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Pour une philosophie de la traduction

Author(s): Jean-René Ladmiral


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 94e Année, No. 1, LA TRADUCTION
PHILOSOPHIQUE (Janvier-Mars 1989), pp. 5-22
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40903016
Accessed: 20-03-2023 19:27 UTC

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Pour une philosophie
de la traduction

La traduction est un « point aveugle » pour les philosophes. Elle revient à une
« profanation » des grands Textes de la tradition, à tel point qu'il n'y a plus de textes
originaux. La réflexion théorique sur la traduction se présente d'abord comme une
« traductologie » d'ordre apparemment linguistique, mais profondément philoso-
phique. Une typologie de la traduction fait place à la spécificité de la traduction
philosophique. L'« epistemologie de la traduction » débusque ses impensés métaphy-
siques.

For the philosophers, translation is a kind of « blind spot ». Translating amounts to


«desecrate» the great Texts of tradition so that there are no original texts left.
Theoretical thinking on translation appears first as a « traductology » of a seemingly
linguistic nature, but which is in depth philosophical. A typology of translation makes
room for the specific character of philosophical translation. The « epistemology of
translation » reveals unconscious metaphysical aspects of translation.

Croirait-on que la traduction dût être considérée comme un objet


proprement philosophique ? Il a pu sembler que non. Longtemps, les
philosophes n'ont guère pris garde à la traduction comme telle, quand
bien même ils ont fait couramment usage de ces « traductions » qui leur
donnaient accès aux textes fondamentaux de la tradition philosophique.
Il semblerait qu'on voulût oublier que, très souvent, on ne lit pas Hegel,
mais J. Hyppolite, qu'on ne lit pas Kant, mais A. Tremesaygues et
B. Pacaud ou J. Barni, J. Gibelin ou A. Philonenko, qu'on ne lit pas Platon,

Revue de Métaphysique et de Morale, N° 1/1989 5

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mais L. Robin ou E. Chambry ou tant d'autres, etc. et même qu'on ne lit


pas tant Descartes que le duc de Luynes (ou Clerselier) * ; II restera à se
demander pourquoi un tel oubli. Quel est le sens, philosophique, qu'il
revêt ?
Sans doute convient-il de voir un premier élément de réponse dans le
fait que la traduction, ainsi spécifiée, est comme un miroir tendu à la
philosophie, incommode révélateur d'une (double) contradiction sur
laquelle les philosophes auraient préféré continuer à s'aveugler. En effet :
la philosophie prétend être l'expression de la Raison, de cette univer-
salité qu'il est de son essence de faire affleurer en chacun de nous ; et
voilà qu'en même temps, la philosophie s'incarne non seulement dans
le particularisme historique et culturel de traditions nationales (il y a un
Idéalisme allemand, comme il y a des matérialistes français), mais bien
aussi dans les accidents linguistiques, justement appelés « idioma-
tiques », des langues naturelles. Il y a là un scandale - même si les (post-)
Modernes savent y trouver des réponses, auto-immunitaires - que fait
éclater le dispositif matériel de la traduction. Ce que fait éclater la
traduction, c'est l'unité « obscène » de cet accouplement de l'universalité
rationnelle avec la généralité des langues « idiotes » ( Ï8ioç ) ; mais c'est
aussi, plus concrètement, l'unité d'apparence, et l'unicité d'apparat, que
prétend encore donner à la Raison universelle la singularité de l'Œuvre
d'un Auteur (car, un peu comme la littérature ou l'art, la philosophie se
présente à nous d'abord comme l'enfilade d'une « galerie » où se
succèdent les singularités personnelles des auteurs et de leurs œuvres).
Il y a déjà comme une déchéance, comme une Chute, dans le fait que la
Raison philosophique consente ainsi à s'incarner dans les signifiants
d'une langue et à s'individuer dans l'œuvre d'un auteur. Et pourtant il
n'est pas douteux que c'est sous la forme de textes achevés qu'existe la
philosophie.
Cette double profanation de la Raison, la traduction la révèle et la
rend manifeste, elle la fait « éclater » - dans le même temps où, par
construction, elle s'attache à la dépasser en opérant nécessairement une
dissociation des signifiés conceptuels de la philosophie (d'une philo-
sophie ?) d'avec les signifiants de sa langue de départ ou langue originale

1. S'agissant des Méditations métaphysiques, on a pu croire jusqu'à présent qu'on


était fondé à identifier (subrepticement) le texte original et sa traduction française, en
invoquant le fait qu'elle avait été autorisée par Descartes lui-même. L'idée qu'on
puisse retraduire ce texte, à partir du latin, apparaissait comme évidemment
saugrenue. On tenait là une de ces traductions, exceptionnelles, qui ne « vieillit » pas.
Eh bien ! voilà un tabou en passe d'être rompu, par la traduction de Michelle
Beyssade (à paraître); cf. l'article de Michelle et Jean-Marie Beyssade dans le présent
volume.

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(Lo), que l'on conviendra d'appeler (en français) la « langue-source », afin


