Vous êtes sur la page 1sur 23

20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

SEARCH Tout OpenEdition

Presses
universitaires
de Rennes
Bestiaires | Frédérique Le Nan, Isabelle Trivisani-Moreau

Le bestiaire
fantastique et
humaniste de Jean
Giono
Jean Arrouye
p. 305-320

Texte intégral
1 Dans les romans ou les textes autobiographiques1 de Jean
Giono les animaux sont nombreux. La plupart sont d’espèces

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 1/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

familières et de comportement conforme à la réalité. Ils


peuvent ne remplir qu’une fonction anecdotique, comme les
chevaux dans Les récits de la demi-brigade ou les moutons
dans L’iris de Suse ou acquérir une dimension symbolique
comme le cerf de Que ma joie demeure ou le loup d’Un roi
sans divertissement.
2 Toutefois il en est auxquels le romancier prête une
apparence ou un comportement qui contreviennent à la
réalité, d’autres dont il fait des monstres en leur conférant
une taille démesurée et quelques-uns qui sortent
directement de son imagination. Ceux-là appartiennent au
fantastique tel que le définit Roger Caillois : « Le fantastique
est rupture de l’ordre reconnu, irruption de l’inadmissible au
sein de l’inaltérable légalité quotidienne2. » Cependant ces
outrepassements de ce qui est n’ont pas pour seule raison le
plaisir d’inventer ; ils sont pour Giono un moyen de tenter de
mieux comprendre la nature humaine.
3 Les grillons décrits dans « La lecture3 » entrent dans la
catégorie des êtres contre nature. Dans les deux étages en
ruine, au-dessus de l’atelier de sa mère, Giono enfant
entendait « la rumeur de tous les insectes silencieux :
araignées, cafards, scarabées, fourmis, scolopendres,
scorpions, jusqu’à des grillons, mais blancs et mous,
certifi[ant] l’existence de vies parallèles à la [s]ienne et
agressives4 ». Le paradoxe d’une « rumeur » créée par des
« insectes silencieux » suggère que l’existence de ces grillons
« blancs et mous », inverses des grillons à la carapace noire
et qui n’ont rien d’« agressif » que l’on connaît en réalité,
doit beaucoup à l’imagination.
4 Giono recourt volontiers à de tels renversements de la
réalité. Ainsi, dans Le hussard sur le toit, Angelo, qui se
repose à l’ombre d’un arc-boutant de la rotonde de l’église de
Manosque, est assailli par des hirondelles qui, le prenant
pour un mort, le « becquettent5 », (IV, 360). Plus tard, il
raconte à Pauline que « des nuages de rossignols » l’ont aussi
attaqué (IV, 484) et le maréchal des logis Dupuis qui conduit
Angelo et Pauline au château de Vaumeilh leur apprend que
les papillons également se sont faits charognards :

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 2/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

Ça vous épate ces saloperies […] ; vous n’avez pas fini d’en
voir. Il y a autant de ces vaches-là que de mouches. Ça
mange l’homme, tout faraud que c’est. Je ne vous
conseillerai pas de vous coucher dans l’herbe, si c’était
possible. Vous en auriez vite jusque dans la bouche. Et ce
qu’ils préfèrent, ces sacrés salauds, ce sont les yeux, comme
tout le monde (IV, 526).

5 Que les oiseaux consommateurs d’insectes et les papillons


butineurs de fleurs deviennent mangeurs d’hommes est un
symptôme du dérèglement général engendré par l’épidémie
de choléra, de même que la familiarité nouvelle d’oiseaux qui
d’ordinaire restent à distance :
Comme il approchait d’une petite tour, Angelo fut
brusquement enveloppé dans une épaisse étoffe noire qui se
mit à voleter en craquant et en crissant. C’était un monceau
de corneilles qui venaient de se soulever. Les oiseaux
n’étaient pas craintifs. Ils tournaient lourdement autour de
lui sans s’éloigner, le frappant de l’aile (IV, 349).

6 Plus tard Angelo expliquera sobrement à Pauline ce


comportement : « Ils ne craignent plus l’homme, depuis
qu’ils en mangent tant qu’ils veulent. » (IV, 484) Cependant
si cette conduite des corneilles peut être justifiée, la mutation
du croassement criard des corbeaux en « roulades de velours
très douces, très enchanteresses » (IV, 485) ne le peut guère.
Pauline remarque : « Écoutez-les : est-ce qu’on ne dirait pas
qu’ils nous font la cour ? Il y avait dans ces voix qui
descendaient de l’yeuse et des pins une sorte de tendresse
persuasive, de force amoureuse. » (IV, 484) En fait c’est un
chant de mort. Et l’homme étant mortel ne sait pas, aux dires
de Giono, résister à l’appel de la mort, soit par orgueil, selon
la théorie de son alter ego, le médecin qui héberge Angelo et
Pauline, quand cet appel prend la forme de l’invite à
l’inconnu du choléra (IV, 614), soit par faiblesse, quand,
comme avec le corbeau qui s’attaque à Pauline, il se fait
musique insinuante, d’autant plus séduisante que jamais
entendue auparavant. Pauline en témoigne : « Je n’ai jamais
entendu une bête s’adresser à moi de cette façon. C’était
répugnant mais séduisant à un point que vous n’imaginez

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 3/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

pas. C’était horrible. Je comprenais tout et je me rendais


compte que j’acceptais, que j’étais d’accord. » (IV, 488)
7 Dans « La lecture » Giono rapporte un autre cas de
renversement du comportement normal d’un oiseau et donc
des valeurs symboliques qui lui sont associées. Si le corbeau
rencontré par Pauline « roucoulait comme une colombe »
(IV, 546), la présence des colombes qu’héberge le dernier
étage de la maison familiale se révèle à l’enfant qui l’explore
par « un gémissement funèbre6 ». Par quoi ces colombes font
penser à la mort, et non à l’amour, comme d’habitude. Qui
plus est, raconte Giono,
Je fus frappé par une odeur épouvantable. C’était à la lettre,
une odeur qui répandait l’épouvante. Quelques années plus
tard, quand je lus dans Eschyle la première scène des
Euménides : les Gorgones qui dorment en grommelant
autour d’Oreste, je « compris » cette odeur : l’odeur qui doit
s’exhaler des turpitudes olympiennes, l’odeur des Harpies7.

