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Vocabulaire de.

collection dirigée par Jean-Pierre Zarader

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Le vocabulaire de

Maitre EcKhart
Gwendoline Jarczyk
Pierre-Jean Labarrière
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Vocabulaire de...
Collection dirigée par Jean-Pierre Zarader

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Le vocabulaire de Spinoza, par Charles Ramond
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Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit constituerait une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle,
Nul ne contestera qu'aborder un auteur par l'étude de son vocabulaire
dessine une voie privilégiée vers l'intelligence de sa pensée. Pourtant,
l'attention ainsi focalisée sur les mots, qui sont comme des atomes de sens,
fait courir le risque d'un certain assèchement de l'imaginaire, tel qu'il se
trouve engagé dans un contexte culturel toujours fluide et une mise en
discours qui ne manque pas de modifier, parfois profondément, la
signification d'un terme isolé. Ce qu'il convient de souligner de façon
spéciale lorsqu'il s'agit d'un auteur tel que Maître Eckhart. Cela, pour deux
raisons au moins.
D'abord, si l'on s'efforce de rejoindre, par delà sept siècles, le temps où
ses textes furent produits, l'on se trouve affronté à une époque de grande
créativité où, dans chacun de nos pays d'Europe occidentale d'identité
encore fragile, la vie de l'esprit, sous toutes ses formes, est encore occupée
à creuser ses propres fondations : création des universités, érection des
cathédrales, production première d'une littérature dans les langues
« nationales » — Raymond Lulle en Espagne, Dante en Italie, Eckhart dans
les pays de langue allemande, pour ne point parler d'une pléiade de poètes,
d'historiens et de « romanciers » au royaume de France. Dans ce
bouillonnement culturel, les concepts de base ne sont pas toujours fixés de
façon aussi exacte qu'on voudrait l'exiger à distance.
Par ailleurs, Eckhart, dont la personnalité intellectuelle s'est construite
dans le monde des clercs — il était membre de l'ordre des dominicains,
formé à l'Université de Paris et au Studium de Cologne dans la lumière des
grands penseurs scolastiques que furent Thomas d'Aquin et Albert le
Grand —, a du forger lui-même, pour une large part, les instruments de
langage qui lui permirent de transgresser les limites de ces institutions
religieuses savantes pour se faire entendre dans l'espace plus large de la
culture de son temps. Certes, une part de son œuvre fut écrite en latin, et
elle recueille de façon directe l'écho de son enseignement dans les différents
postes universitaires qu'il occupa ; mais il eut aussi pour tâche de transcrire
les termes utilisés à « l'École » dans le parler dru, encore sommairement
équarri, de cette langue vernaculaire qu'est le mittelhochdeutsch, le
« moyen-haut-allemand » — une langue en état de gestation, une langue

3
que de concert avec d'autres l'on appelait vulgaire (c'est-à-dire pratiquée par
le grand nombre — du latin vulgus), par opposition justement à la langue
savante qui servait de support à l'enseignement universitaire.
Aussi, s'adressant, dans ses activités de prédicateur de plein vent, à des
auditoires qui n'avaient point part à la culture des élites pensantes, Eckhart
dut-il, non seulement transposer dans la langue commune les concepts qui
avaient cours à l'École, mais encore créer de toutes pièces bon nombre de
vocables, dont plusieurs — de l'ordre d'une centaine — ont enrichi la
langue de ce temps et sont venus jusqu'à nous, même si à ce jeu il ont connu
certains glissements de sens. C'est pourquoi la définition que requiert
chacun d'entre eux passe par un double dépaysement : remonter, par delà
les dérives des siècles, jusqu'au sens premier, tel qu'on le perçoit dans la
mise en œuvre du discours où ces termes se trouvent insérés, mais aussi
entendre les harmoniques qu'éveille en eux le souvenir des concepts latins
dont ils conservent l'écho!.
Ne pas figer ce qui n'a sens qu'à être compris dans ce mouvement de vie,
c'est la tâche que doit réaliser le philosophe lorsqu'il se risque en
l'occurrence à prendre le relais du linguiste. En ce qui concerne Maître
Eckhart, l'on trouve à la fois aide et difficulté supplémentaire dans le fait
que l'on a affaire avec lui à un véritable magicien du verbe, qui use avec un
égal bonheur de toutes les ressources — spéculatives, littéraires,
poétiques — de cette langue en état de naissance, et qui sait inscrire entre
les mots ce surcroît de sens qui leur confère une aura bien souvent rebelle à
la brachilogie obligée de simples définitions. C'est pourquoi, lorsqu'il
s'agira des termes les plus importants, force sera de nuancer le propos en
mettant en lumière les facettes contrastées qu'il est possible de deviner dans
la riche complexité d'un vocable ou d'un autre. Eckhart, à n'en pas douter,
s'inscrit lui-même dans la lignée de ces « dialecticiens » qui mettent en
cause le refus trop simple des contradictions du premier degré, pour toucher
par contraste la nécessité de penser, dans les mots les plus simples, l'unité
des contraires, mais aussi, de façon plus large, certaine articulation
fondamentale de l'un et du multiple.
On ne saurait dissocier chez lui le penseur et l'homme d'expérience. Il
fut indissolublement métaphysicien et mystique — et cette coloration
unique et double marque chacun des termes dont il fait usage. C'est dire

l. On s'en tiendra ici à l'œuvre allemande, dans le souvenir des correspondances qu'elle
entretient chez Maître Eckhart avec les concepts scolastiques qui marquèrent sa pensée à
l'origine.

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qu'avec ce poète de la pensée, nous ne sortons pas d'un univers qui demeure
concret dans l'instant même où il se livre aux considérations les plus
subtiles et les plus hardies. Voilà qui fait l'intérêt de ce texte : il « vient à
nous, ainsi que nous l'écrivions ailleurs, dans la séduction d'une langue drue
saturée de couleurs, qui cultive l'anacoluthe sans mépriser longueurs et
digressions, magnifiquement épurée et procédant en même temps par
accumulations, pauvre en vocabulaire de base et croisant sans cesse les
mots les plus simples pour les parer de nuances neuves!.»
À l'expérience de cette transfiguration du verbe, un simple vocabulaire,
si nécessaire qu'il soit, ne saurait fournir qu'un sésame bien pauvre. Peut-
être vaudra-t-il comme une invite à se plonger dans un discours de si sobre
splendeur.
Certains termes, tout en étant déterminants dans la pensée de Maître
Eckhart, n'appellent pas plus qu'une simple définition, alors que d'autres
requièrent une analyse scientifique proprement dite, sans pour autant
donner lieu à une interprétation plus large au sein de l'œuvre dans son
ensemble. C'est pourquoi nous nous sommes décidés à des traitements
différenciés, en un, deux ou trois niveaux.

1.Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu. Sermons XXXI à EX traduits et présentés par
Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière. Albin Michel 1999, p. 18-19.
2. Les traductions que nous avons produites de ces textes — un volume contenant Les
Traités et le Poème, et quatre autres volumes (dont trois sont parus à ce jour) renfermant
les 115 Sermons allemands — comportent tous des Index des matières qui permettent de
retrouver aisément les passages dans lesquels ces termes se trouvent employés.
Abandon, abandonner, abandonner (s') (gelâzenheit, lâzen,
sich lâzen)
* Les termes apparentés au verbe simple /âzen revêtent une singulière
importance dans l'anthropologie spirituelle de Maître Eckhart. L'acte
qu'ils désignent est proche, quant au sens, de la /edicheit (déprise) et
surtout de l'abegescheidenheit (détachement), attitude-clef de cette
mystique.
*#* Cet acte consiste à laisser tomber ce qui ne ressortit pas à
l'essentialité ou au fond de la réalité — qu'il s'agisse de Dieu, du monde
ou de l'homme. C'est la condition pour que ce dernier rejoigne en vérité
la « justice », la « droiture » et la « noblesse » de son être originel.
*#* Le terme d'« abandon », pour être entendu dans ce sens décidément
ontologique, doit être lavé de toute démission paresseuse qui s'en
remettrait à un autre de la responsabilité à l'égard de soi-même. L'être
vraiment « abandonné » est bien plutôt celui qui s'est suffisamment
quitté lui-même, dans l'immédiateté de son désir, pour coïncider avec ce
qui le constitue dans la vérité de son propre fond.

Abîme (abgrunt)
Apparenté au concept de « fond » (grunt), le terme d'« abîme » désigne
ce qui, en Dieu aussi bien qu'en l'homme, échappe à toute saisie immé-
diate de la conscience. On pourrait dire qu'il s'agit d'une transcendance
intérieure constitutive de l'être même en sa réalité essentielle la plus
concrète.

Âme (séle)
* Plutôt que de qualifier une part de l'homme, selon la conception d'un
hylémorphisme aristotélicien! qui l'opposerait au corps, l'âme, selon
Eckhart, désigne le plus souvent le tout de l'homme sous la raison de son
intériorité.
** « Un vieux maître dit que l'âme est faite entre un et deux. Le un est
l'éternité qui en tout temps se maintient unique et d'une seule couleur. Le

1. Tel qu'il se trouve développé par la pensée scolastique : doctrine qui considère que les
êtres sont constitués à partir de deux principes distincts et complémentaires — la
« matière » et la «forme » (en grec hulè et morphè), la première étant principe
d'individuation.
deux, c'est le temps, qui se transforme et se multiplie!.» C'est pourquoi
l'âme est dite composée de « puissances supérieures » — intellect et
volonté — et de « puissances inférieures » qui sont, par la sensation et la
perception, au contact des choses corporelles. Distinction qui, une fois
encore, n'a pas valeur d'opposition excluante, mais tend à une unité
d'harmonie?.

Amour (liebe, minne)


* La question de la prééminence entre connaissance et amour — actes
respectifs des deux puissances supérieures que sont la volonté et l'intel-
lect — a été l'objet de nombreux débats à l'époque de Maître Eckhart.
Dans les disputes scolastiques portant sur ce thème, Eckhart, conformé-
ment à la position de l'ordre dominicain auquel il appartenait, a toujours
combattu en faveur d'une primauté de l'intellect, et ce contre les maîtres
franciscains, partisans d'une suprématie de l'amour.
** Pour autant, renouant avec la position d'un Guillaume de Saint-
Thierry qui, au XIIE siècle, parlait de l'intellect et de la volonté comme
des « deux yeux de l'âme », Eckhart, conciliant tradition augustinienne et
tradition dionysienne, livre sans doute son opinion dernière lorsqu'il
écrit: « Accomplissement de la béatitude réside en ces deux : en
connaissance et en amour*. » Et encore : « Amour n'a pas seulement
confiance, mais il a un savoir vrai et une sécurité dont on ne peut
douter. »

Anéantir, anéantir (s') (vernihten, sich vernihten)


Le néant eckhartien, figure paradoxale d'une ontologie qui table sur la
liberté de l'être — celui de Dieu, celui de l'homme — lorsqu'il ne se
laisse pas déterminer par ceci ou cela, ne saurait être confondu avec une
négation du premier degré qui signerait une quasi-disparition de ce qui
est ; l'injonction faite à l'homme spirituel de s'anéantir est alors le signe
de sa liberté à l'égard de toute particularité et son accession au sans fond
de l'origine : « Ton être même / faut que néant devienne [...] Tout être,

L. Sermon 32, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu. Albin Michel 1999, p. 26.
2. Cf. « L'ordonnance de l'âme », in Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière,
Maître Eckhart ou l'empreinte du désert. Albin Michel 1995, pp. 164-173.
3. Sermon 70, in Maître Eckhart, Et ce néant était Dieu. Albin Michel 2000, p. 84-85.
4. Discours du discernement n° 14. « De la vraie confiance et de l'espérance », in Maître
Eckhart, Les Traités et le Poème. Albin Michel 1996, p. 78.

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tout néant, bannis delà tout sens [...] Sombre tout mon être / dans le
néant de Dieu, sombre dans ce flux sans fond! ! »

Comparaison (glîchnisse, gleichnuss)


Le terme allemand de référence peut aussi, selon les contextes, se
traduire par ressemblance. Comme forme du discours, il désigne aussi ce
genre littéraire que constitue la parabole. Premier état d'un rapport,
encore marqué d'extériorité, en deçà d'une vraie conformité et plus
encore de toute égalité.

Connaissance (bekantnisse, bekantnuss, bekennen, kunst)


* Savoir déterminé, tel que le pose la faculté de connaître. « La connais-
sance est une lumière de l'âme, et tous les hommes aspirent par nature à
la connaissance, car même de choses mauvaises connaissance est
bonne?. »
** Dans la « connaissance vespérale » (âbenthekanntnisse), l'homme
« voit la créature en images quelque peu diversifiées », et par la
« connaissance matutinale » (morgenbeknntnisse) il « contemple la
créature sans aucune diversité et dépouillée de l'image de toute image et
délivrée de l'égalité de toute égalité, dans le Un qui est Dieu mêmes. »
*** De concert avec l'intellect, la connaissance « unit l'âme à Dieu » (in
got, dans un mouvement d'approche infini) : « Intellect fait tomber dans
l'être limpide, connaissance court en avant, elle court en avant et fait sa
percée pour que là se trouve engendré le Fils unique de Dieu. »

Connaissance (verstantnisse)
Forme active de ce terme, identifié à ce compte à l'entendement.
« Connaissance recherche Dieu et le prend dans la racine, là où procède
le Fils et toute la déitéS. »

1. Poème, str. VII et VIII, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., pp. 197-
198.
2. De l'homme noble, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 170.
3.14.
4. Sermon 3, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p.51.
5. Sermon 59, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p.206.
Contemplation, (anesehen), contemplation intellectuelle (la)
(daz vernünftic aneschouwen), contempler (aneschouwen,
schouwen, sehen)
* Acte simple, qui est connaissance d'esprit à esprit, non point sans le
corps, mais sans que celui-ci intervienne de façon déterminante.
**# « Comment doit être l'homme qui doit contempler Dieu ? Il doit être
mort!.» Mort à tout intermédiaire, qui ferait nombre entre lui et son
objet ; c'est pourquoi « il faut que se trouve passée au crible dans la
lumière et dans la grâce l'âme qui doit contempler Dieu. [...] N'y aurait-il
pas d'intermédiaire en l'âme qu'elle verrait Dieu nûment2. »

Corps (ffb, lfchamen, lip), corporel (ffplich)


Bien que le corps, auquel l'âme se trouve unie de façon essentielle, ne
soit jamais rejeté dans une extériorité de type dualiste, il est souvent
évoqué, de concert avec le temps, comme le lieu d'une certaine pesanteur
qui empêche l'homme de rejoindre son origine. L'homme « noble » est
celui qui vit à la fois l'humilité qu'il « tire de la terre » et la liberté qui
provient de ce qu'il « n'a rien de commun avec rien, [...] de sorte que là
on ne trouve nûment que vie, être, vérité et bonté*. »

Créateur (schepfer), créature, créature (l'être de) (créatüre,


créatiurlicheit), créer (schepfen)
* Le rapport créateur | créature instaure un état de dépendance entre
Dieu et l'homme — à ce compte, la dimension de créature est ce qui,
isolé et voulu pour soi, tient l'homme éloigné de son origine :; mais cette
distance, selon sa vérité fondamentale et dernière, s'inscrit dans la visée
d'une réversion de sens qui accomplit cette relation dans la figure de
l'égalité. À ce compte, la création n'est pas, de la part de Dieu, un acte
second et aléatoire, qui viendrait s'ajouter à la perfection de son auto-
engendrement, mais elle exprime l'altérité dès toujours présente en lui, au
cœur du principe qu'il est.
** L'état de créature qualifie en l'homme ce qui le détermine, à un
premier niveau de signification, comme réellement différent de son
principe, juxtaposé à lui (ou posé face à lui), en risque permanent d'auto-

1. Sermon 45, id., p. 107.


2.1d., p. 108.
3. De l'homme noble, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 170.

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nomisation. Il lui faut assumer cet état, de telle sorte qu'il rejoigne en lui
la part incréée et incréable qui l'apparente à la déité de Dieu, selon le
principe cher à Maître Eckhart que « Dieu ne peut donner peu de chose ;
ou bien il lui faut donner pleinement, ou bien ne rien donner du tout!.»
Ainsi le rapport au « Dieu des créatures » s'accomplit-il dans une relation
qui l'identifie au Fils unique, dans l'acte simple de son engendrement.
**% Une fois encore, l'homme est appelé à renoncer à l'unilatéralité qui le
ferait se regarder lui-même coupé de son origine, dans une sorte
d'autonomie ontologique d'inspiration dualiste, pour entrer dans le jeu
d'une réciprocité qui le fait lui-même « cause » de Dieu : « N'aurais-je
pas été, “Dieu” n'aurait pas été non plus. Que Dieu soit “Dieu”, j'en suis
une cause ; n'aurais-Je pas été, Dieu n'aurait pas été “Dieu”. » Mais
Eckhart ajoute aussitôt : « Savoir cela n'est pas nécessaire. »

Déité (gotheit)
* En première approche, on pourrait dire que la déité est ce par quoi Dieu
est Dieu, à partir de son propre fond — l'Un de la Trinité, la nature
simple, absolument originelle, qui préside à l'engendrement des
Personnes.
** Parfois identifiée au Père, considéré comme racine ou comme source,
elle désigne le plus souvent le sans-lieu d'un « au-delà » qui n'est pas de
l'ordre d'un ailleurs — et qui n'est donc pas à entendre comme un quart-
terme qui ferait nombre avec les trois autres. La déité est ce qui a pouvoir
de s'engendrer soi-même et d'engendrer toutes choses, Dieu au-delà de
Dieu. Le Sermon 3, surtout dans sa finale, énonce la doctrine selon
laquelle l'unité de l'homme et de Dieu met en équation, du côté de
l'homme, cette resserre intérieure, au-delà de ses puissances, que Eckhart
appelle poétiquement le « petit château », et, du côté de Dieu, par delà le
Dieu des créatures, par delà même la Trinité, ce qu'il faut entendre, jus-
tement, par le terme simple de déité — Dieu « en tant qu'il est simple-
ment Un, sans quelque mode ni propriété : là il n'est dans ce sens Père ni
Fils ni Esprit Saint et est pourtant un quelque chose qui n'est ni ceci ni
cela. »

1. Sermon 5a, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p.67. — Pour Dieu, donner
pleinement, c'est se donner lui-même : Dieu ne peut donner moins que Dieu.
2. Du détachement, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 160.
3. Sermon 2, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p. 50.

