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Les illustrations sont reproduites avec l’aimable autorisation

de la fondation Antoine de Saint-Exupéry pour la jeunesse ©.

© Texte : BUFFET’Show / <lebuffetshow@gmail.com>


Illustration de couverture : Samuel Franklin Cody.


CRASH

Castor de SAINT-ELME

Roman


Et la coupe retournée qu’on appelle le ciel


Sous laquelle nous rampons, vivons et mourrons enfermés
Ne lève pas les mains vers elle pour implorer une aide
Car elle partage ton impuissance et la mienne.

OMAR KHAYYÂM
1048 - 1131
Poète et mathématicien,
philosophe, astronome persan.

Avertissement :

« L’enquête technique n’est pas conduite de façon à établir des fautes ou à


évaluer des responsabilités individuelles ou collectives. Son seul objectif est
de tirer de cet événement des enseignements susceptibles de prévenir de
futurs accidents ou incidents. »

Introduction du rapport du Bureau d’Enquêtes et


d’Analyses pour la sécurité de l’aviation civile (B.E.A.) 1

___________________
Des notes de lecture complémentaires sont consultables en fin d’ouvrage.


PROLOGUE

La nuit du 31 mai au 1er juin 2009, le vol 447 s’abîme


dans l’Atlantique sud. J’aurais dû me trouver aux
commandes de cet Airbus A330 entre Rio de Janeiro et
Paris. Pourquoi n’étais-je pas à bord du vol 447 ?

Si la raison est quasiment honteuse pour moi, l’histoire


qui suit est réellement extraordinaire. Il s’agit d’un voyage
initiatique vers ce que les Indiens de la tribu des
Yawanawá nomment « l’autre rive ». A l’initiative de mon
médecin de famille, sous l’effet hypnotique d’une drogue
ancestrale administrée pour ma guérison par un chaman
amazonien, je suis littéralement devenu Voltaire — mon
chien Voltaire. Puis, comme extraites de boîtes noires
extatiques, j’ai intensément vécu les ultimes 4 minutes et
23 secondes de chacun des pilotes du vol 447.

De cette expérience de mort imminente, sans doute


revient-on initié ; détenteur sûrement d’un fragment de
réponse au questionnement existentiel.


PRODROME

C’était l’année des V, alors, ils m’ont appelé Voltaire. Je


suis un Yorkshire Terrier toy de sept ans et n’ai jamais
pesé plus de deux kilos et demi. Aujourd’hui, alors que ma
vie est d’ordinaire particulièrement oisive, une foule de
souvenirs se bouscule à l’intérieur des cent trente
centimètres cube de mon cerveau miniature.
Moi, Voltaire, je suis perçu par mes maîtres comme un
chien occupé quinze heures par jour à somnoler sur le lit
conjugal. J’aime aussi me laisser gratter le sommet pointu
du crâne chaque fois que ma maîtresse consulte ses mails.
Mais je suis surtout avide de très longues promenades ; le
soir avec mon maître et, depuis peu, très tôt le matin avec
Thalie ma maîtresse.
Je fus adopté à l’occasion d’un « week-end en
amoureux », comme ils disaient alors. J’avais été malade
tout le long du trajet vers leur appartement lumineux du
XVIe arrondissement de Paris. Malade comme un chien,
cela va sans dire. Pourtant, je me suis souvent demandé si
j’en étais tout à fait un. L’humour particulier de mon

maître éveille en moi un trouble existentiel lorsque, avec


emphase, il clame à qui veut l’entendre : « Ce n’est pas un
chien, c’est VÔLTAIRE ! »
Il est vrai qu’affublé d’un pareil patronyme, je me
surprends parfois à philosopher. Mes pensées s’attardent
sur le comportement des humains de mon entourage. Et
dans le quartier, du côté de Passy et Auteuil, je dois dire
avoir matière à cultiver ma discipline. J’observe.
Attentivement. J’analyse, usant de toute mon empathie
pour cerner la psychologie des bipèdes des beaux
quartiers.
Nous autres animaux, sommes parfois bien moins bêtes
que vous ne l’êtes ! L’orgueil vous aveugle. D’ailleurs,
s’ils avaient pu m’écouter, s’ils avaient seulement pu
m'entendre… Thalie 2 , ma maîtresse, son mari le
commandant Castor et sa maîtresse Bethsabée n’en
seraient sans doute jamais arrivés là.


[ Je ferme les yeux. ]

PREMIERE PARTIE*

Voici l’histoire extraordinaire vue par le chien Voltaire,


témoin privilégié des événements tragiques et plus encore
des conséquences domestiques liées au crash du vol 447.

___________________
* Avant de poursuivre, il est proposé au lecteur l’écoute de la chanson Be
(6 min. 30) écrite et interprétée par Neil Diamond pour le film de Hall
Bartlett : Livingston Seagull - A Story, tiré du livre de Richard Bach, écrivain
et pilote, publié pour la première fois aux États-Unis en 1970 puis traduit en
français sous le titre Jonathan Livingston le goéland par Pierre Clostermann,
aviateur et écrivain également.


Mais ces deux déchirés


Superbes de chagrin
Abandonnent aux chiens
L’exploit de les juger.

JACQUES BREL

___________________
Dans les chapitres suivants, les textes en italique correspondent à des visions
du narrateur alors qu’il se trouve dans un état de conscience modifiée.


Ma première vision psychédélique m’entraîne vers le


souvenir de mes promenades du soir. J’avais reniflé
Reine5, une Loulou de Poméranie affolante, en lui collant
ma truffe à l’arrière-train tandis que mon maître, une fois
encore, racontait l’histoire de mon patronyme extravagant
à la matrone étalinguée à la laisse de sa chienne. Il
n’imagine pas à quel point son refrain a pu m’exaspérer.
Sans parler du sourire satisfait collé à sa bouche, telle une
bulle de bubblegum éclatée, à chaque déploiement de son
modus operandi bien rôdé : « C’est à cause des enfants,
lançait-il sans autre forme d’exorde, avant de poursuivre :
quand à la maison on découvre une bêtise… étrangement
c’est la faute à personne. »
J’exécrais ce conte ringard dans lequel il me faisait
endosser le rôle d’un gentil benêt. Mais le pire arrivait
avec la chute de l’histoire. Je devais supporter la moue
mi-compatissante, mi-sardonique des ridicules promeneurs
de rue en pantoufles à qui il assenait son récit. Une lueur
illuminait leurs regards crétins lorsque d’un coup ils
comprenaient. Et c’était pire encore si d'aventure certains de

ces teneurs de laisse se piquaient d’esprit : « Votre prochain


compagnon s’appellera Rousseau alors ! »
J’en voulais à mon maître de n’avoir jamais compris
comme est cruelle l’évocation d’un possible substitut à
mon affection inconditionnelle. Qui plus est, s’agissant de
cet inconséquent, ce coquin de Rousseau, apôtre du retour
à quatre pattes pour manger de l’herbe. Rousseau et
Voltaire sont-ils aujourd’hui encore irrémédiablement
inconciliables ?
— C’est la faute à …
Non mais, regardez leurs têtes ! C’est pathétique. Lui,
les sourcils en points d’exclamation, la bouche ouverte
comme une mère nourrissant son poupard. Guettant.
Attendant l’instant, la seconde où elle saisira sa
plaisanterie oiseuse. Elle, les sourcils en points
d’interrogation, étonnée d’une faute de français aussi
grossière, commise par un homme bien mis. Lui à
nouveau ; semblant ne plus pouvoir se défaire du sourire
ravi qui courbe ses lèvres et creuse ses joues. Elle,
suspendue au point d’interrogation de ses propres sourcils,
attendant une suite, ne comprenant toujours pas qu’il
espère d’elle une contribution active à la chute de
l’histoire. Et comme le silence tourne à l’inconsistance, il
répète avec insistance :
— C’est la faute à… ? C’est la faute… à… à… Ha-ha
Ha-ha ??? La faute à Voltaire !

— Ha oui ! Mais bien sûr, ânonne la maîtresse de Reine,


vaguement vexée. Le tout accompagné d’un horrible
ricanement de chevrette tandis que lui se pâme en se
grattant la tête. J’avoue avoir profité de leur inattention
pour me hisser sur les pattes arrières de la jolie Reine.
N’en déplaise à Rousseau.

Reine et moi, en tourbillonnant pour mieux nous


acoquiner, avions réussi à emmêler nos laisses. Nos
maîtres s’étaient alors trouvés contraints au
rapprochement, allant jusqu’à franchir les limites de leurs
bulles intimes. C’est ainsi que l’anthropologue Edward
Hall dénomme la zone affective où sont perçus l’haleine, la
chaleur corporelle et les sentiments. Cela semblait
particulièrement les gêner. Vite, se défaire ! exprimaient
leurs gestes gauches et précipités.
J’ai longuement observé chez l’humain cet état de
proxémie. Parfois même en le provoquant avec la
complicité de mes congénères. Femelles de préférence. Je
crois avoir compris l’une des causes de leur panique. Cette
distance intime, celle du contact physique — mais aussi de
l’acte sexuel — suppose une acceptation, voire un
engagement. Quand un écartement d’au moins quarante-
cinq centimètres n’est pas respecté — c’est inévitablement
le cas lorsque les laisses s’entrecroisent — il y a intrusion.
La promenade d’un chien et les inévitables rencontres
qu’elle génère sont une véritable épreuve pour les

10

humains. Répulsion souvent. Attirance parfois. Leur part


d’animalité s’en trouve profondément stimulée. Rousseau
— le philosophe — en serait conforté, je suppose. C’est en
tout cas, à mon humble avis, l’une des raisons de
l’engouement des Français pour les animaux de
compagnie.


11
3

« Le 31 mai 2009, le vol 447 décolle de l’aéroport de Rio de Janeiro


Galeão à destination de Paris - Charles de Gaulle. L’avion est en contact
avec le centre de contrôle brésilien d’ATLANTICO sur la route aérienne
INTOL - SALPU - ORARO au niveau de vol 350. Il n’y a plus de
communication avec l’équipage après le passage du point INTOL. A
2h10 UTC, le 1er juin au matin, un message de position et des messages de
maintenance sont émis par le système automatique de communication de
données (ACARS). Des corps et des éléments de l’avion seront retrouvés à
partir du 6 juin 2009 par les marines nationales française et brésilienne. »

Extrait du rapport du Bureau d’Enquêtes et d’Analyses


pour la sécurité de l’aviation civile.

La nouvelle les avait atteints en pleine visite de


l’exposition Kandinsky à Beaubourg. Un violent orage
émotionnel s’était abattu sur les ciels abstraits du peintre,
modifiant brutalement la météorologie de leur journée.
L’information était passée à la radio : « Un Airbus de la
Compagnie… disparu des radars. » C’est ce qu’avait
fidèlement rapporté au téléphone, rassuré d’avoir pu les
joindre, le père de mon maître. Il était particulièrement fier
de la position professionnelle de son fils et répétait à

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loisir : « Commandant de bord, ça n’est pas rien ». En


entendant la nouvelle à la radio ce matin de juin 2009,
l’inquiétude l’avait submergé. Le type d’appareil, un A330,
cité par le journaliste, lui était familier. C’était — il n’en
était pas certain —, celui piloté par son fils.

De retour à l’appartement, ma maîtresse, livide,


recroquevillée sur un fauteuil, raconta — comme on vomit
pour se libérer — comment les courbes, les lignes et les
couleurs hachurées avaient tout à coup vu la puissance de
leurs sonorités violemment se décupler. Comme si un haut-
parleur déréglé s’était mis à cracher des pigments. Volume
à fond. Elle avait entendu, oui, distinctement perçu, le cri
des formes, des lignes et des couleurs. Ce qui en soi n’est
pas étonnant concernant l’oeuvre abstraite de Kandinsky,
dont on dit qu’il se consacra pleinement à la peinture à la
suite d’une représentation du Lohengrin de Wagner à
l’Opéra de Moscou. Lui, à l’inverse, était en colère. Une
colère d’une violence inouïe. Une colère noire ; noire
comme l’eau profonde de l’Atlantique sud. Dans ma
minuscule tête de chien philosophe, l’endorphine de la
somnolence s’était instantanément dissoute dans le flot
d’une marée montante d’adrénaline. Un événement
considérable venait d’arriver.


13

Ils ne regardent jamais la télé. Pourtant elle reste


allumée en permanence. Chaque matin, ma maîtresse la
laisse en fonctionnement — tout comme elle néglige
d’éteindre la lumière du salon, ce qui ne manque pas
d'irriter mon maître. Il faut dire qu’il fait encore nuit
lorsqu’elle quitte l’appartement. Plus tard dans la journée,
il éteint la lumière — sans manquer de maugréer contre la
négligence de sa femme — mais lui aussi laisse le
téléviseur allumé. A croire que c’est à mon intention. Des
années durant, grâce à la distraction de ma maîtresse et ce
que je prends pour de la bienveillance de la part de mon
maître, j’ai occupé mes journées à visionner quantité de
programmes passionnants. A l’époque du crash du vol 447,
je me souviens avoir assidûment suivi une série de
documentaires sur les grandes ruptures de l’histoire de
l’art. Il était question de ces artistes dont l’œuvre a
bousculé le point de vue du public. J’ai ainsi appris qu’en
1909 Kandinsky hésitait encore. Allait-il basculer vers
l’abstraction ? Lorsqu’il se décida, ce fut un véritable
crash pour la peinture figurative classique. Ce fut aussi le

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début d’une odyssée artistique et philosophique sans


précédent. L’ouverture d’une issue vers un espace
intellectuel et sensible immense, vierge de toute
exploration. On ne se rend pas compte à quel point l’art a
pu et peut encore déterminer l’évolution de la pensée
humaine. Mais surtout, et c’est le plus étonnant, les
contemporains de certaines œuvres majeures ne perçoivent
habituellement pas les formidables répercussions de ces
créations sur leur vie quotidienne. Sans parler des millions
de personnes qui, par ignorantisme, ne contempleront
jamais ces œuvres charnières ou n’en connaîtront pas
même l’existence.
Des artistes, des génies comme Picasso, Da Vinci mais
aussi dans d’autres domaines, Mozart ou Pascal — je
pourrais en citer mille —, ont sans doute fait autant pour
l’émancipation de l’homme que les révolutionnaires ou les
princes dont les statues peuplent les squares publics et les
esplanades des centres-villes. L’art est ce qui bouscule
véritablement le monde. Ses serviteurs — appelés Maîtres,
avec un humour tout canin, dès lors qu’ils se sont vu
passer au cou le collier vert de l’Ordre des Arts et des
Lettres — sont des éclaireurs de la pensée. Véritables
commandos infiltrés au-delà des lignes de la création, ils
explorent des territoires insoupçonnés et préparent
l’émergence d’idées avant-gardistes, aussitôt récupérées
par le mercantilisme, avant de finalement devenir les

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références publicitaires, aux origines méconnues, de la


norme populaire. Ainsi, les sociétés humaines digèrent-
elles littéralement le produit de l’engendrement artistique.
Et c’est tant mieux. N’en déplaise à quelques pseudo-
intellectuels mandarinaux, voilà très exactement le rôle de
l’art. Enfin, c’est ce que j’en dis ! Mais je ne suis qu’un
chien vaguement en colère, déçu en tout cas par cet
élitisme ridicule qui dénature parfois le sens originel de la
création. Et s’il y avait une bataille à mener sur ce sujet
— il y en a tellement d’autres — je me contenterais de
paraphraser Prosper Mérimée : « [Comme] les militaires,
à l’exception des sous-lieutenants, [je proposerais] de
couper les queues de tous les mandarins et de faire l'amour
à toutes les mandarines ».
En réalité, je dois l’admettre, j’ai un véritable problème
avec la peinture. Ma vue de chien ne me permet pas de
percevoir les couleurs comme vous, humains. Je les
distingue plus claires, paraît-il. Ce constat conforte
d’ailleurs l’idée développée par Kant selon laquelle la
réalité pour l’homme — en l'occurrence pour le chien —
n’est rien d’autre que sa manifestation sensible, celle qui
lui apparaît. Nos perceptions sensorielles définissent
NOTRE réalité. L’orgueil nous fait l’appeler : LA réalité.
Mais comme je suis en plein état de conscience modifiée,
cette pensée qui me vient est pour le moins paradoxale.
Oui, je reconnais avoir aimé la philosophie. Sans doute

16

au-delà du raisonnable. Tout au long de ma vie, j’ai


cherché à trouver un sens à ce qui nous entoure. Tout ce
chemin parcouru. Toutes ces étapes franchies. La vie !
Pourquoi la vie ? Une chose cependant reste certaine,
inéluctable : pour tous — chiens comme humains — l’issue
est la même. Le tag coloré qui orne depuis peu le mur sur
lequel je lance plusieurs fois par jour un épais trait de
pisse le rappelle, non sans un certain humour : « La vie,
c’est magique ; on finit tous par disparaître ! ». Mais ce
dont je suis désormais intimement persuadé, c’est
l’importance de… Comment dire ? l’importance de la
manière. La manière dont nous franchissons les étapes de
l'existence. Prenons ce dernier passage : la mort. La
plupart éludent l’échéance. Ils vivent comme s’ils n’étaient
pas concernés ; du moins se rassurent-ils en le prétendant.
Fuite, crainte, voire inconséquence ? La palette des
protections psychologiques est puissamment mise en
branle. Je crois pour ma part que la manière dont chacun
appréhende la mort en général et sa propre mort en
particulier montre, sinon démontre, le degré de sagesse
atteint au cours d’une vie. Nous devrions, au long de notre
existence, consacrer un peu de temps à apprivoiser
quotidiennement la mort. Pour cela, il faudrait approcher
de sa rive lumineuse. Le plus tôt serait le mieux. On
s’apercevrait avec soulagement qu’à la regarder dans les
yeux on ne trépasse pas pour autant. Au contraire !

17

Ce fut là l’une des sagesses du Petit Prince de Saint-


Exupéry, concluant, dès son arrivée sur notre planète, un
pacte ultime avec le serpent couleur de lune : « Celui qui
parle par énigmes et prétend toutes les résoudre. Celui qui
rend à la terre tous ceux qu’il touche »4. Mais il est vrai, le
Petit Prince venait de l’astéroïde B612, ce qui ne
l'empêchait pas de rencontrer de grandes difficultés avec
une fleur et de se lier d’amitié avec un renard. Nous y
reviendrons ; l’amour est l’autre sujet qui occupe et
souvent préoccupe les hommes et les femmes — et tout
autant les chiennes et les chiens. J’ai moi même mon lot de
déboires avec quelques otocyons oreillards du XVIe
arrondissement de Paris.

On dit que les derniers mots d’un mourant nous en


apprennent plus que ce qu’il a pu faire, dire ou écrire de
son vivant. Voilà pourquoi, au moment de mon dernier
glapissement, j’aspire à convoquer cette idée simplement
exprimée, révélatrice d’un parcours abouti : « C’était
bien ! ». Cette courte phrase paraît simpliste au regard de
l’enjeu. En réalité, l’expression de mes dernières pensées,
à défaut de mes ultimes paroles — je suis un chien, je le
rappelle —, ce simple « C’était bien ! » traduira ce
qu’aura été ma vie. Chaque jour, j’aurai agi, pensé, bu,
mangé, forniqué… Vécu en somme. Et aimé ; aimé surtout.
Toujours en accord avec ma dernière pensée attendue. Et

18

au moment d’expirer, tant pis si la prononcer m’est refusé


par les circonstances, seule importe la manière dont elle
m’aura accompagné.


19
5

Courrier professionnel :

Commandant,

La Gendarmerie du Transport Aérien (GTA) nous


demande de communiquer les noms, adresses et
numéros de téléphone des pilotes ayant volé dans les
trois mois précédant l’accident du vol 447 avec l’un
des trois pilotes impliqués. Vous êtes concerné par
cette demande et, de ce fait, nous venons de
transmettre ces informations aux autorités.
Cordialement,

Le secrétariat de la Division de vol Airbus.

Nous sortons pour la promenade du soir. Dès


l’ascenseur, mon maître saisit son téléphone et appelle

20

Bethsabée, sa maîtresse5. Bethsabée est hôtesse de l’air.


Ma promenade est un prétexte idéal à leurs conversations
quotidiennes.
— Qu’est ce qui s’est passé ? Bon Dieu, qu’est-ce qui a
bien pu se passer ? Tu te rends compte ?!
Je sens, émanant de la peau de mon maître, l’odeur âcre
de la colère. Une colère puissante, irradiante, perceptible
à chaque mot, dans chaque attitude. Arrivé dans la rue,
l’oreille collée au portable, il fait de grands gestes du bras
dont le poignet, par malheur, retient l’anse de ma laisse. À
chaque mouvement, je décolle du sol. J’avance par petits
bonds, sautillant à la manière burlesque d’un astronaute
soumis aux 0,16 G de la pesanteur lunaire. Parfois il
ponctue ses phrases d'accélérations fulgurantes, aussitôt
suivies d’arrêts brutaux. Profitant de l’un d’eux, je me
soulage par micro-jets horizontaux contre la poubelle verte
du numéro 11 de la rue de Passy où habite la gracieuse et
toujours enjouée Gabrielle6, une jolie bichon frisée,
couleur mandarine, adoptée par le Dr. Chacruna, l’ami
médecin de la famille.
— Attends ma chérie, j’ai un double appel, je te
reprends.
Allo !
—…
— Oui.
—…

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— L’équipage.
—…
— Tu as déjà les noms ?
—…
— Je note. Vas-y !
J’ai mal au ventre ce soir ; et pas uniquement à cause
du gras de jambon déposé dans ma gamelle pour me faire
plaisir. Je suis comme ma maîtresse, prompt à une
excessive empathie dont le principal effet indésirable nous
conduit à subir le dérangement de nos intestins respectifs.
« J’ai du mal à digérer quelque chose ! », répète t-elle à
satiété et sur tous les tons lorsqu’elle est contrariée. Je
réalise aujourd’hui combien cette phrase a accompagné
son quotidien depuis le crash du vol 447. Profitant d’un
nouvel arrêt — un peu plus long, je l’espère — je
m’installe dans le caniveau pour y commettre une énième
déjection diarrhéique.
—…
— Oui, effectivement, je connais l’un des deux copilotes.
J’ai fait un New-York avec lui il y a un peu plus d’un mois.
Je ne m’en souviens plus très bien, j’ai beaucoup volé
depuis.
—…
— Je te remercie ; bon courage.
—…
— Oui, salut ! Toi aussi.

22

Le collier m’étrangle. Mais, comme je n’ai pas terminé


mon évacuation coulante, je me laisse délibérément
traîner, les quatre pattes tendues, ripant par à-coups sur
les pavés mal ajustés. Le regard de mon maître se pose
heureusement sur moi. Je peux me tortiller encore un peu
au rythme des spasmes liquides.
— Allo Bethsabée, tu es toujours là ? Excuse-moi,
c’était un collègue du syndicat. J’ai les noms.
—…
— Oui, c’est ça, l’équipage de la 447. Attends, je te les
lis, j’ai écrit sur ma main…
Pendant que je me déhanche douloureusement, il
énumère les douze noms et après un court silence,
j’entends Bethsabée s’exclamer dans le téléphone :
— Le copilote ! C’est lui, tu te souviens ? C’était notre
dernier vol toi et moi. Vingt-quatre heures à New-York ; en
amoureux. On avait posé un desiderata pour combiner nos
plannings. Il m’avait glissé à l’oreille en remontant de la
visite extérieure de l’avion : « J’adore les cheveux blonds
vénitiens ! » Nous étions arrivés ensemble au cockpit, moi
pour t’embrasser et couper court à tout malentendu, lui
pour lire la première check-list. On avait éclaté de rire
devant son air déconfit. Draguer la maîtresse du
commandant, c’était assez mal commencer le vol. Il avait
finalement, lui aussi, ri de bon cœur.
Un long moment s’étire.

23

J’imagine les grands yeux verts humides de Bethsabée.


Mon maître, lui, a le regard vide et malencontreusement
posé sur la petite pyramide molle dont je viens de me
libérer en un ultime soulagement. J’ai un peu honte qu’il
fixe ainsi ma déjection, même si ses pensées sont ailleurs.
Il rompt brusquement l’échange silencieux :
— C’est la merde ; c’est vraiment la merde ma chérie…
Sans sommation, il me soulève par le collier tout en
reprenant d’une voix blanche :
— Aujourd’hui, il est au fond de l’Atlantique, sans doute
encore attaché au siège du cockpit par son harnais. Il a
rejoint Mermoz. C’est là que son hydravion a disparu en
1936. La Croix du sud. Entre Dakar au Sénégal et Natal au
Brésil. Le Pot-au-noir7. L’Atlantique sud…
Et de conclure après ce rappel historique — soit dit en
passant, assez incongru — dont j’imagine qu’il représente
pour lui une sorte de refuge émotionnel :
— Tu sais, Bethsabée, je crois qu’on est loin d’imaginer
toutes les conséquences de cet accident… Bon, ma chérie
je te laisse, j’arrive devant chez moi.


24

La cathédrale Notre-Dame de Paris, seul lieu à la


dimension de l’émotion nationale suscitée par le crash du
vol 447, s’était naturellement imposée. La cérémonie
œcuménique avait été organisée en moins de vingt-quatre
heures par la Direction de la Communication de la
Compagnie. Une fois encore, elle avait déployé son
exceptionnel savoir-faire.
J’entends mon maître répéter depuis le début de la
soirée une phrase faite sienne dont il n’est manifestement
pas l’auteur : « L’émotion ça se gère, ça se met en scène ;
c’est un rituel ». Lors d’une réunion préparatoire, son
chef-pilote l’avait désigné pour intervenir pendant la
cérémonie. Il affichait depuis un air à la fois grave,
enthousiaste et vaguement fier — ce dont il avoua plus
tard avoir un peu honte. Pour l’heure, il raconte à sa
femme les préparatifs de la cérémonie :
— On prévoit qu’il y aura trois à cinq mille personnes.
Les familles et les proches des victimes, le personnel de la
Compagnie en uniforme, la presse, des personnalités, des
curieux. Elle cligne des paupières, fidèle à sa manière

25

habituelle d’acquiescer. Il poursuit :


— Il y aura les plus hauts représentants des différentes
confessions religieuses, mais aussi le gouvernement au
grand complet, des ambassadeurs et bien sûr le Président
de la République, avec Carla.
— Elle sera parfaite, comme toujours. La compassion
doit s’harmoniser à ravir avec le petit tailleur Chanel,
façon Jackie Kennedy8, qu’elle ne manquera pas de porter,
ne peut s’empêcher de commenter, aigre-douce, ma
maîtresse.
— J’aurais voulu que tu interviennes toi aussi, j’aurais
aimé partager cette communion avec nos collègues
disparus, que tu sois à mes côtés à l’ambon de Notre-
Dame. J’en ai parlé à… Elle l’interrompt :
— Je sais, la directrice du personnel a appelé. Elle
pense que ce n’est pas judicieux, ce sont ses mots. Tout le
monde sait que nous sommes mariés. Un pilote
commandant de bord et une chef hôtesse. Certains nous
jalousent, tu sais, d’autres nous dénigreraient. Inutile de
nous afficher. Surtout en ces circonstances. Et puis j’ai été
sollicitée par ma hiérarchie pour assister les familles des
victimes dans la nef. C’est mieux. On sera moins exposés
toi et moi.


26

Allongé de tout mon long sur leur lit, je fais semblant de


somnoler pour mieux les observer. Mon maître enfile
gravement son uniforme. Il semble ébranlé. Gorgé d’une
gravité dense et excessivement sombre. Soumis à des
pulsions quasi ancestrales. Reptiliennes. Le crash l’a
intimement blessé. Grièvement touché. Il n’en mesure pas
encore l’ampleur. Nous, les bêtes, percevons cela avec une
acuité particulière. Après avoir noué sa cravate noire de
deuil9, il répète à voix haute le contenu d’un mail aussitôt
imprimé sur une feuille déjà fébrilement froissée :
— « Une nuit, j’ai eu un songe. / J’ai rêvé que je
marchais sur une plage en compagnie du Seigneur. / Dans
le ciel apparaissaient, les unes après les autres, toutes les
scènes de ma vie. / Il y avait deux séries de traces sur le
sable : / L’une était la mienne, l’autre celle du
Seigneur […] »
— C’est de qui, demande ma maîtresse ?
— Ademar De Barros, un poète brésilien.
Irrité d’avoir été interrompu, les dents serrées à se
fendre, il pousse un peu plus sa voix dans les aigus :

27

— « J’ai remarqué qu’en certains endroits, il n’y avait


qu’une seule série d’empreintes, / Et cela correspondait
exactement avec les jours les plus difficiles de ma vie, / Les
jours de plus grande angoisse, de plus grande peur et
aussi de plus grande douleur […] ».
Inexorablement emporté par le reflux iodé d’une vague
scélérate de l’Atlantique sud, il se laisse submerger par
l’effusion des mots, le sel des larmes mais aussi
l’apaisante caresse des vers […] :
— « Je l’ai donc interrogé : / Seigneur… tu m’as dis que
tu étais avec moi tous les jours de ma vie / Et j’ai accepté
de vivre avec Toi. / Mais j’ai remarqué que dans les pires
moments de ma vie, / Il n’y avait qu’une seule série de pas.
/ Je ne peux pas comprendre que tu m’aies laissé seul aux
moments / Où j’avais le plus besoin de Toi. […] ».
Il s’interrompt. Enfile sa veste galonnée. Elle aperçoit
ses yeux brouillés de bleu d’orage10, saisit la feuille,
accompagne le geste d’un sourire et d’une voix douce,
poursuit la lecture à sa place :
— « Et le Seigneur répondit : / Mon fils, tu m’es telle-
ment précieux ! Je t’aime ! / Je ne t’aurais jamais aban-
donné, pas même une seule minute ! / Les jours où tu n’as
vu qu’une seule série de pas sur le sable, / Ces jours
d’épreuves et de souffrance, / Eh bien : c’était moi qui te
portais. ».
Elle saisit la main de son mari.

28

Un long silence est rompu par le claquement de ses


talons sur le carrelage. Il est temps. Elle l’entraîne. Le
soutient. Le porte presque. A la télévision, on annonce
l’arrivée prochaine à Notre-Dame des familles des
victimes du vol 447. J’aplatis mes oreilles. Nous, les bêtes,
sentons l’imminence des orages.

29

SERVICE COMMUNICATION

Note d’organisation : au début de la cérémonie, le


Cardinal proposera aux membres des familles et
proches des victimes d’apporter 228 bougies
allumées devant l’autel pour symboliser chaque
disparu. A la fin de la célébration, les familles seront
invitées à emporter cette veilleuse si elle le
souhaitent.

A leur retour, je comprends de leur conversation qu’ils


ne se sont pas retrouvés après la cérémonie. Lorsqu’elle
avait enfin répondu à ses appels insistants, sa voix au
téléphone lui avait paru « étrangement troublée ». Telle
était l’étonnante formulation de mon maître.
Depuis mon poste habituel, juché sur le lit conjugal,
j’observe ma maîtresse tenter maladroitement d'esquiver le

30

questionnement de son mari : pourquoi avait-elle si vite


raccroché ? Elle prétexte ne pas avoir trouvé son portable,
fourré au fond de son sac d’hôtesse mal fichu. Invoque un
début de malaise vagal. Se contredit… A ma grande
surprise, il n’insiste pas. Sans doute est-il éprouvé par
cette journée hors du commun. Peut-être se préserve t-il ?
Ne voulant tout simplement pas se confronter à une réalité
trop dérangeante ; pas encore du moins. Ou bien la
protège t-il ; comme à son habitude. J’ai du mal à contenir
mon impatience. Fébrile, je n’arrive pas à en atténuer les
effets. Mon petit corps de York Toy tremble de façon
incontrôlable. Cela m’arrive parfois — de plus en plus
souvent ces derniers temps — lorsqu’une émotion me
submerge.

*
* *

Je me glisse avec eux dans le lit. Il fait une chaleur


moite sous les draps. Elle esquisse un geste de recul
lorsqu’il se rapproche. Une esquive subtile. Profitant de
l’espace libre, je me cale entre leurs deux corps raides.
Malgré la fatigue, il ne peut s'empêcher de parler ; besoin
de raconter, d’évacuer :
— Normalement, j’aurais dû avoir le trac.
Quelque chose en lui d’essentiel semble touché. Si je

31

m’autorise ce commentaire c’est que je sais tout des états


d’âme de mes maîtres. D’ailleurs, nous les chiens de
compagnie — vous nous appelez ainsi avec parfois un
certain dédain — connaissons parfaitement votre intimité,
tant physique que morale. N’oubliez jamais ça ! A force
d’écouter les confidences de mon maître, je sais par
exemple que, dans sa jeunesse, le pilotage des avions
d’aéro-club lui avait permis d’atténuer les effets d’une
timidité hors norme. Tel un bernard-l’hermite, il trouvait là
une protection idéale à sa trop encombrante sensibilité.
Aujourd’hui impeccablement sanglé dans son uniforme
galonné de commandant de bord, il donne à voir une
image de technicien, froid et limpide comme une formule
de dynamique des fluides.
En réalité, il jouit d’une relation quasi charnelle avec
les Airbus dont la Compagnie lui confie les commandes.
Mon maître est ce que l’on appelle en psychologie inter-
relationnelle « un inhibé du ressenti ». C’est d’ailleurs
l’exact profil recherché par les services de recrutement des
compagnies aériennes : des hommes et des femmes
capables, sur commande, de réguler leur flux émotionnel.
Une qualité humaine assez répandue, paraît-il, complétée
pour les pilotes par d’autres critères tels l’empathie,
l'honnêteté intellectuelle, l’esprit de synthèse et de
décision. Tous indispensables à la gestion opérationnelle
en équipage des machines complexes que sont les avions

32

de ligne modernes. Il caresse la nuque de sa femme en


poursuivant son monologue :
— En montant au pupitre, j’étais dans un état de
sérénité totale. Ça paraît dingue, mais le simple fait de lire
ce texte devant cinq mille personnes m’a projeté dans une
dimension… Comment dire ? Existentielle ! Voilà, c’est
tout à fait ça : existentielle !
Elle lève les yeux, signifiant qu’il en fait peut être un
peu trop. Il la regarde de coté, assume son emphase et
d’un hochement de tête volontaire poursuit sur sa lancée :
— J’ai eu l’impression de me défaire d’un vieux
vêtement collé à la peau depuis les blessures d’orgueil de
l’enfance. Libéré de l'ego. Bien sûr j’étais en communion
avec nos collègues disparus. Je me sentais même investi
d’une mission de passeur. Oui, un passeur ; un pilote en
fait ! Je me devais d’indiquer le chemin du deuil à ces
maris, épouses, filles, fils, pères et mères, amants, amis…
Tous assemblés dans la nef de Notre-Dame. Sans même
regarder ma feuille, le texte d’Ademar De Barros sortait
plus de mon coeur que de ma bouche. Et crois-moi, c’était
comme si, à l’instant où je les prononçais, chaque vers
s’écrivait pour la première fois sur le sable. J’avais le
regard posé alternativement dans celui de Sarkozy et au
fond des yeux bleu de Prusse de Carla. Elle baissait
souvent les cils ; lui, ne me quittait pas d’un battement de
paupière. Ils étaient face à moi, assis sur des fauteuils

33

étrangement bas, tendus de velours pourpre. Leurs mains


enlacées. Alors j’ai eu cette vision folle. C’était
complètement dingue. Ma voix résonnait fort, les couleurs
étaient étranges, et surtout…
Il marque une pause. Elle soupire doucement, s’étire
comme une chatte. Je dresse mes oreilles pointues, avide
d’entendre la suite du récit :
— Nous étions tous entièrement nus dans la cathédrale.
De simples humains, nus. Vulnérables et exposés.
Terriblement impuissants. Des vers. Des lombrics ; d’une
teinte rose fluorescente très étrange.
Sa voix suinte l’émotion. Il parle maintenant de la
chaleur tiède, quasi humaine, dégagée par l’une des
veilleuses frappée du dessin virginal de Notre-Dame.
Raconte comment, d’autorité, le sacristain la lui avait
confié. Il s’était retrouvé sur le parvis. Ebloui par la clarté
du dehors. En état de choc. La flamme fragile vacillait au
vent entre ses paumes jointes. Il n’osait la souffler. La
bougie l’encombrait, l’empêchait de répondre aux
poignées de mains de ses collègues. Mais il lui était
insupportable d’éteindre l’ultime, l’infime relique de la vie
d’un des deux-cent-vingt-huit occupants du vol 447. Il
chuchote maintenant. Avoue combien il aurait aimé l’avoir
à son côté. Qu’elle tienne son bras à l’instant où, d’un
coup, d’un seul, rassemblant son courage, il avait soufflé
la veilleuse. La flamme s’était noyée. Un pschittt sinistre

34

avait accompagné la fumée noire et odoriférante échappée


de la mèche. Et tandis que la cire commençait à se figer, il
avait senti monter du plus profond de son être une solitude
glacée. L’eau noire. Froide sur son ventre, son torse,
jusqu’à sa bouche, ses narines. Une peur panique s’était
éveillée. La peur de mourir noyé. Seul ; sans une main
tendue.

Elle s’est endormie, bercée par le soliloque de son mari.


Il se tait, les yeux ouverts, attendant un illusoire sommeil.
Personne n’a songé à me sortir. N’y tenant plus, je me
soulage derrière le canapé du salon.

35

« Douze membres d’équipage, dont 3 Personnels Navigants Techniques


(PNT) et 9 Personnels Navigants Commerciaux (PNC) ainsi que
216 passagers étaient à bord du vol 447. »

Extrait du rapport du bureau d’Enquêtes et d’Analyse


pour la sécurité de l’Aviation Civile.

Elle s’est réveillée au milieu de la nuit. Tremblante.


Secouée de violents tremblements. Il s’était depuis
longtemps habitué à ces crises, aussi subites que
récurrentes. Depuis leur rencontre, mais plus encore
depuis leur mariage, elle s’était coupée de ses ressentis.
Conséquence, selon elle, d’une odieuse histoire
d’attouchements lorsqu’elle était fillette. Il avait essayé de
l’accompagner dans sa quête de vérité, à défaut de sens.
Mais très vite, en tant qu’homme, il s’était trouvé confronté
à l’extrême complexité du rapport entre une victime et son
bourreau, fût-il de substitution. Je me souviens du soir où,
de manière plutôt confuse, elle avait justifié son manque
chronique de libido, mais également les pulsions, aussi
subites qu’inextinguibles, dont elle gratifiait mon maître

36

toutes les quatre semaines. Toujours au moment de ses


règles. Selon sa propre analyse — laborieusement acquise
au fil d’années de consultations —, il s’agissait d’un
mélange de culpabilité et d’amour inconditionnel pour
l’homme. L’homme en général et un homme en particulier.
Celui qui l’avait trahie au plus haut degré par ses actes
incestueux tout en lui révélant le goût illicite du plaisir
charnel. Je revois encore la tête ahurie de mon maître. Il
s’était trouvé totalement dépassé par ce que son esprit
logicien de pilote de ligne considérait comme pure
irrationalité.
Même s’il était prêt à tout entendre, son désir pour sa
femme, si rarement assouvi, le rendait fou de frustration.
Leur fiévreux coït mensuel ne faisait que renforcer la
sensation de manque. Alors, en solitaire, il se soulageait ;
cela ne durait que quelques minutes — autant en finir
rapidement. Il en restait mouillé de tristesse. Un peu
honteux aussi lorsque les doigts encore collants, il effaçait
de l’historique de son ordinateur les séquences explicites
qu’il venait de visionner. Il souffrait de ne pouvoir
approcher sa femme. De ne pouvoir « mêler le sexe et
l’amour en cette alchimie fabuleuse qui cimente si
puissamment les couples épanouis ». Cette phrase — un
peu niaise, il en convenait — extraite d’un magazine de
psychologie vulgarisée, lui avait plu. Il l’avait notée et se
la remémorait souvent. Avec amertume. Voilà pourquoi,

37

presque à contre-cœur, il s’était mis à combler ce creux au


ventre — en réalité un gouffre qui ne lui laissait aucun
répit — par les caresses aimantes d’une maîtresse joyeuse.
Bethsabée était tout naturellement apparue dans sa vie et
dans la mienne. Souvent il m’emmenait à ses rendez-vous
galants et, je dois l’avouer, j’aimais moi aussi renifler la
peau fraîche de cette fille. Elle sent, comment dire… Oui,
c’est ça ! Elle a l’odeur d’un jeune chiot. L’esprit aussi.
Joueuse et espiègle. Un bonheur insouciant irradie de tout
son être. « Mon maître a pris maîtresse, j’en ai désormais
deux ». Le jeu de mots est éculé mais, tout philosophe que
je prétende être par usurpation, je ne peux m’empêcher de
succomber aux délices gras de cette forme d’humour. Sans
doute suis-je soumis, bien plus que je ne le voudrais, à
l’influence mimétique de mon maître.


38
10

Mon quotidien a repris son cours habituel. Chaque soir,


nous arpentons l’Ile aux Cygnes en direction de la Tour
Eiffel. Nous longeons les quais de Seine. La lumière crue
des bateaux dînatoires, charriant leurs cargaisons de
touristes, projette nos ombres géantes sur les tours de
Beaugrenelle. Nous faisons ensuite une halte sur un banc
du Champ-de-Mars. Lorsque je monte sur les genoux de
mon maître, il déploie une douceur que je ne lui connais
qu’en cette occasion. C’est à sa femme, je le sais, qu’il
aurait voulu destiner ces tendres caresses. Mais elle dort
depuis longtemps, là-bas, dans leur appartement de l’autre
coté de la Seine. Epuisée par une longue journée de
travail, répète t-elle à l’envi. Prétexte que nous savons, lui
et moi, destiné à masquer les symptômes d’une dépression
lancinante. Il préférerait que l’orage éclate. Que
l’oppression moite de leur vie commune s’estompe. Alors,
pour respirer un peu d’air frais, il vrille les oreillettes de
son téléphone au fond de ses conduits auditifs et savoure la
conversation radieuse de sa maîtresse. Elle raconte
invariablement les menus détails de sa journée et, comme

39

elle est particulièrement volubile, il suffit d’écouter. Son


monologue futile et joyeux lui fait un bien immense. Je vois
son visage se détendre. Frustration et tristesse
s’estompent. La voix sémillante de Bethsabée l’apaise. La
conversation terminée, nous reprenons le chemin de la
maison par les escaliers en marbre du palais de Chaillot.
L’improvisation vocale de Clare Torry13 — qu’il écoute
bien trop fort — me donne des frissons. Pour ultime
récompense, je renifle le trait de pisse laissé
amoureusement à mon intention par Gabrielle devant le
cabinet du Dr. Chacruna au numéro 11 de la rue de Passy.
Enfin, nous nous glissons en silence sous les draps. Ma
maîtresse se retourne, pose une main chaude sur ma tête
tandis que mon maître entoure de la sienne, plus épaisse,
le bas de mon dos. Je suis leur trait d’union.

*
* *

Elle est du matin. Lui plutôt du soir. Il est six heures. Je


l’accompagne jusque dans les toilettes dont elle laisse
toujours la porte entrebâillée. J’aime l’odeur aigre de son
urine. Dès l’ouverture de la boulangerie — à six heures et
demie —, nous allons chercher du pain et j’accomplis, moi
aussi, mon rituel physiologique matinal. Ce simple aller-
retour au coin de la rue nous prend désormais plus d’une

40

demi-heure. De retour dans l’appartement, selon un


cérémonial immuable, elle prépare un thé brûlant avant
d’allumer son ordinateur.

___________________
Note de l’auteur : il est conseillé de conclure la lecture de ce chapitre par une
pause musicale consacrée à l’écoute de The Great Gig in the Sky - piste
numéro 5 de l'album The Dark Side of the Moon des Pink Floyd.


41

11

Une semaine s’est écoulée depuis Notre-Dame. Elle se


décide à parler :
— Tu connais Charles Villette11 ?
— C’est un de tes collègues de la Direction, je crois.
— Oui, il travaille sur les dossiers professionnels des
hôtesses et des stewards. Il m’a invitée à déjeuner demain.
— Tu vas y aller ?
— Je ne sais pas… A Notre-Dame nous avons vécu
quelque chose de particulier, lui et moi. On s’est occupés
des familles des victimes. Après la cérémonie, sur le
parvis, nous nous sommes retrouvés par hasard. Je
l’imaginais tellement solide. Je l’ai vu vaciller. Son regard
d’abord. Ses yeux. Ils ont changé de teinte. Se sont
mouillés. Sa bouche ensuite. Elle s’est tordue. Crispée. Sa
tête s’est penchée vers l’avant. J’ai cru qu’il tombait. Je
l’ai retenu. Nous nous sommes retrouvés dans les bras l’un
de l’autre…
Elle marque un temps avant de poursuivre sa confession
préventive :

42

— Aujourd’hui, c’est moi qui suis tombée des nues. Il dit


que depuis cet instant il ne pense plus qu’à moi, qu’il est
obsédé par moi.
— Et alors ?
— Alors rien !


43

12

Pourquoi tant de détails ? Pourquoi avouer son trouble


à son mari, si ce n'est pour se protéger d’elle-même ? Se
défaire de cette vibration vrillante dont elle sent poindre,
dans les tréfonds de son bas-ventre, l’impérieux besoin
d’assouvissement. Depuis le crash, son corps, ses sens, ses
pulsions, brusquement se sont éveillés. Rien ne semble
pouvoir empêcher l’éruption.
Je tremble pour ma maîtresse.


44

13

Il fait particulièrement doux en ce milieu de mois de


juin. Le crash date d’il y a tout juste deux semaines. Nous
sortons faire notre promenade matinale. Comme désormais
chaque matin, elle compose le numéro de Villette. Je tends
l’oreille :
— Bonjour Charles.
—…
— Non je ne crois pas.
—…
— Oui, mon mari part en vol cette semaine. Mais
comment le sais-tu ?
—…
— Tu peux consulter son planning. Bien sûr !
—…
— Demain après-midi ? Non ! Enfin… Peut-être ; oui.
—…
— Demain, d’accord, on se retrouve demain alors.
—…
— Mais Charles, je me dois de lever un malentendu

45

entre nous. Tu es parti sur une fausse idée nous


concernant. A Notre-Dame…
—…
— Oui, moi aussi j’ai ressenti quelque chose.
—…
— Oui, je veux bien en parler avec toi. Mais…
—…
— A demain, Charles.


