concepts, ou dans une rêverie fantaisiste. Nous ne pouvons pas plus rendre « objec-
tive » la Trinité en elle-même, que les anciens mystiques païens et ascètes chrétiens ne
pouvaient se « représenter » l'unité superessentielle de Dieu par abstraction de toute
la multiplicité créée.
Dieu qui lie notre contemplation à l'humanité de son Fils ne nous donne pas là
moins, mais plus, Il nous donne une vision concrète de vie trinitaire, vision contenue
implicitement dans la grâce et dans l'imitation sérieuse du Christ. La vision dont il
s'agit n'est autre chose que l'illumination intérieure de l'obéissance de foi observée en-
vers le Père avec le Christ dans l'Esprit. Le (p. 180 :) modèle primitif d'une telle contem-
plation trinitaire est Marie qui se voit adresser la parole par Dieu (par l'ange comme
porteur de Sa parole) immédiatement sous la forme trinitaire (Lc 1, 26-38). Il est dé-
cisif que les trois parole de l'ange, dont la première manifeste le Père, la deuxième le
Fils, la troisième le Saint Esprit, soient à chaque fois suivies par une réponse de Marie,
dont chacune n'est pas une spéculation vide sur Dieu, mais traduit une réflexion sur
la meilleure réponse à donner et la meilleure responsabilité à assumer en face de la pa-
role qui lui était adressée. Après la révélation du Père, c'est l'effroi (et en effet toute
créature ne peut que s'effrayer, lorsqu'elle est placée immédiatement devant Dieu) et
« la réflexion sur ce que signifiait cette salutation », à savoir, ce qu'elle signifiait en ce
qui concerne la réponse juste à donner et sa volonté d'être au service de Dieu. La
deuxième réponse de Marie, après la révélation du Fils qu'elle doit engendrer, et qui
doit être aussi bien le Fils de Dieu que le fils et l'héritier de David, est la question en-
core plus concrète de la manière dont eue doit se comporter pratiquement dans l'acte
d'obéissance que l'on attend d'elle. La troisième, après la révélation de l'Esprit qui la
couvrira de son ombre, est l'accord avec la parole complète de Dieu, qui doit venir en
elle, régner en elle, et prendre chair en elle. Chaque degré de la révélation trinitaire est
la réponse du ciel à une question obéissante de la terre. La réflexion de la créature sur
la parole du Père qui lui est adressée : « Le Seigneur est avec toi », est le prélude à la
mission du Fils ; la question relative à la juste manière de se tenir à la disposition de
cette venue déclenche l'annonce de l’Esprit Saint. La révélation trinitaire de la Nou-
velle Alliance n'est pas seulement intimement mèlée à l'incarnation du Fils et indisso-
ciable d'elle, elle est aussi inséparable de la prestation d'obéissance du contemplatif
qui croit, et elle ne peut être posée comme un objet abstrait de contemplation.
Bien plus, la contemplation réelle de l'incarnation n'a (p. 181 :) même pas besoin d'être
expressément trinitaire : la dimension trinitaire s'ouvre d'en haut, pendant que Marie,

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
105
comme mère authentiquement humaine, est déjà toute à son affaire comme celle qui
doit engendrer Dieu. Par là même elle éprouve que son Fils est Dieu, et que le Saint
Esprit lui apportera la semence du Père. Et dès lors, occupée à soigner et à imiter son
Fils, gardant et méditant toutes ses paroles dans son cœur, elle s'enfoncera toujours
plus profondément dans l'intelligence de la Trinité : du Père, dont elle est la fille, du
Fils, dont elle est la mère et l'épouse mystique, de l'Esprit, dont elle est le réceptacle.
Ce n'est pas autrement que sera l'Église tout entière, dont Marie présente ici l'arché-
type. Elle ne spécule pas, mais adore et obéit, elle ouvre son sein à l'Esprit et engendre
jusqu'à la fin du monde le Fils, ses membres, ses frères. Elle est la femme, dans la-
quelle la vie trinitaire s'accomplit, la femme qui, par son existence, force le mystère
divin des trois faces à s'éclairer et à devenir distinct. L'obéissance des chrétiens est,
aussi et précisément dans la contemplation, le milieu dans lequel Dieu se manifeste
comme trinitaire.
Sur le Thabor, où l'Église officielle naissante est introduite et intégrée contemplati-
vement dans le mystère trinitaire, il n'en est au fond pas autrement. Les trois « co-
lonnes de l'Église », Pierre, Jean et Jacques (ce dernier à la place de son homonyme
plus jeune) qui symbolisent sa structure trinitaire, sont emmenés sur un lieu élevé, où
le Fils, dans sa « forme de Dieu » (Ph 2, 6), comme le « second homme venu du ciel »
(1 Co 15, 47), et comme « évangile éternel » (Ap 14, 6), présente, dans son entretien
avec Moïse et Élie, la Loi et les Prophètes, la figure trinitaire de toute la révélation sa-
lutaire de Dieu. Mais il révèle cet entretien « horizontal » pour ainsi dire, comme l'ex-
plication de l'entretien vertical et suprême, puisque, au-dessus du Verbe incarné, la pa-
role du Père retentit et que la schechina de l'Esprit complète (p. 182 :) la théophanie. Tant
que Jésus parle avec les représentants de l'Ancienne Loi, cette gloire resplendit de son
propre visage rayonnant de lumière et de ses vêtements d'une blancheur fulgurante.
Mais lorsque la révélation se déplace en hauteur, et que le Fils n'apparaît plus comme
celui qui est lui-même accompli, accrédité, glorifié par le Père, elle devient un nuage
lumineux qui l'enveloppe, donc un voile comme dévoilement suprême, une « ténèbre »
(Lc 9, 34) comme superclarté. Et la simple figure humaine du Fils, « Jésus seul », sor-
tant de la nuée qui force finalement les disciples à se prosterner en adorant et en trem-
blant, cette simple figure est finalement l'obscurcissement encore accru comme dévoi-
lement du Dieu trinitaire. C'est Jésus qui, désormais, les yeux fixés droit devant lui,
s'engagera dans la direction de Jérusalem, où dans le parfait obscurcissement que
constitue sa passion, son « enlèvement » (Lc 9, 51), son « élévation » (Jn 8, 28 ; 12,
32) et sa « glorification » (Jn 12, 23, 28 ; 13, 31-32) doivent se produire. C'est pour-
quoi il est décisif que l'entretien avec Moïse et Élie traite de « sa fin qui devait s'ac-
complir à Jérusalem » (Lc 9, 31), et c'est une méprise de Pierre, lorsqu'il croit devoir
ériger sur la montagne des solitudes destinées à la contemplation (« il ne savait pas ce
qu'il disait »), justement à l'instant où Moïse et Élie « disparaissent », parce que l'en-
tretien est terminé et que la réalité de ce qui a été dit va commencer. Toute la vision
est montrée à lÉglise, afin qu'elle marche avec le Fils au devant de ses souffrances, bien
plus, afin que la même nuée féconde de l'Esprit Saint qui avait « couvert Marie de son
ombre » (Lc 1, 35), couvre maintenant de son ombre d'une manière féconde l'Église
institutionnelle elle aussi (Lc 9 34) – même si cette noce trinitaire remplit les repré-
sentants de l'Église institutionnelle d'une grande crainte. Mais un signe que le fruit est
conçu, et non dispersé dans le vent, comme chez le peuple incroyant, est l'observation

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
106
du silence imposé (Mc 9, 9 : l'ordre donné. Lc 9, 36 : l'exécution de (p. 183 :) l'ordre).
Le mystère trinitaire contemplatif, que l'Église a vu et qu'elle garde dans son cœur,
n'est pas dispersé en bavardages, mais produit son véritable fruit comme imitation du
Christ dans la souffrance.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
107
CHAPITRE
_______III

Parole et métamorphose

Le Verbe du Père, son Fils éternel et l'unique aimé, qu'il nous a donné comme notre
rançon et notre frère, est entré dans la multiplicité spatiale et temporelle de ce monde.
Mais les milieux quantitatifs sont les superficies sur lesquelles les contenus qualitatifs
de la vie et de l'esprit viennent manifester leur plénitude intérieure en la répandant.
Le changement dans l'espace et le temps que l'œil, l'oreille, tous les sens et toutes les
facultés de l'homme accompagnent en y participant, conduit d'une manière tangible
des reflets de l'unité à la plénitude de l'unité. Cela est là-dedans, et cela encore, et cela
aussi encore.
L'entrée du Verbe de Dieu par son incarnation dans le monde changeant se manifeste
sur trois de ces milieux. L'un est celui de l'existence humaine normale entre la concep-
tion et la mort : c'est là un champ de forces extraordinairement dramatique, traversé
par les plus fortes tensions, et comme « fait pour » la présentation d'une plénitude de
vie et d'esprit plus qu'humaine : divine. Réellement et sérieusement ce champ est en
définitive fait pour cela. Ici la vie de Jésus est le théâtre idéal, sur lequel de scène en
scène, de tranche de vie en tranche de vie, le sens de sa propre existence est présenté
et expliqué à l'homme contemplatif ; le sens, tel que le Dieu éternel (p. 185 :) le com-
prend, et tel qu'il désire que l'homme aussi le comprenne.
Mais le Verbe de Dieu, qui est ici si simplement homme avec nous, provient de Dieu
et retourne à Dieu (Jn 16, 27), et cela non par suppression et révocation de l'in,carna-
tion, mais par sa résurrection d'entre les morts. C'est la seconde métamorphose, qui
fait verticalement irruption dans la première, et que Dieu le Père accomplit en son Fils
mort. Mais elle a sa raison (cf. le « c'est pourquoi » de Ph 2, 9) dans l'obéissance jus-
qu'à la mort du Fils lui-même et finalement dans la puissance donnée au Fils par le
Père, d'avoir la vie en lui-même (Jn 5, 26), et de pouvoir non seulement la donner, mais
aussi la reprendre (Jn 10, 18). C'est la métamorphose qui va de la mort à la résurrec-
tion, de l'abandon de Dieu au siège à la droite du Père, de l'impuissance extrême à la
toute puissance suprême : cette dimension déploie toute la plénitude et tout le
royaume du Fils devant le contemplatif : « Celui qui est descendu, c'est le même qui
est aussi monté pardelà tous les cieux, afin de remplir l'univers » (Ép 4, 10).
Les deux métamorphoses s'ouvrent à une troisième par laquelle la plénitude de mé-
tamorphose du Christ, est, du ciel, « distribuée » dans l'histoire par l'Esprit Saint et
déversée dans la plénitude illimitée de l'Église. Celle ci est le milieu qui a été inventé
et préparé pour présenter et déployer la plénitude du Christ de la manière la plus riche
et la plus « variée » (Ép 3, 10) à travers tous les temps jusqu'à la fin du monde et dans

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
109
l'éternité elle même. Elle est « son corps, la plénitude même de celui qui remplit ab-
solument tout » (Ép 1, 23), de telle sorte que tous les membres « sont remplis de la
plénitude même de Dieu » (Ép 3, 19).
Les trois dimensions sont solidaires. Chacune suppose les autres et renvoie inté-
rieurement à elles, et cela avec une telle multitude de relations significatives se
réfléchissant mutuellement comme dans un palais de glaces, (p. 186 :) que l'objet de la
contemplation se dilate ici aussi à l'infini. L'orant éprouve ce qu'Origène éprouvait à la
lecture des épitres pauliniennes : « Saint Paul, écrivait il, me paraît parler comme un
serviteur fidèle et prudent qui a été introduit par un grand roi, son maitre, dans la
chambre royale des trésors, et auquel il fut montré des pièces variées et spacieuses,
avec des accès multiples et innombrables… et tous les trésors ne sont montrés que par
des portes à demi ouvertes, fugitivement entrouvertes de telle sorte que le serviteur ac-
quiert sans doute une idée des trésors et des richesses de son royal seigneur, mais qu'il
ne peut rien contempler en détail et à fond… Une fois il entre par ici et sort par là,
l'autre fois il entre par une autre porte et passe rapidement dans la pièce suivante, de
telle sorte que, si tu attends à la porte par où il est entré, tu ne le vois plus sortir. »
(Commentaire de l'épître aux Romains, 5, 1.)
Mais la plénitude ne plonge pas le contemplatif dans la confusion ; car il a constam-
ment la possibilité de s'orienter en se reportant aux grandes lignes de l'édifice, dont le
plan est clair, évident pour les intelligences les plus simples elles mêmes ; il suffit tou-
jours d'une démarche unique de la pensée pour ramener la précision la plus délicate à
la simple formule : Dieu s'est manifesté à nous comme amour, il a donné sa vie pour
nous, et nous invite à donner notre vie pour lui et pour nos frères. C'est là la splen-
deur de l'Amour éternel qui se glorifie aussi pour le monde et en lui par la résurrec-
tion des morts et leur entrée dans la vie éternelle.
La première dimension dans laquelle l'unique, l'immuable amour se décline et se
projette devant nos yeux, est celle de la vie humaine. C'est ici que la contemplation est
la plus facile. Celui qui prie n'a qu'à se laisser conduire d'image en image et à voir en
chacune l'humain qui apparaît comme la révélation de l'amour trinitaire éternel. Tout
d'abord, le simple fait d'être homme ; l'enfant avec ses qualités naturelles, l'adolescent,
le jeune homme avec (p. 187 :) les siennes, l'homme adulte ; chaque stade de la vie,
chaque état : l'état de veille et le sommeil, la bonne santé et la fatigue, la solitude et la
conversation, l'expérience du matin, de midi et du soir, le travail et le repos, le man-
ger et le jeûne, la jouissance et la tempérance, les sentiments humains et les états d'in-
différence, les jours de fête et la grise vie quotidienne ; Dieu le créateur a conçu et créé
tous ces états par lesquels passe la vie humaine, et maintenant, dans la plénitude des
temps, il a envoyé son Fils en eux pour les éprouver lui-même, et en faire des « expé-
riences vécues » de Dieu dans la nature humaine. C'est ainsi qu'il les a inscrits à son
propre compte, pour les couronner par là comme une œuvre réussie, et pour faire pas-
ser, par sa résurrection, leur vérité, leur quintessence, dans l'éternité. Maintenant,
entre cet « humain » et la vie divine, il n'y a plus simplement une vague « ressemblance
dans une dissemblance toujours plus grande », il y a une communion dans laquelle le
périssable devient le contenant de l'éternel, et ce contenant est rempli jusqu'au bord
et bien au-delà par des significations de l'Amour divin. Le repos de l'Enfant dans le sein
de sa Mère virginale, le mouvement de ses petits poings cherchant à saisir les seins de

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
110
sa mère pour obtenir le lait désiré, le sommeil dans ses bras,et la nuit sur son sein, le
cri de l'enfant demandant sa nourriture, le premier sourire, le premier pas réussi, les
premiers mots que sa mère lui apprend, le premier objet fabriqué sous la conduite et
avec l'aide de Joseph, les relations de camaraderie avec leurs joies et leurs désillusions,
l'école, les cérémonies religieuses, les promenades et les heures de prière solitaires,
tout commence à parler du « mystère tenu caché durant une éternité de siècles et main-
tenant manifesté » (Rm 16, 25) : l'Amour éternel. Tout cet humain est la chair du Verbe
de Dieu, l'expression de ce qui est éternellement vrai et valable. Mais il ne s'agit pas
de la manifestation d'une vérité qui, une fois connue, devient une vérité courante (de
même (p. 188 :) qu'un mystère une fois divulgué n'en est plus un, ou qu'une énigme de
mots croisés une fois résolue n'offre plus aucun intérêt), il s'agit de l'expression d'une
traduction qui ne se réalise qu'ici et maintenant et que dans cet individu unique bien
déterminé, de l'éternel en temporel, du temporel en éternel. C'est sa traduction, mar-
quée au sceau de sa personnalité, sans qu'il soit possible de l'en abstraire. C'est en lui
qu'elle doit être regardée. Et si elle est partiellement visible en d'autres avec lui : en sa
Mère et en son père nourricier, en Élisabeth et ,en son enfant, Jean Baptiste, en ses pré-
décesseurs et en ses successeurs, ce n'est jamais qu'à cause de lui.
Grâce à ce symbolisme sacramentel, tout l'humain devient donc transparent, pour
laisser voir l'amour de Dieu, et contenant efficace de cet amour qu'il signifie. Mais, par
le Christ, ce symbolisme prend, dans la foi et dans l'imitation, un sens et une obliga-
tion pour tous. On ne peut pas dire que chaque mère qui allaite son enfant soit, au
même sens que Marie, une image de l’amour céleste. Mais elle peut, à cause de Jésus
et de Marie, participer efficacement à cette qualité d'image, et le contemplatif qui croit
peut faire devenir vivante l'image primitive dans la copie humaine commune. Car Dieu
a pris à son compte cette vie unique du Christ et de sa Mère pour donner une valeur
dans le ciel auprès de lui à tout le monde humain. Il n'a pas fait cela pour lui (car com-
ment le Créateur pourrait il ne pas connaître l'œuvre qu'il a conçue et établie ? Com-
ment pourrait il « ne pas entendre, lui qui a planté l'oreille, ne pas voir, lui qui a formé
l'œil ? » (Ps 93, 9). Il l'a fait pour sa créature, afin de lui donner un lieu sûr et un foyer
auprès de lui, et afin de conférer à sa fragilité un sens permanent, éternel et divin.
Il ne s'agit pas, dans la contemplation, d'attribuer à chaque trait particulier de la vie
du Seigneur un sens divin caché qui lui corresponde. Une telle correspondance est im-
possible, parce que chaque trait particulier indique (p. 189 :) l'infini, et par conséquent
l'inépuisable richesse de Dieu ; il peut donc aussi être rencontré et éprouvé autrement
en différents temps par le même sujet ou par différents sujets qui prient, quelle que
soit la clarté de sens d'une doctrine déterminée du Christ en paroles ou en actes. C'est
pourquoi une correspondance est aussi impossible, parce que la copie humaine du mo-
dèle divin se réalise dans la liberté de la Personne du Verbe, donc ne peut être intégrée
dans aucun système indépendant de cette liberté. C'est précisément cela qui rend si
dramatique et si féconde dans toute nouvelle contemplation la rencontre de chaque
orant avec le Seigneur : ainsi l'on ne peut jamais prévoir comment l'Éternel se présen-
tera dans le temporel, quels aspects connus seront approfondis, quels aspects non en-
core remarqués ressortiront, quels aspects doivent être amenés à la lumière et quels
autres doivent rester dans une demi-obscurité. Chaque vie humaine est unique, et de
là aussi vient que chacun, regardant l'existence exemplaire du Seigneur, verra celle-ci
autrement. Mais, de plus, l'amour unique de Dieu pour chaque individu joue sur l'ins-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
111
trument original et universellement valable de la vie du Christ une mélodie incompa-
rable, neuve, jamais entendue, au cours de chaque nouvelle contemplation. Les
touches de l'instrument sont limitées, tout comme les paroles de la Sainte Écriture.
Mais les variations possibles qu'elles permettent sur le thème du don de soi de l'amour
divin et de l'initiation au sens profond divin sont absolument infinies.
Celui qui est quelque peu exercé dans la contemplation a certainement fait cette ex-
périence. Chaque scène de l'Évangile est chaque jour comme fraîchement éclose. Elle
ne risque pas de se couvrir de poussière, de pâlir historiquement et de devenir sans in-
térêt. Aux yeux de l'orant s'accomplit chaque jour le miracle en vertu duquel l'Évan-
gile, seule réalité intra historique à ce point de vue, se montre supérieur aux lois de
l'histoire. « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. »
(p. 190 :) Ce sont des paroles qui, quoique entrées dans l'histoire, portent cependant
le ciel et la terre et tout ce qui se passe : la parole comme principe (Jn 8, 25), la Parole-
Dieu, qui « soutient l'univers de sa parole toute puissante » (Hb 1, 3), à l'intérieur de
laquelle, donc, les événements eux mêmes de ma vie se déroulent ; paroles qui sont les
véritables archétypes. Mais ce n'est pas elles qui sont en moi, c'est moi qui suis en
elles. Parmi ces événements se trouvent bien des miracles proprement dits qui mani-
festent sensiblement l'irruption de l'éternité dans le temps. Mais les discours du Sei-
gneur ne sont pas moins merveilleux, pour le contemplatif, ils le sont même plus,
parce que, d'après l'affirmation du Seigneur, ils prouvent la vérité de sa mission avant
même les « œuvres », qui sont plutôt représentées comme un secours auxiliaire pour
ceux qui comprennent difficilement (Jn 10, 36-38). Le miracle de la parole est sa puis-
sance dans l'histoire, l'aisance avec laquelle, aujourd'hui comme autrefois, la parole de
l'éternité manifeste sa souveraineté dans toutes les vicissitudes de l'histoire, bien
mieux, se manifeste, dans toutes ses propres transformations, comme l'unique Parole,
toujours la même, qui peut se permettre de subir les variations du temps et même de
passer par la faiblesse, l'impuissance et la mort, sans perdre par là sa divine supério-
rité.
La deuxième dimension de la métamorphose est celle qui va de l'ancien au nouvel
éon, de la mort du vieil homme sur la croix à la résurrection du nouveau à Pâques.
C'est la métamorphose par excellence, si radicale que celui qui en est le sujet ne peut
pas l'accomplir en la dominant à partir d'un point, mais doit la laisser réaliser en lui-
même par le Père tout puissant. Il peut se métamorphoser lui-même, par la parole de
transsubstantiation qu'il prononce à son propre sujet, du mode d'existence historique
au mode d'existence eucharistique, mais il ne veut pas se transporter lui-même du
royaume de la mort éternelle dans lequel il est descendu, au ciel à la droite du Père :
(p. 191 :) et il laisse, dans cette métamorphose, apparaître la puissance absolue et sur-
abondante du Père, afin qu'il soit manifesté dans le Fils de quelle ampleur sera le tour-
nant de l'humanité, du péché à la rédemption, de l'incroyance à la croyance. Saint Paul
ne peut plus parler de cette puissance surabondante qu'en balbutiant : « Que le Dieu
de Notre Seigneur Jésus-Christ… illumine les yeux de votre cœur, afin que vous sa-
chiez… quelle est l'incommensurable grandeur de sa puissance à notre égard à nous,
les croyants. C'est cette puissance souveraine qu'il a déployée dedans le Christ, quand
Il l'a ressuscité d'entre les morts, et fait siéger à sa droite dans les cieux, bien au des-
sus de toute Principauté, Domination, Puissance, Seigneurie… » (Ép 1, 18-21).

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
112
Le contemplatif est libre de considérer toujours de nouveau cette métamorphose qui
est la base et la présupposition de toute métamorphose intra-ecclésiale postérieure. Il
peut en effet comparer le Verbe de Dieu existant dans la chair sous sa forme d'esclave,
telle que l'Évangile la décrit, avec sa figure glorifiée après la résurrection et l'ascension.
Figure où le Verbe apparaît s'attestant lui-même à partir du ciel par le Saint Esprit,
dans la prédication de l'Église par la parole, la théologie, la vie chrétienne et le mar-
tyre. Et chaque fois, c'est une humilité et une humiliation tout à fait déterminées, aux
traits d'une parfaite netteté, et effrayante à voir, qui porte dans sa gloire cette floraison
et ce fruit surprenants. Et ceci apparaît évident et bien visible, par dessus l'abîme de
la mort et de la descente aux enfers qui interrompt brusquement toute vision. Tout ce
qui est sensible s'enfonce dans cet abîme, et fait s'engloutir avec lui la vie, les espé-
rances et les vues du vieil homme. Et, à un endroit incalculable au-delà de tout, tout
recommence dans une nouveauté céleste, qui est sans commencement et sans fin. Mais,
au dessus du gouffre de la mort et de l'enfer, plane l'arc-en-ciel de la réconciliation et
« de l'éternelle alliance entre Dieu et tous les êtres vivants qui sont sur terre » (p. 192 :)
(Gn 9, 16). Peut être mesure-t-on mieux ainsi combien il est important que Jésus ait
d'avance, par sa parole de promesse, relié les deux fins, et par là garanti d'avance à tout
événement temporel qui court à sa fin, une signification et un effet d'éternité.
Mais c'est aussi la fonction de suppléance qui est présente dans cette possibilité de
contemplation simultanée du Christ terrestre et du Christ céleste, parce que, grâce à
l'arc reliant les deux rives, la descente en enfer nous est épargnée, en tant qu'elle est
considérée comme accomplie par le baptême et comme appartenant pour nous au
passé (Rm 6, 3 sqq.). Il y a, en vertu de cette grâce, la possibilité invraisemblable d'une
contemplation ecclésiale, au jour du Samedi saint : l'Église « survit » à son Seigneur,
et jette, par une force provenant par avance de la résurrection du Christ, le pont de la
foi, de la charité et de l'espérance, au dessus de l'abîme. Mais ensuite elle comprend
pourtant toujours plus profondément, en contemplant, qu'il doit y avoir, en vertu de
cette même grâce, quelque chose comme une participation signifiée, non seulement sa-
cramentelle, mais aussi spirituelle, contemplative, à la mort et à la descente dans l'ha-
dès ; autrement dit, que même la foi, la charité, l'espérance ecclésiales, doivent, sinon
dans l'institution (qui n'est pas touchée par là), du moins dans les individus qui consti-
tuent tous ensemble la subjectivité de l’Église, passer par une mort et par une ténèbre,
pour marcher à la suite du Christ et comprendre par l'imitation : « Où je vais, tu ne
peux pas me suivre maintenant tu me suivras plus tard » (Jn 13, 36). « Suis-moi » (Jn
21, 19).
C'est ainsi que, dans la vie de Jésus lui-même et dans la foi du contemplatif, l'ombre
de la métamorphose absolue qui va de l'ancien au nouvel éon, peut aussi rejaillir d'une
manière en quelque sorte différenciée sur la vie terrestre et sa contemplation : cette
persécution et cette fatigue, cet échec et cette trahison, cette haine incompréhensible,
grandissante, à laquelle se heurtent le Seigneur (p. 193 :) et ses disciples, tout cela est
déjà présage de l'orage qui se prépare, tout cela a donc déjà une signification salutaire :
le « une fois pour toutes » de la croix intègre en lui tout le « peu à peu » de la vie pré-
cédente, il y a pour le Seigneur une croix – et une croix qu'il exige – même dans le tra-
vail de chaque jour, (« qu'il prenne sa croix chaque jour », Lc 9, 23) et une mort quo-
tidienne du vieil homme, ainsi qu'un renouvellement quotidien de l'homme nouveau
(2 Co 4, 16 ; cf. Ép 4, 22-24 ; Col 3, 9-10). Et ce quotidien qui, à vrai dire, ne doit pas

