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Dussart André. Paul Ricoeur et le deuil de la traduction absolue. In: Équivalences, 34e année-n°1-2, 2007. pp. 31-46;
doi : https://doi.org/10.3406/equiv.2007.1317
https://www.persee.fr/doc/equiv_0751-9532_2007_num_34_1_1317
André Dussart
ISTI-H.E.B., Bruxelles
À Christian Balliu
De ces peintures éblouissantes ou si finement
nuancées, de tout cet éclat, de toute cette
harmonie, de tout cet art à la fois subtil et
vigoureux, que reste-t-il dans une traduction ?
(A. Bellessort 1961 : XXIV)
Et c’est ce deuil de la traduction absolue qui fait le
bonheur de traduire.
(Ricoeur 42006 [2004] : 19)
Introduction
1. L’intraduisibilité
philosophe attribue à ces termes récurrents. À ce sujet, Ricoeur rappelle que l’u-
nivocité n’est pas l’apanage des langues naturelles : « la notion de sens iden-
tique, premier pilier de notre concept de communicabilité, suppose des
conditions d’univocité qui ne sont réalisées que dans les langues bien faites,
c’est-à-dire pratiquement dans le discours logico-mathématique, quand dans la
langue ordinaire règne la polysémie » (2005 : 36). Encore faut-il s’assurer que les
langages formels en question ont réussi à se débarrasser de toute référence à la
langue naturelle.
2. La fidélité de la traduction
Selon Ricoeur, « deux voies d’accès s’offrent au problème posé par l’acte
de traduire : soit prendre le terme ‘traduction’ au sens strict de transfert d’un
message verbal d’une langue dans une autre, soit le prendre au sens large
comme l’interprétation de tout ensemble signifiant à l’intérieur d’une commu-
nauté linguistique » (2006 : 21). La première est celle de Berman, la seconde est
imputée à Steiner, qui a déclaré : « Comprendre, c’est traduire ». Il oppose ainsi
la traduction interne (les différentes versions d’un même propos) à la traduc-
tion externe d’une langue dans une autre. Cette comparaison rappelle les trois
formes de traductions distinguées par Jakobson (1963 : 79) : la traduction intra-
linguale ou reformulation (rewording), la traduction interlinguale ou traduction
proprement dite et la traduction intersémiotique ou « interprétation de signes
linguistiques au moyen de signes non linguistiques ».
configurée » (Frey 2003 : 73). Les obstacles dressés par l’intraduisible terminal
sont de taille : comment traduire adéquatement la forme (des vers ou de la
prose) et le style ?
tragique, et, pour nous, une chaussure montante de marche (d’après le Petit
Robert). Or, Henri Goelzer précise que ces cothurnes, chaussures grecques,
étaient réservées aux femmes et « l’un des attributs de Bacchus, dieu efféminé »
(Virgile 1947 : 67). Il est fort probable que l’abbé Delille n’ignorait pas cette dis-
tinction, mais qu’il a craint de déconcerter ses lecteurs en utilisant le mot
« cothurne » sorti de l’usage. Par ailleurs, « tinge nudata[que] crura musto novo
mecum » (trempe tes jambes nues dans le moût nouveau avec moi) devient dans
la version de l’abbé : « Et rougissons nos pieds dans des ruisseaux de vin ».
Dans ce dernier cas, il en rajoute, il force le texte : les ruisseaux n’ont rien de
comparable avec les cuves et le moût n’est pas encore du vin. Il serait toutefois
injuste de se gausser de cette traduction : dépeindre en vers bien tournés et
rimés les agréments et les servitudes de cette vie champêtre relève de la
gageure. Cette traduction n’est pas ridicule, loin de là. Elle représente une façon
d’interpréter le monde de Virgile et la tentative d’enrichir la langue française
avec les trésors puisés dans la poésie latine.
