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LU
' NIVERS DIABOLIQUE
Suscitant tour à tour la passion et l'effroi,
le Diable, depuis des siècles, s'applique à
exciter notre imagination. Personnage histo-
rique et légendaire, héros de roman, de
théâtre et de cinéma, il se montrait jadis aux
anachorètes, aux magiciens et aux illuminés.
Aujourd'hui, l'Église met en doute la réalité
de ses pouvoirs. Il a donc beau jeu de faire
croire qu'il n'existe pas... Qu'il n'a même
jamais existé. Et le vent de scepticisme qui
balaie le monde semble assurément lui donner
raison.
A-t-il disparu pour autant? En aucune
manière, car son action s'est diluée dans la
vie quotidienne. Les conflits armés, les géno-
cides, l'idolâtrie des vedettes et des criminels,
portent l'empreinte de sa griffe. De toute évi-
dence, il demeure le Prince de ce Monde.
Certes, les loups-garous ont déserté nos
campagnes et l'on ne croit plus guère aux
amours sataniques, mais les vampires en-
vahissent nos écrans, les exorcismes continuent
et l'on célèbre toujours messes noires et
orgies sacrilèges.
L'Univers diabolique est rempli d'imprévus,
de bizarreries et d'étrangetés. En véritable
spécialiste, Roland Villeneuve nous en révèle
les contours, qui s'étendent de l'obsession
au sabbat, en passant par les marques, les
pactes et les sortilèges. Pour beaucoup,
L'Univers diabolique, ouvrage clair et de
lecture facile, apparaîtra comme une révélation.
N'hésitons pas à le dire : une révélation
fantastique.
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LES CHEMINS DE L'IMPOSSIBLE


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L'UNIVERS DIABOLIQUE
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DU MÊME AUTEUR

GILLES DE RAYS, UNE GRANDE FIGURE DIABOLIQUE (Denoël).


LE DIABLE DANS L'ART (Denoël).
HÉLIOGABALE LE CÉSAR FOU (Pierre Amiot).
LE POISON ET LES EMPOISONNEURS CÉLÈBRES (La Palatine).
SATAN PARMI NOUS (La Palatine).
LOUPS-GAROUS ET VAMPIRES (La Palatine).
L'ENVOÛTEMENT (La Palatine).
LE DIABLE, ÉROTOLOGIE DE SATAN (Jean-Jacques Pauvert).
HISTOIRE DU CANNIBALISME (Livre Club du Libraire).
LE MUSÉE DES SUPPLICES (Editions Azur).
FÉTICHISME ET AMOUR (Editions Azur).
LE MUSÉE DE LA BESTIALITÉ (Editions Azur).

Ouvrages collectifs
BIBLIOGRAPHIE DÉMONIAQUE (Satan, « Revue des Etudes carmé-
litaines »).
DICTIONNAIRE DE SEXOLOGIE (Jean-Jacques Pauvert).
HISTOIRE DE LA MAGIE EN FRANCE (Réimpression au Livre Club
du Libraire).
Livres de poche
DICTIONNAIRE DU DIABLE ET DE LA DÉMONOLOGIE (en collabora-
tion avec J. TONDRIAU. Marabout-Université).
POISONS ET EMPOISONNEURS CÉLÈBRES (« J'ai lu » .
LOUPS-GAROUS ET VAMPIRES (« J'ai lu » .
Traductions
IL REGNO DEL DIAVOLO (Vallecchi).
VENENOS Y ENVENENADORES (Editorial Bruguera).
GRAUSAMKEIT UND SEXUALITAT (Franz-Decker Verlag).
DAS TABU IN DER EROTIK (Verlag Kurt Desch).
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ROLAND VILLENEUVE

L'UNIVERS
DIABOLIQUE

ÉDITIONS ALBIN MICHEL


22, RUEHUYGHENS
PARIS
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© Editions Albin Michel, 1972.


22, rue Huyghens, Paris 14
Printed in France
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GENÈSE DE L'ANGOISSE DIABOLIQUE

« Là où règne la paix, la guerre, la peste ou le désespoir


ont passé, terribles, à une époque quelconque de l'histoire des
hommes. Le blé qui pousse a le pied dans la chair humaine
dont la poussière a engraissé nos sillons. Tout est ruine, sang
et débris sous nos pas, et le monde fantastique qui enflamme
ou stupéfie la cervelle du paysan est une histoire inédite des
temps passés. Quand on veut remonter à la cause première
des formes de sa fiction, on la trouve dans quelque récit tron-
qué et défiguré, où rarement on peut découvrir un fait avéré
et consacré par l'histoire officielle. » L'origine de la sorcellerie
tient dans ces lignes de George Sand, qui accompagnent et
éclairent les étranges compositions que son fils réalisa pour les
Légendes rustiques.
L'angoisse diabolique dont on parle beaucoup à propos de
la misère physiologique et morale des âges révolus n'est pas,
tant s'en faut, une découverte contemporaine. Michelet dans
La Sorcière (1862) stigmatise ainsi l'exploitation des inquié-
tudes et des névroses à des fins religieuses :
« — D'où date la sorcière ? Je dis sans hésiter : " Des
temps du désespoir. "
« — Du désespoir profond que fit le monde de l'Eglise. Je
dis sans hésiter : " La sorcière est son crime. " »
Cette opinion, notamment développée par Jean Palou, est
valable pour qui considère les misères nées de la Grande Peste
ou de la guerre de Trente Ans. Mais elle perd beaucoup de
son importance au regard des épidémies de sorcellerie anglaise
et suédoise au XVII siècle.
L'image que Michelet nous a laissée est poussée au noir,
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inexacte, en ce sens qu'il rejette l'ensemble des responsabilités


sur le clergé catholique. Il est incontestable que l'Eglise se
servit de la peur pour instaurer son règne et sa puissance. Elle
n'a cependant pas inventé le Diable, qui appartient à tous les
systèmes philosophiques puisqu'il symbolise nos anxiétés, nos
répulsions et nos désirs morbides. Chez les primitifs, les sor-
ciers utilisent encore à leur avantage la phobie de la nuit,
des trépassés et des endroits tabous. Le dieu Pan — le man-
geur, le dévorateur (comme Çiva, Dionysos, Tlaloc et Baal), que
Rosette Dubal assimile à Satan, dans sa remarquable Psycha-
nalyse du Diable (pp. 26-27), est « le symbole de la libido, de
l'élan vital, de toutes les forces de la nature débordante de la
vie en face de laquelle l'homme-enfant se sent écrasé, bien
qu'il ait cherché par la magie et la science à dompter ces
énergies qui représentaient si bien ses instincts refoulés. Aussi
l'angoisse éclate-t-elle dès que cette animalité que nous pen-
sions avoir ensevelie réapparaît et s'impose dans tout ce qu'elle
a d'étrangement inquiétant... »
Quelle religion n'a point ses démons et ses génies acharnés
à nous nuire, en magnifiant, a contrario, la bonté ou la gran-
deur des divinités tutélaires ? Impuissant à concevoir l'athéisme
à l'état originel, mais capable d'imaginer un principe négateur
et une idée de Dieu, l'esprit humain ne peut se passer d'un
système dualiste. De là un vortex de superstitions, de pratiques
animistes, qui remontent à la nuit des temps et contraignent
la créature à se plier à des rituels et à des gestes de toutes
pièces inventés pour sa délectation morose. Nu, menacé par
la nature sauvage, incertain du lendemain, n'ayant pour se
défendre que les facultés de son entendement, l'homme cher-
cha à ruser avec les forces qui l'entouraient. La disparition
du soleil à l'horizon ; celle, beaucoup plus sensible, des mem-
bres de la tribu ; les éclipses, les orages, le déchaînement des
fléaux, effarouchaient son intelligence naissante. Le silence de
la nuit, troué par les cris des bêtes fauves et les plaintes des
femmes en gésine, augmentait sa permanente inquiétude.
Dans ces conditions, il voulut conjurer les esprits peuplant son
univers et s'efforça de détourner leur courroux. Ce courroux
que Marie Bonaparte appelle le « sadisme anthropomorphisé
de la nature ».
Ainsi naquirent les sacrifices humains, et le cannibalisme,
leur complément nécessaire. Jeté dans les sillons, le sang des
victimes féconda la terre nourricière. Son effusion fut tenue
pour indispensable à la bonne marche du cosmos... Qu'on ne
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vienne pas nous parler de la loi morale ou de conscience. Le