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
113
faire oublier au contemplatif l'autre aspect, le « une fois pour toutes » (Ro 6, 10 ; Hb
7, 27 et passim) et l' « irrévocable » (Rm 11, 29 ; Hb 6, 17), est une nouvelle intro-
duction donnée par grâce dans l'intelligence de la réconciliation. C'est en quelque sorte
une prise de vue au ralenti de ces petites choses qui peuvent et doivent devenir intel-
ligibles à l'homme qui pratique l'imitation du Christ ; mais en même temps il doit res-
ter conscient que ces réalités plus importantes que sont la croix du Seigneur, et, à plus
forte raison, sa descente aux enfers, demeureront toujours dans l'obscurité de l'amour
de Dieu qui juge et qui rachète. Suppléance dit nécessairement aussi ceci : que celui
pour qui on a souffert, pour qui on est mort, que celui, donc, à qui l'expérience prin-
cipale reste épargnée, doit abandonner à l'aimé et sacrifier pour lui-même par amour
même l'intelligence intérieure, éprouvée par expérience, de ce qui a été accompli.
Le « ralenti » poursuit son travail, comme il peut, jusqu'au cœur de la passion du
Seigneur et de sa mort. Celles ci également sont encore vie humaine, elles sont traver-
sées avec des formes humaines toujours plus faibles, au milieu de ce qui est éprouvé
humainement comme une sur exigence, dont fait partie la nuit intérieure grandissante,
le « ne plus comprendre ». Certes la succession des scènes de la passion ne peut et ne
veut traduire ces états intérieurs décisifs du Seigneur que très indirec- (p. 194 :) tement,
elle met en lumière presque uniquement les hommes qui participent à ce drame
comme pécheurs – chrétiens, juifs et païens – et elle nous montre le Seigneur devenir
dans leurs mains une balle de jeu ; le contemplatif est donc mis par le texte sacré, avec
une certaine brutalité, dehors, devant la porte, là où il ne peut plus que prêter l'oreille,
tandis que, dans l'appartement intérieur, se passe la tractation silencieuse entre la jus-
tice et la miséricorde de Dieu. Et pourtant ce rapport sec, officiel, positif et liturgique
sur la passion est si plein d'ouvertures, d'accès et d'indications dont la foi peut s'em-
parer, et de graines de semences qui, patiemment plantées et cultivées dans la mé-
moire, croitront peu à peu, que le pécheur, malgré toute son humiliation salutaire, re-
çoit infiniment plus qu'il ne mérite. Les textes qui nous conduisent au mystère le voi-
lent suffisamment pour exclure les indignes – et cette exclusion devrait très souvent
être entendue plus strictement, si l'on ne veut pas faire du mystère de la passion un
sanctuaire profané à toutes les colonnes d'une certaine presse pieuse et dans toutes les
dévotions de second ordre. Mais ils l'ouvrent aussi assez largement pour laisser à la
grâce intérieure de participation à la passion, lorsqu'elle appelle l'homme et lui est ac-
cordée, des points d'attache suffisants, des cadres ecclésiaux objectifs suffisants pour
l'intelligence subjective. Qui subit une humiliation voit les points où son expérience
peut être intégrée dans l'humiliation totale du Fils de l'homme ; celui qui ne comprend
plus Dieu peut peut être comprendre encore que même le Fils de Dieu ne comprend
plus pourquoi le Père l'a abandonné.
Dans la contemplation par l'Église de la mort et de la résurrection du Seigneur, il res-
tera toujours des tensions et des transformations. Il y a une contemplation qui, par une
grâce particulière, « institutionnelle » en quelque sorte, parvient à fixer du regard si-
multanément les deux extrêmes d'un certain angle neutre, et qui est capable de les dé-
crire dans leurs relations. Cette possibilité appar- (p. 195 :) tient à la mission de prédi-
cation de l'Église, à laquelle est ordonnée et subordonnée la mission théologique elle-
même. Mais le danger pour les hommes, auxquels une telle mission incombe particu-
lièrement, est grand d'édulcorer pour lui-même et pour les autres le drame absolu du
rapport entre la « fin du monde » et le « commencement du ciel » en le ramenant à un

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
114
événement et à une image observables. C'est pourquoi il y a la continuité tout autre de
l'imitation vécue, qui se caractérise précisément par des expériences de déchirements
intérieurs, de chutes verticales, de déplacements et d'ensevelissements, d'incompré-
hensibles descentes en enfer et ascensions au ciel. A ces expériences ne correspond au-
cune faculté d'observation humaine, et même aucune doctrine de la contemplation
mystique. Ici le contemplatif (et en lui l'Église) doit être une argile dans la main du po-
tier, argile qui se laisse modeler elle même dans la contemplation, et ne prétend pas
connaître d'avance la loi de la transformation. Elle ne fait que la ressentir par antici-
pation grâce au contact des mains du sculpteur se posant sur elle fortement ou légère-
ment, rudement ou doucement. Les deux formes vont ensemble dans la même Église,
de même que la domine et la vie, la théologie et la spiritualité.
Seule la troisième dimension de la métamorphose du Verbe de Dieu ouvre toutes les
portes de la contemplation. C'est la dimension dans laquelle la Vérité de Dieu dans le
Christ devient, grâce à l'Esprit Saint, valable, intelligible et obligatoire pour l'Église de
tous les temps et de tous les lieux, et, par cette Église, pour le monde tout entier. C'est
ce qui arrive du fait que la vérité unique et ecclésiale de l'existence de Jésus-Christ est
présentée à l'humanité par le Saint Esprit – et non ultérieurement mais dès le principe
–, en des formes et des contenants ecclésiaux. qui confèrent à cette vérité une significa-
tion universelle, catholique. C'est dans de tels contenants, et en eux seulement, que la
vérité salutaire est présentée à l'homme croyant et contemplatif C'est pourquoi il n'est
(p. 196 :) pas seulement impossible et vain, mais contraire à la foi et interdit, de pour-
suivre derrière ces formes ecclésiales (par la critique biblique, par exemple) une vérité
« cachée là derrière », sur le « Christ historique », qui ne coinciderait pas avec la vi-
sion et la prédication ecclésiales sur le Seigneur. Qu'il en soit ainsi devrait être évident
a priori à quiconque est quelque peu familier avec l'essence de la foi ; mais un faux
concept de la science, tiré d'autres domaines, a ici obscurci l'intelligence de la foi chez
beaucoup de chrétiens et de catholiques, et par là discrédité ce milieu de l'Église, né-
cessaire pour toute théologie et toute contemplation authentiques. Ce qui fut pour le
plus grand dommage des deux. « Celui qui possède l'épouse, c'est l'époux. » Il n'y a
aucune vérité historique, concernant le Christ, qui aurait été pensée et déterminée non
pour l'Église, mais pour d'autres qui ne considéreraient pas cette vérité comme obli-
gatoire, universelle, mais comme purement historique, ce qui ne préjuge absolument
rien de la possibilité d'un dialogue apologétique entre croyants et incroyants, car l'in-
croyant peut être déjà attiré par la grâce, déjà initialement participant à la méditation
ecclésiale de la vérité.
Le milieu ecclésial, dans lequel le Saint Esprit enfouit pour la transmettre la vérité
du Christ, peut lui-même de nouveau être considéré comme triple, les trois aspects en
question se compénétrant ici aussi intimement : c'est le milieu de l'être, de la connais-
sance et de l'amour.
Le milieu de l'être est l'Église comme détentrice et administratrice des sacrements ;
dans ceux-ci l'existence terrestre du Verbe du Père (par qui nous est transmise la vie
trinitaire) se change en formes et en forces de vie communiquées d'existence chré-
tienne. C'est ainsi que la confession est une coupe à travers la vie de Jésus, coupe qui
part du premier sermon sur la pénitence, passe par les innombrables miracles de gué-
rison et de purification, par les absolutions individuelles et les dialogues particuliers

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
115
de pénitence, pour aboutir à la croix, où la totale (p. 199 :) charismatiques de tous les
membres particuliers (Ép 4, 14 sqq.).
De même l'entretien a aussi à se poursuivre avec ceux qui, dans le présent et le
passé, ont été honorés de grâces particulières de contemplation. Chacun doit, selon ses
forces, se souvenir du devoir qui lui incombe de s'approprier au moins quelque chose
de la richesse de la contemplation ecclésiale, telle qu'elle peut être trouvée directement
chez les grands contemplatifs, ou découverte par l'approfondissement de leur vie, de
leurs actions et de leur influence. Ici les richesses de l'Église, que nous pouvons nous
approprier dans la communauté des saints comme notre « propriété », forment moins
des objets d'une contemplation propre l'objet primaire est et reste Dieu dans le Christ
que des explications, des perspectives éclaircissantes, enrichissantes, sur l'objet. Ainsi
nous ne devons pas fixer notre contemplation sur saint François d'Assise, mais ap-
prendre en le regardant comment on contemple, nous laisser enrichir librement par sa
contemplation, et adorer avec lui, enchaînés comme lui par l'amour, le Seigneur dans
sa crèche et sur la croix.
Si l'on observe cette règle, on ne tombera pas, en cherchant à réaliser la vérité de
Jésus, dans le danger de déformer les proportions fondamentales de la révélation bi-
blique au point qu'elles ne soient plus reconnaissables, ou le soient à peine. Dans la
contemplation ecclésiale, tel ou tel détail peut légitimement apparaître au premier
plan ; et il peut très bien se faire que ce soit un rayon de lumière de l'Esprit Saint qui
lui donne un relief qu'il ne possédait pas dans la lettre de l'Écriture (en tout cas, qui n
' était pas reconnaissable à première vue). Mais de telles mises en relief de détails ser-
vent, dans l'intention de l'Esprit, à une meilleure intelligence du tout. C'est ainsi que
le relief de la mariologie, à l'époque actuelle, sert à une meilleure intelligence aussi
bien de la christologie (dont elle reste une partie) que de l'ecclésiologie (qui fait des
privilèges de Marie l'image primitive (p. 200 :) de l'Église ici-bas, une prophétie de l'É-
glise eschatologique et le prototype de communauté vécue des saints). L'orant qui
contemple a le devoir de se servir de chaque détail pour se tourner de nouveau sans
cesse vers l'image du tout, telle qu'elle apparaît lumineusement dans un vivant va-et-
vient entre une Écriture Sainte lue avec le sens ecclésial et une explication tradition-
nelle ecclésiale qui se poursuit sous la conduite de la parole scripturaire.
Le troisième milieu ecclésial, dans lequel le Saint-Esprit nous explique le sens de la
vie du Christ, est l'amour de nos frères. C'est aussi la dernière et – parce qu'elle est le
but de tout – la plus importante forme de métamorphose de la Parole. En tant qu qu'il
est le Fils de la Vierge (et non le fils d'un homme déterminé), en tant qu'il est l'Agneau
de Dieu, qui a porté l'expérience pécheresse de tous ses frères, en tant qu'il est chair
et sang eucharistiquement distribués en tous, le Christ est en tous les frères le Frère,
en tout « prochain » humainement proche, le prochain divinement proche. C'est pour-
quoi chacun de nos frères devient non pas, certes, son « déguisement », mais son « sa-
crement ». Sous ce signe il cache infailliblement sa présence et il peut réellement y etre
découvert et rencontré. Les innombrables transformations des situations interhu-
maines présentent ce caractère de pouvoir être, pour le croyant, des transformations,
des formes toujours nouvelles, originales et surprenantes, de la rencontre avec le
Christ. En ce que la situation exige de lui, s'explicite ce que la parole du Christ signifie
proprement dans sa pleine vérité. Qui fait cela a compris cette parole ; qui fait cela sou-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
116
vent entre plus que tout autre dans l'intelligence du Christ. Quiconque aune est un
connaissant, il « connait Dieu, car Dieu est l'amour », tandis que quiconque n'aime pas
est un ignorant. Quiconque aime « est né de Dieu » (1 Jn 4, 7 8), il est engendré par
le Père avec le Fils unique, il est une expression des dispositions divines du Père.
Celles ci vivent en celui qui aime, non seulement (p. 201 :) comme dans un contenant
étranger, qui reste indifférent a son contenu, mais comme dans un « enfant » qui, sorti
de la semence du Père, contient sa vie et la manifeste.
Le regard de l'amour chrétien est plein de foi et de contemplation croyante ; la lu-
mière allumée dans ce regard fait s'illuminer aussi dans l'objet de l'amour, c'est-à-dire
dans le prochain, la profondeur surnaturelle : ce pécheur, cet homme antipathique et
sans intérêt, cet adversaire déclaré de l'Église et de Jésus-Christ est en réalité mon
frère, quelqu'un dont la faute comme la mienne a été portée par Jésus (de telle sorte
que nous n'avons rien à nous reprocher l'un à l'autre) ; quelqu'un dont les défauts sont
un fardeau qu'il traine avec lui plus ou moins consciemment et qui aura, par la grâce
de Dieu, quelque lien invisible pour moi avec la charge totale pesant sur les épaules de
Jésus-Christ.
L'amour chrétien est exercé par le Seigneur comme un amour actif, dans lequel les
disciples sont avant tout réceptifs. Et comme l'amour qui leur est donné par le Sei-
gneur est empreint d'une pure humilité – que son amour leur lave les pieds visible-
ment, ou qu'il les instruise ou les blâme : cela revient au même –, la nécessité de re-
cevoir est pour eux la forme appropriée pour accueillir cet exemple d'humilité. Mais,
dans ses enseignements, le Seigneur décrit l'amour chrétien dans ses manifestations
actives. Le chrétien qui aime doit chaque fois prendre les devants : il doit, lorsqu'il a
péché, aller, avant même la prière, se réconcilier avec son frère (Mt 5, 23). Mais si son
frère a péché contre lui, il doit de nouveau aller parler à son frère seul à seul, et ce n'est
qu'en cas d'échec qu'il doit faire appel à des témoins, ou même le dire à lÉglise (Mt 18,
15 sqq.). Il doit relever son frère blessé et prendre soin de lui (Lc 10, 25 sqq. « Va et
fais de même »), il doit accomplir toutes les œuvres de la miséricorde (Mt 25, 35 sqq.).
Cet amour qui n'attend aucune impulsion, qui agit et crée spontanément la situation,
agit à partir de la vérité (qui [p. 202 :] est te pardon des péchés accordé par Dieu) et fait
naître ainsi également la vraie situation : c’est-à-dire, toutes les fois que c'est possible,
la réconciliation du frère (« tu auras gagné ton frère » Mt 18, 15), ou, s'il ne veut pas,
une contribution cachée à sa réconciliation. Tout amour chrétien établit la vérité entre
deux ou plusieurs hommes, et cette vérité est finalement le Christ qui séjourne au mi-
lieu de ceux qui sont rassemblés en son nom (Mt 18, 20). L'amour est ici racine maî-
tresse, milieu et but de tous les sacrements de l'Église, comme de toute initiation ec-
clésiale à la vérité, dans la mesure où les deux choses ne sont qu'une initiation à la réa-
lité. Et celle-ci, est la participation de l'homme à l'amour de Dieu, qui a toutes les qua-
lités que saint Paul énumère dans son hymne à la charité (1 Co 13).
L'amour du frère provient donc sans réserve de la contemplation ; il faut s'être pro-
fondément plongé dans la contemplation de la face et des gestes de l'Amour incarné et
crucifié, pour pouvoir, dans la situation décisive, placer son amour défaillant sous cette
loi : tout supporter, tout croire, tout espérer, tout souffrir (1 Co 13, 7). Mais cet amour
est en même temps l'épanouissement de la contemplation dans la vérité de la vie hu-
maine, et, par là, la preuve par l'exemple qui permet de discerner si l'orant était animé

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
117
du véritable esprit chrétien dans sa contemplation ; s'il a posé l'acte par lequel il re-
connaissait en lui à la Parole de Dieu, à la vérité et à l'amour de Dieu, la prépondérance
sur sa non vérité et sur son égoïsme. Cet acte est l'adoration en esprit et en vérité, et
en même temps le renoncement à la « connaissance jusqu'à la fin », pour remplacer
cette connaissance par « l'amour jusqu'à la fin ». Car « la science disparaîtra, mais la
charité ne passera jamais » (1 Co 13, 8). Et ainsi « l'amour qui dépasse toute connais-
sance » ne peut être « connu » (Ép 3, 19) que dans un « dépassement du connaître »
qui précisément est l'amour même, l'amour avec Dieu et provenant de Dieu, de même
que la vérité (p. 203 :) de Dieu est elle-même une avec sa vie d'amour s'épanchant tri-
plement.
La diversité inépuisable des situations dans lesquelles des hommes sont réunis et
mis dans l'occasion de s'aimer les uns les autres, devient un spectacle passionnant
propre à nous instruire de la vérité chrétienne. Chaque situation abordée et résolue
dans un sens chrétien est, pour celui qui s'y trouvait comme aimant lui-même, ou
comme aimé, ou peut être seulement comme témoin, un événement, dans lequel la vé-
rité se rend présente et évidente d'une manière à la fois contraignante et laissant libre.
Dans l'amour exercé et éprouvé, un éclair jaillit : « Voilà donc ce dont il s'agissait ! »
cette chose merveilleuse, aisée et presque toute naturelle dans tout héroïsme, parce
que si parfaitement adaptée à nous, et que pourtant nous n'aurions ni trouvé, ni pu ac-
complir par nous-mêmes, cette chose libératrice qui pourtant, lorsque nous l'accom-
plissons, nous humilie et nous juge, pendant qu'elle nous purifie et nous transperce
comme le feu : voilà la réalité par excellence ! C'est là non seulement l'essence du
christianisme avec tous ses dogmes et toute son économie, mais aussi l'essence de Dieu
lui-même qui livra son Fils pour nous, et nous infusa dans le cœur son Esprit, qui est
un Esprit d'amour.
Celui qui aime son frère voit la contemplation devenir pour lui passionnante et en-
richissante. Il remarque tout d'un coup qu'il commence à se reconnaître dans le pays
qu'il parcourt. Il a fait l'expérience de laquelle il est sans cesse question ici. Il découvre
avec joie qu'il n'a pas besoin pour cela « d'études supérieures », qu'il n'a pas besoin
d'atteindre des niveaux et des degrés plus élevés de contemplation, mais qu'il suffit de
plonger dans l'océan de l'amour et d'y nager vigoureusement. Mais précisément œlui
qui aime ne se détournera pas de la contemplation, au contraire c'est lui seul qui as-
pirera vraiment à cette source. Ici, dans la prière, Dieu se donne à lui (ce qu'il com-
prend mieux maintenant qu'il (p. 204 :) a pratiqué l'amour du prochain), et, grâce à cet
accomplissement par Dieu, il devient capable d'un nouvel amour joyeux et désinté-
ressé pour ses frères. Par l'amour, la contemplation est entraînée elle même dans le
mystère de la métamorphose. Elle n'est plus le point neutre, duquel les métamor-
phoses de l'amour sont regardées. Elle est emportée dans le courant de l'amour tou-
jours le même, et pourtant toujours nouveau, toujours se transformant.
Les trois manières dont la Parole se manifeste et se transforme : dans la vie humaine
de Jésus, dans sa mort et sa résurrection, et dans les formes de la vie ecclésiale –
comme sacrement, comme parole et comme amour ecclésiaux – ne forment ensemble
qu'un unique fleuve dans lequel l'amour de Dieu devient pour nous manifeste et ac-
cessible. Ce ne sont que des portes, par lesquelles nous pouvons entrer, des milieux
dans lesquels la plénitude interne peut se déployer pour devenir intelligible pour nous

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
118
et imitable par nous. Chaque dimension donne aux autres une profondeur et une force
d'attirance nouvelles. Les récits évangéliques seuls pourraient nous apparaître peu à
peu superficiels et pâles, si nous ne savions pas qu'ils deviennent présents comme
grâce divine dans les sacrements de l'Église ; les sacrements de l'amour fraternel pour-
raient nous apparaître à la longue usés par la répétition et monotones comme ce qui
est quotidien, si nous n'y retrouvions pas la variété colorée de la vie évangélique. Celle-
ci nous est proposée d'une manière vivante en une contemplation toujours nouvelle
comme la manifestation et la présence de la vie divine parmi nous et pour nous.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
119
CHAPITRE
_______IV

La Parole comme Jugement et Salut

Ce que Dieu nous dit est sa vérité, non la nôtre, elle ne devient nôtre que lorsqu'il
nous la dit et nous la donne, et lorsque nous nous soumettons à elle. C'est pourquoi
elle devient pour nous un jugement, dans la mesure où nous ne nous sommes pas sou-
mis à Dieu, où nous sommes rebelles à son égard. Autrement que comme ceux qui sont
jugés, qui laissent prévaloir et reconnaissent la condamnation de leur être situé « loin
de la Parole », il nous est impossible d'entrer dans la vérité de la Parole. Cet acte de
jugement s'accomplit avec une nécessité d'airain que rien ne peut assouplir ou plier,
« une fois », c’est-à-dire, là où Dieu prononce son non de condamnation au péché,
concrètement, à l'ancien monde pécheur, ce qui arrive avant tout à la croix. Et tous les
jugements particuliers, portés ou bien sur les hommes individuels, lors de leur entrée
dans l'Église, ou bien sur des phases particulières de leur vie terrestre (lors d'une,
confession, par exemple), ou enfin sur leur existence totale après leur mort (dans le ju-
gement « particulier »), ne sont que des applications particulières de ce jugement cen-
tral. Dans l'unique ordre régnant du salut, l'homme est jugé de la croix du Calvaire à
la croix qui apparaîtra dans les nuées comme signe du Fils de l'homme.
(p. 206 :) En face de la Parole de Dieu, le chrétien se trouve profondément déchiré, et
cette division est l'expression directe de l'illogisme interne du péché. Comme baptisé,
il a passé par le jugement de la Parole de Dieu, abjuré foncièrement son appartenance
au royaume des démons damnés par Dieu, et reconnu, à la place du mensonge de
Satan, la vérité de Dieu comme étant sa vérité de chrétien. Mais il n'arrive pas à gar-
der inviolées toute sa vie terrestre ces promesses du baptême. Il tombe dans des fautes
légères ou graves ; non seulement par méprise ou faiblesse physique, mais toujours
aussi (sinon, il ne pourrait pas être question de faute morale) en s'opposant spirituel-
lement à la vérité de la Parole. Lorsqu'il oppose consciemment, en matière grave, et
avec une pleine liberté, sa parole à la parole de Dieu, il commet un péché grave. S'il le
fait en matière grave, mais non avec une pleine liberté et avec une conscience claire,
ou en matière légère (qui lui est connue comme telle), de telle sorte qu'il ne nie pas
l'autorité foncière de la Parole dans sa vie, il commet un péché véniel. Mais il installe
par là aussi une contradiction dans son existence ; bien plus, il contredit à sa propre
parole, par laquelle il affirme être chrétien et même (dans les promesses du baptême)
le jure solennellement. Et parce que personne n'est sans péché, et que quiconque
l'affirmerait à son sujet se tromperait lui-même et se trouverait hors de la vérité de
Dieu (1 Jn 1, 8), la Parole de Dieu qui justifie garde pour chacun, et pendant toute sa
vie, l'aspect d'un jugement.
C'est ce qui doit tout particulièrement apparaître lorsque l'homme s'offre spirituel-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
121
lement, comme dans la contemplation, à la Parole de Dieu. Dans la vie quotidienne, il
peut refouler de sa conscience la contradiction, ou en repousser la solution à des temps
plus appropriés (et provisoirement se tranquilliser par là) ; dans la contemplation il ne
le peut pas. Il doit regarder la Parole en face, il est bien obligé de sentir le regard de
Dieu sur sa vie, et en donnant raison à ce regard, de se (p. 207 :) condamner lui-même.
C'est une des causes principales pour lesquelles les hommes éludent la prière contem-
plative avec une telle persévérance et, même s'ils reconnaissent abstraitement sa né-
cessité, reculent devant la rencontre personnelle avec la Parole.
Il est impossible de contempler la Parole sans la volonté sérieuse de lui donner rai-
son aussi dans notre comportement pratique. Elle exige l'amour de Dieu et l'amour du
prochain avec une urgence si claire et si inéluctable qu'il serait entièrement privé de
sens de se mettre en présence de cette exigence, si l'on n'était pas disposé à lui obéir.
Elle exige la prière, et une prière continuelle ; et ce n'est au fond que de la sottise que
de s'occuper théoriquement de cette exigence si on ne lui accorde aucun droit sur sa
propre vie. Une recherche théologique autour de la Parole, sans volonté de pénitence,
conduirait nécessairement à une aggravation de la contradiction existentielle ; c'est ce
que savent beaucoup de chrétiens, et c'est pourquoi, s'ils ont résolu de n'améliorer rien
de décisif dans leur vie, ils laissent, par une sorte d'honnêteté, la contemplation dor-
mir en paix.
« Quiconque m'approche s'approche du feu », aurait dit le Seigneur, d'après une pa-
role apocryphe, et le disciple bien aimé le voit, le Logos, « comme un Fils d'homme »
avec « des yeux comme une flamme ardente, et des pieds semblables à de l'airain rougi
au four » et « de sa bouche sortait un glaive acéré à deux tranchants » (Ap 1, 16). C'est
l'image du juge qui s'apprête à juger sa communauté par sa Parole : l’Apôtre « à sa vue
tombe comme mort à ses pieds », mais le Logos pose sa main sur lui et oppose la mort
à la mort : « J'ai connu la mort, mais me voici vivant pour les éternités d'éternités, et
je détiens les clés de la Mort et de l' “Hadès” » (1, 17-18).
L'orant qui contemple doit avoir le courage d'affronter ce tranchant du glaive et cette
flamme de la Parole. Tout d'abord c'est la vérité de l'Ancien Testament qui (p. 208 :) pa-
raît se répéter, d'après laquelle personne ne peut voir la face de Dieu et rester en vie.
Voir réellement, dans la contemplation, la Parole de Dieu, telle qu'elle est, sans qu'elle
soit défigurée et tamisée par les rideaux de notre péché et de la coutume : cela ne pour-
rait que jeter l'orant à terre « comme mort ». Il peut d'autant moins supporter la pleine
lumière de la Vérité, qu'elle le rencontre maintenant avec une proximité encore plus
grande, plus exigeante, avec moins de ménagements. En effet si un « homme semblable
à lui » (Ph 2, 7) a pu devant ses yeux remplir la pleine mesure de l'amour, quelle ex-
cuse pourra t il encore trouver à opposer à cet homme et à son amour ? Et si l'amour
de Dieu s'abaisse au point de devenir l'ami humain de tous, n'est il pas devenu, du
même coup et pour la même raison, « l'ennemi » le plus horrible du pécheur qui ré-
siste et se refuse à aimer (comme saint Augustin a coutume de le souligner) ? « je les
combattrai avec le glaive de ma bouche » (Ap 2, 16). Du Logos partant pour la bataille,
le voyant dit de nouveau que ses yeux sont une flamme ardente, qu'il porte un man-
teau teint de sang, et que « de sa bouche sort un glaive acéré, pour en frapper les na-
tions. C'est lui qui les fera paître avec une verge de fer ; c'est lui qui foule la cuve du
vin de la furieuse colère du Dieu tout puissant » (Ap 19, 12-15). Aucun orant ne dira

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
122
que cette figure de la Parole ne le concerne en rien, et que seule l'intéresserait la douce
figure de Jésus, du Sauveur. Celui qui ne veut pas laisser agir sur lui le tranchant de la
Parole, ne rencontrera jamais aussi qu'un rédempteur imaginaire, et celui qui ne veut
pas s'offrir au jugement du Christ, dans chaque contemplation, n'arrivera pas à res-
sentir la qualité distinctive de la grâce divine. Ce que l'Amour crucifié a de consumant
présente inséparablement et indiscernablement les deux aspects : rédemption et juge-
ment. Il est presque indifférent que le contemplatif choisisse telle ou telle parole de la
Sainte Écriture ; le feu auquel il (p. 209 :) s’expose n'aura de cesse, s'il se livre et ne se
refuse pas, qu'il n'ait atteint le plus intime : « Car la parole de Dieu est vivante et
efficace. Plus affilée qu'aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu'au point de
division de l'âme et de l'esprit, des jointures et des mœlles, et démêle les intentions et
les pensées du cœur. Aussi nulle créature n'échappe aux regards de Dieu : tout est à
nu et à découvert aux yeux de Celui à qui nous devons rendre compte » (Hb 4, 12 13).
Cette affirmation inouïe sur le Logos n'a pas trait à des paroles isolées ou à des atti-
tudes rares et occasionnelles du Seigneur, elle est une affirmation essentielle : chaque
parole de la révélation, de l'Ancien Testament, de l'Évangile, des épitres des Apôtres,
de l'Apocalypse, a distinctement ce caractère de jugement. Celui qui s'y offre doit
l'éprouver et l'éprouvera. C'est ainsi que la contemplation est une anticipation du feu
du jugement, qui ne sera rien d'autre que la confrontation suprême et inéluctable avec
la Parole, de celui qui jusqu'à présent avait toujours fui son approche.
Mais, de même que l'anticipation sacramentelle du jugement, la confession, com-
prend les facteurs de pénitence et de crainte, pour les transformer en une expérience
de grâce surabondante que rien d'autre ne peut procurer, de même le contemplatif, s'il
s'expose sérieusement et pas seulement pour l’apparence, ni pour le plaisir d'éprouver
un frisson esthétique, au feu de la Parole, verra celle-ci devenir source de béatitude et
apporter ce qui était nostalgiquement désiré. Car, au contact de la pureté de la Parole,
il apprendra à comprendre sa souillure et brûlera du désir de s'en défaire à tout prix.
Il se jettera volontairement dans les flammes, afin que le feu non seulement l'illumine,
mais aussi le consume et le rende ardent.
Pour cela, il est d'abord requis qu'il « accueille la parole divine, non comme une pa-
role humaine, mais pour ce qu'elle est vraiment, comme la parole de Dieu » (p. 210 :) (1
Th 2, 13) ; donc qu'il ne s'attarde pas dans le domaine préalable de la philologie et des
estimations historiques, ou que, par de semblables considérations préalables, il
n'adopte pas, en face de la parole de l'Écriture, une attitude d'objectivité critique et de
supériorité au point qu'il lui devienne pratiquement impossible de se soumettre en-
suite, dans sa propre contemplation, au jugement décisif de la Parole. A la disposition
d'esprit du philologue et de l'historien appartiennent certaines réserves qui peuvent
devenir nuisibles à la contemplation. Celui qui a longtemps disséqué un texte, comme
on le fait en anatomie avec des organismes, – qu'ils soient morts ou vivants – court à
tout le moins le danger, à force de scruter uniquement les mécanismes internes, de mé-
connaître le principe unique qui anime l'organisme. Ce principe a édifié ces méca-
nismes, mais il ne se ramène pas à eux. De grands théologiens et des maitres spirituels
comme Origène ont pu garder le regard de l'orant animé par l'amour et connaissant les
dimensions divines de la Parole, ai travers toutes les considérations philologiques. Ils
ont même pu pratiquer l'anatomie de la Parole précisément par amour respectueux et
brûlant pour le Logos devenu homme et parole écrite. Et seule une telle philologie est

