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La prière dérangeante
Malgré tout le respect que j’ai pour les lectrices et les lecteurs de ce livre, j’ai
des choses dérangeantes à leur dire. J’ai à parler de la prière du Nazaréen
ainsi que de celle de ses partisans qui se la sont appropriée. Or, comme
il s’agit d’hommes et de femmes qui ont laissé monter en eux la voix de leur
Parent et qui s’en sont fait une idée bien précise, ils n’ont pu exprimer leur
prière que de façon subversive. Si nous voulons devenir comme eux, nous
avons donc, inévitablement, à apprendre à prier comme eux, car, dans la vie,
ils se sont orientés selon la direction que leur traçait leur prière. Et, comme
c’était la vie dans toutes ses dimensions qui les intéressait, il va de soi que
leur prière était une activité largement humaine, et non étroitement religieuse.
Un mot là-dessus.
Quand Jésus priait, il s’inscrivait bien sûr dans la tradition des enfants
d’Abraham et des Hébreux, que Moïse avait fait sortir d’Égypte, comme elle
était comprise en Galilée. Mais, ce faisant, il s’est vu obligé de donner un
nouveau nom à Dieu. S’il a agi ainsi, ce n’est pas parce qu’il n’avait pas le
droit, sous peine d’être accusé de blasphème, de prononcer le nom de Yhwh,
mais bien parce qu’il avait fait une expérience de Dieu encore plus
fondamentale pour lui que celle de la sortie d’Égypte. Son Dieu est le Parent.
Et quand il dit sa propre intimité en parlant de son Parent, il n’est pas en train
de s’exprimer simplement à l’intérieur des limites de la dimension religieuse
du peuple galiléen. Il se dit totalement en tant qu’humain vivant dans une
Galilée occupée par Rome et contrôlée par Jérusalem, exprimant sa libération
vis-à-vis de tous les systèmes qui cherchent à diriger son existence et traçant
la ligne directrice de ses interventions passées et à venir. C’est tout l’homme
qu’il est que dit sa prière, et non pas seulement un trait d’une personnalité qui
aurait été particulièrement religieuse. Au contraire, il est en guerre contre la
religion que veut lui imposer la Judée. Aucun texte ne le présente priant
sereinement au cours d’une assemblée synagogale de Galilée ou au temple de
Jérusalem. On dirait qu’il s’y rend pour créer un conflit avec les responsables
de la prière officielle. Quand, donc, il cherche à montrer à ceux et celles qui
l’entourent comment prier – ce que l’on ne voit personne faire, dans la Bible,
avant lui –, ce n’est pas parce qu’il envisage la création d’une future
institution religieuse. C’est qu’il veut aider les gens à sortir de leurs ornières
traditionnelles et à envisager un autre chemin pour leur vie.
J’écris ces dernières lignes de cette introduction pour prévenir les lectrices et
les lecteurs de la teneur des pages qui suivent. Le chemin de la prière
à l’école du Nazaréen n’est pas une lente promenade à l’écoute du murmure
des ruisseaux et du chant des petits oiseaux, mais une rude montée en terrain
hostile. Impossible de ne pas penser à Jérémie rencontrant un Yhwh qui n’a
rien d’un père consolateur :
Jr 12,5
Si tu es fatigué pour avoir couru contre des piétons, comment
arriveras-tu à lutter contre des chevaux ?
Ou à Amos, qui voit Yhwh comme une menace pour Israël :
Am 4,12
Prépare-toi à rencontrer ton Dieu, Israël!
Si elle est authentique, la rencontre avec le Yhwh d’Israël ou avec le Parent
de Jésus – préalable à la prière – aura nécessairement comme effet de
bouleverser le quotidien d’une vie. La prise de conscience de l’amour, de
l’intelligence et de la liberté de Dieu – ce qui définit proprement la prière –
ne peut que relativiser à l’extrême les façons ordinaires de penser et de vivre
de la personne qui la fait. Et une des premières victimes de cette expérience
ne peut être que l’idée que l’on se faisait jusque-là de la prière. Les rites
perdent leur valeur, les mots éclatent, le système vole en éclat. Le chemin de
la vie est éclairé autrement. On ne voit plus l’existence de la même façon, on
ne demande plus les mêmes choses. La prière, qui exprime la rencontre avec
Yhwh ou le Parent, est nécessairement subversive. J’espère pouvoir le
montrer en écrivant la prière de ce livre.
Dans le Pentateuque
Une surprise nous attend dès le début. Dans le Pentateuque, en effet, partie
majeure de la Bible, la prière n’est mentionnée que sept fois, deux pour
Abraham et cinq pour Moïse 2.
La prière d’Abraham
Dès les premiers textes, le ton est donné. Dans le sud de la Palestine, toute la
famille d’Avimèlèk est malade, parce que le roi a couché avec la femme
d’Abraham, pensant que c’était sa sœur. En rêve, le roi se fait dire par Dieu :
Gn 20,7
Et maintenant, retourne la femme de cet homme. C’est un
prophète, il va donc prier pour toi et tu vas continuer à vivre. 17 Et
Abraham pria vers Dieu, et Dieu guérit Avimèlèk, sa femme et ses
servantes, lesquelles eurent des enfants.
Il importe peu de savoir si cette mention de la prière, fondée dans la fonction
prophétique d’Abraham, est tardive ou non. Ce qui compte, c’est la
conception de la prière qui se dégage du texte: il s’agit d’une activité propre à
un personnage qui occupe une fonction spéciale au sein de la collectivité.
Étant prophète, Abraham est habilité à prier; il sait comment le faire, et il va
de soi que sa prière est entendue par la divinité. On peut dire d’ores et déjà
que ce texte laisse présager tout ce que le reste de la Bible hébraïque aura à
dire sur la prière.
La prière de Moïse
Les cinq autres mentions de la prière dans le Pentateuque concernent Moïse,
lequel intercède pour son peuple ou pour Aaron, son assistant. La dernière
mention, qui donne un contenu à la prière de Moïse, débute comme suit :
Dt 9, 26
Alors il pria vers Yhwh en ces termes: «Seigneur Yhwh, ne
détruis pas ton peuple, ton héritage, que tu as libéré par ta grandeur
en le faisant puissamment sortir d’Égypte.»
C’est en tant que leader de son peuple que Moïse est ainsi habilité à prier
pour les siens.
Si, à la rareté des occurrences de la prière dans le Pentateuque, on ajoute le
fait de son absence complète dans les livres de Josué et des Juges, on peut
déjà émettre l’hypothèse qu’Israël n’étant pas encore un État, aucune prière
officielle ne peut s’y faire. Dans le Pentateuque, donc, les rares prières du
prophète Abraham ou du leader Moïse sont des anticipations de celles qui
deviendront possibles quand Israël aura à la fois roi et temple.
même dans le texte suivant, témoin d’une Bible déjà rassemblée selon ses
trois parties traditionnelles:
Sir 39,1
Il en va autrement de qui consacre sa vie à réfléchir sur la Loi
du Très-Haut, à rechercher la sagesse de tous les Anciens et à scruter
les prophéties.
5
Dès l’aurore, il oriente tout son cœur vers le Seigneur qui l’a fait, il
implore le Très-Haut, il ouvre la bouche pour la prière et il implore
pour ses péchés.
6
Si le Seigneur, le Grand, le veut, il sera rempli d’un souffle
d’intelligence, il répandra les paroles de sa sagesse et, par sa prière,
il fera connaître le Seigneur.
Pour la première fois, nous rencontrons un texte qui est un véritable
enseignement sur la prière. Des conditions nouvelles l’ont nécessité. L’auteur
ne se fie plus aux responsables traditionnels de la prière, car, pour lui, le
Temple n’est pas un point de repère nécessaire 68. Les priants sont désormais
les scribes comme lui qui jouissent de l’autorité de leur science, de leur
connaissance du passé et de leur sagesse. Dans le reste du livre, les textes sur
la prière présentent divers aspects de l’enseignement de l’auteur sur le sujet.
Le scribe y est présenté comme un père pour les siens, et qui suit son
enseignement sur la prière sera exaucé tout comme ceux qui prient après
avoir pris soin de leurs parents 69. Pour lui, prière et aumône vont de pair,
plutôt que prière et sacrifices, et la multiplication des paroles ne sert à rien 70.
La prière ne vaut que si elle s’appuie sur une conduite droite; c’est la seule
qui soit écoutée de Dieu, prière de l’humble, qui a à cœur le sort de ceux qui
réclament justice 71. Le livre se termine sur une action de grâce intitulée
«Prière de Jésus, fils de Sira», lequel parle de lui-même en disant: «J’ai
ouvertement cherché la sagesse dans ma prière 72.»
Avec le Siracide, la responsabilité de la prière vient de changer de main, les
scribes prennent la relève des prêtres. Le changement ne se fera pas sans
heurts, mais, quelque deux siècles plus tard, quand le temple de Jérusalem
tombera, peut-être à jamais, sous les coups des Romains, les scribes seront
prêts à accompagner leur peuple sur le chemin de l’Histoire.
Le dernier livre à avoir été admis dans la Bible grecque, celui de la Sagesse, a
peu à dire sur la prière. Un texte polémique contre les fabricants d’idoles qui
prient les objets sans vie qu’ils ont fabriqués 73. Puis une référence à la prière
d’Aaron, assez forte pour amener Dieu à mettre un terme à sa colère 74. Rien
sur la prière vivante du moment.
Conclusion
Avant d’aborder Jésus et les évangiles, il fallait faire l’assez long détour de ce
chapitre pour nous permettre de comprendre ce que le Nazaréen et les
rédacteurs des évangiles avaient en tête quand ils parlaient de prière. Bien
qu’elle couvre quelque mille ans d’une histoire tourmentée, qu’elle s’exprime
dans un grand nombre de genres littéraires et qu’elle ait été rédigée par une
pluralité d’auteurs, la Bible hébraïque – ainsi que la version grecque, qui a
pris sa relève en dehors des frontières de la Palestine – est remarquablement
cohérente dans sa façon de parler de la prière.
Presque partout, presque tout le temps, quand la Bible hébraïque parle de
prière, elle a en vue une fonction officielle. Pour comprendre cela, il nous
faut nous mettre dans la peau des Anciens. Pour eux, Dieu est beaucoup plus
réel, proche, présent – j’oserais dire physique – que pour nous. Il est là, juste
en haut, au-dessus des nuages qui nous bloquent la vue. Le tonnerre est sa
voix; les éclairs, l’énergie qui émane de lui quand il est en colère. Et, quand
les nuages s’écartent un peu pour laisser passer une traînée de lumière, on
peut presque l’apercevoir. Dieu est partie prenante de la vie, de l’Histoire, du
cours de la Nature. Il vit dans le même temps que les humains; d’en haut, il
suit tout ce qui se passe en bas, il réagit à tous les événements, il a un avis sur
l’existence de tout le monde. Dieu est un personnage du quotidien,
personnage à la fois familier et menaçant, car il intervient dans tout ce qui
arrive. En un claquement de doigts, il peut provoquer la guerre ou amener la
paix, faire tomber la pluie ou convoquer la sécheresse, rendre malade ou
redonner la santé. Par conséquent, il n’y a rien de plus important que de le
rendre heureux, d’apprendre ce qu’il veut, puis de le faire, d’éviter ce qu’il
abhorre ou s’en repentir si l’on a dévié du bon chemin. La vie ne peut être
qu’une suite de désastres si l’on n’a pas Dieu de son côté.
À l’époque, l’Histoire est collective, celle des individus ne comptant pas. En
règle générale, la Bible est donc écrite à partir des décisions des grands de ce
monde. Le roi est le personnage le plus important du peuple puisqu’il décide
du destin de celui-ci. Par conséquent, il doit entretenir plus que tout autre de
bonnes relations avec la divinité sous peine de voir les frontières menacées, la
famine ou la sécheresse faire leurs ravages, la maladie frapper humains et
troupeaux. En raison de sa fonction, le roi est donc le priant par excellence,
quoi qu’il en soit de la qualité de sa vie intérieure et de son inclination pour le
culte et les rites. Aussi doit-il bien entretenir les temples du royaume et être
bien vu du clergé pour que celui-ci, à son tour, ait de bonnes relations avec la
divinité, ce qui, en définitive, rendra son peuple heureux et assurera la
stabilité de sa dynastie. C’est pourquoi le concept de prière dans la Bible
hébraïque est-il si fortement ancré dans l’activité du temple de Jérusalem. Au
7e siècle avant notre ère, il s’est fait, en Judée, une réforme majeure du culte,
qui a vu l’élimination de tous les autres temples du territoire, y compris une
bonne partie des temples de l’ancien royaume du Nord. Or, les textes dont
nous disposons présentement ont tous été marqués par cette transformation,
de sorte que, chez eux, «temple de Jérusalem» et «prière» sont des termes qui
s’interprètent l’un l’autre. La prière est celle qui monte au Ciel à partir du
Temple. C’est pourquoi, si on ne peut y être physiquement présent, il
convient, pour que sa demande atteigne son but, de s’y associer
intentionnellement et de diriger sa prière «vers» Yhwh. C’est ainsi qu’à partir
du 6e siècle, les exilés ont résolu le problème de la nécessité de prier tout en
étant loin de Jérusalem.
Voici, en résumé, les résultats de cette petite enquête sur le sens de la prière
dans la Bible hébraïque et grecque:
Fondamentalement, la prière de la Bible hébraïque est une fonction royale,
destinée à favoriser les bonnes relations avec Yhwh. Elle est exercée dans le
temple de Jérusalem par un clergé habilité à cet effet, en temps opportun et
suivant des modalités bien définies, en vue du bien-être du peuple, lequel,
collectivement ou individuellement, physiquement ou intentionnellement, y
joint ses propres demandes.
Si l’on fait exception de Anne, au premier chapitre de 1 Samuel, prier n’est
donc pas l’affaire des gens ordinaires. Dire cela ne signifie évidemment pas
que le pauvre monde n’a pas de vie spirituelle, qu’il n’a pas de relations avec
Dieu, ou qu’il n’a pas de demandes à formuler ni de mercis à dire. Cela veut
seulement dire que prier était la tâche d’une élite. Quand une femme ou un
homme de la base avait une demande à faire à Dieu, la façon normale de
procéder était d’aller trouver l’homme de Dieu reconnu dans la région ou le
prêtre du temple le plus proche. Eux savaient comment faire parvenir la
prière au Ciel. Nous pouvons bien sûr présumer qu’à l’époque, tout homme
ou femme devait s’adresser personnellement à Dieu. La prière d’un officiel
ne remplaçait pas la supplication personnelle. Mais tout le monde jugeait plus
sûr de faire appel à un «expert». Même les rois, quand ils étaient malades,
recouraient aux services d’un prophète, malgré toutes les réticences qu’ils
pouvaient avoir vis-à-vis de ces opposants officieux à leur régime. En cas de
nécessité, on fait ce qu’il faut. Mais, dans la plupart des cas, quand la Bible
hébraïque parle de prière, ce n’est pas aux invocations personnelles des gens
qu’elle pense, mais plutôt à l’exercice d’une fonction par un officiel habilité.
Les aléas de l’Histoire ont fait qu’en Israël les temples ont eu un sort
tourmenté. Celui de Jérusalem, construit par Salomon, a été détruit dans le
premier quart du 6e siècle. À la fin du même siècle, on entreprit d’en
reconstruire un autre, plus humble, semble-t-il, et qui était encore debout au
temps de la conquête romaine de -63. On ne sait trop si Hérode le Grand l’a
démoli, dans les années -20, pour en faire construire un autre ou s’il a
entrepris de le rénover du tout au tout, entreprise de longue haleine qui ne
semble pas avoir été terminée lorsque les Romains l’ont entièrement démoli
en l’an 70 de notre ère.
