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« 

Aucun livre n’a de fin, a écrit Giorgio Manganelli


au sujet de Pinocchio, les livres ne sont pas longs, ils
sont larges. Une page n’est qu’une porte vers une autre
porte, ouvrant sur une autre porte. Finir un livre, c’est en
ouvrir la dernière porte, de sorte qu’aucune porte ne se
ferme jamais plus. » C’est une porte de ce type qu’ouvre
Giorgio Agamben avec ce double commentaire, trois fois
illustré, du livre le plus lu et traduit de toute la littérature
italienne. Et il le fait en écartant résolument, mais aussi
en reformulant à la source les interprétations ésotériques
des aventures du pantin, de sa mort à sa renaissance, de
sa métamorphose en âne à son engloutissement dans le
ventre du Requin. C’est en vivant ses aventures de pan-
tin, la vente de son abécédaire, son entrée dans le Grand
Théâtre, sa fuite au Pays des jouets, sa rencontre avec le
Chat et le Renard, sa transformation en âne et son voyage
dans le ventre du Requin que Pinocchio est initié ; mais
ce à quoi il est initié est sa vie même. Le livre qui en
résulte n’est ni une fable ni un roman, il n’est assignable
à aucun genre littéraire ; tout comme son protagoniste,
qui n’est ni un animal ni un garçon : il est, au sens le plus
strict, une voie de sortie, ou une échappatoire, aussi bien
hors de l’humain que de l’inhumain – c’est pour cela
qu’il ne fait que courir, et que quand il s’arrête, à la fin, il
est perdu.
Collection dirigée par Lidia Breda

Giorgio Agamben
aux Éditions Payot & Rivages

Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale


Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de
l’histoire
Auschwitz. L’archive et le témoin
Moyens sans fins. Notes sur la politique
Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains
L’Ouvert. De l’homme et de l’animal
L’Ombre de l’amour. Le concept d’amour chez Heidegger (avec
Valeria Pazza)
Profanations
La Puissance de la pensée. Essais et conférences
Qu’est-ce qu’un dispositif ?
L’Amitié
Qu’est-ce que le contemporain ?
Nudités
De la très haute pauvreté. Règles et formes de vie
Qu’est-ce que le commandement ?
Pilate et Jésus
Le Feu et le Récit
L’Aventure
Création et anarchie. L’œuvre à l’ère de la religion capitaliste
Le Royaume et le Jardin
Quand la maison brûle. Depuis le dialecte de la pensée
Giorgio Agamben

Pinocchio
Les aventures d’un pantin doublement commentées
et trois fois illustrées

Traduit de l’italien
par Léo Texier

Bibliothèque Rivages
Retrouvez l’ensemble des parutions
des Éditions Payot & Rivages sur

payot-rivages.fr

Couverture : illustration de Attilo Mussino dans


Les aventures de Pinocchio de C. Collodi / R. Bemporad e figlio editori,
Florence 1911 © Giunti Editore S.p.A. (Photo Santo Alligo).

© Giunti Editore S.p.A. pour les illustrations de


Le avventure di Pinocchio di C. Collodi,
dessins en couleur de A. Mussino,
R. Bemporad e figlio editori, Florence, 1911 :
pages 14, 16, 25, 27, 33, 48, 52, 59, 61, 63, 75, 84,
92, 99, 115, 122, 128-129, 157, 167, 169.

© Giulio Einaudi editore s.p.a., Torino, 2021


© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2022
pour la traduction française.

ISBN : 978-2-7436-5807-6
Par dieu, je suis un âne qui porte les
mystères,
mais je n’entends pas les porter plus
longtemps !
Aristophane, Les Grenouilles.

Et qui aujourd’hui rit le mieux, rira


le dernier.
Nietzsche, Le Crépuscule des idoles.
Prologue céleste (ou infernal ?)

