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Équivalences

Paul Ricoeur et le deuil de la traduction absolue


André Dussart

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Dussart André. Paul Ricoeur et le deuil de la traduction absolue. In: Équivalences, 34e année-n°1-2, 2007. pp. 31-46;

doi : https://doi.org/10.3406/equiv.2007.1317

https://www.persee.fr/doc/equiv_0751-9532_2007_num_34_1_1317

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Paul Ricoeur et le deuil de la traduction absolue

André Dussart

ISTI-H.E.B., Bruxelles

À Christian Balliu
De ces peintures éblouissantes ou si finement
nuancées, de tout cet éclat, de toute cette
harmonie, de tout cet art à la fois subtil et
vigoureux, que reste-t-il dans une traduction ?
(A. Bellessort 1961 : XXIV)
Et c’est ce deuil de la traduction absolue qui fait le
bonheur de traduire.
(Ricoeur 42006 [2004] : 19)

Introduction

Traducteur de Husserl, Paul Ricoeur s’est exprimé à plusieurs reprises sur


les difficultés de la traduction, en remarquant au passage qu’une théorie de la
pratique traductive fait toujours défaut. Il a exposé ses vues dans deux confé-
rences : « Défit et bonheur de la traduction » à Stuttgart le 15 avril 1997, « Le
paradigme de la traduction » en leçon d’ouverture à la Faculté de théologie pro-
testante de Paris en octobre 1998. Un troisième texte « ‘ Un passage ’ : traduire
l’intraduisible » est inédit. Ces trois contributions sont réunies dans un petit
volume intitulé Sur la traduction (2004, réimprimé en 2006).

Alors qu’il reproche à Marx d’utiliser des métaphores dans sa critique


sociale (par exemple, le travail « marchandise »), il s’y adonne aussi. Il projette
ainsi l’image du collectionneur confronté à la meilleure copie d’une œuvre d’art :
« Celui-ci (le collectionneur) en connaît le défaut majeur qui est de ne pas être
l’original » (Ricoeur 2006 : 10). L’image est risquée, dans la mesure où elle sug-
gère que la traduction serait une copie, un décalque de l’original. De plus, elle
n’est pas vraiment neuve, puisque Paul Louis Courier avait déjà évoqué le
tableau de maître et sa copie à propos de la traduction.

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L’aspiration à la perfection inaccessible parcourt toutes les considéra-


tions de Ricoeur. Il serait facile d’objecter que les créateurs eux-mêmes sont
rarement entièrement satisfaits de leur œuvre. Certains n’arrivent pas à l’ache-
ver, d’autres la détruisent ou refusent de la montrer. Il est des peintres qui « fati-
guent », voire « tuent » une toile à force de la retoucher indéfiniment. Les
écrivains corrigent et recorrigent leurs textes durant des décennies parfois.
Virgile voulut faire détruire l’Énéide : « Virgile commença l’Énéide en l’année 29
avant Jésus-Christ ; il y travailla onze ans et mourut en l’an 19, si désolé de
n’avoir pu y mettre la dernière main qu’il demanda à ses amis de brûler
l’œuvre » (A. Bellessort 1961 : V).

1. L’intraduisibilité

Comment expliquer cette frustration du traducteur face aux imperfections


de son texte ? Conduit-elle à l’abandon de la tâche ?

1.1. La polysémie de la langue

Ricoeur repère des plages d’intraduisibilité parsemées (2006 : 11) dans le


texte. L’intraduisibilité totale signifierait que le texte est totalement incompré-
hensible, ce qui demeure malgré tout l’exception rarissime. L’intraduisibilité
est-elle une absence d’équivalent adéquat ou bien une impossibilité de recréer
à la fois les métaphores et la saveur du texte ? Dans son discours philosophique,
il cite régulièrement le mot allemand qu’il traduit et commente. Un mot de
Heidegger, le Dasein, a suscité beaucoup de débats. Il fut parfois traduit par
« l’être-là ». Frey (2003 : 183) estime que « le Dasein n’est pas la conscience, ni le
sujet et encore moins l’homme, il est le ‘là’ où se pose la question de l’être, il est
l’ouverture, la clairière de l’être ». Par ailleurs, chaque locuteur ou auteur peut
forger des mots nouveaux ou accorder à un mot connu un sens « inouï ». C’est
ce que Ricoeur appelle l’intertextualité (d’autres auteurs vont jusqu’à faire de
l’intertextualité un synonyme de plagiat) qui « vaut parfois reprise, transforma-
tion, réfutation d’emplois antérieurs » (Ricoeur 2006 : 13).
Ces plages d’intraduisibilité sont liées « au plan même du découpage des
champs sémantiques qui s’avèrent non exactement superposables d’une langue
à l’autre » (Ricoeur 2006 : 12). Mounin, et avant lui les sémanticiens, avait déjà
longuement décrit cette asymétrie des champs sémantiques. L’intraduisibile
naît de la polysémie dans les cas de Dasein, Vorstellung, Aufhebung, Ereignis (en
fait, les Grundwörter, les maîtres-mots, selon Ricoeur 2006 : 12) qui apparaissent
dans de nombreux contextes chez différents philosophes. Au cours de la lec-
ture, il faut le plus vite possible pouvoir différencier le sens que chaque

