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RIVER MOVIE

c’est l’histoire d’un mec qui veut pas rentrer chez lui

roman
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Quelquefois l’âme est fatiguée. On sent ses


soubresauts inquiets, furieux, comme un
tourment qui s’exaspère, une agonie
secrète qui étonne et vous déchire.
Vous prend le désir d’autre chose, des
goûts de départ absolu, de fuite qui sait,
d’océan peut-être.
Catherine Poulain

Des emprunts et citations figurent en Bookman Old Style italique dans le corps du texte.
Le jeu consiste à les attribuer à leurs auteurs dont les noms figurent en fin du livre.
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Elle est aussi blonde qu’il est rouquin, sa crinière de méduse lui
descend jusqu’aux épaules. Il porte le cheveu rare en épis et les sourcils
épais, des taches de rousseur criblent sa peau blanchâtre, rosâtre, c’est
difficile à dire. Elle est aussi osseuse filiforme qu’il est épais graisseux,
pourvue de jambes interminables et pommettes saillantes. Il a les yeux
petits ronds rapprochés, mais la bouche large fine étirée.
— Tu es commune à pleurer, tu sens la sueur, tu as un regard de veau,
des seins de limande et la fesse flasque.
— Et un raton laveur. C’est tout, tu ne vois rien d’autre ?
— Et la chatte avachie, trois poils rêches sur un bout de mou.
— Soulève tes plis du bide, si en voyant ta bite quart de queue tu peux
te retenir d’éclater de rire ou de fondre en larmes tu es fortiche.
— Tu me dégoûtes, tu ferais débander un légionnaire.
— On parie ?
Dans sa cage en pagode devant la fenêtre, un mainate les observe sur
son perchoir, ouvre le bec, hésite à s’exprimer.
— Aaaariiie… piaille-t-il enfin.

C’est toujours par de romantiques évocations de leurs sex-appeals


respectifs que démarrent leurs disputes. Elles durent quelques minutes ou
s’obstinent des heures ; voire s’éternisent plusieurs jours, cela dépend.
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Cela ne dépend pas, cela est. Cela est comme ça. Leur vie est comme
ça depuis dix ans. Depuis que s’était envolé leur petit ange l’avant-veille
de son quatrième anniversaire, et qu’aucun de ses deux parents n’avait
pardonné à l’autre de n’avoir su enrayer la tragédie.
Leur vie comme ça s’entrecoupe néanmoins d’accalmies de durées
variables. Car éprouvant toujours l’un pour l’autre un sentiment que le
chagrin et la rancune rendirent fatal, figés sclérosés en un état émotionnel
à l’exact contraire de l’indifférence, il ne leur reste que se détester.

Leur duo de haine s’épanouit en un rituel rabâché. Sitôt plantées les


premières banderilles, assénés les premiers coups de tranchoir,
s’ensuivent de douceâtres bassesses conjugales. Des injures éculées de
sitcoms à l’eau de rose, des gracieusetés vous-en-êtes-un-autre
d’automobilistes irascibles.
— Tu n’es qu’une conne, une minable connasse.
— Oui conne et pute, tu me l’as déjà dit.
— Dans lequel des deux te sens-tu le plus à l’aise ?
— Et toi plutôt gros naze graisseux ou nullard peine-à-jouir ?
— Une femme comme toi on ne voudrait même pas lui chier dessus.
— Un minable comme toi c’est plus triste que triste, c’est comique.
Revenant à des invectives anatomiques et sexuelles, les seules
réellement opérantes, ils poursuivent le carnage en assauts de nostalgies
et rappels à ne rien oublier.
— Tu as commencé salope imbaisable, te voilà arrivée volaille
faisandée, j’en ai marre de ton vieux cul.
— Et moi de ta pine ratatinée, ton cresson dans les oreilles, tes relents
de marais et ton haleine de momie.
— Barre-toi, tire-toi… Dégage hors de ma vue.
— Je suis propriétaire à 50/50, ne l’oublie pas.
— Et pute à 100 %, n’oublie pas pute.
Aaapuuttt… répète l’oiseau.

Se prémunissant de tout illusoire armistice, la tuerie se développe le


plus souvent en apothéose de projets d’avenir individuels ou collectifs.
— Quand je te regarde, j’imagine un gros légume pourrissant paralysé
dans son fauteuil à roulettes. Parce que l’AVC se rapproche un peu plus
chaque jour mon petit père. Alors je te donnerai ta saucisse purée à la
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cuiller, te changerai ta couche senior matin et soir, et si tu es gentil je te


montrerai ma chatte en te tirlipotant la bistouquette.
— Ne me fais pas rigoler, au point où tu en es déjà arrivée tu seras
foutue la première.
— J’ai dix ans de moins que toi Ducon.
— Tu en fais vingt de plus.
— Mais si tu es désagréable je planquerai tes charentaises dans le
congélo et confisquerai la télécommande télé. Alors tu devras donner la
patte… l’autre, non l’autre, l’autre j’ai dit, non l’autre… en faisant ouah
ouah pour que je te la rende… Surtout les soirs de foot.
— Je t’aurai détruite avant, tu peux me croire ; étranglée, saignée
comme un poulet, ou noyée la tête plantée dans les chiottes.
— Tu rêves, je t’aurai tué la première. Cent grammes de phalloïdes
dans ton omelette aux girolles. J’ai lu que ça fait un mal de chien aux
boyaux tout le temps qu’on agonise ; dans les 16 à 20 heures pour les plus
veinards, le double si la dose a été bien calculée ; tu vois j’ai déjà potassé.
Et je pleurerai des rivières à ton enterrement. Tes potes m’enverront leurs
sincères condoléances et les flics me croiront seulement nulle en
champignons.
Le mainate opine de sa caroncule jaune orangée, il n’a rien à ajouter.

Jusqu’alors ils se tapaient rarement dessus, mais depuis peu ils


deviennent plus violents. L’assassinat pur et simple conservant haut la
main un indétrônable leadership en tête de liste. Seules varient les
pratiques meurtrières favorites de chacun. Déchéance corporelle et
dépendance conjugale ont les faveurs de madame, abattage domestique et
tête enfoncée dans les sanitaires celles de monsieur. Sévices demeurant
somme toute de piètres offensives en regard de l’arme atomique remisée
au plus profond de leur ressentiment. La guerre absolue, l’anéantissement
garanti, la solution finale : évoquer l’enfant mort.
Face au péril inéluctable, en terrassant l’adversaire de soi-même par
effet boomerang s’autodétruire, ni l’un ni l’autre n’osa jamais déclencher
une telle apocalypse nucléaire.
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Joëlle - Vasilka - Chantal


et
Anna Gabriela
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Par une fin d’après-midi de mars, il y aura bientôt trente ans, Ferdinand
Durand eut une peur bleue en avion.
Il revenait épuisé d’un tournage de plein hiver en Bulgarie. Brisé, vidé,
laminé. Et s’était juré mordicus qu’il ne repartirait plus jamais travailler dans un
pays de l’Est. Ah ça non alors : mordicus et grand jamais. Quitte à devoir
pointer des mois au chômage.
Il n’est pourtant pas du genre assisté planqué qui abuse des royautés du
système, et l’indemnité ASSEDIC se montre très inférieure aux minimums
syndicaux de la profession. Mais ces productions trop ambitieuses pour des
budgets trop étranglés ne pouvaient voir le jour que réalisées dans des pays
aux prestations techniques et figuration abondante sous-payées, dans des
conditions humaines et matérielles désastreuses. Oui, il se sentait exténué,
éreinté, ratatiné. Tant physiquement que moralement. Physiquement parce
que pendant dix semaines il avait travaillé 6 jours sur 7 du petit matin à point
d’heure. Voire dimanche compris quand les producteurs débarquaient tout
frétillants de Paris par le vol Air France du samedi et voulaient en avoir pour
leur argent du billet en business. Visionner les rushes, découvrir les nouveaux
décors, rouspéter des retards et dîner avec Omar Sharif et Florinda Bolkan.
Les journées d’extérieurs avaient été abominables, à faire évoluer dix heures
d’affilée des bataillons de figurants transis, en haillons de déportés du goulag,
par des froids de loup dans la neige et la boue. Celles d’intérieurs
démoralisantes, à supporter des techniciens du cru — et du Parti — pleins de
bonne volonté — pas tous — mais tous dépourvus de savoir-faire, s’évertuant
à faire fonctionner dans des studios flambant neufs des matériels antédiluviens
obsolètes. Et moralement parce que lorsque les conditions météo sont
épouvantables et les moyens techniques indigents, le réalisateur désespéré
de devoir s’accommoder de tant de compromis et les acteurs ouvertement
pressés d’en finir, tout le reste de l’équipe s’empoigne en acrimonies et
hostilités, s’affronte en prises de bec et conflits, se disloque et désagrège
chaque jour un peu plus.
C’était en 1972, le pacte de Varsovie pliait encore le pays sous le joug
soviétique. Todor Jivkov et Stanko Todorov dirigeaient de main de fer le
totalitarisme radieux de la République Populaire de Bulgarie. Et la Darjavna
Sigurnost (Police Secrète d’État) n’avait pas encore inventé le coup du parapluie
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bulgare qui allait assurer sa renommée planétaire, mais épiait 24 heures sur
24 les personnels étrangers à travers les yeux, les oreilles et les intrusions
furtives d’un bataillon d’aguichantes traductrices. Zélées espionnes en jupons,
incontournables périscopes infiltrés dissimulant à peine leurs perquisitions,
elles furent très vite démasquées. Aucun membre de l’équipe ne parlait le
moindre mot de bulgare ni ne lisait le cyrillique, il était impossible de se passer
d’elles — le Politburo ne l’aurait de toute façon pas toléré. Alors les fureteuses
interprètes furetaient, interprétaient, observaient, chapardaient, aguichaient et
rapportaient. Tous ceux qui comme Ferdinand emportaient avec eux leurs
documents de travail se les firent vite fait bien fait dérober, et les retrouvèrent
le lendemain exactement là où ils étaient certains de les avoir laissés la veille.
En quoi ses listes de costumes et d’accessoires, fiches de dialogues, plan de
travail, feuilles de service — et la lettre d’adieu de Joëlle, sa dernière petite
amie — pouvaient intéresser le contre-espionnage bulgare, mystère et boule
de gomme, toujours est-il que Ferdinand aurait parié sa chapka que chaque
feuille avait été microfilmée.
Les demoiselles changeaient à tour de rôle et logeaient toutes dans les
mêmes hôtels que ces capitalistes de Français — on les leur avait annoncés
cousus d’or, la jalousie c’est bien connu stimule la curiosité. Au Grand-Hôtel-
Balkan (София Балкан Палаc) pendant les semaines de studio à Sofia, puis
durant celles d’extérieurs dans un blockhaus à balconnets peinturlurés qui
défigurait une plage de la Mer Noire. Réservé en été aux prolétaires méritants
et aux édiles moscovites, les autorités avaient en cette archi morte-saison
réouvert deux étages de l’établissement et un tiers du restaurant à l’intention
des personnels de tournage. Restreignant à peau de chagrin le chauffage
central, l’eau chaude pour la douche et les produits frais des menus. Les
missions secrètes des pétillantes mouchardes se prolongeaient fréquemment
de visites de fin de soirée dans les chambres des techniciens mâles de
l’équipe. Ferdinand avait 22 ans, montée de sève oblige il profita lui aussi
plusieurs fois de leurs services, laissant un billet de 50 levas en évidence sur
la commode, trois jours de salaire pour elles, et le constatant on ne peut plus
disparu quand elles furent reparties. La fin du tournage approchant, elles
supplièrent tour à tour chacun des hommes qu’elles savaient célibataires —
elles savaient tout de chacun : âge, compétences, état civil, inclinations
sexuelles, antécédents politiques —, les implorant de les épouser pour du
beurre. « Nous fera divorce quand nous sera dans la France, je pas demander
l’argent, pas ferai des histoires, marie-moi s’il vous plaît te supplie, seul moyen
que je fous le camp la Boulgaria de merde ». Elles étaient de gentilles filles,
leur détresse faisait pitié. Beaucoup — tous ? — avaient profité de leurs
commodités mais pas un seul n’osa s’aventurer dans leur stratagème
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migratoire. Ferdinand hésita à venir en aide à l’une d’elles, Vasilka, avec qui il
n’avait pas couché, elle était la seule qui ne couchait pas, mais qui l’émouvait
parce qu’elle avait la voix douce, les yeux tristes et ne couchait pas. Il craignit
au dernier moment les complications administratives et s’en tint à lui laisser le
paquet de levas de défraiement qui lui restait, dix jours de salaire pour elle.
Les vils capitalistes cousus d’or abandonnèrent les malheureuses soldates
devant les portes Заминавания (départs) de l’Aéroport International de Sofia
(Летище София). Les délaissèrent sans remords aux bons soins du marxisme
léniniste chatoyant de leur Démocratie Populaire Nationale (национална народна
демокрация), soumises aux ordres et servitudes des camarades petits chefs de
la Darjavna Sigurnost et aux missions patriotiques d’utilité publique à 50 levas.
Tous les chauffeurs de production portaient au revers de la veste l’insigne
marteau et faucille jaunes sur fond rouge du parti unique obligatoire BKP
(Bǎlgarska Komunističeska Partija) et tous affirmaient ne pas comprendre le
Français. Mais aucun membre de l’équipe, lors des trajets quotidiens du lieu
de tournage à l’hôtel en limousines Gaz-Volga M24 qui empestaient l’essence
et le tabac froid, ne se serait risqué à railler en leur présence le régime, émettre
quelques doléances ou critiquer le personnel des studios. L’un d’eux, jeune
blondinet au sourire angélique, quand il apercevait un chat traverser la route
dans le faisceau de ses phares enfonçait l’accélérateur et donnait un coup de
volant en l’espoir d’écrabouiller l’animal. Il y réussissait une fois sur deux. Les
maquilleuses se récriaient et l’agonissaient d’injures. Le chérubin semblait ne
pas les entendre et poursuivait sa route en s’éclatant sur le nez les bulles de
chewing-gum à la chlorophylle qu’elles lui avaient offert.
Sharif s’ennuyait à cent levas de l’heure, les meilleurs joueurs de bridge
locaux lui arrivaient à la cheville et Florinda Bolkan était lesbienne. Ferdinand
en revanche l’amusait : il était le plus jeune membre de l’équipe et débordait
de fougue et d’enthousiasme cinématographique. « En rentrant à Paris je
t’adopterai » voulut le gratifier le bel Égyptien. « Mais j’ai déjà des parents ! »
se récria le jeune homme, et Omar par la suite lui battit froid.
Durant le vol de retour, un violent orage au-dessus des Carpates secoua
à le briser l’Antonov-24 de la Balkan Airlines (appareil et compagnie n’étaient
pas exempts de crashs). Un vertigineux trou d’air envoya soudain gobelets et
sandwichs valser au plafond. Une jeune maman paniqua, et serrant à l’étouffer
son bébé dans ses bras ils se mirent à l’unisson à hurler de terreur. À part le
fou rire et la haine rien n’est plus contagieux que la panique. Pendant deux
heures interminables jusqu’à l’atterrissage à Orly, la cabine tout entière ne fut
plus qu’irrépressibles angoisses et sueurs froides à glacer le sang.
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Il avait beau s’être juré mordicus au grand jamais, et lui aussi avait eu
sacrément la trouille dans l’avion, neuf jours plus tard Ferdinand débarquait à
l’aéroport Ferenc-Liszt de Budapest. Engagé pour dix-huit semaines sur une
grosse coproduction internationale, “Barbe-Bleue”, au casting de stars :
Richard Burton, Raquel Welch, Virna Lisi, Nathalie Delon, Agostina Belli et
autres têtes d’affiches allemandes, françaises, américaines et italiennes.
Metteur en scène Edward Dmytryk. Souvent quelque peu condescendant vis-
à-vis des réalisateurs de l’establishment, Ferdinand se faisait du bonhomme
l’image d’un vieux routier des films noirs des années quarante, mais dont il
avait cependant bien aimé “L’homme aux colts d’or” (1959) et “Ouragan sur le
Caine” (1954). Les fiches encyclopédiques de sa déjà volumineuse bibliothèque
cinéma lui apprirent qu’il fut d’abord coursier à la Paramount, puis chef
monteur. Figura parmi les objecteurs insoumis des “Hollywood Ten” et fut
emprisonné six mois pendant la chasse aux sorcières du maccarthysme. Ce
n’était que son troisième contrat après ses stages réglementaires, le scénario
ne présumait guère d’un chef-d’œuvre à venir, mais se retrouver parachuté
second assistant d’un réalisateur certes pépère hollywoodien quoique self-
made-man et rebelle, Ferdinand n’aurait pour rien au monde laissé passer une
telle aubaine.
Apprenti cinéaste, cinéphile érudit et cinéphage assidu, il avait vu bon
nombre de films hongrois à la cinémathèque, de Alexandre Korda à Miklos
Jancso, mais jamais aucun d’un cinéaste bulgare. Il jugea d’emblée que le
peuple magyar, son cinéma, son histoire, sa culture et Attila, surpassaient de
très loin ceux des Sklavènes russophiles balkaniques, les popes orthodoxes
et Sylvie Vartan. Son homologue second assistant hongrois revendiquait haut
et fort sa singularité patriotique : « Hungarians are not fucking Slavs you know ;
nor Turks, Latins or Germans, we only descend from the Huns and will never
be enslaved ». Si seize années après l’insurrection de novembre 1956 (Os-
Forradalom en Hongrois) — il avait sept ans et Caroline six mois — les impacts
des balles soviétiques demeuraient non rebouchés sur les façades de la
plupart des bâtiments de Pest (la ville basse), telle une acné purulente
indélébile, c’était pour continuer de dire merde à Brejnev et afin que le monde
entier n’oublie jamais le martyr de la ville et ses 2500 morts.
Le Danube sépare en deux la métropole. À l’ouest Buda, la vieille ville,
qui s’étend sur la colline du château jusqu'au pied du mont Gellért, y résident
les artistes et les contestataires. Et Pest à l’est, la moderne, la plate, où sont
les affaires, la politique et les grands boulevards. Comme la Seine sépare à
Paris les conservateurs de la rive droite et les fout-la-merde de la gauche.
Un film international au budget adéquat, un peuple fier, une ville riche
d’histoire, de l’eau chaude aux robinets, une nourriture excellente et copieuse,
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zéro écraseur de chats, les conditions de vie et de tournage à Budapest


n’avaient rien de commun avec celles de Sofia. Encore moins Anna Gabriela
Somogyi avec les Mata Hari infiltrées de la Darjavna Sigurnost.