46

[ J’ouvre les yeux. ]

47

INTERMISSION

Incroyable ! Je suis devenu mon chien Voltaire. Je


m’attendais à tout. Sûrement pas à endosser la pensée et le
point de vue d’un animal, fût-il Voltaire ; encore moins à
devenir le témoin des promenades-alibis matinales de ma
femme et surtout pas le spectateur résigné de son coup de
foudre pour Villette. Comment est-ce possible d’ailleurs ?
Comment puis-je connaître aussi précisément la teneur des
conversations entre elle et son amant ? Sous l’effet de la
boisson, ingurgitée il y a maintenant une heure, une potion
au goût infect dont l’effet sur mon cerveau est stupéfiant,
je suis soumis à une puissante hallucination. Tous mes
filtres, tous les cloisonnements de ma conscience, ont
disparu. C’est effrayant et fascinant à la fois. Le produit
psychédélique, utilisé depuis des millénaires par les
chamans des tribus amazoniennes, me conduit à emprunter
la pensée, les sensations et même les émotions de mon
propre Yorkshire : « Heureux et toujours plein d’entrain, je
pèse moins de deux kilos et demi mais ma fourrure fauve
fait illusion. J’ai un bouton à deux trous au bout d’un
museau humide. Et de grandes oreilles. Beaucoup trop
longues selon les critères de ma race ; elles me font

48

ressembler à un renard du désert. Mes yeux sont si


expressifs que mon regard brillant semble m'octroyer la
parole. Ah, j’oubliais ! Une houppette sur le haut de mon
crâne me donne un air canaille et mes pattes arrière,
légèrement en-dedans, m’obligent à une démarche
comique. Je suis Voltaire. Yorkshire Terrier toy de sept
ans… ». Etrangement, je suis en complète conscience, bien
que mes perceptions s’interconnectent et se mêlent au
point de voir des sons, d’entendre des couleurs ; sans
parler des odeurs ! Je suis en état de totale synesthésie.
Des zones de mon cerveau, normalement cloisonnées, sont
désormais connectées. Je me sens intimement mêlé, non
seulement aux êtres vivants, mais aussi à tout ce qui
m’entoure. Un effet connu du nom de « dissolution de
l’ego », comme je l’ai appris la nuit dernière sur internet.
Mon esprit rationnel de pilote m’a conduit à sérieusement
me renseigner avant d’accompagner Le Doc en Belgique
pour, selon ses propres mots « vivre une expérience
existentielle puissante et hors du commun. »


49
[ Je ferme à nouveau les yeux.
Le manège émotionnel tourne de plus en plus vite ! ]

50

14

Trois semaines après le crash, IL EST [ JE suis ] seul


avec elle dans l’appartement conjugal. IL — donc MOI,
comme je viens de le comprendre — EST [ JE suis ] en
escale à l’étranger pour deux jours. Je suis [ Voltaire
EST ] installé sur les genoux de ma [ sa ] maîtresse — qui
n’est autre que Thalie, ma femme. Je me trouve
indéniablement dans un état de confusion totale : je suis
Voltaire, ne sais ni lire, ni écrire ; je ne puis qu’épeler en
aboyant, pourtant, par la magie d’une dissolution de mon
ego due à la plante hallucinogène ingurgitée par mon
maître Castor, je décrypte parfaitement les mots qui
s’inscrivent sur l’écran de ma maîtresse :

De : thalie@free.com
A : charles.villette@live.com
Objet : TSUNAMI
Par écrit, cela m’est possible. Je m’autorise à te
dire le tsunami intérieur qui est le mien depuis
notre dernière rencontre. Derrière mes pleurs se
cachent des désirs. Mon corps de femme s’est

51

réveillé mais ce que j’ai ressenti était trop


puissant pour que je puisse te l’exprimer. Je
prends conscience de l’isolement dans lequel je
me suis enfermée pour me protéger. Je
t’embrasse. Thalie.

La réponse quasi immédiate de Villette est un choc pour


mon coeur miniature :

De : charles.villette@live.com
A : thalie@free.com
Objet : SANS
Ma louve d’amour, on s’est tout à coup
enflammés, trouvant le sens de nos vies dans
cette claire jouissance. Jamais je n’aurais
imaginé qu’une femme comme toi puisse
m’aimer. J’aime la tendresse de ton regard. Je
suis fier de boire tes larmes salées et ta douce
cyprine. Je t’aime, Thalie, mais, comme toi, je
suis tiraillé par la peur de voir ce rêve finir et la
crainte de ne pouvoir répondre à nos aspirations
réciproques. Cette souffrance est le prix de notre
amour. Charles

52

Le message de réponse fuse, telle une flèche cupidique :

De : thalie@free.com
A : charles.villette@live.com
Objet : A EN PERDRE LA RAISON
M o n amo ur, tes eff leu r emen ts d ’h i e r
m’enveloppent encore ce matin. Je n’en avais
jamais reçu autant de la part de mains si
chaudes, pressantes, bienveillantes, douces et
attentionnées. Je me sens tellement vivante et
vibrante au contact de ta peau. Je me sens
femelle aussi dans ce tourbillon de caresses qui
me fait perdre la raison et me précipite vers
l’urgence d’y répondre avec mon corps, ma
bouche, ma langue, mes baisers. Thalie

53

15

Chaque matin, elle consacre désormais plus d’une heure


à son ordinateur. Depuis, je ne trouve plus rien dans ma
gamelle ; mais je ne la ramène pas. Il y a quelques jours je
me suis mis à trembler. Convulsivement. De plus en plus
souvent. Les caresses machinales de ma maîtresse n’y
changent rien. Bien au contraire. Je ne sais plus quoi
penser. Depuis toutes ces années passées à ses côtés,
jamais je ne l’aurais imaginée capable de pulsions aussi
intenses. Un magma émotionnel semble s’être accumulé
dans une poche secrète de sa géologie féminine. Il réclame
à jaillir. Impérieux. Villette, en souffleur de verre
opportuniste a ouvert un cratère par accident, laissant des
flots de pulsions trop longtemps vitrifiés se déverser en
effusions.


54

16

Elle porte une robe légère. Je suis installé sur ses


cuisses découvertes, mon cul étroit posé à même sa peau
soyeuse. Le mouvement de ses doigts sur le clavier est
frénétique :

De : thalie@free.com
A : charles.villette@live.com
Objet : VOLCAN
Mon amour, tu m’as dit hier comme il est
difficile de gérer la puissance d’un volcan
d’amour. Je commence à comprendre la
stratégie que j’avais mise en place pour éviter
de souffrir. J’étais coupée de mon ressenti, ce
qui m’interdisait toute capacité à offrir et
recevoir. A ton contact, tout s'effondre et je me
sens nue. Nue comme un ver misérable,
vulnérable face à mes peurs : l’abandon, le rejet,
la trahison… J'affronte tout cela depuis le crash,
d’où ces paniques à plein volume. Je vis

55

bouleversement sur bouleversement depuis que


je me suis offerte à toi, ce qui confirme le
tsunami pressenti. Thalie

Sur internet, elle commande des dessous. Des dentelles


sophistiquées ; la marque est réputée, les tarifs
exorbitants. Cela fait indubitablement sens avec la
démarche d’auto-gratification dans laquelle elle s’est
projetée. Une thérapie par la lingerie, en somme. Bien plus
qu’à séduire, elle cherche à mieux s’aimer. Les femmes
sont ainsi — souvent les hommes aussi, seul le support
diffère —, le luxe rassure et atténue le sentiment de
vulnérabilité lié à la condition humaine. Nous autres bêtes,
fort heureusement, n’avons pas ce travers.

De : thalie@free.com
A : charles.villette@live.com
Objet : LES TROIS A LA FOIS
Mon amour, jamais aucune étreinte ne m’avait
autant nourrie. J’ai connu des hommes. Assez
différents les uns des autres. J’en ai aimé avec
ma raison, d’autres avec mon cœur, d’autres
avec mon corps. Jamais avant toi, Charles, je
n’avais trouvé en un seul homme ces trois
dimensions. Thalie

56

Un fois le mail décoché, elle réserve pour le jour même


une chambre dans un hôtel de l’aéroport habituellement
fréquenté par des voyageurs en correspondance. Le slogan
de la chaîne hôtelière annonce tout de go, avec un
indéniable à-propos : « Faites vous plaisir en venant chez
nous ». Je ne peux m’empêcher d’imaginer l’horrible
scène : ma maîtresse, offrant son désir, corps et cœur
outrageusement déployés, dans un décor marron glacé
d’une navrante et intentionnelle banalité, résultat
affligeant d’études marketing visant à favoriser
l’émergence d’un sentiment d’apaisement propice au bien-
être des voyageurs en transit. J’en ai un frisson de dégoût,
ce qui n’arrange pas mes tremblements.

*
* *

Il est l’heure de notre promenade du matin. Dès


l’ascenseur elle allume son portable :
— Bonjour Amour.
—…
— Oui mon cœur de loup, j’ai pensé à toi toute la nuit.
—…
— A treize heures ; oui j’ai déjà réservé une chambre en
day-use. J’aime tant nos rendez-vous discrets.
—…

57

— On parlera aussi ; tu veux bien ? Tu sais, il ne suffit


pas d’aimer. C’est comme si j’avais un hameçon accroché
au fond de la gorge. Ce serait me blesser si tu l’arrachais
sans précautions. Je ne peux pas faire abstraction des liens
avec mon mari ; depuis si longtemps…
—…
— D’accord, on en parle tout à l’heure.
—…
— Je t’aime aussi mon loup.

58

17

Huit semaines se sont écoulées depuis le crash. Ma


maîtresse vient de rentrer du travail. Comme d’habitude,
elle n’a pas dîné et s’est effondrée, à moitié habillée, sur le
lit. Avant de sombrer complètement, elle s’empresse de
consulter son téléphone, espérant de Villette quelques
nouveaux mots tendres. « LOW BAT » s’affiche sur
l’écran. Puis apparaît le tourbillon sinistre annonçant
l’imminente extinction de l’appareil.
— Lui aussi est à plat, a-t-elle ironiquement le temps de
murmurer en se moquant de son esprit fleur bleue, tout en
assumant avec gourmandise sa bêtise adolescente. Dans
un dernier effort, elle saisit un chargeur sur la table de
nuit de son mari, branche l’appareil, puis s’endort
lourdement.

*
* *

59

Mon maître et moi sommes sortis. La voix de Bethsabée,


puis les notes aiguës et planantes des Pink Floyd
accompagnent notre heure de déambulation.


60
18

A notre retour, je comprends qu’il cherche le chargeur


de son téléphone. Il n’est pas à sa place habituelle ;
toujours la même.
Mon maître est organisé, méthodique, voire procédurier.
Elle le lui reproche suffisamment. En réalité, il exècre les
contraintes. Pour gagner en liberté et en paix d’esprit, il
s’attache à la plus extrême rigueur. « Une place pour
chaque chose, chaque chose à sa place », aime t-il répéter,
avant de faire l’éloge d’une autre valeur essentielle à ses
yeux : l’anticipation. « Ne jamais être pris au dépourvu »,
telle est sa doctrine de vie quotidienne. C’est là sa
parade ; quelque peu paradoxale, il en convient. Thalie,
excédée, s’emporte souvent, hurlant que leur appartement
n’est pas un cockpit. Il hausse les épaules et n’y change
rien. Elle, pour satisfaire aux mêmes aspirations de
tranquillité et de liberté, a opté pour une stratégie
rigoureusement opposée. Et, si d’aventure il ose un
reproche, elle oppose d’un geste du menton un article
découpé et scotché — bien entendu de travers — sur la
porte du frigo. Il y est vanté les mérites du désordre.

61

Le titre accrocheur fournit à cet égard le plus parfait des


entérinements : « Le foutoir stimule la créativité ».

En maugréant il se saisit de son chargeur, retrouvé


connecté au téléphone de sa femme. L’appareil prend vie
en vibrant. L’écran s’illumine :

Message envoyé le 22 juill. 2009 23:56


G annulé mes RVs de demain. Discrt retrouv 15:30.
Ton Loup.

Il tousse, manque s’étouffer. Le remue-ménage, dont il


commence à percevoir les effets dans sa poitrine, le fait
suffoquer. Médusé, il cherche d’autres SMS. N’en trouve
pas. Elle a sûrement pris soin de les éliminer ; c’est ce
qu’il fait aussi avec ceux de Bethsabée. Elle se retourne
dans le lit, frappe mollement l’oreiller avant de respirer à
nouveau profondément. Assis à ses pieds, les oreilles
dressées, je sais l’instant crucial. J’observe mon maître
tandis qu’il égrène l’historique des appels qu’elle n’a pas
pensé à effacer. Un numéro inconnu apparaît souvent,
associé à une liste de dates et d’horaires :

[ +33 6 11 747 747 ]


Douze juillet, sept heures cinquante-six
Treize juillet, six heures trente-deux

62

Quinze juillet, sept heures cinquante-cinq


Seize juillet, huit heures vingt-deux
[…]
Aujourd’hui, sept heures vingt-cinq.

En consultant la liste des contacts mémorisés dans


l’ordinateur de sa femme, il retrouve facilement le nom du
correspondant :

Charles de Villette
60700 Pont Sainte Maxence.

*
* *

— Villette !? Ma femme et Villette ? Incroyable !


Mû par une force impérieuse, il retourne s'asseoir sur le
bord du lit conjugal pour dévisager sa femme, les yeux clos
sur un secret qui ne l’est plus. Je perçois de l’amour dans
son regard. Un amour enraciné, teinté pourtant de
frustration et de tristesse. Sans doute la trouve t-il belle.
Au début de leur relation, il parvenait à la réveiller. Il était
son prince de lumière capable de l’arracher à l’hiver des
morts en ranimant ses sens. Rapidement pourtant, elle
s’était réfugiée — emmurée vivante —, dans
« l’épuisement » comme elle le répète désormais chaque

63

soir. Parfois, il s’était aventuré à l’embrasser dans son


sommeil. Elle s’extirpait alors de l’endormissement par un
violent sursaut suivi de longues minutes de respiration
haletante, confrontée, semble t-il, à une vision d’épouvante
dont il pouvait lire la marque sur son visage. Il s’était
d’abord amusé de ces accès d’affolement, ne prenant pas
au sérieux ce qu’il considérait n’être qu’une théâtrale
démonstration. Puis, comme sa femme semblait réellement
terrifiée, il s’en était désolé, avant de se résigner.
Souvent, le soir, il la contemplait ; endormie, allongée
sur le ventre, parfois de coté ; nue. Son regard s’attardait
sur ses courbes, son paysage lascif de « Belle au bois
dormant ». La lente ondulation de son corps, provoquée
par le flux de sa respiration, le fascinait. Moi Voltaire,
depuis l’extrémité du lit, je m’enivrais des mollesses
sensuelles de ma maîtresse. Parfois, répondant à l’appel
d’une pulsion, les cuisses collées contre ses fesses, il
flairait l’odeur chaude de son cou. Pour autant, elle ne
bougeait pas. Parfaitement insensible à sa proximité
intime. Et s’il n’était la chaleur irradiant de sa chair
alanguie, c’eût été une veillée funèbre. Elle semblait
morte. Gisante immobile à ses côtés. Il pleurait alors en
silence. Englouti sous une déferlante de mélancolie
poisseuse. N’y tenant plus, il se masturbait en regardant
fixement le doux visage de sa femme. Elle demeurait inerte
tandis que le sommier ondulait mollement. Ces nuits-là, je

64

m’éclipsais pour uriner contre le rideau du salon. J’avais


remarqué que le velours s'imprégnait longtemps de mon
odeur. A mon retour, je le trouvais meurtri, honteux et sale.
Les dégâts de son âme se lisaient sur son visage. Il
s’endormait, blotti dans l’édredon de son mal-être,
tournant le dos à l'icône immobile de sa frustration.
L’odeur crue du sperme, mêlée à celle âcre du chagrin,
flottait dans l’air de la chambre conjugale.


65
19

A partir de divers indices et surtout du « carnet de


courses et de choses à faire » — sorte de journal intime
qu’elle remplit chaque jour —, mon maître passe le reste
de la nuit à reconstituer les détails de l’aventure adultère
de sa femme. Une intense frénésie le fait bondir à chaque
découverte : ils ont déjeuné ; Villette s’est déclaré. Elle ne
l’a pas éconduit. Fin juin, elle écrit dans son carnet :
« Mon laisser-faire est-il un encouragement ? » Tout avait
donc commencé à Notre-Dame. Tandis que lui, noyé dans
les yeux de Carla, voyait l’eau bleu de Prusse de
l’Atlantique sud le submerger, elle, de son côté, ressentait
dans les plis de son intimité un grondement sourd, suivi
bientôt du jaillissement bouillonnant d’une eau divine. Un
fluide qui demandait à gicler en un besoin furieux :
VIVRE ; VIVRE à en perdre l’âme et la raison. L’eau
sacrée s’était muée en feu, procurant à ma maîtresse une
sensation de picotement d’abord, de chaleur diffuse
ensuite, de brûlure enfin. Elle était toute entière devenue
incandescente. « Une lave en fusion », avait-elle écrit sur
son carnet. En découvrant les confessions manuscrites de

66

ma maîtresse, je ne peux m’empêcher de citer mon illustre


homonyme philosophe : « Dire le secret d'autrui est une
trahison, dire le sien est une sottise ». Page après page,
sous les déliés de son écriture de jeune fille, mon maître
découvre les pensées de sa femme dans les bras d’un
autre : regards échangés, mots murmurés, jeu des
séductions, sourires, soupirs et corps-à-corps : « Un jour
ensoleillé, j’ai retrouvé Charles dans la chambre
mansardée d’un petit hôtel romantique de la butte
Montmartre », se livre t-elle. Suit le détail exhaustif et
méticuleusement retranscrit de leurs pulsions obscènes
avant de conclure en deux lignes griffonnées sur une page
isolée : « A ma manière, en célébrant la vie, le sexe et
l’amour, j’entreprends le deuil des deux-cent-vingt-huit
âmes du vol 447. ».
Le coeur de mon maître se vrille sous l’estocade. C’en
est trop. C’est indécent. Exaspéré, furieux, il abandonne le
carnet et m’entraîne pour une inhabituelle promenade
matinale. Le jour se lève. L’air frais capsule encore les
odeurs de l’été mais les reflets du ciel coloré sur la Seine
semblent déjà distordre l’horizon. L’Ile aux Cygnes est
déserte. Contrairement à l’idée généralement admise, ce
n’est pas le personnage du tableau d’Edvard Munch qui
pousse un cri ; il s’en protège12. Bref, j’ai vu une émission
sur le sujet… Mais je me laisse aller à digresser… Le cri
déchirant de mon maître est terrible, quasiment inhumain.

67

Je suis ventre à terre, les oreilles aplaties sur le haut du


crâne pendant qu’il vide, colère et frustration, en un jet
sonore d’une puissance inouïe. Suit un silence total, linceul
de son désespoir. Puis lentement, par lambeaux, les ondes
disloquées reconstituent l’harmonie habituelle d’un matin
du monde. Un oiseau se risque à pépier, suivi de dizaines
d’autres. La vie reprend son flux.

68

20

Ils sont séparés depuis trois mois. Quasiment tout ce


que contenait l’appartement, des dizaines de cartons de
déménagement l’ont englouti. Restent un lit, le canapé, une
vieille chaîne hifi et quelques livres. Moi aussi, je reste. Je
suis son chien après tout.
Les pièces vides résonnent de l’écho de notre solitude.
Ma maîtresse nous manque. Orly, la chanson de Brel,
passe en boucle sur la hifi :

« Et brusquement, il pleure
Il pleure à gros bouillons

Bethsabée vient quelquefois.


Un pansement, dit sans élégance le Dr. Chacruna, l'ami
médecin. Il se fait appeler « Le Doc ». On le voit de plus
en plus souvent. Parfois mon maître et lui vont en
Belgique. Ils en reviennent, deux jours plus tard, l’air
bizarre. Quasi mystiques. Graves et détendus. Etrangement
détendus !

69

Mais ces deux déchirés


Superbes de chagrin
Abandonnent aux chiens
L’exploit de les juger

J’ai commencé à perdre mes poils. De grandes plaques


desquamées sur mon dos et mon arrière-train ne laissent
rien présager de bon. « Maladie de peau », a diagnostiqué
Le Doc qui se fait un point d’honneur à soigner
indifféremment, les hommes, les bêtes et les plantes. « La
peau est la frontière de l’être avec le monde. Une surface
de contact vivante entre soi et l’extérieur », avait-il ajouté.
Bref, il paraît que je somatise.

Tout encastrés qu’ils sont


Ils n’entendent plus rien
Que les sanglots de l’autre

La séparation m’est insupportable et rien n’y fait, ni les


attentions de Bethsabée, ni ses caresses. Pourtant elle sent
vraiment bon le jeune chiot. Je suis secoué de sanglots. La
voix désespérée de Brel n’arrange rien :

Et puis
Et puis infiniment
Comme deux corps qui prient

70

Infiniment, lentement,
Ces deux corps se séparent
Et en se séparant
Ces deux corps se déchirent

Il y a aussi cet invraisemblable projet de voyage en


Amazonie avec Le Doc. Ils en parlent souvent. Je suis
inquiet.

Et puis en reculant
Comme la mer se retire
Il consomme l’adieu
Il bave quelques mots
Agite une vague main

Un voyage dans la tribu des Indiens Yawanawá. En


pleine forêt amazonienne, à la frontière du Brésil et du
Pérou. Une expédition psychédélique, censée libérer mon
maître de ses maux et démons, guidé par un pajè, le
chaman local.
Et pour balayer toute réticence de sa part, Le Doc s’est
contenté de citer — avec emphase — l’ethnologue Claude
Lévi-Strauss :
— « Le pajè est une sorte de psychothérapeute, à la
différence près que le psychanalyste écoute, tandis que le
chaman parle. »

71

Et brusquement, il fuit
Fuit sans se retourner
Et puis, disparaît
Bouffé par l’escalier

Après leur retour de chez les Indiens, il y aura la


première fois. La première fois où je reniflerai l’odeur à la
fois animale, subtile et puissante d’Emilie. Une gardienne
de la paix qui le convoquera au commissariat du XVIe
arrondissement de Paris.

La vie ne fait pas de cadeau


Et nom de Dieu c’est triste
Orly, le dimanche,
Avec ou sans Bécaud ! »


72

DEUXIEME PARTIE

Voici l’histoire extraordinaire racontée par le commandant


Castor de Saint-Elme qui aurait dû se trouver aux
commandes du vol 447 le 1er juin 2009.

Lors d’une hallucination psycho-sensorielle, il va être


amené à revivre les dernières minutes du crash telles que
chacun des trois pilotes aux commandes en a fait la
tragique expérience.


73

Il vit, en face de lui, se resserrer de minute en minute les queues de tornade


comme on voit se bâtir un mur […] Des trombes marines se dressaient là
accumulées et en apparence immobiles comme les piliers noirs d’un temple
[…] Et Mermoz poursuivit sa route à travers ces ruines habitées, obliquant
d’un chenal de lumière à l’autre, contournant ces piliers géants où sans doute
grondait l’ascension de la mer.

Terre des hommes - 1939


ANTOINE DE SAINT-EXUPERY


74

Mesdames, Messieurs les pilotes,

Avec la disparition du vol 447, nous vivons une page


particulièrement tragique de notre histoire collective. La
cérémonie oecuménique tenue à Notre-Dame de Paris, en
présence des plus hautes personnalités laïques et
religieuses, a souligné la très large dimension de ce
drame. Depuis le jour de la disparition du vol 447 ralliant
Rio de Janeiro à Paris, des centaines d'entres vous ont
assuré leurs missions, dans les avions et partout où
l'engagement professionnel est nécessaire au quotidien.
C'est un motif de fierté collective alors que nous sommes
meurtris par la perte de 228 vies.
Le bruit médiatique aidant, la profonde tristesse peut
parfois se teinter d'inquiétude. Nous devons être
irréprochables, rigoureux et dignes envers ceux qui nous
confient leurs vies.
Le chef Pilote

75

22 juillet 2009. Huit semaines se sont écoulées depuis le


crash. Comme chaque soir, j’attache sa laisse extensible au
collier de Voltaire et nous sortons. Le bavardage joyeux de
Bethsabée aurait dû agrémenter notre heure de promenade.
Cette fois, c’est moi qui ai parlé le premier :
— Tu sais Bethsabée, on s’est en quelque sorte
mutuellement sauvé la vie.
— J’y pense sans arrêt.
— Je ne pense qu’à ça aussi. J’ai honte… En fait non,
ce n’est pas de la honte, c’est bien plus fort, plus
insoutenable. Je ne sais pas comment dire ; je suis dévasté.
— Dis-moi, mon chéri ?
— On aurait dû être à bord de ce vol, tu le sais comme
moi !
— Je sais ; on avait demandé la rotation13 pour passer
quatre jours ensemble… Tous les deux !
— Tous les deux… Elle hésite avant de me corriger
d’une voix aigre douce : … toi, moi et… et elle en fait !
— Heu ! Tous les trois ?! Oui…

76

Je suis KO debout. Bethsabée me laisse le temps de


déglutir l’indignité qui assèche ma bouche ; elle marque
une longue pause avant d’asséner :
— Enfin, en théorie.
— C’est pour ça que nous n’étions pas à bord.
— Evidemment ! C’est pour ça !!
— Ils sont morts à notre place en quelque sorte…
Elle m’interrompt brusquement et s’emporte :
— Tu ne peux pas dire ça. Non, non, non, je ne veux
pas… Je ne te permets pas de dire ça !
—…
—…
— Je ne sais plus quoi penser, Bethsabée. C’est si banal
et pourtant si lourd de conséquences ce qui nous arrive.
Nous échangeons à nouveau un long silence. Elle le
rompt, une cassure dans la voix :
— En fait, je me demande ce que tu aurais fait… Ce que
tu aurais fait toi, si tu avais été aux commandes de
l’Airbus ?
— Ce que j’aurais fait !?
— Oui, si tu avais été le commandant du vol, comme
c’était prévu.
— Tu me demandes ce que… ?
— Oui.
— A leur place aux commandes du 447 !? Je suis
incapable de répondre à une question pareille, Bethsabée.

77

— Je suis certaine que tu y as pensé.


— Oui… Enfin, peut-être ; oui bien sûr !
— Dis-le moi… Je veux l’entendre.
J’éprouve le besoin d’une profonde respiration avant de
répondre à son impossible questionnement :
— Il ne se serait peut être rien passé. Pas de crash !
J’aurais peut être contourné par l’ouest la première cellule
orageuse. Vingt nautiques à gauche. Puis, le radar réglé sur
l’intensité MAX et l’écran calé sur l’échelle quatre-vingt
nautiques, j’aurais vu une ligne de grain droit devant. Je
l’aurais contournée, ce qui m’aurait amené à plus de cent
nautiques à droite de la route… Peut-être… Je ne sais pas,
Bethsabée. Peut-être ?!
Je viens de répéter, mot pour mot, le récit reçu au
téléphone d'un ami, le pilote en provenance de Sao Paulo
cette nuit-là sur le vol 459. Il naviguait dans la région du
crash, à la même heure, à bord du même type d’appareil et
m’avait décrit par le détail les conditions dans la zone :
« Le ciel était clair ; la demi-lune ne permettait pas pour
autant de voir distinctement le contour des masses
orageuses noyées dans les cirrus… ».
Puis, avec pudeur, il m’avait rapporté les premiers
échanges avec le contrôle océanique de Dakar : « Après
trente minutes de contacts inaudibles, le contrôleur nous a
demandé un relais radio avec le vol 447. Sans succès. Les
turbulences légères étaient devenues plus fortes en bordure

78

de zone. Puis sont arrivées les demandes du centre de


coordination de la Compagnie pour contacter la 447. Sans
résultat, là aussi ». L’inquiétude s’était immiscée dans le
cockpit… Dès le premier message radio avec le contrôle
de Canarias, ils avaient demandé des nouvelles d’un
appareil entré dans leur espace aérien une demi-heure plus
tôt. Rien ! Rien non plus dans la zone de contrôle de
Lisbonne. L’équipage avait alors songé au pire, se
remémorant les orages de la nuit, contournés non loin du
point ORARO, au milieu de l’Atlantique sud. Une fois
posé, mon collègue était rentré chez lui. Après quelques
heures d’un sommeil agité, il avait suivi, incrédule, les
commentaires édifiants du Directeur général de la
Compagnie, relayés par les chaînes d’information
continue. Le vol 447, l’appareil qu’il avait cherché à
contacter toute la nuit, était bel et bien porté disparu.

79

En rentrant de la promenade, je cherche le chargeur de


mon téléphone. D’habitude, je le laisse au même endroit.
Toujours au même endroit ! D’ailleurs, ma femme me
reproche suffisamment de sombrer dans ce qu’elle appelle
« de la maniaquerie ». Oui, je déteste chercher les choses.
Un trousseau de clés égaré peut me rendre fou de rage. Ce
type de frustration m’est tout bonnement in-sup-por-ta-ble.
Au point d’avoir élaboré un précepte : « Une place pour
chaque chose, chaque chose à sa place ». J’ai longtemps
essayé d’inculquer à mon entourage cette idée simple. Sans
succès, je dois l’admettre ; obtenant même l’effet inverse,
comme j’ai pu un jour le constater en trouvant sur la porte
du réfrigérateur une coupure de presse au titre
provocateur : « Le foutoir stimule la créativité ».
Je retrouve mon chargeur. Il est branché au téléphone de
ma femme. J’ai à peine le temps de pester que l’appareil
vibre dans ma main. L’écran s’allume, un message
apparaît ; édifiant.


80

« Inhibé du ressenti », disent les psychologues. Une


qualité nécessaire aux commandes d’un avion, un mode
relationnel mal adapté au quotidien de la vie, en particulier
pour ce qui est des rapports affectifs. En découvrant les
élans adultérins de ma femme, je suis d’abord désemparé.
Mais la naturelle inhibition de mes émotions chasse la
sidération première. Je me trouve alors dans un état
propice à l’exploration méthodique du contenu de son
téléphone : SMS, appels reçus et émis, agenda, annuaire
personnel… Tout aussi méthodiquement, je fouille son sac
à main. A partir de divers indices et surtout du « carnet de
courses et de choses à faire » qu’elle remplit chaque jour,
je passe le reste de la nuit à reconstituer les détails de sa
relation extra-conjugale. Il me faut l’admettre, la situation
est on ne peut plus sérieuse.


81

Page après page, je découvre à la lecture du carnet


intime de ma femme ce qu’elle éprouve dans les bras de
l'autre. J’ai du mal à la reconnaître dans les regards
échangés, les mots murmurés, le jeu des séductions, les
sourires, soupirs et corps-à-corps, minutieusement détaillés
par les volutes rondes de son écriture appliquée. Ma
femme est une autre. L’idée me vient de glisser mon
alliance en platine dans une de ces minuscules enveloppes
pour carte de visite. J’avais insisté pour que notre union
soit symbolisée par ce métal rare, réputé plus noble que
l’or. « Le platine résiste à la corrosion, ne s'oxyde pas à
l'air libre, est insoluble dans l’acide chlorhydrique et
l'acide nitrique, il est un catalyseur exceptionnel et rend
explosif un mélange d’hydrogène et d’oxygène » : voilà ce
que j’avais appris en consultant l’encyclopédie en ligne. A
l’intérieur de nos anneaux, j’avais fait graver une citation
de Virgile : Omnia Vincit Amor14.
Quelle naïveté ; quelle prétention ! 


82

Un bouillon de feux follets remonte à la surface du ma-


rais de mes souvenirs. Je suffoque. J’ai besoin d’air tout à
coup. Après avoir agrafé l’enveloppe à la couverture du
carnet, déposé le tout sur le clavier d’ordinateur de ma
femme, j’entraîne Voltaire pour une inhabituelle prome-
nade matinale. Le jour se lève sur la Seine. Le matin cap-
sule encore les odeurs de l’été mais les couleurs du ciel
semblent déjà distordre l’horizon. L’Ile aux Cygnes est dé-
serte. Entraîné par mon chien, je descends l’escalier en di-
rection de la Statue de la Liberté. Je sais combien Voltaire
aime pisser sur les saules qui l’entourent. A sa façon, il
rend honneur à l'allégorie de la Liberté, passablement dé-
modée, d’Auguste Bartholdi et de Gustave Eiffel. Les
arbres pleureurs, si chers à ses projections urinaires,
semblent former autour du socle de cette meringue vert-de-
gris glorifiant « la Liberté illuminant le Monde », couron-
née de rayons représentant les sept océans, une assemblée
de Mater Dolorosa, « pleine de larmes et sans cris »15.
Surgi d’on ne sait où, ce vers de Verlaine m’est venu à

83

l’esprit tandis que je regarde, hagard, les branches tremper


leurs extrémités lascives dans l’eau trouble de la Seine. Je
sens monter en moi une vague lourde de colère. Une lame
d’une puissance inouïe. Mon ventre est habité. Un serpent
fabuleux le déforme de l’intérieur. l’anaconda se déploie.
Je dois le vomir ; m’en libérer. La tête en arrière, dirigée
vers le flambeau de la statue, les yeux révulsés, la bouche
immensément ouverte, je dégurgite colère et frustration
tuméfiées en un cri phénoménal. Un terrible jet sonore
d’expulsion. Puis le silence s’installe. Un silence de ve-
lours, tel un brouillard épais, enveloppe tout alentour. Ma
tête est engourdie. Lourde. Mon front, douloureux, mordu
par une sensation glaçante. Des lucioles blanches vire-
voltent devant mes yeux grands ouverts. J’ai mal à la gorge
et aux poumons. Mes muscles sont tétanisés. Mes membres
emplis de picotements douloureux ; comme brûlés par
mille insectes. Peu à peu, le temps reconstitue son fil.
L’espace se reforme. Les ondes disloquées retrouvent
l’harmonie pure de ce matin frais d’été. Un oiseau grin-
gotte, suivi de dizaines d’autres. La vie reprend son cours.
Une larme coule sur ma joue. Tombe sur le museau de Vol-
taire. Je pleure sans bruit. Apaisé pour quelque temps. Li-
béré. Un peu. Je l’espère. Pourtant, le serpent est toujours
là. Lové dans mes viscères. Anaconda somnolent, prêt à
sortir son anatomie fluorescente du bain boueux du rio
amazonien où bientôt je serai immergé. La Seine coule. Je

84

quitte l’Ile aux Cygnes en direction du pont Mirabeau. Non


loin de là, dans les locaux vétustes d’une antenne du com-
missariat de police d’Auteuil, conformément à la prédic-
tion — encore à venir — d’un chef de tribu, j’aurai rendez-
vous avec la future mère de ma fille :
— A ton retour, celle qui te fera venir à elle, ce sera
celle-là, allait bientôt prophétiser Biraci16, le chef spirituel
des Yawanawá.
En attendant, Voltaire me surveille ; inquiet. Et tandis
que nous marchons sur le quai du Port autonome, je me
surprends à fredonner un poème d’Apollinaire sur un air de
Léo Ferré* :

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine


Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine
[…]»

___________________
* Note de l’auteur : il est conseillé de conclure la lecture de ce chapitre par
une pause musicale consacrée à l’écoute de la chanson « Le pont Mirabeau »
de l’album Léo Ferré « Chante les poètes ».


85

Thalie et moi sommes séparés depuis trois mois mainte-


nant. Quasiment tout ce que contenait notre appartement a
été englouti par une invraisemblable quantité de cartons.
Restent : un lit, le canapé, une chaîne hi-fi et quelques
livres. Voltaire aussi. Les pièces vides raisonnent de l’écho
de notre solitude.

Bethsabée vient quelques fois.


— Un pansement, dit sans élégance mais avec lucidité
mon ami Le Doc. Il a décidé de m’aider à surmonter cette
mauvaise passe. Je le laisse faire. Je me laisse haler.

Moi, je suis inquiet pour Voltaire. Le Doc a diagnosti-


qué une maladie de peau. Notre séparation lui est insuppor-
table. Thalie nous manque. La voix désespérée de Brel
n’arrange rien.

86

« […] Mais ces deux déchirés


Superbes de chagrin
Abandonnent aux chiens
L’exploit de les juger […] »*

___________________
* Note de l’auteur : il est conseillée de conclure la lecture de ce chapitre par
l’écoute de la chanson Orly, du dernier album de Jacques Brel, Les
Marquises, paru en 1977.

87

[ fin mai 2011,


deux ans après le crash du vol 447. ]

88

Un message du service de planification m’indique que


je décolle demain à dix heures trente — heure locale —
pour assurer le commandement du vol 444 à destination de
Rio. Le retour est prévu deux jours plus tard par le vol 445.
Je vais accomplir les mêmes gestes routiniers : dormir dans
le même lit, la même chambre d’hôtel 612 avec vue — à
gauche sur Copacabana, à droite sur Ipanema — ; m’attar-
der sur la terrasse pour un brunch ensoleillé face au Pain
de sucre. Le soir venu, nous nous retrouverons en équipage
dans la salle blafarde du bureau de l’escale de la Compa-
gnie. Je serai assis sur la chaise un peu bancale utilisée par
le commandant du vol 447 deux ans plus tôt. J’étudierai le
dossier de navigation du retour vers Paris — promptement
rebaptisé 445 après l’accident —, manière efficace d’éviter
l’amalgame. Nous décollerons à vingt-deux heures de l’aé-
roport de Rio Galeão ; après un virage à gauche vers les
collines déchiquetées de Teresópolis, nous monterons jus-
qu’à l’altitude de croisière, cap au nord vers Natal en lon-
geant la côte. Ce sera l’heure du dîner. Le copieux plateau

89

apporté par une hôtesse au cockpit sera similaire à celui de


leur dernier repas. Nous suivrons la voie aérienne UN873,
croiserons l’équateur au passage du point INTOL, avant
d’entamer, à la vitesse de neuf-cents kilomètres à l’heure,
la traversée de l’Atlantique sud. Sans doute aurons-nous à
contourner quelques cellules orageuses à l'aide du radar de
bord. Enfin nous dépasserons ORARO, là où, sous l’eau
noire, à plusieurs milliers de mètres de profondeur, repose
l’épave de l’Airbus.
Les squelettes des passagers, promptement et méticuleu-
sement nettoyés par les amphipodes nécrophages, gala-
thées, crabes et autres crevettes tachetées, sont certaine-
ment encore attachés à leurs sièges. Tout comme ceux des
deux pilotes aux commandes, harnachés aux fauteuils du
poste de pilotage. Quelques jours après l’accident, plu-
sieurs dépouilles — dont celle du commandant de bord —
étaient remontées à la surface. Sans doute n’étaient-ils pas
à leur siège ou n’avaient-ils pas leur ceinture attachée. Les
coordonnées géodésiques des corps repêchés avaient servi
à évaluer la position de l’épave. Mais la modélisation des
courants marins dans cette zone peu étudiée de l’Atlan-
tique sud n’avait pas permis de déterminer le lieu exact du
crash, les experts ne s’accordant tout simplement pas sur la
méthode. Il avait fallu trois ans avant de retrouver l’Airbus
immatriculé Charlie Papa et comprendre, grâce aux boîtes
noires, les causes de l’accident. A ce jour, deux ans après

90

l’accident, seuls une dizaine de messages automatiques re-


çus par le service de maintenance de la Compagnie donne
de maigres indications sur les pannes et alarmes rencon-
trées par l’équipage. Hormis quelques suppositions oi-
seuses, personne ne sait encore ce qui s’est réellement pas-
sé à bord du vol 447.


91
8

J’ai mis du temps à entendre la sonnerie de la porte. La


musique que nous écoutons, Voltaire et moi, est plus gaie.
Du moins l’ai-je cru en choisissant un air de bossa nova :

« Non je n'oublierai jamais la baie de Rio


La couleur du ciel le long du Corcovado
La Rua Madureira la rue que tu habitais
Je n'oublierai pas pourtant je n'y suis jamais allé

Voltaire m’a devancé dans l’entrée et se frotte déjà


contre la jambe du Dr. Chacruna qui lui, me dévisage avec
une attention soutenue. En réalité, il m’ausculte de visu. Je
dois avoir un air terrible. C’est du moins ce que m’indique
le miroir de son œil, plus professionnel qu’amical.

Non je n'oublierai pas la douceur de ton corps


Dans le taxi qui nous conduisait à l’aéroport
Tu t'es retournée pour me sourire avant de monter
Dans une Caravelle qui n'est jamais arrivée.

92

Sans me consulter, Le Doc sort d’autorité un formulaire


de sa sacoche et rédige une ordonnance assortie d’un arrêt
de travail. Je n’irai pas voler demain, « compte tenu de
mon état de grande fatigue psychique et physique »,
précise-t-il.

Non je n'oublierai jamais ce jour où j'ai lu


Ton nom mal écrit parmi tant d'autres noms inconnus
Sur la première page d'un journal brésilien
J'essayais de lire et je n'y comprenais rien. »*

Cette fois encore, je n’irai pas à Rio. Un pilote de


réserve sera déclenché à ma place. Je ne peux m’empêcher
de penser à Marc, le commandant du vol 447. Sur
l’ordonnance je reconnais le nom d’un médicament destiné
à une gastro-entérite dont je ne souffre pas.
« Ça sera plus commode pour justifier ton arrêt auprès
de la Compagnie », ajoute Le Doc avec bienveillance.
Je souris de mon association d’idées. Comme mon ex-
femme, j’ai effectivement du mal à digérer.

___________________
* Note de l’auteur : il est conseillé de conclure ce chapitre par l’écoute de la
chanson de Nino Ferrer, La Rua Madureira. La mélodie aurait été emprunté
au prélude N°4 de Chopin par le guitariste Antonio Carlo Jobim. Madureira
est un quartier populaire de Rio de Janeiro où bat le coeur du carnaval.


93

Par allusions symboliques : voilà comment le


Dr. Chacruna, mon médecin référent pour la Sécurité
Sociale, me soigne le corps et l’âme. Et ce soir, à sa
manière de demander si j’ai déjà entendu parler des
Indiens de la tribu des Yawanawá, je nous sais aux
prémisses d’un voyage initiatique inouï.


94

10

Ni moi, ni Le Doc ne possédons de voiture. Pour ma


part, j’ai suffisamment de satisfaction à piloter des engins
volants dont les performances relèguent n’importe quel
véhicule terrestre, aussi sophistiqué, puissant ou élégant
soit-il, au rang de jouet à pédales pour enfant gâté. De plus,
j’ai toujours trouvé absurde la propension de ces hommes
— et désormais aussi de ces femmes —, classés CSP+ par
les instituts17, à afficher leur statut, flatter leur égo ou se
rassurer par la possession de véhicules tape-à-l'œil, aussi
puissants qu’inutiles et vraiment hors de prix. En ce qui
concerne Le Doc, je crois qu’il n’a tout simplement jamais
eu l’idée de passer son permis de conduire.

*
* *

Le Doc m’avait convaincu de l’accompagner en


Belgique « pour vivre une expérience existentielle
puissante et hors du commun », selon ses propres termes.

95

— Pourquoi la Belgique, avais-je demandé ?


— Parce que c’est illégal en France, avait-il répondu,
faussement innocent, en m’invitant par un sourire, assorti
d’une mimique ridicule, à lui accorder ma confiance.

Voilà comment, malgré moi, nous avons été amenés à


louer une voiture. Le préposé à la location, les cheveux
durcis au gel et les dessous de bras dégageant une odeur
entêtante de déodorant bas de game, nous avait annoncé
avec emphase — tout en réussissant le tour de force de
nous laisser croire à une confidence —, qu’aucun véhicule
de catégorie ordinaire n’étant disponible, nous
étions SuuuuuuuRRRclaSSSSés ! Il nous attribuait donc
une petite sportive italienne rOOOoooooouuuuuuggge !
J’avoue avoir été impressionné par sa rhétorique
commerciale.

96

11

Il est sept heures du matin. Nous roulons le long de la


voie sur berge en direction de l’autoroute de l’Est ; destina-
tion les Ardennes flamandes, lieu hautement improbable
pour l’expérience spirituelle dont Le Doc m’a décrit hier
les grandes lignes. Il m’a conseillé de rester à jeun. Un
conseil quasi impérieux. Et je dois admettre que les
quelques éléments dont il a bien voulu s’ouvrir, sous la
pression de mon insistante curiosité, ne m’ont pas rassuré.
Jusque tard dans la nuit, j’ai consulté le site de la MILDT18
et ce que j’y ai lu m’invite à la plus grande réserve19. En
particulier vis à vis de mon métier de pilote de ligne.
Comme s’il lisait mes pensées, Le Doc me tend un papier
imprimé. Ou plutôt, masque un pan entier de mon champ
visuel. Je lâche le volant d’une main pour écarter la feuille
et retrouver la vue de la route. Alors se produit un événe-
ment anodin dont pourtant les conséquences devaient
s’avérer considérables.


97

12

Le GPS de la voiture émet un son strident. L’instant


d’après, un flash puissant éclaire le pare-brise. Mon corps
se raidit, traversé de bas en haut par une tension électrique
venue du plancher. Un véritable coup de foudre. Les poils
de mes avant-bras se dressent, j’ai des fourmis au bout des
doigts et dans la nuque et un claquement de tympan au
fond de mes conduits auditifs — le son d’une fuite d’air
plutôt — vide ma tête de toute tension, comme ferait une
bouteille d’eau pétillante trop rapidement décapsulée. Je
reprends mes esprits et donne un coup de volant pour ali-
gner la voiture sur la trajectoire dont elle s’était écartée.
Puis tout redevient calme. Mes yeux se posent à nouveau
sur le document tendu par Le Doc. Son titre " PHARMA-
COLOGIE HUMAINE DE HOASCA, - Infusion de
plantes utilisée dans un contexte de rituel au Brésil " est
flanqué d’une dizaine de logos d’universités et d’orga-
nismes prestigieux.
— Je crois qu’on s’est fait flasher, lance Le Doc, sur un
ton gonflé de sous-entendus.

98

A n’en pas douter, il veut m'entraîner sur le terrain de la


symbolique. Associer les événements les plus anodins du
quotidien à des questionnements existentiels l’a toujours
beaucoup amusé. Mais je suis d’humeur revêche et n’ai
aucune envie de faire les frais de ses facéties. Peine per-
due. Manifestement, il semble ne vouloir m’accorder au-
cun sursis :
— Je suis certain que ce flash de radar marque le début
d’une extraordinaire aventure ; peut-être un coup de
foudre, lance t-il hilare. Je l'interromps, tentant une diver-
sion à laquelle je le sais particulièrement vulnérable :
— « Dis donc, tonton, quand tu déconnes comme ça, tu
le fais exprès ou c'est sans le vouloir ? »
Effectivement, il se laisse prendre au jeu et, malgré la
difficulté du défi, répond du tac au tac :
— Zazie dans le métro, Louis Malle, d'après le roman
éponyme de Raymond Queneau, 1960.
Sans délai, il relance le concours en se modelant une
voix éraillée de parrain calabrais :
— « C’est à moi que tu parles ? »
Ma réponse fuse et je comprends trop tard m’être fait
prendre à mon propre piège :
— Robert De Niro, Taxi Driver.
J’enchaîne sans temps mort :
— « Montez dans votre Alfa, Roméo ! »
Réponse automatique, instinctive, frénétique de sa part :

99

— Brigitte Bardot, Le Mépris, Jean-Luc Godard, 1963.


Il est aux anges, jubile. Le jeu des citations et répliques
fameuses est l’un de nos favoris. Nous pouvons, Le Doc et
moi, nous y consacrer des heures entières, décochant nos
plus beaux coups à la manière de deux champions
d’échecs. Mais cette fois, j’ai la ferme intention d’inter-
rompre sans délai notre partie de cadavre exquis avant son
imminente relance :
— « Tu sais, je n’ai pas envie de… »
Il me regarde avec les yeux ronds d’un poisson sorti de
l’eau. Hésite. Se gratte le menton avant de lâcher, dépité :
— Là, je ne sais pas… Tu la sors d’où cette réplique,
d’un film de boules ou quoi ? Puis après une hésitation,
redevenu sérieux, il ajoute :
— En plus, c’était à moi de jouer !
— Excuse moi, je n’aurais pas dû nous lancer là dessus.
J’ai mal dormi la nuit dernière. Je n’ai vraiment pas envie
ce matin…
— Tu n’as pas envie de quoi, insiste t-il un brin d’irrita-
tion dans la voix ?
— Je n’ai pas envie de jouer. Laisse-moi conduire en
silence un moment.
Il lève les yeux avant d’ajouter en gonflant les joues :
— Mais si. Si, si, si, tu dois jouer ! Toujours et le plus
souvent possible. Et même jouer à conduire ta petite voi-
ture rouge si tu veux. Tu dois rester en contact avec ton en-

100

fant intérieur. L’enfant libre, intuitif. L’enfant spontané,


créateur, joueur et impulsif. Ce Petit Prince qui ne craint
pas les émotions ; ose les exprimer. Oui Castor, tu dois
continuer à jouer. C’est ça le grand secret. C’est ce que
nous dit Rousseau.
— Rousseau ? Tu n’as même pas passé le code, pour-
quoi tu me parles de Rousseau tout à coup ?
— Tu te fiches de moi ou quoi ? Pas le gars du permis
de conduire, Louis je crois, c’est ça, Louis Rousseau…
Vraiment nulle ta blague, Castor ! Je te parle de Dji-Dji,
Jean-Jacques, l’écrivain, le philosophe, le musicien, le
promeneur solitaire… En tout cas je t’ai connu plus en
forme. Bref, on en reparlera en Amazonie puisque tu fais la
gueule !


