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À tous ceux et celles à qui je ressemble

pour n’avoir jamais tellement aimé la prière.


REMERCIEMENTS
À ma mère, qui ne se trouvait pas pieuse; à mon père qui l’était.
À ma compagne de tous les jours, ainsi qu’à tous ceux et celles, si nombreux,
dont la vie m’a permis d’apprendre ce qui m’aurait été révélé si j’avais su
prier.
À Rosaire, prêtre-ouvrier, qui n’acceptait de prier qu’avec ceux et celles dont
il partageait les orientations de vie.
Aux moines et moniales, dont la vie témoigne de l’importance de la prière.
À Simon Maltais, éditeur adjoint, qui a pris à cœur la parution de ce livre, et
avec lequel j’ai eu grand plaisir à travailler.
Aux lecteurs et lectrices qui, peut-être, se seront découverts davantage priants
qu’ils ne le pensaient.
INTRODUCTION
«Je pense à vous»
Avec des variantes, c’est sur la formule «je pense à vous» que se terminaient
les nombreux courriels d’appui reçus à l’occasion de la maladie sérieuse qui
a récemment frappé la femme de ma vie. Presque personne n’a écrit: «Je prie
pour vous, pour toi, pour elle.» Une amie chère s’est même pour ainsi dire
excusée d’avoir, la veille, allumé un lampion aux intentions de la malade! Or,
que je sache, il ne se trouvait aucun mécréant parmi nos correspondants.
Il s’agissait de bons, je dirais même de grands croyants. Quand ils utilisaient
le verbe «penser», ils y mettaient toute leur âme. Quand ils tenaient leur
promesse de penser à nous, ils avaient confiance de faire quelque chose de
positif, qui ferait advenir du bien pour nous. Rien d’une pensée frivole, vite
oubliée. Je le sais, je fais la même chose qu’elles et eux.
Sans trop savoir pourquoi, j’ai autant de peine qu’eux à utiliser le verbe
«prier» pour leur témoigner solidarité et compassion. J’ai le sentiment plus
ou moins confus d’être une sorte d’imposteur, prononçant une parole
convenue, sans conséquence, qui n’engage à rien, qui fait partie d’un monde
symbolique révolu, dans lequel le Dieu, qui envoie la maladie pour punir les
humains («Qu’est-ce que j’ai bien pu faire au Bon Dieu ?»), peut aussi bien
l’enlever, si on le prie comme il faut ou si l’on promet de mener une bonne
vie. Mais qu’est-ce qu’on fait quand on ne croit plus en un tel dieu ?

Dieu a fait ce qu’il avait à faire


C’est avec la question de Dieu en tête que je me suis préparé à écrire le livre
que vous avez en main. Et, croyez-moi, ce n’est pas une question de
mécréant. Voici deux exemples tirés de ce que l’on avait coutume d’appeler
les Saintes Écritures. Le premier vient de l’auteur du récit de Création (1,1-
2,4a), qui ouvre le livre de la Genèse. Il y décrit comment Dieu a mis le
monde en place, pour rendre la vie possible. Ce sur quoi il insiste cependant,
c’est montrer que tous les vivants sont créés avec la responsabilité que la vie
continue après eux. Le Créateur n’a pas l’intention d’avoir, en se levant
chaque matin, à recréer la vie. Il a donc fini son travail quand la vie a été
rendue capable de se prendre en charge. C’est pourquoi conclut l’auteur :
Gn 2,2
Le septième jour, Dieu avait achevé le travail qu’il avait eu
à faire. Le septième jour, il mit donc fin à tout le travail qu’il avait
eu à faire. Et Dieu bénit le septième jour et il le mit à part des autres
parce qu’il y avait mis fin à tout son travail, c’est-à-dire à ce que
Dieu avait créé en le faisant 1.
Dieu a créé un monde autonome et responsable, capable de s’occuper de lui-
même. Et il a bien l’intention de le respecter et de ne pas passer son éternité
à réparer les dégâts qu’il pourrait causer. Certes, le Créateur aura une
faiblesse au temps du Déluge, et il laissera sa colère l’emporter, mais il se
promettra ensuite de ne plus jamais recommencer :
Gn 9,15
Il sera que je me souviendrai de mon engagement, qui est entre
moi et vous ainsi que tout vivant plein de vie, et qu’il n’y aura plus
d’eaux pour un déluge, pour ruiner toute chair.
Suivant la logique de ces textes – le Déluge étant l’image extrême de
l’intervention divine punitive –, il est inutile de prier Dieu pour qu’il
accomplisse, dans l’Histoire, ce qu’il s’est juré de ne plus jamais faire.
C’est bien ce qu’a compris l’auteur du livre de Qohélet, selon qui Dieu a créé
la patinoire en laissant aux humains le soin de jouer la partie et de suivre le
livre des règlements. Il est inutile d’en appeler En haut quand les résultats ne
sont pas à la hauteur des attentes :
Qoh 4,17
Surveille tes pieds quand tu vas à la maison de Dieu.
Approche-toi pour écouter, et non pas, comme les idiots le font, pour
offrir un sacrifice. Ils ne savent pas qu’ils font mal.
5,1
Pas de précipitation avec ta bouche, et pas de hâte avec ton cœur
pour faire sortir une parole devant Dieu. Lui est aux cieux, et toi, sur
terre. Que tes paroles soient donc peu nombreuses.
Seuls les idiots s’imaginent pouvoir, à coups de sacrifices, s’attirer les
faveurs de Dieu. Et il faut y penser à deux fois avant de se précipiter dans les
prières pour se sortir d’une mauvaise passe, car la distance est grande entre le
ciel et la terre. Elles risquent donc de ne jamais se rendre à destination.
Qohélet est un sage qui ne veut pas perdre temps et énergie à des futilités.
Elles sont à la fois abrasives et rafraîchissantes, ces paroles d’Écriture. Elles
montrent que nos difficultés au sujet de la prière ne datent pas d’hier et que
nous sommes peut-être beaucoup moins mécréants que nous le pensons.
Selon l’image que se font de lui plusieurs auteurs ou personnages bibliques –
en particulier les prophètes –, Dieu manifeste souvent de sérieuses réserves
au sujet du culte qu’on lui rend. Et le problème de son intervention ou non
dans l’Histoire n’est pas passé sous silence, l’existence du mal le posant avec
acuité. L’ensemble du livre de Job en témoigne. Tout cela n’est évidemment
pas sans influer sur la façon d’envisager la prière.
Il importe, dès le départ, de parler ainsi de la Bible pour contrer l’idée que
l’on s’en fait trop souvent d’un livre essentiellement religieux, avec un point
de vue résolument favorable à la prière. C’est loin d’être toujours le cas.
Il s’agit d’un livre qui témoigne d’une riche diversité d’expériences,
lesquelles colorent les opinions sur la prière. Celle du charpentier de Nazareth
ne sera évidemment pas la même que celle des prêtres au temple de
Jérusalem. Quand on considère Dieu comme le Parent qui se méfie des
grands et se révèle aux petites gens, on n’envisage pas la prière de la même
façon que le prêtre qui officie dans un temple situé à l’endroit même où l’État
manifeste son pouvoir, et dont la vie est centrée sur un culte organisé selon
les directives du Tout-Puissant.

Découvrir sa personnalité priante


Comme il y a de tout dans la Bible, on peut toujours y trouver ce que l’on
cherche, ce qui soulève évidemment la question de la personnalité de
l’interprète et des choix qu’il fait. Qui donc est-il celui qui ose écrire sur la
prière ? Un mot là-dessus. Bien qu’ayant exercé le ministère sacerdotal
pendant une trentaine d’années, je n’ai jamais eu la prière facile. Au temps de
mes études, au début de la Révolution tranquille, alors que se déconstruisait
le monde symbolique de ma jeunesse, j’ai passé une décennie complète dans
une noirceur qui rendait la prière impossible. Au cours des années suivantes,
j’ai rencontré un nombre impressionnant d’êtres humains admirables qui me
semblaient avoir besoin de prier comme de respirer. Et je ne cessais de m’en
étonner. La prière, les retraites et les formules stéréotypées m’ennuyaient.
Aller passer une fin de semaine dans un monastère ? Ça ne m’est jamais venu
à l’esprit. Je n’ai jamais pu me résoudre à me servir du bréviaire, je me
plongeais dans la Bible à la place. En une quinzaine d’années, j’ai lu huit
bibles différentes, d’une couverture à l’autre, introductions, notes et cartes
comprises. C’est la grâce de ma vie. J’ai même, une fois, fait la folie, en dix
jours, dix heures par jour, de parcourir la Bible au complet. J’en ai été
presque physiquement renversé. Au sortir de cette aventure, il n’y avait plus
ni Abraham, ni Moïse, ni Amos, ni Jean Baptiste, ni Paul, ni même Jésus. Il y
avait LUI, ce je-ne-sais-quoi de puissamment présent et d’une liberté
dévastatrice. J’en suis encore secoué. Mais ça ne m’a jamais fait prier ni
donné le goût de la prière. Ça n’a donc pas résolu le problème que me posait
ma personnalité non priante.
J’avais plus de soixante-dix ans quand j’ai enfin trouvé une piste de solution.
J’ai découvert que je priais quand j’écrivais. Quand j’écris, en effet, je reste
des heures totalement concentré, sans distractions, sans que l’esprit erre çà et
là, à découvrir, en cherchant à interpréter les textes bibliques pour celles et
ceux que j’aime, qu’il y a là, tapie au fond de mon intériorité, une Voix qui y
parle comme elle le faisait jadis. C’est en écrivant que je rencontre le croyant
en moi et que se révèle le tracé du chemin qui fait devenir humain. Qu’il m’a
fallu du temps, cependant, pour me dégager du moule de prière dans lequel
je m’étais fait couler et découvrir ce que prier voulait dire pour moi! J’écris
ce livre en espérant que je puisse en aider d’autres à se comprendre, peut-être
même à se réconcilier avec eux-mêmes en découvrant leur personnalité
priante beaucoup plus rapidement que moi.
C’est chose particulièrement délicate que de parler de la prière. J’ai
l’habitude – c’est d’ailleurs le seul travail que j’aie jamais fait – de chercher
à faire comprendre les écrits bibliques, en particulier les évangiles. Je sais
d’expérience qu’il s’agit là d’une entreprise qui exige du doigté, parce qu’elle
touche au monde symbolique que se donnent les croyants pour interpréter
leur vie. Retoucher l’image de Dieu ou de Jésus, par exemple, peut provoquer
des tsunamis de réactions à l’intérieur de la personnalité des lectrices ou des
lecteurs. Mais il reste que ces images ou ces concepts font partie d’une série
de représentations portant sur des réalités qui sont pour ainsi dire extérieures
aux croyants. Quand je parle de Dieu, je m’exprime sur ce qui rend possible
et compréhensible l’existence même de l’ensemble des êtres. Quand je parle
de Jésus, je m’exprime au sujet d’un homme du passé qui continue
d’influencer l’Histoire. Je parle de Dieu et de Jésus comme de réalités
différentes de moi, qui, à partir d’un mystérieux Ailleurs qui m’atteint de
l’intérieur, dynamisent mon existence et en balisent les orientations.
C’est autre chose quand je parle de la prière. Je m’exprime alors sur moi-
même, tout en touchant directement l’intimité de celles et de ceux qui me
lisent. Mon Dieu est celui qui m’interpelle alors que ma prière, c’est moi-
même interpellé par lui. Ma prière est une émanation de moi. Elle témoigne
de moi de toutes sortes de façons. Elle dit mon insécurité devant la maladie,
ma stupeur devant notre existence, ma gratitude pour les bontés de la vie, ma
souffrance vis-à-vis du mal. Elle dit ma grandeur, tout comme mes
contradictions. Je peux décider de prier, si je le veux. Mais la prière peut
survenir sans que je m’y attende, sans que j’en sois responsable, me laissant
même mal à l’aise.
Je me permets ici une anecdote qui remonte à il y a près de quarante ans.
Alors que je portais mes verres fumés en rendant visite à ma mère, j’ai perdu
mes lunettes ordinaires et les ai cherchées désespérément, jusqu’à faire toutes
les poubelles de la rue. À contrecœur, j’ai même prié saint Antoine pour les
retrouver. Le lendemain, mon opticien m’appela. Son numéro de téléphone
apparaissant sur l’étui de mes lunettes, la personne qui les avait trouvées avait
communiqué avec lui. Je me souviens d’avoir alors écrit un petit article, dans
la revue Relations, intitulé: «Qu’est-ce que je fais maintenant avec
saint Antoine ?»
Je ne crois pas que l’Au-delà s’amuse à faire perdre ou à retrouver des
lunettes, mais les invocations à saint Antoine se sont imposées d’elles-mêmes
malgré mes réticences théologiques. Je ne serais pas étonné que le plus
convaincu des athées se surprenne lui aussi à «prier» pour que son petit-fils
soit guéri, ou que son avion ne tombe pas, ou qu’il fasse beau pour le mariage
de sa fille. La prière surgit du plus profond de nous, humains tour à tour
fragiles, reconnaissants, inquiets, émerveillés, insécurisés, sereins, menacés.
Par la prière, c’est le fond de nous qui se dit, notre intimité qui se révèle
à nous. C’est pourquoi chercher à dire ce qu’est la prière ne peut se faire
à coups d’affirmations tranchées, mais dans le contexte respectueux d’un
écrit qui se présente comme une offre de partage.

La prière dérangeante
Malgré tout le respect que j’ai pour les lectrices et les lecteurs de ce livre, j’ai
des choses dérangeantes à leur dire. J’ai à parler de la prière du Nazaréen
ainsi que de celle de ses partisans qui se la sont appropriée. Or, comme
il s’agit d’hommes et de femmes qui ont laissé monter en eux la voix de leur
Parent et qui s’en sont fait une idée bien précise, ils n’ont pu exprimer leur
prière que de façon subversive. Si nous voulons devenir comme eux, nous
avons donc, inévitablement, à apprendre à prier comme eux, car, dans la vie,
ils se sont orientés selon la direction que leur traçait leur prière. Et, comme
c’était la vie dans toutes ses dimensions qui les intéressait, il va de soi que
leur prière était une activité largement humaine, et non étroitement religieuse.
Un mot là-dessus.
Quand Jésus priait, il s’inscrivait bien sûr dans la tradition des enfants
d’Abraham et des Hébreux, que Moïse avait fait sortir d’Égypte, comme elle
était comprise en Galilée. Mais, ce faisant, il s’est vu obligé de donner un
nouveau nom à Dieu. S’il a agi ainsi, ce n’est pas parce qu’il n’avait pas le
droit, sous peine d’être accusé de blasphème, de prononcer le nom de Yhwh,
mais bien parce qu’il avait fait une expérience de Dieu encore plus
fondamentale pour lui que celle de la sortie d’Égypte. Son Dieu est le Parent.
Et quand il dit sa propre intimité en parlant de son Parent, il n’est pas en train
de s’exprimer simplement à l’intérieur des limites de la dimension religieuse
du peuple galiléen. Il se dit totalement en tant qu’humain vivant dans une
Galilée occupée par Rome et contrôlée par Jérusalem, exprimant sa libération
vis-à-vis de tous les systèmes qui cherchent à diriger son existence et traçant
la ligne directrice de ses interventions passées et à venir. C’est tout l’homme
qu’il est que dit sa prière, et non pas seulement un trait d’une personnalité qui
aurait été particulièrement religieuse. Au contraire, il est en guerre contre la
religion que veut lui imposer la Judée. Aucun texte ne le présente priant
sereinement au cours d’une assemblée synagogale de Galilée ou au temple de
Jérusalem. On dirait qu’il s’y rend pour créer un conflit avec les responsables
de la prière officielle. Quand, donc, il cherche à montrer à ceux et celles qui
l’entourent comment prier – ce que l’on ne voit personne faire, dans la Bible,
avant lui –, ce n’est pas parce qu’il envisage la création d’une future
institution religieuse. C’est qu’il veut aider les gens à sortir de leurs ornières
traditionnelles et à envisager un autre chemin pour leur vie.
J’écris ces dernières lignes de cette introduction pour prévenir les lectrices et
les lecteurs de la teneur des pages qui suivent. Le chemin de la prière
à l’école du Nazaréen n’est pas une lente promenade à l’écoute du murmure
des ruisseaux et du chant des petits oiseaux, mais une rude montée en terrain
hostile. Impossible de ne pas penser à Jérémie rencontrant un Yhwh qui n’a
rien d’un père consolateur :
Jr 12,5
Si tu es fatigué pour avoir couru contre des piétons, comment
arriveras-tu à lutter contre des chevaux ?
Ou à Amos, qui voit Yhwh comme une menace pour Israël :
Am 4,12
Prépare-toi à rencontrer ton Dieu, Israël!
Si elle est authentique, la rencontre avec le Yhwh d’Israël ou avec le Parent
de Jésus – préalable à la prière – aura nécessairement comme effet de
bouleverser le quotidien d’une vie. La prise de conscience de l’amour, de
l’intelligence et de la liberté de Dieu – ce qui définit proprement la prière –
ne peut que relativiser à l’extrême les façons ordinaires de penser et de vivre
de la personne qui la fait. Et une des premières victimes de cette expérience
ne peut être que l’idée que l’on se faisait jusque-là de la prière. Les rites
perdent leur valeur, les mots éclatent, le système vole en éclat. Le chemin de
la vie est éclairé autrement. On ne voit plus l’existence de la même façon, on
ne demande plus les mêmes choses. La prière, qui exprime la rencontre avec
Yhwh ou le Parent, est nécessairement subversive. J’espère pouvoir le
montrer en écrivant la prière de ce livre.

La lutte pour la prière


J’écris en pensant à celles et à ceux qui n’osent plus utiliser les mots «prière»
ou «prier». À celles et à ceux qui ignorent qu’ils prient. À tous ceux-là qui, se
sentant totalement étrangers au langage qu’ils entendent au cours des
célébrations religieuses, comme les funérailles, les mariages ou les baptêmes,
s’imaginent que la prière n’est vraiment pas pour eux. Il s’agit là d’un
immense problème, accentué par le fait que la prière traditionnelle est coulée
dans un langage et une mentalité qui n’ont plus cours dans la société. Mais
cette question ne date pas d’aujourd’hui.
Je me permets une autre anecdote. C’était à la fin d’une des premières messes
que j’ai célébrées, dans le quartier de mon enfance. Je salue les gens
à l’arrière de l’église. La dernière personne à se présenter est une femme
pauvrement vêtue qui s’approche rapidement, me regarde à peine, me tend la
main et me dit: «Vous prierez pour moi, mon père.» Puis elle retire sa main,
laissant un billet de deux dollars dans la mienne, une grosse somme pour elle
à l’époque – on est à l’automne 1970. Surpris, je regarde le billet, et je me
rends ensuite compte qu’elle est partie. Son billet me brûle encore la main.
Pour elle, je suis l’homme en blanc, le prêtre, celui qui sait les chemins de la
prière et qui peut aligner la sienne vers Dieu. Or, tout l’évangile témoigne du
fait que la vraie prière est celle de cette femme. Il y a près de cinquante ans,
elle m’aura fait comprendre, inconsciemment, ce que j’essaie de vous dire
dans ce livre.
Il fait partie de la grandeur de Jésus d’avoir arraché la prière des mains des
gérants du sacré pour la confier aux petites gens qui en ont la charge. Or,
c’est un travail toujours à recommencer, car les grands ne cessent d’arracher
aux pauvres ce qu’ils considèrent comme leur dû et à insérer la prière dans
une vision du monde dans laquelle ils ont le premier rang. À preuve, l’idée
encore bien ancrée que la seule vraie prière est l’eucharistie célébrée par le
prêtre, alors que, selon Jésus et l’Évangile, c’est le Notre Père des pauvres.
Si Jésus s’est bien réapproprié la prière et a appris aux siens à le faire avec les
petites gens, ce n’était cependant pas là l’acquis d’une victoire définitive,
mais l’indication d’une lutte toujours à reprendre, d’un bout à l’autre de
l’Histoire. Il s’agit en effet de l’une des manifestations de la tâche que, selon
Paul, le Jésus, Seigneur de l’Histoire, a reçue après sa résurrection, soit de
réduire
1 Co 15,24
[…] à néant tout gouvernement, et tout pouvoir ou puissance.
25
En effet, il lui faut régner jusqu’à ce qu’il ait placé tous les
ennemis sous ses pieds,
26
le dernier ennemi à réduire à néant étant la mort.
C’est pourquoi j’écris ce livre. Pour nous dire qu’il nous faut nous
réapproprier la prière, pour mieux nous aligner sur le chemin de Jésus et de
son Parent, en vue du plus grand bien de la planète et de l’humanité.
Les pages qui suivent sont réparties en huit chapitres. Le premier fait état de
la prière dans l’Ancien Testament et permet d’en comprendre les
caractéristiques au temps de Jésus. Le deuxième présente l’attitude que celui-
ci a adoptée vis-à-vis d’elle. Les quatre suivants en montrent les
caractéristiques dans autant de documents évangéliques: la source Q,
l’évangile selon Marc, le fameux Sermon auquel le premier évangéliste a eu
accès, et Matthieu lui-même. Le septième chapitre traite de l’évangile selon
Luc et des Actes des Apôtres, deux textes qui témoignent d’une tout autre
conception de la prière que les œuvres précédentes. Le huitième et dernier
chapitre, qui sert de conclusion à ce livre, offre une série de réflexions sur la
prière. Enfin, une brève postface fait pendant à l’introduction.
I. L’ANCIEN TESTAMENT

LA PRIÈRE AUX MAINS DES EXPERTS


Avant de parler de la prière selon les évangiles, qui s’inspire évidemment de
Jésus, il faut parler de celle dont témoigne l’Ancien Testament. Le cadre de
ce livre impose nécessairement de n’exposer que les grandes lignes de ce
sujet aux ramifications sans nombre. Le but que je me donne est de faire
comprendre l’idée qu’exprimait le mot «prière» dans le pays de Jésus, le
concept que les gens avaient en tête quand ils en parlaient. Pour ce faire, je
me concentre sur le terme central que la Bible utilise, et je présente les
données selon les différentes couches littéraires dans lesquelles il se trouve.
Pour ne pas alourdir le texte, je donne la plupart des références en notes de
bas de page.
La principale racine, dont se sert la Bible hébraïque pour rendre le concept de
prière (pll), y est utilisée quelque 151 fois, ce qui n’est pas énorme étant
donné que son équivalent grec, dans le Nouveau Testament, œuvre beaucoup
moins considérable, l’est 123 fois. Ici, une précision s’impose. Il se trouve
dans la Bible toutes sortes d’activités qu’un interprète d’aujourd’hui peut
légitimement classer comme prière. Innombrables y sont les personnages qui
s’adressent à Dieu, dialoguent avec lui ou le consultent quand ils ont des
décisions à prendre. De là nous vient l’image d’une Bible remplie de prières.
Ce qu’il y a de surprenant cependant quand on étudie les mots de la racine
pll, c’est, je le répète, qu’ils sont utilisés de façon restreinte. Ils ne
s’appliquent pas à toutes les façons de s’adresser à Dieu. Or, cela est très
important, même pour nous, quelque 2 500 ans plus tard, comme je vais
essayer de le montrer dans ce livre.

Dans le Pentateuque
Une surprise nous attend dès le début. Dans le Pentateuque, en effet, partie
majeure de la Bible, la prière n’est mentionnée que sept fois, deux pour
Abraham et cinq pour Moïse 2.
La prière d’Abraham
Dès les premiers textes, le ton est donné. Dans le sud de la Palestine, toute la
famille d’Avimèlèk est malade, parce que le roi a couché avec la femme
d’Abraham, pensant que c’était sa sœur. En rêve, le roi se fait dire par Dieu :
Gn 20,7
Et maintenant, retourne la femme de cet homme. C’est un
prophète, il va donc prier pour toi et tu vas continuer à vivre. 17 Et
Abraham pria vers Dieu, et Dieu guérit Avimèlèk, sa femme et ses
servantes, lesquelles eurent des enfants.
Il importe peu de savoir si cette mention de la prière, fondée dans la fonction
prophétique d’Abraham, est tardive ou non. Ce qui compte, c’est la
conception de la prière qui se dégage du texte: il s’agit d’une activité propre à
un personnage qui occupe une fonction spéciale au sein de la collectivité.
Étant prophète, Abraham est habilité à prier; il sait comment le faire, et il va
de soi que sa prière est entendue par la divinité. On peut dire d’ores et déjà
que ce texte laisse présager tout ce que le reste de la Bible hébraïque aura à
dire sur la prière.
La prière de Moïse
Les cinq autres mentions de la prière dans le Pentateuque concernent Moïse,
lequel intercède pour son peuple ou pour Aaron, son assistant. La dernière
mention, qui donne un contenu à la prière de Moïse, débute comme suit :
Dt 9, 26
Alors il pria vers Yhwh en ces termes: «Seigneur Yhwh, ne
détruis pas ton peuple, ton héritage, que tu as libéré par ta grandeur
en le faisant puissamment sortir d’Égypte.»
C’est en tant que leader de son peuple que Moïse est ainsi habilité à prier
pour les siens.
Si, à la rareté des occurrences de la prière dans le Pentateuque, on ajoute le
fait de son absence complète dans les livres de Josué et des Juges, on peut
déjà émettre l’hypothèse qu’Israël n’étant pas encore un État, aucune prière
officielle ne peut s’y faire. Dans le Pentateuque, donc, les rares prières du
prophète Abraham ou du leader Moïse sont des anticipations de celles qui
deviendront possibles quand Israël aura à la fois roi et temple.

Dans les livres historiques


De façon significative, les livres historiques contiennent près de la moitié (70
sur 151) des occurrences des mots «prière» ou «prier» de la Bible hébraïque
3. Les livres prophétiques ou sapientiaux n’ont que des harmoniques à

apporter au thème essentiel. Or, comme on ne s’intéresse guère, à l’époque, à


la vie ordinaire des petites gens, qui dit histoire, dit interventions des officiels
d’une collectivité.
La prière des leaders
Traditionnellement, dans le Proche-Orient ancien, prier est la responsabilité
des leaders. Pour bien jouer leur rôle principal, qui est d’assurer le bien-être
de leur population, de veiller à l’intégrité du territoire et de faire en sorte que
la Nature soit bienveillante, il leur faut entretenir des relations harmonieuses
avec la divinité. Sinon, il y a risques sérieux de troubles sociaux, de guerres
destructrices et de catastrophes naturelles entraînant la stérilité des sols ou
des bêtes, et, donc, la destruction de l’économie. Il faut rendre la divinité
heureuse en utilisant tous les moyens disponibles. Les rois et autres leaders
s’y emploient de leur mieux, quel que soit leur degré de piété personnelle, car
il y va de la stabilité de leur mainmise sur le pouvoir. Mais ils ont l’habitude
de déléguer une grande partie de leur responsabilité concernant la prière au
sacerdoce émanant d’eux, lequel s’exerce dans les temples officiels consacrés
à la prière. C’est principalement dans ce contexte que les mots «prière» ou
«prier» sont utilisés. La prière est donc la responsabilité personnelle du
leader, lequel l’exerce par l’entremise des prêtres qui relèvent de lui, en lien
avec l’ensemble de la population, qui a tout intérêt à ce que le culte officiel
plaise à la divinité. Ce culte est d’ailleurs le principal véhicule des demandes
de toutes sortes que les groupes et les individus veulent faire connaître de la
divinité. Qui, mieux que les experts formés à cet effet, pourrait connaître les
chemins que doit prendre la demande pour atteindre son but ? C’est ainsi que
l’on raisonne dans le Proche-Orient ancien 4, et c’est ainsi que l’on raisonne
en Israël. Voici quelques exemples.
À part quelques prophètes et Anne, dont je parlerai plus loin, les seuls
personnages que l’on voit prier dans les livres historiques sont Moïse,
Samuel, David, Salomon, Ézéchias, Manassé, Esdras et Néhémie. À des
degrés divers, ils sont tous des leaders. À la demande des anciens d’Israël,
Samuel, qui assure la transition entre les systèmes tribal et royal, prie pour
que Yhwh donne un roi au peuple 5. David prie pour la stabilité de son
royaume 6. Ézéchias prie pour que Yhwh sauve son peuple de l’invasion
assyrienne 7. Manassé prie pour revenir d’exil et, une fois exaucé, il se hâte
de rétablir dans le Temple un culte conforme à la Tradition 8. Esdras prie,
entouré du peuple, dans le Temple 9 alors que Néhémie prie pour que les
exilés puissent retourner à Jérusalem, en particulier là où Yhwh a choisi de
demeurer 10. Même quand elles sont prononcées en privé, ces prières sont des
demandes officielles concernant le peuple et son gouvernement.
Cependant, le plus bel exemple de prière qu’offrent les livres historiques est
celui de Salomon en 1 R 8,23-54, et Yhwh s’empresse de l’exaucer (9,3). Les
mots «prier» et «prière» sont utilisés 16 fois, dans ce passage, un record
biblique 11. Le texte mérite d’être largement cité, car il contient tout ce qu’il y
a à savoir sur la prière dans l’Ancien Testament :
1 R 8,22
Et Salomon se tint devant l’autel de Yhwh, face à toute
l’assemblée d’Israël. Il tendit ses mains vers les cieux, et dit: […]
On ne peut faire plus officiel. Salomon est le roi en titre. Il est placé
précisément là d’où partent prières et sacrifices adressés à Yhwh. Ses paroles
ne sont pas destinées au peuple dispersé sur son territoire, mais à l’assemblée
populaire expressément convoquée pour l’occasion. Et il va prononcer la
prière que la solennité du moment exige. En effet, il consacre le temple qu’il
vient de faire construire et il oriente l’ensemble des prières qui, à l’avenir,
partiront de là. Il va donc prononcer la prière biblique par excellence. Le
texte est assez long et j’en donne de bons extraits, car il permet de
comprendre l’essentiel de ce que veut dire la Bible hébraïque quand elle parle
de prière.
1 R 8,23
[…] «Yhwh, Dieu d’Israël, un Dieu comme toi, il n’y en a pas
d’autre, ni dans les cieux en haut, ni sur la terre en bas, toujours
fidèle à ton engagement vis-à-vis de tes serviteurs, quand ils
marchent devant toi de tout leur cœur.»
L’introduction proclame que la prière de Salomon est fondée sur
l’engagement sans pareil de Yhwh: il sera toujours fidèle à son peuple si
celui-ci marche droit, et en particulier les rois qui sont à sa tête (les
«serviteurs» de Yhwh). Pour être habilité à prier, il faut donc connaître le
chemin de vie tracé par Yhwh et avoir conscience de l’avoir ou non suivi 12.
1 R 8,25
«Et maintenant, Yhwh, Dieu d’Israël, garde à ton serviteur
David ce dont tu lui as parlé quand tu as dit: Tu ne manqueras
jamais de quelqu’un, qui soit devant moi, assis sur le trône d’Israël,
à la condition que tes fils gardent leur chemin pour marcher devant
moi, comme toi, tu as marché devant moi.»
Dans le cadre du premier livre des Rois, la prière est prononcée quelques
années après la mort de David, et elle envisage le futur. Salomon espère la
permanence de la dynastie davidique. Dans ce texte, il joue le rôle, par
excellence, du roi. Il est assis sur le trône d’Israël, entre Yhwh et son peuple.
Il est le meilleur intercesseur, chargé de faire rapport sur la conduite du
peuple et d’implorer la divinité d’être bien disposée à son égard. Il ne peut
cependant bien jouer son rôle que s’il a marché droit devant Dieu, plaisant
ainsi à la divinité et montrant à son peuple comment faire. La prière suppose
que l’on a vécu ou que l’on veut vivre de façon authentique.
1 R 8,30
«Écoute la supplication de ton serviteur et de ton peuple Israël,
quand ils prieront vers ce lieu, oui, écoute de là où tu es assis aux
cieux, écoute et redresse-les.»
Salomon se présente comme le premier responsable de la prière. C’est lui,
serviteur de Yhwh, qui est chargé de la prononcer au nom de son peuple.
Mais il n’en éprouve pas moins un certain malaise. En effet, il est conscient
de formuler sa supplication alors que lui et son peuple n’ont pas toujours
marché droit. C’est pourquoi ils ont besoin d’être «redressés», remis sur le
droit chemin. Il faut ici remarquer que, dans la traduction de la prière
proposée dans cette section, les mots ordinairement rendus par «pardonner»
et «péché» le sont par «redresser» et «déviation». Un péché en effet est un
geste ou une suite de décisions qui fait dévier un être humain ou une
collectivité de la visée de l’existence et du chemin de la vie. L’hébreu n’a que
faire d’un pardon qui ne serait qu’un coup d’éponge sur une tache. Ce dont a
besoin l’être humain désorienté, c’est d’être remis en marche dans la bonne
direction et redressé sur le chemin de la vie. Au sens strict, seul Dieu peut
pardonner à l’être humain, c’est-à-dire le redynamiser de l’intérieur et lui
redonner une orientation qui contribuera à le faire devenir authentiquement
humain 13. Salomon espère donc que Dieu ne lui tiendra pas rigueur – ainsi
qu’au peuple – de ses déviations et qu’il ne laissera pas aller tel qu’il est le
cours des choses. Il faut que Dieu redresse ce qui ne va pas, et Salomon lui
montrera tout ce qu’il y a à faire, espérant que sa prière sera écoutée.
1 R 8,33
«Quand ton peuple Israël aura été battu devant l’ennemi pour
avoir dévié de toi, s’ils retournent vers toi et célèbrent ton nom, en te
priant, en suppliant vers toi dans cette maison, 34 oui, écoute aux
cieux, pardonne la déviation de ton peuple Israël et retourne-les sur
le sol que tu as donné à leurs pères.»
La rédaction de la prière de Salomon, homme du 10e siècle avant notre ère,
est fortement colorée par l’expérience de la défaite et de l’exil, survenus au 6e
siècle. Cependant, cette expérience est de tous les temps, les guerres étant de
toujours. Puisque le peuple a été battu, c’est qu’avec son roi, il a dévié du
chemin. La prière du roi est le signe de leur décision commune de retourner à
Yhwh, espérant que ce dernier les fera retourner chez eux. Dans cette partie
de la prière, Salomon se montre sensible à la plus grande attente qu’un peuple
puisse avoir à l’égard de son roi: veiller à l’intégrité du territoire et à la
sécurité de son peuple sur son sol. C’est pourquoi il lui faut avoir de bonnes
relations avec la divinité et prier selon les règles.
Il est très intéressant de noter le sens du temps qui a présidé à la rédaction de
cette partie de la prière. Au moment où elle est rédigée, le peuple est en exil à
Babylone, le Temple est détruit et la royauté n’existe plus. Mais, selon le
rédacteur, elle a été prononcée par Salomon au moment où le Temple a été
consacré, près de quatre cents ans plus tôt. Salomon, dans le Temple, a prié la
prière que les exilés ne peuvent pas faire puisqu’il n’y a plus ni Temple où la
prononcer ni roi autorisé à le faire. Sans Temple et sans roi, la prière est
strictement impossible. Le seul pouvoir qu’ont les exilés – nous le verrons
dans la conclusion du verset 52 –, c’est d’adresser à Yhwh leur supplication,
dans l’espoir qu’ayant déjà été incluse dans la prière de Salomon, elle ait
auprès de lui le poids d’une prière. Pour n’être pas cartésienne, la logique
n’en est pas moins parlante 14.
1 R 8,35
«Quand les cieux seront bouchés, alors qu’il n’y aura pas de
pluie parce qu’ils auront dévié de toi, s’ils prient vers ce lieu, s’ils
célèbrent ton nom et reviennent de leur déviation après que tu les as
rabaissés,
36
oui, écoute aux cieux, redresse la déviation de tes serviteurs et de
ton peuple Israël, après leur avoir enseigné le bon chemin dans
lequel marcher, puis donne la pluie à la terre que tu as donnée en
héritage à ton peuple.»
Deuxième responsabilité du roi: veiller à ce que la divinité fasse pleuvoir en
temps et lieu. La prière est prononcée sur une terre que menace la sécheresse.
Ces deux versets disent très bien la compréhension qu’avait Israël du pardon.
Du fond de son abaissement, le déviant doit reconnaître qu’il s’est trompé de
chemin, décider de marcher droit, écouter l’orientation qui surgit du fond de
lui et se mettre en route. C’est ce pardon que le roi, conscient d’avoir dévié
de la route avec son peuple, demande à son Dieu dans l’espoir qu’il fera
tomber la pluie. Un petit détail à remarquer: au verset 35, il est dit que la
prière est orientée «vers ce lieu», le lieu étant le Temple. Je le répète, en
Israël, la seule vraie prière est celle du roi, prononcée au Temple, pour le
peuple rassemblé. Mais une invocation, faite ailleurs et orientée vers le
Temple, peut s’introduire dans la prière officielle, monter aux cieux avec elle
et avoir ainsi la chance d’être écoutée. Voilà pourquoi la responsabilité de
prier pourra reposer sur d’autres que le roi, et que la prière sera rendue
possible ailleurs qu’à Jérusalem.
1 R 8,37
«S’il y a la famine dans le pays, s’il y a la peste, la rouille du
blé, la moisissure des vignes, le criquet ou la sauterelle, si l’ennemi
fait le siège d’une des portes du pays, en cas de désastre ou de
maladie,
38
quelle que soit la prière ou la supplication, que ce soit pour tout
homme ou pour tout ton peuple Israël – dans le cas de qui connaît la
plaie de son cœur et étends les mains vers cette maison –
39
oui, écoute aux cieux, ton lieu de résidence, redresse et agis.»
Ces versets étendent la portée de la partie précédente. Un peuple fait face à
toutes sortes de menaces: maladies des produits de la terre ou dévastations
par les insectes, guerres, désastres divers, épidémies. La liste est sans fin.
Salomon élargit sa prière à tous les fléaux imaginables et, de façon
remarquable, il prie pour n’importe quel citoyen du royaume conscient de sa
misère profonde, et qui, de loin, envoie sa supplication vers le Temple. La
prière du roi est prononcée aussi bien au nom du peuple dans son ensemble
qu’à celui des plus humbles citoyens de son royaume. Les derniers verbes
sont à noter: «redresse et agis». La prière est prononcée pour que non
seulement Dieu cesse de provoquer les catastrophes, mais qu’il sorte de son
laisser-faire et qu’il intervienne.
1 R 8,44
«Lorsque ton peuple sortira pour la guerre contre son ennemi,
par le chemin où tu les auras envoyés, et qu’il priera vers Yhwh en
direction de la ville que tu as choisie et la maison que j’ai bâtie pour
ton nom,
45
écoute aux cieux leur prière et leur supplication, et fais-leur
justice.»
De nouveau la guerre, problème permanent en Israël, accompagnée d’une
nouvelle mention de la prière dirigée vers Jérusalem et vers le Temple. Les
invocations du peuple ont valeur de prière parce que le roi les inclut dans la
sienne. La finale précise que l’agir de Dieu, espéré à la fin du verset 39, doit
se faire dans la ligne de la justice, pour contrer les injustices humaines.
1 R 8,52
«Que tes yeux soient ouverts à la supplication de ton serviteur,
et à la supplication de ton peuple Israël, pour les écouter chaque fois
qu’ils feront appel à toi.»
Salomon termine humblement sa demande. Il ne parle plus de prière
officielle, mais de simple supplication, qu’il met sur le même pied que celle
de son peuple, supplication qu’il élargit à toutes celles qui seront faites dans
le futur. Le scribe, qui a rédigé la prière de Salomon, est bien conscient qu’à
l’époque où il vit, il n’y a plus ni Temple ni roi. Mais la supplication du
«serviteur» qu’il est, prononcée au nom de son peuple, a valeur de prière
parce que Salomon l’avait en vue quand il a prononcé la sienne au Temple.
Dans la Bible hébraïque, la prière de Salomon est le vaisseau amiral de toutes
les prières, le modèle à suivre, celle qui amène toutes les autres à bon port.
La prière des prêtres
Comme les prêtres ne sont que les porte-parole du roi auprès de Yhwh, leur
prière est rarement mentionnée bien que ce soit eux qui, dans leur exercice
quotidien du culte, fassent tout le travail. Dans les livres historiques, il n’y en
a qu’une mention. À la fin d’une grande célébration de la Pâque, célébrée sur
l’ordre du roi Ézéchias, il est dit:
2 Chr 30,27
Les prêtres et lévites se levèrent et ils bénirent le peuple.
Leur voix fut écoutée et leur prière parvint donc à sa sainte
demeure, dans les cieux.
Dans ce texte, le mot «prière» a tout son sens d’activité rituelle, accomplie
selon les règles, au nom du roi, devant le peuple, dans le Temple. Elle est une
activité orientée vers la demeure céleste de Dieu. Les officiels savent
comment prier et connaissent les chemins que doit suivre la prière pour
atteindre son but. C’est pourquoi les invocations personnelles n’ont de chance
d’être entendues de Dieu que si elles s’insèrent dans la prière du Temple pour
entreprendre leur voyage vers En haut.
La prière des prophètes
Le cas des prophètes est spécial, et les mentions de leur prière sont
relativement rares. Ce ne sont pas des officiels, ils ne font pas partie du
gouvernement. Ils sont une sorte d’opposition officieuse qui n’a d’autre
pouvoir que celui du respect qu’ont les gens à leur égard. Ils s’imposent donc
aux dirigeants par la justesse de leur analyse des situations et par l’autorité
avec laquelle ils s’expriment. Au sens strict, ils ne sont pas habilités à prier,
ils n’ont rien à faire dans les temples du royaume. Mais, par leur origine, ils
sont liés à la base populaire. Ils font partie de la vie quotidienne des
villageois qui n’ont pas les moyens de se déplacer vers les lieux de prière
officiels et de se payer les services des gérants du sacré. Les prophètes sont
donc consultés au jour le jour. Au gré des besoins, on leur demande de prier à
telle ou telle intention. D’un côté, il n’y a rien d’officiel dans leurs
invocations, mais, de l’autre, ils sont reconnus comme des sortes d’experts en
la matière. Considérant qu’eux-mêmes ne connaissent pas les façons
d’atteindre la divinité, les gens vont donc vers ces hommes de Dieu et
considèrent que leurs invocations sont d’authentiques prières.
Dans les livres historiques, il n’y a qu’une seule mention de la prière d’un
prophète à la suite d’une demande qui n’émane pas d’une figure politique 15.
Le prophète Élisée avait une bonne alliée dans la personne d’une
Shounammite, une femme à l’aise qui, malheureusement, perdit un jour son
enfant. Elle reprocha durement au prophète de n’avoir pas su l’empêcher.
Élisée se rendit donc chez elle:
2 R 4,33
Il entra, ferma la porte derrière eux deux et pria vers Yhwh.
Sa prière fut écoutée puisqu’il réanima le jeune garçon.
Dans les livres historiques, de façon paradoxale, ce sont surtout des rois qui
demandent à un prophète d’implorer Yhwh pour être guéris. C’est ainsi que
Jéroboam, dont la main était devenue dysfonctionnelle parce qu’il avait voulu
faire arrêter un «homme de Dieu» qui s’en était pris à l’autel du temple royal
de Béthel, doit demander au prophète de prier pour qu’il soit guéri:
1 R 13,6
Adoucis, je t’en prie, la face de Yhwh, ton Dieu, que ma main
me revienne.
Ailleurs, le roi Ézéchias fait demander à Isaïe d’adresser une prière à Yhwh
en faveur du peuple, décimé par les Assyriens (2 R 19,4). Le texte ne dit pas
que le prophète a prié ainsi, mais ce dernier fait quand même rassurer le roi.
Il est sous-entendu que la demande royale élevait la supplication attendue
d’Isaïe au statut de prière officielle. Quand il est gravement malade, Ézéchias
prie aussi pour être guéri, et Isaïe lui fait savoir que sa prière a été entendue.
De telles prières, de la part de rois malades, doivent être considérées comme
des gestes officiels puisque le gouvernement de l’État est en cause. Selon les
circonstances, le roi prie lui-même, s’en remet aux officiers du culte ou fait
confiance au charisme des prophètes qui, bien qu’étant souvent l’opposition
officieuse au régime, sont néanmoins considérés comme ayant l’oreille de la
divinité.
La prière d’une femme
Dans tous les livres historiques, il n’y a qu’un seul exemple d’une
supplication émanant de la base et ayant le statut de prière, celui de Anne (1
Sm 1,9-2,11). Et ce texte contient le plus d’occurrences du verbe «prier 16»
après celui sur la consécration du Temple par Salomon.
Anne est désespérée parce qu’elle n’a pas d’enfant. Un jour, elle monte au
temple de Silo, où officie le prêtre Élie. Elle ne lui demande pourtant rien,
mais
1 Sm 1,10
l’âme amère, elle pria vers Yhwh, tout en pleurs.
12
Pendant qu’elle multipliait ses prières devant Yhwh, Élie lui
surveillait la bouche.
Contrairement à l’usage, Anne prie intérieurement. Élie pense donc qu’elle
est ivre. Elle s’en défend bien et réussit à convaincre le prêtre, qui,
finalement, lui dit:
1 Sm 1,17
Va en paix, et que le Dieu d’Israël te donne la demande que
tu lui as demandée.
Anne est exaucée. Elle le proclame elle-même:
1 Sm 1,27
C’est pour cet enfant que j’ai prié, Yhwh m’a donc donné la
demande que je lui ai demandée.
Et elle s’empresse de «prier» le fameux cantique qui porte son nom, lequel a
inspiré l’auteur du Magnificat (1 Sm 2,1-10).
Ce texte est intrigant à plusieurs titres. D’abord, il fait d’une femme le
personnage central d’une histoire. Ensuite, il la place dans un temple, lieu
officiel de prière, en la faisant outrepasser les prérogatives du prêtre de
service et prendre sur elle de s’adresser elle-même à la divinité, comme si elle
s’accordait ainsi plus de chances d’être écoutée. Finalement, le récit remplace
la façon de faire traditionnelle, qui est de formuler vocalement sa demande,
par une prière silencieuse. Il s’agit d’un texte très audacieux, écrit tout en
finesse. Le prêtre se fait d’abord une mauvaise opinion de la femme, la
croyant ivre, mais il finit par reconnaître l’authenticité de son geste, tout en le
rabaissant au niveau d’une «demande». Lui seul a le droit de prier. À la fin,
Anne trouve un compromis: elle continue d’affirmer qu’elle a vraiment prié,
concédant tout de même à Élie qu’il ne s’agissait là que d’une demande 17.
C’est le seul texte du genre dans toute la Bible hébraïque. Il nous faut être
reconnaissants au scribe qui l’a rédigé – ainsi qu’à ceux qui l’ont inclus dans
le premier livre de Samuel – d’avoir été conscient du poids d’authenticité de
la prière d’Anne, qui a réussi à atteindre Dieu bien qu’elle ait été formulée en
dehors des voies officielles. Je me permets d’anticiper en disant qu’«il y a du
Jésus là-dedans».

Dans les livres prophétiques


Les livres prophétiques contiennent environ 20 % des occurrences des mots
«prière» ou «prier» dans la Bible hébraïque (31 sur 151) 18. Au moment où
ces livres sont rédigés, les prophètes qui s’y expriment sont considérés
comme des personnages officiels, habilités à prier. Ce n’est cependant pas
une activité qui les caractérise.
La prière des prophètes
Jérémie est le prophète qui a la relation la plus tourmentée avec la prière.
D’un côté, il adresse à Yhwh une prière pleine d’espérance après avoir
manifesté sa confiance en l’avenir en achetant un champ alors que Jérusalem
est assiégée (Jr 32,16). Mais, ailleurs, Yhwh lui-même lui interdit de prier
pour son peuple, parce qu’il n’a pas l’intention de l’écouter 19. À la demande
des réfugiés qui se préparent à fuir en Égypte, Jérémie accepte de prier pour
eux, mais il se rend compte qu’il n’aurait pas dû puisque Yhwh avait décidé
qu’il ne les ferait jamais revenir 20. La prière est un outil dont il faut se servir
à bon escient, et Jérémie l’utilise comme s’il était le leader responsable de
son peuple.
Plus tard, de son lieu d’exil, le prophète Daniel, se rendant compte que les
soixante-dix ans d’exil annoncés par Jérémie arrivent à terme, décide qu’il est
temps de prier 21. Il s’appuie donc sur l’Histoire pour inviter Yhwh à
respecter ses engagements envers son peuple:
Dn 9,17
Oui, toi, qui es notre Dieu, écoute la prière de ton serviteur,
ainsi que ses supplications, et, pour toi, Seigneur, fais briller ta face
sur ton sanctuaire en ruines.
Ce qu’il y a de remarquable dans ce texte, c’est que, comme le démontre
l’utilisation du titre royal de «serviteur», le prophète s’y présente comme le
leader de son peuple, habilité à prier pour lui et, en particulier, à réclamer la
remise sur pied du Temple, nécessaire à l’établissement de relations saines
entre la divinité et lui.
Les seules autres mentions de la prière d’un prophète se trouvent, d’abord,
dans ce verset de Habacuc:
Hab 3,1
Prière du prophète Habacuc, sur le mode des proclamations.
Le verset, tardif, introduit un psaume à la manière caractéristique de ceux-ci.
Il y a aussi la fameuse prière de Jonas, dans les entrailles du gros poisson
(Jon 2,2.8). Mais cette prière a elle aussi toutes les caractéristiques d’un
psaume. Ces textes témoignent de l’idée que l’on s’était faite des prophètes,
au fil du temps, comme des hommes de prières lettrés, aptes à composer des
prières officielles.
J’ai gardé pour la fin de cette section les appels que font deux rois à la prière
d’un prophète. Dans le premier cas, le roi Ézéchias demande au prophète
Isaïe de prier Yhwh pour qu’il sauve Jérusalem assiégée par les Assyriens;
mais Isaïe l’invite à faire confiance, de sorte que le roi adresse lui-même sa
prière à Yhwh qui l’écoutera 22. Par ailleurs, malade, Ézéchias priera pour
son retour à la santé, et Isaïe ira lui dire que sa prière a été entendue 23. Enfin,
Sédékias, le dernier roi de Juda, envoie un prêtre demander l’intercession de
Jérémie pour le peuple:
Jr 37,3
Je t’en supplie, prie pour nous vers Yhwh notre Dieu.
Le pouvoir est désespéré, sa prière ne fonctionne pas, il se tourne donc vers le
prophète. Mais Jérémie se contente de lui faire savoir que la ville est perdue.
Peu nombreux sont les textes qui attribuent aux prophètes l’habilité à prier.
Elle ne faisait pas partie de leur charisme et elle leur a été attribuée à partir
des troubles qui ont conduit à l’Exil, une époque où le pouvoir royal était
particulièrement affaibli, avant de disparaître. La prière garde pourtant sa
caractéristique essentielle: il ne s’agit pas d’une activité privée, témoignant
de la profondeur de la vie intérieure des prophètes, mais d’un geste qui se
situe dans un contexte public et politique.
La fausse prière
Chez les prophètes littéraires apparaît le thème des mauvaises prières 24. Isaïe
s’attaque aux prières des prêtres au temple de Jérusalem, tout comme à celles
que Moab adresse à son dieu:
Is 16,12
Voilà que Moab se fait voir, s’épuise sur son haut lieu, il entre
dans son sanctuaire pour prier, mais ça ne sert à rien.
Isaïe se moque aussi de ceux qui divinisent leurs statues. Ézéchiel s’en prend
de même aux prières officielles, complices des façons de faire des nations
environnantes 25. Ces textes ne sont pas nombreux, certes, mais ils
témoignent du fait que le mot prière est fortement attaché au culte qui se
déroule dans les temples. Quant à Jonas, cas particulier, il est coupable
d’avoir prié sous l’empire de la colère 26.
La prière des expatriés
Il se trouve, en Jérémie, une lettre que le prophète a adressée aux exilés à
Babylone 27. Il a en vue l’ensemble du peuple, y compris les anciens, les
divers chefs politiques, les prêtres, les prophètes, les ouvriers, etc. Jérémie les
invite à s’y installer parce qu’ils sont là pour soixante-dix ans. Et, au cœur de
sa lettre, il offre ce passage intéressant sur la prière à Yhwh:
Jr 29,12
Et alors, vous m’appellerez, vous marcherez et vous prierez
vers moi, et je vous écouterai.
13
Vous allez me chercher et me trouver parce que vous m’aurez
recherché de tout votre cœur.
14
Je vais donc me laisser trouver par vous, foi de Yhwh.
15
[…] Puis je vous ferai revenir au lieu d’où je vous aurai déportés.
Jérémie est le premier prophète à aborder la question de la prière des
expatriés. L’ordre dans lequel il énumère les destinataires de sa lettre est
significatif: «[…] les anciens, les prêtres, les prophètes et tout le peuple des
déportés 28.» Il s’adresse à un peuple structuré, dans lequel existent un
leadership reconnu et des responsables traditionnels de la prière. Il a donc en
vue le problème de la possibilité de prier quand on n’est plus sur la terre de
Yhwh. Et il énonce une solution temporaire, valant jusqu’à la fin de l’Exil. Si
la prière s’effectue sous la conduite des autorités légitimes, en s’appuyant sur
une conduite irréprochable, elle sera entendue. Il est intéressant de noter que,
pour Jérémie, il va de soi que la prière est formulée «vers» Yhwh, cela veut
dire vers Jérusalem et le Temple qui est encore debout. C’est de là qu’elle est
entendue par Yhwh.
Jonas prie lui aussi «vers» Yhwh quand, à Ninive, il est en colère de voir les
ennemis jurés de son peuple se tourner vers Dieu. C’est de Jérusalem que la
prière des enfants d’Abraham part vers le Ciel. Le Temple, présent, éloigné
ou même détruit, fait partie intégrante de la prière hébraïque.