Héros de guerre, as de l’aviation de chasse en 14-18 promu bourreau


nazi en 39-40, le baron Von Sepper (Richard Burton, tragédien shakespearien,
consacré avec sa femme Elizabeth couple star mondial Hollywoodien)
dissimule ses cicatrices sous une barbe bleue, bleuâtre, séquelle chimique de
l’embrasement de son biplan abattu par l’ennemi. Dans son château de 78
pièces au bord d’un étang à carpes ajoncs hérons et sangsues, il confine sa
ravissante jeune épouse ex-danseuse de cabaret (Joey Heatherton, sex-
symbol des sixties), et bichonne un chat copie conforme de celui d’Ernst Stavro
Blofeld des James Bond (Angora-blanc-turc à poil long, teigneux, 5 kilos).
Quand le chat ne joue pas la comédie sous les sunlights — ou plus exactement
que 40 techniciens acteurs et machinistes espèrent qu’il va finir par la jouer
car cela peut prendre l’après-midi avant que la bestiole ne consente à partir au
bon moment et arriver au bon endroit — le chat doit être maintenu à disposition
et pouvoir être rappelé à chaque instant vers les studios. La production
hongroise avait engagé une étudiante en histoire de l’art, Anna Gabriela
Somogyi, pour garder l’animal, l’héberger, le nourrir, le choyer, le toiletter
brosser chaque jour et lui interdire toute fuite inopinée de maraude, de rut ou
de gouttière. Elle était brune de jais aux cheveux raides d’écolière japonaise,
avec des hanches larges et une poitrine de garçon, un minois de souris et des
jambes interminables de danseuse étoile. Ferdinand prit le tout. Tomba dingue
amoureux d’elle dès le premier regard. Malgré les poils blancs qui constellaient
son col roulé noir et l’auréole jaunasse dont le chat compissa sa jupe durant
leur trajet en taxi. Il rendit illico sa chambre catégorie “ordinaire” du Duna-
Intercontinental de Pest, et loua un deux-pièces meublé au quatrième étage
d’un immeuble rococo de Buda. Où ils roucoulèrent à tue-corps pendant 111
nuits étincelantes dans les bras l’un de l’autre et les ronronnements du chat.
Lui, ne parlait pas trop mal anglais — on ne l’aurait pas engagé sinon —
et Anna Gabriela Somogyi évidemment hongrois et couramment italien.
Ferdinand envoya un télégramme à sa grand-mère adorée qu’il appelait
Mémé-chérie. Elle seule saisirait la gravité de la situation sans s’étonner pour
un sou qu’on parlât italien sur un film américain. Lui enjoignant de lui expédier
par colis super-express dictionnaire d’italien et grammaire scolaire. Il
s’empressa de délaisser règles d’accord et de conjugaisons, ne conservant
que les 50 mots d’urgence qui suffisaient aux délices de leur cohabitation
mirifique. Pour les nuances plus subtiles, les envolées déclarations et tirades,
leurs regards et silences, tendresses et pâmoisons, se montraient autrement
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plus éloquents que n’importe quel langage verbal de lexique ou syntaxe


enquiquinante.
Trois autres techniciens français participaient au tournage. Quand ils
dînaient tous ensemble d’un traditionnel goulasch de bœuf en la taverne Pest-
Buda de la ville haute, sous les lamentos de violonistes au bas mot
septuagénaires en costumes tziganes, Gabriela s’intégrait tout naturellement
dans le groupe (Ferdinand écourtait dorénavant son prénom). Elle ne
comprenait que pouic à leur conversation en français mais riait avec eux tous
quand tous ensemble ils riaient. Les câlineries enamourées de Ferdinand, les
bouteilles de “Sang de Taureau” 13,5° Egri Bikavér, et la complicité d’Alice, la
script-girl, qui parlait très bien italien, contribuèrent énormément à son
intégration.
Ce fut un amour étincelant passionné. Un amour comme on mourrait de
le perdre mais qui est sans futur. Un amour qui périrait par anticipation s’il
menaçait de durer au-delà d’un début. Comme celui qu’à quinze ans on se jure
éternel. Dont on n’attend rien d’autre que tout. Un amour de hâtes et de soifs.
De bouches incandescentes, de prunelles qui crient, de sexes qui jubilent. De
nuits blanches, baisers rouges enlacés sous la douche et de rires aux éclats.
Un amour dont on se souviendra toujours, et s’indignerait de penser
aujourd’hui qu’on le racontera plus tard pour en seulement sourire.
Ils ruminaient cependant l’un et l’autre que leur idylle flamboyante ne
survivrait pas à la fin du tournage, Ferdinand en était probablement le plus
assuré des deux. Au fur et à mesure que se rapprochait l’échéance chacun à
sa manière se renfrogna. Lui, devint irritable, susceptible et ombrageux.
Gabriela plus morose encore que sa nature profonde de Hongroise.

Tel était en tout cas le jugement que portait Richard Burton sur le peuple
magyar : triste, désabusé, renfrogné. Il était convaincu que sa mélancolie était
atavique, très antérieure aux souffrances et humiliations de l’Os-Forradalom
de 1956. Lors de chacune des soirées durant lesquelles il convoqua Ferdinand
en sa suite présidentielle avec terrasse, piscine et jardin d’hiver au dernier
étage de l’Intercontinental, il réaffirma cette sentence en dissertant sur
l’histoire du communisme dont les turbulences le passionnaient. Par cinq fois
la star mondiale avait envoyé Gaston, le chauffeur français de sa Rolls,
chercher jusqu’à point d’heure le jeune homme anonyme en son meublé de
Buda. L’annonce de la mort brutale de son frère Ifor tant aimé vénéré venait
de précipiter Burton dans un accablement extrême. Laminé de chagrin, sa
femme idolâtrée Elizabeth Taylor retournée à Los Angeles, le monstre sacré
se sentait désespérément seul et avait besoin d’une oreille écoutante. À l‘instar
de Sharif en Bulgarie, il trouvait attachant ce frais et fringant second assistant
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frenchy. Qu’évidemment il éblouissait. Et qui, tandis qu’il entamait sa troisième


bouteille de vodka, faisait l’affaire sur qui déverser la désolation de son deuil,
son adoration intarissable de Liz, et les souvenirs d’enfance qui le hantaient
toujours. La mort de sa mère quand il avait deux ans, sa sœur et Ifor qui
l’élèvent parmi les treize enfants de la fratrie, son père mineur de fond offrant
une orange à chacun le soir de Noël. Il racontait à peu près les mêmes
nostalgies chaque soir. En un français intelligible quoique scolaire hésitant.
Non par égard, ne s’en flatta un seul instant Ferdinand, mais afin de pratiquer
avec un natif certifié cette langue étrangère prestigieuse. Homme
extrêmement cultivé, il s’était également mis au hongrois en arrivant à
Budapest « Cette langage est pareille à cymraeg, c’est le nom de gallois en
gallois, avec grammaire terrible — Moi j’ai laissé tomber la grammaire, se
risqua faire copain-copain Ferdinand, avec Gabriela on parle petit-nègre — Tu
apprenez pareillement le hongrois ? — Non, l’italien, Gabriela parle italien —
Ma femme et moi aimons assez bien la langage italien » répliqua Richard. Il
s’enorgueillissait de parler également plusieurs autres langues, mais celle à
laquelle il revenait toujours était son gallois maternel dont il articulait chaque
phrase avec délectation comme s’il donnait du Shakespeare. « Je suis vrai
Gallois tu savez, comme le chevalier Peredur, c’est le nom Perceval en
cymraeg. Pas de tout anglais. Les Anglais they stink on dit chez moi ». Plus la
soirée s’avançait, plus la bouteille se vidait, plus Richard encensait et divinisait
sa femme « Tu vu comme elle met son poitrine en avant quand on est
regardée ? » et il se mettait debout et chancelait la mimer en bombant
grotesquement le torse. « Elizabeth est raison de montrer son beauté, elle
fêtait 40 ans mais ses seins sont une fille 20 ans. Hélas santé couci-couça et
cela me meurt quand elle est malade. Car j’aime ma femme à folie tu savez ».
Bien sûr Gabriela bougonnait qu’on lui empruntât son amoureux, mais
c’était Burton, LE Burton, celui de Cléopâtre et des magazines, et Gaston le lui
ramenait au bout de deux ou trois heures, avec, de la part de Richard, un gros
bouquet de roses. Quarante-cinq ans plus tard, travaillant à sa biographie des
Burton-Taylor et découvrant l’édition e-book du Richard Burton Diary qu’avait
tenu l’acteur pendant 44 ans de carrière, Ferdinand fut déçu d’y découvrir au
chapitre “Bluebeard” des anecdotes sur Joey Heatherton et Eddy Dmytryk que
Burton aimait bien, d’autres très acerbes sur Raquel Welch qu’il disait détester,
omettant de rapporter que rivalisèrent de retards et caprices leurs ego
respectifs. Et une allusion ambiguë sur Nathalie Delon. Des ragots circulaient :
était-ce elle ou Raquel que Richard avait un soir enfourné dans sa Rolls, puis
Gaston quitté précipitamment tous phares éteints les studios de la Mafilm ?
(Liz l’apprit et se vengea en acceptant l’invitation d’Onassis sur son yacht en
cachette de Jackie). Mais nulle évocation de ses soliloques nocturnes au bizut
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de l’équipe. Trop piètre partenaire buveur de vodka, se vexa Ferdinand. Il fut


également attristé que Burton écrivît « Je n’ai jamais trouvé aucun humain
intéressant qui ait moins de 25 ans ». Alors il ironisa qu’évidemment Môssieur
Taylor ne racontât point son humiliation lorsqu’une haie de groupies massée
devant l’Intercontinental lui jeta à peine un regard quand il sortit de sa Rolls,
tandis qu’elle acclamait Roger Moore qui arrivait dans la sienne. James Bond
“un” - Marc Antoine “zéro”. Au box-office américain des célébrités Liz était
toujours mieux placée que lui ; aux européens Richard figurait toujours en tête,
sauf ici.

Le tournage terminé Ferdinand offrit à Gabriela le collier de perles noires


de Tahiti qu’elle s’arrêtait contempler chaque fois qu’ils se promenaient main
dans la main le dimanche devant les vitrines de Váci Utca, la rue chic
budapestoise, puis baguenaudaient en amoureux sur les berges du Danube.
D’un noir aussi noir que ses cheveux noirs, aussi brillant que ses quinquets
ébahis, elle s’émerveilla de voir le bijou migrer par les mains de la vendeuse
depuis le présentoir en velours jusqu’à son cou satiné. Il coûta à Ferdinand un
prix honorable pour un cadeau d’adieu, mais se montrait hors d’atteinte à des
appointements hongrois de gardienne de chat, fut-il Angora-turc, pour un
colifichet. Ils firent à nouveau l’amour toute la nuit. Puis une dernière fois au
matin. Puis les adieux furent déchirants. Puis la séparation pathétique.
Ferdinand avait la gorge nouée, le cœur en charpie, tandis qu’il patientait
avec ses collègues français devant la salle d’embarquement du vol Malév pour
Paris. Entre deux pubs nasillardes Marlboro Pepsi-Cola, résonna depuis les
haut-parleurs une annonce galimatias au fort accent magyar : « Mister
Fredinandé Durandé est appelé pour cabine telephon number two » et se
répercuta en écho sous la voûte de verre et d’acier : « Mister Fredinandé
Durandé est appelé… ». C’était lui Fredinandé Durandé. C’était lui que l’écho
appelait. À nouveau il se fit charrier de porter un prénom aussi suranné. Et dut
une fois de plus expliquer qu’espérant contrebalancer la platitude de s’appeler
Durand son père pressentait le prénommer Théophile ; tandis que sa mère
plaida l’assonance et préféra Ferdinand à Gontran ou Enguerrand. Il les planta
là rigoler et fonça vers les cabines téléphoniques.
S’engouffra dans la cabine n° 2 dont la sonnerie retentissait avec
obstination sans qu’aucun voyageur n’y prêtât attention. « Ti amo amore mio.
Ti amo tanto. Ti amo ti amo ti amo… », répétait sans relâche Anna Gabriela.
Le gémissait, le susurrait, le criait le sanglotait dans le combiné. Ferdinand
pleura des litres de larmes tout au long du vol sans retour et sans trou d’air. La
script-girl Alice lui caressa la main comme s’il était un petit enfant, et au fur et
à mesure que se déversaient ses sanglots lui tendit des dizaines de Kleenex.
15

Il trouva plusieurs jours après son retour, glissée dans son scénario de
“Barbe-Bleue” à la séquence où le chat teigneux de Von Sepper se jette sur
Greta (Karin Schubert) et la griffe à l’épaule, la carte postale la plus courue de
Budapest : le Pont-de-la-Chaîne et le Parlement vus en enfilade sur le Danube
depuis les hauteurs de Buda. Derrière était écrit « Non dimenticare mai
Budapest » et la transcription en hongrois « Soha ne felejtsd el Budapestet
szerelmem » (N’oublie jamais Budapest mon amour).

Maintenant, quand on lui demande ce qui l’a poussé à suivre cette filière
cinématographique — ce sont le plus souvent des jeunes gens que le métier
fait rêver — Ferdinand fanfaronne répéter que « Depuis la première fois où on
m’emmena voir un film, c’était “Salomon et la Reine de Saba” (King Vidor - 1959),
avec Yul Brynner et Gina Lollobrigida, j’avais neuf ans, je n’ai cessé de vouloir
être dans le cinéma ou rien ; comme rien était déjà pris j’ai fait cinéma. »
Bien que la formule résonne toute faite elle n’est point dépourvue de
vérité. Car bravant par la suite l’interdiction parentale — à défaut de l’élever
père et mère savaient interdire — il dépensait tout l’argent de poche que lui
refilait en cachette sa Mémé-chérie en séances de l’après-midi à l’Exelsior ou
l’Alhambra de sa sous-préfecture tranquille et proprette. Acteurs célèbres et
starlettes peu vêtues le laissaient de marbre, c’était la mise en scène qui
l’attirait. Et il faisait rejouer à ses soldats de plomb en plastique, dans des
décors de son jeu de construction en bois, les séquences en cinémascope et
technicolor qui l’avaient émerveillé sur l’écran. Péplums et films moyenâgeux
de préférence, westerns, romances et policiers le barbaient. Ou bien il leur
inventait de nouvelles aventures. Concevait, choisissait, dirigeait. Imaginait
des mondes merveilleux, événements fantastiques et personnages épiques.
Exigeait des moyens de tournage hollywoodiens au service de ses mises en
scène pharaoniques. Travelling d’un kilomètre sur mille cavaliers cosaques à
la charge sabre au clair ; déferlantes artificielles en studio emportant par-
dessus bord des matelots et le mousse ; cascade d’hémoglobine
ensanglantant les méchants ; orchestre symphonique, regards mouillés et
trémolos pour le baiser final consacrant les gentils. Sorti des poncifs de
l’enfance, sa vision romanesque par la suite heureusement s’assagit.
Son premier contact avec les gens de cinéma, comme on dit des enfants
de la balle, eut lieu durant l’été 66. Il avait 17 ans et ses parents s'affrontant
"grave" pour motif d'infidélités maternelles graves, et sa Mémé-chérie pleurant
du soir au matin sur les décombres du cataclysme, personne ne s’était inquiété
outre mesure qu’il partît avec Chantal, son amoureuse de l'époque, guitare en
bandoulière et carnet de chansons en colère. « Débrouille-toi pour ne pas lui
faire un enfant » s’était seulement préoccupé son père. Une amie de Chantal
16

squattait à Fouras le mobil-home de sa tante et les avait invités. Ils se


nourrissaient de peu, du froid, du vite fait, des sandwichs rillettes ou Nutella,
en buvant du lait écrémé et du picrate 11 degrés. Les deux filles passaient la
journée entière à faire trempette et bronzer sur la plage, tandis que Ferdinand
s’y emmerdait énormément. Jusqu’à ce que presse locale lui révélât qu’un film
en tournage à quinze kilomètres de là faisait appel à de la figuration gratuite :
Jacques Demy tournait “Les Demoiselles de Rochefort” (dont Ferdinand avait aimé
“Lola” - 1961, et “La Baie des anges” - 1963). Il fonça là-bas en stop le jour même et joua
des coudes dans la foule des figurants pour approcher au plus près les sœurs
Garnier (Catherine Deneuve et Françoise Dorléac) faire leur numéro sur le podium de la
kermesse. Se trouver à un mètre d’elles deux en contre-plongée l’éblouissait ;
il avait aimé “La Peau douce” (François Truffaut - 1964), un peu moins “Répulsion”
(Roman Polanski - 1965). Mais surtout tombait à pic l’occasion inespérée
d’observer, fureter, s’immiscer partout sur les lieux du tournage. Et revenir le
lendemain. Et le surlendemain et puis chaque jour suivant. Comme il ne quittait
d’un pas ni des yeux chaque nouvelle mise en place et tournage de plan, les
techniciens de l'équipe le repérèrent vite et tentèrent de tenir à distance ce
gamin fouineur qui s’incrustait dans leurs pattes. Et puis voyant à quel point il
était attentif, ne perdait une miette des activités de chacun et voulait tout
comprendre, le premier assistant réalisateur, Claude Miller — Ferdinand était
loin d’imaginer qu’il ferait dix ans plus tard partie de l’équipe de production de
son premier long-métrage “La meilleure façon de marcher” (1976) —, eut pitié
de sa vocation naissante et le toléra demeurer en retrait sur le plateau. Pour
la première fois Ferdinand assistait à un vrai tournage d’un vrai film. Durant
trois semaines merveilleuses et captivantes. Il en ressortit à jamais captif.
Deneuve et Dorléac, Michel Piccoli et Jacques Perrin, le fascinaient moins
que George Chakiris — “West Side Story” (Robert Wise - 1961) était sorti quatre
ans plus tôt — et Danielle Darrieux dont il avait vu presque tous les films au
ciné-club de sa sous-préfecture. Mais il était très contrarié que Gene Kelly ait
déjà tourné ses scènes et soit reparti aux États-Unis. Agnès Varda (Madame
Jacques Demy, dont Ferdinand avait vu 2 fois “Cléo de 5 à 7” - 1962) l’avait elle aussi pris en
sympathie et lui racontait Le Cinéma de ses potes de la Nouvelle Vague. Il en
fut à jamais nouvellevagué.
Revenant à Fouras le soir, Ferdinand retrouvait sa Chantal et sa guitare.
Ils partaient alors arpenter les terrasses du front de mer où il assommait les
vacanciers de ses chansons en colère. La minijupe plus courte que courte de
la jolie quêteuse motivait néanmoins quelques piécettes à tomber dans
l’escarcelle de son chapeau de paille hippy. L’amie avait les jambes peu
rentables et les suivait de loin en fumant des Gauloises.
17

Son objectif avait beau être la mise en scène, Ferdinand ne réalisa jamais
par lui-même un seul film, pas même un court-métrage. Son imagination était
prolifique et fantasque, son monde intérieur foisonnait de richesses et
débordait d’impatiences, mais il excluait qu’une fibre artistique suffisamment
affirmée lui permît de les transmettre et de les faire partager. Il resta assistant
réalisateur dix années durant. Pendant lesquelles il se satisfit de ce rôle de
l’ombre, n’éprouvant que déconvenue modérée de n’avoir évolué créateur
inspiré admiré. Il entrevit de temps à autre qu’il en fût cependant capable, mais
invoqua des hasards et circonstances ayant fait obstacle à ce qu’il le devint.
Caroline le soupçonnant à son tour de capacités récusées, elle l’avait un
moment poussé ; puis mesurant ses limites de confiance en lui et d’espérance,
elle avait renoncé. D’abord second assistant, puis premier, il s’était rapidement
forgé la réputation d’être parmi les meilleurs de la place à ce poste. Voire LE
meilleur. Et travaillait très au-dessus du tarif syndical sur des productions à
gros budgets. Il assista de grands cinéastes (Losey, Malle, Altman, Resnais),
d’autres moins grands, et quelques presque mauvais lorsque ne se présentait
nulle autre proposition et que rester inactif lui était insupportable. Ferdinand ne
retint des films auxquels il participa que la fierté d’avoir été de celui-ci ou
s’empressa d’oublier celui-là. Et puis, par un concours de circonstances
inattendues — les concours de circonstances sont rarement élaborés, on les
appellerait sinon plans de carrière — il se retrouva passer de la réalisation à
la production. Après avoir pendant dix ans repéré des décors, supervisé des
castings, fait évoluer des armées de figurants, consolé des crises de nerfs de
jeunes premières, encaissé des caprices de vedettes et coups de sang des
producteurs, il gère désormais des budgets aux montants parfois faramineux,
arbitre les exigences de la mise en scène, dirige un escadron d’adjoints,
coordonne avec eux les conditions de tournage et la vie pratique d’une équipe
de 200 personnes. Cela s’appelle “directeur de production”. Dans les films
d’avant-guerre la fonction donnait droit à un carton solo dans le générique
début, le nom du dir-prod est dorénavant écrit tout petit au milieu d’une
interminable liste de participants divers dans les déroulants de fin.
Échec non, n’ayant rien tenté il n’a par conséquent rien échoué. D’autant
plus qu’il estime avoir brillamment mené sa carrière professionnelle et réussi
sa vie personnelle. À défaut d’avoir dirigé baisers et trémolos des gentils et
zigouillé les méchants de ses élucubrations enfantines, il se flatte d’avoir fait
la vie belle à sa famille et ses enfants. Certes il était peu présent et Caroline a
fait le plus gros du boulot, il porte néanmoins très profondément ancré en lui
le sentiment paternel de les avoir de ses propres mains mis au monde.