101

13

Le Doc, déçu par mon forfait au jeu des citations et ré-


pliques fameuses, mais manifestement incapable de rester
silencieux, se lance dans un exposé destiné, si ce n’est à
me rassurer du moins à compléter mon degré d’initiation.
Après avoir récupéré la feuille sur mes genoux, il en entre-
prend la lecture à haute voix. J’apprends pèle-mêle que le
produit que nous allons boire cette nuit est utilisé depuis
des millénaires dans une région bien particulière du bassin
d’Amazonie occidentale située au pied des Andes. Ce pro-
duit hallucinogène était déjà connu des Incas dont les des-
cendants se seraient réfugiés en forêt, sans que l’on en
connaisse précisément les raisons historiques.
— Voilà une nouvelle démonstration du caractère lacu-
naire de l’Histoire, s’emballe Le Doc, Histoire qui pourtant
mérite bien peu le grand H dont on la couronne tant elle a
ignoré les cultures hors l’Europe.
Cette précision stimule mon imaginaire et confère à
notre aventure une dimension à laquelle je suis sensible.
J’apprends également que pas moins de soixante-douze
tribus, au Brésil, Pérou, Colombie et Bolivie utilisent au-

102

jourd’hui encore cette boisson de manière traditionnelle


dans un but divinatoire ou thérapeutique lors de rituels de
guérison sacrés.

*
* *

Nous roulons maintenant sur l’autoroute. L’effet hypno-


tique dû au défilement régulier du marquage au sol est ac-
centué par la voix monocorde et apaisante du Doc. Il
m’expose par le détail ce que nous allons vivre en Bel-
gique :
— Cette nuit, au cours de la cérémonie, tu vas boire à
trois reprises un apozème hallucinogène dans lequel deux
plantes combinent leur action. D’abord la feuille d’un ar-
buste. Elle contient de la diméthyltryptamine20, une hor-
mone également sécrétée naturellement par le cerveau hu-
main. Tu en a sûrement entendu parler. Certains l’appellent
la « molécule de l’esprit ». Elle entre en connexion avec la
glande pinéale, le fameux troisième œil. Descartes y voyait
le point de rencontre du corps et de l’esprit, pour ne pas
dire le siège de l’âme. Les Hindous y situent le « lotus aux
mille pétales », autrement dit le chakra le plus élevé dans
le processus des expériences associées à la montée de
l’énergie. Les Indiens d’Amazonie y voient eux « le pou-
voir du serpent ».

103

Je me laisse envoûter par le vocabulaire ésotérique du


Doc et ne cherche même plus à en saisir le sens. J’ai dé-
croché. Je suis comme hypnotisé par Kaa, le python géant
de Kipling21. Contre toute raison objective, j’éprouve une
confiance absolue. Aveugle même. Aucune personne, hor-
mis Le Doc, n’aurait pu m’entraîner dans une expérience
pareille. Mes inquiétudes sont dissipées. Ma pensée erre au
rythme des bandes blanches sur l’asphalte tandis qu’il se
lance dans un exposé descriptif de chimie cérébrale :
— L’enzyme monoamine-oxydase est la clé, le verrou si
tu veux, du processus psychédélique. Cette enzyme est na-
turellement présente dans le système digestif humain et dé-
truit les monoamines des aliments. C’est un processus très
efficace de protection des fonctions cérébrales. Or la DMT,
l’hormone puissamment hallucinogène contenue dans les
feuilles de l’arbuste dont je t’ai parlé, se décompose elle
aussi naturellement au niveau de l’intestin et ne peut donc
pas pénétrer dans le sang.
Le Doc s’exprime maintenant avec un enthousiasme
perceptible. Par la voix et les gestes, il m’invite à l’écouter
plus attentivement :
— Ecoute bien ! Ça devient génial. C’est là qu’inter-
vient la fameuse seconde plante de la potion, une liane.
Elle contient dans ses fibres plusieurs substances capables
d’inhiber momentanément l’enzyme intestinal. Ainsi, la

104

DMT peut pénétrer dans le système nerveux central à tra-


vers le flux sanguin.
Un ressaut d'inquiétude m’envahit. Le Doc s’en aperçoit
et s’empresse d’ajouter :
— Tu n’as aucune crainte à avoir. Les conclusions du
rapport que je t’ai donné confirment son innocuité. Le pro-
duit est inoffensif d’un point de vue toxicologique.
Il termine son exposé en tapotant la paume ouverte de sa
main sur mon épaule :
— Nous allons donc nous initier, toi et moi, au pilotage
d’un fantastique vaisseau ; j’ai nommé : notre corps et plus
particulièrement notre cerveau. Plus tard, lorsque nous se-
rons aguerris, nous irons naviguer du coté du Bardo22,
l’état intermédiaire qui, en quarante-neuf jours, paraît-il,
conduit de la mort à la prochaine naissance.
Son tempérament facétieux le pousse à conclure par une
chansonnette oiseuse dont il a le secret :
— Pas Brigitte hein ! Brigitte Bardot-Ho-hoooHoo-
hoooo, dans l’Alfa Roméo-Ho-hoooHoohoooo, de son
Roméo-Ooo-OoooOooOoooo !.
Il éclate de rire.
Feignant l’indulgence, je soupire en m’accrochant au
volant de notre Alfa de location.


105

14

Sans que je me soit rendu compte d’une quelconque


transition, la cérémonie de Notre-Dame occupe désormais
notre conversation routière. Tout est gravé dans ma mé-
moire. Chaque sensation, chaque détail. « Une cérémonie
de grande ampleur, une émotion partagée par la nation
toute entière », avait, avec emphase rapporté la presse. Le
Doc m’observe tandis que mon débit de parole se mue en
un flux exalté :
— Tout ce que le pays compte de pouvoir politique était
présent ; et moi…
J’avale ma salive, un peu essoufflé avant de reprendre
en cherchant à me calmer.
Et moi, je me tenais debout. Très exactement sous l’axe
vertical de la flèche de la cathédrale23. Se trouver là, en
uniforme de commandant de bord, au cœur d’un espace
sacré, n’était-ce pas hautement incongru ? J’étais crâne-
ment debout, droit dans mon uniforme impeccable, sous le
regard médusant de Dieu. Celui des hommes aussi. Je
n’avais même pas eu à respirer profondément pour donner
de l’assurance à ma voix. Tout s’était mis en place naturel-

106

lement. A sa juste place. Je n’avais pas non plus eu besoin


de caler mes semelles bien à plat, les talons en équerre sur
le marbre en pavé mosaïque, ni à étirer mes jambes ou por-
ter la tête haute pour me grandir et mieux respirer. Toutes
ces techniques de prise de parole, apprises en stage de
commandement, s’étaient mises en place par pure routine.
J’avais alors perçu la totale inanité de ces postures factices.
J’étais calme, tu sais ! Incroyablement calme. Saturé de
silence intérieur, empli d’une ouate ferme, légère, mais à la
fois très dense. Je m’exprimais devant cinq mille per-
sonnes, des personnalités, mes collègues, mais aussi « la
nation », avait précisé la presse. J’aurais dû éprouver un
quelconque trac. Eh bien, non ! J’étais pleinement libéré de
l’ego. Véritablement libre. Défait d’un vieux et encom-
brant vêtement collé à la peau depuis les blessures d’or-
gueil de l’enfance. Et, tu sais, le simple fait de me tenir là,
debout devant Dieu et les hommes, m’a projeté dans une
dimension exaltante. Jamais je n’avais éprouvé une telle
émotion. Je lui ai même trouvé un nom : la plénitude. Oui,
la plénitude. A cet instant, tout était juste et parfait !
Opportunément, Le Doc interrompt mon apnée verbale :
— Tu as touché ce qu’on appelle le « monde du UN ».
Ton corps et ton esprit étaient parfaitement alignés. En
phase avec les lois immanentes de l’univers. En totale co-
hérence avec les lois naturelles qui, selon Spinoza, sont
« l’expression de l’essence de Dieu ».

107

J’interviens, exalté :
— C’est ça, c’est exactement ce que j’ai senti !
— En plus de ton corps et de ton esprit, sans doute y
avait-il autre chose. Ce qu’on appelle « le cœur », ou
« l’âme », si tu préfères…
Les plis du front tendus vers le haut de son crâne, il
laisse sa phrase en suspens dans l’attente d’une réaction.
Trop occupé par la résurgence de mes souvenirs, j’écourte
involontairement sa tentative d’ouverture spirituelle :
— Avec le recul, tu sais, je suis frappé par ce que j’ai
vécu à Notre-Dame…
Et comme on se parle à soi même, je laisse ma voix va-
gabonder :
— Je me suis senti investi d’un devoir. Il m’appartenait
de conduire les épouses, maris, filles et fils, mères et pères,
amants, amis, tous assemblés autour de moi. Je me devais
de leur indiquer le chemin, celui de l’acceptation ultime.
Se calant sur mon débit de parole, freiné par l’émotion,
la voiture a ralenti. Mon regard s’est embué. D’un revers
de main, j’éclaircis la route devenue floue et émerge du
songe éveillé dans lequel j’ai glissé. Un appel de phares
dans le rétroviseur m’aiguillonne. Alors, d’une voix sourde
et sans relief, je reprends où je m’étais arrêté :
— Le devoir est la valeur clé de mon métier. Le devoir
est ma raison d’être. On me l’a répété à l’école de pilotage,
répété encore et encore : « Jamais tu ne dois lâcher les

108

commandes. Jusqu’au bout, et même au delà, tu dois tout


tenter pour sauver Tes passagers, Ton avion. Tu en es Res-
ponsable. Quatre galons barrent tes épaules, une aile dorée
est épinglée à ta poitrine. Tu es Responsable d'eux ! »
Essoufflé, je reste silencieux une longue minute avant
de poursuivre :
— J’avais entre les mains Notre-Dame. J’étais aux
commandes des cent-vingt-huit mètres de fuselage en
pierres taillées de la cathédrale, les ailes du transept, les
huit cloches bourdonnant comme des réacteurs. Regroupés
dans le vaisseau principal, je sentais vibrer les cinq mille
âmes dont j’étais devenu le pilote. Tout vacillait. C’était
fantastique, je voyais bouger la nef en un élan ample et
puissant. Un mouvement d'accélération vers l’avant : un
décollage à pleine poussée. Une lumière miraculeuse tom-
bait des hublots colorés, les vitraux vibraient d’une clarté
céleste. Les travées de la cathédrale étaient des cabines
emplies de passagers, le choeur où je me trouvais, un
cockpit illuminé de cierges en guise de voyants ; et l’autel,
le pylône central d’un poste de pilotage. Dans mes mains,
l’immense et sublime vaisseau construit par les frères ma-
çons au Moyen Age s’élançait. Tendu vers une altitude de
croisière bien plus élevée que les habituels niveaux de vol
de mon avion de ligne. Il y eut des secousses brusques et
lourdes pendant l'ascension. Turbulences dues à l’embal-
lement convectif de la nuée d’encens. Sous les à-coups, je

109

sentais palpiter une glaise molle. De la chair. Matière per-


méable et réactive. De la moelle aussi, matière sensible
aux émotions suscitées par les mots sortis des hauts-par-
leurs grésillants. Notre-Dame et ses passagers palpitaient
tandis que je disais le texte sublime du poète brésilien
Ademar…
Le Doc, toujours prompt à saisir une occasion pour
jouer, m’interrompt :
— Ademar de Barros ; Le poème, je sais, je sais, j’en
suis sûr, c’est Des pas sur le sable !
Je le regarde, interloqué.
— En fait, tu n’arrêtes jamais. Même quand je te ra-
conte un des moments le plus intense de mon existence, toi
tu continues avec ce jeu débile.
— Tu as raison, excuse-moi ; désolé ! Je t’écoute !
Son air faussement dépité et sa tête penchée de côté ont
instantanément raison de mon énervement. Je me racle la
gorge, anticipant la gêne causée par l’étrangeté de ce que je
m'apprête à raconter :
— En disant le texte, j’avais le regard planté alternati-
vement dans celui de Sarkozy et dans les yeux bleu de
Prusse de Carla Bruni.
Je marque un nouveau temps d’arrêt pour avaler ma sa-
live :
— Ils étaient à quelques mètres de moi. La manière dont
s’opposaient leurs deux formes élémentaires de pouvoir

110

était caricaturale : lui la force, le Yang. Elle le Yin, l’in-


fluence et l’empathie. Les ministres, alignés derrière eux,
me fixaient. Et tout autour de moi, le Cardinal archevêque
de Paris, le Grand Rabbin aumônier israélite de l’air, le
président du Conseil Français du Culte Musulman, le pré-
sident de l’Assemblée des Evêques Orthodoxes de France
et le pasteur président de la Fédération Protestante de
France, eux aussi me regardaient intensément. Les repré-
sentants politiques et religieux du pays étaient tous là.
Nous étions cinq mille à faire cercle autour des deux-cent-
vingt-huit bougies posées à même le marbre. Leur chaleur
intense irradiait. Une chaleur de vie. C’étaient eux. Eux,
les disparus du vol 447. Eux, les deux cent vingt huit de
l’avion tombé dans l’Atlantique sud. J’ai alors réalisé
combien l’expression SOB — " Souls on board ", que l’on
traduit littéralement " nombre d’âmes embarquées " —,
utilisée en aéronautique pour indiquer le nombre de per-
sonnes se trouvant à bord, revêtait en cette circonstance
toute sa pertinence.
Je percevais l’ardeur vrillante des bougies jusque dans
ma chair. C’était leur chaleur ; la chaleur rassemblée de
leurs deux-cent-vingt-huit corps. Et personne ne pouvait
les faire revenir. Tout le pouvoir des hommes, outrageuse-
ment déployé autour de moi, n’y changeait rien. Aucun des
détenteurs de l’autorité politique ou religieuse ne pouvait
rendre à leurs vies incarnées les âmes du Rio-Paris. Ma

111

devise a toujours été « Je veux, je peux ». Un moteur in-


faillible autour duquel j’ai construit mon identité. Ce 3 juin
2009, dépossédé de mes certitudes et de ma foi, j’aurais
voulu rejouer la séquence du crash, comme dans un simu-
lateur de vol ; changer le cours des événements. J’étais moi
aussi impuissant. Alors j’ai eu cette vision folle. Oui, je
t’assure, je l’ai vu, de mes propres yeux. Nous étions nus
dans la cathédrale ; complètement nus et démunis. J’ai
même eu la faiblesse de croire un instant à une absurde
mise en scène pour caméra cachée. Présidents, ministres,
cardinaux, grands rabbins, évêques, pasteurs, chefs pilotes,
commandants de bord, chefs de cabine, chefs des opéra-
tions, chefs de famille, hôtesses de l’air, stewards… Nous
étions tous nus !
Le Doc, facétieux, ne peut s'empêcher de me brocarder :
— Alors tu as vu Carlita à poil ?!
Je décide d’ignorer son cailletage et change
immédiatement de ton pour souligner un peu plus encore la
saugrenuité de ma vision :
— Et tant qu’on y est, tu as raison, j’ai aussi vu le
fantôme nu de Bonaparte, sacré Empereur des Français
dans cette même cathédrale. Lui qui affirmait avec
arrogance : « Impossible n’est pas français ». Pourtant, lui
comme nous, ne pouvons rendre à la vie les deux-cent
vingt-huit occupants de l’Airbus.

112

Le Doc, à son habitude, enchaîne du tac au tac,


prétendant d’un geste des mains, paumes ouvertes vers le
ciel, n’avoir pu s’en empêcher :
— « L’empereur est nu », avant de préciser, c’est la
tirade emblématique du conte d’Andersen, Les habits neufs
de l’empereur24. Ton histoire de cérémonie de culs nus
dans la cathédrale m’y fait penser.
Mais comme je ne saisis ni l’intérêt, ni le rapport avec
mon récit, je me contente de répondre par un haussement
d’épaules en même temps que j’engage l’Alfa sur la voie
d’accès à une station service opportunément apparue.


113

15

Nous sommes, Le Doc et moi, debout côte à côte devant


la ligne d’urinoirs. Un train de frissons parcourt le bas de
mon dos tandis que ma vessie se vide. J’étais « en limite
d’autonomie » — comme on dit dans l’aviation — et j’en
prends cruellement conscience aux brûlures internes qui
concluent ma vidange. Je me concentre pour évacuer les
dernières gouttes d’urine bloquées par ma prostate tout en
m’amusant des photos de pin-up disposées au-dessus de
chaque vasque émaillée. De superbes jeunes femmes font
mine de détailler l’anatomie des Manneken-Pis que nous
sommes. Elles déploient quantité de mimiques. La mienne,
une jolie métisse des îles, arbore un air gourmand en lou-
chant sur mon intimité. Celle du Doc prend un air impres-
sionné en reluquant ce qu’il secoue vigoureusement pour
en détacher une goutte rebelle. Par bonheur, nous avons
évité le regard de celle qui éclate de rire et de cette autre
qui hausse les sourcils d’un air dépité ; sans parler de la
moue dégoûtée de la dernière.
Sans crier gare, Le Doc lance réjoui l’un de ces apoph-
tegmes improbables dont il semble avoir le secret :

114

— « Tu sais, la vie est une maladie incurable… ». Il re-


boutonne son pantalon, les cuisses écartées, les genoux
pliés, en poursuivant, comme pour lui même :
— « La vie est une maladie mortelle, sexuellement
transmissible. »
Je coupe court à sa tentative de relance de notre jeu des
citations :
— Woody Allen. C’est une citation de Woody Allen.
Mais je ne joue plus, tu ne m’auras pas. En plus, c’était
vraiment trop facile, tout le monde la connaît celle-là.


115

16

De retour dans l’Alfa, Le Doc me questionne sans


préalable :
— Est-ce que tu connais les circonstances de ta
naissance ?
Je le regarde interloqué. Il insiste :
— Est-ce que tes parents, ta famille… Est-ce que
quelqu’un t’a déjà raconté ta naissance ?
Je reste silencieux. En réalité, mon esprit ne s’est pas
encore détaché de l’emprise des œillades prodiguées par
les pin-up d’urinoirs. Contre toute attente et bien au-delà
de ce qu’ils auraient dû, ces regards de femmes sur ma
masculinité, ces images empreintes d’humour polisson,
m’ont intimement troublé. Elles m’ont touché ; en
profondeur. Il est question, impossible d’en douter, de mon
rapport aux femmes. Nous y voilà ! Le Doc par sa question
me renvoie sans ménagement à La Femme ; l’unique !
Celle à qui je dois la vie. Les pin-up frivoles de la station-
service, en me rappelant avec espièglerie mon état
d’homme doté du pouvoir de fécondation, ont activé un

116

pan sensible de mon questionnement existentiel. Le Doc


appuie sur un centre névralgique. Il insiste :
— Tu sais, selon le Dr. Stanislas Grof, la naissance est
notre toute première expérience hallucinogène.
D’énORRRRRRRmes émissions d’hoRRRRRRRmones,
insiste t-il en roulant autant les yeux que les R, permettent
de supporter le stress généré par le passage à travers le
canal pelvi-génital. L’accouchement produit une intense
émission de catécholamines, ce qui provoque une décharge
de molécules DMT. C’est vrai pour celle qui enfante, mais
plus encore pour l’enfant.
— C’est qui ce Dr. Grof ?
— Un psychiatre tchèque pionnier aux Etats-Unis de la
recherche sur les états modifiés de conscience et l'un des
fondateurs de la psychologie transpersonnelle. Mais peu
importe, son idée est intéressante pour ce que nous allons
vivre aujourd’hui. Selon lui, ce qui se passe au cours d’une
séance psychédélique est la réactivation symbolique des
empreintes émotionnelles associées aux moments-clés de
l’accouchement25.
— C’est pour ça que tu veux que je te raconte ma
naissance ? Tu sais, je réalise combien les femmes de ma
vie, celles qui m’ont attiré et retenu quelque temps, sont
toutes des « Belles au bois dormant ». Des femmes à
sauver, des femmes à réveiller dont il fallait révéler la
vitalité engourdie, stimuler les sens inhibés et revigorer le

117

désir. Finalement, j’ai toujours été un sauveur de


princesses endormies. Et ça ne m’a pas beaucoup réussi…
Pour tenter de contrôler un relent émotionnel relatif aux
souvenirs de mes déboires conjugaux, j’avale une boule de
salive amère avant de poursuivre.
— Bethsabée, ma maîtresse, mon « pansement »,
comme tu dis, n’a pas eu besoin d’être réveillée. Bien au
contraire. C’est moi pour une fois qui ai été secouru ! Et
puis… Elle m’a sauvé la vie. Au sens propre. Et même si je
ressens comme quasi honteux d’avoir échappé au crash,
parce que… parce que je trompais ma femme, c’est bien
grâce à elle si je suis encore vivant. Grâce à elle si j’ai
renoncé au vol 447.

Je me souviens de ce dîner avec ma femme, le soir de


notre anniversaire de mariage. Je lui avais proposé de
m’accompagner en escale. « Pour nous retrouver », avais-
je lancé de manière particulièrement convenue, je dois le
reconnaître. Elle avait accepté, omettant par bienveillance
de relever la désolante banalité de la formulation. Dès le
lendemain j’avais trouvé un vol propice au projet. Bethsa-
bée, de son coté, en consultant mon planning en cours
d’élaboration, avait eu l’idée de poser un desirata sur ce
même vol, dans un registre tout aussi navrant, « pour me
faire une surprise ». Ainsi, ma femme et ma maîtresse, au-
raient dû — en théorie du moins — se retrouver ensemble

118

à bord du vol dont j’aurais été le commandant de bord.


L’une, passagère en classe avant — conformément à son
statut d’épouse de commandant —, l’autre au sein de mon
équipage.
Après nous être amusé du vaudevillesque de la situation,
son indécence s’était naturellement imposée. Voilà
comment, la veille de la publication des plannings du mois
de mai 2009, Bethsabée et moi nous étions désisté. « Une
aubaine » avaient certainement pensé, en s’appropriant le
vol pour Rio, le commandant dont on avait repêché le
corps dans l’écume de l’Atlantique sud.


119

17

— Raconte moi comment tu es né, insiste Le Doc.


Bien que le sujet fût tout autant torturant, je lui sais gré
de détourner ma pensée et me lance .
— Au début des années soixante, aux Etats-Unis, ma
mère a participé à une expérimentation menée par le Dr.
Bimbo, ça ne s’invente pas un nom pareil. C’était l’époque
où l’idée d’égalité des sexes commençait à réellement
émerger. Ma mère était de celles pour qui les principes
humanistes de Voltaire, le libre arbitre en particulier,
avaient servi de ferments à la cause féministe. Pour toutes
ces jeunes femmes modernes et éprises d’autonomie, la
contraception et la conception désirée, des sujets haute-
ment tabous à l’époque, mais aussi la naissance sans dou-
leur et, au-delà, l’éducation des très jeunes enfants, étaient
des causes de premier ordre. « Le bon Dr. Spock », comme
on le nommait alors, venait de publier le livre best-seller
dont toute une génération allait subir les errements irres-
ponsables. Des Lady’s goûters — prononcer « goûter » en
français mais avec l’accent américain —, organisés par des

120

femmes au foyer, blanches et éduquées, issues de la classe


moyenne supérieure américaine, étaient l’occasion
d’échanges et de conversations passionnés. Un obstétricien
réputé du Texas, le fameux Dr. Bimbo, avait même appelé
de ses voeux une réécriture de l’article 25.2 de la Déclara-
tion universelle des droits de l’homme26. Selon ses dires,
Eleanor Roosevelt n’aurait pas renié une évolution en ce
sens. En tant que présidente du comité de rédaction de la
déclaration universelle, n’avait-elle pas, quinze ans plus
tôt, joué un rôle fondamental pour façonner le texte de ma-
nière substantielle en y intégrant le droit des femmes ?Le
Dr. Bimbo prônait quant à lui le confort absolu de la mère
et promettait un accouchement exempt de douleur. Enfan-
ter sans souffrance, sous anesthésie générale en l’occur-
rence, était selon lui un droit absolu de la femme moderne.
J’ai donc été mis au monde par le Dr. Bimbo qui, je ne sais
comment, réussit à nous sortir, mon frère jumeau Pollux et
moi, du corps inerte de notre mère. Mon père, question
d’époque, fumait cigarette sur cigarette dans la salle d’at-
tente. Il m’a raconté n’avoir jamais entendu pareil hurle-
ment de désespoir. Ce fut mon premier cri. Sans doute des-
tiné à réveiller ma toute première « Belle au bois
dormant » : une mère inconsciente.
— Inconsciente dans tous les sens du terme ; sans of-
fense, s’empresse d’ajouter Le Doc avec malice. À force
de brailler, tu as réussi à la réveiller, renchérit Le Doc

121

d’une voix censée m’apaiser. Une voix de thérapeute


pleine de cette sauce à base d’empathie dont j’ai le goût
sirupeux en horreur.
— Non, je ne l’ai pas réveillée, je l’ai ramenée… Je l’ai
ressuscitée. Elle est revenue à la vie grâce à mon cri. Ma
volonté lui a fait ouvrir les yeux. J’étais tout puissant alors.
Il me suffisait de penser « je veux » et le moindre de mes
souhaits se réalisait. Tout au long de ma vie, j’ai réussi,
grâce à la volonté. Absolument tout, oui, tout ce que j’ai
entrepris s’est réalisé, pour la seule raison de l’avoir déci-
dé. Ma volonté était d’une puissance et d’une efficacité in-
ouïes. Bien sûr, j’y consacrais les moyens utiles et dé-
ployais l’énergie nécessaire. J’ai obtenu l’intégralité de ce
qu’un homme souhaite posséder : la reconnaissance, le
pouvoir, l’amour… « Je veux, je peux » ; tel était mon
dogme. Et, je te l’assure, j’y ai cru.
D’ailleurs je ne comprenais pas ceux dont la vie n’est
que questionnement, doutes et trop souvent échecs. Pour-
quoi n’appliquent-ils pas, tout simplement, ce précepte ?
Ne leur suffit-il pas, eux aussi, de vouloir pour pouvoir ?
Jusqu’au 3 juin dernier, jusqu’à ce poème d’Ademar de
Barros récité à Notre-Dame, j’ai cru en la volonté, en ma
volonté comme moteur du monde. Depuis, mon pouvoir de
réveiller les morts m’a quitté. La chaleur insoutenable dé-
gagée par les deux-cent-vingt-huit bougies sacrées est de-
venue la calorification restituée de deux-cent-vingt-huit

122

cadavres. Alors, j’ai compris l’étendue de mon illusion.


Mon pouvoir avait fondu comme la cire des ailes d’Icare.
Je tombais depuis le ciel de mon mythe. Je sais désormais
ce que signifie l’impuissance.
— C’est plutôt une bonne chose pour toi, me répond de
manière inattendue Le Doc, toujours aussi dégoulinant de
bienveillance thérapeutique.
Je le regarde interdit. Une sueur froide me fait frisson-
ner. Mes bras sont lourds, mes yeux ouverts se recouvrent
d’un voile noir et mon corps se tord écrasé par une force
invisible, comme soumis à des g positifs. J’éprouve la
même sensation oppressante que lorsqu’il m’arrivait, à
l’école de pilotage, de mal coordonner une figure de vol-
tige.
— Tu trouves que l’anéantissement du moteur de ma
vie, le lâchage de ce qui m’a permis de réaliser tout, abso-
lument tout ce que j’ai entrepris, tu trouves vraiment que
c’est une bonne chose ? Me retrouver démuni et constater
que plus rien ne se passe comme avant, tu trouves que c’est
une bonne chose ? Et cet intolérable sentiment d’impuis-
sance qui me plombe, tu trouves que c’est une bonne
chose ? Dis-moi que tu déconnes !
Je hausse la voix en postillonnant sur le pare-brise. Et
tandis que je m’emporte, Le Doc renchérit avec calme :
— Oui, c’est ce que je pense. La cérémonie de Notre-
Dame était peut être l’événement nécessaire à ta transfor-

123

mation et je dirais même plus, ta libération. Utile en tout


cas, comme un fil d'Ariane, pour guider ton chemin vers la
sortie de ta crise de milieu de vie. Tu sais, la fameuse
CMV ; je t’en ai déjà parlé.
Exaspéré, je lève les yeux.
— Ça y est ! Je vais avoir droit à un cours magistral.
— Avant, tu étais soumis aux émotions vécues lors des
périodes-clés de ta vie. Tu étais même sans doute sous l’in-
fluence de croyances ; comme pour ton histoire de mère au
bois dormant ramenée à la vie par tes cris de nouveau-né.
C’est ce qu’on appelle : « un contrat de survie ».
— Tu sais, je ne suis pas sûr d’avoir envie de t’écouter
aujourd’hui, oh Grand Maître de la psycho-sociologie exis-
tentielle et interpersonnelle.


124

18

— « Pour faire un grand-maître, la—-lala ; il faut mille


mini-maîtres, la—-lala… », chantonne Le Doc à la ma-
nière d’une comptine.
Son silence n’a duré qu’une minute.
— Blague à part, écoute moi, ça en vaut la peine. Le
contrat de survie est un concept développé par deux théra-
peutes visionnaires27. Leur référentiel fonctionne parfaite-
ment pour décrire les comportements au cours des phases
de la vie. Tu vas être intéressé de savoir par exemple
qu’une sortie de « contrat de survie » débute souvent par
un événement de même nature symbolique que celui qui
l’a initié. Et moi, je suis persuadé que le crash du vol 447
représente pour toi le signal d’une sortie de contrat. Ta
naissance traumatique en est sans doute le point d’entrée.
Mais tu vas désormais découvrir que tu t’es fourvoyé. La
« Belle au bois dormant », c’est toi. Et aujourd’hui tu vas
t’offrir « le baiser de l’éveil ». Alors débutera ta seconde
partie de vie. « On a deux vies ; la deuxième commence
quand on se rend compte qu’on n’en a qu’une », disait…
— Je sais, je sais, Con-Fuuuuu-Ciusss ! Je la connais ta

125

méthode. Tu appâtes avec des concepts éclairés et des cita-


tions niveau junior du développement personnel. Ensuite tu
laisses en plan avec une foule de questions. Des questions
dont je n’avais même pas idée avant !
— Avant quoi ?
Je reste sans réponse. Le Doc marque un point. Il se
gratte la nuque avant de reprendre sur un autre registre.
— Imagine un Indien d’Amazonie sur sa pirogue. La vie
est un long fleuve… trrrannquiiiiiiiiiiiiille, ajoute-t-il en
imitant mal l’accent pied noir.
En bon pédagogue, attentif à la moindre de mes réac-
tions, il s’attendait, je le sais, à ma moue dubitative en ré-
action à son trait d’humour éculé. Peut-être l’a-t-il même
provoquée pour capter mon attention.
— Un fleuve pas si tranquille ! Tu as raison de faire la
grimace, concède t-il. Chacun de nous est doté d’une pi-
rogue à la naissance. L’un se laisse porter par le fil de
l’eau. Chahuté par les remous, sa pirogue parfois se met en
travers et ne peut éviter les obstacles. Il se perçoit comme
victime de la vie. Voyons maintenant celui qui déploie une
énergie considérable pour lutter contre les effets du cou-
rant. Il pagaie, sans quitter son objectif du regard. Maître
de son destin et de ses choix, pense t-il. Une croyance,
souvent nourrie par l’orgueil, qu’il formule en ressassant à
volonté la maxime que tu connais bien : « Je veux, je
peux ! ».

126

Je hoche la tête malgré moi. Le Doc marque un autre


point.
— Puis il y a celui qui reste au bord du fleuve, accroché
à une branche ; il pense avoir trouvé la solution juste et
parfaite. Depuis son monde-refuge il regarde passer le flux
sans s’impliquer. Parfois, pourtant, un remous de la vie
crée une vague, l’oblige à lâcher la branche à laquelle il
s’agrippait.
J’acquiesce.
— Enfin, il y a celui qui oriente sa pirogue dans la ligne
du courant. Il ne se laisse ni porter ni emporter, n’essaye
pas non plus de contraindre ou de contrer la puissance de
la nature et des événements. Il avance en pagayant serei-
nement et glisse, un peu plus vite que le courant cuivré du
fleuve. C’est là son secret. Il voit, entend, perçoit et adapte
sa trajectoire. Il est dans le flux. Il est libre. Au lieu de
« faire contre », « en réaction à », ou « en évitant », il « fait
avec ». Et nous voilà revenus au fameux libre arbitre de
Voltaire. Cette scène de pirogue au pays d’El Dorado aurait
d’ailleurs toute sa place dans un des chapitres de Candide
ou l'Optimisme, tu ne trouves pas ?
J’acquiesce avec enthousiasme tandis qu’il poursuit.
— Nous avons l’orgueil de penser être dans l’action. En
réalité, nous ne faisons que réagir ou nous inhiber, prison-
niers de nos émotions fossiles.
Silencieux, je regarde la route défiler une longue minute

127

avant de réaliser que la démonstration du Doc est terminée.


— Ça paraît simple à t’entendre !
— Oui, mais bien plus subtil que ce joli conte. Je te ren-
voie à tes « Belles au bois dormant » et à ce que Konrad
Lorenz appelait le processus d’empreinte.


128

19

Malgré la pertinence de son propos, le ton docte du Doc


et son cours de psycho-sociologie appliquée à ma personne
commence à me taper sur les nerfs :
— Tu évoques des savants dont personne n’a entendu
parler. Tu frimes un peu avec ta culture, non ? C’est pour
ça qu’on t’appelle « Le Docte ». Tu savais ?
Imperturbable, il répond sans s’attarder aux symptômes
puérils de ma rébellion minable :
— Détrompe-toi, je suis certain que tu en connais la
plupart, du moins ce qu’ils ont fait. Tu as sûrement entendu
parler des oies de Lorenz28. L’éthologue. Il a constaté au
cours de ses expériences l'attachement porté au premier
objet mobile perçu par les oies à leur naissance. Comme si
c'était leur mère.
J’acquiesce de mauvais coeur :
— Bon d’accord ! Va pour les oies, blanches ou cen-
drées. Mes « Belles au bois dormant » apprécieraient sû-
rement la comparaison !
Fort de son avantage, Le Doc poursuit :
— La nature humaine est simpliste dans ses stratégies

129

de camouflage. Ce que nous présentons est toujours l’op-


posé de qui nous sommes. Du moins dans notre première
partie de vie.
— On se camoufle ?
— Oui, la nature cherche la solution la plus simple.
Quel meilleur moyen de contrer nos pulsions et nos émo-
tions que d’afficher un comportement relationnel opposé à
notre personnalité profonde ? Mais arrive inévitablement la
période de milieu de vie. L’un des quatre grands passages
de l’existence, d’une intensité émotionnelle similaire à la
naissance, l’adolescence ou la mort. Les Indiens d’Amazo-
nie l’appellent « le passage vers l’autre rive ». C’est la
CMV, la crise de milieu de vie, dont le psychologue Daniel
Levinson disait : « Il s’agit d’un des secrets les mieux gar-
dés de notre société et probablement de l’histoire
humaine ». Comme tous les passages, celui-ci n’échappe
pas à la règle : il se franchit seul et sans retour possible.
— Tu parlais d’un labyrinthe ; on peut s’y perdre ?
— Nous consacrons beaucoup de temps à en chercher la
sortie. Il suffirait peut être de simplement regarder vers le
ciel. Il existe souvent — pour ne pas dire toujours — une
sortie par le haut.


130

20

Dinant est une ville coquette des Ardennes belges dont


la citadelle, en équilibre sur un rocher, surplombe l’eau aux
reflets de plomb de la Meuse. Juste à côté de la maison na-
tale d’Adolph Sax, l’inventeur du saxophone, l’enseigne
d’une pâtisserie vante la spécialité locale, un biscuit dur,
fait de farine et de miel, décoré en creux de dessins variés :
la couque. Nous roulons lentement le long de la rue princi-
pale avant de traverser le fleuve. J’ai l’impression de me
déplacer dans un décor de train miniature. Autrement dit,
le lieu paraît hautement incongru pour accueillir l'expé-
rience existentielle puissante et hors du commun promise
par Le Doc. Je réalise combien j’ai fantasmé l’idée de ce
voyage. Nous venons de faire quatre heures de route pour
rejoindre cette localité proprette et, il faut bien l’admettre,
nous avons atterri dans un coin bucolique de Wallonie plus
propice au tourisme du troisième âge qu’à une cérémonie
chamanique. Je suis dépité. Comment ai-je pu laisser va-
gabonder ainsi mon imaginaire ? Le Doc décèle mon atter-
rement et lance, facétieux : « Dinant, porte de
l’Amazonie ». Après un bref échange de regards, nous

131

éclatons franchement de rire. Je gare l’Alfa devant un bâ-


timent au style néogothique. Une petite foule se presse à
l’entrée. Tous sont vêtus de blanc.


132
21

A l’intérieur, une clarté vive éclabousse la pièce. Deux


hommes s’affairent au branchement d’éclairages
halogènes. Ce pourrait être une salle de conférence, mais
l’agencement est inhabituel. Les sièges sont répartis de
part et d’autre d’un autel en forme d’étoile à cinq branches
encombré d’une quantité d’objets : crucifix, bougies,
morceaux de végétaux aux formes torturées, pierres
— dont un quartz fendu encastré à l’extrémité d’une sorte
de sceptre. Tout un bric-à-brac syncrétique, « pour partie
composé de ce que les fidèles apportent pour la
cérémonie », m’explique Le Doc.
Mon regard s’attarde sur un cadre contenant la photo
jaunie d’un homme à la peau noire29. Sa tête, fièrement
tendue en arrière, est surmontée d'un chapeau plat. Je
pense à un esclave ou un travailleur de force. Ils étaient
nombreux dans les exploitations d’hévéas de l’ouest du
Brésil à l'âge d’or du caoutchouc au début du XXe siècle.
Son regard est hypnotique, impressionnant même, mais en
même temps rassurant. Une carafe en verre Duralex,
identique à celles des cantines de mon enfance, est posée

133

devant la photo. Elle contient un liquide épais, d’une


mauvaise couleur marron foncé, protégé par une soucoupe.
Je m’installe sur une chaise en plastique du dernier rang,
Le Doc est à ma gauche. Au fur et à mesure que les fidèles
prennent place, je comprends la raison de l’agencement
particulier de la salle. Hommes et femmes se font face.
Dans un premier temps, l’idée me déplaît, me dérange
même. Cette ségrégation semble d’un autre temps. Je
change rapidement d’avis devant le spectacle devenu
inhabituel — je m’en rends compte à cette occasion —,
d’une assemblée exclusivement constituée de femmes. Je
suis sous le charme.

Trois d’entre elles occupent mon champ de vision


direct. L’une est blonde, solaire, radieuse et un peu
rondelette. Elle doit avoir vingt ans, vingt-cinq tout au
plus. La seconde, dans la plénitude de la quarantaine
épanouie, est brune avec de très beaux cheveux brillants
coupés au carré. Ses yeux noirs dévorent son visage doux
de femme-enfant sans doute ultra-sensible ; son regard,
empreint d’une énergie à la fois animale et espiègle, attire
irrésistiblement mon intérêt. La troisième est âgée de
soixante-quinze ou quatre-vingts ans peut-être. Elle ferme
souvent les yeux mais irradie lorsqu’elle les ouvre pour
sourire à qui la salue. J’ai devant moi la figuration vivante
du fameux tableau de Gustav Klimt, Les trois âges de la

134

femme ; peinture qui m’avait particulièrement interpellé


lors d’une visite à la Galeria d’Arte Moderna de Rome. Je
quitte des yeux le trio pour balayer tranquillement
l’assemblée du regard. Et lorsque j’en viens à considérer
les hommes, tous assis de mon côté, je me sens à ma place.

La plupart des femmes sont déjà installées de l’autre


côté de l’autel. Celles des premiers rangs portent un
uniforme — jupe plissée mi-longue, socquettes et
chaussures plates blanches — complété par un improbable
tablier vert criard à bretelles croisées sur le devant. Pour
couronner le tout — on ne peut mieux dire — elles
arborent un serre-tête serti de strass de pacotille, identique
à ceux des princesses des dessins animés. Pourtant habitué
à côtoyer des uniformes de toutes sortes, j’en reste soufflé.
Dans les aérogares du monde, il m’arrive de croiser des
bancs d’hôtesses de l’air dont les affutiaux colorés
pastichent les poissons exotiques les plus exubérants. Mais
là, je dois l’admettre, un sommet est atteint. Sommet sur
l’échelle du mauvais goût d’abord, du ridicule ensuite.
Plutôt qu’un uniforme, les femmes servantes de l’église
Santo Daime portent une sorte de déguisement. Je pousse
Le Doc du coude. Notre récent fou rire dans la voiture rend
mon hilarité rémanente difficile à contenir. Je chuchote par
hoquets aussi discrets que possibles :
— Tu ne m’avais pas prévenu pour la fête costumée !

135

Le Doc répond par un rictus, les lèvres scellées pour


prévenir l’explosion :
— Arrête un peu. C’est sérieux.
Je ne suis pas dupe. Ma dissipation n’est que
l’expression de ma réelle appréhension. J’observe à
nouveau. Trois hommes et trois femmes prennent place
autour de l’autel. L’une tient un micro qu’elle teste
bruyamment. Une autre s'apprête à secouer une paire de
ridicules et minuscules maracas tandis que la dernière
tapote machinalement sur la peau tendue d’un tambourin
décoré de plumes d’oiseaux. Deux des hommes sont
pourvus de guitares. Le troisième, muni d’un flageolet, se
lève et d’un geste doux de la main invite l’assemblée au
silence. Consterné, j’observe toujours. Le Doc a repris son
air sérieux.
L’homme debout prend la parole. Il a la voix d’un
personnage de cartoon. Son intonation brésilienne
chantante — mêlée à un soupçon d’accent belge —, son
pantalon blanc trop court laissant apparaître des
chaussettes, elles aussi trop courtes, enfoncées dans une
paire de chaussures en plastique bon marché, ne font
qu’ajouter à ma consternation. Sa chemisette blanche en
nylon, très cintrée, boudine son ventre dont les bourrelets
débordent d’une veste boutonnée de haut en bas. Une
cravate, nouée très serrée, semble l'empêcher de respirer.
J’évalue son âge à trente-cinq ans. Malgré sa voix

136

nasonnante, l’homme est une véritable force de la nature. Il


mesure près de deux mètres et doit peser plus de cent dix
kilos. Il a un regard tendre mais j’y décèle une indéniable
autorité. Son sourire, immense, semble fixé à son visage
comme sur un créacollage inamovible. Je n’arrive pas à
déterminer l’impression produite sur mon esprit désorienté
par ce personnage au mauvais goût vestimentaire
consommé et aux manières de classe populaire bien-
pensante. Du regard, je cherche de l’aide auprès du Doc.
Voyant mon visage incrédule, il assène ce que je me
refusais à admettre :
— C’est le chaman.
Je m’esclaffe :
— Lui, un chaman !?
— Les Indiens d’Amazonie disent Pajé, ajoute Le Doc
avant de m’intimer l’ordre de me taire.
Je suis totalement déconcerté. Cet homme à la tête de
clown flippant — on croirait le Joker dans Batman — est à
l’opposé de la figure fantasmée composée par mon
imaginaire. Qui plus est, j’apprends qu’il se prénomme
Jésus ! Non vraiment, je ne voyais pas ainsi le détenteur
des secrets ancestraux, l'être éclairé, sage, médecin,
thérapeute, intercesseur des hommes auprès de la nature,
psychopompe capable de relier le monde des morts à celui
des vivants30. Mais sans doute suis-je encore trop enclin à
me fier aux apparences.

137

La femme aux minuscules maracas se tient maintenant


debout au côté de Jésus dont le sourire tatoué au visage
continue de m’exaspérer. Il présente la jeune métisse
comme sa compagne, Acérola31. C’est une plutôt jolie
Caboclo aux cheveux décolorés, sagement plaqués sous sa
couronne de Reine de la forêt. Décidément je n’arrive pas
à prendre au sérieux ce chaman de pacotille. En couple,
c’est encore pire. On croirait un Auguste et une version
féminine de son clown blanc. L’une porte fièrement le
masque lunaire du Pierrot tandis que l’autre arbore des
vêtements burlesques, des chaussures immenses et je ne
serais pas étonné s’il sortait un nez rouge et une perruque
au cours de la journée. Pour l’instant, ensemble, ils
détaillent le protocole de la cérémonie. « Tout
particulièrement à l’usage des nouveaux venus », précise
Acérola en nous pointant du doigt, Le Doc et moi.
Des applaudissements, repris par l’assemblée, nous
accueillent tandis que Jésus énonce avec emphase : « Nous
vous ouvrons les portes de la joie, de la paix et de la
lumière. ». Tout autant concentré que consterné, j’écoute
leurs recommandations. J’en retiens qu’à trois reprises,
durant les six heures de la messe, nous irons boire un
gobelet du liquide brunâtre contenu dans la carafe Duralex
posée près de la photo du géant noir.
Jésus, tout en parlant, s’incline régulièrement devant la
potion sacrée et, je dois l’admettre, je suis maintenant

138

impressionné. L’autorité dégagée par ce clown-chaman est


tout à fait saisissante. L’assemblée l’écoute. Concentrée et
silencieuse. Pas un toussotement, pas un mouvement de
chaise, aucun son parasite. Même les bruits extérieurs
semblent atténués. Jésus est bien le pilote inattendu de mon
baptême spirituel. Je l’écoute, comme on suit
attentivement un briefing avant un vol. Il explique
comment nous devrons simplement rester assis, les yeux
fermés, en évitant de croiser les bras et les jambes. « Pour
mieux recevoir la lumière », précise t-il. C’est pour cela
qu’il nous a été demandé la plus stricte abstinence sexuelle
depuis au moins neuf jours, une diète alimentaire
rigoureuse et — détail vestimentaire qui semble
d’importance —, être vêtu de blanc. Un peu inquiet, je
baisse les yeux sur mon T-shirt noir.
« L’effet de la boisson se fera sentir après vingt minutes
environ », précise Jésus. Lui, Acérola et les fardados — les
soldats de l’église, reconnaissables à leurs uniformes —
accompagneront notre voyage. Par contre, « sous aucun
prétexte nous ne devons quitter la salle — appelée espace
rituel —, durant toute la durée de la cérémonie ». Jésus
insiste sur ce point et sa compagne déguisée en Blanche
Neige sylvestre reformule avec force hochements de tête à
l’attention des femmes de l’assemblée : « uniquement en
cas d’extrême besoin et impérativement accompagné d’un
fardado. Jamais seul(e) ». Tandis que je m’interroge sur la

139

signification de « l’extrême besoin », sa main posée sur


son ventre rondelet, suivi d’un mouvement vif vers le bas,
le tout accompagné de l’imitation burlesque d’un énorme
pet, me laisse à penser sans ambiguïté que les toilettes
pourraient bien être une destination habituelle des fidèles
sensibles des intestins. « En cas de besoin ! » On ne peut
mieux dire ! Bien que décidé à éviter à tout prix cette
éventualité, je cherche du regard mon fardado le plus
proche, comme je le ferait des panneaux " EXIT " d’un
avion, d’un hôtel ou d'une salle de spectacle. A cet instant,
un homme en uniforme blanc — on croirait un marin —
me tend un sachet en plastique transparent. Je décline
l’offre. Il insiste. Je ne comprends pas à quoi pourrait
servir au cours d’une quête spirituelle cet accessoire
incongru. Un mime vomitif, lui aussi des plus explicites,
confirme ce que je redoutais. Je décide de m’interdire cette
autre éventualité en public.

140

22

Je suis derrière Le Doc dans la file. Mon tour arrive.