seul « impératif catégorique » était alors de subsister.
La découverte de techniques nouvelles, l'accoutumance de
l'animal supérieur à son milieu apportèrent un adoucissement
aux coutumes et aux mœurs. Les sacrifices humains perdirent
en nombre et en intensité, mais la croyance aux esprits ne
disparut pas. L'émotive Egypte eut d'innombrables dieux, et
créa en Seth le prototype de Satan. A ce démon unique la
Chaldée préféra des légions de spectres, de vampires et de
lémures, prêtes à répandre les fièvres et les maladies. Renan
a prouvé combien la fausse science chaldéenne, son recours
à l'astrologie judiciaire, à la conjuration et à l'exorcisme,
devaient influencer la démarche de notre intellect.
Les forces auxquelles son imagination avait conféré des
aspects terrifiants, l'homme s'efforça de les dompter. La magie
noire (goétie) naquit d'un ensemble de conjonctures, d'expé-
riences et de hasards. L'envoûtement en résulta. Les manifes-
tations graphiques témoignent combien on le tenait en honneur
chez nos ancêtres des cavernes. Si on peint sur un mur « une
image à la ressemblance d'un homme, il est certain que tous
les coups portés à cette image seront reçus par son modèle.
L'esprit du modèle passe dans cette figure peinte... L'homme
désigné subira donc ce qu'il vous agréera de lui infliger parce
que votre esprit a fixé à ce mur l'esprit de cet homme » (Para-
celse, Ente Spiritum, chap. IX).
Le succès de l'envoûtement réside dans l'admissibilité du
principe que certains êtres peuvent imposer leur volonté à
d'autres en vertu d'un pacte ou d'un fluide magique. Celui qui
est capable (ou se prétend capable) d'entrer en rapport avec
un monde ignoré, un reflet, un astral, peuplé d'élémentals
cruels et maléfiques, se place au-dessus des coutumes et des
lois. Il est magicien en les évoquant ; sorcier quand il les utilise
àassauts.
des fins perverses ; prêtre, enfin, lorsqu'il repousse leurs
Nées de la peur, autant que du besoin de reconnaître une
cause suprême, les religions n'abandonnèrent jamais les dé-
mons auxquels elles devaient tant. Certaines accordèrent à
Satan, à l'adversaire, au négateur, une place égale à celle de la
divinité. Le doute plana quant à l'issue de la guerre immor-
telle que se livrent, indépendants l'un de l'autre, les deux
principes du Bien et du Mal. Qui à la fin l'emportera ? C'est
un insoluble problème que seul le christianisme trancha super-
bement. Il repoussa le Diable et ses séides dans des abîmes
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infernaux, pour eux préparés de toute éternité. Mais, illogique


avec lui-même, il maintint un dualisme bâtard. En vérité, aucune
différence ne sépare l'attitude du sorcier qui effraie son peuple
de celle de saint Thomas d'Aquin quand il écrit : « Certains
ont dit que le maléfice n'est rien et que cette croyance provient
du manque de foi parce qu'ils voulaient que les démons ne
soient que des imaginations humaines. Mais la foi catholique
veut que les démons soient réels et puissent nuire par leurs
opérations et empêcher l'œuvre de chair. »
On ne saurait mieux imposer le dogme. L'élément diaboli-
que s'introduit dans la mythologie chrétienne, et en devient
un rouage essentiel. Sans Dieu, point de Diable — et récipro-
quement. L'un explique l'autre, et tous deux se complètent.
Projections de l'inconscient, les esprits malfaisants se transfor-
ment en autant de créatures vivantes, chargées de nuire aux
hommes et de les tenter. Après le judaïsme, l'angélogonie
mésopotamienne vient donc imprégner la doctrine chrétienne.
Déjà le mazdéisme admettait la personnification des daêvas.
Dans le manichéisme, qui en dérive, l'archidémon est l'anti-
Dieu, le Prince des ténèbres, qui revêt cinq formes distinctes,
vit dans cinq cavernes, avec les cinq esprits, les cinq corps et
les cinq goûts.
Au retour de la captivité babylonienne : fait significatif,
l'adjectif satan, qui en hébreu signifie l'opposant, l'adversaire,
devient nom propre. Et par trois fois l'Ancien Testament le
mentionne :
— I Chroniques, 21 : « Satan se leva contre Israël, et il
excita David à faire le dénombrement d'Israël » ;
— Job, I, 6, 7 : « Or les fils de Dieu vinrent un jour se pré-
senter devant l'Eternel, et Satan vint aussi au milieu d'eux.
L'Eternel dit à Satan : D'où viens-tu ? Et Satan répondit à
l'Eternel : De parcourir la terre et de m'y promener » ;
— Zacharie, III, 1 : « Il me fit voir Josué, le souverain
sacrificateur, debout devant l'ange de l'Eternel, et Satan qui se
tenait à sa droite pour l'accuser. »
Adversaire, Satan se mue en tentateur du jour où Yahvé
ayant renoncé à défier Abraham, à jeter des plaies sur l'Egypte,
à exterminer les idolâtres, le laisse se « promener sur la
terre ». Il devient l'instrument des vengeances et l'exécuteur
des hautes oeuvres divines. Il existe d'ailleurs entre Dieu et lui
une sorte d'alliance, de pacte tacite, qui échappe à notre enten-
dement.
Qui est Satan ?
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Un démon incarnant le Mal, comme Seth et Ahriman par


rapport à Osiris et Ormuz ?
Une entité émanant de Dieu ? — Ou capable de revêtir tous
les attributs d'un anti-Dieu, lui aussi unique et personnalisé ?
Un Dieu noir, dont la Trinité comporterait le vieux serpent
de l'Apocalypse, un esprit venu des ondes, et un autre de la
terre ? « Le Mal est quelqu'un », se plaisait à dire Bernanos.
Beaucoup de gens ont vu, ou cru voir le Diable. Faut-il
absolument partager leur croyance ?
Pour Lactance, Satan serait le frère cadet du Christ. Il
l'aurait jalousé jusqu'à souhaiter sa mort : « Dieu, avant de
créer le monde, produisit un esprit à lui-même semblable, tout
rempli des vertus du Père. Ensuite, il en fit un autre, dans
lequel l'empreinte de la divine origine s'effaça, parce qu'il fut
souillé par le venin de la jalousie, ce qui le fit passer du Bien
au Mal... Il fut jaloux de son frère aîné, lequel, toujours uni
au Père, s'était assuré son affection. Cet être qui de bon devint
méchant est appelé le Diable par les Grecs » (Divinae Insti-
tutiones, II, 9).
Les allusions à ces haines fraternelles abondent dans les
textes anciens : Caïn fracasse le crâne d'Abel, Absalon se
débarrasse d'Amnon, et Romulus transperce Rémus de son
glaive.
A l'inverse de Lactance, les Bogomiles faisaient de Satanaël
le frère aîné du Christ. Les Marcionites, les Manichéens, fon-
daient leur doctrine sur la coexistence des deux principes. Qui
a tort ? Qui a raison ? Pour autant que l'on puisse en la matière
parler de raison ou de vérité ? On s'est battu, étripé, massacré
autour de ces hypothèses fortuites. S'il demeure difficile d'émet-
tre une opinion valable, du moins peut-on constater que
l'existence d'un Satan —ou de démons —fortifie les religions.
Elle apparaît indispensable à leur pérennité et à leur expansion.
L'homme, placé entre deux principes opposés, s'est abandonné
à la spéculation métaphysique. Il l'a fait proprio motu...