d'en assurer ensuite la « réincarnation » dans les signifiants autres,
étrangers, de la langue d'arrivée ou « langue-cible » dans laquelle le texte
est traduit (Lt). Mais il aura bien fallu faire éclater la rassurante unité du
signifiant et du signifié, qui va si bien de soi. C'est aussi, du même coup,
la peut-être excessivement révérencieuse piété philologique et « litté-
raire » vouée par les philosophes que nous sommes aux textes des
Philosophes que nous lisons qui se trouve là invalidée, ou du moins
menacée. N'y a-t-il pas en effet comme un fétichisme des « grands
textes », dont la traduction nous ferait alors soupçonner la contingence,
c'est-à-dire aussi la contingence de notre propre finitude mesurée aux
limites dans lesquelles il est imparti à chacun de nous d'assumer
l'ambition démesurée du projet philosophique. En ce sens, il y a dans la
traduction quelque chose de blasphématoire. Doublement, donc, puis-
que ce sont non seulement les grands Textes de la philosophie qui sont
profanés et notre rapport à eux, mais aussi la Raison philosophique
elle-même. Ainsi voit-on qu'il est attaché à la traduction comme une
mauvaise conscience des philosophes qu'il leur est naturel de vouloir
oublier ; et sans doute conviendrait-il mieux de parler d'un « refou-
lement » que d'un « oubli » de la traduction en philosophie.
Du coup, la traduction est restée longtemps le fief obscur des
linguistes ou, pire ! de la « Linguistique Appliquée » (avec les deux
majuscules d'un anglicisme, pour « faire syntagme » ). C'est pourtant un
linguiste, comme Georges Mounin, qui regrettait régulièrement que les
traités de philosophie ne comportassent point de chapitre qui lui fût
consacré. Mais pour la plupart des philosophes ex professo, elle faisait
figure d'activité subalterne ou « technique », pour ainsi dire infra-
philosophique, qu'il ne convenait de regarder qu'avec une moue
despective.
Ce n'est pas à dire que d'aucuns, et parmi les meilleurs, n'aient pas
consenti à traduire les philosophes, depuis toujours. Il y a là en effet une
longue tradition du métier philosophique, dont on peut deviner que,
derrière les raisons « rationnelles » alléguées (« donner, enfin ! accès aux
textes incontournables de... »), elle recouvre des investissements person-
nels et des enjeux existentiels qui, par là-même, nous disent quelque
chose de la philosophie, telle qu'elle advient chez ceux qui la pensent.
Dans la volonté de traduire, il entre bien des choses ! et particulièrement
dans la volonté de traduire un philosophe. Sans doute est-ce déjà, pour
certains, une façon de faire pièce à ladite mauvaise conscience du
philosophe confronté à sa dépendance vis-à-vis de la matérialité de
l'objet textuel. La traduction serait une réponse aux apories qui ont été

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indiquées plus haut, et qui renvoient à ce qu'on pourrait appeler


I'« idéalisme du texte » en philosophie. Il y aurait comme un rite
conjuratoire, et même expiatoire, à aller ainsi « au charbon » et à se
plonger dans une telle besogne, à s'y « abîmer », on serait tenté de dire :
à s'y « vautrer » !
Mais la traduction est aussi un acte (« positif ») d'appropriation ; c'est
même un mode d'identification fantasmatique, très chargé d'ambiva-
lence. En traduisant un philosophe, c'est moi qui écris sa philosophie
dans ma langue. « Celui-là se croit Kant parce qu'il l'a traduit », dit
Delphine Gay de Girardin en exagérant à peine. Dans le mariage
singulier que contracte le traducteur avec « son » philosophe, il y a
l'ambivalence d'une relation de couple : le traducteur devient pour ainsi
dire la femme du philosophe qu'il traduit, et qui le « possède ». Cela va
jusqu'à une attitude intériorisée de soumission sur laquelle la psycha-
nalyse aurait à nous apprendre quelque chose de ce que nous sommes
et quelque chose de notre rapport à la philosophie. Mais, ici comme
« ailleurs », la possession est réciproque.
L'appropriation d'un auteur (et voilà ce « génitif » redevenu, en
l'occurrence, un génitif objectif) peut même devenir une stratégie de
carrière, en un sens institutionnel et le moins noble qui soit. Dans le
champ clos {Kampfplatz) de la philosophie universitaire (mais en est-il
une encore qui ne le soit pas ?), il arrive que les mots d'un Georges
Lafourcade prennent tout leur sens: certains traducteurs étant des
auteurs de « seconde zone » qui se sont approprié « la sinécure attitrée
d'un grand homme et exploitent sans vergogne le filon, vivant en
parasites sur la fourrure de leur auteur » 2. Pour illustrer ce propos, il
vient d'emblée à l'esprit de chacun plusieurs noms connus dans le milieu
philosophique, et parmi les vivants ! (et à produire ainsi de tels
diagnostics, il n'est rien moins sûr qu'on dût par là-même toujours s'en
excepter...).
Il reste qu'au-delà de tous ces « dessous » plus ou moins troubles, il
est une expérience philosophique de traduire qui est celle d'une
recherche besogneuse, ardente et aride de l'adéquation de mon écriture
à la Raison philosophique immanente à la pensée d'un auteur. N'est-ce
pas là, dirons-nous en paraphrasant Kant pour le dévoyer un peu,
« l'affaire du philosophe » (das Geschäft des Philosophen) ? Il y a une
ascèse philosophique de la traduction en général et, bien sûr, particuliè-
rement de la traduction philosophique. Avec la traduction, il se joue un
rapport particulier à l'écriture : notre écriture se trouve alors dépouillée,

2. Georges Mounin, Les Belles Infidèles, Paris, Cahiers du Sud, 1955, p. 9.

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privée du plaisir adventice et parfois trop tentateur de ce qu'on fustige


parfois à bon droit sous le nom de « complaisances littéraires ». Le (bon)
traducteur est un écrivain dont l'esthétique littéraire est un classicisme
radical : la forme est chez lui serve, totalement assujettie au fond, au
sujet traité. Il se fait un travail (au sens plein du mot) d'élucidation des
idées et d'épuration de l'écriture. En un « mot » : le sensible (littéraire)
y est bien de l'intelligible (philosophique)... clair et distinct !
Cela dit, on en reste là au niveau existentiel de ce qui pourrait être
une « clinique » de la traduction philosophique (qui n'est ici qu'indiquée
et fera l'objet d'une prochaine étude, à l'instar de celle qu'a consacrée
Jean Laplanche à la « clinique de la traduction freudienne », où l'on
notera que la traduction de Freud est mise en parallèle avec celle des
philosophes, comme Hegel et Heidegger) 3. Cela ne suffit pas (encore) à
faire de la traduction un objet ayant un statut proprement philosophique.
Ce n'est pas seulement la sociologie, voire la psychologie de l'institution
philosophique qui répugnent à construire la traduction comme objet
philosophique, c'est bien aussi la rationalité philosophique elle-même, en
tant qu'elle obéit à la pesanteur d'une histoire et qu'elle est portée par
la logique d'une tradition que monnaye le paradigme des conceptuali-
sations et des problématiques qui font la philosophie d'une « époque ».
Sans doute sortons-nous à peine d'une telle époque, où le « discours de
la métaphysique » et, plus généralement, de la philosophie n'était guère
en mesure de thématiser la traduction comme telle, sauf à n'en faire que
le matériau d'une isotopie livrée au jeu kaléidoscopique de variations
métaphoriques surabondantes où ni la raison, ni le principe de réalité
ne trouvent véritablement leur compte...