8 Virgile situe l’antre des Harpies, ravisseuses d’enfants et


d’âmes, dans le vestibule des Enfers, ce que ne doit pas
ignorer le préfacier du poète mantouan8. Les Gorgones, au
regard pétrifiant, habitent aussi non loin du royaume des
morts. Ainsi par ces associations, à l’isotopie habituelle,
colombe, douceur, tendresse, bonheur, paradis, est
substituée l’isotopie inverse, colombe (assimilée aux
Gorgones et aux Harpies), cruauté, violence, malheur, enfer.
De fait quand l’enfant pousse la porte de la pièce close pour
voir ce qu’il en est, il constate : « C’était un colombier
sauvage, la capitale des enfers9. »
9 Dans Ennemonde on trouve une semblable inversion des
caractères positifs ordinairement attribués à l’abeille mais
cette fois-ci cette requalification qualitative se développe en
histoire. Giono écrit que « les abeilles sauvages10 suivent à la
trace les petits reptiliens, les furets, les hermines, les
belettes, les fouines dans l’espoir de pouvoir jouir de quelque
sang fraîchement répandu ou de quelque pourriture dont
elles font leur sucre avec joie » (VI, 273). C’est là leur prêter
les mœurs des guêpes, qui ne suivent pas les carnassiers à la
trace, mais ne dédaignent pas les charognes. On trouve la

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 4/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

même imputation dans Ennemonde et autres caractères II


où l’on apprend que Bicou « avait enterré dans le sable la
carcasse du vieux [son père] que les essaims d’abeilles
avaient correctement vidée et nettoyée » (VI, 341). Et dans
Le hussard sur le toit Giono semble bien faire encore,
implicitement, des abeilles des cureuses de cadavres,
puisque dans un village les habitants sont morts du choléra
un mois auparavant et sont restés là où la maladie les a
abattus ; Angelo constate que « des essaims d’abeilles et de
grosses guêpes avaient déserté leurs ruches et avaient
installé des rayons et des nids entre le tuyau du poêle et la
cheminée » de la maison qu’il visite (IV, 487).
10 On pourra noter au passage que Giono parle de guêpes qui
logent dans des ruches et en conclure qu’il ne connaît pas
plus les mœurs des guêpes que celles des abeilles. En fait, il
ne se préoccupe pas de vérité. Abeilles et guêpes sont dans
ces textes des animaux emblématiques. Elles fournissent un
exemple de plus de la cruauté et de la violence qui, selon
Giono, sont de règle dans le Haut Pays ; en Camargue elles
jouent leur rôle dans le recyclage des matières et des
énergies grâce auquel ce pays, sa flore et sa faune, ses
habitants et leurs mœurs demeurent inchangés au fil du
temps ; dans la Provence décimée par le choléra elles
participent à la curée générale, à la dévoration de tous ces
cadavres produits par le mal qui frappe les hommes mais qui
pour les animaux, les corbeaux comme les chiens, les
rossignols comme les poules (IV, 487), est une aubaine.
Constat ironique qui conforte le relativisme désabusé de
Giono.
11 Les univers qu’il institue dans ses textes sont toujours
cohérents et régis par la théorie des climats, qu’il s’agisse de
climat géographique, permanent, comme celui qui est cause
de la dureté de la vie dans le pays où vit Ennemonde, ou de
climat historique, temporaire, comme celui qui favorise la
sauvagerie dans la Provence que parcourent Angelo et
Pauline. Dans le Haut Pays les abeilles sont sauvages ou le
redeviennent, non pour des raisons circonstancielles, mais
par déterminisme naturel. Elles vivent en énormes

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 5/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

« concentrations » dans de « très gros arbres qui ont été […]


foudroyés » (toujours la violence) :
Les troncs ont bien de deux à trois mètres de circonférence,
hauts de sept à huit et bourrés jusqu’à la gueule de miel noir
à la légère odeur de soufre et d’innombrables bataillons,
républiques et autres organisations de masses. Des
commandos politiques s’envolent d’ici pour aller
désorganiser, pervertir, séduire, soudoyer et finalement
emmener la population paisible des ruchers bourgeois que
quelques fermes entretiennent (VI, 275).

12 Évidemment jamais abeilles n’ont agi de la sorte.


13 Ces républiques libres d’abeilles réagissent très vivement
quand leur indépendance et leur sécurité paraissent
menacées. Si l’on s’en approche de trop près, si l’on passe
« la ligne idéale au-delà de laquelle les abeilles considèrent
que vous êtes sur leur territoire, des torrents de guerriers se
précipitent » (VI, 276). Leur colère est extrême alors et leur
nombre les rend effrayantes :
Le bourdonnement de fureur des guerriers qui chargent est
terrifiant. C’est un bruit semblable à celui du tonnerre […] À
la réflexion il est beaucoup plus inquiétant que le bruit du
tonnerre. Comme lui, il est cosmique, et il est simplement
produit par des insectes qui se grattent le ventre pour
manifester leur colère. Ainsi Zeus et le dieu d’Abraham ne
sont pas plus profondément ancrés dans le monde que cette
petite mouche blonde ; il lui suffit d’être un million ou deux
et de se gratter le ventre avec des ongles d’un dixième de
millimètre pour que sa colère soit à la mesure des espaces
infinis (VI, 276).