* * *
18

Évidemment ils font chambre à part.


Depuis dix ans.
Depuis la tragédie.
Pyjama à rayures, lit en draps bordés et édredon de plume pour lui,
souvenir de pensionnat ou de mère poule ? Couette matelassée et nuisette
de coton pour elle, zéro souvenir identifié.

Ils ont de l’argent, la femme de ménage vient tous les matins retaper
les chambres, nettoyer la cuisine, remplir et lancer le lave-vaisselle (ils
partagent la machine), alterner les lessives (ils ont chacun la sienne) et les
repassages (fer commun). Quitte à se déchirer, autant que ce soit au
propre, dans du nettoyé et du sans pli, avec les lits faits, la cuisine en ordre
et le linge rangé. Ils salissent peu, l’aspirateur suffit une fois par semaine.
Ne s’envoient point les assiettes à la gueule, ce serait trivial, et ils
respectent la nourriture. Ils ont aussi chacun leur salle de bains, baignoire
en fonte émaillée pour monsieur, douche à l’italienne pour madame.
L’appartement ne disposait à l’origine que d’une seule salle d’eau, c’est
la chambre du petit ange qui devint la seconde. Chacun ne voulut
conserver de l’enfant que ses propres albums de photos. Et se voua à
jamais une rancœur infinie dévorée de fiel intarissable.
19

C’est elle, toujours elle, qui fait le déplacement.


Selon une fréquence sinon immuable du moins assez régulière,
environ tous les huit à dix jours. Au plein milieu de la nuit, quand la ville
dort et que la rue se tait. La seule fois où lui osa s’y risquer elle le chassa
en hurlant de terreur, tel un condamné réveillé à l’aube pour être conduit
à la guillotine. Il ne recommença plus. Elle renforça sa porte d’un gros
verrou de sûreté.
Elle entre nue à pas de loup dans la chambre, il ne ferme jamais à clé,
et allonge avec précautions sous le drap son corps à elle filiforme le long
de son corps à lui rebondi. Il ne se réveille pas tout de suite en général.
Elle s’applique d’abord à accorder son souffle sur le rythme du sien, il est
rare qu’il ronfle. Lorsqu’elle estime qu’ils respirent à l’unisson et qu’entre
eux cela marche tout seul, qu’ils survivent ensemble c’est-à-dire, elle lui
cherche le pénis à travers sa braguette de pyjama. Le saisit du bout des
doigts comme on câline la patte du chat — ce qui fait en général tressaillir
l’oreille de l’animal, les humains en sont incapables. Puis l’empoigne à
pleine paume et entreprend un branle mécanique, ni violent ni paresseux,
juste raisonnable et suffisant. Il ne tarde guère alors à se réveiller. Frémit
de peau, se cambre de corps, gémit de gorge et l’encourage à continuer. Il
dort volets fermés, un noir d’encre enveloppe la pièce, si leurs regards se
croisent, ce qui ne pourrait être qu’involontaire, ils ne se voient pas. Quand
elle sent le membre avoir suffisamment durci, elle plaque l’homme sur le
dos et monte à califourchon s’empaler sur lui.
Outre qu’elle est nue en position d’Andromaque et lui resté dans son
pyjama, ils s’accouplent normalement. Ardemment, tendrement, comme
s’ils faisaient l’amour. Cela dure le temps ordinairement admis pour
copuler communément. Elle jouit toujours la première. Ce n’est pas qu’il
s’efforce galamment de l’attendre, c’est seulement le déroulement usuel
de leur enchaînement orgasmique. L’étreinte achevée ils s’apaisent
conjointement repus. Demeurent le temps habituellement admis pour
revenir à soi une main affectueusement posée sur le sexe l’un de l’autre,
Elle est également toujours la première à dire les mots, toujours les
mêmes, à les murmurer à peine audibles à son oreille.
— Mon homme, mon mari, mon amour…
Il les connaît par cœur, prononce à son tour la réplique consacrée.
— Comme je t’aime… Mon ciel, mon eau, mon souffle…
20

Il en sait fatale et sans échappatoire la conséquence mais le rituel veut


qu’il ajoute :
— Ma vie, mon bébé, mon tout-petit…
— NE M’APPELLE PAS COMME ÇA BORDEL ! rugit-elle alors.

Puis s’arrache du lit comme une bête, comme une brute, comme pour
assassiner. S’enfuit dans sa chambre et tire le verrou. Se blottit dans son
cocon de nuisette coton et de couette matelassée. Et pleure de toute son
âme et de tout son corps sans une larme sans un sanglot.
21

Marie-Fleur
et
Mary-Lou
22

jeudi 12 avril 2001

Depuis le 1er janvier on paye en “euros”. “ECU” avait été primitivement


plébiscité pour “European Community Unit”, mais les Allemands le récusèrent,
rechignant à payer leurs emplettes en “Vaches” (die KUH outre-Rhin). Pour les
sommes importantes Ferdinand continue de multiplier par 6,55957 afin d’être
sûr de ce que cela fait en francs.
En trente années son visage a pris quelques rides bien sûr, et ses tempes
des nuances poivre et sel. Devenu paresseux du blaireau, il arbore désormais
une barbe dite “de trois jours”. Grisonnante, presque blanche, et Caroline se
demande pourquoi son poil au menton s’obstine à pousser plus clair que ses
cheveux et ses toisons. Mais il n’est que faiblement atteint de tour de taille
ventripotent, ni son visage ne présente de bajoues ou mollesse aux paupières,
ni n’est privé d’acuité son regard.

Il est planté comme un menhir sur un trottoir roulant de Roissy-CDG.


Emporté par un mécanisme obligatoire vers une destination déterminée. Des
voyageurs pressés le dépassent. Lui est simplement en attente que quelque
chose suive son cours et d’aller récupérer sa valise au Baggage-Claim hall
2B. Il a les traits tirés, le regard creux. Se sent cotonneux, flageolant, jet-lagué.
Et sale. Il arrive de Novosibirsk. Deux fois 4 heures de vol, Aeroflot puis Air
France, 5 heures d’escale à Moscou, et 5 heures de décalage
horaire maintenant qu’on vient de passer à l’heure d’été. Il revient de son
quatrième et dernier séjour en terre sibérienne. Les trois précédents se sont
succédé durant les dix mois de tournage d’une série internationale HBO-
Bavaria-ORT-Canal+, énième remake en 8 épisodes d’une version
glamourisée de “Guerre et paix”. Il est resté plus longtemps que lors de ses
premiers voyages, presque trois semaines. Devant une montagne de dossiers
de finitions à répartir entre ses régisseurs et ses comptables. États financiers,
factures, rapports et bilans. Des rendus de matériels à n’en plus finir. Des
dizaines de robes et parures précieuses, centaines de chemises moujiks,
milliers d’uniformes militaires. Des armes d’époque, des traîneaux, des
calèches, des écuries provisoires. Des machines à vent, canons à neige,
groupes électrogènes. Des barnums cantines, des loges algécos, des WC de
23

chantier. Démonter le wagon-grue-travelling spécialement assemblé pour


filmer en continu la chevauchée cosaque harcelant sabre au clair la Grande
Armée. Quelques affaires véreuses également : expertises truquées, rackets,
chantages sexuels. Que du crapoteux qui pue la Bratva (mafia russe). Les
producteurs et avocats new-yorkais redoutaient que la police locale ne se
montrât permissive et les juges à la botte des caïds. La police fit au mieux de
ses moyens et la justice au moins mal des siens. Pour le reste, la ligne
budgétaire “russitudes imprévues” s’en trouve de seulement 9 millions de
roubles dépassée, environ 150 000 dollars, broutille dans le coût total de
production. Le boulot de Ferdinand s’arrête là. La fin d’un très long tournage
s’avère toujours aussi libératrice pour les équipes de réalisation qu’ingrate
pour celles de régie et de production. Les derniers jours furent particulièrement
ardus cette fois-ci. Ferdinand n’y répugne point. Ferdinand n’aime rien tant
qu’avoir les mains dans le cambouis, remettre d’aplomb des dérapages, partir
après tout le monde et arriver le premier le lendemain matin.

Le trottoir roulant transporte avec inexorable régularité des passagers


qu’on dirait mannequins de vitrines alignés figés sur leur chaîne d’assemblage.
Progresse à même lenteur que le temps. N’en finit pas de finir comme s’il
menait au bout du monde. Et arrive en fin de course, « Moi aussi j’en
approche » vient à l’idée de Ferdinand. Mais il la balaie aussitôt : abattement
temporaire, coup de blues sans consistance ni conséquence, banale asthénie
du voyageur. Une gêne pourtant l’envahit. Comme une aigreur, un inconfort.
Une sorte d’embarras d’être importun en ce lieu familier. Intrus, migrant,
réfugié malvenu. Mal à sa place d’être revenu chez lui.
Privilège abonné Fréquence Plus, la gueule de délivrance des bagages
crache sa valise parmi les premières. Il sent sa main être moite et hésiter à en
saisir la poignée, comme doutant d’avoir identifié à coup sûr la sienne et obéir
à un bras subitement affranchi de son commandement.
Pendant ses 5 heures de transit à Moscou, Ferdinand s’installa dans un
fauteuil club du salon VIP d’Air France pour y lire les gros titres de la presse
française en grignotant des douceurs. Elle datait d’hier : la grève SNCF est
reconduite - les Pays-Bas légalisent l’euthanasie - Yasser Arafat et Ariel
Sharon à deux pas de la guerre - affaire Grégory, la cour d’appel de Dijon
clôture l’instruction. Puis il continua de travailler à ses rapports financiers sur
le clavier de l’iBook Blueberry que lui offrit Caroline pour Noël et ses 50 ans
cumulés (il est né un 29 décembre, “Capricorne”, dont il est doté de nombreux
traits de caractère : réfléchi, prudent, renfermé, travailleur obstiné, parfois
antipathique et distant, et voulant toujours décider de tout). Juste avant
d’embarquer il acheta pour elle au duty free un maxiflacon de son parfum (du
24

Chanel à Moscou !!!), un ours de Sibérie pour Marion (elle collectionne les
peluches), et un tee-shirt “мне нравится Россия” sur fond blanc-bleu-rouge
pour Sébastien, cela veut dire “j’aime la Russie” paraît-il, ses copains de lycée
n’iront pas vérifier.

Il sort du hall et prend la queue des taxis derrière un couple de seniors


poussant à quatre mains un chariot où s’empilent trois énormes valises.
Ferdinand leur trouve une tronche cramoisie à revenir des Seychelles. Les
voitures en chargement se succèdent sur deux files sans interruption, il n’aura
pas longtemps à attendre. Il déteste attendre. Papy et Mamie dégoulinent de
stress, le chauffeur rudoie leurs bagages en les enfournant dans son coffre, ils
chevrotent des réprimandes. La Samsonite de Ferdinand est de contenance
moyenne, bosselée rayée, la même depuis vingt ans, elle sera plus facile à
charger. Revient d’un seul coup l’attaquer le même dérangement qui
l’oppressa tout à l’heure, une pesanteur, une espèce de nausée. Doublée de
cette confusion redoublée qu’il n’est pas d’ici, qu’il n’a rien à faire en ce lieu.
Lui ne transpire pas, sa face est très pâle.
Il se souvient s’être souvenu dans l’avion de vols antérieurs. Ce devait
être à 10 000 mètres au-dessus de la Biélorussie ou de la Pologne, de si haut
les deux se ressemblent, de plus bas aussi probablement. S’être souvenu de
ses retours de pays de l’Est d’il y a 29 ans. Il n’y était plus retourné depuis le
Barbe-Bleue de Budapest, n’avait plus travaillé ensuite à l’étranger qu’en
Espagne, Irlande, Canada, Tunisie et Mexique. Jusqu’à ce Guerre et Paix
pendant des mois en Sibérie. Il se rappelle combien avait été communicative
la panique collective en cabine de l’Antonov sous les éclairs des Carpates, et
flageolantes ses jambes d’atterrir sain et sauf. Combien il versa de larmes
d’avoir abandonné Gabriela la brune gardienne de chat, et fut honteux penaud
d’en inonder le chemisier de la script-girl. Aléas mémorables, instants
inestimables, personnes inoubliables, les souvenirs n’ont de force que celle
qui les ranime ; parce que la mémoire et la vie c’est la même chose : une
vigueur organique, essentielle, une source. Aujourd’hui le vol fut ordinaire et
paisible. Caroline l’attend à la maison depuis trois semaines. Elle aura enfilé
des dessous blancs sous une robe neuve, dressé sa table de fête et mijoté un
dîner gourmand de retrouvailles.

La panique de Ferdinand est aujourd’hui individuelle et non contagieuse.


Il arrache sa valise des mains du chauffeur qui s’apprêtait la charger.
S’échappe à enjambées de sept lieues. S’engouffre en fuite dans l’aérogare,
tel un gibier pourchassé plongeant en son terrier. Se réfugie à l’abri du dedans.
Se sauve du dehors qui allait l’engloutir.
25

Et il reste planté là.


Comme égaré au milieu du hall sa valise à la main.
Il se sent vulnérable, il est terrifié.
Se voit à deux pas de commettre une énorme sottise.
Un séisme de magnitude Richter l’explose et l’éparpille. Le dénonce
frauduleux, le relègue clandestin. Le juge père déserteur et mari renégat. Fautif
insensé condamnable, ou acculé dupé non coupable ? Prémonition méprise,
ou révélation malentendu ? La goutte d’eau existe ; même si on ne sait quel
cheminement compliqué, sinueux, labyrinthique, elle emprunta pour
arriver dans le vase et le faire déborder. Les synapses s’embrouillent dans
son cerveau et asphyxient sa raison. Il a soif. Il a peur. Il est blanc. Et gelé.
Commence à transpirer. Être aimé des siens est un fléau, les adorer une
effraction, se savoir attendu d’eux un désastre et le bonheur un boulet de
forçat, tente-t-il de se disculper. Avant qu’il s’en épouvante et s’en accable, et
que l’ombre de la faute grossière ne le recouvre tout entier.

Sa crampe nauséeuse ne le quitte plus, lui devient familière. Comme une


remontée acide, une résistance affirmée, une fronde, un refus déclaré. Il lui
semble errer apatride en territoire hostile. Tout juste expatrié trois semaines
en mégapole sibérienne et revenu émigré inopportun en terminal 2B. Loin de
sa maison, absent de Caroline. Rejeté sous verrière climatisée. Dérouté en un
grouillant désert rugissant de silence réverbéré. Fourvoyé chétif à contre-
courant des voyageurs en partance — il ne craint pas ceux qui reviennent, il
en vient. Il ne sursaute à nulle annonce haut-parleur, ne pleure nulle
amoureuse brune. Caroline est blonde, vraie blonde. Caroline l’attend. Et aussi
Marion et Sébastien — ou plutôt Sébastien et Marion, le garçon est l’aîné. Mais
surtout Caroline. Ils étaient un jour venus tous les trois l’attendre ici, il revenait
du Canada. Marion brandissait fichée au bout du parapluie de sa mère une
pancarte où elle avait tracé en rouge The big boss ; ils avaient bien ri et
s’étaient bien embrassés.
Son malaise oppresse Ferdinand. Vire tournis, griserie d’alcool, tourbillon
de bal. Il voit des formes, des figures, des mouvances. Des turbans, des
boubous, des saris. Des cravates, des chapeaux, des couleurs et des gris. Le
hall des partances s’arrondit en lente longue courbe. Son pavage luit telle une
étendue liquide. Des voyageurs s’y reflètent en antipodes, tirant des valises
gonflées de vacances ou un bagage léger. Une famille à peau foncée pousse
une pyramide d’exil sur un chariot d’espérances. Le panneau géant des
départs réactualise toutes les dix secondes son affichage en des cliquetis de
castagnettes, égrène des villes et rapetisse le monde. Des anxieux s’y
attardent, vérifient leur vol, le vérifient à nouveau et revérifient encore. Ceux
26

en valisette cabine s’assurent d’un À l’heure / On time et se hâtent vers


l’embarquement. Une femme le frôle, se presse rattraper son horaire, un
homme le croise qui ne l’a pas vu. Des personnes. Des gens. Personne.
Ferdinand leur est invisible. Il tire son bagage à roulettes tel un toutou docile.
S’assied sur un banc à côté d’un quelqu’un. Éponge son front qui maintenant
sue glacial, il a la bouche sèche. Se remet debout, il a chaud. S’essouffle,
respire mal. Il cherche des yeux où se trouve la sortie. Il la connaît par cœur
la sortie, il l’a traversée il y a cinq minutes. Où sont les panneaux indicateurs,
les directions de survie ?… Ça leur enfumerait le ciboulot, là-haut, aux
architectes de ports d’attache, d’indiquer la sortie ?… Des flèches, des
panneaux, des signaux pour ne pas se perdre. Se perdre, quelle rigolade ! se
perdre de vue, se perdre de vie, quelle idée ! il craint bien davantage de se
tromper. Les flèches lui sautent aux yeux, il les avait sous les yeux. Elles
signalent tout : les halls les portes les parkings, les boutiques les restos les
toilettes, lui flanquant une subite envie d’uriner. Elles se situent au bout du hall
les toilettes, aux confins de l’étendue de marbre. Il se soulage entre deux
quelqu’un. Se lave les mains entre deux quelqu’un d’autre. La grande glace lui
renvoie son image : la crampe nauséeuse n’affecte pas son visage, ne creuse
ses traits ni ne le montre plus vieux ni moins identique. Le miroir ne reflète que
lui-même. Que le même lui-même. Il ressort dans le hall, s’en souvient par
cœur de la sortie : toujours tout droit jusqu’à la sortie. Les tempes lui battent
comme s’il avait couru « Je devrais me rasseoir » se soucie Ferdinand. Il lui
faudrait de l’air frais. « Il me faut de l’air frais » se soucie Ferdinand. « M’en
fiche d’être fou, salut la compagnie » s’en fiche Ferdinand. « Tu cherches quoi
là, tu vas où ? » crie à voix haute tout bas Ferdinand.