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philosophe attribue à ces termes récurrents. À ce sujet, Ricoeur rappelle que l’u-
nivocité n’est pas l’apanage des langues naturelles : « la notion de sens iden-
tique, premier pilier de notre concept de communicabilité, suppose des
conditions d’univocité qui ne sont réalisées que dans les langues bien faites,
c’est-à-dire pratiquement dans le discours logico-mathématique, quand dans la
langue ordinaire règne la polysémie » (2005 : 36). Encore faut-il s’assurer que les
langages formels en question ont réussi à se débarrasser de toute référence à la
langue naturelle.

1.2. L’intraduisible initial et l’intraduisible terminal

Ricoeur distingue l’intraduisible initial résultant de l’incommensurabilité


des systèmes linguistiques et l’intraduisible terminal, qui produit la traduction,
donc au niveau actualisé de la parole (Saussure) ou du discours (Benveniste).
L’intraduisible initial résulte de la manière dont les différentes langues traitent
le rapport entre le sens et la référence, le rapport entre le dire et le réel, l’irréel,
l’utopie (Ricoeur 2006 : 59). Cette différence entre le sens et la référence
remonte à Frege ; selon Frey, « le référent, indépendant du sens est la représen-
tation de l’être ou objet concret » (2003 : 230). En réalité, il n’est pas possible de
dissocier le référent du sens, Benveniste l’avait bien constaté : « le sens de la
phrase est l’idée qu’elle exprime, la ‘référence’ de la phrase est l’état de choses
qui la provoque, la situation du discours » (1980 : 226). Un exemple emprunté à
Coseriu illustrera cette distinction : l’énoncé « Apportez-moi la glace » a un sens
évident pour tout Francophone, mais seule la référence à la situation permettra
de déterminer s’il s’agit de glace pour l’apéritif ou d’une crème glacée. On peut
donc comprendre le sens sans pour autant s’entendre sur la référence.
Pour Ricoeur, « ce qui est à comprendre dans un texte, ce n’est pas la situa-
tion visible de son auteur, mais sa référence non-ostensive, c’est-à-dire les pro-
positions du monde ouvertes par le texte, ou, si vous voulez, les modes
possibles d’être-au-monde que le texte ouvre et découvre » (2005 : 42). Il nous
ramène ainsi au cœur de sa théorie de la compréhension inspirée par l’ontolo-
gie heideggérienne (ainsi que le montre la référence à la notion « d’être-au-
monde »). Si l’on veut triompher des contraintes sémantiques, il faudra
s’imprégner par de vastes lectures de l’esprit d’une culture (Ricoeur 2006 : 56).
L’intraduisible terminal dépendra énormément des qualités du traduc-
teur : idéalement, seul un poète pourra traduire un poète. Quelles licences
pourra-t-il s’autoriser ? Berman analyse longuement cet aspect de la traduction.
Il en sera question dans la suite.

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2. La fidélité de la traduction

Selon Ricoeur, « deux voies d’accès s’offrent au problème posé par l’acte
de traduire : soit prendre le terme ‘traduction’ au sens strict de transfert d’un
message verbal d’une langue dans une autre, soit le prendre au sens large
comme l’interprétation de tout ensemble signifiant à l’intérieur d’une commu-
nauté linguistique » (2006 : 21). La première est celle de Berman, la seconde est
imputée à Steiner, qui a déclaré : « Comprendre, c’est traduire ». Il oppose ainsi
la traduction interne (les différentes versions d’un même propos) à la traduc-
tion externe d’une langue dans une autre. Cette comparaison rappelle les trois
formes de traductions distinguées par Jakobson (1963 : 79) : la traduction intra-
linguale ou reformulation (rewording), la traduction interlinguale ou traduction
proprement dite et la traduction intersémiotique ou « interprétation de signes
linguistiques au moyen de signes non linguistiques ».

Ricoeur compare la traduction à la reformulation d’une pensée à explici-


ter : « il est toujours possible de dire la même chose autrement » (2006 : 45). On
objectera que la traduction n’est pas un simple rewording et que le locuteur
réexplique sa propre pensée ou celle d’autrui pour se faire mieux comprendre,
tandis que le traducteur transpose la pensée d’autrui simplement pour la trans-
mettre. Il existe donc deux différences de taille : la traduction implique un chan-
gement d’auteur et elle se contente de transmettre, idéalement sans amplifier,
préciser ou expliquer, ce qui serait ressenti comme une faiblesse.

Constatant l’impossibilité pour le traducteur de recourir à une langue ori-


ginelle, voire tout au moins à un fonds commun à toutes les langues, ou de cons-
truire une langue artificielle (Ricoeur 2006 : 58), il tente d’échapper à cette
alternative par le recours à une autre dichotomie : « fidélité versus trahison »
(Ricoeur 2006 : 26). Il exhume ainsi l’un des principes les plus anciens, mais
aussi les plus contradictoires de la traductologie, celui du fidus interpres. Le
dilemme n’est pas pour autant résolu : de quelle fidélité s’agit-il ? D’ailleurs,
Ricoeur lui-même ne manque pas de soulever la question : » Mais fidélité à qui
et à quoi » (2006 : 51).