14 Évidemment les abeilles n’ont pas d’ongles et ne se grattent


pas le ventre, pas plus qu’elles ne se rassemblent par
millions. Mais Giono se délecte à convertir le banal en
monstrueux et le minuscule en démesuré, ainsi que le
manifeste l’allusion aux deux infinis de Pascal.
15 Une fois établie textuellement la possibilité d’une telle
colère, la mésaventure qu’il raconte paraît presque plausible.
La cause en est la rupture du « bois de ces arbres desséchés
par le soleil et le vent » sous le poids « des quintaux de
miel » que les abeilles y ont entassés. Alors « la furie de

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 6/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

millions d’abeilles embrase le ciel ». Giono, feignant d’être


un chroniqueur exact, ajoute que « des événements de cet
ordre ne sont pas rares ». Celui qu’il rapporte se produisit en
1927, dit-il, lorsque « l’aîné des Bernard qui ne s’était pas
retiré à temps fut tenu prisonnier dans son jas pendant près
d’une semaine » (VI, 273). Les abeilles s’agglutinèrent sur sa
maison, « qui avait perdu ses angles et sa forme et n’était
plus qu’une boule d’abeilles ». On entendait leur
« grondement » à plus d’un kilomètre. Le siège dura cinq
jours pendant lesquels l’aîné entretint un « feu d’enfer »
dans la cheminée pour que les abeilles ne s’y engouffrent
pas. Ni les habitants, ni les pompiers, ni même l’armée ne
purent le libérer. Il ne le fut que lorsque les abeilles partirent
d’elles-mêmes (VI, 274). Et voilà comment les aimables
porteuses de pollen sont changées en huitième plaie
d’Égypte, ou plutôt du Haut Pays.
16 Les conséquences de tels événements sont doubles. D’une
part l’aîné des Bernard en a été changé. « Quand on parle
avec [lui] maintenant, ou si on discute une affaire, il faut
toujours un peu se méfier » et lui-même se méfie : « On
dirait qu’il vous soupèse mentalement, et qu’il calcule » (VI,
275). De même Pauline est changée après la tentative de
séduction du corbeau, ainsi qu’on peut en juger à la façon
dont elle recharge son pistolet avec « de quoi faire sauter
trois têtes » (IV, 492). Ceux qui découvrent ainsi qu’on ne
peut se fier aux savoirs établis par lesquels on tente de
mettre conceptuellement en ordre le monde et de le
maîtriser, qu’on n’a donc nulle assurance de ce qu’il est
vraiment ni de son devenir, ne peuvent plus s’y sentir en
sécurité. On comprend alors pourquoi des grillons « blancs
et mous » peuvent paraître « agressifs ». Comme Giono le dit
plaisamment dans Ennemonde : « M. Sartre [comprenez sa
philosophie] ne servirait pas à grand chose » dans le Haut
Pays (VI, 255). L’apprivoisement du monde, des hommes, et
aussi bien des animaux, n’est jamais que relatif. À tout
instant le monstrueux, qui est partout latent, peut surgir,
quand un corbeau roucoule, quand les abeilles qui
d’ordinaire butinent isolément s’amassent en « monceau »,

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 7/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

quand le gémissement des colombes s’épanouit en odeur


épouvantable (les correspondances baudelairiennes
deviennent ainsi des embrayeurs du monstrueux).
17 Toutefois ces extravagances de la nature ont aussi une
certaine utilité : pour ceux qui ne sont pas directement
agressés, le spectacle de l’épouvante de ceux qui le sont et la
manifestation du monstrueux sont, outre l’occasion d’une
semblable relativisation de leurs certitudes, une occasion de
divertissement, une échappatoire momentanée – autant que
dure le spectacle – à cet ennui que Pascal désigna comme le
plus redoutable ennemi de l’homme et qui menace tous les
personnages gioniens.
18 D’autres animaux, dont l’écrivain décrit en détail l’apparence
et le comportement, lui servent à illustrer le fonctionnement
de la loi universelle de cruauté qui, selon lui, régit les
relations entre êtres vivants. Ennemonde et autres
caractères II en regroupe une belle collection. Ainsi
le zamenis ou couleuvre verte et jaune […] qui mesure
facilement un mètre à un mètre trente de longueur totale
[…], grimpe aux arbres [… et] aime sentir sa proie agoniser
lentement et se débattre, et même griffer son gosier
extensible. Sa gourmandise, c’est l’agonie des autres. Il aime
non seulement se nourrir mais en jouir. L’inerte, il n’en a que
faire, mais dès qu’il voit vivre autour de lui, il pense (car il
pense) qu’il serait voluptueux de digérer cette vie (VI, 332).

19 ou bien :
la couleuvre à collier ou couleuvre des dames : tête grosse,
museau court, yeux grands, pupille ronde, iris jaune […]
dans certains cas elle atteint deux mètres et plus, elle est
épaisse […] Elle ingère sa proie en commençant par les
parties postérieures, pour lui laisser tout le temps de crier.
Elle se réjouit de ces cris (VI, 333).

20 ou encore :
le serpentaire […] Pour accélérer sa course rapide il ne se
sert pas de ses ailes, il se sert de sa férocité, qu’il durcit
comme un plomb dans sa tête qu’il lance en avant. [Quand il
a épuisé le serpent qu’il a attaqué, il] lui brise la tête à coups
de bec et boit sa cervelle ; il danse autour du cadavre encore
agité de tremblements une petite danse sacramentelle […]
https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 8/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

enfin il dépèce complètement sa victime, il l’avale à gros


morceaux. Repu, il ferme les yeux comme endormi,
immobile, ivre de nourriture, de férocité satisfaite, de
logique (VI, 335-336).
21 Cette « logique » de la férocité, variable dans ses
manifestations, est toujours identique dans son principe. Loi
de nature, elle ne saurait connaître de manquement ni de
renversement. Le comportement de ces animaux ne
provoque donc ni effroi, ni épouvante puisqu’il est prévisible,
et en conséquence ne procure aucun divertissement. Ces
animaux ne sont que pittoresques.
22 Par contre le mouton donne occasion d’un de ces
renversements symboliques et sémantiques qui obligent à
une réévaluation des rapports de l’homme et du monde. Le
mouton, rappelle Giono dans Ennemonde, est « cet animal
que la sagesse des nations a pris pour le parangon de la
douceur ». Mais aussitôt il corrige : « doux comme un
mouton ? Le mouton n’est pas doux, il est bête […] le bélier
est un animal agressif ; la brebis vient en droite ligne des
procès de bestialité du Moyen Âge. » Et d’ajouter : « C’est en
compagnie de cette bêtise, de cette agressivité et de cette
tentation malsaine que les hommes d’ici [les hommes du
Haut Pays, qui sont bergers] vivent tous les jours que Dieu
fait, dans la solitude la plus totale » (VI, 261).
23 En conséquence l’idée reçue que, puisque les êtres qui
s’assemblent se ressemblent, les bergers sont bienveillants
(« Quoi de plus doux, dira-t-on, que des hommes qui vivent
constamment avec cet animal […] parangon de la
douceur ? ») doit être révisée. Car, si, « pour le commun des
mortels, le berger est un homme qui rêve appuyé sur son
bâton », ce avec quoi Giono fait chorus : « Bien sûr qu’il rêve,
que voulez-vous qu’il fasse d’autre ? », cela ne veut pas dire
qu’il soit un doux rêveur.
Dieu nous préserve du rêve des bergers ! Gengis Khan était
un berger. L’œil du mouton est un orifice par lequel on peut
regarder subrepticement les ébats voluptueux de la bêtise.
Après ça, évidemment, on n’ira pas raser Samarcande et
dresser au bord de l’Oxus des pyramides de milliers de têtes
coupées, mais c’est qu’on est seul. L’envie ne manque pas,