Jésus me regarde dans les yeux avant de verser avec
application une petite quantité de liquide dans un gobelet
de cantine — de la même marque que la carafe. Il va pour
me le tendre, se ravise, me dévisage à nouveau, l’emplit
finalement d’une large rasade de boisson rougeâtre.
Comme mes yeux écarquillés l’interrogent, il ferme les
paupières, signifiant sans appel savoir parfaitement ce qu’il
fait. De manière tout à fait irrationnelle, je suis pleinement
confiant. Derrière son masque clownesque, Jésus vient de
me montrer son véritable visage et l’étendue de son savoir.
Sa « lumière », comme il l’a appelée à plusieurs reprises au
cours du briefing introductif. Il lève mon gobelet rempli à
ras-bord, s’incline respectueusement devant la boisson et
me le tend. Par mimétisme, je baisse la tête avec révérence
avant de m’en saisir. Voici entre mes mains cette fameuse
décoction. « Liane des esprits », « liane des morts » ou
« liane des âmes », sont les noms évoqués par Le Doc
depuis une semaine pour me révéler les propriétés de ce
breuvage sacré des chamans amazoniens. En me les

141

remémorant, ma confiance tend à s’effriter, bien qu’une


certaine excitation me chatouille toujours l’esprit. Je peux
encore renoncer, faire marche arrière, m’enfuir, me
dégonfler. D’un autre côté, j’ai accès à une expérience
— paraît-il — réellement extraordinaire. Boire la potion
sacrée des guérisseurs de la forêt n’est pas donné à tout le
monde. C’est même une sorte de privilège. D’un autre
côté, la mise en scène de cette cérémonie est une véritable
farce. Jamais je n’aurais imaginé participer à un pareil
rituel sectaire. Sans non plus occulter la dimension illicite
du produit, officiellement classé comme stupéfiant en
France32. Si Le Doc se trompait ? Si je mettais en danger
ma licence de pilote de ligne ? Sans parler de l’éventualité
d'un bad trip ? Et pour tout arranger, je suis le seul habillé
en noir.
Jésus me regarde sans qu’aucune expression sur son
visage puisse m’influencer. « Toi seul décide », semble-t-il
dire sans avoir à prononcer un mot. J’ai pourtant besoin
d’aide, d’un signe ; quel qu’il soit. De l’autre coté de
l’autel, Acérola verse un demi gobelet de potion à la
femme-enfant. Je remarque qu’elle me regarde
intensément, porte sans hésiter le gobelet à ses lèvres et
projette d’un coup sec le contenu au fond de sa gorge, sans
me quitter des yeux. J’y voit le signe attendu ! Je lâche
prise et imite son geste. Un goût atroce envahit ma bouche.
Mes papilles reçoivent comme une gifle ; pire, un véritable

142

coup de poing gustatif. C’est vraiment très amer ;


astringent aussi, visqueux, nauséabond, poisseux. Un goût
de terre et de plantes en putréfaction, de bile… Les mots
me manquent. Alors une comparaison écœurante me vient
à l’esprit : voilà à quoi pourrait ressembler une soupe
japonaise qui aurait trop fermenté, tourné et épaissi avant
d’être servie froide à la façon d’un gaspacho infernal. Cette
soupe au goût d’algues nori et de fish stock en putréfaction
est tout simplement immonde. Un frisson profond, puissant
comme la vague scélérate de Kanagawa33, parcourt mon
corps de haut en bas et, après la stupeur, un tremblement
réflexe me soulève le cœur. Ne pas vomir, surtout ne pas
vomir ; ne pas penser au sachet plastique !
Je retourne à ma place avec le sentiment ridicule d’être
redevenu, l’espace d’un instant, l’enfant de dix ans qui, le
jour de sa première communion, s’était mis à douter de
l’existence divine. L’hostie s’était dissoute bien trop vite ;
« Le corps du Christ », cette petite boule pâteuse et
insipide sous ma langue ? Tout ça pour ça ?! La déception
gustative avait alors eu raison de ma foi. Aujourd’hui, si le
goût diffère radicalement, mon sentiment de déconvenue
est le même.
Les guitaristes commencent à jouer un air mièvre mais
joyeux. Acérola et la femme au micro pépient en chœur
une cantilène, ronde comme une comptine mais
heureusement teintée de chaudes sonorités brésiliennes.

143

Les hommes entonnent les refrains. C’est simpliste, et je


dois l’admettre, pas désagréable. On croirait un chant scout
machicoté autour d’un feu de camp. Il en émane une joie
naïve, d’autant que les fardados eux aussi s’y sont mis. Ils
ânonnent avec application les paroles lues sur d’épais
carnets à spirales dont je comprends qu’ils vont en
dérouler méthodiquement toutes les pages. Sans grande
conviction, je calcule qu’il me reste quinze minutes avant
d’être « connecté à l’univers » — selon la terminologie
consacrée. Je me rends compte à quel point je me trouve
tiraillé entre mes peurs, l'incrédulité et la fascination.
« L’univers ! Mais aussi les serpents cosmiques, les âmes
des morts, et pourquoi pas un rendez-vous avec Dieu tant
qu’on y est ? ».
Je me tourne vers Le Doc. Il est bien calé entre les bras
de sa chaise de jardin, concentré, sérieux, recueilli même.
En fait, je ne sais plus quoi penser. Dois-je être confiant,
déçu ou dépité ? Je suis tout simplement résigné. Passif et
vaguement soumis ; un peu inquiet aussi. A vrai dire, je
suis dans l’état mental d’un passager d'attraction de foire
pendant l’interminable et cliquetante ascension qui précède
« la SÛper-DESSSsssscente et le Mégaaaaaa-
looOOOOooping » promis par le forain.
J’ai le vertige.


144

23

Voilà vingt minutes que je subis le train de chansons


mené par les deux guitaristes. Les refrains mielleux sont
entonnés avec conviction par les Reines de la forêt avant
d’être repris de plus belle par les soldats de l’église. Vingt
minutes aussi que je me concentre. Intensément, les yeux
fermés, faisant tout mon possible pour me connecter à mes
sensations à défaut de l’univers. Mais rien ! Absolument
rien ne se passe. Pas la moindre « modification de plan de
conscience », comme dirait Le Doc. Et je me serais sans
doute endormi, s’il n’y avait la musique de fête foraine et
l’intense éclairage au néon. La clarté vive des tubes
luminescents éclabousse la pièce et je vois rouge à travers
mes paupières closes. J’attends l’extase. Suis-je le seul à
ne pas décoller ? Est-ce qu’on me surveille ? Essaye-t-on
de me piéger pour une mauvaise blague ? Il m’est même
venu l’idée incongrue d’une caméra cachée organisée par
Le Doc. Lassé, énervé, suspicieux, j’ouvre les yeux. Le
Doc semble assoupi. Ses traits sont détendus et son air,
parfaitement apaisé, me frappe. Je ne l’ai jamais vu aussi
calme et placide. A l’inverse, la femme-enfant est plongée

145

dans un tout autre voyage. Elle paraît perdre pied.


Suffoque. Le visage crispé, elle semble apeurée. On
croirait qu’elle se noie. Mon regard inquiet croise celui de
Jésus. D’un signe, il me rassure et m’ordonne de refermer
les yeux. J’obéis. A nouveau ma vue se voile du rouge vif
de mon flux sanguin à travers la peau fine de mes
paupières. Mais toujours rien. Et je n’ai repéré aucune
caméra.

Je suis surpris par une voix de canard à mon oreille. La


main sur mon épaule, Jésus chuchote des mots
d’encouragement dont je ne comprends pas la moitié. Son
accent est terrible. Quand enfin, tout à coup, une étincelle
craque dans ma tête ; une seconde, puis une troisième…
On dirait l’allume-feu électrique d’une gazinière. Même
son de crécelle. Même effet. Au moment où Jésus retire sa
main, l’air s’enflamme. Saturé de Butane émotionnel. Le
robinet devait être ouvert ; depuis trop longtemps.

Instantanément je me trouve entouré d’une vapeur


incandescente, intensément lumineuse. Rouge. Un feu
formidable, bienfaisant et doux. Il m’enveloppe, me
submerge. Puis le brouillard ignescent se dissipe. Je suis
alors propulsé vers l’avant à une vitesse inouïe. L’engin à
bord duquel je me trouve est invisible. Fait de lumière.
C’est moi le véhicule. Et de tous ceux dont j’ai pu prendre

146

les commandes, jamais aucun ne s’est montré aussi


fulgurant et puissant. Pas même un avion de chasse.
J’essaie instinctivement de contrôler la trajectoire, mais
une partie de mon esprit reste hypnotisée par le
kaléidoscope dont les éclats brillants défilent à une vitesse
fantastique. Des traits de couleurs vives forment un tunnel.
Une sorte de tube scintillant s’est formé autour de moi.
Fasciné, je vole dans la clarté avant d’entrer dans la
matière.
Je plonge maintenant sous terre. L’ombre d’une nuit
tourmentée m’enveloppe. Et je fonce toujours, glissant sur
une substance gluante et chaude. Elle m’absorbe. Je
deviens sanglier, phacochère, rhino, buffle… Tous lancés à
pleine vitesse dans la glaire, la pituite et le mucus. Je suis
un animal ; une bête. La chose visqueuse dans laquelle je
m’enfonce tête baissée est dense. Rouge. Latéritique. Une
odeur de sang frais me prend à la gorge. J’ai un haut-le-
cœur. Je me reprends. Non, ne pas vomir ! Je me le suis
promis. Surtout ne pas penser au sachet du fardado. Je
glisse maintenant sur un toboggan infernal dans un flot
sombre, presque noir, épais et poisseux. La matière devient
plus dense encore. Je la traverse de toute ma puissance.
C’est de la chair, c’est de la terre érubescente, des paquets
d’argile contre lesquels je me cogne. Je reçois des coups
mais continue à foncer tête en avant. Je suis une bête
fantastique lancée à pleine vitesse à travers une matière

147

vibrante qui s’ouvre devant moi, m’entoure, moelleuse


comme une muqueuse, avant de se refermer sur mon
passage. Une matière qui pulse, bouillonne. Un milieu
aqueux vivant, haletant… Puis tout s’arrête. Net. Me voici
au centre d’une sphère. Un cœur bat. Le bruit est puissant
mais sourd — comme en boîte de nuit lorsque, un peu
éméché, on entend les basses résonner sur la faïence des
urinoirs. Je suis une vie tapie, immobile, dans les entrailles
d’un corps chaud et accueillant. Je regarde des amas de
cellules se fondre pour former un tout. L’instant d’après,
de violents acouphènes me font tordre de douleur. Les
sifflements sont stridents et continus. Puis une déflagration
sèche retentit. Comme une libération. Des serpents
fluorescents flottent devant moi, s’enroulent par paire,
s’accouplent, se combinent, pivotent sur eux-mêmes, se
transforment. Ce sont des hélices d’ADN. Elles tournent
lentement désormais. L’image en 3D reste en suspens. Je
l’observe, comme on suit des yeux un poisson exotique
dans un aquarium. Les hélices tournent et plus rien ne se
passe.… Sans doute mon voyage ébouriffant est-il arrivé à
son terme.

Je suis surpris par le niveau de conscience et de


discernement qui est toujours resté le mien. Penser,
analyser, raisonner, je fais tout cela comme si de rien
n’était. Comme si l’intérieur de mes paupières closes était

148

l’écran d’une projection dont je serais à la fois l’acteur et


le metteur en scène. Pourtant, ce tour de carrousel
psychédélique m’a littéralement effrayé. J’en suffoque
encore. J’ai peur d’être englouti à nouveau, peur de me
dissoudre, peur que le véhicule de lumière m’emporte ;
plus loin ; encore plus vite. Trop vite pour moi. Je décide
que l’expérience est terminée. Cela doit faire plusieurs
heures que je suis bousculé. J’en ai assez. Instinctivement,
mes réflexes de pilote reviennent, je cherche le harnais de
commande du siège éjectable. J’ouvre les yeux.
Un Pschitt de vérins de manège en décompression
accompagne mon retour immédiat au réel. Ma montre
indique, à mon grand étonnement, que quelques minutes
seulement se sont écoulées depuis l’embrasement de ma
conscience. J’ai pourtant l’impression d’avoir passé
plusieurs heures sous terre. Les sifflements des serpents se
sont tus et, tout compte fait, les chansons niaises des
fardados me paraissent plaisantes et rassurantes. Sans
doute est-ce là leur fonction première. Jésus resté à
proximité, me fait signe de fermer à nouveau les yeux et
me glisse à l’oreille :
— Tu as vu les serpents ?
Je hoche la tête. Il ajoute en me caressant l’épaule :
— N’oublie pas de respirer. Tu es vivant… Il faut
respirer pour vivre, tu sais.


149

24

Intrigué par la formulation de sa recommandation,


j’obéis et ferme à nouveau les paupières.

L’air s’enflamme instantanément. Je retourne sous


terre, dans la boue, la glaise et la chair. Un vrai boudin. Il
fait sombre, c’est plein de cris, de corps en formation — ou
en décomposition peut être, impossible à dire. Me voici
tour à tour taureau puissant chargeant la muleta d’un ma-
tador, jaguar aux yeux jaunes injectés de sang bondissant
d’arbre en arbre, cheval aux naseaux et artères dilatés
lancé au galop dans l’obscurité d’une forêt sépulcrale. Je
baigne, aveugle, dans un magma vivant. Tout s’accélère à
nouveau. Je décide d’être Pégase issu du sang de la gor-
gone Méduse. Des ailes poussent à mon garrot. Mais, je
n’arrive toujours pas à décoller. Enfermé dans ma gangue
de glaise et de chair. Prisonnier de la matière. Incarcéré
dans l’incarnation. Et j’ai peur. Peur de ne plus jamais
voir la lumière, peur de rester enfermé dans ce ventre. Je
voudrais m’éjecter à nouveau. Il me suffirait d’ouvrir les
yeux. Tout s’arrêterait instantanément dans un chuinte-

150

ment de vérins. Mais, avant d’abandonner, je décide de


respirer profondément, comme Jésus me l’a préconisé.
L’effet est immédiat. Je monte ; je suis une bulle gazeuse
dans une bouteille d’eau décapsulée qui traverse plusieurs
couches d’ouate nacrée. La lumière est rose, étincelante.
Les chansons suaves des fardados ravissent mes oreilles…
Mais bientôt, je redescends ; en panne d’air chaud. Je ne
veux pas retourner dans la marne vivante habitée de corps
dissous. Je ne veux pas être englouti à nouveau par la ma-
tière et le rouge terrifiant. Mes neurones s’activent. J’in-
voque des check-lists et des procédures d’urgence qui
n’existent pas. Alors apparaît la solution. Evidente.
Comme soufflée par la voix de Jésus à l’intérieur de mon
crâne : « Tu as encore oublié de respirer ». C’est si
simple ! Sans attendre, j’avale une large bouffée d’air.
Mon cerveau à nouveau oxygéné me propulse vers les
hautes couches radieuses de cette atmosphère mer-
veilleuse. Je passe un long moment à yoyoter dans les
limbes au gré de ma respiration, jusqu’à ce que mon ins-
tinct de pilote de jet se réveille. Puisque le produit halluci-
nogène transforme mon corps et mon cerveau en un véhi-
cule aux performances fabuleuses, un aérodyne capable de
se déplacer dans l’air et sous terre à des vitesses phéno-
ménales, et puisque la commande de conduite de cet engin
est tout simplement liée à ma respiration, alors me vient
l’irrésistible envie d’explorer les limites de son domaine de

151

vol. Aussitôt évoqué, aussitôt fait ! Je prends place à bord


de la carlingue immatérielle et débute un protocole de vol
d’essai en bonne et due forme. Particulièrement excité par
ce nouveau jeu auquel les chamans d’Amazonie n’ont cer-
tainement pas pensé, je me lance sans retenue. C’est parti :
Top décollage ! D’abord une montée en flèche, à la verti-
cale, grâce à des respirations répétées et profondes. Une
hyperventilation ainsi provoquée devrait me permettre de
tester les plafonds de propulsion et de sustentation de mon
nouvel appareil. Je monte ; je monte toujours ; dépasse les
couches de la troposphère, de la stratosphère, de la méso-
sphère et même de la thermosphère. Je dépasse le système
solaire, les étoiles et leurs planètes. Passé au-delà de notre
galaxie, je traverse les nébuleuses voisines pour finale-
ment, aboutir dans un espace vide. Baigné seulement d’un
halo de lumière.
Un très long moment s’écoule. Puis j’entends le clic in-
congru d’un interrupteur domestique. La lumière s’éteint.
Me voilà dans le noir. Dans le vide sidéral. Le Rien… Ex-
tinction moteurs. Je décroche. Aucun repère, aucune réfé-
rence d’horizon pour me récupérer. Je tombe. Sans doute
suis-je mort, passé à l’Orient éternel… Non, trop fasciné
par le spectacle de la vacuité, je réalise que j’ai encore
oublié de respirer. J’aspire goulûment une rasade d’air et
me voilà en rase-motte, quelques mètres au dessus d’une
prairie déserte. De longues herbes fluorescentes se

152

couchent à mon passage. Je ne sais plus s’il fait nuit ou


s’il fait jour. Les deux en même temps, on dirait. Mon dé-
placement est incroyablement rapide. Is there anybody out
there ? des Pink Floyd crache à plein volume le solo de
guitare sèche de David Gilmour ; il se mêle étonnamment
aux accords mièvres des fardados. C’est fantastique. Mes
esprits retrouvés, je décide maintenant de tester les per-
formances de vitesse de mon vaisseau. Me voici étoile fi-
lante. Mais je vole trop bas. Le crash semble inévitable. Je
me crispe. La machine plonge sous terre avec pour unique
effet un assourdissement de la musique. Is there anybody
out there ?* répète Roger Waters. Je remonte. Ma course
folle passe alternativement au-dessus et en-dessous de
l’horizon par de simples petites respirations contrôlées.
J’apprends à maîtriser les performances de mon véhicule.
Je m’amuse follement… Mais l’image se fige. Une sirène
retentit et une voix intérieure me crie : « STOP ! ».

___________________
* Note de l’auteur : il est conseillée de conclure la lecture de ce chapitre par
une pause musicale consacrée à l’écoute du morceau : Is there anybody out
there ? des Pink Floyd. Il apparaît sur leur onzième album studio The Wall,
sorti le 30 novembre 1979. Pink, le personnage principal, tente de reprendre
contact avec le monde…


153

25

J’ai changé de séquence. Ma vision est distordue, mon


environnement radicalement transformé. Je suis un reptile.
Une sorte de margouillat réunionnais. Je vois par les côtés
et il me faut tourner la tête pour regarder vers l’avant.
Non, je ne mime pas les gestes d’un reptile, je ne m’ima-
gine pas en reptile, je suis réellement devenu un lézard.
Cette nouvelle sensation stimule ma curiosité. J’essaye de
bouger la tête. A ma grande surprise, elle semble effectuer
sans difficulté une rotation complète. En fait, ma tête reste
fixe, seul l’intérieur s’est mis à tourner. C’est très pratique
pour voir derrière soi. La situation me semble si incongrue
que j’éclate de rire.
Le Doc m’avait prévenu. Aussi incroyable que cela
puisse paraître, je suis en prise directe avec mon cerveau
reptilien, siège de l’énergie brute, de l’instinct de conser-
vation, de la pulsion de vie… Je décide de passer un mo-
ment à explorer les possibilités de ce nouvel état. Tout ce
qui m’entoure est déformé par une vision devenue sphé-
rique. C’est à la fois terrifiant et fascinant. Je choisis, par
un effort de l’esprit, d’opter pour la fascination. « Que

154

pouvait ressentir un être vivant il y a soixante millions


d’années ? » Cette simple pensée fait appel à mon cortex
et, d’un coup, je suis happé par un souffle. J’ai le cœur au
bord des lèvres. L’ascension est vertigineuse. Me voici
connecté à ma raison. Tout ici n’est que concept, réflexion,
intelligence. Ma pensée m’apparaît illimitée. Décloison-
née. Les écluses de mon flux raisonné sont grandes ou-
vertes. Les sécurités habituelles, celles qui protégent des
intrusions dans les zones périphériques de ma mémoire,
semblent inhibées. Toutes les protections psychologiques
ont sauté. J’ai libre accès à mon inconscient, à mon savoir
acquis, à mes souvenirs refoulés ou enfouis. Sans doute,
comme je le suspecte, ai-je aussi accès au savoir ancestral
de l’humanité et peut-être même bien au-delà. Je me pro-
mets d’explorer plus tard cette hypothèse quantique.
J’expérimente en fait la faculté fabuleuse de mon esprit
dont Le Doc m’avait parlé avec enthousiasme et nommée
« la clairvoyance ». Elle me permet d’obtenir en un temps
record une réponse à n’importe quelle question, futile,
existentielle, matérielle ou conceptuelle. Il semble suffire
de la formuler pour obtenir une réponse limpide, simple et
claire ; une réponse juste et parfaite. Et surtout d’une évi-
dence éblouissante. Je suis exalté par les nouvelles capaci-
tés de ma pensée. C’est fascinant. Alors, grisé par cette
faculté nouvelle, je me laisse aller à argumenter, négocier,
remettre en cause, et pourquoi pas contredire l’évidence…

155

Sans doute est-ce par esprit de contradiction ou de rébel-


lion puérile. Par orgueil sûrement. L’effet est immédiat. Un
puissant haut-le-cœur me rappelle à l’ordre et je dois sans
délai lâcher prise, sous peine d’utiliser le sachet à vovo
toujours posé sur mes genoux. Je viens de comprendre à
mes dépens la toxicité de la résistance. Elle n’est que vani-
té. Mieux vaut se rendre perméable. Se connecter sans re-
tenue et entrer dans le flux. Il suffit ensuite de naviguer à
sa convenance sur le fleuve immense de la connaissance
universelle. C’est cela la véritable liberté. L’opposition, la
réaction, le refus, ne sont qu’illusion et arrogance. obscu-
rantisme parfois. Je prends cette expérience comme une
première leçon offerte par la plante amazonienne.
Mais sans préalable, je suis violemment jeté dans le
vide. La chute est incontrôlée, conclue par un arrêt brutal.
Le silence m’enveloppe. Me voici connecté à mon cerveau
émotionnel. Je ressens une joie intense. Une jouissance
sans fin. Elle m’emplit, me comble au-delà de tout besoin
d’éjaculation, de tout désir. Cette émotion est l’une des
plus fortes qu’il m’ait été donné d’éprouver. Etrangement,
je ressens en même temps de la tristesse. Une peine im-
mense, un chagrin sans fond. Une douleur même. Des
larmes roulent sur mes joues, mon cœur est transpercé, ma
poitrine se soulève en hoquets erratiques. Jamais je
n’avais été aussi touché. Alors, sans crier gare, une troi-
sième émotion me submerge. Je suis pétrifié. Sidéré par

156

une peur panique, insoutenable. Glacé jusqu’au tréfonds


de mon âme, incapable d’un quelconque mouvement. La
colère enfin achève de m’engloutir. Je réalise à quel point
j’en suis enflé. C’est une colère éruptive, exubérante, dé-
bordante, intense. Les quatre émotions humaines, en se
mêlant, deviennent un tourbillon, un vortex, une trombe
qui m’emporte.

Cette expérience de décloisonnement émotionnel me


laisse exsangue. Je suis abasourdi, les sens à fleur de peau,
essoufflé. Quelques instants de récupération me sont né-
cessaires. Je m’efforce de réguler les soubresauts de mon
coeur. 


157

26

Ragaillardi par une courte pause les yeux ouverts, mais


surtout excité par mes expérimentations, je décide de
lancer à nouveau mon vaisseau psycho-corporel dans
l’exploration de ses performances. Je veux tenter de passer,
à ma convenance, d’un étage à l’autre de mon cerveau.
C’est ambitieux mais, j’en suis sûr, je peux y parvenir. Les
perspectives seraient alors immenses. Infinies, en fait.

C’est parti : Top décollage ! J’appuie sur le bouton de


l’ascenseur fabuleux et bascule instantanément dans le
vide. Arrêt brutal. Silence. Les portes s’ouvrent à l’étage
reptilien. J’en ai la confirmation immédiate à la manière
dont je vois de côté. Je m’amuse quelque temps à regarder
le monde sous cet angle aigu, puis je monte à nouveau
dans l’ascenseur. D’un étage à l’autre de mon cerveau,
j’explore. C’est fascinant. A chacun de mes passages au
niveau inférieur, je suis une bête différente. J’avais entendu
parler des « animaux totem », me voilà affublé de toute
une ménagerie. J’habite littéralement les sens et les
perceptions d’insectes, oiseaux, poissons, amphibiens,

158

céphalopodes et autres bestioles, jusqu’à endosser un


corps minuscule, entièrement couvert de poils argentés.
Son odeur est délicatement fauve et chaude. Je la
reconnais immédiatement. Ma vision est différente. Je vois
devant et non plus de côté ; avec du relief, mais les
couleurs sont très claires. La petite voix intérieure à
laquelle je commence à m’habituer me souffle : « C’était
l’année des V, alors ils m’ont appelé Voltaire. Je suis un
Yorkshire terrier toy de sept ans et n’ai jamais pesé plus de
deux kilos et demi… ». Je n’en crois pas mes oreilles
— devenues, je le sens, toutes pointues. Une foule de
souvenirs se bousculent dans les cent trente centimètres
cube de mon cerveau. C’est indéniable, c’est sidérant, je
suis mon chien, je suis Voltaire. Jusqu’à l’humidité
poisseuse de ma truffe. Les glandes de mon corps lâchent
d’énormes doses d’hormones. Tout en moi se dénoue, se
libère. Les cloisons de ma mémoire émotionnelle volent en
éclats. Je revis nos promenades nocturnes, nos
conversations téléphoniques sans fin avec Bethsabée
— elle sent bon le jeune chiot —, l’odeur libidineuse de
l’arrière-train de Gabrielle la jolie Bichon frisée
mandarine de la rue de Passy, l’annonce du crash, la
cérémonie de Notre-Dame à la télévision, Carla nue,
Thalie endormie, son téléphone portable sur la table de
nuit, les textos découverts, les mails fougueux de Villette, le
cri de l’Ile aux Cygnes… Mon maître me regarde

159
désemparé et je réalise qu’à travers les yeux de mon chien
je suis en train de voir défiler tous les événements de ces
derniers mois.

En venant ce week-end en Belgique pour, selon les


propres termes du Doc, « vivre une expérience existentielle
puissante et hors du commun », je m’attendais à tout sauf à
endosser la vie d’un chien, fût-il mon Voltaire. Encore
moins à devenir, à travers son regard, le spectateur résigné
du coup de foudre de ma femme pour Villette et l’accom-
pagnateur matinal de ses promenades-alibis. Pire, le té-
moin de ses déclarations téléphoniques enflammées. En
devenant mon chien, le temps d’une vision psychédélique,
au-delà d’une étrange impression de déjà-vu, je comprends
que je bénéficie d’un point de vue unique sur le crash de
mon mariage.


160

27

Je perçois des mouvements autour de moi. Les chaises


des premiers rangs grincent en ripant sur le carrelage.
Quelqu’un passe près de moi, se prend les pieds dans les
miens. J’ouvre les yeux. C’est Le Doc. Une file d’hommes
s’est formée devant Jésus. Les femmes, elles, sont en ligne
face à Acérola. Je me retrouve à nouveau un godet de
liqueur amazonienne à la main. Lorsque je l’approche de
mon visage, un frisson d’une puissance quasi sismique me
traverse de bas en haut. Le goût immonde de cette potion
est désormais enraciné dans ma mémoire sensorielle et sa
simple odeur me cause une violente réaction physiologique
de rejet. Evitant de respirer, je lance le liquide au fond de
ma gorge, comme l’a fait tout à l’heure la femme-enfant.

De retour à ma place, l’ivresse me cloue immédiatement


à mon siège.

Je retourne sans transition à Notre-Dame, un poème


brésilien à la bouche, les yeux plongés dans le regard bleu
de Carla. La chaleur des deux-cent-vingt-huit bougies

161

m’enveloppe et je comprends ce qu’a vécu Thalie : de la


lave en fusion dans les veines ; soumise au grondement de
la vie ; submergée par le besoin impérieux de vivre, Vivre,
VIVRE, sans limites. VIVRE à en perdre la raison. Toute
entière incandescente, emplie d’un feu sacré la laissant
sans autre alternative que de le laisser jaillir, le squirter
sans retenue. Villette s’était trouvé là. Ses bras avaient
accueilli le débordement vulcanien ; presque par hasard.
Voilà ce qui s’était passé.

La musique de Santo Daime m’emporte. Je plonge à


nouveau dans le tourbillon des visions.

Me voici aux commandes de Notre-Dame. J’ai entre les


mains les 128 mètres de fuselage de la cathédrale, les ailes
du transept, les huit cloches bourdonnantes comme des
réacteurs. A l’intérieur, nous sommes cinq mille à faire
cercle autour des deux-cent-vingt-huit bougies posées au
sol ; elles sont là, juste à côté de moi. La chaleur qu’elles
dégagent est insoutenable. Une chaleur de vie. Leur
chaleur. Radiation rassemblée de leurs deux-cent-vingt-
huit corps ; eux les disparus du vol 447. En un instant, je
me sens dépossédé de mes certitudes. J’ai beau le vouloir,
j’ai beau implorer, rien ne peut ramener à la vie
l’équipage et les passagers du vol 447. Il faudrait rejouer
la séquence du crash comme dans un simulateur de vol…

162

Pourquoi pas !? Oui, pourquoi pas, puisque tout semble


possible grâce à la potion chamanique ? Il suffit d’essayer.
A peine cette pensée a t-elle effleuré mon esprit que je me
trouve propulsé à bord de l’Airbus A330 immatriculé Fox-
trot, Golf, Zoulou, Charlie, Papa. Je croise Marc, le
commandant de bord. Il s’apprête à rejoindre la couchette
pour son quart de repos. Les deux copilotes de suppléance
restent aux commandes. Ils viennent de prévenir
l’équipage en cabine de turbulences probables à venir. Se
référant aux indications de leur radar météo, ils virent de
douze degrés à gauche pour éviter une cellule orageuse.
Les systèmes de dégivrage des moteurs sont enclenchés.

C’est ce que relèvera le rapport d’enquête40 lorsque les


boîtes noires auront été repêchées au cours d’une qua-
trième campagne de recherche, un peu moins de deux ans
après le crash. Les pilotes ont donc bien exploité l’image
de leurs radars, ils étaient conscients de la situation, impli-
qués dans leurs tâches ; actifs.

Il fait très chaud tout à coup. Une forte odeur de javel


envahit le poste de pilotage.
— C’est quoi cette odeur, demande Pierre-Cédric,
inquiet ?
— C’est l’ozone… C’est l’ozone34. J’ai déjà rencontré
quelques fois ce phénomène.

163

Malgré les explications de David, Pierre-Cédric est


tendu :
— C’est étonnant comme il fait chaud d’un coup.*

___________________
* Note de l’auteur : Les dialogues retranscrits dans les chapitres suivants sont
ceux, réels, issus des enregistreurs de bord du vol 447 (l’une des boîtes
noires appelé « voice recorder »).


164

28

Après avoir vécu à nouveau mes déboires maritaux à


travers le regard de mon chien Voltaire, mon hallucination
psycho-sensorielle me fait désormais littéralement
éprouver ce qu’ont été les dernières minutes de Pierre-
Cédric, l’un des pilotes aux commandes du vol 447 :

A ma gauche David, l’autre officier pilote, vient de


remplacer Marc le commandant de bord du vol, parti
comme il est d’usage pour son quart de repos. L’avion est
légèrement secoué par les turbulences. Avec cette masse, il
n’est pas raisonnable de monter pour espérer sortir de la
couche nuageuse. D’après les calculateurs de bord, nous
pourrons rejoindre en sécurité le niveau trois-cent-
soixante-dix dans quatre heures, lorsque nous aurons
consommé une vingtaine de tonnes de carburant. Pour
l’instant, l’avion est trop lourd pour monter. En attendant,
il nous reste à éviter le cœur des cellules orageuses par des
altérations de caps. Et visiblement, nous ne sommes pas
les seuls à être confrontés aux effets turbulents du front
inter-tropical. Le vol 459 en provenance de Sao Paulo,

165

vingt minutes derrière nous, a appelé tout à l’heure le


contrôle d’Atlantico pour un contournement météo.

Malgré les parasites qui crépitent sur la fréquence, j’ai


reconnu l’accent méridional du pilote. Une voix
chaleureuse, familière et rassurante dans la nuit de mes
visions psychédéliques. Un collègue, un ami. Je l’avais eu
au téléphone dès le lendemain du crash. Il naviguait dans
le secteur, approximativement à la même heure, à bord du
même type d’appareil et m’avait rapporté par le détail les
conditions de vol dans la zone :
— 459 on dévie de quinze degrés à droite pour éviter un
CB35.
— 459, rappelez sur la route, avait répondu le
contrôleur aérien.

Me voici redevenu Pierre-Cédric. Le poste de pilotage


est plongé dans la pénombre.
Les pare-brise se couvrent de lueurs violettes. Rien de
grave. Simplement la recombinaison des ions avec les
électrons. Cela déclenche une série de petits éclairs
mauves accrochés aux aspérités de l’avion. Les feux de
Saint-Elme. Autant profiter du spectacle féérique, mais
surtout se tenir à distance du cœur des orages. D’ailleurs,
je viens de détecter plusieurs échos grâce au radar de
bord. Droit devant. Un évitement s’impose. J’actionne le
sélecteur de cap sans délai. Mais brutalement le bruit

166

ambiant augmente. Des gouttes d’eau surfondue crépitent


sur le pare-brise. L’écoulement aérodynamique est
modifié. L’avion se charge de glace. David réduit la vitesse
à Mach 0,80. Il a raison, inutile d’aller trop vite dans ces
zones turbulentes. J’enclenche pour ma part les allumeurs
continus. Ils nous protègent de la possible extinction des
réacteurs par trop forte ingestion de glace. En fondant,
elle pourrait engorger les chambres de combustion.
Soudain une série d’alarmes retentissent. Le pilote au-
tomatique se déclare en défaut. Immédiatement suivi par la
déconnection de la gestion de poussée. Le gong, répété
toutes les cinq secondes, associé à ces débrayages intem-
pestifs, va hurler dans nos oreilles pas moins de trente
quatre secondes. L’ambiance sonore du cockpit est satu-
rée. Les sondes Pitot ne fournissent plus d’information de
vitesse. Elles sont obstruées. Sans doute emplies de cris-
taux de glace. L’informatique de bord se retrouve privée
des données nécessaires à la compilation des paramètres
primaires du vol. La loi de pilotage adoptée par les cinq
calculateurs, bascule du mode Normal au mode dégradé
Alternate. Autrement dit, le pilotage de l’avion devient par-
ticulièrement délicat. Les réponses aux commandes sont
instables. D’ailleurs, l’Airbus s’est incliné à droite, sans
aucune action de ma part sur le manche36. Je corrige. Les
protections informatiques destinées à baliser le domaine
de vol, elles aussi, sont perdues et les calculateurs privés

167

de données ont tout simplement abandonné leur rôle


d’aide au pilotage. Pire, ils génèrent des indications de vi-
tesse erronées et trompeuses. Par le seul fait d’un givrage
des sondes aérodynamiques, les aides, les sécurités et les
protections sophistiquées élaborées par les ingénieurs de
Toulouse n’opèrent plus. Nous sommes, David et moi, aux
commandes d’un appareil dont le cerveau électronique
vient de subir l’équivalent d'un violent accident vasculaire
cérébral. Sur-vitesse ? Sous-vitesse ? A cet instant, impos-
sible d’en être certain. Sur les écrans de pilotage, aucun
message ne permet un diagnostic rapide ni l’exécution
d’une procédure adéquate. Le système a pourtant été
conçu par les bureaux d’étude pour faciliter l’analyse et le
traitement des pannes37.
Autre conséquence du givrage des sondes, mon altimètre
affiche une erreur de trois-cents pieds en dessous de l’alti-
tude réelle38. Il s’agit d’une fausse indication générée par
la mise à l'écart automatique des trois calculateurs de
données. Comme je n’ai aucun moyen de détecter qu’il
s’agit d’une indication erronée, j’agis avec précaution sur
le manche pour corriger ce que je pense être un écart d’al-
titude. Je m’aperçois que le pilotage de l’Airbus en mode
Alternate est particulièrement délicat à haute altitude.

*
* *

168

La toute première alarme de décrochage vient de


retentir dans le cockpit. Il est 2 heures 10 minutes et 10,4
secondes en heure universelle :
« STALL ! »
Suivie à 2 heures 10 minutes et 11 secondes d’une alarme
identique :
« STALL ! »
C’est l’avertisseur de décrochage. Et c’est loin d’être
anodin. Mais puisque le chef-pilote d’essais d’Airbus
claironnait il y a peu encore : « Un Airbus ça ne décroche
pas, il est donc inutile d’entraîner les pilotes à la
récupération du décrochage »… La surprise, mais surtout
l’incrédulité m’arrachent une question. David la formule
avant moi :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Nous restons troublés par cette alarme improbable.
D’autant plus incompréhensible que la flèche jaune de
l’indicateur de vitesse39 a affiché à plusieurs reprises une
accélération. Survitesse ? Tout l’indique. Pour en sortir, il
faut cabrer. C’est ce que les indications de mon écran
m’incitent à croire. En réalité l’avion me trompe. Mais je
ne le saurai jamais puisque je repose désormais dans un
petit cimetière du bassin d’Arcachon après que mon corps
a été remonté à la surface, identifié et transféré en France
pour les besoins de l’enquête. La voix synthétique retentit à
nouveau. Je n’ai pas le temps de prendre le recul

169

nécessaire à l’analyse.
Il est 2 heures 10 minutes et 13 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
Je constate des anomalies sur les données primaires de
vol. Je me tourne vers David :
— On n’a pas une bonne... On n’a pas une bonne
annonce de… vitesse.
— On a perdu les… les, les vitesses alors ? me demande
de confirmer David, incrédule.
Je scrute mes écrans. J’essaye de comprendre. Pourquoi
cette alarme, pourquoi les barres de tendance, lorsqu’elles
sont visibles, me demandent-elles de cabrer ?40
Nous prenons de l’altitude. A cet instant, le plan
horizontal réglable à l’arrière de l’avion a un
comportement aberrant41 mais je n’ai aucun moyen de le
savoir. Il nous pousse à sortir du domaine de vol. C’est un
point que soulèvera l’enquête.
David hausse le ton, il ne comprend pas pourquoi mes
actions sur les commandes sont si peu efficaces :
— Fais attention à ta vitesse… !
Il insiste :
— Fais attention à ta vitesse !
— Ok, ok, je redescends.
— Tu stabilises…
— Ouais…

170

— Tu redescends… On est en train de remonter selon


lui… Selon lui, tu montes, donc tu redescends.
— D’accord.
A ce moment, j’ai un doute sur les informations fournies
par les systèmes de l’avion : survitesse ou sous-vitesse ?
Ce qui semble certain, c’est que nous sommes montés trop
haut.
David devient directif :
— Redescends !
— C’est parti, on redescend.
La manœuvre est un peu brusque à son goût. Sous mes
doigts, il ne le sait pas, les commandes répondent de
manière inhabituelle. Le pilotage n’a rien à voir avec ce
que je connais. Il est plus plus impétueux.
— Doucement, demande David !
Je le vois actionner frénétiquement le bouton d’appel du
poste repos. Il veut prévenir Marc, notre commandant de
bord, le faire revenir au cockpit d’urgence. Aucune
réponse. Pourtant le gong puissant de la couchette devrait
l’alerter. Rien. Pas de réponse non plus à ses appels vers
d’autres postes de l’avion.
— Putain, il est où… ?
Peut être Marc est-il allé se dégourdir les jambes en
cabine, ou saluer une partie de l’équipage dans l’un des
offices de l’avion. On sait qu’il n’était pas attaché dans la
couchette ; son corps a été repêché quelques jours après le

171

crash, flottant à la surface de l’océan.


2 heures 10 minutes et 51,2 secondes (puis toutes les
0,2 secondes), les alarmes vocales s’enchaînent :
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
David ne peut s'empêcher d’exploser :
— Putain !
Il me regarde les yeux exorbités. Je reste concentré sur
les indications de mon écran. Au même moment, une voix
féminine répond à l’interphone suite à ses appels répétés
pour trouver Marc :
— Allo… ?
2 heures 10 minutes et 56,8 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
— Oui… ? interroge la voix de l’hôtesse dans
l’interphone.
Entre temps, j’ai affiché la pleine poussée sur les deux
réacteurs. L’avion continue à monter. Il est ballotté de
droite et de gauche sous mes coups de manche. Pourtant je
ne suis pas brutal. Je pilote normalement. Mais le compor-
tement des ailerons est étrange. La commission d’enquête
présumera que la re-configuration des calculateurs a gé-
néré de curieux braquages dissymétriques des ailerons.

172

Moi, bien sûr, je ne connaîtrai jamais la raison de mes


étranges sensations de pilotage.
De la voix, David me guide :
— Surtout, essaie de toucher le moins possible les
commandes en latéral, hein !
2 heures 11 minutes et 01,2 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
La voix dans l’interphone interroge à nouveau :
— Allo ?
David n’est pas disponible pour répondre. Comme moi,
il cherche à comprendre pourquoi l’avion n’accélère pas.
J’ai pourtant poussé les deux manettes de gaz vers l’avant,
sollicité la pleine poussée des moteurs.
— Je suis en TOGA42, hein ?
2 heures 11 minutes et 03,1 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
— Putain, il vient ou il vient pas ?
2 heures 11 minutes et 06,3 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
L’Airbus, qui montait toujours, se trouve maintenant
près de trois mille pieds43 au dessus de son altitude de

173

croisière initiale. Il a le nez pointé vers le haut à plus de


dix-huit degrés d’incidence. C’est considérable. On
apprendra deux ans plus tard, lorsque l’épave aura été
localisée, les boîtes noires repêchées et analysées, que le
système électronique de gestion du vol s’est trouvé par
intermittences en situation de rejet des trois intégrateurs
de données aérodynamiques et de deux références
inertielles. Certains spécialistes pensent même que l’avion
aurait subi un ordre à monter incohérent. Mais sans doute
la polémique à ce sujet ne sera-elle jamais close.
Les moteurs sont à plein régime. Pourtant, pour la
première fois, nous descendons. Doucement d’abord.
Jamais nous n’aurions dû nous trouver à cette altitude,
hors du domaine de vol de l’appareil. Le givrage des
sondes, la perte des protections des calculateurs des
commandes de vol, l’indication des pannes qui nous
induisent en erreur, la position de l’empennage arrière
mobile qui favorise le décrochage, l’alarme « STALL ! »
qui se déclenche à l’opposé de toute logique44, notre
incompréhension, sans compter ce qui sera passé sous
silence, toutes ces données combinées nous ont conduit,
David et moi, au sommet d’une courbe létale dont nous
entamons la descente incontrôlée. Nous chutons tandis que
je cherche toujours frénétiquement à comprendre. Je suis
décidé à sauver l’avion et ses deux-cent-vingt-huit
occupants, moi compris. Mais comment ? Toutes les

174

données dont je dispose sont incohérentes.


2 heures 11 minutes et 10,9 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
Un son de crécelle vient s’ajouter à la voix synthétique.
Je reste concentré, cherchant toujours à comprendre.
2 heures 11 minutes et 13,7 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
Le bruit de crécelle retentit à nouveau.
2 heures 11 minutes et 16,5 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
David actionne une fois de plus l’interrupteur pour
appeler Marc.
2 heures 11 minutes et 17,9 secondes :
« STALL ! »
Deux coups sourds, très brefs, nous proviennent du
tréfonds de la carlingue. Ce sont les filets d’air qui
frappent les ailes comme le feraient les lanières d’un fouet.
La vitesse est si faible que leur écoulement aérodynamique
n’épouse plus le contour de la voilure. Le flux d’air se
décolle brutalement et l’avion tremble tout entier. C’est ce
qu’on appelle le buffeting.

175

2 heures 11 minutes et 19,3 secondes :


« STALL ! »
« STALL ! »
Marc n’arrive toujours pas. David actionne une fois
encore le gong.
2 heures 11 minutes et 20,7 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
Je cherche toujours à comprendre.
— On a pourtant les moteurs ! Qu’est-ce qui se passe,
bordel ?
2 heures 11 minutes et 22,8 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
La crécelle retentit encore.
2 heures 11 minutes et 24,6 secondes :
« STALL ! »
La voix d’une hôtesse sortie du haut-parleur s’intercale
entre les alarmes sinistres et notre incompréhension.
— Stéphanie !
Elle raccroche avant que David ait pu lui répondre.
2 heures 11 minutes et 26,3 secondes :
« STALL ! »
La crécelle retentit encore :
« STALL ! »
« STALL ! »

176

« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
Le taux de chute de l’avion augmente. Je m’emporte :
— Putain, j’ai plus le contrôle de l’avion, là !
J’en suis réduit, incrédule, à constater mon impuis-
sance.
2 heures 11 minutes et 36,1 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
David décide de prendre les commandes. Il presse le
bouton de priorité de son manche et annonce :
— Commandes à gauche !
L’avion est incliné à droite et son angle d’incidence à
cabrer est de quarante degrés. Nous n’en avons pas
conscience. De nuit, sans aucune référence visuelle
extérieure, privés d’indications instrumentales et doutant
de celles disponibles, ils ne visualisent pas la position très
inusuelle de l’appareil.
2 heures 11 minutes et 38,9 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
La crécelle retentit. Je cherche toujours à comprendre.
— Putain, on est où ? C’est quoi là ?

177

Je n’ai plus de repères. »


2 heures 11 minutes et 41,2 secondes :
« STALL ! »
— J’ai l’impression qu’on a de la vitesse !
Les bruits aérodynamiques ont augmenté. Peut-être
sommes-nous en survitesse depuis le début ? Ou le bruit
est-il plus fort tout simplement parce que l’avion chute
plus vite ? Mes doutes et mes questionnements restent en
suspens.
Marc entre enfin dans le cockpit :
— Eh… Qu’est-ce que vous foutez ?

178

29

La musique de la cérémonie chamanique martèle mon


crâne comme la pluie sur un toit de tôle. Dans mon songe
psychédélique, les yeux fermés, je vois l’avion sous divers
angles, avec cette définition étrange qu’ont les images de
synthèse des logiciels de simulation. L’A330, le nez tendu
vers le ciel, descend. Chute. Tombe ; tel Icare privé de la
portance de ses plumes. Grâce à la substance psychotrope
dont j’ai déjà avalé deux verres pleins, j’ai acquis la
capacité inouïe de pénétrer le cerveau des pilotes du vol
447. Je vis intensément leurs émotions, je sens leurs peurs
et endure leur impuissance. J’entends maintenant le vent
relatif s’écouler, erratique, sur la carlingue de mon avion.
Je suis Marc, le commandant de bord du vol 447.

— Eh… Qu’est-ce que vous foutez ?


David me lance un coup d’œil. L'incompréhension et
l’impuissance se côtoient dans son regard.
— Qu’est-ce qui se passe ? Je ne sais pas... Je ne sais
pas ce qui se passe !
Je vois surtout dans ses yeux la volonté de ne rien lâ-

179

cher. David et Pierre-Cédric se battent. Mais ce que je dé-


couvre en arrivant au poste de pilotage me laisse perplexe.
Rien n’est cohérent sur les indications des écrans de bord.
2 heures 11 minutes et 44,5 secondes :
« STALL ! »
Lorsque j’entends l’alarme de décrochage, je suis saisi
par la gravité de la situation. Mon sang se glace. Pierre-
Cédric me confirme ce que je me refuse encore à croire.
— On perd le contrôle de l’avion, là !
Je le regarde sidéré. Il est livide. Je le deviens tout au-
tant.
— On a totalement perdu le contrôle de l’avion… On
comprend rien… On a tout tenté, renchérit David.
Le bilan de mes officiers pilotes est un véritable upper-
cut. Sonné, je me laisse tomber sur le siège observateur. Je
suis d’abord enclin à une intense tentation de déni mental.
Les services de marketing du constructeur n’ont-ils pas
rabâché à travers les médias : « Un Airbus, ça ne décroche
pas ». L’arrogance des concepteurs avait même atteint son
paroxysme avec le commentaire célèbre du chef pilote, à
l’époque du lancement en 1987 de ces avions dits « nou-
veaux » — voire intelligents : « Ma gardienne d’immeuble
pourrait piloter un Airbus ». Mais très vite mon cerveau
désormais saturé d’adrénaline se lance dans une analyse
factuelle. Le siège du milieu sur lequel je me trouve permet
d’appréhender au mieux la situation et de prendre le recul

180

nécessaire. L’alarme de décrochage est le premier symp-


tôme auquel je m’attache. Ma question est simple : quelle
est l’incidence de l’avion ? Aucun instrument ne me permet
de lire directement cette valeur. Par contre, l’Airbus est
doté d’un vecteur de trajectoire répondant au joli nom de
« bird ». Il s’agit d'un index circulaire, affublé de petites
moustaches latérales. Il est possible de le faire apparaitre
à la demande sur l’écran de pilotage. Je tends la main vers
le tableau de bord et appuie sur le bouton. Le " bird " s’af-
fiche :
— Alors tiens, prends ça !
2 heures 11 minutes et 52,8 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
J’insiste :
— Alors tiens, prends ça !
2 heures 11 minutes et 55,5 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
— Essaie de prendre ça…
— Le problème, c’est que j’ai plus de vario là, répond
Pierre-Cédric.
Je m’attache à inhiber mon stress pour centrer mes res-
sources mentales sur l’analyse.