Dès l’exil à Babylone, alors que, déjà, selon les mots utilisés par un
descendant des déportés,
Dn (LXX) 3,38
[…] il n’y a ni chef, ni prophète, ni dirigeant, ni
holocauste, ni sacrifice, ni offrande, ni encens, ni lieu pour te les
apporter et trouver grâce,
les scribes ont pris la relève des prêtres pour organiser la vie du peuple. Ils
étaient les gardiens des traditions, les interprètes des enseignements qui se
transmettaient depuis des générations. Ils ont pris sur eux d’adapter le mode
de vie traditionnel à la conjoncture nouvelle de la vie à l’étranger et de
reformuler les conditions d’un style d’existence conforme aux directives
censées remonter jusqu’à Moïse. Leur travail était essentiel pour que la prière
soit de nouveau possible puisque la connaissance de la volonté de Yhwh était
indispensable pour que soit formulée une prière qui lui plaise. Les scribes,
par la force des choses, sont donc devenus les nouveaux officiels
responsables de la prière. Leur travail a permis qu’avec les siècles soit édifié
un réseau d’assemblées populaires, qui, selon les conditions locales, se
tenaient ou non dans un édifice («synagogue» signifie «assemblée»), et d’où
partait une prière reconnue. Au temps de Jésus, la prière des scribes dans les
assemblées coexiste avec celle des prêtres au Temple. Mais, après le désastre
de 70, des groupes de scribes se réuniront sur les bords de la Méditerranée, et,
sous le nouveau nom de «rabbins», rendront possible la survie du judaïsme.
La définition de la prière biblique donnée plus haut peut donc être reformulée
comme suit, pour la rendre conforme à la nouvelle pratique:
Fondamentalement, la prière judéenne est une fonction scribale, destinée à
favoriser les bonnes relations avec Yhwh. Elle est exercée dans une
assemblée par un rabbinat habilité à cet effet, en temps opportun et suivant
des modalités bien définies, en vue du bien-être du peuple, lequel,
collectivement ou individuellement, physiquement ou intentionnellement, peut
y joindre ses propres demandes.
C’est à ces deux modes de prière, sacerdotal ou scribal, que le Nazaréen va
réagir.
II. JÉSUS
Conclusion
Rappel
Les textes des évangiles sur la prière de Jésus sont relativement peu
nombreux, mais pour qui se réfère à lui, ils méritent d’avoir du poids, et que
leur soit reconnue toute leur importance. Il y a cependant une condition
essentielle à cela: c’est d’avoir fait une expérience de la vie similaire à celle
de Jésus, puis, après avoir fait table rase de tout ce qu’on avait appris d’autre
sur la prière, partir d’elle et se mettre à prier comme lui. Si l’on ne lit pas la
réalité comme lui, ou si l’on se refuse à le faire, on va nécessairement prier
autrement que lui et passer à côté de ce qu’il voulait faire et dire. Car il ne
prie pas n’importe Qui, il ne prie pas n’importe comment, et il ne prie pas
pour n’importe quoi.
1. Pour comprendre la prière de Jésus, il suffit d’avoir en tête cinq textes.
L’expérience fondamentale de Jésus sous-tend le premier, et les autres en
découlent.
Q 11,2
Vous, priez, et comme ceci: Parent, fais-toi reconnaître, fais
venir ton Régime.
La prière de Jésus – la sienne et celle qu’il attend des autres – est fondée sur
une expérience de Dieu, qui lui a fait comprendre qu’il était très différent de
celui que lui présentait le système qui l’entourait 90. Ce dernier avait réussi à
monter une idole qui garantissait l’origine divine de son existence,
l’authenticité de ses serviteurs, la sainteté du culte qu’ils exerçaient et des
comportements qu’ils exigeaient, ainsi que le bien-fondé de l’ordre social,
politique, économique, familial et religieux qui régnait alors. Dans ce
système, la prière jouait un rôle déterminant, car elle en signifiait la
pérennité. Par elle, les gérants du sacré s’assuraient, d’un côté, que le système
recevait tout le respect qui lui était dû et que leurs privilèges ne seraient pas
mis en question. De l’autre, en exerçant bien leur fonction de priants officiels,
les gérants du sacré veillaient, en retour, à ce que le système apparaisse
comme plein de bienveillance pour les besoins et les misères des petites gens.
Le système prenait tout, d’une main, et donnait des miettes, de l’autre. Le
récit de Mc 12,41-44 est une condamnation, on s’en souvient, de ces riches
qui mettent ostensiblement de grosses sommes dans le tronc du Temple alors
qu’il ne s’agit que de vétilles pour eux, tandis que la pauvre veuve «de sa
pauvreté a donné tout ce qu’elle avait, sa vie même». Les gens de système, au
nom de Dieu, ont réussi à convaincre les pauvres de se départir à leur profit
de ce dont ils ont besoin pour vivre. Le texte précédent les décrivait bien:
«Ces gens-là vident les maisons des veuves et font semblant de faire de bien
longues prières. Oh! ce qu’elle sera terrifiante leur sentence!» (Mc 12,40).
D’un tel dieu, Jésus ne veut pas. Un tel dieu, il ne connaît pas. Un tel dieu, il
ne veut pas servir. Des serviteurs d’un tel dieu, il ne veut rien savoir, surtout
de leur prière.
2. Il lui faut donc prier lui-même parce qu’il veut que sa prière s’adresse à
l’authentique Dieu, celui qu’il appelle le «Parent». «Parent», c’est le nouveau
nom qu’il donne à Dieu. Le Dieu qui se fait connaître de la seule famille qui
soit la sienne, la famille des tout-petits, sa famille qui vit à la base de la
société, la famille pour laquelle il est sur le point d’établir son nouveau
Régime, pour remplacer le système inique que les grands, desquels il se
cache, ont mis en place. Comme Jésus veut que sa prière atteigne le vrai
Dieu, il ne peut donc pas aller voir les représentants du système, chargés du
culte officiel, pour qu’ils la dirigent vers le Parent, lui demandant de faire
rapidement arriver son Régime de sorte que soient ainsi abolies leurs
institutions, leurs fonctions, leurs privilèges, leurs richesses [«Que c’est donc
difficile pour les bien nantis d’entrer sous le régime de Dieu» (Mc 10,23)].
Pas étonnant qu’il se montre critique de leur façon de prier:
Mt 6,5
Quand vous priez, ne soyez pas comme ces comédiens qui
aiment prier debout, dans les assemblées et sur les boulevards, afin
de bien paraître aux yeux des gens.
3. Il entreprend donc de prier parce que le système ne s’adresse pas au vrai
Dieu et prie de mauvaise façon. Ce qui est vrai des scribes qui officient dans
les assemblées locales vaut également pour le culte au Temple. Le scribe, qui
a rédigé l’épisode du geste de Jésus contre le Temple, a gardé une trace de sa
critique contre cette institution en reproduisant la parole de Jérémie 7,11 sur
ce «repaire de voleurs» (Mc 11,17). Et Marc nous a conservé une tradition
très ancienne quand il rapporte la parole de Jésus sur l’espoir que la
montagne du Temple aille se jeter à la mer avec le lieu de culte qui la
surmontait. Il faut surtout faire attention aux deux «pour vous», un à la fin du
verset 23 et un autre dans la parole qui suit:
Mc 11,24
Quel que soit l’objet de votre prière ou de votre demande,
soyez confiants de le recevoir, et, pour vous, cela arrivera.
Jésus veut dire qu’il est aussi difficile de faire sortir le système de soi que de
provoquer l’engloutissement d’une montagne dans la mer. Mais, par la prière,
on peut y arriver. Le contact avec le Parent est source de grande libération, on
peut en être confiant.
4. Le système en place est cependant puissant, il étend ses ramifications
partout, il entend tout, il se méfie de tout, et il est sans pitié contre ceux qui le
menacent. L’évangile de Marc a donc gardé des traces de la réalité telle que
Jésus l’a vécue en ne rapportant, avant le récit de la Passion, que deux
épisodes au cours desquels Jésus entreprend de prier. Et, chaque fois, il
montre un Jésus qui le fait à l’écart, sans témoins, sans personne pour savoir
les demandes qu’il formulait. La prudence était de mise. Il n’est donc pas
surprenant que, dans son Sermon sur la montagne, Matthieu nous ait rapporté
cette parole dans laquelle Jésus demande aux siens de ne pas prier en public.
Mt 6,6
Toi, quand tu pries, entre dans ta remise, ferme ta porte et prie
ton Parent présent dans le secret.
S’exposer à l’ire du système est aussi dangereux pour les siens que pour lui.
5. Malgré toutes les précautions, cependant, il arrivera que la chose parvienne
aux oreilles officielles et qu’il s’ensuive de sérieux désagréments. Dans ces
cas-là, il n’y a qu’une conduite à tenir:
Q 6,28
Priez pour ceux qui vous pourchassent.
Les textes de Jésus sur la prière sont donc peu nombreux, mais ils ont
beaucoup à dire. J’ai tenu à les reprendre et à les commenter parce que leur
contenu est loin d’aller de soi. On s’imagine trop facilement que la situation
de Jésus était radicalement différente de la nôtre. Or, ce n’était pas le cas
puisque le contrôle de la prière échappe tout autant aux petites gens d’ici qu’à
ceux de son époque. Aussi, si nous voulons prier à sa suite, nous devons faire
bien attention à ce qu’il a vécu et dit.
Réflexions
Gadgets en moins, le système actuel ne diffère substantiellement en rien de
ses prédécesseurs qui ont marqué les générations précédentes depuis des
millénaires. Les dirigeants politiques sont toujours dominés par les forces
économiques, financières et commerciales qui exercent le vrai pouvoir en
faisant mine d’être au service des gens. Les différentes formes de
gouvernement se distinguent moins par le fond que par le mode d’exercice du
pouvoir, plus ou moins brutal, plus ou moins transparent, plus ou moins
souple, plus ou moins avide, plus ou moins réticent à céder la place. Dans le
temps et l’espace, seules les apparences changent. Dans nos soi-disant
démocraties occidentales, le pouvoir accepte de se faire critiquer parce qu’il
ne se sent pas menacé et qu’il est surveillé. Ailleurs, où il a les mains libres, il
montre son vrai visage et se débarrasse sans pitié des opposants. C’est
pourquoi il est moins dangereux d’annoncer le régime de Dieu ici, au centre
du pouvoir, que dans les pays en voie de développement, où il se sent plus
fragile. Ce qui est vrai de la politique, de l’économie, de la finance et du
commerce vaut également pour la religion. Les religions sont
traditionnellement le bras idéologique du pouvoir politique en place. Dans
notre histoire chrétienne, quand le pouvoir avait soif de conquête, il allait
planter le drapeau et la croix. Quand les tours de New York sont tombées, le
président états-unien a organisé une cérémonie publique très officielle, où il
était entouré des principaux chefs religieux de la Nation. Il fallait que le
monde sache que Dieu vengerait la chute de ses tours. Et les responsables
religieux ne semblent pas avoir éprouvé le moindre inconfort à se montrer
ainsi complices d’une guerre annoncée, et au service d’un Dieu vengeur. La
religion était fière que tous voient qu’elle avait bien sa place dans le système.
L’appel à vivre comme Jésus, et donc à prier comme lui, est fondé sur la prise
de conscience – laquelle est authentique révélation («je te rends grâce d’avoir
fait connaître cela aux tout-petits») – que le Parent est autre que ce que le
système en dit. C’est pourquoi ses enfants ne peuvent-ils pas confier leur
prière à personne qui lui soit asservi. Les serviteurs du système
n’accepteraient jamais de prier contre lui et, donc, contre leurs privilèges. Ils
ne peuvent concevoir que l’institution à laquelle ils ont consacré leur vie,
leurs efforts, leur temps, leurs paroles, leurs écrits ne trouve pas son
fondement, son origine et sa pérennité dans le dieu qu’ils annoncent. Ils
paniquent à la simple pensée de l’immense effort de reconstruction d’eux-
mêmes qu’exigerait la reconnaissance du Parent.
Je me permets ici d’ouvrir une parenthèse. On oublie souvent que, comme il
l’écrit en Ga 1,15-24, Paul a dû prendre quelque trois ans pour se refaire de
l’intérieur après avoir été rencontré par Jésus sur le chemin de Damas.
Comme il le dit dans les versets qui précèdent, il était très avancé sur le
chemin du judaïsme. Or, la rencontre de Jésus l’a bouleversé de fond en
comble. Ce qu’il nous faut bien comprendre, à la lecture d’un texte
semblable, c’est qu’un homme comme Paul n’a pas vécu cet événement à
notre place. Ce que son texte annonce, c’est que, si nous rencontrons
aujourd’hui le Parent de Jésus, il va nous faire voir qu’il est autre que ce que
le système dit de lui, qu’il ne se reconnaît pas dans la façon dont les officiels
le présentent, que leurs prières ne l’atteignent pas, et que, si nous voulons le
rejoindre, nous devons réapprendre à prier. Et il nous faut bien voir que, si
nous nous mettons à son écoute, si nous nous réapproprions la prière et nous
mettons en marche, ensemble, vers lui, nous allons nécessairement mettre sur
pied des institutions vis-à-vis desquelles nos descendants, marchant dans la
même lignée que nous, auront à prendre radicalement leurs distances. Il est
impossible aux humains, en marche dans l’Histoire, de mettre sur pied un
système qui corresponde à jamais à la personnalité du Parent. La continuité
de la Révélation ne se manifeste pas dans la pérennité d’une institution, mais
dans l’existence permanente d’une lignée d’hommes et de femmes qui se
situent, à la manière de Jésus, contre le système dans lequel ils et elles vivent.
Il nous faut donc reprendre la prière à notre compte, nous plonger dans le
secret de nos existences et redécouvrir pour nous, personnellement, ce que
prier veut dire. Ensuite, nous pourrons partager notre prière avec les autres
qui auront, eux et elles aussi, rencontré le Parent. Mais ce sera une prière de
catacombes, parce qu’elle sera nécessairement dangereuse et menaçante pour
le système. Une prière souffrante aussi, parce que coupée d’un système que
nous aurons respecté et de frères et de sœurs que nous aurons aimés. C’est
que, le Parent une fois rencontré, il n’est plus possible de partager la prière
d’un système qui prie un autre dieu avec d’autres intentions dans l’espoir
d’assurer sa permanence et en espérant trouver des recrues qui le rendront
encore plus attrayant.
Jésus n’a donc pas prié n’importe comment, en direction de n’importe Qui, ni
pour n’importe quoi. Il s’est entouré de partisans dont un certain nombre,
après sa mort, ont cru en lui et ont provoqué le rassemblement de groupes de
croyants. Chacun de ses groupes a vécu dans un système différent de celui de
Jésus. Différent du fait que quelques décennies s’étaient écoulées depuis sa
mort, que les temps avaient changé, et, aussi, parce que les croyants eux-
mêmes avaient installé la nouvelle réalité de leur foi dans l’Histoire.
Comment se situaient-ils par rapport à la prière de Jésus ? Comment
comprenaient-ils la prière ? Vivaient-ils vraiment dans la ligne de Jésus ?
Dans les chapitres qui suivent, je considérerai les grandes traditions
évangéliques dans l’ordre chronologique de leur parution: la source Q,
d’abord, puis les évangiles de Marc, de Matthieu et de Luc. Ici, il importe de
dire un mot sur l’évangile de Jean. Il est remarquable qu’aucun des deux
mots de la racine grecque utilisée dans le Nouveau Testament pour signifier
la prière (proseuch-) ne se retrouve dans cet évangile 91. Il n’y est donc
jamais dit de Jésus qu’il prie. On y trouve pourtant des exemples de ce que
nous considérons d’ordinaire comme une prière. Voici, par exemple, un texte
parallèle à celui des évangiles synoptiques sur la prière de Jésus à
Gethsémani:
Jn 12,27
«Maintenant, ma vie est perturbée. Je ne sais plus si je dois
dire: Parent, libère-moi de cette heure, car c’est précisément en vue
de cette heure que je suis là.