La chute des mauvais anges


On trouverait le parallèle de la chute des anges rebelles
dans les combats menés par Ré et Indra contre le dragon
Rerek et les Asuras. Plus près de nous, dans la lutte que les
Titans engagèrent avec Zeus. Ce dernier s'empressa de les jeter
dans le Styx, où Dante devait placer ses Géants (Enfer,
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chant XXXI). « La mer et la terre retentirent d'un bruit af-


freux et le ciel, ébranlé, gémit, chante Hésiode. Par la volonté
du roi des cieux les Titans chargés de chaînes furent préci-
pités au fond des abîmes de la terre, dans d'épaisses ténèbres,
dans d'infectes vapeurs, aux dernières bornes du monde. »
En d'autres termes, le grand combat céleste n'a rien d'extraor-
dinaire. Une fois de plus, le christianisme a puisé dans le
vieux fonds du folklore universel. Mais son originalité réside
dans la recherche des mobiles qui présidèrent à la chute de
Lucifer et des anges décidés à partager son exil. Ces anges
n'ont guère trahi que leur nature. « S'ils étaient naturellement
mauvais, ils ne procéderaient pas du Bien, ils ne compteraient
pas au rang des êtres, et d'ailleurs comment se seraient-ils
séparés des bons anges si leur nature avait été mauvaise de
toute éternité ? » remarque le pseudo-Denys l'Aréopagite.
La jalousie, l'orgueil, le désir d'indépendance, ont-ils seuls ou
concurremment incité le premier et le plus beau des anges à
trahir sa nature ? Non serviam — Je ne servirai pas ; je
ne m'abaisserai plus à servir ; je cesserai d'être esclave, s'écria
Lucifer. Fut-il simplement le plus désolé des anarchistes, comme
le voulait Jules Bois ? Pécha-t-il par jalousie à l'égard de Jésus,
son frère prétendu ? Ou à l'égard d'Adam ? Thèse que sou-
tiennent, en particulier, Justin, Tertullien, Cyprien, Grégoire de
Nysse et Irénée, qui constate que l'ange devint apostat et
ennemi « du jour où il fut jaloux de la créature de Dieu et où
il entreprit de la mettre contre Dieu ».
Son péché fut-il de pure malice ? Comme le voulait encore
le pseudo-Denys l'Aréopagite, dont l'opinion fut reprise par
le quatrième concile du Latran (1215), lorsqu'il édicta que les
anges, créés dans l'état d'innocence, devinrent démons de leur
propre gré. Partageant cet avis, le Père Boulogne dit que le
péché des anges jaillit de la seule décision mauvaise du libre
arbitre (Le Monde des esprits, pp. 120-121).
Origène vit dans l'orgueil la cause essentielle de la chute de
Satan. Il étayait son raisonnement sur ce passage tiré d'Esaü
(XIV, 12-15) :
« Te voilà tombé du ciel,
Astre brillant, fils de l'aurore !
Tu es abattu à terre,
Toi, le vainqueur des nations !
Tu disais en ton cœur : Je monterai au ciel,
J'élèverai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu ;
Je m'assiérai sur la montagne de l'assemblée,
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A l'extrémité du septentrion ;
Je monterai sur le sommet des nues,
Je serai semblable au Très-Haut.
Mais tu as été précipité dans le séjour des morts... »
Limpide comme de l'eau de roche, le raisonnement d'Ori-
gène prévalut. Satan tomba par orgueil, écrivit Eusèbe (Prépa-
ration évangélique VII, 16), suivi par Hilaire, Ambroise et
Jérôme. Et saint Augustin doctement conclut : « C'est seulement
l'orgueil qui l'a fait tomber. »
Ce « seulement » est péremptoire. Encore convient-il de
préciser quelle forme prit cet orgueil. Fut-ce un désir d'indé-
pendance ? Un besoin de se faire adorer ? D'accéder au bien
surnaturel ? De devenir Dieu, comme Duns Scot le suggère
(In Sentencias, II, 5, 1). Que d'incertitudes... Auxquelles
Suarez (De Angelis, VII, 10-14) ajoute superbement le désir
contrarié d'une union hypostatique.
En somme, nous ignorons les causes véritables, les raisons
profondes de la chute des rebelles. Mais nous pouvons imaginer
que las de tout connaître, dans un ciel vide, un horizon
borné par l'unique contemplation de la divinité, certains esprits
se soient abandonnés au désespoir. La noblesse de leur être
est telle, écrit prudemment Bossuet, qu'à peine les théologiens
peuvent comprendre quelle sorte de péché a pu trouver place
dans une perfection si éminente.
Un point demeure obscur — un de plus : les rebelles se
savaient-ils condamnés par avance ? L'Enfer où Dieu les pré-
cipita, il le fallait remplir et lui donner des chefs. Lucifer en
eut-il conscience ? Voulut-il prendre les devants ? Rallier
ses amis pour jeter dans la géhenne les anges fidèles, et s'im-
poser à Dieu ? Qui le saura jamais...
L'époque à laquelle se produisit le grand combat pose une
nouvelle énigme. Eut-il lieu peu après la création des anges ?
Ou celle de l'homme ? L'approche, même approximative, d'une
date nous permettrait de fixer l'âge du Prince des Ténèbres...
Les anges, dont Hugues de Saint-Victor n'établit la spiritua-
lité absolue qu'à partir du XI siècle, étaient-ils de purs esprits ?
Il ne le semble pas. Conçoit-on, en effet, une bataille de fluides,
de corps éthérés, de vide ? Alors que toute l'iconographie chré-
tienne s'applique à nous montrer Gabriel et Michel bien en
chair, armés de pied en cap, terrassant le démon dont le glaive
tombe misérablement. Les anges revêtaient une enveloppe char-
nelle quand ils troublaient le repos des habitants de Sodome
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(Genèse, XIX) ou annonçaient la naissance du Seigneur. Ils


se nourrissent, comme chacun sait, du souffle divin et de la
manne céleste. Sont-ils pour autant capables de forger des
épées ? Doit-on penser qu'il existait dans l'empyrée des com-
plexes sidérurgiques, des fabriques d'armes de guerre ? Pour
Milton, que les anachronismes n'effraient pas, Satan est déjà
l'inventeur du canon :
« Exécrable instrument, stratagème perfide
Qui rend la mort plus sûre et son vol plus rapide. »
A l'en croire — et pourquoi ne le croirait-on pas ? — les bons
anges se défendirent en lançant sur les bouches à feu des arbres
et des rochers. Ils vinrent à bout des méchants, comme
l'Olympe vint à bout des Titans après trois jours de combats
acharnés.
Puis ce fut la débandade. La chute des rebelles dans des
gouffres de glace et de feu, où ils se muèrent en monstres
pourvus de griffes, d'écailles et de piquants. Avaient-ils songé
à cette métamorphose ? L'avaient-ils souhaitée ? Par sadisme,
avant la lettre ? Par amour de la laideur ? Il est permis d'en
douter. Créé « plus noble que toute autre créature » (Dante,
Purgatoire, II, 25-26), Lucifer devint le Diable hirsute, laid
et féroce, que tant de moines rencontrèrent, que tant d'artistes
se complurent à représenter :
« Comme la clarté du jour se change en une profonde nuit
Au moment où disparaît le soleil ;
Ainsi, tandis que Lucifer tombe dans l'abîme,
Sa beauté se transforme en une laideur repoussante.
Son rayonnant visage devient un mufle féroce ;
Ses dents, des pointes acérées, faites pour ronger le métal ;
Ses pieds, ses mains se changent en griffes ;
Les couleurs irisées de son vêtement deviennent une peau noirâtre ;
De son dos, hérissé de poils, partent deux ailes de dragon...
Son corps réunit en un seul monstre
Les formes hideuses de sept animaux :
Un lion plein d'orgueil, un porc glouton et vorace,
Un âne paresseux, un rhinocéros enflammé de colère,
Un singe lascif et sans pudeur, un dragon rongé par l'envie,
Un loup image de l'avarice sordide... »

1. Pièce extraite de VONDEL,poète néerlandais, intitulée Lucifer, citée


par Louis MAETERLINCK in : Péchés primitifs, pp. 58, 59.
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Pendant des siècles, le Diable — ou Satan, si l'on préfère —


sera honni, bafoué, persécuté. Clercs et laïcs oublieront volon-
tiers que, même déchu, il demeure un esprit très supérieur au
nôtre. Ambivalent, androgyne, trouble et diffus, il deviendra le
symbole des passions maudites, des ténèbres et de la mort. Et
cette dernière sera le châtiment mérité de tous ceux qui pacti-
seront avec ce monstre de perfidie et de lubricité. Il est peu
d'exemples historiques d'une telle vindicte, d'une telle régres-
sion, systématiquement orchestrées par l'homme et ses Eglises.