II

Aussi est-ce tout naturellement que ceux qui, comme le signataire de


ces lignes, ont vu dans la traduction un objet de connaissance et de
réflexion, en même temps qu'un champ d'études, ont été conduits à
emprunter d'abord le détour du discours linguistique pour en traiter. De
fait, en toute rigueur épistémologique, il s'agissait plutôt de constituer

3. Jean Laplanche, « Clinique de la traduction freudienne » in L'Ecrit du temps, n° 7,


Eté 1984, p. 5-14. Il est clair que si nous parlons ainsi de la traduction, philosophique,
c'est que nous avons nous-même beaucoup traduit (et notamment du Kant...), cf. notre
étude: «Traduire les philosophes allemands» in Collegium helveticum, n° 3 (1986),
p. 153-160. Faute d'une telle expérience (et parfois même dans le cas contraire!), la
traduction ne se prête que trop aisément à une profusion de vaticinations sensément
« philosophiques » sans grand rapport avec le réel.

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une discipline autonome qui prît la traduction pour objet : la traducto-


logie, laquelle n'est guère qu'en première approximation une sous-
discipline de la linguistique 4.
Ce qui est vrai, c'est que la linguistique fournit les éléments concep-
tuels et terminologiques permettant un étiquetage des réalités évidem-
ment langagières dont traite la traductologie, et puis aussi bien sûr les
linéaments d'une méthodologie dont il a pu sembler naguère encore que
les autres sciences humaines, voire la philosophie elle-même, voulussent
imiter la rigueur. Mais, pour l'essentiel, la traductologie doit emprunter à
beaucoup d'autres disciplines que la linguistique (à la psychologie, aux
sciences sociales... à l'analyse littéraire, à la philosophie, voire à la théo-
logie). Surtout, il lui faut développer une conceptualisation qui lui soit
propre pour construire et décrire adéquatement son objet.
Plus précisément, c'est une « science de l'action », une praxéologie. Cela
ne va pas sans un travail philosophique de réflexion méta-théorique sur
le type de discours qu'il convient que tienne la traductologie sur la
traduction : d'où l'échéance d'une « epistemologie de la traduction »
spécifique - significativement coextensive à la recherche traductologique
elle-même5. Au reste, c'est là un trait épistémologique propre aux
sciences humaines que d'être ainsi organiquement solidaire de leur
propre epistemologie, elle-même critique de leur démarche, qu'elle
accompagne et contribue à produire- ce dont les sciences sociales
donnent abondamment l'exemple, de Durkheim à J. Habermas, par
exemple6. Et le moindre paradoxe n'est pas que ce discours méta-
théorique d'autocritique épistémologique coextensif à la théorie traduc-
tologique soit, par là-même, directement en prise sur la pratique
traduisante.
De la théorie à la pratique, il n'y a pas en traduction le rapport linéaire
d'une application, pas plus que de la science biologique à la pratique
médicale. Il convient de bien séparer théorie et pratique ; mais, en même

4. Sur ce dernier point, cf. notre étude : «Philosophie de la traduction et linguistique


d'intervention » in Traduzione tradizione : numéro spécial de la revue franco-italienne
(publiée chez Dedalo, à Bari) Lectures, n°4-5, agosto 1980, p. 11 sq.
5. Nous en avons traité dans notre étude : « Epistemologie de la traduction » in
Reiner Arntz (Hrsg.), Textlinguistik und Fachsprachen. Akten des internationalen
übersetzungswissenschaftlichen AILA-Symposions Hildesheim, sous presse chez G.
01ms.
6. Cf. Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt, prêt. J.-R. Ladmiral, trad. o.
Clémençon et J.-M. Brohm, Paris, Gallimard, 1976 (Bibliothèque de Philosophie - rééd.
en « TEL », n° 38). D'une façon générale, nous ne faisons ici qu'apporter un prolon-
gement, touchant la traductologie, à l'epistemologie des sciences humaines esquissée
dans notre étude sur « Le discours scientifique » in Revue d'Ethnopsychologie,
t. XXVI/n° 2-3, septembre 1971, p. 153-191.

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temps, il s'opère de l'une à l'autre la médiation d'une interaction


dialectique complexe. Au demeurant, la traductologie ne fait qu'illustrer
la figure d'une dialectique entre théorie et pratique, récurrente en
sciences humaines dans la mesure où c'est bien sur une pratique, en un
sens aristotélicien tel que le reprend un Jürgen Habermas, qu'elles sont
censées (éventuellement) déboucher, et non pas sur des techniques1.
Aussi l'expression, pourtant couramment employée, de « techniques de
traduction » procède-t-elle d'un contre-sens sur la nature de ce dont il
s'agit.
Cette dialectique entre théorie et pratique en traductologie (par
exemple) fait écho à la dialectique sujet-objet bien connue en sciences
sociales, ces dernières se sachant immanentes à leur propre objet.
Comme l'historien est dans l'histoire, dans l'Histoire qui se fait et dans
l'histoire (ou, comme on se complaît à dire maintenant, 1'« historio-
graphie ») qu'il écrit (que l'allemand tend à distinguer en se servant du
doublet Geschichte et Historie), le sociologue est pour ainsi dire interne
à cette société qu'il prend pour objet mais qui produit aussi cette
sociologie dont il est l'auteur. Au principe des champs d'objectivation
cognitive que les sciences humaines constituent comme objet « scienti-
fique », il est des intérêts de connaissance qui se nourrissent des acquis
anthropologiques de la tradition, de l'expérience de la pratique et du
savoir («pré-scientifique ») qui s'en dégage. La traductologie n'échappe
pas à cette « condition » épistémologique, tant en ce qui concerne le
paradigme où elle s'inscrit qu'au niveau, plus profond, des « enjeux
métaphysiques » qu'elle recèle 8.
S'agissant d'epistemologie et de « traductologie » justement, on notera
qu'outre-Rhin il s'est constitué (comme souvent...) une «science de la
traduction» (Übersetzungswissenschaft)9. Au reste, il apparaît qu'en
français, maintenant, on ne craint plus de venir nous parler même d'une

7. Jürgen Habermas, La Technique et la science comme « idéologie », préf. et trad. J.-R.


Ladmiral, Paris, Gallimard, !l973-31978 (coll. Les Essais. n<> CT. XXXTTD
8. Cf. notre communication au colloque franco-allemand de philosophie de Wolfen-
büttel (R.F.A.), 25-29 octobre 1987 : « Les enjeux métaphysiques de la traduction - à
propos d'une critique de Walter Benjamin » in Le Cahier du Collège international de
philosophie, n° 6. Nous reviendrons sur cette problématique de l'impensé métaphy-
sique de la traduction, qui constitue le ooint de fuite de la nrésente étude
9. Ce qui est vrai au sein de la culture allemande, en l'occurrence (au sens
« technique » de ce dernier mot), ne l'est pas vraiment dans le domaine anglo-saxon,
où l'on préférera suivre les suggestions du regretté James S. Holmes, proposant de
parler tout simplement de Translation Studies, malgré le titre de Eugene A. Nida,
Toward a Science of Translating with special reference to principles and procedure's
involved in Bible translating, Leyde, Brill, 1964.