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### D'un point de vue logique, cette nomination de l'Un n'est pas sans
signification : on peut déceler en elle l'amorce d'un terme proprement
médiateur, qui dit l'unité du multiple sans s'inscrire lui-même dans une
économie quantitative — pur acte, sans existence propre, par quoi ce qui
est vient à l'existence.

Demeurer (blîben), demeurer à l'extérieur (âzeblfben),


demeurer-avec (mitewonen), demeurer à l'intérieur,
demeurer intérieurement (inblîben, inneblîben, innewonen)
* Ce terme d'apparence statique désigne en réalité un acte en lequel
s'exprime la permanence ontologique d'un être, qu'il s'agisse de Dieu ou
de l'homme.
** Demeurer, en sa neutralité originaire, c'est occuper un lieu, et donc
jouir d'une effectivité. Cet acte de demeurer peut coïncider avec la réalité
d'un être en son fondement véritable — on parle alors d'un demeurer à
l'intérieur, le concept d'intériorité visant l'être total posé et reconnu dans
sa vérité d'origine ; lorsque l'homme s'égare près des créatures et loin de
sa source, on parle au contraire d'un demeurer à l'extérieur, pour ainsi
dire en échappement de soi.
##% Mais la vérité totale n'est ni intérieure ni extérieure, dans la mesure
où l'on prendrait ces termes comme exclusifs l'un de l'autre : elle tient
plutôt dans l'identité processuelle entre un fluer hors de soi et un
demeurer en soi-même. « O cœur du Père / d'où en liesse / la Parole
toujours flua ! Cependant le sein / a gardé la Parole, c'est vrai!. »

Dépouillé (abegeschelt, abegezogen, beroubet), dépouiller,


dépouiller (se) (abeloesen, abeschelen, berouben,
entschelen)
Cette famille de mots enrichit la panoplie des termes qui visent l'essen-
tielle liberté de l'homme dans le mouvement par lequel il se déprend de
ceci ou de cela pour gagner la nudité intérieure qui le rend disponible à la
vérité, dans l'accueil et dans le don de soi. L'accent n'est donc pas mis sur
une négation première, qui serait d'ordre ascétique, mais sur une
disponibilité de fond pour toute entreprise authentiquement spirituelle.

1. Poème, Strophe I, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 195.

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Dépris, déprise (ledic, ledicheit), déprendre (ledic machen)
La déprise est très proche du dépouillement, tel qu'il vient d'être
explicité. En allemand moderne, ledig est un terme qui revêt bien des
acceptions : vide, vacant, libre, célibataire — tous concepts qui visent
l'absence d'attaches limitant la capacité de se déterminer par soi-même.

Desceller (entbloezen)
Dénuder quelque chose (bloez signifie proprement nu) pour la laisser
apparaître dans sa vérité. Eckhart emploie ce terme à propos de
l'Écriture, lorsqu'il en propose une lecture originale, une interprétation
qui entend aller au fond des choses sans se soucier des explications
habituelles.

Désert (wüeste, wüestunge)


Dans son origine biblique, ce terme désigne l'espace ouvert et totalement
désencombré dans lequel Dieu conduit l'homme pour pouvoir parler « à
son cœur ». La tradition mystique l'a repris à son compte en ce sens
précis ; Eckhart, pour sa part, lui confère en outre une signification
ontologique ultime lorsqu'il l'identifie poétiquement à l'être même de
Dieu — par exemple dans les strophes IV à VII de son Poème : « Le
chemin te porte / au désert merveilleux / qui au large au loin / sans
mesure s'étend. / Le désert n'a / ni temps ni lieu, / sa manière c'est elle
l'étonnant. [...] Prends sans chemin / le sentier étroit / ainsi viendras-tu à
l'empreinte du désert!. »

Désir (begerunge, begirde, gerunge), désirer, désir (avoir)


(begeren, begern, engeren, geren)
Dans l'anthropologie de Maître Eckhart, rien ne répond au schème
« moderne » qui oppose désir et besoin, comme expression de cette autre
opposition communément instituée entre liberté et nécessité. Le désir est
un mouvement intérieur qui se porte aussi bien sur une extériorité non
clarifiée (« désir terrestre ») que sur les vraies réalités de l'esprit (« désir
de Dieu » — ferveur, zèle). Lorsqu'il est bien orienté, le désir est chargé
d'une puissance quasi-infinie : « Voudrais-je avoir autant de volonté

1.1d., pp. 196-198.


qu'en a le monde entier, et mon désir en ce sens est-il grand et total, en
vérité je l'ai ; car ce que je veux avoir,je l'ai!. »

Détachement (abegescheidenheit), détacher (se)


(abescheiden)
* Terme-clef de l'anthropologie spirituelle de Maître Eckhart, qui
l'emporte sur toutes les vertus — amour, humilité, miséricorde. Si le mot
lui-même n'est pas de grande fréquence sous sa plume, l'attitude qu'il
prône est partout présente, à travers une pléiade de termes tels que
déprise, dépossession, dépouillement, nudité, vacuité, abandon, ou
encore la famille des termes qui se rattachent au verbe /4zen, laisser ou
laisser tomber. — Outre le traité qui porte ce nom — Du détachement —
et qui en traite à chaque ligne, on le trouve dans un important dévelop-
pement du Discours du discernement (n° 6 : « Du détachement et du
posséder-Dieu » ; cf. aussi n° 5 et n° 21) ; le Livre de la consolation
divine n'en comporte que quatre occurrences, et l'on en rencontre une
seule dans le traité De l'homme noble — bien que ces textes ne
s'entendent que de l'explicitation de son contenu (ou plutôt de son
absence de contenu déterminé). Quant aux Sermons, ils en font eux aussi
un usage parcimonieux, même si chacun de ces emplois revêt une grande
importance et si le fond constant de la doctrine déployée dans ces textes
n'a d'autre réalité que d'en rendre compte?.
**# L'essentiel tient dans la nécessité de percevoir en ce vocable bien
autre chose que les connotations négatives, d'ordre directement ascé-
tique, qu'on lui attribue communément. Le détachement eckhartien ne
consiste pas d'abord dans le fait de se couper de ceci ou de cela, en vertu
d'un renoncement qui serait une négation pure et simple, mais à savoir
inscrire une distance — de l'ordre d'une négation si plénière qu'elle en
vienne à sa nier elle-même — entre le sujet dans son auto-appréhension
intérieure et la réalité qu'il habite, qu'il possède ou qu'il déploie dans son
agir. L'attitude ainsi qualifiée relève donc fondamentalement d'une
liberté qui prend en compte l'identité foncière entre le tout et le rien,
l'être et le néant — en comprenant l'universel comme une certaine
manière de se tenir dans la vérité et dans le « fond » de toute particula-

1. Discours du discernement n° 10. « Comment la volonté peut toute chose et comment


toutes les vertus résident dans la volonté si par ailleurs elle est juste », in Maître Eckhart,
Les Traités et le Poème, op. cit., p.68.
2. On trouvera mention de ces passages dans les Index des matières que comporte chaque
volume de notre édition.

14
rité. En définitive, il s'agit d'une attitude positive, que décrit avec
bonheur le linguiste Hoffmeister dans son Dictionnaire des concepts phi-
losophiques (1955): « Abgeschiedenheit, moyen-haut allemand
abegescheidenheit, terme forgé par Maître Eckhart pour le parfait
reposer-dans-soi, être-un-avec-soi-même de l'âme, dans le retrait à
l'égard de l'homme et du monde ». Un retrait qui n'est pas désertion des
choses, mais possession de soi dans la liberté à l'égard des choses.
Le détachement est si peu opposé à la possession, quand celle-ci se
trouve rectifiée dans son principe, que Eckhart peut intituler un important
développement du Discours du discernement, premier de ses traités :
« Du détachement et du posséder-Dieu » (von der abegescheidenheit und
von habenne gotes). « Ce véritable posséder-Dieu tient à l'esprit et à un
acte intellectuel intérieur de s'orienter et de tendre vers Dieu » — et non
pas dans l'impossible permanence d'une pensée continue, « car lorsque la
pensée passe, alors Dieu passe aussi. Plutôt : on doit avoir un Dieu dans
l'être. [...] Celui qui a Dieu dans l'être, celui-là saisit Dieu de manière
divine, et pour lui il brille en toutes choses ; car toutes choses lui ont le
goût de Dieu, et Dieu se façonne pour lui à partir de toutes choses!. »
Une telle liberté dans la possession, parce qu'elle clarifie le rapport de
l'homme à son principe, rectifie de semblable façon la relation de
l'homme et du monde.
*** Ce qui décide de l'excellence du détachement, en dernière analyse,
c'est qu'il ne qualifie pas seulement une vertu de l'homme, mais vise, à
niveau ontologique, la liberté de l'être lui-même vis-à-vis de toute
détermination particulière. Non par mésestime, mais au contraire par
plénitude de possession et de jouissance. C'est ainsi que Dieu est dit le
suprême et le seul détaché, pour la raison qu'il est tout et n'a point à se
mettre en peine de quelque chose qui s'ajouterait à ce qu'il est. « Que
Dieu soit Dieu, il le tient de son détachement immobile, et c'est du déta-
chement qu'il tient sa limpidité et sa simplicité et son immutabilité?. »

Dieu (got)
* Omniprésent dans les textes eckhaïrtiens, ce mot désigne parfois le
principe ultime qu'est la déité, mais plus souvent les déterminations que
ce principe se donne en s'engendrant sous la figure trinitaire.

1. Discours du discernement n° 6, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit.,


p. 60.
2. Du détachement, id.., p. 182.
** La finale du Sermon 2 met en scène cette désignation double et une,
et le Sermon 52 — singulièrement dans sa première partie, celle qui
définit la pauvreté comme un ne rien vouloir — opère en sus une autre
distinction entre Dieu « tel qu'en lui-même, déité ou Trinité, et celui que
l'on peut appeler le Dieu des créatures, dans le face-à-face qui rapporte
le monde à son origine : « Car, avant que ne fussent les créatures, Dieu
n'était pas Dieu, plutôt, il était ce qu'il était. Mais lorsque furent les
créatures et qu'elles reçurent leur être créé, alors Dieu n'était pas Dieu en
lui-même, plutôt : il était Dieu dans les créatures. »
*#*# L'homme, en son essence originelle, est égal au fond de Dieu ou à la
déité : c'est là, en lui, « une part incréée et incréable » ; par contre, en
tant que créature, 1l doit se reconnaître dans un rapport de soumission à
celui dont 1l procède logiquement et ontologiquement. Deux dimensions
qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre : au contraire, c'est en vivant en
vérité son être de créature que l'homme se détermine comme étant « de
la couleur de Dieu » (gotvar), égal à lui en son essence éternelle.

Différence, distinction (underscheit)


* À un premier niveau de signification, la différence connote la négation
simple, qui prend figure de juxtaposition. Ainsi : « Voulez-vous être un
Fils, séparez-vous alors de tout ne-pas, car ne-pas crée la différence.
Comment ? Notez-le ! Parce que tu n'es pas cet homme, ce ne-pas crée
une différence entre toi et cet homme. Et donc : voulez-vous être sans
différence, séparez-vous alors du ne-pas!. »
** Selon cet aspect, l'homme doit être « nu de toute multiplicité et
différence?, » et il doit les laisser « au dehors » — « à moins, lui dit
Eckhart, que tu ne les possèdes sous un mode plus élevé et meilleur, en
sorte que la multiplicité soit devenue une chose en toi5. » Par là, l'homme
naît à une autre signification, positive cette fois, de la différence : « Car
une puissance est en l'âme qui est séparée du ne-pas, car elle n'a rien de
commun avec chose aucune, »

1. Sermon 46, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 114.
2. Le livre de la consolation divine, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit.,
p. 143.
3. Sermon 11, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p. 123.
4. Id.

16
*## C'est alors et alors seulement que l'homme est situé en ce fond
ultime — le « Un dans lequel Dieu engendre son Fils unique!, » en pro-
duisant une différence qui est figure même de l'unité en sa richesse. Car
« amour a pour nature sienne de fluer et de jaillir à partir de deux en tant
que un. Un en tant que un ne donne pas amour, deux en tant que deux ne
donne pas amour ; deux en tant que un donne de nécessité amour naturel,
impérieux, ardent2. »

Discernement (underscheidung)
Acte de l'esprit qui permet d'opérer un choix entre deux différences du
premier degré. Ainsi le traité de Maître Eckhart intitulé Discours du dis-
cernement présente-t-il aux jeunes religieux en formation un certain
nombre d'arguments qui leur donneront de pouvoir s'orienter en toute
lucidité au sein de situations complexes : ainsi les numéros 13 et 15
portent-ils respectivement ces titres : « De deux sortes de repentir » et
« De deux sortes de certitude concernant la vie éternelle ».

Droit, juste, comme il faut (reht)


D'emploi très fréquent chez Maître Eckhart, ce terme et ses composés
visent en l'homme la vérité de son être, tel qu'il fut posé à l'origine et tel
qu'il doit se façonner à nouveau en opérant sa percée en retour vers cette
origine. Au sommet de son anthropologie spirituelle, Eckhart dispose de
la sorte une série de qualificatifs qui expriment cet accomplissement :
l'homme droit ou juste peut être dit aussi bien « un homme nouveau, un
homme céleste, un homme jeune, un ami et un homme nobles. »

Égal, égal (l') (glich, daz glich), égalité (gelicheit, glicheit)


* Terme central dans la pensée de Maître Eckhart. En lui s'exprime,
comme il se doit en régime authentiquement dialectique, le refus de toute
pensée hiérarchique.
** L'égalité est beaucoup plus que la simple ressemblance sur laquelle
on a parfois voulu la rabattre, par souci d'une orthodoxie formelle. Pour
autant, ce concept, qui met les terme en cause — aussi bien les Personnes
divines au sein de la Trinité que Dieu et l'homme dans leur relation de

l . Le livre de la consolation divine, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit.,
P . 143.
») MAAD ASS:
5 . De l'homme noble, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 164.
liberté — sur un plan de parité radicale, ne peut induire aucun amalgame
ou fusion réductrice : l'égalité présuppose en effet ce type de différence
qui est l'expression même de l'unité. Paradoxe qui ne se peut vivre qu'au
niveau originaire dans lequel sont engagées l'essence de l'homme — son
« petit château » intérieur — et la déité même de Dieu.
*#*# Ce point de recueillement, de nature ontologique, pose l'image
comme réalité identique à ce dont elle procède, et son expression n'est
autre que le détachement commun à Dieu et à l'homme. Car c'est le
« détachement immobile » qui « amène l'homme à la plus grande égalité
avec Dieu!. »

Enfantement (geburt), enfanter (gebern). Engendrement (daz


gebern, geberunge, geburt), engendrer (gebern)
* Acte essentiel, qui dit dans son origine l'identité toujours en advenir de
l'un et du multiple. « Qui connaît la vérité sait bien que le mot Père porte
en soi un engendrer limpide et le fait d'avoir des fils2. » Par là n'est pas
visé un rapport originel, unique et irrépétable, mais la permanence d'une
relation toujours en état de naissance. « On me demanda une fois, que
fait le Père dans le ciel ? Je dis alors : Il engendre son Fils, et cette œuvre
lui est si agréable et lui plaît tellement que jamais il ne fait autre chose
que d'engendrer son Fils, et tous deux font fleurir le Saint Esprit. »
*# Cet engendrement du Fils porte au-delà de l'économie intra-trinitaire :
dans ce Fils, Dieu ne cesse d'engendrer tout homme, dans une pleine éga-
lité. En effet, « là où le Père engendre son Fils en moi, là je suis le même
Fils et non un autre ; nous sommes certes un autre en humanité, mais là
Je suis le même Fils et non un autre ». Cet engendrement transmet à
l'intellect, réceptacle de la déité, toute la puissance d'engendrer qui carac-
térise l'origine, en sorte que l'homme, héritier de cette capacité, a lui-
même puissance d'engendrer Dieu en retour. « Car le Père éternel
engendre son Fils éternel dans cette puissance sans relâche, de sorte que
cette puissance co-engendre le Fils du Père et soi-même comme le même
Fils dans l'unique puissance du Père. »
#k% Cette capacité définit de la façon la plus exacte l'être même de Dieu
— et de façon plus spéciale, en économie trinitaire, l'être du Père, identi-

L. Du détachement, id., p. 182.


2. Sermon 4, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., pp. 63-64. — La citation qui
suit est tirée de ces mêmes pages.
3. Sermon 2, id., p. 45-46.

18
fié en pareil cas à l'Un de la déité : « Quel est notre nom et quel est le
nom de notre Père ? Notre nom est que nous devons être engendrés, et le
nom du Père est engendrer (gebern), car la déité rayonne hors de la lim-
pidité première, qui est une plénitude de toute limpidité!. » C'est pour-
quoi Maître Eckhart affirme en de nombreux passages que le nom le plus
propre que l'on puisse attribuer à Dieu est justement celui de naissance
ou d'engendrement?.