Le royaume infernal
Lac de mort, étang de feu, Tartaron, Erèbe, Barathre,
Géhenne, Achéron, Ténare : l'Enfer a reçu une foule de noms.
Des périphrases servent à désigner la « prison ténébreuse et
horrible » (saint Paul), le camp de concentration, où un dieu
cruel et redoutable exige l'accomplissement de supplices éter-
nels. Pour sa propre délectation — et pour celle des bonnes
âmes, puisque d'après saint Grégoire le Grand « les châtiments
des damnés sont un spectacle réjouissant pour les élus... »
Né dans un monde sceptique et jouisseur, le christianisme,
par réaction, développa les concepts de pudeur, de péché
et de châtiment. Ses savants, ses docteurs, s'efforcèrent d'établir
un système précis de délits et de peines, un piège auquel il
devint impossible d'échapper. Certains, effrayés par les atroces
perspectives de l'au-delà se réfugièrent dans les cloîtres.
D'autres cherchèrent à « imiter » Jésus. Partout on renonça
aux biens de ce monde et on se hâta de baptiser les enfants.
Ce régime d'oppression morale, imposé aux environs de l'an
mil et perfectionné depuis, ne déplaisait pas à la masse des
fidèles. L'application uniforme des peines aux nobles et aux
manants (comme la danse macabre ou l'expansion des épidé-
mies) satisfaisait ses aspirations égalitaristes. Les prédicateurs
à succès les connaissaient bien, qui s'exprimaient d'une façon
directe et égrillarde. Laissons, à titre d'exemple, la parole au
chanoine Arnoux, qui s'en prend aux filles vaines, aux femmes
hautaines et orgueilleuses :
« Dans l'Enfer un diable crie à l'autre : frappe, écorche,
égorge, tue, assassine promptement, mets vivement celui-là sur
les charbons, jette celui-ci dans les fourneaux et chaudières
bouillantes. Et les filles vaines auront entre leurs bras un très
cruel dragon enflammé comme feu ou, si tu aimes mieux, un
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diable en forme de dragon, lequel, avec sa queue serpentine,


leur liera et enchaînera les pieds et les jambes et embrassera
tout leur corps avec ses cruelles griffes, mettra sa bouche
baveuse et puante sur la leur, vomissant dans icelle flammes
de feu et soufre avec de la poison et venin... avec son nez
morveux et vilain, inspirera dans le leur un souffle très puant
et envenimé... Et finalement ce dragon leur causera mille dou-
leurs, mille coliques et cruelles tortions de ventre, et tous les
damnés crieront avec les diables : Voici la paillarde ! Voici
la putain ; qu'elle soit donc tourmentée ; sus, sus les diables !
Sus démons ! Sus, sus furies infernales ! Voici la paillarde, voici
la putain ! Jetez-vous sur cette putain et qu'on lui rende autant
de tourments ! » (Merveilles de l'autre monde, Rouen, 1622.)
Pierre Dorbelli, cordelier et auteur de sermons publiés à Lyon
en 1494, tout en plaçant le débat à un niveau plus élevé,
ne quitte pas le domaine de l'algolagnie : « Les hôtes de cette
horrible auberge n'auront à manger que leur propre chair ;
leur bouche exhalera l'odeur du soufre et du goudron ; ils
éprouveront des douleurs d'entrailles, comme une femme en
mal d'enfant. On y sera déchiqueté par les becs des oiseaux
de proie et les dents des bêtes féroces... >
La terreur de l'Enfer est savamment entretenue. Celle du
Purgatoire la vient compléter, salutaire et lucrative. La puissance
de l'Eglise sort donc renforcée d'un excès d'horreurs et de
turpitudes. Et l'exemple vient du sommet de la hiérarchie. « Oh !
combien à l'heure de la mort seront étroites les voies des
réprouvés ! s'écrie saint Bernard. En haut un juge irrité ; en
bas le chaos de l'Enfer ; à droite les péchés accusateurs, à
gauche les démons attirant les damnés ; au-dedans une cons-
cience bourrelée, au-dehors un monde de feu. Ah ! misérable
pécheur ainsi entouré, que feras-tu ? Te cacher est impossible,
fuir est impraticable, et demeurer est intolérable. >
Où l'Enfer se trouvait-il exactement ? On en discutait. Les
uns le plaçaient sous le disque plat de l'univers — tel qu'on
se le représentait au Moyen Age. Les autres, au centre même de
la Terre, que le Diable ronge à la façon d'un ver. « Il verme
reo che il mondo fora », écrit Dante, à qui le catéchisme de
Pie V donne raison.
Les cratères des volcans : Etna, Vésuve, Stromboli, Hekla
islandais ; certains lacs, dont le fameux Loch Ness ; les grottes
d'Eleusis et de Botmeur (Finistère) ; le puits irlandais de saint
Patrick, représentaient autant d'ouvertures de l'Enfer. Sera-t-on
surpris d'apprendre que beaucoup de gens le visitèrent ? La
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Sainte Vierge, Lazare — selon une version tardive, Virgile et


Dante s'y rendirent. Ainsi que les saintes Françoise Romaine,
Lydwine et Thérèse d'Avila.
La Vierge ayant contemplé les tortures infligées aux avor-
teuses, aux infanticides et aux menteuses, leur fait accorder une
trêve annuelle, s'étendant de Pâques à la Toussaint. On
retrouve la trace de ce que Louis Reau appelle « les vacances
des damnés » dans la vision de saint Paul composée à la
même époque (IV siècle). Ils obtiennent cette fois le repos domi-
nical. C'est de l'Irlande ensuite « que vont nous venir tous
les voyages au pays des morts. Il ne faut pas s'en étonner :
l'imagination celtique vit dans le monde du rêve ; elle a l'ivresse
de l'inconnu. Dans les poèmes de la Table Ronde, il y a tou-
jours un obiet mystérieux qu'il faut conquérir, un château magi-
que où il faut entrer, une fée qui se montre et puis s'évanouit.
La " quête " l'aventure la recherche d'une chose merveil-
leuse que nul n'a jamais vue, voilà ce qui donne du prix à la
vie » (Emile Male, L'Art religieux de la fin du Moyen Age,
p. 464).
Ainsi naquirent les mirifiques prouesses de saint Brandan et
des chevaliers Owen et Tungdal, à la recherche du Paradis.
Poussés par le vent du large, saint Brandan et ses sept compa-
gnons sont emportés vers une île aux rochers abrupts et calcinés.
C'est la Géhenne, l'Enfer, aux environs duquel Judas expie le
forfait d'avoir livré l'Agneau.
Pour Tungdal, l'entrée de l'Enfer est la gueule béante, héris-
sée de crocs, d'un animal énorme, comparable au Léviathan du
Livre de Job (XLI).
Cette gueule est aussi celle du lion : Quaerens quem devo-
ret... Ambivalent dans le domaine symbolique, carnassier
androphage, gardien des tombeaux, monture préférée de Satan,
le lion avale les damnés. « Sauve-moi de la gueule du lion »,
lit-on dans les Psaumes VII et XXII, auxquels fait écho une
prière de la messe des Morts (Libera animas... de ore leonis).
Autour du Diable : l'image sera reprise sur une miniature
des Très Riches Heures du Duc de Berry, les âmes s'élèvent
et retombent dans les fumées puantes. Saint Patrick n'est pas
moins terrible dans l'énumération des roues hérissées de pointes,
des chaudrons bouillonnants, des gibets, des pals et des car-
cans. On nourrit les damnés de crapauds, de vipères et
d'excréments. Ils boivent l'urine et le fiel et se reposent si
l'on ose dire — sur des charbons ardents.
Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, et Denys le Chartreux
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y allèrent aussi de leur description, insistant lourdement sur la