Dans les psaumes


Les psaumes méritent d’être traités à part. Leur contenu est évidemment
d’une très grande richesse. De façon surprenante, pourtant, ils n’ont pas
beaucoup à ajouter au sens du concept de prière que nous avons rencontré
jusqu’ici. Pour bien les aborder, il importe d’en comprendre le rôle. Le
psautier a été rédigé pour être l’instrument de travail des prêtres au temple de
Jérusalem. Et, en Juda ou en Galilée, hormis les scribes qui officiaient
particulièrement dans les assemblées ou les temples locaux, nul n’était en
mesure de les lire ou de les prier. Personne d’ailleurs n’y aurait songé. Ils
appartenaient au Temple royal et faisaient partie de la prière officielle qui, de
là, au nom du roi et pour le plus grand bien du peuple, montait vers Yhwh.
Les mots «prier» ou «prière» n’apparaissent que 35 fois dans les psaumes. On
ne compte pas moins de 23 de ces occurrences dans 18 psaumes attribués à
David 29. À peu près partout, l’auteur demande que sa prière soit écoutée; il
la montre, se dirigeant vers le ciel, où il déclare qu’elle a été entendue. En
voici un exemple, typique:
Ps 69,14
Et moi, ma prière vers toi, Yhwh,
au temps propice, Dieu
par ta fidélité constante, réponds-moi
par l’authenticité de ton salut.
Le «je» qui s’exprime dans la prière est complexe. S’il est d’abord le «je» du
roi de la lignée davidique, responsable de son peuple devant Yhwh, il est
aussi celui du scribe chargé de formuler la prière sur ordre du roi. Il est
également le «je» du prêtre qui, à la demande de ses compatriotes, fait entrer
leurs propres supplications dans la prière officielle du culte qu’il préside. Le
«je» peut aussi bien inclure celui des individus qui ont des demandes à
formuler 30 ou divers sentiments à exprimer que celui du peuple réagissant
aux événements qui le frappent. De fait, il n’y a qu’une prière qui monte vers
Dieu, et c’est celle qui, à partir du Temple, s’élance vers le trône de Yhwh,
situé aux cieux, juste au-dessus. Elle est la prière de tout le peuple, son roi en
tête, et est formulée par le prêtre qui a été autorisé à la faire 31. On peut donc
dire des psaumes en général qu’ils sont la prière de David qui monte vers
Yhwh, emportant avec elle les demandes, les joies, les peines de tout le
peuple.
La prière est mentionnée cinq fois dans trois psaumes attribués aux fils de
Coré 32, et un à Asaph 33. Dans le premier cas, bien que sa composition soit
attribuée à un collectif, le psaume est formulé au «je»:
Ps 88,14
Et moi, vers toi je crie, Yhwh
et le matin, ma prière te précède.
Par contre, dans son psaume, Asaph défend la prière de tout le peuple:
Ps 80,5
Yhwh, Dieu des armées, jusqu’à quand fulmineras-tu
contre la prière de ton peuple ?
Les fils de Coré, tout comme Asaph, sont des scribes sacerdotaux qui, dans le
Temple royal, expriment la prière du peuple. À l’époque d’Asaph cependant,
les temps sont difficiles et la prière ne semble pas atteindre sa cible.
La prière est encore mentionnée dans un psaume attribué à Moïse 34, et un
autre à Salomon 35. Dans le premier cas, le titre du psaume dit simplement
ceci:
Ps 90,1
Prière. De Moïse, homme de Dieu.
Le titre d’«homme de Dieu» équivaut à celui de «prophète». Pour sa part, le
psaume dit de Salomon est une prière pour le roi idéal d’Israël, défenseur des
indigents, des pauvres et des faibles, contre leurs oppresseurs. Le psalmiste
demande au peuple de prier pour lui:
Ps 72,15
Qu’on ne cesse pas de prier pour lui
qu’on le bénisse à cœur de jour.
Le peuple doit se joindre à la prière qui, du Temple, monte vers Dieu, pour
que les politiques du roi soient bien reçues de Yhwh et que paix et justice
règnent dans le pays. Le psaume de Salomon dit bien le rôle essentiel de la
prière biblique.
Les quatre dernières mentions de la prière, enfin, apparaissent dans un
psaume dont la rédaction est attribuée à un opprimé 36:
Ps 102,1
Prière d’un opprimé, alors que, très faible, il déverse sa plainte
devant Yhwh.
2
Yhwh, entends ma prière, et que mon cri arrive jusqu’à toi.
L’auteur est sans doute un scribe sacerdotal. Il écrit à un moment où le
Temple est dévasté puisqu’il en espère la reconstruction (verset 17).
Physiquement peut-être, mais au moins intentionnellement, il se situe sur
l’emplacement même du Temple, «devant Yhwh», espérant que, de là, sa
prière puisse atteindre Yhwh, qui se trouve Là-haut, où «il siège à jamais»
(verset 13).
Je me permets de traiter ici du livre des Lamentations, suite de poèmes qui
s’apparentent aux psaumes. L’auteur se présente comme un témoin de la
misère de son peuple 37, qui vit à une époque où sa prière ne trouve pas le
chemin du Ciel 38:
Lam 3,44
Tu t’es enveloppé d’un nuage, pour que la prière ne passe pas
Comme il n’y a plus de Temple, le scribe est seul à prier, sans y être
cependant habilité. Et, comble de misère, Dieu lui-même s’est enveloppé de
nuage pour que la prière ne puisse pas le trouver.
L’ancrage au Temple, physique ou intentionnel, est un élément essentiel de la
prière hébraïque. Pour qu’une vraie prière soit formulée, il faut être habilité à
la faire et la prononcer là où il faut, sinon elle ne prendra pas le bon chemin et
n’atteindra pas son but. Quand ils parlent de prière, les psaumes en ont la
même conception que celle des écrits que nous avons présentés jusqu’ici.

Dans les écrits des sages


Dans tous les écrits de sagesse de la Bible hébraïque, on ne parle de prière
que six fois. Le livre de Job en fait mention à trois reprises. Dans le corps du
livre, Job, un non-Israélite vivant au sud d’Édom, se défend des attaques de
ses trois «amis», en disant que sa prière à Éloah (Dieu) est «pure 39». À la fin,
il est justifié par Yhwh lui-même, qui, s’adressant à un des trois amis, lui
déclare: «Job, mon serviteur, va prier pour vous 40.» Ce disant, il met
explicitement Job sur le même pied que David, Salomon et les autres rois
d’Israël, justifiant ainsi sa prière, même s’il s’agit d’un étranger et, donc, sans
aucun statut en Israël.
Le livre des Proverbes parle lui aussi de la prière à trois reprises. Il établit un
contraste entre le comportement des méchants et «la prière des hommes
droits» ou «justes 41.» Le sage s’élève, en particulier, contre la prière de ceux
qui s’écartent d’une conduite fondée sur la Torah (l’enseignement
traditionnel). Pour les sages, les hommes droits et justes sont précisément
ceux qui, connaissant leur enseignement, s’en inspirent pour mener leur vie et
formuler leurs demandes.
Dans les écrits des sages, la prière est donc en train de trouver un nouvel
ancrage: au lieu de s’appuyer sur le culte royal formulé dans le Temple, elle
trouve son authenticité dans sa conformité à l’enseignement traditionnel. La
lignée de David ayant disparu, le Temple a perdu une partie de sa légitimité
et de nouveaux experts prennent la relève pour formuler la prière. Ce n’est
pas pour rien que les ancêtres des rabbins s’appelaient eux-mêmes «les
Sages», ce sont eux qui formuleront ce qui va devenir le culte synagogal,
rival populaire de celui du Temple. Quelques années après que ce dernier
aura été détruit en l’an 70 de notre ère, les sages prendront la relève des
prêtres et auront toute autorité sur la prière.

Dans les écrits deutérocanoniques


Les écrits deutérocanoniques ne font pas partie de la Bible hébraïque. Ils
proviennent de la Bible des juifs d’Alexandrie, une version grecque datant du
3e siècle avant l’ère chrétienne, connue sous le nom de Septante (LXX). Les
chrétiens des origines, en dehors de la Palestine, ont adopté ce texte comme
Bible et plusieurs Églises reconnaissent les écrits deutérocanoniques comme
faisant partie des Écritures. La prière y est mentionnée à 51 reprises.
La prière dans les récits et livres historiques
Parmi les écrits deutérocanoniques, cinq parlent d’histoire ou en racontent
une. D’abord, le trio de Tobie, Judith et Esther, où il est quatorze fois fait
mention de la prière, puis les deux livres des Maccabées.
Le livre hébraïque d’Esther ne parle pas de la prière, mais l’Esther grec le fait
une fois 42. Esther a passé un temps en prière avant de revêtir ses vêtements
d’apparat pour aller rencontrer le roi et défendre son peuple. Il est
remarquable que, bien que n’ayant pas de responsabilité officielle, la reine
soit présentée comme responsable du salut de son peuple. En ce sens élargi,
elle est habilitée à prier.
Pour sa part, le livre de Tobie parle à 10 reprises de la prière 43. Au cours de
sa jeunesse, la piété de Tobit, le père de Tobie, était fondée sur le culte du
Temple. Mais, dès après la naissance de son fils, il a été déporté en Assyrie,
où, aveugle et déprimé, il s’est mis à invoquer Dieu, en fondant sa prière sur
l’obéissance aux commandements 44. En Médie, de son côté, sa future belle-
fille est en prière elle aussi, désespérée de ne pouvoir se marier puisqu’un
démon a fait mourir ses fiancés – sept! – l’un après l’autre. À ce point de son
récit, l’auteur l’interrompt pour dire que leur prière à tous deux est montée
jusqu’à Dieu, qui a décidé de déléguer l’ange Raphaël, pour les guérir 45:
Tb 3,16
Leur prière à tous les deux fut entendue devant la gloire du
Grand [Dieu], et Raphaël fut envoyé pour les guérir tous deux.
L’auteur écrit donc à un moment où le culte du Temple a perdu de son lustre,
et dans des circonstances où la prière s’appuie sur l’écoute de l’enseignement
des scribes. Plus loin, Raphaël lui-même ordonne de prier aux futurs époux,
Tobie et Sara, bien que, contrairement à la Tradition, ils n’aient aucune
autorité sociale pour le faire 46. À temps nouveaux, pratiques nouvelles. Dans
le livre, le personnage de Raphaël sert à justifier cette nouvelle façon de faire.
C’est pourquoi, vers la fin, après avoir donné son avis sur la prière, il va dire
de quelle autorité il jouit pour parler ainsi:
Tb 12,8
La prière est une bonne chose, si elle est accompagnée du
jeûne, de l’aumône et de la justice.
15
Je suis Raphaël, l’un des sept saints anges qui emportent en haut
les prières des saints, et entrent devant la gloire du Saint.
Ce ne sont donc plus les seuls prêtres, au Temple, qui savent diriger la prière
du peuple vers Dieu. Dorénavant, il lui faut écouter les scribes, comme
l’auteur du livre de Tobie, qui enseignent comment vivre, ce qui permet de
formuler une prière ancrée dans la vie. De telles prières, formulées par «les
saints», sont transportées au Ciel par les anges de Dieu. Voilà un tout autre
monde que celui auquel nous avait habitués la Bible hébraïque.
La prière est mentionnée trois fois dans le livre de Judith 47, un récit fictif
situé au temps de Nabuchodonosor, et dont l’original sémitique a été perdu.
Parce que les anciens du peuple ne prennent pas leurs responsabilités, Judith,
une jeune veuve, décide de sauver elle-même sa ville menacée par le général
en chef Holopherne. Avant de s’attaquer personnellement à lui, en usant de
subterfuge, elle s’adresse à Dieu à l’heure même où, au Temple, les prêtres
offrent l’encens du soir. Puis, elle se laisse conduire au camp du général
ennemi, et il fait partie de son stratagème de se faire accorder la permission
de sortir du camp pour aller prier de nuit. Même autoproclamée responsable
du salut de son peuple, il est conforme à la Tradition qu’elle soit habilitée à
prier en vertu de son statut. Elle joue un rôle semblable à celui des «Juges»
de jadis, chargés de libérer leur peuple.
Les deux livres des Maccabées parlent de la prière à 15 reprises 48. Le
premier livre décrit la révolte de la famille des Maccabées contre la
domination étrangère: la Judée était dominée à partir d’Antioche par un
empire de culture hellénistique. La prière est d’abord celle de l’assemblée des
insurgés, qui se rappelle l’enseignement traditionnel 49. Puis est mentionnée
la prière de Judas, le chef de l’armée de libération, avant une bataille 50. Plus
loin, c’est son armée qui prie 51. Les deux dernières mentions de la prière
concernent Jonathan, successeur de Judas, responsable politique du pays,
chef de l’armée et nommé grand prêtre par Alexandre, un prétendant au trône
d’Antioche 52. La dernière mention mérite d’être citée. Elle fait partie d’une
lettre envoyée à Sparte de la part de «Jonathan, le grand prêtre et la nation des
Judéens 53»:
1 Macc 12,11
Quant à nous, en tout temps, nous n’avons de cesse de nous
souvenir de vous, pendant les fêtes et les autres jours prescrits, au
cours des sacrifices que nous offrons et dans les prières, comme il
faut et convient de se souvenir de frères.
Toutes ces mentions de la prière sont des plus traditionnelles, la dernière
surtout. La prière doit se faire selon les règles, en temps opportun, et être
prononcée par les personnes habilitées à le faire. À cette seule condition est-il
possible de dire:
1 Macc 12,15
Nous avons, pour nous venir en aide, l’aide du Ciel.
Dans le second livre des Maccabées, la prière est mentionnée sept fois 54. Les
trois premières occurrences font partie de lettres officielles envoyées par le
peuple de Judée à leurs frères et sœurs d’Égypte. Dans la première lettre, on
dit prier pour les exilés et, à la fin, on les invite à célébrer la nouvelle fête de
la Dédicace du temple de Jérusalem, libéré de la domination étrangère 55.
Dans la seconde, il est fait mention de la prière faite au Temple par les prêtres
pour le retour des exilés 56. Plus loin, le livre contient une lettre de Jérémie
aux déportés dans laquelle il fait référence aux prières de Moïse et de
Salomon, dans l’espoir qu’un feu descende du ciel pour consumer les
sacrifices 57. On y parle aussi d’une collecte entreprise par Judas pour qu’au
Temple soit offert un sacrifice en faveur des morts, en particulier de ceux qui
sont tombés au combat, afin qu’ils soient délivrés de leurs égarements
(péchés) 58:
2 Macc 12,44
Car s’il n’avait pas espéré que ceux qui étaient tombés se
relèveraient, il n’aurait servi à rien, ç’aurait même été ridicule, de
prier pour les morts.
Texte célèbre à cause, bien sûr, de la mention de la résurrection, et qui
présente l’ancrage traditionnel de la prière dans le culte au Temple.
Finalement, le livre fait état d’une vision de Judas au cours de laquelle lui
apparaissent successivement le grand prêtre Onias, en prière pour l’ensemble
des Judéens, et Jérémie, dans toute sa majesté 59. Onias déclare alors:
2 Macc 15,14
Cet homme, qui aime ses frères et prie beaucoup pour la
ville sainte, c’est Jérémie, le prophète de Dieu.
Dans l’Au-delà aussi, prier est le fait d’hommes habilités à le faire et, ici, un
grand-prêtre authentifie la prière d’un prophète disparu depuis longtemps.
Les livres des Maccabées témoignent donc d’une conception beaucoup plus
traditionnelle de la prière que les récits de Tobie ou de Judith, le Temple
occupant une place centrale dans l’utilisation du terme.
La prière dans les livres prophétiques
Dans cette section, le mot «prophète» est utilisé au sens large, les livres de
Daniel et de Baruch, où la prière est mentionnée neuf fois, étant d’une autre
teneur que les textes prophétiques traditionnels. Baruch est un ouvrage
composite, contenant des traditions prophétiques et sapientielles, rédigé de la
main d’un scribe qui écrit en dehors des frontières de Juda. Le livre contient
quatre mentions de la prière 60. Dans les deux premières, les descendants des
exilés, qui, en même temps qu’une lettre aux Judéens, font parvenir des
offrandes au Temple, demandent que l’on y prie pour le roi de Babylone et
son fils, ainsi que pour eux-mêmes. Puis, ces enfants des déportés précisent le
contenu de la prière souhaitée:
Ba 2, 14
Exauce, Seigneur, notre prière et notre demande, libère-nous à
cause de toi et rends ceux qui nous ont déportés bien disposés à
notre égard.
La prière englobe l’ensemble d’Israël, qui est comme mort 61. Il est
remarquable que cette prière, bien que formulée en terre étrangère, doive être
prononcée au Temple pour être écoutée. Cela montre, encore une fois, la
solidité de l’ancrage traditionnel du terme dans le lieu officiel à partir duquel
elle doit être dirigée vers Dieu.
La version grecque du livre de Daniel (LXX) contient cinq mentions de la
prière 62, toutes attribuées à Daniel lui-même ou à l’un de ses trois
compagnons, les quatre étant censés être de jeunes Israélites de familles
nobles fréquentant la cour du roi de Babylone 63. Les deux premières
introduisent le long cantique de Azarias, dans lequel se trouvent ces versets
significatifs:
Dn (LXX) 3,38
En ce temps-ci, il n’y a ni chef, ni prophète, ni dirigeant,
ni holocauste, ni sacrifice, ni offrande, ni encens, ni lieu pour te les
apporter et trouver grâce.
39
Mais reçois-nous avec notre vie écrasée et notre souffle humilié 40
comme si c’était un holocauste […], oui, que tel soit notre sacrifice
devant toi aujourd’hui 64
Il s’agit de l’un des rares textes sur la prière de la Bible préchrétienne dans
lequel un auteur prend acte de la destruction du Temple et cherche à légitimer
une prière qui en soit détachée. Il n’y a plus d’officiel apte à prier
légitimement, ni roi ni prophète. Aussi, le scribe qui rédige le cantique se
sert-il de son autorité pour prendre la relève de la prière, la faisant prononcer
par un jeune noble.
Le texte sur la prière de Daniel est d’une autre venue, car le lien au Temple y
est évident 65. Après que le roi Darius eut interdit qu’on adresse une prière à
un autre que lui, le jeune homme se met en prière trois fois par jour,
l’orientant du côté de Jérusalem. Ce faisant, il brise donc l’interdit royal et
pose un geste subversif, dans la ligne des prophètes. La prière change ainsi de
couleur, perd sa caractéristique qui la liait à la tâche du souverain et se
rapproche des souffrances d’une communauté en exil. Dans sa dernière
mention, la prière de Daniel demande à Dieu de cesser d’être en colère et de
se porter au secours de la ville dévastée 66. Dans ces textes, le lien
traditionnel au Temple est donc maintenu.
La prière dans les livres sapientiaux
Il y a 12 occurrences de prière dans les livres sapientiaux deutérocanoniques
67, la plupart (10) se trouvant dans le livre du Siracide. L’auteur s’y décrit lui-

même dans le texte suivant, témoin d’une Bible déjà rassemblée selon ses
trois parties traditionnelles:
Sir 39,1
Il en va autrement de qui consacre sa vie à réfléchir sur la Loi
du Très-Haut, à rechercher la sagesse de tous les Anciens et à scruter
les prophéties.
5
Dès l’aurore, il oriente tout son cœur vers le Seigneur qui l’a fait, il
implore le Très-Haut, il ouvre la bouche pour la prière et il implore
pour ses péchés.
6
Si le Seigneur, le Grand, le veut, il sera rempli d’un souffle
d’intelligence, il répandra les paroles de sa sagesse et, par sa prière,
il fera connaître le Seigneur.
Pour la première fois, nous rencontrons un texte qui est un véritable
enseignement sur la prière. Des conditions nouvelles l’ont nécessité. L’auteur
ne se fie plus aux responsables traditionnels de la prière, car, pour lui, le
Temple n’est pas un point de repère nécessaire 68. Les priants sont désormais
les scribes comme lui qui jouissent de l’autorité de leur science, de leur
connaissance du passé et de leur sagesse. Dans le reste du livre, les textes sur
la prière présentent divers aspects de l’enseignement de l’auteur sur le sujet.
Le scribe y est présenté comme un père pour les siens, et qui suit son
enseignement sur la prière sera exaucé tout comme ceux qui prient après
avoir pris soin de leurs parents 69. Pour lui, prière et aumône vont de pair,
plutôt que prière et sacrifices, et la multiplication des paroles ne sert à rien 70.
La prière ne vaut que si elle s’appuie sur une conduite droite; c’est la seule
qui soit écoutée de Dieu, prière de l’humble, qui a à cœur le sort de ceux qui
réclament justice 71. Le livre se termine sur une action de grâce intitulée
«Prière de Jésus, fils de Sira», lequel parle de lui-même en disant: «J’ai
ouvertement cherché la sagesse dans ma prière 72.»
Avec le Siracide, la responsabilité de la prière vient de changer de main, les
scribes prennent la relève des prêtres. Le changement ne se fera pas sans
heurts, mais, quelque deux siècles plus tard, quand le temple de Jérusalem
tombera, peut-être à jamais, sous les coups des Romains, les scribes seront
prêts à accompagner leur peuple sur le chemin de l’Histoire.
Le dernier livre à avoir été admis dans la Bible grecque, celui de la Sagesse, a
peu à dire sur la prière. Un texte polémique contre les fabricants d’idoles qui
prient les objets sans vie qu’ils ont fabriqués 73. Puis une référence à la prière
d’Aaron, assez forte pour amener Dieu à mettre un terme à sa colère 74. Rien
sur la prière vivante du moment.

Conclusion
Avant d’aborder Jésus et les évangiles, il fallait faire l’assez long détour de ce
chapitre pour nous permettre de comprendre ce que le Nazaréen et les
rédacteurs des évangiles avaient en tête quand ils parlaient de prière. Bien
qu’elle couvre quelque mille ans d’une histoire tourmentée, qu’elle s’exprime
dans un grand nombre de genres littéraires et qu’elle ait été rédigée par une
pluralité d’auteurs, la Bible hébraïque – ainsi que la version grecque, qui a
pris sa relève en dehors des frontières de la Palestine – est remarquablement
cohérente dans sa façon de parler de la prière.
Presque partout, presque tout le temps, quand la Bible hébraïque parle de
prière, elle a en vue une fonction officielle. Pour comprendre cela, il nous
faut nous mettre dans la peau des Anciens. Pour eux, Dieu est beaucoup plus
réel, proche, présent – j’oserais dire physique – que pour nous. Il est là, juste
en haut, au-dessus des nuages qui nous bloquent la vue. Le tonnerre est sa
voix; les éclairs, l’énergie qui émane de lui quand il est en colère. Et, quand
les nuages s’écartent un peu pour laisser passer une traînée de lumière, on
peut presque l’apercevoir. Dieu est partie prenante de la vie, de l’Histoire, du
cours de la Nature. Il vit dans le même temps que les humains; d’en haut, il
suit tout ce qui se passe en bas, il réagit à tous les événements, il a un avis sur
l’existence de tout le monde. Dieu est un personnage du quotidien,
personnage à la fois familier et menaçant, car il intervient dans tout ce qui
arrive. En un claquement de doigts, il peut provoquer la guerre ou amener la
paix, faire tomber la pluie ou convoquer la sécheresse, rendre malade ou
redonner la santé. Par conséquent, il n’y a rien de plus important que de le
rendre heureux, d’apprendre ce qu’il veut, puis de le faire, d’éviter ce qu’il
abhorre ou s’en repentir si l’on a dévié du bon chemin. La vie ne peut être
qu’une suite de désastres si l’on n’a pas Dieu de son côté.
À l’époque, l’Histoire est collective, celle des individus ne comptant pas. En
règle générale, la Bible est donc écrite à partir des décisions des grands de ce
monde. Le roi est le personnage le plus important du peuple puisqu’il décide
du destin de celui-ci. Par conséquent, il doit entretenir plus que tout autre de
bonnes relations avec la divinité sous peine de voir les frontières menacées, la
famine ou la sécheresse faire leurs ravages, la maladie frapper humains et
troupeaux. En raison de sa fonction, le roi est donc le priant par excellence,
quoi qu’il en soit de la qualité de sa vie intérieure et de son inclination pour le
culte et les rites. Aussi doit-il bien entretenir les temples du royaume et être
bien vu du clergé pour que celui-ci, à son tour, ait de bonnes relations avec la
divinité, ce qui, en définitive, rendra son peuple heureux et assurera la
stabilité de sa dynastie. C’est pourquoi le concept de prière dans la Bible
hébraïque est-il si fortement ancré dans l’activité du temple de Jérusalem. Au
7e siècle avant notre ère, il s’est fait, en Judée, une réforme majeure du culte,
qui a vu l’élimination de tous les autres temples du territoire, y compris une
bonne partie des temples de l’ancien royaume du Nord. Or, les textes dont
nous disposons présentement ont tous été marqués par cette transformation,
de sorte que, chez eux, «temple de Jérusalem» et «prière» sont des termes qui
s’interprètent l’un l’autre. La prière est celle qui monte au Ciel à partir du
Temple. C’est pourquoi, si on ne peut y être physiquement présent, il
convient, pour que sa demande atteigne son but, de s’y associer
intentionnellement et de diriger sa prière «vers» Yhwh. C’est ainsi qu’à partir
du 6e siècle, les exilés ont résolu le problème de la nécessité de prier tout en
étant loin de Jérusalem.
Voici, en résumé, les résultats de cette petite enquête sur le sens de la prière
dans la Bible hébraïque et grecque:
Fondamentalement, la prière de la Bible hébraïque est une fonction royale,
destinée à favoriser les bonnes relations avec Yhwh. Elle est exercée dans le
temple de Jérusalem par un clergé habilité à cet effet, en temps opportun et
suivant des modalités bien définies, en vue du bien-être du peuple, lequel,
collectivement ou individuellement, physiquement ou intentionnellement, y
joint ses propres demandes.
Si l’on fait exception de Anne, au premier chapitre de 1 Samuel, prier n’est
donc pas l’affaire des gens ordinaires. Dire cela ne signifie évidemment pas
que le pauvre monde n’a pas de vie spirituelle, qu’il n’a pas de relations avec
Dieu, ou qu’il n’a pas de demandes à formuler ni de mercis à dire. Cela veut
seulement dire que prier était la tâche d’une élite. Quand une femme ou un
homme de la base avait une demande à faire à Dieu, la façon normale de
procéder était d’aller trouver l’homme de Dieu reconnu dans la région ou le
prêtre du temple le plus proche. Eux savaient comment faire parvenir la
prière au Ciel. Nous pouvons bien sûr présumer qu’à l’époque, tout homme
ou femme devait s’adresser personnellement à Dieu. La prière d’un officiel
ne remplaçait pas la supplication personnelle. Mais tout le monde jugeait plus
sûr de faire appel à un «expert». Même les rois, quand ils étaient malades,
recouraient aux services d’un prophète, malgré toutes les réticences qu’ils
pouvaient avoir vis-à-vis de ces opposants officieux à leur régime. En cas de
nécessité, on fait ce qu’il faut. Mais, dans la plupart des cas, quand la Bible
hébraïque parle de prière, ce n’est pas aux invocations personnelles des gens
qu’elle pense, mais plutôt à l’exercice d’une fonction par un officiel habilité.
Les aléas de l’Histoire ont fait qu’en Israël les temples ont eu un sort
tourmenté. Celui de Jérusalem, construit par Salomon, a été détruit dans le
premier quart du 6e siècle. À la fin du même siècle, on entreprit d’en
reconstruire un autre, plus humble, semble-t-il, et qui était encore debout au
temps de la conquête romaine de -63. On ne sait trop si Hérode le Grand l’a
démoli, dans les années -20, pour en faire construire un autre ou s’il a
entrepris de le rénover du tout au tout, entreprise de longue haleine qui ne
semble pas avoir été terminée lorsque les Romains l’ont entièrement démoli
en l’an 70 de notre ère.
Dès l’exil à Babylone, alors que, déjà, selon les mots utilisés par un
descendant des déportés,
Dn (LXX) 3,38
[…] il n’y a ni chef, ni prophète, ni dirigeant, ni
holocauste, ni sacrifice, ni offrande, ni encens, ni lieu pour te les
apporter et trouver grâce,
les scribes ont pris la relève des prêtres pour organiser la vie du peuple. Ils
étaient les gardiens des traditions, les interprètes des enseignements qui se
transmettaient depuis des générations. Ils ont pris sur eux d’adapter le mode
de vie traditionnel à la conjoncture nouvelle de la vie à l’étranger et de
reformuler les conditions d’un style d’existence conforme aux directives
censées remonter jusqu’à Moïse. Leur travail était essentiel pour que la prière
soit de nouveau possible puisque la connaissance de la volonté de Yhwh était
indispensable pour que soit formulée une prière qui lui plaise. Les scribes,
par la force des choses, sont donc devenus les nouveaux officiels
responsables de la prière. Leur travail a permis qu’avec les siècles soit édifié
un réseau d’assemblées populaires, qui, selon les conditions locales, se
tenaient ou non dans un édifice («synagogue» signifie «assemblée»), et d’où
partait une prière reconnue. Au temps de Jésus, la prière des scribes dans les
assemblées coexiste avec celle des prêtres au Temple. Mais, après le désastre
de 70, des groupes de scribes se réuniront sur les bords de la Méditerranée, et,
sous le nouveau nom de «rabbins», rendront possible la survie du judaïsme.
La définition de la prière biblique donnée plus haut peut donc être reformulée
comme suit, pour la rendre conforme à la nouvelle pratique:
Fondamentalement, la prière judéenne est une fonction scribale, destinée à
favoriser les bonnes relations avec Yhwh. Elle est exercée dans une
assemblée par un rabbinat habilité à cet effet, en temps opportun et suivant
des modalités bien définies, en vue du bien-être du peuple, lequel,
collectivement ou individuellement, physiquement ou intentionnellement, peut
y joindre ses propres demandes.
C’est à ces deux modes de prière, sacerdotal ou scribal, que le Nazaréen va
réagir.
II. JÉSUS

LA PRIÈRE AUX MAINS DES GENS


Pour comprendre la façon dont la tradition évangélique traite de Jésus et de la
prière, il faut garder en tête les données du chapitre précédent. À l’époque à
laquelle le Nazaréen a vécu, la prière était assurée par les responsables de
deux institutions: le temple de Jérusalem, d’un côté, et les assemblées des
villes et villages de Judée et de Galilée, de l’autre. Les prêtres et lévites
officiaient au Temple, tandis que les scribes du mouvement des Séparés
(Pharisiens) contrôlaient les assemblées populaires. De façon traditionnelle,
la prière était donc aux mains des experts en la matière, ce à quoi le Nazaréen
réagira à sa manière.

Un homme qui prie (rarement)


Nous sommes tellement habitués à habiller Jésus du manteau de la religion,
que, pour nous, il va de soi qu’il ait été un homme de prière. De fait, pour
l’époque, c’est chose éminemment surprenante. Jésus n’était ni prêtre, ni
scribe, ni homme de Dieu 75. Prêtre, il ne l’était pas, puisqu’il ne faisait pas
partie de la tribu de Lévi. Scribe non plus puisque, humble charpentier d’un
petit village loin de tout, il n’avait jamais appris à lire et à écrire. Prophète ou
homme de Dieu, il ne l’était pas non plus, du moins pas au sens traditionnel
de ces termes. En effet, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent,
quand, dans de petites localités, on se trouvait loin d’un temple officiel ou
qu’il n’y avait pas de scribe disponible, on avait coutume de s’adresser à un
personnage local considéré par tous comme un homme de Dieu. C’est ainsi
qu’était comblé le désir de faire savoir à Dieu, par l’entremise de quelqu’un
qui savait comment le rejoindre, un besoin pressant qu’on éprouvait. Or, rien
dans la vie du charpentier de Nazareth ne permet de croire qu’il n’ait jamais
joué ce rôle, et, après sa rencontre avec Jean Baptiste, il n’avait pas la
réputation d’un homme à qui tous allaient se confier. Ses concitoyens de
Nazareth ne comprenaient pas qu’il ait abandonné son métier et ils étaient
déstabilisés par lui (Mc 6,1-3), tandis que sa mère, ses frères et ses sœurs
voulaient le ramener à la maison sous prétexte qu’il avait perdu la tête (Mc
3,20-21.31-35). Quant aux officiels de son peuple, à tous les niveaux de la
hiérarchie, ils étaient tous contre lui. Certes, beaucoup faisaient quand même
appel à lui non pas pour qu’il prie pour eux, mais pour qu’il fasse agir en leur
faveur son pouvoir de guérison. Dans leur ensemble, les contemporains de
Jésus ne le considéraient donc pas comme habilité à exercer la fonction
d’homme de prière.
La surprise que nous devrions éprouver à lire les évangiles est bien que ceux-
ci mentionnent la «prière de Jésus». Que lui, simple charpentier de Nazareth
ait prié, alors qu’il n’était pas habilité à le faire, devrait nous étonner
grandement. Cela était tellement improbable que les traditions évangéliques
n’en parlent presque pas, et, quand elles le font, c’est presque à la sauvette.
La source Q, par exemple, un document écrit dans les années 50 et utilisé par
Matthieu et par Luc pour rédiger leur évangile respectif, ne dit jamais de
Jésus qu’il a prié. Pourtant, elle lui fait prononcer cette étonnante parole 76:
Q 10,21
Parent, Seigneur du ciel et de la terre, je te suis reconnaissant
d’avoir caché ces choses aux savants et aux grands esprits, et de les
avoir dévoilées aux tout-petits.
Le premier à dire de Jésus qu’il priait est Marc. Cependant, avant le récit de
la Passion qui contient l’épisode de Gethsémani 77, il n’en parle qu’à deux
reprises. La première, au lendemain de ses premiers gestes de guérison à
Capharnaüm:
Mc 1,35
Très tôt – il fait encore nuit –, il sort et se dirige vers un
endroit désert pour y prier.
L’évangéliste fait de cette prière de Jésus un moment de discernement sur
l’exercice de sa mission, puisque, tout de suite après, celui-ci décide de
quitter la ville pour parcourir la Galilée. Mais comme il était seul à prier, dans
un endroit isolé, nous n’en connaissons ni le contenu ni la motivation. La
seule chose que nous sachions, et elle est très importante, c’est que la
Tradition a retenu de Jésus qu’il avait pris la décision de prier, alors qu’il
n’était pas habilité à le faire. La deuxième mention de la prière de Jésus, en
Marc, suit le geste de la multiplication des pains. Il fait d’abord partir ses
partisans en bateau, puis il se charge de disperser la foule:
Mc 6,46
Après avoir salué tout le monde, il s’en va dans la montagne
pour prier.
Marc insiste pour montrer que Jésus est seul quand il prie, ce qu’il ne fait
cependant que rarement. C’est tout ce que l’évangéliste a à dire sur la prière
de Jésus 78.
Matthieu, de son côté, omet la prière de Jésus que Marc avait placée en 1,35,
après la journée à Capharnaüm. Quand il rapporte la seconde, il insiste pour
dire que Jésus était «à l’écart» et «seul» (Mt 14,23). Par ailleurs, il fait prier
Jésus une fois de plus que Marc. En effet, quand il reprend le texte où l’on
amène des enfants à Jésus, Matthieu apporte cette précision: «Pour qu’il pose
les mains sur eux et prie.» L’ajout est très intéressant parce qu’il permet de
voir comment l’évangéliste comprend la prière de Jésus. Ce qu’il dit à sa
communauté, composée surtout de petites gens, c’est qu’elle peut confier ses
besoins à Jésus, qui saura bien prier pour elle et les faire connaître à Dieu.
Malheureusement, le texte nous parle moins de Jésus que de la façon dont la
communauté matthéenne voyait sa prière une cinquantaine d’années après sa
mort.
Luc est l’évangéliste qui parle le plus souvent de la prière de Jésus. Il a
conservé les deux mentions de Marc 79, en a rajouté deux à des textes de la
source Q, et trois à des épisodes reçus de Marc:
Q 3, 21
Alors que Jean le plonge dans l’eau, les cieux s’ouvrent pour
Jésus, en train de prier, et voilà le souffle sur lui 80.
Lc 9,18
Il arriva, alors qu’il est en train de prier, seul, que ses partisans
étaient avec lui, et il les interrogea […] 81
Lc 9, 28
[…] se faisant accompagner de Pierre, Jacques et Jean, il
monta dans la montagne pour prier.
29
Et il arriva, alors qu’il était en train de prier […] 82
Lc 11,1
Alors qu’il était en un certain endroit en train de prier […] 83
J’étudierai le travail sur la prière de chaque évangéliste dans des chapitres
subséquents. Pour le moment, il suffit de se rendre compte que Luc a inséré
la prière de Jésus dans des textes clés de la tradition synoptique. En Q 3,21,
par exemple, la prière de Jésus est authentifiée par la Voix qui intervient du
ciel; même chose pour sa prière qui introduit le récit de la Transfiguration en
Lc 9,28-29. Par ailleurs, il est très important pour Luc de spécifier que Jésus
était en train de prier tout juste avant d’enseigner le Notre Père à ses
partisans.
Ce qu’il faut retenir de ces quelques pages sur la prière de Jésus, c’est que la
tradition évangélique ancienne ne connaissait que deux épisodes au cours
desquels Jésus avait prié entre sa rencontre avec Jean Baptiste et ses derniers
jours à Jérusalem. C’est très peu, mais ce n’en est pas moins parlant. Il faut
cependant reconnaître que la Tradition n’a pas été marquée par la prière de
Jésus. Cela aide à relativiser l’image qu’on se fait couramment de lui comme
d’un homme essentiellement religieux, continuellement en prière, et
uniquement préoccupé par les choses de Dieu. Cette image a évidemment été
véhiculée par de multiples générations d’interprètes qui, au cours de deux
millénaires, ont été très majoritairement des hommes consacrés au service de
la religion, et dont la prière était une partie importante de leur mode de vie.
L’étude des évangiles amène aujourd’hui à rééquilibrer ce portrait de Jésus.
Ce portrait ne sera cependant équilibré qu’à deux conditions. La première est
de tenir compte du fait qu’il y a quelque chose de proprement scandaleux
dans l’appropriation de la prière par Jésus. C’est ce qui permet de
comprendre que la Tradition ait été réticente à en parler, et ce qui explique
son insistance pour dire que Jésus était seul ou à l’écart quand il priait. Sa
prière n’allait pas de soi parce que, ce faisant, il s’écartait de la tradition de
son peuple qui la réservait à des officiels autorisés. Sa prière n’était pas celle
d’un spirituel digne d’admiration, mais, selon les autorités, celle d’un homme
dangereux, qui usurpait une fonction qu’il n’avait pas le droit d’exercer. La
seconde condition nécessaire à l’obtention d’un portrait équilibré de la prière
de Jésus est la réponse aux questions du quoi et du pourquoi. Pourquoi s’est-
il arrogé la fonction de prier ? Et en quoi sa prière consistait-elle ? L’étude
des textes qui le présentent comme un maître de prière devrait nous apporter
quelques éléments de réponse.

Jésus: un maître ès prière


Apprendre à devenir autonome
Jésus n’a pas qu’entrepris de prier, il a aussi montré à ses partisans et aux
gens en général comment le faire. C’est très surprenant. Dans la tradition de
son peuple, les prêtres et lévites se transmettaient d’une génération à l’autre
l’art de prier; même chose pour les scribes qui avaient dû prendre la relève,
une fois le Temple détruit, et ont continué, après sa reconstruction, à exercer
cette fonction dans les assemblées locales. Dans les deux cas, il s’agissait
d’une expertise qui se transmettait de façon officielle, dans des écoles
reconnues. Avant Jésus, dans toute la tradition biblique, on ne trouve
personne qui, de son propre chef, ait entrepris de prier de lui-même et
d’apprendre aux autres à le faire également d’eux-mêmes.
Jésus, en effet, ne s’est pas établi de lieu de prière, où il aurait reçu les
demandes des gens afin de les retransmettre à la divinité. Il n’a établi ni
liturgie ni culte. Il a entrepris de prier lui-même en se passant de la prière des
prêtres au Temple, ainsi que de celle des scribes dans les assemblées. Il est
très important de voir cela si l’on veut comprendre ce que, pour lui, prier
voulait dire. En effet, il n’y a aucun texte d’évangile dans lequel Jésus serait
tranquillement, au Temple ou dans l’assemblée, en train de prier comme les
autres. C’est que, comme on le verra, la prière qui est prononcée en ces lieux
ne joue pas le rôle qu’il attend d’elle. Il lui faut donc prier lui-même.
Ce qui valait pour lui valait également pour les autres. Il veut faire
comprendre à ses partisans et aux autres qu’il est inutile de se rendre au
Temple ou aux assemblées parce que la prière qui y est prononcée ne
correspond pas à leurs besoins. Lui-même, d’ailleurs, ne peut pas se
substituer à eux et prier à leur place. Il leur faut donc s’approprier la prière et
diriger eux-mêmes la leur vers leur Parent du ciel. Cela va bien sûr à
l’encontre de tout ce qu’ils ont appris; nul ne leur a jamais dit chose
semblable. Pourquoi donc croiraient-ils ce charpentier, sorti de nulle part, et
dont aucun officiel ne garantit la crédibilité ? Il n’est donc pas surprenant
que, dans les évangiles, chaque fois que Jésus se rend au Temple ou à
l’assemblée, il se produise une controverse. On dirait même qu’il s’y amène
pour créer une controverse. Quand on y fait attention, le langage évangélique
est clair: on y dit souvent que Jésus se rend dans «leurs» assemblées. Le
Temple et l’assemblée sont des endroits auxquels il se sent étranger. Aussi
veut-il éloigner les gens de la prière qui y est prononcée. C’est pourquoi,
chaque fois qu’il s’y rend, les tensions sont-elles très vives entre lui et les
prêtres ou les scribes qui y officient.
La source Q
Dans la source Q, Jésus parle deux fois de la prière:
Q 6,27
Aimez vos ennemis,
28
et priez pour ceux qui vous pourchassent […]
35
vous deviendrez ainsi les enfants de votre Parent, qui fait lever son
soleil sur méchants et bons, et fait pleuvoir sur justes et injustes.
Q 11,2
Vous, priez, et comme ceci:
Parent,
fais-toi reconnaître,
fais venir ton Régime,
3
notre pain pour tenir jusqu’à demain, donne-le-nous aujourd’hui,
4
remets-nous nos dettes,
car nous aussi avons remis celles de nos débiteurs,
et ne nous fais pas passer de test.
La Source a placé le premier texte à la fin de l’énoncé sur la tâche
fondamentale que Jésus confie à ses partisans. Il s’agit pour eux d’annoncer
aux gens une bonne nouvelle, à savoir que le système qui les opprime arrive à
terme et que le régime de Dieu est sur le point d’être instauré. Cependant,
bien que l’ordre établi leur en voudra à mort d’avoir ainsi pris leurs distances
vis-à-vis de lui, il leur revient de prier pour ceux qui les feront souffrir. Jésus
justifie la demande qu’il fait aux siens en leur disant qu’ils doivent se
comporter comme leur Parent du ciel qui aime toute sa Création. Une chose
importante à retenir de ce texte, c’est que la prière est ancrée dans l’agir.
C’est l’engagement à la suite de Jésus qui conditionne le contenu de la prière.
La parole est cependant formulée comme si prier allait de soi pour les
partisans de Jésus, ce que l’introduction au Notre Père dit clairement. Il
importe donc de chercher la raison pour laquelle Jésus tenait tant à ce que les
gens s’approprient à leur tour la fonction de prier. L’introduction au Notre
Père, en effet, est une injonction: Vous, priez, et pas n’importe comment. La
motivation qui anime Jésus est explicitée dans les trois premières lignes de la
prière. Tout repose sur la personnalité du Parent. Quelques versets plus tôt, la
Source a présenté ce dernier comme celui qui se fait connaître des petites
gens et se cache des autres – j’y reviendrai. Le système en place est donc
incapable de le reconnaître, encore moins de le montrer sous son vrai jour. Il
est donc toujours en train de le défigurer, et il ne veut rien savoir du nouveau
Régime qu’il est sur le point d’instaurer. Dans ces conditions, il est
totalement inutile que les petites gens aillent trouver les représentants du
système pour leur demander de prier pour eux, cette sorte de prière ne servant
strictement à rien. Elle s’adresse à un Dieu qui «se cache» (Q 10,21) de ces
officiels, elle n’atteint donc pas la cible et elle formule des demandes à
quelqu’un qui n’a pas l’intention d’y répondre. Il est d’ailleurs impossible
que ces experts prient pour la venue d’un Régime qui soit attentif aux besoins
des petites gens, et donc contraire à leurs propres intérêts. C’est pourquoi
Jésus a pris sur lui la fonction de prier, qu’il enjoint les siens de faire de
même et qu’il cherche à les détourner de la fréquentation du Temple et des
assemblées, où l’image de Dieu est tordue et la prière futile 84. C’est en priant
ensemble que ses partisans et les autres trouveront comment se procurer la
nourriture dont ils ont besoin, qu’ils apprendront à se sortir du système en se
remettant leurs dettes et qu’ils se rendront la vie plus légère en se délestant du
poids de la vie qu’on leur impose. Dans leur prière, ils apprendront que leur
Parent leur facilite l’existence en les libérant du système [«mon joug est
agréable, et léger mon fardeau» (Mt 11,30)]. Le système ne va évidemment
pas changer de lui-même, aussi leur faut-il donc, douloureusement, le sortir
de leur tête avant que le régime de Dieu vienne les en débarrasser
définitivement. Le premier pas vers la libération commence par la prière,
laquelle manifeste qu’on a réussi à se dégager de l’emprise du système sur soi
– jusqu’à un certain point du moins – et qu’on entend continuer à le faire.
Marc
En Marc, il y a deux passages dans lesquels Jésus parle de la prière (11,24-
25; 13,18). Le premier dit bien ce qu’il entend par là:
Mc 11,22
[…] Faites confiance à Dieu.
23
Faites-moi confiance quand je vous dis ceci: prenez quelqu’un
d’intimement convaincu, pleinement confiant de voir sa parole se
réaliser, s’il dit à cette montagne-là: «Lève-toi et va te jeter dans la
mer», eh bien! pour lui, cela arrivera.
24
Voilà pourquoi je vous dis ces choses: quel que soit l’objet de
votre prière 85 ou de votre demande, soyez confiants de le recevoir,
et, pour vous, cela arrivera.
25
Quand vous êtes debout, à prier, même si c’est à raison que vous
en voulez à quelqu’un, passez l’éponge, et bien sûr que votre Père
dans les cieux fera de même sur vos égarements.
Marc a probablement gardé à cette parole son contexte primitif. En effet, elle
est placée après le geste de Jésus contre le Temple, et après l’interprétation
symbolique de l’épisode du figuier desséché. Ce n’était donc pas n’importe
quelle montagne que Jésus voyait se jeter dans la mer, mais une montagne
précise, celle sur laquelle était bâti le Temple. À son avis, si quelqu’un priait
pour que cette montagne-là – et le Temple édifié dessus – aille se jeter à la
mer, cela arriverait «pour lui». Bien sûr que Jésus n’avait pas en vue un
événement physique. Il illustrait plutôt l’énorme difficulté de se libérer de
l’emprise du système sur soi. Selon Marc, la prière est donc l’expression
d’une double libération: d’un côté, il est impossible de prier pour que
disparaisse un système oppressif sans s’être déjà quelque peu libéré de sa
domination, et, de l’autre, la prière elle-même accentue la prise de conscience
de cette libération. Quand je me rends compte de ma libération du système,
celui-ci est détruit «pour moi», je suis donc exaucé.
Le texte de Marc est à lire sur le fond de scène des paroles de Jésus
rapportées par la source Q. Les partisans de Jésus, et les petites gens en
général, sont appelés à prendre conscience de la personnalité précise de Dieu,
lequel est sur le point d’instaurer son Régime en leur faveur. Ils ont donc à
vivre d’espérance, à prier pour que la vraie personnalité de Dieu soit
reconnue, et à se dégager eux-mêmes intérieurement des pratiques et
institutions du système avant que le régime de Dieu l’élimine définitivement.
La prière fait arriver le régime de Dieu en soi avant qu’il soit instauré. Q et
Marc ont donc conservé des paroles sur la prière qui nous permettent
d’entrevoir quelle direction prenait la prière de Jésus lui-même. On voit ainsi
plus clairement pourquoi Jésus a entrepris de prier et pourquoi il tenait
tellement à ce que les siens s’approprient également cette activité auparavant
réservée aux experts en la matière. Ces derniers n’auraient jamais accepté de
prier dans la direction définie par Jésus, et, au contraire, ils auraient tout fait
pour dissuader les petites gens de relativiser ainsi le système. C’est dans un
tel contexte que l’on peut comprendre les paroles de l’évangile où Jésus est
très dur à l’égard de ceux qui démobilisent («scandalisent») les petites gens.
Ces paroles de Marc et de Q sur la prière chez Jésus en esquissent le contenu
fondamental, sur lequel le reste de la tradition évangélique sur la prière sera
édifié.
La seconde parole de Jésus sur la prière, en Marc, est située au beau milieu
du discours sur les événements terrifiants qui marqueront la fin des temps:
Mc 13,18
Priez pour que cela n’arrive pas l’hiver.
Le sort des gens en fuite est particulièrement pénible, l’hiver, surtout celui
des femmes obligées d’accoucher à l’extérieur, par temps froid, venteux et
pluvieux. Le texte est l’exemple extrême de la dernière demande du Notre
Père: «[…] ne nous fais pas passer de test» (Q 11,4). La prière est prononcée
par les petites gens, les femmes en particulier, à partir d’une situation
désespérée. Ce sont eux, elles, qui sont les experts en prière, capables
d’alerter leur Parent du ciel sur la dureté de leur condition.
Matthieu: le Sermon sur la montagne
L’évangéliste Matthieu a concentré ce qu’il avait à dire de la prière dans une
série de paroles reçues de Q, de Marc et de divers canaux traditionnels, dans
ses célèbres chapitres 5-7 qui portent le nom de Sermon sur la montagne. Au
centre de celui-ci, Matthieu a placé une section qui parle de l’aumône, de la
prière et du jeûne (Mt 6,1-18). Je me contente ici de citer les formulations sur
la prière qui nous font entrer dans la mentalité de Jésus 86.
Mt 6,5
Quand vous priez, ne soyez pas comme ces comédiens qui
aiment prier debout, dans les assemblées et sur les boulevards, afin
de bien paraître aux yeux des gens. […]
6
Toi, quand tu pries, entre dans ta remise, ferme ta porte et prie ton
Parent présent dans le secret. Et ton Parent, qui voit dans le secret, te
le rendra.
Le verset 5 fait évidemment partie de la critique de Jésus contre les officiels à
qui l’on ne peut pas faire confiance en leur demandant de prier pour soi.
Comme il parle à des Galiléens, loin de Jérusalem et du Temple, il vise les
scribes qui contrôlaient les assemblées de villages. Il les accuse d’être moins
préoccupés des besoins des gens que de soigner leur image et de se présenter
comme des experts en prière pour se les attirer 87. Il faut donc que chacun –
«Toi, quand tu pries […] (verset 6)» – s’approprie la fonction traditionnelle
de la prière. Le faire n’est cependant pas sans danger: les experts tiennent à
leurs privilèges tandis que les gens en général (ce qui comprend les familles
des siens, leurs amis, leurs voisins) sont eux aussi attachés à leur système.
Comme c’était sa propre pratique, il conseille donc aux siens de prier à
l’écart. Ce qui compte, c’est que leur Parent, qui a choisi de se faire connaître
d’eux, les verra dans le secret et saura répondre adéquatement à leur prière 88.
J’ai choisi de reparler ici d’une parole de la source Q que Matthieu a placée
dans son Sermon parce qu’elle est dans la ligne des autres paroles sur la
prière présentées plus haut.
Q 6,27
Aimez vos ennemis
28
et priez pour ceux qui vous pourchassent,
35
vous deviendrez ainsi les enfants de votre Parent, qui fait lever son
soleil sur méchants et bons, et fait pleuvoir sur justes et injustes 89.
Malgré toutes les précautions prises, la pratique des partisans de Jésus finira
bien par se savoir, et ils s’exposeront à bien des désagréments, le système et
ses serviteurs étant sans pitié. Mais ils devront exercer leur fonction de prier,
même pour ceux qui les harcèlent, car si leur Parent s’est fait connaître d’eux,
c’est pour qu’ils se conduisent comme lui, en arrivant à lui ressembler
comme des enfants à leurs parents. Or, la façon d’agir de leur Parent n’a rien
à voir avec punition et récompense, et tout avec amour et bonté. Si les
partisans de Jésus excluent leurs ennemis de leurs prières, ils ne se conduisent
plus comme leur Parent, ils perdent leur qualité d’enfants de Dieu, et, par
conséquent, le droit de prier tout court. Ils sont devenus comme leurs
poursuivants, au service d’un dieu qu’il n’est pas, vers qui se dirigent des
prières qui ne l’atteignent pas.
Luc
Luc a reçu de la Tradition une parabole de Jésus bien connue, dont je
reproduis ici l’essentiel pour mon propos:
Lc 18,10
Deux hommes sont montés au Temple pour prier. L’un était
un Séparé, l’autre un percepteur d’impôt.
11
Debout, le Séparé priait ainsi à son propre sujet: «Dieu, je te rends
grâce de ne pas être comme le reste des hommes […]»
13
Quant au percepteur d’impôt, […] il disait, de loin: «Dieu, sois
bon pour moi, l’égaré.»
14
Je vous le dis, c’est lui qui est descendu dans sa maison, justifié,
plutôt que l’autre.
Le texte peut s’interpréter de toutes sortes de façons. Pour ma part, je suis
porté à y voir le fruit des réflexions d’un scribe chrétien de Jérusalem, proche
du Temple. Pour lui, le Temple reste le lieu par excellence de la prière, et il
lui reste très attaché. Par ailleurs, il est fidèle à Jésus en mettant en scène non
pas deux prêtres, mais deux hommes dont la situation sociale diffère et dont
l’un exerce une profession particulièrement méprisée, puisqu’il est au service
de l’occupant romain. Selon ce scribe chrétien, qui se situe dans la ligne de
Jésus, la prière du percepteur d’impôt est écoutée de Dieu, mais pas celle du
Séparé, membre d’un mouvement de renouveau religieux centré sur une
obéissance stricte à la Torah. Même si le texte n’est pas aussi radical que
l’était la critique de Jésus à l’égard du système, il en a quand même conservé
une part importante, et il témoigne de l’influence du maître de prière que fut
Jésus sur ses futurs partisans.