181

— D’accord.
— On n’a plus aucune indication qui soit valable !!!
crie David.
— J’ai l’impression qu’on a une vitesse de fou, non ?
Qu’est-ce que vous en pensez ? s’exclame Pierre-Cédric.
Est-il trompé par le bruit aérodynamique ambiant ?
L’air s’écoule autour du fuselage sous un angle inhabituel
et le son produit donne une impression de vitesse. En fait,
l’avion est pratiquement à plat. Nous tombons verticale-
ment, de plus en plus vite. Les ailes battent mollement de
droite à gauche et le nez de l’appareil est toujours cabré.
David n’a pas la même analyse.
— Non !
Pierre-Cédric, sûr que l’avion est entré en survitesse,
sort les aérofreins. David s’interpose :
— Non, surtout ne les sors pas !
— Non ? Ok…
2 heures 12 minutes et 07,7 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
— Tire ! crie David avant de se tourner vers moi.
L’incompréhension et l’impuissance rendent son regard
fiévreux. Il attend de son commandant une solution :

182

— Qu’est-ce que tu en penses ? Qu’est-ce que tu en


penses ? Qu’est-ce qu’il faut faire ?
Je suis tout aussi impuissant. Comme David, ce constat
me submerge, m’engloutit :
— Alors, là, je ne sais pas ! Ça descend.
Incroyable ! Comment ai-je pu prononcer cette phrase ?
Mon avion descend. Mon avion tombe. Il oscille de droite
et de gauche tout en chutant à plat. Je suis anesthésié un
court instant, mais me reprends immédiatement.
« PRIORITY RIGHT ! »
Pierre-Cédric vient d’appuyer sur le poussoir de prise
de commande du manche. C’est lui qui pilote à nouveau.
— Voilà !
2 heures 12 minutes et 20 secondes :
« STALL ! »
— Là, c’est bon… Là on serait revenu les ailes à plat,
non ?interroge Pierre-Cédric à la volée.
De la voix je guide son regard vers le seul instrument
qui me semble fiable :
— Les ailes à plat… L’horizon… L’horizon de se-
cours… La vitesse…
— Tu montes !
David vient de s'adresser à Pierre-Cédric. L’avion est
cabré. Nez haut. Son attitude est trompeuse. Il chute le nez
tendu vers le ciel. L’incidence a même atteint 43,5 degrés.
C’est considérable. L’Airbus ne vole plus, il tombe. Il a

183

décroché. Pour stopper la chute vertigineuse, il faudrait


pousser sur le manche, abaisser le nez de l’appareil, pi-
quer assez longtemps — très longtemps même —, pour re-
prendre de la vitesse, raccrocher les filets d’air sur la voi-
lure. Attendre, toujours en piqué, que la vitesse augmente.
Ensuite doucement, pour ne pas décrocher à nouveau, tirer
sur le manche, très doucement, puis arrondir la trajectoire
en une ressource souple et revenir enfin en ligne de vol ho-
rizontal et stabilisé… C’est du moins ce qu’il faudrait faire
sur un avion classique. Sur celui-ci ? La position des réac-
teurs, très en arrière, nécessite en plus de réduire la pous-
sée pour atténuer son effet à cabrer. Mais cela, aucune
procédure ne le prévoit à cette époque45.
2 heures 12 minutes et 27,2 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
« STALL ! »
— Tu descends… Descends… Descends, ordonne David
— Je suis en train de descendre là ?
— Descends !
— Non, tu montes là !
— Là, je monte ? Ok, alors on descend…
La confusion règne dans le poste de pilotage alors que
les occupants du vol 447 vivent leurs dernières secondes.
2 heures 12 minutes et 34 secondes :
« STALL ! »

184

« STALL ! »
— Ok, on est en TOGA.
2 heures 12 minutes et 40,2 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
Deux nouveaux claquements aérodynamiques reten-
tissent, accompagnés de fortes vibrations. Les filets d’air
viennent à nouveau de fouetter brutalement les ailes.
— On est quoi là… On a quoi là ?
2 heures 12 minutes et 42,4 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
Je suis abasourdi. Impuissant. Mon avion tombe :
— Putain, c’est pas possible !


185

30

J’ouvre un instant les yeux. Il fait sombre, les néons


sont éteints. Jésus m’observe de loin. Ses pupilles dilatées
semblent m’encourager ; avec compassion et bien-
veillance. D’un froncement de sourcils, accompagné d’un
frémissement des lèvres, il m’invite à fermer à nouveau les
paupières. Je crois entendre sa voix chuchoter à mon
oreille :
— N’oublie pas de respirer. Tu es vivant, il faut que tu
respires… Ressssspiiiiirrrrrrrre !
Mon cockpit est une simple chaise en plastique au fond
d’une salle de cérémonie décorée comme pour un anniver-
saire sud-américain. Manque seulement la pignata remplie
de friandises. Les alarmes de décrochage « STALL ! » que
je crois entendre — je viens de le comprendre — sont en
réalité les accords répétitifs des guitaristes ; les klaxons du
cockpit, les chants des fardados ; les crécelles d’alerte, les
mini maracas secouées par Acérola. Je suis au cœur des
Ardennes belges en train de rejouer la chute incontrôlée du
vol 447, en plein état de conscience modifiée et je ne peux
m’empêcher de vivre les quatre minutes vingt-trois du dé-

186

crochage du vol 447 à bord duquel j’aurais dû me trouver.


Je suis maintenant David, assis sur le siège de gauche dans
le cockpit de l’Airbus en chute libre :
— En alti, on a quoi ?
Ce que vient de dire Pierre-Cédric me glace.
— Comment ça en altitude ?
Je n’avais pas encore réalisé à quel point nous avions
perdu de l’altitude.
2 heures 12 minutes et 46,2 secondes :
« STALL ! »
— Ouais… ouais… ouais…, je descends là, non ?
2 heures 12 minutes et 48,9 secondes :
« STALL ! »
— Là, tu descends, oui !
2 heures 12 minutes et 51,8 secondes :
« STALL ! »
— Là, tu… Tu es en…, intervient Marc, le commandant,
avant de préciser : Mets les ailes horizontales.
Je renchéris :
— Mets les ailes horizontales.
— C’est ce que je cherche à faire, s’énerve Pierre-
Cédric.
Sa main sur son mini-manche latéral n’est pas visible
dans la pénombre du cockpit.46
— Mets les ailes horizontales, répète Marc qui n’a
constaté aucune modification depuis sa première demande.

187

— J’ai plus rien là !, répète Pierre-Cédric.


Je viens de comprendre. Mon manche est inhibé. Je
pilote dans le vide.47
— Hein… Tu as quoi… Non, attends.
L’alarme de décrochage s’est enfin arrêtée, remplacée
par le klaxon d’écart d’altitude. Mais il y a bien longtemps
que nous avons quitté le niveau de vol 350.48
— On y est… On y est… On passe le niveau 10049 ! crie
Pierre-Cédric.
Je décide de reprendre les commandes :
— Attends… Moi, j’ai les commandes… J’ai les
commandes, moi, hein ?
Je presse le bouton rouge de prise de priorité.
« DUAL INPUT ! »
— Qu’est-ce qui… Comment ça se fait qu’on continue à
descendre à fond là ?
— Essaye de trouver ce que tu peux faire avec tes
commandes là-haut ! Les primaires…
Pierre-Cédric ne m’entend pas. Le klaxon d’écart
d’altitude hurle toujours.
— On va arriver au niveau 100…
— 9000 pieds !!!
Les actions de Pierre-Cédric sur les pédales sont trop
brutales.
— Doucement avec le palonnier ! demande Marc.
Je parle à l’avion maintenant. Je lui parle comme à un

188

cheval emballé, un Pégase qu’il faudrait calmer et


rassurer :
— Remonte… remonte… remonte… remonte…
Pensant que je m’adresse à lui, Pierre-Cédric me donne
enfin la clé.
— Mais je suis à fond à cabrer depuis tout à l’heure !
En un instant tout devient limpide. Marc lui aussi vient
de comprendre.
— Non, non, non… Ne remonte pas… Non, non.
Sous stress intense, les mots justes ne viennent pas. Je
voulait dire à Pierre-Cédric : « Ne tire pas sur le
manche » ; Je m’entends lui dire : « Alors descends… ». Je
ne parviens pas à exprimer ma pensée de façon
intelligible.
« DUAL INPUT ! », hurle la voix synthétique.
Nous sommes deux à agir sur les mini-manches
maintenant. Je demande à Pierre-Cédric de le lâcher :
— Alors, donne-moi les commandes… A moi les
commandes
— Vas-y… tu as les commandes… On est en TOGA
toujours, hein, se rassure Pierre-Cédric.
Je pousse franchement sur le manche. L’alarme de
décrochage qui s’était tue pendant près d’une minute hurle
à nouveau son sinistre message.
2 heures 13 minutes et 55,4 secondes :
« STALL ! »

189

Mais pourquoi cette alarme se déclenche t-elle à


nouveau ? Pourtant, je pousse à fond sur le manche. Mon
action devrait permettre de sortir définitivement du
décrochage. Je ne saurai jamais, moi non plus, de quelle
ineptie technique les ingénieurs ont ici été capables. Cette
alarme est totalement incohérente et elle a contribué à me
faire douter. D’ailleurs, la bataille fera rage sur ce point
lors des différents procès.50
2 heures 13 minutes et 56 secondes :
« STALL ! »
« STALL ! »
La crécelle retentit. Je suis pris d’un doute. Ai-je
imperceptiblement relâché la pression sur le manche ? Non
pourtant. Marc intervient immédiatement :
— Attention, tu cabres, là !
— Je cabre ?
— Tu cabres !
Il sait, nous le savons tous, il faut absolument pousser
sur le manche pour sortir du décrochage. C’est bien ce que
je fais. Alors pourquoi cette alarme se déclenche-t-elle à
nouveau ?
Pierre-Cédric égrène maintenant les altitudes :
— On est cabré, on est à 4000 pieds51.
— Tu cabres là, répète Marc.
La voix synthétique du système d’alerte de proximité du
sol se déclenche, laconique :

190

« SINK RATE… »
« SINK RATE… »
« SINK RATE… »
Puis elle ordonne une illusoire remise de gaz :
« PULL UP… »
« PULL UP… »
« PULL UP… »
Marc, en une tentative désespérée, me crie :
— Allez, tire !
J’encourage Pégase de la voix :
— Allez, on tire… on tire… on tire… on tire ! …
— Putain, on va taper… C’est pas vrai !!!

191

Position de l’impact : 3° 03′ 57″ nord, 30° 33′ 42″ ouest 52


à 2 heures 14 minutes 28 secondes UTC le 1er juin 2009.

192

31

J’ouvre les yeux. A bout de souffle. En nage. Jésus,


debout au centre de la salle me fait signe de rejoindre la
file formée devant lui pour la troisième ingestion rituelle
de boisson hypnotique.
Un goût amer dans la bouche, j’ai repris ma place. Je
m’égare maintenant dans le désordre d’une mythologie
déjantée, associant d’abord la chute du vol 447 à celle
d’Icare.

Pendant que la carlingue de l’Airbus s’enfonce dans


l’eau sombre de l’Atlantique, Poseidon, dieu des mers et
des océans en furie, apparaît. Sous mon regard incrédule,
il entreprend de s'unir à une belle et jeune passagère
nommée Méduse. L’épopée légendaire tourne au porno
kitsch lorsque leurs peaux nues se frottent à même le
marbre frais du temple d’Athéna à la façon d’un Jeff
Koons et de sa Cicciolina exposant leur coït.53

Le Doc m’avait prévenu, la potion génère parfois chez


certains sujets des images libidineuses.

193

Le divertissement obscène s’achève brutalement,


lorsque la déesse Athéna outragée s’empresse de
transformer Méduse en Gorgone. La chevelure magnifique
de la jeune femme se couvre de serpents sifflants tandis
que Poseidon, impudent séducteur, s’en retourne
tranquillement à ses furies maritimes.

Malgré une éphémère passion adolescente pour la


mythologie, je dois admettre que, dans un état de
conscience normal, je n’aurais jamais été capable d’une
connaissance aussi fine des filiations entre dieux, demi-
Dieux et autres mortels. J’ai acquis, grâce à la boisson de
Jésus un savoir de mythologue éclairé dont la portée
universelle se libère ici sans justification apparente.

Mon rêve épique se poursuit par une sordide histoire


d’oracle, de prophétie, d’enfermement et de relation
lubrique — encore — entre Zeus et une certaine Danaé.
Persée, fruit de cette union, en arrive à décapiter la
Gorgone. Voilà comment, après m’être accordé sans
scrupule quelques raccourcis, Pégase le fameux cheval
ailé naquit du sang de Méduse. Et me voici, dans mon
délire, le chevauchant en compagnie de Persée…

— Ne t’égare pas. La plante a beaucoup plus à


t’apprendre, me souffle Jésus en posant une nouvelle fois

194

sa main sur mon épaule. Mes visions empruntent alors un


cours inattendu et prémonitoire :

— J’ai huit jours de retard, me dit une jeune femme que


je ne connais pas. Je compte fébrilement sur mes doigts…
Bon sang, j’ai atterri dans l’officine d'une pharmacie !?
La main de Jésus a quitté mon épaule et je me trouve seul
face à un vieil homme en blouse blanche. Nous évaluons
ensemble différents types de tests de grossesse :
— Voici l’urinaire digital, m’indique t-il ; d’une
utilisation facile, il affiche un résultat en toutes lettres :
« Enceinte » versus « Pas Enceinte ». Il peut s’utiliser
quatre jours avant la date présumée des règles. Le test
urinaire à recharges est lui aussi extrêmement fiable
— plus de 99% de résultats avérés —, l’information
s’affiche en toutes lettres et il peut s’utiliser dès le premier
jour de retard des règles. Quant à celui doté d’une tige
contrôle, il présente en seulement une minute un + bleu en
cas de résultat positif et un - bleu également en cas de test
négatif. Il donne un résultat en cinq minutes maximum.
Attention, malgré la couleur de l’indicateur, il est précisé
sur la notice que l’instrument n’annonce pas le sexe mâle
du bébé.
Je ne peux m’empêcher de penser qu’il s’agit là d’une
grossière erreur de conception du fabricant…
— Enfin, le test à bandelette est ultra économique, plus

195

sûr et plus fiable, affirme l’homme en blouse blanche. Et


d’ajouter, pensant emporter définitivement mon adhésion :
— Il est utilisable dès le premier jour de retard des
règles et donne en trois minutes un résultat sans
ambiguïté.
Malgré les qualités indéniables et la simplicité du
dernier modèle, je décide de choisir le test digital le plus
sophistiqué et par la même le plus cher. Même s’il s’agit de
quelques euros, le prix à débourser se doit d’être à la
hauteur de la valeur symbolique de l’objet. Cette logique
est bien entendu ridicule, mais elle est si souvent adoptée
par mes congénères qu’elle en est devenue un art de vivre
et le fondement même du luxe. Pour paraphraser Molière,
disons que « les choses ont pour unique valeur celle que
l’on veut bien leur attribuer. ».

Le détecteur d’hormone gonadotrophine chorionique


humaine bien rangé au fond d’une poche de ma parka, je
quitte la pharmacie. Un chat de gouttière, assis sur un
parapet, me dévisage de ses yeux dorés. Une voie
intérieure me souffle :
« C’est un promeneur solitaire ».
Sans comprendre encore le sens de cette vision
inattendue, je décide de la prendre pour un présage
heureux.
Un « Lucky cat ! »


196

32

Au moment où les néons se rallument je me sens


comme expulsé du ventre d’une mère. Extrait, pour ne pas
dire arraché aux forceps, de mon songe hypnotique.
J’ouvre des yeux de nouveau-né sur le monde. Tous les
participants à la cérémonie sont debout. Les chaises ont été
promptement rangées et la liturgie se termine par des
danses et des rondes à pas cadencés. La musique joyeuse et
les chants des fardados rassérènent mon cœur mis à mal
depuis près de six heures. Des sourires illuminent les
visages. Je me laisse porter. Soulevé par le sentiment
irradiant de faire partie d’un Tout. Un TOUT immense ;
infini ; radieux. Mon voyage a été rude, parfois terrifiant.
Epoustouflant, est le mot approprié ! Le Doc m’ouvre ses
bras. Dans son regard, je perçois combien lui aussi a dû
vagabonder au delà de ses limites. Nous nous enserrons
fraternellement tout en continuant à danser. Je me sens
intensément vivant ; ici ; là ; maintenant. Et j’ai faim. Une
véritable fringale.
La femme-enfant s’est plantée devant nous. Elle tend à
notre intention un cornet débordant de frites. Une sublime

197

nitescence, comme tombée des pendeloques baroques d’un


lustre Baccarat, étincelle dans ses yeux. En plongeant mon
regard dans le sien, j’ai l’étrange sensation d’être l’une des
oies de Konrad Lorenz.
— Bonjour, on m’appelle Nut, me lance la femme-
enfant en secouant son cornet de frites sous mon nez.
— Drôle de nom, non ?
— En fait c’est la version light de mon surnom ; plus
simple que la version complète : Turritopsis Nutricula,
précise t-elle en se mordant l’intérieur de la joue.
— Effectivement, c’est assez inhabituel comme surnom.
— Difficile à prononcer en tout cas, même pour une
flamande comme moi, me répond-elle avec une certaine
brusquerie dans la voix, avant de poursuivre plus
doucement :
— C’est le nom savant d’une petite méduse originaire
des Caraïbes. Elle est capable d’inverser son processus de
vieillissement. C’est le seul être connu potentiellement
immortel. Et comme je suis petite, que j’ai traversé
tellement de choses dans la vie, que je suis un peu folle
aussi mais que je suis toujours là, quelqu’un un jour m’a
surnommée Nutricula, puis Nut. Voilà l’histoire !
Elle poursuit son exposé sur Turritopsis Nutricula, mais
je n’écoute plus. En fait, je suis littéralement soufflé. Mes
visions mythologiques, celle en particulier de la Gorgone
Méduse prennent désormais une signification particulière ;

198

même si pour l’instant je n’en saisis absolument pas le


sens. Nut secoue à nouveau son cornet de frites en une
invite à y plonger la main. Le goût trop salé et l’huile figée
me revigorent instantanément, mais ma sidération doit se
lire sur mon front. Nut sourit, toutes dents découvertes et
me chuchote à l’oreille :
— Un jour, si tu veux, je pourrai t’accompagner vers ce
que tu as toujours cherché.
Incapable de répondre, je la regarde…
Littéralement médusé !


199

33

Nut est effectivement bien plus petite que moi. Le haut


de sa tête atteint à peine la hauteur de mes épaules. Ses
cheveux noirs sont soyeux et brillants. Elle porte un
blouson néo-punk et des chaussures Doc Marten’s vertes
sur lesquelles de gros papillons mauves et blancs semblent
s’être incrustés dans le cuir verni. Ne sachant trop
comment gérer mon trouble et sans doute encore sous
l’effet de la potion, je me surprends à la prendre dans mes
bras. Nous restons ainsi un long moment tandis qu’un
intense et étrange échange d’énergies s’opère entre nous.
Je le sais, je le sens, cette femme sera là. Là, pour me tenir
la main. Là, au moment crucial. Elle sera mon guide. Elle
est… Une sorte d’ange gardien. Je souris intérieurement du
vocabulaire ésotérique un peu ridicule qui me vient à
l’esprit. Fort de cette nouvelle certitude, je desserre mon
étreinte et nous nous séparons comme deux cellules qui,
l’espace d’un instant de grâce, n’en formaient plus qu’une.
Puis, les yeux dans les yeux, sourires aux lèvres, nous
dévorons en silence le contenu de son cornet de frites
froides. Jésus et Le Doc se joignent à nous.

200

— Tu as fait un beau voyage ? m’interroge Jésus. Je


pense à Ulysse.
— Il ne fait que commencer, ajoute le chaman belgo-
brésilien, toujours hilare.
Pris de vertige, je m’accroche à l’inamovible sourire
collé à son visage, tandis qu’en signe d’approbation Le
Doc hoche la tête à chacune de ses paroles. Jésus poursuit :
— J’ai proposé à ton ami Le Doc de vous joindre au
groupe de dix personnes qui ira en Amazonie cet hiver.
Nut me jette un regard complice par dessus nos
dernières frites et, à chaque hochement de tête du Doc, je
perçois un peu plus l’inéluctable occurrence de ce projet
insensé dont Jésus développe maintenant les détails. Dans
six mois, assis au fond d’une pirogue, remontant à contre-
courant un fleuve en crue aux confins de la forêt
brésilienne, après onze heures de navigation, nous
rejoindrons le village de la tribu des Yawanawá. Il a
raison ; le voyage ne fait que commencer.

201

INTERMISSION

— Ça monsieur, c’est une usurpation d’identité, me


soutient avec un aplomb étudié le jeune gardien de la paix.
Hier, j’ai reçu un avis de contravention pour excès de
vitesse : infraction relevée par le radar automatique de la
voie Georges Pompidou face au lampadaire n°IV4789,
place de la Concorde vers quai de Bercy, précise le
document. Mon nom est effectivement indiqué sur le
procès verbal, mon adresse également, mais il est question
d’une voiture immatriculée en province.
— Il y a des années que je n’ai plus de voiture, monsieur
l’agent. Et me faire flasher en vélo, il faut y aller, non !
Le fonctionnaire, fraîchement sorti d’une école de
police, se frotte le menton. Je ne peux m’empêcher de fixer
sa lippe, aussi rose et pouponne qu’un bonbon rond. Tandis
que je regarde tourniller ses lèvres charnues, non sans
avoir englouti une impressionnante quantité d’air, comme
s’il allait plonger en apnée, il se lance à nouveau :
— Il faut déposer plainte monsieur, c’est une usurpation
d’identité ça ! C’est grave vous savez.
Je regarde distraitement le baigneur en uniforme neuf
marteler le clavier d’une paire de doigts boudinés.


202

PROCES VERBAL

————— « Nous trouvant au service, ————————


Agissant en vertu et pour l'exécution des instructions reçues de notre
chef de service, Monsieur Marcel Guiraud, Commissaire
divisionnaire de Police, Officier de Police Judiciaire territoriale
compétent, constatons que se présente, spontanément, à nous la
personne ci-dessus dénommée qui nous déclare :

————————— SUR LES FAITS : —— « Je souhaite vous


signaler les faits suivants dont j’ai été victime.
—————— J’ai reçu par courrier un avis de contravention pour un
excès de vitesse à bord d’un véhicule Alfa Roméo.
————————— Il faut savoir que je ne suis pas propriétaire de
ce véhicule ni d’aucun autre véhicule.

————————-—SUR LE PREJUDICE : ————————


———— Je déplore l'usurpation de mon identité. ——————— Il
faut savoir qu’il existe une autre personne ayant la même identité que
moi. Je l’ai constaté sur les réseaux sociaux.

—————————— SUR LES AUTEURS : ————————


Je dépose plainte contre inconnu et ainsi contre toute personne que
l’enquête permettra d’identifier pour les faits relatés ci-dessus
———— Je n’ai rien d’autre à ajouter quant à présent.»
———— Après lecture faite par lui-même, le déclarant persiste et
signe avec nous présents. —————————————————-


203

© Fondation Antoine de Saint-Exupéry pour la jeunesse.

204
TROISIEME PARTIE

Voici la suite de l’histoire extraordinaire racontée par le


commandant Castor de Saint-Elme et comment il fut
accueilli puis soigné au coeur de la forêt amazonienne par
les Indiens de la tribu Yawanawá.

205

Je voulus cent fois me tuer, mais j'aimais encore la vie. Cette faiblesse
ridicule est peut-être un de nos penchants les plus funestes : car n’y a-t-il
rien de plus sot que de vouloir porter continuellement un fardeau qu'on peut
toujours jeter par terre ? D’avoir son être en horreur, et de tenir à son être ?
Enfin de caresser le serpent qui nous dévore, jusqu'à ce qu'il nous ait mangé
le cœur ?

VOLTAIRE (Candide)


206

Me voici aux confins du Brésil, du Pérou et de la


Bolivie, remontant sur une pirogue le courant du Rio
Gregório en crue. Je suis dévoré par une nuée de
moustiques et arrosé régulièrement par des seaux entiers
d’eau de pluie équatoriale. Suis-je ici par ma volonté ?
Non, je dois admettre m’être laissé porter. Je n’ai, il est
vrai, opposé aucune résistance. Ni au Doc ni à Jésus… Ni
à qui ou quoi que ce soit d’autre d’ailleurs.
En onze heures de vol, j’ai franchi l’Atlantique dans un
confortable fauteuil de la classe affaire de la Compagnie.
Puis un vol intérieur m’a conduit de Sao Paulo à Brasilia
pour une courte escale. Quatre heures plus tard, je me
posais à Rio Branco, le dos endolori par le dossier trop
raide du siège éco d’un Airbus de la TAM. De là, un avion
privé, loué par Jésus, a permis à notre groupe de franchir
une végétation épaisse et touffue — semblable, vue du
hublot, à un champ de brocolis —, jusqu’à Tarauaca,
bourgade sans charme de la province d’Acre. Enfin, dans
un vieux bus, nous avons suivi le trait d’asphalte défoncé
de l’inter-state highway BR-364 — véritable balafre dans

207

la forêt — jusqu’au pont en béton de São Vicente sous


lequel attendaient trois pilotes indigènes et leurs pirogues.
Onze heures de navigation, moteur hurlant, vont nous
permettre de rejoindre Nova Esperança, le village de la
tribu Yawanawá. L’hélice à l’extrémité d’une longue tige,
brouille bruyamment l’eau boueuse. On croirait un mixer
plongeant géant, de ceux utilisés pour faire les soupes.
Depuis plusieurs heures, protégé de la pluie par un poncho
en plastique, je me remémore ce que mes recherches m’ont
appris sur nos hôtes.
Les six-cents âmes isolées en forêt amazonienne, sur un
territoire de deux-cent-treize-mille hectares, sont selon
certains ethnologues les descendants directs des Nawá,
peuple des rivières autrefois implanté au pied de la
Cordillère, eux mêmes descendants des Incas. Réfugiés à
l’abri des grands arbres, les Yawanawá ont depuis des
siècles entretenu le feu sacré de leurs ancêtres, parlé une
langue rare — elle aussi issue de la langue Inca — et
surtout développé une exceptionnelle connaissance des
plantes et de leurs différents usages : médicinal, martial et
sacré. L’arrivée d’évangélistes nord-américains à la fin des
années 1960 marqua une rupture brutale. Sous le prétexte
d’offrir bien-être et santé, les missionnaires tentèrent
d’éradiquer la culture indigène. Plus de vingt années de
vexations et de manipulation ont cherché à briser des
millénaires de préservation orale des coutumes et du savoir

208

ancestral. Pour le peuple Yawanawá, se civiliser consistait


de fait à se nier. Alors qu’ils vivaient en symbiose avec la
forêt, sentaient la Terre-Mère danser sous leurs pieds et que
leurs guides spirituels étaient dotés du pouvoir d’unir les
vivants aux puissances de l’univers, les Indiens de la tribu
ont dû s’habiller et emplir leurs journées de travaux
harassants. Mais surtout, ils durent fréquenter assidûment
l’Eglise et apprendre à lire la parole de Dieu. Un Dieu qu’il
fallait craindre. Notion totalement étrangère à leurs
traditions et à leurs pratiques spirituelles. Ainsi, ont-ils dû
se soumettre à un soit-disant jugement divin, redouter
l’enfer et se conformer aux lois de l’Eglise. Lois
constituées de multiples interdits, dont le premier
concernait bien entendu la pratique des rites hérités de
leurs ancêtres.
Le jeune Biraci Nixiwaka Brasil Yawanawá
— aujourd’hui chef spirituel de la tribu —, fut contraint à
l’exil. Engagé mercenaire sandinista aux côtés de Daniel
Ortega, il contribua au renversement de Somoza, le
dictateur en place au Nicaragua. Sur une photo de journal
daté du 20 juillet 1979 on le voit sur la place centrale de
Managua participer au déboulonnage hautement
symbolique d’une statue du père du dictateur, lui même
dictateur avant ses deux fils ; une affaire de famille en
somme ! De retour au Brésil dans les années quatre-vingt,
Biraci ne tolère plus de voir les traditions de son peuple

209

bafouées et laminées. Il consulte Yawa, le vieux chaman


— un Pajé comme on appelle ici ces hommes médecins,
chargés de guérir les corps et les esprits. Depuis l’arrivée
des évangélistes, Yawa s’est vu interdire l’exercice de son
art. Pourtant, le vieil homme a su garder intact, au plus
profond de sa mémoire, le trésor spirituel et culturel de son
peuple. Sous l’influence de diverses plantes hallucinogènes
administrées par Yawa, le jeune chef guerrier entre en
contact avec les esprits des ancêtres. Il est alors sommé
d’expulser, sans délai, les évangélistes et d’implanter les
nouvelles racines de son peuple là où l’état brésilien allait
bientôt lui attribuer un territoire protégé, apprend-t-il au
cours de son hallucination. L’intelligence politique du
nouveau cacique fait le reste.
Biraci a pleinement conscience de la fragilité de sa
communauté et sait que les aides au développement de
l’état peuvent enfermer son peuple derrière les grilles
dorée d’une prison consumériste. Il comprend que tout
apport de fonds extérieurs crée de nouvelles dépendances
et d'inutiles, voire nuisibles, besoins. Mais il sait aussi
valoriser ce qu’offre la nature et obtient quelque menus
revenus et des aides substantielles grâce à la vente
d’urucum54 à l'entreprise américaine de cosmétiques
Aveda55, une filiale du groupe Estée Lauder. Cette plante
tinctoriale habituellement utilisée par les Yawanawá pour
leurs peintures corporelles lors des rituels de danse ou de

210

combat voit, depuis 1993, sa couleur ultra vive couvrir


d’un intense rouge baiser les lèvres des top-models du
monde entier. Kate Moss elle même va jusqu’à s’en
barbouiller le ventre pendant sa grossesse, traçant une cible
autour du nombril, son corps prenant dès lors l’apparence
d’une abstraction expressionniste à la manière de Jackson
Pollock56. Façon de relier les mondes, aussi opposés
soient-ils. Nova Esperança, le nouveau village de la tribu
Yawanawá, voit le jour57. A quelques heures de marche
— on compte ici les déplacements en temps, non en
distance — l’ancien lieu sacré des ancêtres est réinvesti par
les Pajés. Les plantes maîtresses y sont à nouveau
cultivées.
Voilà en synthèse ce que j’ai pu apprendre sur les
Yawanawá après d’assidues recherches. Depuis mon retour
de Belgique, j’ai visionné sur YouTube toutes les
interventions de Biraci, mais aussi celles de sa compagne,
Putanny Yawanawá58, l’une des premières femmes
engagées sur le chemin du chamanisme ancestral. J’ai lu
aussi la totalité, je crois, des publications traitant des
plantes sacrées et de leurs usages rituels. Les travaux de
quelques chercheurs et scientifiques sont d’ailleurs assez
troublants. En particulièrement les thèses de Jeremy Narby,
un Docteur en anthropologie, issu de l’université de
Stanford. Sa publication la plus connue, Le Serpent
Cosmique, pose la question de l’accès par les chamans

211

d’Amazonie aux secrets les plus intimes de la nature. En


effet, durant leurs hallucinations, ils visualisent et semblent
à même de lire la double hélice de l'ADN. Cette molécule,
commune à tous les êtres vivants, leur apparaît sous forme
de serpents. Les fameux " serpents cosmiques ". L’idée de
Narby — très étayée dans son ouvrage59 — consiste à
supposer que la mémoire contenue dans l’ADN permet, en
s’y connectant comme s’il s’agissait d’un moteur de
recherche — sorte de Google biologique —, d’appréhender
le monde à sa source. Les Pajés peuvent ainsi entrer en
contact avec tous les êtres, vivants ou morts, et les
événements que ces êtres ont vécus. J’avoue que tout cela
m’aurait paru totalement bizarre et même franchement
délirant si je n’avais moi même expérimenté en Belgique
la boisson sacrée des Indiens. Malgré les rituels loufoques
de la cérémonie, mon expérience s’est révélée
époustouflante. Un voyage initiatique vers ce que les
Yawanawá appellent « l’autre rive ».
Ainsi documenté sur l’histoire de la tribu et de son chef,
j’ai désormais hâte de rencontrer celui qui guide son
peuple. Sur YouTube, on le voit participer à plusieurs
sommets internationaux. Il est une autorité spirituelle
reconnue et a assumé d'importantes fonctions économiques
et politiques en tant que fondateur avant-gardiste de l’UNI,
l’Union brésilienne des Nations Indigènes. En excellent
communicant, il a également contribué à positionner, au

212

regard du monde, les Indiens d’Amazonie comme les


légitimes dépositaires du capital de l’humanité à travers la
nature et les phénoménales richesses de la forêt. Il se fait
ainsi l’écho du message de Yawa, le vieux Pajé :
« Voici un nouveau cycle, pour une nouvelle humanité.
Le temps du pardon, le temps de l'amour, le temps de la
spiritualité. C'est le temps du retour vers nos origines, vers
la Terre et notre cœur. Regardons la Terre. Sachons nous
aimer les uns les autres, nous respecter. Cherchons des
alliances, soyons solidaires. C'est le moment. Je dis que
ceux qui n'ont pas cette conscience vont souffrir au cours
de ce nouveau cycle dans lequel entre l’humanité. »


213

Les onze heures de navigation en pirogue, moteur


hurlant, sont la première étape de ma renaissance. Toujours
adepte d’un certain lyrisme pompier auquel je suis
désormais habitué, Jésus me crie dans l’oreille pour
surpasser le vacarme du moteur :
— Nous remontons le rio vers la matrice ; vers notre
mère nature. Il ponctue son propos d’un violent coup de
coude et d’un clin d’oeil quasi lubrique, avant de coller à
son visage son fameux sourire, immense et inamovible :
c’est un peu comme si nous étions des spermatozoïdes
dans un col d’utérus.
Je ne relève pas, trop abasourdi par la puissance des
éléments autour de nous. La pirogue se fraye un chemin à
travers une muraille d’eau scintillante, véritable voûte
liquide, tandis que, sous nos yeux, l’effondrement des rives
emporte des arbres entiers. Les troncs et les immenses
couronnes de feuillage sont engloutis en moins d’une
minute par l’eau rouge sang de l’ogre fluvial. A la première
éclaircie, des perroquets cancanent sur notre passage,
annonçant les feux colorés du couchant. Jamais nous

214

n’aurions dû naviguer de nuit.


— Rien n’est plus dangereux, avait averti notre pilote,
sauf peut-être de s’arrêter dans l’obscurité sur la rive.
Une panne de l’hélice à long bras, le puissant courant
contraire et l’eau boueuse encombrée de troncs entiers,
nous ont retardé. Notre progression se poursuit à la lueur
d’une torche électrique made in China brandie par le
second pilote accroupi à la proue de l’embarcation.
Comme j’ai froid, trempé par l’eau glacée des orages, le
piroguier me propose du Rapé, mélange de tabac sacré et
de cendres de tsunù, un arbre connu des indigènes pour ses
propriétés stimulantes. Après avoir prisé la poudre grise, je
me sens mieux. Bien mieux. Comme habité de l’intérieur
par une douce chaleur. Toutes les étoiles du ciel pétillent à
travers la coupole végétale tandis que la pirogue glisse sur
l’eau phosphorescente d’un bras mort du rio.

215

— Rêpoïkamâ, lance Biraci.


Il a cet air hagard de ceux dont le sommeil a été
interrompu. Son tee-shirt est à l’envers et son short trop
long descend quasiment jusqu’à des chaussettes glissées
dans une paire de tongs en plastique usées à l’extrême.
« Elles ne devraient pas tarder à lâcher », est à mon grand
désarroi, l’unique pensée qui me vient au moment de
rencontrer l’homme dont j’ai idéalisé — je l’avoue avec un
peu de honte — le premier contact. Encore étourdi par un
acouphène dont le vrombissement ressemble à s’y
méprendre à celui du moteur de la pirogue, je réponds d’un
air tout aussi hébété par un hochement de tête silencieux.
Biraci se tient debout dans le faisceau de la torche
électrique. « Elle aussi ne devrait pas tarder à lâcher » est
ma pensée suivante. Je comprends alors à quel point était
fausse ma projection néo-romantique de la rencontre entre
l’occidental blanc que je suis et l’Indien de la forêt
Amazonienne qui se tient devant moi. Mes a priori volent
en éclats. Je suis presque gêné en m’agrippant à sa main
tendue pour extraire de la pirogue ma carcasse endolorie.

216

Comment ai-je pu échafauder une idée aussi naïve ? Venir


à la rencontre des « bons sauvages » tels qu’inventés par
les intellectuels du XVIIIe siècle, était vraiment ridicule.
D’ailleurs, Biraci affiche un sourire entendu et nous
annonce :
— Bienvenue à Nova Esperança. Vous verrez, ce n’est
pas Disney ici… Mais on va vous soigner.
Après quelques secondes d’un silence surpris, je
m’entends répondre sur un ton que je trouve moi-même un
peu trop vif :
— Mais, nous ne sommes pas malades !
Il m’assène alors le coup de grâce :
— Tu ne l’as pas encore accepté ; mais, si tu n’étais pas
malade, jamais tu ne serais venu jusqu’ici !


217

Elles sont quatre. M'encerclent. Leurs torses nus sont


badigeonnés d’extrait d’urucum. Leurs seins de très jeunes
filles, lourds et fermes, se collent à ma peau de Blanc. Nos
transpirations se mêlent. Leurs corps mouillés,
dégoulinants de pigments rouges, déteignent sur le mien
inondée de sueur. C’est une étreinte ; plutôt une lutte sans
retenue. De part et d'autre, l'engagement est total. Elles
s'agrippent à mon bras, tendu aussi haut que je peux,
s’accrochent à mon cou, me griffent. Je tiens bon. J'ai
réussi pour l'instant à conserver mon tronçon de canne à
sucre bien serré dans ma main crispée. Je reçois des coups
de pieds. Après m'être d'abord retenu, j'en donne aussi.
Toutes les ruses sont permises. L'enjeu symbolique n'est
autre que ma virilité représentée par le bâton de canne
qu'elles tentent de me subtiliser. Elles décident de me
renverser. Je mange la terre ocre, me relève aussitôt. En un
pacte implicite, conclu par un regard, elles lient leurs
efforts, se coordonnent, me jettent au sol à nouveau. Je
tiens bon. Elles rient, crient, se déchaînent. Je suis couvert
de pigment, de sueur et de poussière. Enduit du sang

218

boueux de la terre. Ce n'est qu'un jeu, mené par le Pajè qui


nous entraîne dans son univers symbolique. J'y plonge
avec la joie retrouvée d'un enfant. Une jubilation première,
pure, intense. Tandis que j'agrippe mes assaillantes, une
nouvelle Indienne s’approche de la mêlée en trottinant. Ma
vision est troublée par les gouttes écarlates de transpiration
qui roulent sur mes paupières mais je perçois distinctement
sa malice. Son regard, empli de superbe, me défie. Je suis
essoufflé. Fatigué par la lutte. Le doute, la tentation d’une
reddition s'immisce dans mon esprit un instant attendri.
L’hyper-ventilation engourdit mon cerveau, tétanise mes
membres. Elles sont désormais cinq autour de moi. Elles
m’enserrent, m’assaillent, me persécutent, me taquinent,
me malmènent… L’une me pince le bras, l'autre me griffe
le dos, une troisième tire mon oreille et la quatrième essaye
de me crocheter le pied. Je résiste encore. Mais lorsque la
dernière, sans hésitation, serre fermement mes parties dans
sa petite main potelée, je m'effondre en grimaçant de
douleur.
Dans un éclat de rire général et sous les bravos de la
tribu, les cinq jeunes filles dansent autour de moi en se
lançant le morceau de canne qu’elles m’ont subtilisé. Je me
relève péniblement. Exsangue mais heureux comme
rarement. L'enfant avide de jeux qui sommeillait au fond
de ma mémoire s’est éveillé. C'est là ma récompense. La
petite Indienne malicieuse, s'éloigne en suçotant le jus

219

sucré du morceau de canne qu'elle s'est appropriée. Voilà


sa récompense. Laissant ses congénères entreprendre une
autre proie masculine, elle disparaît en sautillant comme
elle est venue. Je la retrouverai bientôt ; pour d’autres jeux.

Nous dansons, chantons et jouons depuis maintenant


trois jours. Trois jours et trois nuits. J’ai le sentiment d’être
redevenu cet enfant impulsif, créatif, intuitif et folâtre ; un
enfant qui sait ce qu’il veut et le veut tout de suite ; sans
pourtant qu’il soit question de caprice. Un être spontané
qui exprime naturellement, librement et sans retenue ses
émotions. J’approche de l’un des grands passages de
l’existence. Je suis au seuil de ma seconde partie de vie.
Pourtant, comme un caillou dans une chaussure, une
question m’encombre l’esprit : « Que s’est-il passé ; qu’ai-
je abandonné sur mon chemin ? » Avec le recul, j’ai
conscience du long détour — en boucle — de ces vingt
dernières années. Une boucle qui me ramène à la voie sans
issue de ma période adolescente.
J’ai consacré ma première partie de vie à sublimer mes
états d’âme de jeune homme. Je suis devenu, à force
d'engagement et d’efforts, celui que je présente au monde.
Je me suis réalisé sur la première rive de mon existence,
j’aborde maintenant un cap dont la climatologie
émotionnelle s’acharne à réactiver mes questionnements
d’alors. L’avant-dernier des quatre passages de l’existence,

220

la crise du milieu de la vie, constituera ma pénultième


métamorphose. Son intensité émotionnelle est, paraît-il,
équivalente à celle de la naissance. Extrême. Démesurée.
Une véritable re-naissance en somme. Et je me retrouve
inévitablement face à mes choix de première partie de vie,
mais avec cette fois la furieuse envie d’effectuer l’autre
choix. Non plus pour faire, mais bien pour être. C’est une
seconde chance. Pourtant, ce peut être un piège pour qui
rejette trop radicalement ce qu’il a construit. Le passage
d’une rive à l’autre est délicat, le gué étroit. La traversée
peut être douloureuse. Elle réveille nos peurs profondes,
nos angoisses existentielles. Comme à mon habitude — je
suis pilote, je ne l’oublie pas —, j’en ai décortiqué les
principes : il s’agit d’une réconciliation entre notre identité
construite — Voltaire, le philosophe, n’est pas loin — et
notre être inné — Rousseau rôde. Voilà pour la théorie.
Comme en pilotage, il suffit d’aligner les axes pour aboutir
à la piste.
Mais en réalité, je ne sais toujours pas comment entrer
dans le processus. Naïvement, j’ai cru qu’un chaman de
tribu amazonienne allait, dans un nuage de fumée et par
quelques incantations magiques, m’indiquer la voie. Ivre
d’une fatigue jubilatoire, j’en suis à ce stade de mes
pensées somnambules, lorsque les hommes de la tribu
m’entraînent à nouveau. D’une ronde à l’autre, je vais à la
rencontre de ce qu’un magazine de psychologie vulgarisée,

221

feuilleté dans la salle d’attente du Doc, appelait : « l’enfant


intérieur ». L’article précisait dans un style mièvre et
sucré : « Il est votre plus beau rendez-vous ». En ressentant
la joie immodérée, apaisante et sereine procurée par les
jeux ritualisés des Yawanawá, je comprends le sens littéral
de l’expression « déborder de joie ». Et c’est peut être là
l’une des réponses à mes préoccupations.

Sans m’en rendre compte, je me retrouve en ligne avec


une quinzaine d’hommes. Certains portent des coiffes à
plumes, d’autres des colliers de pacotille ou des grelots aux
bras et aux chevilles. Tous murmurent en chœur. Une sorte
de bourdonnement fait résonner mes tympans et, au-delà,
pénètre mon être à travers les vibrations de mon plexus. Je
les imite. Une rangée de femmes se tient devant nous. Elles
portent des pagnes en feuilles de palmier et leurs corps
sont couverts de motifs peints. Comme une onde, nous
avançons vers elles avant de nous éloigner à nouveau en un
reflux magnifique. Puis dans un grondement de gorge
amplifié à l’extrême, nous avançons à nouveau. Plus
près… Avant de nous écarter encore. Le mouvement de
balancier se répète. Envoûtant. Sensuel. Une tension
palpable monte de part et d’autre de la vague. Les femmes
répondent au grondement des hommes par un cri aigu et
continu. Nous avançons encore. Elles ne reculent plus.
Elles sont maintenant suffisamment proches pour nous

222

toucher. Alors, comme s’abat une soudaine averse de grêle,


leurs pieds tentent d’écraser les nôtres. La chaîne des
hommes se disloque. De petits groupes se forment. Je
sautille en une danse étrange et ridicule, cherchant à
esquiver les coups de talon de deux Indiennes en furie.
Une poussière jaune nous enveloppe, se colle à ma peau,
pénètre mes narines. Les vierges s’agrippent. Celle qui m’a
subtilisé le morceau de canne lance des hurlements
stridents à chacun de ses coups sur le sol. Je n’ose
imaginer ma douleur s’ils atteignaient leur but. La terre
tremble. Seule issue possible : fuir ! Avec d’autres
hommes, nous déguerpissons sous les huées femelles.
Mais presque instantanément, nous nous rassemblons en
un long serpent ondulant pour encercler les femmes
regroupées au centre de la place. Elles sont désormais
munies de torches enflammées et tentent de nous roussir
les jambes. Certains hommes cherchent à éteindre leurs
flambeaux en secouant vigoureusement des branchages de
buissons feuillus pour les ventiler. D’autres essayent de
s’emparer des plus jeunes filles. Et lorsque l’une d’elle est
enlevée, le garçon la conduit sur le bord de la clairière.
Assis côte à côte, ils rient de bon coeur et s’embrassent à
tour de rôle sur le nez. Ainsi se forment les couples d’un
jour… Peut-être d’une nuit.


223

Dès le lendemain, après une heure d’une marche


éprouvante en forêt, le plus âgé des deux Pajè de la tribu
nous accueille sur le lieu sacré.
— Ici sont les tombes de nos ancêtres, indique le
vieillard de son doigt aussi tordu qu’une liane d’ayahuasca
thaumaturge.
Sentant approcher la fin de sa vie, il s’est installé dans
une hutte à proximité du minuscule cimetière des ancêtres.
Depuis, il attend. Assis sous l’abri de palmes.
— Il est venu vivre ici pour, au moment de sa mort,
nous épargner le transport de sa dépouille, me souffle
Biraci.