possibilité du rachat des peines grâce aux offrandes et aux
aumônes. Pour eux l'Enfer se présente comme une vaste cuisine
où les rois, les prêtres et les abbesses baignent dans des chau-
dières de plomb ; sont frits à la poêle, fondus et refondus
pour l'exécution de nouvelles tortures.
Le paysage infernal comporte des marécages, des lacs de
soufre et de bitume, des étangs salés et des déserts de glace.
Il y règne une odeur fétide, qui pourtant ne gêne pas la crois-
sance des ronces, des orties et des mandragores. Les ténèbres
sont profondes. On ne distingue rien. A chaque instant, le visi-
teur se heurte aux chauves-souris, aux basilics, aux ours et
aux serpents. Il rencontre aussi des papes dans la tenue d'Adam,
des empereurs déchus de leur dignité, des monarques dépouillés
de leur grandeur terrestre. Et puis, la foule immense de damnés,
« salés > par le feu, comme l'écrit saint Marc, tandis que les
démons — purs esprits — se meuvent au milieu des brasiers.
Albert le Grand et saint Thomas (Commentaire sur les Sen-
tences) avaient suspendu l'heure de leur châtiment jusqu'au
Jugement dernier. Ils prétendaient que le feu servait de prison
aux démons et entravait leur volonté. Les réprouvés se trou-
vaient protégés par ce rideau de flammes. Une telle opinion
faisait fi des tendances démocratiques, des écrits des moines, du
besoin inné de justice et d'égalité des peines. « S'il s'agit seule-
ment d'incarcérer les démons, remarque le jésuite Lessius, dans
son De Perfectionibus divinis, des blocs de pierre ou des mon-
ceaux de terre s'acquitteront bien mieux de ce rôle que le feu
qui est très léger et n'a pas de densité. Pourquoi donc Notre-
Seigneur dit-il que le feu est préparé depuis l'origine au Diable
et à ses anges ? D'ailleurs si les démons ne subissent dans le
feu d'autre peine que celle de l'incarcération, c'est donc aussi
la seule peine dont souffrent maintenant les âmes des damnés
qui (jusqu'à la résurrection) sont de purs esprits. Or l'âme du
mauvais riche de l'Evangile ne demande pas sa libération ;
elle dit qu'elle est torturée dans le feu. Ce qui nous laisse
entendre que les âmes des damnés souffrent, dès maintenant,
dans l'Enfer ce qu'elles souffriront plus tard quand elles auront
leur corps. D'ailleurs tel est le sentiment des fidèles 1 »
1. Texte cité et traduit par Joseph TURMEL, dans son Histoire du Diable,
pp. 98, 99. Ce « sentiment des fidèles » n'a guère varié au cours des
âges : « L'Enfer est un lieu de tourments où les méchants sont pour
toujours séparés de Dieu et endurent avec les démons des souffrances
qui ne finiront jamais » (Catéchisme du diocèse de Rennes, 1947).
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Il est certain que le feu procure ce que Suarez appelle une


« douleur spirituelle » et aux démons et aux damnés. Mais
on ignore comment il agit. Les démons subissent une humilia-
tion notoire. Condamnés à la détention perpétuelle, en compa-
gnie de créatures inférieures, ils sont devenus sadiques par néces-
sité. A chaque péché correspond un châtiment défini. Les
luxurieux sont attaqués aux seins et aux parties basses par des
serpents et des batraciens. « Je souffre les baisers du crapaud
pour les baisers que j'ai faits sur toi et sur d'autres femmes,
et pour ces embrassements ce crapaud m'embrasse, et pour les
opérations de luxure je suis tourmenté aux génitoires sans
point cesser », avoue dans La Fleur des commandements un
chevalier puni par où il a péché. Les sodomites, embrochés,
rôtissent tel le méchoui. « Et voilà comment Gide grillera en
Enfer ! » s'amusait à dire Claudel en retournant les crêpes
flambées... Les réprouvés n'ont pas même, pour réjouir leurs
narines, les effluves de l'armagnac, l'odeur du cognac. Illic erit
fletus et stridor dentium. Telle est la géhenne médiévale. On
force les gourmands à avaler des couleuvres, du fumier et
de la fange. Dans l'Enfer dantesque, avares, prodigues et colé-
reux roulent sous le poids de leurs richesses et s'en vont noyer
dans les eaux glauques du Styx. Les hérétiques brûlent dans
des tombeaux de pierre annonçant les crématoires. Les simo-
niaques plongent la tête en bas, en des trous circulaires. Les
suicidés, changés en buissons d'épines, servent de perchoir
aux harpies. Partout et pour l'éternité, les damnés « braieront,
larmoieront, crieront, blasphémeront, maudiront ; seront tou-
jours hideux, vilains, noirs et horribles. Ils auront ire, désordre,
haine, confusion, servitude, douleur, amertume, désolation ; ils
seront tristes, enragés, hors de sens et désespérés » (La Fleur
des commandements).
Le désespoir est évidemment ce qui frappe le plus. Chacun
gémit sans pénitence, et souffre sans espérance. Dans cet
immense atelier de tortures, les démons, rivés à leur chaîne,
exécutent calmement leurs tâches quotidiennes. Le plaisir qu'ils
purent ressentir à marteler les crânes, fouir les entrailles, pos-
séder les damnés s'est mué en routine, en habitude harassante.
Ces purs esprits sont devenus des mécaniques, aussi précises
et inexorables que les machines des colonies kafkaïennes. Satan
lui-même s'est transformé en abattoir vivant. Sur la mosaïque
de la coupole du baptistère de Florence, chez Giotto, Orcagna,
chez Bosch encore, il attire à lui les réprouvés, les soupèse,
les engloutit, les malaxe et les rejette. Issues, en particulier,
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de l'Hortus Deliciarum de Herrade de Landsberg, abbesse du


couvent de Sainte-Odile, ces représentations macabres déplurent
à Dante. Il remplace dans son « Enfer » la gueule du Lévia-
than des légendes irlandaises et le Diable assis « en majesté »
par une gigantesque figure tricéphale. Cette fois, Lucifer émerge
d'un glacier, colossal et nu, comme les démons de Signorelli
et ceux de Michel-Ange.
L'imagination du Florentin pâlit cependant face au réalisme
outrancier des sculpteurs romans, des mosaïstes byzantins et
des peintres flamands. Ces figurations que saint Thomas
réprouvait jouèrent un rôle déterminant sur l'expansion de la
psychose satanique. Créés à l'image du Tout-Puissant, les
hommes apparaissaient comme d'éternels malades, des débiles
physiques ou mentaux. Leurs visages émaciés dans lesquels on
a voulu reconnaître des ascètes et des mystiques sont, tout
bonnement, ceux de gens sous-alimentés, capables d'obsessions
et de rêves absurdes. On frémit à la pensée de la misère
que devaient connaître les serfs et les vilains en ces temps où
les puissants de la Terre menaient une existence pénible et
éphémère. On conçoit qu'ils aient cherché à améliorer par
n'importe quel moyen leur sort abominable de « forçats de la
faim >. Que les jacqueries, les sabbats, les meurtres commis
par les loups-garous et les banquets de chair humaine leur
soient apparus comme une nécessité et un dérivatif.
D'un côté, le Seigneur, intraitable sur les questions d'argent,
déflorant les filles, faisant régner l'Enfer ici-bas par le gibet
et par l'épée. De l'autre, l'Eglise promettant l'Enfer, le vrai, à
tous ceux qui refusaient de la suivre aveuglément. Entre les
deux, le Diable qui n'assurait de rien que d'un peu de bonheur
dans cette vallée de larmes. N'y avait-il pas de quoi pactiser
avec lui en apposant quelques gouttes de sang sur un morceau
de parchemin ? Après tout, nos premiers parents donnèrent
l'exemple en mordant à pleines dents dans la pomme de dis-
corde ! Le Christ fut tenté, et ses disciples aussi, qui, pour
l'amour de la souffrance et de l'éternité, acceptèrent les meur-
trissures charnelles et le supplice du doute. Assurément, le
commun des mortels n'était pas apte à assumer de pareilles
charges. Il était normal de lui donner l'exemple, de lui montrer
la voie en l'écartant du précipice de la perdition. Convenait-il
de l'effrayer pour cela ? De le terroriser, de le tromper
sciemment ?
En réalité, sur le plan transcendantal, les rapports entre
Dieu et le Diable n'ont jamais été tendus. On respecte de part
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et d'autre une sorte de trêve, de gentleman's agreement. Dieu