Conclusion
Rappel
Les textes des évangiles sur la prière de Jésus sont relativement peu
nombreux, mais pour qui se réfère à lui, ils méritent d’avoir du poids, et que
leur soit reconnue toute leur importance. Il y a cependant une condition
essentielle à cela: c’est d’avoir fait une expérience de la vie similaire à celle
de Jésus, puis, après avoir fait table rase de tout ce qu’on avait appris d’autre
sur la prière, partir d’elle et se mettre à prier comme lui. Si l’on ne lit pas la
réalité comme lui, ou si l’on se refuse à le faire, on va nécessairement prier
autrement que lui et passer à côté de ce qu’il voulait faire et dire. Car il ne
prie pas n’importe Qui, il ne prie pas n’importe comment, et il ne prie pas
pour n’importe quoi.
1. Pour comprendre la prière de Jésus, il suffit d’avoir en tête cinq textes.
L’expérience fondamentale de Jésus sous-tend le premier, et les autres en
découlent.
Q 11,2
Vous, priez, et comme ceci: Parent, fais-toi reconnaître, fais
venir ton Régime.
La prière de Jésus – la sienne et celle qu’il attend des autres – est fondée sur
une expérience de Dieu, qui lui a fait comprendre qu’il était très différent de
celui que lui présentait le système qui l’entourait 90. Ce dernier avait réussi à
monter une idole qui garantissait l’origine divine de son existence,
l’authenticité de ses serviteurs, la sainteté du culte qu’ils exerçaient et des
comportements qu’ils exigeaient, ainsi que le bien-fondé de l’ordre social,
politique, économique, familial et religieux qui régnait alors. Dans ce
système, la prière jouait un rôle déterminant, car elle en signifiait la
pérennité. Par elle, les gérants du sacré s’assuraient, d’un côté, que le système
recevait tout le respect qui lui était dû et que leurs privilèges ne seraient pas
mis en question. De l’autre, en exerçant bien leur fonction de priants officiels,
les gérants du sacré veillaient, en retour, à ce que le système apparaisse
comme plein de bienveillance pour les besoins et les misères des petites gens.
Le système prenait tout, d’une main, et donnait des miettes, de l’autre. Le
récit de Mc 12,41-44 est une condamnation, on s’en souvient, de ces riches
qui mettent ostensiblement de grosses sommes dans le tronc du Temple alors
qu’il ne s’agit que de vétilles pour eux, tandis que la pauvre veuve «de sa
pauvreté a donné tout ce qu’elle avait, sa vie même». Les gens de système, au
nom de Dieu, ont réussi à convaincre les pauvres de se départir à leur profit
de ce dont ils ont besoin pour vivre. Le texte précédent les décrivait bien:
«Ces gens-là vident les maisons des veuves et font semblant de faire de bien
longues prières. Oh! ce qu’elle sera terrifiante leur sentence!» (Mc 12,40).
D’un tel dieu, Jésus ne veut pas. Un tel dieu, il ne connaît pas. Un tel dieu, il
ne veut pas servir. Des serviteurs d’un tel dieu, il ne veut rien savoir, surtout
de leur prière.
2. Il lui faut donc prier lui-même parce qu’il veut que sa prière s’adresse à
l’authentique Dieu, celui qu’il appelle le «Parent». «Parent», c’est le nouveau
nom qu’il donne à Dieu. Le Dieu qui se fait connaître de la seule famille qui
soit la sienne, la famille des tout-petits, sa famille qui vit à la base de la
société, la famille pour laquelle il est sur le point d’établir son nouveau
Régime, pour remplacer le système inique que les grands, desquels il se
cache, ont mis en place. Comme Jésus veut que sa prière atteigne le vrai
Dieu, il ne peut donc pas aller voir les représentants du système, chargés du
culte officiel, pour qu’ils la dirigent vers le Parent, lui demandant de faire
rapidement arriver son Régime de sorte que soient ainsi abolies leurs
institutions, leurs fonctions, leurs privilèges, leurs richesses [«Que c’est donc
difficile pour les bien nantis d’entrer sous le régime de Dieu» (Mc 10,23)].
Pas étonnant qu’il se montre critique de leur façon de prier:
Mt 6,5
Quand vous priez, ne soyez pas comme ces comédiens qui
aiment prier debout, dans les assemblées et sur les boulevards, afin
de bien paraître aux yeux des gens.
3. Il entreprend donc de prier parce que le système ne s’adresse pas au vrai
Dieu et prie de mauvaise façon. Ce qui est vrai des scribes qui officient dans
les assemblées locales vaut également pour le culte au Temple. Le scribe, qui
a rédigé l’épisode du geste de Jésus contre le Temple, a gardé une trace de sa
critique contre cette institution en reproduisant la parole de Jérémie 7,11 sur
ce «repaire de voleurs» (Mc 11,17). Et Marc nous a conservé une tradition
très ancienne quand il rapporte la parole de Jésus sur l’espoir que la
montagne du Temple aille se jeter à la mer avec le lieu de culte qui la
surmontait. Il faut surtout faire attention aux deux «pour vous», un à la fin du
verset 23 et un autre dans la parole qui suit:
Mc 11,24
Quel que soit l’objet de votre prière ou de votre demande,
soyez confiants de le recevoir, et, pour vous, cela arrivera.
Jésus veut dire qu’il est aussi difficile de faire sortir le système de soi que de
provoquer l’engloutissement d’une montagne dans la mer. Mais, par la prière,
on peut y arriver. Le contact avec le Parent est source de grande libération, on
peut en être confiant.
4. Le système en place est cependant puissant, il étend ses ramifications
partout, il entend tout, il se méfie de tout, et il est sans pitié contre ceux qui le
menacent. L’évangile de Marc a donc gardé des traces de la réalité telle que
Jésus l’a vécue en ne rapportant, avant le récit de la Passion, que deux
épisodes au cours desquels Jésus entreprend de prier. Et, chaque fois, il
montre un Jésus qui le fait à l’écart, sans témoins, sans personne pour savoir
les demandes qu’il formulait. La prudence était de mise. Il n’est donc pas
surprenant que, dans son Sermon sur la montagne, Matthieu nous ait rapporté
cette parole dans laquelle Jésus demande aux siens de ne pas prier en public.
Mt 6,6
Toi, quand tu pries, entre dans ta remise, ferme ta porte et prie
ton Parent présent dans le secret.
S’exposer à l’ire du système est aussi dangereux pour les siens que pour lui.
5. Malgré toutes les précautions, cependant, il arrivera que la chose parvienne
aux oreilles officielles et qu’il s’ensuive de sérieux désagréments. Dans ces
cas-là, il n’y a qu’une conduite à tenir:
Q 6,28
Priez pour ceux qui vous pourchassent.
Les textes de Jésus sur la prière sont donc peu nombreux, mais ils ont
beaucoup à dire. J’ai tenu à les reprendre et à les commenter parce que leur
contenu est loin d’aller de soi. On s’imagine trop facilement que la situation
de Jésus était radicalement différente de la nôtre. Or, ce n’était pas le cas
puisque le contrôle de la prière échappe tout autant aux petites gens d’ici qu’à
ceux de son époque. Aussi, si nous voulons prier à sa suite, nous devons faire
bien attention à ce qu’il a vécu et dit.
Réflexions
Gadgets en moins, le système actuel ne diffère substantiellement en rien de
ses prédécesseurs qui ont marqué les générations précédentes depuis des
millénaires. Les dirigeants politiques sont toujours dominés par les forces
économiques, financières et commerciales qui exercent le vrai pouvoir en
faisant mine d’être au service des gens. Les différentes formes de
gouvernement se distinguent moins par le fond que par le mode d’exercice du
pouvoir, plus ou moins brutal, plus ou moins transparent, plus ou moins
souple, plus ou moins avide, plus ou moins réticent à céder la place. Dans le
temps et l’espace, seules les apparences changent. Dans nos soi-disant
démocraties occidentales, le pouvoir accepte de se faire critiquer parce qu’il
ne se sent pas menacé et qu’il est surveillé. Ailleurs, où il a les mains libres, il
montre son vrai visage et se débarrasse sans pitié des opposants. C’est
pourquoi il est moins dangereux d’annoncer le régime de Dieu ici, au centre
du pouvoir, que dans les pays en voie de développement, où il se sent plus
fragile. Ce qui est vrai de la politique, de l’économie, de la finance et du
commerce vaut également pour la religion. Les religions sont
traditionnellement le bras idéologique du pouvoir politique en place. Dans
notre histoire chrétienne, quand le pouvoir avait soif de conquête, il allait
planter le drapeau et la croix. Quand les tours de New York sont tombées, le
président états-unien a organisé une cérémonie publique très officielle, où il
était entouré des principaux chefs religieux de la Nation. Il fallait que le
monde sache que Dieu vengerait la chute de ses tours. Et les responsables
religieux ne semblent pas avoir éprouvé le moindre inconfort à se montrer
ainsi complices d’une guerre annoncée, et au service d’un Dieu vengeur. La
religion était fière que tous voient qu’elle avait bien sa place dans le système.
L’appel à vivre comme Jésus, et donc à prier comme lui, est fondé sur la prise
de conscience – laquelle est authentique révélation («je te rends grâce d’avoir
fait connaître cela aux tout-petits») – que le Parent est autre que ce que le
système en dit. C’est pourquoi ses enfants ne peuvent-ils pas confier leur
prière à personne qui lui soit asservi. Les serviteurs du système
n’accepteraient jamais de prier contre lui et, donc, contre leurs privilèges. Ils
ne peuvent concevoir que l’institution à laquelle ils ont consacré leur vie,
leurs efforts, leur temps, leurs paroles, leurs écrits ne trouve pas son
fondement, son origine et sa pérennité dans le dieu qu’ils annoncent. Ils
paniquent à la simple pensée de l’immense effort de reconstruction d’eux-
mêmes qu’exigerait la reconnaissance du Parent.
Je me permets ici d’ouvrir une parenthèse. On oublie souvent que, comme il
l’écrit en Ga 1,15-24, Paul a dû prendre quelque trois ans pour se refaire de
l’intérieur après avoir été rencontré par Jésus sur le chemin de Damas.
Comme il le dit dans les versets qui précèdent, il était très avancé sur le
chemin du judaïsme. Or, la rencontre de Jésus l’a bouleversé de fond en
comble. Ce qu’il nous faut bien comprendre, à la lecture d’un texte
semblable, c’est qu’un homme comme Paul n’a pas vécu cet événement à
notre place. Ce que son texte annonce, c’est que, si nous rencontrons
aujourd’hui le Parent de Jésus, il va nous faire voir qu’il est autre que ce que
le système dit de lui, qu’il ne se reconnaît pas dans la façon dont les officiels
le présentent, que leurs prières ne l’atteignent pas, et que, si nous voulons le
rejoindre, nous devons réapprendre à prier. Et il nous faut bien voir que, si
nous nous mettons à son écoute, si nous nous réapproprions la prière et nous
mettons en marche, ensemble, vers lui, nous allons nécessairement mettre sur
pied des institutions vis-à-vis desquelles nos descendants, marchant dans la
même lignée que nous, auront à prendre radicalement leurs distances. Il est
impossible aux humains, en marche dans l’Histoire, de mettre sur pied un
système qui corresponde à jamais à la personnalité du Parent. La continuité
de la Révélation ne se manifeste pas dans la pérennité d’une institution, mais
dans l’existence permanente d’une lignée d’hommes et de femmes qui se
situent, à la manière de Jésus, contre le système dans lequel ils et elles vivent.
Il nous faut donc reprendre la prière à notre compte, nous plonger dans le
secret de nos existences et redécouvrir pour nous, personnellement, ce que
prier veut dire. Ensuite, nous pourrons partager notre prière avec les autres
qui auront, eux et elles aussi, rencontré le Parent. Mais ce sera une prière de
catacombes, parce qu’elle sera nécessairement dangereuse et menaçante pour
le système. Une prière souffrante aussi, parce que coupée d’un système que
nous aurons respecté et de frères et de sœurs que nous aurons aimés. C’est
que, le Parent une fois rencontré, il n’est plus possible de partager la prière
d’un système qui prie un autre dieu avec d’autres intentions dans l’espoir
d’assurer sa permanence et en espérant trouver des recrues qui le rendront
encore plus attrayant.
Jésus n’a donc pas prié n’importe comment, en direction de n’importe Qui, ni
pour n’importe quoi. Il s’est entouré de partisans dont un certain nombre,
après sa mort, ont cru en lui et ont provoqué le rassemblement de groupes de
croyants. Chacun de ses groupes a vécu dans un système différent de celui de
Jésus. Différent du fait que quelques décennies s’étaient écoulées depuis sa
mort, que les temps avaient changé, et, aussi, parce que les croyants eux-
mêmes avaient installé la nouvelle réalité de leur foi dans l’Histoire.
Comment se situaient-ils par rapport à la prière de Jésus ? Comment
comprenaient-ils la prière ? Vivaient-ils vraiment dans la ligne de Jésus ?
Dans les chapitres qui suivent, je considérerai les grandes traditions
évangéliques dans l’ordre chronologique de leur parution: la source Q,
d’abord, puis les évangiles de Marc, de Matthieu et de Luc. Ici, il importe de
dire un mot sur l’évangile de Jean. Il est remarquable qu’aucun des deux
mots de la racine grecque utilisée dans le Nouveau Testament pour signifier
la prière (proseuch-) ne se retrouve dans cet évangile 91. Il n’y est donc
jamais dit de Jésus qu’il prie. On y trouve pourtant des exemples de ce que
nous considérons d’ordinaire comme une prière. Voici, par exemple, un texte
parallèle à celui des évangiles synoptiques sur la prière de Jésus à
Gethsémani:
Jn 12,27
«Maintenant, ma vie est perturbée. Je ne sais plus si je dois
dire: Parent, libère-moi de cette heure, car c’est précisément en vue
de cette heure que je suis là.
28
Oh! Parent, fais resplendir ta propre renommée.» Sur ce, une Voix
se fait entendre du ciel:
«Je l’ai déjà fait resplendir, et je le ferai encore.»
Pour le lecteur ou la lectrice d’aujourd’hui, il est évident qu’aux versets 27-
28a, Jésus prononce une prière. Mais Jean se refuse systématiquement à
utiliser le mot, sans doute parce qu’il y voit une note de ritualité et
d’officialité qui lui répugne. C’est pour cela que, par exemple, bien qu’il
connaisse le rite de la Cène (Jn 6), il ne le rapporte pas, tout en en
communiquant le sens dans le geste du lavement des pieds (Jn 13,1-17). Le
Jésus qu’il présente dans son évangile est trop opposé aux hommes de
système pour qu’il puisse lui attribuer l’exercice d’une de leurs fonctions, soit
celle de prier. En cette matière, comme dans bien d’autres, Jean se distingue
des synoptiques 92. Et comme il se refuse à faire «prier» Jésus et ses
partisans, je respecterai son silence.
III. LA SOURCE Q

UNE PRIÈRE RÉFLÉCHIE


La source Q est un document rédigé dans les années 50, dont Matthieu et Luc
se sont servis, avec le texte de Marc, pour rédiger leur évangile. Elle consiste
essentiellement en une suite de paroles. Elle n’a pas été découverte au cours
d’une fouille archéologique, mais elle a plutôt été patiemment reconstruite à
partir des versions qu’en offrent Matthieu et Luc 93. On la doit
vraisemblablement au travail de scribes chrétiens ayant été en contact avec un
certain nombre de partisans qui ont connu Jésus sans faire cependant partie
du cercle des Douze. Son intérêt vient de son antiquité, certes, mais aussi du
fait qu’elle est l’un des rares écrits du Nouveau Testament qui nous ouvre une
percée sur la vision des choses des partisans de Jésus en Galilée. La plupart
des autres textes, en effet, si l’on excepte l’évangile de Jean, dépendent de la
présentation du christianisme élaborée par les scribes chrétiens établis à
Jérusalem 94.
La Source n’est pas une suite aléatoire de paroles attribuées à Jésus qui
auraient été mises bout à bout, mais un authentique document qui élabore une
vision signifiante de la vie à la suite de Jésus. Certes, le choix entre l’ordre
des textes suivi par Matthieu ou Luc n’est pas toujours évident, il est loin
d’être sûr que nous possédions l’ensemble de la Source et, à ce qu’on sache,
elle se termine de façon plutôt abrupte. Malgré tout, sur le sujet qui nous
occupe, elle nous permet de voir comment elle voulait que les partisans
galiléens de Jésus vivent son appel à la prière. Elle témoigne donc à la fois de
leurs efforts de fidélité à Jésus tout comme des difficultés qu’ils ont
rencontrées.
La première chose à noter – et elle était loin d’aller de soi –, c’est que les
scribes qui ont rédigé la Source savaient que Jésus avait entrepris de prier et
qu’ils ont repris à leur compte son appel à ce que les gens – les siens surtout –
fassent de même. Certes, comme nous l’avons vu plus haut, elle ne dit pas
explicitement que Jésus ait prié. Peut-être les rédacteurs ne voulaient-ils pas
couper les liens avec leurs collègues judéens, ou peut-être était-ce dû au fait
que, d’ordinaire, ils rapportaient des paroles sans les situer dans le temps,
l’espace ou les circonstances. Ils laissent cependant entendre qu’il le faisait.
Nous le verrons plus loin. Par contre, ils n’ont pas de réticence à lui faire dire
que les siens devaient prier, et pas n’importe comment. La Source contient
deux mentions de la prière, et elles s’enrichissent l’une l’autre.

Prier pour les inhumains


Une pratique qui remonte loin
La première mention est située au début de la Source, à l’intérieur de
l’ouverture des paroles de Jésus (Q 6,20a-49), qui sont adressées à l’ensemble
de ses partisans:
Q 6,20a
Il regarde ses partisans et leur parle.
De façon caractéristique, la Source traite dès le début d’une pratique fondée
sur la façon de faire du Parent, en vue de l’instauration de son futur Régime.
Q 6,36
Devenez aussi bons que votre Parent.
Voici bien la norme fondamentale de l’agir des partisans de Jésus, un idéal
certes inatteignable, mais poursuivi sans relâche. La bonté de Dieu est la cible
de leur devenir. C’est là une qualité essentielle à l’exercice de la tâche qui
leur est confiée:
Q 6,20b
Choyés les pauvres, le régime de Dieu est en leur faveur.
Choyés les affamés, ils seront rassasiés.
Choyés les endeuillés, ils seront consolés.
Ce texte ne décrit pas l’état des pauvres, il met plutôt les partisans de Jésus
devant la tâche à accomplir: ils ont à choyer les pauvres, qui ont faim et
souffrent de la répression qui éclaircit leurs rangs. La raison pour ce faire est
donnée de façon explicite: le régime de Dieu sera instauré en leur faveur. Ils
ont donc à créer de l’espoir chez les petites gens. Or, la seule façon d’aider
les pauvres à espérer, c’est de faire dès maintenant, pour eux, quelque chose
qui illumine le chemin qui s’ouvre devant eux. L’avenir n’est plus bouché, le
système n’est plus immuable, leur condition n’est plus exigée par la volonté
d’un Dieu qui les aurait oubliés. Dans ces premières paroles, la personnalité
du Parent, dont le Régime est tout proche, n’est pas explicitée, elle le sera la
seconde fois que la Source mentionnera la prière.
Une pratique au ras du sol
Après que la tâche des partisans a été ainsi formulée, la Source donne
quelques exemples du comportement requis:
Q 6, 30
À qui te demande, donne.
À qui te fait un emprunt, ne réclame rien.
Choyer les pauvres se fait concrètement. C’est à la portée de tout le monde et
la tâche se vit dans le quotidien le plus banal. À la base de la société, entre
parents, amis ou voisins, la vie n’est humaine que si l’on s’entraide, que si
l’on partage, donne, ou prête sans rien attendre en retour. L’évangile n’est pas
un code juridique où tous les cas imaginables sont traités. Il est clair qu’à la
base de la société, tout comme à son sommet, il y a des exploiteurs, des
profiteurs, des rapaces et des voleurs. À donner ou prêter à tout venant, on
deviendrait miséreux, chose insensée. L’évangile suppose que, sur le chemin
qui ouvre sur le Régime, les partisans de Jésus se servent de leur tête. Le
discernement a toujours sa place.
Une pratique désintéressée
L’Évangile ne fait pas de propagande, n’est pas refermé sur les membres d’un
club sélect, n’a pas en vue le profit et ne fait pas le bien en vue de
l’augmentation des troupes.
Q 6,32
Quelle rente mériteriez-vous pour avoir aimé ceux qui vous
aiment ? Les rapaces 95 ne font-ils pas la même chose ?
34
Ou pour avoir prêté de façon intéressée ? Les étrangers ne font-ils
pas la même chose ?
La seule tâche que Jésus confie aux siens est de donner de l’espoir à des gens
dans le besoin. Les mentions du Parent sont très discrètes et visent à donner
une orientation à l’agir. Le groupe porteur de la Source n’est pas un
rassemblement religieux et ne s’intéresse nullement à la religion. Cela va
inévitablement colorer sa prière, car, pour la Source, prier est une activité
largement humaine et non étroitement religieuse.
Q 6,37
Ne portez pas de jugement, et vous ne serez pas jugés.
Les pauvres à aimer ne sont pas de saints pauvres, et leur misère n’a rien à
voir avec l’humilité que crée le sentiment religieux. Ils sont pauvres. Ça peut
être par leur faute ou non, ils peuvent être honnêtes ou non, écrasés ou non,
capables de se relever ou non, intéressés par Jésus ou non. La Source
n’appelle pas à venir à l’aide des bons pauvres (mariés non divorcés, femmes
contre l’avortement, humains à la sexualité «normale», etc.), mais des
pauvres tout court. Or, il est impossible que naisse l’espoir en eux si, avant de
les aimer ou de leur venir en aide, on se met à les juger et à les classer selon
leur intérêt à rejoindre les rangs des partisans de Jésus. Le Parent ne consulte
pas le livre des règlements, de la morale ou de l’éthique avant de décider s’il
va aimer quelqu’un ou pas.
Q 6,41
Quoi ? Tu vois bien la brindille dans l’œil de ton frère, sans
remarquer le madrier dans le tien ?
Il suffit d’ailleurs de se regarder avec une toute petite parcelle de lucidité
pour se rendre compte de la misère profonde de son propre être.
Une pratique controversée
Il y a des pauvres parce que le système est injuste. L’Empire a besoin
d’argent. Le Temple a besoin d’argent. Les grands propriétaires veulent
toujours davantage de terres. Les marchands cherchent toujours à épargner
sur le prix des poissons. Les pauvres s’appauvrissent. C’est ainsi que le
système fonctionne. Et, comme son existence repose sur sa réputation
d’organisation habillée de paix, de respectabilité, d’ordre et d’approbation
divine, il lui faut s’appuyer sur des forces de police et d’armée nombreuses et
soumises pour contrôler la horde turbulente des pauvres. C’est pourquoi il a
horreur de celles et de ceux qui, s’étant intérieurement libérés de lui,
annoncent la possibilité d’un autre monde. Il se sent menacé dans son
intégrité, son existence, ses privilèges. Jean Baptiste a payé de sa vie le prix
de sa liberté; le Nazaréen aussi. Et ce dernier était assez lucide pour voir que,
s’ils acceptaient la tâche qu’il leur confiait, ses partisans partageraient d’une
façon ou d’une autre son propre sort. La Source en a pris bonne note:
Q 6,22
Choyés, vous l’êtes bien, quand on vous insulte, quand on vous
pourchasse, quand on dit du mal de vous, à cause de l’Humain 96.
C’est le grand paradoxe de l’évangile que l’annonce d’une bonne nouvelle
pour les pauvres soit perçue comme bien mauvaise pour les autres. Et c’est
l’énoncé d’une évidence que chaque génération de partisans de Jésus cherche
à nier. L’évangile est tensiogène; Jésus n’est pas le fondateur d’une religion
destinée à réunir riches et pauvres, unis dans un salut désincarné commun. Il
n’a pas cherché à convertir les gens à tout prix. Il a pris parti pour les pauvres
en tant que pauvres, et il a condamné le système qui avait besoin de leur
misère pour maintenir ses privilèges. Et il a averti les siens que, jamais, le
système ne changerait, et qu’il faudrait l’intervention radicale du régime de
Dieu pour l’abolir. Il était donc inévitable qu’à annoncer la venue d’un autre
système, on se fasse des ennemis. Il ne fallait cependant pas tomber dans le
piège de la haine et de la vengeance. Sans qu’ils le sachent, les ennemis, en
se mettant au service du système, étaient devenus plus pauvres que les plus
pauvres des pauvres, parce que déshumanisés. En dépouillant les pauvres, ils
s’étaient vidés de leur propre densité humaine. Il n’y avait donc rien d’autre à
faire qu’à les aimer, espérant ainsi les aider à retrouver de l’intériorité et à se
rendre possible l’acceptation du régime de Dieu qui s’en venait:
Q 6,27
Aimez vos ennemis,
28
et priez pour ceux qui vous pourchassent,
35
vous deviendrez ainsi les enfants de votre Parent, qui fait lever son
soleil sur méchants et bons, et fait pleuvoir sur justes et injustes.
C’était la seule façon, pour les siens, de ne pas tout perdre: leur dignité, leur
réputation et leur propre intériorité. Haine et vengeance, c’était là le grand
piège que leur tendait la tâche qu’il leur confiait, il fallait les en avertir. La
Source s’en est chargée.
La Source situe donc la prière dans un contexte significatif. En effet, celle-ci
est provoquée par la prise en charge de la tâche confiée par Jésus, et elle se
fait en temps de crise. La solidarité active avec les petites gens a provoqué la
colère du système, lequel a décidé de faire la chasse à ceux qui ont osé mettre
ses façons de faire en doute. Du côté des partisans de Jésus, la prière est une
manifestation de l’amour des ennemis, une sorte d’équivalent du pardon.
L’évangile en effet demande d’accorder le pardon à qui fait la démarche de le
demander. Le pardon est une réponse positive à une offre de réconciliation.
Or, on ne peut pas dire oui à qui ne demande rien. La prière est donc une
façon de tendre la main à qui a coupé les liens. Et le partisan de Jésus que le
système pourchasse est dans la même situation que Jésus: il ne peut aller
trouver les représentants du système pour leur demander de prier pour eux-
mêmes. Il lui faut donc s’approprier la prière pour la diriger lui-même vers le
Parent, lui demandant d’être miséricordieux pour ces gens de système, dont il
s’était caché. Certes, le Parent a fait des choix, mais il reste le Créateur,
responsable de toute sa Création. La révélation de l’injustice du système,
reçue du Parent et manifestée en son nom, ne peut avoir comme conséquence
l’élargissement du fossé qui s’est creusé entre les humains. La prière est donc
réparatrice.
Vers la fin de la section sur la pratique des partisans de Jésus (Q 6,20a-49), la
Source fait une série de mises en garde provoquées, malheureusement, par
l’expérience. Trop souvent, en effet, la prière prend la place de l’agir:
Q 6,44
Un arbre se reconnaît à son fruit.
46
Pourquoi me lancer des «seigneur! seigneur!», au lieu de faire ce
que je dis ?
49
Écouter mes paroles sans agir en conséquence, c’est ressembler à
quelqu’un qui a bâti sa maison sur le sable.
Être à la suite de Jésus ne consiste pas à prier pour les pauvres, ou à implorer
le «seigneur» de sauver la planète ou l’humanité. Je me permets de souligner,
en passant, car c’est remarquable, que, dans les évangiles, il n’est jamais
question de prier «pour» les pauvres ou les malades 97. Le «seigneur» ne
posera en effet aucun geste qui relève de la responsabilité des siens. Sa seule
façon d’agir, c’est de nourrir une sève d’intériorité qui fait que ses partisans
produisent un fruit qui lui ressemble. Écouter ce qu’il dit et ne rien faire
d’autre que de prier ne donne rien, ne sauve pas le monde et détruit même la
personnalité qui, au lieu d’être un roc solide, devient sable mouvant.
Un dernier mot là-dessus. En rédigeant ces pages, j’ai remarqué une chose
qui ne m’avait jamais frappé jusque-là. Ces premières paroles de Jésus, dans
la Source, sont animées du même souffle que le Notre Père, elles ont un
contenu similaire et elles en offrent même d’avance le code d’interprétation.
Tout repose sur la personnalité du Parent. La mise en parallèle du Notre Père
et de quelques formulations tirées du début de la Source montre bien la
parenté de contenu qui les unit:
Parent,
Q 6,35
Vous deviendrez ainsi les enfants de votre Parent.
fais-toi reconnaître,
36
Devenez aussi tendres que votre Parent.
fais venir ton Régime,
20b
Choyés les pauvres, le régime de Dieu est en leur faveur.
notre pain pour tenir jusqu’à demain, donne-le nous aujourd’hui,
30a
À qui te demande, donne.
remets-nous nos dettes, car nous aussi avons remis celles de nos
débiteurs
30b
À qui te fait un emprunt, ne réclame rien.
32.34
Quelle rente mériteriez-vous pour avoir prêté de façon intéressée
?
et ne nous fais pas passer de test.
37a
Ne portez pas de jugement et vous ne serez pas jugés.
Le Notre Père est fondé sur une sorte d’engagement réciproque («alliance»)
entre le Parent et les partisans de Jésus. Ces derniers rappellent leur promesse
de modeler leur comportement sur la personnalité du Parent, et ils implorent
ce dernier d’être fidèle à la sienne. Tout découle de là. Eux ont manifesté son
déplaisir à l’égard du système; à lui, maintenant, de manifester que tel est
bien son jugement sur lui et ses représentants. Eux ont tracé, à leur mesure,
les grandes lignes de son futur Régime; à lui, maintenant, de le faire arriver.
Eux ont donné le pain à quiconque le leur demandait; à lui de faire en sorte
que la vie soit bonne pour eux. Eux ont pris leurs distances vis-à-vis du
système en remettant leurs dettes à ceux qui leur devaient des choses; à lui de
l’éliminer définitivement, les libérant ainsi du poids de leurs principales
dettes. Eux ont entrepris de s’ouvrir aux autres, sans les juger avec rigueur; à
son tour d’être bon envers eux et de ne pas alourdir le fardeau de leur
existence.
Le Notre Père est prié par de pauvres gens qui cherchent à s’entraider et à
s’adoucir mutuellement la vie en prenant leurs distances d’un système
oppresseur, dans l’espoir que la Réalité ultime, qu’ils voient bonne, ouverte
et miséricordieuse, fera advenir une nouvelle façon, profondément humaine,
de vivre. Le Notre Père est la mise en prière de l’engagement, plein d’espoir,
à la suite de Jésus. Un engagement qui a provoqué la colère du système et
conduit à une prière réfléchie et adaptée.
Les premières paroles de Jésus ont donc beaucoup à dire sur la prière. Elles
reposent sur cette foi fondamentale: Jésus a agi comme le Parent, aux siens
de faire comme lui. Marcher à la suite de Jésus se traduit donc dans une façon
de vivre dans un monde dur, selon des normes édictées par un système
responsable des inégalités et de la pauvreté. Quiconque s’y oppose doit
nécessairement s’attendre à en subir les conséquences. Or, œuvrer dans la
ligne de la justice et de la libération des pauvres, c’est viser le système au
cœur, parce que c’est menacer ses privilèges. Les partisans de Jésus, qui
cherchent à être fidèles à leur engagement de vivre comme lui, vont donc être
«pourchassés» comme lui, sans pouvoir compter sur personne d’autre
qu’eux-mêmes pour les aider à passer à travers ces bouleversements de leur
existence. Personne d’autre qu’eux-mêmes ainsi que le Parent, dont ils ont
cherché à manifester la personnalité. Dans les premières paroles de Jésus, la
mission fondamentale est exprimée – il s’agit de choyer les pauvres dans la
ligne du régime de Dieu –, et un premier contenu est donné à la prière. Il ne
faut surtout pas que l’engagement dans la ligne de la justice et de l’espérance
ait comme conséquence de nourrir en soi la haine et le désir de vengeance.
Devenir, rester humain, voilà l’objectif ultime. Reste à parler de la prière
globale, dont la prière pour les persécuteurs n’est qu’une harmonique.

Prier le Parent
La mission
Dans la Source, la seconde mention de la prière survient dans la partie
centrale du document qui porte sur la vie des partisans de Jésus. Dans la
première section (Q 9,57-10,16), ceux-ci sont interpellés à entreprendre la
mission qui leur est proposée. Ce n’est pas le temps de tergiverser sous
quelque prétexte que ce soit. «Suis-moi et laisse les morts enterrer leurs
morts», Jésus répond-il à quelqu’un qui voudrait d’abord enterrer son père (Q
9,60). C’est le temps de partir «comme des agneaux chez les loups» (Q 10,3),
en voyageant léger, en posant les gestes qu’il faut pour nourrir l’espoir [«Le
régime de Dieu vient de se rapprocher de vous» (Q 10,9)] sans perdre de
temps. Quand leurs interlocuteurs ne veulent rien entendre, qu’ils les laissent
là et s’en aillent ailleurs, ils ont fait le travail que le Parent attendait d’eux. Le
reste n’est pas de leur ressort (Q 10,12-15). Leur tâche est de desserrer l’étau
du système sur les gens. Mais s’ils lui sont trop attachés, à en être malades, il
n’y a rien d’autre à faire qu’à les laisser à leur esclavage et aller ailleurs.
Le texte de la Source utilise de vieilles traditions, peut-être même ancrées
dans l’envoi en mission des partisans de Jésus. Mais il vaut également pour
les sédentaires que le document a en vue. Certes, ceux-ci n’ont pas à se
déplacer de village en village, envoyés «comme des agneaux chez les loups»
(Q 10,3). Mais ils ont eux aussi la tâche de veiller sur les pauvres et de leur
partager le pain, ce qui les habilite à prier.
La prière
La deuxième des trois sections que comprend cette partie (Q 10,21-11,13)
porte sur la prière. Elle est située précisément en son centre, et donc au centre
de la Source elle-même qui comprend trois parties. Conformément à leur
façon d’écrire, les rédacteurs du document ont délibérément disposé les textes
ainsi pour signifier la grande importance qu’ils attribuaient à la prière. C’est
d’autant plus remarquable qu’à l’intérieur de cette section centrale, le Notre
Père (Q 11,2-4) est soigneusement encadré par deux sous-sections de
longueur semblable (Q 10,21-24 et 11,9-13), de sorte que l’on peut dire qu’il
est le cœur littéraire de la Source.
Il faut aussi noter le fait que les auteurs ont tenu à placer leur section centrale
sur la prière dans le même contexte que celui de la prière pour les
persécuteurs, soit celui d’une réflexion sur le sens de la mission. Auparavant,
avoir rempli la tâche de choyer les pauvres avait provoqué le ressentiment des
serviteurs du système qui pourchassaient les partisans de Jésus. Réflexion
faite, il fallait prier pour eux. Ici, le refus quasiment généralisé de croire que
Dieu puisse vouloir renverser le système pour instaurer un nouveau Régime
provoque une certaine crise. La réflexion est de mise. Tout cela est-il bien
vrai ? La réponse de la Source à cette question – qui est celle de la foi elle-
même – tient dans la prière.
La section sur la prière commence par une introduction au Notre Père en
deux morceaux. Si je comprends bien les choses, le premier – en particulier le
verset 21 – est peut-être le plus important de tout le Nouveau Testament,
l’objet même de la foi, la clé de lecture de l’ensemble de la réalité humaine et
cosmique qui nous entoure:
Q 10,21
Parent, Seigneur du ciel et de la terre, dit-il alors, je te suis
reconnaissant d’avoir caché ces choses aux savants et aux grands
esprits, et de les avoir dévoilées aux tout-petits. Oui, Parent, je te
suis reconnaissant d’avoir bien voulu que ce soit le cas.
22
Mon Parent m’a tout confié, et seul le Parent connaît le fils, tout
comme seul le fils connaît le Parent, de même que celui à qui le fils
veut bien le dévoiler.
Le verset 21 est manifestement le fruit d’un sérieux discernement,
l’aboutissement d’un processus de réflexion, dont le contenu portait sur
l’activité de Jésus et ses résultats. Certes, nous ne saurons jamais ce
qu’étaient «ces choses» dont Jésus a parlé, et nous n’aurons jamais accès à
l’expérience de Dieu que Jésus a faite. Cela dit, le texte nous transmet quand
même une donnée essentielle exprimée dans le mode tranché cher aux
langues sémitiques. Il nous faut d’abord reconnaître que la parole ne reçoit
pas le nom de prière, la Source ne disant jamais de Jésus qu’il priait. Celui-ci
s’adresse au Créateur de tout – «ciel et terre» désignant l’ensemble de la
réalité humaine et cosmique –, un Créateur désigné par le terme «Seigneur»,
pour dire qu’il est responsable de ce qu’il a fait, et qu’il est le dynamisme
fondamental à l’œuvre dans son devenir. Jésus parle donc de la Réalité
transcendante à l’origine de tout et responsable du maintien de tout dans
l’existence et le devenir. Et à ce Dieu, il donne le nouveau nom de «Parent»
(Père). Son Dieu n’est plus Yhwh, tel que le proclamait le clergé, grand prêtre
en tête, au temple de Jérusalem, mais le Parent qui a déserté son ancienne
demeure. La Source le dit plus loin en toutes lettres:
Q 13,34
Jérusalem, Jérusalem, toi qui assassines les contestataires et
lapides les envoyés! J’ai si souvent cherché à rassembler tes enfants,
comme une mère qui prend ses oisillons sous ses ailes. Mais vous
n’avez pas voulu.
35
Eh bien! elle vous est abandonnée, votre Maison.
Jérusalem a refusé d’écouter la Voix qui l’interpellait depuis les origines, son
Temple n’est plus qu’une coquille vide. Elle peut en faire ce qu’elle veut, y
faire ce qu’elle veut… Jésus déclare donc qu’il est au service du Dieu des
prophètes («contestataires») et autres serviteurs qui en ont esquissé les traits
dans le passé, et que le système actuel refuse d’écouter. Mais ce Dieu est
tellement différent de celui que le système présente qu’il a besoin d’être
appelé d’un autre nom. Jésus a donc choisi de le nommer «Parent», parce
qu’il le voit à l’origine d’une nouvelle famille. Le premier mot de la prière de
Jésus, le même évidemment que le premier mot de la prière qu’il demande
aux siens de prononcer, est donc typique de la radicalité avec laquelle il lit la
réalité.
La suite de la prière de Jésus est formulée au passé. Il remercie le Parent
«d’avoir caché ces choses aux savants et aux grands esprits, et de les avoir
dévoilées aux tout-petits». Sa prière est donc le fruit d’une peut-être longue
réflexion sur les résultats de son agir. Il aurait pu être découragé devant son
échec assez prononcé. Toutes les élites de son peuple se sont détournées de
lui. Sa famille, son village même, avaient honte de lui. Beaucoup de petites
gens, au bénéfice de qui le Parent allait instaurer son Régime, cherchaient
volontiers à profiter de son pouvoir de guérison, mais craignaient beaucoup
trop le système pour s’engager avec lui. Même ses plus proches partisans,
comme Marc nous le fera voir, ne lui ont accordé qu’un bien timide et fragile
appui. Tout cela l’a sans doute ébranlé, mais sans avoir raison de sa
détermination. Il ne pouvait que remercier la Vie d’avoir, d’un côté, ancré le
système dans son refus farouche de voir clair, et, de l’autre, d’avoir permis à
de petites gens, écrasés par lui, de manifester une étonnante liberté. Comme
le lui fait dire l’évangéliste Jean, qui a de profondes parentés avec la Source:
Jn 9,39
Moi, je suis venu dans ce monde pour qu’il se passe un
jugement, en fait pour que les non-voyants voient et que les voyants
deviennent aveugles.
Comment ne pas être rempli de reconnaissance quand on a été touché au
cœur par l’Intelligence et la Liberté, l’essence même de la Réalité ultime ?
La parole de Q 10,21 exprime donc l’essentiel de l’expérience de Dieu faite
par Jésus, l’origine de sa lecture de l’existence et le critère à partir duquel il
se situe par rapport au système qui a cours dans son environnement. Les
grands ne comprendront jamais rien, parce qu’ils n’ont pas la liberté de le
faire. Le système ne changera jamais, parce qu’il est accroché à ses
privilèges. Le Sens de tout ne se rencontre pas au sommet, mais à la base de
la pyramide, là où survivent les victimes du système. Choyés sont celles et
ceux qui voient ainsi les choses et en vivent, bien qu’ils provoqueront autour
d’eux de grandes tensions dont ils risquent d’être un jour les victimes.
Tout juste avant de formuler le Notre Père, la Source a placé les deux versets
suivants, indiquant par là qu’elle partage la vision de Jésus:
Q 10,23
Choyés, les yeux qui voient ce que vous voyez.
24
Je vous le dis, que de contestataires et de gouvernants ont désiré
voir ce que vous voyez, mais ne l’ont pas vu, entendre ce que vous
entendez, mais ne l’ont pas entendu.
À son avis, bon nombre de rois, qui ont jadis géré de leur mieux la vie des
enfants d’Israël, ou de prophètes, qui ont poussé ces gouvernants à s’aligner
davantage sur la voie tracée par Yhwh, auraient voulu être témoins des gestes
et des paroles de Jésus. Mais ils n’ont malheureusement pas pu connaître
cette vie unique, dont il importe maintenant d’écouter l’interpellation.
C’est précisément après avoir rapporté la vision que Jésus avait du Parent, et
déclaré qu’elle partageait les orientations que celui-ci en avait tirées, que la
Source rapporte le Notre Père. Pas avant, cependant, de l’avoir présenté
comme une directive émanant de Jésus:
Q 11,2
Vous, priez, et comme ceci […]
Si Dieu est bien le Parent, avec la vision tranchée des choses pour laquelle
Jésus a proclamé sa reconnaissance, il est évident que les partisans et les
petites gens, à qui le Jésus de la Source s’adresse, ne pourront dénicher aucun
officiel qui daignera prier pour eux. Il scierait la branche sur laquelle il est
assis. Il est inconcevable d’aller trouver un homme de système, de qui le
Parent s’est caché et dont on ne reconnaît donc plus l’autorité, pour que soit
dirigée une prière vers un Dieu qu’il ignore, lui demandant de faire arriver un
Régime qui abolirait le système auquel il a consacré son existence. Même
Jésus, durant sa vie, n’a jamais voulu accéder à aucune fonction officielle,
pas même celle de faire connaître les besoins des autres à son Parent de Là-
haut. Et les scribes qui ont rédigé la Source ne se sont pas attribué une telle
autorité dans leur document. Il n’y avait donc qu’une solution au problème de
la prière: que les gens atteints par l’interpellation de Jésus entreprennent eux-
mêmes de prier. Au centre de la Source, on trouve donc une façon de faire
conforme à la mentalité de Jésus. Il faut préciser ici que le Notre Père est plus
une série de suggestions qu’une formule. En effet, il aurait été tout à fait
contraire à la manière de Jésus que d’inventer une façon stéréotypée de prier.
Il priait au jour le jour, espérant que le régime de Dieu serait instauré dans les
vingt-quatre heures. Il ne visait pas à remplacer le système en place par un
autre ni à créer des formules qui se transmettraient de génération en
génération.
Le Notre Père de la source Q devait ressembler à ceci 98:
Q 11,2
Parent,
fais-toi reconnaître,
fais venir ton Régime,
3
notre pain pour tenir jusqu’à demain,
donne-le-nous aujourd’hui,
4
remets-nous nos dettes, car nous aussi
avons remis celles de nos débiteurs,
et ne nous fais pas passer de test.
Les trois premières lignes précisent à qui la prière s’adresse et ce que l’on
attend de lui. Dieu est le Parent qui s’est caché des grands et fait connaître
des tout-petits; il est celui que le système a défiguré. C’est pourquoi les
partisans de Jésus, qui ne peuvent compter sur les officiels pour le faire,
prennent sur eux de s’adresser à lui, lui demandant de justifier leur démarche
en montrant qu’il est bien tel qu’ils le présentent. Leur prière fondamentale
est qu’il établisse au plus tôt son Régime, lequel mettra le point final au
système en place.
La suite se présente comme une prière d’entre-deux, entre la venue du régime
de Dieu et l’aujourd’hui de la prière, un temps dans lequel il faut bien vivre.
Le levier de la prière équivaut à l’ancienne pratique de l’alliance ou
engagement réciproque. En effet, le Parent a pris l’initiative de s’engager
envers eux en se faisant connaître d’eux. En retour, ils se sont engagés à vivre
en conformité avec les lignes de force de sa personnalité. L’initiative du
Parent conduit donc à un agir réciproque, qui donne à ses enfants qui
l’écoutent un air de famille. Eux agissent en fonction de la personnalité du
Parent, ce qui, en retour, doit l’amener à prendre la relève. Le Notre Père
illustre cet aller-retour par trois exemples.
Q 11,3
Notre pain pour tenir jusqu’à demain, donne-le-nous
aujourd’hui.
À son appel («Choyés, les pauvres […]»), ils ont partagé le peu de nourriture
qu’ils avaient avec les tout-petits dont il est le Parent; c’est donc à lui
d’intervenir, maintenant. Il lui faut en interpeller d’autres qui leur donneront
assez de pain pour pouvoir tenir jusqu’au lendemain (qui sera peut-être le
jour où il aura décidé d’établir son Régime…). Prière de pauvres gens qui
prennent soin les uns des autres, prière qui se prononce un jour à la fois 99.
Le deuxième exemple porte sur les dettes:
Q 11,4a
Remets-nous nos dettes, car nous aussi avons remis celles de
nos débiteurs.
La vie en fonction du régime de Dieu exige que la libération du système que
l’on a effectuée dans sa tête, à la suite de la révélation du Parent, prenne effet
dans l’existence. Les enfants du Parent se sont donc effectivement remis les
dettes qu’ils avaient les uns envers les autres, se démarquant ainsi des façons
de faire du système envers eux. Il ne fallait pas qu’ils s’oppriment les uns les
autres comme les grands se comportaient à leur égard. Mais ils étaient quand
même écrasés sous les dettes; aussi fallait-il que le Parent établisse au plus tôt
son Régime, qui allait signifier l’abolition de leurs principales dettes et le
début d’une nouvelle vie. Prière de petites gens dont la principale
préoccupation est la survie 100.
Le troisième et dernier exemple traite des épreuves de l’existence en général:
Q 11,4b
Et ne nous fais pas passer de test.
La vie est dure. Ces petites gens se la sont certes allégée en se libérant
intérieurement du système qui pesait sur eux et en cherchant à être bons les
uns pour les autres. Mais les sujets d’inquiétude et de tracas ne manquent pas.
Les auteurs de la Source le savent bien, aussi ont-ils rapporté cette fameuse
parole:
Q 12,22b
Ne vous tracassez pas à propos de la nourriture à trouver pour
vivre, ni du vêtement pour votre corps.
31
Mettez-vous à la recherche de son Régime, et tout cela vous sera
accordé en prime.
Le Notre Père se termine donc comme il a commencé, par une demande, ici
implicite, que le Parent établisse son Régime au plus tôt. Et il y a là une
certaine note d’impatience, sinon de scandale: comment le Parent, paraît-il si
proche des petites gens, peut-il autant tarder à leur venir en aide ? Pourquoi
ce silence prolongé, cette indifférence au moins apparente ? Il ne faudrait pas
qu’après avoir poussé ses enfants à s’approprier la prière, il omette de
l’écouter…
La pratique
Le Notre Père est introduit par une prière de Jésus dans laquelle il remercie le
Parent qui l’a interpellé à agir comme il l’a fait (Q 10,21-24), et il se conclut
par un regard sur le genre de pratique apte à soutenir la prière de ses partisans
à leur Parent (Q 11,9-13):
Q 11,9
Je vous le dis,
demandez et l’on vous donnera,
cherchez et vous trouverez,
frappez et l’on vous ouvrira.
10
Car qui demande reçoit,
qui cherche trouve,
et à qui frappe on ouvre.
Cette parole n’est pas une nouvelle invitation à prier, mais une interpellation
à avoir une pratique qui rende la prière possible et qui permette d’espérer en
voir les fruits. La parole du verset 9 s’appuie sur l’expérience du verset 10.
Dans la vie courante, ordinaire, à la base de la société, même au niveau des
derniers des derniers, obligés de mendier pour vivre, même là, en règle
générale, on rencontre quelqu’un qui écoute une demande, on trouve ce que
l’on cherche, on se fait ouvrir après avoir frappé. D’ordinaire, les gens sont
bons. Certes, il y a des rapaces; il se rencontre du monde dur, ça peut prendre
du temps, ça peut être humiliant de demander et de faire face à des regards
vides ou fuyants, mais on finit par trouver de quoi vivre. La parole du verset
9 s’appuie sur cette expérience et formule une conduite à tenir: la prière n’est
pas un succédané à l’agir, ni pour les petites gens, ni pour les plus fortunés.
L’interpellation s’adresse cependant, d’abord et avant tout, aux personnes
dans le besoin, les invitant à faire tout ce qu’elles peuvent pour y répondre.
Leur agir est la condition de leur prière. Il ne sert à rien de prier si l’on n’a
pas d’abord fait tout ce que l’on pouvait pour se sortir de sa misère ou de sa
pauvreté. Et d’avoir déjà trouvé une réponse humaine, fraternelle, à ses
besoins est la condition même de l’espérance dans la future intervention
positive de leur Parent. La parole finale le dit bien:
Q 11,13
Vous qui n’êtes pas tellement bons, vous savez pourtant
donner de bonnes choses à vos enfants. Que dire alors de ce que
votre Parent des cieux saura donner de bon à ceux qui lui adressent
leurs demandes ?
D’avoir déjà éprouvé la bonté des parents pour leurs enfants, de mes parents
pour moi, est essentiel à mon espoir que le Parent soit un jour bon pour moi.
Sinon je n’aurai jamais l’idée de prier ou l’idée même de la prière me rendra
au mieux sceptique, au pire agressif. Le Notre Père de la Source se prie dans
un milieu de vie où de pauvres gens sont bons les uns pour les autres,
prennent soin les uns des autres, se donnent une autre image de la vie que
celle véhiculée par le système qui les entoure et se sentent allégés, soulevés, à
la pensée que la seule Réalité qui compte vraiment les a choisis comme sa
propre famille.
Par contre, le Notre Père de la Source n’est pas sans poser le problème de la
relation des plus fortunés avec lui. En effet, cette prière n’a pas été composée
pour les riches, qui ont monté un système qui ne veut rien savoir du régime
de Dieu. Il arrive pourtant que des gens à l’aise répondent favorablement à la
révélation de la personnalité du Parent. La source Q ne parle pas d’eux dans
les textes sur la prière qui nous ont occupés jusqu’ici, tout en ayant
implicitement quelque chose à leur dire. D’abord, ils ont à prendre tous les
moyens disponibles, et à leur mesure, pour rendre la prière des petites gens
possible. Ils se doivent d’accueillir ceux qui leur adressent leurs demandes,
les aider à trouver ce qu’ils cherchent et leur ouvrir leur porte. Ce qui rappelle
le texte déjà rencontré:
Q 6,30
À qui te demande, donne.
À qui te fait un emprunt, ne réclame rien.
C’est dit sans nuances. C’est le chemin illimité de l’évangile, réfractaire aux
mises en lois. Les pauvres gens pourront prier avec espoir s’ils rencontrent
des gens qui relativisent les impératifs du système et leur viennent en aide. La
Source ne demande pas de prier pour les pauvres, mais de leur rendre la
prière possible. Dans sa logique, une prière qui ne s’appuie pas sur l’agir n’a
aucun sens. Une dernière chose, le Notre Père de la Source, je le répète, est la
prière des pauvres. La moindre des choses, pour les gens plus à l’aise, est de
la leur laisser et ne de pas leur voler le peu qu’ils ont. Il nous faut donc la
recevoir dans sa rugosité, lui conservant les partis pris du Parent 101.