28
Oh! Parent, fais resplendir ta propre renommée.» Sur ce, une Voix
se fait entendre du ciel:
«Je l’ai déjà fait resplendir, et je le ferai encore.»
Pour le lecteur ou la lectrice d’aujourd’hui, il est évident qu’aux versets 27-
28a, Jésus prononce une prière. Mais Jean se refuse systématiquement à
utiliser le mot, sans doute parce qu’il y voit une note de ritualité et
d’officialité qui lui répugne. C’est pour cela que, par exemple, bien qu’il
connaisse le rite de la Cène (Jn 6), il ne le rapporte pas, tout en en
communiquant le sens dans le geste du lavement des pieds (Jn 13,1-17). Le
Jésus qu’il présente dans son évangile est trop opposé aux hommes de
système pour qu’il puisse lui attribuer l’exercice d’une de leurs fonctions, soit
celle de prier. En cette matière, comme dans bien d’autres, Jean se distingue
des synoptiques 92. Et comme il se refuse à faire «prier» Jésus et ses
partisans, je respecterai son silence.
III. LA SOURCE Q
Prier le Parent
La mission
Dans la Source, la seconde mention de la prière survient dans la partie
centrale du document qui porte sur la vie des partisans de Jésus. Dans la
première section (Q 9,57-10,16), ceux-ci sont interpellés à entreprendre la
mission qui leur est proposée. Ce n’est pas le temps de tergiverser sous
quelque prétexte que ce soit. «Suis-moi et laisse les morts enterrer leurs
morts», Jésus répond-il à quelqu’un qui voudrait d’abord enterrer son père (Q
9,60). C’est le temps de partir «comme des agneaux chez les loups» (Q 10,3),
en voyageant léger, en posant les gestes qu’il faut pour nourrir l’espoir [«Le
régime de Dieu vient de se rapprocher de vous» (Q 10,9)] sans perdre de
temps. Quand leurs interlocuteurs ne veulent rien entendre, qu’ils les laissent
là et s’en aillent ailleurs, ils ont fait le travail que le Parent attendait d’eux. Le
reste n’est pas de leur ressort (Q 10,12-15). Leur tâche est de desserrer l’étau
du système sur les gens. Mais s’ils lui sont trop attachés, à en être malades, il
n’y a rien d’autre à faire qu’à les laisser à leur esclavage et aller ailleurs.
Le texte de la Source utilise de vieilles traditions, peut-être même ancrées
dans l’envoi en mission des partisans de Jésus. Mais il vaut également pour
les sédentaires que le document a en vue. Certes, ceux-ci n’ont pas à se
déplacer de village en village, envoyés «comme des agneaux chez les loups»
(Q 10,3). Mais ils ont eux aussi la tâche de veiller sur les pauvres et de leur
partager le pain, ce qui les habilite à prier.
La prière
La deuxième des trois sections que comprend cette partie (Q 10,21-11,13)
porte sur la prière. Elle est située précisément en son centre, et donc au centre
de la Source elle-même qui comprend trois parties. Conformément à leur
façon d’écrire, les rédacteurs du document ont délibérément disposé les textes
ainsi pour signifier la grande importance qu’ils attribuaient à la prière. C’est
d’autant plus remarquable qu’à l’intérieur de cette section centrale, le Notre
Père (Q 11,2-4) est soigneusement encadré par deux sous-sections de
longueur semblable (Q 10,21-24 et 11,9-13), de sorte que l’on peut dire qu’il
est le cœur littéraire de la Source.
Il faut aussi noter le fait que les auteurs ont tenu à placer leur section centrale
sur la prière dans le même contexte que celui de la prière pour les
persécuteurs, soit celui d’une réflexion sur le sens de la mission. Auparavant,
avoir rempli la tâche de choyer les pauvres avait provoqué le ressentiment des
serviteurs du système qui pourchassaient les partisans de Jésus. Réflexion
faite, il fallait prier pour eux. Ici, le refus quasiment généralisé de croire que
Dieu puisse vouloir renverser le système pour instaurer un nouveau Régime
provoque une certaine crise. La réflexion est de mise. Tout cela est-il bien
vrai ? La réponse de la Source à cette question – qui est celle de la foi elle-
même – tient dans la prière.
La section sur la prière commence par une introduction au Notre Père en
deux morceaux. Si je comprends bien les choses, le premier – en particulier le
verset 21 – est peut-être le plus important de tout le Nouveau Testament,
l’objet même de la foi, la clé de lecture de l’ensemble de la réalité humaine et
cosmique qui nous entoure:
Q 10,21
Parent, Seigneur du ciel et de la terre, dit-il alors, je te suis
reconnaissant d’avoir caché ces choses aux savants et aux grands
esprits, et de les avoir dévoilées aux tout-petits. Oui, Parent, je te
suis reconnaissant d’avoir bien voulu que ce soit le cas.
22
Mon Parent m’a tout confié, et seul le Parent connaît le fils, tout
comme seul le fils connaît le Parent, de même que celui à qui le fils
veut bien le dévoiler.
Le verset 21 est manifestement le fruit d’un sérieux discernement,
l’aboutissement d’un processus de réflexion, dont le contenu portait sur
l’activité de Jésus et ses résultats. Certes, nous ne saurons jamais ce
qu’étaient «ces choses» dont Jésus a parlé, et nous n’aurons jamais accès à
l’expérience de Dieu que Jésus a faite. Cela dit, le texte nous transmet quand
même une donnée essentielle exprimée dans le mode tranché cher aux
langues sémitiques. Il nous faut d’abord reconnaître que la parole ne reçoit
pas le nom de prière, la Source ne disant jamais de Jésus qu’il priait. Celui-ci
s’adresse au Créateur de tout – «ciel et terre» désignant l’ensemble de la
réalité humaine et cosmique –, un Créateur désigné par le terme «Seigneur»,
pour dire qu’il est responsable de ce qu’il a fait, et qu’il est le dynamisme
fondamental à l’œuvre dans son devenir. Jésus parle donc de la Réalité
transcendante à l’origine de tout et responsable du maintien de tout dans
l’existence et le devenir. Et à ce Dieu, il donne le nouveau nom de «Parent»
(Père). Son Dieu n’est plus Yhwh, tel que le proclamait le clergé, grand prêtre
en tête, au temple de Jérusalem, mais le Parent qui a déserté son ancienne
demeure. La Source le dit plus loin en toutes lettres:
Q 13,34
Jérusalem, Jérusalem, toi qui assassines les contestataires et
lapides les envoyés! J’ai si souvent cherché à rassembler tes enfants,
comme une mère qui prend ses oisillons sous ses ailes. Mais vous
n’avez pas voulu.
35
Eh bien! elle vous est abandonnée, votre Maison.
Jérusalem a refusé d’écouter la Voix qui l’interpellait depuis les origines, son
Temple n’est plus qu’une coquille vide. Elle peut en faire ce qu’elle veut, y
faire ce qu’elle veut… Jésus déclare donc qu’il est au service du Dieu des
prophètes («contestataires») et autres serviteurs qui en ont esquissé les traits
dans le passé, et que le système actuel refuse d’écouter. Mais ce Dieu est
tellement différent de celui que le système présente qu’il a besoin d’être
appelé d’un autre nom. Jésus a donc choisi de le nommer «Parent», parce
qu’il le voit à l’origine d’une nouvelle famille. Le premier mot de la prière de
Jésus, le même évidemment que le premier mot de la prière qu’il demande
aux siens de prononcer, est donc typique de la radicalité avec laquelle il lit la
réalité.
La suite de la prière de Jésus est formulée au passé. Il remercie le Parent
«d’avoir caché ces choses aux savants et aux grands esprits, et de les avoir
dévoilées aux tout-petits». Sa prière est donc le fruit d’une peut-être longue
réflexion sur les résultats de son agir. Il aurait pu être découragé devant son
échec assez prononcé. Toutes les élites de son peuple se sont détournées de
lui. Sa famille, son village même, avaient honte de lui. Beaucoup de petites
gens, au bénéfice de qui le Parent allait instaurer son Régime, cherchaient
volontiers à profiter de son pouvoir de guérison, mais craignaient beaucoup
trop le système pour s’engager avec lui. Même ses plus proches partisans,
comme Marc nous le fera voir, ne lui ont accordé qu’un bien timide et fragile
appui. Tout cela l’a sans doute ébranlé, mais sans avoir raison de sa
détermination. Il ne pouvait que remercier la Vie d’avoir, d’un côté, ancré le
système dans son refus farouche de voir clair, et, de l’autre, d’avoir permis à
de petites gens, écrasés par lui, de manifester une étonnante liberté. Comme
le lui fait dire l’évangéliste Jean, qui a de profondes parentés avec la Source:
Jn 9,39
Moi, je suis venu dans ce monde pour qu’il se passe un
jugement, en fait pour que les non-voyants voient et que les voyants
deviennent aveugles.
Comment ne pas être rempli de reconnaissance quand on a été touché au
cœur par l’Intelligence et la Liberté, l’essence même de la Réalité ultime ?
La parole de Q 10,21 exprime donc l’essentiel de l’expérience de Dieu faite
par Jésus, l’origine de sa lecture de l’existence et le critère à partir duquel il
se situe par rapport au système qui a cours dans son environnement. Les
grands ne comprendront jamais rien, parce qu’ils n’ont pas la liberté de le
faire. Le système ne changera jamais, parce qu’il est accroché à ses
privilèges. Le Sens de tout ne se rencontre pas au sommet, mais à la base de
la pyramide, là où survivent les victimes du système. Choyés sont celles et
ceux qui voient ainsi les choses et en vivent, bien qu’ils provoqueront autour
d’eux de grandes tensions dont ils risquent d’être un jour les victimes.
Tout juste avant de formuler le Notre Père, la Source a placé les deux versets
suivants, indiquant par là qu’elle partage la vision de Jésus:
Q 10,23
Choyés, les yeux qui voient ce que vous voyez.
24
Je vous le dis, que de contestataires et de gouvernants ont désiré
voir ce que vous voyez, mais ne l’ont pas vu, entendre ce que vous
entendez, mais ne l’ont pas entendu.
À son avis, bon nombre de rois, qui ont jadis géré de leur mieux la vie des
enfants d’Israël, ou de prophètes, qui ont poussé ces gouvernants à s’aligner
davantage sur la voie tracée par Yhwh, auraient voulu être témoins des gestes
et des paroles de Jésus. Mais ils n’ont malheureusement pas pu connaître
cette vie unique, dont il importe maintenant d’écouter l’interpellation.
C’est précisément après avoir rapporté la vision que Jésus avait du Parent, et
déclaré qu’elle partageait les orientations que celui-ci en avait tirées, que la
Source rapporte le Notre Père. Pas avant, cependant, de l’avoir présenté
comme une directive émanant de Jésus:
Q 11,2
Vous, priez, et comme ceci […]
Si Dieu est bien le Parent, avec la vision tranchée des choses pour laquelle
Jésus a proclamé sa reconnaissance, il est évident que les partisans et les
petites gens, à qui le Jésus de la Source s’adresse, ne pourront dénicher aucun
officiel qui daignera prier pour eux. Il scierait la branche sur laquelle il est
assis. Il est inconcevable d’aller trouver un homme de système, de qui le
Parent s’est caché et dont on ne reconnaît donc plus l’autorité, pour que soit
dirigée une prière vers un Dieu qu’il ignore, lui demandant de faire arriver un
Régime qui abolirait le système auquel il a consacré son existence. Même
Jésus, durant sa vie, n’a jamais voulu accéder à aucune fonction officielle,
pas même celle de faire connaître les besoins des autres à son Parent de Là-
haut. Et les scribes qui ont rédigé la Source ne se sont pas attribué une telle
autorité dans leur document. Il n’y avait donc qu’une solution au problème de
la prière: que les gens atteints par l’interpellation de Jésus entreprennent eux-
mêmes de prier. Au centre de la Source, on trouve donc une façon de faire
conforme à la mentalité de Jésus. Il faut préciser ici que le Notre Père est plus
une série de suggestions qu’une formule. En effet, il aurait été tout à fait
contraire à la manière de Jésus que d’inventer une façon stéréotypée de prier.
Il priait au jour le jour, espérant que le régime de Dieu serait instauré dans les
vingt-quatre heures. Il ne visait pas à remplacer le système en place par un
autre ni à créer des formules qui se transmettraient de génération en
génération.
Le Notre Père de la source Q devait ressembler à ceci 98:
Q 11,2
Parent,
fais-toi reconnaître,
fais venir ton Régime,
3
notre pain pour tenir jusqu’à demain,
donne-le-nous aujourd’hui,
4
remets-nous nos dettes, car nous aussi
avons remis celles de nos débiteurs,
et ne nous fais pas passer de test.
Les trois premières lignes précisent à qui la prière s’adresse et ce que l’on
attend de lui. Dieu est le Parent qui s’est caché des grands et fait connaître
des tout-petits; il est celui que le système a défiguré. C’est pourquoi les
partisans de Jésus, qui ne peuvent compter sur les officiels pour le faire,
prennent sur eux de s’adresser à lui, lui demandant de justifier leur démarche
en montrant qu’il est bien tel qu’ils le présentent. Leur prière fondamentale
est qu’il établisse au plus tôt son Régime, lequel mettra le point final au
système en place.
La suite se présente comme une prière d’entre-deux, entre la venue du régime
de Dieu et l’aujourd’hui de la prière, un temps dans lequel il faut bien vivre.
Le levier de la prière équivaut à l’ancienne pratique de l’alliance ou
engagement réciproque. En effet, le Parent a pris l’initiative de s’engager
envers eux en se faisant connaître d’eux. En retour, ils se sont engagés à vivre
en conformité avec les lignes de force de sa personnalité. L’initiative du
Parent conduit donc à un agir réciproque, qui donne à ses enfants qui
l’écoutent un air de famille. Eux agissent en fonction de la personnalité du
Parent, ce qui, en retour, doit l’amener à prendre la relève. Le Notre Père
illustre cet aller-retour par trois exemples.
Q 11,3
Notre pain pour tenir jusqu’à demain, donne-le-nous
aujourd’hui.
À son appel («Choyés, les pauvres […]»), ils ont partagé le peu de nourriture
qu’ils avaient avec les tout-petits dont il est le Parent; c’est donc à lui
d’intervenir, maintenant. Il lui faut en interpeller d’autres qui leur donneront
assez de pain pour pouvoir tenir jusqu’au lendemain (qui sera peut-être le
jour où il aura décidé d’établir son Régime…). Prière de pauvres gens qui
prennent soin les uns des autres, prière qui se prononce un jour à la fois 99.
Le deuxième exemple porte sur les dettes:
Q 11,4a
Remets-nous nos dettes, car nous aussi avons remis celles de
nos débiteurs.
La vie en fonction du régime de Dieu exige que la libération du système que
l’on a effectuée dans sa tête, à la suite de la révélation du Parent, prenne effet
dans l’existence. Les enfants du Parent se sont donc effectivement remis les
dettes qu’ils avaient les uns envers les autres, se démarquant ainsi des façons
de faire du système envers eux. Il ne fallait pas qu’ils s’oppriment les uns les
autres comme les grands se comportaient à leur égard. Mais ils étaient quand
même écrasés sous les dettes; aussi fallait-il que le Parent établisse au plus tôt
son Régime, qui allait signifier l’abolition de leurs principales dettes et le
début d’une nouvelle vie. Prière de petites gens dont la principale
préoccupation est la survie 100.