Il se rassied sur son banc, le sien.


À la place d’à côté car un quelqu’un a pris la sienne.
Il ouvre son portable. Vaut-il mieux annoncer vers quelle heure il prévoit
d’arriver, en taxi il en aurait pour 40 à 45 minutes, ou débarquer à l’improviste
coucou c’est moi ? Un texto de Caroline piaffe d’impatience « Grouille-toi mon
chéri, on t’attend ! », enluminé d’émoticônes petit cœur et bouche-baiser —
elle est coutumière des messages enluminés fleur bleue. Il imagine son visage
lorsqu’elle qu’elle tapa le texte. Son visage doux au regard tendre. Et son index
choisissant une à une les lettres sur le mini-clavier. Rata-t-elle un mot et dut
recommencer sa frappe ? S’irrita-t-elle de sa maladresse, sourit de sa fébrilité,
hésita cliquer sur envoyer ? Non, Caroline peut cafouiller les caractères mais
n’est pas femme à tergiverser ses sentiments. Ferdinand a beau la savoir
rompue à ses missions lointaines, telle une femme de marin, il redoute chaque
fois que rien ne soit plus auprès d’elle comme tout était avant. Une usure
27

d’absence, lassitude d’attente, pourraient-elles un jour entamer sa


constance ? — comme cela se produisit et se termina mal chez leurs amis
Denis et Joséphine. Ou surgir un autre homme qui l’emmènerait sur un
nouveau chemin ? Elle est si belle, vieux barbons et jeunes coqs du Quai
d’Orsay ne doivent pas manquer de lui courir après. Il ne conserve sur lui
aucune photo de ceux qu’il aime. Ni de Caroline ni des enfants. Son monde
intérieur n’ayant jamais cessé de déborder de richesses il préfère les imaginer.
Se projeter leur image. Entendre leur rire, leur voix. Sentir leur odeur et palpiter
de leurs ondes. Penser les visages qu'on aime sans en contempler les traits
c’est les aimer sans jamais les quitter. Il ne pourrait vivre sans eux. Sans elle.
Ferdinand ouvre son téléphone et tape un SMS pour Caroline.
28

Elle a quitté une heure plus tôt le ministère afin de préparer son repas de
fête. Comme elle ne trouvait pas d’idée nouvelle et se sait médiocre cuisinière
elle a suivi la recette “Un dîner aux chandelles” sur une page arrachée au
Marie-Claire de sa secrétaire. Elle a dressé la table avec leurs antiques
cadeaux de mariage : nappe blanche brodée Turpault, couverts Christofle et
verres Baccarat ; si elle ne sort pas pour ces occasions-là tous ces bidules
insortables quand les sortirait-elle. Elle a mis un Ruinart et un sauternes au
frais, et carafé un madiran que recommande la recette. A pourvu de bougies
neuves les photophores et éparpillé des pétales de verre opalin entre les
assiettes. Caroline adore ces gouttelettes joyeuses « Cela fait cailloux Petit
Poucet retrouvant son foyer » tient-elle tête à Marion qui en conteste l’utilité
« Plus ringardos-craignos tu meurs Maman » ; elle est coutumière également
des formules lyriques à trois sous, autant que l’est sa fille de tout critiquer. La
petite est rentrée du collège à la même heure que son frère du lycée. Ils sont
censés avoir terminé leurs devoirs avant qu’arrive leur père mais commencent
comme à l’accoutumée par traînasser devant leurs écrans. C’est fête ce soir,
Caroline se retient de les houspiller. Elle a acheté un bouquet de tulipes
blanches chez la fleuriste d’en bas ; pour elle, Ferdinand est peu sensible aux
décorations florales. Et des dessous neufs un peu luxe, blancs aussi, en coton
fin, auxquels Ferdinand se montrera très sensible et les lui retirera. Ainsi
qu’une petite robe toute jolie toute simple chez agnès b.

Après avoir été quatre ans locataires d’un deux-pièces de 38 mètres


carrés meublé tout Ikea, ils achetèrent sur plan et à crédit un appartement
spacieux dans un immeuble noyé de verdure sur les hauteurs de Meudon. À
l’époque passablement au-dessus de leurs moyens, ils avaient dû brandir au
banquier le salaire haut fonctionnaire garanti de madame pour lui faire avaler
les contrats de saltimbanque intermittent de monsieur. Diplômée Bachelor de
Sciences Po, Caroline avait renoncé à poursuivre un Master afin d’entrer plus
vite dans la vie active ; recrutée fraîche émoulue au Ministère de la
Coopération, elle avait depuis franchi les échelons et intégré les Affaires
Étrangères. La maison de Lomagne en revanche ils l’ont payée comptant,
retapée et aménagée au fur et à mesure chaque année, et appelée “Le
Bastion”. Pas pour “retranchement fortifié”, pour Sé-Bast-ien et Mar-ion.
29

Elle a suivi à la lettre les instructions de la fiche cuisine, Caroline goûte


son tajine d’agneau aux pruneaux et amandes et le trouve très réussi ; au resto
Ferdinand adore ça, il ne faudrait pas que le sien le déçoive. Pour le foie gras
de l’apéro nulle inquiétude, il vient de chez Lalanne à Lectoure, elle en rapporte
chaque fois qu’ils reviennent de Lomagne. Foie gras, tajine, boulgour et pois
chiche, plus roquefort et tiramisu, cela va peut-être faire un peu beaucoup…
pas grave, il en restera ; du moment qu’il oublie pirojkis, bortsch et bœuf
Stroganof… Et champagne plus Sauternes plus Madiran ne risquent-ils pas de
les assommer un tantinet pompettes ?… Pas grave, elle veillera à ce qu’ils
n’aillent au bout de chaque bouteille, il ne faudrait pas qu’il s’endorme sitôt
couché.
Zéro nouvelle, zéro message, zéro téléphone. Ferdinand s’est toujours
montré extrêmement parcimonieux à utiliser cet ustensile qu’il juge
envahissant et inquisiteur, hors urgences, retards et n’oublie pas. Mais quand
même il exagère. Elle a envoyé son SMS peu avant de quitter son bureau, il a
dû le découvrir en débarquant à Roissy. L’a écrit télégraphique minimaliste,
sinon il ne lit pas la fin. A raté des lettres, râlé pesté et dû corriger, puis éclaté
de rire devant sa maladresse de gamine impatiente. Les infos aéroport
confirment que le vol AF de Moscou s’est posé à l’heure, ce serait trop
demander que d’espérer de son mari qu’il donne signe de vie ?
Elle ne peut s’empêcher de se souvenir qu’il avait une fois complètement
cessé de l’appeler. Parce qu’une autre femme était entrée dans sa vie. Mais
oui, cela lui était arrivé à elle aussi, comme à Anne-Marie avec son sale type
de premier mari. Ferdinand était parti, il était revenu, elle avait pardonné. Ni
l’un ni l’autre n’en ressortit néanmoins tout à fait indemne. S’il eut d’autres
aventures elle ne les connut pas. Et si une pute russkoff osait plus de quinze
secondes poser sur lui ses yeux de pute — la main, la peau, son cul, et puis
quoi encore — elle sautera dans le premier avion et foncera lui arracher les
yeux, exploser la chatte et découper les nibards en rondelles de salami.
Comme le fit Elizabeth Taylor à Budapest, lui raconta Ferdinand, quand des
commérages fuitèrent que son Richard allait succomber aux simagrées d’une
allumeuse. Liz ne la mutila pas, juste sauta dans un avion, fit savoir qu’elle
arrivait et l’allumeuse se sauva. La pauvre, il y a le double d’heures de vol de
Los Angeles à Budapest que de Paris à Novossibirsk, se marre Caroline…
Mon chéri, appelle-moi, s’il te plaît.

De Ferdinand, Caroline dirait qu’il est parfois difficile de savoir ce qui lui
passe par la tête. Bipolaire serait très exagéré, léger cyclothymique convient
davantage. Et secret, taiseux, hermétique, sachant refermer à triple tour sa
30

coquille. Il n’y a que lors des rapports amoureux qu’elle le sent se fondre
complètement en elle et lui appartenir. Pas de façon possessive, il y a
longtemps qu’elle a renoncé à toute prétention propriétaire, mais ne former
dans les bras l’un de l’autre qu’un seul être unique uni tous deux ensemble.
Elle eut un nombre raisonnable d’amants avant lui, mais aucun, que la liaison
fût éphémère ou dura quelque temps, ne lui fit éprouver de ravissement et de
bonheur comparables. Leur union dure depuis 19 ans de confiance et d’amour,
sans une once d’usure. Ils ont réalisé tant de belles choses en duo. Mis au
monde et élevés deux beaux enfants, choisi leurs lieux de vie, les ont vécus
en lieux de vie belle, réussi une famille ordinaire et comblée. Bien malin qui
saurait dire si les longues séparations qu’imposent à Ferdinand ses tournages
répétés menacent la pérennité du couple, ou au contraire participent à son
équilibre et sa continuité.
Rien ne détourne mieux d’attendre que de se souvenir. Caroline se
rappelle combien ils s’étaient d’abord déplu lorsqu’ils montèrent ensemble 12
étages d’ascenseur — ainsi qu’il est de bon ton qu’un homme et une femme
restent sur leur garde dans un ascenseur. Quand il l’avait invitée à manger des
crêpes, elle si perpétuellement en retard était arrivée en avance ; il sortait de
sa douche en peignoir éponge, des moutons de shampoing encore accrochés
dans les cheveux.
Son portable grésille annonçant un message. « C’est pas trop tôt, s’agace
Caroline, quand même il exagère. »
Je suis depuis des plombes dans une réunion fleuve avec tout le
staff en branle-bas. C’est tombé tout d’un coup, n’ai pas pu te
prévenir plus tôt, désolé. Ne pourrai pas rentrer ce soir. Désolé. Je
ne peux pas te parler longtemps. T’en dirai plus dès que je saurai.
Je t’aime.
31

Un jeu de clés reste toujours en secours chez les Garrigou. Ils habitent
un pavillon Phénix à l’orée du village, avec carport pour une voiture, enclos
grillagé pour six volailles et clapier béton pour trois lapins (ils ont zéro enfant).
Le couple travaille en Emploi Service pour les Durand depuis qu’ils ont acquis
la maison. Lui s’occupe des extérieurs, entretient les arbustes, les pelouses et
la piscine ; elle, de l’intérieur, ménage et lessives. Ils sont très surpris de
découvrir Ferdinand sonner si tard à leur porte, il est onze heures passées.
« Dans une voiture d’un rouge qu’on a cru les pompiers et qu’on allait bientôt
s’coucher ». Et tout seul. Caroline, elle, vient souvent sans lui pendant les
vacances scolaires, avec les enfants et de la famille ou des amis. Elle prévient
Yvette ou Jojo la veille en général (ils s’appellent tous par leurs prénoms). En
hiver pour qu’ils allument le chauffage, en été pour qu’ils ouvrent les volets et
aèrent les chambres, et elle a son trousseau perso évidemment. Mais lui, c’est
la première fois qu’ils le voient se pointer à l’improviste, sans prévenir et sans
clés. « Ce serait-il de l’eau dans l’gaz chez les Parisiens ? » suppute
Ferdinand cogiter les Garrigou. Il pourrait les rassurer, plaisanter que si
Caroline est haut fonctionnaire au Quai d’Orsay et que lui fait son cinéma à
l’étranger il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’ils finissent un jour ou l’autre par
se rater. Mais il s’amuse de laisser les Garrigou cogiter sur les Durand. Il n’a
pas du tout pensé à leur téléphoner. C’est ballot, depuis cinq heures qu’il a pris
sa décision d’aller jusqu’au bout et qu’il arrive enfin ici, les radiateurs auraient
eu le temps de réchauffer un peu les pièces. Jusqu’au bout de quoi ? ce ne
peut être ici le bout. Ce serait un trop petit bout. Un bout trop familier, trop
partagé. Mais on oublie les choses essentielles lorsqu’on a l’esprit chambardé,
Ferdinand était trop abasourdi par le forfait qu’il allait commettre : ne pas
rentrer chez lui.

Il restait des places dans le Roissy-Toulouse de 18 h 30. Et une voiture


chez le premier loueur en arrivant à Blagnac. Une seule, rouge vif qu’on croirait
les pompiers. La maison est restée inoccupée depuis les vacances de février.
Quand Caroline était descendue avec les enfants, sa sœur son beau-frère et
leurs deux petits. Sans lui évidemment, c’était trop compliqué de revenir de
Russie pour si peu de temps. La cuisine est vaste, elle tient lieu de pièce à
vivre. Il fait froid et humide. Et sombre, lugubre, inhabité. Avec des odeurs
32

d’évier et de poussière mélangées. Ferdinand allume un feu dans la cheminée.


Il est imbattable en allumage de flambée, même quand la cendre est glaciale
et le petit bois mouillé. Ce qui met en rage Sébastien qui n’y parvient qu’une
fois sur deux avec du fagot sec. Dans la chambre, en poussant au maximum
le convecteur électrique de secours et avec un gros pyjama cela devrait aller
pour cette nuit. Ce ne sera pas pire en tout cas que la fois où ils avaient oublié
de prévenir les Garrigou et où la chaudière avait évidemment choisi ce jour-là
pour tomber en panne. Le thermomètre indiquait 4°. Ils avaient enfilé deux
paires de chaussettes l’une sur l’autre, un tee-shirt sous le pyjama et un
jogging par-dessus, emmitouflé les enfants dans leurs anoraks et cagoules, et
avaient dormi tous les quatre serrés blottis les uns contre les autres sous la
couette comme une nichée de poussins sous la poule. Le lendemain
Ferdinand avait appelé en urgence le chauffagiste et foncé au brico-bazar de
Lectoure acheter un radiateur électrique d’appoint. Il en prit deux.

Il meurt de faim. S’entassent toujours en réserve dans le congélateur des


victuailles prêtes à consommer, Caroline déteste être prise au dépourvu. Il
ouvre un bocal de cassoulet et débouche une bouteille de Buzet.
Il mange à table devant les infos du soir d’FR3 Aquitaine. Outre Sharon
Arafat, Grégory, SNCF, un orage diluvien s’abat sur Villeneuve-de-Marsan,
des malheureux pataugent dans leur living inondé, à nouveau tout est foutu.
Tandis qu’en villégiature à Hendaye, la famille Machin boulotte des gaufres
sous le crachin en pêchant la crevette ; « C’est mieux quand il fait grand soleil
mais du moment qu’on profite ! » révèlent-ils en exclusivité.
Il se verse un fond d’Armagnac de sa collection — dont aucun flacon ne
semble jamais se vider tant il n’en boit qu’à d’exceptionnelles occasions. Il fait
tourner l’alcool dans sa paume, hume ses arômes, le contemple pleurer sur
les parois du verre ballon. Savoure un sucre trempé en canard sur une cuiller
à mazagran (une hérésie selon Jojo Garrigou). S’enfonce dans le fauteuil en
velours pourpre qu’avait chiné Caroline ; sans marchander tant il était « celui
qui m’attendait » et que le brocanteur vantait « Pur voltaire, resté dans son
jus ». Personne d’autre qu’elle désormais ne s’y assoit.
Ferdinand regarde s’éteindre le feu.
Il est fatigué, pique du nez, pourrait bientôt s’éteindre lui aussi.
Il programme la sonnerie réveil de son portable à 3 heures du matin, il
sera 8 heures à Novosibirsk. Puis liste sur une feuille les idées principales du
message qu’il laissera alors à Caroline, elle ferme toujours son téléphone
pendant la nuit, elle ne décrochera pas. Sinon, sorti brutalement de sommeil
profond, il risquerait de bafouiller ses menteries ou d’en oublier. Après quoi il
pourra se rendormir devoir conjugal accompli.
33

- désolé ma douce il m’était difficile de te parler tout à l’heure


- la réunion s’est éternisée jusqu’à point d’heure - me suis
effondré dans mon lit comme une masse
- mais bon, je t’explique : des emmerdements de dernière minute
nous sont tombés dessus - des crapoteux nous cherchent des poux
dans les sourcils - ça pue la Bratva à plein nez
- même les producteurs new-yorkais ont débarqué - ils sont 6
avec chacun sa secrétaire
- je vais devoir rester coincé à Novo quelques jours de plus - ne
sais pas encore combien - au moins 4 ou 5
- donc d’ores et déjà m’annuler chez les Synelle
- allez-y sans moi bien sûr - le grand air et l’altitude vous feront
le plus grand bien - aux enfants comme à toi
- n’aurez pas plus froid en haut de La Chiaupe que moi ici - fait
polaire de chez Polaire, -11° la nuit dernière - pour début avril,
même en Sibérie, c’est sacrément sibérien
- je te tiendrai au courant au fur et à mesure - t’appellerai ce soir,
si je peux
- je t’aime
- j’oubliais : ai reçu une sympathique prime de fin de tournage,
alors pour me faire pardonner ma défection ski de printemps à
La Plagne, que dirais-tu d’aller fêter notre anniversaire de
mariage dans un petit hôtel cosy luxe ? - façon relune de miel
- je t’aime donc disais-je
- finis bien ta nuit, moi je repars au turbin

Ferdinand veut que soit très bavard son laïus. Pour être cru il faut
accumuler les détails, c’est le b.a.-ba de la supercherie, même les menteurs
amateurs ou débutants savent très bien cela. Et Caroline a beau ne pas être
de celles à qui il faut offrir un cadeau pour faire passer la pilule, un week-end
en amoureux dans un hôtel cosy luxe lui fera plaisir. Ce n’est pas la première
fois qu’il annule un projet à tous les deux ou familial. Mais les fois précédentes
ce fut pour motifs professionnels incontestables, tandis qu’aujourd’hui il fraude,
il ment, il affabule. Seule est vraie la “prime sympathique”, alors entre une
semaine à la neige chez les Synelle avec leurs mouflets gueulards mal élevés
et un week-end en amoureux, finalement y’a pas photo.
34

Maintenant que la maison est ensevelie sous une épaisse couche


d’ombre et de silence, maintenant que solitude et liberté se confondent,
maintenant qu’il a fui et qu’il est là, un peu ivre, pas d’Armagnac, d’être parti…
Maintenant Ferdinand n’y comprend plus rien.

vendredi 13

Ferdinand n’est pas superstitieux. Au lever du jour du givre blanchissait


la pelouse. Le soleil l’a fait disparaître, l’herbe retrouve son vert et scintille de
rosée. Il faudra bientôt recommencer à tondre. Inutile de le rappeler à Jojo
Garrigou, il sait très bien tout seul à quel moment chaque entretien doit être
exécuté. Les Durand seraient bien embêtés si n’existaient pas les Garrigou.
Un ballon Mickey dégonflé dépérit sous les hortensias. Oubliés là sans
doute par les petits-cousins en février, Sébastien et Marion ne sont plus en
âge de ballon Mickey. Pour Pâques, c’est après-demain et ils seront au ski
cette année, Caroline devra attendre le pont de l’Ascension pour cacher dans
les murets et les buissons son plein panier de papillotes multicolores. Marion
et Sébastien sont toujours en âge de se chamailler à trouver en premier tous
les œufs de Pâques en chocolat. Caroline sera heureuse de les voir redevenir
gosses.
Ferdinand interpelle un volatile posé sur la pelouse à dix mètres de lui qui
le regarde le regarder : « Vois-tu l’oiseau j’aime être là, pas d’objection ? ». Un
merle ? Marion a beau s’être évertuée, mini-guide illustré “Faune de Chez
Nous” à l’appui, d’inculquer à son père les caractéristiques distinctives des
piafs communs de la région, Ferdinand les confond tous. Quoique noir avec le
bec jaune ce doive être un merle. « Et toi, le merle, aimes-tu être là ? ». La
bête opine du bec jaune. Merle donc, il aurait protesté si on l’avait confondu
avec une espèce inférieure. « Tu préférerais qu’on te laisse tranquille je
présume ? Qu’aucun envahisseur ne vienne piétiner ton territoire et bousiller
tes vers de terre ? ». S’ébrouant des plumes, l’insolente bestiole semble
hausser les épaules. « Ben voyons, tu n’attends que de me voir ficher le camp
de ton gazon, de “mon” gazon ; tout autant que moi qui voudrais t’en chasser…
Mais vois-tu, si j’ai quelques compétences pour commander aux hommes, je
ne sais en revanche comment me faire obéir des créatures animales… Je ne
sais pas non plus comment faire savoir à ceux que j’aime que je les aime. Alors
je ne m’aime pas non plus et je me sauve… Tu comprends cela l’oiseau ?…
Non évidemment… Moi non plus d’ailleurs… Alors OK je te laisse mon herbe,
prends-en soin. Oui s’il te plaît l’oiseau, prends soin du gazon des Durand ».
35

Revenu devant le feu Ferdinand vérifie dans le guide. Plumage et bec


conformes, j’avais bon, c’était bien un merle. Je dirai à Marion que je l’ai
identifié grâce à elle, je la vois d’ici se monter du col d’être promue prof en chef
des zoziaux de Papa. Rien n’est précisé cependant quant aux insolences et
autres traits de caractère de l’espèce. La femelle est décrite plus terne,
plumage gris brun et bec incolore. Dimorphisme et dichromatisme sexuels à
l’avantage du mâle sont une donnée quasi universelle chez la plupart des
animaux supérieurs. Excepté l‘Homo sapiens. Caroline est si belle.