Conclusion
1. La Source a été rédigée par des scribes qui croyaient en Jésus. Pour eux, il
était cet «Humain» (fils de l’homme), qui, au dernier jour, sera chargé
d’évaluer le poids de toute vie humaine. Et il le fera, évidemment, en fonction
de ses prises de position au cours de l’Histoire. Voilà pourquoi tenir compte
de ses paroles avait tellement d’importance. D’un côté, la Source se devait
d’être créative, puisque sa tâche consistait à adapter les directions de vie
tracées par Jésus à une communauté de partisans vivant sous d’autres
conditions que les siennes. Mais, d’un autre côté, elle cherchait à en rester le
plus proche possible, puisque l’évaluation finale des siens dépendait de leur
fidélité à prendre ses paroles pour guides. Dans le cas de la prière, le contenu
des traditions rapportées par la Source oblige à les interpréter dans un sens
qui les situe en ligne directe avec Jésus.
2. L’importance que la Source donne à la prière est remarquable. Placé
exactement en son centre, le Notre Père est comme la clef d’interprétation
fondamentale du document. Il rend compte de l’origine de la vie qui anime la
communauté: celle-ci, à l’écoute de la parole de Jésus, est née d’une prise de
conscience commune, de la reconnaissance d’avoir été rassemblée en vertu
d’une décision du Parent de les choisir pour leur révéler sa personnalité
propre. Le Créateur s’est fait connaître d’eux, à la suite de Jésus, parce qu’il
rejette le système que les grands ont mis en place pour gérer l’humanité – et
la Nature – à leur profit, et qu’il veut leur rendre l’espoir possible en
attendant l’instauration de son propre Régime en leur faveur. Le Notre Père
exprime leur conviction que leur rassemblement vient du Parent, que leur
entraide est motivée par lui, tout en étant promesse de sa future intervention.
Tout ce qu’ils vivent s’explique par la personnalité du Parent, telle que Jésus
l’a révélée et telle qu’il la confirmera quand, au dernier jour, il se prononcera
sur le Sens de tout, de tous et de chacune ou de chacun.
3. La prière de la Source, bien sûr, prend la forme de demandes. Elle est
totalement demande, peut-être avec une nuance de reconnaissance provenant
de la propre prière de Jésus. Mais elle est beaucoup plus qu’une simple série
de demandes plus ou moins épisodiques, formulées par les partisans de Jésus.
Elle exprime les fruits de leur réflexion quotidienne sur l’orientation qu’ils
ont à donner à leur vie et les choix de tous ordres qu’ils ont à faire. Comme
tous les humains de tous les temps, tout ce qui leur arrive est teinté de
politique, de social, d’économie, de religion, de familial, etc. L’organisation
de la société les affecte à tous les instants, et ils ont à réagir à tout moment.
Le besoin de discerner, de réfléchir est constant. Et chaque décision a un
impact sur la suite des choses.
Dans le Notre Père, le mot le plus significatif est donc «Parent», parce que
son contenu a de l’influence sur le quotidien de la vie. Dans la prière de la
Source, il provoque une série de demandes parce que la prière est celle de
pauvres gens, qui sont à bout de souffle et dont la préoccupation constante est
la survie. Mais réflexion et discernement, à partir de la personnalité du
Parent, sont le moment essentiel de la prière.
4. Selon la Source, la prière est fondée sur la pratique. La suite de Jésus n’est
pas appel à formuler un discours cohérent sur Dieu ou à fonder une
organisation chargée de réunir les humains en son nom, mais à s’engager sur
un chemin qui permette à celles et ceux qui le suivent de devenir
d’authentiques êtres humains. Sur ce chemin, les gens se rencontrent,
s’entraident, partagent, marchent à leur propre rythme, en s’orientant dans la
même direction, et en se donnant ainsi la possibilité d’espérer en l’avenir. Je
peux croire que je suis fondamentalement aimable parce que j’ai été aimé par
quelqu’une ou quelques-uns. Je peux espérer qu’on me viendra en aide quand
je serai menacé de sombrer dans le néant parce que j’ai déjà reçu de l’aide
quand j’ai été dans le besoin. Je prie parce que la vie a déjà répondu à mes
prières; je réponds à qui m’en prie parce que je suis responsable de sa prière.
La prière qui ne s’appuie pas sur un engagement à la suite de Jésus n’a rien à
voir avec la façon dont la Source la conçoit.
5. La prière selon la Source est une activité largement humaine et non
étroitement religieuse. L’athée d’aujourd’hui qui, tout en se voyant incapable
de croire en l’existence d’un Dieu personnel, partage néanmoins pour le fond
les choix de Jésus, se doit de «prier». Il ne s’agit pas pour lui, bien sûr,
d’invoquer une divinité à laquelle il ne croit pas. Mais, chose tout à fait
normale et naturelle, il lui faut creuser ses convictions, rencontrer son
humanité au plus profond de lui, se libérer de tous les systèmes qui lui font
mal, y compris le religieux, en vue d’avancer lucidement vers l’avenir. Sans
cette prière, profondément humaine, qui devrait réunir athées, agnostiques ou
croyants, le risque est grand de sombrer dans l’idéologie ou de perdre son
chemin. La Source, on s’en souvient, a dit:
Q 6,46
Pourquoi me lancer des «seigneur! seigneur!», au lieu de faire
ce que je dis ?
On pourrait retourner la parole: Pourquoi devriez-vous me lancer des
«seigneur! seigneur!», si vous faites ce que je dis ? Si nous lisons la réalité
avec les yeux de la Source, l’athée qui vit comme Jésus est son partisan, ce
que n’est pas le priant qui a choisi de vivre autrement tout en se réclamant de
lui.
6. Le Notre Père se termine sur le scandale de l’existence du Mal. L’Empire
sait se payer une foule innombrable de chantres, appuyés par une
quincaillerie militaire et policière impressionnante, pour démontrer qu’il a
raison. Il a ses hommes de main – ou ses drones – pour éliminer ses
adversaires. Il agresse, menace, opprime, tue, avec la bénédiction du dieu
dont il a monté l’idole. Or, le Dieu vivant est toujours silencieux, absent,
inactif, ailleurs, en retard. Et il laisse l’idole avoir raison de lui. Il en a
toujours été ainsi. Un immense scandale. La Source ne s’est pas attelée à
l’impossible tâche de le lever, elle a pris un autre chemin. Elle a décidé
qu’elle manifesterait les choix du Parent absent, qu’elle parlerait pour lui,
qu’elle agirait en son nom, qu’elle serait fidèle à son engagement à son égard
jusqu’à le forcer, pour ainsi dire, à respecter bientôt le sien. Mais sa prière se
termine sur une certaine note de scandale, d’incompréhension, d’impatience.
Le test a déjà trop duré. C’est que la foi ne peut se dire que sur un fond de
doute, la prière ne se prononcer que sur un fond d’incertitude. Même le Notre
Père n’y échappe pas.
IV. L’ÉVANGILE SELON MARC

UNE PRIÈRE SUBVERSIVE


Marc est le premier auteur à avoir présenté les traditions concernant Jésus,
fait messie après sa mort, sur le modèle de la trajectoire d’une vie. Il écrit
autour de 70, et, une quinzaine d’années plus tard, Matthieu et Luc se sont
inspirés de lui. Ils ont rédigé leur évangile respectif en intercalant les textes
de la source Q à l’intérieur du cadre chronologique fixé par Marc. Or, il est
remarquable que les textes traditionnels utilisés par ce dernier étaient très
discrets sur la prière de Jésus. Celle-ci est loin de les avoir autant marqués
que, par exemple, son don de guérison. Comme nous l’avons vu auparavant,
ce silence relatif vient sans doute du fait que la pratique de l’époque réservait
la prière à une élite d’experts compétents en la matière, et que, par
conséquent, Jésus ne s’était risqué à prier que rarement, et sans permettre à
personne d’être témoin de son geste. La Tradition avait donc peu à dire là-
dessus. Dans les pages qui suivent, je cherche à voir ce que, à partir des
textes qu’il avait à sa disposition et à quelque quarante ans de distance, Marc
cherche à faire comprendre à ses lecteurs et ses lectrices en parlant de la
prière de Jésus.

Une prière en dehors du système


Avant son récit de la Passion, Marc ne fait explicitement mention de la prière
de Jésus qu’à deux reprises.
1. Il situe la première au lendemain de la fameuse journée à Capharnaüm,
début de l’activité du Nazaréen dans son évangile (Mc 1,21-34).
Mc 1,35
Très tôt – il fait encore nuit –, il sort
et se dirige vers un endroit désert pour y prier.
36
Simon, avec ses compagnons, se met en chasse après lui.
37
Ils finissent par le trouver:
— Tout le monde te cherche.
38
— Allons-nous-en ailleurs, dans les villages voisins. Là aussi, j’ai
des choses à dire, c’est pour cela que je suis parti.
39
Il s’en va donc dans toute la Galilée, y dire ce qu’il voulait dans
leurs assemblées, en expulsant les démons.
Un petit texte parlant. Marc s’appuie, bien sûr, sur une tradition, mais il la
raconte à sa façon. La veille, Jésus a accompli plusieurs guérisons, ce que
Marc résume en écrivant que Jésus a «dit des choses» (proclamé). Il poursuit
en déclarant que Jésus a pris la décision d’aller ailleurs, pour «dire ce qu’il
voulait dans leurs assemblées», c’est-à-dire chasser les démons. Tout cela est
typique de sa rédaction. En effet, c’est dans l’évangile de Marc que Jésus
parle le moins et agit le plus. Pourtant, l’auteur ne cesse de dire que Jésus
«proclame» ou «enseigne». C’est que, selon lui, les gestes de Jésus sont
parlants. Il fait des choses qui ont du sens, qui interpellent, qui ouvrent les
yeux, qui débouchent les oreilles. Le Jésus de Marc est un homme de peu de
paroles, mais de beaucoup de gestes qui disent quelque chose. Il enseigne
bien qu’il n’ait rien du profil d’un enseignant. Or, pour Marc, comme cela va
devenir évident dans la suite de son texte, les gestes de Jésus parlent de façon
telle qu’ils ne cessent de susciter la controverse. C’est que, comme il le lui
fait dire dans la première parole qu’il lui attribue:
Mc 1,15
Le temps achève sa course. Le régime de Dieu est proche.
Retournez-vous et faites confiance à l’annonce de bonheur.
Le système est à bout de course, il est sur le point d’être aboli et remplacé.
C’est donc le temps pour lui de s’y préparer et de changer radicalement de
comportement. Or, il va farouchement refuser de le faire.
Marc montre clairement le refus du système dans la série de textes qu’il a
placée après la prière de Jésus. Il y a d’abord l’épisode de la guérison d’un
lépreux, au cours duquel Jésus «touche» le malade (verset 41), chose qu’il
n’a pas le droit de faire, et le considère donc comme sain de corps, ce qu’il
n’a pas le droit de faire non plus. Certes, il envoie l’homme faire vérifier sa
guérison auprès d’un prêtre, mais il sait bien qu’elle fera partie des charges
qui seront retenues contre lui (verset 45). Surtout que, malgré lui, l’ancien
lépreux entreprend de raconter à tout le monde ce qui lui est arrivé. Tout de
suite après, Marc rapporte cinq prises de bec entre Jésus et les scribes (Mc 2,
1-3.6). Dès le début de l’évangile de Marc, Jésus a donc tout le système
religieux contre lui: les prêtres et le Temple où ils officient, les scribes et les
assemblées où ils contrôlent l’ordre du jour et la prière.
Le contexte dans lequel Marc a inséré sa première mention de la prière de
Jésus est donc extrêmement significatif. Jésus prend sur lui de prier parce
qu’il a posé des gestes parlants dans la ligne du régime de Dieu qui approche,
gestes dont le sens est carrément refusé par le système du Temple et des
assemblées, où se proclame la prière officielle. Son discernement, fondé sur
la personnalité du Parent, comme la Source nous l’a fait comprendre, il a dû
le faire seul, dans un endroit isolé, loin des controverses et de
l’incompréhension suscitées par ses gestes. Mais le résultat de sa réflexion est
clair, il parcourra toute la Galilée, sur le terrain même de ses adversaires –
dans «leurs» assemblées – non pas pour apporter aux prières qui s’y font le
soutien de sa présence, mais pour y effectuer la proclamation signifiée par ses
gestes: il s’attaquera de front aux «démons» qui y sévissent. Sa prière l’a
mené au seuil d’une lutte à mort. Dès le début du troisième chapitre, en effet,
le sort final de Jésus est décidé par les scribes et l’entourage de Hérode
Antipas, gouvernant nommé par Rome:
Mc 3,6
Les Séparés s’en vont rapidement tenir une réunion avec les
hérodiens pour se débarrasser de lui.
Marc, qui n’a pas connu Jésus, n’a donc jamais entendu sa prière, mais il en a
compris le sens et nous a montré l’orientation de son contenu.
2. Avec la deuxième mention de la prière de Jésus, Marc ouvre un nouveau
front dans son récit. Jésus a envoyé les Douze en mission (Mc 6,6b-12). Il
veut les faire rencontrer leur peuple et lui donner des signes de la venue du
régime de Dieu pour que naisse l’espoir. À leur retour, il est cependant déçu,
et c’est précisément dans ce contexte que Marc situe la prière de Jésus. Dans
l’introduction à son premier récit de partage des pains, Marc dit explicitement
ceci de Jésus: il voit bien la «foule tellement nombreuse, et l’émotion
l’envahit puisque les voilà, troupeau sans berger» (Mc 6,34). Il n’y a pas de
dirigeant qui ait à cœur les besoins des gens. Selon Marc, ni le grand prêtre,
ni Pilate, ni Hérode Antipas, ni les scribes, personne ne prend soin du peuple
de Galilée. Jésus doit donc prendre sur lui d’«enseigner beaucoup de choses
aux gens» (Mc 5,34); dans ses propres termes, cela veut dire qu’il entreprend
de faire beaucoup de choses significatives pour eux. Marc donne un exemple
de ces choses parlantes que Jésus accomplissait en lui faisant partager les
pains pour les gens qui sont venus l’écouter. Cependant, et c’est là que le bât
blesse, s’il se doit d’agir ainsi, c’est que ses partisans n’ont pas su
comprendre la leçon de la mission qu’il leur avait confiée. Il espérait les voir
revenir avec la ferme intention de veiller au bien-être de leur peuple. Or, s’ils
voient bien dans quelle situation difficile se trouvent les gens, ils jugent
impossible la tâche que Jésus veut leur confier. Celui-ci a beau leur dire qu’il
leur revient de donner à manger aux gens (Mc 6,37), et leur montrer comment
faire, ils ne veulent pas comprendre. Marc illustrera donc la situation dans
laquelle se trouvent Jésus et les Douze dans ce texte, qui suit immédiatement
le premier partage des pains.
Mc 6,45
Sans tarder, il force ses partisans à embarquer et à le précéder
de l’autre bord, en direction de Bethsaïde; lui se charge de disperser
la foule.
46
Il salue tout le monde et s’en va dans la montagne, où il veut
prier.
47
Il fait maintenant nuit, la barque est sur le lac et lui seul à terre.
48
Il les imagine morts de fatigue à force de ramer, tellement le vent
leur est contraire. Vers trois heures du matin, il vient dans leur
direction, marchant sur le lac avec l’intention de passer tout droit.
49
En le voyant ainsi marcher sur le lac, ils le prennent pour un
fantôme et se mettent à hurler.
50
Ils le voient tous et sont paniqués. Lui s’empresse de les rassurer:
«Un peu de courage, c’est moi, n’ayez pas peur.»
51
Le temps de les rejoindre dans la barque, le vent tombe. Les voilà
encore plus estomaqués qu’ils ne l’ont jamais été.
52
C’est qu’ils n’ont rien compris à l’affaire des pains, impossible
pour eux de se laisser attendrir.
Selon Marc, parce que les dirigeants se consacrent au service du système
qu’ils ont organisé plutôt qu’au peuple qu’ils devraient servir, Jésus a dû faire
un travail de suppléance: les scribes se contentent d’enseigner de la théorie
sur la maladie, lui, montrera qu’un démon, ça se chasse (Mc 1,21-28). Parce
que les prêtres se contentent de se prononcer sur la lèpre sans même oser
toucher les malades du bout du doigt, lui empoignera un lépreux et le
purifiera (Mc 1,40-44). Parce que les scribes aiment les pécheurs malades,
mais soumis, lui remettra en marche un paralytique en le déclarant pardonné
(Mc 2,1-12). Bien que les scribes interdisent de soigner un malade qui, le
sabbat, n’est pas en danger de mort, lui remettra en état la main d’un chômeur
(Mc 3,1-6). En expulsant d’un grand malade deux mille démons,
collectivement nommés «Légion», qu’il fait entrer dans autant de cochons
destinés à se noyer, il signifie son refus de l’Empire romain puisqu’il envoie
ainsi, symboliquement, Rome et ses légions dans la mer (Mc 5,1-20). En
public, malgré les interdits, il accepte de parler à une femme en perte de sang
et d’être touché par elle, tout en approuvant sa désobéissance et en déclarant
qu’elle s’était ainsi guérie elle-même (Mc 5,25-34). Enfin, parce que, par leur
incurie, les dirigeants affament leur peuple, il doit apprendre aux gens la
survie par le partage 102. Après ce dernier épisode, quand Jésus s’en va seul
pour prier, il est clair qu’il continue à s’approprier un rôle par nécessité. Il ne
peut pas aller trouver un prêtre ou un scribe et lui demander de présenter sa
prière à Dieu. Il doit donc oser se rendre dans la montagne – on est plus près
du Dieu des cieux en haut qu’en bas – et s’adresser lui-même à Dieu, en toute
cohérence avec les gestes parlants qu’il a posés à la place des dirigeants, des
prêtres et des scribes qui ne font pas leur travail.
Dans le cadre de l’évangile de Marc, le contenu de la prière de Jésus est
évident. Ses partisans sont pris dans la tempête parce qu’ils paniquent à cause
du système qui les entoure, et qu’ils prennent Jésus, qui veut leur tracer le
chemin, pour un fantôme. En 6,52, Marc ne pourrait s’exprimer plus
clairement: ils n’ont rien voulu savoir de l’affaire des pains et ils refusent de
se laisser attendrir. La source Q dirait qu’ils ont peur des grands qui ne savent
rien du Parent et refusent de se ranger du côté des tout-petits à qui il s’est
révélé. Leur situation est suprêmement inconfortable. Or, c’est précisément
ici que Marc est en train d’ouvrir un deuxième front. Jusque-là, les difficultés
de Jésus relevaient du système, c’est à lutter contre lui que l’avait conduit le
discernement de sa première prière. Or, selon le mouvement du texte de
Marc, il va perdre ce combat, car l’union du grand prêtre et de Pilate aura
raison de lui. Par ailleurs, le second discernement de Jésus le conduit à la
formation de ses propres partisans. Et la joute sera tout aussi rude que la
première.
Dans un texte où il se réfère aux deux partages des pains qu’il vient
d’accomplir, le Jésus de Marc s’adresse aux Douze en les interpellant
vertement:
Mc 8,17b
Vous ne réfléchissez donc pas ? Vous ne comprenez rien ? Ma
parole! vous êtes complètement fossilisés ?
18
«Vous avez des yeux sans rien voir et des oreilles sans rien
entendre 103!» Vous ne vous rappelez pas ?
19
Quand j’ai rompu les cinq pains pour les cinq mille, combien de
paniers pleins de morceaux avez-vous ramassés ?
Douze!
20
Et la fois des sept pains pour les quatre mille, combien de
corbeilles pleines de morceaux avez-vous ramassées ? Sept!
21
Et alors ? Vous n’en concluez rien ?
Ces paroles sont d’une dureté extrême, et elles préparent une partie
importante de l’évangile (Mc 8,22-10,52) au cours de laquelle Jésus tentera
d’ouvrir les yeux de ses partisans sourds et aveugles. Cette partie s’ouvre (Mc
8,22-26) 104 et se ferme (Mc 10,46-52) par une guérison d’aveugle, avec, au
milieu, la guérison d’un sourd et muet (Mc 9,14-29). Par sa façon d’écrire,
Marc annonce que Jésus veut guérir ses partisans qui ne voient rien et ne
comprennent rien (Mc 8,17b-18). À l’intérieur de cette partie, Jésus tente de
faire accepter par les siens le sens de son activité. Mais, tout de suite après
avoir annoncé sa mort à Jérusalem, il se heurte à Pierre qu’il devra traiter de
«Satan» et d’«homme que les affaires de Dieu n’intéressent pas» (Mc 8,33).
Par la suite, alors qu’il vient de parler de sa mort pour une deuxième fois, il
entendra ses partisans se chamailler pour savoir qui est le plus important
parmi eux (Mc 8,34). Ensuite, en Mc 9,28-29, il devra leur expliquer
pourquoi ils n’ont pu chasser un démon responsable de la surdité, de la mutité
et de l’épilepsie:
Mc 9,29
Cette espèce-là, il n’y a que la prière pour en avoir raison.
Ils ne peuvent pas faire comme Jésus parce qu’ils n’osent pas prier comme
lui. Puis, il les verra effrayés d’apprendre qu’il sera bien difficile aux riches
d’entrer sous le régime de Dieu (Mc 10,23). Enfin, la troisième fois qu’il
parlera de sa mort, Jacques et Jean – les numéros deux et trois! – lui
demanderont de leur confier le pouvoir quand il en disposera (Mc 10,37).
Marc dit donc des partisans de Jésus qu’ils étaient traumatisés en montant à
Jérusalem, tandis que, de Bartimée, le second aveugle guéri, il déclare qu’«il
le suivait sur le chemin». Brave Bartimée!
À Jérusalem même, Pierre trahit Jésus (Mc 14,6-72), mais Marc n’hésite pas
à rapporter une vieille tradition suivant laquelle après l’arrestation de Jésus
«tous se sont enfuis» (Mc 14,50). Marc ose même faire dire à Jésus, tout juste
avant sa mort, qu’il a été abandonné de Dieu lui-même (Mc 15,34). Quant
aux femmes, après avoir quitté le tombeau, bien qu’un ange leur ait demandé
d’aller trouver Pierre et les partisans pour leur dire de monter en Galilée, où
ils verraient Jésus, Marc dit d’elles qu’elles n’ont rien dit à personne
tellement elles étaient effrayées (Mc 16,8).
À ce portrait des partisans de Jésus, il faut ajouter leur incroyable conduite au
cours de la scène à Gethsémani. J’en donne ici l’essentiel pour mon propos:
Mc 14,32
Ils se rendent dans un domaine appelé Gethsémani. «Installez-
vous ici, dit-il à ses partisans, je vais aller prier.»
33
Il se fait accompagner de Pierre, Jacques et Jean. […] «Restez ici
et demeurez éveillés.»
35
Il s’éloigne un peu, s’écroule et prie pour que, si possible, cette
heure disparaisse pour lui.
36
«Abba! – Parent! – tu peux tout faire. Enlève-moi cette coupe.
Pourtant, non pas mon désir, mais le tien…»
37
Puis il les rejoint. Les voilà qui dorment! […]
39
Il repart donc prier de la même façon.
Pour prier, comme c’est sa coutume en Marc, Jésus se retire deux fois à
l’écart. Il s’écarte de ses partisans, puis des trois principaux dont il s’était fait
accompagner. À première vue, le rédacteur écrit de façon paradoxale. D’un
côté, il affirme que, pour prier, Jésus s’était éloigné des siens, et que les seuls
qui auraient pu l’entendre dormaient. De l’autre, il n’hésite pas à formuler le
contenu de sa prière. C’est qu’il tient à dire deux choses. D’abord, il veut
rester fidèle au portrait qu’il se fait des partisans de Jésus. Ils ne sont pas là
quand il a besoin d’eux, et ils ne manifestent aucun intérêt dans la façon de
vivre que Jésus tire de sa prière. Par contre, il veut aussi rapporter une très
vieille tradition qui contenait le mot même que Jésus utilisait dans sa propre
langue pour s’adresser à Dieu: Abba. C’est à partir de lui que Jésus modelait
son comportement: «[…] non pas mon désir, mais le tien», et c’est cette
façon de faire qui l’a conduit à la croix, sans dévier de son chemin. Mais de
cela, ses plus proches partisans sont demeurés loin et inconscients.
Selon Marc, Jésus n’a donc pas eu plus de succès avec ses partisans qu’avec
les dirigeants de son peuple. Il y a dans la présentation de l’évangéliste une
donnée troublante, que je ne fais ici qu’aborder, et sur laquelle il nous faudra
réfléchir sérieusement. Marc nous dit, dès le premier verset de son évangile,
qu’il a l’intention de parler de la bonne nouvelle concernant Jésus, messie et
fils de Dieu. Ce faisant, il nous donne une clef d’interprétation très
importante. C’est qu’il ne parle pas que de l’histoire de Jésus, il la traite sous
l’angle de la poursuite de son agir dans l’Histoire, en tant que messie et fils
de Dieu. Tout ce qu’il rapporte et raconte doit avoir du sens pour ses lectrices
et lecteurs, tant de jadis que d’aujourd’hui, et les interpeller dans leur
quotidien. Les personnages qu’il met en scène sont donc de tous les temps,
même chose pour les institutions, pour les situations, pour les enjeux. Le
système auquel Jésus s’attaque, ce n’est pas que celui de la Judée ou de la
Galilée, c’est celui de Rome, au cœur de l’Empire dans lequel Marc vit. Et les
partisans, qui ne veulent rien savoir de la tâche que Jésus veut leur confier,
c’est l’Église de Rome, au moment où Marc écrit. Et pour nous, lecteurs
d’aujourd’hui, l’équivalent de la Rome de jadis, c’est l’empire occidental en
déclin, ou l’empire chinois en croissance. Tout comme c’est le christianisme
actuel tel qu’il se vit sous différentes formes institutionnelles. L’évangile de
Marc exprime l’opposition du système global à ce que Jésus nommait
«régime de Dieu». Avoir foi en ce texte pose donc tout un problème à
quiconque veut en vivre dans un monde qui sera toujours hostile, et dans une
Église qui sera toujours aveugle, sourde et muette, éloignée de Jésus et
endormie.

Un maître ès prière subversive


En Marc, Jésus ne fait que deux mentions de la prière qu’il attend de ses
partisans, et l’évangéliste les situe côte à côte. La première donne le ton. La
scène se passe après que Jésus a maudit un figuier et posé un geste violent
dans le Temple. De façon très significative, Marc a attendu d’avoir rapporté
le dernier geste de Jésus, avant son récit de la Passion – geste qui a été
l’occasion de son arrestation, de sa condamnation et de sa mise à mort –, pour
parler de la prière que le Nazaréen attendait des siens. Il a tout dit ce qui était
important à son sujet, tout ce que ses lecteurs et lectrices devaient savoir
avant d’apprendre qu’ils devaient à leur tour prier comme Jésus. Il est
important de noter ce contexte, parce qu’il est similaire à celui dans lequel la
Source parle de la prière. Celle-ci implique un retour sur un agir déjà
accompli, pour assurer que le suivant sera lui aussi conforme au tracé de la
vie de Jésus. La prière est le lieu d’un discernement vital.
Marc parle de la prière attendue des partisans de Jésus, à la fin d’une série de
trois scènes: dans la première, Jésus condamne un figuier (Mc 11,12-14);
dans la troisième, le figuier est complètement desséché (Mc 11,19-25); dans
la scène centrale, Jésus chasse assez rudement ceux qui font du commerce
dans le Temple (Mc 11,15-18). Il veut dire que le Temple est aussi sec que le
figuier, qu’aucun fruit ne peut sortir de là, qu’il n’est plus bon à rien. Et, au
centre des trois épisodes, il place deux paroles prophétiques dans la bouche
de Jésus. Selon la première, le Temple est censé devenir un lieu de prière
pour toute l’humanité:
Mc 11,17b
«Ma maison sera considérée comme maison de prière pour
tous les étrangers 105», c’est écrit, non ?
Mais le système en a fait un centre commercial:
17c
Or, vous, vous en avez fait «un repaire de voleurs 106»!
En attribuant ces paroles à Jésus, Marc nous dit pourquoi le Nazaréen prend
sur lui de prier: c’est que le Temple, aussi sec qu’un arbre sec, ne peut plus
jouer son rôle. Et, comme il l’a déjà écrit, cela vaut aussi pour la prière des
scribes dans les assemblées:
Mc 12,40
Méfiez-vous des savants qui adorent se promener en longues
robes, se faire saluer en public, occuper les bons sièges dans les
assemblées ou avoir les places d’honneur dans les banquets, ces
gens-là vident les maisons des veuves et font semblant de faire de
bien longues prières. Oh! ce qu’elle sera terrifiante leur sentence!
Des voleurs sans intériorité, dont la prière n’est que vaine apparence.
Marc a donc bien préparé l’énoncé du sens qu’il voit à la prière que Jésus
attend des siens. Voyant le figuier sec jusqu’aux racines, Pierre s’écrie:
Mc 11,21
— Maître de vie, regarde le figuier que tu as condamné. Pour
être sec, il est sec!
22
— Faites confiance à Dieu, leur répond Jésus.
23
Faites-moi confiance quand je vous dis ceci: prenez quelqu’un
d’intimement convaincu, pleinement confiant de voir sa parole se
réaliser, s’il dit à cette montagne-là: «Dégage et va te jeter dans la
mer», eh bien! pour lui, cela arrivera.
24
Voilà pourquoi je vous dis ces choses: quel que soit l’objet de
votre prière 107 ou de votre demande, soyez confiants de le recevoir,
et, pour vous, cela arrivera.
Pour interpréter le texte, il faut tenir les versets 23-24 ensemble, puisque le
deuxième est un élargissement du premier. Au verset 23, en effet, le mot
«prière» n’est pas mentionné, mais le verset 24 le considère explicitement
comme un exemple de prière. Et quel exemple! Il met en scène quelqu’un
pour qui le Temple n’a pas plus de valeur qu’un figuier sec, et qui ne mérite
d’autre sort que sa destruction complète. Le texte illustre donc la signification
de la venue du régime de Dieu: ce sera le moment de l’élimination totale du
système. Dire, dans la prière, «que ton Régime vienne» ou «que cette
montagne, avec le Temple qui est érigé dessus, aille se jeter à la mer», c’est
dire la même chose. Et cette prière est déjà exaucée, et elle est déjà réalité
pour celui ou celle qui la prononce, dans la mesure où elle suppose que l’on
se soit déjà, du moins en partie, libéré de ce système. Mais elle «arrivera»
vraiment, pour les partisans de Jésus, le jour où le régime de Dieu sera établi
parce qu’ils l’accueilleront avec joie, alors que les autres seront désespérés de
voir la fin de leurs privilèges. Cette prière, on ne peut plus subversive, n’en
est pas seulement une parmi d’autres, elle est la prière type, celle qui anime
l’esprit de toutes les autres.
Les deux dernières mentions de la prière, en Marc, tout en étant d’une autre
venue, ne manquent pas d’intérêt. La première est située à la fin de la
troisième partie du récit sur le figuier et le Temple:
Mc 11,25
Quand vous êtes debout, à prier, même si c’est à raison que
vous en voulez à quelqu’un, passez l’éponge, et bien sûr que votre
Parent dans les cieux fera de même sur vos égarements.
Ce verset est une reformulation, dans le contexte d’une vie communautaire
après la mort de Jésus, de la demande sur l’effacement des dettes dans le
Notre Père. Avec le temps, prier, pour les partisans de Jésus, est devenu
chose normale. Ils ont appris à le faire sans susciter de controverses. Mais le
contexte reste tendu: cette fois, c’est celui des relations, jamais simples, à
l’intérieur d’une communauté humaine. Les accrochages sont inévitables, et
réparer le tissu communautaire est une nécessité de tous les jours. Le pardon
nécessite cependant une démarche et il a nécessairement deux facettes. Alors
que Marc donne le point de vue de l’offensé, le Sermon sur la montagne voit
les choses à partir de celui de l’offenseur:
Mt 5,23
Supposons que tu vas porter ton offrande sur l’autel et que, là,
tu t’en souviennes: Mon frère m’en veut!
24
Eh bien, laisse là ton offrande, devant l’autel, reviens échanger
avec ton frère, et, par après seulement, retourne porter ton offrande.
Le texte du Sermon pourrait être d’origine judéenne et provenir de scribes
chrétiens. Même s’ils n’ont pas coupé les liens avec le Temple, ils ont quand
même appris à en relativiser l’importance puisque les relations
communautaires ont priorité sur lui. Quoi qu’il en soit, tant le texte de Marc
que celui du Sermon traitent du pardon de la même façon. D’abord, il se
décide dans un contexte de prière: prière du partisan (galiléen) de Jésus, selon
le texte de Marc; prière au Temple, selon celui du Sermon. Les deux donnent
priorité aux relations humaines: en Marc, le pardon de Dieu dépend de celui
que les humains se seront accordé; dans le Sermon, le pardon humain a
préséance sur l’offrande à Dieu. Mais il faut surtout noter que la démarche est
essentielle. Le pardon s’accorde sur demande et non pas dans le vide.
L’évangile ne demande jamais de pardonner à quiconque n’est pas intéressé.
On pardonne aux sœurs et frères humains qui effectuent la démarche
appropriée, mais on prie pour les adversaires, les ennemis ou ceux qui ne se
préoccupent pas du mal qu’ils ont fait (Q 6,28). Une dernière chose: il n’y a
jamais de tierce personne impliquée. On ne va pas demander pardon à
quelqu’un pour le tort qu’on a fait à une autre personne, pas plus que l’on ne
demande à Dieu de pardonner à sa place. Dans un contexte de pardon, la
prière implique un retour sur un comportement plus ou moins récent et un
discernement sérieux sur la conduite à tenir: l’un se prépare soigneusement à
aller s’excuser, l’autre à pardonner. La prière vise l’alignement de la vie dans
le chemin tracé par Jésus à l’écoute de la Voix qui le balise de l’intérieur. Elle
n’est jamais celle d’un individu désengagé qui, observant le monde qui
l’entoure, a des suggestions à faire à Dieu pour en améliorer le
fonctionnement, ou pour lui faire réparer les torts qu’on aurait pu causer à
quelqu’un d’autre. La prière réfléchit sur un agir, et aligne sur une pratique.
La prière qui conduit au pardon ne se fait donc pas sans une certaine tension.
Il y a souffrance, douleur, incompréhension, déception. Prier, selon les
évangiles, se fait quand le climat est sombre. Le dernier texte de Marc sur la
prière n’y échappe pas.
Mc 13,14
Attention! quand vous verrez «l’Horreur dévastatrice 108»
installée là où il ne faudrait pas – à la lectrice, au lecteur de
comprendre! – alors, les Judéens, qu’ils fuient dans les montagnes;
15
celui qui sera sur sa terrasse, qu’il n’en descende pas pour aller
chercher quelque chose dans sa maison;
16
celui qui est aux champs, qu’il ne retourne pas prendre son
manteau;
17
et quel malheur! pour celles qui seront enceintes ou allaiteront ces
jours-là.
18
Priez que cela ne se passe pas en hiver.
Ce texte contient la seconde mention, en Marc, d’une prière d’inspiration
judéenne, cette fois à l’intérieur d’un chapitre apocalyptique plutôt étranger à
la vision des choses dont témoigne le reste de l’évangile. Il pourrait avoir été
rédigé alors que se préparait l’invasion de la Judée par les troupes romaines,
avant la chute de Jérusalem en 70. L’auteur s’inspire du livre de Daniel et
envisage un temps où l’envahisseur, anonyme 109, aura installé une idole dans
le sanctuaire, rendant ainsi le culte impossible au Temple. Les Judéens en
sont donc réduits à prier eux-mêmes, les prêtres ne pouvant plus le faire pour
eux. La misère touche même l’état des relations entre Dieu et son peuple; on
ne sait même pas s’il entend la prière des siens et est en mesure d’atténuer
leurs épreuves. Un scribe chrétien, resté proche de ses anciens collègues, aura
connu cette composition et l’aura insérée dans l’évangile. Dans le reste du
chapitre, il a inséré plusieurs versets d’allure proprement chrétienne, mais pas
ici. Cependant, le sens de la prière qui s’en dégage s’harmonise bien avec les
autres mentions en Marc. Prier se fait en contexte tendu alors qu’un sérieux
discernement est de mise; c’est bien le cas ici.

Conclusion
1. En Marc, la prière n’a pas la place centrale que la Source lui accorde. Peut-
être est-ce parce que, selon l’évangéliste, Jésus était d’abord et avant tout un
homme qui laissait parler ses gestes. Comme les traditions sur la prière dont
il disposait étaient peu nombreuses et ne lui permettaient pas d’avoir accès à
son contenu, il n’en a pas fait un thème important de son œuvre. Cependant,
le portrait qu’il nous trace du Jésus priant mérite qu’on en tienne compte. Les
contemporains de Jésus ne le considéraient pas comme un spécialiste à qui
aller confier ses intentions de prière. Il était un marginal de la prière, un
homme qui a dû s’arroger cette activité parce qu’il ne pouvait compter sur
personne d’autre pour le faire à sa place, mais qui n’a pas voulu en faire une
fonction. Pour reconnaître la valeur de sa prière, il fallait, comme lui, avoir
pris ses distances par rapport au système en place, l’avoir écouté, et donc
entrepris de faire comme lui. Sa prière le mettait cependant dans une situation
inconfortable. D’ordinaire, il n’était pas homme à reculer devant la
controverse, il aurait donc pu décider de prier ouvertement, quitte à
indisposer les scribes à l’affût de ses moindres gestes. Mais, pour lui, la
prière était sans doute chose trop intime pour qu’il mette son intériorité en
spectacle et donne prise à l’accusation qu’il lançait aux scribes de prier pour
la galerie. Il semble donc avoir prié à quelques reprises, en privé, loin des
yeux et des regards, même de ses plus proches partisans. Au fond, tout
simplement, peut-être était-il en constant état de discernement, sans avoir
appris de sa tradition à donner à cette façon de vivre le nom de prière. Et ce
n’est qu’en quelques occasions qu’il a senti le besoin de faire connaître ses
besoins à Abba, de sorte qu’il a entrepris de s’adresser personnellement à lui.
Nous sommes redevables à Marc de nous forcer à rajuster l’image que nous
sommes portés à nous faire de Jésus.
2. Marc présente les deux moments au cours desquels Jésus a prié, en les
situant dans le continu d’une vie. La première fois, après avoir décidé d’agir
en fonction du régime de Dieu, et donc de desserrer l’étau du système qui
étouffe les gens et les rend malades, il prie là-dessus, et le voilà en opposition
avec les officiels qui décident de sa mort. La seconde fois, après avoir envoyé
ses partisans rencontrer la misère de leur peuple sans pasteur et les avoir
incités à faire comme lui, il se rend compte de leur refus de s’engager; il
s’isole pour prier là-dessus, et le voilà qui travaille, sans grand succès, à leur
formation.
Marc n’a pas eu accès, comme l’avait eu la Source avant lui, à des traditions
qui lui rapportaient le contenu de la prière de Jésus. Mais il le regarde faire
dans les textes dont il dispose et il en tire des informations sur sa façon de
prier. Tout repose sur l’espérance de l’instauration du régime de Dieu destiné
à remplacer le système en place qui écrase les gens. Or, une espérance trace
la ligne d’un agir orienté vers son accomplissement. Elle pousse donc à
s’engager dans la direction qu’elle indique. Et la prière se situe précisément
entre deux agirs. C’est un moment de discernement, d’analyse, de réflexion,
sur la pertinence du premier agir, sur l’exactitude de son orientation par
rapport au régime de Dieu, sur son effet sur ceux qui en ont bénéficié, sur les
réactions des serviteurs du système, sur soi-même. Tout cela en vue de mieux
s’aligner sur l’objectif et de préciser la ligne du prochain agir.
Dans l’évangile de Marc, la prière de Jésus, comme celle de ses partisans, se
fait toujours dans un contexte tendu. C’est que, les petites gens, tout en étant
reconnaissants qu’on leur fasse du bien, sont trop écrasés par le système pour
avoir la force de s’engager dans la ligne du régime de Dieu. Et le système, de
son côté, est trop attaché à sa survie et à ses privilèges pour accepter qu’on le
menace par le fond. La prière se fait donc toujours sur un arrière-plan de crise
et de tension.
Après les controverses qui ont suivi sa première prière, Jésus est condamné à
mort. Après la seconde, il se rend compte que ses partisans sont
complètement sourds et aveugles, et, malgré tous les efforts qu’il mettra à les
convaincre, il n’aura ultimement gagné qu’un seul authentique partisan, l’ex-
aveugle Bartimée. À ses dernières heures, il aura beau prier une dernière fois
à Gethsémani, il mourra abandonné de tous les siens, sinon de Dieu lui-
même. Marc ne glorifie en rien la prière, il en montre les effets plus ou moins
pénibles dans le quotidien de l’existence, dont l’aboutissement ultime est un
sort semblable à celui de Jésus. C’est pourquoi il ose lui faire dire à ses
partisans sourds et aveugles:
Mc 8,34
Quelqu’un veut me suivre ? Il lui faut s’oublier et se charger
de sa croix. C’est cela, me suivre.
35
Et pour sauver sa vie, il faut accepter de la perdre. Perdre sa vie
pour ma cause et celle de l’annonce de bonheur, c’est la sauver.
Selon Marc, l’existence à la suite de Jésus est nécessairement perturbée, et la
prière est une activité profondément subversive. C’est pourquoi il nous
montre un Jésus qui prie en s’isolant des autres, loin du système et de ses
pressions. Ce qu’il nous fait comprendre de la prière de Jésus, c’est que ce
n’est pas un type d’activité que l’on peut organiser et baliser par des règles
cultuelles bien réglées, consignées dans des codes soignés et qui se produit
dans des endroits connus, célèbres ou officiels. C’est une prière de
catacombes.
3. S’il n’a pas placé, comme l’avait fait la Source avant lui, ce que Jésus avait
à dire de la prière au centre de son œuvre, Marc lui a quand même accordé
une place de choix, tout de suite après son dernier geste, celui qui allait
provoquer son arrestation et sa mise à mort. Dans cet évangile, l’agir de Jésus
contre le Temple est le point vers lequel s’orientait son existence, sa
manifestation ultime du non-sens de cette institution, la révélation du
déplaisir profond de Abba quant au lieu où s’exprimait tout le pouvoir du
système. Or, Jésus attend des siens qu’ils se soient assez libérés de l’emprise
puissante de cette institution sur eux pour espérer, dans la prière, qu’elle aille
se jeter dans la mer. C’est une prière qui se situe dans la foulée du geste de
Jésus, qui suppose une libération en partie effectuée, et qui en annonce une
autre, beaucoup plus radicale, au cours de laquelle le système, sec jusqu’à la
racine, sera aboli. La prière à la suite de Jésus est une activité profondément
subversive parce qu’elle suppose que rien du système ne survivra et qu’il est
inconcevable qu’il puisse accepter de se transformer dans la ligne du régime
de Dieu. Il n’y a plus rien à attendre de lui:
Mc 2,21
Personne ne rapièce un vieux vêtement avec un morceau de
tissu qui n’a pas rétréci. La pièce neuve rajoutée tirerait sur le vieux
vêtement, et la déchirure serait pire.
22
Ou encore, personne ne verse du vin nouveau dans de vieilles
outres. Le vin éclaterait les outres, et le vin serait perdu tout comme
les outres.
Pour avoir placé la prière attendue des partisans de Jésus dans le contexte du
geste contre le Temple, Marc fait voir qu’il en a bien compris l’importance et
la difficulté. En effet, il est très difficile de reconnaître la faillite du système
dans lequel on vit. On est toujours porté à se dire qu’il est perfectible, qu’il
peut changer, qu’un nouveau gouvernement va s’aligner sur les besoins des
gens et s’atteler à sauver la planète, que le monde économique et financier
n’est pas condamné à être rapace à jamais, qu’un bon pape va réussir à
aligner l’Église sur l’évangile.
Le Jésus de Marc voit les choses tout autrement. Le Temple – symbole de
tous les établissements du même acabit qui naîtront dans l’Histoire – ne
changera jamais, ni le gouvernement, ni l’économie, ni la finance, ni le
commerce, ni la police, ni l’armée, ni rien des institutions avec lesquelles les
humains encadrent leur vie. La prière est fondée sur la prise de conscience,
née de l’activité de la Voix d’Abba en soi, qu’il en sera toujours ainsi avant
l’installation du régime de Dieu. Et le rôle de la prière est justement de rendre
cette conviction supportable et de mener à une existence qui ne soit ni
désabusée, ni cynique, ni désengagée, ni désespérée. C’est là le grand
paradoxe de la prière selon l’évangile de Marc que de réussir à faire naître
une espérance d’autant plus grande que la lecture subversive de la réalité
ainsi provoquée est large et profonde. Qui a des oreilles pour entendre
entende.
4. Tout comme la Source, l’évangile de Marc ne parle jamais explicitement
de l’Église. Sous leurs textes, les deux laissent cependant deviner la vie d’une
communauté, sinon de plusieurs. Et, en Marc, l’Église sous-jacente a l’air
beaucoup mieux établie que dans la Source qui, par exemple, ne nomme
même jamais les Douze. Marc, par contre, s’intéresse à la suite de Jésus. Il
montre beaucoup d’intérêt pour ses partisans; il parle souvent des Douze ainsi
que d’un sous-groupe influent, comprenant Pierre, Jacques, Jean et André,
dont il raconte l’appel par Jésus. Or, il passe plusieurs chapitres de son plutôt
court évangile à montrer qu’ils ne comprennent pas Jésus, le suivent à
reculons, ne partagent pas ses valeurs et ont peur de s’engager à sa suite. Il
n’est donc pas surprenant qu’il ne les montre jamais en train de prier comme
Jésus. Marc est donc très critique à l’égard de son Église: à travers les figures
de Pierre et de Juda, il semble l’accuser de reniement et de trahison. Selon
lui, les croyants penchent davantage du côté du système que du régime de
Dieu. Aussi, la lecture de l’évangile de Marc provoque-t-elle nécessairement
chez ses lectrices et lecteurs une crise qui, ensuite, ne peut être gérée que
dans la prière. Au sortir de là, les croyants et les croyantes devraient avoir
appris comment vivre la suite de Jésus, quelles relations entretenir avec leur
Église et comment réaligner leur existence en fonction du régime de Dieu.
Paradoxalement, Marc interpelle ses lectrices et ses lecteurs à une prière
subversive en Église. Il n’aurait pas été surpris d’apprendre qu’à Rome
même, à la fin du premier siècle, son lectorat semble avoir été très limité, et
qu’au siècle suivant, il a mis beaucoup de temps à être reconnu à sa pleine
valeur.
5. Dans un contexte de prière, la parole sur le pardon rapportée par Marc
témoigne du passage du temps et de l’existence d’une communauté qui s’est
approprié les traditions sur Jésus en les adaptant à sa propre réalité. La remise
des dettes, attendue de petites gens démunis qui prennent leurs distances d’un
système qui les opprime, a été transformée en pardon à accorder à ses frères
et sœurs dans la foi. Pour la communauté, prier comme Jésus le voulait est
chose normale qui semble se vivre sans que l’on attire sur soi les foudres du
voisinage. La tradition originale sur la prière et la remise de dettes a pu être
transformée en parole sur le pardon, dans le contexte de vie d’un milieu païen
(la Rome de Marc ?) où la prière de non-officiels ne suscitait pas la
controverse comme en Palestine. Cette activité a quand même conservé trois
caractéristiques anciennes: elle se fait alors que l’on vit une tension
(difficultés interpersonnelles), elle contient un fort élément de discernement
sur un agir passé (l’occasion du mal que l’on a subi), et elle est le moment au
cours duquel on décide de la conduite à suivre. La prière est le temps
privilégié pour se réaligner dans la vie. Elle a toujours l’existence en vue.
En Marc, surtout, il n’existe pas de prière qui consiste uniquement à
demander à Dieu de réparer les dégâts causés par le système. Il n’y a pas chez
lui de prière désengagée au cours de laquelle on implore Dieu de s’occuper
des autres sans que l’on ait à mettre la main à la pâte. Ce qui est attendu de
l’être humain, c’est de s’affranchir en partie du système, dans sa tête d’abord,
et dans son agir ensuite, puis, dans la prière, de creuser le sens de cette
libération en vue d’un agir plus conséquent. Le reste relève d’un Autre.
V. LE SERMON