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 9/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

c’est le nombre. Alors, on songe à ce qu’on peut faire dans


son petit domaine (VI, 261-262).
24 L’on voit ici, plus nettement qu’ailleurs, que, en définitive, à
l’occasion de ces caractérisations d’animaux, c’est de
l’homme qu’il s’agit. La rencontre avec les animaux sert de
révélateur aux personnages de Jean Giono : l’enfant de « La
lecture » comprend qu’au-delà du « paradis » où règne –
provisoirement – le père11, il y a l’enfer12, « le Drame
majuscule » de la vie et de la mort13 ; les bergers du Haut
Pays découvrent que l’on ne saurait se contenter d’une vie
toujours égale à elle-même ; sans doute est-ce aussi là la
raison, incomprise de Pauline, de sa docilité première devant
ce corbeau qui semble lui proposer autre chose que la simple
continuation de ses efforts, réitérés depuis plus de trois
mois, pour échapper au choléra. Ces animaux qui agissent à
l’inverse de ce que l’on croyait leur comportement obligé
forcent les personnages de Giono à renverser le regard
innocent qu’ils portaient sur le monde. Ils les déniaisent, et
les lecteurs aussi, leur révélant la noirceur de l’existence.
25 La deuxième catégorie d’animaux auxquels Giono assigne
une fonction romanesque exceptionnelle est composée
d’animaux appartenant à des espèces existantes mais qui
sont d’une taille gigantesque, dépassant les normes de leur
espèce, et, partant, qui paraissent effrayants, parce que dotés
d’une force à laquelle rien ne semble pouvoir s’opposer. Dans
Le poids du ciel une raie est aperçue du vapeur soviétique
Amoura qui fait route de nuit. Elle est phosphorescente et le
capitaine du bateau prend d’abord la lueur qui signale sa
présence dans la mer pour le reflet de la constellation du
dragon. Erreur qui signale par avance, avant que le poisson,
qui vient en surface, ne soit reconnu, son aspect fantastique.
L’animal qui flotte sur la mer est une merveille. C’est en effet
une raie des grands fonds. Elle a environ vingt mètres de
large d’un bout de la nageoire à l’autre bout. Du moins c’est
ce qu’on voit […] mais […] on ne voit pas où s’arrête sa
nageoire, où commence l’eau sur laquelle elle s’appuie,
qu’elle travaille à pleine force pour créer cette vitesse qui
l’emporte plus vite et plus aisément que [le navire]14, (RE
370-371),

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 10/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

26 La raie, reconnaissable et incertaine, est un objet de rêverie


et d’étonnement autant qu’une réalité naturelle parce que,
démesurée, elle remet en question les certitudes du réaliste
et matérialiste capitaine du bateau soviétique sur la capacité
de l’homme d’expliquer et d’exploiter rationnellement le
monde. Le capitaine, perdu dans la nuit entre mer et ciel —
alors que la raie semble également à son aise dans les deux
domaines : « Sa nage est comme le vol d’un monde de feu
perdu au fond du ciel » (RE 373) —, entre angoisse et
émerveillement, ces deux infinis de la perplexité, se surprend
à rêver d’une connaissance de l’univers globale et poétique.
La rencontre du monstre suscite en lui l’ambition
(monstrueuse) d’une humanité accordée au cosmos.
27 Les membres de l’équipage de L’indien dans Fragments d’un
paradis prêtent également aux monstres un pouvoir de
régénérescence de l’être. Ils ont quitté l’Europe aux vieux
parapets, ou plutôt celle des « petits jardins de banlieue,
choux et salades des retraités de l’Arsenal, succursale
Casino » (III, 952), décor dans lequel, dit le capitaine de
l’expédition, « il est incontestable que nous mourons
d’ennui, de détresse et de pauvreté. Je parle d’une pauvreté
d’âme, et d’une pauvreté de spectacle » (III, 900), pour aller
à la rencontre de monstres dont ils attendent que la vue
extraordinaire et effrayante soit un remède à « la
mesquinerie » et à « l’ennui mortel » de la vie ordinaire (III,
963). Cela ne va pas sans risque, évidemment, mais, dit le
capitaine, « le plus grand risque que nous puissions courir
c’est la mort, autrement dit nous ne courons aucun risque »
(III, 900). Ce qui doit se comprendre en deux sens. Le
premier, que la seule chose dont nous sommes assurés
depuis toujours est que nous devons mourir ; c’est couru
d’avance, comme on dit familièrement ; il n’y a donc là aucun
risque à courir. C’est de cette assurance que naît l’ennui de
l’existence. Le second est que qui périt d’ennui trouve dans le
fait d’affronter la mort une occasion de vivre intensément.
En conséquence l’équipage de L’indien fait route vers
« l’inconnu » (III, 900), comptant y trouver quelque

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 11/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