Dans l’édition Bemporad illustrée par Carlo


Chiostri que j’ai sous les yeux (Florence 1911), le
sixième chapitre de Pinocchio s’ouvre sur ces mots
fatidiques : « C’était vraiment une sale nuit d’enfer
(una nottataccia d’inferno). » Manganelli, dans son
commentaire parallèle, dit lire au lieu de cela dans
« deux des trois textes à partir desquels [il] tra-
vaille » : « C’était vraiment une sale nuit d’hiver »
(una nottataccia d’inverno) et en tire la conclusion
que la variante « d’enfer » est une coquille « aussi
aisée que difficile à reconnaître ». « La variante
d’origine –  ajoute-t-il avec témérité  – est riche
d’enseignements ; elle nous indique, entre autres,
la saison de naissance de Pinocchio. »
Je ne sais s’il existe des éditions critiques du
codex du pantin merveilleux, mais une vérifi-
cation rapide des textes dont je dispose semble
confirmer la variante « infernale ». L’exemplaire
relié de l’année 1881 du Giornale per i bambini,
dans lequel « l’histoire du pantin » fut publiée
pour la première fois, dit, sans l’ombre d’une
ambiguïté (1re  année, n° 5, p.  66 –  en date du
4  août, donc en plein été, le premier épisode
ayant paru le 7  juillet) : « C’était vraiment une
sale nuit d’enfer (una nottataccia d’inferno) » et
cette variante, certainement moins évidente, doit

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cependant être préférée, d’un point de vue philo-
logique, à la lectio facilior « d’hiver » (d’inverno).

Si la variante originelle est bien celle-ci, nous ne


connaissons pas la date de naissance de Pinocchio,
mais nous savons où elle se situe : en enfer. Le mois
est probablement – mais sans que cela soit certain –
hivernal, parce qu’il neige (« La neige ayant cessé »,
lit-on quand Pinocchio sort de la maison avec son
Abécédaire sous le bras), mais la saison se situe
en enfer. L’avisé commentateur, qui
vient de sacrifier la philologie
au désir de relever une date
de naissance, met immédia-
tement cette « coquille
infernale » en rapport
avec les flammes qui
menacent le pantin
de bois : parce qu’il
vient d’une « forêt »,
« il a en commun
avec les plantes
la crainte d’une
menace aussi subite
qu’insidieuse : le
feu ». Élément
infernal par excel-
lence, mais que le
glossateur –  qui
sait par ailleurs
que « ce qui arrive
d’essentiel, de fatal
à Pinocchio (…)
arrive in tenebris »

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et qui, huit ans plus tard, publiera un inégalable
traité sur l’enfer  – ne met pas, au moins pour le
moment, en rapport avec l’Hadès.
Que la version fautive soit bien, en vérité, « d’hi-
ver », Manganelli ne pouvait l’ignorer. Il observe lui-
même que Pinocchio, lorsqu’il raconte à Geppetto
ce qui s’est passé, emploie précisément la formule
de la variante supposément erronée : « “Ç’a été une
nuit d’enfer” commence par dire Pinocchio préci-
pitamment, en une phrase qui explique et réitère la
coquille précédente (ou peut-être se conforme-t-elle
à la possibilité ouverte par cette coquille). » Quand
bien même il aurait été parfaitement profane en
matière de philologie – mais il n’est pas de domaine
dans lequel l’esprit de Manganelli puisse être quali-
fié de profane –, il ne pouvait en aucun cas ne pas
voir l’évidence, laquelle consiste en ce que la phrase
de Pinocchio, « réitérant » la coquille, ne faisait que
prouver que celle-ci n’en était pas une.
Il doit donc y avoir une raison pour laquelle
le livre parallèle tient à tout prix à insérer une
coquille dans le texte, à lire « inverno » là où il est
écrit « inferno ». Et cette raison est rapidement
identifiée dès lors que l’on observe avec combien
de soins et de précautions Manganelli évite toute
interprétation ésotérique de l’histoire du pantin.
« D’hiver » renvoie à un moment du calendrier,
« d’enfer » est chargé de significations symbo-
liques et d’allégories potentielles.

On trouve l’exemple par excellence d’une lec-


ture ésotérique chez E.  Zolla, selon lequel le livre
de Collodi témoigne d’une « profondeur ésoté-
rique presque intolérable », dont les origines sont à

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chercher « dans la culture des cercles maçonniques
auxquels Collodi appartenait ». Le livre est l’histoire
d’une initiation, la Fée aux cheveux bleus (Collodi
écrit « turchini », turquins) est manifestement Isis,
« la grande médiatrice, la représentante de tout le
monde animal ou, mieux, de l’indistinction entre
l’animal et l’homme ». « La simplicité de la langue
toscane dans Pinocchio, poursuit l’auteur, provient
du fait que Collodi transmet une vérité ésotérique
et ne peut que l’exprimer ainsi, comme il la relate-
rait à un petit enfant. C’est la retenue de celui qui
parle de choses indicibles qui produit ce langage
particulier, chez Collodi comme chez Apulée. »
Le nom même de Pinocchio, de même que toute
l’onomastique du livre, a une signification ésoté-
rique : « En latin, pinocolus signifie éclat de pin.
Pour un païen, il s’agit de l’arbre sempervirent qui
défie la mort hivernale. Lucignolo est un pauvre
Lucifer, à l’échelle d’un puer, c’est-à-dire d’un pré-
initié, et le Chat et le Renard sont Legba et Eshu,
personnages importants de la mythologie africaine
qui se retrouvent aussi dans le Vaudou. On lisait, à
cette époque, et l’Amérique de la fin du xixe siècle
regorgeait de livres sur le Vaudou. Quelque maçon
d’outre-Atlantique pouvait en avoir informé Collodi.
La vie de loge est des plus étranges, elle est secrète
et pleine de rencontres. » Tous les épisodes, les per-
sonnages et les animaux inventés par Collodi sont
en réalité des symboles antiques : « L’archétype de
la mort et de la renaissance revient presque partout
et de tout temps sous la forme symbolique de l’en-
gloutissement dans le ventre de la baleine, des souf-
frances de l’âne ou celle d’un serpent vert terrifiant,
mais détenant le secret de la renaissance. Le serpent