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
123
objective, c’est-à-dire, seule elle rend justice à cet objet, unique, incomparable.
L'orant qui cherche à comprendre plus profondément la Parole qu'il voudrait adorer,
pour se tenir plus totalement à sa disposition, recherchera donc soigneusement les ou-
vrages d'introduction qui, malgré toute « l'exactitude » de la recherche comme on l'ap-
pelle, ne perdent pas de vue l'exactitude la plus importante de toutes : l'orientation de
toute pensée vers la prière, la subordination de tout jugement sur la parole à la dispo-
sition d'offrande au jugement par la Parole. La parole de Dieu est simple et claire ; et
lorsqu'elle est profonde, elle n'est jamais confuse ou obscure, ou accessible aux seuls
doctes. C'est pourtant ce que les exégètes juifs avaient (p. 211 :) supposé, et c'est ainsi
qu'ils avaient « fermé aux hommes le royaume des cieux ». N'y entrant pas eux mêmes,
ils avaient barré aux autres l'accès du jugement salutaire (Mt 23, 13). Mais Jésus veut
laisser les enfants venir à lui et déclare bienheureux les pauvres en esprit. La parrhé-
sie, l'accès ouvert, est tout à fait aussi, dans le Nouveau Testament, un accès à la Pa-
role de Dieu, et il va de soi que cet accès, tout comme par exemple pour l'eucharistie,
doit se réaliser sous une forme instituée par l'Église. Mais la parole de Dieu est simple
et claire, et aucun orant n'a le droit de se laisser détourner de la fréquentation directe
de la Parole, une fréquentation sans inhibitions, sans arrière pensées et réserves
anxieuses, dans la crainte que les savants n'interprètent le sens d'un texte tout autre-
ment et bien plus exactement que lui. En tout cas, dans l'Écriture, il n'y a pas moins
que ce que la Parole, s'il écoute avec docilité, peut et veut lui dire. Lorsque la science
a raison (et combien d'interprétations savantes de l'Écriture se sont, dans le cours des
temps, supprimées et neutralisées mutuellement !) ce n’est que dans la mesure où elle
peut me montrer dans un texte plus que ce que, moi, le simple croyant qui prie, y ai
trouvé.
Le Fils en tant que Verbe est Dieu ; somme de toute vérité dans l'unité radicale de
la nature et de la personne divine, accessible et ouvert dans une parole à forme hu-
maine. Aucune créature ne se trouve « à la hauteur » de cette plénitude ; devant celle-
ci la créature se tient toujours comme vide. A cette densité d'être aucun être fini ne ré-
siste, il est devant elle nécessairement comme ce qui est réduit en éclats. Il entend,
mais seulement le son de la parole, seulement le sens ordinaire humain, que le mot
revêt dans la vision du monde et la religiosité moyennes de l'homme moyen. Mais il
doit entendre le sens absolument unique, celui qui ne peut être ramené à aucune gé-
néralité d'ordre humain : c’est-à-dire, ce qu'il plaît au Dieu unique, supérieur au
monde, de lui dire (p. 212 :) maintenant à lui, cet auditeur unique, doté par grâce des
oreilles de la foi. Il peut dans la contemplation dévier et s'absorber dans la sphère de
l'universel et du toujours valable et, à cette occasion, trouver bien des choses utiles et
certainement aussi vraies, peut être même l'une ou l'autre chose que Dieu avait prévue
pour lui au cours de cette contemplation. Mais s'il entreprend ces évasions de pensée
pour éluder le strict face à face avec la Parole, il y a dans sa contemplation une dèso-
béissance et il ne récoltera pas le fruit qui avait été prévu pour lui. Il doit regarder la
Parole en face, la Parole qui est le Christ et qui s'adresse à lui, non seulement dans l'É-
vangile, mais aussi par les paroles de l'Ancien Testament ou des Apôtres. Le regard de
son esprit, les réflexions de sa raison, les élans de sa volonté, n'ont pas à s'écarter, mal-
gré toute la liberté que Dieu accorde à l'orant, de cet axe de l'obéissance, même lors-
qu'elle devient torturante, cuisante, accablante, insupportable à l'homme.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
124
C'est ici qu'il faut nous rappeler l'avertissement du Sermon sur la montagne nous
enjoignant, lorsque nous allons prier, de pardonner d'abord à notre prochain afin que
la Parole de Dieu puisse nous pardonner à nous-mêmes (Mc 11, 25 ; Mt 5, 23-24). Ce
« quelque chose que nous avons contre quelqu'un » est l'obstacle que la Parole doit
d'abord consumer pour pouvoir devenir vraie dans notre âme. Ce peut être un quelque
chose contre le prochain, c’est-à-dire, contre un homme déterminé, ou contre le pro-
chain en général, mais ce peut être aussi et c'est très souvent un « quelque chose »
contre Dieu lui-même ; une rancune, une réserve, un refus, une révolte cachée, qui en
ce moment même, au cours de cette contemplation, devrait être tirée à la lumière par
la Parole de Dieu. Pour que j'entende ici ce que je dois entendre, il faut d'abord que je
rencontre la parole de Dieu non en éclectique, par des actes de l'intelligence et de la
volonté que j'aurais choisis moi- (p. 213 :) même, mais avec ma conscience, ou mieux en-
core avec toute ma personne. Car la foi, l'organe de l'audition, est absolument une dé-
termination non des « facultés de l'âme », mais de la personne tout entière. Celle ci
doit se livrer, dans une humble nudité, au médecin divin, elle doit s'exposer directe-
ment, comme une plaque photographique sensible à la lumière, à cette image objective
d'elle même, qui est située dans la Parole de Dieu. Il y a une manière de fréquenter le
texte sacré – et bien des théologiens pourraient donner des renseignements là-dessus –
qui, peut être inspirée par une certaine économie de l'âme qui se ménage et s'épargne,
n'expose à sa lumière que la raison (informée par la foi) et repousse sans cesse à plus
tard la rencontre personnelle. Dans la contemplation d'aujourd'hui, le « aujourd'hui »
est enfin arriv , avec ce caractère inéluctable que l'épître aux Hébreux pose comme la
catégorie de la véritable rencontre, la catégorie opposée étant le cœur « incrédule », le
cœur « endurci », « rebelle », « négligent » qui a résolu de se dérober à l'opération re-
quise maintenant et au scalpel du chirurgien (Hb 3, 12 sqq.).
Nous parlons beaucoup aujourd'hui d'éthique de la situation. Combien c'est là une
chose sérieuse pour chacun de nous, on ne peut nulle part en faire mieux l'épreuve que
dans la rencontre contemplative avec la Parole de Dieu. A vrai dire, il ne s'y agit plus
seulement (quoiqu'il s'agisse toujours aussi) d'exigences éthiques, mais bien plutôt de
l'attitude juste à avoir et de la manière juste de se laisser soumettre et convaincre par
Jésus-Christ qui est devant nous sous les différentes formes de la Parole sacrée, s'offre
à nous et nous veut pour lui.
C'est justement parce qu'il en va du cœur de la personne, que la contemplation ne
doit pas rester à la périphérie des appréciations et des décisions purement morales.
Dans cette région, elle ne pourrait à propre ment parler qu'aboutir à un échec
constant ; car jamais (p. 214 :) nous ne sommes si bien à la hauteur de la Parole que nos
« progrès » ne soient en face d'un manque ou d'un échec bien plus considérables, qu'il
nous faut tous désespérer de réparer. Autant la Parole, dans la contemplation, exige de
nous et veut nous arracher sans cesse des décisions particulières tout à fait concrètes
pour la vie pratique, autant la confrontation ne se ramène pas à cela ; cela signifierait
que l'homme qui a pratiqué une obéissance éthique contrôlable, pourrait se placer lui-
même, en s'appuyant sur ses œuvres, dans un rapport clairement déterminable d'un
point de vue supérieur avec la Parole de Dieu. Mais il s'agit finalement non de ces
œuvres particulières, mais du don sérieux de la personne humaine. Il s'agit finalement
de l'amour qui se donne et abandonne tout calcul, et qui pourtant, précisément parce
qu'il veut prendre les choses au sérieux, fait attention à la pratique concrète. Le moi,

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
125
qui se prosterne et adore ici, doit se sentir visé et interrogé au sujet de son amour, et
non au sujet de quelque règlement de compte moral. Et ce n'est que dans l'amour de
personne à personne, de la personne divine et donc jugeante à la personne humaine,
pécheresse et donc jugée, que l'homme peut se soumettre vraiment au jugement de la
Parole. Dans ce rapport unique, parce que formé par deux personnes uniques, irrem-
plaçables, l'homme voit se dissiper les évasions dans l'universel, l'abstrait, l'incondi-
tionnellement valable. Dans le champ de l'universel , ou l'on se trouve aussi en face
d'un « concept de Dieu » situé en quelque sorte à distance, on peut, comme en
chambre, réfléchir, raisonner, et méditer, et aussi faire des remontrances et murmurer
au sujet de l'ordre du monde et de l'existence. Mais dans la rencontre avec la Parole,
tout cela s'évanouit brusquement ; car il apparaît clair comme le jour que la Parole de
Dieu a raison dans toutes les circonstances et qu'il est « édifiant d'avoir toujours tort
devant Dieu » (Kierkegaard). Donc, que l'on ne peut faire (p. 215 :) autrement que de re-
garder en face la rencontre à partir du jugement.
Cette attitude doit, elle aussi, être vraie. Il ne convient pas d'accorder d'avance, par
une sorte de mauvaise humeur lassée et affectée, qu'on « est battu », afin d'être laissé
tranquille dans la suite. Il y a une manière de reconnaître les droits de Dieu et d'avouer
qu'il « a raison », qui n'a pas surmonté la révolte, dans l'action et dans l'attitude. Une
simple résignation en face de la puissance excessive de Dieu reste une attitude d'An-
cien Testament (Job) et n'est pas digne d'un chrétien. Tout aussi peu certaines les pro-
testations globales dans lesquelles on reconnait le jugement et l' « avoir raison » de
Dieu, et par lesquelles on s'épargne la peine de prendre l'attitude particulière qui seule
importe à Dieu. Les deux formes de « tristesse », celle qui est selon Dieu et celle qui
est selon le monde, sont ici à distinguer soigneusement : la première « produit un re-
pentir salutaire qu'on ne regrette pas », la seconde ne produit que la « mort ». Une ré-
signation forcée en face de la parole qui juge, une attitude inerte qui laisse la condam-
nation tomber sur soi – une fois de plus ! – seraient proches de cette mort. L'autre, la
bonne tristesse, est dans toutes ses manifestations une forme de l'amour : « Voyez plu-
tôt ce qu'elle a produit chez vous, cette tristesse selon Dieu. Quel empressement ! Que
dis je ? Quelles excuses ! Quelle indignation ! Quelle crainte ! Quel vif désir ! Quelle
ardeur ! Quelle punition ! » (2 Co 7, 9-11).
Ce que l'on peut nommer l'anticipation de la foi à savoir qu'elle donne raison par
avance, sans examen et avant toute recherche particulière, à la Parole qui juge, ne peut
être qu'une anticipation de l'amour. C'est pourquoi, dans l'Ancien Testament, le plus
souvent, elle n'aboutit pas à son parfait épanouissement. Elle n'y aboutit vraiment que
lorsque la Parole de Dieu, qui juge, est elle même devenue homme, et s'est soumise
aveuglément au jugement absolu du Père. C'est en cette Parole (p. 216 :) obéissante jus-
qu'à la mort dans l'abandon de Dieu que nous sommes jugés. Par l'amour joyeux et
sans crainte pour cette Parole, qui est devenue notre frère, nous devons nous laisser
conduire, « sans murmures ni contestations » dans la « crainte et le tremblement »,
avec lesquels nous devons opérer notre salut (Ph 2, 12, 14). C'est justement celui qui
aime qui se laissera le plus simplement du monde convaincre qu'il a toute raison de
craindre lorsqu'il se regarde lui-même en se considérant dans la pure lumière de l'aimé.
C'est justement lui qui ne se perdra pas dans des considérations théoriques sur la
fiducia contenue dans la foi, ou sur la grâce de Dieu dépassant par avance ses péchés
et rendant ainsi superflue toute crainte sérieuse. Et c'est justement l'amour qui ob-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
126
tiendra de voir dans la contemplation de la croix le reflet exact de sa faute horrible et
incalculable, et qui, « transpercé de crainte » (Ps 118, 120) se livrera au fer justicier,
pour ne pas combattre plus longtemps contre la Vérité, mais pour combattre avec la
Vérité contre lui-même. « Que veux-tu que je fasse ? » telle est la question de celui qui
est ainsi subjugué. Et la réponse exigera dans chaque cas l'amour, l'amour vécu dans
la vie quotidienne parmi les hommes, mais procédant d'une contrition devant Dieu,
issue du plus profond du cœur.
L'amour qui a vu le caractère inexorable du jugement de la croix, auquel le Fils s'est
soumis, est prêt, dans l'anticipation de la foi, à se reconnaître dans le jugement du Fils
toute injustice, jusques et y compris celle qui mérite la damnation. Si tu devais me
damner, prononce alors l'âme, je croirais pourtant que ton jugement est juste. Puisque
je consens d'avance à chacun de tes jugements, je dois aussi consentir à ce jugement
extrême, dont j'espère seulement de ta miséricorde qu'elle voudra bien le détourner de
moi. Et si je consens intérieurement à ce jugement – dans l'incertitude où je suis si j'ai
mérité la grâce ou la condamnation, si je suis digne d'amour (p. 217 :) ou de haine (Si 9,
1) – ce n'est pas comme les héros de Kafka, auxquels la reconnaissance de la culpabi-
lité est extorquée par une pression extérieure toujours plus intolérable, mais comme
celui qui admet sans hésiter que Dieu est la Vérité, même lorsque l'homme provisoi-
rement ne comprend pas. Le péché n'est-il pas nécessairement mensonge, et le men-
songe ne se trompe-t-il pas nécessairement lui-même ? L'étouffement de sa propre
conscience, le ternissement de son miroir, l'obscurcissement de sa lumière, ne font ils
pas partie de l'essence même du péché ? Et dans la révélation de la Parole de Dieu n'y
a-t-il pas, comme partie intégrante, pour le pécheur, une révision totale, effrayante au
plus haut point, de ses valeurs, et avant tout aussi de ses jugements sur lui-même ? Et,
par conséquent, le fait que « je n'ai rien d'essentiel à me reprocher » ne risque-t-il pas
d'être affecté d'une ambiguïté foncière, puisqu'il peut indiquer aussi que ma cons-
cience juge d'après des points de vue beaucoup plus grossiers que la Parole de Dieu,
et peut-être insensiblement faussés ? En présence d'une telle possibilité, ne doit-il pas
absolument naître dans l'homme une aspiration au véritable jugement, au jugement
juste et définitif par la Parole de Dieu, si vrai qu'il soit par ailleurs que le même homme
n'espère pouvoir subsister dans ce jugement que par la grâce du Seigneur, et nullement
en vertu de ses propres mérites ?
Mû par cette aspiration l'homme lève les yeux vers la Parole de Dieu comme miroir
de la Vérité. Car il a soif de la Vérité. Il ne voudrait pas demeurer dans les incertitudes
d'une appréciation païenne, « charnelle » du monde et de lui-même. Il ne voudrait pas
non plus que l'événement décisif, la rémission de ses péchés, se déroulât pour ainsi
dire seulement sur le plan objectif, sacramentel et ecclésiologique, car il sait que, de
même qu'il a été partie dans l'affaire en péchant, il doit être partie maintenant aussi,
comme agent secondaire, suivant pour ainsi dire par derrière en boitillant, par le (p.
218 :) repentir, la conversion, l'expiation. Dans cette disposition il s'approche de la Pa-
role de Dieu, de l'Évangile, de l'histoire anté- et post-évangélique, et il éprouve alors
quelque chose de merveilleux. Il entre dans un monde de pureté et d'amour. Mais ce
monde a deux faces : il est d'abord un monde parfaitement humain, qui n'a rien d'ex-
cessif, qui n'a même pas quelque chose d'élevé et de sublime, dans le sens d'une sa-
gesse philosophique humaine ou d'une sagesse religieuse mystique, « trop élevée »
pour les petits et les non-initiés. On éprouve une impression parfaitement humaine de-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
127
vant le Seigneur considéré dans son commerce avec les hommes, les Apôtres, les dis-
ciples, sa mère et son père adoptif, ses amis et même ses ennemis. Mais précisément
cet ensemble, cette simple humanité, rayonne la pureté dévorante de Dieu. Chaque
parcelle, même la plus petite, de l'Évangile, a ce caractère, mais aussi le monde des
épîtres de saint Paul, de saint Jean, de l’Apocalypse, finalement chaque partie de l'É-
criture. C'est dans ce monde que le contemplatif est introduit, d'une manière simple-
ment humaine ; mais, une fois qu'il y est entré, il se trouve tout à coup au milieu du
vent brûlant de l'Esprit Saint, et ceci d'autant plus qu'il se meut davantage comme
croyant et comme contemplatif dans le monde de la Parole.
Il tombe, par exemple, sur le passage où saint Paul enjoint aux Philippiens de vivre
en paix les uns avec les autres, de renoncer à la lutte et à l'appétit de gloire, et dans
chaque cas de placer autrui, par humilité, plus haut que soi même. Cela à vrai dire, un
sage de ce monde pourrait aussi l'avoir dit. Mais ensuite cette disposition d'esprit est
déduite des dispositions de Dieu s'anéantissant lui-même jusqu'à la mort de la croix,
et il est requis de l'individu qu'il ait les mêmes dispositions (Ph 2). Ou bien, il ren-
contre le passage où saint Jean dit que nous devons aimer nos frères, ce qui là encore
peut être enraciné dans la conscience humaine et dans (p. 219 :) la nature. Mais la for-
mule suivante, disant que celui qui hait son frère est un meurtrier comme Caïn, et que
celui qui aime son frère connait Dieu, parce que Dieu est l'amour, cette formule fait de
nouveau apparaître l'inouï, le feu dévorant. C'est ainsi que la Parole de Dieu fait entrer
l'homme dans la Vérité : en lui ouvrant un monde de l'amour, où il se sent bien, qu'il
doit reconnaître comme ce qu'il y a de plus juste, de plus approprié, de plus désirable
pour lui, mais qui réclame ensuite, s'il veut y demeurer, qu'il purifie son cœur jusqu'au
plus profond.
On peut dire que la révélation du Père a ce double aspect : il envoie dans le monde
son Verbe et son Fils, et les deux sont un ; mais « le Verbe » du Père vient avec tout le
caractère inexorable de celui qui est chargé d'une mission d'en haut, de celui qui ne
peut faire autrement que d'exécuter exactement et péniblement jusqu'au terme su-
prême la tâche qu'il a assumée. « Le Fils » au contraire est l'unique bien aimé du Père,
que le Père qui aime livre, parce qu'il a tant aimé le monde. Celui qui rencontre la ré-
vélation dans le Nouveau Testament rencontre d'abord le Fils dans sa figure humaine.
Et dans le commerce avec l'homme Jésus, Christ, celui-ci devient pour lui Verbe, glaive
et feu. Initié à l'amour, il est initié au jugement.
Chez saint Jean, le Seigneur lui-même renvoie à cette double fonction dans son être :
« Si quelqu'un entend mes paroles et ne les garde pas, ce n'est pas moi qui le juge ; car
je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour le sauver. Celui qui me rejette et
ne reçoit pas mes paroles, aura son juge : la parole que j'ai annoncée, c'est elle qui le
jugera au dernier jour. Car je n'ai pas parlé de mon propre chef ; c'est Celui qui m'a
envoyé, le Père, qui m'a prescrit lui-même ce que je devais dire et annoncer » (Jn 12,
47-49). Ce n'est pas en tant que le Fils est sauveur et rédempteur qu'il est celui qui
juge et condamne, mais bien en tant qu'il est le Verbe du (p. 220 :) Père, du Créateur et
du Gardien juste de l'ordre du monde et de sa propre sainteté, bien plus, du Père qui
est le Vengeur de la sainteté du Fils que l'on ne peut mépriser et repousser sans, tom-
ber sous le coup du jugement. Le Jugement ne se trouve pas dans le Fils, mais dans la
non acceptation du Fils par les hommes ; l'amour du Fils, qu'ils méprisent, exerce ses

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


________________________________
128
effets en eux comme jugement, non parce que le Fils désirait les juger, mais parce
qu'ils se sont eux mêmes condamnés en s'écartant de l'amour : « Car Dieu n'a pas en-
voyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé
par lui. Celui qui croit en lui n'est pas jugé ; celui qui ne croit pas est déjà jugé, parce
qu'il n'a pas voulu croire en le Nom du Fils unique de Dieu. Et le jugement, le voici :
La Lumière est venue dans le monde et des hommes ont préféré les Ténèbres à la Lu-
mière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises » (Jn 3, 17-19).
Dans le même sens, « mange et boit sa propre condamnation » celui qui mange et
boit la chair et le sang du Seigneur sans « discernement » (c'est-à-dire sans se sou-
mettre vraiment au jugement de la Parole et à son contrôle), et saint Paul continue,
s'expliquant dans un sens tout à fait johannique : « Car si nous nous examinions nous-
mêmes, nous ne serions pas jugés. Mais, par ses jugements, le Seigneur nous corrige
pour que nous ne soyons point condamnés avec le monde » (1 Co 11, 29-32). Dans
l'épisode de la femme adultère, la parole du Seigneur s'enfonce dans les pécheurs qui
condamnai nt la femme et les force à retirer, tout en emportant en eux le jugement de
la Parole comme punition, pour faire place ainsi au jugement de la miséricorde : « Moi,
non plus, je ne te condamne pas » (Jn 8, 11, en accord avec Jn 12, 46-48). C'est comme
si Dieu laissait le pécheur dans cet état qui le déchire de contradiction entre lui et la
sentence de Dieu, qui reste fixée en lui comme une « écharde dans la chair ». Plus il
se débat (p. 221 :) contre elle (Ac 26, 14) plus il en éprouve de douleur ; il ne fait en se
débattant que faire pénétrer la douleur plus profondément dans la chair. Le pécheur
porte en lui son jugement : ce sera finalement lui-même qui sera forcé de se condam-
ner lui-même dans la lumière de Dieu. Seule la lumière de Dieu tombera sur lui, et rien
d'autre, mais elle tombera sur lui tant que la contradiction ne sera pas apparue tout en-
tière et toute nue, tant que la sentence de jugement sur le pécheur ne sera pas lisible
en ce pécheur lui-même, c'est-à-dire en la Parole de Dieu présente en lui. Pierre a
éprouvé quelque chose de cette expérience, lorsque, se trouvant sous la lumière brû-
lante, il fit cette prière : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un pécheur » (Lc 5,
8), et l'enfant prodigue lorsqu'il dit à son père : « Père, je ne mérite pas d'être appelé
ton fils » (Lc 15, 22).
Ce n'est pas ce que le Seigneur fera, dans le jugement après la mort, du pécheur
condamné par la Parole, qui est maintenant en question – cela reste son mystère. Mais
comment le chrétien qui se livre à la contemplation se comporté dans sa rencontre avec
la Parole qui le sonde, le pénètre comme un feu, l'incise « jusqu'au point de division
de l'âme et de l'esprit » (Hb 4, 12). Il s'expose par amour à la crainte, et il est de nou-
veau conduit par la crainte du Seigneur. Le premier amour est l'anticipation de la foi
qui se risque, qui offre sa vie au Fils, et – comme les premiers disciples – suit le maître
encore inconnu. Le second amour est l'amour corrigé et purifié par Lui comme Parole
du Père; cet amour a trouvé dans la parole humaine de jugement du Maître la parole
de grâce divine. Ici on voit clairement que les trois voies classiques : la voie « purga-
tive », la voie « illuminative » et la voie « unitive » ne sont pas les unes à côté des
autres, mais les unes dans les autres ; la lumière de la parole de Dieu s'unissant à l'âme
est ce qui purifie l'âme – quoiqu'il ne faille pas exclure pour cela une certaine succes-
sion temporelle avec prédomi- (p. 222 :) nance d'un élément à chaque étape. Toujours
est-il qu'il faut une illumination décisive afin que la purification puisse se produire, de
même aussi que, d'après la doctrine des mystiques, les « nuits obscures » supposent

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
129
toujours une lumière spirituelle préalable. Et l'union décisive, elle aussi, se produit es-
sentiellement non après, mais au cours de la purification, parce que c'est la Parole de
Dieu elle même purifiante, crucifiante, bien plus, imprimée dans l'âme, qui se mani-
feste à la fin de la « nuit » dans la « résurrection », comme le Fils rédempteur.
Ainsi la remise du jugement au Fils (Jn 5) devientelle également transparente : les
mauvais ressuscitent pour le jugement, les justes pour la vie. Ce jugement, le Ré-
dempteur ne peut, pour ainsi dire, pas l'empêcher, il tient à sa nature comme Verbe du
Père : « Je ne puis rien faire de moi même. Je juge d'après ce que j'entends, et mon ju-
gement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté propre, mais la volonté de
Celui qui m'a envoyé » (Jn 5, 30). C'est l'image du Logos inexorable, avec le glaive ou
avec la faucille, tel que le voyant de l'Apocalypse l'a contemplé. Mais l'image de crainte
est pour les vivants une image d'espérance, parce que la forcé du Verbe consiste en ce
que « tous entendront sa voix », voix qui est « la voix du Fils de Dieu », « et ceux qui
l'entendront vivront ». Car le Verbe de Dieu a la vie en lui. Le Fils a reçu du Père la
puissance « d'avoir la vie en lui », et donc aussi de la conférer, par communication de
lui-même comme Fils aussi bien que comme Verbe (Jn 5, 24-30). Mais la réception de
la vie éternelle par l'audition de la voix du Fils est justement ce qui est inouï, inquié-
tant et plein de danger, car c'est la réception du « jugement », et cette réception doit
se réaliser du fait que l'homme se condamne lui-même sous l'influence de la Parole.
Mais c'est plus profondément, pour le contemplatif, une source de consolation, bien
plus, l'unique source d'espoir, parce que l'audition de la Parole dans le croyant devient
une authentique par (p. 223 :) ticipation à la vie de la Parole, qui est ici la vie de l'obéis-
sance, de la croix et de la résurrection. Le Seigneur peut donc dire paradoxalement :
« Je ne juge (condamne) personne. Et s'il m'arrive de juger (condamner), mon juge-
ment (condamnation) à moi est vrai, parce que je ne suis pas seul : il y a moi et Celui
qui m'a envoyé » (Jn 8, 15-16).
L'amour crucifié, qui, pour ne pas juger, prend sur soi le jugement du Père, devient
avec la plus intime nécessité l'amour crucifiant, lorsqu'il se communique avec son mys-
tère d'amour brûlant. Et ainsi celui qui est venu non pour juger, mais pour sauver (Jn
12, 47), est-il « venu finalement en ce monde pour exercer un jugement », qui « rend
les aveugles voyants et les voyants aveugles » (Jn 9, 39).