« somptueuse solution aux problèmes de pauvreté » (III,


963).
28 La qualité des rencontres faites par ces quêteurs d’imprévu
sera proportionnée à leur désir. Après qu’ils ont vu un
météore qui laisse derrière lui un sillage d’or et fait jaillir, en
tombant dans la mer, un rayon vert, et qu’un oiseau couleur
de feu s’est abattu sur le navire, apparaissent, « en bancs
compacts qui devaient avoir plusieurs mètres d’épaisseur »
(la profusion va de pair avec l’extraordinaire), des
animalcules dont la beauté émerveille les marins. Le premier
est découvert dans une baille d’eau de mer :
C’était un minuscule animal de figure angulaire d’environ un
centimètre d’épaisseur et long de trois ou quatre, ayant une
tache noire à l’une de ses extrémités ; il avait la couleur de
l’opale, mais brusquement il devenait pourpre, d’un pourpre
extraordinaire si intense qu’on ne pouvait pas imaginer avoir
déjà vu cette couleur quelque part […] Au moment où il allait
toucher […] la surface [de l’eau], il s’éteignait brusquement
dans une sorte de bleu si intense lui-même qu’il faisait tout
de suite comme une petite nuit particulière dans la baille…

29 Après quelques autres productions de couleurs étonnantes,


l’animal meurt. Mais les marins demeurent éblouis : « Aucun
[…] n’avait jamais vu nulle part des couleurs semblables à
celles qu’ils venaient de voir. L’un d’eux prétendit même que,
dans les intervalles de changement de couleur, il y avait eu
l’explosion de couleurs nouvelles qui n’avaient de nom dans
aucune langue » (III, 879). L’inconnu répond aux attentes,
propose d’« émerveillants » spectacles, offre un
divertissement qui remplit d’aise.
30 Le prodige suivant est une raie, sœur aînée de celle
rencontrée par le cargo Amoura, de taille « monstrueuse »,
« qui avait au moins cent cinquante mètres d’envergure »,
qui émet une « odeur sucrée et dégoûtante » et change sans
cesse de couleur, passant de l’or au rouge pourpre, puis au
bleu roi, au violet, « et enfin à cette couleur inconnue, dont
les yeux ne pouvaient se rassasier, et qui remplissait les
cœurs d’une splendeur de tristesse inouïe » (III, 884). Cette
fois-ci le divertissement est plus ambigu. C’est là « un
spectacle horrible et splendide » (III, 883) et la tristesse qu’il
https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 12/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

suscite vient peut-être du sentiment d’être devant une


créature qui, tant par le gigantisme de sa taille que par la
magnificence de ses couleurs, dépasse ce que l’imagination
humaine peut concevoir, et épuise donc la faculté de
comprendre, alors que les navigateurs espèrent parvenir
dans un monde « dans lequel le monstre n’est pas une
exception, mais une chose normale » (III, 911), donc
intégrable à l’expérience de la vie.
31 Devant ce spectacle les navigateurs sont comme les
cholériques, si l’on en croit le médecin qui expliquait à
Angelo et à Pauline que ceux-ci sont fascinés par le spectacle
de leur maladie qui est comparable à une éruption
volcanique. « Une nouvelle lumière venue du cratère », dont
le malade « ne peut plus détacher les regards » (IV, 617-618),
impose « une […] évidente démonstration de notre nullité »
(IV, 621), dit-il. Aussi les cholériques choisissent-ils en
connaissance de cause d’aller jusqu’au bout de la découverte
des splendeurs de la mort qui, étant tout le contraire de la
vie, est aussi tout le contraire de l’ennui que celle-ci sécrète.
Ils s’enorgueillissent de pouvoir échapper à celui-ci. Les
explorateurs de L’indien trouvent des satisfactions aussi
grandes à contempler le spectacle extraordinaire de la raie
géante et du calmar colossal trouvé plus tard à Tristan da
Cunha, spectacle qui est aussi vision de l’au-delà (de l’au-
delà du connu et de l’imaginable) et expérience de la
proximité de la mort, car la raie, d’un simple mouvement
d’une nageoire, et le calmar, en abattant un de ses tentacules,
peuvent à tout instant détruire L’indien. Si les cholériques
sont des Empédocle qui se jettent dans un volcan
métaphorique, le capitaine de L’indien est un capitaine
Achab qui ne cherche pas à harponner Moby Dick : le calmar
est blanc comme la baleine de Melville et le capitaine
rappelle à son second, Larreguy, qu’il a refusé d’embarquer
le canon-harpon qu’on lui proposait (III, 974). Ce qui
l’intéresse est d’autre nature : « Je veux avoir le temps de
régler ma marche, telle que je la désire, au milieu des
mystères » (III, 894), déclare-t-il.

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 13/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

32 À chaque nouvel animal prodigieux rencontré les marques de


l’extraordinaire sont plus accusées et les bénéfices de la
rencontre plus grands. Les lueurs colorées émises par le
calmar ont « la brusquerie et la violence de la foudre, et on
les voyait projeter leur lueur sur plusieurs kilomètres
carrés » (III, 955) ; la puanteur (III, 974) qui accompagne
l’apparition du monstre n’est pas celle d’une fleur, le
narcisse, comme dans le cas de la raie, qui puait aussi, mais
du printemps et elle « couvr[e] la mer sur une considérable
étendue » (III, 976 et 979) ; la taille du calmar dépasse de
loin celle de ses prédécesseurs : ses tentacules sont épais
« comme des barils de salaison » et longs de plus de cent
mètres (III, 974). Des milliers d’oiseaux de mer,
mystérieusement avertis de la venue en surface du monstre
des profondeurs, se précipitent dans la liqueur séminale qu’il
émet sans discontinuer et y périssent. Cette « glu luisante
qui recouvrait tout le ventre du calmar » (III, 978) est
l’équivalent des laves de l’éruption volcanique qui fascine les
cholériques. Cependant les voyageurs du bout du monde,
quêteurs de remèdes à la pauvreté de la vie, n’ont pas de
pulsion de mort. La progressivité dans la monstruosité des
animaux rencontrés les a accoutumés à l’extraordinaire : ils
sont donc sereins, débarrassés de toute inquiétude et
impatience, de toute tentation de violence. La proximité des
monstres permet à chacun de reconnaître son humanité par
opposition à leur monstruosité et de trouver son équilibre en
exerçant de façon désintéressée cette curiosité de l’autre qui
est le propre de l’homme mais que l’avarice, l’envie, le dédain
ou l’ennui font généralement tourner à mal quand l’autre est
son semblable. Henri Godard résume lumineusement le rôle
bénéfique que jouent ces animaux qui seraient dans tout
autre récit cauchemardesques : « Les monstres apportent à
l’âme une satisfaction irremplaçable […] parce qu’ils la
mettent en présence d’un monde totalement étranger à
l’homme, qui l’entoure et trace autour de lui les limites de
son humanité que, dans les pays depuis longtemps habités et
civilisés, il perd de vue » (III, 1535). Parce qu’il est terrifiant
et splendide le monstre libère de l’ennui ; parce qu’il propose