UNE PRIÈRE SECRÈTE


Pour rédiger son évangile, Matthieu a eu accès à un petit ensemble de paroles
de Jésus déjà constitué, qu’il a retravaillé en l’enrichissant de textes tirés de la
source Q et de l’évangile de Marc. Dans le cadre de son récit, il fait
prononcer le Sermon par Jésus qui, nouveau Moïse, monte dans une
montagne (Mt 5,1), puis en redescend (Mt 8,1). Cette suite de paroles a donc
reçu le nom traditionnel de «Sermon sur la montagne». Le nom lui convient à
cause de l’endroit où Matthieu l’a placée, mais, avant que l’évangéliste ne
s’en serve, elle était transmise sans aucune indication géographique.
À l’intérieur du Sermon tel que Matthieu nous l’a transmis, c’est-à-dire en
plein centre, comme c’est le cas pour la source Q, se trouve une série de
paroles au milieu de laquelle est située le Notre Père (Mt 6,1-18). Celles-ci
sont toutes rédigées au «vous» sauf trois, de facture identique, qui le sont au
«tu». Les paroles au «vous» pourraient relever de Matthieu qui veut établir un
contraste entre un comportement courant dans la société 110 et celui que le
Parent attend de la personne visée («toi»). Dans la section précédente,
Matthieu avait fait la même chose entre le comportement prescrit par la Torah
comme les scribes judéens l’interprétaient alors et l’approfondissement que
Jésus attend des siens: «Vous l’avez appris, on l’a dit à nos ancêtres […] Eh
bien moi, je vous le dis […].» Les paroles au «tu» ont de bonnes chances de
remonter à la version originale du Sermon, et Matthieu ne semble pas les
avoir retouchées.
Mt 6,3
Toi, quand tu fais un don, ta main gauche ne doit pas savoir ce
que fait ta droite.
4
De la sorte, ton don sera secret, et ton Parent, qui voit dans le
secret, te le rendra.
6
Toi, quand tu pries, entre dans ton cabanon, ferme ta porte et prie
ton Parent présent dans le secret. Et ton Parent qui voit dans le secret
te le rendra.
17
Toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage.
18
De la sorte, tu ne laisseras voir à personne que tu jeûnes,
seulement à ton Parent présent dans le secret. Et ton Parent qui voit
dans le secret te le rendra.
Aumône, prière et jeûne sont trois activités traditionnelles en Israël et dans le
judaïsme. Le roi, en période de crise surtout, est le premier responsable de
leur mise en application. Il doit voir au partage des ressources et à ce que les
produits de première nécessité soient disponibles pour tout le peuple, y
compris les plus démunis. Il lui faut également resserrer les liens avec la
divinité par la prière et le jeûne pour que la crise puisse se résorber. Par la
suite, c’est toute la collectivité qui est engagée à suivre l’exemple du roi. Le
partage collectif est de mise: de grandes célébrations sont organisées au cours
desquelles le peuple, par sa présence et sa participation, appuie la prière des
prêtres; et tous, des plus petits aux plus grands, entreprennent de jeûner pour
toucher la divinité. En temps de crise, sous la conduite du roi, c’est donc
toute la Nation qui s’engage à partager, prier et jeûner en vue du salut
collectif.
En dehors des moments critiques, ces trois activités sont vécues, de façon
moins intense, certes, mais sans perdre leur caractéristique collective. Le
partage pour le mieux-être des membres de sa famille et des plus pauvres de
la société est exigé de tous. C’est surtout clair en ce qui concerne la prière et
le jeûne qui sont encadrés par les prescriptions rituelles et le culte au Temple,
sous la conduite des prêtres, ou dans les assemblées, sous la direction des
scribes. Et, dans le type de société dont on parle, les pressions exercées par
les leaders, les familles et le voisinage sont très fortes pour que tous
remplissent leur devoir au service de la collectivité.
Lues dans un tel contexte, les paroles du Sermon sur le don, la prière et le
jeûne sont très surprenantes et ne peuvent s’expliquer que par l’influence de
Jésus sur ceux et celles qui l’ont connu et sur les groupes qu’ils ont mis sur
pied 111. Elles relèvent donc du même esprit que celui que nous avons déjà
rencontré dans la source Q et dans Marc.
1. En premier lieu, il est remarquable que ce soit l’individu qui est interpellé:
«Toi». Les partisans de Jésus se recrutent un à un. Les paroles s’adressent à
chacune ou à chacun, dans son individualité, pour lui faire adopter un
comportement semblable à Jésus. Les paroles n’invitent pas une communauté
à avoir un agir commun, mais des personnes, une par une, à suivre Jésus sur
le chemin de sa propre vie, à ses risques et périls. Les paroles interpellent la
personne à adopter un comportement qui la mettra à l’écart et qui sera vécu
dans la clandestinité. Personne ne doit savoir que le partisan de Jésus partage,
prie ou jeûne. Cependant, la raison qui motive le secret n’est pas la même
pour les trois activités.
2. La parole centrale, sur la prière, est celle qui a provoqué la rédaction des
deux autres. Le partisan de Jésus doit faire comme lui. Puisqu’il ne lui est
plus possible de confier sa prière à un officiel – personne, en effet,
n’acceptera de demander l’abolition du culte rendu au Temple ou dans les
assemblées –, le partisan de Jésus en est réduit à prier par lui-même. Et, pour
sa propre sécurité et en vue d’éviter le scandale, il lui est demandé de le faire
dans le secret, là où son «Parent est présent». Seule la parole sur la prière
rapporte ces derniers mots, et ils sont très importants, puisqu’ils s’appuient
sur la conviction que le Parent n’est pas présent au Temple ou dans les
assemblées scribales. Le Parent, qui s’est caché des grands et révélé aux plus
petits, ne se rencontre que dans la clandestinité du secret, loin des yeux et des
rencontres cultuelles officielles. Comme il est extrêmement dangereux pour
le système, il ne peut être rencontré ailleurs. Ce qui valait pour Jésus vaut
pour ses partisans. Ils doivent prier à l’écart, dans le secret.
3. Si la prière est une fonction que s’approprie le partisan de Jésus, ce n’est
pas le cas pour le don et le jeûne, pourtant là aussi le secret est exigé.
Pourquoi ? La réponse se trouve peut-être dans le «cabanon», la remise ou la
réserve dont parle la parole sur la prière. L’image ne fait pas référence aux
bicoques des personnes très pauvres, mais plutôt à la maison d’une personne
à l’aise, avec cabane sur le toit dans laquelle remiser, par exemple, la literie et
le matelas dont on se sert par nuits de grande chaleur. C’est cette catégorie de
partisans de Jésus que la Source interpelle en lui disant, par exemple:
Q 6,30
À qui te demande, donne.
À qui te fait un emprunt, ne réclame rien.
Depuis toujours, dans toute société, il se trouve des gens qui, sans faire partie
des plus démunis, sont capables d’entendre la Voix du Parent et de prendre
leurs distances du système dans lequel ils sont bien intégrés. Jésus lui-même
ainsi que ses plus proches partisans en font d’ailleurs partie. Ceux-là, celles-
là, le Sermon les invite fermement à accentuer leur retrait du système à
l’intérieur duquel ils ont passé leur vie. Et, comme c’est souvent le cas dans
les évangiles, la demande est paradoxale, puisque leur retrait les rendra
particulièrement visibles aux yeux des autres. Alors qu’officiels, parents,
voisins, collègues de travail les surveilleront pour voir combien ils donnent –
leur générosité étant depuis toujours publiquement constatable –, ils se seront
déconsidérés aux yeux de tous les leurs, déçus dans leurs attentes. Alors que
tous auraient pensé les voir participer aux jeûnes collectifs, en temps de crise
ou aux jours prévus, leur absence fera scandale. Dans une société où la
collectivité est première et l’individu second, de tels désengagements
entraînent une déconsidération socialement très coûteuse. Un comportement
secret acquiert de la sorte une visibilité paradoxale, et une mise à l’écart
volontaire acquiert une dimension collective pénible. Et c’est précisément
l’effet que le Sermon recherche. Il est impossible d’espérer réellement
l’instauration du régime de Dieu si l’on profite concrètement des
gratifications du système. Ce serait un manque de cohérence que de prendre
intérieurement ses distances de ce dernier sans en éprouver les conséquences
dans le quotidien de la vie.
4. Si écouter l’interpellation du Sermon à partager, à prier et à jeûner dans le
secret mène à une coupure avec sa parenté et son milieu, cela conduit aussi à
la formation d’une nouvelle famille, celle des enfants du Parent présent dans
le secret. Cette famille est celle de gens considérés petits par la société ou
rendus tels par leur choix de vivre à la suite de Jésus. Comme Matthieu nous
le dira, c’est pour avoir prié leur Parent dans le secret que les petits, par
choix, peuvent dire «notre» Parent avec les autres.
5. Si la communauté du Sermon est présente sous ce texte, c’est très
discrètement, en transmettant une parole compromettante qui se dira dans le
secret d’une rencontre à deux – entre l’interpellant et l’interpellé –, et en
donnant son appui au contenu qu’elle transmet. Une Église très, très discrète.
Pour elle, «proclamer Jésus Christ» ne se fait pas sur la place ni à coups de
propagande et de publicité, mais dans l’intimité d’un discernement qui
conduit à un retrait du système régnant. Le Sermon n’invite pas à une prière
Facebook.
La cohérence qui existe entre la prière de Jésus qui ressort des évangiles et les
traditions qui en parlent, de la Source à Marc en passant par le Sermon, est
remarquable. C’est une prière qui se vit dans la marginalité et qui pousse à la
clandestinité, à la recherche du Parent qui ne se rencontre que là.
VI. L’ÉVANGILE SELON MATTHIEU

UNE PRIÈRE D’EXCLUS


Les conditions ont bien changé depuis l’époque de Jésus. Matthieu et sa
communauté sont installés en dehors de la Palestine 112. Jérusalem est tombée
aux mains des Romains, il y a une quinzaine d’années. Il n’y a plus ni grand
prêtre ni prêtres en exercice. La prière n’est plus prononcée depuis le Temple
en ruines, mais sous la direction de scribes, qui, installés sur la côte
méditerranéenne, sont en train de mettre sur pied les bases du judaïsme qui a
traversé l’Histoire depuis lors. Ils actualisent la législation mosaïque,
formulent le déroulement et le contenu du culte synagogal et établissent la
liste définitive et irrévocable des livres qui font partie du Tanak (Bible
judéenne). Au moment de la rédaction de l’évangile de Matthieu, ils sont sur
le point de prendre – si ce n’est déjà fait – une décision dont l’impact sur la
communauté matthéenne sera majeur, soit celle de l’exclure du judaïsme. Les
scribes sont d’avis que l’Église matthéenne s’est trop écartée des traditions
des pères et a des relations trop étroites avec les étrangers. La communauté
vit donc une crise majeure: être mis au ban du judaïsme, c’est se voir coupé
de sa famille, de son voisinage et de son cercle d’amis; c’est perdre son
emploi, ses habitudes de vie, la sécurité d’une manière millénaire de vivre.
Une vraie catastrophe. La tentation est grande de quitter la communauté.
Matthieu écrit pour aider les siens à garder le cap.
Tout cela n’est évidemment pas sans influer sur la manière dont l’évangéliste
va aborder la prière. Puisque c’est tout le mode de vie de la communauté qui
est jugé hors-norme, la prière individuelle va perdre la caractéristique
particulière de scandale qu’elle avait reçue de Jésus. S’il n’y a plus de
Temple, nul ne peut se faire reprocher de trouver une façon de remplacer la
prière qui y était prononcée. S’il n’est plus permis de se rendre à la
synagogue, il faut de toute évidence apprendre à prier autrement. Les
vicissitudes de l’Histoire forcent donc Matthieu à envisager la prière
autrement que Jésus, Q, Marc et le Sermon.

La prière du nouveau Moïse


Avant la scène de Gethsémani, Matthieu, comme Marc, fait deux fois
mention de la prière de Jésus 113.
1. D’abord, en la retouchant, il a conservé la mention qu’il avait trouvée en
Mc 6,46 sur la prière de Jésus après la multiplication des pains et avant sa
marche sur la mer:
Mt 14,23
Après avoir renvoyé les foules, il monta dans la montagne
pour prier à part.
Mais, dans le contexte de son évangile, sa mention de la prière a un tout autre
sens qu’en Marc. Un signe en est que Matthieu a laissé tomber la dure finale
du récit marcien de la marche sur les eaux, alors que Jésus reproche à ses
partisans de n’avoir rien compris au partage des pains (Mc 6,52). Il écrit, il
faut s’en souvenir, dans un tout autre contexte que Marc. Il le fait pour une
communauté menacée d’être coupée de son enracinement judéen ancestral. Il
a donc pris soin, après avoir présenté les récits sur l’enfance de Jésus, sur sa
rencontre avec Jean Baptiste et le choix de ses partisans (Mt 1-4), de rédiger
cinq chapitres très originaux, dans lesquels il présente Jésus à sa communauté
comme étant le nouveau Moïse. Il le montre donc, sur une montagne,
élaborant la nouvelle Torah (Mt 5-7), puis accomplissant précisément dix
miracles (Mt 8-9). Les siens y perdraient donc beaucoup s’ils retournaient à
l’ancien Moïse, car la vie ne se rencontre pas dans une répétition du passé,
mais dans la marche sur un nouveau chemin de vie. Par la suite, il précise le
sens du Sermon (Mt 10-11) et enracine les directions de vie du nouveau
Moïse dans la révélation du Parent qui se cache des experts et se révèle aux
petites gens (Mt 11,25-27). Il rédige ensuite une section importante de son
évangile, au centre de laquelle il place le texte sur la prière de Jésus (Mt 12-
16). Le nouveau Moïse s’y oppose à l’activité des scribes judéens, et, en
retour, il est rejeté par eux (Mt 12-13; 15-16). Au milieu, Matthieu montre le
nouveau Moïse occupé à nourrir son peuple (Mt 14, 13-21), comme le
premier l’a fait au désert. Il monte ensuite dans la montagne pour prier (Mt
14, 23). Après en être redescendu, il rencontre ses partisans sur la mer agitée,
Pierre surtout, à qui il reproche d’avoir douté.
À partir des textes de Marc, de la Source et de diverses traditions isolées,
Matthieu a fait un énorme travail de réécriture. Il a toujours sa communauté
en vue, une communauté profondément ébranlée, qu’il veut rassurer. Elle ne
se trompe pas à suivre Jésus et à s’ouvrir à ses frères et sœurs d’une autre
origine 114. Sur le chemin de la vie, il ne faut jamais marcher à reculons. Un
nouveau Moïse a été donné à son peuple, un homme puissant en paroles (Mt
5-7) et en gestes (Mt 8-9). C’est lui qu’il faut suivre. C’est lui qui dorénavant,
nouvel intercesseur pour les siens, connaît le chemin que doit prendre la
prière pour arriver vers Dieu, et non pas les scribes judéens qui veulent les
expulser de leur peuple.
La prière de Jésus a gardé la note de tension qui la caractérise depuis les
débuts. Mais, chez Matthieu, il ne s’agit plus du scandale créé par un homme
qui, sans autorisation, s’approprie la prière. La prière n’est plus qu’un des
éléments d’un grand débat causé par la mise sur pied, à l’intérieur du
judaïsme, d’une institution qui s’est distancée de lui de façon jugée
inacceptable. La décision prise par le Nazaréen, une cinquantaine d’années
auparavant, a fait des vagues institutionnelles et le bateau de la communauté
matthéenne tangue dangereusement sur la mer de l’Histoire. Un contexte
évangélique idéal pour parler d’abord de prière (Mt 14,23) et ensuite de
confiance (Mt 14,31).
2. Avant de mentionner une seconde fois la prière de Jésus, Matthieu a rédigé
le très beau chapitre 18, dans lequel il manifeste le souci qu’il se fait pour son
Église 115. Celle-ci est en majeure partie composée de petites gens qu’il
compare à des enfants. Le grand monde de sa communauté, en particulier les
responsables, se doit d’interpréter la vie à partir de la base de la société, de ne
pas démobiliser les plus petits et de leur manifester beaucoup de compassion.
Cela dit, le Jésus de Matthieu, ayant réalisé tout ce qu’il avait voulu faire et
dire en Galilée, entreprend sa montée fatale vers Jérusalem. L’épisode qui
suit se passe en Judée (voir Mt 19,1):
Mt 19,13
On lui amène de petits enfants pour qu’il pose les mains sur
eux en priant, mais ses partisans les refoulent.
La mention de la prière de Jésus est de la main de Matthieu, qui l’a insérée
dans le texte de Marc qui ne la contenait pas (Mc 10,13). La communauté
chrétienne adresse ses intentions de prière à Jésus, nouveau Moïse, comme on
le faisait traditionnellement auprès des hommes de prière à qui l’on
demandait d’intercéder pour soi ou pour les siens. Le texte témoigne de la
distance qui s’est installée entre la prière controversée du Nazaréen et le
nouveau mode d’accès à Dieu, que la communauté matthéenne s’est trouvée
en Jésus, nouveau Moïse, intercesseur suprême, qui remplace le recours à la
prière des scribes. À l’époque, c’est moins la prière du Nazaréen qui fait
scandale, que celle d’un nouveau Moïse, supérieur au premier, qui veillerait
sur sa communauté dissidente.
Il y a une autre note de tension importante dans le texte. C’est que les
partisans de Jésus – ici, les responsables de l’Église matthéenne – veulent
empêcher les petites gens de s’adresser directement à Jésus afin qu’il prie à
l’intention de leurs jeunes enfants. Ils cherchent à les repousser. La réaction
de Jésus est très significative:
Mt 19,14
Laissez les petits enfants, ne les empêchez pas de venir à moi.
Le régime des Cieux appartient à ceux qui leur ressemblent.
Dans le contexte, l’insertion dans le verset précédent de la prière de Jésus
prend tout son sens. La demande des parents court-circuite l’autorité des
responsables de la communauté, qui veulent contrôler la prière en
s’interposant entre eux et Jésus. La seule prière autorisée en Église serait
censée être la leur. C’est à eux qu’il revient de remplacer le Temple et les
scribes. Prier doit rester une fonction, comme cela a toujours été le cas 116.
Mais l’évangéliste s’y oppose. Ils n’ont pas le droit d’empêcher les petits
enfants – ici, les simples membres de l’Église – d’aller à Jésus. Et c’est à lui,
et à lui seul, nouveau Moïse, qu’il revient d’intercéder auprès de Dieu pour
qu’il veille sur la vie des enfants. Dans ce contexte, une parole comme la
suivante, tirée du chapitre précédent, prend tout son sens:
Mt 18,6
Quiconque démobiliserait un seul de ces petits qui ont
confiance en moi aurait meilleur sort si on lui suspendait une meule
à âne au cou et qu’on le noyait au fond de la mer.
Les responsables d’Église n’ont pas le droit d’arracher l’évangile des mains
des petites gens et d’en tordre l’interprétation à leur profit. Le régime des
Cieux (donc de Dieu) appartient à ceux qui leur ressemblent, et voient les
choses de leur point de vue, lequel est identique à celui de Jésus ainsi qu’à
celui des Cieux.
3. En plus de l’ajout de la prière de Jésus en Mt 19,13, à l’intérieur d’un texte
de Marc qui n’en parlait pas, Matthieu a modifié la scène de Gethsémani pour
faire prier Jésus une troisième fois (voir Mt 26,44). Ce qui caractérise sa
réécriture du texte reçu de Marc, c’est cependant moins l’ajout d’un troisième
moment de prière qu’une reprise de la demande que Matthieu avait insérée
dans le Notre Père: «que ton désir arrive» (Mt 26,42; voir Mt 6,10). C’est là
un thème de prière qui lui est cher. En mettant ainsi cette demande dans la
bouche de Jésus, il fait du Notre Père non seulement une prière transmise par
Jésus aux siens, mais aussi prononcée par lui. Jésus fait partie de la famille
des enfants de Dieu.

La prière des exclus


Matthieu parle de la prière des partisans de Jésus dans deux parties de son
évangile 117. Il a particulièrement laissé sa marque dans les énoncés qu’il a
placés à l’intérieur du Sermon sur la montagne.
1. Matthieu a situé sa première mention de la prière dans une section
caractéristique, faite de six contrastes qu’il a créés entre l’interprétation
traditionnelle des textes de l’Ancien Testament et l’approfondissement
typique qu’en offre Jésus. C’est à lui que l’on doit de les avoir introduits par
cette formule inoubliable: «Vous l’avez appris, on l’a dit à nos ancêtres […]
Eh bien, moi, je vous dis […].» La première mention de la prière, reçue de la
source Q, est placée au début de la dernière antithèse:
Mt 5,44
Eh bien, moi, je vous le dis: Aimez vos ennemis, et priez pour
ceux qui vous harcèlent,
45
afin de devenir les enfants de votre Parent qui est dans les cieux.
Comme Matthieu l’a indiqué au début du Sermon sur la montagne, les
paroles que Jésus y prononce sont adressées à ses partisans, mais elles ont le
peuple en vue, puisqu’elles forment l’enseignement officiel du nouveau
Moïse.
Mt 5,1
À la vue des foules, il monta dans la montagne et s’assit. Ses
partisans s’approchèrent alors de lui. Il se mit à leur parler, à les
enseigner.
L’évangéliste ne veut pas couper les ponts avec son peuple, mais il sait que sa
communauté a des ennemis qui la harcèlent, ces scribes, adversaires de Jésus
jadis, qui cherchent maintenant à couper les siens de leurs racines. Comme ils
ne veulent plus exercer leur fonction de prier pour les partisans de Jésus,
ceux-ci, s’ils désirent se conduire en enfants de leur Parent des cieux, ont
maintenant à s’approprier la prière et à la présenter eux-mêmes à leur Parent.
C’est seulement de cette façon qu’ils pourront avancer sur le chemin illimité
qui leur est tracé:
Mt 5,48
Vous, soyez aussi accomplis que l’est votre Parent, celui des
cieux.
2. Matthieu a fait suivre sa section sur les six contrastes d’une autre dans
laquelle il établit une antithèse entre la manière de faire de sa communauté en
matière de don, de prière et de jeûne, et celle de son entourage (Mt 6,1-18). Il
a lui-même formulé la directive qui sous-tend l’ensemble:
Mt 6,1
Évitez de vivre votre engagement devant les humains, dans le
but d’en être admirés.
2
Vous n’auriez aucun salaire auprès de votre Parent, celui dans les
cieux.
Cette parole permet de voir l’énorme différence qui existe entre la situation
dans laquelle se trouve la communauté matthéenne et celle qui existait à
l’époque de Jésus ou au temps des rédacteurs de la source Q ou du Sermon.
L’Église de Matthieu, quelque part dans l’Empire romain, vit dans un
environnement pluraliste – au milieu des «humains» du verset 1 –, et non à
l’intérieur des frontières de la Judée ou de la Galilée. Le monde ambiant ne se
formalise pas de les voir partager, prier ou jeûner. La discrétion, en
particulier dans le cas de la prière, n’est donc pas exigée parce qu’il s’agirait
d’une pratique réservée à ceux qui sont mandatés à cet effet, mais dans le but
de préserver l’authenticité du geste. Les temps et le contexte ont changé.
3. Dans la section qui nous occupe, Matthieu s’est servi comme matériau de
base des trois paroles du Sermon sur le don, la prière et le jeûne. Avant
chacune d’entre elles, il a rédigé un avertissement – les trois étant construits
sur le même modèle –, pour établir un contraste entre le comportement
attendu de sa communauté et celui des scribes judéens (Mt 6,2.5.16). Voici
celui qui porte sur la prière:
Mt 6,5
Quand vous priez, ne soyez pas comme ces comédiens, qui
aiment prier debout, dans les assemblées et sur les coins des
boulevards, afin de bien paraître aux yeux des humains. Faites-moi
confiance, je vous le dis, ils ont déjà reçu leur plein salaire.
Ces lignes sont typiques de Matthieu. Il en a contre les scribes qui veulent
couper les liens entre sa communauté et leur peuple. Dans la section
précédente, il les accusait implicitement d’élaborer une interprétation
superficielle de la Torah. Ici, c’est leur sentiment religieux qu’il attaque. Ce
sont des comédiens dont les gestes ne sont qu’apparences dénuées de
profondeur. La rhétorique matthéenne se sert sans doute, dans cette partie du
Sermon sur la montagne, d’une image populaire des scribes courante en
Judée ou en Galilée. Car on peut douter qu’en dehors de la Palestine, les
scribes aient eu l’habitude de parader en public pour faire étalage de
générosité et de piété. De même, on ne peut pas prendre au pied de la lettre
l’avertissement, adressé aux petites gens, d’éviter de chercher à bien paraître
aux yeux de leurs concitoyens. Ils n’étaient pas dans la situation pour le faire.
Il relevait donc de la responsabilité des lectrices et des lecteurs de Matthieu
de transposer les images du texte dans leur propre situation pour se sentir
interpellés par lui. C’est toujours le cas.
Ce qu’il y a de nouveau dans ce verset de Matthieu par rapport à ce que nous
avons vu jusqu’ici sur la prière dans les évangiles, c’est le contexte dans
lequel il a été écrit. Si la communauté visée est géographiquement éloignée
du centre d’influence des scribes en Judée, elle n’en est pas moins menacée
par les décisions qui en émanent. Par ailleurs, côté prière, elle n’est pas sans
reproche. Tout comme Marc, Matthieu est conscient qu’en tant qu’institution,
sa communauté n’est pas exempte des maladies de la prière qui la menace, la
principale étant la coupure d’avec l’intériorité. Céder aux pièges des
apparences, c’est une atteinte aux relations avec le Parent et, donc, à sa
propre densité humaine. Le salaire perdu est celui de la qualité d’une vie.
4. La communauté matthéenne vit en milieu étranger à sa culture
traditionnelle. L’évangéliste est donc à la recherche d’un équilibre identitaire.
Tout en étant exclus de la culture de leur peuple, les siens ne sauraient se
reconnaître dans celle qui les entoure. La prière des siens doit donc se
distinguer tant de celle des scribes que de celle des étrangers au milieu
desquels ils vivent. C’est pourquoi, après l’avoir distinguée des premiers au
verset 5, il en montre également l’écart par rapport à celle des seconds aux
versets 7-8 118 :
Mt 6,7
Quand vous priez, ne radotez pas comme ces étrangers, qui
pensent qu’avec leur verbiage ils seront exaucés.
8
Ne leur soyez pas pareils, car votre Parent sait de quoi vous avez
besoin avant même que vous fassiez votre demande.
Matthieu est proche des petites gens de sa communauté, il sait que leurs
besoins sont grands et que leur prière est faite de demandes. Et il veut les
rassurer. Leur Dieu n’est pas comme celui des autres. C’est le Parent qui s’est
révélé à eux (Mt 11,25, tiré de Q) et connaît leurs besoins. Leur prière n’a
donc pas à prendre l’allure de formules longues et complexes, connues des
seuls experts ni de flots de paroles destinés à influencer la divinité. Un simple
rappel confiant suffit, une humble demande qu’aucun spécialiste ne pourrait
formuler mieux qu’eux-mêmes.
5. La communauté matthéenne est située dans un entre-deux inconfortable.
Mais c’est précisément dans ce lieu et dans ce temps qu’elle a à réinterpréter
pour elle-même les traditions reçues de Jésus. Entre deux types de prière
déficiente, Matthieu a donc placé le verset suivant provenant du Sermon qu’il
a retravaillé:
Mt 6,6
Toi, quand tu pries, entre dans ton cabanon, ferme ta porte et
prie ton Parent présent dans le secret. Et ton Parent qui voit dans le
secret te le rendra.
Cette parole, il convient de le rappeler, s’adresse à un individu («toi») tandis
que les deux qui l’encadrent visent un groupe («vous»). Or, c’est ce même
groupe qui, au verset 9, dans une introduction au Notre Père formulée par la
source Q, va se faire dire comment il lui faut prier:
Mt 6,9
Vous, priez comme ceci […]
S’il l’avait voulu, Matthieu aurait pu formuler au «tu» l’ensemble de sa
composition sur les trois pratiques traditionnelles de l’aumône, de la prière et
du jeûne. Il s’en est pourtant bien gardé. Voici, de façon schématique,
comment il a procédé:
Mt 6,2
Quand tu fais un don, ne va pas le trompeter devant toi, comme
ces comédiens.
3
Toi, quand tu fais un don, ta main gauche ne doit pas le savoir.
5
Quand vous priez, ne soyez pas comme ces comédiens.
6
Toi, quand tu pries, entre dans ton cabanon.
7
Quand vous priez, ne radotez pas comme ces étrangers.
9
Vous, priez comme ceci: Notre Parent, celui dans les cieux […]
16
Quand vous jeûnez, ne devenez pas renfrognés comme ces
comédiens.
17
Toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête.
Certes, le passage du «tu» au «vous», ou l’inverse, fait partie du genre
littéraire propre au Sermon. Il s’agit souvent de simples variations stylistiques
destinées à conserver l’intérêt des lecteurs. Mais ici, il pourrait en être
autrement. Matthieu écrit soigneusement et ne se montre pas particulièrement
porté sur les effets littéraires. De plus, sa composition est bâtie autour d’un
texte qui, avant qu’il ne l’utilise, avait une visée précise, celle de l’intégration
de personnes mieux nanties dans une communauté de pauvres gens. Matthieu
a pu la connaître et avoir composé ce petit ensemble en conséquence. Les
versets au «tu» viseraient donc la personne à l’aise, tandis que ceux au
«vous» s’adresseraient à l’ensemble de la communauté à laquelle elle veut
s’intégrer.
Ce qu’il y a d’intéressant dans cette hypothèse, c’est qu’elle colle aux détails
du passage. Il est remarquable, par exemple, que les versets sur le don
(versets 2-3) soient les seuls à être entièrement formulés au «tu». C’est que, si
les pauvres gens de la communauté matthéenne peuvent être invités au
partage dans le Notre Père, ils ne peuvent quand même pas se faire reprocher
d’effectuer publiquement des dons, au sujet desquels ils pourraient ensuite
tirer gloriole. Ce ne sont pas eux, mais les gens à l’aise qui ont la culture des
dons ou de l’aumône. Matthieu a donc la situation concrète de sa
communauté en vue quand il garde au «tu» le contraste entre la façon de faire
des bien nantis des assemblées judéennes et celle qu’il attend de la personne
qui veut s’intégrer à son Église. La personne nantie doit donner sans se faire
remarquer, pour n’être vue que du seul Parent, avec l’espoir de pouvoir
éventuellement s’intégrer dans la famille de ses enfants.
En temps de crise, par contre, ou aux jours fixés par le culte, tous participent
aux jeûnes officiels, des plus petits aux plus grands. Le contraste «vous/tu»
est donc approprié (versets 16-17). Les petites gens sont invités à jeûner en
étant authentiques, tandis que la personne à l’aise est appelée à rester dans
l’ombre, se coupant ainsi du monde qu’elle fréquentait auparavant.
Le cas de la prière est plus complexe. La communauté a été exclue des
assemblées judéennes, ou forte est la menace qu’elle le soit. Il lui revient
donc de développer son propre type de prière, différent de celui des officiels
des assemblées et de ceux qui se croient grands, différent aussi des pratiques
de la société environnante. La prière est donc la responsabilité de tous les
membres. Il y a pourtant une disparité dans le texte. La logique aurait voulu
que les trois «vous» de la composition matthéenne se suivent:
Mt 6,5
Quand vous priez, ne soyez pas comme ces comédiens […]
7
Quand vous priez, ne radotez pas comme ces étrangers […]
9
Vous, priez comme ceci: Notre Parent, celui dans les cieux […]
Ne priez pas comme ceci, priez plutôt comme cela. Mais il se trouve que
Matthieu a brisé cette logique en plaçant les trois versets au «vous» autour de
celui au «tu». La personne visée ne peut pas dire «Notre» Parent avec les
autres. Une autre forme de prière lui est spécialement destinée. Une prière
privée, en secret, qu’elle seule peut prononcer, et que le Parent, qui voit dans
le secret, pourra lui rendre. Cette prière, elle n’est connue ni de l’assemblée
judéenne, ni du culte païen, ni même de la communauté matthéenne. Seul le
Parent en est témoin.
Pour comprendre le travail de Matthieu, il faut évidemment interpréter la
parole sur la prière en lien avec celles sur le don et le jeûne. La personne ainsi
interpellée ne pourra être admise au sein de la communauté que si sa mise en
retrait, illustrée par son absence des cercles de bienfaisance, des assemblées
rituelles et cultuelles ainsi que des grandes manifestations de douleur
publiques, a contribué à la couper de son milieu, de sa famille, de son
voisinage, de son cercle d’amis et de ses collègues de travail. Son
autoexclusion l’aura rendue petite, expérience semblable à celle que vivent
quotidiennement les tout-petits de la communauté matthéenne. Elle est donc
habilitée à rejoindre cette dernière et à prier comme Jésus l’avait invitée à le
faire.
6. Au centre de sa section sur le don, la prière et le jeûne et au centre de son
Sermon sur la montagne, Matthieu a placé le Notre Père, signe de
l’importance qu’il lui accorde. Il avait devant lui la version que lui offrait la
source Q et il l’a adaptée au contexte de son évangile, peut-être en
reproduisant la formulation qu’utilisait sa communauté. Dans la traduction
qui suit, j’ai mis en italique les passages où Matthieu se démarque de la
Source.
Mt 6,9
Notre Parent, celui dans les cieux,
fais-toi reconnaître,
10
fais venir ton Régime,
fais arriver ton désir, comme au ciel ainsi sur terre,
11
notre pain pour tenir jusqu’à demain, donne-le nous aujourd’hui,
12
remets-nous nos dettes, car nous aussi avons remis celles de nos
débiteurs,
13
et ne nous fais pas passer de test, mais sors-nous du mal.
Je me permets de faire remarquer, d’abord, qu’en dépit de tout le respect
qu’ils avaient pour la prière reçue de Jésus, les scribes chrétiens n’ont pas
hésité à la modifier. Les versions de la source Q, de Matthieu, de Luc, et
même celle que nous propose la liturgie, sont toutes différentes l’une de
l’autre. Pour rester vivante, la prière doit s’adapter.
La version matthéenne du Notre Père reste substantiellement la même que
celle de la Source. L’évangéliste lui a fait quelques additions, mais il a laissé
la formulation de Q telle quelle. Le Notre Père qui, à l’origine, pourrait
n’avoir été qu’une simple liste de sujets de prière offerte par Jésus, est
devenu, chez Matthieu comme déjà dans la Source, une formule que la
communauté rassemblée prononce publiquement. Elle est le bien propre des
exclus à qui le Parent s’est révélé, gens situés à la base de la société ou
rendus petits pour avoir écouté la Voix qui s’était adressée à eux. Le Notre
Père leur appartient, et eux seuls ont l’expérience requise pour le comprendre
et le prier. C’est pourquoi Matthieu tient à préciser dès l’adresse qui est le
Parent: c’est celui de sa communauté d’exclus («Notre»), celui qui siège dans
les cieux et veille aux destinées du monde.
Après l’adresse, le Notre Père matthéen se présente en deux parties
distinctes. Les trois premières demandes sont centrées sur l’attente du régime
de Dieu, exprimée par la deuxième (verset 10a). Quand le régime du Parent
sera instauré, l’authentique personnalité de ce dernier deviendra manifeste
(verset 9b: littéralement, «que ton nom soit sanctifié»). Il est bien celui qui a
pris le parti des exclus et s’est caché des autres (Mt 11,25). De même, dès
l’installation de son Régime, le désir du Parent sur l’humanité et le cosmos
sera pleinement réalisé (verset 10b). Ce qui reste sous-entendu dans la prière,
c’est que la venue du régime du Parent signifie pour les exclus la fin du
système qui les a opprimés et un renversement total de la situation – «les
derniers seront les premiers» (Mt 19,30; 20,16). À lire Matthieu, il est évident
que prier le Notre Père sans faire partie des «derniers», ou, du moins, sans
voir les choses comme eux, relèverait de l’inconscience. Le système, ses
serviteurs et ceux qui partagent les privilèges des grands ne peuvent
évidemment pas prier ainsi, ce serait scier la branche sur laquelle ils sont
assis. Il y a donc, à plus de cinquante ans de distance, une ligne directe entre
la décision de Jésus de s’approprier la prière, et le sens communautaire que
Matthieu donne au Notre Père.
La seconde partie (versets 11-13) est fondée sur l’engagement réciproque –
véritable alliance – du Parent et des exclus. Dans la Bible, une révélation de
Dieu implique toujours un choix de vie. Quand le Dieu de la Bible rencontre
un être humain, c’est toujours pour lui tracer un chemin dans lequel
s’engager, avec la promesse, explicite ou non, qu’il en sortira du bien. En
priant le Notre Père, les exclus de la communauté matthéenne ont le
sentiment d’avoir fait un bon bout de chemin à la suite de leur rencontre avec
le Parent dans les cieux. Leur situation est cependant difficile. Déjà
socialement exclus, ils le sont maintenant culturellement parce que rejetés par
les autorités de leur propre peuple. Ils ont donc des demandes à formuler à
leur Parent pour que, dans ce temps d’attente de la mise en place de son
Régime, il les aide à souffler quelque peu. Même si son Régime arrivait
demain, ils ont besoin de nourriture pour tenir jusque-là (verset 11). À la fin
du chapitre, d’ailleurs, à l’aide d’un texte de la Source, l’évangéliste invite les
siens à ne pas s’inquiéter, à continuer d’œuvrer dans la ligne du régime de
Dieu, en leur promettant que nourriture et vêtement leur seraient donnés (Mt
6,25-34). Il revient sur la même idée quelques versets plus loin, dans un autre
passage de la Source. Si eux, faibles et fragiles, peuvent partager entre eux,
leur Parent ne pourra que faire encore bien plus (Mt 7,7-12). Placé au centre
du Sermon sur la montagne, le Notre Père est donc interprété par tout ce qui
l’entoure. La demande de nourriture s’appuie sur un engagement entre le
Parent et les siens. Il a pris l’initiative de leur ouvrir un chemin de partage
mutuel; eux ont fait plusieurs pas dans la bonne direction. À lui maintenant
de leur permettre d’avancer vers son Régime en réchauffant le cœur d’autres
personnes de bonne volonté pour les faire entrer dans la dynamique du
partage. C’est ainsi que le pain vient des Cieux sans tomber du ciel.
La deuxième demande (verset 12) est dans la même ligne. Le Parent a
indiqué à ses enfants que son Régime remplacerait le système qui les exclut.
Ils se sont mutuellement remis les dettes qu’ils avaient contractées les uns
envers les autres. À lui maintenant de faire arriver son Régime pour que leur
soient remises ces autres dettes, autrement plus lourdes, avec lesquelles les
possédants les étouffent.
Tout en conservant la formulation et le sens primitifs de cette demande,
Matthieu en offre cependant une interprétation supplémentaire dans un
commentaire qu’il a accolé au Notre Père:
Mt 6,14
En effet, si vous pardonnez aux humains leurs faux pas, votre
Parent, le céleste, vous pardonnera lui aussi.
15
Mais si vous ne pardonnez pas aux humains, votre Parent non plus
ne vous pardonnera pas vos faux pas.
Dans cette parole, l’évangéliste ne parle pas de péchés, mais de «faux pas»,
de trébuchements sur le chemin de la vie et dans les relations
interpersonnelles. Il ne s’agit pas de gestes graves posés par ces ennemis qui
oppriment sans jamais demander pardon, mais que l’on est appelé à aimer
malgré tout et pour qui il faut prier (Mt 5,44). Les humains que la parole de
Matthieu a ici en vue sont gens de bonne volonté qui viendront s’excuser. Se
pardonner équivaut à une remise de dettes mutuelle, ce qui interpelle le
Parent à faire de même. Dans son évangile, Luc explicitera ce sens dans sa
rédaction de la demande du Notre Père.
Enfin, la troisième et dernière ligne de la seconde partie (verset 13) témoigne
d’une certaine impatience. Même si les exclus cherchent, comme s’y attend le
Parent, à s’alléger mutuellement l’existence, il reste que leur vie est très
pénible, d’autant plus que leur expulsion par les autorités de leur peuple leur
complique encore plus l’existence. Ils implorent donc leur Parent de cesser de
leur faire passer des tests en vue de vérifier leur fidélité à leur engagement et
de les sortir enfin du mal, comme l’implique la promesse de l’instauration de
son Régime. La balle est dans son camp.
Selon sa façon d’écrire, Matthieu a l’habitude de rassembler des textes de
provenances diverses qui portent sur le même thème. C’est ce qu’il a fait au
chapitre 6, y concentrant l’essentiel de ce qu’il voulait dire sur la prière. Par
la suite, s’il fait à nouveau mention de la prière, c’est que le mot se trouve
dans des textes de Marc qu’il souhaite utiliser.
7. Les quatre dernières paroles sur la prière sont toutes situées à l’intérieur du
récit des derniers jours de Jésus à Jérusalem. Matthieu suit Marc et place les
deux premières dans le contexte du geste de Jésus contre le Temple. Mais il a
profondément remanié le récit marcien. D’abord, il a déplacé l’épisode du
figuier, pour en faire un événement en soi, au lendemain de celui qui se passe
au Temple. Ce n’est donc plus l’arbre desséché qui permet d’interpréter le
geste contre le Temple, mais les acclamations des enfants dont le récit suit:
Mt 21,13
Il est bien écrit: «Ma maison sera considérée comme maison
de prière», mais vous, vous en faites «un repaire de voleurs».
14
Des aveugles et des boiteux s’approchèrent de lui dans le Temple,
et il les soigna.
15
À la vue des merveilles qu’il avait faites, et des enfants qui
criaient au fils de David: «Libération!», les scribes et les grands
prêtres étaient exaspérés.
Matthieu a éliminé du texte de Marc la mention de la maison de prière «pour
tous les païens». Certes, au moment où il écrit, le Temple est détruit, de sorte
que personne ne peut plus y prier. Mais la suppression s’explique surtout par
le texte de la source Q qu’il va rapporter en Mt 23,38: «Elle vous est
abandonnée votre maison.» Déjà au temps de Jésus, le Temple n’était plus la
maison de Dieu, mais celle des voleurs dont Matthieu est sur le point de
parler, les scribes et les grands prêtres. La prière authentique n’est plus
prononcée par ceux qui sont occupés à exclure les siens de leur peuple, mais
dans la communauté matthéenne ouverte à toutes les nations. La «Libération»
réclamée par les enfants et les exclus qui forment la communauté, c’est-à-dire
l’instauration du régime du Parent, est en vue, ce qui ne fait qu’exaspérer les
représentants du système. Le geste de Jésus contre le Temple a inscrit par
avance dans l’Histoire le sens du régime de Dieu, dont la mise en place est
réclamée dans le Notre Père.
Tout de suite après l’acclamation des enfants, Matthieu raconte l’épisode du
figuier desséché, en y accolant son interprétation. Fidèle à lui-même,
l’évangéliste a raccourci le texte de Marc. La parole de Jésus se résume à
ceci:
Mt 21,21
Si vous avez fermement confiance, non seulement vous
referez l’affaire du figuier, mais si vous dites à cette montagne-là:
«Dégage et jette-toi dans la mer», cela arrivera.
Et tout ce que vous demanderez avec confiance dans la prière, vous
le recevrez.
La rédaction de Matthieu a de beaucoup modifié le sens du passage. En le
faisant encadrer le geste de Jésus contre le Temple, Marc lui donnait une
valeur symbolique importante de sorte que c’était moins le sort du figuier qui
était mis de l’avant que le jugement sur la valeur de l’institution qu’il
illustrait. Rien que du bois sec. En déplaçant tout le récit après l’acclamation
des enfants, Matthieu fait de l’épisode du figuier une autre des «merveilles»
dont il vient de parler (Mt 21,15). C’est pourquoi il montre les partisans de
Jésus étonnés que le figuier se soit desséché «instantanément» (verset 20). En
Matthieu, la confiance n’est donc plus dans la pertinence du jugement négatif
que Jésus portait sur les institutions, le Temple en particulier, mais dans le
fait qu’elle peut faire arriver des choses merveilleuses. À ne lire que
Matthieu, on se demande quel sens il y aurait à rendre sec un autre arbre, par
ici, ou envoyer une quelconque montagne dans la mer, par là. Matthieu devait
certainement interpréter ces gestes de façon symbolique, mais il n’a pas jugé
bon d’expliciter sa pensée là-dessus. Il faut avoir Marc sous les yeux pour
comprendre la portée de cette section de son évangile.
Cela vaut aussi pour la prière. Comparons les versions de Marc et de
Matthieu:
Mc 11,23
Quel que soit l’objet de votre prière ou de votre demande,
soyez confiants de le recevoir, et, pour vous, cela arrivera.
Mt 21,22
Tout ce que vous demanderez avec confiance dans la prière,
vous le recevrez.
Le sens de la prière, chez Marc, tient dans le «pour vous». En effet, chez lui,
la prière est fondée sur une relativisation de toute la réalité à la lumière du
futur régime de Dieu. Dans cette perspective, on dirait aujourd’hui que prier,
quand on vit dans une société qui érige l’injustice en système, c’est espérer
qu’advienne une humanité vraie dans une Nature respectée. Or, selon Marc,
quand elle est faite de cette façon, toute prière est exaucée parce que, chez
celle ou celui qui prie ainsi («pour vous»), il y a une transformation qui
s’effectue dans la ligne de sa demande. La prière est une incarnation de
l’espérance. Les exigences de concision qui pesaient sur Matthieu lui ont fait
perdre cette nuance de sorte qu’à le lire, on a l’impression que la prière
confiante, quel qu’en soit l’objet, est toujours exaucée, ce que contredit
l’expérience.
Il faut enfin noter qu’à la fin du récit sur le figuier, Matthieu a laissé tomber
la parole suivante sur la prière et le pardon:
Mc 11,25
Quand vous êtes debout, à prier, même si c’est à raison que
vous en voulez à quelqu’un, passez l’éponge, et bien sûr que votre
Parent dans les cieux fera de même sur vos égarements.
Il a dû juger qu’elle ne disait rien de plus que l’interprétation qu’il avait
donnée à la demande sur la remise des dettes, dans le Notre Père. Il y avait
bien mis en relation l’exigence du pardon mutuel et la promesse du pardon
conséquent du Parent (Mt 6,14-15).
Matthieu a aussi repris de Marc la parole sur la prière située dans le discours
sur la fin des temps qui annonce une série de catastrophes.
Mc 13,18
Priez que cela n’arrive pas en hiver.
Mt 24,20
Priez que votre fuite n’arrive ni en hiver ni un sabbat.
L’ajout du sabbat indique l’ancrage de la communauté matthéenne dans le
judaïsme. Sans doute poursuivait-elle ses pratiques traditionnelles en dépit de
son exclusion de son peuple. En plus des difficultés causées par le climat,
plusieurs pourraient avoir des problèmes de conscience s’il fallait, pour
échapper à une catastrophe, dépasser la distance de marche permise durant le
sabbat. Une prière de temps de crise alors que les institutions cultuelles ne
peuvent remplir leur tâche.
La dernière parole de Jésus sur la prière, que Matthieu a tirée de Marc
(14,38), est prononcée à Gethsémani:
Mt 26,41
Veillez et priez, afin de ne pas entrer en épreuve.
À un détail près, elle est identique à la version de Marc. Matthieu y a
certainement vu une référence de Jésus à la dernière ligne de son Notre Père
– prière que Marc ignore ou n’a pas jugé bon de rapporter.