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« science de la littérature » ! D'une façon générale, on voit que le terme


de « science » est de plus en plus couramment employé au sens large de
l'allemand Wissenschaft (plus ou moins relayé par des anglicismes),
comme c'est le cas ici. Il est pourtant bien clair que la traductologie ne
saurait prétendre être une « science», au sens strict (et étroit) où ce
serait une science exacte. Par construction notre propos est ici aux
antipodes de toute epistemologie positiviste et, notamment, du « terro-
risme » dogmatique dont, il y a peu, faisait encore preuve la linguistique,
divisée en Ecoles rivales qui s'affrontaient de part et d'autre des « fronts
scientifiques » que marquaient des « coupures épistémologiques » à
répétition... S'il est vrai que, philosophiquement (au moins au sens où la
philosophie se constitue en discipline séparée), l'illusion fantasmatique
et idéologique du positivisme semblerait avoir fait long feu, il reste que
dans la pratique de la connaissance, « sur le terrain » de la recherche, il
ne cesse de faire retour comme si on n'avait fait que refouler cet
inconscient épistémologique, dont toute méthodologie « scientifique »
garderait comme la nostalgie.
L'ambiguïté du terme « science » qui vient d'être relevée - et qui, déjà,
est un problème philosophique de traduction- s'est trouvée trop
souvent au principe, inaperçu sinon inavoué, de confusions venues
obscurcir le débat touchant le statut épistémologique des sciences
humaines, voire de contaminations idéologiques. Ainsi en faisaient foi,
hier encore, aussi bien la « Querelle du positivisme dans les sciences
sociales » qui avait largement occupé le champ intellectuel outre-Rhin 10
que I'« agitation » polémique qui faisaient s'échanger entre intellectuels
parisiens des anathèmes, indistinctement idéologiques et « épistémolo-
giques », aux relents althussériens n. Toute Wissenschaft n'est pas
science... et l'on serait presque tenté de ramener le positivisme à ce
que nous avons appelé un « artefact de traduction » !
Mais s'il est vrai déjà que la traductologie reste ce qu'il est convenu
d'appeler une science humaine - « humaine, trop humaine » pour être
véritablement une « science » - il lui faut aussi sans doute renoncer à
l'ambition d'élaborer une théorie hypothético-déductive unitaire et
consistante, au sens d'une exigence de rigueur axiomatique, et qui pût
se soumettre à l'échéance d'une possible « falsification » (comme il
convient de traduire, ou plutôt : comme il aurait fallu ne pas traduire

10. Cf. Theodor W. Adorno, Karl R. Popper et alii, De Vienne à Francfort. La querelle
allemande des sciences sociales, trad. C. Bastyns, I. Stengers et alii, Bruxelles,
Complexe, 1979.
11. Dans le domaine « linguistico-traductologique », voir mutatis mutandis: Jean-
René Ladmiral/ Henri Meschonnic, « Poétique de. ../Théorèmes pour... la traduction »
in Langue française, n° 51, septembre 1981, p. 3-18.

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le terme poppérien). Abandonnant les critères de « propreté » formelle,


ici trop coûteusement scrupuleux, le discours traductologique s'en
tiendra à ce que nous avons appelé « une rhapsodie de théorèmes
disjoints affrontés à la tourmente de la pratique » 12.
C'est à réaliser un tel programme théorique que nous nous sommes
attaché pendant quelque quinze ans ; et l'on aura noté que nous nous
sommes trouvé amené à citer ici plusieurs de nos travaux 13. C'est qu'au
moins jusqu'ici, le discours de la présente étude tend à plaider « pour
une philosophie de la traduction » en tâchant à montrer qu'une telle
philosophie est déjà implicite à la recherche traductologique qu'a menée
son auteur (voire d'autres, comme Antoine Berman). S'agissant ici, un
peu immodestement, de tenir le discours d'une « archéologie » posant
les fondations d'une discipline, il est apparu qu'il convenait de retracer la
trajectoire intellectuelle qui y avait conduit pour en dégager la logique
épistémologique, et philosophique.
Une comparaison fera mieux voir ce dont il s'agit. On connaît
l'apologue sur lequel s'ouvrent les Thèses sur la philosophie de l'histoire
de Walter Benjamin. C'est la légende d'un prétendu automate, capable
de gagner toute partie d'échecs contre un partenaire humain (préfigu-
rant un peu ce qu'allaient faire les ordinateurs contemporains), mais qui
se révèle être une supercherie : en réalité un « nain bossu », expert aux
échecs, est caché qui tire les ficelles et donne toutes ses victoires à cet
automate fantomatique. Pour Benjamin, le nain bossu, c'est la théologie
qui, « petite et laide », n'ose « plus se montrer » ; mais c'est elle qui
actionne secrètement ce pantin qu'est le « matérialisme historique ».
Nous reprendrions volontiers cette analogie à notre compte, en en
modifiant les termes ; et nous dirons qu'autant et plus que la théologie,
c'est la philosophie qui est à l'arrière-plan des conquêtes de la traduc-
tologie (qui vient remplacer ici le matérialisme historique).
Au reste, ce n'est pas là une constellation exceptionnelle : ce détour de
la philosophie par les sciences humaines, ce serait plutôt la règle, ou
presque, pour la pensée contemporaine. Un philosophe comme Michel
Foucault n'a pas dédaigné de se faire historien : quant à Jürgen
Habermas, il a entrepris ce que nous avons appelé « la longue marche

12. C'est un point que nous avons fréquemment développé : cf. par exemple,
« Technique et esthétique de la traduction : Quelle théorie pour la pratique tradui-
sante ? » in Encrages, n° 17, Printemps 1987, p. 193.
13. Ajoutons-y le livre où nous avons développé l'essentiel de notre théorie de la
traduction : Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Payot,
1979 (Petite Bibliothèque Payot, n° 366).