224

A la demande de Jésus, d’un coup sec de machette, je


coupe une liane au ras du sol. Toujours empreint
d’exaltation lyrique, il explique à la petite assemblée
comment j’ai symboliquement rompu l’un des nombreux
fils qui relient le cosmos à la matière. Vaguement inquiet,
je fixe la lame rougie. La dimension cosmique de mon
geste ne m’était pas spontanément apparue et je ressens
quelque scrupule à l’avoir accompli comme si j’avais
débroussaillé mon jardin.
— Cette liane est un cordon ombilical. Il est nécessaire
de la sectionner pour commencer sa vie. C’est le principe
de la dualité, précise t-il avec emphase avant d’ajouter :
mais cette séparation, si elle permet de nous individuer et
d’être autonome, provoque aussi une blessure. Blessure
existentielle qui accompagnera notre parcours terrestre…
Hébété, je fixe toujours ma machette pendant qu’il
poursuit, imperturbable :
— Notre nombril est la cicatrice de cet arrachement
survenu à la naissance. Par la mise au monde, par
l’incarnation, nous nous coupons nécessairement de la

225

dimension spirituelle de notre être. Par la mort, nous nous


retrouvons à nouveau Un. Un parmi Le Tout.
Je n’écoute plus. J’ai décroché. Alors la main noueuse
du vieux Pajè, délicatement posée sur la mienne, me sort
de l’état d’éthérisation dans lequel je m’étais réfugié. D’un
geste affectueux, il m’invite à entreprendre ma nouvelle
tâche consistant à découper la liane en tronçons. J’obéis,
tout en m’appliquant à conscientiser cette fois la portée
symbolique donnée par Jésus à chacun de mes gestes.
D’ailleurs, je me prends au jeu. Si bien qu’en tranchant les
morceaux de liane, j’ai l’étrange sensation de sectionner
une entrave. Je me libère des fantômes qui me hantent. Et
j’y mets tant d’énergie qu’il m’arrive de bloquer la lame de
mon outil dans le billot.
— Il faut maintenant nettoyer la liane de ses impuretés,
ajoute Jésus.
J’ai troqué la machette contre une brosse en fer et
m’évertue à frotter des tronçons de plante sacrée. Je gratte
la première couche d’écorce et ses lichens. Elle donne,
parait-il, un goût amer à la boisson. Les morceaux sont
sinueux, j’ai du mal à atteindre l’intérieur des plis. Et
tandis que je trempe dans une bassine d’eau froide le bois
en cours de décapage, mon esprit vagabonde. Certaines des
périodes oubliées de ma vie resurgissent. Les souillures.
Les blessures. Alors, je frotte de plus belle la peau de la
liane et, tandis que je nettoie mon âme, une larme coule sur

226

ma joue avant d’atterrir dans la cuvette remplie d’eau


trouble. Jésus me prend délicatement la brosse des mains,
sèche ma joue de ses doigts boudinés et me murmure à
l’oreille :
— Viens avec moi, j’ai quelque chose à te montrer.
Il m’entraîne à l’autre extrémité de la clairière. Les
femmes sont assises en cercle autour de nappes blanches
jetées à même le sol et entièrement couverte de petits tas
vert sombre. Une à une, par leurs seules caresses, elles
nettoient de minuscules feuilles en forme de losange tout
en chantant en choeur, avec grâce et douceur. Je suis
ébloui. Jésus fait des gestes, amples et lents, comme pour
attirer à nous l’air et la mélodie. Il guette ma réaction.
— Tu comprends maintenant ?
Je suis incapable de répondre tant un sentiment puissant
me submerge. C’est un véritable choc. Un ravissement, une
extase. Je sens un flux d’amour m’envelopper. Une nuée
de papillons monarques dont chaque battement d’aile serait
un embrassement. De l’amour. De l’amour pur, généreux,
lumineux et inconditionnel. J’en pleure de plus belle.
Alors, avec douceur et bienveillance, Jésus m’arrache à la
fascination en m’entraînant à nouveau vers le groupe des
hommes. Le chant mélodieux des femmes s'estompe peu à
peu tandis que s’amplifie le son sourd des coups de
maillet. Ce battement, on croirait un cœur qui pulse. Les
hommes frappent maintenant en rythme les morceaux de

227

liane nettoyés pour les réduire en brindilles. Une fois


ébouillantées, mêlées aux feuilles apportées par les
femmes, elles infuseront des heures dans de gros
chaudrons. Arrivés à mi-chemin, Jésus, intarissable, me
fait remarquer que nous sommes au point de rencontre. Je
me remémore les deux principes décrits dans le Dao de
jing60 : la force du masculin, la puissance vitale du
féminin. Souvent en Occident, nous faisons l’erreur
d’opposer yin et yang ; froid OU chaud, bien OU mal,
sucré OU salé… En réalité, ils coexistent, sont
complémentaires, cohabitent en harmonie et dépendent
même l’un de l’autre. Comme l’eau et la terre, l’homme et
la femme, le jour et la nuit, le corps et l’esprit.
— L’harmonie s’équilibre toujours ; quelque part. Il
suffit de trouver où, conclut Jésus en rigolant.


228

Nous sommes sept à battre en rythme les morceaux de


liane. Le boyau végétal éclate en fins écheveaux dorés sous
les coups de maillet. Je me cale sur la cadence :
« BOUM…, BOUM…, BOUM… »
On croirait le son mat d’une machinerie hydraulique.
Tel un électrocardiographe, j’enregistre ses sursauts et
entre en symbiose avec ce coeur. Son battement sourd me
transporte aux confins de ma mémoire prénatale lorsque,
immergé dans la poche amniotique au creux du ventre de
ma mère, le bruit magnifique m’étourdissait. Voilà
maintenant plus d’une heure que j’écrase la plante pour en
extraire les brins. Elle s’ouvre, se déroule et s’offre
finalement. Des ampoules commencent à déchirer mes
mains, mais je frappe ; encore, encore et encore. Le Doc à
côté de moi, plongé lui aussi dans je ne sais quel songe,
cogne si fort qu’il pulvérise la liane en une constellation de
brisures. Des gouttelettes de sève brillante giclent jusqu’à
mon torse nu. Il est si concentré sur sa tâche qu’il lui arrive
de se désynchroniser des autres marteleurs. La palpitation
erratique me plonge alors dans une angoisse d’une

229

intensité inattendue. Elle emplit mes veines d’une encre


glaciale, me rappelant que la naissance, de fait, nous
condamne à la mort. J’ai peur tout à coup. Peur que se
dérègle et s’arrête le métronome. Comme si ma vie en
dépendait ; pas seulement symboliquement :
« Boum boum…, Boum…, boumboum… Boum… »
À cause du Doc, je suis en pleine crise d’arythmie
cardiaque et voudrais lui hurler de se caler à nouveau ; se
concentrer sur le rythme commun.
« Boum-boum…, Boum…,boum-boum… Boum… »
Je voudrais crier. Qu’il m’entende. Mais aucun son ne
parvient à franchir le sceau de mes lèvres asséchées.
Alors se produit, non pas un miracle, plutôt le résultat
d’une conscience collective : les uns après les autres, les
batteurs suspendent le mouvement de leurs maillets. Seuls
Le Doc et moi poursuivons notre frappe. Elle est
arythmique au début :
« Boumboum..., Boum, boumboum…, Boum-boum. »
Puis je parviens à me caler sur sa fréquence :
« Boumboum… BOum…, BOum…, BOum… »
Les autres nous rejoignent en symbiose :
« BOum…, BOum… BOUM…, BOUM…, BOUM… »
Et l’harmonie retrouvée apaise mon angoisse.

Nous nous étions égarés. Avec infiniment de respect et


de finesse, nos compagnons de battage ont su nous

230

ramener à la pulsation symbolique de la vie. Nous sommes


revenus grâce à la puissance de la cohésion. Hommes
parmi les hommes. Vivants parmi les vivants.


231
8

Cette nuit, la cérémonie se déroule autour d’un feu ; au


centre d’une clairière. Je suis assis en tailleur dans l’herbe
devenue bleue à la clarté de la lune. Du bout de leurs
langues vrillantes, les flammes projettent des paillettes
brillantes ; sortes de serpents photogènes. Le rituel s’ouvre
par les habituelles prières, suivies de chants. L’assemblée
les égrappe tels les grains juteux d’une rafle de raisin
sauvage. Le Pajè officie. Biraci et Jésus accompagnent le
travail des hommes de l’assemblée tandis qu’Acérola et
Putanny s’occupent des femmes. J’avale la potion. Pour la
première fois, une nausée me submerge. Jusque-là j’étais
étonnamment resté insensible à ses propriétés vomitives.
Cette fois, je sens vibrer une boule glaiseuse dans mes
entrailles. Elle vrille mes intestins. Mon équilibre est
oscillant. Comme si j’avais avalé une boule Qi Gong61
géante dont la sphère mobile, emprisonnée à l’intérieur
d’une autre plus grande, modifiait au moindre mouvement
le centre de gravité du tout. Voilà plus d’une demie-heure
que je me fais violence. Et j’ai beau appeler de mes voeux
les habituelles visions et autres songes lumineux, à part me

232

rendre nauséeux, la boisson reste sans effet. Pas même une


légère ivresse. Je garde les yeux ouverts, espérant atténuer
mon état. Nut me dévisage intensément. Elle est à l’opposé
du cercle. De l’autre côté du feu. Avec les autres femmes.
Tout à l’heure, lorsque penchés sur le chaudron nous
regardions ensemble se mêler en une infusion sacrée les
brins de liane, l’eau de pluie et les feuilles de chacruna,
elle m’a dit vouloir dédier la cérémonie à la libération des
victimes du crash. Première étape, selon elle, de ma
guérison.
— Le Doc t’a entraîné jusqu’ici pour te délivrer, m’a t-
elle rappelé, déterminée à emporter mon consentement.
J’avais machinalement hoché la tête en guise de réponse.
Je l’interroge maintenant du regard : « Comment dois-je
m’y prendre, Nut ? Qu’est-ce que tu attends de moi ? »
D’un geste du menton, sûr et lent, elle guide mes yeux vers
la carafe. Je me lève d’un bond, réclame une rasade
supplémentaire. Jésus sonde mes pupilles dilatées avant de
m’octroyer, sans plus d’hésitation, un plein gobelet de
boisson hallucinogène aussitôt avalé d’un trait. Je
tressaille, frémis et m’ébroue sous l’effet de l’insoutenable
astringence. Nut, tout en caressant de sa mailloche la peau
tendue de son tambour, m’observe avec gravité.

J’entre rapidement en résonance avec les pulsations de


l’instrument. Des associations improbables de couleurs et

233

de formes dansent devant mes yeux fermés. Le


scintillement est total. Il emplit un espace sphérique tout
autour de moi. Mon ciel brille d’un feu d’artifice muet sur
trois-cent-soixante degrés. Me voici à l’intérieur du globe.
Je ne reconnais aucun astre de la voûte céleste. Pourtant,
les droites de hauteur et autres éphémérides n’ont aucun
secret pour moi tant m’est familier le ciel étoilé à travers
le pare-brise de mon Airbus. Mais je suis loin déjà. J’ai
quitté notre canot de survie, le dinghie Terre. Naufragé de
l’univers. Seul au barycentre d’un tout dont la lente
rotation m'apaise. Oui, je suis la simple partie du Tout.
Immergé dans l’unité. A ma juste place. Là, règne
l’harmonie. Je glisse dans une huile colorée, parmi les
vésicules mollement en suspension d’une lampe à bulles de
cire des années hippies. Enfant, je la contemplais des
heures entières. Hypnotisé. Je plonge au coeur d’une
galaxie dont les nuées ardentes s'effilochent. Je palpite, je
vibre, calé sur le rythme des éclairs mauves des feux de
Saint-Elme. Une forte odeur électrique agresse mes
narines.
— Il fait chaud. Etonnant comme il fait chaud d’un
coup ! C’est quoi cette odeur ? Je la connais… Je la
connais trop bien ! L’ozone. C’est l’ozone !

Surpris par le grondement des flammes, j’ouvre un


instant les yeux. Le bûcher s’embrase. Il illumine la

234

clairière, projetant nos ombres géantes sur le mur végétal


formé par les couronnes des arbres immenses. Et lorsque je
ferme à nouveau les paupières, à travers leur pulpe je
perçois une clarté crépitante.

Dans mon songe halluciné, nous faisons cercle autour


de deux-cent-vingt-huit bougies posées sur le sol de la ca-
thédrale. La douce chaleur dégagée est maintenant cui-
sante, intense, irradiante. Difficile à soutenir. Ce sont eux.
Eux, les disparus du vol 447. Les deux-cent-vingt-huit
âmes, à bord d’un avion en chute. C’est bien leur chaleur.
La chaleur assemblée de leurs deux-cent-vingt-huit corps
disparus dans l’Atlantique Sud. Depuis plusieurs jours,
j’ai l’intuition que notre douleur, nos peines, nos regrets,
notre culpabilité parfois, et aussi les besoins de l’enquête
et autres considérations plus ou moins égocentriques em-
pêchent leur libération.
A Notre-Dame, je m’étais senti investi d’une mission de
passeur. Je pensais devoir indiquer le chemin du deuil à
tous ces maris, épouses, filles et fils, pères et mères,
amants ou amis, rassemblés dans la nef. Cela m’avait
permis de ne pas sombrer moi-même. Il faut en finir main-
tenant. Nous pouvons, nous devons, Nut et moi, les libérer.
Dissoudre ces fils tissés par la douleur, la non-acceptation,
le manque, l’incompréhension et les larmes. Ces ancres et
ces chaînes dont la tension interdit à leurs âmes de re-

235

joindre le monde auquel ils appartiennent désormais. Le


monde de la lumière. Nous les avons emprisonnés entre
deux espaces. Cela arrive lorsque les circonstances d’une
mort sont intolérables aux vivants. Il est temps d’en termi-
ner. Pour eux ; mais aussi pour nous !

Nut se met à chanter a cappella. Un chant d’amour. Une


mélodie douce, réconfortante et chaude :

« Vole vole petite aile


Ma douce, mon hirondelle
Va t'en loin, va t'en sereine
Qu'ici rien ne te retienne

D’autres femmes s’accordent à sa voix, à la fois aiguë et


profonde. Leur harmonie s'élève. Semble se concentrer au
coeur de la clairière :

Rejoins le ciel et l'éther


Laisse-nous laisse la terre
Quitte manteau de misère
Change d’univers

Lorsque quelques hommes joignent leurs voix graves à


celles brillantes des femmes, les arbres deviennent les

236

piliers d’une cathédrale vivante. Les mots s’élèvent le long


des troncs noirs et immenses :

Vole vole petite soeur


Vole mon ange, ma douleur
Quitte ton corps et nous laisse
Qu'enfin ta souffrance cesse

Un sentiment d’amour, pur et enveloppant, flotte au-


dessus de la clairière.

Va rejoindre l'autre rive


Celle des fleurs et des rires
Celle que tu voulais tant
Ta vie d’enfant

Un amour sans limite rayonne depuis la voûte végétale.

Vole vole mon amour


Puisque le nôtre est trop lourd
Puisque rien ne te soulage
Vole à ton dernier voyage

Un amour inconditionnel.

237

Lâche tes heures épuisées


Vole, tu l'as pas volé
Deviens souffle, sois colombe
Pour t’envoler

La mélodie m’est familière. J’ai déjà entendu ces


paroles. Mais oui, je ne connais que ça ! Impossible
pourtant de poser un nom sur cette chanson.

Vole, vole petite flamme


Vole mon ange, mon âme
Quitte ta peau de misère
Va retrouver la lumière »

J’ai trouvé ; ça y est, j’ai trouvé ! Je n’en reviens pas.


Jamais je n’aurais imaginé en venant à la rencontre des
chamans d’Amazonie et de leur savoir ancestral
— quelque chose de mystérieux donc, de profondément
mystique —, me retrouver l’esprit retourné par une
chanson de variété ; aussi profond qu’en soit le texte.
Décidément ce voyage est imprévisible. Me voilà rendu au
rang de groupie émotive. Quelle leçon d’humilité ! Il aura
fallu que je vienne jusqu’ici pour écouter vraiment et
percevoir la beauté d’un texte chanté par Céline Dion. Une
chanson entonnée en choeur par un groupe de

238

psychonautes occidentaux shootés à la décoction de liane


indigène. C’est totalement incongru.

— YiiiiiiiiOOOOuuuuuuuuuuu !
Dès la chanson terminée, Biraci pousse un cri puissant
en direction de la lune. Un cri venu du fond de ses
poumons et sans doute de plus loin encore. Accompagné
du tambour de Nut, le Pajé entonne un chant tribal, suivi
par les hommes Yawanawá. Le contraste avec la mélodie
cristalline de Céline Dion est saisissant. La puissance des
voix réunies me transporte plus loin dans l’émotion.
Acérola, Putanny et les femmes Yawanawá reprennent le
phrasé des incantations, en canon et à tue-tête. Je suis
transcendé. Inutile de fermer les yeux pour avoir des
visions.

Alors que je fixe intensément les braises, je vois en


réalité des lumignons se rapprocher les uns des autres, se
concentrer. Les deux-cent-vingt-huit bougies de Notre-
Dame se métamorphosent en autant de faisceaux d’un bleu
intense qui s'élèvent , aspirés par les nuages, à une vitesse
prodigieuse. Au même moment, l'échafaudage de bûches
rougeoyantes s'effondre et le feu crépite de plus belle avant
de finalement s’étouffer. Soufflé comme les bougies de
Notre-Dame.

239

Les chanteurs se sont tus. De longues minutes


s’écoulent en silence. Je me force à fermer à nouveau les
paupières. Rien. Plus rien ne se passe. Tout semble
s’effriter autour de moi. L’air se craquelle avant de
s’assembler à nouveau. Alors, lentement la nuit s’emplit
des bruits de la forêt sauvage. Le bois consumé a
abandonné quelques morceaux charbonneux qui se tordent
au milieu des braises. Je les entends couiner et mourir en
sifflant. Il fait sombre désormais. Un peu froid. Je
frissonne. Un reste de lucidité me permet d’évaluer l’état
psychédélique intense dans lequel je me trouve. J’erre dans
un espace sans limite. Elémentaire. Mon coeur est calé sur
le battement cadencé du tambour…

[ Et de battre mon coeur s’arrête.]

Nut s’est arrêtée net de jouer. C’est donc aujourd’hui.


Maintenant ! Cette nuit ? Voilà que j’aborde le plus abouti
et définitif des oxymores en vivant littéralement ma mort.
Et comme aurait pu l’écrire Voltaire : « Je suis mort avec
de grandes douleurs, excepté les derniers temps où j’ai fini
comme une chandelle. »

Loin, là-haut à dix kilomètres au-dessus de moi, le


sillage du vol 447, similaire au tourbillon d’un navire
céleste, ouvre d’un trait de craie le ciel bleu d’orage. Mes

240

yeux s’emplissent d’éclats pétillants de lumière. Parcelles


brasillantes de mica. Une vague d’écume scintille. Le plus
étonnant de mon nouvel état est la pleine conscience avec
laquelle je me perçois. Je flotte tranquillement au-dessus
de mon corps. Biraci et Jésus me transportent hors du
cercle. J’observe la scène avec détachement. Le Doc
m’ausculte, l’air grave, avant d’asséner :
— Arrêt cardiaque !
Le son cotonneux de sa voix marque un léger décalage,
comme désynchronisé du mouvement de ses lèvres. On
s’agite autour de moi. C’est irréel. Je suis là et ailleurs
déjà.

Nut frappe à nouveau son tambour, son regard tourné


dans ma direction. Pas vers mon corps allongé, mais bien
vers le moi qui flotte au-dessus de la clairière. Sans doute
invisible pour les autres. Elle est en contact avec ma
nouvelle conscience. Nous échangeons un sourire. Je me
remémore notre rencontre en Belgique : son regard de
femme-enfant ; le cornet de frites froides qu’elle
s’obstinait à secouer sous mon nez.
Elle rit maintenant, toutes dents découvertes. Puis, sans
un mot, par une sorte de transmission immatérielle, elle
réitère sa proposition :
— Si tu veux, je peux t’accompagner vers ce que tu
cherches.

241

Je n’ai pas le temps de répondre que je me sens vio-


lemment aspiré. Projeté. Catapulté même. Normalement,
j’aurais dû être broyé par l’accélération : dix g ; cent plu-
tôt ! La force dont je viens de subir l’effet est d’une intensi-
té phénoménale. Impossible à soutenir. Si je l’habitais en-
core, mon corps aurait été soumis à une pression équiva-
lente à cent fois son poids. J’essaye de respirer, comme j’ai
appris à le faire en voltige aérienne : une sorte de halète-
ment abdominal similaire à celui préconisé aux futures
mères pour l’accouchement. Mais il n’y a pas d’air autour
de moi. Je respire du vide. Et je n’ignore pas que, sous
peine de séquelles irréversibles, de l’oxygène doit parvenir
à mon cerveau dans les quatre prochaines minutes. Pour
l’instant, je suis trop occupé à chevaucher, à près de trois-
cent-mille kilomètres à la seconde, le flux lumineux d’une
coruscation inouïe. J’accompagne l’ascension des deux-
cent-vingt-huit occupants du vol 447. Comme eux, je suis
un trait de lumière.

[ Soudain tout se fige ]

Nut me tient la main. Lorsque je la regarde, elle est


translucide, immatérielle. Sa présence m’est pourtant
nettement perceptible. Ses vêtements flottent. Leur texture
est identique à la végétation alentour. Un bruissement
ininterrompu et intense a remplacé les battements de

242

tambour pour faire place à des vibrations sourdes,


incroyablement fortes, puissantes comme le souffle d’une
déflagration ; mais en continu. Nut et moi nous trouvons
sur le côté d’une scène. Dans un espace démesuré. Ce
pourrait être le stade de Wemblay lors du concert de
Queen en 1986*. Le parterre s’étend au-delà de mes limites
de perception. Nut et moi nous tenons backstage à l’arrière
d’enceintes géantes. Proche de la source. J’ai la sensation
d’être à proximité immédiate du générateur de toute
l’énergie du monde. A la résurgence d’un flot de principe
vivant, d’ADN liquéfié. C’est violent. D’une brutalité
inouïe en réalité. Je pense à un grand hachoir à viande.
Même si je ne peux pas apercevoir ce qui se passe sur
scène, je suis fasciné par le flux intense d’énergie expulsé
sur un public en transe qui apparaît comme une sorte de
magma. Du matériau vivant ; à l’état brut. Mais d’où je
me trouve, j’ai du mal à distinguer la constitution de cette
glaise vibrante.

___________________
*Note de l’auteur : il est conseillée d’accompagner la lecture de ce chapitre
par l’écoute de : We will rock you de l’album du groupe Queen Live at
Wemblay ’86.

243

Une autre femme, tout aussi immatérielle, apparaît


devant nous. Elle se présente sans qu’aucune parole ne
sorte de ses lèvres immobiles :
— Je suis Béatrice.
Je sens les petits doigts de Nut serrer ma main. J’éclate
de rire. Un rire franc et entier. Béatrice sourit en retour.
Un soupçon de compassion se mêle à son indéniable
sensualité et plisse les commissures de ses lèvres. Me voici,
après Céline Dion, acteur d’un remake de la « Divine
Comédie », flirtant avec Béatrice di Folco Portinari, la
petite amie de Dante. Ou plutôt cette dédaigneuse dont il
s’était enamouré à l’âge de neuf ans, puis adolescent, et
sur laquelle se cristallisa sa quête d’absolu. Dans son
fantasme, Dante était allé jusqu’à imaginer la belle
Béatrice le guidant à travers les cercles colorés du
paradis. C’est ridicule. Je suis en plein délire. Sans doute
est-ce à cause de ce foutu décloisonnement cérébral et la
boisson hallucinogène. La couche de vase culturelle,
déposée dans les lobes et circonvolutions de mon cerveau
— décrit par les contemporains de Dante comme un

244

enchevêtrement de macaronis —, semble remonter par


bulles pour éclore en feux follets à la surface de ma
conscience. Hypnotisé, j’avance d’un pas. Nut, toujours
translucide, flotte à mes côtés. Elle serre ma main un peu
plus fort. Derrière Béatrice, la puissance des projections
de particules depuis la scène se poursuit intensément. Je
sens, au mouvement qui m’emporte, aspiré par la force
attractive d’une chute d’eau assourdissante, que des
millions de particules constituent les cercles colorés du
paradis. J’aspire à me dissoudre sans retenue dans ce flux
luminescent, à m’y fondre pour devenir une partie du Tout.
En Être !
Etonnamment j’ai le sentiment d’avoir toujours
appartenu à ce magma. Lumière et obscurité combinées.
Désir et assouvissement simultanés. Très exactement ce
qu’avaient tenté d’approcher Braque et Picasso — assez
maladroitement il faut le reconnaître — avec leur
expérimentation cubiste62. J’avance d’un pas encore. Une
citation de Dante, telle une bulle chimioluminescente,
émerge aussitôt dans mon esprit : « Et, comme je
m’approchais du terme de tous les désirs ainsi que je le
devais, l’ardeur du désir se calma en moi. »63.
Toujours sans prononcer une parole, Béatrice
m’interpelle :
— Décide-toi ; maintenant !
Son injonction me traverse comme le souffle glacé d’un

245

arcus, véritable rouleau d’air froid descendu du sommet


d’un orage.
— Je ne sais pas…
Nut me serre la main. Béatrice insiste :
— Décide-toi maintenant et je t’accompagnerai vers
l’Amour qui meut le Soleil et les autres étoiles.
Fasciné par les mots empruntés au penseur florentin, je
me tourne vers Nut pour quémander son avis. Elle n’est
plus là. Je dois faire mon choix. Seul.

[ Je me suis approché de la source ;


Je m’en éloigne ; Un pas en arrière. ]

Un puissant flux d’air s’engouffre dans mes poumons.


La douleur m’arrache un cri. Un cri si puissant qu’il
couvre le roulement assourdissant dont mes oreilles
bourdonnent. Nut, là-bas, dans la clairière, frappe son
tambour à en crever la peau tendue. Mon coeur se cale.
Repart : « Boumboum…, Boum…, Boum…,
Boumboum…, Boum…, BOUM…, BOUM…, BOUM…,
BOUM… BOUM…, BOUM… »
Comme lorsque nous battions la liane. Je suis à nouveau
en phase avec la pulsation du monde. Le monde des
vivants. Une douleur intense au thorax me le confirme. Le
Doc, de ses mains jointes, m’écrase toujours la poitrine à
m’en casser les côtes. Mon ventre est un volcan au bord de

246

l’éruption. Des jets brûlants clapotent à la surface du lac


acide de mon estomac, remontent dans l’œsophage et la
trachée. Je me consume de l’intérieur, je bouillonne, suis
sur le point de vomir l’incandescence qui m’emplit.
L’instant d’après, à genoux, au pied d’un arbre, j’expulse
de tous cotés les rejets de mon corps. Le Doc et Biraci
m’observent de loin. Jésus, resté près de moi est jovial ;
hilare même :
— Il faut que tu évacues. Tout ce qui te ronge de
l’intérieur, les pensées mauvaises, la culpabilité, la
violence de tes émotions, la trace de tes douleurs, ta
souffrance, tout, il faut tout évacuer.
Je vomis mes tripes comme jamais. Jésus bat des mains
et acclame chacun de mes spasmes tandis que je régurgite
et me vide. Je m’étouffe de mes vomissures, les avale à
nouveau pour les déféquer aussitôt. J’en pleure, tant la
violence infligée à mon corps est intense.
— Continue, vas-y continue, libère-toi de toute cette
merde, me crie Jésus. Et il se met à chanter. Ou plutôt à
pousser un jappement lugubre de loup-garou, le regard fixé
sur la lune au couchant.
J’ai réintégré mon corps. Revenu de ce que Raymond
Moody64 appelle communément une Expérience de Mort
Imminente. Le Doc, soulagé, constate ma résurrection
tandis que Biraci acte mon retour à sa manière :
— IiiiiOooooouuuuuuUUU !

247

Le jour se lève alors qu’éclate un violent orage. Une


pluie, épaisse, chaude comme une soupe, se charge à la
fois d’éteindre ce qui reste du feu et de nettoyer mes
déjections. Pour purifier le nouveau-né gluant que je suis,
je plonge nu dans l’eau fraîche du Rio Gregório. Sa surface
est criblée d’impacts de pluie. A travers le rideau liquide,
Biraci me fixe. Chaque fois qu’un éclair ouvre le ciel, ses
prunelles brillent comme celles, dorées, du jaguar. La terre
tremble sous les roulements du tonnerre. Un déferlement
d’éléments s’abat sur nous en une débauche de puissance,
tandis qu’immobile sur la berge, debout au coeur du
cataclysme, le visage ruisselant, Biraci chante. Je suis resté
longtemps accroupi dans l’herbe luisante de la berge.
Lentement, comme une feuille au printemps, je me déploie
maintenant. Me voici debout ; debout, au côté du chef
Yawanawá ; mon passeur. Je suis arrivé* où je devais. J’ai
rejoint l’autre rive du Rio. L’autre rive de ma vie.

___________________
*Note de l’auteur : il est conseillée de conclure la lecture de ce chapitre par
une pause musicale : Arrival (9 min. 03) de Douglas Spotted Eagle - piste
numéro 12 de l'album Closer to far away paru en 1996.


248

INTERMISSION

A la manière latino, Biraci me gratifie de grandes tapes


dans le dos, réminiscence sans doute de son séjour martial
au Nicaragua.
— Tu vois, Piloto, nous t’avons guéri.
J’acquiesce sans mot dire.
Je me sens mélancolique à l’heure de quitter la clairière
de Nova Esperança. Elle est devenue l'utérus de ma
renaissance. Décidément, je parle comme Jésus depuis
quelque temps, son goût pour l'emphase allégorique kitch
a fini par m’imprégner, il faudra y faire attention dans le
monde rationnel où je retourne. Avant de monter à bord de
la pirogue et de me laisser emporter par le courant,
j’interpelle une dernière fois le chef de tribu :
— Ce que tu chantais au bord de la rivière le jour de ma
renaissance… Tu avais l’air tellement… Je ne sais pas
comment dire… Tellement habité par ce chant…
Sourire aux lèvres, Biraci lève la main, me toise avec
bienveillance et prend son temps pour répondre :
— Tu as raison, Castor, c’est une très ancienne légende
Yawanawá ; l’histoire d’une femme enceinte qui se
baignait dans le Rio Gregório. Un éclair du ciel est venu la

249

frapper65. L’enfant a été expulsé. Vivant. Pas la mère.


Comme le veut notre usage, le petit a été recueilli et élevé
par les femmes de la tribu. Adulte, tenant sa sagesse du Rio
et sa force de l’éclair, il est devenu notre plus grand chef. Il
fit des Yawanawá le plus puissant des peuples de
l’Amazonie. Regarde notre lance. Elle est redoutable. Elle
a la forme de l’éclair. Mais la sagesse dont il était doté
nous a également guidés. Grâce à la plante sacrée, nous
pénétrons l’esprit du vivant. Voilà notre tradition. Voilà qui
nous sommes. Enfants de l’onde et du ciel.
Je réponds à son sourire, tout en m’interrogeant, sur ma
propre issue. La nuit du 1er juin 2009 a fait vaciller mes
croyances, mes convictions. J’ai fait une incursion dans
l’au-delà. J’en suis revenu. On m’a accompagné, aidé,
assisté : Nut, Biraci, Le Doc… Je repars lavé et libéré.
Pourtant une question me préoccupe : pourquoi avoir
choisi de revenir ? Elle en appelle une autre : pour qui ? Et
Biraci d’ajouter comme s’il lisait mes pensées :
— Ecoute Castor. Si tu cherches un sens à ton passage
parmi les vivants, voici ce que j’ai appris de la plante
sacrée : « Si tu es toujours vivant, alors c’est que tu n'as
pas encore accompli ton destin. »
J’embarque. Silencieux. Biraci pousse du pied la pointe
de la pirogue devenue un bateau ivre. Pour divertir ma
mélancolie et adoucir la séparation, je récite intérieurement
les premiers vers de Rimbaud :

250

« Comme je descendais des fleuves impassibles,


Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. […] »

Le courant chargé d’alluvions aspire l’embarcation et


m’expulse vers ma nouvelle vie d’homme incarné. Je suis
toujours prisonnier de mon corps mais libéré de quelques-
uns de mes démons. Nous descendons le Rio Gregório.
L’eau, épaisse comme du sang, m’entraîne vers une
renaissance par les voies naturelles ; Jésus n’aurait pas
mieux dit. Dans six ou sept heures, nous prendrons la route
vers la bourgade de Tarauaca et son aérodrome, Feijo. De
là, l’avion privé — le même qu’à l’aller —, nous
transportera au dessus de la forêt jusqu’à Rio Branco. Dans
la boutique de souvenirs de l’aéroport, je rencontrerai
Manany, superbe mais très jeune Indienne Apurinà. Je lui
achèterai un bracelet de perles colorées. En me tendant le
sachet en papier, elle me chuchotera un inattendu et
touchant :
— Você é muito atraente66.
Ses yeux me hanteront longtemps. Dans les moments de
doute — j’en traverserai immanquablement —, le souvenir
de cette jolie Indienne m’invitera à tout plaquer pour la
rejoindre, elle et les siens. Mais chaque fois, les quarante-

251

huit heures de marche et de pirogue nécessaires pour


rejoindre sa tribu, m’a t-elle précisé hilare, suffiront à me
dissuader. Puis ce sera Brasilia. Courte escale après quatre
heures de vol, d’une extrémité à l’autre du Brésil. Enfin
Rio de Janeiro où Bethsabée m’attend déjà. Inquiète, sans
doute. Elle n’a pas hésité à harceler le service de
planification du personnel navigant pour faire partie de
l’équipage du vol de demain vers Paris. Celui sur lequel
j’ai mon billet. Le billet du retour à la vie ; du retour à ma
vie de tous les jours.
— Je vais te ramener, avait-elle promis avant mon
départ, ajoutant par boutade mais avec un sourire amer : en
soute pour un enterrement de première classe si tu meurs,
en siège Première avec caviar et petits fours si tu reviens
vivant de chez tes foutus Indiens.
Elle ne pensait pas si bien dire.

*
* *

Un semblant de réseau à l’aéroport de Tarauaca me


permet d’écouter la dizaine de messages mémorisés par
mon téléphone pendant mon absence. La plupart sont sans
intérêt. Deux retiennent mon attention :
« Bonjour Monsieur de Saint-Elme, ici le
commissariat de police d’Auteuil. Rappelez-moi

252

rapidement pour convenir d’un rendez-vous. Le


procureur m’a chargée de vous auditionner pour
une affaire vous concernant. Demandez
Madame Sucrez, Emilie Sucrez. Je compte sur
votre appel ».
< Touche 2 : Sauvegarder >. Bip !

« Bonjour mon chéri, c’est Bethsabée... Je viens


d’arriver au Sofitel à Rio. Je t’attends. Chambre
612. Tu me manques ! »
< Touche 3 : Supprimer >. Bip !

*
* *

Lorsque tout à l’heure je rejoindrai Bethsabée dans la


chambre 612 du Sofitel Copacabana, elle m’embrassera,
me couvrira de caresses, me cajolera. Nous ferons l’amour.
Quoi de plus incarnant ! Après, par pudeur, elle
s’abstiendra, je le sais, de me questionner. J’aurai l’air un
peu absent. L’esprit ailleurs. Par la baie vitrée, je regarderai
les vagues se briser sur le sable jaune. Elle aura l’air
vaguement contrariée. Déconcertée plutôt. Nous aurons du
mal à nous ajuster. Puis nous franchirons l’Atlantique à
bord du vol rebaptisé 445 depuis le crash du 447. Même
horaire, même type d’avion. Un seul chiffre avait suffi à

253

créer l’illusion de l’oubli. Je m’endormirai après le


décollage, un masque sur les yeux, des bouchons en
mousse dans les oreilles. L’un des confortables sièges de la
classe avant de l’Airbus m’enveloppera de ses bras à
commandes électriques. A chaque passage Bethsabée, dans
son uniforme d’hôtesse, frôlera ma joue de sa main
caressante. Après onze heures de vol, il fera froid à Paris.
Le ciel sera bas. Nous passerons une heure ou deux, sans
un mot échangé, dans les embouteillages du côté de la
porte de la Chapelle. Puis elle me déposera chez moi.
Je plongerai à nouveau dans un sommeil comateux
peuplé d’anacondas fluorescents et de lumières
multicolores au rythme de la voix rauque de Syd Barrett
chantant See Emily play*. A mon réveil, en triant factures et
publicités, j’aurai par courrier la confirmation de ma
convocation au commissariat d’Auteuil. J’écouterai à
nouveau, inquiet, le message d’Emilie Sucrez sur mon
répondeur.
Je risque gros pour délit d’usage de stupéfiants.

___________________
* Note de l’auteur : il est conseillé de conclure la lecture de cette
INTERMISSION par une pause musicale consacrée à l’écoute de : See Emily
play de Syd Barrett des Pink Floyd, — de préférence dans la version chantée
par David Bowie en 1973 sur son album Pin Ups.


254

QUATRIEME PARTIE

Voici la suite de l’histoire extraordinaire racontée par la


Gardienne de la Paix Emilie67 Sucrez affectée au S.A.I.P.68
du commissariat de police d’Auteuil, Paris XVIe sud.

255

— Pardon éskiz ! la di lo pti prins.


Solman, son léspri la travay. Li la azouté :
Ko sa i vé dir aprivoizé ?
— Mi pé pa zoué sanm ou, lo rénar la di.
Moin lé pa aprivoizé.

ANTOINE DE SAINT-EXUPERY
Lo Pti Prins - Kréol la Rénion69


© Fondation Antoine de Saint-Exupéry pour la jeunesse

256

Je raccroche en pestant contre ces dossiers stupides dont


mes journées sont inutilement encombrées. Le type que je
viens d’avoir au téléphone est soit totalement idiot, soit un
menteur ordinaire, ce qui d’ailleurs n’est pas incompatible,
ou bien… c’est un sacré tête en l’air !
Je suis Emilie Sucrez, gardienne de la paix. J’aime
imaginer à l’avance les personnes convoquées pour une
audition. Je m’amuse à deviner leurs histoires, leur vies,
leurs univers et parfois même je me figure les traits de leur
visage en cherchant avec délice des indices dans les
dossiers de plainte. Par une sorte de technique de psycho-
morphologie inversée, je détermine le probable profil
psychique et physique de mes convoqués. Et à ma grande
satisfaction, je vois souvent juste. A l’instant inébriant où
apparaissent leurs visages à la porte de mon bureau, mon
excitation est à son paroxysme. Après avoir pris le temps
de savourer ce moment de grâce, je m’applique à scruter
méthodiquement la physionomie, révélatrice selon moi, de
la personnalité intime des plaignants et des MEC — les
Mis En Cause — qui défilent à longueur de journée au

257

commissariat. Cette fois, mon enquête a été


particulièrement simple et rapide. La plainte pour
usurpation d’identité, déposée par le convoqué en
personne, pourrait bien s’avérer abusive. C’est pourquoi le
procureur m’a demandé de procéder à l’audition du
plaignant. Qui est-il : un benêt, un crétin ? Tout semble
l’indiquer. Mais je sens autre chose. Peut-être est-il un
roublard ordinaire, un renard ou pourquoi pas un
mythomane. Il ne serait pas le premier.
Un drôle de type en tout cas, si je m’en réfère à notre
conversation téléphonique. Il s’est excusé platement de ne
pas avoir rappelé plus tôt, a dit rentrer d’un très long
voyage, a parlé en vrac : de son emploi du temps
compliqué — il a utilisé le mot planning —, d’une tribu
d’Indiens en Amazonie et de son métier de pilote de
ligne… En attendant d’en savoir plus, j’opte pour un tête
en l’air et, fidèle à mon habitude, j'inscrit au crayon papier
ma première intuition sur le rabats en kraft du dossier ;
impression aussitôt complétée par un portrait robot
supposé, griffonné en quelques traits courbes. Décrypter le
quidam est mon passe-temps favori. Je comble ainsi la
vacuité et la ganacherie routinière de ma mission policière.
Et au commissariat d’Auteuil, j’ai de quoi satisfaire mon
penchant pour cette occupation récréative. Ils défilent tous
ici : pères fraîchement divorcés dont le droit de visite est
bafoué — certains sont plutôt mignons —, bourgeoises en

258

crise de milieu de vie, petits hommes rabougris et proprets


mandatés par leurs bignoles versant immodérément dans la
délation de résidents aux étrennes négligentes, sans oublier
les transgenres brésiliens du bois de Boulogne, leurs
clients naïfs ou indélicats, quelques supporters du PSG et
parfois de l’OM à leur sortie de cellule de dégrisement les
lendemains de match au Parc des Princes, mais aussi les
fils à maman tapageurs des grandes familles du XVIe
arrondissement sud, les filles à papa chapardeuses des
clans de nouveaux riches ou de diplomates du XVIe nord,
et bien entendu — mes chouchous —, les vendeurs
pakistanais de Tour Eiffel miniatures ramenés du
Trocadéro par des collègues sommés de faire du chiffre. A
croire que toute la misère ordinaire des beaux quartiers
provoque la sprue dont la diarrhée nauséabonde remonte à
la surface dans mon bureau.
Moi, Emilie Sucrez, j’écume sans répit ce bouillon
humain peu ragoûtant. Voilà mon quotidien. Alors, pour
me distraire, comme certains remplissent des grilles de
mots croisés, je joue à glisser des mots rares dans mes
comptes rendus d’audition. Ça enrichit mon vocabulaire et
celui de mes supérieurs. Parfois mes chefs en sont
exaspérés, parfois mes auditionnés s’en étonnent, s’en
amusent ou s’en irritent. J’appelle ça : « mon filtrage à
cons ».


259

— Bonjour Monsieur de Saint-Elme. Je suis la


gardienne de la paix Emilie Sucrez. Asseyez-vous ; le
procureur m’a chargé de vous auditionner.
Il a une telle façon de me regarder, avec douceur et
timidité à la fois, que je suis obligée d’admettre un léger
trouble ; alors, dans l’espoir de recouvrer un peu de
contenance, je relis mes notes psycho-morphologiques. Au
premier abord, l’homme assis en face de moi correspond à
peu de choses près à mon portrait robot intuitif ; en plus
sympathique. En beaucoup plus agréable en fait. Pour
continuer à l’observer sans trop me dévoiler — question de
crédibilité professionnelle —, je m’accroche à mon
personnage de garante de l’ordre public. A mon grand
étonnement, ce subterfuge éculé fonctionne à merveille.
Pourtant, d’après ma fiche, j’ai affaire à un homme de
pouvoir, un commandant de bord d’une compagnie
aérienne internationale de renom. Je l’avais imaginé plus
froid, plus dur. Un peu désagréable même. Je me dis qu’il
cache peut être son jeu, alors je tente de garder l’avantage
de la situation. Histoire, il est vrai, de masquer aussi

260

longtemps que possible mon trouble naissant.


— Monsieur, c’est grave vous savez ?
Je marque un silence destiné à mieux poser ma voix
devenue tout à coup beaucoup trop aiguë. Je le sens, j’ai
sur-joué mon rôle. J’enchaîne sans délai :
— Déposer plainte, une fausse plainte Monsieur, pour
usurpation d’identité, c’est…
Comme il prend un air penaud, je sens les commissures
de mes lèvres se plisser en un sourire quasi-imperceptible
dont j’espère qu’il n’a rien deviné. Mais à la manière dont
il soulève une paupière, je sais qu’il a vu le sfumato vibrant
qui me donne l’air d’une Mona Lisa en uniforme. Et s’il
fait mine de m’écouter avec attention, il ne devrait pas
tarder à s’apercevoir avec quelle facilité il peut lire en moi.
Mon client semble lui aussi rompu aux subtilités de la
communication non verbale et infra-verbale. Pour éviter
son regard, je baisse les yeux vers le dossier et veille cette
fois à poser correctement ma voix. Voix traîtresse,
révélatrice de mes plus infimes émois :
— Monsieur de Saint-Elme, j’ai devant moi un avis de
contravention pour excès de vitesse. Infraction relevée par
le radar automatique de la voie Georges Pompidou face au
lampadaire n°IV4789, place de la Concorde vers quai de
Bercy.

261

Je risque un regard. Il a l’air rassuré. Soulagé plutôt. Je


n’ai d’autre choix que de poursuivre en haussant un peu le
ton :
— Il est question d’une voiture de type Alfa Romeo,
immatriculée en province. Ça vous dit quelque chose
Monsieur de Saint-Elme ?
Il penche lentement la tête de côté, à nouveau
impassible. Je poursuis :
— J’ai fait une enquête…
Une enquête, quelle blague ! Le mot m’apparaît tout à
coup ridicule et je sens s’effriter ce qui me restait
d’assurance. Pourtant il s’est raidi et je me demande s’il
n’aurait pas autre chose de plus conséquent à se reprocher ;
certains signes ne trompent pas… On verra plus tard. Je
gobe une large goulée d’air avant de poursuivre :
— Il se trouve que votre signature, apposée sur la
plainte pour usurpation d’identité, déposée par vous même,
est parfaitement identique à celle du contrat communiqué
par le loueur du véhicule avec lequel vous avez été flashé.
J’avale ma salive et, levant une nouvelle fois les yeux,
je constate qu’il détaille maintenant mon visage, comme
s’il lisait les mots sur mes lèvres. Un sentiment de gêne
s’ajoute à mon trouble initial. Ce type semble doué pour
l’empathie. Ça y est ; il a perçu mon trouble, j’en suis sûre.
Je tente une estocade :
— Est-ce bien votre signature, Monsieur ?

262

Il continue à me dévisager.
— Monsieur !
Son regard s’est empli d’une étrange aura. Comme s’il
admirait une madone.
— Vous m’écoutez, Monsieur ?
Non. Il semble trop occupé à détailler les soubresauts de
ma bouche, ce qui me rend plus mal à l’aise encore.
D’ailleurs ma voix a un peu tremblé. Je dois me reprendre.
Je hausse le ton comme on me l’a appris à l’école de
police :
— Monsieur, je vous le demande à nouveau, avez-vous
entendu ma question ?
Devant sa mine effarée et son silence persistant, je me
détends d’un coup :
— Vous avez vraiment l’air complètement à l’ouest,
Monsieur. Vous êtes sûr que ça va ? Vous voulez un verre
d’eau ?
Je me reprend in extremis :
— Avez-vous consommé de l’alcool ou un produit
stupéfiant récemment ?
Je le vois se raidir à nouveau.


263

INTERMISSION

Je la regarde, éberlué. Le visage de madone de la


gardienne de la paix Emilie Sucrez me paraît comme lissé
— directement avec les doigts pour appliquer les couches
de glacis70 — par le génie d’un Léonard de Vinci. Voilà ce
que je me dis lorsque, devant ma mine effarée, elle éclate
de rire. Interdit, je souris franchement en retour. Je me sens
bien. Empli d’un sentiment d’harmonie. L’instant s’étire.
Nous nous contemplons comme deux félins dont les
regards, après s’être jaugés d’une simple dilatation des
pupilles, concluent une alliance occulte. A son contact, je
ressens une intense bouffée de légèreté s’engouffrer dans
mes poumons atrophiés. La tête me tourne. Je suis empli
de joie. Apaisé ; vivant. VIVANT ! Emergeant enfin du
songe profond et sombre dans lequel je flottais entre deux
eaux depuis la cérémonie de Notre-Dame. Un frisson me
traverse. Je me dis que je suis heureux. Heureux par
surprise. Alors je souris à nouveau à la gardienne de la paix
Emilie Sucrez et, l’instant d’après, nous nous surprenons à
parler sans retenue ; moi de l’Amazonie, elle de la
Réunion, son île volcanique.


264

Je referme le dossier. Affaire classée. Aussi incroyable


que cela puisse paraître, il ne se souvenait tout simplement
pas avoir loué une voiture pour se rendre en Belgique avec
un ami.
— J’avais oublié, vient-il de simplement déclarer. Et
sans chercher d’autre justification, avec un naturel si
convaincant qu’il en est désarmant, il m’a confirmé être le
conducteur de l’Alfa Romeo rouge, flashée un matin d’été
2009 sur la voie rapide des quais de Seine.
Pour favoriser le classement rapide de l’affaire par le
procureur, je rédige moi-même les réponses du procès
verbal d’audition. Les points-clés de ma première intuition,
notés au crayon sur le rabat de la chemise en kraft viennent
de se confirmer : j’ai affaire à un beau spécimen de tête en
l’air.
Il me parle maintenant avec enthousiasme de son
voyage en Amazonie. Le récit de sa rencontre avec un chef
de tribu me captive, comme me captivaient enfant les
histoires inventées par mon père pour m’accompagner vers
le sommeil. Sans doute stimulé par l’intérêt ouvertement

265

indécent que je lui porte et après une bonne demi-heure de


causerie, il me lance une invitation. Pas de celles
habituellement formulées avec grossièreté par les dizaines
de types passés par mon bureau. Avec lui, les choses
semblent simples, naturelles. Il ose, mais sa maladresse est
touchante. Je me surprends à accepter un petit-déjeuner le
lendemain. J’aurais sans doute dû marquer une hésitation.
Tant pis ! Tant mieux en fait ! Chez lui !? Mais non, il a
bien dit chez lui ! Je viens de le réaliser. Je suis
complètement folle. Trop tard.