Le débat à propos de la fidélité peut s’éterniser et s’étendre à l’infini : s’il


est aisé d’affirmer que la fidélité à un texte impose de « dire la même chose »,
d’exprimer la même réalité, il est exclu d’être exhaustif sur tous ses aspects. La
fidélité devra composer en premier lieu avec l’intraduisible initial, celui des sys-
tèmes morphologique, syntaxique et sémantique propres à chaque langue. La
lecture devra achever « de refigurer l’expérience temporelle que le texte a

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configurée » (Frey 2003 : 73). Les obstacles dressés par l’intraduisible terminal
sont de taille : comment traduire adéquatement la forme (des vers ou de la
prose) et le style ?

De plus, il faut envisager les différentes dimensions de la fidélité : notam-


ment la fidélité au texte source, aux structures de la langue d’arrivée, au milieu
récepteur et à la finalité de la traduction. Cette dernière était déjà le souci de
l’abbé Delille : » Mais le devoir le plus essentiel du traducteur, celui qui les ren-
ferme tous, c’est de chercher à produire dans chaque morceau le même effet
que son auteur » (Virgile 1950 : 24). Quant à la fidélité au texte source, elle impli-
quera un respect du sens (dénotation et connotations), du référent, de la forme
et du style.

La fidélité au destinateur et au destinataire, soit « servir deux maîtres »,


confine à l’impossible. À l’intérieur d’une même culture, le texte ancien n’est
plus toujours accessible directement : apprécier la littérature savoureuse et
parfois scatologique de Rabelais sans commentaires ou transcription nécessite
de solides connaissances philologiques. Il en va de même pour Shakespeare et
Dante, sans vouloir évoquer le texte biblique auquel Ricoeur a consacré bien
des recherches. Mais l’évolution du système linguistique au cours du temps
n’est pas la seule contrainte pour le lecteur ou le traducteur. Bellessort (1961 :
XXIV sqq.) s’interroge sur le destinataire de la traduction de l’Énéide : « Et pour
qui traduit-on ? Pour ceux qui savent le latin ou pour ceux qui l’ignorent ?
Malheureusement pour ceux qui le savent. Pour les autres, on pourrait prendre
avec le texte d’innocentes libertés, épargner au lecteur des répétitions dont
l’effet n’est pas le même en latin qu’en français; renoncer à des images et à des
comparaisons, qui, jeunes encore dans l’original, sont tombées chez nous à
l’état de clichés ». L’abbé Delille ne s’exprimait guère différemment : « J’ai tou-
jours remarqué qu’une extrême fidélité en fait de traduction étoit une extrême
infidélité. Un mot est noble en latin, le mot françois qui y répond est bas […]
Une expression latine est forte et précise, il faut en françois plusieurs mots pour
la rendre […] Une image étoit neuve chez l’auteur latin, elle est usée en françois :
vous rendez donc une image neuve par une image triviale » (Virgile 1950 : 22).

2.1. L’équivalence et le comparable

Ne pouvant atteindre la perfection, le traducteur devra donc accepter


l’écart entre l’adéquation et l’équivalence, accepter l’équivalence sans adéqua-
tion (Ricoeur 2006 : 19). Le bonheur du traducteur, c’est d’« accepter l’écart
entre l’adéquation et l’équivalence » (Ricoeur 2006 : 19). Pour Berman,

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« traduire n’est pas chercher des équivalences » (1999 : 65) et il s’attache à