emploie quelquefois des moyens diaboliques ! s'écrie Lacordaire
dans l'un de ses sermons. Dieu a besoin du Diable encore
plus qu'il n'a besoin des hommes. « S'il n'existe que Dieu et
l'homme, remarque Papini, et si l'homme est pervers, corrompu,
il faut en conclure que Dieu a créé l'homme méchant, que
Dieu est le responsable unique et direct des péchés des hommes.
Qui nie ou ignore le péché originel est contraint de faire de
Dieu un synonyme de Satan. » C'est par son intermédiaire qu'il
tente les hommes et les tient par la peur de l'au-delà. De
temps à autre, Dieu et le Diable se rencontrent, échangent
idées, impressions et confidences. Satan, dit Michelet, sait donner
la réplique. Il répond à Jésus et le désennuie, « accablé comme
il est de l'insipidité de ses saints ». Et finalement, le Diable
obtient le meilleur rôle : celui du persécuté — persécuteur,
qui a su mêler le Mal au Bien, « de telle manière que Dieu ne
puisse les séparer, sinon en détruisant les deux » (Simone Weil).
D'une accumulation de turpitudes, d'un excès d'ignominies,
une réaction naquit, favorable à Satan. Le romantisme l'en-
censa, en attendant que la gnose contemporaine en fasse le
maître du désordre et de la folie. Il suffit que tu méprises
raison et science, la plus haute puissance de l'homme, dit
Méphistophélès, pour que tu sois déjà entièrement mien.
Dès le XVI siècle, en pleine paganisation de l'Art, Le Tasse
plaignait l'Ange de lumière, déchu de sa splendeur :
Misero, e come il tuo splendor primiero
Perdesti, o già di luce Angel più bello !
Emus par le sort cruel du vaincu, sa persécution confiée
aux imbéciles et aux bigots, les romantiques accentuèrent
l' aspect pénible du châtiment. « Une larme involontaire mouille
les yeux de l'esprit pervers au moment où il s'enfonce dans
les royaumes de la nuit... », écrit Chateaubriand (Les Martyrs,
livre VIII). Victor Hugo le dépeint :
« ... Foudroyé, morne, silencieux,
Triste, la bouche ouverte et les pieds dans les cieux,
L'horreur du gouffre empreinte à sa bouche livide. »
Les peines des démons et des damnés seront-elles sans fin ?
In inferno nulla est redemptio, dit un adage médiéval...
Papini croyait ferme que Satan serait sauvé à la fin des temps.
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Sa manière de voir, à quelques siècles de distance, ne diffère


point de celle d'Origène — également blâmé par la hiérarchie :
« ... Les uns plus tôt, les autres plus tard, à la suite de longs
et rigoureux supplices, reviendront d'abord dans les rangs des
anges, puis ils s'élèveront à des degrés supérieurs et ils par-
viendront dans les régions invisibles et éternelles, après avoir,
à titre d'épreuve, rempli les divers ministères célestes » (Des
Principes, I, 6, 3).
Admettre que les démons jaillirent de l'imagination paraît
un procédé fort simple. Trop simple pour les cerveaux tortueux
des théologiens. Nier l'existence du Diable, écrivait le R. P. Eh-
rard, non pas en 1423, mais en 1923, « c'est non seulement
agir contre le bon sens et la morale, mais encore contre l'expé-
rience quotidienne et évidente de faits indiscutables ». Et de
citer pêle-mêle, parmi les œuvres diaboliques : les révolutions,
la franc-maçonnerie, les tremblements de terre, les inondations
et les épidémies. Pour qui l'ignorerait, le Diable a prolongé
la Grande Guerre, qui apportait beaucoup d'âmes à sa chau-
dière. Ressortissent également de son action « tous les grands
crimes sociaux, l'éducation athée et laïque, le mariage civil, le
divorce et la restriction criminelle de la natalité » (Le Diable
ou la grande force occulte, p. 121).
Schelling voyait en Satan un principe cosmique, une puis-
sance antérieure aux réalités, fonctionnant néanmoins dans les
perspectives de l'économie divine. Sa lutte face au Christ appor-
terait une preuve de sa dignité, de son importance. C'est blas-
phémer la majesté, assure Schelling, que de méconnaître le
démon ou se moquer de lui. Ni créateur ni créature, il cristallise
le Mal. Il est le dieu du monde qui empoisonne nos vies et
révèle la méchanceté à chacun de nous. Opinion pessimiste,
qui rejoint celle de Sade : « N'en doutons pas, écrit-il dans
Juliette, le mal ou du moins ce que nous nommons ainsi, est
absolument utile à l'organisation vicieuse de ce triste univers... >
L'homme qui n'a que trop tendance à individualiser tout ce
qui l'entoure : forces naturelles, douleurs et voluptés, a fini
par devenir démon. Le Diable n'existe pas, dit Gorki ; nous
l'avons inventé pour justifier nos méchancetés et mettre nos
fautes sur le compte d'autrui. A cet archétype on a donné les
noms les plus divers : Accusateur, Adversaire, Tentateur,
Ange des ténèbres, Prince de ce monde, Malin, Père du men-
songe, etc. Il n'en demeure pas moins un archétype incarné
dans le serpent. Autrement dit, dans l'animal que l'homme
déteste le plus, exècre en général. Et c'est Dieu qui imposa
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cette forme car, selon Bossuet, « le serpent était le plus fin


de tous les animaux, c'est-à-dire celui qui représentait le mieux
le démon dans sa malice, dans ses embûches et ensuite dans
son supplice ». Que le Diable existe ou n'existe pas, le
Mal, lui, demeure, inhérent à notre nature. Le concept des
deux cités, cher à saint Augustin, se retrouve dans la dialec-
tique hégélienne. La politique s'en mêlant, les Américains font
la « chasse aux sorcières », les Russes poursuivent les rats
visqueux, et les Chinois s'en prennent aux vipères lubriques de
la déviation. Tels sont les nouveaux démons, les ennemis de la
foi et de la vérité, que les juges excellaient autrefois à déceler.
On ne brûle plus les magiciens et les autodafés sont devenus
déserts. Mais le combat — « le bon combat » — se poursuit,
dans les discours, les bandes dessinées et le cinéma. L'homme
vit encore de contes, de chimères et de songes...
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II

LE DIABLE ET LE MONDE

A l'issue du grand combat céleste, une bonne partie des


légions sataniques s'installa sur la terre. Les démons entretin-
rent dès lors des relations avec les filles des hommes, dont
naquirent des races d'incubes et de géants. A priori, rien ne
ressemble moins à un incube qu'un géant, mais on peut
concevoir qu'il ait existé des géants incubes et des incubes de
taille gigantesque. A partir de ces hypothèses bien fragiles,
reposant sur le Livre d'Enoch, qui paraphrase la Genèse (VI, 2),
beaucoup de gens échafaudent aujourd'hui d'admirables théories
sur la venue d' « extraterrestres » à l'aube de notre Histoire.
Pour les démonologues des XVI et XVII siècles, les dieux
de l'Antiquité, héritiers des géants, n'étaient que d'infâmes
démons déguisés. Lactance (Institutiones II, 5) et Pic De La
Mirandole les prétendaient capables « des plus sales et vilaines
paillardises ». Hedelin, avocat au Parlement, plus connu sous
le nom d'abbé D'Aubignac, prétend qu'ils « avaient usurpé le
nom, les honneurs et l'autorité simulée des dieux » (Des Satyres...,
Paris, 1627). Pour Jacques d'Autun, la « Vénus qui sortit d'une
nue, comme une ombre légère, pour se montrer à Enée, était
un diable déguisé, et les présents qu'elle lui apporta pour offrir
à Didon étaient des appas pour séduire cette princesse et
triompher de sa pudicité ; car c'est l'ordinaire des esprits malins
de prendre des figures conformes au dessein qu'ils ont de tromper
les hommes » (L'Incrédulité Scavante, p. 96).
Les dieux païens « en service » sont-ils mieux traités ? Nul-
lement, puisque seule la religion catholique est détentrice de la
vérité. Dans ses Histoires prodigieuses (Paris, 1560), Pierre
Boaistuau proclame que Satan se fait adorer à Calicut, « por-
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tant sur sa tête une couronne faite comme la tiare du pape,