Ferdinand achète de quoi manger à l’Intermarché du village, à la


boulangerie une boule de campagne et La Dépêche au tabac-journaux-Loto.
La pluie le surprend au retour.

Il ravive à nouveau les braises.


Se cale dans le fauteuil de Caroline et regarde renaître le feu.
Des flammèches dansottant au-dessus des bûches provoquent le même
engourdissement cérébral doucereux que des nuages traversant le ciel, ou le
ressac balayant la plage, ou des poissons ondulant dans l’aquarium : une
apathie suave et lénifiante. Dans laquelle peuvent à l’infini se répandre et
galoper les pensées, s’épancher les fantasmes, faner les idées fausses et
fleurir les idées grises. Dans une mouvance répétitive invariable rabâchant sa
rengaine. Et pourtant différente chaque fois. Exactement comme dansottent
les pensées humaines en quelque sorte.

Ferdinand calcule que pour être à nouveau crédible il devra envoyer son
prochain message vers 14 h 00 / 14 h 30, ce qui paraîtra alors à Caroline être
en fin de journée à Novosibirsk.
La pulsion qui l’a saisi hier n’a cessé depuis de le harceler. En même
temps que l’ébranle une gêne diffuse, un remords, une petite honte de
perpétrer le contraire de ce que tous attendent de lui, tous ceux qu’il aime c’est-
à-dire. Il se sent gagné par l’exaltation délicieuse de délictueusement déserter
son foyer. Comme une aventure adultérine, fautive et béate. Il serait bien en
peine d’expliquer par quel processus énigmatique il s’est engagé dans une
telle impasse affective. Afin de se croire redevenu homme libre ? sans femme
ni enfant c’est-à-dire… Il s’en souvient très bien maintenant : dès qu’il s’est
sauvé du taxi il n’a pas une seule seconde envisagé de rejoindre Meudon. Il a
juste triché son retour en sachant déjà qu’il irait “jusqu’au bout”. Jusqu’à cet
énorme tout petit bout d’être là. Assis seul devant le feu. Enfoncé dans le
fauteuil de Caroline. Après lui avoir raconté des bobards et que tous le croient
resté en Sibérie mettre de l’ordre dans des désordres. Tous, c’est-à-dire
36

surtout Caroline. Néanmoins une fierté bravache l’irradie d’avoir osé le faire.
PARTIR. Ou plus exactement osé ne pas rentrer. La crise lui est tombée
dessus d’un seul coup, comme le hoquet, le cafard ou un arrêt cardiaque. Voilà
tout… Un instinct de survie a détourné sa raison et abattu ses garde-fous.
Balayé ses scrupules, saboté ses commandes. Il a beau essayer de
rassembler indices et prétextes il n’entrevoit aucun argument pour justifier sa
fuite… Il a fui. Point final… Sa défection lui paraît insensée. Et si l’insensé n’est
pas rentré chez lui, l’insensé va devoir maintenant demeurer parti… Ferdinand
n’est pas rentré. Ferdinand Durand s’est envolé… Oui, point final et voilà tout.
D’ailleurs il l’a dit à l’oiseau qui, il en jurerait, l’a cru dur comme fer. Autant
que Caroline a gobé ses mensonges. Il jurerait aussi que si elle prenait la
mesure du chaos qui sévit en son cœur et son esprit elle lui conseillerait de
foncer au plus vite “aller voir quelqu’un” comme elle dit ; car dès que le
comportement d’autrui la perturbe Caroline pense psy, analyse et thérapie.
« Compte là-dessus ! s’emporte Ferdinand, tes psys sont comme les putes :
soupapes à couilles les putes, vidangeurs à chaos tes psys ». Elle serait
surtout complètement dépitée de l’entendre divaguer ainsi ses délires.
Stupéfaite et atterrée de découvrir un autre homme caché sous son mari. Un
type insoupçonné. Un inconnu, un avatar. Un zombi auquel elle non plus ne
comprend rien car elle est intelligente. Se désole alors Ferdinand d’une
profonde tristesse. Rendre triste la femme qu’il aime le bouleverse et contrarie
son euphorie. Pile c’est la joie clandestine, face le repentir piteux ; il lance la
pièce en l’air et… et elle retombe sur la tranche ; si si, parfaitement, sur la
tranche. Elle croira mon mensonge, croit Ferdinand, sinon on n’en sort pas.

Il déjeune 100 % local : confit de l’Interma aux sarladaises du congélo, il


s’imagine mal ici préférer choucroute ou bouillabaisse. Menu simple et
fonctionnel s’accordant à son échappée en irréprochable mode échappée :
attraper le dernier avion, voiture de loc, départementales tortueuses, pleins
phares dans la nuit noire, maison glaciale, merle impertinent et clés Garrigou.
Il conserve la graisse de canard fondue dans un bocal, le mettra au frigo quand
elle aura refroidi, pour Caroline, elle la préfère à l’huile pour rissoler les
sarladaises.

Il hésite entre vaisselle dans l’évier ou dans le lave-vaisselle. S’il rentre à


Meudon demain l’évier fera l’affaire. Non, pas demain, pas encore, il a trois
semaines de battement avant de commencer un nouveau tournage. Il enfourne
assiette verre et couverts dans le lave-vaisselle.
37

Le feu réclame 20 coups de soufflet pour repartir, Ferdinand en aurait


donné le double s’il avait fallu. On n’en sort pas sinon : il s’éteint ce con.
Café. Carré de chocolat. Fauteuil Caroline.
Ferdinand s’assoupit. Demi-sieste. Somnolence embrumée.

Il revient à lui. Semi-éveillé. Le feu s’est presque éteint ce con. Ferdinand


le ranime, s’étire, baille, est heureux d’être là. Seul. Déplie La Dépêche.
Quatre pages d’infos de France. Une seule pour le monde. Huit de cahier
régional. Nonagénaire retrouvée morte, des travaux de voirie s’éternisent, huis
clos au procès du tonton pervers, conseil municipal chahuté, la grange part en
fumée. Commentaires et résultats sportifs, rugby on ne peut plus majoritaire.
Le Stade Toulousain recevra Aurillac demain aux “7 Deniers”. Double page
tourisme-magazine, des idées de sorties pour le week-end : vide-greniers à
Fronton, Loto géant à Muret, réouverture du Canal du Midi. Après cinq mois
de chômage hivernal pour consolidations de rives, curages d’envasements et
entretien des écluses, la nouvelle saison de navigation touristique s’annonce
prometteuse. Les loueurs de bateaux et commerçants des étapes s’en
félicitent, ainsi qu’en témoignent Monsieur et Madame Bottacin, tenanciers de
L’Auberge Du Goujon Qui Frétille à Montgiscard. Ferdinand relit depuis le
premier mot l’article, plusieurs fois certains passages, s’invente un cinéma.
Imagine une onde glauque, des roseaux, des échassiers, des lentilles d’eau.
Des ponts, des écluses, des platanes. Des lenteurs, des mouillages, des
paysages sereins. Il part en vague à l’âme, largue les amarres. Embarque
marin d’eau douce marinier des Corbières, navigue capitaine solitaire aux
zéphyrs d’Autan pour quarantièmes rugissants. Double les collines du
Minervois, on dirait le Cap Horn. Grimpe au hunier, déploie le perroquet et
falsifie la chansonnette.
C’est pas l’homme qu’a pris l’canal
C’est l’canal où j’partira
Tatataaa

Il trouve dans l’annuaire trois compagnies de locations de bateau. Une


seule propose une mini-croisière en aller simple jusqu’à Béziers — où existe
un vol quotidien pour Paris depuis l’aéroport Bézier - Cap d’Agde.
Le virus n’attaque qu’en terrain favorable, sur désarrois de certitudes et
monceaux de lassitudes. Comme hier à Roissy un ailleurs le hèle, l’attire un
exode et le saisit un ravissement. Si ce n’est moi qui ne rentre pas qui d’autre
à ma place partira, tatataaa.
Il crâne et s’arc-boute, sa résolution confine caprice de garnement. Un
désir foudroyant. Une impudence, un dérangement ; une escapade une
38

incartade. Une audace folle. Et belle. Fatale comme l’amour, risquée comme
un amour, précieuse comme Caroline.
Il retape à la va-vite le lit, arrose les braises dans la cheminée, coupe le
chauffage, ferme les volets et jette en partant les clés dans la boîte à lettres
des Garrigou.

Lorsqu’il arrive au port la nuit ne tardera pas à tomber, il n’avait pas évalué
aussi long le trajet de Lomagne jusqu’à Homps.
La base nautique de la Compagnie se situe à Homps, Aude, 600
habitants. Ferdinand n’avait jamais entendu prononcer, éternuer, le nom de
cette bourgade occitane, à mi-chemin entre Carcassonne et Narbonne. La
capitainerie et le bureau de location sont fermés, le quai déserté, les bateaux
serrés bord à bord immobiles endormis. Pas âme qui vive. Pas même un chat
pas même un merle. Seulement le clapotis de l’eau qui miroite aux derniers
orangés. Il est vrai que le canal vient juste d’être remis en service et il n’est
pas loin de 20 heures, il ne faudrait tout de même pas demander la lune aux
autochtones hompsois, tatataaa.

Trouver un hôtel en attendant.


39

Évidemment les enfants se montrèrent déçus quand leur mère leur


annonça dépitée que Papa ne rentrerait pas aujourd’hui. Surtout Marion qui
piaffait de lui faire admirer ses éclatantes quenottes, délivrées d’hier de leur fil
de fer orthodontique. Ce n’était pas le moment de faire rouspéter Maman, ils
mirent en vibreur leurs téléphones, éteignirent les écrans et rangèrent les
écouteurs, puis se plongèrent jusqu’au dîner dans leurs livres et cahiers.
La déception de Caroline fut toute autre, d’un tout autre chagrin. D’abord
déconfite, son désarroi enfla peu à peu et elle alla s’enfermer dans la salle de
bains. S’asseoir d’une fesse sur le rebord de la baignoire et se colmater dans
l’isolement et l’amertume. Elle s’indigne de l’injustice et de l’humiliation d’avoir
par amour et pour des prunes quitté plus tôt son bureau, acheté une robe
neuve et des dessous chers, et s’être appliquée à cuisiner un dîner de fête en
suivant une recette compliquée — quand une tuile lui tombe sur la tête, la fierté
de Caroline déguste toujours avant le cuir chevelu. Passer trois semaines sans
Ferdinand elle en a depuis longtemps pris son parti, il y a 19 ans qu’elle
partage ses absences, mais qu’il ne soit pas auprès d’eux ce soir, alors qu’il
claironnait hier au téléphone sa joie de rentrer, c’est dégueulasse. Et injuste.
INJUSTE ET DÉGUEULASSE ! Son acrimonie vire colère noire. Elle peste et
se crispe, engueule la baignoire et lui flanque des coups de pied. Se trouve
nulle et grotesque d’avoir le cœur en miettes et les larmes au bord des yeux.
Que s’est-elle enfermée dans la salle de bains receler son aigreur et cacher
sa tristesse ? quand Caroline souffre elle s’enferme dans la salle de bains.
Elle revient dans le living, ramasse les pétales de table. Lentement. Non
qu’il lui faille ce soir les ramasser avec particulièrement de lenteur, mais elle
est de nature lente et toujours en retard quand elle n’a pas le temps ; que se
presserait-elle maintenant qu’elle a tout son temps. « Tu ne sais pas gérer tes
priorités » la houspille parfois Ferdinand, « Tu n’as que ça, toi, des priorités,
qui ne sont pas les miennes » se défend-elle alors. Elle range les Christofle et
Baccarat, met au cintre la robe toute jolie toute simple agnès b, chiffonne ses
dessous blancs et les fourre dans la commode.
Avec Marion et Sébastien ils dînent comme chaque soir sur la table de la
cuisine où on ne met jamais de nappe. Caroline fait comme si sa contrariété
était bénigne et qu’elle n’y pensait déjà plus, se montre comme d’habitude
mère attentive et enjouée. Les enfants apprécient différemment le menu de
40

retrouvailles manquées des parents. « Il ne sait pas ce qu’il perd le paternel »


baragouine Sébastien bouche engoinfrée de foie gras. « Beurk, moi j’aime pas
ça ce truc-là, ça sent le jus de poulet » simule un haut-le-cœur sa sœur ; puis
elle pignoche le tajine « Le sucré salé excuse-moi, plus personne ne fait ça à
son mari, même pas la mère d’Angèle ». Caroline sourit aux facéties de
Sébastien et ignore les amabilités de Marion, donne le change et déguise sa
déconvenue. Mais elle fulmine intérieurement. C’est la faute à La Guerre et la
Paix et j’emmerde Tolstoï. Je hais la Volga, le Bolchoï, la Place rouge,
Gagarine, les moujiks et les babouchkas. Les enfants repartent dans leurs
chambres. Elle débarrasse, regarde la fin d’une série policière à la télé. Se
démaquille, se couche seule, tarde à s’endormir.

Depuis qu’hier elle enragea de frustration en s’apercevant qu’elle avait


manqué de peu l’appel de Ferdinand, Caroline laisse dorénavant ouvert en
permanence son téléphone. Mais il ne sonna pas durant la nuit. Et ce matin
elle découvre un court SMS.
Rien de neuf ma douce. Je ne sais toujours pas quand je pourrai
rentrer. Il est sûr en tout cas qu’on va bosser tout le week-end.
En attendant c’est cocktail au Consulat, toute l’équipe est invitée,
les collègues m’attendent, je file. Love.

Rédigé à la va-vite aussi laconique que le premier de jeudi, le message


est bien dans les façons de Ferdinand. Il est vrai qu’elle trouverait étrange,
voire suspect, qu’il s’y attarde de façon explicite et volubile ; cela ne lui
ressemblerait guère de se noyer en détails inutiles et formules toutes faites.
Ce qui en revanche exaspère Caroline, et la navre, c’est qu’il reste toujours
aussi imprécis quant au jour de son retour.
Il ne lui vient pas à l’idée que Ferdinand se soit délibérément appliqué à
le rédiger lapidaire. La connaissant comme il la connaît elle aurait trouvé
étrange, voire suspect, que par deux fois consécutives il justifie ses obligations
professionnelles de façon plus explicite et volubile. Caroline n’imagine pas non
plus qu’à six mille kilomètres d’elle il se félicite de ses progrès en mensonge.
Elle croira sans sourciller ce que je lui raconte, se rassérène Ferdinand.
Une femme vous croit parce qu’une femme veut vous croire. Sinon on n’en
sort pas.
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Samedi 14 - dimanche 15

Les horaires placardés sur la porte stipulent 9 heures-midi – 14 heures-


17 heures. Il est 10 heures passées quand arrive en scooter l’employée de la
Compagnie. Sourire jouasse, « Bonjour bonjour », zéro excuse. Ferdinand
exige de ses équipes la plus rigoureuse ponctualité (de Caroline il avait dû y
renoncer) et il en a viré plus d’un pour retards répétés, mais ici il n’est pas le
chef et ne se risque à protester. Se contente d’un regard réprobateur dont la
femme se contrefiche. Elle est joviale, rondelette aux cheveux courts, parle
avec un accent chantant qui caracole et embaume.
— Du coup c’est pour quoi ?
— J’ai appelé hier, on m’a dit que vous proposiez des mini-croisières en
aller simple jusqu’à Béziers.
— Ah c’était vous. Faudra aller jusqu’à Agde, la base est à Agde.
— Va pour Agde.
— Ce serait pour quand ?
— Maintenant.
— Maintenant ?… Tout de suite ?
— Oui. Ça pose problème ?
— Ma foi non mais c’est un peu rare des clients comme ça. Du coup pour
Agde en sens unique je n’ai qu’un seul modèle, un deux cabines six
couchettes, je vais vous le monter dans le port, c’est juste en face.
— Si vous voulez mais puisque vous n’avez que celui-là il m’ira très bien.
— Alors c’est bon. Vous êtes spécial vous.
— Spécial ?
— Rapide je veux dire
S’ensuit la paperasse. Contrats de location et d’assurance, dépôt de
garantie, prépaiement du forfait croisière et des suppléments : aller simple,
linges de couchage cuisine et toilette, convertisseur électrique 12 volts,
convoyage du véhicule au port d’arrivée.
— Le temps que je vous prépare le bateau, revenez dans une heure.
Vous avez déjà navigué sur le canal ?
— Jamais.
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— C’est pas la mer à boire, mais prévoyez quand même une petite
séance de formation avant que je vous lâche. Alors à tout à l’heure.