Conclusion
1. Dans son Sermon sur la montagne, Matthieu accorde un traitement de
choix à la prière. Il place le passage qui l’aborde directement au centre,
autour du Notre Père vers lequel tout le Sermon est orienté.
2. Chez lui, la prière est une activité de temps de crise. Sa communauté est
menacée d’éclatement. Sur le point d’être coupée de ses racines, de perdre
son mode de vie traditionnel, elle est ébranlée sur ses bases. La prière est le
temps d’un discernement de fond sur le chemin de la vie. Faut-il regarder en
arrière, retrouver son identité première et participer à l’élaboration d’un
judaïsme en train de se relever de la chute de Jérusalem ? Ou bien se tourner
vers l’avant, et créer une nouvelle fraternité avec des gens de toutes les
origines, étrangers à l’histoire d’Israël ? La question n’est pas simple et ne
peut trouver sa réponse qu’à partir d’une plongée dans sa propre intériorité, là
où la Voix se fait entendre. La prière est le lieu et le moment de la
reconnaissance: Voix de Yhwh ou Voix du Parent ? La réponse qu’entendra
la prière conduira ou non à prier le Notre Père. C’est là la prière
fondamentale à laquelle l’évangile de Matthieu appelle sa communauté, ce
qui ne peut manquer d’interpeller ses lectrices et ses lecteurs d’aujourd’hui.
Aussi, faudra-t-il bien nous demander dans la conclusion de cet ouvrage
quelle question nous pose la Voix sur le chemin de notre vie, et ce qu’est
pour nous regarder en arrière ou vers l’avant.
3. Quand il écrit son évangile, Matthieu a son Église en vue. C’était aussi le
cas pour Marc, mais de façon différente. Ce dernier interpelle la sienne en
fonction de la critique radicale que fait Jésus du système dans son ensemble.
Pour lui, le régime de Dieu et Jésus sont le test fondamental de la pertinence
de l’Église. Il en va autrement de Matthieu. D’abord et avant tout, il veut
sauver son Église, la garder de l’éclatement, l’ouvrir sur la fraternité
universelle des tout-petits. Certes, lui aussi peut être virulent dans sa critique
du système. Son fameux chapitre 23, dans lequel il est sans pitié pour les
comédiens, que sont les experts et les Séparés de son peuple, en témoigne
bien. Mais c’est surtout parce qu’ils font du mal à son Église qu’il les attaque,
pas parce qu’ils font partie du système dont le régime de Dieu veut
débarrasser l’humanité. Matthieu est donc porté à voir les choses à partir du
point de vue de son Église alors que la Source et Marc les considéraient à
partir des prises de position de Jésus, en fonction du régime de Dieu.
4. Matthieu est pourtant conscient de certains dangers qui font leur apparition
dans l’institution mise sur pied après la mort de Jésus et qui menacent
l’authenticité de la prière. Quand il montre, par exemple, les officiels de son
Église, représentés par les partisans de Jésus, voulant empêcher les enfants de
s’approcher de lui pour lui demander de prier pour eux, il laisse entendre
qu’il existe une sorte de rabbinat à l’intérieur de la communauté. Les scribes,
venus du judaïsme, avaient l’habitude de prier pour leur peuple et ont
conservé le réflexe de chercher à s’approprier la fonction de la prière.
Matthieu leur résiste, et c’est tout à son honneur.
L’évangéliste présente toutefois Jésus comme étant le nouveau Moïse et,
donc, l’intercesseur par excellence, celui qui transmet la prière des siens
auprès de Dieu. Cette façon de le voir s’inscrit dans la ligne de pensée des
scribes traditionnels. Selon eux, en effet, les petites gens n’ont pas la
formation requise pour parler à Dieu, seules les personnes compétentes
peuvent le faire. Il est inconcevable que la prière des non-instruits puisse
atteindre directement Dieu. Matthieu fait donc un compromis. D’un côté, il
s’oppose à l’établissement d’une classe d’intercesseurs chrétiens, mais, de
l’autre, il fait du nouveau Moïse l’intercesseur par excellence. Ce faisant, il
prive les petites gens du privilège de la prière que Jésus leur reconnaissait. La
nouveauté radicale voulue par le Parent fait face à une menace sérieuse, celle
d’être harnachée par la façon dont les officiels ont toujours pensé la vie. Les
experts, de qui le Parent se cache, cherchent toujours à reprendre le contrôle
des mains des tout-petits.
L’évangéliste témoigne aussi du danger de la superficialité dans la prière.
Rien de tel ne menaçait évidemment Jésus, qui priait en s’isolant des autres;
ni la communauté de la source Q, qui faisait face à la réprobation de son
milieu, ni celles de Marc ou du Sermon, qui n’en parlent pas. La tentation de
bien paraître aux yeux de la société suppose la présence dans l’Église de gens
à l’aise, bien intégrés dans leur environnement, qui jouissent déjà d’une
certaine notoriété, des scribes vraisemblablement, et qui cherchent à
consolider leur pouvoir. Au lieu d’être le privilège des pauvres, la prière est
ainsi pervertie en outil de prestige.
Ces tentations auxquelles la prière fait face dans l’évangile de Matthieu
témoignent d’une certaine installation de son Église dans sa société. L’auteur
en est conscient et essaie de l’interpeller dans la ligne du radicalisme de
Jésus, aidé en cela par la crise provoquée par les scribes judéens qui ébranle
le pouvoir des officiels de la communauté. Mais l’Histoire nous apprend que
son combat était perdu d’avance. C’était aussi le cas pour Marc. L’Évangile
ne peut gagner la partie avant l’instauration du régime de Dieu. Il ne peut que
lancer une interpellation. Qui a des oreilles pour entendre entende.
5. Matthieu cherche donc à remettre la prière aux mains des tout-petits de son
Église. Cependant, contrairement aux réactions qui avaient cours dans le
passé, c’est moins dans la société environnante que cette pratique fait
scandale que dans sa propre communauté. Aussi doit-il insister. Sans
toutefois donner à la parole suivante de Jésus le nom de prière, il le fait quand
même s’adresser au même Dieu que le Notre Père:
Mt 11,25
Parent, Seigneur du ciel et de la terre, je te suis reconnaissant
d’avoir caché ces choses aux savants et aux grands esprits, et de les
avoir dévoilées aux tout-petits.
Dans ce texte capital que Matthieu a reçu de la Source, Jésus révèle le
nouveau nom de Dieu, «Parent», et il en dévoile l’identité profonde («fais-toi
reconnaître»), celui qui se cache des grands et se dit aux tout-petits.
L’évangéliste fait donc de ces derniers les experts en prière. En effet, ce sont
les seuls qui savent qui est le Parent et sont donc en mesure de bien diriger
leur prière. La prière des officiels de tout acabit est ainsi dévaluée par le fond.
Mais il en est de Matthieu comme de Marc. Un évangéliste ne peut qu’écrire
un texte. Il lui est impossible d’accompagner son écrit de sa voix vivante,
pour l’interpréter en lui gardant la vigueur de son interpellation. Or, ceux-là
mêmes des mains desquels il vient d’arracher la prière sont chargés, en vertu
de leur compétence d’écrivains et de lecteurs, d’interpréter le texte qu’il écrit.
Les petites gens se sont donc rarement fait dire dans l’Histoire que prier est
leur privilège, l’un des seuls domaines dans lesquels ils sont les experts
attitrés.
Matthieu commence son Sermon sur la montagne par ces mots:
Mt 5,1
À la vue des foules, il monta dans la montagne et s’assit. Ses
partisans s’approchèrent alors de lui. Il se mit à leur parler, à les
enseigner.
Et il conclut son évangile sur les mots suivants de Jésus à ses partisans:
Mt 28,19
Allez faire des partisans dans toutes les nations […], 20 leur
apprenant à suivre toutes les directives que je vous ai transmises.
Le Jésus du Sermon sur la montagne parle à ses partisans en visant la foule
des petites gens de son peuple. Et, à la fin de l’évangile, le Ressuscité a en
vue la masse des petites gens de toutes les nations, attendant d’eux qu’ils
suivent le chemin qu’il a tracé à leur intention. Le Jésus de l’Évangile ouvre
un chemin de vie à l’intention de l’ensemble des petites gens partout dans le
monde, et non pas une voie religieuse destinée à un groupe de privilégiés. La
tâche de ses partisans est de leur faire voir la perversité des pouvoirs qui
pèsent sur eux, de les pousser à s’entraider et à leur faire voir que leur
expérience de vie les rend experts pour en comprendre le Sens et s’orienter en
conséquence. Les partisans de Jésus ne possèdent pas l’expérience du Parent.
Tous, simples croyants ou scribes à leur service, n’ont été rencontrés par le
Parent que pour le dévoiler aux yeux de ceux à qui celui-ci s’est déjà révélé.
Les experts en prière ne sont pas les partisans de Jésus, mais les pauvres gens
le sont avant même que les partisans ne les abordent. Ce sont les tout-petits
qui sont rencontrés par le Parent, et non pas seulement ceux qui font
confiance à Jésus. L’Église ne possède pas, ne donne pas le salut. Elle est
chargée de le faire reconnaître là où il arrive. Là où vivent les tout-petits, là
œuvre le Parent et là où se prononce la prière. Que l’Église y soit ou pas.
6. À travers sa composition sur le don, la prière et le jeûne, Matthieu nous
donne un aperçu du processus d’intégration des gens à l’aise dans sa
communauté. Ils n’y sont pas admis à la suite du partage d’un credo commun,
mais seulement pour avoir témoigné d’une fraternité authentique et basée sur
une rencontre du Parent qui les a rendus petits, humbles, compatissants, en
même temps que critiques d’un système auquel ils avaient jusque-là accordé
leur allégeance. Il faut avoir été marginalisé pour avoir le désir de s’intégrer à
un groupe de marginaux et être reconnu comme faisant partie des leurs. La
confiance en Jésus, l’espérance du régime de Dieu, la critique radicale du
système, la fraternité vraie avec les tout-petits, c’est tout un. Et c’est ce qui
permet de partager une prière commune: Notre Parent… Une prière qui
repose sur le partage des biens avec ses frères et sœurs, sur la demande de
pardon pour les avoir jadis exploités, sur l’expérience commune d’une vie
éprouvante que l’on espère voir allégée par le Parent. Il est impossible de
prier le Notre Père avec l’Église de Matthieu si l’on ne vit pas comme elle, si
l’on ne lit pas la réalité de la même façon et si l’on n’a pas la même
espérance d’un changement radical de la situation. Pour en arriver à un tel
degré de solidarité, il a fallu que les gens à l’aise vivent un temps pénible
d’isolement par rapport à tout leur réseau de famille, de connaissances et
d’amis. Un temps pour apprendre à lire le monde autrement, en vue de se
choisir un autre chemin de vie dans la ligne de l’interpellation du Parent.
Comme Jean Baptiste l’avait vécu, puis Jésus après lui, le Dieu vivant se
rencontre au désert, là où, de tout temps, l’opposition au système se réunit, là
où les riches sont absents, là où il n’y a ni temple, ni synagogue, ni centres du
pouvoir. Là où le système est absent. «Votre maison vous est laissée […]»
(Mt 23, 38, tiré de Q).
7. Un autre aspect de la prière chez Matthieu mérite d’être souligné, et il vaut
tant pour les tout-petits depuis toujours que pour les gens à l’aise rendus tels
à la suite de leur rencontre avec le Parent. Seul l’engagement rend la prière
possible et sensée. Chez Matthieu, il n’y a pas de prière sans qu’elle repose
sur l’action. Je demande le pain parce que j’ai partagé celui que j’avais. Je
réclame la remise de mes dettes parce que j’ai remis les siennes à qui m’était
redevable. Je supplie que ma vie soit adoucie parce que j’ai allégé celle des
autres. Les membres de l’Église matthéenne ne sont pas des spectateurs de la
misère du monde, qui, du haut de leur promontoire, prient le Créateur d’y
voir. La prière est basée sur un engagement réciproque entre le Parent et ceux
à qui il s’est révélé. De leur côté, ils promettent de faire tout ce qui est en leur
pouvoir pour prendre soin les uns des autres. Une fois cela accompli, ils
trouvent le Parent dans la prière, lui rappelant son propre engagement. Les
partisans ne sont pas les intermédiaires entre la misère du monde et le Parent
des cieux. Ils font arriver quelque chose du futur régime de Dieu, même s’ils
sont tout-petits, sans pouvoir et eux-mêmes victimes du système, puis ils
rappellent à Dieu sa promesse. Avec leur rencontre du Parent, leur
engagement dans le monde est la condition sine qua non de leur prière. On
n’a pas le droit de prier si l’on n’a encore rien fait dans la ligne de sa
demande.
Même la prière des gens à l’aise repose sur leur engagement. Ils ont déjà
donné, prié, jeûné, mais en secret. En conséquence, leur solitude, qui est le
fruit de leur mode d’engagement, leur rend possible, en les transformant et en
les rapetissant, de prier la seule authentique prière, celle des tout-petits à qui
le Parent s’est révélé. Il n’y a donc qu’une prière, la prière de la vie des
petites gens, même s’il y a différentes façons de devenir petit.
8. Le Notre Père est la prière des petites gens, on n’a pas le droit de la leur
voler. On n’a pas le droit de le prier si l’on est resté grand, si l’on est bien
dans le monde tel qu’il fonctionne, si l’on pense que tout ne va pas si mal
après tout, et que le système ne demande qu’à être perfectionné. On n’a pas le
droit de prier le Notre Père comme si l’on pouvait à la fois «servir Dieu et
l’Argent» (Mt 6,24, tiré de Q). On n’a pas le droit de faire du régime de Dieu
un bien spirituel géré par l’Église tandis que les grands, de leur côté,
s’occupent de gérer tout le reste dans la ligne de leurs intérêts. On n’a pas le
droit de changer le pain dont les pauvres du monde ont besoin en eucharistie
qui ne les intéresse pas. Ou de transformer les dettes qui les oppriment en
pardon qui les laisse aussi démunis qu’avant. Ou de faire du test qui leur
alourdit la vie une tentation qui les rend coupables de leur misère. On ne
devrait même pas avoir le droit de prononcer le Notre Père si l’on n’est pas
invité à le faire avec eux par les petites gens à qui il appartient. Si on le fait
quand même, en se considérant faussement, par inconscience ou arrogance,
comme faisant partie de la famille du Parent dans les cieux, on encourt sur soi
la réplique du seigneur: «Je ne vous connais pas» (Mt 7,23, tiré de Q). On ne
joue pas avec la prière au Parent.
Matthieu avait un autre type de personnalité que Jésus, les auteurs de la
Source ou Marc. Il est moins tranchant, il est davantage porté à respecter les
institutions. Contrairement au Jésus de Marc, qui n’hésite pas à renverser un
grand pan de la législation traditionnelle (Mc 7,19), le sien ne cherche pas à
«abolir, mais à accomplir» (Mt 5,17). La prière a donc moins saveur de
scandale chez lui que chez les premiers. Mais elle n’en est pas moins
marquée par la marginalité, marginalité voulue de gens à l’aise,
marginalisation imposée par la société aux tout-petits. Matthieu aussi est
d’avis que prier le Parent ne se fait pas n’importe où, n’importe comment et
avec n’importe qui. Il existe bien une prière typiquement d’évangile.
VII. L’ÉVANGILE SELON LUC

UNE PRIÈRE CONVAINCANTE


Luc écrit à la même époque que Matthieu. Jérusalem est détruite et des
groupes de scribes, réunis sur la côte méditerranéenne près de la Tel-Aviv
actuelle, s’activent à mettre le judaïsme sur pied. Une de leurs décisions a un
impact important sur l’Église de Luc puisqu’elle vise l’expulsion du
christianisme naissant de ses rangs. Bien que Luc ne soit pas un fils
d’Abraham, tout comme la très grande majorité des membres de sa
communauté, ce dessein ne les touche pas moins de très près, puisque,
jusque-là, comme le christianisme faisait partie du judaïsme, il participait aux
privilèges que ce dernier avait gagnés de haute lutte dans l’Empire romain.
Par exemple, tout en étant obligés de prier pour le césar, les Judéens
pouvaient le faire dans leurs propres synagogues, sans avoir à se présenter
dans les temples officiels pour participer à un culte qu’ils réprouvaient. Un
des grands objectifs de Luc est donc d’aider son Église à vivre en paix dans
l’Empire.
Ce contexte va marquer l’ensemble de l’œuvre double qu’il a rédigée, à
savoir son évangile ainsi que les Actes des Apôtres. De façon significative,
ces deux livres sont soumis à la lecture d’un même personnage, le dénommé
Théophile, à qui ils s’adressent comme à son «Excellence» (Lc 1,3; voir Ac
1,1). On ne sait s’il s’agit d’un personnage réel ou fictif, ni quelles fonction
ou dignité Luc lui reconnaissait. L’important est l’intention à laquelle cette
sorte de dédicace nous permet d’avoir accès. L’auteur veut se concilier les
bonnes grâces d’un personnage important de sa société, un homme qui
représente l’Empire. À travers lui, il cherche à faire comprendre à ses
lectrices et à ses lecteurs que le christianisme ne représente aucun danger, que
la souveraineté du seigneur Jésus ne menace pas celle du césar de Rome, que
cette Voie, comme il l’appelle, est l’héritière directe du judaïsme, et qu’elle
mérite d’avoir les mêmes privilèges que lui. Il sait que les officiels de toutes
les administrations ont horreur des perturbations qui nuisent à leur réputation
en haut lieu et ne peuvent voir que d’un bon œil la présence sur leur territoire
de citoyens qui respectent les dieux ainsi que le pouvoir impérial.
Bien que ne passant pas sous silence les nombreux conflits qui surviennent
inévitablement dans toute communauté humaine, la plume de Luc se fait
légère quand elle traite de divisions internes, son style est fluide. Le
christianisme y est présenté comme souple et conciliant, les officiels romains
sont agréablement étonnés par les paroles raisonnables qui sortent de la
bouche des adeptes de la foi nouvelle. Ils ne semblent pas devoir s’inquiéter.
Le seigneur Jésus a à cœur la santé physique et la conduite appropriée des
siens, tandis que le mouvement issu de lui se développe plutôt
harmonieusement à partir de Jérusalem en s’inculturant dans le monde
hellénistique et, avec Paul, en n’hésitant pas à faire appel au sens de la justice
de l’empereur du monde régnant à Rome. Tout cela sous la conduite
bienveillante de la divinité, qui souhaitait que vive harmonieusement le
nouveau mouvement à l’intérieur d’un empire pacifié.
Il y a évidemment un énorme fossé entre le monde tel que Jésus l’interprétait
et celui dans lequel Luc cherche à faire vivre son Église. Il devrait donc être
intéressant de voir comment il va nous présenter la prière.

La prière du prophète Jésus


Contrairement à Marc et à Matthieu, Luc fait souvent prier Jésus. Bien qu’il
n’ait pas jugé bon de reproduire les deux mentions que Marc avait placées en
1,35 et 6,46, il manifeste l’intérêt qu’il porte à la prière de Jésus en l’insérant
à huit reprises dans des textes de la source Q et de Marc qui ne la contenaient
pas 119. C’est donc à lui que nous devons l’image d’un Jésus constamment en
prière. Voici les huit textes dus à la plume de Luc:
Il arrive, alors que Jésus est plongé dans l’eau et en prière 120,
Lc 3,21

que le ciel s’ouvre et que le souffle saint descend […] sur lui.
Lc 5,16
Quant à lui, il se tient retiré dans des déserts, à prier.
Lc 6,12
Il arrive, ces jours-là, qu’il sort dans la montagne pour prier, et
qu’il passe toute la nuit à prier Dieu 121.
13
Et lorsqu’arrive le jour, il appelle ses partisans et il en choisit
douze, auxquels il donne le nom d’apôtres.
Lc 9,18
Il arrive, alors qu’il est à prier, seul avec ses partisans, qu’il se
met à les interroger
Lc 9,28
Il arrive qu’environ huit jours après ces paroles, il prenne avec
lui Pierre, Jacques et Jean pour monter prier dans la montagne.
29
Il arrive, alors qu’il prie, que l’aspect de son visage se modifie
[…]
Lc 11,1
Il arrive, alors qu’il est à prier quelque part, une fois qu’il a
terminé, qu’un de ses partisans lui dise […]
Il suffit de lire cette série de textes une fois pour remarquer le style
d’intervention de Luc 122. L’évangéliste situe toutes ses mentions de la prière
de Jésus au début des épisodes qu’il va raconter, lesquels sont tous introduits
par «Il arrive…». La main du rédacteur est évidente. Il nous faut maintenant
voir quels récits il a choisis pour y insérer la prière de Jésus.
1. La première mention est située dans le récit du baptême par Jean. Dans ce
qui apparaît comme une réponse de Dieu à la prière de Jésus, le ciel s’ouvre
et le souffle saint descend sur lui. Pour comprendre ce que Luc veut dire ici,
il faut faire référence à un texte situé au début des Actes, au matin de la
Pentecôte. Après avoir dit de Jésus que Dieu l’avait accrédité auprès de son
peuple par toutes les grandes choses qu’il avait accomplies, il fait prononcer
par Pierre cette parole dans laquelle il dit l’essentiel de sa foi:
Ac 2,32
Ce Jésus, Dieu l’a relevé, nous en sommes tous témoins.
33
Et puisqu’il a été élevé à la droite de Dieu et a reçu du Parent le
souffle saint promis, il vient de le répandre comme vous le voyez et
l’entendez.
36b
Dieu l’a fait seigneur et messie, ce Jésus que vous, vous aviez
crucifié.
Selon la symbolique propre à la sphère politique de l’époque, lors des grands
rassemblements, tout le monde cherche à voir qui est le personnage assis à la
droite du souverain, car cette position identifie celui qui de facto est aux
commandes de l’État. Luc déclare donc qu’après sa mort, Jésus a été élevé à
la fonction de gouvernant universel, qu’il est en mesure de l’exercer –
l’expression «souffle saint» désignant l’ensemble des pouvoirs d’intervention
de Dieu dans l’Histoire – et en conséquence, qu’il s’est vu attribuer les titres
de «seigneur» et de «messie». C’est la foi de Luc. C’est ainsi qu’il voit celui
qui est son seigneur au moment où il écrit son évangile. Il est bien conscient
que Jésus n’a été élevé à cette situation de pouvoir qu’après sa mort. Or, dans
son évangile, il veut parler de la phase historique de son existence. Le Jésus,
duquel il transmet les gestes et les paroles, n’est pas encore le seigneur, il le
deviendra 123. Selon Luc, il y a donc une différence importante entre la
réception du souffle saint par Jésus, lors de son baptême, et le don qui lui a
été fait lors de sa réception de la seigneurie. Dans le premier cas, le souffle
«descend» sur Jésus; dans le second, ce dernier est «élevé» au ciel pour le
recevoir. Dans le premier cas, Jésus fonctionne comme un prophète, «un
prophète puissant en geste et en parole», diront les partisans d’Emmaüs (Lc
24,19) 124. Dans le second, il exerce la fonction de «seigneur suprême». Au
début de son évangile, tout comme au début des Actes, Luc se sert de la
catégorie du souffle saint comme clé de lecture de son œuvre. Et, dans les
deux cas, il s’agit d’une lecture de foi, car la foi en la seigneurie de Jésus, que
Luc proclame dans les Actes, reflue sur son évangile 125. C’est parce que Luc
croit que Jésus a été fait seigneur qu’il le présente comme un authentique
prophète. C’est parce qu’il a foi dans son seigneur qu’il peut écrire, dans sa
version du baptême de Jésus par Jean, que la descente du souffle saint est
survenue en réponse à sa prière et à l’engagement signifié par son baptême.
À lire l’évangile de Luc et les Actes, il est évident qu’appliquée à Jésus, la
prière est une catégorie qui est mise au service du grand projet d’écriture de
l’évangéliste, et non pas un reflet de la pratique historique du Nazaréen. Cela
explique la tout autre tonalité de ce concept par rapport à tout ce que nous
avons vu jusqu’ici. Luc veut que Théophile comprenne bien ceci: la
seigneurie de Jésus est de l’ordre de la foi, et, bien qu’elle ne menace pas
l’autorité de césar, elle est incontournable. Le dynamisme du Dieu vivant
était à l’œuvre dans les gestes et les paroles de Jésus tout comme il se
manifeste dans la pratique de la communauté chrétienne.
2. Le deuxième texte de Luc sur la prière de Jésus n’a pas été retravaillé
comme les autres. Marc avait placé sa première mention à la fin de la
fameuse «journée à Capharnaüm» (Mc 1,35). Luc en rapporte bien les
principaux épisodes en 4,31-44, mais il déplace la prière de Jésus après le
choix de ses premiers partisans (Lc 5,16). Il utilise une vieille tradition dans
laquelle il ne fait qu’insérer le fait que Jésus priait 126. Pour comprendre sa
rédaction, il faut étudier ensemble les trois textes sur la prière de Lc 5,16 et
6,122, à l’intérieur du bloc qui s’étend de 4,42 à 6,19. L’ensemble est scandé
par trois mentions des foules et trois appels de partisans par Jésus:
• Les foules de Capharnaüm veulent retenir Jésus, mais il lui faut aller
ailleurs pour annoncer la venue du régime de Dieu (Lc 4,42-44);
• Appel des quatre premiers partisans (Lc 5,1-11).
• Les foules se rassemblent pour écouter Jésus et se faire guérir par lui (Lc
5,15) 127;
• Mais lui se retire et prie, puis une puissance de Dieu lui fait accomplir des
guérisons (Lc 5,16-17);
• Appel du partisan Lévi (Lc 5,27-28);
• Jésus passe la nuit en prière (Lc 6,122);
• Appel des Douze (Lc 6,13-16).
• La foule vient de partout pour l’écouter et se faire guérir par lui. Une
puissance sortait de lui pour les guérir (Lc 6,17-19).
Cet ensemble de textes est une illustration de ce que la scène du baptême
annonçait. Il s’y trouve un va-et-vient entre Jésus, ses partisans et les foules.
Jésus, c’est le «prophète puissant en geste et en parole» qui a reçu sa mission
et s’est engagé à la remplir lors de son baptême. Il est au service des foules
qui n’ont qu’une chose en tête: l’écouter et se faire guérir par lui. Elles le
sentent bien, il déborde de souffle – dans le monde hellénistique, le pouvoir
est imaginé comme une sorte de fluide qui remplit plus ou moins une
personne. Jésus est comblé par une «puissance» qui sort de lui pour guérir les
gens. L’heure est cependant au discernement: quand il va quelque part, les
gens cherchent à le retenir sur place. Mais il lui faut toujours partir. Il doit
donc prier pour s’ajuster aux poussées du souffle qu’il a reçu en réponse à sa
prière lors du baptême. Et il ne peut tout faire seul, il a besoin d’aide. Aussi
rassemble-t-il autour de lui un groupe assez large de partisans parmi lesquels
il en choisira douze pour les former de façon privilégiée. Il doit donc prier
longuement afin de faire le bon choix. Au sortir de sa prière, après qu’une
puissance soit sortie de lui pour guérir les foules (Lc 6,19), il s’adressera à
ses partisans en leur proclamant l’équivalent du Sermon sur la montagne (Lc
6,20-49). Le prophète puissant en geste et en parole est à l’œuvre, comme
l’avait présenté le récit du baptême. Cet homme, comme le dit Luc dans ses
Actes, ses gestes puissants l’ont accrédité devant tout le peuple, mais il a
quand même été mis à mort par des mécréants avant que Dieu le ressuscite et
l’élève à la seigneurie 128.
Il y a une dernière donnée qu’il faut souligner dans ces textes. En 6,13, Luc
écrit qu’après avoir prié et choisi les Douze, il leur a donné le nom d’«apôtres
129». Il s’agit là d’un ajout lucanien au texte de Marc. Dans les vieilles

traditions évangéliques, le mot «apôtre» n’a pas le sens technique qu’il a pris
par la suite. En Paul, par exemple, il désigne celui qui exerce la première des
trois grandes fonctions qui ont marqué l’Église primitive, soit la mission, le
prophétisme et l’enseignement (1 Co 12,28). Selon Paul, il faut avoir été
témoin d’une apparition de Jésus et avoir été ainsi envoyé par lui pour être
nommé «apôtre»; il se considère comme le dernier à avoir reçu directement la
charge de la mission (1 Co 15,7-8). Marc, pour sa part, désigne ainsi les
Douze parce que Jésus les avait «envoyés» faire comme lui dans les villages
environnants (Mc 6,7-13). Dans Luc-Actes, le mot prend donc une
signification toute particulière. Il s’applique de façon privilégiée aux Douze,
en tant que groupe de ceux qui ont été chargés de faire le passage entre le
temps de Jésus et celui du seigneur. Ce sens apparaît très bien dans un texte
situé au début du livre des Actes qui déclare que Jésus:
Ac 1,2
[…] après avoir donné, par le souffle saint, ses directives aux
apôtres qu’il avait choisis, leur a été enlevé.
Le verbe «choisir» est le même qu’en Lc 6,13. Selon la façon dont l’auteur
comprend l’origine du christianisme, Jésus, animé par le souffle saint qui l’a
fait prophète, a choisi douze partisans, ses apôtres. Après sa mort, fait
seigneur par le don en plénitude du souffle de Dieu, il a fait connaître ses
volontés à ces mêmes apôtres pour qu’ils établissent son Église. Pour Luc, ce
n’était donc pas chose anodine que de mentionner la prière de Jésus en Lc
6,12, et ce n’est pas pour rien qu’il le fait par deux fois. En effet, toute la
suite des choses, à travers les siècles, dépendait de la justesse du choix de
Jésus. Ici comme ailleurs, Luc n’a pas en vue la prière historique de l’homme
de Nazareth. Ce qui importe, pour lui, c’est de justifier l’existence de l’Église
aux yeux de Théophile, ainsi qu’à ceux de l’ensemble des futurs lecteurs et
lectrices de son évangile. Il lui fallait donc faire mention d’un lien étroit entre
Jésus et Dieu. La prière de Jésus exprime la foi de Luc.
3. Les trois mentions suivantes de la prière de Jésus, insérées dans deux
textes trouvés en Marc, surviennent dans le même chapitre et sont à
interpréter ensemble. En Mc 8,27, Jésus est en route vers Césarée de Philippe
avec ses partisans et il les interroge. Luc modifie substantiellement ce verset:
Mc 8,27
Avec ses partisans, Jésus sort vers les villages de Césarée de
Philippe et, en chemin, il se met à interroger ses partisans.
Lc 9,18
Il arrive, alors qu’il est à prier, seul avec ses partisans, qu’il se
met à les interroger.
Il tient à préciser que Jésus est seul avec ses partisans. Il sait bien que, selon
la Tradition, Jésus s’isole quand il veut prier. Ici, il veut insérer la prière de
Jésus dans un texte qui ne la contenait pas et il faut que ses partisans soient
présents puisqu’il a une question à leur poser. Comme elle porte sur l’identité
de Jésus, elle est au cœur de la vision chrétienne des choses. Le Nazaréen,
quant à lui, passionné du régime de Dieu, n’était pas homme à se préoccuper
de ce que les gens pensaient de lui. La Tradition fait donc poser par Jésus une
question proprement chrétienne: qui est-il ? La réponse de Pierre le sera tout
autant, il est «le messie de Dieu». Ici, il faut se souvenir de l’important verset
des Actes déjà cité:
Ac 2,36
Dieu l’a fait seigneur et messie, ce Jésus que vous, vous aviez
crucifié.
Luc sait bien que Jésus a été fait messie après sa mort, pourtant il nous
présente un Pierre qui le proclame tel de son vivant. Le rédacteur est bien
conscient du paradoxe, c’est ce qui l’amène à faire deux choses dans le verset
d’introduction au récit: montrer un Jésus en prière et le présenter à l’écart
avec ses disciples. Luc tient à assurer à ses lectrices et à ses lecteurs, à
Théophile en particulier, que le témoignage chrétien sur Jésus est bien dans la
ligne de la vision que Jésus avait de lui-même, en conformité avec l’avis de
Dieu. Il y a continuité entre ce que Dieu pensait de Jésus, ce que ce dernier
disait de lui-même et ce que Pierre proclame ainsi que la communauté
chrétienne à sa suite. Luc est l’écrivain de la continuité entre Jésus et l’Église.
Et la prière de Jésus est mise au service de la présentation qu’il en fait.
Les deux autres mentions de la prière se suivent dans l’introduction au récit
de la Transfiguration, lui aussi trouvé en Marc (Lc 9,28-29). Jésus est
accompagné de ses trois principaux partisans, ce qui, par rapport à la scène
précédente, accentue l’intimité du nouvel épisode de même que son
importance. Dans un premier lien qu’il établit avec le récit du baptême, il
insiste pour dire que Jésus est transfiguré «alors qu’il prie», tout comme cela
avait été le cas pour la descente du souffle au cours de son baptême. Puis, à
l’intérieur de son récit, les deux grands prophètes que furent Moïse et Élie
témoignent de la continuité qui existe entre eux et Jésus. Il faut en convaincre
Théophile: bien que le judaïsme soit à exclure les partisans de Jésus de ses
rangs, le christianisme est l’héritier de ses traditions et mérite de participer
aux privilèges que Rome lui a accordés.
En second lieu, c’est du ciel que se fait entendre une Voix qui déclare:
Lc 9,35
Celui-ci est bien mon fils, l’élu, écoutez-le.
Elle révèle aux assistants ce qu’elle lui avait dit lors de son baptême:
Lc 3,22
C’est toi, mon fils, que j’aime tant; je suis fier de toi.
À l’occasion de la prière de Jésus, le Ciel et l’Histoire lui rendent
témoignage, et celui-ci correspond en tous points à la proclamation
chrétienne. Luc continue de mettre la prière de Jésus au service de la
justification du christianisme, à l’intention de Théophile, dans l’espoir que
l’Église puisse se développer en paix dans l’Empire.
4. La dernière prière de Jésus, avant celle de Gethsémani dans le récit de la
Passion, fait partie d’une introduction que Luc a créée pour le Notre Père,
reçu de la source Q (Lc 11,1). De voir Jésus en prière interpelle l’un de ses
partisans qui lui demande de leur montrer comment faire. Il s’agit donc d’une
prière rédactionnelle de la part d’un auteur qui cherche à créer un contexte
plausible dans lequel situer une prière très importante pour sa communauté.
La rédaction lucanienne sur la prière de Jésus ne manque pas d’intérêt. Elle
nous fait entrer au cœur du processus de la réflexion chrétienne, dans le
dernier quart du premier siècle de notre ère. Mais il nous faut admettre – et ce
n’est pas là en diminuer l’importante – qu’il s’agit d’une prière littéraire,
mise au service de la proclamation chrétienne sur Jésus, dans une Église qui
vit un moment difficile de son histoire dans un Empire relativement hostile.
Luc fait prier Jésus pour que l’Église vive en paix. À lire ces textes, on
apprend beaucoup sur la foi de Luc et de sa communauté, mais ils ne nous
font pas entrer plus avant dans l’expérience de la prière de l’homme de
Nazareth.
La prière dans l’Empire
Comme il est homme d’institution et qu’il parle à un officiel de l’Empire, Luc
ne témoigne d’aucune réserve vis-à-vis de réalités comme le temple et le
sacerdoce. Dans ses récits sur l’enfance de Jésus, il parle longuement du
prêtre Zacharie qui officie au Temple alors que le peuple est en prière (Lc
1,10); Jésus y est présenté par ses parents, et la prophétesse Anne y passe ses
journées à adresser ses demandes à Dieu. Au début des Actes, la communauté
chrétienne de Jérusalem s’y rend pieusement chaque jour (Ac 2,46). Aussi
n’est-il pas surprenant que l’évangéliste n’ait rapporté le geste de Jésus contre
le Temple que rapidement en deux versets (Lc 19,45-46) qui accusent les
vendeurs d’avoir dénaturé cette maison de prière. Il était également logique
qu’il ait laissé de côté l’épisode du figuier qui illustrait la stérilité de cette
institution. Par le fait même, il n’a donc pas rapporté la parole de Jésus sur la
prière disant que la montagne sur laquelle le Temple était édifié devait se
jeter à la mer 130. Il n’a pas repris non plus l’appel de Marc à prier pour que
les malheurs des derniers temps ne surviennent pas en hiver (Mc 13,18). Pour
écrire le passage, il semble s’être appuyé sur une autre tradition 131.
1. Dans son «Sermon dans la plaine» (Lc 6,20-49), Luc aligne une série de
paroles de Jésus qui, à part les quatre malédictions qui suivent les Béatitudes,
proviennent de la source Q. L’une d’entre elles contient l’appel aux partisans
à prier pour ceux qui les calomnient:
Lc 6,28
Priez pour ceux qui vous discréditent.
Mais Luc ne lui accorde aucun relief particulier.
2. Par contre, il compose soigneusement une introduction au Notre Père,
l’interprétant dans la continuité de la prière que Jésus lui-même prononçait:
Lc 11,1
Il arrive, alors qu’il est à prier quelque part, une fois qu’il a
terminé, qu’un de ses partisans lui dise:
— Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean aussi l’a appris à
ses partisans.
2
— Quand vous priez, dites: Parent […]
Matthieu, de son côté, nous a transmis presque telle quelle l’introduction
qu’il avait trouvée dans la source Q:
Mt 6,9
Quant à vous, priez donc comme ceci: Notre Parent […].
Luc l’allonge et situe la prière dans une lignée qui part de Jean. Elle passe
ensuite par Jésus, qui a été fait partisan de Jean par son baptême, et a donc
appris de lui une façon de prier. Après lui, elle inclut ses propres partisans et,
à leur suite, la communauté chrétienne qu’en vertu de leur fonction d’apôtres
ils ont contribué à mettre sur pied. Luc a le sens du temps qui passe, de la
tradition qui se développe, d’une lignée qui s’établit, d’une institution qui se
déploie dans le temps et l’espace. Il pense sa foi dans un Empire en
expansion.
Luc situe le Notre Père au début d’un petit ensemble sur la prière (Lc 11,1-
13). Il n’a pas, comme Matthieu, composé de nouvelles demandes pour cette
prière, mais il en retouche la formulation. Les deux principaux changements
qu’il apporte au texte de la source Q sont indiqués ci-dessous en italique:
Lc 11,2
Parent,
fais-toi reconnaître,
fais venir ton Régime,
3
notre pain pour tenir jusqu’à demain, donne-le nous chaque jour,
4
remets-nous nos égarements, car nous aussi les remettons à
quiconque nous doit,
et ne nous fais pas passer de test.
Luc fait demander à sa communauté le pain de «chaque jour». Contrairement
aux attentes de Jésus et de la Source, il n’espère plus une instauration rapide
du régime de Dieu. Le temps s’étale devant lui et il n’y a plus de limites
géographiques ni temporelles à l’expansion de l’Église. Le Notre Père est
mis sur le chemin de l’Histoire, il est prononcé pour aujourd’hui, mais vaut
pour la longue suite des jours à venir. La communauté de Luc profite des
largesses de l’Empire qui s’approprie les richesses des pays conquis; ses
membres ne sont pas quotidiennement pris à la gorge, ne possédant que le
strict nécessaire pour tenir jusqu’au lendemain. Une prière de gens à l’aise
pour contrer la bien humaine insécurité.
Le second changement effectué par Luc est dans la même ligne que le
premier. Les dettes à remettre sont transformées en péchés, les péchés étant
compris comme des gestes malheureux qui perturbent la vie communautaire
plutôt que, conformément à la Tradition, comme une suite de décisions qui
désorientent la personne sur le chemin de l’existence et lui font rater la cible
de la vie. Luc n’ose pas écrire à Théophile que les partisans de Jésus doivent
se remettre leurs dettes, prendre leurs distances du système, et mettre du sable
dans l’engrenage afin d’enrayer la mécanique impériale. Il cherche à faire
arriver le régime de Dieu à l’intérieur de la communauté, laissant à Dieu le
soin de l’instaurer dans l’Empire, au jour et à l’heure de son choix. Ces
perspectives lucaniennes auront une influence déterminante sur la vie de
l’Église dans les siècles à venir. Nous y reviendrons.
Luc fait suivre le Notre Père d’un texte qu’il est le seul à rapporter. Il s’agit
de la parabole sur cet homme effronté qui va réveiller son ami au beau milieu
de la nuit parce qu’il a besoin de pain (Lc 11,5-8). Il se fait tellement insistant
que l’autre doit se résigner à le dépanner. Dans le contexte, Luc veut dire à
ses lectrices et à ses lecteurs qu’ils doivent revenir à la charge auprès de
Dieu, s’ils veulent être entendus. L’évangéliste termine ce petit ensemble
avec une péricope tirée de la Source sur l’invitation à demander avec
confiance (Lc 11,9-13). Dans son contexte original, la parole interpellait les
petites gens à se faire confiance les uns aux autres, à s’entraider, en attendant
qu’arrive le nouveau Régime qui renversera le système en place. Chez Luc, la
parole appelle à s’adresser à Dieu avec confiance. À la fin, il modifie le texte
de la Source de façon substantielle. Celle-ci concluait ainsi la péricope:
Q 11,13
Que dire alors de ce que votre Parent des cieux saura donner de
bon à ceux qui lui adressent leurs demandes ?
Luc reformule la finale comme suit:
Lc 11,13
Combien plus le Parent du ciel donnera-t-il le souffle saint à
ceux qui le lui demandent.
L’évangéliste est cohérent. Il a changé le contenu de la demande dans la ligne
des transformations précédentes. De plus, contrairement au Jésus de Matthieu
qui a adressé son Sermon sur la montagne – et donc le Notre Père qu’il
contenait – à ses partisans, tout en ayant en vue les foules (Mt 5,1-2), le Jésus
de Luc adresse son Sermon dans la plaine à ses seuls partisans. Le Parent
n’est plus celui qui se révèle à la base de la société et qui est d’abord et avant
tout sensible aux besoins des petites gens, mais celui qui veille sur la
communauté chrétienne et la dynamise par son souffle. Le Notre Père n’est
plus la prière exclusive des pauvres gens et de ceux qui se sont solidarisés
avec eux. Luc ne veut pas qu’aux yeux de Théophile la prière apparaisse
comme l’expression d’une condamnation des politiques de l’Empire.
3. Les trois mentions suivantes de la prière surviennent dans un petit
ensemble de deux textes propre à Luc: la parabole du juge et de la veuve qui
l’importune (Lc 18,1-8) et celle du Séparé et du percepteur d’impôt (Lc 18,9-
14). Il rédige le verset suivant pour introduire la première parabole:
Lc 18,1
Il leur disait, en parabole, qu’il leur fallait toujours prier, ne
jamais perdre espoir.
Et il lui ajoute une conclusion qui contient notamment le verset suivant:
Lc 18,7
Et Dieu ne rendrait pas justice à ses choisis, qui crient vers lui
jour et nuit ? N’a-t-il pas déjà trop tardé pour eux ?
La parabole est celle d’un juge totalement corrompu, qui ne souhaite pas
régler le cas d’une veuve tenace, mais qui lui cède pour avoir la paix 132. Luc
se sert de ce récit pour souligner l’importance d’une prière soutenue sans rien
en dire du contenu. Et, choses remarquables, il parle de «Dieu» plutôt que du
Parent, et la prière est celle des membres de son Église (les «choisis»), quel
que soit leur statut social. En s’exprimant ainsi, l’évangéliste laisse penser
que les priants par excellence sont les croyants de sa communauté plutôt que
les petites gens de la société. Un aspect important de la façon dont Jésus
envisageait la prière est ainsi relégué dans l’ombre.
La prière est mentionnée deux fois dans la parabole suivante sur le Séparé et
le percepteur d’impôt. Luc lui rédige une introduction qui en trace la ligne
d’interprétation: elle vise ceux qui se pensent corrects et méprisent les autres
(Lc 18,9):
Lc 18,10
Deux hommes sont montés au Temple pour prier. L’un était
un Séparé, l’autre un percepteur d’impôt.
11
Debout, le Séparé priait ainsi à son propre sujet: «Dieu, je te rends
grâce de ne pas être comme le reste des hommes […].»
13
Quant au percepteur d’impôt […] il disait, de loin: «Dieu, sois bon
pour moi, l’égaré.»
La parabole originale, sarcastique, était probablement située dans l’assemblée
synagogale, lieu d’intervention des scribes 133. En Luc, le récit se passe au
Temple, institution pour laquelle il a le plus grand respect. Il oppose le scribe
du mouvement des Séparés, un expert en prière, debout en avant et objet de
tous les regards, au percepteur d’impôt méprisé de tous, indigne de s’adresser
au Ciel.
La parabole, typique de Jésus, invitait à un renversement de la situation. Le
vrai priant était le percepteur d’impôt – qui devait s’adresser au Parent –,
l’autre était un imposteur. Luc, pour sa part, y voit plutôt une mise en garde
contre une attitude qui porte atteinte à l’unité de l’Église. Il s’attaque à la
surévaluation de soi, avec le mépris qui l’accompagne, laquelle s’avère une
menace pour la vie communautaire. La prière, telle qu’elle est présentée dans
la parabole, n’est que l’exemple choisi pour illustrer un comportement
déviant. Ç’aurait pu être le choix des premières places, l’habillement, la
nourriture, la demeure, etc. Luc n’y voit pas nécessairement un enseignement
sur la prière.
4. Luc condense le geste de Jésus contre le Temple en deux versets et il
accole le récit à une lamentation sur Jérusalem. Comme la ville n’a pas su
reconnaître qu’en Jésus, c’était Dieu qui la visitait, elle tombera sous les
coups de ses ennemis (Lc 19,41-44). La parole de Jésus, citation d’Is 56,7 et
de Jr 7,11, manifeste que les liens entre Dieu et le Temple sont déjà coupés.
Ainsi, elle minimise la culpabilité de Rome qui n’a fait, somme toute, que
dévaster une institution infidèle à sa mission.
Lc 19,46
Ma maison sera une maison de prière, or, vous, vous en avez
fait un repaire de voleurs.
Contrairement à Isaïe et à Marc, Luc ne mentionne pas que le Temple devait
devenir une maison de prière «pour tous les étrangers». C’est un rôle qu’il
réserve à l’Église. À lire son texte, on comprend que Rome n’a fait que
détruire un lieu qui avait perdu toute pertinence, éliminant ainsi un obstacle à
la proclamation de l’Évangile. Théophile en a sûrement pris bonne note.
Rome et l’Évangile sont des alliés. Comme il le fait aussi ailleurs, Luc met le
concept de prière au service de sa vision du rôle de l’Église dans l’Empire.
5. Enfin, dans le récit de Gethsémani, Luc reprend l’invitation à prier que,
dans l’évangile de Marc, Jésus adresse à ses partisans:
Lc 22,46
Debout! Priez pour ne pas entrer en épreuve.
Il le fait sans donner d’accent particulier à cette prière. Au verset précédent,
cependant, il avait cherché à atténuer la mauvaise impression que les
partisans ensommeillés de Jésus laissaient dans le texte de Marc, en
soulignant que, s’ils dormaient, c’était «de tristesse»!

Les Actes: la prière au service d’une lecture de l’Histoire


Après avoir tiré les précédentes conclusions sur le sens de la prière dans
l’évangile de Luc, il nous faut maintenant en vérifier le bien-fondé en allant
prendre connaissance de ce que les Actes des Apôtres en disent, sans qu’il
soit cependant nécessaire d’entrer dans les détails. Voici donc les principales
caractéristiques de la prière qui ressortent de leur façon d’en parler.
1. Luc est sensible à l’importance des institutions. Aussi, dès le début des
Actes, va-t-il insister sur le fait que l’Église primitive de Jérusalem fréquente
le Temple. Les «apôtres» y prient assidûment avec quelques femmes ainsi
qu’avec la famille de Jésus, Marie et ses fils 134. Il y a donc continuité entre
le judaïsme et le noyau de l’Église naissante. En dehors de la Palestine, il
n’est question d’un lieu de prière chrétien qu’à Philippes, près d’un ruisseau à
l’extérieur de la ville (Ac 16,13.16). Théophile ne doit pas penser que le
christianisme a l’intention de concurrencer les temples de l’Empire.
2. Fidèle à lui-même, Luc fait de la prière un moment important dans
l’attribution d’une fonction. Le groupe original des cent vingt prie avant que
Matthias soit intégré aux Douze. Les apôtres prient avant d’établir les Sept
qui dirigeront les croyants de langue grecque à Jérusalem. Saul est en prière
avant qu’Ananie vienne lui faire part de la mission pour laquelle il a été
choisi. L’Église d’Antioche prie avant d’envoyer Barnabé et Saul en mission.
Barnabé et Saul prient à Lystres, à Iconium et à Antioche pour que les
anciens qu’ils viennent de mettre à la tête des Églises, fassent du bon travail.
Paul, enfin, prie dans le Temple avant d’être envoyé par le vaste monde 135.
En faisant de la prière un moment essentiel de la mission, Luc en proclame
l’origine divine et fait comprendre à «Théophile» que l’expansion de
l’Empire est une condition essentielle de sa réalisation.
Le rédacteur fait aussi mention de la prière à certains moments clefs de
l’exercice d’une fonction. Ainsi, la communauté de Jérusalem prie pour la
libération d’un Pierre emprisonné, incapable, donc, de continuer à remplir sa
tâche. Paul prie avec les anciens de l’Église d’Éphèse à qui il vient de
rappeler leurs responsabilités. Il prie encore au moment de faire ses adieux
aux partisans de l’Église de Tyr qui s’opposaient à sa montée à Jérusalem 136.
La marche de l’Église dans l’Histoire se fait en dialogue avec la divinité.
L’accord de Dieu avec le travail accompli par les plus grands personnages
des Actes se manifeste enfin par les choses merveilleuses qu’il accomplit en
réponse à leurs demandes. À Joppé, à la prière de Pierre, Tabitha (la
«Gazelle») est réanimée. À Philippes, à la prière de Paul et de Silas, un
tremblement de terre ouvre les portes de leur prison. À Malte, à la prière de
Paul, le père de Publius est guéri de la fièvre et de graves diarrhées 137.
3. La prière avant le don du souffle de Dieu est une variante du point
précédent. Pierre et Jean prient pour que le souffle saint tombe sur les
nouveaux croyants de Samarie. Pierre et Corneille sont en prière, chacun de
leur côté, avant leur rencontre qui conduira à l’ouverture de la mission aux
païens et au don qui leur sera fait du souffle de Dieu 138. Le don du souffle
est la réponse de Dieu à la prière originelle et la manifestation de son accord
avec l’ouverture aux païens. Tout cela fait partie de l’interprétation que Luc
donne à Théophile des débuts de l’Église.
Bien que schématique, cette présentation des textes des Actes qui font
mention de la prière permet de tirer quelques conclusions éclairantes. Luc y
parle souvent de la prière, mais il a peu à dire sur elle. Elle est un concept
qu’il met au service de son œuvre. Il cherche à faire partager à ses lectrices et
à ses lecteurs – à Théophile en particulier – une interprétation ciblée de
l’histoire de l’Église naissante.
• Celle-ci se situe dans la lignée traditionnelle du judaïsme en train de
s’établir. Elle lui est fidèle pour le fond et mérite donc la protection de
Rome qui ne peut voir en elle aucune menace à sa souveraineté.
• Ce qui serait dangereux pour Rome, ce serait de s’opposer au
développement d’un mouvement qui a l’appui manifeste de la divinité, et
dont les adeptes sont des gens pieux et respectueux. Ces hommes vivent
sous la gouverne du souffle de Dieu, lequel les habilite à suivre ses
directives et oriente leurs vies à son gré. Ce serait courir un grand risque que
de s’opposer à eux. Ceux qui, par exemple, ont cherché à entraver leur
marche ont vu les portes des prisons incapables de leur résister.
• La divinité les veut donc présents dans toutes les nations de la terre,
parcourant les chemins ouverts par l’empire de Rome en expansion.
À la lecture des Actes, le romain et chrétien Théophile ne peut éprouver
aucune tension de fond entre ses deux identités. Certes, le Dieu de sa foi est
très différent des dieux de ses pères; la prière des partisans de Jésus n’a pas
grand-chose en commun avec celle qui se prononce dans les temples romains
officiels, et il existe un énorme fossé entre le type d’être humain que lui
proposent les Actes et celui que lui présente sa société. Mais le discours que
tiennent les Actes lui permet de suivre la Voie tracée par Jésus et d’obéir aux
orientations du souffle de Dieu sans qu’il ait le sentiment de trahir sa patrie.
C’est précisément pour que Théophile – et quiconque se trouvant représenté
par lui – puisse vivre harmonieusement sa foi dans l’Empire que Luc a écrit
ses Actes.
Il est remarquable que, dans les Actes, la prière ne soit jamais présentée
comme une fonction exercée par un officiel chrétien nommé à cet effet. Par
exemple, aucun récit ne présente Pierre, ou Paul, ou quelque autre
personnage important, en train de présider à une eucharistie 139 ou à une
cérémonie quelconque. Il ne s’y trouve pas de sacerdoce, culte ou acte
liturgique proprement chrétiens, ni de bâtiment sacré, ni aucune façon
prescrite d’adresser ses demandes à Dieu. La prière est une activité qui relève
des groupes ou des individus, sans aucune note polémique, sans que personne
n’y trouve à redire, sans aucune indication qu’il s’agirait là d’une activité qui
devrait relever d’une autorité quelconque. La prière lucanienne vise à ce que
l’Église puisse se développer en paix dans l’Empire sans en contester
l’autorité ou les politiques.