avec trois couronnes, mais elle a davantage quatre cornes,
quatre dents avec une grande bouche ouverte, le nez et les
yeux de même, les mains comme un singe, les pieds comme
un coq »...
L'iconographie n'échappe pas à l'anathème. Les démons se
cachent sous les statues et les images consacrées, écrivait
Minitius Felix, dès le III siècle (Octavius, 27). Et leur action
secrète leur attire les honneurs divins. Interprétant une gravure
de Jaspar Isac, pour les Commentaires de Philostrate, par Blaise
de Vigenère (Paris, 1613), Thomas versifie :
«Ce Pan que vous voyez qu'on lie
Nous fait connaître la folie
De l'idolâtre antiquité :
Car où était leur espérance
Puisqu'ils dépouillaient de puissance
Leur plus haute divinité ?
On dit qu'autre était leur créance
Et que c'était en apparence
Qu'ils donnaient ainsi divers noms
Mais enfin leur Mythologie
Et toute leur Théologie
C'était d'adorer les Démons. »
Dans cette perspective les prêtres païens agissaient exacte-
ment comme des sorciers. Tenant leurs pouvoirs des démons,
ils rendaient les oracles, évoquaient les esprits, commandaient
aux éléments, dispensaient les drogues et les philtres d'amour.
Horace, Tacite, Pétrone, Lucien et Apulée, nous entretiennent
des lares, des lémures et des larves, placés sous l'égide de la
sombre Hécate. « Reine du monde des fantômes » (Euripide),
amie du mystère et de l'orgie où elle retrouvait Pan, Cybèle et
Priape, Hécate devint rapidement la maîtresse des sorcières.
Au IX siècle, le Canon Episcopi fait allusion à ses vols noc-
turnes. Sous les noms d'Hérodias, Holla, Freya, elle préside aux
premiers sabbats et réclame l'offrande de victimes humaines.
Homicide dès le commencement, le Diable fut considéré
comme l'initiateur des cultes rendus à Baal, à Teutatès, à Seth
et Tlaloc. C'est pour lui rendre hommage qu'on sacrifia Iphi-
génie ; qu'on immola les chrétiens dans l'arène et d'innom-
brables prisonniers au cours des « guerres fleuries » du
Mexique. Les traditions fabuleuses — mais apocryphes — du
paganisme furent exploitées à des fins très diverses. Souvent
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l'Eglise opéra la substitution des symboles et plaqua le miracle


sur un merveilleux préexistant. Lorsqu'en 585 — exemple
choisi entre mille — le diacre Walfroie eut renversé une statue
de Diane (autrement dit d'Hécate), il se retrouva couvert de
pustules. Le Démon le punit, mais une ampoule d'huile, pro-
venant de l'abbaye de Saint-Martin, le guérit (Grégoire de Tours,
Historia Francorum, VIII, 14-16). Le saint prit ailleurs la
place du démon, du priape ou de la fée. Ainsi furent élevés
sur les autels Satyre, Greluchon et Lucie. On grava des croix
sur les menhirs. Les fontaines et les étendards en reçurent.
Mais l' esprit des Saturnales se maintint dans les fêtes des
Innocents, de l'Ane et des Fous. Dans les processions sado-
masochistes des flagellants et des tarentulés.

Ubique Daemon
Les exégètes chrétiens (Bekker le prouva dans son Monde
enchanté, Amsterdam, 1694) grossirent, en l'exagérant, l'influence
satanique sur notre environnement : « L'Ecriture considérée
dans le fond et sans prévention n'attribue point au diable cette
puissance et ces opérations que la prétention des commentateurs
et des traducteurs leur fait reconnaître en lui. > Considérés
comme nécessaires au dogme, les démons devaient néanmoins
se trouver une raison d'être, une physionomie, un domicile.
Sur d e babylonienne et hébraïque, on
affirma qu'ils peuplaient le monde où nous vivons et que leurs
milices n'avaient pour dessein que de nous détruire. Malheur
à la terre et à la mer ! s'écriait saint Jean, « car le Diable
est descendu vers vous, animé d'une grande colère sachant qu'il
a peu de temps » (Apocalypse, XII, 12).
A défaut de temps —notion très vague — le Diable dispose
de l' espace et du nombre. Il existe, d'après Michel Psellos
savant byzantin du XI siècle, six variétés de démons : ignés,
aériens, terrestres, aquatiques, souterrains, infernaux, selon leur
résidence. Ces démons abusent les hommes, ajoute Crespet (La
haine de Sathan, 1590, p. 303). Mus de passions, « d'orgueil
principalement et d'envie », ils se plaisent, précise Trithème, à
égarer les chasseurs et les voyageurs, à exciter les tempêtes et à
ouvrir des abîmes. Tour à tour faunes, satyres, néréides et naïa-
des, ils suivent « une molle façon de vie ».
Les cabalistes devaient légèrement modifier l'ordre établi par
Psellos et ramener les démons — ou plutôt les esprits — de
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six à quatre. Sous le pseudonyme de Comte de Gabalis, l'abbé


Montfaucon de Villars dans ses Entretiens sur les sciences
occultes (Paris, 1670) ne retient que les sylphes, les ondins, les
gnomes et les salamandres : « L'air est plein d'une innombrable
multitude de peuples de figure humaine, un peu fiers en appa-
rence, mais dociles en effet : grands amateurs de sciences,
subtils, officieux aux sages, et ennemis des sots et des ignorants.
Leurs femmes et leurs filles sont des beautés mâles, telles qu'on
dépeint les Amazones » (ouv. cit., p. 45).
Cette théorie des esprits, des « intelligences supérieures »,
dont parlait déjà Léon d'Alexis, résulte d'une synthèse des ou-
vrages de Psellos et d'Agrippa. L'abbé de Villars, dont le livre
« eut le singulier bonheur de paraître satirique aux libertins et
sérieux aux simples » (R. L. Wagner), fut imité par Crébillon
fils, Anatole France et le pseudo-Sinistrari d'Ameno. Il jette à
bas la magie noire, le concept du péché originel, et transforme
les rapports avec le Démon en un amusement « spirituel ». Les
cabalistes, dont Villars s'inspire, répartissaient les esprits dans
l'univers environnant. Ainsi les farfadets habitaient en notre
compagnie ; les satyres ou sylvains hantaient les forêts ; on
rencontrait les alastores dans les campagnes ; les gnomes, les
sylphes et les nains, dans les mines et les carrières. Composés de
la substance la plus pure et la plus subtile des éléments, amis des
hommes et mortels comme eux (à en croire Cardan et Sébastien
Munster), ces esprits n'étaient en fait que des démons.
Les théologiens ne s'y trompèrent pas, qui les répartirent en
neuf ordres distincts... Un si bel amour de la hiérarchie enchanta
les démonologues. Wier et de Lancre polirent et raffinèrent les
définitions pour classer les démons en :
— Pseudothées, ou faux dieux, dont Apollon et Belzébuth
sont les maîtres ;
— Esprits de mensonge, qui rendent des oracles à la manière
de la pythie de Delphes ;
— Vaisseaux d'iniquité et de courroux qui, avec Bélial le déso-
béissant, président aux jeux de hasard ;
— Méchants et criminels, placés directement sous les ordres
d'Asmodée ;
— Imposteurs sataniques, dont les magiciens, les enchanteurs,
les fabricants de faux miracles, sont les prototypes ;
— Puissances aérées, qui envoient les pestes, les maladies et les
tempêtes ;
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— Furieux qui, inspirés par Abbadon, suscitent les discordes,