Le troisième et dernier exemple traite des épreuves de l’existence en général:
Q 11,4b
Et ne nous fais pas passer de test.
La vie est dure. Ces petites gens se la sont certes allégée en se libérant
intérieurement du système qui pesait sur eux et en cherchant à être bons les
uns pour les autres. Mais les sujets d’inquiétude et de tracas ne manquent pas.
Les auteurs de la Source le savent bien, aussi ont-ils rapporté cette fameuse
parole:
Q 12,22b
Ne vous tracassez pas à propos de la nourriture à trouver pour
vivre, ni du vêtement pour votre corps.
31
Mettez-vous à la recherche de son Régime, et tout cela vous sera
accordé en prime.
Le Notre Père se termine donc comme il a commencé, par une demande, ici
implicite, que le Parent établisse son Régime au plus tôt. Et il y a là une
certaine note d’impatience, sinon de scandale: comment le Parent, paraît-il si
proche des petites gens, peut-il autant tarder à leur venir en aide ? Pourquoi
ce silence prolongé, cette indifférence au moins apparente ? Il ne faudrait pas
qu’après avoir poussé ses enfants à s’approprier la prière, il omette de
l’écouter…
La pratique
Le Notre Père est introduit par une prière de Jésus dans laquelle il remercie le
Parent qui l’a interpellé à agir comme il l’a fait (Q 10,21-24), et il se conclut
par un regard sur le genre de pratique apte à soutenir la prière de ses partisans
à leur Parent (Q 11,9-13):
Q 11,9
Je vous le dis,
demandez et l’on vous donnera,
cherchez et vous trouverez,
frappez et l’on vous ouvrira.
10
Car qui demande reçoit,
qui cherche trouve,
et à qui frappe on ouvre.
Cette parole n’est pas une nouvelle invitation à prier, mais une interpellation
à avoir une pratique qui rende la prière possible et qui permette d’espérer en
voir les fruits. La parole du verset 9 s’appuie sur l’expérience du verset 10.
Dans la vie courante, ordinaire, à la base de la société, même au niveau des
derniers des derniers, obligés de mendier pour vivre, même là, en règle
générale, on rencontre quelqu’un qui écoute une demande, on trouve ce que
l’on cherche, on se fait ouvrir après avoir frappé. D’ordinaire, les gens sont
bons. Certes, il y a des rapaces; il se rencontre du monde dur, ça peut prendre
du temps, ça peut être humiliant de demander et de faire face à des regards
vides ou fuyants, mais on finit par trouver de quoi vivre. La parole du verset
9 s’appuie sur cette expérience et formule une conduite à tenir: la prière n’est
pas un succédané à l’agir, ni pour les petites gens, ni pour les plus fortunés.
L’interpellation s’adresse cependant, d’abord et avant tout, aux personnes
dans le besoin, les invitant à faire tout ce qu’elles peuvent pour y répondre.
Leur agir est la condition de leur prière. Il ne sert à rien de prier si l’on n’a
pas d’abord fait tout ce que l’on pouvait pour se sortir de sa misère ou de sa
pauvreté. Et d’avoir déjà trouvé une réponse humaine, fraternelle, à ses
besoins est la condition même de l’espérance dans la future intervention
positive de leur Parent. La parole finale le dit bien:
Q 11,13
Vous qui n’êtes pas tellement bons, vous savez pourtant
donner de bonnes choses à vos enfants. Que dire alors de ce que
votre Parent des cieux saura donner de bon à ceux qui lui adressent
leurs demandes ?
D’avoir déjà éprouvé la bonté des parents pour leurs enfants, de mes parents
pour moi, est essentiel à mon espoir que le Parent soit un jour bon pour moi.
Sinon je n’aurai jamais l’idée de prier ou l’idée même de la prière me rendra
au mieux sceptique, au pire agressif. Le Notre Père de la Source se prie dans
un milieu de vie où de pauvres gens sont bons les uns pour les autres,
prennent soin les uns des autres, se donnent une autre image de la vie que
celle véhiculée par le système qui les entoure et se sentent allégés, soulevés, à
la pensée que la seule Réalité qui compte vraiment les a choisis comme sa
propre famille.
Par contre, le Notre Père de la Source n’est pas sans poser le problème de la
relation des plus fortunés avec lui. En effet, cette prière n’a pas été composée
pour les riches, qui ont monté un système qui ne veut rien savoir du régime
de Dieu. Il arrive pourtant que des gens à l’aise répondent favorablement à la
révélation de la personnalité du Parent. La source Q ne parle pas d’eux dans
les textes sur la prière qui nous ont occupés jusqu’ici, tout en ayant
implicitement quelque chose à leur dire. D’abord, ils ont à prendre tous les
moyens disponibles, et à leur mesure, pour rendre la prière des petites gens
possible. Ils se doivent d’accueillir ceux qui leur adressent leurs demandes,
les aider à trouver ce qu’ils cherchent et leur ouvrir leur porte. Ce qui rappelle
le texte déjà rencontré:
Q 6,30
À qui te demande, donne.
À qui te fait un emprunt, ne réclame rien.
C’est dit sans nuances. C’est le chemin illimité de l’évangile, réfractaire aux
mises en lois. Les pauvres gens pourront prier avec espoir s’ils rencontrent
des gens qui relativisent les impératifs du système et leur viennent en aide. La
Source ne demande pas de prier pour les pauvres, mais de leur rendre la
prière possible. Dans sa logique, une prière qui ne s’appuie pas sur l’agir n’a
aucun sens. Une dernière chose, le Notre Père de la Source, je le répète, est la
prière des pauvres. La moindre des choses, pour les gens plus à l’aise, est de
la leur laisser et ne de pas leur voler le peu qu’ils ont. Il nous faut donc la
recevoir dans sa rugosité, lui conservant les partis pris du Parent 101.
Conclusion
1. La Source a été rédigée par des scribes qui croyaient en Jésus. Pour eux, il
était cet «Humain» (fils de l’homme), qui, au dernier jour, sera chargé
d’évaluer le poids de toute vie humaine. Et il le fera, évidemment, en fonction
de ses prises de position au cours de l’Histoire. Voilà pourquoi tenir compte
de ses paroles avait tellement d’importance. D’un côté, la Source se devait
d’être créative, puisque sa tâche consistait à adapter les directions de vie
tracées par Jésus à une communauté de partisans vivant sous d’autres
conditions que les siennes. Mais, d’un autre côté, elle cherchait à en rester le
plus proche possible, puisque l’évaluation finale des siens dépendait de leur
fidélité à prendre ses paroles pour guides. Dans le cas de la prière, le contenu
des traditions rapportées par la Source oblige à les interpréter dans un sens
qui les situe en ligne directe avec Jésus.
2. L’importance que la Source donne à la prière est remarquable. Placé
exactement en son centre, le Notre Père est comme la clef d’interprétation
fondamentale du document. Il rend compte de l’origine de la vie qui anime la
communauté: celle-ci, à l’écoute de la parole de Jésus, est née d’une prise de
conscience commune, de la reconnaissance d’avoir été rassemblée en vertu
d’une décision du Parent de les choisir pour leur révéler sa personnalité
propre. Le Créateur s’est fait connaître d’eux, à la suite de Jésus, parce qu’il
rejette le système que les grands ont mis en place pour gérer l’humanité – et
la Nature – à leur profit, et qu’il veut leur rendre l’espoir possible en
attendant l’instauration de son propre Régime en leur faveur. Le Notre Père
exprime leur conviction que leur rassemblement vient du Parent, que leur
entraide est motivée par lui, tout en étant promesse de sa future intervention.
Tout ce qu’ils vivent s’explique par la personnalité du Parent, telle que Jésus
l’a révélée et telle qu’il la confirmera quand, au dernier jour, il se prononcera
sur le Sens de tout, de tous et de chacune ou de chacun.
3. La prière de la Source, bien sûr, prend la forme de demandes. Elle est
totalement demande, peut-être avec une nuance de reconnaissance provenant
de la propre prière de Jésus. Mais elle est beaucoup plus qu’une simple série
de demandes plus ou moins épisodiques, formulées par les partisans de Jésus.
Elle exprime les fruits de leur réflexion quotidienne sur l’orientation qu’ils
ont à donner à leur vie et les choix de tous ordres qu’ils ont à faire. Comme
tous les humains de tous les temps, tout ce qui leur arrive est teinté de
politique, de social, d’économie, de religion, de familial, etc. L’organisation
de la société les affecte à tous les instants, et ils ont à réagir à tout moment.
Le besoin de discerner, de réfléchir est constant. Et chaque décision a un
impact sur la suite des choses.
Dans le Notre Père, le mot le plus significatif est donc «Parent», parce que
son contenu a de l’influence sur le quotidien de la vie. Dans la prière de la
Source, il provoque une série de demandes parce que la prière est celle de
pauvres gens, qui sont à bout de souffle et dont la préoccupation constante est
la survie. Mais réflexion et discernement, à partir de la personnalité du
Parent, sont le moment essentiel de la prière.
4. Selon la Source, la prière est fondée sur la pratique. La suite de Jésus n’est
pas appel à formuler un discours cohérent sur Dieu ou à fonder une
organisation chargée de réunir les humains en son nom, mais à s’engager sur
un chemin qui permette à celles et ceux qui le suivent de devenir
d’authentiques êtres humains. Sur ce chemin, les gens se rencontrent,
s’entraident, partagent, marchent à leur propre rythme, en s’orientant dans la
même direction, et en se donnant ainsi la possibilité d’espérer en l’avenir. Je
peux croire que je suis fondamentalement aimable parce que j’ai été aimé par
quelqu’une ou quelques-uns. Je peux espérer qu’on me viendra en aide quand
je serai menacé de sombrer dans le néant parce que j’ai déjà reçu de l’aide
quand j’ai été dans le besoin. Je prie parce que la vie a déjà répondu à mes
prières; je réponds à qui m’en prie parce que je suis responsable de sa prière.
La prière qui ne s’appuie pas sur un engagement à la suite de Jésus n’a rien à
voir avec la façon dont la Source la conçoit.
5. La prière selon la Source est une activité largement humaine et non
étroitement religieuse. L’athée d’aujourd’hui qui, tout en se voyant incapable
de croire en l’existence d’un Dieu personnel, partage néanmoins pour le fond
les choix de Jésus, se doit de «prier». Il ne s’agit pas pour lui, bien sûr,
d’invoquer une divinité à laquelle il ne croit pas. Mais, chose tout à fait
normale et naturelle, il lui faut creuser ses convictions, rencontrer son
humanité au plus profond de lui, se libérer de tous les systèmes qui lui font
mal, y compris le religieux, en vue d’avancer lucidement vers l’avenir. Sans
cette prière, profondément humaine, qui devrait réunir athées, agnostiques ou
croyants, le risque est grand de sombrer dans l’idéologie ou de perdre son
chemin. La Source, on s’en souvient, a dit:
Q 6,46
Pourquoi me lancer des «seigneur! seigneur!», au lieu de faire
ce que je dis ?
On pourrait retourner la parole: Pourquoi devriez-vous me lancer des
«seigneur! seigneur!», si vous faites ce que je dis ? Si nous lisons la réalité
avec les yeux de la Source, l’athée qui vit comme Jésus est son partisan, ce
que n’est pas le priant qui a choisi de vivre autrement tout en se réclamant de
lui.
6. Le Notre Père se termine sur le scandale de l’existence du Mal. L’Empire
sait se payer une foule innombrable de chantres, appuyés par une
quincaillerie militaire et policière impressionnante, pour démontrer qu’il a
raison. Il a ses hommes de main – ou ses drones – pour éliminer ses
adversaires. Il agresse, menace, opprime, tue, avec la bénédiction du dieu
dont il a monté l’idole. Or, le Dieu vivant est toujours silencieux, absent,
inactif, ailleurs, en retard. Et il laisse l’idole avoir raison de lui. Il en a
toujours été ainsi. Un immense scandale. La Source ne s’est pas attelée à
l’impossible tâche de le lever, elle a pris un autre chemin. Elle a décidé
qu’elle manifesterait les choix du Parent absent, qu’elle parlerait pour lui,
qu’elle agirait en son nom, qu’elle serait fidèle à son engagement à son égard
jusqu’à le forcer, pour ainsi dire, à respecter bientôt le sien. Mais sa prière se
termine sur une certaine note de scandale, d’incompréhension, d’impatience.
Le test a déjà trop duré. C’est que la foi ne peut se dire que sur un fond de
doute, la prière ne se prononcer que sur un fond d’incertitude. Même le Notre
Père n’y échappe pas.
IV. L’ÉVANGILE SELON MARC
Conclusion
1. En Marc, la prière n’a pas la place centrale que la Source lui accorde. Peut-
être est-ce parce que, selon l’évangéliste, Jésus était d’abord et avant tout un
homme qui laissait parler ses gestes. Comme les traditions sur la prière dont
il disposait étaient peu nombreuses et ne lui permettaient pas d’avoir accès à
son contenu, il n’en a pas fait un thème important de son œuvre. Cependant,
le portrait qu’il nous trace du Jésus priant mérite qu’on en tienne compte. Les
contemporains de Jésus ne le considéraient pas comme un spécialiste à qui
aller confier ses intentions de prière. Il était un marginal de la prière, un
homme qui a dû s’arroger cette activité parce qu’il ne pouvait compter sur
personne d’autre pour le faire à sa place, mais qui n’a pas voulu en faire une
fonction. Pour reconnaître la valeur de sa prière, il fallait, comme lui, avoir
pris ses distances par rapport au système en place, l’avoir écouté, et donc
entrepris de faire comme lui. Sa prière le mettait cependant dans une situation
inconfortable. D’ordinaire, il n’était pas homme à reculer devant la
controverse, il aurait donc pu décider de prier ouvertement, quitte à
indisposer les scribes à l’affût de ses moindres gestes. Mais, pour lui, la
prière était sans doute chose trop intime pour qu’il mette son intériorité en
spectacle et donne prise à l’accusation qu’il lançait aux scribes de prier pour
la galerie. Il semble donc avoir prié à quelques reprises, en privé, loin des
yeux et des regards, même de ses plus proches partisans. Au fond, tout
simplement, peut-être était-il en constant état de discernement, sans avoir
appris de sa tradition à donner à cette façon de vivre le nom de prière. Et ce
n’est qu’en quelques occasions qu’il a senti le besoin de faire connaître ses
besoins à Abba, de sorte qu’il a entrepris de s’adresser personnellement à lui.
Nous sommes redevables à Marc de nous forcer à rajuster l’image que nous
sommes portés à nous faire de Jésus.
2. Marc présente les deux moments au cours desquels Jésus a prié, en les
situant dans le continu d’une vie. La première fois, après avoir décidé d’agir
en fonction du régime de Dieu, et donc de desserrer l’étau du système qui
étouffe les gens et les rend malades, il prie là-dessus, et le voilà en opposition
avec les officiels qui décident de sa mort. La seconde fois, après avoir envoyé
ses partisans rencontrer la misère de leur peuple sans pasteur et les avoir
incités à faire comme lui, il se rend compte de leur refus de s’engager; il
s’isole pour prier là-dessus, et le voilà qui travaille, sans grand succès, à leur
formation.
Marc n’a pas eu accès, comme l’avait eu la Source avant lui, à des traditions
qui lui rapportaient le contenu de la prière de Jésus. Mais il le regarde faire
dans les textes dont il dispose et il en tire des informations sur sa façon de
prier. Tout repose sur l’espérance de l’instauration du régime de Dieu destiné
à remplacer le système en place qui écrase les gens. Or, une espérance trace
la ligne d’un agir orienté vers son accomplissement. Elle pousse donc à
s’engager dans la direction qu’elle indique. Et la prière se situe précisément
entre deux agirs. C’est un moment de discernement, d’analyse, de réflexion,
sur la pertinence du premier agir, sur l’exactitude de son orientation par
rapport au régime de Dieu, sur son effet sur ceux qui en ont bénéficié, sur les
réactions des serviteurs du système, sur soi-même. Tout cela en vue de mieux
s’aligner sur l’objectif et de préciser la ligne du prochain agir.