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vert est le véritable gardien de la transmutation et
de la renaissance. C’est un symbole immémorial. Il
apparaît chez Claudien, symbole de l’éternité dans
l’antre de la Nature, ainsi que de toutes les terreurs
qui attendent ceux qui souhaitent se libérer de leurs
limites et de leurs entraves ; renaître, donc.  Que
Pinocchio traite précisément de cela, Collodi le fait
dire à son pantin quand celui-ci doit feindre de faire
le chien de garde : “Si seulement je pouvais naître
une nouvelle fois.” Pinocchio ne peut ainsi échapper
aux épreuves classiques de l’eau, par le naufrage, du
feu, avec le pécheur, de l’air, lors du vol du pigeon
– l’Esprit. Je ne crois pas qu’il y ait un seul épisode
de Pinocchio qui ne puisse être réinscrit dans ce
curieux monde qu’est l’iconographie alchimique. Le
pays des Nigauds ? C’est celui que l’on traverse pour
se rendre dans l’Éternelle Sagesse, comme nous en
informe la première illustration de l’Amphitheatrum
aeternae sapientiae de Khunrath. Le champ dont
parlent le Chat et le Renard, que Collodi appelle
précisément le “champ sacré” ou “Champ des
Miracles” ? Vous le trouverez dans le Mutus liber, le
chef-d’œuvre de la littérature alchimique française. »
Le motif de la reprise d’anciens archétypes initia-
tiques revient régulièrement dans l’interprétation de
l’histoire du pantin : « Le pantin et l’âne sont des
versions équivalentes du même archétype : l’effort de
victoire sur la condition purement naturelle et méca-
nique. L’une est employée par Marc Aurèle, l’autre
par Apulée, à des fins identiques. Collodi emploie
les deux. Éprouvante victoire ! Collodi montre de
quelle façon pour l’obtenir il faut renoncer à toute
foi dans les institutions humaines, se libérer entiè-
rement de l’illusion de la justice et de l’utopie. »

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L’erreur de l’ésotérisme ne se trouve pas dans les
concepts vers lesquels il oriente l’interprète – celui
d’initiation tout d’abord (mais non seulement), qui
est résolument pertinent. Que « l’archétype de la
mort et de la renaissance » revienne ici aussi sous
la « forme symbolique de l’engloutissement dans
le ventre de la baleine » ou celle de la métamor-
phose de Pinocchio en âne est certainement vrai.
Son erreur consiste plutôt dans le fait de consi-
dérer l’initiation comme une doctrine secrète,
révélée à certains – les initiés – et dissimulée aux
profanes. L’ésotérisme est acceptable seulement
si l’on comprend que l’ésotérique est le quoti-
dien, et le quotidien l’ésotérique. Collodi invente
de façon poétique, il n’applique pas une doctrine
maçonnique qui lui aurait été transmise par d’im-
probables initiés. Dans les mystères d’Éleusis aussi
bien que dans ceux du pantin, il ne s’agit pas de
transmettre une arcane, qu’il serait ensuite inter-
dit de divulguer aux étrangers. C’est en vivant ses
aventures de pantin – la vente de son Abécédaire,
son entrée dans le Grand Théâtre, sa fuite au Pays
des jouets, sa rencontre avec le Chat et le Renard,
sa transformation en âne et son voyage dans le
ventre du Requin – que Pinocchio, comme Lucius
dans le roman d’Apulée, est initié ; mais ce à quoi
il est initié est sa vie même. Dans celle-ci, ce qui
initie et ce à quoi l’on est initié se confondent et ne
peuvent en aucune façon être distingués, comme
le voudrait la lecture ésotérique. Le seul contenu
de l’initiation est qu’il n’y a désormais plus rien à
comprendre, que nous avons fini de devoir com-
prendre, de devoir continuer à puiser de l’eau
avec une cruche percée. Mais c’est précisément