266
4

Peu d’hommes ont conscience du véritable regard des


femmes à leur égard. Pour l’avoir souvent évoqué avec les
filles du commissariat, nous regardons toutes — même les
plus prudes d’entre nous — les fesses des hommes. Surtout
lorsque nous appelons les pompiers pour un malaise de mis
en cause. Les petits culs fermes et musclées des sapeurs,
sanglés dans leurs pantalons de sécurité bleu nuit sont de
véritables friandises pour nos yeux cupides. Je soupçonne
d’ailleurs une collègue gradée de solliciter avec un zèle
excessif la brigade de la rue d’à côté. Mais cela arrive aussi
— plus souvent qu’on ne le pense — lors des auditions. Et
pour ce qui est du ki71 des convoqués, certains dossiers
sont l’occasion d’heureuses surprises. Grâce aux caméras
de surveillance et à l’écran du poste de repli, nous ne
manquons pas, entre policières, d’agrémenter joyeusement
nos pauses café de commentaires égrillards. L’éventail de
nos qualificatifs fessiers est vaste et varié : petit, mignon,
ferme, sexy, appétissant, intéressant, rebondi… Mais
aussi : gras, flasque, large, triste, charnu, compact, massif,
consistant, généreux… Et parfois : renversant, stupéfiant,

267

troublant, sensationnel, monumental… Et même :


callipyge. Oui, callipyge.
C’est un autre de mes passe-temps. En plus de mes
rapports d’audition, je m’attache à placer chaque jour un
nouveau mot rare dans nos conversations entre collègues.
En prenant mon service, à la manière d’une chatterie, je le
choisis avec délicatesse dans un dictionnaire spécialisé
dont j’ai installé l’application sur mon smartphone. Mes
collègues y sont désormais habituées. Elles en ont même
adopté certains avec gourmandise. Callipyge est ainsi
devenu l’épithète fétiche des gardiennes de la paix du
commissariat d'Auteuil.

En raccompagnant mon convoqué tête en l’air, je


repense à ces petits secrets de notre vie d’équipe. Et, tout
en laissant traîner mon regard vers les courbes de son
pantalon, je me dis que les fesses de mon client
correspondent assez bien à la définition de notre adjectif
favori : belles, harmonieuses et arrondies.


268

Nous sommes installés sur le canapé rouge de sa


bibliothèque, sorte d’alcôve tapissée de livres. Le début de
notre conversation est laborieux, troublé par une gêne
diffuse. Maladroitement il m’offre un bracelet de verroterie
en susurrant un étrange :
— Você é muito atraente.
Il faut bien le reconnaître, la scène est un peu ridicule.
Sans doute l’accent brésilien mal imité est-il de trop.
Ecoutant mon intuition, je me retiens de rire. Et même de
sourire. Le moment me semble être chargé… Comment
dire ? De quelque chose de solennel. Solennel, oui c’est le
mot. D’ailleurs, devant ma mine étonnée, il se lance dans
une explication circonstanciée, bien qu’assez confuse :
devant l’aérogare de Rio Branco, une jeune Indienne
Apurinà lui a vendu le bijou en prononçant cette phrase
aux allures d’incantation magique ; il me la répète
aujourd’hui pour perpétuer l’heureux sortilège. Un peu
perplexe, mais sous le charme, je me détends. Je suis
occupée à dévorer ses yeux bleu nuit quand il ajoute :
— J’en suis certain, Emilie, dès l’origine ces mots vous

269

étaient destinés.
Pour masquer mon embarras, je lui propose que nous
nous tutoyions. Surpris je l’entends me répondre d’une
manière toute mitterrandienne72 :
— Oui, si vous voulez ; tutoyions-nous !
J’éclate de rire ; il en fait autant et imperceptiblement
s’approche de moi. La glace est rompue. Au fil de son
récit, je comprends qu’une prédiction du chef de la tribu
— au nom décidément imprononçable — me vaut d’être
là aujourd’hui : « A ton retour, celle qui te fera venir à elle
sera celle-là », avait-il prophétisé. Je l’avais convoqué au
commissariat. J’avais été la première. Le bracelet de perles
colorées me revenait donc. Conformément à la vaticination
d’un oracle amazonien, coiffé qui plus est d’un chapeau à
plumes, me voici élue princesse de pacotille. Et là,
évidemment, je ne peux m’empêcher de sourire.
Heureusement, il prend ma moquerie pour une
gratification. Après deux cafés, ses doigts effleurent ma
main. Deux cafés plus tard, ses mains caressent mes
cheveux. C’est moi enfin, qui par surprise, l’embrasse à
pleine bouche, le forçant incidemment au silence. Voltaire,
son drôle de chien, en profite pour me flairer. Je dégage
surement quantité d’odeurs hormonales. Un peu ridicule ce
houret, surtout la manière dont son maître lui parle comme
à une personne. Heureusement l’heure de ma prise de
service approche.

270

Sur le pas de la porte, à nouveau nos bouches se collent.


Deux ventouses humides, aspirées l’une par l’autre en un
baiser moelleux et hyper-caféiné, mais suffisamment
fougueux pour donner envie d’y goûter à nouveau. Je sens
l’emballement erratique de mon cœur. L’effet de la boisson
sans doute ! Du baiser peut être ?
Tout se joue là : « On s’embrasse, on s’embrasse, et
l’amour passe ou bien trépasse », disait ma grand-mère
créole. 


271

Il me faut l’admettre, depuis le premier rendez-vous je


suis en état d'impesanteur. A mon poignet, le bracelet de
perles colorées — pas du tout mon style de bijou
d’ailleurs —, me relie à nos premiers baisers. La verroterie
aura rarement été aussi précieuse à mes yeux. Qu’est-ce
qui m’arrive ? Hier soir, j'ai allumé des bougies qui sentent
bon, couvert l’applique de la salle de bain d’un foulard
mauve et me suis glissée dans l’eau mousseuse. Le tuyau
du jet de douche ondulait langoureusement au fond de la
baignoire. Bien sûr, il s’est coincé entre mes cuisses. Alors
je me suis abandonnée à son chaud remous. Toutes les
filles amoureuses du monde font ça non !? La moiteur du
bain, longtemps après, s’est évacuée par les pores de ma
peau encore avide de caresses. J’ai serré fort l’oreiller sur
ma poitrine.

272

Me voilà à nouveau dans son ascenseur. Il m’a invitée à


déjeuner cette fois. J’ai accepté. Sûrement un peu trop vite.
J’aurais pu marquer une hésitation. Tant pis ! Tant mieux
en fait ! Oui, tant mieux ! J’ai tout simplement envie d’être
avec lui. Alors pourquoi userais-je des subterfuges
habituels et frivoles de la séduction low cost ? Enfermer un
homme en dépendance affective, sorte de garde-à-vue
sentimentale, rien n’est plus simple. Je l’ai parfois
pratiqué. Il suffit, pour commencer, de le nourrir de
caresses et autres petites faveurs. Ensuite, on le tient en
haleine. On l’alimente par pincées. Comme un poisson
rouge dans un bocal. Voilà la règle. Reste à subtilement
gérer sa frustration. S’il montre des signes de nervosité ou
de manque et si les prémices de délices auxquels il a goûté
viennent le hanter, alors on lui procure l’illusion d’y
croquer à nouveau. Mais parcimonieusement. Surtout sans
véritablement le nourrir. Sans quoi, tel un carpeau
nonchalant et repu, il risquerait de s’éloigner en quelques
coups de queue. Voilà comment s’exerce l’art subtil des
hameçons affectifs. Ainsi agissent les courtisanes, hétaïres

273

et geishas. Je veux désormais m’offrir et non plus me


donner. Trop d’hommes ont parlé de moi comme d’un
trophée.
Voltaire est le premier à m'accueillir. Il aboie comme un
forcené avant même que j’aie actionné la sonnette. Sans
doute a-t-il reconnu mon odeur à travers la porte. Pour
preuve, la manière dont il renifle maintenant bruyamment
mes jambes en me tournicotant autour. Je reste bêtement
plantée au milieu de l’entrée. S’il pouvait sauter plus haut,
à n’en pas douter, il fourrerait sa truffe lubrique entre mes
cuisses. Je regrette d’avoir choisi une jupe. Un peu trop
courte d’ailleurs. Son maître l’écarte doucement du pied
— le chien concupiscent, pas ma jupe — puis m'enlace
tendrement. Je m’abandonne un instant aux notes de
gingembre de son parfum avant d’indiquer d’une simple
contracture du dos la fin provisoire de l’étreinte.
Depuis notre rencontre, nous communiquons ainsi, par
simples signes, gestes et attitudes. Je sais avoir
particulièrement affiné cette aptitude grâce aux auditions
de police. Le regard de mes convoqués est un livre ouvert.
Lorsqu’ils jurent avec emphase : « Madame, je vous dis la
vérité… » mais que leur yeux s’esquivent — vers la
gauche souvent — tandis qu’ils esquissent un hochement
de tête, alors je m’engouffre : « Monsieur, je veux bien
vous croire, mais pourquoi bougez-vous la tête ? Elle dit
non alors que vous venez de m’assurer le contraire ? »

274

Après un silence dont je connais l’effet, j’obtiens leurs


aveux. C’est imparable. Peu de gens prêtent attention au
langage du corps. Pourtant, il représente l’essentiel de ce
que nous, humains occidentaux, exprimons. Nous avons
délaissé cette faculté naturelle. Le langage a perdu son
essence. Il s’est trop raffiné — comme on le dit du sucre,
ce poison. L’harmonie est pourtant un plaisir rare. Celle du
cavalier et sa monture. Celle des danseurs de tango… Une
légère pression de la main, un geste esquissé, un regard.
Nous voilà en phase. En résonance. En symbiose. Bien au
delà de ce que permet le langage — pour ne pas dire le
verbiage habituel.
Je suis assise tout près de lui sur le canapé rouge. Mon
rêve érotique de cette nuit — inavouable — s’immisce
entre nos deux corps tendus tandis que Voltaire, tel un
possédé, tourne et saute autour de nous. Je ne peux
m’épargner un fard à l’évocation de la scène. Il s’en
aperçoit. Oui, j’ai passionnément aimé le chevaucher dans
mon onirisme onaniste. Lui et moi virevoltions tels deux
danseurs, chacun devenant le guide de l’autre. Tour à tour
monture et cavalier, nous nous sommes débauchés, à cru,
sans éperons ni brides. Comme après un galop
étourdissant, je me suis réveillée, en nage. L’espace d’un
rêve j’étais jument, écumant sueur et salive… 


275

Nos rendez-vous s’enchaînent selon la chronologie


séquentielle d’une check-list de Tendre73. Après le petit-
déjeuner et le déjeuner, il s’agit maintenant de dîner. Cette
fois non plus, je n’ai pas marqué le moindre temps
d’hésitation pour répondre à l’invitation. Comme je l’avais
prévu, Voltaire est le premier à m’accueillir. J’aurais aimé
mettre une jolie robe courte mais, en prévision de la
lubricité chronique de ce chien, j’ai opté pour un jean taille
basse complété d’un haut en soie de Chine très fluide. Et
pas de soutien-gorge. Cette partie de mon anatomie n’étant
pas la plus spectaculaire, je sais que des tétons pointés sous
un tissu léger — le frottement glaçant de la soie stimule
immanquablement les mamelons — compensent
amplement l’effet hypnotique pour les hommes d’une
poitrine généreuse. Et avec le jean, il peut voir mes
hanches. Autant de signaux explicites. Bien entendu,
chacun a envisagé l’issue annoncée de la soirée, alors j’ai
choisi, parmi mes plus beaux dessous, une jolie petite
culotte toute de dentelles enguirlandée. J’espère qu’il s’est
procuré une boîte de préservatifs et du lubrifiant.

276

Intimidés par l’intimité promise, nous entamons notre


parade. J’accepte une coupe de champagne et nous nous
retrouvons à nouveau sur le canapé rouge de la
bibliothèque. Il feuillette un exemplaire du " Petit Prince "
dont il entreprend de me lire quelques pages choisies.
Voltaire allongé entre ses jambes tend ses oreilles pointues
de renard du désert. Sous son regard complice, nous nous
rapprochons :
— « Qu’est-ce que signifie apprivoiser ? C’est une
chose trop oubliée. Ça signifie créer des liens… ».
Il poursuit, parodiant avec une malicieuse frivolité le
dialogue universel :
— « Ma vie est monotone. Je chasse des poules, leurs
maris me chassent… ». Puis il se tait. L’instant reste en
suspens.
Je ne suis pas une poule de plus dans le poulailler de ce
grand coureur du monde qui l’est peut-être aussi des
coeurs. On verra bien ! Je me surprends alors à lui
murmurer à l’oreille :
— « S’il te plaît… apprivoise-moi ! »
Sur l’instant je me sens un peu idiote, une vraie potiche.
Pourtant je savoure sans retenue ce moment digne d’une
scène de telenovela brésilienne. Légère comme un
papillon, sa main virile se pose sur ma cuisse. Puis, sans
transition, comme piqué par les crocs venimeux d’un
serpent, il se précipite vers la cuisine.

277

— Un cari coco-poulette, ça te va ?
Je répond, encore sous l’effet de la surprise :
— Oui, oui… J’adore !
Mes lèvres humides se tordent avec gourmandise, tant
pour l’eau de sa bouche que pour la crème du coco épicé.
Un peu décontenancée, je le rejoins. Il me dévisage avec
douceur avant de se lancer dans un monologue exalté :
— Tous les humains, tous les peuples du monde
transforment la nourriture. La cuisine est la meilleure porte
d’accès à une culture, tu ne trouves pas ?
— Oui, oui… Sûrement !
J’ai à peine le temps d’esquisser un hochement de tête
qu’avant de poursuivre, enjoué, il a déjà posé un baiser
surprise sur mes lèvres entrouvertes :
— La cuisine est essentielle. Le lieu, je veux dire. On y
parle, on s’y réunit et souvent les confidences éclosent
dans la moiteur des fourneaux.
Sur le ton de la confession, il me confie qu’absolument
tous les événements marquants de sa vie ont eu leur origine
— ou trouvé leur dénouement — dans une cuisine :
— Quoi qu’on fasse, c’est ici, au milieu des gamelles et
des victuailles… assène t-il doctement avant de
s’interrompre pour fourrer d’un geste rapide une cuillère
de cari coco dans sa bouche et, tout en m’adressant un
large et beau sourire, lécher avec sensualité l’ustensile.
Toujours aussi vivement, il s’en prend ensuite aux

278

architectes, coupables à ses yeux, d’avoir commis


l’irréparable en ouvrant les cuisines sur les très mal
nommés « espaces de vie ». Et de conclure, en me faisant
goûter de la pointe de sa cuillère luisante la sauce de son
cari coco :
— Désormais ouvertes, les cuisines ont perdu leur
principal attrait. La confidence.


279

Soudain-coup74 l'envie furieuse de lui faire l’amour


inonde ma culotte. Nous nous déshabillons l’un l’autre.
Doucement d’abord. Puis avec l’impatiente frénésie propre
à la manière dont on lacère les papiers cadeaux. J’arrache
son caleçon qui disparaît à l’autre bout de la pièce ; lui,
jette ma petite culotte toute de dentelles enguirlandée. Elle
atterrit sous le lit. Voltaire la renifle avidement.
Et là…

280

INTERMISSION

Et là… L’éclipse !
Emilie me caresse, m’embrasse, me masse, me suce…
Rien ! Rien n’y fait. Je ne bande pas ! Pris d’un début de
panique, je me stimule. Mon crâne raisonne de mille
acouphènes. Incrédule, je crois même entendre une
alarme :
« STALL ! STALL ! STALL ! »
Mon estomac se noue. Je tremble tout entier. La voix
d’Emilie, chaleureuse, s’intercale entre les alarmes
sinistres et mon incompréhension :
— Ça n’est pas très grave tu sais. Ce n’est vraiment pas
important. Ça arrive parfois… Surtout quand on a vécu un
trauma…
La crécelle de l’alarme retentit encore :
« STALL ! STALL ! STALL ! »
Je m’emporte :
— Putain, j’ai plus le contrôle, là…
Je ne peux que constater, angoissé, mon impuissance.
Emilie, consolante, prend ma main, me caresse la joue et
les cheveux, pose ma tête sur sa poitrine. Mais la panique

281

allume à nouveau mon regard. Mon sexe pend


lamentablement ; mou entre les doigts doux d’Emilie qui
caresse ce qui ressemble à un petit animal baveux et
craintif enroulé sur lui-même. Alors je me mets à parler à
mon engin, le supplie :
— Remonte… Remonte… Remonte… Remonte…
Rien n’y fait.
Mon impuissance est-elle un effet secondaire de la
potion hallucinogène dont j’ai abusé chez les Indiens ? Je
passe le reste de la nuit blotti dans les bras d’Emilie. Son
visage de Madone éclaire les draps d’une aura magnifique.

282

10

Voilà ; je suis dans l’ascenseur, égrenant à rebours les


sept étages du trajet vertical. Dans ma main, l’exemplaire
de Lo Pti Prins en créole réunionnais. C’est son deuxième
cadeau, après le bracelet indien. Il m’a avoué, mi-amusé,
mi-gêné — mais manifestement assez fier de sa
trouvaille —, avoir obtenu du livre qu’il s’ouvre à la page
de la rencontre avec le renard. Après plusieurs essais et un
peu de persévérance, il s’était appliqué à casser la reliure à
l’endroit adéquat.
La couture intérieure de mon jean taille basse irrite mes
parties intimes. En m’habillant ce matin, je n’ai pas
retrouvé ma petite culotte de dentelles enguirlandée. C’est
ma préférée. J’appellerai tout à l’heure pour qu’il me la
rapporte au commissariat cet après-midi. Discrètement.
Mis à part cette histoire de culotte, je suis quelque peu
circonspecte. Cette nuit je l’ai rassuré ; encouragé. Je lui ai
dit :
— Ce n’est vraiment pas important. Ça arrive parfois…
Ça n'est pas grave.
Avec sincérité et bienveillance. Je sais à quel point il me

283

désire. Et je n’ai aucun doute sur ma capacité à enclencher


l’appétit des hommes. On me sollicite souvent ; un peu
trop en général. Mais, grisée par ce qu’il me fait envisager
— aimer à nouveau — j’en arrive, peut-être par un
sophisme de complaisance, à la conclusion que sa panne
sexuelle est de plutôt bon augure. Comme si, pour lui,
quelque chose d’autre que le simple désir, au-delà de la
simple concupiscence, s’était joué dans mes bras. Un enjeu
tel qu’il n’a pas pu gérer l’afflux émotionnel au point
d’inhiber son désir. Autrement dit, cette fois, je ne suis pas
tombée sur un salopard ordinaire. Son impuissance — que
tout de même j’espère passagère — est à mon sens un
excellent présage. Les hommes se sont toujours évertués à
me dompter ; lui tente de m’apprivoiser. Il est mon Pti
Prins.
Sur ces pensées positives, je sors de l’ascenseur et quitte
l’immeuble en adressant un sourire de contentement à tous
les passants ébahis que je croise. En retour, ils ne cachent
pas leur étonnement. Ma démarche, adaptée pour préserver
mes chairs intimes et juguler mon désir en suspens, est
certainement des plus cocasses.

284

INTERMISSION

Au petit matin, la voix synthétique du système d’alerte


de proximité du sol de l’Airbus égrène dans ma tête un
laconique :
« SINK RATE, SINK RATE »75
Puis il ordonne une illusoire remise de gaz :
« PULL UP, PULL UP »76
Je comprends finalement que la sonnerie d’un appel au
téléphone s’est immiscée dans mon rêve. C’est Emilie. Elle
est partie tôt rejoindre l’équipe du matin au commissariat,
me remercie encore pour le cadeau — en quittant
l’appartement elle serrait contre elle l’exemplaire du Petit
Prince en créole réunionnais — et me demande de lui
rapporter discrètement la petite culotte toute de dentelles
enguirlandée qu’elle a égarée hier soir.

*
* *

On sonne à l’interphone. La voix de Bethsabée grésille


dans le combiné. Elle rentre de vol ; Shanghai je crois.

285

J’avais complètement oublié notre rendez-vous pris de


longue date pour passer la journée à paresser au lit,
espérant même qu’il pleuve. D’ailleurs, il pleut ! Je me
précipite sur le palier pour appeler l’ascenseur. Un double
aller-retour de la cabine, vers le septième étage puis au rez-
de-chaussée avant de revenir au septième avec Bethsabée,
me laissera le temps de retrouver mes esprits et de mettre
un peu d’ordre dans la maison. Le subterfuge est éculé
mais efficace. En pénétrant dans l’appartement, elle
s’arrête net avant de faire le tour des pièces en reniflant
l’air à la manière d’un animal de chasse. Après un
haussement d’épaules, elle se jette dans mes bras avec
enthousiasme.
Je ne l’ai pas revue depuis notre retour du Brésil. Elle
m’embrasse, m’enlace, me déshabille, avant même d’avoir
pu rejoindre le lit encore défait. Nous nous retrouvons nus
au beau milieu de la cuisine. Je pense à la nuit dernière.
Bethsabée sent mon trouble ; elle redouble de lubricité. Le
durcissement immédiat de mon sexe et la fougue de notre
étreinte balayent instantanément mes doutes. Une demie-
heure plus tard, je suis en sueur, essoufflé par la fornication
forcenée. Mais soulagé. Soulagé tout autant qu’anéanti. Ma
trahison est double. J’en suis là de mes turpitudes lorsque
j’aperçois Voltaire trottinant nonchalamment, la petite
culotte toute de dentelles enguirlandée d’Emilie dans la
gueule. Impossible dès lors de repousser lâchement

286

l’échéance. Bethsabée me devance. Elle s’enfuit sans


prêter attention aux éclaboussures confuses de mes inutiles
et méprisables justifications.
Je regarde hagard clignoter le voyant de l'ascenseur. Les
ruptures me sont insupportables. Une année s’est écoulée
depuis le crash. Je me dis que Bethsabée m’a permis de
traverser l’océan séparant les rives de deux femmes-
continents : Thalie et Emilie. Bethsabée m’a sauvé.
Bethsabée m’a porté. Lorsqu’il n’y avait qu’une série de
pas sur le sable, c’était elle ; elle a été mon passeur.
J’accoste aujourd’hui sur l’autre rive. L’autre rive de ma
vie amoureuse.
Emilie m’y accueille. A travers son regard, je suis
Louis-Antoine de Bougainville, cueilli à la descente de La
Boudeuse par la douceur savoureuse d’une femme des îles.
Emilie est très jolie. A dire vrai, jolie n’est absolument pas
le mot. Emilie est d’une beauté animale. D’une beauté
végétale aussi. Organique et sauvage. Beauté sensuelle,
brutale et violente. Douce parfois, cependant. J’aspire à ce
qu’elle devienne l’orchidée illuminant la luxuriante
sombreur de la sylve. Dans mon lit, lorsqu’elle s’enroulera,
lorsque sa jambe glissera jusqu’à ma cheville, que ses bras
entoureront mon cou et mon torse, qu’elle enveloppera ma
tête de ses mains et que ses doigts agripperont mes
cheveux devenus racines aériennes, Emilie se transformera
en liane de dendrobium offrant la corolle de sa fleur. Au

287

contact de ma bouche, elle deviendra ce breuvage d’Asie


orientale, l’ambroisie, où se mêlent intimement les six
saveurs perceptibles par le goût humain. Mélange délicat et
troublant. Mes papilles exploreront le sucré de sa peau. Ma
langue lèchera le salé de ses yeux. L’amertume du cœur de
son oreille m’emplira de frissons et la combinaison
d’acidité, d’astringence et de piquant de sa cyprine
conclura en apothéose mon festin cannibale. Emilie est
toutes les femmes à la fois. Native de l’île de la Réunion
— la si bien nommée —, elle porte les traits ataviques de
la Chine rugueuse de Canton, la suavité bariolée de
Bombay, la chute de reins cafre d’Afrique de l’Est et même
quelques rousseurs, complément génétique apporté, paraît-
il, par le concours libidineux d’un capitaine au long cours
de La Royale. Les terres arides de mon mariage ont
tremblé avant d’être englouties sous un flot de lave
désormais figé. Thalie était une roche vitrifiée. Bethsabée
un gué. Emilie est la vie. Elle en porte la phénoménale
puissance.


288
CINQUIEME PARTIE

Epilogue du récit du plus extraordinaire des voyages,


raconté par Emilie Sucrez de Saint-Elme, épouse du
commandant Castor de Saint-Elme et future mère d’une
enfant née de l’air et de l’onde.

289

Quand la mer eut donné ses perles à ma bouche


Son insondable azur à mon regard charmant,
Elle m'a déposée, en laissant à ma couche
Sa fraîcheur éternelle et son balancement.

Sully PRUDHOMME
La Naissance de Vénus

290

Dans quelques jours mon-commandant-chéri reprend les


commandes de son Airbus. Il m’a proposé de
l’accompagner : vingt-deux heures de vol aller-retour et
seulement quarante-huit heures sur place à Rio. Sait-il à
quel point j'ai peur en avion ? Sans parler de cette
destination maudite. Pour parfaire le tout, j’apprends que le
chef de la tribu — dont décidément le nom reste pour moi
imprononçable — se trouvera à bord du vol de retour vers
Paris. Son allocution à la Global Conference d’Evian est
paraît-il très attendue. Chaque année, plus de cent
représentants de gouvernements, des responsables d’ONG
et de pouvoirs publics, mais aussi des intellectuels,
chercheurs, artistes, religieux et journalistes, venus de
soixante dix pays, se retrouvent sur les bords du lac
Léman. Ensemble, ils réfléchissent à un modèle de
développement respectueux de l’homme et de la nature.

Inquiète, j’interroge mon-commandant-chéri :


— Tu as vu la date du retour ?
Il m’avoue avoir sollicité le vol,

291

— Façon de conjurer les démons, précise t-il.


Je comprends que ce n’est en aucun cas un hasard si la
nuit anniversaire du crash, Biraci, le chaman et chef de
tribu, traversera l’océan avec nous. Mon commandant-
chéri tenait à faire passer d’une rive à l’autre de
l’Atlantique celui qui fut son nautonier sur les bords du
Rio Gregório. Celui qui deux ans plus tôt, tel Charon77,
l’avait conduit d’une rive à l’autre de sa vie en lambeau.
Ce vol, il l’a envisagé comme l’épilogue des violentes
turbulences traversées depuis le crash. Une juste et parfaite
résonance avec la parole — d’une déconcertante
évidence — de Biraci :
— Pour pouvoir vivre à nouveau, il faut d’abord mourir.


292

Le carton de sécurité placé dans la pochette du siège de-


vant moi porte l’inscription : Airbus A330-200. Depuis
cinq minutes, j'en tortille les coins. Heureusement, je suis
installée sur le confortable siège 1B de la classe avant et la
proximité immédiate de l’accès au cockpit me rassure.
Mon voisin, côté hublot, trie fébrilement des feuilles im-
primées. Parfaitement à l’aise dans son rôle d’accueil des
passagers haute contribution, pimpant dans son uniforme,
mon commandant-chéri, se tient à l’entrée de l’avion, sou-
rire de circonstance aux lèvres. Je lui lance quelques re-
gards inquiets. L’angoisse vrille mes viscères. Me voilà à
bord du même type d’appareil et sur la même route aé-
rienne que… celui qui… je n’ose évoquer le crash, de peur
d’invectiver le sort. Ce matin, je ne voulais plus venir, op-
posant entre deux regorgements vomitifs toutes sortes de
prétextes. Il m’a rassurée, cajolée. Me voici. Terrorisée.
Alors, je ne le quitte pas des yeux. Il sourit à ses passagers.
La plupart sont stressés par les temps de correspondance
trop courts. Certains déchargent leur tension sur les hô-
tesses. D’autres, à la simple vue du commandant re-

293

trouvent la sérénité. Ceux là, atteints d’aérophobie comme


moi, se rassurent du calme apparent affiché par le pilote.
Mais je ne peux m’empêcher d’imaginer le gouffre — onze
heures de vol — ouvert devant nous. Je pense aussi aux
près de trois cent personnes formant, par le seul hasard,
notre étrange caravane nomade. Nous allons survoler des
continents, des océans, des déserts de pierre, des forêts im-
pénétrables et des immensités d’eau. Nous allons être pro-
jetés à dix kilomètres d’altitude, là où la température exté-
rieure avoisine les moins soixante-cinq degrés Celsius. En-
semble, nous nous déplacerons à la vitesse de huit cent ki-
lomètres à l’heure… Un environnement hostile, c’est le
moins que l’on puisse dire ! Le tout dans un véhicule aussi
fragile qu’une bulle de savon.
Voilà ce que je voudrais crier dans les haut-parleurs de
bord, personne ne semblant réellement prendre conscience
de la dimension immensément ambitieuse et insensée de
notre entreprise. Sauf peut-être mon voisin de siège. Il
s’agite, cherche à attirer l’attention de l’équipage ; du
commandant en particulier qui fait mine de ne pas le voir.
Mais à la plissure relevée de sa lèvre, je sais qu’il a perçu
le manège. Le spectacle des petites vanités humaines — la
classe avant de l’avion est particulièrement propice à leur
prolifération — atténue temporairement mon anxiété.


294

« Le site de l’accident se situe à l’est de la dorsale médio-atlantique, dans


une région dont le relief est accidenté et dont les fonds présentent sur des
faibles distances de fortes variations de profondeur entre 700 m et 4300 m.
L’épave repose sur une plaine abyssale située à une profondeur de 3900
mètres. Cette plaine, entourée de reliefs, composée de sédiments de nature
argileuse, a une largeur d’environ 15 km et se situe à l’ouest de la trajectoire
prévue par le plan de vol. »

Extrait du rapport du Bureau d’Enquêtes et


d’Analyse pour la sécurité de l’Aviation Civile.

L’Airbus vole maintenant depuis plus de quatre heures.


Après avoir transmis ses consignes à son pilote suppléant,
mon commandant-chéri me rejoint en cabine passagers.
Mon voisin de siège profite de l’aubaine pour l’interpeller.
Il avait déjà tenté d’engager la conversation avec moi,
déclinant — avec emphase — sa qualité de Professeur
d’université. J’avais fait semblant de somnoler devant un
film. Tout en manipulant fébrilement ses feuilles, les
tordant et les cornant sans ménagement, il hausse la voix
pour couvrir le bruit ambiant de ventilation :
— Commandant, avez vous déjà entendu parler des

295

flatulences océaniques ?
Je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire tant le
terme est inattendu, incongru et très peu élégant.
— Non Monsieur, répond sèchement mon commandant-
chéri ; non, je n’en ai jamais entendu parler.
En a t-il d’ailleurs la moindre envie ? Encore un
passager phobique cherchant à évacuer sa peur, est-il
certainement en train de se dire. Le Professeur, satisfait de
son effet, entame sans délai son exposé, expliquant
doctement en prenant à peine le temps de respirer, qu’il
s’agit d’émissions sous-marines de gaz. Du méthane plus
précisément.
— Lors des émissions, la densité de l’eau se trouve
fortement diminuée, jusqu’à provoquer une perte de
flottabilité. Un navire, à l’occasion d’une éruption
flatulente, se retrouve ainsi dans de l'eau gazeuse. Il ne
flotte plus, précise t-il.
Je souris à nouveau ; intérieurement cette fois. Il
poursuit :
— D’ailleurs, de nombreux bâtiments dans le monde ont
sombré de la sorte, assène le Professeur, tapant même du
poing sur l’accoudoir de mon siège.
Surprise, je sursaute. Puis il ajoute sur le ton de la
confidence :
— Une fois relâchées dans l’atmosphère sous forme de
nuage de méthane, les flatulences océaniques présentent un

296

danger pour l’aviation.


Et de conclure en fixant droit dans les yeux mon
commandant-chéri :
— N’y aurait-il pas un lien entre les panaches de
méthane et un certain nombre d'accidents d'aviation
inexpliqués ?
Effrayée, je me recroqueville au fond de mon siège.
Mon voisin enchaîne, surexcité :
— La faible densité du méthane perturbe les mesures
des tubes Pitot. Ne pensez-vous pas, commandant, que les
pilotes et les ordinateurs de bord sont dès lors confrontés à
l’incohérence des paramètres de vol ? Sans parler de la
perte de portance des ailes causée par la faible densité du
gaz dans lequel l’appareil se déplace, s’emporte-t-il la
bouche écumante.
Je le dévisage incrédule. Fatiguée. Accablée même.
Mon commandant-chéri, je le vois, cherche une issue à la
conversation. Il a perçu mon exaspération.
— Que puis-je faire pour vous Professeur ? tente t-il
avec un sourire commercial.
Au lieu du résultat escompté, le Professeur se lance avec
fougue dans un inattendu plaidoyer :
— Commandant, vous devez impérieusement alerter
votre Compagnie. Vous, commandant, devez exiger la
recherche de méthane sur les morceaux récupérés de
l’avion qui a sombré. Et peut-être même dans les poumons

297

des cadavres, n’hésite-t-il pas à ajouter.


C’en est trop. Heureusement, mon commandant-chéri
lui aussi en a assez entendu et signifie la fin de l’entretien.
Mais le Professeur attrape la manche galonnée de sa veste
et lui projette littéralement ses ultimes arguments :
— Savez-vous, commandant, que l’endroit où s'est
écrasé le vol 447 se situe au-dessus d'une branche latérale
complexe de la dorsale médio-atlantique, sur la ligne de
séparation des plaques africaine et sud-américaine.
Autrement dit, une zone d'activité tectonique intense.
Mon commandant-chéri le salue plus fermement et,
saisissant ma main, me soustrait aux élucubrations
complotantes de cet inepte adepte de pétomanie océanique.
Cela n’empêche pas le Professeur d’ajouter :
— Savez-vous, commandant, que peu avant le crash, un
tremblement de terre d’une magnitude de six sur l’échelle
de Richter a secoué cette faille, très exactement dans cette
zone ?


298

Quarante-huit heures pendant lesquelles nous nous


sommes mués en touristes se sont écoulées depuis notre
arrivée en escale à Rio. Dans une heure le téléphone va
sonner. Il sera l’heure de retrouver l’équipage. En prévi-
sion du long vol de nuit vers Paris, mon commandant-chéri
s’est allongé pour une courte sieste. Comme à son habi-
tude, il s’est endormi en quelques minutes. Sans bruit, je
me glisse derrière le rideau. Copacabana s’étend langou-
reuse jusqu’au Pain de Sucre ; à l’autre extrémité de la baie
vitrée, la plage d’Ipanema accueille de sa courbe jaune les
vagues verdâtres de l’océan. Ce matin — comme l’avaient
fait deux ans plus tôt le commandant du vol 447 et sa com-
pagne —, nous avons survolé la ville et remonté les pentes
arrondies du Corcovado. Là, sous nos yeux ravis, le pilote
s’est amusé à projeter l’ombre de son hélicoptère sur le vi-
sage du Christ rédempteur. « Une ombre sur le regard de
Dieu », avait-il dit, comme il en avait sûrement l’habitude
à chaque passage. Sans doute le commandant du vol 447 et
sa compagne avaient-ils eux aussi innocemment souri en
entendant ces mots, pourtant prémonitoires.

299

*
* *

Je comprends maintenant pourquoi, depuis notre


arrivée, j’ai tant de mal à m’allonger sur le lit. Ce lit où
mon commandant-chéri est profondément endormi. Ce lit
de la chambre 612 du Sofitel Copacabana où tant de
couples ont mêlé leurs corps ; mais ce lit aussi, occupé
deux ans plus tôt par le commandant du vol 447 et sa
compagne. Peut-être même leur dernière alcôve ? A
l’évocation de cette morbide éventualité, une violente
nausée me précipite vers les toilettes où je m’accroupis de
justesse devant la cuvette. Libérée, recroquevillée sur le
canapé, je finis par m’assoupir.

Le téléphone a paraît-il sonné plusieurs fois. Je n’ai rien


entendu. Un garçon d’étage frappe à la porte. Je le rassure
par l’entrebâillement :
— Tout va bien. Merci ! tudo bem, tudo bem… Oui, le
commandant est réveillé, il est dans la salle de bains. Non,
nous n’avons pas entendu le réveil.
Il a l’air inquiet. Je le rassure à nouveau :
— Le téléphone ? Si, il a bien sonné oui, pas de
problème… Merci, merci encore.

300

Quand je me retourne, mon commandant-chéri se tient


debout, une serviette nouée autour de la taille, la peau
encore ruisselante de l’eau fraîche de la douche. Je me
retiens de lécher les éclats scintillants qui constellent son
torse. Mais lorsque la serviette tombe au sol, un fulgurant
désir inonde mon bas-ventre. Son corps nu m’excite
terriblement et j’éprouve une furieuse envie de narguer le
destin. Repoussant doucement mes avances, tout en riant,
il enfile son uniforme. Une bulle liquide fait ploc dans les
chairs molles de mon sexe et je me laisse lourdement
tomber sur le canapé. Il me caresse les cheveux comme on
console une enfant, pose un baiser sur mon front, ferme le
zip de son pantalon et celui de sa valise. C’est le signal du
départ.


301
5

Comme d’habitude, deux heures avant le décollage, il


étudie avec ses copilotes le dossier de vol dans la salle bla-
farde du bureau d’escale de la Compagnie. La même
chaise un peu bancale qui avait déjà irrité le commandant
du vol 447 deux ans plus tôt l’oblige à se tenir de travers.
Comme lui, à dix neuf heures vingt neuf — heure locale —
il lancera l’Airbus sur la piste ; après l’envol, il virera à
gauche vers les collines aux parois déchiquetées, en mon-
tée jusqu’à la première altitude de croisière. Puis il longera
les côtes brésiliennes vers le nord. Les lumières blanches
de Natal apparaîtront. Comme Marc, David et Pierre-Cé-
dric deux ans plus tôt, l’équipage technique empruntera la
voie aérienne UN873, croisera l’équateur au passage du
point INTOL, puis entamera la traversée de l’Atlantique
sud en survolant les points SALPU et ORARO avant de
contourner à l’aide du radar de bord les premières cellules
orageuses du front inter-tropical.


302

Depuis le décollage, il y a presque quatre heures, je


pleure en silence. Les turbulences n’ont quasiment pas ces-
sés. Heureusement il est l’heure du tour de repos de mon
commandant-chéri. Je me glisse discrètement avec lui dans
la couchette réservée à l’équipage.
Serrés sur l’étroit matelas, sans ménagement, les élé-
ments extérieurs nous bousculent. Nos corps soudés ac-
compagnent les soubresauts tandis qu’à chaque mouve-
ment de la carlingue, je l’étreint plus fort, jusqu’à lui faire
presque mal. Allongée, je perçois plus nettement les mou-
vements de l’avion. Je le sens se cabrer en pénétrant dans
l’orage. Un désir irrépressible, resté en suspens depuis
l’hôtel à Rio, me trempe à nouveau. L'odeur femelle de ma
peau se répand dans l’espace clos : gingembre et musc. Vé-
ritable épanchement d’effluences fauves ; hormonales. Il
serre ses mains autour de ma taille. Je m’agrippe à lui sans
précaution, me cogne même le front sur la couchette supé-
rieure. Notre étreinte devient un corps-à-corps. Pas une
lutte. Plutôt une danse ; un sabbat de sorcière. Les turbu-
lences s’intensifient encore. La lumière blême des

303

consignes « Attachez vos ceintures » rend le contour de


nos visages fantomatique. Le blanc de nos yeux, sem-
blables à ceux de félins nyctalopes, est éclatant ; nos pu-
pilles sont démesurées. Je m’accroche à sa chemise d’uni-
forme. L’étoffe cède dans un crissement de craie. Il est
torse nu maintenant ; dénudé par le souffle d'une explosion
silencieuse dont je suis la grenade. J’enfonce mes ongles
dans la chair de son dos, m’agrippe à son cou avec cette
détermination propre aux noyés proches du point de non
retour. Il envahit ma bouche de la sienne pour m’empêcher
de geindre. Je suffoque. J’aspire sa langue, je couvre son
visage de salive en émulsion. J’écume. Je me noie. Un
goût de sel me fait éructer. Je lâche prise, m’abandonne,
desserre l’étau qui nous lie. Je respire. Je suis vivante !
Une turbulence nous projette sans ménagement d’un
côté de la couchette ; puis de l’autre. Je sens le fuselage
longiforme de l’Airbus s’enfoncer ; instinctivement je me
cambre. La carlingue rebondit sur la masse d’air. J’ai glissé
hors de ses bras. Je m’agrippe à ses jambes. Nos muscles
luisent de sueur. Ma peau est tendue sous l’effet d’une
perspiration sensible incontrôlée. A dix mille mètres au
dessus de l’agitation liquide de l’Atlantique Sud, il devient
mon Poseidon, mon souffleur de tempêtes. Notre étreinte
est un déchaînement. Mes mains ouvertes enceignent son
crâne d’homme en rut dans leur corole de méduse. Elles
glissent, gluantes, vers sa bouche tandis qu’il me gobe,

304

m’avale, m’enserre de ses cuisses devenues anacondas. Je


suffoque, me débats, cogne mon nez contre son crâne. Je
saigne. Un mince filet, noir, brillant, visqueux, coule sur
ma lèvre. J’ai lâché prise, porté ma main au visage. Le
sang macule mes doigts. Le sang de Méduse, la Gorgone.
Des lames de rasoir lacrymales fusent de mes orbites ; mes
paupières s’écartent sous la pression des globes oculaires
révulsés. Je serre la mâchoire à m’en fendre les molaires ;
elles craquent de l’intérieur.
Une secousse plus violente nous bouscule. Sans crier
gare, je lui mords l’oreille. Il lâche un feulement. Puis,
parce que j’enfonce un peu plus profondément mes ongles
dans son dos, il ne peut retenir un cri rauque. Après avoir
échangé un regard fiévreux, nous scandons maintenant les
pulsations de notre mêlée par des râles. Les miens sont
suraigus. Ils s’intensifient jusqu’à l’expulsion d’une cla-
meur. Un vagissement ; d’une phénoménale puissance. Cri
cambrien arraché au ventre salé de la mer. Cri terrible,
venu du plus profond de mon être. Plainte primitive mon-
tée des abysses de mon cerveau reptilien. Une
déflagration ; le Cri d’Edouard Munch. En réponse, il émet
un grondement prépotent, annonciateur de la montée du
magma brûlant qui s’apprête à gicler de ses profondeurs
intimes. Mon visage se couvre de larmes incandescentes.
Une odeur entêtante de ras el-hanout78 envahit le poste de
repos. La carlingue de l’avion, martelée par la grêle,

305

semble piétinée par la chevauchée céleste d’un Pégase lan-


cé dans une course éperdue. Nous sommes peau contre
peau. Nus dans la crypte secrète d’un aéronef aux dimen-
sions de cathédrale. Avec exaltation, nos anatomies
s’ouvrent et s’éprouvent.
Je le sais. Je le sens. L’Airbus survole à cet instant pré-
cis le point ORARO : 2° 14′ 83″ nord, 30° 55′ 37″ ouest. Il
est 2 heures 14 minutes UTC, nous sommes le 1er juin
2011. Elles sont là. Là, juste en dessous. Je les vois, les
deux-cent-vingt-huit bougies de Notre-Dame et leurs
lueurs bleu d’orage ; Là, les deux-cent-vingt-huit « âmes à
bord79 » du vol 447. Elles s’élèvent en trombe, tour-
billonnent au dessus de l’eau noire, me traversent violem-
ment, me transpercent brutalement, me perforent et m’em-
plissent de leur chaleur radieuse au moment même où, par
jets grouillants de vie, mon commandant-chéri libère en
moi son aura seminalis fécondante.


306

Après l’inouï déchaînement orageux, nous sommes


maintenant d’une infinie douceur l’un pour l’autre. Apai-
sés, extasiés et souls d’une surdose d’ocytocine. Nous
sombrons, sans même séparer nos corps, dans une léthargie
habité de visions luminescentes et colorées.

Une sonnerie insistante brise notre état de grâce. A tra-


vers mes yeux humides, j’ai pris la lueur bleutée du voyant
de l’interphone de bord pour l’un des lumignons de Notre-
Dame. Mon commandant-chéri décroche. Une voix sourde
résonne sur les cloisons de la couchette, comme dans une
cavité. C’est le chef de cabine principal. Il semble inquiet :
— Tout va bien, commandant ?
— Oui, tout va bien… tout va bien ! répond mon com-
mandant-chéri encore essoufflé.
— Commandant, je voulais te dire que ton ami indien
était très agité tout à l’heure. Il s’est mis à chanter et faisait
des choses étranges avec sa bouche. Comme un roulement
de tambour grave et des souffles aigus dans ses mains. Et
avec les turbulences… C’était… C’était vraiment bizarre !

307

L’inquiétude rend volubile le chef de cabine principal


qui poursuit en baissant la voix :
— Il murmurait des sortes d’incantations aussi. De petits
grondements. Et là, j’ai vraiment cru entendre… venant de
ta couchette… comme un… comme une… une sorte de cri
étouffé… Enfin, tu me comprends commandant ? Je me
suis inquiété. J’ai pensé à une intervention illicite, on ne
sait jamais !
— Non, non, tout va bien ; tout va bien, ne t’inquiète
pas.
— Quand j’ai voulu t’appeler, l’Indien a retenu mon
bras. J’ai quand même cherché à m’assurer qu’il n’y avait
pas de problème. Question de sûreté… Je t’ai quand même
appelé. Mais comme tu as mis du temps à répondre, j’ai
insisté. Tu comprends ? Ça va ? Tout va bien ; tu es sûr ?
— Oui, oui… Vraiment. Ne t’inquiète pas.
— Tant mieux… Tant mieux… En fait, je n’ai pas très
bien compris ce qu’a voulu me dire ton ami, Monsieur Ya-
wanawá lorsque nous avons entendu tous ces bruits dans ta
couchette. Etrangement il avait l’air soulagé. Satisfait
même.
— Dis-lui de ma part que tout est terminé… Non, dis-lui
plutôt que tout commence en fait ! Je le remercierai tout à
l’heure.
— Ok commandant. Je ne suis pas certain de très bien
comprendre, mais je lui dis, oui, je lui dis tout de suite.

308

Les turbulences ont cessé. Nous nous enveloppons de


nos bras ; nos chairs fourbues se détendent et nos fluides
émulsionnés se combinent. Je suis emplie de joie. Emplie
de vie. Emplie de lui. Nous restons ainsi un long moment ;
immobiles, l’un contre l’autre, silencieux. Alors, dans un
murmure, un souffle à mon oreille, il me chuchote un
poème :

« L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,


L'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles
Et l’Homme saigné noir à ton flanc souverain. »

— C’est beau.
— C’est de Rimbaud. Un poème inachevé… Ça raconte
la naissance de Vénus.
Le grondement des moteurs de l’Airbus vient de
changer de fréquence. Au cockpit, les pilotes suppléants
ont dû décider de monter vers un niveau de vol supérieur.


309

Les spermatozoïdes, soixante-quatorze jours avant d’ac-


quérir leur maturité, sont produits à partir de cellules
souches dans la paroi des tubes séminifères situés dans les
testicules. Ils sont ensuite stockés dans l’épididyme.

Quatre-vingt-cinq jours avant l’ovulation, un follicule


débute son ultime développement. A maturité, l’ovaire se
rompt et libère un ovocyte. Des franges à l’extrémité de la
trompe le captent. Il est prêt à être fécondé grâce à l’afflux
d’hormones. Sa durée de vie n’est que d’une dizaine
d’heures.