Pour Berman, seule la littérature produit des textes, tandis que la commu-
nication fournit des messages. Peut-on aller jusqu’à opposer la traduction
(d’œuvres poétiques) à la translation ou au transfert de messages ? « [La théo-
rie de la traduction] met sur le même plan la traduction d’un texte technique et
celle d’une œuvre, sur la base du fait qu’il s’agit dans les deux cas, d’un « mes-
sage » envoyé par un émetteur dans une langue x et transcrit dans une langue y
pour un récepteur » (Berman 2005 : 70). Par ailleurs, Berman est d’avis que la
traduction n’a que peu de points communs avec la pratique des traducteurs de
« messages », qui tentent d’effacer le caractère étranger de l’original et de le
faire passer pour un texte équivalent écrit naturellement en français. Suivons
en revanche Marianne Lederer (2006 : 39) : « Il leur (= les traducteurs) est beau-
coup plus rapide et naturel, disent-ils, d’imaginer la scène et la restituer en fran-
çais spontané à partir de l’image qu’évoque le texte qu’en appliquant une règle
de transfert ». Selon Berman, même si la transparence telle qu’elle était définie
et revendiquée à l’époque classique est impossible, le texte traduit doit refléter
autant que possible la langue de départ, quitte à prendre ses libertés avec « le
français spontané » suggéré par Marianne Lederer.
Berman, dont les idées sont toujours profondes et fécondes, suscite volon-
tiers la polémique ; par moments, il est carrément excessif dans ses jugements. Il
cite, par exemple, les apports de la linguistique et de Mounin à la théorie de la
traduction, mais il estime Mounin naïf et puéril. Selon lui, les Problèmes théoriques
de la traduction de Mounin jouissent d’une notoriété totalement imméritée : » En
bref cet ouvrage souvent intéressant, toujours naïf, ne mérite absolument pas
l’importance qu’on lui attribue ». (Berman 1995 : 247). L’œuvre de Mounin doit se
resituer dans un contexte historique, à une époque où la plupart des études
consacrées à la traduction étaient l’œuvre de praticiens chevronnés prenant un
peu de recul par rapport à leur travail. Il n’était pas vraiment question de fonde-
ment théorique mais plutôt de conseils pratiques.
2.3. Le deuil
3. La mécompréhension
3.1. L’identité
dans une autre langue : « Une bonne traduction ne peut viser qu’à une équiva-
lence présumée, non fondée dans une identité de sens démontrable, une équi-
valence sans identité » (Ricoeur 2006 : 60). Précédemment, il fut également
question d’équivalence sans adéquation. Par conséquent, la seule façon de cri-
tiquer une traduction serait d’en proposer une meilleure. Cette proposition est
quelque peu excessive, car certaines fautes apparaissent nettement, qu’elles
soient dues à une distraction, à la précipitation d’un traducteur, à sa connais-
sance imparfaite de la langue de départ ou à une faiblesse d’interprétation.
3.2. Et l’herméneutique ?
lecture critique effectuée par de bons polyglottes ou bilingues (Ricoeur 2006 : 14).
Toutefois, il conviendrait d’ajouter que tous les bilingues ne sont pas nécessaire-
ment versés en traduction, loin de là. La conséquence immédiate est que l’idéal de
la perfection n’est pas plus définissable qu’il n’est accessible.
3.3. La lecture
ne repose jamais sur une interprétation préexistante » (ibid.). Pour que la lec-
ture d’un texte dépasse la simple interprétation, il faut également « cette pure
appréhension de l’œuvre » (2007 : 271). Il propose que « […] lire pour traduire,
c’est illuminer le texte d’une lumière qui n’est pas de l’ordre de l’herméneu-
tique seulement, c’est opérer une lecture-traduction, une prétraduction » (2007 :
278). L’illumination se produit ou échoue. La métaphore de l’illumination serait
à rapprocher de cette brillante pointe d’humour chez Valery Larbaud dans son
ouvrage « Sous l’évocation de Saint Jérôme » : « Ta Lumière, ô très exact, n’a pas
daigné resplendir sur les ténèbres de cette phrase ».
On conçoit aisément que ce genre de métaphore, rappelant l’illumination
divine des Septante, n’est pas de nature à faire progresser vers une théorie de
la traduction, même si on accepte de limiter celle-ci au sens grec d’une « théô-
ria », d’une contemplation. Berman affiche plutôt une conception mystico-initia-
tique de la traduction.