Ferdinand revient pile-poil une heure plus tard. Le bateau est prêt.
L’employée lui offre le Guide Fluvial du Canal du Midi où sont décrits les
signaux et règles de base de navigation, puis l’initie au pilotage depuis les
commandes extérieures sur le roof. Elles sont assez simples sur ces
barcasses sans permis. Sans se montrer d’emblée aguerri à la manœuvre,
Ferdinand n’est pas non plus le dernier des manchots. Le plus délicat étant de
conserver une trajectoire rectiligne. Avec sa coque à fond plat sans quille ni
dérive le rafiot se révèle capricieux. On doit en permanence anticiper ses
déviations par de légers coups de barre en tenant compte de l’inertie. Une
seconde de retard à réagir et la pénichette fiche le camp droit vers les rives,
quand ce n’est pas dans la rive, et il faut un temps fou pour la redresser.
— C’est juste un coup à prendre. Si vous cognez un brin dans les roseaux
ça nous fera pas le naufrage du Titanic, mais si on peut éviter c’est pas plus
mal non plus.
— Oui, je me vois mal naviguer en zigzag pendant 90 kilomètres.
— Vous verrez, on s’habitue vite. Du coup vous ferez vous-même la démo
à votre dame.
— Il n’y a pas de dame, je suis tout seul.
— Ah mais là pas question, vous ne m’avez pas dit ça !… On ne loue
que pour deux minimum, c’est obligatoire aux écluses et ce serait trop la casse
assurée avec un passager tout seul.
— Alors on fait comment ?
— C’est vous qui voyez. Mais moi je vous ai dit : on ne loue pas à une
personne seule à bord.
Ferdinand reste un instant déconcerté. Il ne lui était pas venu à l’idée
qu’existait cet impératif, qui réflexion faite n’est pas dénué de fondement.
— Vous n’avez pas d’autres clients comme moi ? Qui voudraient faire la
croisière mais n’ont personne avec qui embarquer ?
— Si, ça arrive, et on leur dit non.
— Certains ne vous auraient pas laissé leurs coordonnées ? Au cas où
quelqu’un dans le même cas qu’eux rechercherait un équipier ?
— Oui j’en ai deux de notés dans le registre. Mais ça date de l’été dernier,
du coup c’est pas gagné qu’ils soient partants à la minute pour une balade
début avril.
— Allez regarder, on ne sait jamais.
Deux noms sont inscrits. Un homme et une femme. Ferdinand exclut
absolument de cohabiter quatre jours enfermés dans dix mètres carrés avec
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un coéquipier masculin. Il s’entend mieux avec des collaboratrices, et il ne


s’agira que de collaboration fluviale, d’équipage, pas d’équipée.
— D’accord, essayons la femme.
— Je préfère l’appeler moi d’abord, et si ça colle pour elle je vous la
passerai au téléphone.
L’employée disparaît s’enfermer dans l’arrière-bureau. En ressort deux
minutes plus tard son portable à la main.
— Vous avez de la veine, je suis tombée direct sur elle.
— Et alors ?
— Pour sûr elle aurait préféré avec une femme. Mais comme j’ai dit qu’il
y a deux cabines séparées elle pense que ça pourrait marcher quand même
avec un homme. Tenez, je vous la passe.
— Inutile, si c’est bon pour elle c’est bon pour moi. Vous lui avez tout
précisé : aller simple de Homps à Agde, départ tout de suite, 5 jours 4 nuits ;
je paie les frais de croisière, on partage l’intendance 50/50 ?
— Oui oui. Elle dit que puisque vous irez jusqu’à Agde vous devrez passer
par Fonseranes, et qu’alors elle est d’accord sur tout. Bon du coup je lui dis
qu’on roule comme ça ?
Ferdinand acquiesce d’un « Oui » décidé irrévocable, comme on
s’engage pour la vie devant Monsieur le Maire. L’employée repart en coulisses
et revient peu après, téléphone rangé dépassant de sa poche arrière.
— Elle s’appelle Madame Kaspérovitch, elle habite à Mehun-sur-Yèvre,
tu parles d’un bled, c’est à côté de Bourges, du coup elle pourra être là après-
demain en fin de matinée.
— APRÈS DEMAIN ! ? !... On avait dit tout de suite !… Je fais quoi en
attendant ?
— J’en sais rien moi. Faut bien lui laisser le temps de se retourner et de
préparer ses affaires. Et paraît-il qu’elle doit trouver quelqu’un pour donner à
manger à son chat et arroser ses géraniums. Par-dessus le marché demain
c’est Pâques, tout le monde sera en week-end.
— J’ai connu une gardienne de chat il y a trente ans, à 2000 kilomètres
d’ici, vous croyez qu’elle pourrait faire l’affaire ?

L’hôtel Baron-de-Bonrepos de Homps, où Ferdinand a déjà passé la nuit


dernière, n’a rien du cinq étoiles mais seulement du relais VRP. Propret,
convenable, bon marché. Il prolonge de deux nuits son séjour en demi-
pension. Téléphone à Blagnac pour prolonger également la location de voiture.
Il prend le temps de bien répéter ce qu’il va raconter à Caroline au
téléphone. Prévoit les réponses plausibles aux questions qu’elle ne manquera
pas de poser. Et toujours afin d’afficher un décalage horaire vraisemblable
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avec Novosibirsk il appelle à 13 h 00. À nouveau la chance est avec lui, elle
est sur répondeur. Il bredouille un message un peu plus circonstancié,
affectueux et désolé. Prétexte que les discussions s’enveniment entre les
avocats Américains et leurs homologues russes, que ça s’engueule à tout
propos à tour de bras. Ce qui l’embête bien, tu penses, évidemment ma douce,
mais il ne pourra pas la rappeler avant demain, au mieux demain, sinon il se
débrouillera pour trouver le temps de lui envoyer un SMS.
Carcassonne est à une demi-heure de Homps. Ferdinand n’y est plus
retourné depuis une journée pluvieuse où les enfants boudaient la piscine.
Caroline ne connaissant pas la “Cité”, ils s’étaient enfilé cinq heures de voiture
aller-retour pour partir en excursion la découvrir en famille. Revisiter
aujourd’hui le château des Trencavel et cheminer au pied des remparts lui
occupera l’après-midi.
Le château de Montségur est plus éloigné, dans les 120 kilomètres, il ira
demain. Cela lui occupera demain. Et lui rappellera hier.

Leurs choux secondaires plantés en Lomagne et Ferdinand se révélant


curieux de l’histoire du pays, il s’était passionné pour la croisade des Albigeois
et l’épopée cathare. Avait épuisé la documentation sur le sujet et entraîné
femme et enfants découvrir les principales Citadelles du Vertige, ainsi que les
nomment les Offices de Tourisme. Les petits avaient pleurniché que c’était pas
marrant de se taper des plombes de bagnole plutôt que de rester s’éclater
dans le petit bain. Que ça craignait j’te dis pas de se cramer sous un cagnard
de oufs à escalader des pentes de dingues pour rien que des cailloux
merdiques. Alors Ferdinand avait ensuite visité seul les autres hauts lieux de
l’hérésie. Caroline avoua n’être pas mécontente de rester à la maison surveiller
les enfants rivaliser de cabrioles au plongeoir, plutôt que de crapahuter dans
des pierriers abrupts de Quéribus ou Peyrepertuse en supportant leurs
jérémiades. C’est du castrum de Montségur dont Ferdinand garde le souvenir
le plus intense. Un nid d’aigle escarpé, un toit du monde pour en marquer le
bout, offrant comme les cloîtres de monastère une seule issue le ciel. Bien
qu’à plusieurs reprises restaurée la forteresse n’a jamais cessé d’enflammer
les esprits, et demeure habitée de ferveurs mystiques assassinées fossilisées
— en tout cas pour qui s’y montre perméable. « La barbacane résista
longtemps aux foudres des prélats catholiques de Béziers. Avant que n’en
vinssent à bout les mangonneaux de l’évêque d’Albi et les soudards du
sénéchal de Carcassonne. Leur dernier refuge anéanti, la plupart des Parfaits
se soumirent ; excepté 200 hommes femmes et enfants qui refusèrent
d’abjurer et périrent brûlés vifs sur le bûcher » s’enthousiasme narrer
Ferdinand — en tout cas à qui s’en montre intéressé. Car habituellement plutôt
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taiseux et peu intéressé par d’autres épisodes de l’histoire de France, il se


montre intarissable sur l’inquisition et la répression du catharisme — quitte à
devenir carrément casse-couilles quand il assomme son auditoire de
développements interminables. Dieu, sa vie, son œuvre, ne l’ont jamais outre
mesure préoccupé, seulement la foi des autres l’ébranle et l’éblouit. Il avait
ressenti une affliction sincère, une émotion douloureuse, devant la stèle qui
marque l’emplacement du martyr. Bien que les deux événements ne
présentent a priori aucun rapport direct, c’est à ce moment-là et à cet endroit
précis que lui tombèrent pour la première fois dessus le repentir penaud de
s’être une journée entière échappé des siens, amplifié de la sensation confuse
d’avoir d’un cran desserré l’emprise familiale. Il se souvient aussi avoir eu très
mal aux genoux en redescendant du pog. (“sommet escarpé d’une colline”, étymologie
inconnue)
Il réitéra chaque année ses évasions solitaires, elles lui tenaient lieu de
pèlerinage. L’été dernier il en accrut la fréquence. Revisita l’une après l’autre
les ruines des citadelles et éprouva à nouveau leurs vertiges. Partant tôt du
Bastion et rentrant tard. Participant peu aux conversations familiales et se
lassant trop vite de ce que Sébastien et Marion rivalisaient à lui raconter de
leur journée. « Tu charries, protesta Caroline, tu n’as qu’une semaine de
vacances et repartiras lundi pour des mois de tournage à pétaouchnok, alors
tes enfants aimeraient profiter un tout petit minimum de leur papa figure-toi. Et
moi aussi de mon mari. Mais tu es sans arrêt éparpillé aux quatre vents et le
cerveau barré à l’horizon, on te fait chier à ce point ? ». Stoppé comme à
l’aplomb d’un précipice face à ses devoirs de père et d’époux, dont la simple
idée de “devoir” lui flanquait la chair de poule, et se souvenant de son
ébranlement au pied de Montségur, il est vraisemblable que ce jour-là prit en
lui racine et s’enkysta le virus de l’escapade. Ferdinand en éprouva à nouveau
du repentir. Un réconfort s’ensuivit dès le lendemain de constater la disparition
brutale et complète des symptômes. Ce sont pourtant ceux-là mêmes qui
réapparurent soudain lorsqu’il atterrit à Roissy. Un temps camouflée rétrovirus,
l’affection resurgissait à dissolution retardée et l’attaquait de plein front :
Ferdinand se révélait bel et bien familialo-pénato-dépressif. Quitte à priver
ceux qu’il aime des extravagances qu’il s’accorde, au contraire des martyrs
fervents s’emmurant en citadelles, son vertige profane fut de s’envoler. Ne pas
rentrer chez lui.

Le dessert du menu se fait attendre. Les dîneurs sont pourtant peu


nombreux dans la salle à manger de l’hôtel, cinq hommes, chacun solitaire à
sa table et aucun ne le sachant fuyard. À sa décharge la serveuse est toute
seule, la pièce vaste et les cuisines à perpette. Ce ne sont pas les origines et
les motivations de sa fuite qui obnubilent Ferdinand, mais sous quelle forme
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en découlera son futur proche — pour le moyen et le lointain il n’y a pas


d’urgence. « Un bon analyste, je ne vois que ça, s’entêterait à coup sûr
Caroline. Comme tu ne sais pas te saouler utile, ni ne crois en Dieu, ni n’es
navigateur solitaire, ne pratiques le yoga ou la varappe, ta seule issue est
d’entrer en thérapie. Je peux te conseiller un bon praticien, celui d’Anne-Marie
par exemple, il lui fait un bien fou et pourtant chez elle y’a du boulot ». Et
pourquoi pas la boule de cristal ou Madame Soleil se rebiffe encore une fois
Ferdinand. Il ouvre son portable, ne l’avait plus fait depuis hier soir, avait oublié
que le reliait aux siens ce machin collant envahissant inquisiteur, ce lien tendu
comme une amarre. « Ça va ? » interroge laconique le SMS de Caroline, signé
de ses habituelles émoticônes petits cœurs et baisers. La serveuse pose enfin
devant lui l’île flottante maison, gros volcan moussu de caramel émergeant
d’un océan de crème anglaise, il y en aurait pour deux, au moins deux. ll
répondra plus tard à Caroline. Je t’en foutrais moi du “un bien fou et pourtant
y’a du boulot”.
Remonté dans sa chambre Ferdinand s’adosse au traversin et allume le
téléviseur. Il égrène le chapelet des 25 chaînes gratuites qu’offre l’hôtel (la
porno est payante, facturée au quart d’heure consommé) sans qu’aucune ne
le retienne. Puis il les zappe à reculons en la même indifférence. Histoire
d’endosser momentanément la panoplie du personnage il récapitule les
mamelles nourricières des soirées VRP. À savoir dans le désordre : demi-
pension – matelas mou – zapping naze – pâté de campagne, île flottante –
confrères isolés chacun sa table – couché 21 h 30 – rien à la télé – branlette
en option. Ces gens-là sont payés pour ne pas rentrer chez eux, heureux
hommes. Ferdinand ne s’estime pas malheureux, dans le sens “ayant des
malheurs”, juste peu heureux. Sans avoir jamais trouvé de raison valable à
son pessimisme. Outre identifié que le problème du fuyard est celui du
secours. S’enfuir, c'est refuser le secours. Refuser d'être secouru par un
envieux, un balourd, un charitable, par celle qui vous aime ou toute autre forme
d’ennemi. Parmi les mamelles nourricières il avait oublié le secours.
Ferdinand est fatigué. Il manque d’entraînement, l’ascension de
Montségur a épuisé ses jambes et la descente à nouveau déglingué ses
genoux. Il éteint le poste. Avale une gorgée de Coca Light et croque un carré
de chocolat ; il fait cela tous les soirs quand il est à hôtel en mission, nulle
raison d’y renoncer en échappée démission. Puis programme à nouveau le
réveil de son portable à 3 heures du matin, tape son texto et le stocke en
brouillon, il n’aura qu’à faire envoyer tout à l’heure et se rendormir dans la
foulée. Comme il le fit hier et jeudi. Tout cela respire à plein nez le début de
routine conjugale.
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N’ai pas pu t’appeler hier, ni ne peux écrire longtemps. Vais entrer


en réunion, elle sera marathon. On est loin d’être sorti de
l’auberge. Les Bratva-boys sont des sales types méchants comme
tout ; mais t’inquiète, ils ne se risqueront pas à nous frapper
d’ecchymoses compromettantes. Je t’appellerai dès que je pourrai.
Embrasse les enfants. Joyeuses Pâques à vous trois. Je t’aime.

Tant pour sa vie privée, celle avec Caroline c’est-à-dire, que lors de ses
décisions professionnelles, Ferdinand fait en sorte que ses décisions soient
connues de tous, programmées et exécutées. Tel un soliste qui connaît sur le
bout des doigts sa musique mais garde néanmoins ouverte devant lui la
partition. Il n’y a aucune raison à ce que mentir à sa femme échappe au
processus, invoquer la mafia russe fera vrai tant le cliché sonne folklorique.
Elle croira à nouveau ce qu’il lui raconte, et plutôt que de vouer une haine
implacable à ce malheureux Tolstoï qui n’en peut mais, elle exécrera ces sales
types Bratva-boys autant que les putes poupées russes. « Mais ne me prends
pas pour Pénélope » l’entend cependant Ferdinand commencer se regimber,
ou hésiter prendre à la lettre chacune de ses menteries. « Tu dois me croire
mon amour. Je te conjure de croire à mon mensonge. Ma vérité n’a pour
l’heure d’autre échappatoire » l’implore-t-il par texto télépathique.

Durant la nuit Ferdinand rêve qu’il présente Caroline à son père, lui qui
ne rêve jamais de cet homme lointain ; et se souvient au matin de son rêve, lui
qui ne se souvient jamais de ses rêves.
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Fleur aime habiter seule.


Et aussi le hard-rock, les Guides Du Routard, Jean-Pierre Pernaut,
Philippe Gildas et Évelyne Dhéliat, les géraniums en jardinières et son gros
matou chartreux. Conduire pied au plancher (il ne lui reste que 4 points de
permis), le cinéma d’auteur et populaire et la bière blonde glacée. Elle s’entend
comme larrons en foire avec son associée à la boutique, assez bien avec ses
voisins, plus du tout avec sa sœur (pour une sombre histoire pas même de
famille), et par solidarité confraternelle privilégie les petits commerçants du
centre-ville plutôt que les grandes surfaces de la ZAC.
C’est bien suffisant. On ne peut aimer tout le monde et n’importe qui,
sinon on n’en sort pas. Elle habite un F3 avec balcon orienté plein ouest
débordant de géraniums au quatrième étage d’un immeuble moyen de gamme
des années cinquante ; plus place de parking en arrière-cour pour sa Toyota
Celica couleur auto tamponneuse. Elle ne voit nulle nécessité de dormir avec
quelqu’un d’autre dans son lit, elle et son chat sont tous deux grassouillets et
occupent déjà toute la place. Mal à son aise dans le collectif, on lui connaît peu
d’activité sportive, culturelle ou bénévole. Hormis faire partie des meilleures
pétanqueuses du SCCM, Sporting-Club-Cochonnet-Méhunois, où malgré
l’insistance des dirigeants elle persiste à décliner toute participation aux
compétitions locales. Elle fut aussi jadis membre du ciné-club René Clair de
Bourges, d’où elle démissionna au bout de six mois au motif que s’empoigner
comme des chiffonniers dans des querelles critiques stériles et sans fin après
chaque projection lui faisait regretter d’avoir fait 35 bornes aller-retour pour y
assister. Quant à “bénévole” et puis quoi encore. Sa principale source d’intérêt
dans la vie est de voyager et de rencontrer des personnes nouvelles. En
groupe ou tête à tête, elle n'est pas farouche. Homme ou femme indifférents,
elle n’est pas raciste, préférence femme quand même. “Rencontrer” et rien de
plus, elle n’est pas en chasse.