Parmi les trois-cent millions de spermatozoïdes déposés


dans mon vagin, certains débutent leur odyssée vers le ca-
nal cervical de mon utérus… Alors s’engage le principe de
dualité propre à toute vie incarnée. Ils ne sont plus que
quelques centaines à remonter la trompe. En se fondant
dans la glaire ils acquièrent le pouvoir de fécondation.
Les voici maintenant irrésistiblement attirés vers le cu-
mulus — étonnant ce nom de nuage donné à l’ovocyte en-

310

touré d'un amas cellulaire. Les stimulations hormonales


sont intenses. Le futur vainqueur se colle, telle une ven-
touse, à la deuxième barrière cellulaire et libère les en-
zymes qui lui permettront de franchir la zone pellucide.

Voici le lauréat de la course aux étoiles. Premier sper-


matozoïde à fusionner avec la membrane cellulaire de
l’ovocyte. Au centre de l’œuf les chromosomes s’appa-
rient. La fécondation est terminée. Trente heures plus tard,
la première cellule se divise. Bientôt elles sont quatre. Huit
à la soixantième heure ; puis seize…

Lorsqu’il a la taille et l’aspect d’une petite mûre, l’amas


de cellules emprunte le chemin inverse. Un voyage de trois
jours pour quelques centimètres. La muqueuse où il atterrit
est prête à le recevoir et le nourrir.

Débute alors la sécrétion de gonadotrophine chorionique


(HCG), l’hormone détectée par les tests de grossesse uri-
naires vendus ans toutes les bonnes en pharmacie.


311

EPILOGUE

— Tu sais, Castor, j’ai huit jours de retard.


Il met quelques secondes à comprendre, compte sur ses
doigts ; une lumière traverse son regard. De la joie.
— Mais oui, c’est ça, c’est bien ça ! Nous sommes
rentrés de Rio il y a un peu plus d’un mois… Avant
d’ajouter : tu es sûre ?
Voilà la question imbécile que tout homme semble
enclin à poser en ces circonstances, oubliant qu’attentives
aux flux et reflux hormonaux qui traversent leurs corps, les
femmes savent !
Sans attendre une quelconque réponse à sa question
stupide, il attrape sa veste au vol et sort en coup de vent.

*
* *

A son retour, il tient dans ses bras un chat tigré aux


longues oreilles étroites — un promeneur solitaire —, ce
qui ne l’empêche pas d’extirper théâtralement — mais
surtout maladroitement — de sa poche de parka un test de
grossesse digital.

312

— C’est le plus sophistiqué de tous ceux dont on m’a


fait l’article à la pharmacie… le plus cher aussi, précise t-il
fièrement.
Je le gratifie d’un indulgent sourire tout en désignant le
margay :
— Et lui, c’est qui ?
Faisant mine de le découvrir, il répond nonchalant :
— Ah, lui ; il a voulu me suivre ! Il attendait à la sortie
de la pharmacie. Il m’a suivi jusque devant la porte de
l’immeuble. Et tu sais quoi ? Je lui ai trouvé un nom.
A la vue du félin, Voltaire terrifié se réfugie sous un
meuble.

*
* *

Le chat baptisé Rousseau — pouvait-il en être


autrement ? — a finalement choisi de s’installer sur mes
genoux. Il renifle l’air autour du petit instrument que je j'ai
plongé dans mon urine du matin. Castor et moi scrutons
l’écran miniature avec une tension particulière. Après un
instant d’hésitation, comme lorsque la boule au casino
sautille d’une case rouge à une encoche noire,
« ENCEINTE » s’affiche en toutes lettres. Nos regards se
croisent et, comme nous nous embrassons avec un peu trop
de fougue, le chat, surpris, bondit en bousculant

313

l’instrument qui m’échappe des mains. Voltaire en profite


pour pourchasser Rousseau en aboyant à travers
l’appartement avec la pugnacité retrouvée de celui qui sent
la situation tourner à son avantage. « Clac », fait le test sur
le lino80. D’un geste lent, je ramasse les morceaux. Nos
regards se croisent à nouveau.
— Ça va ?
— Oui, oui…
— On ne dirait pas à te voir ?
Il hésite, avant de répondre d’une voix enrouée :
— Tu vois, ce test. Même brisé, cassé, abimé comme
j’ai pu l’être moi aussi, il annonce un futur, une vie en
devenir.
Je me contente de sourire avec tendresse et me dirige
vers le petit container jaune de la cuisine, celui du
recyclage, où je dépose les morceaux brisés. Rousseau,
toujours poursuivi par un Voltaire en fureur, bute sur mes
pieds, lâche un miaulement strident et bondit de côté.
Museau contre truffe, les deux se figent à l’image de leurs
illustres homonymes dans la crypte du Panthéon. Ils se
défient tandis que je les invective :
— Harrrrrg, ces deux là… C’est votre faute tout ça !

Le futur père de notre enfant esquisse un rictus gêné,


tente de réfréner une envie de rire retrouvée, avant de
s’écrier goguenard :

314

— Ce n’est pas un chat, c’est RRROUUUSSSSEAU ;


ce n’est pas un chien, c’est VÔÔÔLTAIRRRRRRE !
Et Rousseau de miauler de plus belle tandis que Voltaire
continue d’aboyer comme un forcené lorsque nous nous
mettons à danser tels des possédés en chantant à tue tête :

« Je suis tombé par terre,


C'est la faute à Voltaire !
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à Rousseau ! »*

___________________
* Note de l’auteur : il est conseillé de conclure la lecture de ce roman par une
l’écoute de la chanson La faute à Voltaire issue de la comédie musicale Les
Misérables, adaptée du roman de Victor Hugo par Claude-Michel Schönberg
(musique) et Alain Boublil.


315

POSTFACE

Pour Voltaire (le philosophe, pas le chien), la connais-


sance et le savoir — on dit aujourd’hui « la culture » —,
sont seuls capables de transformer favorablement
l’homme. Ainsi, sommes-nous naturellement des brutes
fanatiques et violentes qu’un polissage de tous les instants
permet de rendre plus civilisés et vertueux.

Pour Rousseau, à l’inverse, c’est en s’éloignant de la


nature présente en nous et par l’endormissement de notre
puissance vitale que nous nous écartons de la vertu. La dé-
naturation pervertit l’homme, assénait-il. Retourner à
l’ordre authentique, c’est se conformer aux lois imma-
nentes de la vie.

Est-il possible de réconcilier Voltaire et Rousseau (les


philosophes) ? Voilà une question qui, pour moi, reste
entière à l’heure où j’achève l’écriture de ce récit. Dans la
crypte du Panthéon, François-Marie Arouet, dit Voltaire, et
Jean-Jacques Rousseau, dit le promeneur solitaire, se font
face depuis plus de deux cent ans. Chacun campé sur les
rives opposées d’une même raison éclairée. N’ai-je pas

316

tenté — de manière sans doute présomptueuse —, sous


prétexte d’un récit intime, de joindre les deux rives de la
pensée des Lumières ? N’est-ce pas en associant la
connaissance, le savoir et la culture, tout en étant à l’écoute
de notre « nature innée » que nous pouvons prétendre à
l’humanité véritable ? Car, me semble-t-il, de l’union des
opposés naît souvent la sagesse. « Bienvenue sur l’autre
rive, bienvenue sur la nouvelle Pangée », semblent dire à
l’unisson les deux philosophes et le chef de tribu Biraci
Yawanawá.

Ceux qui parviendraient à traverser l’océan des orgueils


humains contribueraient à réunir en un unique continent les
deux rivages de la pensée de Voltaire et de Rousseau. Un
continent utopique peuplé d’êtres sages, humbles et à
l’écoute de leur nature universelle.

1er juin,
anniversaire du crash du vol 447.i

317

318
HOMMAGE

J’ai voulu à travers ce récit, bien qu’intime et parfois


impudique — humain en somme —, rendre un hommage
personnel aux douze membres de l’équipage du vol 447 et
aux deux-cent-seize passagers disparus dans l’accident.
Je m'incline avec le plus profond respect devant leur
mémoire.

319

REMERCIEMENTS

Françoise Muhr et Gérard Sueur (pour m’avoir ouvert les yeux


vivant) / Gérard Bruneau (mon « Doc ») / Biraci Nixiwaka
Yawanawá, chef de la tribu Yawanawá et Putany Yawanawá, première
femme Pajé / Marcello Valladão (Jésus) et Fatima De Camargo
Valladão (Acérola) / Anne Yannic Bordas (l’écriture de cette histoire a
été possible grâce à ton accompagnement, toute ton affection, ta
patience… et parfois tes colères) / Isabelle Mouries (depuis le lycée et
pour toujours même si ce récit et mon attitude ont pu être blessants) /
Yann Brindejont (pour ton inconditionnelle amitié depuis tant
d’années) / Le bagagiste indélicat, voleur de mon ordinateur dans ma
valise d’équipage pour m’avoir involontairement forcé à reprendre
entièrement le manuscrit de CRASH et finalement permis d’aboutir /
Véronique Bruneau avec qui j’ai partagé dix ans de vie et qui m’a
initié / Nanda Da Silva Brito qui m’a tenu la main / Emilie Salez et
Jade (notre fille) / Laurence Douennelle / et ceux qui m’ont
encouragés ou mis en garde dont : Claude Bergé Lefranc pour la
découverte du « bleu d’orage » / Guy Zacklad dont la justesse
d’analyse m’a toujours impressionné et inspiré / Gilbert Rovetto dont
la confiance et le soutien inconditionnel m’ont longtemps porté /
Philippe Lacroute, Myriam Houcke, Florence Gandil et toutes les
personnes que je n’ai pas nommées ici, par oubli souvent, par pudeur
parfois.

Sans oublier bien entendu Voltaire et Rousseau (le chien et le chat,


mais aussi Jean-Jacques et François-Marie) que je n’aurai de cesse de
chercher à réconcilier. C’est là mon utopie.


320

NOTES DE L’AUTEUR

1 - Une partie de ce récit se réfère directement au rapport final du BEA


(Bureau d’Enquêtes et d’Analyses) mais également au texte — jamais rendu
public — d’un pilote de ligne resté anonyme. Après la publication d’un
rapport de contre-expertise réalisé à la demande d’Airbus, ce pilote a fait
parvenir à quelques-uns de ses collègues un texte intitulé : Rapport, celui
d’un pilote. Dans son introduction, il indique explicitement l’objet de son
travail : « Je vais juste montrer ce que les journalistes et experts n’ont pas dit
alors que c’est écrit noir sur blanc dans le rapport final du BEA ». Je me suis
largement référé à ce texte dont j’étais l’un des destinataires.

2 - Thalie, le nom choisi pour l’épouse du commandant de Saint-Elme,


est l’héroïne de ce que l’on peut considérer comme la première version de La
Belle au bois dormant, retranscrite par Giambattista Basile, poète italien du
XVIIe siècle et publiée en 1634 sous le titre Soleil, Lune et Thalie. Soleil et
Lune sont les noms donnés aux enfants de Thalie en raison du caractère soit-
disant mystérieux de leur naissance. Dans cette version originale, Thalie a en
effet été abusée dans son sommeil, non par le « Prince charmant » (créé plus
tard) mais par un roi ayant par hasard découvert le château ou elle était
endormie. C’est ce que relate le texte ancien : « Ivre de désir, celui-ci la
porte jusqu’à sa couche et, après avoir récolté les fruits de l’amour, la laisse
allongée là ». Autrement dit : l’histoire de la La Belle au bois dormant n’est
rien de moins qu’un viol. L’épouse du commandant de Saint-Elme a elle
aussi été abusée enfant. Cet événement contribue sans doute à sa relation
complexe avec son mari.

3 - Reine, le nom donné à l’une des chiennes rencontré par Voltaire au


cours de ses promenades, fait référence à Reine Philiberte Rouph de
Varicourt (1757-1822), seconde fille adoptive de Voltaire. Cette jeune fille
noble et pauvre a été tirée du couvent par Voltaire et mariée au marquis de
Villette le 19 novembre 1777 (à minuit) en l'église de Ferney.

321

4 - Adaptation libre du chapitre XVII du conte d’Antoine de Saint-


Exupéry qui relate la rencontre du serpent avec le Petit Prince.

5 - Il est ici fait librement référence au récit biblique dans lequel


Bethsabée est l’épouse délaissée de Urie le Hittite, un officier occupé sur le
champ de bataille. Il est dit que la jeune femme aperçue prenant son bain par
David, roi du peuple juif, devient sa maîtresse et en tombe enceinte. Selon la
loi en cours, elle risque la lapidation pour adultère. Le roi David fait alors
revenir Urie le Hittite pour qu’il partage la couche de sa femme. Mais ce
dernier refuse d’entrer chez lui. David le fait envoyer en première ligne afin
qu’il périsse au combat, ce qui arrive et provoque la colère de Dieu, d’autant
que David a répudié sa femme pour épouser Bethsabée. La famille royale est
dès lors décimée par les luttes internes tandis que sécheresse et famine
s’abattent sur le pays. David implore le pardon de Dieu mais l’enfant,
malade, décède lui aussi. Un nouvel enfant, Salomon, naît de l’union de
David et Bethsabée. Reconnu par David à la fin de sa vie comme son héritier
légitime, Salomon monte sur le trône d’Israël.

6 - Gabrielle, le nom donné à la jolie bichon frisée couleur mandarine,


entreprise par le chien Voltaire, fait librement référence à Amable-Gabrielle
de Noailles, duchesse de Villars (1706 - 1771), dame au service de Marie-
Antoinette d’Autriche sur la fin de sa vie. Voltaire s’en éprend dans sa
jeunesse, sans que la réciproque soit vraie. Il se dira plus tard « guéri de
l’amour à son égard » et cultivera avec elle une amitié durable.

7 - L’expression « Pot-au-noir », inventée par les marins, était synonyme


de piège au XVIIIe siècle et évoquait plus particulièrement le fait d'y être
englué. Pour les pilotes de l’Aéropostale (Mermoz, Guillaumet ou Saint-
Exupéry), auteurs des premiers vols transatlantiques entre l’Afrique et le
Brésil, l’expression « Pot-au-noir » évoquait l'aspect sombre des orages
associés à la zone de convergence intertropicale (aussi appelée équateur
météorologique). Bien que devenue désuète, l’expression reste utilisée par
les pilotes de ligne qui pratiquent les routes aériennes de l’Atlantique sud.

8 - Le 22 novembre 1963 à Dallas, John Fitzgerald Kennedy est assassiné


de deux balles dans la tête sous les yeux de son épouse. Le tailleur rose
Chanel qu’elle porte est couvert de sang. Dans l’avion présidentiel, Air Force
One, à bord duquel le vice-président Lyndon Johnson prête serment pendant

322

le trajet vers Washington, elle refuse de se changer : « Non, je vais continuer


à porter ce vêtement. Je veux leur montrer ce qu'ils ont fait », aurait-elle dit à
ses assistantes. Le tailleur rose Chanel devient alors emblématique. Jackie
Kennedy qui est une icône de la mode, est cliente de la maison Chanel
depuis 1955. Le tailleur qu’elle portait ce jours-là est un modèle de la
collection automne / hiver 1961, mais il a été confectionné a New York et
acheté Chez Ninon une boutique de luxe de Park Avenue autorisée par la
maison Chanel à réaliser ses modèles exclusivement avec le jersey venu de
France. A l’époque en effet, il était impératif que la Première Dame porte des
vêtements fabriqués en Amérique. Le tailleur — non nettoyé — est depuis
novembre 1963 conservé aux Archives nationales américaines. Je fais ici
référence à un entretien publié par Vanity Fair au cours duquel Carla Bruni-
Sarkozy s’était exprimée à propos de ses inspirations : « J'aurais tendance à
m'imaginer davantage en Jackie Kennedy qu’en, par exemple, Madame de
Gaulle. »

9 - La cravate noire fait partie intégrante de l’uniforme des pilotes de la


Compagnie. Il est dit que cette spécificité a vocation à rappeler le deuil de
Jean Mermoz, inspecteur général de la Compagnie, disparu le 7 décembre
1936 dans l’Atlantique sud à bord du Latécoère 300 baptisé La Croix du Sud.
Pour les militaires, nombreux aujourd’hui encore à intégrer la Compagnie
après leur période comme pilote sous les drapeaux, la cravate noire est plutôt
un hommage à Georges Guynemer, le pilote de guerre français le plus
renommé de la Première Guerre mondiale. Bien qu'il ne soit pas l'As des As,
il totalise 53 victoires homologuées et plus d’une trentaine de victoires
probables.

10 - « Bleu d’orage » ; sublime oxymore opposant l’idée que l’on se fait


d’un ciel bleu de beau temps comparé à la noirceur qu’inspire le ciel
d’orage. Il est tiré d’un poème de René Char (Lettera Amorosa - 1953) :
« L'exercice de la vie, quelques combats au dénouement sans solution mais
aux motifs valides, m'ont appris à regarder la personne humaine sous l'angle
du ciel dont le bleu d'orage lui est le plus favorable. ».

11 - Charles Michel du Plessis-Villette (1736-1793), marquis de Villette,


officier de cavalerie, est le nom donné ici à l’amant de Thalie en référence au
marquis de Villette, lui même marié à Reine Philiberte Rouph de Varicourt
(1757-1822), seconde fille adoptive de Voltaire. C’est dans leur hôtel

323

particulier situé à l’angle de la rue du Bac et de ce qui deviendra, à


l’initiative de Villette, le quai Voltaire à Paris que Voltaire meurt en 1778.
Charles Villette conserve alors son cœur dans une urne portant l’inscription :
« Son esprit est partout et son cœur est ici ».

12 - Le Cri (il existe 5 versions de ce tableau réalisées par Edvard


Munch), est considéré comme la deuxième œuvre picturale la plus
reconnaissable après La Joconde. Le personnage central du tableau,
contrairement à une idée largement répandue selon laquelle il en est l’auteur,
est en réalité effrayé par un cri qu’il perçoit et protège ses oreilles. En
témoigne un texte extrait du journal de notes personnelles de Munch : « J'ai
senti monter un grand cri et j'ai entendu ce grand cri. »

13 - Le terme « rotation » est utilisé par les équipages pour désigner la


combinaison d’un vol aller vers une destination, l’escale en elle-même et le
vol retour. On utilise également la terminologie : « faire un courrier », en
référence aux premières lignes aériennes commerciales qui étaient dédiées
au transport postal avec la quasi-sacralisation du courrier transporté.

14 - « L’amour triomphe de tout ». Virgile.

15 - Extrait du poème L'âme antique était rude et vaine.


Recueil : Sagesse (1881) - Paul Verlaine.

16 - Le chef de la tribu des Yawanawá, Biraci Nixiwaka Yawanawá, a


assumé d'importantes fonctions économiques et politiques au Brésil. Il est le
fondateur et coordinateur régional de l'Union brésilienne des Nations
Indigènes (UNI). Depuis 1992, il représente son peuple lors de nombreux
sommets internationaux.

17 - CSP+ : Catégorie Socio-Professionnelle (dite) supérieure.

18 - MILDT : Mission interministérielle de Lutte contre la Drogue et la


Toxicomanie.

19 - Délit d’usage de stupéfiants (France) : « User de stupéfiants signifie


en consommer. L’usager encourt un an d’emprisonnement, 3750 € d’amende
ou l’une de ces deux peines seulement. Cette peine peut être portée à 5 ans

324

d’emprisonnement et/ou 75000 € d’amende lorsqu’elle a été commise dans


l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions par une personne
dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public,
ou par le personnel d'une entreprise de transport terrestre, maritime ou
aérien, de marchandises ou de voyageurs exerçant des fonctions mettant en
cause la sécurité du transport. ».

20 - Diméthyltryptamine : hormone connue sous l’acronyme DMT

21 - Kaa, le python des rochers, est un personnage de fiction créé par


Rudyard Kipling, écrivain britannique né à Bombay aux Indes, auteur du
recueil de nouvelles Le livre de la jungle paru en 1894.

22 - Bardo signifie transition, état intermédiaire. Il y a tout d’abord « le


bardo de la vie », l’état intermédiaire entre la naissance et la mort. Puis,
lorsque la conscience se sépare du corps, « le bardo du moment de la mort ».
Une énergie vitale, le « souffle interne », se maintient pendant quelque
temps, puis cesse à son tour. C’est la mort, la séparation du corps et du
courant de conscience. Ce courant connaît alors toute une série d’états de
plus en plus subtils : expérience d’une grande clarté, grande félicitée et état
libre de tout concept. C’est à ce moment que brièvement s’effectue
l’expérience de l’absolu. Un pratiquant aguerri peut demeurer dans cet état
absolu et atteindre l’éveil. Sinon, la conscience s’engage dans l’état
intermédiaire entre la mort et la prochaine renaissance. (D’après Matthieu
Ricard).

23 - Il s’agit de la flèche de Notre-Dame de Paris qui, les 15 et 16 avril


2019 — soit quasiment 10 ans après le crash du vol 447 — s’est effondrée
lors de l’incendie de la cathédrale. Evénement particulièrement symbolique
qui fait écho à mon expérience de mort imminente lors d’une cérémonie
nocturne autour d’un immense feu de camp en Amazonie.

24 - Les habits neufs de l’empereur est un conte d’Andersen publié pour


la première fois en 1837. Deux escrocs prétendument tisserands avaient
convaincu un souverain, intéressé plus que tout par sa tenue vestimentaire,
qu’ils savaient tisser la plus belle étoffe que l’on puisse imaginer. La
particularité de ce tissu était d'être « invisible aux yeux de ceux qui ne
conviennent pas à leurs fonctions » ou « qui sont simplement idiots »,

325

avaient-ils précisé. Et le peuple de s’extasier à la vue des admirables habits


neufs de l’empereur. Jusqu’à ce qu’un enfant dans la foule s’exclame :
« Mais, l’empereur est nu ! ».

25 - Selon le Dr. Grof, la vie fœtale se décompose en quatre phases :


d’abord la vie intra-utérine ; puis la contraction — lorsque le col n'est pas
encore ouvert — ; ensuite le passage — une fois le col suffisamment
dilaté — et enfin l’expulsion. Sans négliger ce qui se passe juste après. Il
s’effectuerait, selon cette théorie, une mise en mémoire émotionnelle de
notre vécu durant chacune de ces phases. Par la suite, au cours de la vie,
nous aurions tendance à reproduire l'un de ces comportements en fonction du
type de traumatisme alors vécu. Du moins l’expression symbolique de ce
passage. C’est le modèle des MPF — Matrices Périnatales Fondamentales
— qui constitue une grille de lecture comportementale et relationnelle
simple et complète.

26 - Le 10 décembre 1948, les 58 états constituant alors l’Assemblée


générale des Nations Unies ont adopté la Déclaration universelle des droits
de l’homme à Paris au Palais de Chaillot (résolution 217 A (III)). L’article
25.2, cher au Dr. Bimbo et sur lequel il fonde sa pratique douteuse, stipule :
« La maternité et l'enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciales.
[…] »

27 - Entre 1990 et 2014, Françoise Muhr et Gérard Sueur ont créé et


animé une formation connue sous la dénomination : Réconciliation avec soi-
même. Leur travaux étaient centrés sur l’approche systémique des facteurs
humains et le développement des compétences transversales, tant sur les
scènes professionnelles que personnelles.

28 - Konrad Lorenz est un biologiste et zoologiste bien connu du public,


en particulier pour son étude du comportement des oies cendrées. En 1973, il
reçoit le prix Nobel de médecine et physiologie pour les travaux effectués
conjointement avec Karl von Frisch et Nikolaas Tinbergen sur l'organisation
et la mise en évidence des modes de comportement individuel et social.

29 - Raimundo Irineu Serra était un travailleur affecté à l’extraction du


caoutchouc dans la forêt amazonienne au début du XXe siècle. Après sa

326

rencontre avec plusieurs chamanes, il fonde en 1930 un culte religieux — le


Santo Daime — qui réunit des pratiques du culte catholique, des rites de
possession afro-brésiliens et utilise comme sacrement un breuvage de plantes
psychotropes, l’ayahuasca.

30 - Adaptation libre de la définition du Pajè (chaman de l’actuel Brésil


qui utilisait le tabac pour communiquer avec les esprits), selon Claude Levi-
Strauss.

31 - Acérola, nom choisi pour l’épouse du chaman Jésus, fait librement


référence à l’arbuste des forêts amazoniennes dont les fleurs, de couleur
rouge vif, s'ouvrent trois fois par an. Ses fruits au goût acidulé sont parmi les
plus riches en vitamine C (20 à 30 fois plus qu'une orange) et en
antioxydants.

32 - Au Brésil, l’ayahuasca est définitivement dépénalisée en qualité


d’objet de culte depuis 2006. Son utilisation est légale dans un contexte
religieux. En France, la publication de l’arrêté du 20 avril 2005 dans le
Journal officiel du 3 mai 2005 porte l’inscription de l’ayahuasca au registre
des stupéfiants. La Belgique n’en avait pas encore interdit l’usage à l’époque
de ce récit.

33 - Kanagawa-oki nami-ura (littéralement : Sous la vague au large de


Kanagawa), est une célèbre estampe du peintre japonais Katsushika
Hokusai, publiée vers 1830. L'utilisation du bleu de Prusse, alors récemment
importé des Pays-bas, lui valut un succès immédiat au Japon. En Europe,
cette estampe fut une source d'inspiration pour de très nombreux artistes dont
Gauguin, Van Gogh, Monet ou Sisley.

34 - L’ozone est un gaz à l’odeur d’eau de Javel. Son apparition est


souvent liée à la proximité d’un cumulonimbus — nuage d’orage — à
développement vertical rapide et fortement chargé en électricité.

35 - C.B. (« Charlie Bravo » en alphabet international) est l’abréviation


de Cumulonimbus, les nuages associés aux orages.

327

36 - [ Page 24 du rapport d’enquête final du Bureau d’Enquête Analyse


(BEA) : « L’inclinaison est passée à 8,4° à droite, sans action sur le
manche. » ] — Extrait du texte intitulé : Rapport, celui d’un pilote.

37 - [ Page 182 du rapport, le Bureau d’Enquête Analyse (BEA) critique


clairement l’ergonomie de l’appareil : « En l’absence d’un message
particulier exprimant la détection par les systèmes d’une incohérence de
vitesse, l’équipage n’a pas été en mesure d’identifier de logique entre les
symptômes perçus et (ces) les messages ECAM (écran d’affichage des
pannes et des actions à effectuer) ». ] — Extrait du texte intitulé : Rapport,
celui d’un pilote.

38 - [ Paragraphe 1.6.9.6.3, page 44 du rapport d’enquête final du BEA :


Le bouchage par le givre des tubes Pitot entraîne une baisse de l’altitude
indiquée (…) de l’ordre de 300 à 350 pieds (une centaine de mètres). Cela a
été confirmé par l’étude des autres événements de ce type (page 90 du
rapport). Ce point est capital puisqu'il explique l’action du pilote a cabrer
pour récupérer l’altitude normale, comme c'est clairement noté dans le
rapport page 179 : « cette réponse a pu être associée à une volonté de
récupérer le niveau de croisière », cela même si le rapport note également
que l’effet de surprise, auquel s’ajoute l’absence de formation à l’époque au
pilotage manuel à haute altitude — sans parler des difficultés de contrôle de
l’avion en loi de pilotage Alternate —, ont rendu le pilotage « excessif ».
Néanmoins, la prise modérée d’assiette initiale (1° par seconde) montre une
certaine conscience par le pilote des précautions à prendre à haute altitude. ]
— Extrait du texte intitulé : Rapport, celui d’un pilote.

39 - La Speed Trend est une flèche qui indique sur l’écran de pilotage la
tendance de vitesse (accélération ou décélération). Il s’agit d’un indicateur
très utile en pilotage manuel. Les enquêteurs déduisent page 86 du rapport
qu’il est possible que le pilote ait identifié une situation de survitesse
notamment par l’interprétation de (…) la flèche de tendance de vitesse
indiquant une accélération au moment de l’activation de l’alarme de
décrochage. — Extrait du texte intitulé : Rapport, celui d’un pilote.

40 - Les barres du directeur de vol appelées « barres de tendance » se


superposent à l’horizon artificiel sur l’écran de pilotage. Elles indiquent au
pilote l’action à effectuer (cabrer, piquer, incliner, etc). Le rapport d’enquête

328

précise page 101 que ces barres indiquaient un ordre à cabrer, confortant
encore un peu plus le pilote dans son action. De plus, page 204 du rapport on
peut lire : « Les barres de tendance ont disparu puis réapparu à plusieurs
reprises en changeant plusieurs fois de mode. » — Extrait du texte intitulé :
Rapport, celui d’un pilote.

41 - Sur l’A330, à l’aide du manche, le pilote commande une action à


cabrer ou à piquer en agissant sur la gouverne de profondeur, soit seulement
le tiers arrière de la surface mobile de l’empennage à l’arrière de l’avion. Les
ordinateurs de bord gèrent quant à eux le Plan Horizontal Réglable (PHR)
qui représente deux tiers de la surface horizontale de la gouverne de vol.
L’analyse des schémas pages 64 à 66 du rapport d’enquête montre qu’en
moins d’une minute le Plan Horizontal Réglable est passé, de lui même,
d’une position normale à une position plein cabré. Autrement dit, une
position particulièrement propice au décrochage de l’avion. — Extrait du
texte intitulé : Rapport, celui d’un pilote.

42 - TOGA est l’acronyme de « Take Off and Go Around », c’est à dire le


mode permettant d’obtenir une poussée maximale des réacteurs.

43 - 3000 pieds équivaut à un peu moins de 1000 mètres.

44 - Il est recommandé dans le rapport page 218 de revoir les conditions


de fonctionnement de l’alarme de décrochage en vol lorsque les mesures de
vitesse sont très faibles. — Extrait du texte intitulé : Rapport, celui d’un
pilote.

45 - La position des réacteurs crée un couple à cabrer lorsque leur


poussée est augmentée. Ainsi le manuel d’utilisation de l’A330 — silencieux
sur le sujet à l’époque du crash — comporte désormais une note associée à la
procédure de sortie du décrochage. Elle indique qu’en cas de difficulté pour
amener l’avion à piquer, il peut être nécessaire de réduire les moteurs. —
Extrait du texte intitulé : Rapport, celui d’un pilote.

46 - Les Airbus ont la singularité d’être dotés de manches latéraux non


conjugués. L’action d’un pilote sur les commandes n’est pas directement
perceptible par l’autre pilote sur son mini-manche.

329

47 - Lorsque les pilotes agissent en même temps sur leur manche


respectif, la fonction « Dual Input » des calculateurs fait la somme
algébrique des actions. Logique imparable d’ingénieur ; tout simplement
contre-nature pour un pilote. Il existe cependant la possibilité pour chacun
des pilotes de prendre la priorité en inhibant le manche de l’autre, ce que
permet le bouton rouge placé en haut de la commande à proximité
immédiate du pouce.

48 - Niveau de vol 350 (35.000 pieds = 10700 mètres)

49 - 10.000 pieds = 3100 mètres.

50 - Concernant la conception de l’alarme de décrochage de l’A330, il


est précisé page 47 du rapport du BEA que, si les mesures de vitesse sont
inférieures à 60 noeuds (…) l’alarme de décrochage est inopérante. Lorsque
l’avion a décroché, les multiples activations et arrêts au-dessus et en-dessous
de 60 noeuds ont pu fortement contribuer à la difficulté d’analyse des trois
pilotes. Pire, l’action franche à piquer du pilote qui avait la meilleure
conscience de la situation s’est traduite par la réactivation de l’alarme. Cette
logique du système, destinée à éviter le fonctionnement intempestif au sol,
est manifestement inadaptée. — Extrait du texte intitulé : Rapport, celui d’un
pilote.

51 - 4000 pieds = 1200 mètres.

52 - Plus exactement, 3° 03′ 57″ nord, 30° 33′ 42″ ouest n'est pas à
proprement parler la position de l’impact — bien entendu inconnue —, mais
bien la position de l’épave de l’Airbus qui gît dans une zone relativement
plate du fond de l'océan à 3900 m de profondeur.

53 - En 1991, la galerie Sonnabend de New York expose une série de


photos, peintures, sculptures (26 oeuvres) mettant en scène sous le titre
Made in Haven, les ébats de Jeff Koons et de la Cicciolina (l’actrice de films
pornographiques et députée du Latium à Rome, Ilona Staller, alors son
épouse).

54 - L’urucum (souvent appelé roucou) est une teinture issue des graines
contenues dans les fruits rouges à épines produits par un arbuste originaire

330

des régions tropicales d'Amérique du Sud, le roucouyer (Bixa orellana — en


hommage au navigateur espagnol du XVIe siècle Francisco de Orellana
connu pour avoir nommé le fleuve Amazone). Outre les peintures corporelles
rituelles, les Indiens du Brésil se servaient du roucou pour teindre des
poteries d’argile, éloigner les insectes, colorer et assaisonner certains mets,
soigner les bronchites et les brûlures. La poudre était aussi consommée
comme aphrodisiaque. Le roucou est aujourd’hui utilisé par la marque Aveda
dans la composition de ses rouges à lèvres 100% naturels, avec des pigments
produits par les Indiens Yawanawa. De plus, il est communément utilisé
comme colorant alimentaire (code européen E160b). Traditionnellement, il
sert à teindre les filets de haddock mais aussi des fromages, tels la boulette
d'Avesnes, la mimolette, le cheddar, l'edam, le Rouy, le Red Leicester,
certains livarots et reblochons qui lui doivent leur couleur orangée. Le
colorant est aussi utilisé pour les produits de la boulangerie, les desserts à la
crème, sans oublier les fameux biscuits à l'orange « Chamonix ».

55 - Aveda, filiale du groupe américain Estée Lauder, a été créée à la fin


des années 1980 dans le Minnesota par Horst Rechelbacher, un coiffeur
d’origine autrichienne connu pour avoir popularisé le terme
« aromathérapie » en utilisant des ingrédients naturels pour fabriquer des
shampooings. « Nous étions très idéalistes à l’époque, se souvient-il. Il ne
s’agissait pas seulement de protéger la planète, mais aussi de faire
des bénéfices ». Lors du Sommet de la Terre organisé à Rio en 1992, il fait la
connaissance de Biraci Yawanawá, l’une des figures montantes de la
communauté amazonienne. Les Yawanawá ne sont en contact régulier avec
la société brésilienne que depuis deux générations et la tribu est au début des
années 90 décimée par la maladie ; elle croupit dans la misère et perd la
mémoire de ses traditions. Après avoir passé toute une nuit à consommer de
l’ayahuasca, Horst Rechelbacher et Biraci font cause commune autour de
l’urucum et scellent les bases d'un accord commercial. Pour piloter le projet,
ils font appel à May Waddington, une anthropologue brésilienne. Aveda
invite également deux jeunes Yawanawá aux Etats-Unis pour qu’ils
apprennent l’anglais. L’un d’eux, un cousin de Biraci, Tashka Yawanawá, est
un jeune prodige qui a déjà étudié l’informatique à l’université. Aveda
avance 50.000 dollars pour que la tribu se procure des plants de rocouyer et
du matériel. Mais les récoltes sont décevantes. La meilleure année, 4 tonnes
sont produites. Les autres récoltes sont bien plus modestes, gâchées par le
mauvais temps ou attaquées par la moisissure au cours du long trajet jusqu’à

331

São Paulo. À la fin des années 1990, certains au sein de la communauté se


plaignaient de la manière dont sont distribués les biens achetés grâce à
l’argent d’Aveda et critiquent violemment l’ingérence de l'entreprise dans les
affaires de la tribu. Ingérence principalement due, selon eux, à la liaison
entretenue par Biraci avec May Waddington, l’anthropologue engagée par
Aveda. En 2001, Tashka, rentré au Brésil, réclame la direction du projet. Une
assemblée tribale donne raison au jeune homme. Soutenu par une partie de la
tribu, il s’efforce alors de relancer la production d’urucum à Mutum, le
village de sa famille et, en février 2011, pour la première fois depuis 2007,
les livraisons de graines reprennent.
Source : John Lyons - The Wall Street Journal (New York).

56 - Un documentaire réalisé en 1950 par le photographe Hans Namuth,


montre Jackson Pollock effectuant une sorte de danse proche de la transe
chamanique alors qu’il crée un tableau selon la technique du dripping. Pour
l’historien de l’art, Stephen Polcari (ancien directeur des Archives of Ameri-
can Art de la Smithsonian Institution à New York), la référence au chama-
nisme dans son oeuvre est incontestable : « Grâce à ces simplifications gra-
phiques, Pollock cherchait à inscrire directement sur la toile les forces vitales
de l’univers et non plus seulement à les représenter sous la forme de sym-
boles. »

57 - Aveda a financé la construction d’un nouveau village baptisé Nova


Esperança (Nouvel espoir) — selon les anciens, le site précédent attirait la
malchance. L’entreprise y a fait construire une école et un dispensaire. Elle y
a dépêché des dentistes et aidé la tribu à bénéficier des programmes fédéraux
visant à envoyer des médecins et des enseignants dans les contrées reculées.
Elle a aussi financé des batailles judiciaires pour permettre à la communauté
de tripler la superficie de son territoire, le portant à 113.000 hectares sur
lesquels l’abattage des arbres est interdit. La culture yawanawá commence
alors à renaître. Le yawanawá est enseigné à l’école, et les anciens
transmettent à la nouvelle génération des danses, des chants et des jeux
traditionnels. Lorsque au bout de cinq ans la production d’urucum
commence à décoller, Aveda a dépensé 200.000 dollars.
Source : John Lyons - The Wall Street Journal (New York).

332

58 - En 2006, Putanny Yawanawá et sa sœur ont reçu le Prix Bertha Lutz


du sénateur Tiao Viana pour leur engagement exemplaire en termes de
développement social. Formée au management de projets et à l'informatique,
Putanny est également enseignante et a mené des projets d'archivage des
plantes médicinales et, de valorisation de la connaissance ancestrale et de
l'art Yawanawá. Elle est une épouse du chef Biraci Nixiwaka Yawanawá.

59 - Jeremy Narby, est un anthropologue et écrivain canadien qui, de la


forêt amazonienne aux bibliothèques d’Europe, s’est immergé dans la pensée
et la culture des Ashanincas, une tribu d’Amazonie péruvienne. Son livre le
plus connu, Le serpent cosmique détaille son travail d’enquête qui, aux
limites du rationalisme, le conduit à penser que l'ADN, présent dans les
cellules de chaque être vivant, est la source commune d’un savoir universel.

60 - Le Dao de jing connu sous le titre de Livre de la Voie et de la Vertu,


a selon la tradition, été écrit par le fondateur du taoïsme, Lao Tseu, aux
alentours de 600 av. J.-C.

61 - Les « boules Qi Gong », aussi appelées « boules de médecine


chinoise », « boules de Baoding » ou « boules de méditation », sont
constituées d’une bille enfermée dans une boule creuse un peu plus grande.
La plupart sont en acier et, lorsqu’on les manipule, elles produisent un
agréable son de carillon. Originaires de la petite ville de Baoding en Chine
du Nord, leur usage remonterait à la dynastie Ming. A cette époque elles
étaient en fer et pouvaient aussi servir d’armes. Mais leur usage — comme
leur nom l’indique — se réfère essentiellement au Qi (prononcer tchi) qui
signifie « énergie », « Gong » voulant dire « le travail ». Le Qi Gong est
donc « le travail de l’énergie via le corps ». Le Qi est l’expression de l'idée
selon laquelle tout ce qui nous entoure et nous constitue est le fruit d'une
même composante fondamentale. Ainsi, la pratique du Qi Gong, composé
de mouvements très lents, de postures, d'étirements, d'exercices respiratoires,
de visualisation et de méditation, permet de trouver un équilibre spirituel,
psychique et physique. Il existe également des boules Qi Gong plus petites,
utilisées spécifiquement pour le travail du périnée chez les femmes. En
s’entrechoquant lors des mouvements elles créent des vibrations bénéfiques
à la musculation interne.

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62 - Georges Braque et Pablo Picasso inventent le cubisme en 1909. Les


deux amis travaillent dans la même pièce, s’inspirant l'un l’autre. Ils tentent
alors d’agréger sur un support plat — la toile — non pas la représentation ou
la perception d’un objet mais bel et bien l’image mentale de cet objet. Nous
ne voyons qu’un côté, qu’une face à la fois d’une chose ou d’une personne,
mais nous en connaissons aussi les autres. Notre esprit reconstitue donc ce
qu’il ne perçoit pas. Bien plus tard, le philosophe Maurice Merleau-Ponty
dans son ouvrage Phénoménologie de la perception — première parution en
1945 — développera cette même idée : « Il y a une co-appartenance de la
conscience et du corps dont l'analyse de la perception doit rendre compte ».
Il rompt ainsi avec le dualisme de Descartes et l'opposition entre corps et
esprit. C’est cela que Braque et Picasso, avant lui, ont tenté de transcrire en
peinture à travers le cubisme.

63 - Cette expérience de mort imminente fait écho au chant XXXIII, Le


Paradis de La Divine Comédie de DANTE : « Ô abondante grâce par qui j’ai
présumé fixer mon regard dans la lumière éternelle, tant que que j’y
consumai ma vue ! Dans sa profondeur je vis se fondre, lié par amour en un
volume, ce qui dans l’univers se fragmente : substances et accidents étaient
comme fusionnés […] »

64 - Raymond Moody est un philosophe et médecin américain qui a


recueilli pendant plus de vingt ans des témoignages de personnes affirmant
avoir vécu une expérience de mort imminente (E.M.I.).

65 - Cette légende Yawanawà fait écho au chant XXXIII, Le Paradis de


La Divine Comédie de DANTE : « Mais jusque-là mon aile n'eût pu
atteindre, si mon esprit n'eût été frappé d’un éclair qui donna contentement à
son désir. Arrivée là-haut, l'imagination demeure impuissante ; mais déjà
mon désir et ma volonté obéissaient, comme une roue qui tourne d'un
mouvement régulier, à l'amour qui fait tourner le soleil et les autres étoiles. »

66 - « Vous êtes très séduisant. »

67 - Emilie, nom donné à la gardienne de la paix en référence à Émilie du


Châtelet (Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet),
femme de lettres, mathématicienne et physicienne, avec qui Voltaire vécu
durant quinze ans de manière quasi maritale au château de Cirey.

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68 - SAIP = Service de l’Accueil et de l’Investigation de Proximité.

69 - Edition du Petit Prince en créole réunionnais.

70 - Les études menées grâce aux rayons X sur certaines peintures de


Léonard de Vinci (la Joconde, la Vierge aux Rochers, la Vierge et l’enfant, la
Madone à l'œillet, Saint Jean-Baptiste) par le Laboratoire du Centre de
Recherche et de Restauration des Musées de France et de l'European
Synchrotron Radiation Facility, ont montré que Léonard de Vinci utilisait ses
doigts pour appliquer les couches de vernis successives qui forment son
fameux sfumato. En effet, ses peintures ne présentent aucune trace de
pinceau ou de contour mais jusqu’à quarante couches de vernis d’une
extrême finesse.

71 - Ki = Fesses en créole réunionnais.

72 - Dans les années 1970, François Mitterrand, alors premier secrétaire


du Parti socialiste et pas encore président, se voit demander par un vieux
militant s'il peut le tutoyer. Il lui répond du tac au tac : « Si vous voulez… »

73 - La Carte de Tendre (souvent baptisée par erreur Carte du Tendre)


décrit un pays imaginaire appelé Tendre. Les conduites et les états amoureux
y sont représenté de façon figurée : Le fleuve se nomme Inclinaison, deux
rivières Estime et Reconnaissance rejoignent ce fleuve à son embouchure. La
mer est dite dangereuse, car elle représente les passions, le lac d’Indifférence
représente l’ennui tandis que les trois villes de la contrée sont Tendre-sur-
Inclination, Tendre-sur-Estime et Tendre-sur-Reconnaissance. Les villages
qu’il faut traverser pour aller d’un lieu à un autre portent quant à eux des
noms évoquant les différentes étapes possibles d'une relation amoureuse.
Cette Carte de Tendre a été imaginée par Madeleine de Scudéry dans son
roman Clélie, histoire romaine, publié de 1654 à 1660 en 10 volumes.

74 - « Soudain-coup » : libre création d’un mot valise destiné à accentuer


l’effet de soudaineté d’un événement. Il s’agit d’une création (dont j’aurais
aimé être l’auteur) du fils de mon amie Soraya et que je lui ai empruntée
avec délice et gratitude.

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75 - « Sink rate » : alarme sonore synthétique qui retentit dans un poste


de pilotage lorsque l’avion a un taux de chute trop important et qu’il
s’approche trop rapidement du sol.

76 « Pull up » : alarme sonore synthétique qui retentit dans un poste de


pilotage pour indiquer au pilote qu’il doit effectuer une manoeuvre pour
s’éloigner du sol (remonter).

77 - Charon (prononcer : karon), est dans la mythologie grecque le pilote


de la barque des enfers. Il faisait traverser aux âmes le fleuve Styx séparant
le monde terrestre du royaume des morts.

78 - Le ras el-hanout est un mélange d’épices dont la recette


traditionnelle comporte entre 24 et 27 ingrédients mais peut en mêler plus de
quarante : cumin, piment, curcuma, gingembre ordinaire, gingembre blanc,
graines de coriandre, cardamome, cannelle, fenugrec, clous de girofle,
pétales de rose, boutons de rose, nigelle, galanga, macis, malanga,
maniguette, noix de muscade, quatre-épices, cantharide, cypéracée, poivre
noir, poivre long, cubèbe, iris, lavande, fruit du frêne, baies de belladone,
gouza el asnab, hil et abachi… Son odeur singulière, particulièrement
sensuelle, peut rappeler à certains (c’est mon cas) celle des corps enlacés lors
de l’acte sexuel.

79 - « Souls on board » ou « SOB » (littéralement « âmes à bord ») est


l’expression aéronautique internationale consacrée pour indiquer le nombre
de personnes se trouvant à bord d’un avion.

80 - Chacun fait (c'qui lui plaît) sortie en 1981 du duo Chagrin d’amour
est considérée comme la première chanson rap en français.

*
* *

336

337
Castor et Pollux - romans à venir :

Sous le pseudonyme Castor de Saint-Elme, j’ai acquis


l’ambition de produire une suite de romans sur le modèle
des Rougon-Macquart, imitant en cela Zola, lui même
inspiré par La Comédie humaine de Balzac.

Les principaux personnages de cette série sont :


- Castor de Saint-Elme, un pilote de ligne. Il est le
narrateur principal de Crash. Il est également le narrateur
du roman suivant, La véritable légende.
- Pollux de Saint-Elme est le frère jumeau de Castor. Il est
le narrateur d’un troisième roman qui se propose de
développer le thème de la gémellité (ce qui explique le
choix des prénoms).
- Jade de Saint-Elme, la lle de Castor, porte quant à elle
un projet de récit inspiré du Petit Prince au féminin, tel que
Saint-Exupéry l’avait lui même envisagé avant de
disparaître prématurément en vol.
- Le grand-père, le père et la mère de Castor et Pollux
sont les héros d'une saga familiale dont la progression de la
deuxième Division Blindée, depuis l’Afrique, jusqu’à la
libération de Paris, constitue le point de départ…

338
fi

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J'aurais dû me trouver aux commandes de
l'Airbus A330 qui la nuit du 31 mai au 1er juin
2009, s'est abimé dans l’Atlantique sud entre
Rio de Janeiro et Paris.

Pourquoi n'étais-je pas à bord du vol 447?

Si la raison est quasiment honteuse pour moi,


l'histoire qui suit est réellement extraordinaire.
Il s'agit d'un voyage initiatique vers ce que les
Indiens de la tribu des Yawanawá nomment :

l’autre rive.

Après une expérience de mort imminente, une


naissance se prépare ; tant symbolique que
réelle.

Elle est éclairée par les pensées conjuguées


de Voltaire [le chien Yorkshire, mais aussi le
philosophe] et de Rousseau [le chat de
gouttière, mais aussi le promeneur solitaire].

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