les guerres, les rapines et les incendies ;
— Accusateurs et espions, placés sous l'égide d'Astaroth ;
— Tentateurs et insidiateurs qui, poussés par Maimon, viennent
chaque jour nous assaillir.
Munis d'ailes tout comme les anges, ces esprits bénéficient
d'une incroyable vélocité et semblent omniprésents. Leur corps
échappe à la matérialité et ils usent d'une voix « tremblante,
sifflante, confuse, obscure, débile, petite et comme prononcée
du fond d'un muid, ou bien au travers d'un pot cassé » (Delrio,
Controverses magiques, livre II, 28, 2). Où trouve-t-on les dé-
mons ? Partout. Mais surtout dans l'atmosphère qui nous
entoure. Ce qu'avaient d'ailleurs constaté Hermès Trismégiste,
Pythagore et Platon. Varron et Apulée prétendaient, de même,
que les larves et les génies flottent entre la lune et les moyennes
régions de l'air : « Il existe certaines puissances qui habitent cet
intervalle aérien qui est entre le ciel et la terre, par le moyen
desquels nos vœux et nos bonnes actions passent jusqu'aux
dieux. Ces puissances que les Grecs nomment démons et les
Latins génies sont comme des esprits intermédiaires entre les
hommes et les dieux. Platon dit que c'est par leur ministère
qu'arrivent toutes les révélations et les présages, de quelque
nature qu'ils puissent être, aussi bien que les divers miracles que
font les magiciens » (Apulée, Démon de Socrate).
Seules les étoiles — placées en sentinelles — peuvent les
empêcher d'accéder aux secrets de Dieu, dit le Coran. Mais le
magicien assez habile pour connaître le nom d'un de ces esprits :
nomen numen, pourra, grâce aux réactions en chaîne, soumettre
les autres à ses volontés.
Les esprits intermédiaires prennent le nom d'idioximes. Bien
que leur existence soit affirmée par de hautes autorités, il ne
semble pas que les cosmonautes les aient jamais rencontrés. Ni
dérangés, d'ailleurs, dans leurs occupations. Selon Bayle et Jules
Bois, ils ne seraient pas tellement favorables aux humains : « Il
se trouve dans les régions de l'air des êtres pensants, qui éten-
dent leur empire aussi bien que leurs connaissances sur notre
monde. Et comme on ne peut nier l'existence sur la terre d'êtres
méchants qui font le mal et s'en réjouissent, on serait ridicule
si on osait nier qu'il y ait, outre ceux-là qui ont des corps,
plusieurs autres qu'on ne voit pas et qui sont encore plus malins
et plus habiles que l'homme », écrit Bayle dans son Diction-
naire (Art. Spinoza). Autour de la terre, ajoute Bois, serpent
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aux écailles de phosphore, le Diable, « enroule tristement sa


bestialité qui, aux yeux des voyants, des médiums et des poètes,
se coagule et se dissout en grotesques chimères, en fauves qui
grondent et bavent, en monstres obscènes et infirmes, en insectes,
falots et stercoraires, en tortillements de fuligineuse menace »
(Le Satanisme et la magie, Paris, 1895, p. 246).
Que les sceptiques surtout prennent garde ! De même que
certains moines montraient au bon peuple la queue de l'âne sur
lequel Notre-Seigneur fut porté (Cf. Le Traité des reliques, de
Calvin), de même certaines sectes maçonniques conservent des
fragments de peau, des dents, des morceaux de corne, des griffes
diaboliques (Cf. Léo Taxil, Le Diable au XIX siècle, t. I,
p. 277).
Saint Macaire d'Alexandrie, ayant supplié Dieu de lui montrer
les légions infernales, vit apparaître les démons « aussi nom-
breux que des abeilles ». Le bienheureux Reichelm, abbé de
Schöngau, reçut, en 1270, le pouvoir de discerner leurs corps
fluides, dans l'espace. Remercions la Providence de les avoir
rendus invisibles, s'écriaient saint Antoine et Serenus ; ils sont
tellement nombreux qu'en leur compagnie la vie deviendrait
impossible. « Anarithémos » écrit saint Cyrille de Jérusalem,
leur nombre dépasse toute notion de calcul.
Sans autre preuve, saint Jean (Apocalypse, XII, 4), saint
Thomas et Milton estiment qu'un tiers des anges pécha contre
Dieu et fut jeté sur la terre. Caesarius d'Heisterbach prétend de
son côté que Satan n'entraîna avec lui qu'un dixième des anges :
ce qui limite singulièrement le nombre des rebelles. Jean Wier
s'efforça de recenser les mauvais génies. Ils sont, déclare-t-il,
dans son De Praestigiis, au nombre de 7405 926, soumis aux
ordres de soixante-douze princes. Ce résultat s'obtient tout sim-
plement en multipliant par six (chiffre magique par excellence)
le plus grand nombre pythagoricien : 1234 321.
Nous sommes tous gratifiés, si l'on ose dire, d'un mauvais
ange. Mais il existe des personnes privilégiées. Sœur Jeanne et
les possédées de Loudun disposaient de quatre à huit démons
chacune. Une malade, guérie par saint Fortunat, en détenait la
bagatelle de 6 670 (Légende dorée, de Jacques de Voragine).
Au lit de mort d'un moine de Hemmenrode quinze mille démons
se précipitèrent. En 1583 on en vit, à Vienne, sortir 12 652 du
corps d'une fille mal réglée... Benvenuto Cellini, quant a lui,
renonça à ce dénombrement. Ayant évoqué le Malin, il vit
accourir de véritables légions, remplissant le Colisée et ne se
dissipant qu'au lever du jour.
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L'action des démons n'est jamais désordonnée. Appartenant à


une armée, à une cour, à une monarchie, ils ont un sens très
développé de la discipline. Leur hiérarchie fait très exactement
pendant à celles définies par le pseudo-Denys l'Aréopagite.
Comme les bons anges, les démons sont messagers, gardiens,
exécutants. On les répartit, précise Ambroise Paré, « selon les
différences des maux qu'ils font, et les lieux où ils sont le plus
souvent. » De fait, ajoute le R. P. Ehrard, Dieu leur impose un
gouvernement. « Jusque dans l'Enfer Dieu veut l'ordre. Lucifer
n'est donc pas un tyran à proprement parler ni même un mo-
narque absolu » (Le Diable ou la grande force occulte).
Pour Binsfeld, chaque péché mortel était du ressort d'un dé-
mon. Ainsi l'orgueil dépendait de Lucifer ; l'avarice, de Mam-
mon ; la luxure, d'Asmodée ; la colère, de Satan en personne ;
la gourmandise, de Belzébuth ; l'envie, de Léviathan, et la pa-
resse, de Belphégor. Mais tous se concertaient avant d'insuffler
au cœur de l'homme l'impureté, la souillure ou le blasphème.
« Ils ne versent pas leurs poisons tous à la fois, écrit Cassien,
mais à tour de rôle, selon que les circonstances de temps et de
lieu, ou les dispositions du sujet les y incitent. »
Jean Wier prétendit que Lucifer, Belzébuth et Astaroth
s'opposaient aux trois principaux archanges : Michel, Gabriel
et Raphaël. De là naquit la notion d'une trinité diabolique
amplement développée par la suite. S'inspirant de la Bible, de
la mythologie et du folklore il devait, dans son De Lamiis liber
(Bâle, 1577), cerner dans le plus grand détail les attributions des
principaux personnages de la monarchie diabolique. Collin de
Plancy reprit en la complétant, dans son Dictionnaire infernal
(Paris, 1863), cette liste déjà fort longue, qui s'étend d'Abalam
à Zépar. Nous ne saurions la donner dans son ensemble. Voici,
à titre d'exemple, quelques définitions plaisantes, qui font hon-
neur à l'imagination de ces auteurs :
Adramelech, « grand chancelier des Enfers, intendant de la
garde-robe du souverain des démons, président du Haut Conseil
des diables... ».
Amduscias, « grand duc aux Enfers... Il donne des concerts
si on les lui commande... ».
Bélial, «démon adoré des Sidoniens. L'Enfer n'a pas reçu d'es-
prit plus dissolu, plus crapuleux, plus épris du vice pour le vice
même. Si son âme est hideuse et vile, son extérieur est sédui-
sant... ».
Kobal, « démon perfide qui mord en riant, directeur général
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Nous savons que


la Connaissance a toujours eu
une odeur de soufre. Mais à l'aube de
l'An 2000, à l'heure où l'Homme cherche une
autre forme de la Vérité, où le Sacré brûle les
réalités quotidiennes, où la Science, l'Ésotérisme et
la Philosophie se mêlent intimement à la Magie, les
héritiers de la Tradition Secrète parlent.
Dans la Collection Les Chemins de l'Impossible, à travers des
faits réels appartenant à l'Histoire Invisible, des théories qui
furent toujours combattues et condamnées, ils franchissent
les frontières de l'Inconnu et du Fantastique pour offrir la
vision d'un monde souvent hallucinant, condamnant
définitivement le Cartésianisme. Ils ouvrent ainsi des portes
jusqu'alors interdites.
Dans l'Antiquité, la Révélation se transmettait dans
l'ombre et le silence des sanctuaires initiatiques.
Aujourd'hui, parce que le monde ne peut
plus se contenter d'être ce qu'il est, elle
choisit la Lumière et emprunte les
voies naturelles de
l'Information.
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