démontrer que les proverbes, par exemple, « Morgenstunde hat Gold im Munde »,
ne doivent pas se traduire par l’équivalent « L’avenir appartient à ceux qui se
lèvent tôt », mais bien directement « L’heure du matin a de l’or dans la bouche ».
Il convient de remarquer que la notion d’équivalence reste relativement
floue : il s’agit d’exprimer la même idée d’une autre manière (express the same
idea, although in a different way , Delisle et al. 1999 : 138). Certains aspects de
l’équivalence sont à définir : entre autres l’équivalence contextuelle, qui se
limite au référent, l’équivalence fonctionnelle, qui envisage la réalisation de la
fonction du texte dans la traduction, puis l’équivalence formelle du style et
enfin l’équivalence dynamique, dans le cas d’expressions figées ou de prover-
bes, que Berman rejette en se référant à « Morgenstunde hat Gold im Munde ».
Il faut donc faire « l’aveu de la différence indépassable entre le propre et l’é-
tranger » (Ricoeur 2006 : 62). Le traducteur doit alors « construire des compara-
bles » (2006 : 64), comme les Septante, qui ont traduit le texte hébraïque de la
Bible en grec, Jérôme avec la Vulgate en latin et Luther pour la Bible en allemand.
Il ne suffit pas de restituer le sens seul, il faut donner de la saveur au texte et
respecter la sonorité du signifiant (Ricoeur 2006 : 68). Le concept de traduction
analogique, de « comparable », a une très grande extension : s’agit-il d’une res-
semblance, d’une correspondance ou des deux et plus encore ? Le ballon, la
montgolfière, l’ULM et l’avion sont à la fois comparables et très différents.
Si l’on suit Berman, que Ricoeur dit avoir « fortement » relu pour préparer
ses exposés, la littéralité, à ne pas confondre avec le mot à mot, serait l’exi-
gence essentielle d’une bonne traduction. Il s’en explique longuement à propos
de la traduction de Sophocle par Hölderlin et de la traduction de l’Énéide de
Virgile par Klossowski. Cet art de traduire s’oppose aux traditions ethnocen-
triques, qui visent à introduire et à assimiler l’œuvre dans la culture de la lan-
gue d’arrivée. Ainsi l’abbé Delille considère la traduction comme un moyen
d’enrichir la langue (Virgile 1950, 18), « traduire, c’est importer […] dans sa lan-
gue les trésors des langues étrangères » (1950, 19). Voyons d’un peu plus près
les applications de ses conceptions dans un extrait des Géorgiques ; au début
du livre II, Virgile écrit :
Hactenus aruorum cultus et sidera caeli
nunc te, Bacche, canam, nec non siluestria tecum
uirgulta et prolem tarde crescentis oliuae.
Huc, pater o Lenaee (tuis hic omnia plena
muneribus ; tibi pampineo grauidus autumno
floret ager, spumat plenis uindemia labris),
huc, pater ô Lenaee, ueni nudataque musto
tinge novo mecum dereptis crura coturnis.

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L’abbé Delille traduit :


J’ai chanté les guérets, et le cours des saisons ;
Soyez à votre tour l’objet de mes leçons,
Beaux vergers, sombres bois, et vous riches vendanges.
Viens, tout répète ici ton nom et tes louanges ;
Viens Bacchus : de tes dons ces coteaux sont couverts ;
L’Automne a sur son front tressé tes pampres verts ;
Et déjà, sur les bords de la cuve fumante,
S’élève en bouillonnant la vendange écumante.
Descends de tes coteaux, mets bas ton brodequin,
Et rougissons nos pieds dans des ruisseaux de vin.
Il saute aux yeux que le texte de l’abbé contient deux vers de plus. Il faut
relever le défi de passer d’une langue sans articles, dans laquelle les déclinai-
sons marquent les fonctions syntaxiques, au français moderne lié par un ordre
beaucoup plus strict des mots. Pourtant, l’abbé affirme rechercher la préci-
sion : « [Le traducteur] ne mettra que rarement en deux vers ce qu’on exprime
en un » (Virgile 1950 : 24) et, plus loin : « sur deux mille vers et plus, ma traduc-
tion n’excède guère que de deux cent vingt » (Virgile 1950 : 24).
Dans son introduction, il insiste à diverses reprises sur le mot harmonie.
C’est à l’harmonie des vers qu’il aspire avant tout. Voilà qui explique peut-être
la longueur de sa traduction et le recours à l’allégorie (« L’Automne a sur son
front tressé tes pampres verts »), tandis que Virgile écrit tibi (pour toi, en ton
honneur), grauidus pampineao autumno (chargé des pampres de l’automne), flo-
ret ager (le champ, le verger fleurit ; Goelzer traduit : « le verger est paré de
fruits brillants comme des fleurs »). Passons sur l’interprétation de sidera caeli
(les astres du ciel) dans le premier vers : « le cours des saisons », car il pourrait
s’agir d’une explicitation du texte latin, ainsi que sur les « guérets » (terres labou-
rées, jachères) hors de propos. Le deuxième vers, ajouté par l’abbé Delille, est
assez didactique et lourdaud. Le troisième et le quatrième vers de l’abbé s’éloi-
gnent du texte : le deuxième vers de Virgile dit simplement : nunc te Bacche,
canam. (Et maintenant, c’est toi que je chanterai Bacchus) ; le troisième vers
uirgulta siluestria tecum (et avec toi les jeunes pousses sylvestres) ; prolem
oliuae tarde crescentis (le rejeton de l’olivier à la croissance lente). D’où pro-
viennent les sombres bois et les riches vendanges de l’abbé ? Au sixième vers,
Virgile évoque les vendanges (uindemia spumat plenis labris : la vendange écume
dans les cuves pleines), ce qui devient chez l’abbé : « Et déjà sur les bords de la
cuve fumante, S’élève en bouillonnant la vendange écumante ». Pourquoi tra-
duit-il « dereptis coturnis » (ablatif absolu, signifiant « après avoir ôté les cothur-
nes ») par « mets bas ton brodequin » ? Le brodequin était la chaussure des
acteurs de comédie dans l’Antiquité, opposée au cothurne, symbole du genre