Entendement (verstandnisse)
* Le couple verstandnisse | vernunft (ou vernünfticheit) transcrit dans la
langue nouvelle qu'est le moyen-haut-allemand la relation qui existe,
dans le vocabulaire de la Scolastique, entre ratio et intellectus. En se
référant, pour le premier de ces termes, au vocabulaire fixé depuis Kant
(le Verstand, faculté des connaissances distinctes et finies, par opposition
à la Vernunft, appréhension cognitive qui relève de la pensée), force est
donc de l'entendre comme cet entendement dont le rôle consiste à déve-
lopper une argumentation au sein d'un discours. C'est en somme une
connaissance du chemin, procédant par analyses et soumise à croissance,
alors que l'intellect est davantage un vocable du terme, désignant à la fois
le lieu de l'union entre Dieu et l'homme et l'acte simple par lequel se
réalise cette unité.
** Aïnsi y a-t-il un rapport, sinon de hiérarchie, du moins de dépendance
entre entendement et intellect : « Entendement émane en premier lieu
d'intellect, et volonté procède par après des deux.» Laconique, Eckhart
ajoute aussitôt : « Là-dessus, rien de plus ! »
*#k* Cependant, comme en régime dialectique il existe une identité en
advenir entre le chemin, d'une part, et l'origine et le terme, d'autre part, le
contexte impose parfois de charger le vocable de verstandnisse de la plé-
nitude de sens portée ordinairement par la vernünfticheit. En particulier
quand le terme se trouve employé dans le contexte de l'engendrement
(temporel / non temporel, quantitatif / non quantitatif) des Personnes
dans l'Un de la déité.

1. Sermon 13, id., p. 141.


2.Cf. Maître Eckhart ou l'empreinte du désert, op. cit., deuxième partie, chapitre IT,
« Dieu-naissance » (pp. 141-153).
3. Sermon 37, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p.56

19
Esprit (geist)
* Il n'y a pas trace, chez Eckhart, d'une anthropologie tripartite âme /
esprit | corps, telle que, en référence au schéma de saint Paul, elle est
parfois exploitée pour faire pièce au dualisme de la représentation com-
mune. En somme, l'esprit ne saurait être compris comme une part de
l'homme, mais comme un état de vérité intérieure que l'homme total, âme
et corps, est appelé à connaître.
** Dans un dégradé plus fin, on pourrait dire néanmoins que l'esprit est
apparenté de façon plus étroite à l'âme au sein du composé que constitue
le sujet concret. Ainsi de ce passage qui, commentant la parabole du
grain de blé tombé en terre, veut rendre compte de la naissance de Dieu
sous la figure de l'homme. Eckhart interroge : « Qu'est-ce donc que ce
grain de blé qui là tombe en terre et qu'est-ce que la terre dans laquelle il
doit tomber ? » Il répond aussitôt : « Comme j'entends le montrer cette
fois, ce grain de blé est l'esprit que l'on appelle ou dénomme une âme
humaine, et la terre en laquelle il doit tomber, c'est l'humanité hautement
louable de Jésus-Christ ; car c'est là le champ le plus noble qui fut jamais
créé de terre ou préparé pour quelque fécondité! . »
Quant au sens intégrant du terme esprit, il ressort au mieux de cet autre
passage du même Sermon 49, qui évoque la façon dont le Père engendre
d'un même mouvement sa Parole éternelle et l'homme qui exprime, par
son être, la fécondité de cette Parole : « C'est dans cette Parole que le
Père dit mon esprit et ton esprit et l'esprit de chaque homme dans
l'égalité à cette même Parole2. »
##*# En dernier ressort, l'esprit désigne donc l'homme total dans la vérité
de son origine et de son accomplissement. D'où l'éventail de significa-
tions que revêt l'adjectif spirituel : doté de connotations excluantes
lorsqu'il est opposé à ce qui relève du régime de la chair (vleisch), il se
présente au contraire dans une fonction d'articulation incluante lorsqu'il
est mis en relation avec le corps (/ip) ; l'homme spirituel est alors celui
qui, par intériorité, droiture et noblesse, vit selon la vérité de son être
réconcilié. Comme le fer est attiré par l'aimant, ce qui est corporel est
entraîné vers le haut par la force de l'esprit qui fait sa percée jusqu'au lieu
où il « prend son origine ». « Il faut que cet esprit franchisse tout nombre

1. Sermon 49, id., p. 132.


2.14% pu80!
3. Pour ce développement, cf. Sermon 29, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme. op. cit,
PP: 255-256.

20
et fasse sa percée à travers toute multiplicité, et Dieu alors fait en lui sa
percée ; et tout ainsi qu'il fait sa percée en moi, je fais ma percée en lui
en retour. Dieu conduit cet esprit au désert et dans l'unité de lui-même, là
où il est un Un limpide et sourd en lui-même. Cet esprit n'a pas de pour-
quoi, et devrait-il avoir un pourquoi quelconque, il lui faudrait avoir
l'unité comme pourquoi. Cet esprit se tient en unité et liberté. »

Étincelle (vunke), petite étincelle (vünkelin)


* L'érincelle est cette part « incréée » par quoi l'homme est réellement
égal à Dieu dans son origine et dans son être.
** « Cette petite étincelle est si apparentée à Dieu qu'elle est un unique
Un non séparé, et porte en soi l'image de toutes les créatures, images sans
images et images par-delà les images!.» Rien ne peut abolir cette
dimension de son être, qui perdure même en enfer : « Là cette petite étin-
celle se tient nue, sans souffrance d'aucune sorte, dressée vers l'être de
Dieu2. »
*#* Dans une autre acception, la petite étincelle désigne la part la plus
subtile d'un être — et aussi bien de l'ange — qui se trouve dotée de
richesse infinie : « Prenez une petite étincelle de l'ange, en elle vit tout ce
qui est au royaume de terre. » Et encore : « Dans une seule petite étin-
celle de l'ange verdoie, se pare de feuilles et luit tout ce qui est dans le
monde. »

Extérieur (ausserlich, ûzer, Gzerlich, âzwendic), extériorité


(âzerlicheit, âzwendicheit)
* En conformité avec la tradition spirituelle, l'extériorité est d'abord le
lieu et le principe d'une dispersion qui détourne l'homme d'une attention
à l'essentiel.
** Mais le propre de la pensée eckhartienne, qui est aux antipodes de
tout dualisme, est de montrer qu'en cela c'est le regard de l'homme qu'il
faut mettre en cause, et non quelque malignité intrinsèque des choses.
Loin d'impliquer un repli hors de l'immédiat, l'intériorité authentique
trouve dans l'extérieur et en lui seul le lieu de son expression concrète :

1. Sermon 22, id., p.212.


2. Sermon 20 b, id., pp. 197-198.
3. Sermon 42, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p.88.
4. Sermon 38, id., p. 63.

21
car « assurément, il y faut zèle et amour et une bonne perception de
l'intériorité de l'homme et un savoir vigilant, vrai, réfléchi, effectif, sur
quoi l'esprit s'assure dans les choses et auprès des gens. Cela, l'homme ne
saurait l'apprendre par la fuite, en ce qu'il fuirait les choses et se tourne-
rait vers la solitude à partir de l'extériorité ; maïs il lui faut apprendre une
solitude intérieure où et près de qui il soit. Il lui faut apprendre à faire sa
percée dans les choses, à y saisir son Dieu et à pouvoir l'imprimer forte-
ment en soi d'une manière essentielle!. »

Fécond (baerhaft, vruhtbaer, vruhtbaerlich), fécondité


(vruhtbaerkeit)
* Commentant l'épisode dans lequel Jésus fut reçu chez une femme du
nom de Marthe?, Eckhart affirme d'abord « Il faut de nécessité qu'ait été
une vierge l'être humain par qui Jésus fut reçu. » Mais il ajoute : « Bien
des dons de prix sont reçus dans la virginité sans être engendrés en retour
dans la fécondité de la femme avec louange de gratitude en Dieu. Ces
dons se gâtent et vont tous au néant, en sorte que l'être humain n'en
devient jamais plus heureux ni meilleur. Alors sa virginité ne lui sert de
rien, parce qu'à la virginité il n'adjoint pas d'être une femme, en toute
fécondité. »
** Réconciliant les contraires, l'être humain achevé doit donc être tout à
la fois vierge et fécond. La fécondité, c'est la réponse qu'apporte l'homme
à la force du don qu'il accueille dans la virginité de son détachement.

Femme (vrouwe, wip)


* Maître Eckhart use parfois du schème homme / femme comme index
d'une opposition entre haut et bas, puissances supérieures et puissances
inférieures, attirance vers le ciel et pesanteur terrestre. Ainsi : « L'âme est
pleinement homme lorsqu'elle est tournée vers Dieu. Lorsque l'âme se
laisse aller vers le bas, alors elle s'appelle femme ; mais lorsqu'on connaît
Dieu en lui-même et que l'on cherche Dieu à l'intérieur, alors elle est
l'homme*.» Et encore, dans la suite de ce même texte : « Est-elle

l. Discours du discernement n° 6, in Maître Eckhart Les Traités et le Poème, op. cit.,


pp. 61-62.
2. Sermon 2, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p.41 sq. — Les citations à
venir sont tirées de ce sermon.
3. Sermon 20 a, id., p. 192.

22
homme, alors elle pénètre simplement en Dieu sans intermédiaire. Mais
lorsqu'elle lorgne de quelque façon vers l'extérieur, elle est femme. »
** Cependant Eckhaïrt, en tel développement capital déjà évoqué (voir,
ci-dessus, les termes fécond, fécondité), s'écarte de cette lecture mar-
quée de misogynie pour reconnaître une positivité éminente à la
« femme », en tant que symbolisant la réponse de l'être humain au don de
Dieu : « Femme est le mot le plus noble que l'on peut attribuer à l'âme et
est bien plus noble que vierge. [...] Car la fécondité du don est la seule
gratitude pour le don, et l'esprit est une femme dans la gratitude qui
engendre en retour là où pour Dieu il engendre Jésus en retour dans le
cœur paternel!. »

Feu (viur)
* Le feu est celui des quatre éléments qui est porteur du sens le plus uni-
versel et le plus spirituel. « Ce qui est lieu d'autre chose, il faut que cela
soit au-dessus de lui, comme le ciel est un lieu de toutes choses et le feu
est lieu de l'air, et l'air est lieu de l'eau et de la terre, et l'eau n'est pas
complètement lieu de la terre et la terre n'est pas un lieu?. »
** La fréquence des références à ce terme vient de ce que le feu est sym-
bole à la fois de puissance, de subtilité et d'élévation — bref, qu'il sous-
tend le désir — ce qui le relie au thème fondamental de la naissance.
« Nos maîtres disent : le feu, si puissant qu'il soit, ne brûlerait jamais s'il
n'espérait une naissance. Si sec serait le bois que l'on y jetterait, s'il ne
pouvait recevoir sa ressemblance, il ne brûlerait jamais. Ce que désire le
feu, c'est qu'il naisse dans le bois et qu'il devienne tout entier un seul feu
et qu'il se maintienne et demeure. S'éteindrait-il et disparaîtrait-il, alors il
ne serait plus feu ; c'est pourquoi il désire se trouver maintenu’. »

*#% Trois caractéristiques assurent son excellence :


— il réchauffe de façon durable, et son action persiste lors même qu'il
disparaît : « Le feu répand bien sa racine dans l'eau par la chaleur, car
lorsque l'on ôte le feu, alors la chaleur demeure bien un certain temps
dans l'eau et également dans le bois ; après la présence du feu, la chaleur
demeure là d'autant plus longtemps que le feu a été vigoureux“. »

1. Sermon 2, id., p. 42-43.


2. Sermon 36 a, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p.45.
3. Sermon 44, id., p. 100.
4. Sermon 41, id., p. 84.

23
— lorsqu'il agit « dans sa nature », c'est-à-dire selon son essence spiri-
tuelle, il a cette propriété merveilleuse de brûler sans consumer : « Là où
le feu est dans sa nature, là il n'endommage ni ne brûle. L'ardeur du feu
brûle ici-bas. Là où l'ardeur pourtant est dans la nature du feu, là elle ne
brûle pas et ne porte pas dommage!.
— enfin, il a tout à la fois une fonction purificatrice et une efficacité
d'union, comme on le voit dans la fameuse parabole de la bâche, qui sera
souvent reprise dans la tradition mystique : « Lorsque le feu s'enflamme
au plus près de la bûche, il est plus noir et plus grossier ; lorsque la
flamme s'élève plus haut à partir de la bûche, elle est d'autant plus
légère2. »

Fleurir (bluegen, blüejen)


* Ce verbe, d'emploi typique chez Eckhart le poète, qualifie un mode de
manifestation de Dieu dans l'homme. En effet, si dans la volonté « Dieu
sans relâche arde et brûle avec toute sa richesse, avec toute sa douceur et
avec toutes ses délices », 1l est dit que dans l'intellect « Dieu toujours
verdoie et fleurit dans toute la félicité et dans toute la gloire qu'il est en
lui-même. »
*# À travers ces images, qui convoquent en les articulant de façon
diverse les quatre éléments, on perçoit la dimension proprement cos-
mique que revêtent la pensée et le vocabulaire de Maître Eckhart.
#*##% Ce terme, par ailleurs, est aussi employé quand il s'agit de l'expres-
sion de Dieu en lui-même dans la pluralité de ses Personnes : ainsi
Eckhart affirme-t-1l que Dieu fleurit en lui-même comme Esprit (cf. le
terme prochain de « flux »).

Flux (Gzvlu2), fluer (vliezen), fluer à l'extérieur (âzvliezen),


fluer (intérieurement) en retour (wider invliezen), influx
(ffluz), reflux (daz wider vlissende)
* Dans ses multiples emplois, simples ou composés, ce terme désigne la
sortie de soi, prélude à un retour de type réflexif, que connaît la sur-
abondance de l'être, aussi bien en Dieu qu'en l'homme.

. Sermon 38, id., p.65.


2: Sermon 60, id., p.211.
3 . Sermon 2, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., pp. 45-49.

24
#*# « J'ai souvent parlé de ceci : de l'œuvre de Dieu et de la naissance,
lorsque le Père engendre son Fils unique, et de ce flux fleurit le Saint
Esprit, en sorte que l'Esprit flue des deux, et dans ce flux jaillit l'âme
comme un flux ; et l'image de la déité est imprimée dans l'âme, et dans ce
flux et dans le reflux des trois Personnes l'âme se trouve fluer en retour et
se trouve formée en retour dans sa première image sans image!. »
***# Pour sa part, l'expression simple de « flux sans fond » désigne rien
moins que « le néant de Dieu?. »

Foi (gloube)
Lorsque la vie de Dieu se déverse dans la volonté de l'homme, « cela
alors s'appelle un amour ; et lorsque cette grâce et ce goût se déversent
dans la puissance discursiveÿ, cela s'appelle alors une lumière de la foi ;
et lorsque cette même grâce et goût se déversent dans l'irascible, c'est-à-
dire la puissance ascendante, cela s'appelle alors une espérance ». Ainsi
les trois vertus dites ordinales — foi, espérance, amour — se distribuent-
elles dans les trois puissances supérieures de l'homme.

Fond, fondement (grunt)


* Qu'il s'agisse de Dieu ou de l'homme, la catégorie de fond désigne le
point ultime par quoi l'être est ce qu'il est, sans mélange aucun.
** Ainsi le fond de Dieu est-il identique à la déité, tandis que le fond de
l'âme désigne le lieu où les puissances supérieures se rassemblent sous
l'égide de l'intellect. Double attention à une intériorité essentielle qui est
la condition de l'union : « Devons-nous jamais parvenir dans le fond de
Dieu et dans son plus intime, il nous faut en premier lieu parvenir dans
notre propre fond et dans notre plus intime en limpide humilité+. »
*k* Ce point, où l'homme coïncide avec le fond de son être est bien ce en
quoi il se montre identique au néant, c'est-à-dire à ce qui est le sans fond
de l'homme en même temps que de Dieu.

1. Sermon 50, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 141-142.
2. Poème, strophe VIII, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 198. —
Cf. aussi strophes I et II.
3. Celle qui met en œuvre une rede — raisonnement et discours.
4. Sermon 54a, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 168.

29
Forme (forme)
* Forme est souvent l'équivalent d'image, dans sa dimension d'extério-
rité. Il convient pour lors de s'en détacher, pour que « l'entendement, sans
forme ni image en lui-même, entende toutes choses sans se tourner vers
l'extérieur n1 transformation de soi-même!. »
** Ainsi les anges saisissent-ils « sans forme » et « sans intermédiaire? »
Que l'homme accède à cette capacité lui ouvre la voie vers l'intelligence
de «l'unique Un ». En effet, en conformité avec le vocabulaire
scolastique, forme désigne aussi la nature ou l'essence authentique d'une
réalité, le point ultime où elle se trouve engendrée purement dans son
identité avec soi.
*## À ce compte, l'homme ne sera vrai que formé ou conformé intérieu-
rement à Dieu lui-même, participant de sa forme divine au titre de ce que
Eckhart, créant un mot expressif, appelle leur einfürmicheit, leur « uni-
formité » : « C'est pourquoi, quand l'homme se conforme nûment à Dieu
par amour, alors 1l se trouve dépouillé de l'image et formé intérieurement
selon l'image et revêtu de l'image dans l'uni-formité divine, dans laquelle
il est Un avec Dieu. »

Grâce (gnade)
* Ce terme se trouve parfois employé au pluriel, moins d'ailleurs pour
signifier un bienfait limité et transitoire que pour rendre compte de la
transformation que l'homme connaît jusque dans l'immédiateté de son
agir lorsqu'il est mené par la vérité qui sourd en lui : alors, en effet, il se
trouve « revêtu de vertus et de grâces et conduit et mené délicieusement
vers l'origine avec toutes vertus et grâces{. »
**# Plus souvent, au singulier, la grâce doit être entendue, chez Eckhart,
dans une acception décidément ontologique : elle désigne ce qui consti-
tue le fond de l'être, dans sa dimension la plus essentielle. Dans cette
acception, elle désigne le gratuit, le sans pourquoi, « l'immérité. »

1. Sermon 15, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit. p. 157.


2 IG D IE:
3. Sermon 40, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu. op. cit., p. 76.
4. Discours du discernement n° 20. « Du corps de Notre Seigneur, comment on doit le
recevoir souvent, et dans quelle manière et ferveur », in Maître Eckhart, Les Traités et le
Poème, op. cit., p.91.
5. Le livre de la consolation divine 3., in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit.,
p159!