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du philosophe » à travers les sciences sociales 14. Sans doute est-ce, plus
généralement, l'occasion de thématiser ce « continent » des sciences
humaines comme une troisième culture, qui ne se confond ni avec la
culture traditionnelle, ni avec les sciences (exactes). On sait que, pour
C.P. Snow, il y a « deux cultures » : à côté de ce qu'on appelle
traditionnellement la culture, il existe une culture scientifique, qui est un
élément fondamental de la culture ; et, à l'en croire, on n'est pas
vraiment cultivé si on ne connaît pas le second principe de la
thermodynamique... 15 N'est-ce pas au travers des grilles que lui fournis-
sent les sciences humaines, dès lors promues à leur tour au rang de
« troisième culture », que l'homme moderne s'essaye à déchiffrer ce qu'il
est ? Ne nous « supposons »-nous pas un inconscient, tel que l'a
diagnostiqué la psychanalyse, derrière notre difficulté d'être ? Ne lisons-
nous pas toute relation aux autres aussi dans les termes socio-
économiques de rapports de production ? et aussi dans les termes
psychosociologiques de la dynamique de groupe ? Ne « voyons »-nous
pas le complexe d'Œdipe dans le regard de nos enfants ? quand ce n'est
pas dans notre propre histoire infantile ? etc.
N'y a-t-il pas là des enjeux essentiels à la philosophie, dont c'est ainsi
le prolongement ? Il y a un projet philosophique implicite à toute
science humaine. En posant sur nouveaux frais l'antique question
« Qu'est-ce que l'homme ? », les sciences humaines sont, elles aussi, à la
« recherche de la sagesse » avec les moyens qui sont les leurs - quand
bien même on voudrait n'y voir qu'une usurpation.
Ces dites sciences humaines semblent répéter le même rapport de
filiation qui a fait qu'historiquement, déjà, c'est à partir de la « philoso-
phie » que se sont autonomisées les sciences exactes. Mais, beaucoup
plus que les sciences exactes, les sciences humaines sont substantiel-
lement nourries de l'héritage philosophique qui continue à y tirer les
ficelles comme le « nain bossu » de Benjamin, en dépit de leurs
éventuelles dénégations à ce propos et de leurs protestations de foi
méthodologiques plus ou moins positivistes, qui ne font que souligner
leur « contre-dépendance » intellectuelle par rapport à l'aima mater
philosophique ; et elles retournent à la philosophie qu'à certains égards,
elles ambitionnent de remplacer comme ont pu le montrer les modalités
« impérialistes » de ladite « troisième culture » que sont les divers
psychologismes, sociologismes, économismes... et autres « psychana-

14. Dans notre préface aux Profils philosophiques et politiques, trad. F. Dastur, Marc
B. de Launay et J.-R. Ladmiral, Paris, Gallimard, 1974 (coll. Les Essais, n° CXCI -
réédition récente en « TEL »), p. 18.
15. C.P. Snow, The Two Cultures... (1959), Londres, Cambridge University Press, 1969.

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Pour une philosophie de la traduction

lysmes ». Au niveau qui est celui de la traductologie, on retrouvera ce


rapport « symbiotique » qui existe entre philosophie et sciences
humaines, et ladite traductologie se fait pourvoyeuse de matériaux
« pour une philosophie de la traduction » (ce serait là le deuxième sens
de notre titre) 16.

III

Mais à un niveau plus modeste encore, c'est la traductologie qui prend


la philosophie pour objet, en tant que corpus de textes à traduire. Cette
expérience de traduire les philosophes qui, comme il Ta été rappelé plus
haut, fait traditionnellement partie du métier philosophique constitue un
objet d'étude traductologique, ne fût-ce qu'au niveau d'une typologie de
la traduction où il convient d'assigner sa place à la traduction philoso-
phique. On trouvera, classiquement, dans la littérature traductologique
une dichotomie opposant la traduction littéraire à la traduction technique,
ces deux rubriques étant censées couvrir l'ensemble de ce qui se fait en
matière de traductions. Dans ce cadre, il est convenu de subsumer la
traduction philosophique sous la traduction « littéraire » {lato sensu),
bien qu'il y ait aussi une certaine technicité du « jargon » philosophique,
entre autres choses. La « traduction technique » et la « traduction
littéraire » sont alors entendues en un sens (excessivement) large, où
elles renvoient autant et plus à des clivages socio-professionnels et
économiques qu'elles ne désignent des catégories proprement traducto-
logiques ou linguistiques.
A l'évidence, on ne saurait en rester à cette opposition traditionnelle
qui obéit à des préoccupations d'ordre purement pratique, on ne peut
plus éloignées de tout ce qui fait le propre de la réflexion philosophique.
En d'autres lieux, nous nous sommes attaché à montrer qu'une telle
opposition simplement binaire n'est jamais qu'une pseudo-typologie (du
genre « quelque chose et le reste ») et qu'il convient de faire une place
sui generis à la traduction philosophique, laquelle constituerait le tertium
quid venant s'ajouter aux deux précédentes, préalablement redéfinies.
Ainsi en sommes-nous venu à esquisser une typologie à trois termes,

16. On aura noté que les philosophes, comme Jacques Derrida ou Michel Serres,
s'intéressent de plus en plus à la traduction. De même, on voit se multiplier les
publications à caractère philosophique consacrées à la traduction, comme la présente
livraison de la Revue de Métaphysique et de Morale, le Cahier du Collège international
de philosophie déjà cité, le numéro 12 de la Revue d'esthétique, le volume intitulé Les
Tours de Babel qu'a publié Gérard Granel (Editions Trans-Europ-Repress), etc.