Conclusion
Que ce soit dans son évangile ou dans les Actes, Luc écrit de façon très
cohérente. Tout en étant l’évangéliste qui parle le plus de la prière, il ne se
met pas en frais de la caractériser. C’est qu’il la met au service de son projet
global d’écriture. Il ne souhaite pas parler de la prière comme telle, en définir
le contenu, en préciser les orientations, en baliser l’expression. Au fond, il
utilise le mot «prière» sans dire un mot de la prière. C’est qu’il s’agit, pour
lui, d’une catégorie rédactionnelle qui lui sert à justifier l’existence et la
croissance de l’Église dans l’Empire afin qu’elle puisse y vivre en paix. Tout
ce qu’il en dit découle de là.
1. C’est de lui que vient l’image courante d’un Jésus constamment en prière.
Paradoxalement, pourtant, il est celui qui en dit le moins sur le sujet. La
raison en est qu’il ne vise pas à préciser à l’attention de ses lectrices et de ses
lecteurs ce que fut l’activité du Jésus priant, mais à justifier le comportement
de ce dernier aux yeux de Théophile et de tous ceux qui se reconnaissent en
lui. Ce fut une tragique erreur de la part des autorités impériales que de
condamner à mort un homme constamment en prière, qui avait l’approbation
du Ciel et qui a été établi seigneur afin de mettre sur pied une Église destinée
à se développer dans un Empire en expansion. Luc montre un Jésus en prière
pour convaincre Théophile que l’Église qui découlera de lui faisait partie du
projet de Dieu. Quand il s’exprime ainsi, il dit sa propre foi, son
interprétation croyante de l’Histoire, tout en laissant dans l’ombre ce que fut
en réalité la prière de l’homme de Nazareth.
2. Chez Luc, la prière est le fait d’une longue lignée qui marque l’Histoire. Il
existe pour lui un continu qui part de l’Ancien Testament, se concentre dans
le prophète Jésus fait seigneur après sa mort, se transmet aux apôtres et
s’exprime dans l’Église en expansion dans l’Empire. Or, la prière manifeste
l’accord de Dieu avec chaque point de la ligne. Prière au Temple, prière de
Jésus, prière des apôtres, de la communauté primitive, de Paul, de Barnabé,
des différentes Églises. Il faut convaincre Théophile qu’il y a à l’œuvre dans
l’Empire une puissance d’une vigueur insoupçonnée à laquelle il serait vain
de s’opposer. Et tout est mis en œuvre à cette fin.
3. Luc présente à Théophile une Église qui remplit sa mission sous le regard
de Dieu en laissant l’Empire fonctionner à son gré. Elle a le temps devant elle
puisque, plus de cinquante ans après la mort de Jésus, la perspective d’une
venue rapide du régime de Dieu s’est largement estompée. Elle a aussi
l’espace devant elle puisque l’Empire ne cesse d’étendre ses frontières.
L’important est qu’elle puisse vivre en paix. Luc a donc le souci d’adoucir
tous les irritants qu’il aurait pu recevoir de la Tradition. La critique radicale
de Jésus contre toutes les institutions n’a plus le même mordant. Sa prière
n’est plus le fruit de son appropriation d’une fonction officielle. Non plus que
la prière des pauvres. Dieu n’est plus, à proprement parler, le Parent qui se
découvre à la base de la société, mais est devenu un Dieu universel. La vraie
prière n’est plus celle des petites gens, mais celle des élus, des membres de
l’Église. Dieu et les pauvres ne sont plus alliés dans une contestation radicale
de l’Empire. Les croyants ne prient plus pour qu’arrive le régime de Dieu qui
va débarrasser le monde d’un système corrompu, mais pour que leur soit
donné le souffle saint (Lc 11,13), puissance qui rend apte à remplir la mission
reçue du seigneur Jésus. Théophile doit se convaincre que la souveraineté du
seigneur Jésus n’est en rien menaçante pour celle du césar, que la prière des
petites gens avec lesquels l’Église est en contact ne conteste nullement les
politiques de l’Empire, et que la prière constante des élus témoigne de la
volonté de la divinité que le christianisme se déploie sur tout le territoire
impérial.
À la grandeur de son œuvre double, Luc ne parle pas de la prière concrète du
Nazaréen ni de celle des petites gens ou des partisans du seigneur Jésus, il
utilise plutôt un concept qu’il met au service de sa lecture de la mission de
l’Église à l’œuvre dans l’Empire. Il est donc paradoxal que l’évangéliste qui
utilise les plus souvent les mots «prier» et «prière» soit celui qui nous
permette le moins d’apprendre ce que prier veut dire.
4. Ces conclusions de l’étude du concept lucanien de prière, quand on les
compare à celles des autres traditions étudiées jusqu’ici, posent évidemment
de nombreux problèmes. Je me contente ici d’en nommer trois.
• Le premier tient à l’énorme fossé qui existe entre le sens de la prière de
Jésus et de ses partisans, tel qu’il se dégage de la source Q, de l’évangile de
Marc, du Sermon et de l’évangile de Matthieu, d’un côté, et celui que
déploie Luc dans son évangile et dans ses Actes, de l’autre. Le seigneur
Jésus de Marc, dont la communauté vit à Rome, a autrement plus de
mordant que celui de l’évangile de Luc et des Actes, dont les Églises sont
réparties dans l’Empire. La prière des partisans de l’un ou de l’autre ne peut
qu’être fortement influencée par la personnalité de leur seigneur respectif.
La prière n’est pas la même selon qu’elle est adressée au Dieu universel ou
au Parent de Jésus.
• Le deuxième problème, connexe au premier, porte sur le rôle de l’Église
dans la société. La mission première de l’Église est-elle de contester le
monde ou de voir à sa propre croissance ? L’influence de Luc sur la
compréhension de la prière ainsi que sur la mission du christianisme primitif
a été déterminante dans l’histoire subséquente de l’Église. La communauté
des partisans de Jésus, telle qu’elle est présentée dans les documents
évangéliques autres que ceux de Luc, est invitée à prier pour garder une vue
critique de la société et pour qu’arrive au plus tôt le régime de Dieu qui
mettra fin à la situation d’oppression dans laquelle se trouvent les petites
gens. L’Église de Luc, quant à elle, est appelée à prier pour pouvoir se
développer en paix dans l’Empire sans en contester ouvertement les
politiques. La prière est-elle une activité subversive ou non ?
• Le troisième problème concerne l’identité des partisans de Jésus. Ces
derniers sont-ils de simples gens de la base, comme le furent Jésus et les
siens, qui, dans leur prière, ne faisaient qu’exprimer l’espérance de leur
peuple opprimé par leurs dirigeants et l’Empire qu’ils servaient ? Ou plutôt,
comme le dit Luc, sont-ils un groupe d’élus qui ont une vie propre au milieu
des autres et prient pour qu’on les laisse se développer en paix dans
l’Empire ? La façon de prier dépend de l’identité que l’on se reconnaît.
Ces questions, capitales, méritent bien sûr réponses, mais elles se doivent
d’être traitées dans un cadre plus large que celui d’une simple conclusion de
chapitre. Il était cependant important de les formuler un peu longuement pour
souligner les profondes divergences qui marquent le Nouveau Testament
dans son ensemble. Celles-ci sont souvent ignorées du fait que cette
collection de livres est souvent considérée comme la source d’une série de
données qui sont rassemblées et présentées dans le cadre d’un credo rigide,
d’une soi-disant théologie néotestamentaire, ou d’une conception
artificiellement unifiée de la vie de l’Église primitive. Ce faisant, on ignore la
richesse des nombreuses inculturations qui ont marqué la vie du christianisme
primitif, richesse qui n’est cependant pas sans poser questions. Celles-ci, si
difficiles soient-elles, ouvrent des chemins insoupçonnés à la pensée et nous
conduisent donc tout naturellement aux réflexions finales de cet ouvrage, où
elles seront abordées de front, avec bien d’autres qui auront été ou non
soulignées en cours de route.
VIII. RÉFLEXIONS FINALES

Nous sommes chanceux de vivre dans un temps où toutes nos certitudes sont
mises à mal et nos institutions relativisées. Nous sommes obligés de réutiliser
la boussole qui indique le sens de l’existence: la prière. Prier dans la ligne de
l’évangile, la présente étude l’a montré, se fait nécessairement dans un
contexte bouleversé, douloureux, pénible. Il faut le reconnaître. La prière
selon l’évangile n’est qu’une sorte de prière. Ce n’est peut-être pas la
meilleure en soi, elle n’est pas en compétition avec d’autres formes, elle ne
vise pas à les éliminer, elle peut même coexister avec beaucoup d’autres
façons de prier. Mais pour qui se réclame de Jésus, elle est incontournable.
Elle est pourtant, malheureusement, fort méconnue. Pour toutes sortes de
raisons. Parce que depuis plus de quinze cents ans, par exemple, l’Église a
cru bon de recourir aux services d’experts en prière, hommes de système, qui
ont peu d’affinités avec la subversion de l’évangile et qui ont créé une façon
de prier autre que celle de Jésus. Parce qu’il n’est pas chose facile de vivre en
porte à faux avec sa société: relativiser toutes les institutions qui nous
entourent est une entreprise pénible; remettre en question le travail des
officiels de la prière n’est pas sans conséquence; voir les petites gens comme
experts en prière ne va pas de soi; faire confiance à un chemin de vie plutôt
qu’à un credo est insécurisant. Paradoxalement, cette simple énumération de
quelques obstacles présents sur le chemin de la prière évangélique justifie
l’entreprise de reprendre à son compte la prière de Jésus. Toutes les
conditions sont réunies pour qu’elle ait du sens.
Cette étude de la prière dans les évangiles, je le répète, soulève d’énormes
problèmes d’Église qu’il faut regarder en face. Les pages qui suivent vont
offrir des lignes de réflexion beaucoup plus que des pistes concrètes de
solution. La prière est chose trop intime pour qu’un être humain se mêle de
dire à d’autres comment faire. Par ailleurs, comme la prière est souvent une
activité partagée, il serait bon que celles et ceux qui se réclament de Jésus
s’entendent sur une façon de prier dans la ligne qui le caractérisait. Il ne priait
pas n’importe quel Dieu, n’importe comment, pour n’importe quoi. La
chance que nous avons de pouvoir chercher la ligne du sens en toute liberté
nous confère la responsabilité de prier en continuité avec lui. Car ce n’est
qu’en priant comme Jésus que nous pouvons manifester notre fidélité à suivre
le chemin tracé par le seigneur de l’Histoire.

Réapprendre la prière subversive de Jésus


La prière de Jésus est la prière chrétienne fondamentale: celles et ceux qui la
prient manifestent ainsi qu’ils vivent sous la poussée d’un seigneur qui les
oriente dans la vie, d’un vivant qui jadis avait pour nom Jésus de Nazareth.
Pour qui veut prier chrétiennement, il est donc essentiel de se rappeler qui
celui-ci a prié, pourquoi il l’a fait, et comment. Pour ce faire, il faut creuser
les évangiles, parce que c’est seulement là que se trouvent les caractéristiques
de sa prière. Et c’est à partir d’elle que l’on peut juger de la fidélité de toute
prière chrétienne à ce que ses partisans de jadis ont appris de lui.
Avant de présenter les principales caractéristiques de sa prière, je tiens à
redire, même si cela peut faire sursauter, qu’aux yeux de ses contemporains,
Jésus n’avait pas la réputation d’un homme de prière. Je le redis, parce que
cet énoncé va à l’encontre d’à peu près tout ce qui se dit et s’écrit sur Jésus.
En effet, consciemment ou non, on le considère comme un fondateur de
religion et, vivant à une époque où la religion est devenue une réalité d’un
ordre à part dans la société, ses interprètes le voient comme un homme
s’occupant des choses de Dieu, choses distinctes des réalités politiques,
sociales, économiques, etc. Or, cela n’a rien à voir avec la vie qu’il a menée.
La plupart des éléments auxquels nous attribuons instinctivement une qualité
religieuse ne l’intéressent pas. De lui-même, ne sachant ni lire ni écrire, il ne
se réfère jamais à l’Écriture, dont l’interprétation était réservée aux scribes
qui, sous l’influence de Jérusalem, contrôlaient les assemblées de son peuple,
ou à ceux du Temple, en Judée. Il ne se reconnaît ni dans la synagogue, ni
dans le Temple, ni dans les scribes qui voulaient aligner sa Galilée sur les
façons de faire de Jérusalem, ni dans les prêtres qui officiaient loin de sa
patrie. Ce n’est pas un homme d’institution; il n’a rien d’un moraliste ou d’un
enseignant traditionnel; il ne souhaite pas rassembler les bonnes âmes ni
œuvrer en vue d’un renouveau de fidélité aux directions de vie proposées par
Moïse. Au contraire, on lui reproche d’avoir des fréquentations plus que
douteuses. Pendant sa vie, il a certes prié, mais à quelques reprises seulement,
et, s’il a transmis quelque chose du sens que la prière avait pour lui, ce
contenu était extrêmement perturbant. Rien, dans cette vie, ne pouvait
pousser les gens à le considérer comme un homme de prière, un homme de
Dieu à rencontrer pour qu’il intervienne auprès de la divinité. J’insiste là-
dessus parce que cela m’apparaît important pour bon nombre de partisans de
Jésus, hommes et femmes de bonne volonté, tout disposés à suivre les
orientations de vie qu’il a tracées, mais qui ont peu d’appétit pour la religion.
Disons-le clairement: la prière subversive de Jésus n’a rien à voir avec la
religion. Comme je vois les choses, Jésus n’aimait pas la religion, et m’est
avis que le seigneur ressuscité doit réagir de la même façon. Qu’est-ce donc
alors que prier comme lui l’a fait et voudrait que ce soit fait ?
Dans les pages qui suivent, je donne un ordre logique aux éléments
caractéristiques de la prière de Jésus, sachant bien que la Vie a sa façon bien
à elle d’entremêler les étapes d’un déroulement.
Une prière fondée dans l’expérience originale du Parent
Le texte fondamental sur la prière de Jésus est toujours cette parole rapportée
par la source Q:
Q 10,21
Parent, Seigneur du ciel et de la terre, je te suis reconnaissant
d’avoir caché ces choses aux savants et aux grands esprits, et de les
avoir dévoilées aux tout-petits.
Cette parole témoigne de l’expérience d’une vie, d’une rencontre de Dieu
faite à la base de la société, d’un émerveillement devant la perception du Sens
par les petites gens et d’une amère déception devant le refus de Dieu
manifesté par les gens influents. Le langage pour dire Dieu, utilisé par les
rédacteurs de la Source, est unique et on ne voit pas qui d’autre que le
Nazaréen aurait pu formuler parole aussi scandaleuse. Dieu est présenté
comme le Parent d’une nouvelle famille, non plus celle de tout son peuple,
mais celle des petites gens méprisés de la base. En conséquence, il prend ses
distances de tout le système monté en son nom par les dirigeants
traditionnels. Temple et synagogues sont dévalués par le fond, institutions
érigées par de grands esprits qui ne savent rien de Dieu. C’est une parole
profondément subversive qui, si l’on y croit, invite à une évaluation
profondément critique de tout le système en place, symbolisé par le Temple,
puissante institution de nature politique, économique, sociale et religieuse. Le
Dieu qui se prépare à établir son Régime ne laissera rien d’intact de ce
système. C’est ce Parent que prie Jésus; c’est à la base de sa société qu’il le
fréquente; c’est à l’intérieur de la distance qu’il a prise de toutes les
institutions de son temps qu’il décide des orientations de sa vie; c’est en
réfléchissant sur ses succès et ses échecs, ainsi que sur le choc des forces en
présence qu’il formule sa prière. Voyant les choses ainsi, il ne peut
évidemment pas se fier à la prière des scribes ou des prêtres, celle-ci
s’adressant à un Dieu qui n’est pas le bon, lui attribuant des priorités qui ne
sont pas les siennes et leur accordant des privilèges qu’il leur refuse. Jésus se
doit donc de prier de lui-même, en dehors du système, et il lui faut
convaincre ses partisans, ainsi que les petites gens tout autour, qu’ils doivent
eux aussi mettre la main sur la prière. En tant que membres de sa famille, ils
reconnaissent la vraie personnalité du Parent et sont donc par le fait même
habilités à s’adresser à lui. C’est pourquoi, selon la Source, Jésus introduit le
Notre Père ainsi: «Priez ainsi: Parent […]» (Q 11,2). Il invite fortement ses
partisans, avec les petites gens, à s’emparer de la prière – «Vous, priez!» –, et
il leur montre comment: «Comme ceci, Parent […]»
Nous sommes ici au cœur de la foi en Jésus. Croire en lui, c’est reconnaître la
personnalité du Parent, partager les choix qu’il fait à partir de sa vision
critique du système dans lequel les humains sont enfermés depuis toujours.
Cette reconnaissance surgit des profondeurs de soi; elle conditionne les choix
de vie, les options politiques, sociales, économiques et religieuses; elle se
reflète dans les lieux que l’on habite, sa profession, son groupe d’amis, son
style de vie, etc. Au fil des ans, elle creuse l’identité. Elle est infiniment plus
profonde que les mots utilisés pour se dire. Elle est le retentissement en soi
d’une parole que la Voix mystérieuse prononce depuis toujours, quel que soit
le nom qu’on lui donne ou pas. C’est une reconnaissance qui rejoint l’identité
profonde de la personne et qui, dans la mesure où celle-ci s’oriente d’après
elle, va la façonner. Cette reconnaissance, cette foi, on peut l’avoir depuis
toujours et la laisser lentement monter à la conscience, ou elle peut surgir
brutalement, à couper le souffle. Elle peut se dire dans un langage religieux
ou pas, s’inscrire dans une tradition ou pas, se vivre dans la solitude ou non.
Mais elle est toujours là, impossible à chasser de soi, toujours interpellante, à
jamais critique, pointant sans cesse vers un Ailleurs impossible à décrire.
Cette façon de voir, Jésus l’a vécue comme un don: «Parent […] je te suis
reconnaissant…» Elle l’avait fait devenir un être humain dont il pouvait être
fier.
La prière chrétienne à la suite de Jésus est donc nécessairement fondée sur la
reconnaissance en soi d’une façon de lire la réalité qui lui ressemble. La
famille de Jésus prie la prière de Jésus parce qu’elle éprouve le goût profond
de le faire. Les partisans de Jésus prient comme Jésus parce que cette prière
exprime ce qu’ils sont. Elles ou ils sont heureux de rencontrer la densité
humaine des petites gens qui luttent pour la survie et ne laissent pas d’être
étonnés de la dureté ou de la fermeture de ceux qui organisent le monde en
fonction de leurs propres intérêts. Ces sentiments leur viennent tout
naturellement. Et leur prière suit les contours de leurs expériences de vie.
C’est pourquoi il s’agit là d’une prière que les femmes et les hommes de
système, si élevés soient-ils dans la hiérarchie de leur religion, sont
strictement incapables de formuler.
Les partisans de Jésus prient pour se dire, pour creuser leur communion avec
leur Parent, pour manifester leur reconnaissance d’avoir des frères et des
sœurs qui leur ressemblent, mais, surtout, pour ne pas perdre de vue
l’orientation à donner à leur existence, le sens de leur vie. Il faut bien voir en
effet que, depuis toujours, le monde est organisé autour d’un autre dieu que le
Parent, une idole toute-puissante qui reçoit toutes sortes de noms: Empire,
G7, G20, FMI, Globalisation, Compétitivité, Intérêts supérieurs de la Nation,
(soi-disant) Démocratie, Économie, Capitalisme, Lois du marché, etc. De nos
jours, tout est organisé pour que les humains se voient comme des
consommateurs qui considèrent la Nature comme une marchandise et vivent
sur une planète qui est un immense centre commercial organisé pour le profit
de ceux qui le contrôlent. Dans ce vaste espace, il y a des gagnants et des
perdants; des privilégiés qui occupent les bons espaces rentables et les autres
que l’on voudrait bien parquer derrière de hauts murs pour les empêcher de
perturber les marchés en traversant océans et frontières. Beaucoup se
révoltent et font éclater leur rage dans une violence aveugle, ce qui provoque
en retour la violence froide, lucide et calculée d’un pouvoir tout aussi
impitoyable. Ces conflits font les manchettes, mais ils ne sont que la face
armée de cette autre violence, plus subtile, répandue partout, qui force les
humains à gagner chèrement leur vie et à jouer du coude, les uns contre les
autres, s’ils veulent subvenir aux besoins de leur famille. Or, dans cette
grande foire marchande, qui oserait dire que le stand des religions, celui du
christianisme en particulier, est vraiment une oasis où les humains peuvent
apprendre leur propre densité humaine ?
Je suis sûr qu’à lire ces dernières lignes, lectrices et lecteurs ont vu le visage
du Parent s’estomper dans leur tête. Elles ne sont pourtant qu’un tout petit
reflet du monde dans lequel nous vivons, et il suffit d’à peine une minute
pour les lire. Pourtant, elles nous permettent peut-être de prendre conscience
du pouvoir que le système de l’Idole a sur nous. Il nous envahit et réussit à se
présenter à nous comme étant la Réalité vraie, alors qu’il n’est qu’une bulle
fragile au regard de la personnalité d’un Parent qui interprète les choses d’une
tout autre façon. C’est pourquoi il nous faut prier la prière de Jésus, pour ne
pas perdre le sens de vue, pour garder le cap sur la densité humaine de
l’existence, pour garder espoir, pour rester en vie. Prier la prière au Parent,
c’est se refonder, se retrouver, se rencontrer, c’est crever la bulle de l’illusion
pour voir encore plus clair qu’avant, c’est devenir encore plus marginal dans
un monde insensé et, malheureusement, dans une Église qui l’est tout autant.
Il faut beaucoup souffrir pour pouvoir prier ainsi. La vie de foi est pleine de
mystères…
Un mot, enfin, sur les formes que peut prendre la prière au Parent.
L’expression peut être trompeuse dans la mesure où elle pourrait laisser
entendre que, pour prier de la sorte, il faudrait utiliser des formules
convenues d’une certaine manière selon des temps déterminés et en des lieux
fixés d’avance. Ce n’est pas du tout le cas. Les partisans de Jésus prient leur
Parent chaque fois qu’ils prennent un quelconque moyen pour se souvenir de
sa personnalité et de la direction qu’il veut imprimer à leur vie. En ce sens, la
prière peut prendre une infinité de formes. Tout ce qui importe, c’est que le
but soit atteint. Peut être prière la lecture d’un livre, d’un journal, d’un
périodique, qui fait comprendre les choses autrement 140. Peu importe qu’on
y parle religion ou pas, ce qui compte, c’est que soit nourrie une
compréhension de l’existence dans la ligne de celle du Parent. Est prière au
Parent une activité qui met en contact avec les petites gens, là où se poursuit
la révélation qu’il fait quotidiennement de lui. Le bénévolat dans un
organisme qui permet d’en rencontrer les intervenants et ceux auprès
desquels ils œuvrent peut être un excellent moment de prière: prendre la
décision d’ainsi donner de son temps à des gens engagés ou à d’autres dans le
besoin dit déjà quelque chose de soi; le temps pris pour se rendre permet au
corps de participer à la prière; la rencontre elle-même contribue à aligner la
personne sur les orientations de Jésus. Tout cela peut être prière au Parent,
même si aucune formule ne lui a été adressée, aucune parole n’a été dirigée
vers lui, aucune pensée ne l’a visé. Un geste transformateur a été posé qui
creuse en soi la ligne tracée par Jésus. Même chose pour une infinité de
gestes: le choix d’un intime ou d’une amie, d’un logement ou d’une maison,
d’un quartier, d’un mode de transport, d’un vêtement griffé ou non. Une
simple visite au supermarché peut être prière si, délibérément, je choisis un
fruit ou un légume provenant d’un pays d’Amérique latine plutôt que de
l’Empire. Même chose pour l’achat d’une auto. Le moindre de mes gestes
peut être prière, au moins implicite, au Parent, si je le pose parce que je veux
vivre dans la ligne de Jésus. Et, au fil des ans, au gré de mes choix, de mes
lectures, de mes rencontres et de mes réflexions, ma prière au Parent fait de
moi, en dépit de toutes mes faiblesses, un authentique partisan de Jésus,
capable de dire lui aussi: Parent, je te rends grâce d’avoir caché ça au grand
monde et de l’avoir révélé au monde ordinaire.
Une prière qui s’appuie sur une vie marginale
Selon la tradition évangélique, la prière au Parent s’appuie sur un engagement
concret à la suite de Jésus. C’est une chose sur laquelle il faut insister en
soulignant qu’elle s’applique à tout partisan, homme ou femme, de Jésus. La
prière au Parent – c’est évident dans le Notre Père – table sur les gestes
concrets qui ont été posés pour s’adresser à Dieu. Jésus rend grâce parce que
son activité lui a permis de voir la révélation du Parent à l’œuvre. Ses
partisans espèrent trouver à manger parce qu’ils ont partagé leur pain avec
d’autres ou être remis sur le chemin tracé par Jésus parce qu’ils en avaient
soutenu d’autres qui étaient tombés. L’évangile n’a que faire des «qui suis-je,
moi, si petit, devant ceux qui s’approprient les richesses du monde ? À quoi
mes pauvres actions peuvent-elles servir devant une immense entreprise
d’extorsion extrêmement bien organisée et protégée ?» Il est à la portée du
moindre des partisans de Jésus de se libérer intérieurement du système, de
mesurer l’inhumanité des grands qui contrôlent le monde – dans quelque
domaine que ce soit –, de prendre soin de gens dans le besoin, de mettre le
doigt sur les injustices et d’insérer ne serait-ce qu’un grain de sable dans
l’engrenage de la machine à broyer les humains dans le ventre de laquelle il
ou elle se trouve. L’engagement à la suite de Jésus est exigé de quiconque se
réclame de lui. Remplir la mission d’éclairer un monde obscur et de donner le
goût de l’humain à une société occupée à fabriquer des consommateurs est
attendu de tout partisan de Jésus. Avoir rempli au moins une petite partie de
la mission, c’est ce qui permet aux partisans de Jésus de s’adresser à leur
Parent dans la prière. Il va sans dire que cette mission n’a rien à voir avec la
propagande ou le prosélytisme.
La prière au Parent s’appuie donc sur la prise en charge de la mission, sur
l’engagement à la suite de Jésus, sur les gestes posés en faveur des petites
gens écrasés par le système. Elle est donc contestation radicale de
l’organisation du monde et appelle au Parent pour qu’il valide l’orientation de
cet agir en faisant advenir son Régime qui le renversera par le fond et
révélera l’inhumanité de ceux qui l’ont mis en place. Si les actions faites se
situent dans la ligne de celles de Jésus, il est évident qu’elles suscitent la
controverse, mettent en rogne les serviteurs du système, provoquent des
réactions de refus et créent un contexte de harcèlement. L’évangile ne se
reconnaît pas dans ces organisations de bienfaisance qui se contentent de
faire du bien aux pauvres en laissant le système ronronner à sa guise. Je ne
dis pas qu’il faille condamner de telles entreprises et je ne nie pas, au
contraire, que les besoins soient grands et qu’il faille courir au plus pressé. Je
dis simplement que ce n’est pas là la façon de faire de Jésus. Quand il guérit
la femme courbée ou le travailleur à la main inerte, il le fait dans une
synagogue, un sabbat, alors que c’est chose défendue 141: il faut que le
système se fasse dire son inhumanité. Quand il guérit l’aveugle-né, il
pourfend l’aveuglement autrement plus grave des scribes; quand il approuve
le geste subversif de la femme en perte de sang qui, pour être guérie, ose
violer la Loi en le touchant, il s’oppose à une législation déshumanisante;
quand il envoie les deux mille cochons se noyer dans la mer, c’est la légion
romaine qu’il vise 142. En guérissant les aveugles, il veut que les gens voient
clair; quand il le fait pour les sourds et muets, il désire que l’on comprenne ce
qui se passe dans la société et que l’on ose parler. Agir à la suite de Jésus, ça
ne peut donc pas se résumer à faire du bien autour de soi, à calmer la misère,
à répondre à des urgences. Ça, il y a plein de gens qui le font, et c’est
admirable. Mais le faire sans dénoncer le système qui crée la pauvreté, ce
n’est pas agir à la suite de Jésus.
Un geste posé dans la ligne de Jésus et susceptible de justifier que l’on
s’adresse au Parent en est nécessairement un qui rend le système
inconfortable. C’est pourquoi la prière au Parent, qui s’appuie sur la prise en
charge de la mission, se prononce d’ordinaire dans un contexte pénible de
tension, de condamnation, de refus, de harcèlement. Il y a là une
caractéristique importante de la prière à la suite de Jésus. Les partisans ne
reconnaissent pas n’importe quel dieu, mais le seul Parent qui se cache des
grands et se dit aux tout-petits. Ils ne posent pas n’importe quel geste, mais
ceux qui révèlent l’inhumanité du système. Ils ne formulent donc pas
n’importe quelle prière, mais celle qui demande au Parent d’agir enfin dans la
ligne de leur propre engagement. La prière au Parent n’est qu’une des
innombrables sortes qui existent dans l’humanité, mais c’est la seule qui
convienne aux partisans de Jésus et qui soit alignée sur sa vie.
Une prière de discernement
La prière au Parent est une prière conscientisante à forte saveur de
discernement. Elle est fondée dans une façon d’appréhender la réalité qui
monte des profondeurs de soi et rejoint les vues des tout-petits. Elle pousse
vers un agir qui soit radicalement critique de la société environnante. Elle
manifeste une communion profonde avec les orientations de Jésus et l’idée
qu’il se faisait de Dieu, et elle se prononce dans un milieu de frères et de
sœurs qui envisagent l’existence de façon similaire. Elle est située entre deux
agir. À partir de la rencontre avec le dynamisme libérateur au fond de soi, elle
se prononce sur la fidélité à suivre Jésus. Elle examine la justesse de l’agir
critique du système, elle fait le point sur l’aide reçu de ses frères et sœurs
partisans de Jésus, sur la qualité de la solidarité avec les petites gens, sur les
effets des gestes posés, sur l’origine des réactions des divers témoins, sur les
joies, les peurs, les peines, les échecs, sur la résistance de l’espérance. La
prière revient sur un agir en vue de préparer le suivant. Chaque prière au
Parent est une étape dans un processus qui, au fil des jours, fait devenir
humain à la suite de Jésus. C’est un moment en retrait de l’agir qui permet de
voir si la cible est toujours bien en vue ou de déceler si le partisan a
commencé à dévier de son chemin. Cette prière n’est ni rite, ni formule, ni
culte. Si elle a Dieu en vue, c’est que ce dernier est une Voix qui s’exprime
au cœur de la personnalité pour en faire un humain digne de ce nom, et qu’il
est impossible de devenir humain sans s’ajuster aux orientations tracées par
cette Voix. Tout être humain qui a réussi sa vie devrait entendre ce que, selon
Mc 1,10-11, Jésus a entendu de la Voix partie des cieux: «Mon fils, j’ai été
content de toi.» Enfin, elle avait rencontré un être humain vrai.
Dans la source Q, le Notre Père est justement prononcé entre la prise en
charge de la mission (Q 9,57-10,16) et l’énoncé des réactions qu’elle a
suscitées (Q 11,14-51), en plein temps de discernement. Et c’est précisément
quand ce dernier a joué son rôle que la prière au Parent, située au beau milieu
du document, a sa place:
Q 11,2
Parent,
Oui, je peux t’appeler Parent avec les autres parce que je me suis
conduit comme ton fils, ta fille, et que ma vie est bien dans la ligne
de celle de Jésus.
fais-toi reconnaître,
Je te prie de manifester par ta façon propre d’agir que tu es bien le
Dieu dont ma vie parle.
fais venir ton Régime,
Puisses-tu faire arriver une humanité vraie, dans la ligne de l’être
humain que je cherche à devenir.
3
notre pain pour tenir jusqu’à demain, donne-le nous
aujourd’hui,
J’ai partagé mon pain, fais que d’autres partagent le leur avec moi.
4
remets-nous nos dettes, car nous aussi avons remis celles de nos
débiteurs,
J’ai œuvré auprès des miens pour qu’ils deviennent humains plutôt
que de rester consommateurs, ne me tiens pas rigueur des
compromis que j’ai dû faire dans la vie.
et ne nous fais pas passer de test.
Puisses-tu m’alléger plutôt que m’appesantir la vie.
Le Notre Père n’est pas une formule, mais des exemples de contenu pour la
prière au Parent. Somme toute, il s’agit de faire l’examen du tracé de son
existence. Pour ce faire, le partisan de Jésus dispose des traditions que lui
offrent les évangiles sur la vie de ce dernier et des orientations qu’inscrit en
lui la Voix du Parent pour qu’il ou elle suive le même chemin sur le territoire
différent d’une autre époque et d’une autre culture. Pour marcher droit, il faut
savoir où l’on va et regarder aussi bien en avant qu’en arrière. Les différents
moments de la prière au Parent sont comme des points qui ressortent sur la
ligne continue de la vie. Chacun fait le lien entre deux étapes et assure que la
cible est toujours en vue. Le partisan prie le Parent pour ne pas marcher tout
croche dans la vie.
Une prière de pauvres, faite de demandes
La prière au Parent est une prière de pauvres parce qu’elle est la prière de
ceux et de celles à qui il se révèle. Elle est la prière des petites gens sur qui, à
la base, la société pèse de tout son poids. C’est là que le Parent fait connaître
ses rêves, ses réactions, ses joies, ses colères. C’est là que s’expérimentent les
inexplicables rires et sourires de gens absolument démunis, au milieu des
pires catastrophes. Rien de plus parlant que les fous rires, à six heures, de
trois Africaines s’en allant au marché, colis sur la tête, quand on les compare
au silence assourdissant des centaines de consommateurs entassés dans nos
wagons de métro. La révélation du Parent se fait à la base, et la prière au
Parent est celle des pauvres. Il faut le dire et le redire. Plus on monte dans la
pyramide sociale ou religieuse, moins on comprend le Notre Père.
La révélation du Parent, qui se fait à la base, n’est évidemment pas affaire de
mots, d’idées, de pensées religieuses ou de théologie. C’est une affaire de
densité humaine, de façon de juger des événements et des choses, d’entraide,
d’espoir résistant.
Dire que le Parent se révèle à la base ne signifie pas que les petites gens
soient, par définition, des êtres humains accomplis. La violence,
l’inhumanité, la déchéance dans la recherche du pouvoir ou de l’argent et
dans le recours aux drogues, à l’alcool ou au sexe, tout cela a cours partout.
Mais les pauvres, malgré tout, ont de l’espoir, tandis que les grands ont des
intérêts à sauvegarder à tout prix. Les pauvres sont ouverts sur autre chose,
les grands font tout pour que rien ne puisse arriver qui menace leurs
privilèges. Le Parent vit en bas et étouffe en haut. C’est comme ça. Quand il a
voulu former le groupe de ses partisans les plus proches, Jésus ne les a pas
envoyés au temple de Jérusalem ou dans une grande école de scribes, mais
dans les humbles villages de Galilée. Selon lui, le Temple était vide, et le
Parent habitait l’humble pays.
Il est donc normal que le Notre Père soit la prière des pauvres, qu’il soit dit
par eux, et que les autres ne le prononcent que sur permission. Il faut laisser
leur prière aux pauvres, ils n’ont qu’elle. Il est interdit de la leur voler en en
tordant l’interprétation, en faisant toutes sortes de pirouettes intellectuelles
pour se découvrir une pauvreté cachée, du genre pauvreté spirituelle, qui
permette de s’en emparer.
La prière au Parent est la prière des pauvres et non pas une prière pour les
pauvres. Jésus ne prie pas pour les pauvres, pas plus qu’il ne demande que
l’on prie pour eux. Il n’est pas un intercesseur et ses partisans n’en sont pas
non plus. Ce sont les prêtres au Temple et les scribes dans les assemblées qui
prient pour les autres. Ils ont leur dieu, c’est leur affaire. Mais ce n’est pas
ainsi que Jésus entrevoit la prière de ses partisans et des petites gens au
milieu desquels ils vivent. Il n’a pas confiance dans le système, il est
convaincu qu’il ne peut pas et ne veut pas changer, et il n’est pas l’homme
des petits pas. Il pense même qu’un seul vrai petit changement est susceptible
de faire crouler tout l’édifice, comme un rapiècement neuf sur un vieux jeans.
Il ne prie donc pas pour que le système change, pour qu’il fasse arriver pour
les pauvres ce qu’il ne veut pas. Rien d’autre à faire, donc, qu’à se changer
soi-même et contribuer à changer les autres autour de soi, pour se permettre
d’espérer concrètement que le vrai changement est possible, mais que c’est le
Parent qui va le faire arriver. Autour de Jésus, les malades savent bien que
c’est ainsi qu’il voit les choses, aussi cherchent-ils à se faire guérir par lui
sans lui demander de prier pour eux. Mais chacun fait sa propre lecture de la
réalité. En Jean, un paralytique, une fois guéri, s’écrase devant les scribes qui
cherchent à s’en prendre à Jésus, tandis que l’aveugle-né leur tient
courageusement tête 143. Selon l’évangile, une prière au Parent en faveur de
quelqu’un qui ne s’appuie pas sur un geste posé à son égard n’a pas de poids.
Il faut pouvoir lui dire: j’ai fait telle chose pour untel ou unetelle, à ton tour
maintenant. La prière du partisan de Jésus n’est pas celle d’un observateur,
placé sur une haute montagne, qui fait un tour d’horizon des maux qui
frappent l’humanité, puis lève les yeux au Ciel pour implorer le Parent d’y
voir. Mais celle de l’homme ou de la femme au ras du sol qui en a aidé
d’autres et implore le Parent de poursuivre le travail à sa manière.
Affaire de pauvres gens, la prière au Parent est faite de demandes et se
concentre sur les besoins des humains. Dans l’évangile, on ne s’extasie pas
sur la beauté des couchers de soleil pour en rendre grâce à Dieu. On n’a pas
le souci de combler les désirs de Dieu en lui rendant un culte à la hauteur de
sa majesté. On ne s’isole pas du monde pour consacrer sa vie à la quête de
Dieu. Tout cela est fort bien et constitue certainement de bonnes et louables
prières. Mais ce n’est pas là le contenu de la prière au Parent. Celle-ci est
faite de discernement sur l’orientation concrète à donner à sa vie et de
demandes visant la survie, l’entraide et la qualité des relations humaines.
C’est une prière prononcée au jour le jour, pour tenir vingt-quatre heures,
faite dans l’urgence. Les couchers de soleil, la nécessité de rendre un culte à
Dieu et l’appel à la solitude n’ont pas la priorité. La prière au Parent a des
contours bien définis qu’il nous faut respecter.
La prière au Parent pose évidemment la question de la façon de prier des gens
à l’aise à qui le Parent se révèle de l’intérieur, et qui éprouvent le besoin de le
prier. Il est intéressant de voir que, jusqu’à un certain point, c’était le cas de
Jésus lui-même. Certes, il n’était pas riche, mais il ne faisait pas partie des
démunis non plus. Il n’était pas réduit à devoir se présenter sur la place
publique chaque matin afin de trouver du travail ou, pire encore, à passer ses
journées à mendier au bord des routes. Il était en bonne santé et dirigeait sa
petite entreprise de charpentier de village, sorte de chef de petit clan, avec ses
frères et belles-sœurs installés autour de lui et de sa mère. Sa prière même
indique qu’il ne se voit pas comme faisant partie des pauvres gens:
Q 10,21
Parent, Seigneur du ciel et de la terre, je te suis reconnaissant
d’avoir caché ces choses aux savants et aux grands esprits, et de les
avoir dévoilées aux tout-petits.
Ces tout-petits, c’est chez eux qu’il a fait connaissance avec le Parent, et c’est
chez eux qu’il envoie les Douze quand il veut les conscientiser. C’est
pourquoi, au moment où il demande aux petites gens de prier le Parent, il ne
s’inclut pas dans leur prière. Matthieu l’a bien perçu quand il introduit ainsi
le Notre Père:
Mt 6,9
Vous, priez ainsi: «Notre Parent […]»
Jésus invite les pauvres gens à s’approprier la prière et il prend sur lui d’en
indiquer le contenu, qu’il formule à partir de l’expérience du Parent qu’il a
faite chez eux. Mais il respecte le fait que le Notre Père est leur prière. Il ne
la prie pas à leur place et ne la prie pas avec eux. Disons qu’il y a là matière à
réflexion.
Si, pour Jésus, le Notre Père est la prière des pauvres gens, lui-même ne
s’interdit pas de s’adresser de son propre chef au Parent. Il est son enfant, il
fait partie de la famille. La ligne de son engagement, la distance qu’il a prise
du système, tout dans sa vie dit que son Dieu est bien le Parent. D’ailleurs,
ses adversaires n’ont de cesse de le rabaisser au niveau de ce qu’ils
considèrent comme la populace: un bâtard, un glouton, un ivrogne, un allié
des exploiteurs et des dévoyés, un eunuque, etc. 144 Il aurait bien mérité
d’être fait membre honoraire de la classe des pauvres et, donc, de la famille
du Parent.
Depuis, comme Jésus, beaucoup sont touchés par le Parent bien qu’ils soient,
d’une façon ou d’une autre, plus ou moins intégrés au système par la
naissance, l’éducation, le travail, le cercle de leurs connaissances et de leurs
amis. Leur situation est délicate. D’un côté, en se révélant à eux, le Parent les
a faits tout-petits de l’intérieur puisqu’il ne veut rien savoir de ceux qui
organisent le système à leur profit ou se mettent à son service. Par ailleurs, ils
font bien partie de ce monde-là. Ils ont donc beaucoup d’efforts à faire pour
changer leur mentalité, pour l’adapter à celle du Parent et des membres de sa
famille, pour devenir solidaires des petites gens, pour se faire accepter d’eux
et recevoir leur accord, au moins implicite, pour prononcer la prière qui les
distingue. C’est l’affaire d’une vie. Je me souviens de Lucie, une ancienne
étudiante, femme de banlieue distinguée, toujours bien habillée, coiffée,
bijoutée et maquillée, qui venait faire du bénévolat dans un carrefour familial
de milieu populaire, assise autour de la table d’une cuisine enfumée au milieu
de femmes dont soigner leur apparence n’était pas le premier souci et le
parler pas toujours délicat. Leur Lucie, ces femmes-là l’adoraient. Elle venait
d’ailleurs, tout en étant de la famille. Elles avaient toutes le même Parent.
Avant d’oser prier le Notre Père, il faut s’assurer que les petites gens de la
base approuveraient. J’aimerais bien savoir si Jésus a pu, un jour, dire avec
d’autres: Notre Parent… La prière au Parent est donc la prière chrétienne par
excellence. Le partisan de Jésus se doit de lui garder ses caractéristiques, cela
fait partie de l’appel à la fidélité.
Cette prière n’est pas la seule à être prononcée en Église, mais elle est la
seule obligatoire si l’on se prétend partisan de Jésus. Les autres formes sont
certes bonnes, mais elles ne la remplacent pas. Et là où elle n’est pas
prononcée, là Jésus n’est pas suivi.
Paradoxalement, la prière au Parent n’appartient pas à l’Église, mais aux
petites gens écrasés par le système. Si l’Église est autorisée à prier le Parent,
c’est que ce dernier l’a faite petite en se révélant à elle. D’un côté, il lui faut
prier le Parent, si elle prétend relever de Jésus, mais, de l’autre, elle ne peut le
faire que sur invitation des pauvres, gardiens de la prière. Le Parent ne se prie
que sur fidélité à la mission.
La prière au Parent est une prière qui se fait sous le manteau, car elle est
subversive, dangereuse pour le système. Dans la mesure où les responsables
de l’Église sont les alliés de ce dernier, ils ne peuvent approuver la prière au
Parent, laquelle doit donc être prononcée à leur insu. Jésus, dont le langage
est souvent cru, n’a pas mis de gants blancs pour adresser la mise en garde
suivante aux siens:
Mt 7,6
Ne donnez pas ce que vous avez de sacré aux chiens ni ne jetez
vos perles aux cochons, ils pourraient les piétiner et se retourner
pour vous mettre en pièces.
Tous les hommes de système, dans tous les domaines, sont dangereux. Même
l’Église est contre Jésus quand ce dernier la menace. Une dure leçon à
apprendre, et le plus tôt est le mieux. Ça fait moins mal.
La prière au Parent est une activité proprement humaine, à prononcer par tout
homme ou toute femme intéressé(e) par la lecture de la vie faite par Jésus et
solidaire des petites gens. L’affiliation religieuse n’entre pas en ligne de
compte.
La prière au Parent joue un rôle essentiel, elle permet à celles et à ceux qui la
prient de garder le cap dans un monde déshumanisé et désorienté, qu’ils se
trouvent ainsi à éclairer en lui donnant le goût de la vie.

Prier la prière d’Église


Dans les évangiles, à côté de la prière au Parent, il en existe un second type,
que je qualifierais de prière de compromis, nécessitée par les contraintes de la
vie réelle. Elle n’est pas aussi répandue que la première, elle n’est pas fondée
dans la vie de Jésus, mais elle n’en est pas moins très importante, puisque
c’est d’elle que parle le reste du Nouveau Testament. Elle est le fruit d’une
expérience différente que celle qui a donné naissance à la prière au Parent,
l’expérience des pressions de la vie à l’intérieur d’un empire puissant dont il
fallait s’attirer les bonnes grâces si l’on voulait en être accepté. Le fait est
que, dès les débuts, les partisans de Jésus ne se sont pas considérés comme
des individus chargés de vivre comme lui, mais comme des groupes à
l’intérieur desquels les membres s’entraidaient pour se rendre possible la
suite de Jésus. Un groupe a des contraintes qu’un individu n’a pas. Et,
contrairement à un être humain, un groupe ne fait pas face à une mort
inévitable à plus ou moins brève échéance. Un groupe cherche donc à se
rendre la survie possible. Un groupe est une organisation qui fait face à une
autre organisation, globale celle-là, le système en place. Les organisations
humaines, parce qu’elles cohabitent sur un même territoire, vont donc
nécessairement s’observer, s’analyser, se situer les unes par rapport aux
autres, chercher à trouver des alliés, à pallier les menaces à leur survie ou à la
poursuite de leur mission. Il était donc inévitable que les Églises primitives
doivent faire face au problème de leur mode d’existence dans l’Empire
romain. Comment un organisme, vivant sous l’influence d’un personnage qui
a été exécuté comme terroriste par un officiel de l’Empire et qui a partagé une
vision subversive du système, peut-il être au moins toléré par lui ? C’est là un
énorme problème pour l’Église des débuts et, donc, pour chacun et chacune
de ses membres qui dépendent de leur acceptation par leur famille, leurs
voisins ou leurs relations pour trouver du travail et arriver à survivre dans des
conditions difficiles.
Le personnage Jésus, à la base de la tradition évangélique, ne semble pas
s’être jamais préoccupé de l’existence permanente d’un groupe après lui.
Comme il vivait dans la perspective de la venue rapide du régime de Dieu, il
n’a sans doute jamais senti le besoin de préparer l’«après-Jésus».
Une vingtaine d’années après le départ de Jésus, les rédacteurs de la source Q
disposent d’une série de paroles qui lui étaient attribuées. Ils l’ont organisée
d’une façon qui permet à leur communauté de comprendre le radicalisme de
Jésus et de s’engager à le revivre et à prier dans sa continuité. Mais le groupe
ne se considère pas encore comme une entité distincte à l’intérieur du peuple
des fils d’Abraham, que les nations des alentours appelaient «Judéens». Il
cherchait certes à vivre des orientations de Jésus et à prier comme lui, mais il
le faisait afin que l’ensemble de leur peuple, et eux avec lui, s’aligne sur la
venue prochaine du régime de Dieu. Les partisans de Jésus de la source Q
sont donc des enfants d’Abraham qui croient en Jésus, qui cherchent à
développer une prière qui tienne compte des réactions rencontrées en vivant
leur mission auprès des petites gens de leur peuple. On ne peut pas vraiment
dire qu’ils ont développé une prière distincte de celle adressée au Parent, qui
soit proprement d’Église.
Il en va autrement des évangélistes. Le premier, Marc, qui a inventé ce genre
littéraire, a évidemment une Église en vue, celle de Rome, sans doute. Il est
étonnant de voir que, lui qui vit littéralement au cœur de l’Empire, à l’ombre
de la résidence des césars, est d’une radicalité qui touche tous les aspects
qu’il traite. La prière est donc pour lui le lieu et le moment de se tenir le plus
loin possible des façons de faire et des intérêts du système. Et il pourfend
sans merci l’incompréhension des responsables de son Église à l’égard des
objectifs poursuivis par Jésus. Même si, pour lui, la prière des partisans de
Jésus n’est pas explicitement adressée au Parent, et même s’il n’a pas inclus
le Notre Père dans son évangile, il faut dire qu’en vertu de son contenu, la
prière au Parent est bien celle qu’il promeut.
Les deux évangélistes qui se sont servis de la source Q et de Marc pour écrire
leur évangile, je le rappelle brièvement, le font une quinzaine d’années après
la chute du temple de Jérusalem. À cette époque, ce qui deviendra le
judaïsme tel que nous le connaissons est en train de se mettre sur pied. Jésus
est mort depuis plus d’un demi-siècle. Paul a terminé sa course il y a près de
vingt ans. Le christianisme est déjà largement présent dans l’Empire. Tant
pour les Judéens que pour les Romains et les nations qu’ils contrôlent, les
Églises ont leur personnalité propre. Leur existence les oblige donc à se situer
par rapport à elles. La menace qui pèse sur les fils d’Abraham, dont le pays et
le Temple sont dévastés, est trop grande pour qu’ils puissent se permettre
d’avoir au milieu d’eux une sorte de cheval de Troie, soit la présence de
communautés qui ont des liens étroits avec les païens et en prennent large
avec la Loi. Ils s’entendent donc pour les exclure de leurs rangs. Les officiels
romains, par contre, se méfient de ces regroupements de gens qui vénèrent un
personnage exécuté parce qu’il se posait en rival des césars. Les Églises se
voient donc coupées de leurs racines dans la lignée dont Jésus se réclamait et
menacées dans leur existence à l’intérieur de leur propre société. Chacun à sa
façon, Matthieu et Luc rédigent leur évangile en ne perdant pas de vue ce
contexte.
Matthieu est moins critique du système que ses prédécesseurs dans la
tradition évangélique. Certes, il n’hésite pas à en souligner les défauts, mais il
s’en prend surtout à lui dans la mesure où il rend la vie difficile à son Église.
Dans la ligne de Jésus, il lit la vie à partir du point de vue des tout-petits avec
une forte tendance à se concentrer sur ceux qui constituent la grande majorité
des membres de son Église. Il veut contrer les tendances d’un rabbinat
naissant dans sa communauté et remettre la prière au Parent à ceux à qui elle
appartient de droit. Ce n’est qu’après une période plus ou moins longue, faite
de réflexions et de pratiques marginalisantes, que les grands à qui le Parent se
sera révélé seront admis à prononcer le Notre Père avec les autres. Matthieu
est donc fidèle aux orientations profondes de la prière de Jésus. Elle demeure
prière au Parent, mais la perspective a changé. Tout en demeurant prière au
Parent, elle est devenue avec le temps prière d’Église puisqu’elle est
concentrée chez les partisans de Jésus qui en deviennent comme les
propriétaires exclusifs. Au temps de Jésus, le «nous» de ceux qui
prononçaient le Notre Père rassemblait l’ensemble des petites gens de la
Galilée. Au temps de Matthieu, il est en train de se restreindre aux membres
de l’Église, soit les pauvres d’abord, et ceux qui leur sont solidaires ensuite.
C’est dans l’évangile de Luc que le changement devient le plus patent. Tout
en restant formellement adressée au Parent, la prière lucanienne n’en a plus
les caractéristiques fondamentales. Le Parent a perdu sa personnalité
abrasive. Tout en gardant sa préférence pour les pauvres, Luc a tendance à le
présenter comme le Dieu de tout le monde. Le système n’est plus rejeté en
bloc, la prière au Parent n’est donc plus le moment de la prise de conscience
d’un choix radical à faire à la suite de Jésus. Il n’y a plus de prière au Parent
qui soit la propriété exclusive des petites gens. La prière est devenue, pour
Luc, prérogative de l’Église et est mise au service de la mission qui en vise
l’expansion. L’Empire n’est pas considéré comme partie intégrante d’un
système global destiné à être renversé par le régime de Dieu, mais comme
une réalité à se concilier pour que l’Église puisse s’étendre sur l’ensemble de
son territoire. La prière d’Église ne s’adresse plus à un Parent qui a choisi de
se révéler exclusivement aux petites gens; elle n’est plus un moment
privilégié pour creuser une vision critique de la société; elle n’est plus
l’apanage des pauvres et elle ne conduit plus à poser des gestes visant à
mettre du sable dans l’engrenage du système. Elle est prière d’Église, au
service de l’Église, dont la mission consiste à croître plutôt qu’à se consacrer
à nourrir l’espoir des pauvres.
Voilà qui pose de bien gros problèmes tant pour la compréhension de Jésus et
du Nouveau Testament dans son ensemble que pour celle de l’histoire de
l’Église, y compris pour la lecture du sens de nos propres vies. De prime
abord, la prière au Parent rebute pour toutes sortes de raisons tandis que la
prière d’Église apparaît normale. Le Parent qui fait des choix percutants
provoque la peur, le Dieu d’Église conciliant rassure. La critique radicale du
système, qui crée des tensions en soi et partout autour de soi – famille, amis,
collègues de travail, Église –, effraie tandis que la mission de servir l’Église
sans heurter les sensibilités de personne pacifie. La prière au Parent fait lutte
des classes, alors que la prière d’Église convient à la mentalité individualiste
moderne. La prière au Parent appelle à faire arriver le salut dès maintenant,
ici-bas, pour les pauvres, tandis que la prière d’Église est tout à fait
compatible avec l’espérance d’un salut déjà gagné par Jésus sur la croix –
sinon dès sa conception – et qui demande que l’on y croie jusqu’à ce qu’il se
réalise en plénitude dans l’Au-delà. La prière au Parent, que l’on ne peut
prononcer que si l’on a déjà nourri l’espérance des pauvres est beaucoup plus
difficile à envisager que la prière d’Église qui invite à prier pour les pauvres,
sans avoir à examiner ce qu’on aurait omis de faire pour eux. Oui, vraiment,
la prière au Parent pose de bien gros problèmes à l’être chrétien.
Il n’est donc pas surprenant qu’à peine un demi-siècle après la mort de Jésus
apparaisse dans les évangiles une tendance lourde à se tourner vers une autre
sorte de prière que la prière au Parent, tendance que suivra le reste du
Nouveau Testament et qui se manifestera dans toute l’histoire de l’Église
jusqu’à nos jours. La prière de Jésus est aussi dérangeante que son auteur, et
l’Église cherche à oublier aussi bien l’une que l’autre. On la comprend, elle
réagit comme chacun et chacune de nous. Qui donc veut d’un personnage que
les plus hautes autorités du système en place à son époque ont exécuté
comme dangereux opposant politique et faux prophète ? Qui veut d’une
prière qui se prononce au creux de vives tensions ?
Elle a pourtant existé, la prière au Parent, et elle est toujours là, aussi
interpellante que jadis, dans les textes sacrés de l’Église. Certes, elle n’est pas
la seule, elles sont deux. Elles sont bien deux. Ici, il faut redire une chose
importante: le Nouveau Testament n’est pas un traité de théologie, ni un
catéchisme, ni un manuel de vie spirituelle. Il est une collection de 27 livres,
qui ont réussi à nous parvenir en survivant aux aléas de l’Histoire. Ce ne sont
pas nécessairement les meilleurs qui ont été écrits ou auraient pu être écrits.
Parmi eux, il y a des textes de circonstance qui ont traversé les millénaires
bien que leur valeur soit limitée. Ils nous parlent de Jésus et du seigneur, sans
nous dire comment rendre justice à l’un comme à l’autre. Parmi eux, par
exemple, il y a Paul qui nous dit des choses magnifiques sur le seigneur tout
en déclarant qu’il ne veut rien savoir du Jésus selon la chair (2 Co 5,16). Ce
qui fait qu’à le lire, on ne sait pas trop ce que ses communautés savaient de
Jésus, et comment elles marchaient à sa suite. À sa façon, Paul cherche à
rendre justice et à Jésus et au seigneur. Dans quelle mesure a-t-il réussi ? Nul
ne peut le dire.
Il en va de la prière au Parent et de la prière d’Église comme de Jésus et du
seigneur. Les deux formes de prière sont là, côte à côte, sans être évaluées
l’une par rapport à l’autre, sans que l’une soit vénérée parce que prière de
Jésus, et l’autre valorisée, elle aussi, parce que venant après la première,
comme s’il y avait progrès de l’une à l’autre. Quand l’évangile de Luc est
apparu, les Églises ne se sont pas mises à se débarrasser de l’évangile de
Marc sous prétexte qu’un produit nouveau venait d’apparaître. Par rapport à
la prière au Parent, la prière d’Église n’est pas, comme un téléphone
intelligent, prière améliorée parce que nouvelle. Les évangiles appellent les
partisans de Jésus, à travers le temps et l’espace, à rendre justice à la prière de
Jésus, et, avec leurs frères et leurs sœurs, à prononcer la prière d’Église. Il n’y
a pas à choisir l’une contre l’autre, mais, pour chacune et chacun, à écouter la
Voix qui lui parle en vue de doser la part de temps, d’énergie et de créativité
qui revient à chacune des deux formes. L’équilibre est à trouver; il n’est
donné d’avance ni au partisan individuel, homme ou femme, ni à l’Église
dans son ensemble. Il importe donc que la prière au Parent soit prononcée
tant qu’il y a un partisan de Jésus sur la terre, et que la prière d’Église ne se
substitue pas à la prière au Parent.