26
*** L'opposition, traditionnelle en théologie, entre nature et grâce ne
signifie pas, lorsqu'elle intervient chez Eckhart, que Dieu et l'homme res-
sortiraient à des économies mettant en jeu une différence de nature onto-
logique : certes, ce qui est de grâce concerne le rapport premier entre
l'homme et le « Dieu des créatures » — mais cette relation n'est là que
pour renvoyer à celle qui exprime l'identité plénière entre le Père et celui
qui, Fils unique devenu homme « par grâce! », est d'abord et fondamen-
talement « fils de Dieu par nature2. »

Homme, man, mensch(e)


* Terme générique, qui désigne l'être créé doté de puissances inférieures
(accordées aux sens) et de puissances supérieures (volonté, intellect),
fluant de Dieu selon un rapport marqué d'égalité dans son principe et
devant faire retour à son origine.
** L'homme est formé d'un corps et d'une âme ; et, dans son unité
infrangible, il peut être qualifié soit comme homme extérieur, voué à la
dispersion du multiple — « le vieil homme, l'homme terrestre, l'homme
extérieur, l'homme ennemi, l'homme servile » — soit comme homme
intérieur, recevant à ce compte une série de qualificatifs opposés à ceux-
là : « un homme nouveau, un homme céleste, un homme jeune, un ami et
un homme noblei » (homme spirituel, homme de bien, homme humble,
homme juste).
*#* D'un point de vue étymologique, « homo », « l'homme », veut dire
« celui qui est de la terre », et veut dire « humilité ». Mais cette origine,
loin de le disposer dans une soumission de type hiérarchique par rapport
à Dieu, l'institue au contraire dans l'égalité avec lui, dans la mesure jus-
tement où l'homme reconnu comme homme ne peut être tel que par
rapport à l'autre de lui-même : « L'homme vraiment humble ne doit pas
prier Dieu, il peut commander à Dieu, car la hauteur de la déité ne jette le
regard sur rien d'autre que la profondeur de l'humilité [...]. L'homme
humble et Dieu sont Un. L'homme humble est aussi puissant sur Dieu
qu'il l'est sur lui-même. »

© e l'homme noble, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., pp. 163-164.
.

4. Sermon 14, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p. 150.

21
Humanité (menscheit)
* Forme simple et la plus générique de l'être-homme. Ainsi distingue-t-
on en Jésus-Christ son humanité et son être-Dieu.
#* Cependant, une fois encore, cette désignation ne s'inscrit pas dans
l'économie d'un rapport de type hiérarchique ; car l'humanité de l'homme
désigne en lui, en toute excellence, l'universalité de son être essentiel,
apparenté comme tel à l'éfre-Dieu.
*#* D'où un regard nouveau sur l'incarnation ou devenir-homme de
Dieu : « Notez-le ! La Parole éternelle ne prit pas sur soi cet homme-ci ni
cet homme-là, mais elle prit sur soi une nature humaine libre, indivise,
qui là était nue sans image ; car la forme simple de l'humanité est sans
image!.»

Image (bilde)
* Qu'il s'agisse de langage ou d'objectivité représentative, le terme
d'image, dans sa signification générique, désigne ce en quoi se trouve
exprimée une réalité de référence, sous la double raison d'une identité et
d'une différence. Son sens précis, en chaque occurrence, est donc déter-
miné par sa position sur une échelle de significations qui va du plus
distant au plus proche, du plus illusoire à ce qui est le plus fidèle au
« modèle » en cause. D'où cet éventail d'acceptions :
*#* À un premier niveau, l'image, qu'elle soit extérieure ou intérieure, se
présente comme un substitut qui polarise sur elle le regard et représente
une distraction par rapport à ce qu'elle devrait manifester. Il faut alors
« que l'homme se tienne enfermé intérieurement, que son esprit soit pré-
servé des images qui se trouvent à l'extérieur, qu'elles demeurent exté-
rieures, et que d'aucune manière abusive elles ne le rejoignent ni ne
l'accompagnent, et qu'aucune ne trouve place en lui ». De même, « en ce
qui concerne ses images intérieures — que ce soient des images ou une
élévation de l'esprit, ou des images de l'extérieur ou quoi que ce soit que
l'homme ait présent —, qu'il ne s'y abandonne ni ne se disperse ni ne les
extériorise dans la multiplicité?. »
Ce qui n'est pas à entendre comme une coupure, en tout état de cause
impossible, avec l'extériorité, sans laquelle il n'y aurait ni vie ni pensée :

1. Sermon 46, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., pp. 112-113.
2. Discours du discernement n° 21. « Du zèle », in Maître Eckhart, Les Traités et le
Poème, op. cit., p.95.

28
« Un homme voudrait-il se retirer en soi-même avec toutes ses puis-
sances, intérieures et extérieures, et se tiendrait-il là de telle sorte qu'il
n'y ait en lui nulle image ni contrainte, et se tiendrait-il ainsi sans aucune
œuvre, intérieure ou extérieure : on doit certes alors se demander si
quelque chose serait encore capable d'être attirant pour lui-même!»
Celui qui agit comme il convient doit donc se commettre avec cette exté-
riorité, « Car aucune œuvre ne peut se trouver opérée que dans l'image
qui lui est propre. [...] Mais l'extériorité des images n'est pas extérieure
pour les hommes exercés : car toutes choses, pour les hommes intérieurs,
sont une manière divine intérieure2. »
Dans cette mesure et selon une plus grande co-respondance avec son
modèle, l'image, le reflet de soi par exemple que l'on obtient dans un mi-
roir, « ne provient pas du miroir, elle ne provient pas non plus d'elle-
même, plutôt cette image provient tout à fait de ce dont elle tient son être
et sa nature ». Ce dédoublement d'apparence n'a sens en effet que référé à
l'identité plénière de l'image et de l'être : « Lorsque le miroir est ôté de
devant moi, je ne me reflète pas plus longtemps dans le miroir, car je suis
cette image mêmes. »
Ainsi l'image grandit-elle en consistance ontologique, jusqu'à pouvoir,
dans sa différence même, être reconnue comme identique — de nature
ou d'essence — à son modèle : « Lorsqu'une branche saillit d'un arbre,
elle porte aussi bien le nom que l'être de cet arbre. Ce qui sort est la
même chose que ce qui demeure à l'intérieur, et ce qui demeure à l'inté-
rieur est la même chose que ce qui sort. Ainsi la branche est-elle une
expression de soi-même. [$] Je dis de même de l'image de l'âme. Ce qui
sort au dehors, c'est ce qui demeure à l'intérieur, et ce qui demeure à
l'intérieur est ce qui sort au dehors. Cette image est le Fils du Père, et
cette image je le suis moi-même, et cette image est la Sagesse. »
En définitive, le paradigme de toute image est à chercher en effet dans le
mouvement par lequel — Dieu naissant, dans la trinité de ses Personnes,
de l'abîme de la déité — le Père se dit dans celui qui est son /mage par-
faite. C'est à cette identité entre les termes d'Image, de Fils et de
naissance ou engendrement (geburt) que l'homme a part lorsqu'il se
trouve accompli dans sa vérité : « Tout ce qui, de l'âme, se tourne vers le
bas reçoit de cela même vers quoi il se tourne un voile, un couvre-chef ;

Ca) 0 AICÉr
DC ATOS
3. Sermon 16a, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., pp. 160-161.
4.14", p.161:

29
mais ce qui, de l'âme, se porte vers le haut est nûment image de Dieu,
naissance de Dieu, sans voile et nu dans l'âme nue. À propos de l'homme
noble, [...] le roi David dit dans le psautier : même si tombent sur
l'homme nombre de vanités, de souffrances et d'afflictions, il demeure
néanmoins dans l'image de Dieu et l'image en lui!.. »
*#* La vérité de l'homme tient donc dans un acte unique à double face,
négative et positive : il lui faut « se dépouiller de l'image » des créatures
(sich entbilden) pour « revêtir l'Image » qu'est le Christ (äberbilden). Il y
a concomitance entre ces deux versants de son agir qui le font passer de
l'image-illusionà l'image-vérité : la perfection de l'homme est en effet
qu'il « se tienne au plus égal de l'image qu'il était en Dieu quand entre lui
et Dieu il n'y avait pas de différence, avant que Dieu n'ait créé les
créatures2. » « Et c'est pourquoi, quand l'homme se conforme nûment à
Dieu par amour, alors il se trouve dépouillé de l'image et formé
intérieurement selon l'image et revêtu de l'image dans l'uni-formité
divine, dans laquelle il est Un avec Dieu?. » Ainsi l'âme se trouve-t-elle
« fluer en retour » et « formée en retour dans sa première image sans
image », — ce qui ne l'arrache pas à elle-même, mais révèle au contraire
ce qu'elle est d'origine, dans la réalité de son être : car « lorsqu'un maître
fait une image à partir d'un bois ou d'une pierre, il n'introduit pas l'image
dans le bois, il rogne plutôt les copeaux qui tenaient cachée et recouverte
l'image ; il n'ajoute rien au bois, mais il lui retranche et creuse en surface
et enlève la rouille, et resplendit alors ce qui se trouvait caché dessouss. »

Incréé (ungeschaffen)
* Employé de façon absolue, l'incréé désigne l'être même de Dieu, par
opposition à celui de la créature : « La course [cf. Paul, 1 Co 9,24] n'est
rien d'autre qu'un retrait de toutes les créatures et de se réunir en
l'incréés. »
*# Cette réalité ultime n'est pas distante de l'homme : elle définit en lui le
lieu où Dieu, justement, peut s'engendrer selon la radicalité de son être. Il
faut en effet qu'il y ait en l'homme « quelque chose de plus intérieur et de
plus élevé et d'incréé, sans mesure et sans mode, où le Père céleste puisse

l. De l'homme noble, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 168.
2] . Du détachement, id., p.177.
3. Sermon 40, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p. 76.
4. Sermon 50, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 142.
5h De l'homme noble, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 168.
6. Du détachement, id., p. 189.

30
totalement s'imprimer et s'épancher et s'attester : ce sont le Fils et le Saint
Esprit!. »
#*#*% Ajnsi y a-t-il une part en l'homme que Eckhart ne craint pas de dire
« incréée et incréable » — dans la mesure où l'idée de l'homme, en Dieu,
est Dieu : « Dans la premier attouchement, quand Dieu a touché l'âme et
la touche en tant qu'incréée et incréable, là l'âme est aussi noble, après
l'attouchement de Dieu, que l'est Dieu lui-même. » Des propos qui lui
furent reprochés lors du procès de Cologne ; à quoi il répliqua n'avoir
jamais affirmé que le tout de l'homme soit tel ; ailleurs, en effet, ayant
affirmé qu'« il est quelque chose dans l'âme qui est si apparenté à Dieu
que c'est Un et non uni », il ajoute : « L'homme serait-il tout entier ainsi
qu'il serait pleinement incréé et incréable* » ; en réalité, Maître Eckhart
articule deux niveaux d'analyse : l'homme est à la fois identique à Dieu
par nature ou essence, et différent de lui en tant que créature.

Inégal (unglîch), inégalité (unglicheit)


* Dieu et l'homme étant égaux par nature, sera qualifié d'inégal ce qui
distrait de cette relation essentielle. Ainsi, lorsqu'il est « mort à lui-même
et à toutes choses créées » (en tant que créées), l'homme « demeure dans
l'égalité et demeure dans l'unité et demeure tout à fait égal ; en lui ne
tombe aucune inégalité{. »
#** À côté de cette acception négative, qui est la plus fréquente,
l'inégalité peut s'inscrire dans le registre positif de la différence et de sa
richesse. « Un maître dit : Que tous les brins d'herbe soient si inégaux,
cela provient de la surabondance de la bonté de Dieu qu'il déverse avec
surabondance dans toutes les créatures, afin que sa seigneurie s'en trouve
d'autant plus révélées. »

Intellect (vernunft, vernünfticheit), intellect (doué d')


(vernünftic)
* Selon un premier registre, l'intellect est la puissance qui, au terme d'un
procès discursif, achève le mouvement de la connaissance dans
l'acquiescement à ce qui est reconnu comme vrai. La pensée scolastique

1. Le livre de la consolation divine, id., p. 139.


2. Sermon 10, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p. 119.
3. Sermon 12, id., p. 133.
4. Id., p.136.
5. Sermon 22, id., p. 214.

31
articulait ainsi ratio et intellectus — la première de ces facultés
procédant par argumentation (analyse et confrontation des raisons),
tandis que la seconde conclut ce mouvement par une adhésion réfléchie à
ce qui s'est manifesté de la sorte. Eckhart a repris ce schème dans la
dualité de termes verstandnisse | vernünfticheit — ce qui contraint à
traduire le second, non pas par « raison », comme on serait tenté de le
faire en modernité postkantienne, mais bien par «intellect », en
comprenant sous ce mot ce qui constitue le sommet de l'esprit humain et
le lieu prochain de son union avec la vérité de l'objet et avec Dieu même.
** Replacé dans le cadre d'une anthropologie plus large, l'intellect est à
comprendre comme l'une des deux « puissances supérieures » qui
structurent l'esprit humain, — la seconde étant constituée par la volonté.
« Comprendre » et « agir » sont les deux manifestations suprêmes de cet
esprit (Eckhart évoque parfois une troisième faculté supérieure,
l'irascibilis, puissance « ascentionnelle » qui porte les deux autres vers
leur accomplissement).
Le débat portant sur la précellence de l'une ou l'autre de ces puissances
que sont l'intellect et la volonté est un {opos révélateur des orientations
de pensée à cette époque. L'harmonie recherchée entre elles au siècle
précédent — on parlait à leur propos des « deux yeux de l'âme » — avait
volé en éclats avec l'opposition sans merci entre les tenants des deux
ordres nouveaux, fondés l'un et l'autre au début du XIIIe siècle — les
franciscains tenant pour une suprématie de l'amour, tandis que les
dominicains exaltaient les valeurs de l'intelligence. Lorsqu'il se trouve
pris dans les remous de cette querelle, Eckhart épouse sans tergiverser la
thèse de ses frères dominicains ; c'est pourquoi il affirme tant de fois la
prééminence de l'intellect sur la volonté — ce qui légitime le fait que l'on
voie en lui le tenant d'une mystique « spéculative ». Mais lorsqu'il se
libère de ce débat, il met ces deux puissances sur un même niveau (par
exemple dans le Sermon 2, typique de ce point de vue) ; de telle sorte
cependant que leur égale dignité se trouve posée sous l'égide de
l'intellect. La formule la plus intégrante qu'il ait fournie de pareille
équation est peut-être celle que l'on trouve dans le Sermon 70 (citée ci-
dessus sous l'entrée amour).
Une question débattue porte sur le « lieu » en lequel, dans l'homme,
s'opère l'union originelle et ultime avec Dieu. Est-ce dans l'intellect, ou
bien dans un « quelque chose » qui serait au-delà de l'intellect lui-
même ? Tous les textes de Eckhart ne concordent pas sur cette question.
Peut-être faut-il avancer que cette union trouve place dans. l'intellect
comme au-delà de l'intellect lui-même. Car, en définitive, « L'âme n'a
rien où Dieu puisse lui parler que l'intellect. Certaines puissances sont de
si peu de prix qu'il ne peut parler en elles. Il parle certes, mais elles ne
l'entendent pas. Volonté ne perçoit pas en tant qu'elle est volonté,
d'aucune manière. « Homme » ne vise aucune puissance autre qu'intel-
lect. Volonté est ordonnée seulement à quelque chose d'extérieur!. » La
suite de ce texte précise encore : « Toutes les puissances qui appar-
tiennent à l'âme ne vieillissent pas. [...] Les maîtres disent : ce qui est
Jeune, c'est ce qui est proche de son commencement. Intellect, en lui l'on
est pleinement jeune : plus on opère dans cette puissance, plus on est
proche de sa naissance. [...] Le premier jaillissement de l'âme est
intellect, ensuite volonté, ensuite toutes les autres puissances. »
Eckhart poursuit cependant en parlant d'une « lumière simple de l'âme »
qui semble se tenir au-dessus des « puissances » elles-mêmes. Et encore
« au-dessus de cette lumière est la grâce » ; or « celle-ci ne vient jamais
dans intellect n1 dans volonté. » Mais le propos s'infléchit aussitôt pour
dire ce qui est peut-être la formule dernière : « Grâce doit-elle venir dans
intellect, 1l faut alors qu'intellect et volonté en viennent au-dessus de soi-
même ». Revient alors l'énoncé de la hiérachie intellect / volonté, pour
conclure enfin : « Il est je ne sais quoi de très secret qui est au-dessus de
tout cela, c'est le chef de l'âme. C'est là qu'advient l'union proprement
dite entre Dieu et l'âme ».
*** Ce dépassement de l'intellect au sein de l'intellect lui-même est ce
que Maître Eckhart, dans le Sermon 2, appelle le petit château de l'âme,
principe d'unité au-delà des puissances, seul apte à s'unir à la déité, elle-
même unité dernière au-delà des Personnes divines.