Marie-Fleur — c’est le prénom qui figure sur son acte de naissance mais
tout le monde l’appelle Fleur — se satisfait le plus souvent des petites choses
qui lui arrivent autant que des grandes qui ne lui arrivent pas. C’est là un
caractère essentiel de sa personnalité. Se réjouit des événements agréables,
s’accommode des petits emmerdements, pleure des rivières face aux plus
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gros ; puis, qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre catégorie, passe très vite à
autre chose. « C’est parce que t’es née coiffée, t’as jamais eu à en subir de
vraiment gros, regarde-moi ce boxon ! » la sermonne Maïté tandis qu’elles
s’évertuent à remettre en état leur outil de travail, après que des fripouilles ont
flanqué la boutique sens dessus dessous pendant la nuit.
— Qu’est-ce qu’ils comptent faire de centaines de slips en dentelle ces
trous du cul ? Les revendre à la sauvette sur les marchés où il n’y a même pas
de cabine d’essayage ?
— Ou seulement les offrir à leurs copines.
— Alors là pardon, c’est qu’ils en ont un sacré harem de copines, les voilà
culottées sexy à perpète les nanas.
— T’as raison. On risque plus d’en voir une seule venir acheter au
magasin pendant au moins dix ans.
Elles éclatent en chœur d’un fou rire nerveux, tonitruant incoercible,
contrecoup post-traumatique du pillage saccage qui en principe n’arrive qu’aux
autres. « Cambrioler un magasin de lingerie, tu parles d’un plan foireux, faut-y
que ces minables aient rien d’autre à s’mettre sous la pince-monseigneur !… »
En début d’après-midi elles ont à peu près terminé de réinstaller les
rayonnages et rafistoler les présentoirs, les malfaisants n’ont pas touché à la
vitrine. Elles avancent un chiffre approximatif face à leur premier inventaire
provisoire. Estiment que le préjudice, assurément bien regrettable, s’avère
moins catastrophique cependant qu’elles ne l’ont d’abord redouté ce matin en
découvrant le carnage, d’autant plus que stock et magasin sont bien assurés.
La journée étant de toute façon foutue pour le commerce, elles ferment le volet
grille (il est intact, les voyous sont entrés par-derrière), traversent la place bras
dessus bras dessous comme deux fofolles, s’assoient en terrasse du Café-de-
la-Paix où elles ont leurs habitudes et restent jusqu’à la tombée de la nuit
s’envoyer des bières pour faire passer la pilule.

Autant Maïté est catholique pratiquante, en est à son deuxième divorce à


34 ans, siège au conseil municipal, se montre active dans plusieurs
associations caritatives et rédige les articles locaux du Berry Républicain,
autant Fleur est célibataire endurcie, abomine les curés et se désintéresse de
la vie communale de sa ville. Ne les réunissent que d’être associées à parts
égales dans leur magasin de frous-frous et d’aimer siroter des bières au bistrot
d’en face en regardant passer les gens. Rentrée chez elle, Fleur continue en
général d’en boire d’autres en regardant la télé, son chartreux endormi
papattes en rond à côté d’elle, ou bien ronronnant bavant tricotant des griffes
et d’extase dans son décolleté. Ses rapports avec les hommes sont pour la
plupart cordiaux et asexués, plus rarement sexuels et décevants, très
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exceptionnellement l’un et l’autre. Ce n’est pas qu’elle n’aime pas le sexe, tout
le monde aime ça, enfin plus ou moins, elle plutôt moins, c’est surtout qu’il lui
faut un temps infini avant de grimper aux rideaux. Et que ses partenaires, ayant
dans un premier temps manifesté quelque légitime lassitude, finissent à bout
de souffle et de reins par anticiper la fin. La laissant alors immanquablement
sur la sienne. Qu’elle soit peu bandante ne lui apparaît pas être une excuse
recevable ; elle n’est en rien du genre aguicheuse saute au paf, ce sont
toujours les mecs qui la draguent, il doit bien y avoir une raison. Et quand on
entreprend une démarche sexuelle avec une dame, qu’elle soit bandante ou
pas trop mais en suffisamment tout cas pour qu’ils bandent, la moindre des
corrections serait de la terminer. Ces transports amorcés non aboutis la
frustrent, l’humilient et la peinent ; alors plutôt que d’enquiller bide sur bide
autant ne rien commencer. Un gars vraiment gentil, avec qui la tendresse, les
mots loukoum, les petits câlins et ses chaussettes à laver l’emporteraient sur
la turlute et le coït avorté, elle n’en a jamais rencontré. Ou bien pas encore.
Elle aurait aimé être plus attirante physiquement, évidemment, mais on est
comme on est et elle est comme ça. À noter également qu’elle n’éprouve
aucune attirance physique pour les femmes. Enfin pas beaucoup, enfin pas du
tout. Simplement elle aime beaucoup Maïté.
— Tu es une bonne personne, lui avait-elle dit un jour. C’est dommage
qu’on soit pas gouine, j’crois qu’on se serait bien entendues au pieu.
— Il n’y a pas de bonne personne ! monta en chaire la sermonner Maïté.
La bonne personne n'existe pas. Ni sur terre ni au paradis ni ailleurs, il n'y a
que des gens tous pareils. Aucun ne renferme tout ce qu’on espère mais dans
tous il y a du moche et du beau. Certains sont terrifiants de mauvaiseté,
d’autres insupportables de gentillesse, au final ça revient au même. Et
comme on attend toujours quelque chose de quelqu’un, si l’attente est trop
longue on change de quelque chose ou de quelqu’un… C’est pour ça que je
crois en Jésus Christ. T’as vu ses yeux ? il n’y a que du beau. Et de lui je
n’attends rien puisqu’il est en moi.
— Tu crois en qui tu veux, l’envia Fleur, mais t’as du bol de t’être trouvé
quelqu’un.
51

lundi 16

Il fait beau, léger vent frais, pas très chaud.


L’employée Compagnie a accepté que Ferdinand prenne dès ce matin
possession du bateau. « On est bien d’accord hein M’sieur : je veux pas
d’embrouille, je laisserai pas partir le bateau tant que votre coéquipière sera
pas montée à bord ». Une chaîne à gros maillons retient l’embarcation
cadenassée à un anneau du quai, “P’tit-Bounty” s’étale lettres bleues sur les
plats-bords et le tableau arrière.
La coursive est étroite, Ferdinand peine à faire entrer sa valise, et il ne
peut l’ouvrir complètement sur la couchette en face de son lit tant la surplombe
trop basse celle d’au-dessus. Un sac de voyage aurait été plus pratique ; mais
en quittant Paris il y a trois semaines il avait prévu avion-Novosibirsk, pas du
tout Homps-pénichette. Il commence par visiter les lieux. C’est vite fait. Le
couloir central prolonge les trois marches de l’accès arrière, dépasse le
couchage ouvert, ce sera le sien, puis la douche et les toilettes en face de la
cabine fermée, ce sera la sienne ; aboutit aux équipements de cuisine et se
termine au carré coin repas et poste de pilotage intérieur. Sur la plage avant
on peut déjeuner à deux en dépliant la table de camping. La plage arrière abrite
le coffre aux bonbonnes de gaz sous deux vélos attachés à l’antivol. De là on
accède sur le roof et au poste de pilotage extérieur par une échelle
bringuebalante. L’ensemble fait assez vieillot, des éléments sont bancals, des
ustensiles dégradés, la barcasse doit peser son paquet d’heures de vol, de
flottaison pour un bateau.
L’équipière avait dit qu’elle arriverait vers 10 heures, il en est 11 et elle
n’est toujours pas là. Il est vrai qu’elle vient de loin, même en partant aux
aurores et en conduisant vite elle en a pour 5 à 6 heures par l’A20. De toute
façon Ferdinand n’a pas le choix, ce sera avec cette personne-là ou ce ne sera
pas.
Pour lui faire bon accueil et se montrer galant, il lui concède la penderie
communautaire. Elle permet tout juste d’accrocher quatre cintres garnis, cinq
en serrant comme un sandwich. Ainsi que le tiroir du bas où on ne peut ranger
qu’un pull deux chemises et trois culottes. Il conservera toutes ses affaires à
lui pliées dans sa valise et ça ira comme ça.
52

Il grimpe par l’échelle, elle est vraiment branlante, et s’assied sur un des
deux fauteuils en plastique du roof. Il n’a pas vu que l’assise est trempée, se
mouille les fesses au troisième degré. Feuillette le Guide Fluvial que lui a remis
l’employée. Le parcours y est très précisément détaillé, les horaires des
écluses indiqués, rappelées les règles de navigation et décrites les
commodités aux étapes et curiosités touristiques. De là où il est perché on ne
peut manquer de voir arriver un véhicule sur le quai.
Il réfléchit à quelle heure appeler à nouveau Caroline. Quelle fable lui fera-
t-il cette fois-ci avaler si par malheur elle répond ?… Le tenaille toujours le
même immuable dilemme ; le remords de n’être pas rentré que défie
l’exaltation radieuse d’avoir déguerpi ; avoir entendu l’appel à s’enfuir et l’avoir
suivi. Il serait mal rentré sinon.

Il est bientôt midi. Toujours pas trace d’équipière. Ferdinand descend à


terre questionner l’employée.
— Vous n’avez pas de nouvelle, elle n’a pas appelé ?
— Non, rien du tout. Mais c’est lundi de Pâques, du coup elle a peut-être
été bloquée dans un bouchon de cloches en chocolat !
Elle enfile son blouson, fait démarrer son scooter.
— Allez, bonne patience comme on dit chez-nous. Je vais m’acheter un
casse-croûte, vous me gardez le bureau cinq minutes OK ?
Elle part faire sa course, Ferdinand remonte à bord.

Le réchaud à gaz s’avère on ne peut plus récalcitrant, s’enraye à


répétition, et quand enfin il veut bien fonctionner sa flamme est vacillante et
pour le moins faiblarde. Il faut d’interminables minutes avant que n’arrive à
ébullition l’eau dans la casserole. Et le double pour que les pâtes y cuisent a
minima. Ferdinand a apporté du Bastion ce qui lui restait de victuailles et il a
complété ce matin à la supérette en quittant l’hôtel. Pour le café c’est la même
galère, l’eau met des plombes avant d’être brûlante.
— C’est toi Ferdinand Durand ? appelle une voix depuis le quai.
— Euh… oui…
— Moi c’est Fleur Kaspérovitch, Marie-Fleur en fait, mais appelle-moi
Fleur tout court. On se tutoie hein.

La femme monte à bord, pénètre à l’intérieur du bateau.


Ils se serrent la main.
— Fleur.
— Ferdinand.
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Elle tient à la main son sac de voyage. En skaï imitation peau de serpent
léopard, mollasson, peu volumineux, penderie et tiroir du couloir lui suffiront
amplement. La façon dont elle le pose au centre du lit de la cabine qui ferme
ne laisse planer aucun doute sur sa certitude qu’elle lui soit réservée.
L’employée Compagnie libère le cadenas et leur souhaite bon voyage.

Ferdinand s’installe aux commandes et met le contact. Le vacarme du


moteur se rapproche de celui d’un petit bulldozer et le bateau vibre comme un
lave-linge en fin de vie.
Manoeuvre initiale : s’extraire des autres embarcations qui les enserrent.
La façon dont Ferdinand lance ses ordres, impérieux quoique très brouillons
cafouilleux, ne laisse planer aucun doute sur son assurance qu’il en sera à la
lettre obéi.
— Bon ça va, mets-la sourdine, pas besoin de jouer au pacha et de
gueuler comme un putois, lui coupe Fleur le sifflet.
Et elle s’arroge le commandement. Enchaîne debout à la barre des gestes
brefs et précis pour quitter l’accostage, louvoyer dans le port et s’engager dans
le canal. Putsch réussi sans rencontrer de résistance, elle s’impose posséder
l’expérience du pilotage pénichette. Visage fermé lèvres pincées Ferdinand lui
obéit sans moufeter « La voilà qui se croit maître à bord la nana, faudrait pas
qu’elle s’y croie, je vais l’avoir à l’œil. »
— Les premières écluses arrivent dans pas longtemps, si t’y vois pas
d’inconvénient je vais garder la main jusque-là. Ensuite ce sera plus tranquille,
tu pourras t’y coller.
— Vous connaissez le chemin par cœur ?
— Oui, j’en ai déjà fait des bouts. Toi potasse le guide, c’est la Bible, tout
est expliqué aux primo-navigants.

Ferdinand ne s’était trouvé parachuté “primo-navigant” qu’une seule fois


auparavant. Lorsqu’il embarqua avec Caroline sur le voilier de leurs amis
Denis et Joséphine pour traverser un tronçon de Méditerranée du Grau-du-Roi
à Propriano. Pendant deux jours ils s’étaient fait crier dessus sans répit, parce
qu’ils ne comprenaient rien à rien et qu’on n’avait jamais vu des nullards
pareils, alors forcément ils étaient un peu moins amis à l’arrivée. Ferdinand
conserve un souvenir extrêmement négatif de la fonction de matelot et
appréhende le passage de l’écluse. Ils y arrivent bientôt et sont le seul bateau
à se présenter. L’expérience de Fleur ajoutée à l’humeur débonnaire de
l’éclusier rendent les manœuvres rapides et simples. À nouveau Ferdinand
exécute sans broncher tous les ordres qu’on lui lance.
54

Le second passage est en écluse double. Une embarcation plus haute et


clinquante que le P’tit-Bounty les précède en attente dans le premier bassin.
Avec toute une smala à bord. Des enfants, des parents, des grands-mères ;
une flopée de cabots minuscules à poil long et grelots, des amis des cousins
des consorts. L’éclusière est canon dans son short moulant très court sur ses
cuisses musclées boucanées. Elle aboie ses injonctions tel un adjudant-chef
fustigeant ses troufions, son accent gascon retentit si épais rocailleux qu’on le
croirait patois séculaire. Les navigateurs de devant sont de parfaits novices
empotés maladroits, s’y prennent comme des manches et finissent par faire
exactement le contraire de ce qu’elle attend d’eux. Notamment ne parviennent
pas à maintenir leur étrave en retrait des radiers. « Putaing cong allez pas si
loing, misère cong, les vantaux vont vous cogner dessus, cong de diou, si vous
flanquez le nez dedang ! » Les hommes gueulent, la femme canon les
engueule, les chiens jappent et courent en tous sens, les enfants sont effrayés
et se tiennent à carreau, leurs mères sont en larmes. Il faut les conseils et
coups de gaffe de Fleur pour que leur bateau s’immobilise enfin en position
correcte et que l’éclusière démarre la manœuvre. Elle télécommande les
mécanismes de fermeture des portes et ouverture des vannes depuis un
boîtier accroché à sa ceinture. Ils doivent en avoir leur claque, le passeur
débonnaire et la hurleuse affriolante, de tous ces incapables incompétents
paniqués. Moitié consternée moitié résignée, au total imperturbable mission
accomplie mains sur les hanches, madame mini-short cuisses boucanées
regarde les bateaux quitter l’un derrière l’autre le sas de sortie. L’écluse
suivante est toute proche, à deux minutes en allure lente.

L’éclusière canon exerce sa charge aux écluses d’Ognon depuis qu’elle


a 18 ans. Quand son père, arrivant à l’âge de la retraite, avait fait jouer ses
relations en haut lieu à la régie du canal pour que le poste échoie à sa fille
aînée plutôt qu’à un quidam qui ne connaîtrait rien au métier, ne serait même
pas du pays et aurait ses idées. Elle s’en révélait tout à fait capable. Était née
et avait grandi avec ses six frères et sœurs dans la maison d’éclusiers
familiale. Joué à la balle et fait du tricycle sur les plateaux des bassins, appris
à nager dans les biefs, admiré son père faire transiter dans les deux sens des
défilés de pénichettes et cabin-cruisers de touristes ; « Du monde entier ! » se
pavanait-il, peut-être un peu large. Elle pouvait à juste titre se revendiquer
enfant du canal, éclusière atavique, légitime héritière d’un papa resté 40 ans
en fonction aux mêmes vannes et portails, lui-même succédant à son père,
grand-père et arrière-grand-père. Il y eut même une mamie marinière au siècle
dernier si on en croit les souvenirs chevrotants de la tantine centenaire. On
n’était pas remonté plus haut, plus férus qu’on était dans la famille de buscs,
55

faux buscs, bollards et bajoyers, que passionné de généalogie ; et on avait


oublié en quelle année des moteurs électriques supplantèrent les manivelles
des crémaillères.
L’instituteur avait captivé ses élèves en expliquant au tableau noir le
principe des vases communicants. L’écolière voulut à son tour en instruire son
papa, des fois que personne ne lui ait auparavant démontré comment
scientifiquement fonctionnait son gagne-pain. Il écouta, opina, félicita son
enfant de connaître ces choses savantes ; et conclut que du moment que les
vantaux fermaient, les vannelles ouvraient, et que les bateaux passaient, le
reste, ma foi…
Ses membres inférieurs, demeurés unisexes durant la prime enfance, se
déployèrent féminins à l’adolescence, puis fuseaux splendides élancés en
même temps qu’elle fut cooptée éclusière patentée. Devenue passeuse canon
elle n’a jamais cessé depuis d’exhiber fièrement ses guiboles, depuis les
limites extrêmes d’un short minimaliste lui creusant au recto le pli de l’aine et
moulant à la louche sa croupe au verso. Elle aime que les hommes la
contemplent. Ne se lasse de leur voir les quinquets gicler des orbites tels ceux
du loup lubrique des cartoons “Droopy” (Tex Avery - 1942). Il est probable qu’ils
admirent également ses plis fessiers dépassant des effilochures du short, mais
leur tournant alors le dos elle doit se contenter de les deviner.
Elle avait épousé Jean-Paul, dit “Le Jol”, le jour de leur vingtième
anniversaire. Nés tous deux le même jour dans des familles que ne séparent
que 300 mètres de vignobles, il eut été ballot de ne pas célébrer ce jour-là leur
union. La coïncidence jugée peu banale quand la mairie publia les bans, leur
photo de mariage consacra l’événement dans les pages ”État civil” du Midi
Libre, en colonne contiguë à celle des naissances et décès pour lesquels les
photos sont rares et plus petites. Le Jol était déjà une célébrité locale, pilier de
l’Union Sportive Homps XIII. Armoire à glace aux cheveux longs de blé et
prunelles couleur de canal, brute infranchissable sur le terrain et doux agnelet
à la ville, toutes les filles du canton étaient folles de lui. Et c’est la fille canon
qui l’a eu. Il est sapeur-pompier à Trèbes et rentre tous les soirs à moto. Ils
n’ont pas d’enfant, n’en veulent pas, plus tard peut-être. Ils ont la belle vie en
attendant.