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Jean-René Letamimi

sans préjuger des considérations traductologiques qui peuvent conduire


à envisager d'autres typologies éventuelles 17.
Par « traduction technique » (ou « traduction spécialisée »), on devra
entendre la traduction des textes informatifs où la fonction dominante
du langage est la fonction désignative ou fonction de représentation et
qui sont, donc, essentiellement centrés sur l'objet, c'est-à-dire sur ce que
le jargon linguistique appelle le réfèrent : là, on ne serait pas loin d'une
sorte de « degré zéro » de la textualité. Par « traduction littéraire », on
entendra la traduction des textes qui privilégient la fonction expressive
du langage, qui est liée à la forme du signifiant ou à ce que d'aucuns
préfèrent appeler depuis Benveniste la « signifiance ». La Littérature
(avec ou sans majuscule de majesté esthétique) qu'il s'agit dès lors de
traduire pourra être interprétée en termes de « connotation » au sens
que Roland Barthes reprend de L. Hjelsmlev 18. Quant à la traduction
philosophique, elle ne se laisse subsumer de façon satisfaisante sous
aucune de ces deux catégories.
Elle devra être définie comme la traduction des textes centrés sur le
signifié, au sens plein où ils font jouer la fonction du langage faisant
accéder ce dernier au statut de métalangage au sens où, toujours dans la
filiation des analyses hjelmsléviennes, il s'agit d'un langage ou d'un
discours qui n'a d'autre réfèrent que son propre signifié. Le dispositif de
la traduction fait apparaître notamment que, dans le discours philoso-
phique, l'unité lexicale est le point de fuite du discours où elle s'insère,
et qu'elle reflète ou « capitalise » (c'est en ce sens qu'il y a lieu de parler,
en français, de « philosophèmes »). La traduction doit ici procéder à une
importation des concepts, c'est-à-dire à l'importation d'une problé-
matique philosophique d'ensemble, d'un univers de discours à un autre.
Ainsi prend-elle le sens d'une intervention pour ainsi dire « logothé-
tique », le traducteur étant devenu un initiateur (à tous les sens du mot)
dans sa langue, entendue comme le lieu d'un dévoilement de la vérité 19.
Il est clair que, s'agissant proprement d'une typologie, au moins
inchoative, ce ne sont là que des « types idéaux » tels qu'a pu les
thématiser Max Weber, c'est-à-dire des « stylisations » du réel, et que les

17. Nous ne pouvons ici que renvoyer à nos « Eléments de traduction philoso-
phique » in Jean-René Ladmiral & Henri Meschonnic (sous la dir. de), numéro
consacré «La Traduction» de la revue Langue française, n°51, septembre 1981,
p. 19-34 ; voir aussi, sous le titre « La traduction, philosophique » (avec une virgule),
notre contribution au volume d'Hommages à Jean-Marie Zemb (sous presse).
18. C'est à traiter en détail de cette vaste problématique « Traduction et con-
notation » que nous avons consacré tout le quatrième chapitre de notre livre :
Traduire..., op. cit., p. 115-248.
19. « Philosophie de la traduction... », loc. cit., p. 21 sq.

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Pour une philosophie de la traduction

textes à traduire se situent toujours en réalité dans un continuum.


Traduire Nietzsche, c'est faire de la traduction philosophique, mais
peut-être plus encore de la traduction littéraire (à égal d'un Thomas
Mann, Nietzsche n'est-il pas sans doute le plus grand écrivain de langue
allemande ?). Quant à la traduction de Kant (ou de Husserl), c'est bien
sûr de la traduction philosophique, mais la terminologie fait que c'est
aussi un peu de la traduction technique, etc.
En toute rigueur, il n'est donc pas possible de subsumer la traduction
philosophique sous la traduction littéraire (stricto sensu). Ce sont deux
modes différents de traduire. Il reste que, même ainsi définies plus
précisément en termes proprement traductologiques, et au-delà des
interférences qui viennent d'être évoquées entre traduction philoso-
phique et traduction littéraire, on sent bien qu'elles ont l'une avec l'autre
une affinité particulière, ne fût-ce que parce que les textes philoso-
phiques et les textes littéraires ont en commun de mettre en jeu les
fonctions de structuration (Sprache in der Gestaltungsfunktion) du
langage, qui font que ce dernier peut pour ainsi dire « décrocher » d'avec
le réfèrent de la réalité ; alors que c'est essentiellement la fonction de
représentation du réel qui est à l'œuvre dans les textes informatifs ou
désignatifs que prend pour objet ou matière la « traduction technique.
C'est ainsi qu'Antoine Berman peut rapprocher traduction philoso-
phique et traduction littéraire et les faire entrer l'une et l'autre dans la
catégorie très large de ce qu'il appelle « la traduction des œuvres ». Dans
les deux cas, le texte qu'il s'agit de traduire existe en tant que texte, il
lui revient un statut propre en tant que tel. A la différence des textes
dont s'occupe la traduction dite technique, ce n'est pas un texte pour
ainsi dire evanescent, qui tend à s'effacer une fois assurée sa fonction, ce
n'est pas un pur et simple « message » qui s'épuise dans la transmission
plus ou moins transparente- <l'un « contenu » d'informations documen-
taires, manipulatoires, etc. Il n'est au reste pas interdit de retrouver
derrière le clivage linguistique qui a pu être ainsi établi entre traduction
littéraire et traduction, philosophique en fonction d'une théorie des
fonctions du langage, en écho à Karl Bühler et à Roman Jakobson,
l'opposition maintenant classique en philosophie entre la connaissance
comme reflet ou comme projet.
Ce n'est pas là seulement rappeler, encore une fois, qu'il est de
fréquentes rencontres entre littérature et philosophie, sous la plume
d'un philosophe écrivain. Au-delà de cette question pour ainsi dire
anecdotique de l'éventuel talent littéraire de telle écriture philosophique,
ce n'est pas seulement de la nature des textes qu'il s'agit, mais des enjeux
qui sont propres à la traduction elle-même. On se trouve renvoyé là au
théorème » de quodité traductive, tel que nous avons cru devoir le

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Jean-René Ladmiral

thématiser 20. Au départ, le problème n'est pas seulement, ni même


principalement : traduire quoi ? (quidité traductive). L'essentiel est de
savoir- si (en anglais : whether, en allemand : ob) ce qu'il y a à traduire,
c'est ceci ou cela. Et il conviendra de prendre une option de traduction
qui suppose nécessairement la médiation d'une herméneutique du texte
à traduire qui relève de la subjectivité du traducteur. Sans traiter ici la
question plus avant, il est possible d'évoquer un exemple très simple
pour illustrer cette problématique. Il ne serait pas inconcevable qu'exis-
tassent parallèlement deux traductions, l'une consciemment littéraire et
l'autre rigoureusement philosophique, d'un même auteur comme
Nietzsche ; cela est concevable traductologiquement, car il est bien clair
qu'éditorialement, c'est-à-dire économiquement, c'est proprement une
autre « affaire » (encore que dans les faits, pour des auteurs comme
Nietzsche justement, ou même pour Kant et, comme on sait, aussi pour
Heidegger..., on ne soit pas très loin d'une telle situation)21.
L'important, en l'occurrence, c'est que la traduction philosophique et
la traduction littéraire engagent chacune un certain mode de rapport au
texte qu'elles prennent respectivement pour objet. Le propos ici n'est
pas de se situer au niveau général de la nature (« ontologique ») des
textes, qu'il s'agit « ensuite » de traduire, mais de déterminer spécifi-
quement le rapport différentiel au texte en quoi réside la traduction, le
projet de traduire, qu'il s'agit de mettre en œuvre.