Intelligence (vernunft, verstandnisse). Voir connaissance,


entendement, intellect
* Le plus souvent, verstandnisse désigne l'intelligence sous la figure de
la faculté discursive — l'« entendement » (voir ce mot) dans son
articulation avec l'intellect.
** Dans certains cas, assez rares, Eckhart emploi le terme verstandnisse
comme un pur équivalent de vernunft — par exemple dans le Sermon 45,
où il forme couple avec wille, volonté : « Les maîtres demandent si le
noyau de la vie éternelle réside davantage en l'intelligence ou en la
volonté. Volonté a deux opérations : désir et amour. Intelligence, son
œuvre est simple ; c'est pourquoi elle est meilleure ; son œuvre est de

1. Sermon 43, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p.94.

2 QU
connaître, et elle ne se repose jamais qu'elle ne touche nûment ce qu'elle
connaît. Et c'est ainsi qu'elle précède la volonté et lui annonce ce qu'elle
[= la volonté] aime!. »

Intérieur (inne, inner, innerlich, innic, inwendig), intériorité


(innicheit)
* Catégorie fondamentale de la pensée eckhartienne. À un premier
niveau, elle s'oppose à l'extériorité comme le lieu de l'unité par rapport à
celui de la dispersion.
** Pour autant, elle n'est pas assurée d'une rectitude véritable, mais doit
être reprise elle-même dans le mouvement d'un détachement exigeant.
« Saint Anselme dit à l'âme : Retire-toi un peu du non-repos des œuvres
extérieures. En second lieu, fuis et cache-toi de la tourmente des pensées
intérieures qui procurent aussi non-repos dans l'âme2. »
*#*% En fait, l'intériorité n'est authentique que si elle est lourde, en elle-
même, de l'extériorité qu'il lui faut déployer. Comme l'analyse avec force
le texte-clé qui ouvre le traité De l'homme noble, l'homme intérieur est
celui qui, à bon escient, sait sortir de lui-même pour gagner un royaume
et faire retour en soi.

Intermédiaire (mittel)
* C'est une affirmation constante chez Eckhart que l'union plénière entre
l'homme et Dieu doive se faire « sans intermédiaire ». Plus : « Quel qu'il
soit, tout intermédiaire est étranger à Dieu » — et cela jusque dans
l'intelligence de sa réalité trinitaire : « La nature divine est une, et chaque
Personne est une aussi, et est le même Un qu'est la nature. »
** Pour autant, il ne s'agit pas en cela d'un monisme du premier degré,
puisque le propre de l'unité véritable est de porter en soi ses propres
différences. Ce qui est rejeté, ce n'est certes pas la réalité d'une
« médiation » — bien que le mot lui-même (Vermittlung) ne fasse pas
encore partie de son vocabulaire — mais l'idée d'un tiers-terme qui ferait
nombre avec les extrêmes, et les séparerait plus qu'il ne les unirait.

. Sermon 45, id., p. 107.


. Sermon 60, id., p. 209.
. De l’homme noble, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 163 sg.
D— MORDMIGNE
BE
©

34
**% Le terme de mittel doit donc être compris au sens d'un « obstacle »
qui empêcherait justement que ne se réalise une unité de Dieu et de
l'homme. On peut cependant déceler en lui parfois comme l'amorce d'une
fluidité qui le rapproche d'une vraie médiation. « Un maître dit: N'y
aurait-il pas d'intermédiaire que l'on verrait une fourmi dans le ciel. Or
un autre maître dit : N'y aurait-il pas d'intermédiaire que l'on ne verrait
rien. Tous deux sont dans la vérité! .» Pourquoi ? Parce que l'air qui, en
les affinant, porte jusqu'à l'œil les éléments matériels que produit la
perception des objets, est indispensable à la vision, en même temps que
sa densité, si subtile qu'elle soit, forme écran en quelque mesure. C'est
pourquoi le jugement tombe de façon drastique : « N'y aurait-il pas
d'intermédiaire dans l'âme qu'elle verrait Dieu nûment ».

Jaillir, jaillir à l'intérieur, jaillir au dehors (entspringen,


entspringen inne, ûzbrechen), jaillissement (âzbruch)
* Le jaillissement est le mouvement d'extériorisation qui exprime la
richesse intérieure de l'origine : un acte de « sortir » qui commande la
« percée en retour » (äzbruch / durchrechen).
*# Cela est vrai de l'engendrement de l'uni-trinité à partir du fond de la
déité : « L'anneau merveilleux / est jaillissement, / tout immobile se tient
son point?.» Cela est vrai en particulier de la naissance du Fils : « Le
premier jaillissement et la première diffusion au dehors par quoi Dieu se
diffuse au dehors, là il se diffuse en son Fils, et là le Fils se diffuse en
retour dans le Père?. » Cela est vrai enfin de l'homme lui-même, car « là
où le Fils lui-même reçoit, dans le premier jaillissement, là nous devons
aussi recevoir dans le plus élevé de Dieu“. »
*** Ainsi la sortie réelle vers l'extériorité n'implique-t-elle pas une prise
de distance, mais elle dit la richesse d'une origine que l'homme ne devrait
jamais quitter : « Dans le premier jaillissement, là où la vérité jaillit et
s'élance, à la porte de la maison de Dieu, l'âme doit se tenir et doit
proclamer et proférer la parole”. »

1. Sermon 45, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p.108.
2. Poème, strophe III, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 196.
3. Sermon 35, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 42.
4. Sermon 45, id., p. 110.
5. Sermon 19, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p. 183.

35
Juste (gereht, recht, reht), justice (gerehticheit)
* Une des notions de base de l'anthropologie et de l'ontologie
eckhartiennes. Ce qui est juste — on traduit aussi bien : ce qui est
droit — est ce qui est « dans l'ordre », « comme il faut », ce qui demeure
fidèle à la relation d'origine. C'est aussi, à ce compte, ce qui détermine la
vérité du terme, sous le mode d'un accomplissement qui est toujours une
« percée en retour ». Est juste, à ce compte, ce qui est inférieur, nouveau,
céleste, jeune, ami, noblel. Tous vocables de même niveau, de même
plénitude.
** À l'ultime, le mot désigne pratiquement Dieu lui-même. « Te
tiendrais-tu seulement façonné et engendré dans la justice, pour vrai 1l
n'est chose qui puisse te faire souffrir, pas plus que la justice Dieu
même?. »
*#* L'homme ne gagne cette justice que par le détachement plénier à
l'égard de toute vicissitude personnelle. « Je dis : quand à l'homme bon et
juste advient un préjudice de l'extérieur, et qu'il demeure d'humeur égale
et immobile dans la paix de son cœur, alors est vrai ce que j'ai dit, que le
juste rien ne le trouble de ce qui lui advient. S'il se trouve toutefois qu'il
est troublé par le préjudice extérieur, pour de vrai il est alors équitable et
juste que Dieu ait disposé que ce préjudice soit advenu à l'homme qui
voulait et s'imaginait être juste alors pourtant que de si petites choses
pouvaient le troubler*. »

Laisser, laisser (se), (lâzen, sich lâzen)


* Cette famille de mots, que l'on articule souvent en français autour de
l'abandon, explicite, en toutes ses modalités, le terme simple de
détachement. Est ainsi visée la liberté de qui ne tient à rien et ne souffre
aucun intermédiaire entre lui et la vérité.
## Cet acte fondamental s'applique en tout premier lieu à l'homme lui-
même : « Commence tout d'abord par toi-même et laisse-toit. » En
agissant ainsi à la racine de toute perception et de toute action, l'homme,
en effet, se libère d'un coup de l'exrériorité dont il avait tentation de se

. Cf. De l'homme noble, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 164.
2. Le livre de la consolation divine, id., p. 119.
3 14 DAL2UR
4. Discours du discernement n° 3. « Des gens qui ne se sont pas laissés, et qui sont pleins
de volonté propre », in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p.55. — Les
citations à venir sont tirées de cette même page.

36
repaître. Ce que Eckhart exprime sous mode d'une conséquence : « Il doit
en premier lieu se laisser soi-même, ainsi a-t-il laissé toutes choses. »
*## Cet acte ne saurait être entendu dans une économie quantitative
— laisser ceci et encore cela, en accumulant, si l'on peut dire, les
retranchements — mais comme un geste intérieur de portée universelle
qui tient plus à la qualité du regard qu'à l'importance des choses
abandonnées. « Qui laisse sa volonté et soi-même, celui-là a laissé toutes
choses aussi vraiment que si elles eussent été sa franche propriété et qu'il
les eût possédées en toute puissance. Car, ce que tu ne veux pas désirer,
tu l'as complètement remis et laissé pour Dieu!.» Ce qui autorise cette
conclusion laconique : « Regarde-toi toi-même, et, où que tu te trouves,
laisse-toi ; c'est ce qu'il y a de mieux. »

Liberté, libre (vrfheit, vri


* L'homme est véritablement libre lorsqu'il n'est enchaîné à aucun besoin
ou à aucune possession — hors Dieu, qui est légitimement « possédé »
par ce détachement ou cette liberté mêmes?.
** «Les maîtres disent que la volonté est à ce point libre que personne
ne peut la contraindre que Dieu seul. [Or] Dieu ne contraint pas la
volonté, il l'établit en la liberté en sorte qu'elle ne veuille rien d'autre que
ce qu'est Dieu lui-même et ce qu'est la liberté elle-même. Et l'esprit ne
peut vouloir rien d'autre que ce que Dieu veut, et ce n'est pas là sa non-
liberté, c'est sa liberté propres. »
Cette liberté ne se traduit pas seulement par une distance éventuelle vis-
à-vis des choses extérieures ; elle doit s'exercer aussi bien à l'égard des
« œuvres » que l'homme vient à produire, auxquelles il ne doit pas
s'attacher comme si elles étaient en elles-même l'essentiel.
#%k% « Quelles que soient les œuvres qui te permettent de posséder Dieu
au mieux et que tu l'aies à partir de ces œuvres, fais-les dans la plus
grande liberté ; et si pour cela t'entrave quelque œuvre extérieure, comme
de jeûner, veiller, lire, ou quoi que ce soit, laisse cela en liberté, sans
aucun souci de ce que du coup tu négliges quelque pénitencef. »

1. /d., pp. 55-56.


2.Cf. id., n° 6. « Du détachement et du posséder-Dieu », in Maître Eckhart, Les Traités et
le Poème, op. cit., pp. 55-56.
3. Sermon 29, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., pp. 256-257.
4. Discours du discernement n° 16. « De la vraie pénitence et vie bienheureuse », in
Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., pp. 81-82.

37
Limpide, limpidité (lâter, lûterlich, lûterkeit)
* S'appliquant à Dieu, le terme de limpidité, de concert souvent avec
celui de nudité, désigne l'ultime de la déité, au-delà même des Personnes.
Ainsi Eckhart évoque-t-il « la limpidité de la nature divine », ajoutant
aussitôt : « Quelle clarté se trouve en la nature divine, cela est
inexprimable!. »
#* À cette réalité, l'homme a part par droit de filiation : il possède en
effet « la même chose que ce que le Fils a dans le jaillissement premier,
et dans le même fond et dans la même limpidité et dans le goût où il a
intérieurement sa propre béatitude et là où il possède intérieurement son
propre être2. » Et encore : « Dans cette limpidité où le Père a créé l'âme,
tout aussi limpides devenons-nous dans la Sagesse qui est le Fils$. »
Cette limpidité, l'homme se doit donc de l'exprimer en toute sa vie, par le
jeu de purifications qui le ramènent à son origine ; car « l'âme ne peut
devenir limpide qu'elle ne se trouve ramenée à sa limpidité première,
telle que Dieu l'a créée, tout comme à partir du cuivre on ne peut faire de
l'or, en le soumettant au feu deux ou trois fois, qu'on ne le ramène à sa
nature première. »
#**# Dans une formule ramassée qui rassemble sa doctrine mystique et
métaphysique, Eckhart peut alors évoquer l'attitude la plus intégrante à
laquelle doit tendre l'homme : le « limpide détachement » — ou encore, à
la façon d'un superlatif d'excellence, la « limpidité détachées ».

L umière (/ieht), lumière de l'âme (lieht der sêle)


* Ce terme revêt une grande importance dans la pensée de Maître
Eckhart. Moins par l'originalité de son sens — obvie dans sa double
acception de lumière naturelle et de lumière éternelle — que dans
l'extension qu'il reçoit des multiples lexies de riche évocation dans
lesquelles il se trouve inscrit : lumière de l'âme, lumière de l'ange,
lumière de Dieu, lumière céleste, lumière divine, lumière intérieure.

. Sermon 53, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 162.
Sermon 5da, id., p. 171.
. Sermon 54b, id., p. 174.
. Sermon 57, id., p. 190.
. Du détachement, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit. p. 187 sq.
(passim).

38
** Une place spéciale doit être reconnue, en raison de leur fécondité dans
la tradition postérieure, aux expressions de lumière matutinale et de
lumière vespérale, la première consistant dans la connaissance des
créatures en Dieu, et la seconde dans la connaissance (nécessairement
partielle) des créatures telles qu'en elles-mêmes, sans référence à leur
principe. Ainsi de ce texte, entre beaucoup d'autres : « L'ange, s'il se
tournait vers les créatures pour les connaître, il ferait nuit. Saint Augustin
dit : Lorsque les anges connaissent les créatures sans Dieu, c'est une
lumière vespérale (âbentlieht) ; mais lorsqu'ils connaissent les créatures
en Dieu, c'est une lumière matutinale (morgenlieht)!.»
*#* De quoi est encore distincte la connaissance directe de Dieu — car
ce même texte ajoute : « Qu'ils connaissent Dieu tel que seul il est en lui-
même être, c'est le midi lumineux. »

Maintenant (le), maintenant présent (le) (daz nû, daz


gegenwertige nû)
* Eckhart est de façon éminente un penseur du présent. « Chaque être qui
connaît, écrit-il, 11 faut qu'il connaisse dans une lumière qui est dans le
temps, car ce que Je pense, Je le pense dans une lumière qui est dans le
temps et est temporelle2. » Cette temporalité essentielle se rassemble
dans une expression d'emploi très fréquent dans ses textes : le
« maintenant présent », qui rassemble la totalité du temps : « Si je prends
le maintenant, il comprend en lui tout temps. Le maintenant dans lequel
Dieu fit le monde est aussi proche de ce temps que le maintenant dans
lequel je parle à présent, et le dernier jour est aussi proche de ce
maintenant que le jour qui fut hieri. »
** Eckhart déploie cette catégorie sur une échelle de significations dont
les deux extrêmes sont le « maintenant du temps » — réalité
évanescente — et le « maintenant éternel », auquel l'homme peut
atteindre par sa liberté à l'égard de l'événement. « L'ange connaît dans
une lumière qui est au-dessus du temps et est éternelle. C'est pourquoi 1l
connaît dans un maintenant éternel. Mais l'homme connaît dans un
maintenant du temps. Le moindre des deux est le maintenant du temps.
Si tu ôtes le maintenant du temps, tu es partout et as tout temps. »

1. Sermon 8, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p.97.


2. Sermon 77, in Maître Eckhart, Et ce néant était Dieu, op. cit., p. 136.
3. Sermon 9, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p. 101.
4. Ibid.

39
C'est là pour l'homme l'expérience de l'éternité — ou du maintenant de
Dieu — à même le temps : « Dieu crée le monde et toutes choses dans un
maintenant présent ; et le temps qui s'est écoulé il y a mille ans, il est
maintenant aussi présent à Dieu et aussi proche que le temps qui est
maintenant! . »

Multiplicité (menige)
* Loin d'être une marque de déchéance ou de moins-être, la multiplicité,
telle que l'homme en connaît, est l'expression, dans la lumière de
l'origine, de la richesse du principe.
** On peut dire qu'elle traduit dans le temps la plénitude que revêt l'unité
dans l'éternel. C'est pourquoi «tout ce que l'on reçoit ici-bas
extérieurement en multiplicité, tout cela est intérieur et un2. » C'est ainsi
que « les trois Personnes en Dieu sont sans nombre, mais elles forment
une multiplicité ».
*#*# Cependant, la perfection de ce schème logique se trouve aisément
mise en échec au niveau phénoménal, en sorte qu'il revient à l'homme
engagé dans le temps de renoncer à toute forme de multiplicité qui
signifierait séparation et distance ; car « entre l'homme et Dieu, non
seulement il n'est pas de différence, mais là il n'est pas non plus de
multiplicité ; là n'est rien que un. »

Naissance (geburt, gebern, geberunge)


* Concept fondamental en mystique eckhartienne. La richesse de sa
signification tient à deux éléments : d'abord, il s'agit d'un acte qui n'est
pas épuisé dans sa première expression mais se maintient tout au long du
procès qu'il détermine ; ensuite, le terme a en lui-même un sens que l'on
peut dire dialectique, puisqu'il évoque le surgissement du deux à partir
du un, dans la réduplication du terme d'origine.
** Ses emplois sont multiples. On distingue en l'homme la naissance
corporelle et la naissance selon l'esprit (ou naissance éternelle), laquelle
est d'ordre éminemment divin. C'est qu'« il n'y eut jamais naissance si
apparentée et si égale ni si une que lorsque l'âme devient Dieu dans cette
naissance}. »

1. Sermon 10, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p. 118.


2. Sermon 51, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 146.
3. Sermon 38, id., p. 63.

40
Pareille naissance de l'homme en Dieu et comme Dieu est à entendre
aussi bien comme une naissance de Dieu en l'homme. Car « Dieu naît en
tout temps engendré en l'homme. Comment naît-il en tout temps en
l'homme ? Notez-le ! Lorsque l'homme dénude et découvre l'image
divine que Dieu a créée en lui par nature, alors l'image de Dieu en lui
devient manifeste. Car c'est par la naissance que se fait connaître la
manifestation de Dieu [...] Et c'est ainsi qu'est à saisir en tout temps la
naissance de Dieu, selon que le Père découvre l'image en nudité et brille
en ellel. »
« Naissance » est donc le terme qui qualifie le plus exactement l'être
même de Dieu. Dieu est naissance. Plus précisément, le Père est
naissance, tandis que le Fils est égalité, et que l'Esprit est amour. Car
« l'égalité, on la donne au Fils dans la déité, ardeur et amour au Saint
Esprit » ; mais « égalité en toutes choses, de façon plus particulière et en
tout premier lieu dans la nature divine, est naissance du Un, et égalité du
Un, dans le Un et avec le Un, est un commencement et origine de
l'amour épanoui, ardent?. »
*** Le terme, en définitive, désigne le devenir commun de Dieu et de
l'homme dans la vérité de l'origine : « L'âme qui se tient dans un
maintenant présent, là le Père engendre son Fils unique, et dans cette
même naissance l'âme se trouve engendrée à nouveau en Dieu. C'est là
une seule naissance, aussi souvent elle se trouve engendrée à nouveau en
Dieu, aussi souvent le Père engendre son Fils unique dans elles. »

Néant, rien (niht), rien de rien (nihtes niht)


* Recouvre exactement la palette de significations qui est celle du terme
nichts en allemand moderne — à la fois pronom indéfini et nom
commun. Les nuances qu'il reçoit rendent compte des niveaux de valeur
qu'assume la négation au cœur de cette pensée.
** En tant que négation simple, le néant se présente comme l'antonyme
de l'être — ce qui, au niveau ontologique, mais aussi dans ses consé-
quences éthiques et religieuses, mettrait à mal l'exacte reconnaissance de
« ce qui est ». Sur ce premier plan, on trouve chez Maître Eckhart des
expressions qui fourmillent par ailleurs dans la littérature spirituelle et

1. Sermon 40, id., pp. 74-75.


2. Le livre de la consolation divine, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit.,
p'155
3. Sermon 10, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., pp. 118-119.