Dans l’évangile de Marc, la prière de Jésus, comme celle de ses partisans, se
fait toujours dans un contexte tendu. C’est que, les petites gens, tout en étant
reconnaissants qu’on leur fasse du bien, sont trop écrasés par le système pour
avoir la force de s’engager dans la ligne du régime de Dieu. Et le système, de
son côté, est trop attaché à sa survie et à ses privilèges pour accepter qu’on le
menace par le fond. La prière se fait donc toujours sur un arrière-plan de crise
et de tension.
Après les controverses qui ont suivi sa première prière, Jésus est condamné à
mort. Après la seconde, il se rend compte que ses partisans sont
complètement sourds et aveugles, et, malgré tous les efforts qu’il mettra à les
convaincre, il n’aura ultimement gagné qu’un seul authentique partisan, l’ex-
aveugle Bartimée. À ses dernières heures, il aura beau prier une dernière fois
à Gethsémani, il mourra abandonné de tous les siens, sinon de Dieu lui-
même. Marc ne glorifie en rien la prière, il en montre les effets plus ou moins
pénibles dans le quotidien de l’existence, dont l’aboutissement ultime est un
sort semblable à celui de Jésus. C’est pourquoi il ose lui faire dire à ses
partisans sourds et aveugles:
Mc 8,34
Quelqu’un veut me suivre ? Il lui faut s’oublier et se charger
de sa croix. C’est cela, me suivre.
35
Et pour sauver sa vie, il faut accepter de la perdre. Perdre sa vie
pour ma cause et celle de l’annonce de bonheur, c’est la sauver.
Selon Marc, l’existence à la suite de Jésus est nécessairement perturbée, et la
prière est une activité profondément subversive. C’est pourquoi il nous
montre un Jésus qui prie en s’isolant des autres, loin du système et de ses
pressions. Ce qu’il nous fait comprendre de la prière de Jésus, c’est que ce
n’est pas un type d’activité que l’on peut organiser et baliser par des règles
cultuelles bien réglées, consignées dans des codes soignés et qui se produit
dans des endroits connus, célèbres ou officiels. C’est une prière de
catacombes.
3. S’il n’a pas placé, comme l’avait fait la Source avant lui, ce que Jésus avait
à dire de la prière au centre de son œuvre, Marc lui a quand même accordé
une place de choix, tout de suite après son dernier geste, celui qui allait
provoquer son arrestation et sa mise à mort. Dans cet évangile, l’agir de Jésus
contre le Temple est le point vers lequel s’orientait son existence, sa
manifestation ultime du non-sens de cette institution, la révélation du
déplaisir profond de Abba quant au lieu où s’exprimait tout le pouvoir du
système. Or, Jésus attend des siens qu’ils se soient assez libérés de l’emprise
puissante de cette institution sur eux pour espérer, dans la prière, qu’elle aille
se jeter dans la mer. C’est une prière qui se situe dans la foulée du geste de
Jésus, qui suppose une libération en partie effectuée, et qui en annonce une
autre, beaucoup plus radicale, au cours de laquelle le système, sec jusqu’à la
racine, sera aboli. La prière à la suite de Jésus est une activité profondément
subversive parce qu’elle suppose que rien du système ne survivra et qu’il est
inconcevable qu’il puisse accepter de se transformer dans la ligne du régime
de Dieu. Il n’y a plus rien à attendre de lui:
Mc 2,21
Personne ne rapièce un vieux vêtement avec un morceau de
tissu qui n’a pas rétréci. La pièce neuve rajoutée tirerait sur le vieux
vêtement, et la déchirure serait pire.
22
Ou encore, personne ne verse du vin nouveau dans de vieilles
outres. Le vin éclaterait les outres, et le vin serait perdu tout comme
les outres.
Pour avoir placé la prière attendue des partisans de Jésus dans le contexte du
geste contre le Temple, Marc fait voir qu’il en a bien compris l’importance et
la difficulté. En effet, il est très difficile de reconnaître la faillite du système
dans lequel on vit. On est toujours porté à se dire qu’il est perfectible, qu’il
peut changer, qu’un nouveau gouvernement va s’aligner sur les besoins des
gens et s’atteler à sauver la planète, que le monde économique et financier
n’est pas condamné à être rapace à jamais, qu’un bon pape va réussir à
aligner l’Église sur l’évangile.
Le Jésus de Marc voit les choses tout autrement. Le Temple – symbole de
tous les établissements du même acabit qui naîtront dans l’Histoire – ne
changera jamais, ni le gouvernement, ni l’économie, ni la finance, ni le
commerce, ni la police, ni l’armée, ni rien des institutions avec lesquelles les
humains encadrent leur vie. La prière est fondée sur la prise de conscience,
née de l’activité de la Voix d’Abba en soi, qu’il en sera toujours ainsi avant
l’installation du régime de Dieu. Et le rôle de la prière est justement de rendre
cette conviction supportable et de mener à une existence qui ne soit ni
désabusée, ni cynique, ni désengagée, ni désespérée. C’est là le grand
paradoxe de la prière selon l’évangile de Marc que de réussir à faire naître
une espérance d’autant plus grande que la lecture subversive de la réalité
ainsi provoquée est large et profonde. Qui a des oreilles pour entendre
entende.
4. Tout comme la Source, l’évangile de Marc ne parle jamais explicitement
de l’Église. Sous leurs textes, les deux laissent cependant deviner la vie d’une
communauté, sinon de plusieurs. Et, en Marc, l’Église sous-jacente a l’air
beaucoup mieux établie que dans la Source qui, par exemple, ne nomme
même jamais les Douze. Marc, par contre, s’intéresse à la suite de Jésus. Il
montre beaucoup d’intérêt pour ses partisans; il parle souvent des Douze ainsi
que d’un sous-groupe influent, comprenant Pierre, Jacques, Jean et André,
dont il raconte l’appel par Jésus. Or, il passe plusieurs chapitres de son plutôt
court évangile à montrer qu’ils ne comprennent pas Jésus, le suivent à
reculons, ne partagent pas ses valeurs et ont peur de s’engager à sa suite. Il
n’est donc pas surprenant qu’il ne les montre jamais en train de prier comme
Jésus. Marc est donc très critique à l’égard de son Église: à travers les figures
de Pierre et de Juda, il semble l’accuser de reniement et de trahison. Selon
lui, les croyants penchent davantage du côté du système que du régime de
Dieu. Aussi, la lecture de l’évangile de Marc provoque-t-elle nécessairement
chez ses lectrices et lecteurs une crise qui, ensuite, ne peut être gérée que
dans la prière. Au sortir de là, les croyants et les croyantes devraient avoir
appris comment vivre la suite de Jésus, quelles relations entretenir avec leur
Église et comment réaligner leur existence en fonction du régime de Dieu.
Paradoxalement, Marc interpelle ses lectrices et ses lecteurs à une prière
subversive en Église. Il n’aurait pas été surpris d’apprendre qu’à Rome
même, à la fin du premier siècle, son lectorat semble avoir été très limité, et
qu’au siècle suivant, il a mis beaucoup de temps à être reconnu à sa pleine
valeur.
5. Dans un contexte de prière, la parole sur le pardon rapportée par Marc
témoigne du passage du temps et de l’existence d’une communauté qui s’est
approprié les traditions sur Jésus en les adaptant à sa propre réalité. La remise
des dettes, attendue de petites gens démunis qui prennent leurs distances d’un
système qui les opprime, a été transformée en pardon à accorder à ses frères
et sœurs dans la foi. Pour la communauté, prier comme Jésus le voulait est
chose normale qui semble se vivre sans que l’on attire sur soi les foudres du
voisinage. La tradition originale sur la prière et la remise de dettes a pu être
transformée en parole sur le pardon, dans le contexte de vie d’un milieu païen
(la Rome de Marc ?) où la prière de non-officiels ne suscitait pas la
controverse comme en Palestine. Cette activité a quand même conservé trois
caractéristiques anciennes: elle se fait alors que l’on vit une tension
(difficultés interpersonnelles), elle contient un fort élément de discernement
sur un agir passé (l’occasion du mal que l’on a subi), et elle est le moment au
cours duquel on décide de la conduite à suivre. La prière est le temps
privilégié pour se réaligner dans la vie. Elle a toujours l’existence en vue.
En Marc, surtout, il n’existe pas de prière qui consiste uniquement à
demander à Dieu de réparer les dégâts causés par le système. Il n’y a pas chez
lui de prière désengagée au cours de laquelle on implore Dieu de s’occuper
des autres sans que l’on ait à mettre la main à la pâte. Ce qui est attendu de
l’être humain, c’est de s’affranchir en partie du système, dans sa tête d’abord,
et dans son agir ensuite, puis, dans la prière, de creuser le sens de cette
libération en vue d’un agir plus conséquent. Le reste relève d’un Autre.
V. LE SERMON
Conclusion
1. Dans son Sermon sur la montagne, Matthieu accorde un traitement de
choix à la prière. Il place le passage qui l’aborde directement au centre,
autour du Notre Père vers lequel tout le Sermon est orienté.
2. Chez lui, la prière est une activité de temps de crise. Sa communauté est
menacée d’éclatement. Sur le point d’être coupée de ses racines, de perdre
son mode de vie traditionnel, elle est ébranlée sur ses bases. La prière est le
temps d’un discernement de fond sur le chemin de la vie. Faut-il regarder en
arrière, retrouver son identité première et participer à l’élaboration d’un
judaïsme en train de se relever de la chute de Jérusalem ? Ou bien se tourner
vers l’avant, et créer une nouvelle fraternité avec des gens de toutes les
origines, étrangers à l’histoire d’Israël ? La question n’est pas simple et ne
peut trouver sa réponse qu’à partir d’une plongée dans sa propre intériorité, là
où la Voix se fait entendre. La prière est le lieu et le moment de la
reconnaissance: Voix de Yhwh ou Voix du Parent ? La réponse qu’entendra
la prière conduira ou non à prier le Notre Père. C’est là la prière
fondamentale à laquelle l’évangile de Matthieu appelle sa communauté, ce
qui ne peut manquer d’interpeller ses lectrices et ses lecteurs d’aujourd’hui.
Aussi, faudra-t-il bien nous demander dans la conclusion de cet ouvrage
quelle question nous pose la Voix sur le chemin de notre vie, et ce qu’est
pour nous regarder en arrière ou vers l’avant.
3. Quand il écrit son évangile, Matthieu a son Église en vue. C’était aussi le
cas pour Marc, mais de façon différente. Ce dernier interpelle la sienne en
fonction de la critique radicale que fait Jésus du système dans son ensemble.
Pour lui, le régime de Dieu et Jésus sont le test fondamental de la pertinence
de l’Église. Il en va autrement de Matthieu. D’abord et avant tout, il veut
sauver son Église, la garder de l’éclatement, l’ouvrir sur la fraternité
universelle des tout-petits. Certes, lui aussi peut être virulent dans sa critique
du système. Son fameux chapitre 23, dans lequel il est sans pitié pour les
comédiens, que sont les experts et les Séparés de son peuple, en témoigne
bien. Mais c’est surtout parce qu’ils font du mal à son Église qu’il les attaque,
pas parce qu’ils font partie du système dont le régime de Dieu veut
débarrasser l’humanité. Matthieu est donc porté à voir les choses à partir du
point de vue de son Église alors que la Source et Marc les considéraient à
partir des prises de position de Jésus, en fonction du régime de Dieu.
4. Matthieu est pourtant conscient de certains dangers qui font leur apparition
dans l’institution mise sur pied après la mort de Jésus et qui menacent
l’authenticité de la prière. Quand il montre, par exemple, les officiels de son
Église, représentés par les partisans de Jésus, voulant empêcher les enfants de
s’approcher de lui pour lui demander de prier pour eux, il laisse entendre
qu’il existe une sorte de rabbinat à l’intérieur de la communauté. Les scribes,
venus du judaïsme, avaient l’habitude de prier pour leur peuple et ont
conservé le réflexe de chercher à s’approprier la fonction de la prière.
Matthieu leur résiste, et c’est tout à son honneur.
L’évangéliste présente toutefois Jésus comme étant le nouveau Moïse et,
donc, l’intercesseur par excellence, celui qui transmet la prière des siens
auprès de Dieu. Cette façon de le voir s’inscrit dans la ligne de pensée des
scribes traditionnels. Selon eux, en effet, les petites gens n’ont pas la
formation requise pour parler à Dieu, seules les personnes compétentes
peuvent le faire. Il est inconcevable que la prière des non-instruits puisse
atteindre directement Dieu. Matthieu fait donc un compromis. D’un côté, il
s’oppose à l’établissement d’une classe d’intercesseurs chrétiens, mais, de
l’autre, il fait du nouveau Moïse l’intercesseur par excellence. Ce faisant, il
prive les petites gens du privilège de la prière que Jésus leur reconnaissait. La
nouveauté radicale voulue par le Parent fait face à une menace sérieuse, celle
d’être harnachée par la façon dont les officiels ont toujours pensé la vie. Les
experts, de qui le Parent se cache, cherchent toujours à reprendre le contrôle
des mains des tout-petits.
L’évangéliste témoigne aussi du danger de la superficialité dans la prière.
Rien de tel ne menaçait évidemment Jésus, qui priait en s’isolant des autres;
ni la communauté de la source Q, qui faisait face à la réprobation de son
milieu, ni celles de Marc ou du Sermon, qui n’en parlent pas. La tentation de
bien paraître aux yeux de la société suppose la présence dans l’Église de gens
à l’aise, bien intégrés dans leur environnement, qui jouissent déjà d’une
certaine notoriété, des scribes vraisemblablement, et qui cherchent à
consolider leur pouvoir. Au lieu d’être le privilège des pauvres, la prière est
ainsi pervertie en outil de prestige.
Ces tentations auxquelles la prière fait face dans l’évangile de Matthieu
témoignent d’une certaine installation de son Église dans sa société. L’auteur
en est conscient et essaie de l’interpeller dans la ligne du radicalisme de
Jésus, aidé en cela par la crise provoquée par les scribes judéens qui ébranle
le pouvoir des officiels de la communauté. Mais l’Histoire nous apprend que
son combat était perdu d’avance. C’était aussi le cas pour Marc. L’Évangile
ne peut gagner la partie avant l’instauration du régime de Dieu. Il ne peut que
lancer une interpellation. Qui a des oreilles pour entendre entende.
5. Matthieu cherche donc à remettre la prière aux mains des tout-petits de son
Église. Cependant, contrairement aux réactions qui avaient cours dans le
passé, c’est moins dans la société environnante que cette pratique fait
scandale que dans sa propre communauté. Aussi doit-il insister. Sans
toutefois donner à la parole suivante de Jésus le nom de prière, il le fait quand
même s’adresser au même Dieu que le Notre Père:
Mt 11,25
Parent, Seigneur du ciel et de la terre, je te suis reconnaissant
d’avoir caché ces choses aux savants et aux grands esprits, et de les
avoir dévoilées aux tout-petits.
Dans ce texte capital que Matthieu a reçu de la Source, Jésus révèle le
nouveau nom de Dieu, «Parent», et il en dévoile l’identité profonde («fais-toi
reconnaître»), celui qui se cache des grands et se dit aux tout-petits.
L’évangéliste fait donc de ces derniers les experts en prière. En effet, ce sont
les seuls qui savent qui est le Parent et sont donc en mesure de bien diriger
leur prière. La prière des officiels de tout acabit est ainsi dévaluée par le fond.