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
130
TROISIÈME PARTIE

ENVERGURE DE LA CONTEMPLATION
L'acte de la contemplation dans lequel l'homme croyant est ouvert, pour l'écouter, à
la parole de Dieu, est un acte de tout l'homme. Ce n'est donc surtout pas un acte dans
lequel l'homme – passagèrement ou même durablement, par l'intention ou la ten-
dance –, devrait être réduit à une partie de lui-même, par exemple, devrait par un en-
trainement systématique, se détourner du monde extérieur pour se réduire à une pure
intériorité, ou se détourner de la sensibilité externe ou interne (imagination) pour se
réduire au seul esprit « pur ». Une telle réduction de l'homme suppose une méprise au
sujet de la véritable exigence de la Parole de Dieu qui appelle l'homme à une « conver-
sion », c’est-à-dire à revenir de la dispersion à l'unité essentielle. Elle est objectivement
une désobéissance envers la Parole (parce qu'on refuse d'abdiquer, dans l'acte même
de l'audition, une opinion préconçue et très erronée sur l'essence de l'homme), même
si elle peut subjectivement, dans les religions non chrétiennes, être considérée la plu-
part du temps comme une méprise bien intentionnée et excusable. L'homme naturel
en effet, qui ne connaît pas une révélation verbale venant de Dieu, doit nécessairement
chercher son chemin vers Dieu d'abord dans une fuite du monde. Car si Dieu est avant
tout Celui qui n'est pas (p. 228 :) le monde, s'Il est unité par opposition à la multiplicité
finie, esprit par opposition à la matérialité terrestre, il ne reste guère à l'homme d'autre
issue que de se frayer une voie progressivement ascendante vers Dieu par les éléments
qu'il trouve en lui-même, et qui lui paraissent être plus proches de Dieu : l'unité de l'es-
prit retiré du monde, du corps, de la sensibilité intérieure. La contemplation asiatique
presque tout entière et la contemplation grecque dans ses expressions les plus lo-
giques, sont commandées par cette réduction anthropologique qui a exercé la plus
forte influence sur l'élaboration des doctrines chrétiennes de contemplation à l'époque
des Pères et au Moyen-Age.
Au contraire, l’Ancien Testament a toujours caractérisé l'homme tout entier comme
l'auditeur et le contemplateur de la Parole, bien que, comme il va de soi, ce ne soit pas
la partie animale ou minérale de l'homme qui constitue son oreille vers Dieu, mais son
âme spirituelle, qui provient de Dieu et retourne à Dieu. C'est pourquoi on voit aussi
dans l'Ancien Testament, et encore dans le Nouveau, les auditeurs privilégiés de Dieu
se séparer de la foule du peuple et se rendre visiblement dans la solitude : Moïse sur
le Sinaï et dans la nuée, Élie dans le désert et sur l'Horeb, Jean Baptiste et encore saint
Paul dans les déserts de Transjordanie et d'Arabie. Jésus lui-même n'inaugure sa mis-
sion extérieure qu'après quarante jours de jeûne et de prière dans le désert. Tous se
mettent à leur action au retour d'une contemplation séparée même visiblement ; mais
ils font en sorte que cette séparation apparaisse nettement, au peuple lui-même,

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
133
comme une période préparatoire et une forme préalable de leur mission future dans le
monde, en vue de laquelle et en faveur de laquelle Dieu les appelle à sortir du
« monde » pour venir à Lui. C'est pourquoi l'identification de cette période contem-
plative avec la contemplation hellénique s'élevant vers Dieu (avant tout chez Origène
et ses successeurs ; comme (p. 229 :) exemple typique, on peut citer la Vie de Moïse de
Grégoire de Nysse) ne peut sans réserve être appelée heureuse, surtout lorsque la
conception hellénique de l'homme est reliée aux actes de la contemplation chrétienne :
conception qui est celle d'une âme unie plus ou moins extérieurement, accidentelle-
ment ou a tortiori par l'effet d'une contrainte, et donc provisoirement, à un corps. Au
vrai, c'est tout l'homme qui doit se tourner vers Dieu ; tout l'homme qui doit aller dans
la solitude pour ne plus écouter que la Parole de Dieu. Et tout l'homme, y compris ce
qu'il y a de plus intérieur en lui, qui doit ensuite se mettre au service de l'œuvre de
Dieu dans le monde et parmi ses frères.
Cette vérité, déchiffrable dans l'histoire de la révélation, permet de prévoir que les
mêmes tensions fondamentales qui command nt la créature comme telle, et tout parti-
culièrement la créature spirituelle, et la déterminent dans son essence, contribueront
à déterminer aussi, dans ses dimensions internes, l'acte de l'audition et de la contem-
plation de la Parole. Et cela non en vertu d'une carence ineffaçable et profondément re-
grettable, ou d'une ùnpuissance propre à la créature et à dissimuler soigneusement,
mais parce que le Créateur dans sa sagesse et sa bonté a disposé l'être créé de telle
sorte que celui-ci se tient en face de Lui dans sa nature originale non-divine, qui est
précisément comme telle une image et un symbole de la nature originale et incompa-
rable de Dieu. Dans sa révélation, dans la forme et le contenu de celle-ci, Dieu ne tient
pas compte de cette structure de la créature spirituelle seulement comme un médecin
tient compte de la maladie de son patient. Dans la manière d'agir de Dieu, il n'y a pas
seulement ce que les plus audacieux parmi les Pères de l'Église nommaient la divine
synkatabasis, le compromis nécessairement impliqué dans la divine condescendance de
Dieu s'abaissant au niveau des hommes, l'enveloppement symbolique qu'il fallait tra-
verser et dépasser dans la contemplation (p. 230 :) pour aller chercher au-delà la vérité
authentique. Bien plutôt, c'est Dieu lui-même qui prend la forme de la créature et dis-
pose le reste de sa parole de telle sorte que ce reste devienne la préhistoire ou l'épa-
nouissement de son incarnation. Et celle-ci est un événement accompli « une fois pour
toutes » qui ne peut pas être dépassé et rendu caduc, mais est au contraire glorifié et
éternisé par l'ascension du Christ et l'envoi de l'Esprit. Les tensions de l’être créé sont
ainsi partagées par la révélation divine, bien mieux, assumées par Dieu lui-même dans
son union à la nature humaine.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
134
C_______
HAPITRE I

Existence et Essence

La tension entre existence et essence est la structure fondamentale de l'être créé,


c'est un mystère insondable que l'homme partage avec toutes les créatures, mais qui,
en lui, passe aussi au milieu de l'être de son esprit, donc également de ses actes spiri-
tuels. L'être créé n'est pas nécessaire (au sens de l'être divin), de son essence ne dé-
coule pas son existence ; dès qu'il existe il surgit du néant, couvert du mystère inson-
dable de la liberté divine. Mais cette merveille, ce fait qu'il est là, ne se trouve pas sim-
plement par exemple, dans sa « facticité » nue (existence), tandis que son essence se-
rait, pour celui qui la regarde, quelque chose de familier depuis longtemps, de prévu,
qui n'éveillerait pas un étonnement sans cesse nouveau. L'être concret, existant là, est
tout entier et inséparablement si concret (c'est-à-dire ce qui a grandi ensemble : concre-
tum) que l'étonnement sur la merveille de l'être, qui existe là, est absolument aussi un
étonnement sur la merveille de l'être qui est ainsi. Une existence qui ne serait pas
l'existence de cette essence justement, et de nulle autre, n'offrirait plus à l'observateur
aucun intérêt, pas plus qu'une essence qui ne posséderait pas la propriété surprenante
d'avoir une réalité, une existence, un être-là.
Et pourtant le regard spirituel, mû par une inquiétude (p. 232 :) vivante qui lui est in-
compréhensible à lui-même, oscille entre les deux pôles, dont chacun se penche vers
l'autre, s'éclaire et s'explique par lui. Un amant qui contemple en esprit sa bien aimée
peut se représenter toutes ses qualités et s'attarder à les contempler, mais tout d'un
coup, une pensée l'envahira : toute cette splendeur n'est pas une construction imagi-
naire, elle est rassemblée tout entière dans le miracle incompréhensible de l'existence
de l'aimée : elle est tout cela ; mais, plus que tout cela, il y a qu'elle est, et que ce « est »
lui est présenté à lui qui regarde, ouvert, offert et donné en propre ! Mais le miracle de
l'existence menace de son côté de pâlir en expérience quotidienne d'existence, s'il ne
s'épanouit pas dans sa plénitude interne d'essence, si l'amant n'est pas chaque jour
nouvellement ravi de voir que l'aimée est ainsi et non autrement, qu'elle possède ces
caractères particuliers, ces profondeurs cachées et ces sources de l'âme, en vertu des-
quelles il se sent contraint de l'aimer.
La tension se trouve aussi bien dans l'objet que dans le sujet, elle marque la struc-
ture de l'objet contemplé comme celle de la réflexion contemplative à son égard. Dans
l'objet de la contemplation chrétienne, elle apparaît même surélevée, dans la mesure
où le mystère insondable de l'existence créée en général (qui est suspendue à la liberté
divine) se manifeste en Jésus-Christ comme le mystère insondable encore plus haut,
absolument transcendant, de sa volonté de grâce. Que cet homme, adoré, aimé par-des-
sus tout, se tienne devant moi, non comme une simple « pensée », mais comme une

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
135
« réalité » : dans ce miracle de son existence, il n'apparaît pas seulement que le Père
a voulu sa présence concrète en ce lieu – et cela pour moi ! – mais c'est tout l'amour et
toute la grâce intradivines elles mêmes qui deviennent manifestes dans leur merveille
incompréhensible, par le miracle de la présence concrète du Rédempteur. Dans cette
présence en ce lieu, se trouvent « cachés tous les trésors de la sagesse et de la science »
et la (p. 233 :) contemplation se plongeant dans cette présence, introduira le croyant
« dans toute la plénitude de l'intelligence, c’est-à-dire, dans la connaissance du Mys-
tère de Dieu, qui se trouve dans le Christ » (Col 2, 2-3). Et ce Mystère doit être connu
dans « sa longueur et sa largeur, dans sa hauteur et sa profondeur », donc dans une
connaissance ayant pour objet l'essence, mais pour revenir de nouveau enrichie, de
l'exploration des immensités divines, à la rencontre incompréhensible avec la Per-
sonne existant là, dans laquelle se manifeste l'amour inexplorable : « afin que vous
connaissiez l'amour du Christ qui défie toute connaissance, et qu'ainsi, vous soyez
remplis de la plénitude même de Dieu » (Ép 3, 18-19).
Par la tension entre l'existence et l'essence de Jésus-Christ, on voit donc, des deux
pôles, se découvrir chaque fois autrement et d'une façon nouvelle l'être et l'amour éter-
nels de Dieu. Par là aussi, on voit apparaître enfin d'une manière mouvante, l'éternelle
identité de l'être et de l'essence de la divinité, autant du moins qu'elle peut apparaître
à la pensée créée. L'effusion de la pensée dans les infinités des propriétés et des per-
fections divines se dépasse sans cesse encore une fois lorsqu'elle se heurte à la néces-
sité absolue de l'existence de Dieu apparaissant comme la propriété fondamentale qui
se dégage de toutes ces infinités et qui, d'un autre côté, est leur source. C'est justement
la non-identité des deux pôles dans la créature et aussi dans Jésus-Christ, l'Homme-
Dieu, qui devient la voie et l'accès au mystère de l'identité divine.
C'est ainsi que le va-et-vient dans le sujet entre la contemplation essentielle et la
contemplation existendelle est, lui aussi, inévitable et profitable. Les deux côtés s'ap-
pellent mutuellement sans cesse, se meuvent l'un vers l'autre et chacun découvre plus
profondément l'autre à l'orant. En face de cette totalité mouvante, il est peu significatif
que l'on puisse découvrir, ici aussi, une certaine typologie des dispositions et des in-
clina- (p. 234 :) tions. Il y a le type d'orant qui, comme saint Jean l'évangéliste, n'utilise
tous les mouvements de la pensée essentielle que comme des degrés préalables de
l'adoration qui ne cesse de se prosterner devant la merveille inconcevable du là divin.
A ce type, on peut rattacher aussi par exemple, l'Augustin des Confessions, François
d'Assise, Ignace de Loyola et Newman. Mais il y a aussi le type qui arrive toujours déjà
de la rencontre bouleversante avec le Seigneur, et qui, sa vie durant, cherche, dans une
sorte d'effort désespéré, à s'expliciter le contenu de cette expérience, à inventorier
pour ainsi dire les trésors innombrables qui ont été déversés devant lui une fois pour
toutes comme un énorme tas d'or. Ce sont les orants qui monnaient en quelque sorte
leur expérience, tels saint Paul, qui vit à partir de son expérience du chemin de Damas
et ne peut jamais que renvoyer à la plénitude du mystère qui lui fut donnée en partage
et qui l'oppresse presque ; ou Origène, qui déploie les epinoiai (aspects essentiels) du
Logos divin à partir d'une vision et d'une rencontre absolument primitives qui restent
perceptibles à travers toute sa pensée et toute sa recherche ; ou encore, Thomas
d'Aquin, dont la rapidité de pensée et l'acuité d'esprit, qui s'étendent au-delà des li-
mites du représentable, ne demeurent explicables qu'à partir d'une impulsion origi-
nelle, d'une force inimaginable, communiquée par la réalité elle-même.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
136
Dans la mesure où le premier type a devant lui la personne dans son existence
concrète et absolument unique, et la vise toujours directement à travers toute pensée
essentielle, il est d'une certaine manière le type contemplatif fondamental auquel il
faut sans cesse revenir. Le second type qui déploie la richesse essentielle est exposé à
un certain danger d'intellectualisme et de pensée cultivée pour elle même ; il est le type
actif, qui exploite la connaissance initiale donnée et l'exprime en formules, en vertu
d'une mission spirituelle au service de l'Église et peut alors être tenté de s'éloigner de
l'expérience (p. 235 :) initiale qui l'a « jeté à terre » (Ac 9, 4). C'est alors aussi que se
trouve formé et transmis un concept de la contemplation qui peut se rapprocher de très
près de la contemplation grecque des essences : comme si Dieu n'était rien d'autre que
« la vérité, la bonté, la beauté absolues », dans la vision spirituelle desquelles l'orant
S'attarde ravi, mais alors ne perçoit plus assez vivement la Parole historique, consu-
mante et brûlante, du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Ce danger ne se trouve pas
dans l'intention de Dieu qui, même dans le Nouveau Testament, donne à ses envoyés
la mission qu'il avait déjà donnée à ses prophètes : exprimer la Parole de Dieu en une
forme conceptuelle et sensiblement saisissable, afin que le peuple de Dieu, la syna-
gogue ou l'Église, puisse l'entendre. De même que les prophètes, en agissant ainsi par
obéissance, visèrent sans cesse de nouveau la Parole de Dieu, ainsi l'orant chrétien doit
pareillement toujours diriger le travail d'explicitation (meditatio, consideratio, contem-
platio) vers l'acte de la rencontre immédiate, personnelle et existentielle, et ainsi vers
l'adoration (adoratio).
Par là est indiqué quelque chose de plus radical que ce que dit, d'après la significa-
tion littérale, la distinction entre contemplation théorique et contemplation affective,
quoique souvent, ce soit la même chose qu'on ait l'intention de signifier par ces ex-
pressions insuffisantes. Car d'abord, des affections se laissent aussi « éveiller » en pré-
sence d'aspects essentiels ou de propriétés particulières d'ordre essentiel de Dieu et de
sa grâce ; d'un autre côté, la soumission et le don total qui se réalisent dans la ren-
contre avec la Personne existante sont plus que de simples « affections », bien que
celles ci ne doivent pas être exclues pour cela.
L'opposition dont nous parlons ne coïncide pas non plus avec l'opposition tradi-
tionnelle entre la prière procédant discursivement, qui est principalement celle des
commençants, et l' « oraison de simplicité » ou (p. 236 :) « oraison affective » qui n'a
plus besoin d'une multiplicité de pensées, mais qui, elle-même devenue simple, peut
reposer dans une plénitude simple de l'objet contemplé. Autant il est vrai qu'il y a là
un progrès – à peu près le même qu'entre le petit enfant qui commence à épeler et
l'adulte qui parcourt en quelques coups d'œil une page de livre –, autant néanmoins il
faut éviter de donner l'impression que le procédé discursif est une sorte de péché ori-
ginel de la raison (comme la métaphysique grecque l'affirme), et que le progrès dans
la contemplation se mesure avant tout à la réalisation de ce dépassement.
Les pôles de la prière essentielle et existentielle, d'autre part, ne sont pas à con-
fondre avec la prière liturgique et impersonnelle, objective et anonyme de l'Église, et
la prière plus particulièrement personnelle de l'individu dans son monde privé. Car
l'objectivité de la prière liturgique est la participation au mystère de l'Épouse du Christ
dont l'union à l'Époux est le mystère suprême de la rencontre existentielle et du don
de soi dans l'adoration du côté de l'Épouse. Et si quelque chose de cette objectivité de

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
137
la prière ecclésiale et de cet anonymat de l'orant individuel doit se communiquer jus-
tement aussi à la prière contemplative personnelle, c'est pour imprimer en celle-ci la
forme plus vaste du mystère nuptial ecclésial et marial, dans lequel la rencontre pri-
vée avec Dieu devient, dans son essence elle même et non uniquement dans ses effets,
une rencontre ecclésiale.
Enfin on n'identifiera pas la tension que nous étudions à l'opposition de la contem-
platio et de l'oratio, plus exactement, de l'oraison mentale et de la prière vocale. Bien
qu'il y ait intérêt à les distinguer, elles ne forment pourtant pas une véritable opposi-
tion, parce que toute prière vocale, c’est-à-dire extériorisée de quelque manière (qu'elle
soit réellement audible par un autre homme, où que les mots de prière ne soient pen-
sés, représentés, ébauchés que légèrement par les organes [p. 237 :] de la voix), pour être
prière tout simplement, doit nécessairement être accompagnée d'une attitude spiri-
tuelle et d'actes spirituels qui incluent et supposent en eux mêmes un état d'ouverture
pour Dieu et pour sa parole, une audition authentique de sa parole. Et, d'un autre côté,
une audition purement passive en esprit est incontestablement impossible, mais inclut
toujours aussi une réponse au moins ébauchée de l'homme – de tout l'homme : esprit
et corps. C'est pourquoi il est faux de subordonner simplement l'un à l'autre les deux
pôles : contemplatio et oratio, comme si la prière vocale était destinée et appropriée
plutôt aux commençants, la prière contemplative plutôt aux avancés, puisque les deux
formes de prière se conditionnent et s'impliquent sans cesse mutuellement, donc que
chacune doit immédiatement passer dans l'autre. Mais l'acte de la prière existentielle
n'a pas besoin d'être identique à celui de la prière vocale ; il peut tout aussi bien et
peut être mieux se manifester par l'adoration silencieuse et prosternée de tout l'être de
l'homme devant la Personne divine. La contemplation d'autre part (comme « con-
traire » de la prière vocale) tend d'elle même à s'évader sans cesse de la sphère essen-
tielle pour entrer dans la sphère existentielle, puisque, dans la Parole de Dieu, que
nous devons entendre, celui qui parle surgit toujours de nouveau lui-même, qu'il veut
toujours de nouveau être vu (loquere, ut videam te !). Et il veut apparaître non seule-
ment (ainsi que dans l'Ancien Testament) comme l'orateur situé derrière la parole,
mais (ainsi que dans le Nouveau Testament) comme la Parole prononcée elle même qui
se révèle comme Personne divine et s'avance, en cette qualité, vers l'homme.
Il vaut la peine de parcourir l'Évangile de saint Jean de ce point de vue. Toutes les
scènes principales sont construites comme un passage brusque de la contemplation
(celle-ci représentée comme une attitude en quelque sorte provisoire, qui s'adapte
d'une manière neutre au (p. 238 :) contenu abstrait et dans laquelle le sujet dans l'attente
garde une certaine retenue et une certaine distance) à l'adoration directe. Ce passage
s'accomplit à l'instant où la Vérité se met tout à coup en mouvement vers celui qui re-
garde et le terrasse, non pas de l'extérieur, mais de l'intérieur, comme Personne et dans
la mesure où elle est Personne. Déjà le prologue décrit ce mouvement : le Verbe,
d'abord situé en Dieu et source première de toute réalité du monde, « vient », se di-
rige vers le monde et vers l'homme, devient chair, et, par là, objet de rencontre directe
en vivant « parmi nous ». De sa « plénitude », il nous apporte ainsi grâce sur grâce, et
il se manifeste comme le Verbe du Père que personne n'a jamais vu. Les premiers dis-
ciples suivent Jésus par simple docilité à la parole : « Venez et voyez », ils accompa-
gnent le Christ, s'entretiennent avec lui et sont ainsi introduits à l'expérience soudaine
qui les terrasse et dans laquelle les yeux s'ouvrent. Événement qui apparaît plus clai-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
138
rement que partout ailleurs chez Nathanaël qui est venu pour « voir », pour examiner,
pour comprendre, et qui doit se. reconnaître soudain comme celui qui a toujours déjà
à été vu, sondé, pénétré du regard, ce qui le jette à terre, le premier de tous : « Maître,
tu es le Fils de Dieu… » A Cana, la description de la scène et des participants, le dia-
logue entre Jésus et sa Mère, les ordres qu'elle donne, l'action préparatoire des servi-
teurs, tout cela est l'objet de la contemplation, et le miracle tombe du ciel comme ce
qui est le tout autre, qui pourtant veut et doit absolument se réaliser, précisément sous
cette forme et sous nulle autre. « Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. »
Ils crurent dans le sens que la foi a toujours chez saint Jean : adoration profonde et to-
tale remise de soi. La même chose arrive dans la scène des vendeurs chassés du
Temple, avec cette seule différence que la foi paraît ici reportée au temps après la ré-
surrection. L'entretien avec Nicodème reste dans la sphère essentielle l'adoration qui
lui correspond est la (p. 239 :) descente de croix. L'effacement du Baptiste comme ami
de l'Époux qui « diminue » pendant que celui-ci « croit » est l'achèvement de toute la
théologie du Baptiste commencée au prologue : être celui qui montre la Lumière qui
doit s'imposer par elle-même. Le dialogue avec la Samaritaine est l'exemple classique :
d'abord entretien à l’aveugle de la part de la femme, parce que le péché ferme les yeux,
puis aveu de ses fautes, et les yeux qui s'ouvrent pour la vérité spirituelle, entretien
sur le Messie et sur l'adoration en esprit et en vérité, encore théorique, mais déjà brû-
lant de désir, jusqu'à ce qu'enfin la Personne se dégage de la vérité : « Je le suis, moi,
qui te parle. » Tout le reste, l'apostolat de la femme, n'est plus que le rayonnement de
cette adoration. L'officier royal parvient à l'adoration par le miracle de guérison ; le ma-
lade de Bézatha n'a pas reconnu celui qui l'avait guéri, et il a besoin d'une seconde ren-
contre dans le Temple. Dans le discours sur la Sainte Écriture, toute la parole de Dieu
qui est « scrutée » par les juifs en vue de la « Vie éternelle » qu'elle contient, devient
un signe de sa Personne. La multiplication des pains est une théophanie si claire que
le peuple veut se saisir de Jésus ; la théophanie aux disciples sur le lac, pendant la nuit,
est enveloppée dans « une grande crainte » de laquelle, déchirant le voile, il sort :
« C'est moi, rassurez-vous… »
Dans le discours sur le pain de Vie, c'est l'apparition inouïe du Verbe qui veut et doit
être mangé et bu comme chair et sang. Elle entraine la défection de ceux qui ne veu-
lent pas croire jusqu'à l'adoration totale, tandis que les Apôtres, par la bouche de
Pierre, confessent leur « foi » et leur « savoir ». Dans les discours polémiques, le je de
la Vérité est déjà si bien dévoilé et si bien au centre de perspective que toute la polé-
mique ne tourne plus qu'autour de l'alternative, foi ou scandale, ce qui signifie pour
saint Jean : adoration de Dieu ou meurtre de Dieu. Au lieu de l'adoration le discours
se termine par le geste des juifs ramassant des (p. 240 :) pierres et avec le départ du Sei-
gneur pour se cacher. C'est dans cette situation qu'est placée la scène de la guérison de
l'aveugle-né : longue exposition des raisons pour et contre, examen du miracle sous
toutes ses faces, jusqu'à ce que l'aveugle guéri soit prêt pour la question : « Qui est-il,
Seigneur, pour que je croie en Lui ? » et pour la réponse : « Tu le vois et c'est lui qui
te parle », et par là, aussitôt pour l'adoration. Les discours qui suivent sur le don de
vie du Bon Pasteur et sur la possibilité de reconnaître le Messie à ses œuvres (si ce
n'est à lui-même) divisent de nouveau la foule en adorateurs et en ramasseurs de
pierres, et la résurrection de Lazare achève de réaliser ce partage. Au milieu de l'évé-
nement, Marthe est transportée brusquement de la contemplation essentielle sur la ré-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
139
surrection au dernier Jour, à la reconnaissance existentielle de Jésus, comme « Résur-
rection et Vie. » : « Je suis la Résurrection et la Vie… Le crois-tu ?… »
Béthanie : l'onction par Marie-Madeleine paraît être tout simplement l'expression de
l'amour, mais elle est acceptée et interprétée comme onction du Messie en vue de sa
passion. Le dernier discours au Temple recommande de se hâter : « Il n'y a plus qu'un
peu de temps »… La lumière de la Vérité de Dieu n'est pas toujours et intemporelle-
ment sous la main : c'est maintenant qu'elle doit être connue et reconnue. Dans l'abais-
sement de Jésus, au lavement des pieds, c'est encore sans doute, un enseignement
d'amour qui est donné, mais l'intelligence en est encore une fois liée à l'unicité de l'ac-
tion et de l'être de Jésus : « Comprenez vous ce que je vous ai fait ? Vous m'appelez
Maître et Seigneur, et vous dites bien : je le suis en effet. » Les discours d'adieux sont
le Sinaï du Nouveau Testament : dans l'institution du nouveau rituel s'effectue l'effu-
sion de soi du Verbe de Dieu qui est la Nouvelle Loi mais qui se donne maintenant
comme chair et comme sang, entre les auditeurs comme sarments sur sa propre vie, (p.
241 :) et les, caresses du souffle de son Esprit. La dernière prière demande au Père, pour
les auditeurs, la vie éternelle, parce qu'ils ont cru au Fils et l'ont adoré. Dans la pas-
sion, c'est tout d'abord l'image renversée de l'adoration : judas et les sbires tombent à
terre en entendant Jésus dire : « C'est moi. » Ensuite, c'est le thème du Roi, dont la
gloire éclate précisément ici, puisqu'il est reconnu innocent par Pilate, adoré ironi-
quement par les soldats, et présenté flagellé à l'adoration du peuple, puisqu'il meurt
enfin sous l'inscription en trois langues qui « une fois écrite, reste écrite ».
Un symbole frappant est ici le tirage au sort de la robe sans couture : à toute analyse
du mystère en aspects (epinoiai) qui le faisaient plus accessible à la pensée, résiste fina-
lement le mystère irréductible de la persona ineffabilis. D'elle s'écoule dans la mort,
avec l'eau et le sang, toute l'Église, qui, avec toutes ses vérités, ses rites et ses dogmes,
n'est qu'une émanation du cœur qui se brise à la mort (comme Origène l'a compris
peut être mieux que tout autre).
Tout s'achève dans les récits d'après la résurrection maintenant est placé entre l’É-
glise et son Chef glorieux cet intervalle qui provient de l'avance irrattrapable due à la
souffrance éprouvée, à la descente aux enfers et à la résurrection auprès du Père. Cet
intervalle a d'abord pour effet que ceux qui aperçoivent le Seigneur, le voient, réfléchis-
sent sur lui, parlent avec lui, et même peuvent lui obéir (comme les disciples jetant le
filet) sans pourtant le reconnaître. Il faut que le Seigneur se manifeste lui-même, dé-
chirant les voiles de la réflexion croyante, contemplative, pour amener les spectateurs
à l'adoration. Ainsi pour Madeleine au tombeau, pour Thomas, pour Jean reconnais-
sant le Seigneur, dans l'apparition au bord du lac, ainsi de nouveau dans la scène de la
primauté conférée à Pierre, qui, subjugué par l'amour exigé, accomplit dans la tristesse
et la félicité l'acte du don total : « Seigneur, tu sais toutes choses… »
(p. 242 :) Naturellement, ce mouvement johannique est partout implicite dans les sy-
noptiques ; et, chez saint Paul lui-même, il ne manque pas, puisque ce n'est en aucune
manière pour des raisons intrinsèques, mais en vertu d'un évident mouvement interne
de la pensée que l'Apôtre fait régulièrement déboucher ses considérations théologiques
dans une doxologie d'adoration directe. On le retrouve encore une fois – avec un ca-
ractère johannique et paulinien tout ensemble – dans les grandes liturgies du ciel de
l'Apocalypse : la « contemplation » des œuvres et de la sagesse de Dieu dans sa révé-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
140
lation et dans sa conduite du monde a régulièrement sa conclusion directe dans le
geste du ciel tout entier se prosternant et jetant les couronnes pour laisser l'Unique qui
est à la fois un et triple, être tout.
Mais on rétrécirait la contemplation si l'on n'accomplissait pas simultanément le
mouvement opposé, tel qu'on le voit sans doute le plus clairement chez saint Paul. Il
consiste à déployer le contenu spirituel et la richesse intelligible qui sont offerts à
notre effort d'intellection dans la Parole de Dieu et dans son incarnation dans le Christ.
Saint Paul revient du chemin de Damas, chargé d'un trésor, que, malgré tous ses efforts
spirituels, il ne pourra jamais, sa vie entière, achever de monnayer, et auquel par
conséquent il renvoie toujours. Il est chargé de prendre soin du grand mystère qui, en
ces derniers temps, a été foncièrement manifesté et est devenu un trésor de l'Église et
de la chrétienté, auquel chaque croyant, par conséquent, a le droit de participer.
Voilà ce que l'on constate dans toutes les épitres jusqu'à la fin (1 Tm 12-17). C'est
le mouvement nécessaire de tous ceux qui sont actifs dans l'Église : missionnaires qui,
de l'expérience d'adoration dans leur cellule silencieuse, s'avancent au milieu du
peuple pour annoncer, en même temps que la doctrine, ce qu'ils ont personnellement
éprouvé dans le sang, ou théologiens et penseurs chrétiens qui doivent donner une
forme conceptuelle à (p. 243 :) la foi vivante. Les dangers inclus dans cette manière de
penser et de parler en partant de l'adoration sont de deux sortes : tout d'abord le
croyant est tenté d'intégrer radicalement son expérience personnelle, le fait qu'il ait été
subjugué par la Parole divine, dans la prédication et souvent d'en faire presque un élé-
ment du contenu de la foi. Chez saint Paul, qui souligne très fortement son expérience
du chemin de Damas et tout son savoir spirituel, la chose est légitime, puisque l'Apôtre
est l'instrument de la révélation primitive, objective et obligatoire pour toute l'Église,
et qu'il a aussi exactement conscience de son rôle d'instrument. Chez des auteurs pos-
térieurs où cette position exceptionnelle n'existe plus, l'utilisation de sa propre expé-
rience, peut, selon les circonstances, devenir fatale. Le second danger consiste en ce
que celui qui pense et parle, risque, en raison même de l'effort fait pour transposer le
plus largement possible son expérience en mots et en formules, de s'éloigner de la
source de la prière et de ne pas vouloir revenir totalement à elle, parce qu'il lui semble
que ce qu'il a reçu est déjà si considérable qu'il en a assez pour des années. Il ressent
peut être même une angoisse d'être de nouveau submergé : comme si cela pouvait ris-
quer de troubler ses pensées et l'expression qu'il leur a donnée. Mais, dès qu'il re-
marque que sa pensée et sa parole qui évoluent dans la sphère essentielle ne se nour-
rissent plus immédiatement de l'amour existentiellement rencontré – car la science
enfle, seule la charité édifie – et il lui est donné par là un signe d'avertissement de dan-
ger suprême : il faut revenir à la prière ! La pensée secrète qu'il y a, dans la spécula-
tion ou dans le discours sur Dieu, quelque chose à « élaborer » – sans doute avec l'as-
sistance de l'Esprit Saint, mais en ne spéculant que sur ce qui est déjà su et sans qu'in-
tervienne quelque chose de vraiment nouveau et d'apparemment bouleversant – cette
pensée est non chrétienne et doit être aussitôt rendue inefficace par un retour immé-
diat à la prière.
Il ne reste donc finalement que le va-et-vient incessant (p. 244 :) entre pensée et prière
essentielles et existentielles. Les deux pôles sont indispensables, puisque Dieu veut
rencontrer réellement l'homme et entretenir des relations avec lui comme avec un par-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
141
tenaire authentique. La simple adoration sans réception et approfondissement spiri-
tuels de la Parole mènerait à une soumission purement servile. Une simple réflexion
et assimilation de la vérité révélée par la raison et de l'énergie de la révélation par la
volonté équivaudrait à méconnaître l'intention fondamentale de Dieu : s'ouvrir lui-
même à l'homme autant que celui-ci en est capable.
L'oscillation rythmée entre les pôles fait de la contemplation un entretien avec Dieu
dans lequel l'homme est conduit, par l'adoration, à la liberté de son esprit, et par celle-
ci à une participation plus profondément adoratrice de la liberté divine.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
142
CHAPITRE
_______II