En revanche pour Ricoeur, dès que le texte se détache des intentions de
l’auteur, les lectures plurielles ont des visées très différentes et « la reconstruc-
tion est le chemin de la compréhension » (Ricoeur 1998 : 406), « il n’est pas d’in-
tention cachée à chercher derrière le texte, mais un monde à déployer devant
lui » (1998 : 407) ; le discours poétique est dès lors l’« ouverture d’une référence
de second degré, qui est un autre nom de ce que nous désignions plus haut par
monde de l’œuvre » (Ricoeur 1998 : 407). « Comprendre n’est pas se projeter
dans le texte, mais s’exposer au texte ; c’est recevoir un soi plus vaste de l’ap-
propriation des propositions de monde que l’interprétation déploie » (1998 :
408). Ces propos sont évidemment dirigés contre l’intropathie des
Romantiques, qui se fiaient à leur congénialité supposée avec l’auteur pour tra-
duire son œuvre, comme s’ils l’avaient écrite eux-mêmes directement.
Pour se lancer dans une traduction, il faut une curiosité pour l’étranger
sur quoi se greffe un désir de traduire, sans pour autant vouloir rapporter, rame-
ner l’œuvre dans une autre culture et l’assimiler à la culture réceptrice.
La première phase est donc inévitablement celle de l’incursion dans l’œu-
vre (Steiner) et de la compréhension. Comprendre présuppose l’appropriation,
ainsi que la distanciation par rapport au monde de l’écrivain : l’appropriation
« est compréhension par la distance, compréhension à distance » (Ricoeur 1998 :
30). Toutefois, la distanciation n’est pas aliénante comme chez Gadamer, mais
nécessaire parce que l’interprétation doit rendre proche le lointain. Il faut se
distancier de soi-même, échanger « le moi, maître de lui-même, contre le soi,
disciple du texte » (1998 : 60). Le travail d’interprétation se manifeste déjà dans
4. Conclusions
Les propos de Ricoeur sur la traduction sont quelque peu décevants par
rapport à la richesse et à la profondeur de ses écrits philosophiques. Il récu-
père de vieilles métaphores (le deuil) et des clichés (l’équivalence sans iden-
tité, l’équivalence sans adéquation), ainsi que l’opposition millénaire entre
fidélité et trahison. Quelles pourraient être les raisons de cette superficialité ?
Peut-être a-t-il renoncé à entrer dans les détails de ses conceptions devant un
vaste public, peut-être s’est-il laissé guider par les idées de Berman, peut-être
estimait-il ne pas devoir revenir sur ses précédentes et abondantes considéra-
tions herméneutiques.
Pour Ricoeur, les deux voies d’entrée dans la traduction passent par la porte
de l’étranger et par le travail sur la langue elle-même (2006 : 51-52). L’épreuve de
l’étranger nous permet de découvrir la singularité et l’étrangeté de notre langue
maternelle et de faire honneur à l’hospitalité langagière. Essayant d’exprimer l’in-
dicible, l’innommable, l’intraduisible de l’œuvre de Paul Celan, par exemple, le tra-
ducteur s’impose « un travail de la langue sur elle-même » (Ricoeur 2006 : 52).
Bibliographie
RICOEUR (P.) 1991 [1984], Temps et récit. 2. La configuration dans le récit de fic-
tion, Paris, Seuil.
RICOEUR (Paul) 1964 [2004], Sur la traduction, Paris, Bayard.
VIRGILE 1961, Énéide. Livres I-VI, texte établi par H. Goelzer et traduit par
A. Bellessort, Paris, Les Belles Lettres, coll. Budé.
VIRGILE 1947, Les Géorgiques, texte établi et traduit par H. Goelzer, Paris, Les
Belles Lettres, coll. Budé.
VIRGILE 1950, Les Géorgiques, édition en fac-similé avec l’autorisation de
Ph. Gonin, traduction de l’abbé Delille [1825], Genève.