Mais il en est de Matthieu comme de Marc. Un évangéliste ne peut qu’écrire
un texte. Il lui est impossible d’accompagner son écrit de sa voix vivante,
pour l’interpréter en lui gardant la vigueur de son interpellation. Or, ceux-là
mêmes des mains desquels il vient d’arracher la prière sont chargés, en vertu
de leur compétence d’écrivains et de lecteurs, d’interpréter le texte qu’il écrit.
Les petites gens se sont donc rarement fait dire dans l’Histoire que prier est
leur privilège, l’un des seuls domaines dans lesquels ils sont les experts
attitrés.
Matthieu commence son Sermon sur la montagne par ces mots:
Mt 5,1
À la vue des foules, il monta dans la montagne et s’assit. Ses
partisans s’approchèrent alors de lui. Il se mit à leur parler, à les
enseigner.
Et il conclut son évangile sur les mots suivants de Jésus à ses partisans:
Mt 28,19
Allez faire des partisans dans toutes les nations […], 20 leur
apprenant à suivre toutes les directives que je vous ai transmises.
Le Jésus du Sermon sur la montagne parle à ses partisans en visant la foule
des petites gens de son peuple. Et, à la fin de l’évangile, le Ressuscité a en
vue la masse des petites gens de toutes les nations, attendant d’eux qu’ils
suivent le chemin qu’il a tracé à leur intention. Le Jésus de l’Évangile ouvre
un chemin de vie à l’intention de l’ensemble des petites gens partout dans le
monde, et non pas une voie religieuse destinée à un groupe de privilégiés. La
tâche de ses partisans est de leur faire voir la perversité des pouvoirs qui
pèsent sur eux, de les pousser à s’entraider et à leur faire voir que leur
expérience de vie les rend experts pour en comprendre le Sens et s’orienter en
conséquence. Les partisans de Jésus ne possèdent pas l’expérience du Parent.
Tous, simples croyants ou scribes à leur service, n’ont été rencontrés par le
Parent que pour le dévoiler aux yeux de ceux à qui celui-ci s’est déjà révélé.
Les experts en prière ne sont pas les partisans de Jésus, mais les pauvres gens
le sont avant même que les partisans ne les abordent. Ce sont les tout-petits
qui sont rencontrés par le Parent, et non pas seulement ceux qui font
confiance à Jésus. L’Église ne possède pas, ne donne pas le salut. Elle est
chargée de le faire reconnaître là où il arrive. Là où vivent les tout-petits, là
œuvre le Parent et là où se prononce la prière. Que l’Église y soit ou pas.
6. À travers sa composition sur le don, la prière et le jeûne, Matthieu nous
donne un aperçu du processus d’intégration des gens à l’aise dans sa
communauté. Ils n’y sont pas admis à la suite du partage d’un credo commun,
mais seulement pour avoir témoigné d’une fraternité authentique et basée sur
une rencontre du Parent qui les a rendus petits, humbles, compatissants, en
même temps que critiques d’un système auquel ils avaient jusque-là accordé
leur allégeance. Il faut avoir été marginalisé pour avoir le désir de s’intégrer à
un groupe de marginaux et être reconnu comme faisant partie des leurs. La
confiance en Jésus, l’espérance du régime de Dieu, la critique radicale du
système, la fraternité vraie avec les tout-petits, c’est tout un. Et c’est ce qui
permet de partager une prière commune: Notre Parent… Une prière qui
repose sur le partage des biens avec ses frères et sœurs, sur la demande de
pardon pour les avoir jadis exploités, sur l’expérience commune d’une vie
éprouvante que l’on espère voir allégée par le Parent. Il est impossible de
prier le Notre Père avec l’Église de Matthieu si l’on ne vit pas comme elle, si
l’on ne lit pas la réalité de la même façon et si l’on n’a pas la même
espérance d’un changement radical de la situation. Pour en arriver à un tel
degré de solidarité, il a fallu que les gens à l’aise vivent un temps pénible
d’isolement par rapport à tout leur réseau de famille, de connaissances et
d’amis. Un temps pour apprendre à lire le monde autrement, en vue de se
choisir un autre chemin de vie dans la ligne de l’interpellation du Parent.
Comme Jean Baptiste l’avait vécu, puis Jésus après lui, le Dieu vivant se
rencontre au désert, là où, de tout temps, l’opposition au système se réunit, là
où les riches sont absents, là où il n’y a ni temple, ni synagogue, ni centres du
pouvoir. Là où le système est absent. «Votre maison vous est laissée […]»
(Mt 23, 38, tiré de Q).
7. Un autre aspect de la prière chez Matthieu mérite d’être souligné, et il vaut
tant pour les tout-petits depuis toujours que pour les gens à l’aise rendus tels
à la suite de leur rencontre avec le Parent. Seul l’engagement rend la prière
possible et sensée. Chez Matthieu, il n’y a pas de prière sans qu’elle repose
sur l’action. Je demande le pain parce que j’ai partagé celui que j’avais. Je
réclame la remise de mes dettes parce que j’ai remis les siennes à qui m’était
redevable. Je supplie que ma vie soit adoucie parce que j’ai allégé celle des
autres. Les membres de l’Église matthéenne ne sont pas des spectateurs de la
misère du monde, qui, du haut de leur promontoire, prient le Créateur d’y
voir. La prière est basée sur un engagement réciproque entre le Parent et ceux
à qui il s’est révélé. De leur côté, ils promettent de faire tout ce qui est en leur
pouvoir pour prendre soin les uns des autres. Une fois cela accompli, ils
trouvent le Parent dans la prière, lui rappelant son propre engagement. Les
partisans ne sont pas les intermédiaires entre la misère du monde et le Parent
des cieux. Ils font arriver quelque chose du futur régime de Dieu, même s’ils
sont tout-petits, sans pouvoir et eux-mêmes victimes du système, puis ils
rappellent à Dieu sa promesse. Avec leur rencontre du Parent, leur
engagement dans le monde est la condition sine qua non de leur prière. On
n’a pas le droit de prier si l’on n’a encore rien fait dans la ligne de sa
demande.
Même la prière des gens à l’aise repose sur leur engagement. Ils ont déjà
donné, prié, jeûné, mais en secret. En conséquence, leur solitude, qui est le
fruit de leur mode d’engagement, leur rend possible, en les transformant et en
les rapetissant, de prier la seule authentique prière, celle des tout-petits à qui
le Parent s’est révélé. Il n’y a donc qu’une prière, la prière de la vie des
petites gens, même s’il y a différentes façons de devenir petit.
8. Le Notre Père est la prière des petites gens, on n’a pas le droit de la leur
voler. On n’a pas le droit de le prier si l’on est resté grand, si l’on est bien
dans le monde tel qu’il fonctionne, si l’on pense que tout ne va pas si mal
après tout, et que le système ne demande qu’à être perfectionné. On n’a pas le
droit de prier le Notre Père comme si l’on pouvait à la fois «servir Dieu et
l’Argent» (Mt 6,24, tiré de Q). On n’a pas le droit de faire du régime de Dieu
un bien spirituel géré par l’Église tandis que les grands, de leur côté,
s’occupent de gérer tout le reste dans la ligne de leurs intérêts. On n’a pas le
droit de changer le pain dont les pauvres du monde ont besoin en eucharistie
qui ne les intéresse pas. Ou de transformer les dettes qui les oppriment en
pardon qui les laisse aussi démunis qu’avant. Ou de faire du test qui leur
alourdit la vie une tentation qui les rend coupables de leur misère. On ne
devrait même pas avoir le droit de prononcer le Notre Père si l’on n’est pas
invité à le faire avec eux par les petites gens à qui il appartient. Si on le fait
quand même, en se considérant faussement, par inconscience ou arrogance,
comme faisant partie de la famille du Parent dans les cieux, on encourt sur soi
la réplique du seigneur: «Je ne vous connais pas» (Mt 7,23, tiré de Q). On ne
joue pas avec la prière au Parent.
Matthieu avait un autre type de personnalité que Jésus, les auteurs de la
Source ou Marc. Il est moins tranchant, il est davantage porté à respecter les
institutions. Contrairement au Jésus de Marc, qui n’hésite pas à renverser un
grand pan de la législation traditionnelle (Mc 7,19), le sien ne cherche pas à
«abolir, mais à accomplir» (Mt 5,17). La prière a donc moins saveur de
scandale chez lui que chez les premiers. Mais elle n’en est pas moins
marquée par la marginalité, marginalité voulue de gens à l’aise,
marginalisation imposée par la société aux tout-petits. Matthieu aussi est
d’avis que prier le Parent ne se fait pas n’importe où, n’importe comment et
avec n’importe qui. Il existe bien une prière typiquement d’évangile.
VII. L’ÉVANGILE SELON LUC
que le ciel s’ouvre et que le souffle saint descend […] sur lui.
Lc 5,16
Quant à lui, il se tient retiré dans des déserts, à prier.
Lc 6,12
Il arrive, ces jours-là, qu’il sort dans la montagne pour prier, et
qu’il passe toute la nuit à prier Dieu 121.
13
Et lorsqu’arrive le jour, il appelle ses partisans et il en choisit
douze, auxquels il donne le nom d’apôtres.
Lc 9,18
Il arrive, alors qu’il est à prier, seul avec ses partisans, qu’il se
met à les interroger
Lc 9,28
Il arrive qu’environ huit jours après ces paroles, il prenne avec
lui Pierre, Jacques et Jean pour monter prier dans la montagne.
29
Il arrive, alors qu’il prie, que l’aspect de son visage se modifie
[…]
Lc 11,1
Il arrive, alors qu’il est à prier quelque part, une fois qu’il a
terminé, qu’un de ses partisans lui dise […]
Il suffit de lire cette série de textes une fois pour remarquer le style
d’intervention de Luc 122. L’évangéliste situe toutes ses mentions de la prière
de Jésus au début des épisodes qu’il va raconter, lesquels sont tous introduits
par «Il arrive…». La main du rédacteur est évidente. Il nous faut maintenant
voir quels récits il a choisis pour y insérer la prière de Jésus.
1. La première mention est située dans le récit du baptême par Jean. Dans ce
qui apparaît comme une réponse de Dieu à la prière de Jésus, le ciel s’ouvre
et le souffle saint descend sur lui. Pour comprendre ce que Luc veut dire ici,
il faut faire référence à un texte situé au début des Actes, au matin de la
Pentecôte. Après avoir dit de Jésus que Dieu l’avait accrédité auprès de son
peuple par toutes les grandes choses qu’il avait accomplies, il fait prononcer
par Pierre cette parole dans laquelle il dit l’essentiel de sa foi:
Ac 2,32
Ce Jésus, Dieu l’a relevé, nous en sommes tous témoins.
33
Et puisqu’il a été élevé à la droite de Dieu et a reçu du Parent le
souffle saint promis, il vient de le répandre comme vous le voyez et
l’entendez.
36b
Dieu l’a fait seigneur et messie, ce Jésus que vous, vous aviez
crucifié.
Selon la symbolique propre à la sphère politique de l’époque, lors des grands
rassemblements, tout le monde cherche à voir qui est le personnage assis à la
droite du souverain, car cette position identifie celui qui de facto est aux
commandes de l’État. Luc déclare donc qu’après sa mort, Jésus a été élevé à
la fonction de gouvernant universel, qu’il est en mesure de l’exercer –
l’expression «souffle saint» désignant l’ensemble des pouvoirs d’intervention
de Dieu dans l’Histoire – et en conséquence, qu’il s’est vu attribuer les titres
de «seigneur» et de «messie». C’est la foi de Luc. C’est ainsi qu’il voit celui
qui est son seigneur au moment où il écrit son évangile. Il est bien conscient
que Jésus n’a été élevé à cette situation de pouvoir qu’après sa mort. Or, dans
son évangile, il veut parler de la phase historique de son existence. Le Jésus,
duquel il transmet les gestes et les paroles, n’est pas encore le seigneur, il le
deviendra 123. Selon Luc, il y a donc une différence importante entre la
réception du souffle saint par Jésus, lors de son baptême, et le don qui lui a
été fait lors de sa réception de la seigneurie. Dans le premier cas, le souffle
«descend» sur Jésus; dans le second, ce dernier est «élevé» au ciel pour le
recevoir. Dans le premier cas, Jésus fonctionne comme un prophète, «un
prophète puissant en geste et en parole», diront les partisans d’Emmaüs (Lc
24,19) 124. Dans le second, il exerce la fonction de «seigneur suprême». Au
début de son évangile, tout comme au début des Actes, Luc se sert de la
catégorie du souffle saint comme clé de lecture de son œuvre. Et, dans les
deux cas, il s’agit d’une lecture de foi, car la foi en la seigneurie de Jésus, que
Luc proclame dans les Actes, reflue sur son évangile 125. C’est parce que Luc
croit que Jésus a été fait seigneur qu’il le présente comme un authentique
prophète. C’est parce qu’il a foi dans son seigneur qu’il peut écrire, dans sa
version du baptême de Jésus par Jean, que la descente du souffle saint est
survenue en réponse à sa prière et à l’engagement signifié par son baptême.
À lire l’évangile de Luc et les Actes, il est évident qu’appliquée à Jésus, la
prière est une catégorie qui est mise au service du grand projet d’écriture de
l’évangéliste, et non pas un reflet de la pratique historique du Nazaréen. Cela
explique la tout autre tonalité de ce concept par rapport à tout ce que nous
avons vu jusqu’ici. Luc veut que Théophile comprenne bien ceci: la
seigneurie de Jésus est de l’ordre de la foi, et, bien qu’elle ne menace pas
l’autorité de césar, elle est incontournable. Le dynamisme du Dieu vivant
était à l’œuvre dans les gestes et les paroles de Jésus tout comme il se
manifeste dans la pratique de la communauté chrétienne.
2. Le deuxième texte de Luc sur la prière de Jésus n’a pas été retravaillé
comme les autres. Marc avait placé sa première mention à la fin de la
fameuse «journée à Capharnaüm» (Mc 1,35). Luc en rapporte bien les
principaux épisodes en 4,31-44, mais il déplace la prière de Jésus après le
choix de ses premiers partisans (Lc 5,16). Il utilise une vieille tradition dans
laquelle il ne fait qu’insérer le fait que Jésus priait 126. Pour comprendre sa
rédaction, il faut étudier ensemble les trois textes sur la prière de Lc 5,16 et
6,122, à l’intérieur du bloc qui s’étend de 4,42 à 6,19. L’ensemble est scandé
par trois mentions des foules et trois appels de partisans par Jésus:
• Les foules de Capharnaüm veulent retenir Jésus, mais il lui faut aller
ailleurs pour annoncer la venue du régime de Dieu (Lc 4,42-44);
• Appel des quatre premiers partisans (Lc 5,1-11).
• Les foules se rassemblent pour écouter Jésus et se faire guérir par lui (Lc
5,15) 127;
• Mais lui se retire et prie, puis une puissance de Dieu lui fait accomplir des
guérisons (Lc 5,16-17);
• Appel du partisan Lévi (Lc 5,27-28);
• Jésus passe la nuit en prière (Lc 6,122);
• Appel des Douze (Lc 6,13-16).
• La foule vient de partout pour l’écouter et se faire guérir par lui. Une
puissance sortait de lui pour les guérir (Lc 6,17-19).
Cet ensemble de textes est une illustration de ce que la scène du baptême
annonçait. Il s’y trouve un va-et-vient entre Jésus, ses partisans et les foules.