Chair et esprit

Dans cette tension, qui n'est plus celle du monde créé dans son ensemble, mais celle
de l'homme en particulier, les oppositions les plus violentes sont transportées dans la
conception de la contemplation. Si Dieu est pur esprit et s'il s'agit, dans la contempla-
tion, de rencontrer Dieu, il paraît juste de penser que le contemplatif doit se purifier
et s'élever dans la sphère du spirituel pur, en se désaccoutumant lentement du monde
extérieur et sensible. Nous avons déjà indiqué que cette théorie ne correspond pas du
tout simplement à un hybris coupable de l'homme, auquel l'existence dans la chair pa-
raît trop humiliante, et qui veut, par un entraînement spirituel et un effort violent,
s'habituer à vivre dans la spiritualité pure et ainsi empiéter sur le domaine divin. Au
contraire, l'altérité radicale de Dieu fait apparaître un tel mouvement comme non
contradiction avec l'essence de la religion naturelle. Car, quelle que soit la nature de
Dieu, les énonciations positives sur Dieu restent infiniment difficiles et presque im-
possibles à l'homme naturel, mais les négatives au contraire – d'après lesquelles Dieu
n'est rien de tout ce qu'est le monde –, forment un point de départ sûr qui permet, non
seulement à la pensée religieuse, mais encore à la pratique religieuse de la prière, de
s'orienter convenablement. Il s'y ajoute une double (p. 246 :) expérience religieuse :
d'abord l'âme de l'homme a sa patrie en Dieu, et par conséquent tend à retourner vers
lui (tandis que le corps provient d'en bas, et, à la mort, retourne aussi en bas) ; ensuite
cette existence corporelle dans la faute et sujette à la mort est éprouvée comme une
existence éloignée de Dieu. La conclusion que tire la religion naturelle est ainsi pour
ellè presque inévitable : l'homme est, au cœur de son être, une âme qui provient de
Dieu ; quant au corps, il est lié à une « transplantation » ou à une « chute originelle »
et, par conséquent, le retour et la rédemption de l'âme ne peuvent s'accomplir que par
un mouvement qui s'éloigne du corps pour aller à l'esprit.
On a critiqué et déclaré démoniaque, surtout du côté protestant, cette tendance
presque irrésistible dans la pensée religieuse de l'humanité, ce qui paraît être légitime,
si l'on songe au fait de l'incarnation de Dieu. Mais il faut voir clairement alors que l'on
déclare par là théologiquement insuffisantes et fausses les composantes sans doute les
plus fortes dans la tradition chrétienne de la prière contemplative. La spiritualité
alexandrine, cappadocienne, syriaque, en Orient, la spiritualité augustinienne en Oc-
cident (pour ne citer que les courants les plus importants) ont considéré la révélation
dans le Christ non seulement comme le renversement paradoxal des perspectives hu-
maines, mais aussi et avant tout comme l'achèvement gratuit, venant d'en haut, des as-
pirations fondamentales qui ont été déposées dans l'âme par le Créateur et qui ont à
être purifiées des souillures du péché originel. Elles n'ont donc pas craint d'édifier la

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
143
doctrine chrétienne de la contemplation sur un soubassement néo platonicien. Leur
unanimité à ce point de vue a imprimé la même orientation au Moyen-Age tradition-
naliste et par là aussi, à ses ramifications dans les temps modernes et jusqu'à l'époque
actuelle. Ceci d'autant plus que l'Écriture elle-même, surtout dans l'usage paulinien
des mots « chair » (sarx) et « esprit » (pneuma ou nous) paraît, tout à (p. 247 :) fait à
l'origine déjà, justifier cette assomption et ce baptême de concepts helléniques. Pour
saint Paul et pour saint Jean aussi, Dieu (le Père) habite dans une lumière inaccessible
et ne peut être vu par l'homme mortel, si ce n'est peut être dans une expérience limite,
comme l'ont éprouvée saint Paul, dans son ravissement (« était-ce en son corps ? était-
ce sans son corps ? Je ne sais », 2 Co 12, 3) et saint Jean « transporté en esprit » (Ap
1, 10).
Mais les visions elles mêmes de l'Apocalypse paraissent encore trop sensibles à celui
qui tend vers le pur esprit : elles ne sont que des revêtements dont la majorité des
hommes a besoin pour comprendre par symboles les choses purement spirituelles de
Dieu. L'homme spirituel qui délivre le sens spirituel de la parole de Dieu de toutes les
enveloppes sensibles et – comme les Pères le disent volontiers – le considère « à nu »,
verra dans la vision suprasensible et supraconceptuelle du Dieu superessentiel, telle
qu'elle aurait été accordée à saint Paul, l'idéal suprême, bien qu'inaccessible ici-bas.
Dans cette ascension du sensible au spirituel, le retour en soi même par lequel on
passe du monde extérieur à la profondeur de l'âme forme un stade intermédiaire im-
portant. Chez les mystiques chrétiens qui inclinent au panthéisme (Bar Sudaili, Eva-
grius Ponticus) la mise à nu du noyau purement spirituel de l'âme, qui provient de
Dieu et brille par la grâce d'un éclat divin, est déjà une anticipation de la vision céleste.
Chez Grégoire de Nysse, cette vision de l'âme par elle même paraît tantôt susciter de
grands espoirs, tantôt appeler une appréciation plus résignée : l'âme pure est le miroir
dans lequel l'Esprit éternel brille en image et en symbole, mais elle n'est justement
qu'un miroir indestructible qui ne permet pas encore de voir face à face l'Esprit éter-
nel. Saint Augustin, au temps de sa conversion à Milan, a tenté obstinément des exer-
cices de contemplation dans le sens du néoplatonisme comme la célèbre « vision d'Os-
tie » et plus (p. 248 :) expressément encore le 10e livre des Confessions les décrit. Il a
cherché à atteindre le but extatique de la contemplation par le dépassement de tous les
êtres finis, mais aussi de son âme qui, si profonde et si vaste qu'elle soit, doit néces-
sairement être traversée par le chercheur de Dieu. Chez saint Augustin aussi, une
ombre de résignation est jetée même sur la contemplation la plus haute qu'il puisse at-
teindre : il sait que, pour voir le spirituel pur, il doit laisser derrière lui la région de
l'âme et de ses contenus spirituels créés, mais la force humaine défaille à l'instant du
« regard frissonnant levé vers le haut » : « Je ne pus supporter la vision, dans ma fai-
blesse je dus me détourner. » Même la vision de la vérité de Dieu vivant dans l'âme
n'est pas, comme saint Augustin le sait très bien, une vision directe de Dieu. Ainsi
seule la mystique de la nuit, de l'Aréopagite, peut aider à aller plus loin : vision dans
l'absence de la vision, aveuglement de l'œil de l'âme dans la superclarté de Dieu, mais
dans l'obscurité de cette absence de vision une chute des voiles, une proximité de l'ab-
solu qui constitue le terme extrême de ce qui est accessible ici-bas.
Ce que peut être, dans le cadre d'une telle doctrine de la contemplation, l'ordre du
salut dans la chair, tel que le présentent l'Ancien et le Nouveau Testament, est dit très

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
144
simplement dans la préface de la Nativité : « En apprenant à connaître Dieu sous forme
visible, nous devons être ravis par Lui en l'amour des choses invisibles. » Par l'incar-
nation, Dieu, pur esprit, daigne s'abaisser pour nous faire monter jusqu'à Lui par cette
voie de la chair. Car le Christ est homme et Dieu tout ensemble ; dans la chair il ne
présente pas seulement et ne rend pas seulement efficace le psychique, le spirituel,
mais le divin lui-même. Par ses sacrements et ses paroles sensibles de salut, il nous in-
fuse invisiblement le « remède de l'immortalité ». Se laisser emporter par l'élan interne
du christianisme, c'est donc suivre la voie que la philosophie païenne, à vrai dire, avait
exactement déterminée, mais (p. 249 :) qu'elle était incapable de suivre (comme saint
Augustin le répète souvent), parce qu'elle ne connaissait pas les dispositions de Dieu
qui s'est fait homme dans le Christ : dispositions qui sont celles de l'amour qui se
donne totalement, et d'un amour plein d'humilité.
Dans ce dernier caractère, il y avait donc aussi, même chez les platoniciens chrétiens
les plus logiques, un motif contraire qui ne se laissait pas intégrer dans le schéma d'as-
cension platonicien. Dieu n'est pas seulement « descendu » dans la « chair » pour que
nous « montions » de la chair à l'esprit. La révélation de son agapè, de son amour se
donnant jusqu'à l'anéantissement de soi-même (kénose) n'a pas pour but unique, ni
même pour but principal, de venir en aide à notre eros religieux naturel tendant vers
sa fin. « L'Amour consiste en ceci : ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu ; non, c'est
Lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils comme victime d'expiation pour nos pé-
chés » (1 Jn 4, 10). Autrement dit, l'incarnation de Dieu ne peut pas être conçue
comme un simple moyen au service de notre rédemption. Aussi ne doit-elle pas non
plus être considérée comme quelque chose de provisoire, d'uniquement ordonné au
terme définitif que constitue notre « divinisation », comme quelque chose qui, dans le
retour du Ressuscité à son Père, se supprime pour ainsi dire soi-même, s'efface, se rend
caduc. Le Ressuscité emporte tout son être, son corps y compris, auprès de son Père,
et il est dans ce retour, « les prémices de ceux qui doivent ressusciter ». Mais son corps
n'est-il pas un corps glorifié, passé dans le monde d'existence du pneuma, et, pour ce
motif, l'exigence pratique ne demeure-t-elle pas, de nous détourner de cette chair as-
sujettie à la mort, pour pouvoir contempler Dieu ? Le corps de la résurrection reste une
grâce d'en haut pour l'esprit qui a vaincu la chair.
Pourtant, posons la question plus profondément : la création tout entière et l'homme
en particulier ne sont ils pas créés et disposés en vue du Christ ? Et celui-ci en tant (p.
250 :) qu'il achève le cosmos, en tant qu'il est la plénitude divine insérée dans le cos-
mos et remplissant le ciel et la terre, et la tête qui les récapitule en lui, n'est il pas cer-
tainement plus que le simple rédempteur de la faute ? Lui, qui, au milieu de l'histoire,
devait prendre chair, est, en tant que tel (et non en tant que Logos sans chair), le Pre-
mier Né, et le « Principe de la création de Dieu » (Ap 3, 14), dans lequel et en vue du-
quel l'homme a été posé dans l'existence comme être corporel et spirituel. Dans cette
perspective, le mythe platonicien d'après lequel seule l'âme de l'homme viendrait im-
médiatement de Dieu, tandis que le corps viendrait d'ailleurs, d'en-bas, de la Natura
naturans, les deux principes devant nécessairement revenir à leurs origines opposées,
ce mythe perd toute vraisemblance. C'est Dieu finalement qui a pris le limon dans sa
main pour en former l'homme et pour souffler dans ses narines un souffle de vie (Gn
2, 7). C'est Dieu qui a donné à cet être foncièrement un, à la fois corporel et psychique,
le pouvoir de l'entendre et de le sentir, d'avoir des relations avec lui et de lui répondre

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
145
en lui obéissant. Cela est si vrai que la révélation de Dieu à l'homme ne pouvait arri-
ver nulle part ailleurs que dans l'espace du monde et de son histoire, si Dieu le Ré-
dempteur ne voulait pas nier et disqualifier l'œuvre de Dieu le Créateur.
Et c'est pourquoi des aristotéliciens comme saint Thomas ont raison lorsqu'ils
conçoivent les actes humains, même les plus hauts, conformément à l'être humain dont
ils émanent, comme une unité corporelle et psychique, comme la tension féconde entre
la « concrétion » (conversio ad phantasma) et l'abstraction, entre la concrétisation du
concept et l'abstraction du sensible perçu ou représenté. L'image et l'imagination ac-
compagnent les actes suprêmes de la raison et les rendent possibles du fait qu'ils of-
frent la matière concrète aux principes vides de la raison et de la volonté. C'est grâce
à cette matière concrète que l'esprit peut réaliser et présenter sa spon- (p. 251 :) tanéité
et sa profondeur propres. Les platoniciens (et saint Thomas reconnaît dans une large
mesure leurs droits) soulignent l'inégalité des pôles qui se manifeste dans ce rapport :
l'homme parfait n'est pas un équilibre entre le corps et l'âme, en lui le monde du corps
est commandé et informé par le monde de l'âme ; et ce rapport de domination et de
service montre aussi que l'âme est plus que la simple « forme » du corps, c’est-à-dire,
qu'elle est ordonnée à l'infini, à Dieu, dans lequel il n'y a aucune sorte de matérialité,
ni de multiplicité quantitative. C'est ainsi seulement que cette mystérieuse limite
(confinium, comme le nommaient les Pères) entre le monde et Dieu, l'homme, apparaît
dans son destin de Janus : il a la mission, conformément à son être propre, à la fois
corporel et spirituel, d'ordonner et d'informer le monde, mais ceci en tenant les yeux
fixés sur le Dieu supérieur au monde, qu'il doit craindre et aimer, et dont il doit imi-
ter la supériorité comme roi de la création. La tâche est difficile puisque l'homme doit,
avec toutes ses facultés sensibles, se donner à son œuvre dans le monde, et pourtant
ne pas se perdre en elle. Il ne doit pas chercher et vouloir trouver dans le rapport entre
le monde des corps et la profondeur de l'âme se reflétant mutuellement, un équilibre
esthétique, parce que la profondeur de l'âme appartient à Dieu, qu'elle est tournée vers
lui et ne peut s'exprimer adéquatement dans le sensible. Et pourtant toute véritable
force capable d'informer le monde et de réaliser l'harmonie entre le corps et l'âme, est
communiquée à l'homme terrestre par cette âme ouverte à Dieu. Mais – et cette vérité
décisive pourrait bien ne s'être dégagée que grâce a la doctrine chrétienne de la res-
tauration de la chair –, l'orientation de l'esprit vers Dieu ne signifie pas pour l'homme
détournement du monde, mais une certaine forme de transcendance au dessus de
l'étroitesse de l'hic et nunc charnel et historique par lequel l'homme entre en contact
avec le monde dans son ensemble : c'est par là seulement que le cosmos matériel peut,
dans le (p. 252 :) miracle de la résurrection de la chair, suivre l'âme, au moment de son
assomption dans le monde de Dieu, dans le royaume du ciel. Cet achèvement ne peut
être découvert par la raison naturelle, et lui reste, même comme vérité révélée, une
énigme ; c'est pourquoi une doctrine de la contemplation partant de la constitution na-
turelle de l'homme ne, pourra jamais orienter les actes de la contemplation vers ce vé-
ritable but de l'homme.
Les conséquences d'une doctrine de l'homme philosophiquement équilibrée (ni uni-
latéralement platonisante, ni unilatéralement aristotélisante) et de son achèvement
dans les mystères de l'incarnation, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ, sont
pour la contemplation chrétienne d'une portée incalculable. Une profonde opposition
traverse toute l'histoire de la spiritualité chrétienne : d'un côté, les représentants d'une

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
146
contemplation platonisante qui tendent à la rencontre de la vérité « pure », a un
« contact » immédiat avec la réalité essentielle de Dieu, fût ce dans la nuit des sens et
de l'esprit, dans l'absence de concepts d'une présence de Dieu simplement ressenti, et
cherchent à construire des degrés correspondants d'abstraction du sensible – abstrac-
tion des sensations externes d'abord, puis des images internes de l'imagination, enfin
des concepts finis toujours liés au monde –, de l'autre côté, les représentants d'une
contemplation prenant appui sur les images et les concepts de l'Évangile et de toute
l'histoire du salut. En partie déjà, saint Bernard et saint François d'Assise, mais sur-
tout saint Ignace, se tiennent ici en face de la tradition prépondérante et exigent une
contemplation concrète se servant de l'imagination, et même expressément des cinq
sens. Ordinairement, une telle contemplation est déclarée par les platoniciens utile
pour les commençants, de même que la méthode ignacienne discursive (et, pour cette
raison, restant attachée aux images et aux représentations), qui utilise tour à tour les
facultés particulières de l'âme (représentation de l'objet, réflexion intellectuelle, ex-
ploi- (p. 253 :) tation volontaire et affective). Mais les deux méthodes, celle de la sensi-
bilité et celle de l'entendement, auraient – toujours d'après les docteurs à tendance pla-
tonicienne – à se dépasser en une « oraison de simplicité » ou de « recueillement » ou
« affective », dans laquelle l'extériorité et la multiplicité des images et des pensées s'in-
térioriseraient progressivement pour devenir un repos en présence de l'objet cherché,
tandis qu'images et pensées seraient, sinon exclues, du moins repoussées à la péri-
phérie.
Pourtant, il n'est pas difficile de montrer que saint Ignace ne considérait pas la
contemplation usant des sens et de la raison discursive seulement comme une méthode
pour les commençants, même si, sans doute, dans ses Exercices spirituels il s'adressait
d'abord à eux. Car d'abord il s'agit pour lui, dans les méditations sur l'Évangile, non
d'une représentation d'un quelconque passé historique, mais de la rencontre person-
nelle avec le Verbe incarné qui s'offre à découvrir dans son unicité historique et appelle
le croyant à le suivre. Aussi dans l'objet concret de la contemplation, n'est ce pas un
savoir sec qu'il s'agit de poursuivre, mais un « sentir et goûter les choses du dedans ».
Ce qui doit s'y manifester, c'est donc ce goût spirituel qui est, d'après la tradition (sa-
pientia vient de sapere, goûter) le sens pour le surnaturel et le divin. Voilà pourquoi
saint Ignace requiert des cinq sens qui contemplent, non une simple activité terrestre,
mais un sentir de la réalité de Dieu se rendant présente dans les possibilités terrestres
de l'imagination : « Sentir et savourer par l'odorat et le goût l'infinie suavité et douceur
de la Divinité » (Exercices, 124). Finalement, il connaît, dans ses expériences mys-
tiques, un sentiment d'être touché par Dieu, qu'il appelle immédiat (c'est-à-dire, trans-
mis par nul intermédiaire créé); et qui, pour ce motif, n'est exposé à aucun danger
d'illusion (Exercices, 330, 336). C'est pourquoi, si on voulait considérer une telle ex-
périence comme la plus haute forme des tou- (p. 254 :) chers divins indiqués par saint
Ignace (Exercices, 20), on pourrait même facilement tirer de lui un schéma d'ascension
construit suivant le modèle platonicien. (Cf. L. Peeters S. J. : Vers l'union divine).
Pour trouver un fil conducteur théologique et pratique dans cet enchevêtrement de
points de vue, on ne pourra mieux faire que de s'en tenir à la ligne christologique. Sans
doute, il est vrai que le Christ s'est incarné à cause de nos péchés, mais ni le sens de
son incarnation n'est épuisé par là ni le Christ, après avoir accompli son œuvre ré-
demptrice, n'a rejeté cette nature humaine pour revenir à une « divinité pure ». Ainsi

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
147
toute contemplation chrétienne est invitée tout d'abord à se transporter à l'endroit his-
torique où le Verbe du Père vient à côté de nous et nous parle – certes, à nous pé-
cheurs ! – dans un langage accessible et compréhensible. C'est le langage de la chair
humiliée et il n'est pas mauvais que l'orant qui voudrait s'élancer vers la pure spiri-
tualité de Dieu, participe à l'humiliation par la contemplation inévitable du Verbe fait
chair et apprenne par là à comprendre ce que l'Amour de Dieu veut lui dire dans son
langage le plus clair. Il doit, dans la contemplation, se reconnaître comme le pécheur
qui a besoin de ce langage parce qu'il est tombé lui aussi en Adam et qu'il a désappris
le mode paradisiaque de l'entente immédiate avec le Créateur qui était en vigueur
avant la chute originelle. Le chrétien doit reconnaître que cette situation remplace
pour lui le mythe platonicien de l'âme tombée et enfermée de force dans un corps : il
a été transporté, en raison du péché, de sa patrie héréditaire dans une sphère inférieure
et cela signifie malgré tout, d'un monde dominé par l'esprit dans un monde dominé par
les lois de l'infraspirituel (comme saint Ignace l'exprime en faisant clairement allusion
au mythe platonicien, tout en marquant la différence : Exercices, 47 : « Considérer par
l'imagination mon âme enfermée dans ce corps corruptible comme dans une prison, et
tout mon être exilé dans cette vallée [p. 255 :] au milieu d'animaux sauvages. Tout mon
être, je veux dire âme et corps ») : telle est la vérité du platonisme.
Par un certain aspect, l'incarnation est une concession de Dieu à notre dureté
d'oreille. Cet aspect ne doit pas être méconnu. Dans la vie de Jésus, le langage de Dieu
s'est fait tel qu'il nous est impossible de ne pas l'entendre Et nous ne devons pas nous
écarter impatiemment de la vérité incarnée de l'Évangile pour aller chercher une vérité
spirituelle, prétendue située derrière les images ; nous ne devons pas abandonner le
sens « littéral » en faveur d'un sens spirituel, allégorique et analogique caché à l'arrière
plan. Ce fut la faute des grands alexandrins et de leurs successeurs, de ne pas avoir
cherché avec assez de persévérance le sens spirituel dans le sens littéral. Par là, se ma-
nifestait le préjugé platonicien, d'après lequel le sensible est plutôt la prison et l'enve-
loppement, que le moyen de la révélation de l'esprit, ce qui entraine que l'on ne peut
vraiment reconnaître et déchiffrer l'esprit dans le sensible. Cette opinion philoso-
phique ne pouvait pas rendre pleinement justice à la dialectique biblique, dans la me-
sure où c'est justement « l'anéantissement » et « l'appauvrissement » de Dieu qui sont
l'image la plus immédiate de sa plénitude, de sa richesse et de son amour se prodiguant
lui-même, donc, où l'enveloppement est le dévoilement, où la traduction sensible est
le moyen le plus efficace de faire comprendre l'esprit.
A vrai dire, il faut une « spiritualisation » des sens du croyant pour percevoir cette
révélation, pour déchiffrer dans l'événement sensible et historique le contenu divin et
éternel. Mais ces « sens spirituels » (sensus spirituales) s'éveillent dans le croyant par
la grâce de l'incarnation ; non seulement par les mérites du Seigneur souffrant et mou-
rant, mais par l'introduction des croyants dans cette passion et cette mort, bien plus,
au-delà de celles ci, dans la résurrection avec le Seigneur, par laquelle l'exigence su-
prême et pourtant irréalisable du platonisme se remplit d'une manière inattendue et
surabondante. Car, dans la (p. 256 :) passion du Seigneur, se produit – non par la pen-
sée philosophique, mais par la liberté de l'amour qui prend sur soi les conséquences
du péché humain – l'engloutissement des sens humains et de l'esprit humain dans la
nuit, qui ne saisit plus rien de divin, la nuit de l'abandon par le Père, au cours de la-
quelle les facultés humaines cherchent en vain à saisir quelque chose dans le vide et