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tragique, et, pour nous, une chaussure montante de marche (d’après le Petit
Robert). Or, Henri Goelzer précise que ces cothurnes, chaussures grecques,
étaient réservées aux femmes et « l’un des attributs de Bacchus, dieu efféminé »
(Virgile 1947 : 67). Il est fort probable que l’abbé Delille n’ignorait pas cette dis-
tinction, mais qu’il a craint de déconcerter ses lecteurs en utilisant le mot
« cothurne » sorti de l’usage. Par ailleurs, « tinge nudata[que] crura musto novo
mecum » (trempe tes jambes nues dans le moût nouveau avec moi) devient dans
la version de l’abbé : « Et rougissons nos pieds dans des ruisseaux de vin ».
Dans ce dernier cas, il en rajoute, il force le texte : les ruisseaux n’ont rien de
comparable avec les cuves et le moût n’est pas encore du vin. Il serait toutefois
injuste de se gausser de cette traduction : dépeindre en vers bien tournés et
rimés les agréments et les servitudes de cette vie champêtre relève de la
gageure. Cette traduction n’est pas ridicule, loin de là. Elle représente une façon
d’interpréter le monde de Virgile et la tentative d’enrichir la langue française
avec les trésors puisés dans la poésie latine.

2.2. Littérature et messages

Pour Berman, seule la littérature produit des textes, tandis que la commu-
nication fournit des messages. Peut-on aller jusqu’à opposer la traduction
(d’œuvres poétiques) à la translation ou au transfert de messages ? « [La théo-
rie de la traduction] met sur le même plan la traduction d’un texte technique et
celle d’une œuvre, sur la base du fait qu’il s’agit dans les deux cas, d’un « mes-
sage » envoyé par un émetteur dans une langue x et transcrit dans une langue y
pour un récepteur » (Berman 2005 : 70). Par ailleurs, Berman est d’avis que la
traduction n’a que peu de points communs avec la pratique des traducteurs de
« messages », qui tentent d’effacer le caractère étranger de l’original et de le
faire passer pour un texte équivalent écrit naturellement en français. Suivons
en revanche Marianne Lederer (2006 : 39) : « Il leur (= les traducteurs) est beau-
coup plus rapide et naturel, disent-ils, d’imaginer la scène et la restituer en fran-
çais spontané à partir de l’image qu’évoque le texte qu’en appliquant une règle
de transfert ». Selon Berman, même si la transparence telle qu’elle était définie
et revendiquée à l’époque classique est impossible, le texte traduit doit refléter
autant que possible la langue de départ, quitte à prendre ses libertés avec « le
français spontané » suggéré par Marianne Lederer.
Berman, dont les idées sont toujours profondes et fécondes, suscite volon-
tiers la polémique ; par moments, il est carrément excessif dans ses jugements. Il
cite, par exemple, les apports de la linguistique et de Mounin à la théorie de la
traduction, mais il estime Mounin naïf et puéril. Selon lui, les Problèmes théoriques
de la traduction de Mounin jouissent d’une notoriété totalement imméritée : » En

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bref cet ouvrage souvent intéressant, toujours naïf, ne mérite absolument pas
l’importance qu’on lui attribue ». (Berman 1995 : 247). L’œuvre de Mounin doit se
resituer dans un contexte historique, à une époque où la plupart des études
consacrées à la traduction étaient l’œuvre de praticiens chevronnés prenant un
peu de recul par rapport à leur travail. Il n’était pas vraiment question de fonde-
ment théorique mais plutôt de conseils pratiques.

2.3. Le deuil

L’élan vers l’œuvre à traduire et l’enthousiasme, risquent de se briser tout


net au contact des premières « plages d’intraduisibilité ». Le traducteur, cons-
cient tout à coup de ses limites, pourrait sombrer dans le désespoir et abdi-
quer. Le deuil est un renoncement salutaire. Après l’aveu d’impuissance, le
travail de deuil nécessaire procurera au traducteur cette paix avec lui-même et
lui insufflera le courage d’achever sa mission. Le deuil est une métaphore héri-
tée de la psychanalyse freudienne. Finalement, il est probable que chaque écri-
vain effectue ce travail de deuil et de renoncement à la perfection, simplement
pour ne pas se démoraliser.

3. La mécompréhension

3.1. L’identité

Le principal obstacle à la perfection est la mécompréhension totale ou


partielle. Le sens d’un texte n’est jamais parfaitement déterminé, l’incompré-
hension et le quiproquo sont l’expérience quotidienne des locuteurs. La langue,
par nature abstraite, est peu propice à la description de faits ou de situations
concrètes. Ainsi, les services de police préfèrent de loin tracer des portraits
robots des personnes recherchées que fournir une description détaillée de l’in-
dividu. Un autre exemple : au cours d’une réunion, certains intervenants dans
un débat remettent d’office le texte de leur communication au secrétaire de
séance, par crainte de voir leurs idées trahies. Un remarquable traducteur au
sein d’une grande organisation internationale avait coutume d’ironiser : « Qui
n’a jamais traduit n’a jamais fait de contresens non plus ». Les logiciens ont
d’ailleurs vainement tenté de remplacer le langage naturel par des systèmes
logiques et univoques, pour lever les ambiguïtés du discours.
L’identité de sens entre l’original et sa ou ses traductions n’est jamais
garantie, parce qu’il est difficile de démontrer la conformité des deux textes et
qu’il est tout au plus possible de la valider par des arguments, et aussi parce
que le style d’un auteur est unique et particulièrement difficile à transposer