Jésus, c’est le «prophète puissant en geste et en parole» qui a reçu sa mission
et s’est engagé à la remplir lors de son baptême. Il est au service des foules
qui n’ont qu’une chose en tête: l’écouter et se faire guérir par lui. Elles le
sentent bien, il déborde de souffle – dans le monde hellénistique, le pouvoir
est imaginé comme une sorte de fluide qui remplit plus ou moins une
personne. Jésus est comblé par une «puissance» qui sort de lui pour guérir les
gens. L’heure est cependant au discernement: quand il va quelque part, les
gens cherchent à le retenir sur place. Mais il lui faut toujours partir. Il doit
donc prier pour s’ajuster aux poussées du souffle qu’il a reçu en réponse à sa
prière lors du baptême. Et il ne peut tout faire seul, il a besoin d’aide. Aussi
rassemble-t-il autour de lui un groupe assez large de partisans parmi lesquels
il en choisira douze pour les former de façon privilégiée. Il doit donc prier
longuement afin de faire le bon choix. Au sortir de sa prière, après qu’une
puissance soit sortie de lui pour guérir les foules (Lc 6,19), il s’adressera à
ses partisans en leur proclamant l’équivalent du Sermon sur la montagne (Lc
6,20-49). Le prophète puissant en geste et en parole est à l’œuvre, comme
l’avait présenté le récit du baptême. Cet homme, comme le dit Luc dans ses
Actes, ses gestes puissants l’ont accrédité devant tout le peuple, mais il a
quand même été mis à mort par des mécréants avant que Dieu le ressuscite et
l’élève à la seigneurie 128.
Il y a une dernière donnée qu’il faut souligner dans ces textes. En 6,13, Luc
écrit qu’après avoir prié et choisi les Douze, il leur a donné le nom d’«apôtres
129». Il s’agit là d’un ajout lucanien au texte de Marc. Dans les vieilles
traditions évangéliques, le mot «apôtre» n’a pas le sens technique qu’il a pris
par la suite. En Paul, par exemple, il désigne celui qui exerce la première des
trois grandes fonctions qui ont marqué l’Église primitive, soit la mission, le
prophétisme et l’enseignement (1 Co 12,28). Selon Paul, il faut avoir été
témoin d’une apparition de Jésus et avoir été ainsi envoyé par lui pour être
nommé «apôtre»; il se considère comme le dernier à avoir reçu directement la
charge de la mission (1 Co 15,7-8). Marc, pour sa part, désigne ainsi les
Douze parce que Jésus les avait «envoyés» faire comme lui dans les villages
environnants (Mc 6,7-13). Dans Luc-Actes, le mot prend donc une
signification toute particulière. Il s’applique de façon privilégiée aux Douze,
en tant que groupe de ceux qui ont été chargés de faire le passage entre le
temps de Jésus et celui du seigneur. Ce sens apparaît très bien dans un texte
situé au début du livre des Actes qui déclare que Jésus:
Ac 1,2
[…] après avoir donné, par le souffle saint, ses directives aux
apôtres qu’il avait choisis, leur a été enlevé.
Le verbe «choisir» est le même qu’en Lc 6,13. Selon la façon dont l’auteur
comprend l’origine du christianisme, Jésus, animé par le souffle saint qui l’a
fait prophète, a choisi douze partisans, ses apôtres. Après sa mort, fait
seigneur par le don en plénitude du souffle de Dieu, il a fait connaître ses
volontés à ces mêmes apôtres pour qu’ils établissent son Église. Pour Luc, ce
n’était donc pas chose anodine que de mentionner la prière de Jésus en Lc
6,12, et ce n’est pas pour rien qu’il le fait par deux fois. En effet, toute la
suite des choses, à travers les siècles, dépendait de la justesse du choix de
Jésus. Ici comme ailleurs, Luc n’a pas en vue la prière historique de l’homme
de Nazareth. Ce qui importe, pour lui, c’est de justifier l’existence de l’Église
aux yeux de Théophile, ainsi qu’à ceux de l’ensemble des futurs lecteurs et
lectrices de son évangile. Il lui fallait donc faire mention d’un lien étroit entre
Jésus et Dieu. La prière de Jésus exprime la foi de Luc.
3. Les trois mentions suivantes de la prière de Jésus, insérées dans deux
textes trouvés en Marc, surviennent dans le même chapitre et sont à
interpréter ensemble. En Mc 8,27, Jésus est en route vers Césarée de Philippe
avec ses partisans et il les interroge. Luc modifie substantiellement ce verset:
Mc 8,27
Avec ses partisans, Jésus sort vers les villages de Césarée de
Philippe et, en chemin, il se met à interroger ses partisans.
Lc 9,18
Il arrive, alors qu’il est à prier, seul avec ses partisans, qu’il se
met à les interroger.
Il tient à préciser que Jésus est seul avec ses partisans. Il sait bien que, selon
la Tradition, Jésus s’isole quand il veut prier. Ici, il veut insérer la prière de
Jésus dans un texte qui ne la contenait pas et il faut que ses partisans soient
présents puisqu’il a une question à leur poser. Comme elle porte sur l’identité
de Jésus, elle est au cœur de la vision chrétienne des choses. Le Nazaréen,
quant à lui, passionné du régime de Dieu, n’était pas homme à se préoccuper
de ce que les gens pensaient de lui. La Tradition fait donc poser par Jésus une
question proprement chrétienne: qui est-il ? La réponse de Pierre le sera tout
autant, il est «le messie de Dieu». Ici, il faut se souvenir de l’important verset
des Actes déjà cité:
Ac 2,36
Dieu l’a fait seigneur et messie, ce Jésus que vous, vous aviez
crucifié.
Luc sait bien que Jésus a été fait messie après sa mort, pourtant il nous
présente un Pierre qui le proclame tel de son vivant. Le rédacteur est bien
conscient du paradoxe, c’est ce qui l’amène à faire deux choses dans le verset
d’introduction au récit: montrer un Jésus en prière et le présenter à l’écart
avec ses disciples. Luc tient à assurer à ses lectrices et à ses lecteurs, à
Théophile en particulier, que le témoignage chrétien sur Jésus est bien dans la
ligne de la vision que Jésus avait de lui-même, en conformité avec l’avis de
Dieu. Il y a continuité entre ce que Dieu pensait de Jésus, ce que ce dernier
disait de lui-même et ce que Pierre proclame ainsi que la communauté
chrétienne à sa suite. Luc est l’écrivain de la continuité entre Jésus et l’Église.
Et la prière de Jésus est mise au service de la présentation qu’il en fait.
Les deux autres mentions de la prière se suivent dans l’introduction au récit
de la Transfiguration, lui aussi trouvé en Marc (Lc 9,28-29). Jésus est
accompagné de ses trois principaux partisans, ce qui, par rapport à la scène
précédente, accentue l’intimité du nouvel épisode de même que son
importance. Dans un premier lien qu’il établit avec le récit du baptême, il
insiste pour dire que Jésus est transfiguré «alors qu’il prie», tout comme cela
avait été le cas pour la descente du souffle au cours de son baptême. Puis, à
l’intérieur de son récit, les deux grands prophètes que furent Moïse et Élie
témoignent de la continuité qui existe entre eux et Jésus. Il faut en convaincre
Théophile: bien que le judaïsme soit à exclure les partisans de Jésus de ses
rangs, le christianisme est l’héritier de ses traditions et mérite de participer
aux privilèges que Rome lui a accordés.
En second lieu, c’est du ciel que se fait entendre une Voix qui déclare:
Lc 9,35
Celui-ci est bien mon fils, l’élu, écoutez-le.
Elle révèle aux assistants ce qu’elle lui avait dit lors de son baptême:
Lc 3,22
C’est toi, mon fils, que j’aime tant; je suis fier de toi.
À l’occasion de la prière de Jésus, le Ciel et l’Histoire lui rendent
témoignage, et celui-ci correspond en tous points à la proclamation
chrétienne. Luc continue de mettre la prière de Jésus au service de la
justification du christianisme, à l’intention de Théophile, dans l’espoir que
l’Église puisse se développer en paix dans l’Empire.
4. La dernière prière de Jésus, avant celle de Gethsémani dans le récit de la
Passion, fait partie d’une introduction que Luc a créée pour le Notre Père,
reçu de la source Q (Lc 11,1). De voir Jésus en prière interpelle l’un de ses
partisans qui lui demande de leur montrer comment faire. Il s’agit donc d’une
prière rédactionnelle de la part d’un auteur qui cherche à créer un contexte
plausible dans lequel situer une prière très importante pour sa communauté.
La rédaction lucanienne sur la prière de Jésus ne manque pas d’intérêt. Elle
nous fait entrer au cœur du processus de la réflexion chrétienne, dans le
dernier quart du premier siècle de notre ère. Mais il nous faut admettre – et ce
n’est pas là en diminuer l’importante – qu’il s’agit d’une prière littéraire,
mise au service de la proclamation chrétienne sur Jésus, dans une Église qui
vit un moment difficile de son histoire dans un Empire relativement hostile.
Luc fait prier Jésus pour que l’Église vive en paix. À lire ces textes, on
apprend beaucoup sur la foi de Luc et de sa communauté, mais ils ne nous
font pas entrer plus avant dans l’expérience de la prière de l’homme de
Nazareth.
La prière dans l’Empire
Comme il est homme d’institution et qu’il parle à un officiel de l’Empire, Luc
ne témoigne d’aucune réserve vis-à-vis de réalités comme le temple et le
sacerdoce. Dans ses récits sur l’enfance de Jésus, il parle longuement du
prêtre Zacharie qui officie au Temple alors que le peuple est en prière (Lc
1,10); Jésus y est présenté par ses parents, et la prophétesse Anne y passe ses
journées à adresser ses demandes à Dieu. Au début des Actes, la communauté
chrétienne de Jérusalem s’y rend pieusement chaque jour (Ac 2,46). Aussi
n’est-il pas surprenant que l’évangéliste n’ait rapporté le geste de Jésus contre
le Temple que rapidement en deux versets (Lc 19,45-46) qui accusent les
vendeurs d’avoir dénaturé cette maison de prière. Il était également logique
qu’il ait laissé de côté l’épisode du figuier qui illustrait la stérilité de cette
institution. Par le fait même, il n’a donc pas rapporté la parole de Jésus sur la
prière disant que la montagne sur laquelle le Temple était édifié devait se
jeter à la mer 130. Il n’a pas repris non plus l’appel de Marc à prier pour que
les malheurs des derniers temps ne surviennent pas en hiver (Mc 13,18). Pour
écrire le passage, il semble s’être appuyé sur une autre tradition 131.
1. Dans son «Sermon dans la plaine» (Lc 6,20-49), Luc aligne une série de
paroles de Jésus qui, à part les quatre malédictions qui suivent les Béatitudes,
proviennent de la source Q. L’une d’entre elles contient l’appel aux partisans
à prier pour ceux qui les calomnient:
Lc 6,28
Priez pour ceux qui vous discréditent.
Mais Luc ne lui accorde aucun relief particulier.
2. Par contre, il compose soigneusement une introduction au Notre Père,
l’interprétant dans la continuité de la prière que Jésus lui-même prononçait:
Lc 11,1
Il arrive, alors qu’il est à prier quelque part, une fois qu’il a
terminé, qu’un de ses partisans lui dise:
— Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean aussi l’a appris à
ses partisans.
2
— Quand vous priez, dites: Parent […]
Matthieu, de son côté, nous a transmis presque telle quelle l’introduction
qu’il avait trouvée dans la source Q:
Mt 6,9
Quant à vous, priez donc comme ceci: Notre Parent […].
Luc l’allonge et situe la prière dans une lignée qui part de Jean. Elle passe
ensuite par Jésus, qui a été fait partisan de Jean par son baptême, et a donc
appris de lui une façon de prier. Après lui, elle inclut ses propres partisans et,
à leur suite, la communauté chrétienne qu’en vertu de leur fonction d’apôtres
ils ont contribué à mettre sur pied. Luc a le sens du temps qui passe, de la
tradition qui se développe, d’une lignée qui s’établit, d’une institution qui se
déploie dans le temps et l’espace. Il pense sa foi dans un Empire en
expansion.
Luc situe le Notre Père au début d’un petit ensemble sur la prière (Lc 11,1-
13). Il n’a pas, comme Matthieu, composé de nouvelles demandes pour cette
prière, mais il en retouche la formulation. Les deux principaux changements
qu’il apporte au texte de la source Q sont indiqués ci-dessous en italique:
Lc 11,2
Parent,
fais-toi reconnaître,
fais venir ton Régime,
3
notre pain pour tenir jusqu’à demain, donne-le nous chaque jour,
4
remets-nous nos égarements, car nous aussi les remettons à
quiconque nous doit,
et ne nous fais pas passer de test.
Luc fait demander à sa communauté le pain de «chaque jour». Contrairement
aux attentes de Jésus et de la Source, il n’espère plus une instauration rapide
du régime de Dieu. Le temps s’étale devant lui et il n’y a plus de limites
géographiques ni temporelles à l’expansion de l’Église. Le Notre Père est
mis sur le chemin de l’Histoire, il est prononcé pour aujourd’hui, mais vaut
pour la longue suite des jours à venir. La communauté de Luc profite des
largesses de l’Empire qui s’approprie les richesses des pays conquis; ses
membres ne sont pas quotidiennement pris à la gorge, ne possédant que le
strict nécessaire pour tenir jusqu’au lendemain. Une prière de gens à l’aise
pour contrer la bien humaine insécurité.
Le second changement effectué par Luc est dans la même ligne que le
premier. Les dettes à remettre sont transformées en péchés, les péchés étant
compris comme des gestes malheureux qui perturbent la vie communautaire
plutôt que, conformément à la Tradition, comme une suite de décisions qui
désorientent la personne sur le chemin de l’existence et lui font rater la cible
de la vie. Luc n’ose pas écrire à Théophile que les partisans de Jésus doivent
se remettre leurs dettes, prendre leurs distances du système, et mettre du sable
dans l’engrenage afin d’enrayer la mécanique impériale. Il cherche à faire
arriver le régime de Dieu à l’intérieur de la communauté, laissant à Dieu le
soin de l’instaurer dans l’Empire, au jour et à l’heure de son choix. Ces
perspectives lucaniennes auront une influence déterminante sur la vie de
l’Église dans les siècles à venir. Nous y reviendrons.
Luc fait suivre le Notre Père d’un texte qu’il est le seul à rapporter. Il s’agit
de la parabole sur cet homme effronté qui va réveiller son ami au beau milieu
de la nuit parce qu’il a besoin de pain (Lc 11,5-8). Il se fait tellement insistant
que l’autre doit se résigner à le dépanner. Dans le contexte, Luc veut dire à
ses lectrices et à ses lecteurs qu’ils doivent revenir à la charge auprès de
Dieu, s’ils veulent être entendus. L’évangéliste termine ce petit ensemble
avec une péricope tirée de la Source sur l’invitation à demander avec
confiance (Lc 11,9-13). Dans son contexte original, la parole interpellait les
petites gens à se faire confiance les uns aux autres, à s’entraider, en attendant
qu’arrive le nouveau Régime qui renversera le système en place. Chez Luc, la
parole appelle à s’adresser à Dieu avec confiance. À la fin, il modifie le texte
de la Source de façon substantielle. Celle-ci concluait ainsi la péricope:
Q 11,13
Que dire alors de ce que votre Parent des cieux saura donner de
bon à ceux qui lui adressent leurs demandes ?
Luc reformule la finale comme suit:
Lc 11,13
Combien plus le Parent du ciel donnera-t-il le souffle saint à
ceux qui le lui demandent.
L’évangéliste est cohérent. Il a changé le contenu de la demande dans la ligne
des transformations précédentes. De plus, contrairement au Jésus de Matthieu
qui a adressé son Sermon sur la montagne – et donc le Notre Père qu’il
contenait – à ses partisans, tout en ayant en vue les foules (Mt 5,1-2), le Jésus
de Luc adresse son Sermon dans la plaine à ses seuls partisans. Le Parent
n’est plus celui qui se révèle à la base de la société et qui est d’abord et avant
tout sensible aux besoins des petites gens, mais celui qui veille sur la
communauté chrétienne et la dynamise par son souffle. Le Notre Père n’est
plus la prière exclusive des pauvres gens et de ceux qui se sont solidarisés
avec eux. Luc ne veut pas qu’aux yeux de Théophile la prière apparaisse
comme l’expression d’une condamnation des politiques de l’Empire.