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
148
meurent du retrait de leur aliment essentiel. La croix est la vérité de la théologie né-
gative naturelle, mais seulement parce qu'elle est en même temps beaucoup plus que
cela. Elle est l'expiation nécessaire pour que soit remis en ordre le centre de gravité de
la nature humaine déplacé de l'esprit dans la chair ; expiation dans laquelle « l'esprit »
supporte sa captivité à la fois volontaire et forcée dans la chair jusqu'à la fin, jusqu'à
la prison de l'enfer, et ainsi délivré, dans les ténèbres, les sens et les facultés de l'âme,
tombés dans le péché, pour une appréhension rachetée de Dieu. Du fait que nous pou-
vons expressément participer comme croyant à la résurrection ellemême du Seigneur,
nos sens reçoivent déjà, avant leur propre résurrection, quelque chose de la qualité spi-
rituelle des sens glorifiés du Seigneur, pour le saisir et saisir avec lui le Père, et l'Es-
prit, et tout le monde de l'au-delà.
Saint Paul, qui revient du chemin de Damas, souligne avant tout le déplacement du
centre de gravité de la « chair » à l' « esprit ». Par ces mots, il ne désigne jamais des
parties de la nature humaine, mais toujours des états de l'homme tout entier. Et comme
le sens de l'incarnation du Seigneur se trouvait dans sa mort et sa résurrection, et que
toutes ses actions et tous ses enseignements terrestres n'avaient été accomplis et don-
nés qu'en vue de ce terme décisif, saint Paul peut dire à bon droit que « S'il a jadis
connu c’est-à-dire jugé) le Christ avec les yeux de la chair, il ne veut plus le connaître
ainsi à présent « (2 Co 5, 16). En celui qui s'est fait homme et qui demeure homme
dans la mort et la résurrection ellesmêmes, il veut voir la révélation de Dieu le Père
dans (p. 257 :) l'Esprit. Il veut contempler la figure de chair avec des sens spirituels. Or,
c'est là la contemplation. En quoi il s'accorde avec saint Jean qui, tout en mettant l'ac-
cent sur la figure de chair et de sang du Verbe, éprouve et veut éprouver pourtant dans
la vision, l'audition, le toucher de cette figure, l'éternel « Verbe de vie » (1 Jn 1, 2).
On voit ainsi que les mouvements opposés de la concrétisation (conversio ad phan-
tasmea) et de l'abstraction (du spirituel, de l'universellement valable, tiré de l'image
qui apparaît) sont solidaires l'un de l'autre dans la théologie et dans la contemplation
croyante, tout aussi indissolublement qu'en philosophie et en psychologie métaphy-
sique. Simplement, dans toute l'histoire de la spiritualité chrétienne, les maîtres de la
contemplation n'ont pas toujours accompli avec la même vigueur la rectification si né-
cessaire que l'aristotélicien saint Thomas entreprit envers le platonisme oriental et au-
gustinien. Parce que des concepts sans intuition sont vides, il n'y a aussi dans la con-
templation chrétienne aucune approche de Dieu et de son mystère trinitaire, si ce n'est
par la médiation de l'incarnation du Christ. Les concepts utilisés dans la doctrine de
la Trinité, qui s'éloignent foncièrement d'une contemplation intuitive des relations de
Jésus avec son Père et avec l'Esprit, restent d'une vacuité sèche, rigide, dans laquelle
rien de divin ne peut devenir visible. C'est tout au plus si une logique humaine peut y
trouver sa satisfaction. Mais des intuitions sans concepts sont aveugles, et cela s'ap-
plique aussi à toutes ces contemplations et interprétations de l'Évangile et de l'Écriture
qui ne peuvent apercevoir, entendre, et toucher dans l'histoire phénoménale (dont les
lois valent et ne sont pas abolies) la manifestation de la vérité et de la vie de Dieu lui-
même. Que nous procédions d'une manière plus paulinienne ou plus johanique, est se-
condaire, car les deux formes ne sont que des variantes d'une seule contemplation
croyante de Dieu qui se tourne vers nous dans l'apparition du Christ.
(p. 258 :) « Personne ne vient au Père, si ce n'est par moi. » C'est là ce que savent aussi

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
149
un Origène, un Denys l'Aréopagite, un Eckhart et un Jean de la Croix. Ayant été tou-
chés par Dieu, ils tendent à l'expérience, à la vision voilée de l'être divin. Mais quels
que soient les cheminements de pensée, les justifications théoriques avec lesquels ils
pensent y tendre ; ils y tendent en réalité comme croyants, comme disciples qui mar-
chent à la suite du Fils, et leur « vision » du Père dans l'Esprit-Saint a conscience d'être
sur la voie et dans le cadre des lois de l'imitation du Christ. Ce n'est pas en passant à
côté du Christ ou pardessus, que la contemplation chrétienne cherche à se frayer un
chemin vers une speculatio majestatis. Sinon, elle deviendrait une gnose et un effort
vain pour saisir de vides abîmes. Et si elle voulait mourir à toute forme sensible et in-
tellectuelle, pour toucher la réalité de Dieu qui transcende toute forme, dans l'absence
de vision, d'audition, de tact, cela serait encore une fois l'imitation la plus radicale du
Fils. Car celui-ci lui échapperait peut être comme donné objectif de contemplation,
mais ce ne serait que pour l'incorporer plus profondément à sa subjectivité et lui don-
ner l'appropriation vivante de sa mort et de sa résurrection : la nuit mystique des sens
et de l'esprit est toujours, si solitairement qu'elle soit vécue, un événement ecclésial,
enraciné au plus profond dans l'ordo de l'incarnation. La théologie peut prouver cette
vérité, tandis que les mystiques, lorsqu'ils expliquent leur expérience de nuit, insistent
nécessairement sur la solitude éprouvée, et, pour ce motif, n'échappent pas toujours à
la tentation de décrire l'expérience traversée avec les catégories du platonisme.
Tout contemplatif, et pas seulement celui qui est favorisé de grâces mystiques, doit
s'attendre, si sa contemplation est l'expression d'une foi vivante qui marche à la suite
du Christ, à une certaine expérience de nuit. Elle est un signe qu'il se trouve sur les
traces du Christ, donc précisément un signe consolant, bien qu'il ait nécessairement (p.
259 :) la forme d'un retrait de toute consolation. La consolation « sensible » générale-
ment accordée – comme une sorte d'avance – au commençant, la participation de ses
sens et des facultés de son esprit à la découverte de la vérité divine et de la présence
divine dans les paroles et les événements de la Sainte Écriture, cette consolation sera
nécessairement, et pour un temps indéterminé, et sans cesse, retiré au progressant,
parce que Dieu ne peut être trouvé sur aucune autre voie que celle de la mort et de la
résurrection de son Fils. L'esprit doit mourir dans la chair, afin que la chair ressuscite
en esprit. Et puisque cette mort est déjà foncièrement et sacramentellement survenue
au baptême (Rm 6, 2), l'orant devrait être reconnaissant de voir qu'elle s'achève main-
tenant aussi par les actes de son commerce avec Dieu.
Une importante partie de cette mort aura le caractère d'une pénitence personnelle :
pénitence pour les péchés commis qui, par obéissance à la chair, constituaient une
désobéissance envers l'esprit. Pénitence comme désaccoutumance douloureuse de ces
sens et de ces facultés de l'esprit, qui devront bien ainsi apprendre à connaître le ca-
ractère décisif du christianisme : car ce ne sont tout de même pas les mêmes sens et
les mêmes facultés qui peuvent prétendre jouir simultanément ou tour à tour du divin
et de ce qui est contraire au divin, ou même seulement se désaccoutumer (comme les
jansénistes le pensaient) de la joie dans le non-divin par la simple joie dans le divin !
En ce sens, la sécheresse et l'absence de consolation, le vide et l'ennui, le dégoût et le
sentiment d'inutilité, qui saisissent à quelque moment tout contemplatif, et qui (pré-
cisément s'il prend cette expérience au sérieux, et si la pénitence imposée n'est pas
seulement le résultat psychologiquement inévitable de sa négligence) peuvent se pro-
longer, comme une discipline étrangement dure, pendant de longues périodes, sont

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
150
vraiment la « voie purgative ». Mais cette voie étant une voie christique et ecclésiale,
elle ne peut jamais être décrite complètement (p. 260 :) par ces considérations purement
psychologiques et pédagogiques. Même à quelqu'un auquel elle n'est peut être per-
sonnellement plus « nécessaire », cette voie de la pénitence peut être imposée de nou-
veau et plus lourdement. La croix est pleine de sens en tout temps et en toute période
de la vie. Peut être est elle imposée par manière de substitution pour des requêtes ou
des besoins déterminés ou généraux du royaume de Dieu ; dans la prière des ordres
contemplatifs ce doit être souvent le cas. Ce peut être la grâce de Dieu, qui accepte
pour sa gloire, dans sa clémence, l'offre ouverte ou cachée de se consumer devant Lui,
et laisse le parfum de ce sacrifice remplir toute la demeure de l’Église sur la terre et
dans le ciel. On se gardera donc d'ériger pour la succession périodique des états de
contemplation quelque loi rigide qui, ne serait ce que de quelque manière, revendi-
querait une valeur universelle. Dieu dispose de l'orant : il dispose précisément aussi
des états dans lesquels il estime nécessaire et juste de le transporter. Aucune succes-
sion n'est définitivement irréversible, d'aucune période achevée de sécheresse ou de
nuit on en peut déduire qu'une nouvelle période, peut être plus dure, n'est pas immi-
nente. C'est pourquoi comme on l'a déjà souligné, le schéma des trois stades : voie pur-
gative, voie illuminative, voie unitive, ne peut également être employé qu'avec la plus
grande prudence. Il n'y a aucune contradiction interne à admettre qu'un chrétien, qui
a été mené par les voies d'une union très haute et d'une expérience bienheureuse, nup-
tiale, de Dieu, meure pourtant finalement dans le sentiment de l'abandon de Dieu : cela
pourrait même être une forme de l'union la plus haute avec le Seigneur, dont la nuit
des sens et de l'esprit fut la conclusion de son existence terrestre.
Naturellement, toute contemplation n'a pas nécessairement à commencer objective-
ment par le Christ, pour s'élever avec lui par l'Esprit, au Père. Il appartient à la liberté
des enfants de Dieu d'avoir immédiatement accès (p. 261 :) à tous les biens de Dieu. C'est
ainsi qu'on peut prier en contemplant la splendeur de Dieu dans la création et, a plus
forte raison aussi, l'être de Dieu et ses perfections internes. Mais, objectivement, l'évé-
nement se passera pourtant à l'intérieur des lois de l'ordre divin du salut ; la contem-
plation sera celle d'un chrétien croyant qui ne pensera jamais à se frayer un chemin
personnel vers Dieu en passant à côté du Christ, ou à rassembler à son profit, par ses
propres tentatives religieuses, sans le Médiateur, des expériences sur la Divinité. Le
chrétien sait (mais souvent, il ne le sait pas d'une façon assez vivante) que même main-
tenant, après la résurrection du Seigneur, tout accès au Père a lieu en lui, le Médiateur
entre Dieu et les hommes, donc que la nature humaine du Fils, élevée par le Père au
rang de tête du cosmos, avec ses sens et ses facultés, glorifiés et spiritualisés, est l'in-
termédiaire permanent pour le contact avec Dieu du corps mystique, et le reste pour
l'éternité. La pensée hardie et peut être téméraire de certains théologiens mystiques
grecs, d'après lesquels, l'âme tendant vers Dieu doit devenir « égale au Christ » pour
regarder le Père avec les yeux et le cœur du Christ, (isochristisme) contient, si on la
comprend d'une manière ecclésiale et cosmique, un fond de vérité : la contemplation
du Fils reste le cadre ontologique à l'intérieur duquel se réalise toute contemplation
des chrétiens, valable aux yeux de Dieu. Mais dans le Christ, il y avait sur terre, et il
y a maintenant plus que jamais dans le ciel, la plus haute tension possible entre l' « es-
prit » et la « chair » : c'est-à-dire, entre la vision immédiate du Père et cet éloignement
de lui que veut l'obéissance et qui produit l'obéissance jusqu'à l'éloignement que

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
151
constitue l'abandon de Dieu sur la croix. De quelque manière qu'on interprète la pre-
mière, il est certain qu'elle ne supprimait ni ne rendait superflue dans le Fils, la se-
conde, c’est-à-dire, l'expérience de Dieu commune à tous les hommes, et aussi qu'elle
ne restreignait ni son caractère voilé, ni son efficacité salutaire. Autrement dit, elle
n'em- (p. 262 :) pêchait nullement le Fils sur terre d'accomplir avec tout son être corpo-
rel et psychique l'acte d'obéissance jusqu'à la mort de la croix. C'est au sein de cette
tension entre les deux extrêmes, la vision de Dieu et l'abandon de Dieu, contenus dans
le Fils, mais ne l'égalant nulle part, que se meut la contemplation de l'Église, mais
aussi, y participant, l'alimentant et la vivifiant, la contemplation du membre particu-
lier.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
152
CHAPITRE
_______III

Le ciel et la terre

La création est traversée par une tension mystérieuse qui reçoit déjà son nom dans
le premier verset de l'Écriture : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. »
Cette opposition, comme le montre le cours ultérieur de l'histoire du salut, n'a pas une
signification seulement cosmographique, mais aussi théologique : elle est l'opposition
entre l'être et le lieu de Dieu (dans le monde) d'une part, et l'être et le lieu de l'homme,
d'autre part. Ce qui apparaît clairement ici avant tout, c'est que la terre n'est pas le ciel,
même avant que l'homme, par sa chute, ait créé un éloignement spirituel entre le ciel
et lui. Déjà auparavant, il y avait des heures au paradis, puisque Dieu se rend présent
et « se promène à la brise du soir ». Et ensuite, il y a le mouvement de descente, assez
souvent mentionné, de Yahweh (Gn 11, 5, 7 ; 18, 21, etc.), l'échelle de Jacob montant
et descendant entre le ciel et la terre, Dieu regardant « en bas » vers la terre, et inver-
sement l'assomption d'un habitant de la terre (comme Élie, ou, « en esprit » Isaïe, Ézé-
chiel, Daniel) dans le ciel de Dieu. Dans la suite de l'histoire de la révélation, le ciel de
Dieu apparaît toujours plus rempli, dans la représentation que s'en font les hommes,
et de plus en plus s'efface son contraire cosmologique qui s'abaisse au rang d'une re-
présentation imaginaire (p. 264 :) d'accompagnement. Des prophètes ont le droit de jeter
leurs regards dans le ciel, et les visions ainsi obtenues sont si attirantes que nous
voyons s'inaugurer dans le judaïsme un mouvement qui n'existait pas au début : cher-
cher, sur les traces de ces voyants, à découvrir le monde céleste, escalader, par ses
propres forces, les degrés des sphères cosmiques pour s'introduire dans le monde su-
périeur : une apocalyptique exubérante vient à la rencontre de ce penchant pour la
contemplation du ciel.
Mais ce n'est pas sur cette voie que Dieu veut ouvrir à l'homme terrestre le mystère
de son ciel. Le Fils « descend » et, avec lui, le ciel devient saisissable sur terre. « Qui
me voit voit le Père. » « Vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et des-
cendre au dessus du Fils de l'homme » (Jn 1, 51). L'aspiration de l'homme, désireux
de regarder en Dieu, est surabondamment satisfaite par la venue de Dieu dans la de-
meure de l'homme pour habiter et manger avec lui (Ap 3, 20). C'est une première des-
cente, une descente voilée, dans laquelle rien d'autre ne doit être manifesté que
l'humble amour de Dieu. Réalité ineffable que les mystiques du Moyen-Age tardif
avaient coutume d'appeler la pauvreté de Dieu et qui doit prendre une telle importance
pour l'homme qu'il en oublie provisoirement tous les regards curieux, scrutateurs,
dans les splendeurs de l'au-delà. En Jésus, le ciel n'est plus seulement une image, mais
quelqu'un ; il est l'amour de Dieu qui peut être aimé dans une figure humaine, dans un
« Toi » semblable à nous. Et ce « Toi » meurt pour nous tous, et là où il est mort, le

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
153
ciel lui-même est mort pour nous. La contemplation du Samedi saint est la contem-
plation du ciel perdu, entraîné dans les terreurs du monde d'en-bas. Mais le Fils res-
suscite d'entre les morts, et, au cours des quarante jours pendant lesquels il séjourne
parmi nous, le sentiment tragique d'existence qui est celui des chrétiens reçoit son fon-
dement : le Dieu aimé qui s'est fait homme, le ciel sur terre, qui, pendant qu'il était sur
la terre, implora notre amour, et auquel (p. 265 :) nous ne l'avons vraiment donné que
lorsqu'il fut mort pour nous : ce Dieu est maintenant la terre dans le ciel. Et pendant
quarante jours, il nous montre cette terre transformée en ciel, comme pour enflammer
de plus en plus notre amour pour lui, et pour l'entraîner ensuite soudain avec lui, lors-
qu'il monte définitivement au ciel et s'assied à la droite du Père.
Qu'on veuille bien réaliser cela un instant : j'ai un ami que j'aime par-dessus tout,
dans le commerce duquel je me suis trouvé moi même, et sans lequel je ne puis plus
trouver aucun sens à l'existence ; et cet ami meurt maintenant pour moi. je suis in-
consolable et je me fixe à l'endroit où il m'a échappé, je me consume de son souvenir,
j'ordonne toute ma vie autour de ce tombeau. Mais il arrive maintenant que l'ami d'un
jour surgit de nouveau, plus vivant que jamais, parle avec moi, se promène, mange,
boit avec moi. Il me voue de nouveau tout son amour, et même un amour renouvelé,
encore plus exaltant, encore plus impérissable. La nouvelle existence que nous menons
l'un avec l'autre n'a rien de fantastique, rien d'exalté, rien qui risque de lasser, et ce-
pendant elle est l'accomplissement de tout le passé au-delà de toute mesure terrestre,
au point qu'elle mérite d'être appelée non plus le ciel sur terre (parce que, dans ce cas,
toutes les ombres et toutes les limites de la terre devraient continuer à s'imposer), mais
la terre dans le ciel. Mais, après un certain temps, l'aimé m'échappe. Pourtant ce n'est
pas un départ après avoir célébré des adieux, comme il l'a fait au soir avant sa mort,
c'est un départ tel que j'ai la certitude suivante : il ne se montrera plus à moi de la
même manière que j'ai pu le revoir maintenant ; il ne se dérobe pas à moi, tout reste
comme c'était, tout devient seulement encore plus vrai, encore plus établi dans l'es-
sentiel, dans le définitif. Et c'est précisément cette vérité qui enflamme désormais en
moi une nostalgie inextinguible, une nostalgie de le revoir, lui qui n'est pas loin de
moi, c'est seulement moi qui ne suis pas encore aussi loin que lui (p. 266 :) une nostal-
gie qui se consume d'autant plus insatiablement qu'elle n'est pas nostalgie de quelque
chose de passé, qui n'existe plus, ou de quelque chose de futur qui n'existe pas encore,
mais de quelque chose qui est, parce que je l'ai moi même déjà vécu, et que ce n'était
pas alors quelque chose de temporel s'évanouissant en passé, mais quelque chose
d'éternel, qui m'a accordé à moi, l'être périssable et terrestre, d'avoir accès à lui pour
un instant.
C'est de cette nature qu'est la nostalgie des chrétiens pour le « retour du Seigneur ».
Le croyant a vécu le ciel sur terre avec l'aimé, bien mieux, il le revit chaque jour dans
la prière, dans les sacrements, dans l'eucharistie, dans toute la vie de l'amour. Tout cela
est vie dans le Seigneur, et par lui, sa présence parmi nous, qui sommes rassemblés en
son nom, et célébrons le souvenir de sa mort, mais aussi celui de son esprit que nous
cherchons a réaliser en son nom. Pourtant cela ne suffit pas : après sa résurrection qui
l'a transporté dans le royaume de son Père, dans le ciel, il nous a montré le ciel si ou-
vert qu'il nous a fait, nous, êtres terrestres, y participer dans le commerce avec lui.
Avec lui, les disciples étaient dans le ciel. Qui, en effet, en lisant et en contemplant les
récits de la résurrection, ne ressent pas le souffle de la vie éternelle, l'atmosphère du

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
154
ciel, beaucoup plus intimement encore que dans les visions les plus puissantes des
prophètes ? Nous avons reçu l'accès au ciel ; non pas extérieurement par des ravisse-
ments, non pas imaginairement par des visions, mais tout d'abord par une action et
une grâce du Rédempteur. Par cette action qui est la plus intime de toutes et qui
transfigure toute notre existence, la transplante, la déracine de cette terre pour l'enra-
ciner dans le royaume du ciel, le Rédempteur nous fait « étrangers et pèlerins sur
terre » parce qu'il nous fait « citoyens du ciel ». Saint Paul et les autres Apôtres sont
remplis de cette certitude, et tous les saints de l'Église le seront toujours de nouveau.
Les paradoxes hardis que saint Paul ose formuler à ce propos, ne font qu'exprimer le
simple (p. 267 :) fait que le Christ est notre tête dans le ciel, après qu'il nous est apparu
et a conversé avec nous comme ressuscité. Or une telle chose n'aurait pas été possible
s'il n'avait communiqué à notre amour une qualité céleste, si donc, comme le dit saint
Paul, nous n'étions pas ressuscités et montés au ciel avec lui (Ép 2, 6 ; Col 2, 12). Ainsi
arrive t il que non seulement le Christ, mais aussi notre amour pour lui, est déjà éta-
bli dans le ciel, que nous le recevons dans le ciel au cours de la sainte messe, que nous
le cherchons et le trouvons dans le ciel pendant la prière et la contemplation, bien plus,
que nous le rencontrons dans le ciel, dans l'amour du prochain de la vie quotidienne
la plus terrestre. Tout cela, à vrai dire, reste provisoirement caché à nos sens terrestres,
mais apparaîtra avec le Seigneur, lorsque celui-ci reviendra, comme quelque chose qui
était toujours déjà là. Saint Paul le dit expressément : « Si donc vous êtes ressuscités
avec le Christ, recherchez les biens d'en haut, là où se trouve le Christ, siégeant à la
droite de Dieu ; pensez aux biens d'en haut, non à ceux de la terre. Vous êtes morts en
effet, et votre vie demeure cachée en Dieu avec le Christ. Quand le Christ, votre vie,
se manifestera au grand jour, alors vous aussi, vous serez manifestés avec lui dans la
gloire » (Col 3, 1 4). Rien ne s'oppose à ce que les élus, que le voyant de l'apocalypse
voit suivre l'Agneau dans le ciel, soient des êtres qui vivent encore sur terre.
L'épître aux Hébreux a développé théologiquement Pascension au ciel du grand
prêtre éternel, avec toutes ses conditions et ses conséquences réelles, et c'est pourquoi
elle annonce aux chrétiens : « Puisque nous avons en Jésus un grand prêtre insigne qui
a traversé les cieux… approchons-nous avec assurance du trône de la Grâce » (Hb 4,
14, 16). Car nous sommes ceux « qui ont goûté au Don céleste, qui ont eu part à l'Es-
prit Saint, qui ont savouré la belle parole de Dieu et les prodiges du monde à venir »
(6, 4-5). C'est nous aussi qui possédons pour notre âmes, dans l'espérance chrétienne,
« une ancre (p. 268 :) sûre et solide, qui pénètre par-delà le voile à l'intérieur du sanc-
tuaire » (6, 19-20). Et toute l'épitre s'achève par d'amples exhortations aux croyants
leur recommandant de rester fermes dans la foi, et de s'établir sur le fondement éter-
nel et immuable. Car c'est là l'existence ecclésiale : « Vous ne vous êtes pas approchés
en effet d'une réalité qui se puisse toucher… mais de la montagne de Sion, de la cité
du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste, de myriades d'anges, de la réunion solennelle
et de l'assemblée des premiers nés qui sont inscrits dans les cieux, du Dieu le juge uni-
versel, des esprits des justes parvenus à la perfection, de Jésus médiateur de la Nou-
velle Alliance » (Hb 12, 18, 22-24).
Enfin l'apocalypse de saint Jean, qui conclut le Nouveau Testament, se distingue de
toutes les précédentes par le trait suivant : elle est « l'apocalypse de Jésus-Christ »,
« que Dieu lui a donnée pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt »,
l'apocalypse de Jésus-Christ, « le premier-né d'entre les morts… qui nous a aimés et

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
155
nous a délivrés de nos péchés par son sang, et qui a fait de nous un royaume, des
prêtres pour son Dieu et Père » (Ap 1, 1, 5-6). Dans les lettres aux Églises, retentit la
voix de Celui qui s'est fait homme et qui s'adresse du ciel à son épouse, l'Église, dans
les visions apparaît la vérité de la contemplation vêtéro testamentaire du ciel, mais
maintenant avec l'Agneau au centre de l'histoire, et celle-ci devient finalement la révé-
lation des noces éternelles de l'Agneau avec son épouse, la « Femme », « l'Église », la
Jérusalem céleste : apocalypse, c’est-à-dire révélation de ce qui était arrivé dans l'in-
carnation, caché sous une humble figure. Le cri de désir qui éclate à la fin du livre est
le cri d'appel vers un présent qui tarde encore ; non vers un avenir qui ne serait pas
encore. Et saint Paul lui-même, qui n'a pas connu le Seigneur sur terre, et qui n'a pas
vécu avec lui pendant les quarante jours, mais qui s'est entretenu, sur le chemin de
Damas, et assez souvent dans la suite, (p. 269 :) avec le Seigneur glorifié dans le ciel (Ac
18, 9 ; 22, 17-18), venait de la même expérience que les premiers Apôtres, et partici-
pait comme eux à la même aspiration eschatologique concrète.
C'est un mode d'existence que le Fils sur terre a fondé lui-même, puisque, vivant
tout à fait sur terre, il n'a pourtant pas pour cela abandonné le ciel du Père. Il vit dans
une contemplation ininterrompue du Père, et celle-ci, quoique vision authentique,
n'est pas la même que celle qu'il recevra du Père, une fois ressuscité et monté au ciel.
Elle est au contraire marquée par la distance primitive, fondée dans la création du Père
et approfondie par le péché, entre le « ciel » et la « terre ». Il ne suffit pas de dire que
le Fils possède la vision à découvert, alors que nous n'avons que la foi voilée. Il faut y
ajouter deux remarques : premièrement, les chrétiens ont comme le Fils leur amour
dans le ciel et persévèrent ici-bas grâce à l'amour céleste et aux missions dont il les
charge. Bien mieux, c’est grâce à cet amour qu'ils aiment la terre, les hommes, les cir-
constances et les tâches éphémères, soutenus par « une nourriture que vous ne con-
naissez pas » (Jn 4, 32). Et, deuxièmement, quelque chose du caractère concret que le
Père garde toujours dans la vision à découvert du Fils passe dans le caractère concret
et sensible que le Fils ressuscité emporte pour toujours avec lui au ciel, et qui provient
de son commerce vivant et aimant avec l'Église après la résurrection. L'Épouse-Église
n'oubliera pas ces jours, et tout ce que le ciel, dans le cours des siècles, a donné à la
terre comme visions plus ou moins ouvertes fut toujours destiné à rafraîchir le souve-
nir qu'elle en a et à enflammer de nouveau ses désirs : « Où est ton trésor là est aussi
ton cœur. »
Dans le Fils et dans l'accomplissement de sa tâche, on peut aussi, avec la plus grande
clarté, apercevoir que les yeux de l'Église levés vers le ciel ne compromettent pas la
fidélité et l'exactitude de l'accomplissement de sa tâche sur terre, mais la favorisent et
la rendent tout sim- (p. 270 :) plement possible. Cette vérité chrétienne toute simple se
trouve en deçà de la discussion entre les maitres de la vie spirituelle sur les rapports
de la contemplation et de l'action. Elle ne dépasse pas la description de l'existence
chrétienne tout court. Si « le cœur dans le ciel » n'était pas l'anticipation de l'éternité
bienheureuse auprès de Dieu, cette existence, incompréhensiblement écartelée et dé-
chirée entre le ciel et la terre, et ne se trouvant nulle part chez elle, devrait être regar-
dée comme le « tragique pur », bien plus, comme un véritable supplice. Et, considérée
de l'expérieur, elle l'est bien aussi ; même considérée de l'intérieur, lorsque l'amour al-
lumé par la foi n'est plus vivant et ardent, elle peut avoir cette apparence. L'existence
chrétienne exige à la fois le maintien de l'écart entre le ciel et la terre – écart qui fut