IV

Dans l'esprit d'une telle distinction qui, comme il vient d'être dit, tient
à la méthodologie des approches traductives et non pas à un simple
démarquage des réalités empiriques du matériau textuel, il nous
apparaît que la traduction philosophique ressortit à une Logique de la
traduction, alors que c'est d'une Esthétique de la traduction que relève la
traduction littéraire. En d'autres termes, plus classiquement traductolo-

20. Traduire..., op. cit., p. 223 sq.


21. La question des retraductions philosophiques est un vaste problème auquel il y
aurait lieu de consacrer une prochaine étude. Il en est de même pour la retraduction
de Freud ; sur ce dernier point, voir notamment les Actes du colloque sur Traduction
et psychanalyse (Paris, décembre 1984) édités par Georges Kassaï et Jean-René
Ladmiral dans la revue psychanalytique Le Coq-Héron, n° 105 (1988), p. 3 sq., 40 sq. et
passim.

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Pour une philosophie de la traduction

giques, l'opposition ainsi campée assigne au champ excessivement large


de la traduction dite « littéraire » {lato sensu) deux pôles : la traduction
philosophique, au sens lui-même élargi où il y a lieu d'y subsumer
l'essentiel de la traduction de sciences humaines (c'est-à-dire la « philo-
sophie » des classes terminales), voire les propositions fondamentales de
la science (dont Heidegger notait qu'elles étaient « philosophiques de
part en part ») 22, et la traduction proprement littéraire (stricto sensu),
que représente éminemment la traduction poétique où les problèmes
propres de la traduction littéraire se trouvent pour ainsi dire porté à
leur point d'incandescence.
Au premier abord, il semblerait bien qu'il n'y eût que tautologie à
vouloir ainsi faire ressortir la traduction littéraire d'une esthétique. Bien
sûr, les (belles) traductions sont des œuvres littéraires ; et le fait qu'il y
en ait montre bien qu'il existe quelque chose comme un « Art de
traduire ». Mais ce n'est pas en ce sens qu'il convient d'entendre
l'esthétique de la traduction dont il est question ici. D'abord, il ne s'agit
pas tant de production littéraire que de réception : non pas tant du
« traduire » que de ce que nous avons appelé, en jouant d'une transgres-
sion néologique, le traduit (comme si on disait « un * traduit » à l'instar
d'« un produit ») 23.
Surtout : ce que ladite « esthétique de la traduction » a à prendre en
vue, c'est l'effet littéraire, le « ressenti langagier » d'un texte-source (To)
dont il s'agit de « reproduire » ou, plutôt, de re-produire un « équivalent »
en utilisant les moyens propres de la langue cible (Lt). Autrement dit, le
terme d'« esthétique » doit être entendu ici au sens étymologique ou
aícr6y](TLç désigne en grec la sensation, la perception. Ainsi la traduction
littéraire reste-t-elle toujours une affaire d'appréciation « esthétique »,
relativement subjective, alors que les choix et les décisions qu'implique
la traduction philosophique s'inscrivent dans une logique rationnelle qui
peut faire l'objet d'une argumentation, car la signification philosophique
d'un texte est « objectivable » à l'horizon d'une discussion idéalement
rationnelle, dans les conditions qui permettent l'émergence de ce que
Jürgen Habermas appelle Diskurs2^.
Les limites imparties à la présente étude nous interdisent de dévelop-
per cette double problématique, comme aussi maintenant les horizons

22. Martin Heidegger, Die Frage nach dem Ding. Zu Kants Lehre von den transzen-
dentalen Grundsätzen, Tübingen, Niemeyer, 1962, p. 51.
23. A ce propos, mais aussi d'une façon plus générale, nous renvoyons à notre
numéro « Traduction » de la Revue d'esthétique, n° 12 (1987 - paru en décembre 1988),
p. 5.
24. Jürgen Habermas, Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie des kommunikativen
Handelns, Francfort s/M., Suhrkamp, 1984.

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Jean-René Ladmiral

métaphysiques et plus explicitement philosophiques qui constituent le


point de fuite des analyses qui viennent d'être exposées. Notons
seulement encore, s'agissant de la traduction philosophique, qu'elle
entretient comme un « rapport synecdochique » du type pars pro toto
avec la traduction en général, avec la traduction « tout court » (c'est ainsi
qu'on pourrait traduire le mot allemand überhaupt qu'affectionne Kant).
Du lieu privilégié qui est le sien, la traduction philosophique manifeste
avec évidence le primat du sémantisme et l'évanescence des signifiants,
dès lors qu'il s'agit de traduire. (Au-delà du seul problème « régional »
de la traduction, il y a là une leçon philosophique de rationalité, un
rappel concret à ne pas s'illusionner sur les fantômes du signifiant et à
bien marquer la différence entre magie et philosophie du langage !) C'est
sous une Sémantique de la traduction qu'il convient de subsumer non
pas seulement la Logique de la traduction philosophique, mais encore
l'Esthétique de la traduction littéraire.
Aussi n'est-ce pas à une différence de « terrains », littéraire ou
philosophique, qu'il y a lieu de renvoyer une antinomie fondamentale
de la traductologie qu'ont contribué à réactualiser et à « médiatiser » les
polémiques récentes déclenchées sur le devant de la scène parisienne à
l'occasion de la traduction ou, plus précisément, des traductions de Sein
und Zeit de Heidegger et de la retraduction des Œuvres complètes de
Freud (les « O.C.F. », aux P.U.F.). C'est ce que nous avons proposé
d'appeler l'opposition entre « sourciers » et « ciblistes », les premiers
s'attachänt au signifiant de la langue du texte-source à traduire, alors que
les seconds mettent l'accent sur le signifié ou, plus exactement, sur le
sens ou la valeur de la parole d'un auteur qu'il s'agit de faire advenir dans
la langue-ci è/e25. Il y a là une controverse qui traverse toute l'histoire de
la traduction et qui divise les théoriciens-traductologues (plus peut-être,
à vrai dire, que les praticiens-traducteurs) en deux camps opposés, et
parfois de façon très polémique ! 26
Mais ce qui, en l'occurrence, présente un intérêt philosophique, c'est
de débusquer l'impensé métaphysique de la traduction qui est sous-jacent
à ce clivage, traditionnel et fondamental, entre les sourciers et ciblistes.
Le littéralisme « sourcier » investit le texte à traduire comme un Texte
sacré, dont la langue « originale » accède du même coup au statut