La prière des experts


Les propos de l’évangile sur la prière au Parent soulèvent une question
impossible à passer sous silence, soit celle du jugement à porter sur la nature
sacerdotale de l’institution ecclésiale. Jésus, on s’en souvient, soutenait que le
Parent se cachait des experts en affaires de Dieu. Matthieu a cette formule
lapidaire à l’intention des scribes de son Église:
Mt 23,8
Quant à vous, ne vous faites pas appeler rabbi! Car, pour vous,
il n’y a qu’un enseignant et vous êtes tous frères.
Matthieu ne veut pas de rabbinat dans son Église, il ne veut pas d’experts en
prière, car tous sont frères et sœurs enseignés par la Voix du même Parent. Il
le dit dans le verset suivant: «[…] vous n’avez qu’un seul Parent, celui du
ciel.» Le rédacteur de la première Lettre de Jean s’exprime de façon
similaire:
1 Jn 2,27
Quant à vous, l’onction que vous avez reçue de lui demeure en
vous et vous n’avez donc nul besoin que quelqu’un vous enseigne.
Et, puisque cette onction vous enseigne sur tout, et qu’elle est
authentique et sans fausseté, demeurez selon elle, comme elle vous a
enseignés.
Dans le Nouveau Testament, il existe donc, fondée en Jésus, une
interprétation de la vie dégagée de la tutelle des experts traditionnels. Selon
Jésus, la prière au Parent est le bien propre des petites gens qui l’apprennent
du Parent. Selon Matthieu, les scribes, enseignés par le même Parent que les
autres, ne sont pas supérieurs à leurs frères, membres de la même famille. Ils
n’ont rien de plus à leur apprendre. Selon l’auteur de la première Lettre de
Jean, puisque tous les partisans de Jésus ont reçu de lui le souffle du Parent,
ils n’ont à se faire enseigner comment vivre par personne d’autre. Ils ont déjà
à l’intérieur d’eux-mêmes un enseignant personnel qui leur dit quoi faire. Ils
n’ont qu’à l’écouter.
Par ailleurs, le Nouveau Testament dans son ensemble témoigne de
l’existence valorisée d’enseignants, à preuve ce texte célèbre de Paul:
1 Co 12,28
Ceux que Dieu a posés dans l’Église sont premièrement les
missionnaires, deuxièmement les prophètes, troisièmement les
enseignants. Ensuite, il y a les gestes puissants, ensuite les dons de
guérison, les aides, les gouvernants et les sortes de langues.
Paul commence par nommer les trois fonctions qu’il juge essentielles.
D’abord, les missionnaires qui parcourent les voies impériales pour fonder
des communautés chrétiennes. Celles-ci ont ensuite besoin de prophètes pour
leur apprendre comment répondre aux interpellations du seigneur Jésus. Sont
enfin mentionnés les enseignants qui situent le parcours des communautés
dans la ligne de l’Écriture. Une fois qu’il a formulé l’essentiel, Paul, comme
en passant, nomme une série de services dont une communauté ne saurait se
dispenser, dont celui du gouvernement, qu’il situe en avant-dernière place,
juste avant le parler en langues pour lequel il n’a pas grande attirance. Quand
les trois premiers rôles sont bien joués, celui des pasteurs est bien secondaire.
À la fin du premier siècle, une bonne trentaine d’années après la mort de
Paul, il est temps d’ajuster l’organisation des communautés pauliniennes à
celle qui se met en place dans la grande Église. Trois lettres, dites
«Pastorales», sont alors rédigées en son nom pour les convaincre d’accepter
le changement. C’est dans ce contexte que se mit en place la fameuse triade
surveillants-anciens-serviteurs, laquelle prendra la relève de celle de Paul,
s’en appropriera les fonctions et traversera l’histoire de l’Église jusqu’à nos
jours.
Il y a donc toujours eu des experts pour occuper diverses fonctions dans les
premières communautés chrétiennes. Ce sont des lettrés formés qui ont rédigé
la source Q, ont écrit sur la prière au Parent, ont peut-être même formulé le
Notre Père. Le Nouveau Testament n’aurait pas existé sans scribes pour le
rédiger; le souvenir de Jésus se serait perdu si des experts n’avaient pas pris
sur eux de rapporter ses paroles et si les gens à l’aise des Églises ne s’étaient
pas cotisés pour que soient fabriqués les coûteux manuscrits destinés à les
consigner. Les lignes de force de la prière au Parent viennent de la base, mais
l’ensemble des membres de la communauté doit s’en inspirer pour qu’il soit
possible d’en vivre. Le mouvement de libération issu du Parent, qui monte de
la base, doit être mis en prière par des experts capables de parler en public,
mis par écrit pour être consigné et partagé avec les autres Églises, harnaché
par les leaders qui œuvrent à le canaliser en gestes pertinents, protégé par les
membres plus aisés qui ont leurs entrées un peu partout dans la société et
peuvent calmer les appréhensions des témoins. Il faut des gens capables
d’apaiser les tensions, de lever le stress, de favoriser dialogues et pardons, de
s’occuper des malades, etc. On est loin de la légèreté d’action du Nazaréen
libre de ses mouvements, seul responsable de ses décisions et capable des
plus grandes audaces. Un groupe n’a pas la souplesse d’action d’un individu.
Si on en revient à la prière, il y a cependant une grande différence entre la
façon de travailler des leaders de l’Église primitive et celle qui a cours dans la
nôtre. Celle-ci tient au sacerdoce. Il faudrait un livre en soi pour en présenter
l’origine, je me contente ici d’offrir quelques conclusions que l’on peut tirer
des données du Nouveau Testament sur le fonctionnement des Églises
primitives au cours du siècle qui a suivi la mort de Jésus:
• Ne faisant pas partie de la tribu de Lévi, Jésus n’était pas prêtre, il n’a
jamais été considéré comme tel par ses contemporains, il n’a jamais
envisagé de se construire un temple et n’a jamais posé de gestes cultuels.
• Le Nouveau Testament ne dit jamais de Pierre, d’aucun des Douze, de
Jacques, ni de quiconque, qu’il a été à proprement parler évêque ou prêtre. Il
ne parle pas non plus d’ordination sacerdotale. Le Nouveau Testament
n’attribue jamais le sacerdoce à aucun des dirigeants des Églises et il ne
connaît pas de processus régulier d’ordination.
• Dans sa liste de 1 Co 12, 28, Paul ne fait aucune mention de la présence à
Corinthe d’une fonction sacerdotale, cultuelle ou rituelle. Il n’y a rien dans
ses lettres d’un geste d’imposition des mains, d’un sacerdoce, de rites ou
d’actes cultuels réservés à certains dans ses communautés, de pouvoirs
qu’on pourrait se transmettre, etc.
• La fameuse triade des surveillants-anciens-serviteurs des lettres Pastorales
ne se voit jamais attribuer de rôle cultuel ou liturgique.
• La présidence de l’eucharistie n’est jamais attribuée ni réservée à
quiconque, leader ou autre.
• Il va de soi, pour l’auteur des lettres Pastorales, que les dirigeants soient
mariés et que des femmes puissent exercer une fonction de direction.
Ces conclusions sont à la fois simples et lourdes de conséquences. Les
premiers chrétiens n’avaient pas de plan d’avenir à leur disposition. Ils se
devaient de discerner des décisions à prendre au fur et à mesure du
déroulement de l’Histoire. C’est leur attitude devant la vie qu’il nous faut
répéter, et non nécessairement les modalités de gouvernement qu’eux ou ceux
qui sont venus après eux se sont données. La foi n’est pas dans une structure,
mais dans les orientations que le Seigneur Jésus veut donner à l’existence. Le
Nouveau Testament ne connaît ni succession apostolique, ni sacerdoce, ni
ordination remontant à Jésus, le jeudi avant sa mort, ni processus régulier
d’ordination, ni pape, ni évêque, ni prêtre, ni diacre, au sens du premier
échelon du sacerdoce, ni droit canon, ni code liturgique, ni sacrements, ni
rites réservés à certains. Cela ne veut cependant pas dire que tout ce qui n’est
pas fondé dans le Nouveau Testament soit illégitime.
Le sacerdoce de l’Église relève donc d’une décision prise à l’époque
patristique d’introduire cette dimension dans la structure de l’organisme. Il
mérite respect, il a accompli de grandes choses au cours de son millénaire et
demi d’existence. Mais il n’existait pas au temps du Nouveau Testament, et il
ne lie pas les générations d’Église à venir. Ce qu’une Église a fait, une autre
peut le défaire. Cela est exigé par la foi en la seigneurie de Jésus. Si Jésus est
seigneur, rien ne peut lui être imposé dans l’Histoire. Ce n’est pas la foi qui
exige de croire en la pérennité d’un système, mais la non-foi dans la liberté
absolue d’un seigneur.
Dans le contexte de cette étude sur la prière dans les évangiles, la fonction
sacerdotale soulève plusieurs problèmes. Pour le fond, l’exercice du
sacerdoce est la reproduction exacte des façons de faire du système contre
lequel Jésus en avait. Il se pose en médiateur unique entre Dieu et son peuple,
seul habilité à prononcer les mots qu’il faut pour qu’arrive le salut sur la
terre, et que la prière des humains atteigne leur but. La Révélation est connue,
conservée, priée et transmise par les prêtres au peuple; les petites gens ne sont
plus ceux à qui le Parent s’adresse de façon privilégiée et la vraie prière n’est
pas le Notre Père, mais l’actualisation du sacrifice de la croix par le prêtre.
Ce dernier prie pour son peuple afin que Dieu le regarde avec bienveillance
au lieu d’exprimer sa prière. Les grands ont repris le pouvoir, le système a été
remonté et les grands prêtres agissent de concert avec les rois pour le plus
grand bien de leur peuple. Les petites gens ont donc été dépossédées de leur
prière, sans aucun espoir de la retrouver parce que le système éternel du
sacerdoce les a écartés de la place de choix que le Parent leur avait octroyée.
Les experts ont repris leurs privilèges, les petits ont été remis à leur place.
Les femmes, en particulier, ont été reléguées à un statut qui leur interdit
d’être des agents de salut. Et, ce qui est tragique, leur quête d’égalité avec les
hommes, qui est lutte pour la dignité en Église et dans la société, les pousse à
aspirer au sacerdoce qui, si elles l’atteignent, les mènera nécessairement à
faire taire la prière de leurs sœurs d’en bas. Tragique.
Il est tout à fait paradoxal que la suite de Jésus doive, dans l’Église, passer
par la lutte contre le pouvoir que s’est arrogé le sacerdoce aux dépens des
petites gens. Ce n’est pas que le sacerdoce soit mauvais. L’expertise non plus.
L’humanité existe malgré tout, en dépit de toutes les atrocités dont elle est
capable, parce que, dans le quotidien de l’existence, nos sociétés sont un
immense réservoir d’entraide et de services rendus. Il est donc normal que
ceux et celles qui sont à l’aise avec les mots les prononcent pour venir en aide
à ceux qui sont habiles autrement. Il est nécessaire que, dans les Églises, il se
trouve toutes sortes d’expertises: en économie, en sciences politiques ou
sociales, en urbanisme, en gestion, en sciences infirmières, en diététique, etc.
Les petites gens doivent savoir comment la société est organisée s’ils ne
veulent pas se faire eux-mêmes organiser pour servir les intérêts des grands.
Ce n’est donc pas le sacerdoce ou l’expertise qui fait problème, mais le
sacerdoce et l’expertise qui dépouillent les petites gens de leur expérience du
Parent et de leur qualification pour la prière. Au nom de Jésus et de
l’évangile, il nous faut reprendre la lutte pour la prière au Parent, redevenir
experts en prière, revivre la Cène entre nous, prier le Parent pour qu’il se
fasse connaître de nos bébés, nous pardonner mutuellement nos fautes, nous
accompagner les uns les autres sur le chemin de la vie jusqu’à notre dernier
souffle. Alors, nous prononcerons à nouveau, ce faisant, la prière de Jésus,
obligés de le faire dans une certaine clandestinité, faisant face à la dureté du
système incapable d’accepter de perdre ses privilèges.
Jésus n’a pas gagné le combat contre la mainmise du sacerdoce sur la prière.
Il nous a montré comment le mener.

Trouver sa propre façon de prier


Tout ce que l’évangile peut faire, c’est indiquer le chemin. À chacune, à
chacun de s’y engager, en respectant sa personnalité, à son rythme, avec ses
compagnes et ses compagnons de voyage, en contournant les obstacles,
orienté(e) vers un but inatteignable. Tout en traçant le chemin, l’évangile
dépeint le paysage qu’il traverse, un paysage qui, pour l’essentiel, restera
toujours le même. Hérode et Pilate, ce sont les dirigeants de l’Empire
d’aujourd’hui. Le grand prêtre représente les gouvernements que ce dernier
utilise – et qui se laissent volontiers embrigader – dans la poursuite de ses
intérêts. Dans l’évangile de Marc, Pierre, Jean et Jacques sont les leaders
ecclésiaux qui ne veulent pas voir l’appel à devenir marginaux. Le chemin de
l’évangile traverse un paysage dans lequel les pouvoirs politiques,
économiques, sociaux et religieux sont unis dans un même système qui refuse
farouchement les orientations du régime de Dieu. La prière fondée sur l’appel
à se mettre en route est prononcée quand le chemin est rude, quand il est
barré, quand la direction à prendre n’est pas claire, quand les compagnes et
les compagnons de route sont divisés sur la voie à suivre. Nul ne peut décider
pour un autre à quel moment prier ni comment le faire. Il faut s’écouter en
marchant sur le chemin.
Le plus difficile à accepter, c’est que le non au système soit de toujours et
pour toujours, que le chemin de Jésus ne sera jamais autoroute, et que l’on a
choisi la marginalité. Quand le besoin s’en fait sentir, le partisan de Jésus,
homme ou femme, doit prier pour se le rappeler et se rassurer. Cette prière,
elle doit être la mienne, elle doit correspondre à ma personnalité, et nul autre
que moi ne peut la prononcer. C’est une prière subversive qui n’attend rien
du système, qui ne doit rien au système et qui entraîne dans une lignée âgée
de plusieurs millénaires. Je l’ai dit en introduction, j’ai dû attendre soixante-
dix ans avant de découvrir ce qu’était ma prière. Il m’a fallu tout ce temps
pour apprendre que je priais quand j’écrivais. Sur l’écran blanc de
l’ordinateur surgissent je ne sais d’où des mots que je découvre à mesure, et
dont le contenu, quand je l’examine, se situe dans la ligne de ce que je lis
depuis des décennies sur les sages, les prophètes et les rois d’Israël et de
Juda, sur Jean Baptiste et Jésus, sur les saints et saintes de mon histoire, mots
qui correspondent, de façon bien mystérieuse, à ce que vivent les hommes et
les femmes de mon réseau de foi que j’aime. Ces mots, que j’écris avec le
sentiment qu’ils ne sont pas de moi, me mettent en porte à faux avec ma
société et mon Église. Cette distance, je sais qu’elle n’est pas de moi, parce
qu’il m’a fallu, je le sais, plusieurs décennies avant que je l’accepte en moi,
entraîné vers elle par la vie de celles et de ceux que j’aimais et aime encore.
Écrire me fait découvrir la prière au Parent qui se prononce en moi. Ce mode
de prière semble d’ailleurs traditionnel puisque, jadis, Paul a pu écrire ces
mots étonnants:
Rm 8,26
Le souffle [de Dieu] nous aide dans notre faiblesse puisque
comment prier comme il faut, nous l’ignorons, mais lui-même
intercède pour nous par des gémissements sans mots.
Notre prière, c’est la Voix sans parole qui la dit au cœur de notre être. Tout ce
que nous avons à faire, c’est essayer d’en prendre conscience pour la
décoder. La prière au Parent n’est pas un flot de paroles adressées à Dieu,
mais plutôt l’écoute d’une Voix sans mots qui met en marche sur un chemin.
Celui-ci une fois découvert, les pas se succèdent les uns aux autres et font
prendre conscience du sens de la prière au Parent.
Je me permets un exemple personnel pour illustrer ce que je veux dire. Ma
décision de vivre à Montréal, dans tel quartier plutôt que tel autre, a sur moi
un impact de tous les instants. Quand j’ai besoin d’un pain, je marche, je ne
pollue pas en prenant l’auto. Quand il me faut un marteau, je vais chez le
quincaillier tout proche, m’interdisant délibérément de soutenir la
multinationale, qui vise la fermeture des petits établissements de quartier. Les
gens que je rencontre dans le quotidien de mon existence sont les gens
ordinaires de ma société qui me montrent comment vivre. Les membres de
mon réseau se reconnaissent toutes et tous dans les choix du Nazaréen. Je
parle la langue de mon peuple et je n’écris que dans cette langue, surtout pas
dans celle de l’Empire. Toutes mes journées me ramènent aux choix du
Parent, ma façon de m’habiller en dépend, notre style de vie à la maison, les
dépenses que nous faisons, nos investissements en temps et en argent dans
des organismes communautaires. J’essaie d’acheter fruits et légumes d’ici ou
d’Amérique latine en évitant autant que possible ceux de l’Empire. J’ai
malheureusement mis beaucoup de temps à me rendre compte que tout cela
était prière, dans le sens du fruit d’une réflexion et d’un discernement à partir
des choix de Jésus. Si j’écris cette lecture personnelle de ma prière, ce n’est
pas pour la valoriser. Cette prière, c’est la mienne, ce n’est que la mienne.
J’ai voulu montrer par un exemple que je connais bien comment il relève de
chacune et de chacun de trouver sa propre façon de prier afin de mieux
décider où et comment vivre sur le chemin de Jésus.
La prière au Parent est celle d’une personnalité qui porte les marques laissées
par la vie. Partager les souffrances de celles et de ceux qui vivent au bas de
l’échelle ne laisse pas indemne. Vivre dans une certaine marginalité par
rapport à son milieu ou à son Église condamne à une certaine solitude, à un
mépris certain, à une mise à l’écart de la part de parents, d’amis, de
compagnons de travail ou de connaissances au service du système, ce qui, à
la longue, peut devenir pesant et source d’insécurité. La prière au Parent se
fait dans un contexte de discernement sur la capacité de la personne de vivre
sereinement sur le chemin de Jésus. Paul appelle cela «accueillir la Voix
parmi bien des bouleversements avec la joie du souffle saint» (1 Th 1,6). La
prière est un moment de réflexion sur les questions posées par la Voix, en vue
d’un avenir qui se vit en continuité dynamique avec le passé. Matthieu parle
de «tirer de son trésor du neuf et du vieux» (Mt 13,52). Discerner du bon
dosage est la responsabilité de chacune et de chacun. La prière permet
d’entendre parler sa personnalité profonde, de confronter ce que l’on est
devenu avec les choix faits par la lignée des prédécesseurs, avec la lecture de
la vie faite par les petites gens et avec l’engagement de ses frères et de ses
sœurs partisans de Jésus. Sur son chemin, le partisan de Jésus est certes
marginal, mais il est loin d’être seul.
Chaque partisan a la responsabilité de s’engager dans la prière au Parent qui
l’oriente sur le chemin radical tracé par Jésus. C’est là la prière fondamentale
proposée par l’évangile à laquelle il ou elle ne peut se soustraire qu’au prix de
changer de voie dans la vie et de renier sa personnalité propre. À cette prière
au Parent se joint la prière d’Église, qui tient compte des contraintes
partagées avec les autres. C’est à quoi l’engage l’évangile. Il relève de chacun
et de chacune d’effectuer un bon dosage entre les deux, tout en sachant bien
que grande sera la tentation de passer la prière au Parent sous silence.
L’histoire de l’Église jusqu’à nos jours en témoigne.
Ces deux manières de prier, cependant, sont loin d’épuiser le sujet. La prière
évangélique n’est pas la seule valable, et elle ne répond pas à tous les besoins
des humains: à preuve, les multiples formes de prière dans une multitude de
traditions, religieuses ou non. Je me contente d’en énumérer quelques-unes:
prière d’émerveillement sur la Nature, prière d’action de grâce, méditations
de toutes sortes, prières du corps par la gestuelle, recherche de mise en
équilibre impassible de tout l’être, etc. Les voies vers le divin sont infinies et,
comme le Parent est Dieu, tous ces chemins conduisent à lui. Mais il y a une
prière qu’il attend des partisans de Jésus, et c’est la prière au Parent, dont
témoignent les évangiles. Une prière spéciale qui rend compte de
l’expérience que les petites gens écrasés par le système font de lui, une prière
qui n’a rien de liturgique, de rituel ou de cultuel, et dans laquelle ils sont les
seuls experts.
À quoi bon prier autrement ? Pour apprendre à vivre.
POSTFACE

Au cours de la rédaction de ces pages, je me suis rendu compte avec


étonnement que les évangiles ne m’offraient pas l’occasion de traiter de la
question d’origine: à quoi cela sert-il de dire «je pense à toi» à quelqu’un qui
est malade ? Ces livres ont tout autre chose à dire sur la prière. Ils nous
invitent surtout à prier pour que nous traversions, indemnes, les pièges de
l’existence et réussissions nos vies. Je reste donc avec ma question, à laquelle
j’ai dû chercher une humble réponse en dehors des évangiles.
D’abord, j’ai dû rendre justice à une conviction de fond: celui que je nomme
Dieu ne provoque ni ne guérit les maladies. Il a créé un monde autonome: des
vivants chargés de propager la vie, des humains responsables de leur devenir.
Le monde créé est, par définition, imparfait; la vie a des ratés, les humains
sont souvent irresponsables, la maladie et la mort font partie du cours naturel
des choses. Un Créateur qui respecte la liberté de sa Création tant physique
que rationnelle ne va pas se mêler de courir derrière elle pour en réparer les
dégâts. Quand je dis à quelqu’un «je vais penser à toi», je ne veux donc pas
dire que j’ai l’intention de demander à Dieu de le ou de la guérir. Mais que
veux-je donc dire ?
J’ai beaucoup été influencé dans ma réflexion par ma tante Aline. Elle
approchait les cent ans quand nous avons eu cette conversation. Elle n’était
pas malade et ne prenait donc aucun médicament, sauf une petite pilule qui
l’aidait à dormir quand elle souffrait d’insomnies. Elle avait beaucoup aimé
l’un de mes collègues qui venait de mourir. Celui-ci lui avait fait don d’une
lunule dans laquelle il avait mis des hosties pour soutenir la prière de ma
tante. Lui une fois parti, elle avait recyclé la lunule en pilulier. Une nuit
qu’elle ne dormait pas et se trouvait sans médicament, elle passa à l’opération
prière. Dans sa logique, cependant, elle ne voulait pas gaspiller le capital de
prières qu’elle avait en réserve auprès de Dieu en l’interpellant à propos
d’insignifiances. Elle risquait de ne pas être écoutée, plus tard, en des choses
d’importance. Aussi se tourna-t-elle vers mon collègue de Là-haut, faisant
appel à son amitié et lui demandant de lui venir en aide. Ensuite, elle se
dirigea vers sa commode, fouilla dans le tiroir où se trouvait la lunule et y
découvrit, oubliée, une petite pilule pour dormir. «Je sais bien», me dit-elle,
«que ce n’est pas Rémi qui l’a mise là, ma pilule, mais pourquoi ne serait-ce
pas lui qui m’a fait penser à la lunule ?» Je n’ai jamais oublié cette anecdote
savoureuse.
Si j’ai dit à quelqu’un que je vais penser à lui ou à elle, je fais ensuite comme
ma tante Aline, je m’adresse à des parents ou à des amis partis pour l’Au-
delà, à mon père, à ma mère, à des gens qui ont connu cette personne, qui ont
passé aussi bien à travers les grandes angoisses que les petites inquiétudes de
la vie et je leur confie la santé de la personne à qui j’ai promis de penser. Si le
Créateur a les mains liées, ce n’est pas leur cas. C’est même leur devoir que
de venir au secours de ceux et de celles qu’ils ont aimés. Ce faisant, il me
semble avoir découvert quelque chose du fonctionnement de ce que le Credo
appelle «la communion des saints». Ce n’est sans doute pas de la grande
théologie, ça n’a rien à voir avec la prière au Parent, mais cette humble prière
que je ne fais que depuis deux ou trois ans m’a rapproché de mes parents, me
fait beaucoup de bien, et, ce me semble, ne manque pas d’efficacité. Elle est
rassurante, cette prière, qui fait prendre conscience de l’existence d’un
chemin étonnant entre le ciel et la terre, sur lequel il se passe un incessant
trafic d’allers-retours.
1. Dans ce livre, toutes les traductions sont les miennes, à partir de l’hébreu pour l’Ancien Testament
ou du grec pour le Nouveau.
2. Gn 20,7.17; Nb 11,2; 21,72; Dt 9,20.26.
3. 1 Sm 1,10.12.26.27; 2,1.25; 7,5; 8,6; 12,19.23; 2 Sm 7,27; 1 R
8,282.292.30.33.35.38.42.44.45.48.49.542; 9,3; 13,6; 2 R 4,33; 6,17-18; 19,4.15.20; 20,2.5; 1 Chr
17,25; 2 Chr 6,193.202-21.24.26.29.32.34.35.38.39.40; 7,1.12.14.15; 30,18.27; 32,20.24; 33,13.18-19;
Esd 10,1; Néh 1,4.62.11; 2,4; 4,3.
4. C’est notamment l’expérience vécue chez les voisins immédiats d’Israël, soit l’Égypte et la
Mésopotamie, avec leur royauté sacrée et leurs prêtres.
5. 1 Sm 8,6.
6. 2 Sm 7,26-27.
7. 2 R 19,15-19.
8. 2 Chr 33,13-16.
9. Esd 10,1.
10. Néh 1,4-11.
11. Une version parallèle en est donnée en 2 Chr 6,14-7,1.
12. La prière est fondée sur la notion, typique au livre du Deutéronome (voir Dt 28-30), suivant
laquelle Israël coulera des jours heureux sur sa terre s’il est fidèle aux directions de vie de Yhwh, et
des jours malheureux dans le cas contraire. L’histoire d’Israël et du judaïsme a porté de durs coups à
cette thèse.
13. L’évangile est donc dans la ligne de ses racines hébraïques quand il demande d’aimer son ennemi:
c’est une invitation à le considérer malgré tout comme un être humain, en espérant que, de l’intérieur,
il lui sera donné les ressources pour le devenir.
14. Il n’est pas sans intérêt de noter que la prière prononcée par le roi, leader traditionnel de son peuple,
est rédigée par un scribe en exil qui, ce faisant, prend la relève du roi. Après la destruction du temple
de Jérusalem, en 70 de notre ère, les scribes feront de même et formuleront, en le prenant en charge,
le culte synagogal.
15. C’est une autre manifestation du fait qu’à l’époque, la vie quotidienne des petites gens n’intéressait
pas ceux qui rédigeaient l’Histoire. De fait, et de tout temps, les journées des responsables du culte
sont remplies par les rencontres avec les petites gens qui font appel à leurs prières. D’ailleurs, une
bonne partie des Psaumes est précisément l’outil de travail des prêtres qui s’en servaient pour
transmettre à la divinité les demandes de leur peuple. Mais la Bible ne nous dit rien des rencontres
qui en ont provoqué la rédaction.
16. 1 Sm 1,10.12.26.27; 2,1.
17. Pour le prêtre, voir 1 Sm 1,17; pour Anne, voir le verset 27, textes cités plus haut.
18. Is 1,15; 16,12; 37,4.15.21; 38,2.5; 44,17; 45,20; 56,72; Jr 7,162; 11,142; 14,11; 29,12; 32,16; 37,3;
42,2.4.20; Éz 16,52; Jon 2,2.8; 4,2; Hab 3,1; Dn 9,3.4.17.20.21.
19. Jr 7,162; 11,142; 14,11.
20. Jr 42,2.4.20.
21. Dn 9,3-4.20-21. J’ai préféré étudier cet écrit avec les livres prophétiques plutôt qu’avec les livres
sapientiaux selon l’ordre de la Bible hébraïque.
22. Is 37,4.15.21; le passage d’Is 37 est parallèle à celui de 2 R 19 et à celui de 2 Chr 32,20-23.
23. Is 38,2.5; le passage d’Is 38,1-6 est parallèle à celui de 2 R 20,1-7 et à celui de 2 Chr 32,24-26.
24. Is 1,15; 16,12; 44,17; 45,20.
25. Éz 16,52.
26. Jon 4,2.
27. Jr 29,1-19.
28. Jr 29,1.
29. La numérotation des psaumes est celle de la Bible hébraïque. Prières attribuées à David: Ps 4,2; 5,3;
6,10; 17,12; 32,6; 35,13; 39,13; 54,4; 55,2; 61,2; 65,3; 66,19.20; 69,14; 86,1.6; 109,4.7; 141,2.5;
142,1; 143,1. Une 24e prière se trouve à la fin de la deuxième partie du psautier (Ps 72,20) dans le
dernier verset d’un psaume attribué à Salomon.
30. Voir Ps 32,6 et 7.
31. La prière du «méchant» en est évidemment exclue (Ps 109,7), mais dans ce verset le mot pourrait
avoir le sens de recours en justice.
32. Ps 42,9; 84,9; 88,3.14.
33. Ps 80,5.
34. Ps 90,1.
35. Ps 72,15.
36. Ps 102,1.2.182.
37. Lam 3,1.
38. Lam 3,8.44, seules mentions de la prière dans le livre.
39. Jb 16,17.
40. Jb 42,8; voir le verset 10.
41. Pr 15,8.29.
42. Est (LXX) 5,1.
43. Tb 3,1.16; 6,18; 8,4.5; 12,8.122.15; 13,1.
44. Tb 1,6-10; 3,1.16.
45. Tb 3,16-17; voir 12,122; en Tb 13,1, Tobit prie un poème.
46. Tb 6,18; voir 8,4-5.
47. Jdt 11,17; 12,6; 13,3.
48. 1 Macc 3,44.46; 4,30; 5,33; 7,37.40; 11,71; 12,11; 2 Macc 1,6.23.24; 2,102; 12,44; 15,14.
49. 1 Macc 3,44.46.
50. 1 Macc 4,30; 7,40.
51. 1 Macc 5,33.
52. 1 Macc 11,71; 12,11.
53. 1 Macc 12,3.
54. 2 Macc 1,6.23.24; 2,102; 12,44; 15,14.
55. 2 Macc 1,6.9.
56. 2 Macc 1,23-24.27.
57. 2 Macc 2,102; pour Moïse, voir Lv 9,23-24, et, pour Salomon, 2 Chr 7,1.
58. 2 Macc 12,38-45.
59. Le mot pour désigner la prière d’Onias, de même racine que l’autre, n’est utilisé dans les livres
bibliques de la Septante qu’en 2 Macc 15,12.
60. Ba 1,11.13; 2,14; 3,4.
61. Ba 3,4.
62. Dn (LXX) 3,24.25; 6,10.11; 9,18. Dans le livre, les versets qui font mention de la prière varient
quelque peu selon la version grecque suivie.
63. Dn (LXX) 1,3-7.
64. Même si le mot «prière» ne se trouve pas dans le texte, il peut être ici utilisé pour désigner
l’ensemble des activités cultuelles qui se passent au Temple: holocauste, sacrifice, offrande, encens.
65. Dn (LXX) 6,10-11.
66. Dn (LXX) 9,18.
67. Sir 3,5; 7,10.14; 34,26; 35,17; 39,5-6; 50,19; 51,1.13; Sg 13,17; 18,21.
68. À la fin de son livre, l’auteur a quand même jugé bon de rappeler les temps passés quand le peuple
était uni à son grand prêtre dans la prière (Sir 50,19), une époque selon lui révolue.
69. Sir 3,1-5.
70. Sir 7,10.14. Noter qu’au verset 9, l’auteur parle des sacrifices offerts au Temple, mais qu’il lie la
prière à l’aumône plutôt qu’aux sacrifices.
71. Sir 34,26; 35,16-18.
72. Sir 51, 1.13.
73. Sg 13,17.
74. Sg 18,21.
75. Dans ce livre, l’explication de beaucoup d’affirmations à propos de Jésus et des évangiles se trouve
dans Venez voir. Jésus de Nazareth (Montréal, Novalis, 2015) ainsi que dans l’un ou l’autre des
ouvrages qui suivent. Je me contente d’y référer globalement ici. La traduction des textes de la
Source Q s’appuie sur A. MYRE, Q. La source des paroles de Jésus, Montréal, Novalis, 2011; celle de
l’évangile de Marc sur Lui, Montréal, Novalis, 2009; celle du Sermon sur la montagne sur Écoutez ce
que je vous dis. Le Sermon sur la montagne (Mt 5-7), Montréal, Paulines, 2002; celle de l’évangile
de Jean sur Crois-tu ça ? Un commentaire contemporain de l’évangile de Jean, Montréal, Novalis,
2013.
76. Les références à la source Q indiquent l’endroit où Luc a placé le texte dans son évangile. À partir
de là, il est facile, dans les bibles, de trouver les correspondances chez Matthieu (11,25 dans le cas
présent).
77. Mc 14,32-42; voir Mt 26,36-46; Lc 22,39-46. Je traiterai de la prière de Jésus à Gethsémani dans
les pages consacrées au travail des évangélistes.
78. À ces deux références explicites en Marc, on pourrait ajouter la parole de Jésus en 9,29. À ses
partisans, déçus de n’avoir pu chasser un souffle malfaisant, Jésus répond: «Cette espèce-là, il n’y a
que la prière pour en avoir raison» (Mc 9,29). L’évangéliste est donc d’avis que Jésus a dû prier,
puisqu’il a pu effectuer la guérison. Matthieu et Luc n’ont pas retenu cette parole de Marc.
79. Il a déplacé Mc 1,35 en Lc 5,16 (après la guérison d’un lépreux, que Marc avait placée en 1,40-45),
et Mc 6,46 en Lc 6,12, avant le choix des Douze.
80. À la reconstruction de la source Q, je n’ai ajouté que la mention lucanienne de la prière de Jésus (en
italique dans le texte). Le travail rédactionnel de Luc est plus considérable.
81. Comparer avec Mc 8,27.
82. Voir Mc 9,2.
83. Luc a composé l’ensemble de 11,1, comme introduction au Notre Père reçu de la source Q (Lc
11,2-4).
84. Je rappelle, pour mémoire, que, là-dessus, Jésus a eu des prédécesseurs renommés (relire Am 5,21-
27: en 7,10-17, le prophète se fait expulser du temple de Béthel; voir aussi Os 6,6; Mi 6,6-8; Is 58; Jr
7,21-23).
85. Le grec utilise le verbe.
86. Je ne reprendrai pas ce que j’ai dit plus haut du Notre Père (Mt 6,9-13), prière reçue de la source Q
et que Matthieu a placée dans son Sermon.
87. Voir Mc 12,40; Lc 20, 47.
88. Le verset 7 est d’une autre teneur que le reste: «Quand vous priez, ne radotez pas comme ces gens
d’ailleurs, qui pensent qu’avec leur verbiage ils seront exaucés.» S’il fait référence à une prière
collective de partisans de Jésus, il suppose un autre contexte que la «remise» du verset 6. Il
condamne un verbiage attribué aux païens auquel les enfants d’Abraham n’étaient pourtant pas
étrangers (Qoh 5,1; Sir 7,14).
89. Voir Mt 5,44-45.
90. Système politique imposé par Rome et servi, en Judée, par le grand prêtre en exercice, et, en
Galilée, par Hérode Antipas, potentat installé par l’Empire. Système économique au service des
puissants, que Rome maintenait en place à la condition qu’ils épuisent les ressources du pays à son
profit. Système familial, où chaque membre devait accepter la place qui lui était fixée par le père.
Système social fait de couches superposées et étanches. Système religieux, au centre duquel se
trouvait le Temple avec les prêtres qui y officiaient, institution économiquement lourde à maintenir,
où le Dieu libérateur de l’Exode était symboliquement soumis au pharaon romain et qui coexistait
avec les assemblées locales où les scribes œuvraient, par le culte, à maintenir l’ordre traditionnel.
91. Les lettres johanniques n’en parlent pas non plus. Le mot «prière» apparaît cependant trois fois
dans l’Apocalypse, livre écrit dans la mouvance johannique (Ap 5,8; 8,3-4). Dans les trois cas, il
s’agit des «prières des saints (= peuple chrétien)», qui sont présentées à Dieu à l’intérieur d’une
liturgie céleste.
92. Pour un commentaire de Jn 1-12, voir A. MYRE, Crois-tu ça ? Un commentaire contemporain de
l’Évangile de Jean, Montréal, Novalis, 2013.
93. Ma traduction des textes de la source Q et l’ordre adopté pour les paroles que l’on y trouve se
basent sur la reconstruction effectuée par J. M. ROBINSON, P. HOFFMANN et J. S. KLOPPENBORG (dir.),
The critical edition of Q. Synopsis including the gospels of Matthew and Luke, Mark and Thomas
with English, German and French translations of Q and Thomas, Minneapolis/Louvain, Fortress
Press/Peeters, 2000.
94. Pour une présentation de la Source, avec traduction et commentaire, voir A. MYRE, Q. La source
des paroles de Jésus, Montréal, Novalis, 2011.
95. «Rapaces» pour percepteurs d’impôt; «étrangers» pour païens. Dans les traductions que l’on trouve
dans ce livre, l’utilisation d’autres termes ne vise pas à remplacer les mots traditionnels, mais à faire
voir des nuances qui autrement passeraient inaperçues.
96. L’«Humain» (le «fils de l’homme») était, à l’époque de Jésus et de la rédaction des évangiles, un
nom donné à un mystérieux personnage chargé d’évaluer les humains à la fin des temps. Jésus
pensait que l’Humain jugerait favorablement ceux qui auraient pris parti pour lui. Par ailleurs,
comme on le voit dans les évangiles, les premiers chrétiens en sont venus à identifier l’Humain et
Jésus.
97. Les seuls pour lesquels il soit demandé de prier sont les ennemis ou les persécuteurs, et seulement
en Q 6,28. Cela s’explique par le fait que, selon l’évangile, on prie pour demander au Parent d’agir
dans la ligne des gestes que l’on a déjà posés envers les gens dans le besoin. Or, l’ennemi étant, par
définition, inaccessible, on ne peut rien faire d’autre pour lui que prier.
98. Il s’agit là d’une reconstruction établie à partir des versions offertes par les évangélistes Matthieu et
Luc. Par exemple, le premier a un texte allongé («notre […] qui es aux cieux; que ta volonté soit faite
sur la terre comme au ciel; mais sors-nous du Mal»), tandis que le second comprend que les «dettes»
sont plutôt péchés que sommes dues. La prière originale avait sans doute une introduction en Abba,
et une conclusion en Amen.
99. Noter que Luc reformule la demande pour l’adapter à un temps qui se prolonge, littéralement:
«donne-nous notre pain de chaque jour qui nous fera tenir jusqu’au lendemain». La demande de Luc
vise une période de temps indéfini.
100. En changeant le mot «dettes» en «péchés», Luc transpose le Notre Père dans un tout autre
contexte que celui dans lequel vivaient Jésus et les auteurs de la source Q.
101. Comme nous le verrons plus loin, dans le Sermon sur la montagne, Matthieu a conservé une
tradition traitant de la condition que les riches doivent remplir pour avoir le droit de prier le Notre
Père.
102. Jean a bien compris l’impact du geste de Jésus sur la foule, quand il écrit que les gens cherchaient
à «s’emparer de lui pour le faire roi» (Jn 6,15). Ils voulaient à leur tête quelqu’un qui s’occuperait
d’eux.
103. Is 6,10.
104. Difficile guérison, où, cas unique dans les évangiles, Jésus doit s’y prendre à deux reprises avant
de réussir.
105. Is 56,7.
106. Jr 7,11.
107. Le grec utilise le verbe «prier».
108. Dn 9,27.
109. Marc écrit à Rome et use de prudence. Bien avant l’Internet, les empires, paranoïaques, se sont
occupés d’espionner leurs citoyens.
110. Celui des «êtres humains» en général (versets 1.2.5.14.15.16.18), des «comédiens» ou hypocrites
(versets 2.5.16) et des «étrangers» ou païens (verset 7).
111. Si l’influence de Jésus est patente dans ces paroles, elle ne mène cependant pas toujours à un
comportement identique. Dans le cas du jeûne, par exemple, Jésus ne le pratique pas et n’encourage
pas ses partisans à le faire (Mc 2,18-19). Après lui, cependant, certains l’ont remis à l’honneur,
comme on le voit en Mc 2,20 et dans le Sermon (Mt 6,17-18).
112. La ville d’Antioche, en Syrie, peut être considérée comme la meilleure candidate, sans plus.
113. Matthieu omet la mention de la prière de Mc 1,35. De fait, c’est tout le passage de Mc 1,35-39
qu’il laisse de côté. Il n’en reprend que quelques données dans l’intention de créer une introduction
au Sermon sur la montagne qu’il voulait placer à cet endroit dans le déroulement des épisodes que
lui offrait Marc. Chez lui, la journée à Capharnaüm de Mc 1,21-39 n’existe plus (il va utiliser plus
loin les récits de miracle qu’elle contenait), de sorte que le dialogue entre Simon et Jésus en Mc
1,36-38 ne convenait plus. Ce sont donc des raisons littéraires qui ont motivé l’omission de Mc 1,35.
Par contre, l’évangéliste a introduit une mention de la prière de Jésus en Mt 19,13, verset
correspondant à Mc 10,13, qui n’en parlait pas. Enfin, il n’a pas rapporté Mc 9,29, où Jésus parle
d’un esprit mauvais que seule la prière peut chasser. À la place, en Mt 17,20-21, il a créé un
enseignement sur la confiance, à partir de Q 17,6 (que le mûrier se plante dans la mer) et de Mc
11,23 (que la montagne se jette dans la mer). Il semble avoir préféré parler d’une attitude de fond (la
confiance), que d’une activité ponctuelle (la prière).
114. Matthieu a écrit son évangile à l’intérieur d’une longue parenthèse. Celle-ci s’ouvre avec la
mention de l’Emmanuel – nom qui signifie Dieu avec nous (Mt 1,23) –, «nous» étant le peuple
judéen incluant les partisans de Jésus. Et elle se ferme sur une promesse de Jésus ressuscité: «moi, je
suis avec vous tous les jours» (Mt 28,19-20), «vous» étant la communauté matthéenne unie à ses
frères et sœurs issus de toutes les nations. C’est pour que la communauté effectue sereinement ce
passage du «nous» judéen au «vous» universel que Matthieu écrit son évangile.
115. Il est le seul évangéliste à utiliser le mot (une fois en Mt 16,18, et deux en Mt 18,17).
116. Comme le notent les exégètes, «poser les mains sur quelqu’un et prier pour elle ou lui» est une
expression d’allure liturgique. Elle décrit le geste de l’officiant, accompagné d’une parole, qui
implore la bénédiction vivifiante de Dieu.
117. Matthieu fait six fois mention de la prière des partisans de Jésus dans le Sermon sur la montagne:
deux proviennent de la source Q (Mt 5,44; 6,9), deux du Sermon (Mt 6,62) et deux de sa propre main
(Mt 6,5.7). Il ne reparle de la prière qu’à la fin de son évangile, au cours des derniers jours de Jésus à
Jérusalem, à l’intérieur, cette fois, de textes qu’il a reçus de Marc (Mt 21,13.22; 24,20; 26,41).
118. Matthieu a créé le verset 7 sur la base d’une tradition qu’il est le seul à rapporter (voir Qoh 5,1; Sir
7,14) tandis qu’au verset 8, il reproduit une parole de la source Q (Mt 6,32b).
119. Luc a inséré la prière de Jésus en Lc 3,21, un texte de Q, et en 11,1, une introduction qu’il a
rédigée pour le Notre Père, également tiré de la Source. Il a fait de même six fois dans quatre textes
provenant de Marc: Lc 5,16 (Mc 1,45); 6,122 (Mc 3,13); 9,18 (Mc 8,27); 9,28-29 (Mc 9,2). Par
contre, s’il n’a pas reproduit la mention de la prière de Jésus que Marc avait placée après la journée
à Capharnaüm (Mc 1,35); c’est peut-être parce qu’il a situé cette dernière dans un autre contexte (Lc
5,16). De plus, comme il n’a pas utilisé le récit de la marche sur la mer de Mc 6,45-52, il a par le fait
même laissé de côté la mention de la prière de Jésus qui s’y trouvait (verset 46). Enfin, dans le récit
de la Passion, il a profondément remanié l’épisode de Gethsémani. Alors qu’en Marc, Jésus y prie
deux fois, et en Matthieu, trois, il ne le fait qu’une seule fois en Luc, mais son unique prière est
quand même mentionnée à trois reprises (Lc 22,41, suivant Mc 14,35, puis Lc 22,44-45),
l’évangéliste manifestant ainsi son intérêt soutenu à parler de la prière de Jésus.
120. Luc utilise le verbe.
121. Littéralement: «dans la prière de Dieu».
122. La seconde citation (Lc 5,16) est manifestement un cas particulier.
123. Une mise en garde s’impose ici. Il ne faut pas lire l’évangile de Luc – ni les autres, d’ailleurs –
comme des récits historiques. Toutes les traditions sur lesquelles s’est appuyé Luc pour écrire son
évangile étaient imprégnées par la foi. Le seigneur, sous la motion duquel vont se dérouler les Actes,
est déjà à l’œuvre dans tout ce qui a été écrit sur Jésus avant Luc et dont l’évangéliste se sert. Par
exemple, c’est le seigneur qui ressuscite les morts, provoque une pêche miraculeuse, etc.
124. Sur Jésus prophète en Luc, voir aussi Lc 4,24; 7,16.39; 9,8.19; 13,33.
125. Luc n’hésitera d’ailleurs pas, à travers tout l’évangile, à donner à Jésus le titre de «seigneur».
Certes, il ne l’était pas encore dans la phase historique de son existence. Mais il l’est au moment où
l’évangéliste écrit ainsi qu’à celui où sa communauté l’entend proclamer ou le lit.
126. Le verbe «se retirer» est très rare dans le Nouveau Testament et le pluriel «les déserts», beaucoup
moins fréquent que le singulier.
127. Une façon de dire qu’elles sont à la recherche du «prophète puissant en geste et en parole».
128. Voir Ac 2,22-24.32-33.36; 3,14-15; 4,10; 5,30-31; 10,36-40.
129. Le mot grec apostolos peut aussi se traduire par «missionnaire» ou «envoyé».
130. Il est cependant paradoxal que Luc n’ait rapporté aucun des encouragements que le Jésus de Marc
adresse à ses partisans pour qu’ils prient (Mc 11,24-25; 13,18).
131. Comparer Mc 13,14-20 à Lc 21,20-24.
132. À l’origine, il devait s’agir d’une critique féroce, dans la ligne de la parabole sur la pauvre veuve
en Mc 11,41-44. Celle-ci se fait convaincre par le système, qui dévore les biens des veuves (verset
40), de lui remettre le peu qu’elle avait.
133. Luc reprend la formulation de Marc en parlant des scribes qui veulent impressionner les gens et
prétendent exercer une importante fonction, quand ils «font semblant de prier longuement» (Mc
12,40; Lc 20,47).
134. Voir Ac 1,14; 2,42; 3,1; 6,4.
135. Voir Ac 1,24; 6,6; 9,11; 13,3; 14,23; 22,17(21).
136. Voir Ac 12,5.12; 20,36; 21,5. En Ac 12,5.12, la communauté de Jérusalem qui prie pour la
libération d’un Pierre emprisonné ne s’attend pas à un miracle, comme c’est le cas pour les prières
dont les références sont données à la note suivante.
137. Voir Ac 9,40; 16,25; 28,8.
138. Voir Ac 10,4.9.30-31.4-48; 11, 5.
139. En Ac 20,7.11, il est dit que, profitant du fait que la communauté de Troas est rassemblée un
dimanche pour rompre le pain, Paul entreprend de lui parler longuement. Il doit cependant
s’interrompre pour descendre réanimer un adolescent que son discours avait endormi et qui était
tombé du troisième étage. «Puis il remonte, rompt le pain et mange.» Ce n’est pas là le geste d’un
président d’assemblée qui rompt le pain pour les participants, mais de quelqu’un qui assouvit sa
faim.
140. La revue Relations est un bon exemple. Personnellement, j’aime beaucoup Le Monde
diplomatique qui fait comprendre enjeux et motivations cachés à la grandeur du monde.
141. Lc 13,10-17; Mc 3,1-6.
142. Jn 9,1-41; Mc 5,1-20.25-34.
143. Jn 5,5-13; 9,1-41.
144. Jn 8,41; Mt 11,19; 19,12.

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