41
qu'une lecture immédiate pourrait entendre de façon quasi dualiste.
Pourtant, il ne s'agit en aucune manière de dévaluer les choses en leur
immédiateté, mais d'exprimer que n'est rien, en toute rigueur de terme, ce
qui par hypothèse absurde s'ajouterait à Dieu, puisqu'aussi bien il n'est
nulle autre origine possible de ce qui est que Dieu lui-même. En effet,
« ôterait-on à toutes les créatures du monde entier l'être que donne Dieu,
elles demeureraient néant nu, sans attrait, sans valeur et haïssables!. » Un
tel « néant » doit être néantisé sans merci.
À l'autre extrémité des choses, le néant, sous sa forme redoublée, est
expression de l'être en son universalité — identité à soi comme autre de
soi. À ce titre, il qualifie éminemment le mode sans mode qui est celui de
l'existence de Dieu. Le Sermon 71, lieu paradigmatique de cette vérité,
est tout entier porté par cette reconnaissance : « “Paul se releva de terre
et, les yeux ouverts, il ne vit rien.” Je ne saurais voir ce qui est Un. Il ne
vit rien, c'était Dieu. Dieu est un néant et Dieu est un quelque chose. Ce
qui est quelque chose, cela est aussi néant. Ce qu'est Dieu, il l'est
pleinement. »
En dernier ressort — et c'est en cela que la pensée de Maître Eckhart se
montre authentiquement « dialectique » — on ne saurait tenir ces
acceptions extrêmes comme simplement contraires et exclusives l'une de
l'autre, car c'est dans la mesure où l'homme confesse sans ambages le
néant de ce qui n'est pas Dieu qu'il se trouve uni en vérité au néant de
Dieu. Les « amis de Dieu », lisons-nous, « doivent se découvrir et
s'estimer pur néant en tous les grands dons de Dieu ; car plus nu et plus
dépris l'esprit tombe en Dieu et se trouve soutenu par lui, plus
profondément l'homme se trouve établi en Dieu et devient réceptif à tous
les dons les plus précieux de Dieu?.» À ce compte, l'homme doit
dépasser la simple opposition entre l'être et le néant, dans la mesure où
elle ressortit encore à une visée d'entendement : « Ton être même / faut
que néant devienne, / tout être, tout néant, bannis delà tout sens4. »
##% On ne saurait donc s'étonner que Eckhart identifie ce néant radical
avec l'attitude de liberté plénière que recouvre chez l'homme l'exercice
du « détachement » véritable. En vérité, « le détachement est si proche

1. Le livre de la consolation divine, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit.,
P. 152,
2, Sermon 71, in Maître Eckhart, Et ce néant était Dieu, op. cit., p.95.
3. Le livre de la consolation divine, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème. op. cit.,
p. 89.
4. Poème, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., pp. 197-198.

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du néant qu'entre le détachement parfait et le néant rien ne saurait être ».
Et encore : « Le détachement est à ce point proche du néant qu'aucune
chose n'est si ténue qu'elle puisse se loger dans le détachement si ce n'est
Dieu seul!. »

Noble (edel), noblesse (adel)


* Catégorie anthropologique de grande portée : de concert avec les
termes de droiture, de justice et de vérité, la noblesse, pour Maître
Eckhart, qualifie l'état de l'homme qui vit en harmonie avec ce qu'il est
par droit d'origine.
** Parmi les points principaux dont il a coutume de parler, il note, entre
le détachement et la « limpidité de la nature divine », le fait que « l'on
doive se trouver formé intérieurement dans le bien simple qui est Dieu »,
mais aussi « que l'on pense à la grande noblesse que Dieu a déposée dans
l'âme, pour que l'homme par là parvienne à Dieu de façon
merveilleuse?2. »
*## Ce terme est illustré de façon paradigmatique dans le traité intitulé
De l'homme noble, qui oppose « la noblesse de l'homme intérieur, de
l'esprit, et l'indignité de l'homme extérieur, de la chair? » — sans que soit
dévalué pour autant ce qui relève d'une extériorité clarifiée : car la
« noblesse » est ce qui remet toute réalité à sa bonté originelle.

Nu (bl62), nudité (blôzheit)


La nudité est synonyme de détachement ou de déprise — et cela qu'il
s'agisse de l'homme, de Dieu lui-même, ou de l'unité qui les rapporte l'un
à l'autre. C'est pourquoi l'homme qui doit demeurer en Dieu « ne doit pas
saisir Dieu selon qu'il est bon ou juste, mais il doit le prendre dans sa
substance limpide, nue, là où il se saisit nûment soi-même [...]. C'est
pourquoi enlevez de Dieu tout ce qui l'enveloppe et saisissez-le nu dans
son vestiaire, là où il est à découvert et nu en lui-même. »

1. Du détachement, id., p. 178 sg.


2. Sermon 53, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 162.
3. De l'homme noble, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 165.
4. Sermon 40, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p.74.

43
Nuit (naht)
* La nuit est d'abord, banalement, l'absence de lumière. Elle enveloppe
donc de son voile tout ce qui n'est pas posé dans la clarté de Dieu.
** En effet, « tout ce que nous cherchons dans les créatures, tout cela est
nuit. C'est cela que je pense : tout ce que nous cherchons en quelque
créature que ce soit, tout cela est ombre et est nuit. Même la lumière de
l'ange le plus élevé, si sublime soit-elle, ne touche pourtant l'âme en rien.
Tout ce qui n'est pas la prime lumière, tout cela est obscurité et est
nuit!.»
Pour autant, la nuit ne désigne aucunement une puissance négative qui
serait de même poids ontologique que la lumière. Par certains côtés, elle
est une modalité secrète de sa présence. Car « 1l n'est point de nuit qui
n'ait une lumière, mais elle est recouverte. Le soleil brille dans la nuit,
mais 1l est recouvert. Il brille durant le jour et recouvre toutes autres lu-
mières. Ainsi fait la lumière divine : elle recouvre les autres lumières2. »
*#* La vie de l'esprit tient alors dans la capacité acquise de percevoir la
lumière de Dieu dans la nuit du monde.

Œuvre (werk), opération (werk, würkunge), opérativité


(würklicheïit)
* Le terme d'œuvre, avec ses composés, est omniprésent dans le discours
de Maître Eckhart. Il signifie toujours la venue à effectivité d'une pensée
ou d'une intention intérieures. Comme tel, le mot se pose d'abord dans
une certaine neutralité ; et c'est justement de sa qualification intérieure
qu'il reçoit les déterminations de œuvre bonne ou mauvaise, œuvre
propre, œuvre divine.
**%* Eckhart, qui n'a rien d'un idéaliste du premier degré, estime
importante la confirmation que la visée intérieure tient de ce passage à
l'acte. Pour autant, il met en garde avec force contre la tentation qui
consisterait à chercher « appui » ou « soutien » ou « motif de confiance »
dans l'excellence supposée de l'action. Le thème est de si grande
importance qu'un court chapitre lui est consacré dans le Discours du
discernement, sous le titre : « Pourquoi Dieu permet souvent que des

1. Sermon 71, in Maître Eckhart, Et ce néant était Dieu, op. cit., pp. 93-94.
DRAP

44
gens de bien, qui sont bons en vérité, se trouvent fréquemment entravés
dans leurs œuvres bonnes!. »
La distinction essentielle vient de l'articulation entre œuvre extérieure et
œuvre intérieure. Le Discours du discernement lui consacre son dernier
chapitre, le plus étendu, sous le titre « Des œuvres intérieures et
extérieures. » D'emblée est posé le principe d'une pleine réflexivité entre
ces deux dimensions : « L'on doit apprendre à œuvrer de telle sorte que
l'on projette l'intériorité dans l'opérativité et que l'on introduise
l'opérativité dans l'intériorité, et que l'on s'accoutume ainsi à œuvrer
librement. » Qu'il s'agisse de lire, de prier, « ou — si cela convient —
d'œuvre extérieure », « on doit tourner le regard vers cette œuvre
intérieure et opérer à partir de là ». Primauté logique, par conséquent,
mais sans que jamais la simple intention puisse se manifester comme
efficace : « Si [...] l'œuvre extérieure va à détruire l'œuvre intérieure, que
l'on suive l'intérieure. Mais si toutes deux pouvaient être en une, ce serait
le mieux, en sorte que l'on ait un coopérer avec Dieu. »
*** En définitive, il y a donc implication mutuelle de ces deux
dimensions de l'agir, mais de telle sorte que « l'œuvre intérieure a sa
bonté en elle-même », tandis que « l'œuvre extérieure prend sa bonté
divine par l'intermédiaire de l'œuvre intérieure ». En somme, « l'œuvre
extérieure ne peut jamais être si petite si l'intérieure est grande, et
l'extérieure ne peut jamais être si bonne si l'intérieure est petite ou n'a pas
de valeur. » C'est ainsi que l'œuvre intérieure « a de tout temps inclus en
elle toute grandeur, toute largeur et toute longueur. »

Pauvreté (armuot)
* Thème central de la spiritualité eckhartienne, auquel est consacré en
particulier le fameux Sermon 52°, qui traite de la « pauvreté intérieure,
celle qu'il faut entendre dans la parole de Notre Seigneur quand il dit :
“Bienheureux sont les pauvres en esprit”. »

ie Discours du discernement n° 19. « Pourquoi Dieu permet souvent que des gens de
bien, qui sont bons en vérité, se trouvent fréquemment entravés dans leurs œuvres
bonnes », in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p.88.
2. Discours du discernement n° 23. « Des œuvres intérieures et extérieures », id., pp. 103-
1122
3. Id., p. 104.
4. Le livre de la consolation divine, id., p. 142.
5. Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 152.

45
**# Cette pauvreté tient dans trois notes : ne rien vouloir, ne rien savoir,
ne rien avoir. Ce qui s'entend, non d'un refus du monde, mais d'une
déprise essentielle dans ces actes fondamentaux de l'existence qui
concernent la réalité de l'être et doivent être vécus en liberté plénière.
S'annonce ainsi pour l'homme la nécessité d'un « retour » à son état
originel, lorsqu'il était égal à Dieu dans la pensée de Dieu — « aussi
dépris à la fois de sa volonté propre et de la volonté de Dieu qu'il l'était
lorsqu'il n'était pas ». « Nous disons donc que l'homme doit être si
pauvre qu'il ne soit et qu'il n'ait aucun lieu où Dieu puisse opérer. Là où
l'homme garde un lieu, là il garde une différence. C'est pourquoi je prie
Dieu qu'il me déprenne de Dieu, car mon être essentiel est au-dessus de
Dieu dans la mesure où nous prenons Dieu comme origine des
créatures. »
***% En définitive, la pauvreté et le détachement sont synonymes dans la
pensée de Maître Eckhart.

Pensée (gedanke)
* Comme entité psychologique occupant l'espace de la conscience, la
pensée risque de surcharger la réalité et d'être un obstacle à la saisie du
vrai : « Qui veut penser bonté ou sagesse ou puissance, celui-là recouvre
l'être et l'obscurcit de cette pensée. Une seule adjonction de pensée
recouvre l'être!. »
** Eckhart oppose à la fugacité de ce phénomène la permanence d'un
rapport de nature ontologique. « Le véritable posséder-Dieu tient à
l'esprit et à un acte intellectuel intérieur de s'orienter et de tendre vers
Dieu, [...]. L'homme ne doit pas avoir un Dieu pensé ni s'en satisfaire.
car lorsque la pensée passe, alors Dieu passe aussi. Plutôt : on doit avoir
un Dieu dans l'être, qui est loin au-dessus des pensées de l'homme et de
toutes créatures. Ce Dieu ne passe pas, si l'homme ne s'en détourne pas
volontairement? »
Cela n'ôte rien à l'estime que Eckhart, maître de la mystique spéculative,
porte à l'acte de penser, compris selon sa portée la plus universelle. Ainsi
présente-t-1l l'ordonnance des différents modes de la connaissance : « Un
maître dit que [...] toutes les puissances de l'âme bondissent et que
s'élèvent les sens extérieurs par lesquels nous voyons et entendons, et les

1. Sermon 31, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p.23.
2. Discours du discernement n° 6. « Du détachement et du posséder-Dieu », in Maître
Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 60.

46
sens intérieurs que nous nommons pensées [...]. Je puis tout aussi
aisément penser à ce qui est au-delà des mers qu'ici même auprès de moi.
Au-delà des pensées il y a l'intellect, en tant qu'il est encore en recherche
[...]. Par delà l'intellect qui là est en recherche, il est un autre intellect
qui là ne cherche pas, qui là se tient dans son être simple limpide, qui là
est saisi dans cette lumière [...]. Les sens s'élancent dans les pensées :
combien élevées et combien insondables elles sont, personne ne le sait
que Dieu et l'âme!. »
*%# Si grande est la dignité de la pensée humaine qu'elle échappe à toute
appréhension possible qui la soustrairait au pouvoir de l'homme : « Les
anges ne savent rien des pensées aussi longtemps qu'elles ne viennent au
dehors et que les pensées ne s'élancent ensuite dans l'intellect en tant qu'il
est l'intellect qui est en recherche, et que l'intellect qui là est en recherche
s'élance dans l'intellect qui là n'est pas en recherche, qui là est une
lumière limpide en lui-même. »

Percée (faire sa) (durchbrechen)


* La logique eckhartienne est dominée par le geste de la médiation qui
déploie la richesse de l'intériorité dans l'effectivité de l'œuvre :
mouvement d'extériorisation qui s'achève par le retour de cette
extériorité véri-fiée dans l'intériorité originelle. C'est cette dernière phase
de l'accomplissement de toute réalité qui se trouve signifiée sous le terme
de durchbrechen — la « percée en retour ».
** L'image porteuse trouve probablement son explication dans la
représentation ptoléméenne qui marquait la cosmologie de Maître
Eckhart : un univers constitué d'une série d'enveloppes (éther, et ciels de
multiple nature) que l'homme, en réponse à la percée première qui le
constitue dans son être, se doit de franspercer à son tour, comme autant
d'écrans, pour retrouver le soleil de l'origine. Cette visée, dont le
phénomène de l'aimantation peut donner une image, rassemble l'homme
et tous les éléments du cosmos dans une même visée ascensionnelle :
« Un morceau de fer, dont la nature est de tomber, se soulève contre sa
nature et s'accroche à l'aimant en raison de la noblesse de l'influx que la
pierre magnétique a reçu du ciel. Où que se tourne la pierre, vers là se
tourne aussi le morceau de fer. Ainsi fait l'esprit : il ne se contente pas
seulement de cette lumière, il s'élance toujours à travers le firmament et
s'élance à travers le ciel, jusqu'à ce qu'il parvienne à l'esprit qui meut le

1. Sermon 71, in Maître Eckhart, E t ce néant était Dieu, op. cit., pp. 91-92.
Del;

47
ciel, et de cette révolution du ciel tout ce qui est dans le monde verdoie et
se couvre de feuilles. » Or, cette première étape de la percée en retour en
prépare une autre, bien plus essentielle, grâce à laquelle l'esprit « s'élance
plus avant vers le sommet et vers l'origine, là où l'esprit prend son
origine. [...] Il faut que cet esprit franchisse tout nombre et fasse sa
percée à travers toute multiplicité, et Dieu alors fait en lui sa percée ; et
tout ainsi qu'il fait sa percée en moi, je fais ma percée en lui en retour!. »
*#* Ce mouvement est tout autre chose qu'une désertion de la réalité. En
effet, « cela, l'homme ne saurait l'apprendre par la fuite, en ce qu'il fuirait
les choses et se tournerait vers la solitude à partir de l'extériorité ; mais il
lui faut apprendre une solitude intérieure, où et près de qui il soit. Il lui
faut apprendre à faire sa percée dans les choses, à y saisir son Dieu et à
pouvoir l'imprimer fortement en soi d'une manière essentielle2. »

Présence (gegenwerticheit), présent (gegenwertic). Voir


maintenant.
Eckhart donne au terme de « présence » et à ses dérivés une signification
d'actualité tangible. Rien ne vaut, à l'ultime, qui n'ait cette dimension
concrète — ce qui commande sa conception du temps, pour laquelle la
distension entre hier et demain s'annule en quelque sorte dans l'habitation
plénière du maintenant présent. Ainsi vont toutes choses lorsqu'elles sont
rapportées à leur origine, puisqu'en Dieu « Tout ce qui est à venir est
passé, cela est totalement là dans un maintenant » — « car tout ce qui
est en Dieu, c'est un maintenant présent sans renouvellement4. »

Puissance (kraft)
* Au plus large de sa signification, le terme de « puissance », sous ses
équivalents de gewalt, maht, mügenheit, désigne, comme il en va en
toute langue, le pouvoir ou la capacité d'un être ou d'une chose de
produire telle ou telle action. Ainsi de la « puissance divine » (gôrliche
mügenheit).
** De façon plus précise, la puissance (die kraft), en héritage de la
tradition aristotélico-thomiste, désigne la faculté par quoi l'esprit humain

1. Sermon 29, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., pp. 255-256.
2. Discours du discernement n° 6. « Du détachement et du posséder-Dieu », in Maître
Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., pp. 61-62.
3. Sermon 35, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p.43.
4. Sermon 50, id., p. 143.