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 14/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

une image immédiate et horrible de la mort, il dissipe la


séduction de celle-ci ; parce qu’il est caché au fond des
abysses, il oblige celui qui veut le contempler à le chercher, à
partir, à choisir une direction, à « faire de la route ».
La nudité de la mer peut succéder pendant des jours à la
nudité de la mer, on va vers quelque chose et on fait l’action
la plus importante de l’homme, même sans but ni raison, on
fait de la route.
Rien ne peut faire trébucher le cœur, quand on fait de la
route.
[…] on fait ce pourquoi il nous a été donné de naître, on
gouverne vers quelque chose, et même si on ne gouverne
vers rien on gouverne ! (III, 1014).

33 On gouverne, et on se gouverne. Et ce faisant on conquiert,


maintient et assume sa liberté. Peut-être ici la philosophie de
M. Sartre servirait-elle à quelque chose…
34 À Tristan da Cunha, de fait, on ne gouverne plus, le bateau a
jeté l’ancre, mais « tous les hommes du navire s’empressent
de se découvrir une âme » (III, 1013). Ce n’est pas le moindre
des services que le monstre rend aux hommes, ou à tout le
moins aux héros gioniens, que de leur fournir l’occasion
d’entrer en métaphysique.
35 Fragments d’un paradis comme tant d’autres textes gioniens
a une dimension métaphorique. Les monstres que les
membres de l’équipage de L’indien vont affronter dans les
mers lointaines ne sont que ceux qui les hantent. Le discours
du capitaine à ses officiers le laisse entendre quand il évoque
le temps où on cherchait (et trouvait) les monstres au fond
d’une bouteille de Pernod (III, 964) – or dans les
illuminations de l’ivresse on ne peut trouver que ce qu’on y
met de son propre fonds – et celui où « les hommes moins
civilisés que nous [… s’étaient] constitué des sortes de garde-
manger de monstres » (III, 963). Au fond ces rois des mers
que sont les navigateurs de L’indien sont des proches de
Langlois, roi sans divertissement (là où celui-ci habite il y a
aussi de « petits jardins » (III, 452) et des retraités – à vrai
dire dans ce village montagnard tout le monde est retraité
une partie de l’année, quand la neige recouvre toutes

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 15/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

choses), mais, au lieu de ruminer avec morosité leur


insatisfaction de ce que l’action ne puisse être la sœur de
leurs rêves inhumains, ils transfigurent ceux-ci en monstres
surhumains et invincibles, qu’ils peuvent dès lors considérer
sans panique, parce que sortis d’eux-mêmes (au double sens
de venus d’eux et de détachés d’eux) et changés en occasion
de divertissement grandiose. L’exotisme les sauve, les libère.
36 Comment ne pas penser alors à L’homme et la mer de
Baudelaire, qui lui aussi fit voile jusqu’aux antipodes ?
Homme libre […]
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
[…]
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes15

37 et ne pas penser également que la tentation de la mort


éprouvée par Pauline n’allait pas sans quelque incitation
baudelairienne, telle celle exprimée dans Le voyage :
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons16 !

38 Cette perspective métaphorique et ces références littéraires


irréalisent le bestiaire de Giono dont on comprend, si besoin
en était encore, qu’aussi précisément localisé qu’il soit,
parages d’Omergues ou atterrages de Tristan da Cunha, il est
pour l’essentiel imaginaire et, le plus souvent, si ce n’est
toujours, suscité par le mal d’être au monde des
personnages, l’inquiétude ou l’épouvante qui en résultent,
sentiments qui sont donc antérieurs à la confrontation des
personnages avec des animaux au comportement étrange ou
de nature monstrueuse et non pas causés par leur rencontre.
39 On ne sera donc pas étonné de découvrir dans l’œuvre de
Giono des monstres dont quelques indices laissent supposer
la présence mais qui n’existent que dans la mesure où on leur
prête attention.
40 C’est le cas dans Ennemonde et autres caractères II de
l’« animal invisible » (III, 328) dont la présence est supposée
à partir de l’écoute de quelque chose qui « clapote », bruit
qui s’enfle en proportion de l’inquiétude ressentie par celui
qui s’aventure dans le paysage sans repères de la Camargue,
que la végétation ne permet pas de voir dans son extension,
https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 16/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

et où terre et eau se mêlent dans une indistinction qui fait


qu’on n’est jamais assuré de ne pas perdre pied. On croit
entendre s’approcher un animal, dont, ne le voyant pas, on
ne peut que supputer la nature : « renard ? blaireau ?
sanglier ? Aucun ne satisfait. Cheval ? bœuf ? Minotaure ? Le
bruit est à la fois pesant et léger : est-ce le lion ailé des
murailles assyriennes ? » (III, 328). On voit comment
l’imagination s’affole.
Le bruit de cette approche emplit toute l’étendue. Cette bête
est tellement énorme et innommable que le jour en est
malade, que le calendrier se recroqueville sur lui-même. Il
n’y a plus d’espace : on a l’impression de regarder un paysage
intérieur ; plus de temps : on est immobile et aux aguets
depuis l’éternité. La bête rôde ; elle est là-bas, elle est ici, elle
est là-bas. Elle est dans mon cœur, elle est dans le noir des
marais (VI, 328).