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
156
fondé dans la création et qui n'est supprimé qu'eschatologiquement – et la suppression
foncière, quoique non encore manifestée, de cet écart par l'homme Christ montant au
ciel, qui. a secrètement mais réellement emporté aussi avec lui notre humanité.
Comme à toute la vie chrétienne, cette tension inconcevable appartient ainsi tout spé-
cialement à la contemplation chrétienne.
La manière de voir des Pères de l'Église, et particulièrement de saint Augustin, ré-
sulte de ce qui précède : la contemplation consiste à se rendre présentes la dimension
et la vérité célestes de la vie chrétienne, tandis que l'action est la mise en œuvre de
cette vérité dans la réalité éphémère d'ici-bas qui court vers sa fin. La contemplation,
c'est Marie qui s'assied, intemporellement, aux pieds du Maître et fait par là « l'unique
nécessaire », tandis que l'active Marthe, bien qu'elle se dépense dans une activité mul-
tiple et temporelle au service du prochain, doit recevoir le blâme du Seigneur. La
contemplation, c'est Jean qui voit le Logos au commencement, et qui entend de ses
oreilles, regarde de ses yeux, touche de ses mains l'éternel Verbe de vie. C'est lui aussi
qui, dans l'Apocalypse, aperçoit la figure éternelle du Verbe avec (p. 271 :) la tête et les
cheveux blancs comme la neige, et la voix comme celle des grandes eaux. L'action, c'est
Pierre qui, par un service temporel, fait paitre, pour le Pasteur suprême, le troupeau
qui se transforme peu à peu en réalité éternelle. Ceux là contemplent en anticipant la
joie impérissable (delectatio), celui-ci agit dans l'épreuve passagère qui est supportée
en vertu de l'élan de l'anticipation contemplative. Le Moyen Age osait rendre l'action
si dépendante de la contemplation céleste, qu'il édifiait dans sa théologie, dans sa po-
litique et dans son art chrétiens, le royaume de Dieu terrestre comme une image pé-
rissable, de lumière et d'ombre, du royaume impérissable contemplé. Les cathédrales
sont une contemplation devenue une figure visible, mais seuls peuvent en percevoir le
sens ceux qui sont bien disposés à reproduire la contemplation du ciel. De même les
grandes idées politiques du temps, ses idéaux dominant toutes les réalisations insuffi-
santes et défigurées, de même les grandes sommes et les vastes commentaires de l'É-
criture, et aussi les ébauches d'une théologie de l'histoire, toujours appuyée de
quelque manière à la contemplation céleste du monde, telle qu'on la trouve dans l'Apo-
calypse.
Il n'est pas difficile de purifier cette doctrine de la contemplation du ciel de certaines
additions platoniciennes chez les Pères, et de la ramener à la donnée claire et simple
qui correspond à la réalité de l'Évangile. Alors elle reste valable aussi pour l'époque ac-
tuelle. La déviation platonicienne se trouve moins dans la surestimation de la contem-
plation comme viison d'Idées éternelles, que dans la sous estimation et le mépris de
l'action, du travail terrestre, qui paraissait bas et indigne au grec cultivé. Ici le chris-
tianisme a opéré un renversement des valeurs, déterminé par l'humble figure du fils du
charpentier, qui, même dans sa mission spirituelle, séjournait parmi nous « comme
celui qui sert ». Et si l'époque moderne met consciemment en lumière cet aspect du
christianisme, et veut, plus que les Pères de l'Église, faire participer l'ac- (p. 272 :) tion
elle même à l'esprit et à la dignité de la contemplation céleste, convaincue que même
l'activité terrestre du croyant dans la sphère périssable de la vie quotidienne, de la fa-
mille, de la politique et de la civilisation, est une pierre cachée pour la cathédrale éter-
nelle de la Jérusalem céleste, la valeur de la contemplation n'est pourtant par là
qu'étendue et approfondie, non diminuée ou changée en son contraire. En d'autres
termes, la nostalgie du ciel qui nous dévore dans la prière, empiète aussi sur notre vie

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
157
quotidienne, et embrase nos actions du feu de l'amour éternel. Saint Paul aurait nette-
ment préféré mourir et être avec le Christ ; mais, dans son amour pour le Christ, pour
l'œuvre du Christ sur terre, pour ses frères et ses membres, il préfère malgré tout res-
ter ici-bas et achever sa mission.
Il convenait que, dans l'histoire de la spiritualité, la contemplation du ciel, comme
théàtre caché de l'existence chrétienne, fût d'abord clairement mise en relief. Mais il
convenait tout aussi bien que, plus tard, l'opposition entre la « délectation » de la
contemplation et la « peine » de l'action ne fût plus si fortement marquée, mais que
l'on soulignât au contraire la joie, rejaillissant sur l'action elle même, de l'existence ra-
chetée, vécue sous une tête glorifiée. Il pourrait bien se rattacher à ce qui vient d'être
dit qu'un certain individualisme de la contemplation, dernier reste de l'hellénisme – la
communauté humaine existe sur terre, elle est premièrement un concept appartenant
au monde de l'action, tandis que le contemplatif va solitairement à Dieu, et se trouve
alors tout au plus dans la communauté des anges –, ait été relayé à l'époque moderne,
dans la contemplation elle même, par une conscience ecclésiale plus intense. Car, n'est
il pas vrai que ce n'est pas tant l'individu que l'Épouse, qui, étant le « corps », adhère
à la « tête » et à l'Époux, et crie nostalgiquement vers lui dans l'Esprit (Ap 22, 17) ?
N'est-ce pas elle qui, comme « veuve » abandonnée dans le désert (Ap 12, 6, 14), mais
toujours alimentée par (p. 273 :) sa présence cachée, grâce aux sacrements et à la parole
de Dieu, et ainsi toujours dévorée du désir de lÉpoux, communique à tous les contem-
platifs la forme et la substance de la contemplation chrétienne ?
A cet endroit il est de nouveau logique qu'avec le facteur ecclésial le facteur marial
soit lui aussi toujours plus fortement accentué dans la contemplation : Marie, qui a
reçu la semence céleste, qui l'a donnée au monde une fois pour toutes, et pourtant ne
cesse de la lui redonner jusqu'à la fin des temps, persévère, comme archétype de l'É-
glise, dans la contemplation tournée vers le ciel. Celle-ci, une fois fécondée, Marie peut
passer à l'action de la génération et de la maternité efficace. Savoir l'assomption cor-
porelle de Marie dans le ciel affermit et fortifie encore une fois le mouvement d'aspi-
ration de nos cœurs vers le lieu spirituel où l'union de l'Époux et de l'Epouse, les noces
de l'Agneau, s'accomplit déjà définitivement, quoique par anticipation, dans les arché-
types. A cette union, en tant que nous sommes nous-mêmes l'Église, nous prenons déjà
part d'autant plus concrètement et plus réellement.
A cette transformation dans le rapport de contemplation et d'action se rattache aussi
une tension plus consciente à l'intérieur de la contemplation elle même, entre la fina-
lité propre de la vision contemplative et son orientation vers la vie terrestre, sa trans-
position dans la pratique. La première époque, l'époque patristique, voyait si bien une
fin en soi dans la contemplation comme participation au ciel qu'elle n'apercevait
presque dans la pratique de la vie quotidienne chrétienne qu'un degré préparatoire, un
moyen auxiliaire, pour obtenir la pureté nécessaire du cœur, ou même (ceci avant tout
dans la deuxième période, au Moyen-Age) qu'un bassin inférieur, dans lequel les ri-
chesses jaillissantes de la contemplation s'écoulaient. L'époque actuelle a la tendance
inverse, également trop unilatérale, à subordonner la contemplation à l'action, comme
moyen de recueillement, d'approfondis (p. 274 :) sement dans les mystères de la foi, per-
mettant une action apostolique plus sereine, plus éclairée et plus riche en grâce. A quoi
correspond aussi le souci de faire déboucher toute contemplation dans une certaine ap-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
158
plication pratique. La vérité est située au milieu des deux tendances opposées : de la
contemplation et du grand oui à la Vérité totale, éternelle, de Dieu, naît la mission, le
oui à sa volonté concrète et personnelle. Contemplant le ciel, abîmé dans l'adoration
de Dieu, Isaïe perçoit la parole : « Qui enverrai je ? et qui ira pour nous ? » et il ré-
pond : « Me voici, envoyez moi » (Is 6, 8). La contemplation essentielle inclut dans le
christianisme, avec une nécessité absolue, la réalisation existentielle, car le ciel devient
pour nous la terre et la vie quotidienne. Mais il ne devient pas pour cela fonction de la
terre, il reste au contraire la forme qui pénètre tout et qui ne peut agir avec grandeur
que si elle garde sa « longueur et sa hauteur, sa largeur et sa profondeur » natives.
Avec la disparition de l'ancienne image scientifique du monde, toutes les distances
cosmologiques entre le ciel et,la terre ont également disparu, et, par là même, s'est ef-
fondré un certain sentiment suivant lequel le contemplatif doit, pour parvenir spiri-
tuellement au ciel, accomplir certains « mouvements d'ascension », s'éloigner du
monde terrestre, lui tourner le dos, et, par des degrés intermédiaires, pénétrer peu à
peu dans le monde « purement spirituel ». Cette transformation a fait tomber aussi les
barrières psychologiques qui pouvaient nous empêcher d'entrer immédiatement par la
contemplation dans la réalité céleste.
Non seulement nous tendons de la terre au ciel (ce qui est vrai) mais nous sommes
(ce qui est tout aussi vrai), comme chrétiens aimants et croyants, essentiellement au-
près de Dieu. Et pour les habitants du ciel qui nous regardent « d'en haut », nous ap-
partenons, comme êtres rachetés et justifiés, essentiellement au ciel, bien que nous ne
puissions pas nous en assurer par nos sens.
(p. 275 :) L'eucharistie est la présence du Seigneur céleste parmi nous, et celui-ci, dans
ce mystère, ne « descend pas du ciel », comme jadis dans le sein de la Vierge, mais
entre de plain-pied, pourrait on dire, de son ciel dans son Église. Dans son Église qui
est déjà près de lui, mais des yeux de laquelle il ne peut encore – car il doit la purifier
et l'éprouver jusqu'à la fin – enlever les bandeaux de la foi. Dans l'absolution de la
confession, le mouvement du prêtre qui absout ne fait qu'un avec le mouvement céleste
du Seigneur, et la réconciliation du pécheur avec l'Église et sa réconciliation avec Dieu
ne font également qu'un, parce que l'Église est la cour céleste de Dieu, et que Dieu,
dans l'incarnation, ne veut plus être traité en dehors de ses frères. Dans l'amour chré-
tien qui se penche sur le frère souffrant, et peut être impie et réprouvé, l'étreinte se
ferme presque plus étroitement encore. Car l'amour a le droit de savoir que tous les
frères, non seulement ceux qui sont remplis par l'amour, mais aussi et précisément
ceux qui sont vides et manquants d'amour, sont des images et des sacrements du Fils
abandonné par Dieu sur la croix, qui « a été fait péché pour nous, afin qu'en lui nous
devenions justice de Dieu » (2 Co 5, 21). L'amour fraternel est, sans le savoir, une ac-
tion dans le ciel : « Persévérez dans l'amour fraternel… c'est grâce à lui que, sans le
savoir, d'aucuns ont hébergé des anges » (Hb 13, 1-2). Bien mieux, ils ont, le cœur brû-
lant et pourtant sans le savoir, invité le Seigneur même des anges (Lc 24, 29 ; Gn 18,
1 sqq). Et comment la vie dans la vérité ecclésiale ne devrait elle pas être aussi, sauf le
léger voile terrestre, un cheminement au milieu de la Vérité éternelle et impérissable ?
Et comment aussi la réalisation spirituelle et personnelle de tous ces mystères éternels
dans notre existence ne serait-elle pas une prière et une contemplation dans le ciel,
quoique pour le moment seulement comme il arrive sur les tableaux où l'on voit le do-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
159
nateur à genoux et peu visible dans un coin, regarder, les mains jointes, le mys- (p. 276 :)
tère représenté ? Lorsque saint Ignace fait se dérouler ses méditations décisives « en
présence de toute la cour céleste », il n'embellit pas et ne dépasse pas la réalité dont
il s'agit, et pas davantage il ne traduit une expérience mystique incommunicable en
quelque chose d'universellement valable : mais il considère la vérité là où elle doit être,
il accomplit ce que dit saint Paul, il « va vers la cité du Dieu vivant » (Hb 12, 22).
C'est précisément ce qui arrive aussi lorsque la contemplation prend pour objet
l'histoire du salut. La contemplation chrétienne ne commence qu'au moment où dans
l'histoire terrestre, à travers sa superficie rapidement fuyante, l'or de la profondeur cé-
leste commence à miroiter. Ce ne sont pas les contemplatifs qui l'y introduisent, cette
réalité mystérieuse et attirante qui force à l'adoration ; les yeux de la foi la découvrent
aussitôt, que ce soit dans la parabole la plus simple, dans le geste du Seigneur le plus
naturel, et peut être même pas consigné, ou dans une information toute secondaire en
apparence – par exemple, que saint Paul a oublié son manteau à Troas –, car il fait ter-
riblement froid dans la prison romaine en hiver, peu avant l'exécution, et, avec le man-
teau, Timothée apportera la charité du Christ, qui couvrira le vieil Apôtre plus chau-
dement qu'un drap. La contemplation ne tend pas à s'éloigner de la terre ; les Apôtres
et les saints ne sont pas des visionnaires qui fuient le monde, qui jouent leur vie dans
un monde de contes situé derrière la réalité. L'histoire des Apôtres est une réalité sé-
rieuse, authentique, au milieu de l'histoire, mais elle est traversée par le souffle de l'Es-
prit-Saint qui souffle sur les croyants où il veut. Et ceux-ci, dans leurs projets et leurs
décisions, le considèrent comme l'acteur principal, et le prennent au sérieux à ce titre.
La contemplation est réaliste ; elle ne cherche pas la réalité du ciel sur la voie d'une
volatilisation et d'une allégorisation de la réalité de la terre : elle maintient écartée la
tension qui est en fin de compte une tension christologique et qui (p. 277 :) ne peut être
maintenue dans son unité que par le lien des deux natures. Tension qui est donc tout
à fait une possibilité de Jésus-Christ seul, et pas du tout une possibilité de l'homme en
soi, et encore moins une possibilité de la contemplation en soi. Seule la contemplation
du chrétien maintient ouverte cette tension : dans ce que la terre a de plus concret, voir
le ciel concrètement. Non pas par conséquent regarder esthétiquement la réalité ter-
restre, en lui accordant, comme elle y a droit d'ailleurs, un champ infini de résonance,
rempli de « significations », de mystérieux prolongements dans la sphère cosmique et
idéelle, de mystérieux entrecroisements avec tout ce qui se passe dans le monde infra-
humain et supra-humain (la force inouïe de contemplation cosmique de Rilke pourrait
être mentionnée ici comme exemple éclairant). Mais non plus voir la réalité terrestre
comme une simple ombre, peut être comme un écran protecteur devant le monde du
ciel (comme ce fut le danger des alexandrins, et, sur un tout autre plan, d'un « vision-
naire » comme Swedenborg).
La tension christologique entre le ciel et là terre introduit toujours plus profondé-
ment le contemplatif, au point de vue de la forme comme au point de vue du contenu,
dans le mystère du Fils. L'aspiration eschatologique vers un ciel manifesté vit de l'as-
piration, que le Fils ressentait sur terre, de voir brûler comme « incendie du monde »
le feu céleste qu'il était venu jeter sur terre. Mais elle est aussi la réponse de grâce de
l'Église à l'aspiration du Christ céleste d'avoir finalement auprès de lui, pleinement ra-
chetés et glorifiés, son corps et tous ses membres. C'est une aspiration qui, d'un côté,
est déjà au plus profond le repos du sabbat et « n'a plus qu'à attendre » que le mystère

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
160
de l'éternité triomphe à travers les temps (Hb 10, 13), et qui, d'un autre côté pourtant,
se déploie et agit vigoureusement pour faire triompher le Royaume (1 Co 15, 25), et
même livre pour cela de sanglantes batailles (Ap 19, 11 sqq).
(p. 278 :) Qui voudrait décrire le rythme de ce balancement entre le sabbat éternel au-
delà des conflits de ce monde (comme dans la contemplation d'un Denys l'Aréopagite)
et l'implication dans la lutte dramatique du monde tendant au sabbat, au cours de la-
quelle le Verbe de Dieu lui-même intervient comme glaive à deux tranchants (Hb 3, 7-
4, 13), qui voudrait décrire ce rythme, à plus forte raison qui prétendait le maitriser ?
Qui voudrait, en contemplant Jésus-Christ lui-même, diriger les mouvements par les-
quels d'abord c'est le ciel tout entier qui s'ouvre sur le Fils de l'homme, comme au Tha-
bor, puis, immédiatement après, c'est « Jésus seul » qui se tient devant les disciples
aveuglés, sous le voile de sa figure terrestre qui leur révèle pourtant sur le ciel autant
que la gloire qu'ils venaient de voir ? « Tu l'as couronné de gloire et d'honneur ; tu as
tout mis sous ses pieds. …Présentement, il est vrai, nous ne voyons pas encore que
tout lui soit soumis. Mais celui qui a été un moment abaissé au dessous des anges,
Jésus, nous le voyons couronné de gloire et d'honneur, à cause de la mort qu'Il a souf-
ferte » (Hb 2, 7-9) : hauteur, abaissement, élévation, cette alternance n'est pas pure-
ment temporelle, puisque la temporalité n'est qu'un des pôles de la tension ; l'alter-
nance n'est ni dans le Seigneur, ni en nous qui, en tant que « frères saints, avons part
à une vocation céleste » (Hb 3, 1), mais l'abaissement est lui-même l'épiphanie de la
gloire, la terre est l'apparition du ciel, afin que notre terre soit, avec le Christ, jugée
digne du ciel. Ce n'est pas un mouvement rythmique entre « l'immuable » et le « chan-
geant », comme si l'immuable lui-même était soumis au rythme du changement, mais :
« Les choses ébranlées vont être changées, parce que créées pour que subsistent celles
qui sont inébranlables. Ainsi, puisque nous sommes mis en possession d'un Royaume
inébranlable, montrons nous reconnaissants, et par là rendons à Dieu un culte qui lui
soit agréable » (Hb 12, 28-29). C'est nous qui entrons dans son rythme. Lui, l'homme
céleste (p. 279 :) qui vient d'en haut (1 Co 15, 47), nous modèle à son image, bien plus,
il devient pour nous, en tant qu'il est la Parole de Dieu, une nourriture mystérieuse,
par laquelle nous, qui tendons de la terre au ciel, recevons le don de la grâce qui tend
du ciel à la terre. « C'est par la grâce qu'il convient d'affermir son cœur, non par des
aliments ; … Nous avons un autel dont les ministres du tabernacle n'ont pas le droit
de se nourrir » (Hb 13, 9-10). Dans le rythme du Christ, édifiés par sa parole, il est
possible que l'éloignement de Dieu, qui caractérise notre existence terrestre, devienne
lui-même la forme et l'expression de l'existence céleste, et que l'expérience de l'aban-
don de Dieu devienne l'expression d'un amour impossible sur terre, et explicable seu-
lement dans le ciel.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
161
CHAPITRE
_______IV

La Croix et la Résurrection

De même que précédemment le ciel, auquel nous pouvons participer d'avance, in-
formait notre vie terrestre et lui donnait son sens, de même, dans la tension suprême,
la tension « sotériologique », la résurrection est ce qui détermine notre rapport à la
croix. Nous sommes chrétiens parce que le Christ est ressuscité, sinon, notre foi serait
vide de sens (1 Co 15, 14). C'est en vue de la gloire que le Christ a souffert, en vue de
l'absolution du Père qu'il a pris sur lui la confession de la croix. Et nous ne sommes
tout d'abord en aucune manière des êtres qui auraient à marcher avec le Christ et du
même pas que lui – sinon, il n'y aurait entre lui et nous aucune différence qualitative,
il ne serait qu'un primus inter pares, et nous serions à proprement parler des co ré-
dempteurs. Mais « preuve insigne de l'amour de Dieu à notre égard, c'est alors que
nous étions encore pécheurs que le Christ est mort pour nous… étant ennemis, nous
avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils » (Rm 5, 8-10). Si nous faisons
des pas avec le Fils, c'est que nous sommes portés par la grâce de sa rédemption ac-
complie. La sentence qui décida foncièrement de notre destin, fut prononcée sur Jésus-
Christ prenant la place des pécheurs : en lui nous avons été crucifiés et condamnés à
mort, en lui nous avons été justifiés et (p. 281 :) acceptés comme enfants. En lui et sans
notre contribution, la colère de Dieu sur nous s'est transformée en amour tendre et
plein de sollicitude. Ainsi, nous avons maintenant à faire devenir pleine vérité dans
notre existence temporelle sur terre, elle aussi, ce qui est devenu vérité dans le Christ
et par lui auprès du Père dans le ciel.
C'est de l'être que se déduit dans la Nouvelle Alliance la règle du devoir. Nous
sommes des justifiés et nous devons nous comporter comme tels. Nous sommes morts,
enterrés, ressuscités avec le Christ, et nous devons nous diriger d'après ce fait, ne plus
vivre pour le péché, le « vieil homme » qui est mort, le considérer aussi en fait comme
mort, nous opposer chaque jour à sa résistance contre cette sentence de mort, le faire
mourir chaque jour (Rm 6). On pourrait dire que le centre de toute la théologie de
saint Paul a pour contenu l'équilibre supprimé en faveur de la résurrection entre l'an-
cien et le nouvel éon, l'ancien et le nouvel Adam, la croix et la résurrection, la crainte
et l'espérance. Le premier terme se trouve désormais contenu dans le second ; la croix
dans la vie chrétienne est supportée grâce à la force de la résurrection accomplie :
« Nous sommes pressés de toutes parts, mais non pas écrasés ; ne sachant qu'espérer,
mais non désespérés ; persécutés, mais non abandonnés ; terrassés, mais non exter-
minés. Nous portons toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, afin que
la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps… C'est pourquoi nous ne
faiblissons pas. Bien au contraire : encore que notre homme extérieur s'en aille en

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
163
ruine, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Oui, la légère affliction
d'un moment nous prépare, et bien au-delà de toute mesure, une masse éternelle de
gloire. Aussi bien ne regardons nous pas aux choses visibles, mais aux choses invi-
sibles ; les choses visibles en effet n'ont qu'un temps, les invisibles sont éternelles » (2
Co 4, 8-10, 16-18). C'est pourquoi saint Paul ne peut jamais présenter ses propres
souffrances, si grandes et si nom- (p. 282 :) breuses qu'il puisse les décrire, que comme
une preuve de la puissance du Seigneur ressuscite, jamais comme une sorte de concur-
rence à sa passion. Et ceci au moment même où il affirme porter dans son corps la pas-
sion du Christ (2 Co 4, 10), avoir imprimés dans sa chair ses stigmates (Ga 6, 17), bien
mieux, être crucifié avec le Christ (Ga 2, 19), et accomplir dans sa chair pour le corps
du Christ, l'Église, ce qui manque encore à la passion du Christ (Col 1, 24). Tout cela
n'est possible qu'en vertu de l'élection de l'Apôtre par celui qui est ressuscite et monté
au ciel, et qui veut manifester sa puissance en lui et lui « montrer » combien il doit
souffrir pour le nom du Seigneur (Ac 9, 16). Ainsi le serviteur n'a aucune gloire, mais
il ne fait que son « devoir » (1 Co 9, 16), lorsqu'il s'offre pour que le Père manifeste
en lui son Fils (Ga 1, 16). Toute cette œuvre qui consiste à « porter en son corps les
souffrances de mort de Jésus » (2 Co 4, 10), provient d'une contemplation de la ré-
surrection, et dune identification toujours plus effective à la gloire du Fils qui trans-
forme en lui-même celui qui le regarde : « Et nous tous qui, le visage découvert,
réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés en
cette même image de plus en plus radieuse, selon l'action du Seigneur, qui est esprit »
(2 Co 3, 18).
Ce fait fondamental de la sotériologie signifie donc qu'il n'y a aucun autre point de
départ, pour l'imitation du Christ, que la résurrection. Cest la tête, élevée au ciel, de
l’Église et de l'humanité, qui distribue les charismes et les missions de l'imitation (Éph
4, 7 sqq). En les tirant de la plénitude de sa victoire, le Fils donne aux différents indi-
vidus différentes sortes de participation à sa passion terrestre et aux abîmes du mys-
tère de justice qui s'est accompli sur le Calvaire. Cette participation, tirée de la pleine
force de la victoire peut, selon la volonté du Seigneur, s'accroitre jusqu'à une extrême
impuissance, jusqu'à l'expérience d'une nuit, d'une déré- (p. 283 :) liction et d'une ré-
probation intérieures, qui, étant une participation à la croix, peuvent dépasser toute
mesure de ce qui est naturellement éprouvable et tolérable, jusqu'à la perte subjective
complète de toute lumière spirituelle, de toute perspective et de tout espoir d'une ré-
demption et d'une résurrection à venir. Et pourtant cette obscurité provient infailli-
blement de cette lumière, elle la suppose objectivement et même subjectivement, car
la lumière n'est retirée à aucun croyant, à moins qu'il n'en ait eu auparavant conscience
et qu'il n'ait donné, au moins implicitement, son consentement à cette perte.
Ainsi la, contemplation de la croix est contenue dans celle de la résurrection (toute
foi est foi en la résurrection), et c'est dans la contemplation de la croix que celle de ses
propres péchés et du péché du monde trouve sa Place. Car, au point de vue chrétien,
il n'y a aucune contemplation fructueuse du péché, si ce n'est sur le chemin de la
confession, et l'origine de la confession, c'est la croix. Ce n'est qu'à la lumière de la
croix et du jugement sur le péché qui est porté à la croix, que le pécheur peut espérer
comprendre et peser de quelque manière ce qu'est son péché. La bonne ou la mauvaise
conscience, comme on l'appelle, si nécessaire qu'elle puisse être, n'y suffirait pas seule,
car l'essence du péché est le mensonge, et par là aussi l'obscurcissement de la connais-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
164
sance intérieure de soi même. Il est plus facile qu'on ne le croit de tromper sa cons-
cience, et de faire place en soi aux jugements du « monde ». D'un autre côté, il peut y
avoir un certain désespoir global sur l'abîme de ses propres péchés qui, tel qu'il est
éprouvé, n'est pas non plus voulu de Dieu, mais correspond lui-même à une disposi-
tion pécheresse. C'est à partir de la croix qu'est accordée au pécheur la juste objecti-
vité (la mesure, voulue par Dieu, de connaissance de sa faute) et la juste subjectivité
(la mesure, voulue par Dieu, de contrition, de conversion, de repentir éprouvés), c'est
de la croix aussi qu'est donnée, dans la juste mesure (p. 284 :) et avec la juste disposi-
tion, la crainte du jugement. Une angoisse du jugement, qui se déchaîne sans mesure
et sans frein à côté de la réalité de la croix, n'est aucunement chrétienne, elle est même
absolument non chrétienne. Mais, incontestablement, la contemplation du péché en
face de la croix est dialectique : c'est en regardant mon Rédempteur que je comprends
pour la première fois ce que j'ai réellement accompli. Devant l'Amour rédempteur, une
terreur sans nom me transperce à la pensée que je pourrais être, bien plus, que je suis
un meurtrier de cet Amour, et que, comme tel, je mérite sans réserve et sans détour, la
damnation. En contemplant l'œuvre d'amour extrême que le Père, le Fils et l'Esprit ont
accomplie pour moi, l'être sans amour, je vois clairement que j'y suis étranger, que je
n'ai pas l'amour, et par conséquent que je suis digne de la colère éternelle, et vérita-
blement, de l'anéantissement et du rejet hors de tout l'ordre divin :
« Cri d'étonnement et de profonde émotion, en passant en revue toutes les créa-
tures : comment ont elles souffert de me laisser vivre et conserver en vie ? Les anges,
qui sont le glaive de la justice divine, comment m'ont-ils supporté et ont-ils veillé sur
moi et ont-ils prié pour moi ? Les saints, comment ont ils bien pu intercéder et prier
pour moi ? Et les cieux, le soleil, la lune, les étoiles et les éléments, les fruits, les oi-
seaux, les poissons et les animaux ? Et la terre, comment ne s'est elle pas ouverte pour
m'engloutir en créant de nouveaux enfers pour que j'y sois toujours torturé ? » (Exer-
cices, 60).
Si saint Ignace sépare l'une de l'autre la contemplation du péché (« première se-
maine ») et celle de la passion (« troisième semaine » des Exercices), ce n'est pourtant
pas sans placer la contemplation du péché universel et du péché personnel dans le
cadre théologique de la rédemption et sans mener toute contemplation particulière au
« colloque de la miséricorde » avec le « Seigneur attaché à la croix », dont l'amour me
(p. 285 :) montre « ce que je (n') ai (pas) fait pour le Christ, ce que je (ne) fais (pas) pour
le Christ, ce que je (ne) ferai (pas) pour le Christ ». C'est justement aussi l'enfer que
j'ai foncièrement mérité, qui doit, au cours de ce colloque (« comme un ami avec son
ami, ou un serviteur avec son maître ») m'apparaître dans sa vérité. La pensée de l'en-
fer reste fantastique et imaginaire, elle n'est donc pas à prendre absolument au sérieux,
tant que l'enfer ne revêt pas son véritable visage par le contraste avec l'Amour ré-
dempteur. C'est ici seulement que le pécheur se voit définitivement « fermer la
bouche » (Rm 3, 19), lui qui a toujours quelque chose a objecter contre la possibilité
absolument réelle que Dieu abandonne un homme.
La contemplation de l'enfer conserve en ce sens, comme la contemplation du péché
en général, sa dialectique. Elle est pratiquée en présence de l'abandon du Fils par Dieu
et de sa descente dans les ténèbres de l'hadés. A quel point inouï ce jugement du Père
est strict – car, qui comme le Fils sait vraiment ce que cela signifie, d'être abandonné