48
se rapporte au monde selon les différentes modalités du comprendre ou
de l'agir. « Puissance discursive » (redelîche kraft), « puissance
intellective » (vernünftige kraft), « puissance naturelle » (natiurlîche
kraft), « puissance ascendante » (âfkriegende kraff).
L'« ordonnance de l'âmel » articule de la sorte les « puissances
inférieures » (niderste krefte) — qui, par la sensation et la perception,
mettent l'esprit au contact du cosmos et des réalités matérielles — et les
puissances supérieures (oberste krefte), intellect et volonté, auxquelles
Eckahrt adjoint parfois une troisième faculté, par exemple lorsqu'il dit
que « des plus hautes puissances de l'âme, il en est trois : la première est
connaissance, la seconde irascibilis, c'est-à-dire une puissance
ascendante ; la troisième est la volonté2. »
Il est à noter que la mémoire qui, dans la tradition augustinienne, figure
comme tierce puissance à côté de l'intelligence et de la volonté, n'est pas
évoquée par Eckhart au sein de ce schéma ternaire. L'irascibilis,
d'ailleurs, est moins une troisième puissance faisant nombre avec les
deux autres que le dynamisme structurel qui les rapporte l'une à l'autre et
scelle leur unité.
**#*# Le temps de Maître Eckhart bruit de joutes oratoires mettant aux
prises les dominicains, fermes partisans d'une suprématie de l'intellect
sur la volonté, et les franciscains qui faisaient l'option inverse. Dans ces
querelles dont il se fait l'écho, Eckhart tranche sans hésitation en faveur
de la première de ces options — ce pour quoi il apparaît comme le tenant
d'une mystique spéculative. Mais sa position personnelle est plus
nuancée et s'exprime en définitive dans cette sorte d'aphorisme :
« Accomplissement de la béatitude réside en ces deux : en connaissance
et en amour’. »

Ressemblance (glîchnisse, gleichnuss)


* Le terme de glîfchnisse, le plus communément, désigne le premier
degré d'une relation qui tend à s'accomplir sous les espèces de l'égalité,
mais qui n'est encore envisagée que selon un certain rapport d'extériorité.
** Cette nuance figurative explique que le terme, dans son emploi
littéraire, peut désigner une parabole, c'est-à-dire un récit qui se déploie
dans l'économie de l'image et de la comparaison (voir ce mot).

1.Cf. Maître Eckhart ou l'empreinte du désert, op. cit., p. 164 sq.


2. Sermon 32, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p.29.
3. Sermon 70, in Maître Eckhart, Ef ce néant était Dieu, op. cit., pp. 84-85.

49
*#* Dans certains cas fort rares où le terme est employé dans le contexte
de l'unité essentielle de l'homme et de Dieu, et plus encore de l'unité de
Dieu avec lui-même, glichnisse doit être rendu simplement par le
concept d'« égalité ».

Rien — Voir néant.

Sagesse (wisheit)
* Eckhart établit un parallélisme de fait entre la seconde Personne de la
Trinité, traditionnellement appelée Sagesse, et l'attitude ou vertu qui, en
l'homme, est fruit de connaissance et engendre la joie.
*# « Qu'est-ce que ordonnance divine ? », interroge-t-il ; à quoi il
répond : « De la puissance divine jaillit la sagesse, et d'elles deux jaillit
l'amour, c'est-à-dire le brasier ; car sagesse et vérité, et puissance et
l'amour, le brasier sont dans l'orbite de l'être, c'est un être suréminent,
limpide, sans naturel.» A cette trinité — puissance du Père, sagesse et
vérité du Fils, amour en brasier de l'Esprit — répond l'ordonnance de
l'âme sous forme de connaissance, de sagesse et de joie : « Personne ne
peut de par Dieu jouir de connaissance, sagesse et joie qu'il ne soit un
homme de bien2. »

Savoir (kunst, wizzen)


* Le savoir n'est pas défini par son objet, mais par l'intériorité de l'acte
qu'il met en œuvre. De lui, transposant ce que Eckhart dit à propos de la
connaissance (voir ce mot), il faudrait dire que «tous les hommes
aspirent par nature au savoir, Car même de choses mauvaises savoir est
bon ».
*# Le savoir, certes, s'enracine dans les données des sens : « L'âme par là
se trouve éveillée, et l'image du savoir est imprimée de façon naturelle en
elle. » Rapportant un mot de Platon repris par Augustin, Eckhart ajoute
aussitôt : « L'âme a en elle tout savoir, et tout ce que l'on peut apprendre
de l'extérieur, cela n'est rien qu'un éveil du savoir? »

1. Sermon 31, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 23.
2. Sermon 34, id., p. 35.
3. Sermon 36 a, p. 47.

50
Soir (abent)
* Pour Maître Eckhart, le soir est le moment de la journée où la chaleur
s'intensifie par accumulation. C'est ainsi, ajoute-t-il, qu'« il y a un soir
dans l'âme qui aime Dieu. C'est repos limpide pour qui est pénétré et
échauffé en amour divin ».
** Dans le « jour du temps », en effet, « disparaissent matin et midi, et
s'ensuit le soir » ; or, « il n'en est pas ainsi dans le jour de l'âme : cela
demeure un ». « Dans ce jour, matin, midi et soir tous ensemble
demeurent un et rien n'en disparaît. » En effet, « la lumière naturelle de
l'âme, c'est le matin. Lorsque l'âme fait sa percée vers le plus haut et vers
le plus limpide dans la lumière et accède ainsi à la lumière de l'ange,
dans cette lumière c'est mi-matin ; et alors l'âme, avec la lumière de
l'ange, pénètre vers le haut dans la lumière divine, c'est le midi ; et l'âme
demeure dans la lumière de Dieu, et, dans un silence de limpide repos,
c'est le soir ; c'est alors qu'il fait le plus chaud dans l'amour divin!. »

Sortir (uzgân)
* Pris selon sa vérité dernière, le verbe sortir, de concert avec d'autres
— partir, fluer — est à entendre comme le premier acte d'un geste qui,
s'achevant dans un faire retour, engage le mouvement total d'une
identification réflexive entre l'intérieur et l'extérieur.
** On ne saurait pour autant méconnaître son ambiguïté première. Il peut
en effet signifier rien moins que l'acte par lequel un être se perd en
échappant à son propre centre ; ainsi des « gens qui cherchent quiétude
dans les choses extérieures » : « plus loin ils sortent, moins ils trouvent
ce qu'ils cherchent2. »
Reste que, de façon positive, sortir de son moi propre est une condition
pour se rendre disponible à la rencontre de l'autre et de Dieu lui-même :
car « celui qui doit le recevoir pleinement, 1l lui faut pleinement s'être
donné soi-même et être sorti de soi-même. »
*k* Finalement, la riche positivité de ce mouvement trouve son
paradigme dans l'acte par lequel Dieu, au-delà de toute nécessité comme

1. Sermon 36 b, id., p. 48.


2. Discours du discernement n° 3. « Des gens qui ne se sont pas laissés, et qui sont pleins
de volonté propre », in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p.55.
3. Sermon 4, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p. 63.

s1
de toute liberté du premier degré, vient à s'exprimer lui-même selon sa
nature dans un sortir qui est identiquement un demeurer en soi-même.

Souffrance (leide, leit, lîden, lîidunge, wê), souffrir (lîden)


* L'attitude d'un Maître Eckhart n'a rien d'un dolorisme. Le signe le plus
clair d'un accomplissement de l'être dans sa vérité est bien plutôt la paix
ou le repos (voir ces mots). En ce sens, la souffrance ne saurait être
recherchée d'aucune façon. D'ailleurs, son origine spirituelle la qualifie à
ses yeux comme un désordre : car «en Dieu n'est pas tristesse ni
souffrance ni épreuve. Veux-tu être libre de toute épreuve et souffrance,
tiens-toi à Dieu et tourne-toi limpidement vers Dieu seul Sûrement, toute
souffrance provient de ce que tu ne te tournes pas en Dieu m1 vers Dieu
seul. Te tiendrais-tu seulement façonné et engendré dans la justice, pour
vrai il n'est chose qui puisse te faire souffrir!. »
#*% Mais la souffrance fait partie, de manière inéluctable, de la trajectoire
de l'homme en cé monde. Et elle peut trouver sens dans la mesure où elle
détache l'homme de lui-même et le ramène à l'essentiel. Eckhart ne craint
pas, sous cet angle, de voir en elle un élément déterminant dans un
devenir de vérité : « Prêtez attention, vous tous gens d'intelligence !
L'animal le plus rapide qui vous porte à cette perfection, c'est la
souffrance, car personne ne goûte plus grande suavité éternelle que ceux
qui se tiennent avec le Christ dans la plus grande amertume?. »
Cette convenance — sinon cette nécessité — est telle que Eckhart
magnifie la souffrance actuelle en l'opposant au souvenir de la
souffrance passée ou à la simple pré-vision d'une souffrance en tout état
de cause inéluctable dans l'avenir : la vertu « ne voudrait pas avoir
souffert ni dépassé peine et souffrance ; elle veut et voudrait toujours
souffrir sans relâche pour Dieu et pour le bien » ; et l'homme qui est dans
cette disposition « hait pareillement devoir-encore-souffrir, car cela non
plus n'est pas souffrir. » Ce qui n'empêche pas Eckhart d'écrire, dans les
dernières lignes du traité Du détachement : « Rien n'est plus fiel que
souffrir, rien n'est plus miel qu'avoir-souffert ; rien devant les gens ne
décompose le corps plus que souffrir, et rien devant Dieu n'embellit
l'âme autant qu'avoir-souffert{. » C'est que la souffrance, voie d'accès

I . Le livre de la consolation divine, in Maître Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit..
MIO!
. Du détachement, id., p. 192.
. Le livre de la consolation divine, id., p. 141.
&
DT
© . Du détachement, id., p. 192.

32
peut-être nécessaire vers le détachement, ne se trouve célébrée qu'à ce
ütre et s'efface devant l'atteinte de ce but.
### On comprend dès lors que Eckhart ait consacré un traité entier — Le
livre de la consolation divine — à proposer toutes les raisons
philosophiques, théologiques et spirituelles qui permettent de vivre dans
la plus grande sérénité possible ces temps d'épreuve et de purification.

Temps (Zft)
* De façon traditionnelle, le temps est compris par Eckhart sous la figure
de moments juxtaposés qui manquent à être rassemblés dans l'unité d'un
sens.
#* À ce compte, la vie de l'esprit implique une prise de distance à l'égard
de ce procès placé sous le signe de la succession, voire de la dispersion ;
d'où l'injonction qu'énonce le Poème : « Laisse lieu, laisse temps / et
l'image également ! / Prends sans chemin / le sentier étroit : ainsi
viendras-tu à l'empreinte du désert!. »
Mais le temps, compris à partir de son origine, se rassemble dans l'unité
d'un jour, et plus encore dans celle d'un maintenant présent (voir ce
mot) ; en cette lumière, « les jours qui se sont écoulés depuis six ou sept
jours et les jours qui ont été il y a six mille ans sont aussi proches du jour
d'aujourd'hui que le jour qui fut hier?. »

Trinité (drivalticheit)
* En Dieu, la trinité des Personnes est l'expression de la richesse de l'Un
de la déité.
**# « J'ai prêché une fois en latin, et c'était le jour de la Trinité, je dis
alors : La différence provient de l'unité, le différence dans la Trinité.
L'unité est la différence, et la différence est l'unité. Plus la différence est
grande, plus grande est l'unité, car la différence est sans différence. Y
aurait-il à mille personnes, il n'y aurait pourtant rien d'autre qu'unité*. »
*## Cette formulation authentiquement dialectique, qui identifie l'un et le
multiple, est à la base de la révolution logique introduite par Eckhart
dans la gestion du discours. L'expression déborde en effet l'usage
théologique qui en est fait ici pour définir la relation une et duelle qui

. Poème, Strophe VII, id., p. 198.


. Sermon 10, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p. 115.
D=
S MAS DAI2UE

unLD
régit les rapports entre Dieu et l'homme, mais aussi l'unité et la diversité
qui sont le mode d'existence du cosmos.

Un (le) (daz ein, daz einez, daz einz), unité (einicheit)


* Concept fondamental de la mystique eckhartienne, à la fois origine et
terme de toute réalité. S'applique d'abord et de façon éminente à Dieu,
comme cela, selon Eckhart, fut reconnu quasi universellement : en effet,
« l'Écriture dit que nous devons être égaux à Dieu. Or un maître païen,
qui parvint à cela par perception naturelle, dit : Dieu peut aussi peu
souffrir ce qui est égal qu'il peut souffrir de n'être pas Dieu.
Ressemblance est quelque chose qui n'est pas en Dieu ; il y a être-un
dans la déité et dans l'éternité ; plutôt, égalité ce n'est pas un!. »
** Ainsi s'esquisse une gradation de sens qui enchaîne, dans un ordre de
densité croissante, ressemblance, égalité, unité, Un. Cela vaut aussi pour
le rapport entre l'homme et Dieu : « Serais-je un, je ne serais pas égal. Il
n'est rien d'étranger dans l'unité: il y a pour moi être-un dans l'éternité,
non être-égal2. » Et encore : « Celui qui a vraiment Dieu en vérité » en
cette manière, « rien ne peut de cet homme ni le livrer au multiple,
car 1l est Un dans le Un, là où toute multiplicité est Un et une Non-
Multiplicité3. »
#*##% En référence ultime à l'économie trinitaire, Eckhart identifie enfin de
façon plus précise le Un avec la Personne du Père, l'Égalité avec celle du
Fils, et l'Amour avec le Saint Esprit — et il tire de là un principe logique
d'ampleur universelle : « Égalité en toutes choses, de façon plus
particulière et en tout premier lieu dans la nature divine, est naissance du
Un, et égalité du Un, dans le Un et avec le Un, est un commencement et
origine de l'amour épanoui, ardent. Un est commencement sans aucun
commencement. Égalité est commencement à partir du Un seul, et prend
le fait d'être et d'être commencement à partir de et dans le Un. Amour a
pour nature sienne de fluer et de jaillir à partir de deux en tant que un. Un
en tant que un ne donne pas amour, deux en tant que deux ne donne pas
amour ; deux en tant que un donne de nécessité amour naturel,
impérieux, ardent. »

1. Sermon 13, id., pp. 140-141.


2. Ibid.
3. Discours du discernement n° 6. « Du détachement et du posséder-Dieu », in Maître
Eckhart, Les Traités et le Poème, op. cit., p. 59.
4. Le livre de la consolation divine, id., p. 133.

54
Uni-formité (einfürmicheit)
Il faut entendre ce terme, forgé par Maître Eckhart, dans son exacte
consonance étymologique : il qualifie une totale unité de forme (c'est-à-
dire d'essence ou de nature) entre deux êtres ou deux réalités. Ainsi de la
relation entre Dieu et l'homme : « Aucun homme ne saurait se rendre
réceptif à l'influx divin que par uni-formité avec Dieu [...]. Or l'uni-
formité vient de ce que l'homme se soumet à Dieu ; et autant l'homme se
soumet aux créatures, d'autant moins il est une seule forme avec Dieu. Or
le cœur limpide détaché se tient dépris de toutes créatures. C'est pourquoi
il est pleinement soumis à Dieu, et c'est pourquoi il se tient dans la
suprême uni-formité avec Dieu et est aussi le plus réceptif à l'influx
divin!.»

Vérité (wârheit)
* De concert avec les termes de justice, de droiture, de pureté, de
noblesse, la vérité qualifie l'état d'une réalité achevée de par sa cohérence
avec son origine.
** Elle trouve son fondement en Dieu, dont elle est, en son emploi
absolu, un véritable synonyme. Ainsi Eckhart, après avoir affirmé qu'il
ne se peut que Dieu ne se donne à qui « sort de ce qui est sien et se défait
de ce qui est sien », ajoute : « Dieu ne le ferait-il point, dans la vérité qui
est Dieu, Dieu ne serait pas juste ni ne serait Dieu, ce qui est son être
naturel?. »
*** Cette signification ultime doit être décelée sous les expressions
innombrables qui permettent à Maître Eckhart d'engager son autorité et
sa certitude intime à propos de telle ou telle affirmation : « Vraiment »,
« Pour vrai», « Pour de vrai». Ainsi, en un redoublement qui
accompagne une affirmation particulièrement hardie : « En bonne vérité
et aussi vrai que Dieu vit? !... »

Vêtement (kleit)
* À Ja fois ornement et voile qui dérobe la réalité, le vêtement demeure,
dans sa richesse intrinsèque, une image ambiguë chez Maître Eckhart. Il

1. Du détachement, id., p. 190.


2. Discours du discernement n° 1. « En premier lieu, de la véritable obéissance », id.,
DO:
3. Sermon 2, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p.49.