3. Les trois mentions suivantes de la prière surviennent dans un petit
ensemble de deux textes propre à Luc: la parabole du juge et de la veuve qui
l’importune (Lc 18,1-8) et celle du Séparé et du percepteur d’impôt (Lc 18,9-
14). Il rédige le verset suivant pour introduire la première parabole:
Lc 18,1
Il leur disait, en parabole, qu’il leur fallait toujours prier, ne
jamais perdre espoir.
Et il lui ajoute une conclusion qui contient notamment le verset suivant:
Lc 18,7
Et Dieu ne rendrait pas justice à ses choisis, qui crient vers lui
jour et nuit ? N’a-t-il pas déjà trop tardé pour eux ?
La parabole est celle d’un juge totalement corrompu, qui ne souhaite pas
régler le cas d’une veuve tenace, mais qui lui cède pour avoir la paix 132. Luc
se sert de ce récit pour souligner l’importance d’une prière soutenue sans rien
en dire du contenu. Et, choses remarquables, il parle de «Dieu» plutôt que du
Parent, et la prière est celle des membres de son Église (les «choisis»), quel
que soit leur statut social. En s’exprimant ainsi, l’évangéliste laisse penser
que les priants par excellence sont les croyants de sa communauté plutôt que
les petites gens de la société. Un aspect important de la façon dont Jésus
envisageait la prière est ainsi relégué dans l’ombre.
La prière est mentionnée deux fois dans la parabole suivante sur le Séparé et
le percepteur d’impôt. Luc lui rédige une introduction qui en trace la ligne
d’interprétation: elle vise ceux qui se pensent corrects et méprisent les autres
(Lc 18,9):
Lc 18,10
Deux hommes sont montés au Temple pour prier. L’un était
un Séparé, l’autre un percepteur d’impôt.
11
Debout, le Séparé priait ainsi à son propre sujet: «Dieu, je te rends
grâce de ne pas être comme le reste des hommes […].»
13
Quant au percepteur d’impôt […] il disait, de loin: «Dieu, sois bon
pour moi, l’égaré.»
La parabole originale, sarcastique, était probablement située dans l’assemblée
synagogale, lieu d’intervention des scribes 133. En Luc, le récit se passe au
Temple, institution pour laquelle il a le plus grand respect. Il oppose le scribe
du mouvement des Séparés, un expert en prière, debout en avant et objet de
tous les regards, au percepteur d’impôt méprisé de tous, indigne de s’adresser
au Ciel.
La parabole, typique de Jésus, invitait à un renversement de la situation. Le
vrai priant était le percepteur d’impôt – qui devait s’adresser au Parent –,
l’autre était un imposteur. Luc, pour sa part, y voit plutôt une mise en garde
contre une attitude qui porte atteinte à l’unité de l’Église. Il s’attaque à la
surévaluation de soi, avec le mépris qui l’accompagne, laquelle s’avère une
menace pour la vie communautaire. La prière, telle qu’elle est présentée dans
la parabole, n’est que l’exemple choisi pour illustrer un comportement
déviant. Ç’aurait pu être le choix des premières places, l’habillement, la
nourriture, la demeure, etc. Luc n’y voit pas nécessairement un enseignement
sur la prière.
4. Luc condense le geste de Jésus contre le Temple en deux versets et il
accole le récit à une lamentation sur Jérusalem. Comme la ville n’a pas su
reconnaître qu’en Jésus, c’était Dieu qui la visitait, elle tombera sous les
coups de ses ennemis (Lc 19,41-44). La parole de Jésus, citation d’Is 56,7 et
de Jr 7,11, manifeste que les liens entre Dieu et le Temple sont déjà coupés.
Ainsi, elle minimise la culpabilité de Rome qui n’a fait, somme toute, que
dévaster une institution infidèle à sa mission.
Lc 19,46
Ma maison sera une maison de prière, or, vous, vous en avez
fait un repaire de voleurs.
Contrairement à Isaïe et à Marc, Luc ne mentionne pas que le Temple devait
devenir une maison de prière «pour tous les étrangers». C’est un rôle qu’il
réserve à l’Église. À lire son texte, on comprend que Rome n’a fait que
détruire un lieu qui avait perdu toute pertinence, éliminant ainsi un obstacle à
la proclamation de l’Évangile. Théophile en a sûrement pris bonne note.
Rome et l’Évangile sont des alliés. Comme il le fait aussi ailleurs, Luc met le
concept de prière au service de sa vision du rôle de l’Église dans l’Empire.
5. Enfin, dans le récit de Gethsémani, Luc reprend l’invitation à prier que,
dans l’évangile de Marc, Jésus adresse à ses partisans:
Lc 22,46
Debout! Priez pour ne pas entrer en épreuve.
Il le fait sans donner d’accent particulier à cette prière. Au verset précédent,
cependant, il avait cherché à atténuer la mauvaise impression que les
partisans ensommeillés de Jésus laissaient dans le texte de Marc, en
soulignant que, s’ils dormaient, c’était «de tristesse»!
Conclusion
Que ce soit dans son évangile ou dans les Actes, Luc écrit de façon très
cohérente. Tout en étant l’évangéliste qui parle le plus de la prière, il ne se
met pas en frais de la caractériser. C’est qu’il la met au service de son projet
global d’écriture. Il ne souhaite pas parler de la prière comme telle, en définir
le contenu, en préciser les orientations, en baliser l’expression. Au fond, il
utilise le mot «prière» sans dire un mot de la prière. C’est qu’il s’agit, pour
lui, d’une catégorie rédactionnelle qui lui sert à justifier l’existence et la
croissance de l’Église dans l’Empire afin qu’elle puisse y vivre en paix. Tout
ce qu’il en dit découle de là.
1. C’est de lui que vient l’image courante d’un Jésus constamment en prière.
Paradoxalement, pourtant, il est celui qui en dit le moins sur le sujet. La
raison en est qu’il ne vise pas à préciser à l’attention de ses lectrices et de ses
lecteurs ce que fut l’activité du Jésus priant, mais à justifier le comportement
de ce dernier aux yeux de Théophile et de tous ceux qui se reconnaissent en
lui. Ce fut une tragique erreur de la part des autorités impériales que de
condamner à mort un homme constamment en prière, qui avait l’approbation
du Ciel et qui a été établi seigneur afin de mettre sur pied une Église destinée
à se développer dans un Empire en expansion. Luc montre un Jésus en prière
pour convaincre Théophile que l’Église qui découlera de lui faisait partie du
projet de Dieu. Quand il s’exprime ainsi, il dit sa propre foi, son
interprétation croyante de l’Histoire, tout en laissant dans l’ombre ce que fut
en réalité la prière de l’homme de Nazareth.
2. Chez Luc, la prière est le fait d’une longue lignée qui marque l’Histoire. Il
existe pour lui un continu qui part de l’Ancien Testament, se concentre dans
le prophète Jésus fait seigneur après sa mort, se transmet aux apôtres et
s’exprime dans l’Église en expansion dans l’Empire. Or, la prière manifeste
l’accord de Dieu avec chaque point de la ligne. Prière au Temple, prière de
Jésus, prière des apôtres, de la communauté primitive, de Paul, de Barnabé,
des différentes Églises. Il faut convaincre Théophile qu’il y a à l’œuvre dans
l’Empire une puissance d’une vigueur insoupçonnée à laquelle il serait vain
de s’opposer. Et tout est mis en œuvre à cette fin.
3. Luc présente à Théophile une Église qui remplit sa mission sous le regard
de Dieu en laissant l’Empire fonctionner à son gré. Elle a le temps devant elle
puisque, plus de cinquante ans après la mort de Jésus, la perspective d’une
venue rapide du régime de Dieu s’est largement estompée. Elle a aussi
l’espace devant elle puisque l’Empire ne cesse d’étendre ses frontières.
L’important est qu’elle puisse vivre en paix. Luc a donc le souci d’adoucir
tous les irritants qu’il aurait pu recevoir de la Tradition. La critique radicale
de Jésus contre toutes les institutions n’a plus le même mordant. Sa prière
n’est plus le fruit de son appropriation d’une fonction officielle. Non plus que
la prière des pauvres. Dieu n’est plus, à proprement parler, le Parent qui se
découvre à la base de la société, mais est devenu un Dieu universel. La vraie
prière n’est plus celle des petites gens, mais celle des élus, des membres de
l’Église. Dieu et les pauvres ne sont plus alliés dans une contestation radicale
de l’Empire. Les croyants ne prient plus pour qu’arrive le régime de Dieu qui
va débarrasser le monde d’un système corrompu, mais pour que leur soit
donné le souffle saint (Lc 11,13), puissance qui rend apte à remplir la mission
reçue du seigneur Jésus. Théophile doit se convaincre que la souveraineté du
seigneur Jésus n’est en rien menaçante pour celle du césar, que la prière des
petites gens avec lesquels l’Église est en contact ne conteste nullement les
politiques de l’Empire, et que la prière constante des élus témoigne de la
volonté de la divinité que le christianisme se déploie sur tout le territoire
impérial.
À la grandeur de son œuvre double, Luc ne parle pas de la prière concrète du
Nazaréen ni de celle des petites gens ou des partisans du seigneur Jésus, il
utilise plutôt un concept qu’il met au service de sa lecture de la mission de
l’Église à l’œuvre dans l’Empire. Il est donc paradoxal que l’évangéliste qui
utilise les plus souvent les mots «prier» et «prière» soit celui qui nous
permette le moins d’apprendre ce que prier veut dire.
4. Ces conclusions de l’étude du concept lucanien de prière, quand on les
compare à celles des autres traditions étudiées jusqu’ici, posent évidemment
de nombreux problèmes. Je me contente ici d’en nommer trois.
• Le premier tient à l’énorme fossé qui existe entre le sens de la prière de
Jésus et de ses partisans, tel qu’il se dégage de la source Q, de l’évangile de
Marc, du Sermon et de l’évangile de Matthieu, d’un côté, et celui que
déploie Luc dans son évangile et dans ses Actes, de l’autre. Le seigneur
Jésus de Marc, dont la communauté vit à Rome, a autrement plus de
mordant que celui de l’évangile de Luc et des Actes, dont les Églises sont
réparties dans l’Empire. La prière des partisans de l’un ou de l’autre ne peut
qu’être fortement influencée par la personnalité de leur seigneur respectif.
La prière n’est pas la même selon qu’elle est adressée au Dieu universel ou
au Parent de Jésus.
• Le deuxième problème, connexe au premier, porte sur le rôle de l’Église
dans la société. La mission première de l’Église est-elle de contester le
monde ou de voir à sa propre croissance ? L’influence de Luc sur la
compréhension de la prière ainsi que sur la mission du christianisme primitif
a été déterminante dans l’histoire subséquente de l’Église. La communauté
des partisans de Jésus, telle qu’elle est présentée dans les documents
évangéliques autres que ceux de Luc, est invitée à prier pour garder une vue
critique de la société et pour qu’arrive au plus tôt le régime de Dieu qui
mettra fin à la situation d’oppression dans laquelle se trouvent les petites
gens. L’Église de Luc, quant à elle, est appelée à prier pour pouvoir se
développer en paix dans l’Empire sans en contester ouvertement les
politiques. La prière est-elle une activité subversive ou non ?
• Le troisième problème concerne l’identité des partisans de Jésus. Ces
derniers sont-ils de simples gens de la base, comme le furent Jésus et les
siens, qui, dans leur prière, ne faisaient qu’exprimer l’espérance de leur
peuple opprimé par leurs dirigeants et l’Empire qu’ils servaient ? Ou plutôt,
comme le dit Luc, sont-ils un groupe d’élus qui ont une vie propre au milieu
des autres et prient pour qu’on les laisse se développer en paix dans
l’Empire ? La façon de prier dépend de l’identité que l’on se reconnaît.
Ces questions, capitales, méritent bien sûr réponses, mais elles se doivent
d’être traitées dans un cadre plus large que celui d’une simple conclusion de
chapitre. Il était cependant important de les formuler un peu longuement pour
souligner les profondes divergences qui marquent le Nouveau Testament
dans son ensemble. Celles-ci sont souvent ignorées du fait que cette
collection de livres est souvent considérée comme la source d’une série de
données qui sont rassemblées et présentées dans le cadre d’un credo rigide,
d’une soi-disant théologie néotestamentaire, ou d’une conception
artificiellement unifiée de la vie de l’Église primitive. Ce faisant, on ignore la
richesse des nombreuses inculturations qui ont marqué la vie du christianisme
primitif, richesse qui n’est cependant pas sans poser questions. Celles-ci, si
difficiles soient-elles, ouvrent des chemins insoupçonnés à la pensée et nous
conduisent donc tout naturellement aux réflexions finales de cet ouvrage, où
elles seront abordées de front, avec bien d’autres qui auront été ou non
soulignées en cours de route.
VIII. RÉFLEXIONS FINALES
Nous sommes chanceux de vivre dans un temps où toutes nos certitudes sont
mises à mal et nos institutions relativisées. Nous sommes obligés de réutiliser
la boussole qui indique le sens de l’existence: la prière. Prier dans la ligne de
l’évangile, la présente étude l’a montré, se fait nécessairement dans un
contexte bouleversé, douloureux, pénible. Il faut le reconnaître. La prière
selon l’évangile n’est qu’une sorte de prière. Ce n’est peut-être pas la
meilleure en soi, elle n’est pas en compétition avec d’autres formes, elle ne
vise pas à les éliminer, elle peut même coexister avec beaucoup d’autres
façons de prier. Mais pour qui se réclame de Jésus, elle est incontournable.
Elle est pourtant, malheureusement, fort méconnue. Pour toutes sortes de
raisons. Parce que depuis plus de quinze cents ans, par exemple, l’Église a
cru bon de recourir aux services d’experts en prière, hommes de système, qui
ont peu d’affinités avec la subversion de l’évangile et qui ont créé une façon
de prier autre que celle de Jésus. Parce qu’il n’est pas chose facile de vivre en
porte à faux avec sa société: relativiser toutes les institutions qui nous
entourent est une entreprise pénible; remettre en question le travail des
officiels de la prière n’est pas sans conséquence; voir les petites gens comme
experts en prière ne va pas de soi; faire confiance à un chemin de vie plutôt
qu’à un credo est insécurisant. Paradoxalement, cette simple énumération de
quelques obstacles présents sur le chemin de la prière évangélique justifie
l’entreprise de reprendre à son compte la prière de Jésus. Toutes les
conditions sont réunies pour qu’elle ait du sens.
Cette étude de la prière dans les évangiles, je le répète, soulève d’énormes
problèmes d’Église qu’il faut regarder en face. Les pages qui suivent vont
offrir des lignes de réflexion beaucoup plus que des pistes concrètes de
solution. La prière est chose trop intime pour qu’un être humain se mêle de
dire à d’autres comment faire. Par ailleurs, comme la prière est souvent une
activité partagée, il serait bon que celles et ceux qui se réclament de Jésus
s’entendent sur une façon de prier dans la ligne qui le caractérisait. Il ne priait
pas n’importe quel Dieu, n’importe comment, pour n’importe quoi. La
chance que nous avons de pouvoir chercher la ligne du sens en toute liberté
nous confère la responsabilité de prier en continuité avec lui. Car ce n’est
qu’en priant comme Jésus que nous pouvons manifester notre fidélité à suivre
le chemin tracé par le seigneur de l’Histoire.