41 Arrivé à ce point, il est évident que les marais eux-mêmes,


comme ceux de Paludes de Gide, sont emblématiques.
42 Sans doute l’animal dont Larreguy parle au capitaine de
L’indien et que, Cuvier autodidacte, il « inventa à partir
[d’une] empreinte de pied de bœuf » (III, 904) « dans une
petite conque brumeuse de Picardie » (III, 905) est-il de
même nature que l’animal invisible de Camargue, une
transposition symbolique des désirs et des terreurs intimes
de celui qui en parle. Il n’est pas étonnant qu’il n’ait pu
« l’imaginer en entier », car l’acceptation de ce qu’on porte
en soi d’insatisfaction ou d’obsession ne va pas de soi.
Comme dit une expression courante : il est difficile de se le
figurer.
43 Tous les personnages gioniens sont engagés dans une
entreprise socratique de connaissance d’eux-mêmes et il
n’est pas, au fond, de différence entre la situation de l’aîné
des Bernard confiné dans sa maison par des « mouches
blondes » (VI, 176) – appellation qui laisse à nouveau
supposer qu’après tout M. Sartre n’est pas si inutile que le
prétend Giono – et qui en sortira changé, et celle de
l’équipage de L’indien confiné sur son bateau par libre
décision, ni entre les bergers regardant dans l’œil des
moutons et y trouvant le modèle de réalisation de leurs
https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 17/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

désirs et Pauline écoutant la « voix » (VI, 484) du corbeau


qui est en fait une voix intérieure. Mais le coup de pistolet de
Pauline qui met fin au discours de persuasion, comme le fait
que Larreguy n’a pu – ou n’a pas souhaité ? Puisqu’il
l’« imaginait » (III, 905), on ne conçoit pas quelle raison
extérieure il y aurait à cette incomplétude : voir en entier
l’animal fabuleux sorti de sa rêverie de promeneur solitaire,
montre que cette entreprise n’est pas achevable (ni même
son récit : la vision de Larreguy limitée a des « morceaux »
n’est-elle pas la mise en abyme prémonitoire d’un texte qui
ne sera que « fragments » ?). Sinon on se trouverait dans la
situation de Narcisse qui mourut, conformément à la
prédiction de Tirésias, de la trop complète connaissance qu’il
avait acquise de lui-même. Ces animaux sont des miroirs,
comme l’a été la surface d’une eau tranquille pour Narcisse,
lui révélant la beauté extrême (monstrueuse, par là) de son
visage qu’autrement il n’eût pu connaître ; on comprend en
conséquence pourquoi ils peuvent être tout à fait paisibles et
pourquoi leur comportement révélateur est souvent l’inverse
de ce qu’on en sait habituellement. Ces animaux, par un
comportement inattendu pour les frustes habitants du Haut
Pays, par une apparence prévue par le sagace capitaine de
L’indien, révèlent à chacun sa face cachée. Le malheur de
Langlois a été de ne rencontrer qu’un loup, solitaire comme
lui, et donc trop semblable à lui-même, et son tort de ne
pouvoir ou savoir détourner son regard de cet autre lui-
même découvert, Monsieur V., en conséquence de quoi il
finit, comme Narcisse, métamorphosé en fleur – de feu et de
sang dans son cas, accordée à son tempérament orgueilleux
et à son désir de répandre le sang.
44 Il est d’autres animaux pleinement imaginaires, quoique
constitués d’éléments existants.
45 Ainsi celui dont Giono dit dans Noé que l’idée lui en était
venue alors qu’il se faisait cirer les chaussures à Marseille
par un petit bossu à la dextérité étonnante :
Je pensais à un mollusque de dimension ordinaire […] mais
chaud. Pas chaud comme les huîtres dans la soupe ou les
moules dans le pilaf, mais à sang chaud. Une huître à sang
chaud, par conséquent qui serait capable de vous lécher
https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 18/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

comme un chien ou de vous embrasser comme deux lèvres


(III, 681).
46 Ce mollusque est un animal symbolique, qui résulte de la
concomitance de l’odeur de coquillages de l’éventaire d’une
écaillère qui flottait rue de Rome et de la réflexion de Giono
sur l’avarice et l’ambition sans mesure, et sur les actions et
les situations qui en résultent. Or l’avarice est le fait,
souvent, de gens de statut social modeste tels ceux dont il est
question dans Noé, un paysan d’abord propriétaire de terres
médiocres, un saute-ruisseau de notaire d’une petite
bourgade, mais qui deviennent, le premier, le « Charlemagne
de la haute vallée de l’Ouvèze », le second, le « Saint-Jérôme
de Buis-les-Baronnies », et qui aimeraient, chacun, détruire
le pouvoir de l’autre (III, 691). Car, écrit Giono, « pour une
force irrésistible et universelle, les dieux, me semblait-il,
devaient se servir de l’ordinaire » (III, 691). Et donc,
pourquoi l’écrivain ne ferait-il pas de même pour les
créatures extraordinaires qu’il invente ?
J’avais incontestablement là une démesure qui portait la
marque olympienne : elle était entièrement installée dans
l’ordinaire, le portatif et le quotidien ; elle surprenait par son
degré de monstruosité ; rien de plus monstrueux que des
langues sans chien. Des baisers sans arrière-pays. Elle
séduisait comme un serpent tentateur. À quoi sert un
Paradis terrestre si l’on n’a pas la tentation de le perdre ?
Cette fois on avait les moyens de le perdre soi-même et non
plus par personne interposée, mais d’avoir l’initiative de la
perte (III, 681).