39
peut, en toute positivité, viser un mode de présentation qui tamise l'éclat
de l'insoutenable, ainsi qu'il est dit à propos de l'eucharistie : « Quelque
chose de très saint, on ne le laisse pas volontiers toucher n1 voir nu. C'est
pourquoi il s'est revêtu du vêtement de la figure du pain!. »
** De façon négative, le vêtement peut aussi cacher la vérité de l'être en
désignant un mode d'existence inadéquat dont il faudra se dépouiller un
jour : « Priez notre aimable Seigneur que nous haïssions notre âme sous
son vêtement, en tant qu'elle est notre âme, afin que nous la gardions
pour la vie éternelle2. »
L'emploi le plus fréquent, le plus savoureux aussi, concerne Dieu lui-
même, que l'homme aspire à toucher dans ce que Eckhart appelle la
« nudité » de son être ; c'est sur ce désir qu'il assoit la prééminence de
l'intellect sur la volonté : « Amour prend Dieu sous un pelage, sous un
vêtement. Cela, l'intellect ne le fait pasi. » Et encore : « Volonté prend
Dieu sous le vêtement de la bonté. Intellect prend Dieu nu, tel qu'il est
dévêtu de bonté et d'être. Bonté est un vêtement sous lequel Dieu est
caché, et volonté prend Dieu sous le vêtement de la bonté. Bonté, ne
serait-elle pas en Dieu, ma volonté ne voudrait pas de lui. [...] Je ne suis
pas bienheureux de ce que Dieu est bon. [...] Je suis seulement
bienheureux de ce que Dieu est doué d'intellect et que je connais cela4. »
#*#k# C'est pourquoi « l'homme qui doit demeurer en lui » doit l'aborder
« dans son vestiaire », avant qu'il ne soit revêtu de quelque attribut ; ainsi
ne saisira-t-il pas Dieu « selon qu'il est bon ou juste » : «il doit le
prendre dans sa substance limpide, nue, là où il se saisit nûment soi-
même. Car bonté et justice sont un vêtement de Dieu, car il l'enveloppe.
C'est pourquoi, enlevez de Dieu tout ce qui l'enveloppe, et saisissez-le nu
dans son vestiaire, là où il est à découvert et nu en lui-même. Ainsi
demeurez-vous en lui. »

Virginité (juncvrôuwelicheit)
* Ce terme, chez Eckhart, se rapporte moins à un état physique qu'à une
qualité d'ordre spirituel ; il est pratiquement l'équivalent du mot
détachement. Dans le Sermon n° 2, tout entier consacré aux figures de

. Sermon 20a, id.., p. 188.


«Sermon 17, id., p.175.
= . Sermon
D
S 7, id., p. 92.
. Sermon 9, id., p. 106.
Un .
À Sermon 40, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p.73.

56
Marthe et de Marie, on peut lire : « Il faut de nécessité qu'ait été une
vierge l'être humain par qui Jésus fut reçu. » Et il ajoute : « Vierge veut
dire rien moins qu'un être humain qui est dépris de toutes images
étrangères, aussi dépris qu'il l'était alors qu'il n'était pas!. »
** À ce compte, la virginité, non seulement n'entraîne aucune stérilité,
mais libère au contraire la pleine fécondité de l'être : « Que l'être humain
soit vierge, voilà qui ne lui ôte rien de rien de toutes les œuvres qu'il a
jamais faites ; il se tient là virginal et libre sans aucune entrave en regard
de la vérité suprême, comme Jésus est dépris et libre, et en lui-même
virginal. De ce que disent les maîtres, que seules les choses égales sont
capables d'union, il suit qu'il faut que soit intact, vierge, l'être humain qui
doit accueillir Jésus virginal2. »
Croisant alors les symboles avec une belle audace, Eckhart affirme qu'en
sa vérité l'être humain doit être à la fois vierge et femme. Car « si l'être
humain était vierge pour toujours, aucun fruit ne proviendrait de lui.
Doit-il devenir fécond, il lui faut de nécessité être une femme. Femme
est le mot le plus noble que l'on peut attribuer à l'âme et est bien plus
noble que vierge ». Et il poursuit : « Que l'être humain reçoive Dieu en
lui, c'est bien, et dans cette réceptivité il est intact. Mais que Dieu
devienne fécond en lui, c'est mieux ; car la fécondité du don est la seule
gratitude pour le don, et l'esprit est une femme dans la gratitude qui
engendre en retour là où pour Dieu il engendre Jésus en retour dans le
cœur paternel?. »
*** Ajnsi l'être humain — femme ou homme — est-il appelé à dépasser
l'idée d'une virginité qui ne s'accompagnerait pas d'une fécondité
multipliée : car, ajoute Eckhart, « bien des dons de prix sont reçus dans
la virginité sans être engendrés en retour dans la fécondité de la femme
avec louange de gratitude en Dieu. Ces dons se gâtent et vont tous au
néant, en sorte que l'être humain n'en devient jamais plus heureux n1
meilleur [...]. C'est pourquoi j'ai dit : “Jésus monta à un petit château fort
et fut reçu par une vierge qui était une femme”. Voilà qui doit être de
nécessité, ainsi que je vous l'ai exposé. »

1. Sermon 2, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p.41.


2. Id., p. 42.
3. Ibid.

on
Volonté (wille)
* La volonté est l'une des deux « puissances supérieures » de l'âme
— volonté et intellect (voir ce mot), à quoi Eckhart adjoint parfois un
troisième terme, l'irascibilis ou puissance ascendante. Au même titre que
l'intellect, la volonté est dite « incorporelle ; elle flue hors de l'esprit et
demeure dans l'esprit et est en toute manière spirituelle!. » Mais alors
que dans l'intellect « Dieu toujours verdoie et fleurit dans toute la félicité
et dans toute la gloire qu'il est en lui-même? », dans la volonté « Dieu
sans relâche arde et brûle avec toute sa richesse avec toute sa douceur et
avec toutes ses délices. »
** Pour autant, la volonté ne relève pas d'une affectivité censée déborder
les capacités d'une intelligence (voir ce mot) que l'on dirait limitées ; la
mystique spéculative de Maître Eckhart l'induit à trancher nettement en
faveur d'un primat de l'intellect lorsqu'il doit prendre position dans les
querelles de l'heure qui portaient sur la hiérarchie à établir entre ces deux
puissances ou facultés — même si, de façon plus équilibrée que
beaucoup, il tient en définitive la nécessité de leur reconnaître une égale
portée.
Une analyse plus précise distingue deux niveaux au sein même de la
volonté. Contrairement à l'intelligence, dont l'œuvre est « simple »,
« volonté a deux opérations : désir et amour ». « Aussi longtemps on
désire des choses, on ne les possède pas, lorsqu'on les possède, alors on
les aime ; alors disparaît le désir ». Cette gradation vaut accomplissement
de la volonté dans son ordre propre — toujours sous l'égide de
l'intelligence, à qui il revient d'« annoncer » à la volonté « ce qu'elle [= la
volonté] aime. »
Cet exercice libre d'une volonté désirante a pour condition la
renonciation à toute volonté propre. C'est pourquoi Eckhart peut inscrire
le non-vouloir — de concert avec le non-savoir et le non-avoir — au
crédit de la pauvreté spirituelle dont il sut si bien exprimer les exigences.
*k* Une telle négation déborde l'interprétation qu'en font ceux qui font
devoir à l'homme de renoncer à toute volonté pour « accomplir la très
chère volonté de Dieu ». En réalité, « l'homme doit-il avoir la véritable
pauvreté, il doit se tenir aussi dépris de sa volonté créée qu'il le faisait

If. Sermon 2, in Maître Eckhart, L'étincelle de l'âme, op. cit., p.47.


214$ D 45:
3. Id., p.47.
4. Sermon 45, in Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, op. cit., p. 107.

58
quand il n'était pas. Car je vous le dis de par la vérité éternelle : aussi
longtemps que vous avez volonté d'accomplir la volonté de Dieu et avez
le désir de l'éternité de Dieu, aussi longtemps vous n'êtes pas pauvres :
car celui-là est un homme pauvre qui ne veut rien et ne désire rien!. »

1. Sermon 52, id.,p. 154.

59
Bibliographie
Pour un panorama d'ensemble de la pensée à cette époque
+ DE LIBERA Alain, La philosophie médiévale, PUF, Paris, 1992.
+ DE LIBERA Alain, Penser au Moyen-Age, Le Seuil, Paris, 1991.

Sur le milieu des béguines


e MOMMAERS Paul, Hadewijch d'Anvers, adapté du néerlandais par Camille
JORDENS, Cerf, Paris, 1994.

Sur les sources augustinienne et dyonisienne d'Eckhart


+ DE LIBERA Alain, « Les sources de la théologie rhénane » (chap. IT) et « Maître
Eckhart » (chap. IV), in La mystique rhénane d'Albert le Grand à Maître
Eckhart, OE.IL., Paris, 1984. Réédition Le Seuil, Paris, 1994.
e DE LIBERA Alain, /ntroduction aux Traités et Sermons, Flammarion, Paris,
1993, pp. 1-68.

Textes de Maître Eckhart (œuvre allemande)


+ Les Traités et le Poème, traduction, présentation et notes de Gwendoline
JARCZYK et Pierre-Jean LABARRIÈRE, Albin Michel, Paris, 1996.
+ L'étincelle de l'âme. Sermons 1 à XXX, traduits et présentés par Gwendoline
JARCZYK et Pierre-Jean LABARRIÈRE, Albin Michel, Paris, 1998.
+ Dieu au-delà de Dieu. Sermons XXXI à EX, traduits et présentés par Gwendoline
JARCZYK et Pierre-Jean LABARRIÈRE, Albin Michel, Paris, 1999.
+ Et ce néant était Dieu. Sermons LXI à XC, traduits et présentés par Gwendoline
JARCZYK et Pierre-Jean LABARRIÈRE, Albin Michel, Paris, 2000.
+ Du détachement et autres textes (Sermons 52 et 71), traduction et présentation
de Gwendoline JARCZYK et Pierre-Jean LABARRIÈRE, Payot-Rivages, Paris,
1995.
+ Le château de l'âme, Sermons 2 et 86, traduction et présentation de Gwendoline
JARCZYK et Pierre-Jean LABARRIÈRE, Desclée De Brouwer, Paris, 1995.
+ Traités (un volume) et Sermons (trois volumes), traduits et présentés par Jeanne
ANCELET-HUSTACHE, Le Seuil, Paris, 1971-1979,
° Traités et Sermons, traduction par Alain DE LIBERA, Flammarion, Paris, 1993
(florilège).
+ « Traité De l'homme noble et Sermon 1 », in Voici Maître Eckhart, traduction de
Maurice de GANDILLAC, Jérôme Millon, Grenoble, 1994, pp. 79-103.

60
+ « Sept Sermons », traduits et commentés par Reiner SCHÜRMANN, in Maître
Eckhart ou la joie errante, Éd. Planète, Paris, 1972.
+ Sermon 77, traduction et présentation de Alain DE LIBERA, in Philosophes
médiévaux des XIIIe et XIVE siècles, 10/18, 1986, pp. 269-279.

Textes de Maître Eckhart (œuvre latine)


* Actuellement en cours de publication aux Éditions du Cerf par une équipe du
CNRS (A. de Libera, E. Zum Brunn, E. Weber, F. Brunner). Déjà parus, les
Commentaires de la Genèse et le Prologue de saint Jean.

Études sur Maître Eckhart


*JARCZYK Gwendoline et LABARRIÈRE Pierre-Jean, Maître Eckhart ou
l'empreinte du désert, Albin Michel, Paris, 1995.
° MALHERBE Jean-François, « Souffrir Dieu ». La prédication de Maître Eckhart.,
Éditions du Cerf, Paris, 1992.
+ SCHÜRMANN Reiner, Maître Eckhart ou la joie errante. Sermons allemands
traduits et commentés par Reiner SCHÜRMANN, Éd. Planète, Paris, 1972.
+ BONGIOVANNI Secondo, JARCZYK Gwendoline et LABARRIÈRE Pierre-Jean,
VERMANDER Benoît, L'anneau immobile. Regards croisés sur Maître
Eckhart. Husserl et la phénoménologie, Hegel et la dialectique, Laozi et la
pensée chinoise, Éd. Lysimaque, Paris, 2000.
e Voici Maître Eckhart, ouvrage collectif sous la direction de Émilie ZUM BRUNN,
Jérôme Millon, Grenoble, 1994 (Textes et Études).

61
Liste des termes
Abandon, abandonner. abandonner (992.2. 20000 7
ADIIMÉ ;srereniererepeanie
star tete ET ERIC ESece nelene en RCE CAES 7
AE à eee
A 7
AIMOU 2 ns rrcrnene rene nt ner to rente ee ee 8
ANCANTUIE AMC ADAR SN En E re e e 8
Comparison. ae ent =
CORRASSANCR A re eee 9
Contemplation, contemplation intellectuelle (la),
COMÉMPICT. Lee ee ee te D 10
COIDS, CODE ere ment 10
CHÉAÉNACIÉAUTE ICI AUOT) 10
DSTS Sn 11
Demeurer, demeurer à l'extérieur, demeurer-avec,
demeurer à l'intérieur, demeurer intérieurement 12
Dépouillé, dépouiliér, dépomlér (Sens 12
Déprs déprise, JÉDONER SR Re 15
DESERT ORNE Ce 13
DÉSOIT M en ne A IE 13
| |MAR PR UD ES SE A VI ea CU RE 13
Détachement GÉRAChONTSE RE 14
PUERTO
PU Ne PEDAT En 15
Dibiérence: ÉCOLE RRR ds 16
DÉCO MENL SARSRRRR
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Droit Ier Coma AT Ro Re 17
Éval EC () ÉD ER ee 17
Enfantement, enfanter. Engendrement, engendrer... 18
MONTE Ro tete nn ee TS 19
HS DPI et re acte es Et I 20
Étincelle, petite étincelle nn 21
EME EMEOITE Se 21

62
RS en la Mure 25
LEE Re Re RE Re 24
Flux, fluer, fluer à l'extérieur, fluer (intérieurement)
CHCLOURTLLURTE LUXE 24
AT ÈS PRE EC ET RE RS PR 25
FOR OUEN nd de te 25
TRS ARR UE D Te RE 26
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PONS ne er TL CAR. 27
NOR
NT CE A OR EE RTE 28
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RES LEONE NCA RE SR NE 31
Intel rt nte leo (loué di) men. 3\]
Intelligence. Voir connaissance, entendement, intellect … 33
IN TÉMENTALOLÉ LOÉRRR 34
LEA LELC Re 34
Jaillir, jaillir à l'intérieur, jaillir au dehors, jaillissement .. 35
DUSTE SOI EC el eine aus 36
AIS SCAN AISS RGO) 36
Re ES Tee DT uit 37
MP IUE MDI id diese 38
Pumicredumiere de lAMeR e 38
Maintenant (le), maintenant présent (le)... 39
DAMAIDUCIE RTS PAR Ce 40
NAS CE RE A Miles nantes Rae 40
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NODICMMODIESS CRleds cnrs 43
JR LAC 0 1e OR RO SR ER 43
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63
Pércée (aire Sd Re 47
Présence, présent. Voir:maintenant.............. 48
PUISSANCE 2 sr ee ler ce Een 48
RESSEMDIANCE RAR Re 49
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(4 Aubin Imprimeur Achevé d'imprimer en janvier 2001
k N° d'impression L 61246
À( LIGUGE, POITIERS Dépôt légal février 2001 / Imprimé en France
La collection « Le vocabulaire de … » présente les principaux termes dans lesquels s'exprime
chaque philosophe, selon un ‘ordre alphabétique, en partant du principe qu'un philosophe n'est
intelligible que dans sa langue, dans son vocabulaire propre ou dans le vocabulaire commun qu'il
s'approprie.
L'approche de chaque notion comporte trois niveaux qui sont signalés dans le texte par des
astérisques (*) : la définition de base, accessible à un étudiant débutant : l'approche scientifique,
s'adressant à l'étudiant confirmé, et ce jusqu'à l'Agrégation ; et enfin, une approche plus libre,
permettant une interprétation plus large, comme par exemple la résonance de la notion au sein
du système.
Chacun des volumes de la collection ‘ŸLe vocabulaire de. » devrait constituer une voie d'accès
privilégiée à la lecture et à l'intelligence d'un système philosophique.

Un Vocabulaire de Maître Eckhart requiert, comme pour tout autre penseur, que
soient précisées les nuances dont hérite tel terme d'être employé dans des
contextes discursifs différents dont il reçoit éclairage en retour. Par ailleurs, et
dans ce cas précis, il importe de tirer au clair les correspondances que notre
auteur a dû créer entre le latin dont il usait en Université, en tant que
professeur, et la nouvelle langue en train de naître, le « moyen-haut-allemand »
(mittelhochdeutsch}, dont il usait dans ses prédications et à laquelle il a
imprimé sa marque de façon décisive. C’est à son crédit, en effet, qu'il faut
mettre la création de nombreux termes qui, avec les inévitables glissements de
sens, sont encore présents dans l'allemand moderne.

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ISBN 2-7298-04 3 E

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