25. Là encore, nous ne pouvons qu'indiquer au passage cette problématique


importante, et renvoyer à notre étude intitulée précisément « Sourciers et ciblistes »,
in Revue d'esthétique, loc. cit., p. 33-42.
26. Voir la controverse entre le « Sourcier » Henri Meschonnic et le « cibliste » que
nous sommes nous-même : « Poétique de... /Théorèmes pour... », loc. cit.

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Pour une philosophie de la traduction

de langue originaire. La langue est éclatée en mots en soi, qui font l'objet
d'une essentialisation. On débouche sur une métaphysique de la
traduction qui tend à s'abstraire des aléas anthropologiques de la
pratique traduisante réelle. On glisse rapidement d'Henri Meschonnic et
d'Antoine Berman à Walter Benjamin, voire à Martin Heidegger (ces
deux derniers penseurs se rejoignant, paradoxalement). Philosophi-
quement, on n'est pas loin de ce que nous appellerons une ontologie du
signifiant. Et sans doute convient-il même d'aller jusqu'à l'idée d'une
théologie de la traduction : comme si, en dépit de toutes les séculari-
sations et de toutes les laïcisations qu'on voudra, il restait en nous tous
quelque chose que nous nous risquerions personnellement volontiers à
appeler un « inconscient théologique », qui investit la langue « originale,
originaire » du texte-source comme langue particulièrement eminente,
en un mot : comme la langue de Dieu. C'est comme s'il se faisait là un
retour du refoulé théologique de la modernité.
Sans pécher par « angélisme » philosophique, qui n'est qu'un autre
nom de l'idéalisme, l'alternative serait à chercher du côté d'une reprise
rationnelle des acquis culturels, et religieux, de la tradition. Cette
dernière devient alors un vivier où l'imaginaire heuristique de la
connaissance peut bien éventuellement puiser certaines ressources
intellectuelles, mais non sans les faire passer par le crible critique de la
raison épistémique. Tel serait la tâche d'une traductologie « cibliste »,
c'est-à-dire tout simplement rationnelle...
Mais si la traduction est un objet philosophique, ce n'est pas
seulement parce que ce dispositif interlinguistique apparemment sans
surprise qu'est la traduction recèle, donc, des impensés métaphysiques ;
c'est aussi parce que la traduction peut fonctionner comme un para-
digme philosophique. S'il est vrai que, comme il a été dit plus haut, la
traduction est un cas particulier, et même un cas remarquable de la
communication, on peut aussi renverser la proposition. En fait, c'est la
communication qui est elle-même une forme de traduction : la commu-
nication ne prend son sens plein qu'interprétée à la lumière du
paradigme de la traduction. Il y a là un renversement de perspective un
peu analogue à la révolution copernicienne opérée par Kant, ou à ce qui
se joue entre sémiologie et linguistique chez Ferdinand de Saussure.
C'est ainsi que je ne reçois jamais du message-source qui m'est adressé
que le texte-cible, sensiblement différent parfois, de ce que mes limites
multiples me permettent d'en comprendre, en y ajoutant une part
notable de ce qui fait que je suis ce que je suis. Ce qui est vrai des
rapports de communication verbale l'est aussi des autres modes de
rapports entre les hommes, plus ou moins interprétables eux-mêmes en
termes de communication. Ainsi Jacques Lacan allait-il jusqu'à dire : il

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Jean-René Ladmiral

n'y a pas de rapports sexuels, il n'y a jamais eu de rapports sexuels ! au


sens où toute relation renvoie d'abord le sujet à sa propre histoire, à sa
nature diachronique, beaucoup plus qu'à une hypothétique « communi-
cation des substances » synchronique. En ce sens, ironique, il n'est pas
jusqu'au rapport amoureux qui ne puisse être pensé analogiquement
comme une traduction ! C'est, bien sûr, un passage à la limite ; et
pourtant il apparaîtra moins scandaleux qu'il ne semble, si l'on pense au
foisonnement de l'isotopie métaphorique que résume assez bien le topos
des « belles infidèles »...
Mais - s'il est vrai que, comme le donneraient à penser des
philosophes comme Marx, J. Habermas, K.-O. Apel ou J. Baudrillard,
toutes les activités humaines peuvent être interprétées dans les termes
d'une alternative entre le modèle de la production et le modèle de la
communication27, cette dernière renvoyant à la traduction - il est
permis de se demander si, de proche en proche, ce ne serait pas toute
l'expérience humaine qui serait justiciable d'une interprétation dans les
termes du paradigme philosophique de la traduction ? C'est pour le
coup qu'on pourrait bien dire, avec une virgule, « la traduction,
philosophique », au sens où, beaucoup plus qu'il n'y avait pu sembler,
elle recèle une dimension véritablement philosophique. Mais, encore
une fois, il ne nous est pas loisible de développer ici les quelque quatre
à cinq problématiques qui viennent de n'être qu'indiquées au passage.
Ainsi la conclusion des pages qu'on vient de lire reste-t-elle ouverte et
prend des allures de rendez-vous. C'est une façon d'annoncer une
prochaine étude pour développer les divers aspects d'une philosophie
qu'il y a lieu de thématiser à partir de la traduction ; et ce serait là le
troisième sens possible de notre titre : « pour une philosophie de la
traduction ».

Jean-René Ladmiral
Université de Paris- X-Nanterre
CE.RT. *

27. Cf. György Markus, Langage et production, préf. S. Naïr, trad. J. Cohen, Chr.
Legrand et S. Naïr, Paris, Denoël/ Gonthier, 1982.
* Centre d'Etudes et de Recherches en Traduction.

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