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cela que les initiés d’Éleusis, après avoir contem-
plé des objets disparates – une toupie, un miroir,
un phallus, un épi de blé – et murmuré des vers
insensés, ne pouvaient dire. De la même façon que
Pinocchio ne peut le dire à la fin de son initiation :
« Au milieu de toutes ces merveilles qui se suc-
cédaient les unes aux autres, Pinocchio ne savait
plus s’il était vraiment réveillé ou s’il rêvait encore
les yeux ouverts. »
Dans notre lecture du conte de Collodi nous
n’éluderons donc pas, comme Manganelli semble
vouloir le faire en convoquant sa variante, le
thème de l’initiation, mais nous retrancherons de
celui-ci toute trace d’ésotérisme. Il y a, comme
le savait Benjamin, une « illumination profane »
qui nous introduit, au-delà de tout ésotérisme, au
sein de cet « espace imaginal » dans lequel corps
et imagination se compénètrent, et face auquel il
n’y a guère de sens à souligner « les aspects énig-
matiques de l’énigmatique ». C’est dans cet espace
que se meut le conte de Pinocchio, à condition de
savoir reconnaître « le quotidien comme impé-
nétrable et l’impénétrable comme quotidien ». Si

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symboles et archétypes reviennent sans cesse, si
à chaque fois ils ne font que revêtir de nouvelles
formes, ce n’est pas en raison de doctrines : c’est
du fait de l’imagination qui vit en eux et par eux,
et peut les évoquer à sa guise tant dans un livre
sacré – la Bible – que dans une humble fable pour
enfants. Comme l’illumination profane, l’ima-
gination ne connaît pas de hiérarchie et ignore
franchement toute distinction entre le sacré et le
profane, qu’elle ne fait que brasser et confondre.
Et ainsi ferons-nous aussi, avec la permission des
principes supérieurs.

« Il était une fois…


– Un roi ! diront tout de suite mes petits lecteurs.
– Non, les enfants, vous vous trompez. Il était
une fois un bout de bois. »
Le commentateur parallèle voit avec raison dans
ce « début catastrophique » une provocation. Si
le « il était une fois » est « la voie royale, le pan-
neau signalétique, le mot d’ordre du monde de
la fable », dans ce cas « la voie est trompeuse, le
panneau ment, le mot est dénaturé ». Le fabu-
liste, dans le
cas présent
Collodi, par
sa duperie
initiale, donne
accès au lieu
du conte, mais
d’un conte qui
n’en est plus
un, « drama-
tiquement

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incompatible avec l’autre terre du conte, ancienne
et royale, certifiée par le cercle d’or de la cou-
ronne ». Il pourrait véritablement s’agir d’une
« tentative pour mettre le conte à mort ».
Dans une nouvelle écrite plusieurs années
auparavant dans le journal qu’il dirigeait alors, Il
Lampione, Collodi avait déjà tourné en dérision
l’incipit du conte, sinon pour le tuer, au moins
pour l’opposer à l’histoire : « Pour vous raconter
ce qui va suivre, très chers lecteurs, je ne com-
mencerai pas comme le font les servantes –  Il
était une fois un roi – parce qu’il n’était une fois
aucun roi, et je ne sais pas si c’était alors mieux
ou pire que maintenant ; si vous voulez le savoir,
allez voir dans l’histoire… » En tout cas, le roi est
le quelque chose qui semble faire défaut de façon
constitutive.
Le glossateur parallèle, qui entretient avec la
figure du Roi avec une majuscule une relation par-
ticulière – comme en témoignent les pages embar-
rassantes du chapitre ainsi intitulé de son livre Aux
dieux ultérieurs, il s’agit d’une véritable identifica-
tion  –, concentre ici ses analyses sur les modali-
tés particulières de l’inexistence du Roi. Le Roi a
choisi de ne pas être, parce qu’il a découvert que
« la “non-existence” est sa forme propre et inatta-
quable d’être ». Si nous essayons, en revanche, de
poursuivre notre intuition initiale quant à la spéci-
ficité du statut littéraire du conte du pantin, nous
pouvons en tirer des conclusions peu rassurantes.
L’histoire de Pinocchio est un conte qui débute
en niant en être un. « Il était une fois un bout de
bois » n’est pas le début d’un conte –  d’autant
plus que, comme cela est précisé sans attendre, il

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