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dans une autre langue : « Une bonne traduction ne peut viser qu’à une équiva-
lence présumée, non fondée dans une identité de sens démontrable, une équi-
valence sans identité » (Ricoeur 2006 : 60). Précédemment, il fut également
question d’équivalence sans adéquation. Par conséquent, la seule façon de cri-
tiquer une traduction serait d’en proposer une meilleure. Cette proposition est
quelque peu excessive, car certaines fautes apparaissent nettement, qu’elles
soient dues à une distraction, à la précipitation d’un traducteur, à sa connais-
sance imparfaite de la langue de départ ou à une faiblesse d’interprétation.

3.2. Et l’herméneutique ?

Ces considérations de Ricoeur suscitent une interrogation fondamentale


vis-à-vis de ses exposés sur la traduction : il se réfère très peu à son herméneu-
tique, qui est précisément une analyse de la lecture. Ainsi quand il rappelle
(Ricoeur 2006 : 42) qu’il faut abandonner le rêve d’une traduction parfaite, on
serait tenté d’ajouter « et également d’une compréhension parfaite ». Assez
curieusement, Ricoeur, qui a développé toute une herméneutique et une théo-
rie de la lecture, s’en tient à l’écriture du texte. Faut-il y voir l’influence de
Berman, qui ne cesse d’opposer l’ethnocentrisme, l’esthétisation des textes tra-
duits à la littéralité souhaitée ? Pourtant, il serait injuste de faire totalement
grief de cet oubli au philosophe, car il effleure quand même le sujet : « Il s’agit
bien de […] rendre compte du phénomène du malentendu, de la mécompré-
hension » (2006 : 44).
Mais si l’incompréhension ou la mécompréhension sont tellement répan-
dues, comment se fait-il que les hommes arrivent à s’entendre et à coordonner
leurs actions dans de nombreux cas ? La redondance est une première réponse :
le message insiste sur les informations importantes, les redit, les réexplique.
À ce niveau, il faut toutefois bien distinguer l’écrit de la conversation ; dans
cette dernière, le locuteur est présent, il peut exploiter à fond la dimension
ostensive du discours, il peut illustrer sa communication par des gestes et, le
cas échéant, expliquer autrement, tandis que l’écrit s’est détaché de son auteur,
de sorte qu’il ne pourra être commenté ou précisé par lui que dans un autre
écrit, à un autre moment. Le lecteur doit choisir une interprétation, sans savoir
s’il est sur la bonne voie. D’ailleurs, la poésie hermétique cultive l’ambiguïté et
l’obscurité, qui est partie intégrante du plaisir de la lecture.
Ricoeur émet l’idée qu’on ne pourra jamais définir le concept de « bonne tra-
duction », car il faudrait entre l’original et la traduction un troisième terme de com-
paraison. En fait, le problème est simplement déplacé : comment garantir que le
troisième texte est parfait ? Qui va se porter garant de la perfection, en fonction de
quelle autorité ? En l’absence de ce terme de comparaison, le seul critère est la

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lecture critique effectuée par de bons polyglottes ou bilingues (Ricoeur 2006 : 14).
Toutefois, il conviendrait d’ajouter que tous les bilingues ne sont pas nécessaire-
ment versés en traduction, loin de là. La conséquence immédiate est que l’idéal de
la perfection n’est pas plus définissable qu’il n’est accessible.

3.3. La lecture

Ricoeur et Berman n’évoquent guère la lecture, préalable à toute traduc-


tion et, plus directement, au désir de traduire. S’il faut faire son deuil d’une tra-
duction parfaite pour des raisons stylistiques et mélodiques (c’est
l’intraduisible terminal), il est juste de reconnaître également qu’une lecture est
rarement exhaustive et peut varier d’un individu à l’autre, sinon pour la com-
préhension de l’ensemble, du moins pour la mise en relief d’éléments du texte.
Il faut souvent une ou plusieurs relectures pour apprécier vraiment le
texte et en percer tous les secrets, tout comme une peinture se révèle de mieux
en mieux à des contemplations successives et qu’un morceau de musique gagne
à être réécouté, peut-être aussi selon les dispositions et l’humeur de l’auditeur,
mais cette remarque risque de réintroduire dans la théorie le psychologisme
que Ricoeur désire bannir.
Il n’existe pas de lecture unique d’une œuvre, car la lecture suppose une
confrontation d’horizons, celui de l’œuvre et celui ou ceux du ou des lecteurs,
avec leur expérience, leur identité sociale, leurs fantasmes. « L’expérience inter-
prétative […] nous enseigne que la portée d’une œuvre d’art est inépuisable.. »
(Gadamer, cité d’après Frey s.d. [2003] : 207). Et Ricoeur ajoute : « Au-delà de la
polysémie des mots dans la conversation, se découvre une polysémie du texte
qui invite à une lecture plurielle », « [une œuvre d’art] s’ouvre ainsi à une suite
illimitée de lectures elles-mêmes situées dans des contextes socioculturels dif-
férents » (Ricoeur 1998 : 125, et 1998 : 53).
Résolument opposé à l’herméneutique, Berman envisage même une appro-
che psychanalytique de la traduction : « Grossièrement parlant, les théories de
la compréhension postulent que le sens de ses ‘expressions’ est accessible au
sujet moyennant un mouvement herméneutique d’auto-compréhension. Celles
de l’interprétation postulent que le sujet, d’une certaine façon, n’a pas accès en
tant que tel à une telle compréhension. C’est tout le conflit de la psychanalyse
et de la phénoménologie tel qu’il s’est manifesté chez Merleau-Ponty et
Ricoeur » (Berman 2007 : 227, note en bas de page). Il insiste : « affirmer que la
traduction est une interprétation, un acte de ‘compréhension’ est une évidence
égarante » (2007 : 248). Et plus loin : « L’acte de traduire produit son propre
mode de compréhension de la langue et du texte étrangers, qui est différent
d’une compréhension herméneutico-critique. D’où il s’ensuit que la traduction