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
165
du Père ? – je le comprends dans le Fils, qui porte non ses péchés, mais les miens. C'est
ma « descente en enfer » que j'aperçois en lui, que j'ai donc, Dieu sait à quel point !
méritée, et de laquelle je ne peux pas me tenir à distance dans cette contemplation,
avec le sentiment intime d'avoir sauvé ma peau, là où l'ami, l'aimé, l'Amour éternel lui-
même, est supplicié à ma place. Un tel sentiment serait l'absolu manque d'amour,
l'égoïsme grossier, le cœur froid, qui ne s'attendrit pas, même devant le supplice du
Fils, et qui pourrait, qui le sait, attirer sur soi, pour cette raison, la colère accrue, in-
évitable, du Père. Il ne reste qu'une chose à faire au pécheur qui contemple et qui voit
ici son propre péché en jugement : être là lui aussi, où c'est son affaire qui est traitée,
être là comme celui qu'il est; le pécheur qui précisément n'était pas là, qui a trahi
comme judas, renié comme Pierre, et fui comme les autres ; (p. 286 :) être là comme celui
qui, par son péché, est coupable de tout, et par conséquent doit sans contradiction ap-
prouver la condamnation du juge et le cri d'abandon de la victime : oui, cela est la vé-
rité, c'est cela que lui a mérité.
La dialectique de cette contemplation consiste en ce que le croyant, parce qu'il croit
(que la rédemption du monde et la sienne arrivent ici), parce qu'il aime (et, par consé-
quent, ne peut pas se tenir à distance du Fils), doit reconnaître le jugement de condam-
nation du Père sur le pécheur (qu'il est lui-même). Ce sont la foi et la charité qui met-
tent en train cette contemplation, et ce sont elles qui se soumettent au jugement du
Père. Sans doute elles attendent du Père tout bien, en quoi elles sont elles mêmes des
grâces issues de la rédemption et de la résurrection accomplies. Mais elles incluent
dans cette attente de tout bien un oui à leur juste condamnation. Autrement dit, si Dieu
devait les damner, il aurait raison. N'a-t-il pas en effet bien agi, lorsqu'il a abandonné
dans la nuit le Fils qui portait et incarnait mon péché ? Et pourtant ce sont vraiment
la foi et la charité, et elles seules, qui mettent en train cette contemplation, et qui ex-
priment cet aveu, en présence de l'événement qui rachète de l'enfer, en présence de cet
événement unique sans lequel rien ne pourrait même exister qui ressemble à une foi
et à une charité. Et ainsi il y a simultanément, dans l'âme remplie de la foi et de la cha-
rité authentiques et vivantes, une impossibilité d'accepter de la bouche de Dieu sa
propre condamnation, parce que le Fils qui est l'amour, l'a portée à ma place. Et voilà
comment le mot inouï du pieux cardinal Bona devient pourtant un mot chrétien, un
mot nécessaire dans la théologie de la foi et de la charité : « En toi, Seigneur, j'ai es-
péré, dans l'éternité je ne serai pas confondu. Et quand bien même un ange du ciel
m'assurerait que je suis chassé de ta présence, je ne le croirais pas. Et quand bien
même toi, Dieu suprême, me dirait : je t'ai damné pour l'éternité, je ne voudrais pas
entendre tes paroles. Pardonne-moi, (p. 287 :) Seigneur : sur ce point, je ne te croirais
pas, car même si tu me tuais et m'enfouissais dans l'enfer, j'espérerais pourtant tou-
jours en Toi » (Via compendii ad Deum, c. 12, decas 9).
En dehors de cette dualité incompréhensible pour la raison terrestre, mais claire et
inévitable pour la foi il est impossible de contempler le péché grave et sa punition. Là
où se fait jour l'énergie vivante de la foi et de la charité qui provient de la résurrection
du Seigneur, la crainte de l'enfer ne peut pas régner en même temps et sous le même
rapport. Mais là où la foi et la charité vivantes sont enfouies dans les profondeurs de
la croix, au point que le sujet humain voit s'éteindre lui aussi la lumière de la résur-
rection et se trouve englouti également dans la nuit, la gravité absolue de la contem-
plation de l'enfer devient non seulement possible, mais nécessaire. Et cela, il est vrai,

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
166
nullement au sens d'une « copassion » avec le Christ, mais, comme la vérité l'exige,
par un mouvement du pécheur s'écartant du Christ, clé même que Pierre est « sorti »
pour pleurer solitairement ses larmes amères – et il ne peut lui être venu à l'esprit de
les additionner aux souffrances rédemptrices du Seigneur (qu'il a causées et aggra-
vées). On voit clairement par là que la contemplation de l'enfer possède et doit garder
strictement dans chaque cas le caractère de ce qui m'est absolument propre et qu'elle
est ainsi au moins dans l'exécution – du domaine de la « cellule close ». Dans la foi
vivante, je ne peux au fond jamais croire qu’à ma propre damnation ; pour le prochain,
la lumière de la résurrection ne peut pas s'obscurcir à mes yeux, au point que je pour-
rais ou devrais cesser d'espérer pour lui.
Mais, même la contemplation toujours strictement mienne de la damnation n'a ja-
mais si bien le caractère d'un monologue qu'elle ne devrait pas en même temps, étant
une contemplation de foi, avoir inconditionnellement le caractère d'un dialogue. Même
la contemplation suprêmement concrète et existentielle de l'enfer que (p. 288 :) saint
Ignace place à la fin de sa première semaine d'exercices, et qu'il fait éprouver, d'une
manière significative, par tous les sens corporels, reste une contemplation dialoguée :
« En faisant un colloque avec le Christ notre Seigneur, évoquer en mémoire les âmes
qui sont en enfer… En même temps le remercier de ne m'avoir laissé tomber dans
aucun de ces groupes en mettant fin à ma vie, et de m'avoir toujours traité jusqu'ici
avec tant de pitié et de miséricorde » (Exercices, n° 71). Ce « dialogue », intensifié jus-
qu'à l'expérience existentielle la plus haute, est la « nuit obscure de l'âme » : la parti-
cipation à l'abandon du Seigneur sur la croix, dans un amour qui ne reçoit plus de lu-
mière, donc n'est plus capable de jugement et de discernement, et pour qui le dialogue
a pris définitivement la forme du monologue sans réponse. Mais cette nuit , elle aussi,
est octroyée par le Ressuscité, et donc dirigée et mesurée par lui dans son déroule-
ment.
La dialectique ainsi décrite revient dans la dialectique de « consolation » et de « dé-
solation », dans la mesure ou les larmes que le contemplatif répand en se représentant
la passion, sont conçues par saint Ignace comme consolation (« De même, quand elle
verse des larmes qui meuvent à l'amour de son Seigneur, que ce soit par douleur de ses
péchés, ou pour la Passion du Christ, notre Seigneur… », Exercices, 316). Ce qui de-
vrait ensuite mener logiquement à comprendre même la nuit obscure de l'âme, la dé-
solation absolument, comme une forme de la consolation. Elle l'est aussi objectivement
au contraire, par exemple, de ces formes de tiédeur, de sécheresse et d'éloignement de
Dieu, que l'orant doit inscrire au compte de sa propre négligence.
La même dialectique, qui revêt dans la prière mystique une forme si visible, com-
mande foncièrement aussi la prière chrétienne normale et toute la vie chrétienne. On
peut en trouver l'expression dans le fait que les larmes et les sentiments de repentir
sont à la fois doux et amers, qu'ils libèrent et purifient par leur amertume (p. 289 :) ac-
ceptée, et qu'ils créent une place libre pour la foi et la charité. Les larmes de Pierre,
lorsqu'il sort de la cour du grand prêtre après le reniement, touché par le regard du
Seigneur, et lorsque, son reniement lui étant rappelé par l'amour du Seigneur, il est éta-
bli dans la charge de Pasteur, sont, dans les deux cas, des larmes chrétiennes, qui ne
se distinguent pas essentiellement les unes des autres. Dans la seconde scène, il appa-
raît très clairement combien elles sont voulues par le Ressuscité lui-même et appelées

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
167
par les exigences de l'amour. Mais, grâce à elles, Pierre reçoit la promesse que, reve-
nant pour ainsi dire en arrière, il suivra le Christ en montant sur la croix.
Tout ce qu'un chrétien peut accomplir en marchant à la suite du Christ a toujours
pour principe le Ressuscité, et c'est pourquoi la rédemption du Seigneur ne peut être
rejointe pour être recommencée avec lui. C'est pourquoi aussi une contemplation de la
passion, même accomplie avec le plus grand sérieux, ne peut jamais aboutir, ou seule-
ment tendre, à faire que l'orant marche « à côté » du Seigneur, portant avec lui sa croix
comme il l'a fait pour la première fois. Au contraire, plus grandit le sérieux de là par-
ticipation à la passion du Seigneur, plus grandit aussi dans l'orant la conscience de la
différence. Le Seigneur souffre, mais comme un innocent ; je souffre, mais comme cou-
pable de sa souffrance. Et l'amertume de la solitude a toujours pour l'orant ce côté dur,
que, comme pécheur qui a renié et trahi, il est repoussé loin du Seigneur souffrant. Et
il sait bien que, s'il voulait se placer au-delà de cet abîme, il s'attirerait le reproche du
Seigneur aux femmes de Jérusalem priant au « carrefour », souffrant sans se tenir à
distance : « Pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants. » Et sans doute ce rejet
à distance est objectivement une forme de participation au chemin de croix du Sei-
gneur puisque le Seigneur prend sur lui précisément ce rejet qui est le nôtre et accepte
d'être délaissé par le (p. 290 :) Père dans les ténèbres les plus lointaines. Mais, en aucun
cas nous n’avons le droit ni le pouvoir de le vivre subjectivement comme le parcours
d'un chemin commun, comme l'expérience d'une souffrance commune. Une commu-
nauté existera de nouveau à Pâques ; maintenant, dans la souffrance, prédomine la so-
litude dure et amère, qui, soufferte par chacun pour soi et solitairement, ne peut être
vue et jugée comme communauté qu'au ciel. Marie elle-même est séparée de son Fils
par la parole qui la confie à Jean ; le cordon ombilical qui la reliait à celui qui souffre
sur la croix est coupé, et un autre rapport est établi qui ne peut être considéré comme
l'équivalent du rapport perdu. La même chose s'applique à saint Jean qui représente
d'un côté les, Apôtres, d'un autre cote tous les croyants qui souffrent.
Quiconque cherche à contempler la passion avec sérieux ressent, à cette pensée
d'une différence foncière, quelque chose de libérateur : la propreté spirituelle, la
simple convenance, l'exige. Que je puisse en esprit réunir mes petites vibrations sen-
timentales et l'événement inouï de la rédemption, est intérieurement si dépourvu de
vérité et de distance qu'on ne peut mieux faire que de le caractériser comme faux sem-
blant.. Que je pleure un peu en participant à la scène ou que, comme jusqu'ici, je suive
le spectacle d'un œil sec, du côté du peuple qui regarde bouche bée, ou des soldats, ne
change réellement que très peu à la situation : la contemplation de la passion requiert,
plus que toute autre, l'agenouillement dans la poussière, l'adoration sans retour sur soi
même, la vision pure et simple des images, des événements et des états intérieurs du
Seigneur souffrant, de station en station, avec, à chaque fois, oralement ou mentale-
ment, la prosternation : « Adoramus te, Christe. » Ou bien, comme à l'adoration de la
croix, le Vendredi saint, une marche entrecoupée de génuflexions et l'humble baise-
ment des plaies. Ma faute est, en cet instant, si évidente et si élevée qu'elle n'a pas du
tout besoin d'être mise en (p. 291 :) lumière ; d'un autre côté, en tant qu'elle est la
mienne, qui pèse sur mes épaules, elle est tout à fait insignifiante, parce que la charge
qu'elle fait peser sur l'Agneau de Dieu est seule encore visible et importante.
Cela n'exclut pas qu'ici comme partout ailleurs une résolution efficace portant sur

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
168
tout ou sur un point particulier puisse être à sa place ; mais pas autrement que dans
toute autre, contemplation, et nullement comme si le projet de « faire mieux » devait
« alléger » au pauvre Sauveur la vraie, l'originelle, l'unique croix. Il m'est tout d'abord
montré ce qui est, et j'ai à me contenter de cette réalité, et à tenter de lui faire face,
sans vouloir me rendre plus supportable ce qu'elle a d'insupportable par mes bonnes
résolutions. Que la passion me soit montrée a partir de la résurrection implique aussi
que sa figure, sa grandeur, son poids, sont achevés et placés devant moi pour l'éternité.
« On ne peut rien en enlever, et rien y ajouter » (Qo 18, 5). C'est là le premier terme
qui n'est mis en question par aucun deuxième terme. Celui-ci est sans doute ensuite
ma participation par ma présence. Comme pécheur aussi bien que comme croyant,
comme celui qui augmente aussi bien que comme celui qui diminue. Et le facteur de
diminution est d'abord la pleine reconnaissance de ce qui était et est réellement, et l'ac-
ceptation de se laisser transformer en demeurant en présence de cette réalité.
Que le croyant qui veut adopter cette attitude soit introduit par grâce, d'une manière
cachée et pour lui à jamais incompréhensible, dans l'image et dans l'œuvre primitives,
est vrai. Marie, qui était sans péché et qui symbolise l'Église, se tenait au pied de la
croix, et Jean, qui était un pécheur, ainsi que les femmes qui étaient des pécheresses,
y étaient aussi ; elles se tenaient là avec Marie et avec les deux larrons sanglants, et for-
maient un noyau d'Église. Et le sacrement de l'eucharistie avait aussi déjà été institué,
il avait été goûté par l'Église, et l'effusion du sang « pour vous » et le don de la chair
(p. 292 :) « pour vous » s'accomplissaient dans une communauté primitive, immémo-
riale, dans laquelle tout pécheur et tout justifié sont contenus. Et pourtant cette œuvre
incompréhensible de souffrance commune ne s'accomplit jamais – même dans son pre-
mier et sanglant accomplissement qu'en vertu d'une grâce englobante et tout aussi in-
compréhensible que l'orant ne peut pas supposer toute naturelle et due en justice. Il
doit par conséquent contempler dans sa pureté et son unicité la source de cette grâce
qui l'englobe, et Plus il est authentiquement introduit par la grâce dans la contempla-
tion de la passion, moins il lui sera difficile de distinguer entre la souffrance du Sei-
gneur et les impressions plus ou moins pénibles qu'il éprouve. Seule l'Ecclesia, en tant
que la pure épouse, symbolisée par la Vierge Mère qui souffre avec son Fils, se trouve,
plus originellement que le reste de l'humanité, du côté du Fils, et c'est elle qui forme
pour les autres, pour les pécheurs, la porte d'entrée dans la « compassion ». Mais elle
aussi n'est là que par une grâce originelle de « pré-rédemption ».
Grâce à de telles considérations, on voit en outre clairement de nouveau combien de
nombreuses relations courent en un sens et en l'autre entre le dogme et la prière
contemplative. La prière contemplative étant l'accueil de la vérité révélée dans la per-
sonne qui croit et aime, et par conséquent veut appréhender cette vérité avec toutes les
forces de la raison, de la volonté et des sens, la forme de la vérité elle-même doit se
faire jour partout et se marquer nettement dans cet accueil. La connaissance des véri-
tés fondamentales de la théologie favorise aussi la contemplation, ne serait ce que
parce qu'elle met en relief plus clair ce que l'orant éprouve en soi existentiellement :
ainsi épargne-t-elle des détours et des fausses pistes à la prière. Inversement, celui qui
est habitué à la prière s'appropriera avec reconnaissance comme un enrichissement de
sa prière toutes les intuitions centrales qui lui viennent de la théologie.
(p. 293 :) Que l’orant puisse entrer dans la passion en partant de la résurrection ac-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
169
complie fait que sa disposition fondamentale est la reconnaissance. L'Esprit consola-
teur que le Ressuscité nous donne, fait prendre conscience au monde qu'il y a un
péché, une justice et un jugement (Jn 16, 8) : les ébranlements de la terre qui s'ouvre
jusque dans ses profondeurs sont des formes de la grâce du Consolateur qui l'agite
avec violence. Bien plus, ce qui ne peut apparaître à la terre que comme un arrêt de la
justice est déj à en soi le commencement de la résurrection, puisque la terre déchirée
ouvre l'hadès, et que les tombeaux se brisant libèrent les corps de ressuscités (Mt 27,
51). L'obscurcissement du soleil (desolatio) comme signe que le Père bienfaisant se dé-
tourne, lui qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants, est en même temps
signe de son avènement pour le jugement, donc signe de l'aurore du « jour du Sei-
gneur » grand et terrible, en lequel pourtant Israël a de tout temps placé son espé-
rance. Et ce qui subit dans la passion et la résurrection sa culmination dramatique su-
prême : le renversement brusque de la perdition de la mort et des ténèbres de l'enfer
à la rédemption éternelle et à la gloire céleste – les deux aspects étant d'ailleurs insé-
parables, et la descente de la lumière du ciel dans les abîmes de l'enfer signifiant déjà
le jaillissement suprême de cette lumière spirituelle : ce mystère de l'unité de l'obs-
curcissement et de la manifestation de Dieu, de l'éloignement et de la proximité de
Dieu, était déjà de tout temps un mystère connu à la foi d'Israël.
Les psaumes d'abandon, les amères réflexions de Jérémie et de Job sont une figure
authentique de la parole de la révélation, à comprendre non seulement psychologi-
quement ou anthropologiquement, mais aussi tout à fait théologiquement. Ce sont des
jalons sur la route qui mène à la croix. Mais ces assombrissements n'ont de sens que
comme les ombres dans un tableau plein de lumière : c’est-à-dire, dans l'image d'en-
semble (p. 294 :) de la sollicitude et de la fidélité de Yahweh envers son peuple et, par
son peuple, envers l'humanité. Oui, même subjectivement, elles ne sont vécues dans
l'Ancien Testament que comme des énigmes incompréhensibles et choquantes à l'inté-
rieur d'une admirable histoire de foi ; même subjectivement, elles contiennent toujours
des questions, des reproches, des plaintes, au Dieu de l'affiance, dont la caractéristique
essentielle est la fidélité avec laquelle il est la consolation et la force du croyant. Toute
obscurité n'est telle qu'à partir d'une lumière antérieure, en droit impérissable. La
même dialectique se déploie dans les livres sapientiaux où elle a pour but d'illuminer
et d'apprécier le monde dans son ensemble. Il y a une sagesse de la proximité de Dieu,
comme celle du Siracide et du livre de la Sagesse, qui voient toute la création remplie
de la sagesse de Dieu partout visible. Cette sagesse divine n'est pas passagère comme
le jour terrestre auquel succède la nuit (Sg 7, 29), elle rayonne dans la nature tout aussi
clairement que dans l'histoire d'Israël, de telle sorte que l'on peut reconnaître dans les
créatures le Créateur vivant, et que l'on n'a besoin d'aucune image. Même pour de tels
orants, la sagesse de Dieu est insondable et absolument inaccessible à l'homme natu-
rel, mais Dieu la donne à ceux qui le craignent et l'aiment, et prient pour l'obtenir : « Il
a mis son œil dans leurs cœurs, pour leur montrer la grandeur de ses œuvres… Leurs
yeux ont contemplé les splendeurs de sa majesté, et leurs oreilles ont entendu les
magnifiques accents de sa voix » (Si 17, 7, 11). Mais l'homme voit aussi que le plus
splendide de ce qui apparaît de Dieu n'est que peu de chose en comparaison de la
splendeur qui n'apparaît pas (Si 43, 27-33).
Et c'est ici que se produit le renversement : la sagesse devient l'annonce du caractère
caché et de la non apparition de Dieu dans le monde : l'Ecclésiaste décrit la sagesse qui

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
170
consiste à voir l'éloignement et le vide de Dieu dans le monde, et Job, dans le chapitre
sur la (p. 295 :) Sagesse, décrit l'impossibilité de découvrir la Sagesse elle-même (Jb,
28) : « L'homme ne connaît pas le chemin qui mène à la Sagesse, on ne la rencontre
pas sur la terre des vivants. L'abîme dit : Elle n'est pas dans mon sein ; la mer dit : Elle
n'est pas avec moi… Elle est cachée aux yeux de tous les vivants. » Ce qui apparaît
n'est que la vanité, l'inutilité et la limite, et l'homme ne peut que s'en lasser. Les
grandes promesses de Dieu, elles mêmes, ne retentissent que de très loin aux oreilles
de l'Ecclésiaste ; il ne peut fixer. son esprit sur elles, elles ne lui disent rien. Il se sent
exposé dans le désert d'une fausse éternité du monde, qui consiste uniquement dans
un « retour éternel » insaisissable et dont une seule chose reste éloignée : l'authentique
éternité de Dieu.
C'est là aussi une contemplation du Dieu toujours plus grand dans son monde : mais
c'est la prière d'un fatigué pour lequel le plaisir de l'élan vers Dieu s'est évanoui. Dans
la disparition du Dieu vivant, la sagesse devient elle-même dialectique : « Voici que j'ai
accumulé et amassé de la sagesse, plus que tous ceux qui ont été avant moi à Jérusa-
lem… j'ai appliqué mon esprit à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la
folie ; j'ai compris que cela aussi est poursuite du vent. Car avec beaucoup de sagesse
on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur » (Si
1, 16 18). Et au lieu d'une vie tendant à monter directement du monde vers Dieu, le
sage conseille une vie qui, consciente de sa vanité, se réjouit de ce qui est néant, va-
nité : « Jouis de la vie avec une femme que tu aimes, pendant tous les jours de ta vie
de vanité, que Dieu t'a donnée sous le soleil, pendant tous les jours de ta vanité ; car
c'est ta part dans la vie et dans le travail que tu fais sous le soleil » (9, 9). « Celui qui
observe le vent ne sèmera point, et celui qui interroge les nuages ne moissonnera
point » (11, 4).
Il y a aussi dans la contemplation une indifférence suprême, du point de vue de
Dieu, à l'égard de l'alter- (p. 296 :) native suivante : trouver Dieu dans la prière ou non;
Dieu daigne-t-il apparaître comme le Ressuscité, ou se cache-t-il et reste-t-il muet
comme le Crucifié ? Parle-t-il ou se tait-il ? Est-il le Dieu de ses créatures, qui, penché
sur elles, remplit et attire à soi leur monde vain, périssable, ou le Dieu qui se suffit à
lui-même (ce qu'il est toujours), et trône, vu par personne, dans sa lumière native, in-
accessible ? C'est pourquoi les mystiques de l'Orient chrétien n'ont pas tort lorsqu'ils
font transparaître, à travers les jours de la passion : Vendredi saint, Samedi saint et
Pàques, le rapport le plus universel de tous, le rapport Dieu créature : la transcendance
et l'immanence de Dieu, la mort nécessaire de tout esprit, bien mieux, son ensevelis-
sement pour ressusciter au-delà de lui-même, dans la terre inconnue de Dieu (ainsi Bar
Sudaili, Evagrius, Maxime le Confesseur, Grégoire le Grand). Mais, interprétée au sens
de l'Ecclésiaste, cette tension de la vie chrétienne n'a pas besoin d'être interprétée uni-
quement et premièrement d'une manière mystique, elle peut aussi être éprouvée, au
moins analogiquement, dans la vie quotidienne, dans la joie de vivre à la fois vaine et
légitime.
Et pourtant la « joie vaine » est, dans le Nouveau Testament, de nouveau englobée
par la joie de l'existence rachetée en Dieu, donc par la joie, bien qu'encore voilée, de
la résurrection et du ciel. C'est à partir de cette joie, toute située en Dieu et à lui
confiée, qu'un chrétien vit, se réjouit et souffre. Le chrétien n'a pas la moindre possi-

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
171
bilité d'échapper à l'opposition du ciel et de la terre, de la résurrection et de la croix,
pour tomber dans une existence purement naturelle, tant il est vrai qu'il reste déter-
miné par le Verbe de la révélation, qui l'a touché une fois pour toutes et a fait de lui ce
qu'il reste pour toujours. Mais, comment le Verbe le détermine-t-il, est ce comme un
mort ou un ressuscite, comme quelqu'un qui vit encore sur terre, ou qui a déjà son être
dans le ciel, ou enfin comme quelqu'un qui descend (p. 297 :) avec le Verbe dans le
monde d'en bas : cela ne le concerne finalement en rien. Le contemplatif abandonne au
Verbe le soin de choisir en quel état du même Verbe celui-ci veut le transporter, au
cours du pèlerinage qu'est la vie terrestre : vie pendant laquelle il est dépaysé du
monde et pas encore acclimaté au ciel.

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
172
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS .............................................................................................. 3

PREMIÈRE PARTIE : L'ACTE DE LA CONTEMPLATION .................................... 5


I. La nécessité de la contemplation ............................................................. 7
II. La possibilité de la contemplation .......................................................... 19
1. A partir du Père .................................................................................... 21
2. A partir du Fils ..................................................................................... 28
3. A partir du Saint Esprit ........................................................................ 37
III. La médiation de l’Église ........................................................................ 47
IV. La réalité de la contemplation ................................................................ 55
1. Totalité ................................................................................................. 55
2. Liturgie ................................................................................................. 59
3. Liberté .................................................................................................. 69
4. Dernier temps ...................................................................................... 78

DEUXIÈME PARTIE : L'OBJET DE LA CONTEMPLATION .................................. 83


I. Le Verbe devient chair ............................................................................. 85
II. Vie trinitaire ........................................................................................... 97
III. Parole et métamorphose ........................................................................ 109
IV. La Parole comme Jugement et Salut ....................................................... 121

TROISIÈME PARTIE : ENVERGURE DE LA CONTEMPLATION ......................... 131


I. Existence et essence ................................................................................. 135
II. Chair et esprit ......................................................................................... 143
III. Ciel et terre ........................................................................................... 153
IV. Croix et résurrection .............................................................................. 163

Hans Urs von BALTHASAR – La prière contemplative


_________________________________
173

Vous aimerez peut-être aussi