47 On ne saurait être plus clair sur ce que signifient tous ces


animaux (familiers mais d’allure ou de comportement
inquiétant, gigantesques ou chimères) qui paraissent dans
les textes de Giono. Ils emblématisent la tentation de la
perte, de la destruction de soi, du basculement dans
l’inhumain qui, pour Giono, est inhérente à l’être humain. La
grandeur de l’homme est de pouvoir décider s’il résistera ou
cèdera à cette tentation, ou plutôt, faudrait-il dire, s’il
décidera de favoriser ou de restreindre la dimension du
monstrueux en lui, de la monstrueuse tentation, étant donné

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 19/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

que l’une ou l’autre décision, si prise lucidement, fonde sa


liberté, par-delà le bien et le mal.
48 Une autre chimère complète cette leçon. Celle qu’un nègre,
dans Pour saluer Melville, à la fin d’un voyage en bateau qui
ramène chez eux des voyageurs, met sous les yeux d’un
personnage qui a tendance à jouer au docte.
Il lui a apporté une de ces saletés qu’on tire de la mer tant
qu’on veut, pour peu qu’on s’y intéresse, une de ces choses
qui sont à la fois les plus belles et les plus sales du monde.
Imaginez un truc mou, mouillé, transparent, sans forme,
avec, au milieu de cette absence de forme, deux yeux, deux
très beaux yeux parfaitement humains avec des paupières, de
longs cils souples, un bel iris couleur d’or, un beau blanc
d’œil un peu bleuté comme celui des aristocrates, des yeux
comme en a parfois un père […] Eh bien, le nègre lui a collé
ça en plein sur les genoux […] L’autre regarda ces beaux yeux
– qui étaient alors, tenez, comme des yeux de poète, mais de
poète géant (c’était remonté de qui sait combien de pieds de
profondeur) – il regarda, je vous dis, ces très beaux yeux
dans de la gélatine de veau et, après ça, il la boucla pour tout
le reste du temps. Les mystères sont les mystères (III, 59-
60).

49 Tous les éléments de la description ainsi que les


commentaires et appréciations qui l’accompagnent
mériteraient d’être glosés. Notons seulement que cet être,
qui fait partie de ces « richesses intimes » de la mer
qu’évoque Baudelaire dans L’homme et la mer17, déposé sur
les genoux de celui qui pérorait, paraît étranger à l’homme,
par « absence de forme », et très proche de lui, par ses yeux
« parfaitement humains », de sorte que leur relation est
celle, quintessenciée, ramenée à l’échange du/des regard/s,
de Narcisse et de son reflet.
50 Les implications de cette situation sont infinies. Je est un
autre et l’autre est un monstre. Et qui des deux tient l’autre
sous son regard et se tient le mieux sous le regard de l’autre ?
L’être sans forme, le monstre, bénéficie apparemment de
quelque avantage.
51 Ainsi le bestiaire sorti de l’imagination fantaisiste de Giono
ne cesse de faire réfléchir sur la condition humaine et le plus

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 20/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

extravagant des animaux que l’écrivain met en scène n’est


pas le moindre dispensateur de sapience.

Notes
1. Nous ne nous intéressons donc pas au Bestiaire (Jean Giono, Journal,
poèmes, essais, Paris, NRF, La Pléiade, 1995) dont les animaux, vrais ou
inventés, sont pour Giono prétextes à critiquer les engouements de ses
contemporains.
2. Roger Caillois, Au cœur du fantastique, Paris, Gallimard, 1965, p. 161.
3. J. Giono, « La lecture », Les Héraclide, Entremont-le-vieux, Quatuor,
1995.
4. J. Giono, « La lecture », op. cit., p. 30.
5. Les indications en chiffres romains renvoient aux tomes des Œuvres
Romanesques Complètes dans l’édition de La Pléiade, celles en chiffres
arabes à la page du tome cité.
6. J. Giono, « La lecture », op. cit., p. 33.
7. Id.
8. J. Giono, « Virgile », Les pages immortelles de Virgile, choisies et
expliquées par Giono, Paris, Buchet-Castel / Corrêa, 1960.
9. Id., p. 34.
10. Giono prend la précaution de dire qu’il s’agit d’abeilles sauvages. Les
colombes de la maison familiale étaient qualifiées de même. « Sauvage »,
pour des colombes et des abeilles, ne veut pas dire « féroce » mais « qui
vivent en liberté ». Les abeilles domestiques, selon Giono, abandonnent
volontiers leurs ruches, pour devenir « sauvages » dans ce sens-là.
Comme saint Jean dans Que ma joie demeure ou le Déserteur dans le
roman éponyme, elles partent pour le désert.
11. J. Giono, « La lecture », op. cit., p. 30.
12. Ibid., p. 33.
13. Ibid., p. 34.
14. J. Giono, Récits et Essais, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade,
1988 (abrégé en RE dans les références données entre parenthèses dans
le texte).
15. Ch. Baudelaire, « L’homme et la mer », Les Fleurs du mal.
16. Ibid., « Le voyage ».
17. Ch. Baudelaire, « L’homme et la mer », Les Fleurs du mal.

Auteur

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 21/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

Jean Arrouye
Université de Provence
Du même auteur

L’étrangeté dans Emily L. in


Marguerite Duras, Presses
universitaires de Rennes, 2013
Errance et désillusion dans Les
Grands Chemins de Jean Giono
in Errance et marginalité dans
la littérature, Presses
universitaires de Rennes, 2007
L’insolite selon André Dhôtel in
Écritures insolites, Presses
universitaires de Rennes, 2008
Tous les textes
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés)
sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Référence électronique du chapitre


ARROUYE, Jean. Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono
In : Bestiaires : Mélanges en l'honneur d'Arlette Bouloumié – Cahier
XXXVI [en ligne]. Angers : Presses universitaires de Rennes, 2014
(généré le 20 octobre 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pur/28415>. ISBN : 9782753547841.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.28415.

Référence électronique du livre


LE NAN, Frédérique (dir.) ; TRIVISANI-MOREAU, Isabelle (dir.).
Bestiaires : Mélanges en l'honneur d'Arlette Bouloumié – Cahier
XXXVI. Nouvelle édition [en ligne]. Angers : Presses universitaires de
Rennes, 2014 (généré le 20 octobre 2023). Disponible sur Internet :

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 22/23
20/10/2023 10:54 Bestiaires - Le bestiaire fantastique et humaniste de Jean Giono - Presses universitaires de Rennes

<http://books.openedition.org/pur/15235>. ISBN : 9782753547841.


DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.15235.
Compatible avec Zotero

https://books.openedition.org/pur/28415?lang=fr 23/23

Vous aimerez peut-être aussi