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ne repose jamais sur une interprétation préexistante » (ibid.). Pour que la lec-
ture d’un texte dépasse la simple interprétation, il faut également « cette pure
appréhension de l’œuvre » (2007 : 271). Il propose que « […] lire pour traduire,
c’est illuminer le texte d’une lumière qui n’est pas de l’ordre de l’herméneu-
tique seulement, c’est opérer une lecture-traduction, une prétraduction » (2007 :
278). L’illumination se produit ou échoue. La métaphore de l’illumination serait
à rapprocher de cette brillante pointe d’humour chez Valery Larbaud dans son
ouvrage « Sous l’évocation de Saint Jérôme » : « Ta Lumière, ô très exact, n’a pas
daigné resplendir sur les ténèbres de cette phrase ».
On conçoit aisément que ce genre de métaphore, rappelant l’illumination
divine des Septante, n’est pas de nature à faire progresser vers une théorie de
la traduction, même si on accepte de limiter celle-ci au sens grec d’une « théô-
ria », d’une contemplation. Berman affiche plutôt une conception mystico-initia-
tique de la traduction.
En revanche pour Ricoeur, dès que le texte se détache des intentions de
l’auteur, les lectures plurielles ont des visées très différentes et « la reconstruc-
tion est le chemin de la compréhension » (Ricoeur 1998 : 406), « il n’est pas d’in-
tention cachée à chercher derrière le texte, mais un monde à déployer devant
lui » (1998 : 407) ; le discours poétique est dès lors l’« ouverture d’une référence
de second degré, qui est un autre nom de ce que nous désignions plus haut par
monde de l’œuvre » (Ricoeur 1998 : 407). « Comprendre n’est pas se projeter
dans le texte, mais s’exposer au texte ; c’est recevoir un soi plus vaste de l’ap-
propriation des propositions de monde que l’interprétation déploie » (1998 :
408). Ces propos sont évidemment dirigés contre l’intropathie des
Romantiques, qui se fiaient à leur congénialité supposée avec l’auteur pour tra-
duire son œuvre, comme s’ils l’avaient écrite eux-mêmes directement.

3.4. Lecture et traduction

Pour se lancer dans une traduction, il faut une curiosité pour l’étranger
sur quoi se greffe un désir de traduire, sans pour autant vouloir rapporter, rame-
ner l’œuvre dans une autre culture et l’assimiler à la culture réceptrice.
La première phase est donc inévitablement celle de l’incursion dans l’œu-
vre (Steiner) et de la compréhension. Comprendre présuppose l’appropriation,
ainsi que la distanciation par rapport au monde de l’écrivain : l’appropriation
« est compréhension par la distance, compréhension à distance » (Ricoeur 1998 :
30). Toutefois, la distanciation n’est pas aliénante comme chez Gadamer, mais
nécessaire parce que l’interprétation doit rendre proche le lointain. Il faut se
distancier de soi-même, échanger « le moi, maître de lui-même, contre le soi,
disciple du texte » (1998 : 60). Le travail d’interprétation se manifeste déjà dans

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la perception, qui est ainsi différente de la simple sensation. L’interprétation est


une explicitation, qui nécessite une anticipation, une précompréhension à l’aide
de préjugés. « Le préjugé […] est une composante du comprendre, liée au carac-
tère historiquement fini de l’être humain ; il est faux qu’il n’y ait que des préju-
gés non fondés » (Ricoeur 1998 : 378). Certains préjugés sont même légitimes,
utiles et nécessaires au comprendre.
Ricoeur s’inspire de la phénoménologie husserlienne, de l’ontologie du
comprendre heideggérienne, de l’herméneutique gadamérienne et de la théorie
austinienne des actes de langage. L’intention de l’auteur « doit être reconstruite
en même temps que la signification du texte » (Ricoeur 1998 : 36). Par ailleurs, il
estime que l’important est surtout de « déployer, devant le texte, le monde qu’il
ouvre et découvre » (Ricoeur 1998 : 58). Son herméneutique rejette toute idée
d’une esthétique de la réception : « Se comprendre, c’est se comprendre devant
le texte et recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la
lecture » (Ricoeur 1998 : 36).
Il se méfie également d’un rationalisme « qui étendrait au texte l’analyse
structurale des systèmes de signes caractéristiques non du discours mais de la
langue » (Ricoeur 1998 : 37). Il reconnaît comme légitime l’approche structurale
en critique littéraire, qui suspend l’épochè, la référence ostensive, mais il ajoute
qu’il faut dépasser cette analyse structurale pour se transposer dans le monde
ouvert par le texte (Ricoeur 1998 : 230). C’est d’ailleurs la seule voie ouverte au
traducteur : il doit entrer dans l’un des mondes possibles proposés par le texte.
Il doit transiter du sens vers la référence de l’œuvre : « Sa référence, c’est sa
valeur de vérité, sa prétention à atteindre la réalité » (Ricoeur 1998 : 126).
Il existe un rapport ou mouvement dialectique entre la mise au jour de la
structure d’une œuvre, ce qui revient à expliquer le texte « par ses rapports
internes » (Ricoeur 1998 : 163) et, ensuite, le déploiement du monde projeté par
l’œuvre. Ainsi s’explique le mouvement dialectique de la lecture : d’abord expli-
quer l’œuvre par sa structure, puis interpréter le quasi-monde du texte en occul-
tant le monde ambiant, le tout en un va-et-vient fréquent entre les deux
approches. Le texte a un sens, une dimension sémiologique, une structure, des
relations internes, il a également une référence qui est l’effectuation du sens,
une dimension sémantique. L’important, c’est cette dialectique entre l’analyse
structurale et l’analyse sémantique. L’analyse structurale du récit est une exé-
cution de la compréhension (Ricoeur 1998 : 185), qu’il faut poursuivre en accom-
plissant le trajet du virtuel vers l’actuel et aller du système vers l’événement
(Ricoeur1998 : 185).
On peut valider une interprétation, mais non en vérifier la vérité. La vali-
dation est de nature argumentative et non aléthique (« véritative ») ; les argu-
ments se fondent à la fois sur un savoir (épistémè) nécessairement parcellaire

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et sur une opinion réfutable (doxa). Entre plusieurs interprétations possibles,


on choisira donc la plus probable (Ricoeur 1998 : 226).

4. Conclusions

Les propos de Ricoeur sur la traduction sont quelque peu décevants par
rapport à la richesse et à la profondeur de ses écrits philosophiques. Il récu-
père de vieilles métaphores (le deuil) et des clichés (l’équivalence sans iden-
tité, l’équivalence sans adéquation), ainsi que l’opposition millénaire entre
fidélité et trahison. Quelles pourraient être les raisons de cette superficialité ?
Peut-être a-t-il renoncé à entrer dans les détails de ses conceptions devant un
vaste public, peut-être s’est-il laissé guider par les idées de Berman, peut-être
estimait-il ne pas devoir revenir sur ses précédentes et abondantes considéra-
tions herméneutiques.

Pourtant, n’en déplaise aux partisans de Berman, l’herméneutique de


Ricoeur peut constituer l’une des pistes de réflexion pour aboutir à une théorie
de la traduction, ainsi que l’analyse de la lecture du texte a tenté de le démon-
trer. La lecture est l’acte fondateur de la traduction ; mieux vaut encore une tra-
duction quelque peu ennuyeuse mais correcte qu’un texte brillant qui dénature
complètement l’original.

Pour Ricoeur, les deux voies d’entrée dans la traduction passent par la porte
de l’étranger et par le travail sur la langue elle-même (2006 : 51-52). L’épreuve de
l’étranger nous permet de découvrir la singularité et l’étrangeté de notre langue
maternelle et de faire honneur à l’hospitalité langagière. Essayant d’exprimer l’in-
dicible, l’innommable, l’intraduisible de l’œuvre de Paul Celan, par exemple, le tra-
ducteur s’impose « un travail de la langue sur elle-même » (Ricoeur 2006 : 52).

Reconnaissons toutefois un grand mérite à ces propos sur la traduction :


ils mettent en lumière deux sortes d’intraduisible : l’intraduisible initial, résul-
tant de l’asymétrie des systèmes linguistiques et l’intraduisible terminal, l’im-
possibilité d’écrire une traduction parfaite, qui précisément impose ce travail
de deuil. Il néglige malgré tout un aspect psychologique important de l’opéra-
tion traduisante : le doute, la crainte de ne pas avoir saisi à la fois le sens sémio-
logique du texte et sa référence sémantique ainsi que le désir afférent de
réexaminer le texte, pour s’assurer autant que possible une bonne compréhen-
sion. Comme aucune lecture n’est exhaustive et que le sens du texte littéraire
n’est pas vérifiable dans l’absolu, le traducteur sera en proie au doute relatif à
sa lecture, autant qu’il sera conscient des imperfections de son écriture.

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