— C’est pourtant pas sorcier les franchissements avalants, ils sont


vraiment mongoliens ces pingouins-là, épilogue Fleur.
— “Montants” c’est plus compliqué ? s’inquiète Ferdinand.
— Faut qu’un équipier débarque à l’avance pour attraper l’amarre et la
tenir tendue sur une bitte. Alors des fois faut s’pencher. Et moi dès que ça
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dépasse un mètre cinquante j’ai l’vertige. Te bile pas Ferdi, zéro montant
jusqu’à Agde, c’est tout schuss.
La troisième écluse franchie elle augmente les gaz en vitesse de
croisière. Le bateau de la smala va plus vite que le leur et accroît son avance.
Le moteur tourne à un rythme désespérément régulier, le bruit est continu et
assourdissant. Fleur doit hausser le ton pour se faire entendre.
— La prochaine écluse est dans trois kilomètres, t’as qu’à t’mettre à la
barre en attendant, c’est facile j’te dis c’est tout schuss… Mais monte piloter
de là-haut, c’est plus cool.
— Oui… bon… d’accord…
— Envoie un petit coup d’gaz, je saurai que t’es en poste. J’ai rien mangé
depuis 5 heures du mat’ et j’ai une dalle j’te raconte pas. J’me sers dans la
glacière OK.
— Bien sûr, il y a des bières et du rosé.
— Cool.
Ferdinand monte s’installer au poste de pilotage et actionne la manette
des gaz. D’en bas Fleur répond d’un léger coup de barre. Malgré le ronflement
du moteur il entend de la musique hard-rock s’échapper de la cabine. « Et voilà
qu’en plus elle a apporté son bastringue ! » maugrée-t-il dans sa barbe de trois
jours.
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Tout juste recouronné seul maître à bord — après Fleur — Ferdinand


reste tendu concentré pendant le premier kilomètre. Bien que loin de les
contrôler encore tout à fait, il s’habitue peu à peu aux résistances de la
barcasse. Cela lui rappelle sa perdition lorsque, tout jeune cavalier débutant,
le moniteur l’avait lâché effectuer sa première promenade en solo dans la forêt.
Sa joie était grisante d’être enfin sorti du manège, mais incommensurable sa
frousse de devoir ramener sa monture à bon box. La situation paraît assez
similaire à n’être pas rentré chez lui : exaltation d’un coup de tête luttant contre
le désarroi d’un coup de fugue. Les points communs entre la barcasse et le
canasson sont la trouille et la jubilation, hard-rock et seul en selle en font les
différences. Des fortunes fortuites se sont ensuite enchaînées, l’article de La
Dépêche, un bateau aller simple disponible, une coéquipière en liste d’attente,
qui toutes ensemble ont comploté l’investir batelier. L’esprit accaparé au
décompte de ses égarements, Ferdinand relâche une demi-seconde son
attention et le bateau part à la faute. Il doit batailler cent mètres, dix zigzags et
vingt coups de barre dans les deux sens pour retrouver un semblant
d’alignement. Le bon côté de la chose c’est que le rattrapage d’urgence l’a en
moins de deux sorti d’hébétude et anxiété et ramené dans le droit chemin. Le
droit chemin du canal c’est-à-dire.
— Eh ben voilà, tu t’en sors comme un chef.
Avec le ronflement du moteur il n’a pas entendu Fleur monter le rejoindre
sur le roof. Elle tire l’autre fauteuil en plastique et s’assoit à côté de lui.
— Ça va, vous êtes bien installée ?
— Ouais ça ira. C’est sympa de m’avoir laissé la cabine. Je t’ai chipé une
bière et un cabécou. Et pis j’ai refait mon lit, j’aimais pas comme c’était.
— La Compagnie proposait cette option, je l’ai prise.
— Ça me plaisait pas j’te dis, moi je fais pas comme ça, je replie le drap
par-dessus la couette, tu vois, comme ça (elle montre avec les plats de ses
mains). Pendant que j’y étais j’ai refait aussi le tien.
Elle va décider de tout encore longtemps ? s’agace Ferdinand. Quoique
tout bien réfléchi, que quelqu’un prenne des décisions à sa place colle plutôt
bien avec ne pas rentrer chez soi.
58

Marie-Fleur Kaspérovitch est une femme d’assez petite taille à la


silhouette empâtée et cheveux châtain courts. Épaules carrées, imposant
postérieur large épais plantureux, poitrine lourde proéminente de nourrice
appointée. Ferdinand lui donnerait dans les 35-36 ans. Le visage banal,
exempt de notable disgrâce autant que d’attrait marquant. Outre des yeux d’un
brun si clair qu’on le dirait ambre jaune, des yeux d’or luisant comme les
parures des sarcophages égyptiens. Elle s’est changée, mise en bermuda et
débardeur.
— Vous ne craignez pas le frais dirait-on.
— Que nenni, j’ai la peau tannée.
Pas du tout, bien au contraire ne se risque la détromper Ferdinand. Qui
la dirait plutôt blanche rosâtre façon perfide Albion. Se gardant d’un soleil de
rien du tout sous couche de crème surabondante, mouchoir en chèche noué
sur le crâne, allongée étoile de mer sur une plage en galets du Sussex. Il
remarque aussi que ses ongles des doigts et des orteils sont vernis d’une
couleur ambre doré calée sur l’iris de ses yeux, il n’aurait jamais soupçonné
qu’existait une telle couleur dans les palettes des parfumeurs.
— J’ai fait ça souvent tu sais.
— Quoi donc ?
— Partir en vadrouille avec un inconnu. Ou plutôt une inconnue, je l’avais
encore jamais fait avec un mec.
— Par choix ou par hasard ?
— Choix de quoi, de mec ou d’nana ?
— Non, partir avec quelqu’un que vous ne connaissez pas.
— Ça me branche, ça m’émoustille. C’est mon côté aventurière. Tu l’as
bien repéré j’parie mon côté aventurière ?
— Euh…
— Arrête, je déconne !… En général je booke ça longtemps à l’avance,
le temps de faire un chouïa connaissance et ça s’est toujours passé nickel.
Sauf l’année dernière avec une folledingue goudou comme une otarie qui
voulait s’en prendre à ma vertu. Confiture d’étron, dégueulis de chevreuil, je
peux pas les blairer les gazon maudit. J’te l’ai plantée en carafe à la seconde
étape et j’suis rentrée en stop à ma voiture.
— Je croyais qu’il fallait être deux à bord.
— Tout juste Auguste. C’est pour ça qu’on est là tous les deux, pas pour
s’envoyer à Cythère. Elle a dû se dégoter une autre pigeonne ou s’débrouiller
autrement c’est pas mes oignons. Fais gaffe, on chasse à gauche.
Le bateau pique sur la rive. Ferdinand le rattrape à temps. S’applique à
nouveau à le redresser et le maintenir en avancée rectiligne.
— C’est capricieux hein ces p’tites bêtes-là, ça fait comme ça veut.
59

— Je n’ai pas trop l’habitude, c’est la première fois que je fais ça.
— Non sans blague ?… Ah ben ça tu vois je m’en serais jamais doutée.
Ferdinand ricane sa confusion. Assure sa trajectoire.
— Vous en revanche vous semblez bien connaître le canal et savoir
manœuvrer les pénichettes.
— Pas tant que ça, j’suis pas Tabarly, mais c’est vrai que je l’ai déjà fait
deux fois c’te canal, sans jamais passer l’échelle de Fonseranes, ça a toujours
foiré en chemin pour un oui pour un non. Comme un mauvais sort qu’on
m’aurait jeté pour m’empêcher d’y arriver. T’y crois toi aux sortilèges ?
— C’est quoi cette “échelle” ?
— Juste avant Béziers, sept écluses qui s’enfilent comme des marches
d’escalier. C’est pas l’Himalaya, pas plus difficile qu’autre chose, mais j’ai
décidé que c’était mon but à moi, mon Compostelle. Comme pour d’autres
c’est le marathon de Paris ou le Cap Horn. Chacun ses rêves. C’est pas
l’éloignement ou l’altitude qui fait le rêve, c’est la taille de ses biscotos.
Un couple de cycliste se rapproche au loin sur le chemin de halage.
On se croise, se salue de la main.
— Pourquoi tu voulais partir tout seul, t’aimes pas la compagnie ?
— Je suis assez solitaire en effet.
— T’aimes pas les gens ?
— Ça dépend lesquels.
— T’as pas d’nana, d’ami, de femme… je sais pas moi, quelqu’un ?
— Si. Je suis marié et j’ai deux enfants.
— Alors quoi, c’est la crise ?
— Disons ça comme ça.
— OK, je pose plus d’questions.
— Posez toujours, je ne suis pas obligé de répondre à toutes.
— Cool. Mais toi, tu peux m’en poser aussi, n’importe lesquelles. Par
exemple ça t’étonne pas que j’me pointe comme ça, à l’arraché ?
— Oui, un peu, votre patron vous a laissé filer ?
— C’est pas ma patronne, on est associées. On tient une boutique de
soutifs et culottes. Elle se débrouillera très bien toute seule quelques jours,
c’est pas la première fois et j’en fais autant pour elle quand elle part avec son
mec. Moi j’en ai pas de mec.
— Vous avez la belle vie alors.
— Et si tu m’disais tu ? On va passer cinq jours à la colle à partager dix
mètres carrés en t’appuyant mes énormes nichons dans les croisements, ce
serait plus… comment dire… plus communitaire.
— Communautaire.
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— Oh ça va hein, camembert !… Dans la vie on est pas obligé de parler


français comme une grammaire… Tu fais à ton idée Monseigneur, moi j’tutoie.
— Faites. Et ne perdez pas espoir, cela viendra peut-être avec le temps
et les écluses.
Assure Ferdinand. Et sa trajectoire.

Trois sons parviennent en proportions inégales au poste de pilotage. Le


clapotis de l’eau contre la coque, léger, allègre, fantasque comme un
ruisseau ; le ronflement du moteur, immuable et continu, heureusement assez
assourdi en extérieur ; et le vent qui fait à lui seul autant de raffut que les deux
précédents réunis. Soit qu’il s’en prenne aux feuillages des arbres et aux
plantes aquatiques des rives, soit qu’il envahisse l’espace, fouette les cheveux
et siffle dans les oreilles. Le vent. Du vent. Il y a toujours du vent. Des
bourrasques tiédasses qui dessèchent la peau. Des rafales glaciales qui font
pleurer les yeux. Quand elles cessent soudain, par saute d’humeur ou caprice
d’accalmie et que l’air reprend son souffle, on se mettrait à espérer une
rémission. Mais le vent réattaque de plus belle. Et il mord et il use.
— Fait chier ce vent, ronchonne Fleur.
Et elle devient illico plus sympathique à Ferdinand.

À l’exemple des panneaux routiers, mais ceux-ci sont carrés, de gros


chiffres noirs sur fond blanc bordé de rouge rappellent que la vitesse est limitée
à 8 km/h. Inscrit plus petit en dessous « Vitesse modérée = berges
préservées » justifie la limitation. Tels les « Protégez nos enfants » à l’entrée
des villages. Manquerait-plus qu’ils planquent des radars derrière les platanes.
Le P’tit-Bounty n’est pas concerné, il ne doit pas dépasser les 5 km/h en
vitesse de pointe et vent dans le dos.
Si sur les cartes du guide de longs tronçons rectilignes pourraient faire
craindre d’éventuelles lassitudes et mettre en garde que l’ennui naquit un
jour de l’uniformité, c’est que le type qui a écrit ça (Antoine Houdar de la Motte,
1672-1731, écrivain dramaturge) n’a jamais fait de croisière pénichette en eaux
douces. La lente et inexorable succession des rives ne provoque que
contemplation passive et quiétude apaisante. “Passive” ne correspond pas du
tout à Ferdinand. “Faire” il sait faire, décider, commander, agir, accomplir. Mais
seulement “être”, à maintes reprises il a tenté d’en appréhender les
mécanismes et envisager la pratique sans jamais la moindre ébauche de
réussite. “Quiétude apaisante” ne correspond pas davantage, Ferdinand est
tout sauf apaisé, quant à “quiet” n’en parlons même pas. “Contemplatif” en
revanche conviendrait mieux. Aux pages d’un polar ou grille de mots croisés,
il préfère abandonner son esprit à des horizons monotones à travers la vitre
61

du train, quand la vitesse chassant le paysage elle pousse aux rêveries


indolentes. Ou par le hublot de l’avion, laisser son regard errer sur des
montagnes de nuages, immensités liquides bleues ou terrestres brunâtres, en
rêvassant que l’attendent sur le plancher des vaches ceux qu’il aime et qui
l’aiment.
Rêvasser au cours de l’eau accélère plus vite encore le cours du temps,
avoir fui accélère plus vite encore le déroulement de sa vie, rêvasse Ferdinand.
Rêver c’est être fatigué d’avoir couru trop vite. D’avoir voulu trop loin, trop tôt.
« Rêver c’est dangereux quand il faut se réveiller ».

Les passages sous les ponts sont le plus souvent très bas, très étroits et
en voie unique. On doit les approcher en allure lente, viser juste, et baisser la
tête pour éviter le scalp. Fleur était aux commandes pour franchir le premier
puis délégua les trois suivants à Ferdinand. Qui se concentra et s’appliqua
comme s’il passait son permis de conduire et parvint à ne pas, presque pas,
heurter les bordures.
Partout un chemin de halage rehausse la berge. Une femme marche sur
celle-ci d’un pas sportif accéléré, son chien trottine à ses côtés. Elle va plus
vite que le bateau et peu à peu le devance.
Il arrive que les rives se resserrent et que la végétation soit si touffue
qu’on la dirait amazonienne. Ferdinand se souvient de “Aguirre, la colère de
Dieu” (Werner Herzog - 1972). Mais où sont les conquistadors en armures ? Leurs
femmes en crinolines, la meute de singes hurleurs et la nef empalée sur la
cime de l’arbre ?
Quand le canal longe une route départementale et se fait dépasser par
une voiture, ou camion, ou tracteur, ou vélo, on croirait se mouvoir dans un
monde parallèle. Dans le cas où le macadam se situe plus bas que le niveau
de l’eau Ferdinand se félicite d’avoir choisi la meilleure file, le meilleur des
mondes parallèle à son monde habituel. Dans le cas contraire, si la chaussée
domine le canal, c’est beaucoup moins intéressant tant il est naturel que l’eau
soit plus basse que la terre.

Serait-ce là après quoi court Ferdinand : le meilleur et le naturel ?


Ceux qui partent fabriquer du fromage de chèvre dans le Larzac
recherchent le naturel, c’est bien connu. Ceux qui cherchent le meilleur ne
partent pas, ils l’attendent. Lui déteste attendre et n’aspire à aucune activité
rustique ou fromagère… Alors quoi ? cul-de-sac, caprice, aventure sans
issue ?… « Thérapie. » répéterait immanquablement Caroline… Bon sang,
Caroline, il a oublié de lui envoyer un message !… Bien lui prit d’avoir
pressenti la défection, « te rappellerai dès que je pourrai », et là cela saute
62

aux : je ne pouvais pas ma douce mon amour… il lui écrira demain, cette nuit…
et redresse à temps son vaisseau qui fonçait droit dans les roseaux. Négocie
une nouvelle arche basse étroite de Pont Vieux. Remet les gaz dès qu’il l’a
franchie sans se cogner la tête. Puis recommence se la prendre. Ne cesse de
s’interroger, de vouloir déchiffrer son évasion, et lui imaginer des dénouements
funestes inéluctables.

Écluse double à nouveau, dernières de l’étape. Ferdinand reste piloter à


la barre tandis que Fleur gère les amarres. L’éclusier ne daigne lever le cul de
son fauteuil de plage et les observe de loin manœuvrer. Son acolyte interpelle
« Hé, du bateau, j’l’ai convoyé y’a trois semaines votre P’tit-Bounty, z’avez pas
encore déclenché la mutinerie et zigouillé le capitaine ?… (rires)... J’le connais
bien c’te marsouin-là, faites gaffe, il tire à gauche ! ». S’ouvrent les vantaux
« Des fois qu’on ne s’en serait pas rendu compte », marmonne Ferdinand.
Il est prévu de passer la nuit dans le port d’Argens-Minervois. L’entrée se
présente presque aussi étroite que les biefs des ponts et perpendiculaire au
canal, elle doit être franchie avec grande précision. Ferdinand préférerait que
Fleur reprenne les commandes mais elle a déjà filé à l’avant du bateau. La
gaffe à la main, elle écarte l’étrave des pilastres de béton. Tandis que lui, qui
a compris comment jouer des marche-avant marche-arrière, gouverne en va-
et-vient successifs. Profitant des inerties et Fleur donnant de la gaffe, ils
encastrent à cul la pénichette dans une place libre.

La supérette du village allait fermer. Ils choisissent ensemble le menu du


dîner. Décident d’ouvrir un porte-monnaie communautaire, mettent chacun
trente euros pour commencer.
Revenus à bord Fleur s’isole dans sa cabine et met à fond Aerosmith.
Ferdinand se douche le premier. Cherche dans sa valise de quoi se
changer. Ne s’y trouvent que ses costards cravates de directeur de production
en mission, les quelques fringues de vacances qu’il emporta du Bastion
continueront de faire l’affaire. L’humidité du canal a déjà commencé à tout
envahir.
63

Il imagine que quelque chose arrive qui infléchirait le déroulement de sa


vie. Un événement, un aléa, voire un accident — pas trop grave tout de même.
Ou l’inverse : que rien n’arrive et que tout continue mais qu’il faille tout
transformer — ainsi que dans “Le Guépard” (Luchino Visconti - 1963) prophétisent
tour à tour Alain Delon et Burt Lancaster. En règle générale, autant que de
devoir attendre, Ferdinand exècre que se produise ce qu’il n’a pas prévu ou
programmé. Un rien de prudence s’impose toutefois quant à ses intentions à
court terme, ce n’est pas parce qu’on n’est pas rentré chez soi qu’il faut s’agiter
en tous sens, agir comme un abruti sous prétexte qu’un abruti s’est insinué en
soi. Attendre, il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre que quelque chose suive
son cours. S’il a tout à coup décidé de ne pas rentrer chez lui c’est simplement
parce qu’il a tout à coup décidé de ne pas rentrer chez lui. Sous le choc d’un
désir violent non prévu non programmé. Comment un homme comme lui
pourrait-il être dirigé autrement que par un désir violent.

Fleur le rejoint sur le roof une canette dans chaque main.


— J’ai pas été trop longue ?
— On n’a pas dit d’heure que je sache, on n’avait pas rendez-vous.
— N’empêche qu’ici ce serait rudement difficile de s’poser un lapin. C’est
que j’ai glandé un peu longtemps sous la douche, faudra refaire de l’eau.
— Comment fait-on ?
— Méthode classique, on tire à la courte paille. Le gagnant branche au
robinet du quai le machin jaune enroulé là en dessous, un tuyau d’arrosage on
appelle ça ; tandis que le perdant introduit l’autre bout dans l’trou du réservoir.
Sur un signal secret connu d’eux seuls le premier ouvre le robinet. Et quand
ça déborde sur les godasses du second il le referme avec ou sans signal.
— J’ai encore pas mal de choses à apprendre dirait-on.
— C’est en forgeant qu’on blablabla et blablabla… On trinque ?
Ils entrechoquent leurs canettes, des gouttelettes giclent et tachent le tee-
shirt de Fleur.
— Zut et crotte de bique, j’en ai pas d’autre pour le soir, faudra te
contenter d’une nana cochonnée à tes dîners d’gala Votre Altesse.
64

Ils se sont partagé les tâches à mesure qu’elles se sont présentées.


Remplir et allumer les lampes-tempêtes, déplier la table de camping sur la
plage avant, essuyer les chaises, mettre le couvert, réchauffer les poissons
panés, ouvrir le vin, fatiguer la salade, débarrasser et faire la vaisselle.
Maintenant ils restent prendre le soir, jambes allongées sur la table, bière
à la main, le nez dans les étoiles.
Le vent est tombé mais il fait frais, chacun a enfilé un pull. Et l’humidité
s’insinue partout, mouille tout, ronge tout comme un acide.
Excepté la loupiote de cabine d’un bateau amarré à l’autre bout du port,
aucun signe de vie. Aucun mouvement, aucun son. Tout juste un chien qui
aboie au loin puis se tait — à la campagne la densité d’un silence se mesure
à l’éloignement des aboiements de chiens. Jusqu’à ce que surgisse une famille
à vélo, bambins casqués cyclos et harnachés gilets de sauvetage fluo, qui
traverse à toute allure le quai et disparaît dans l’ombre des baraquements. À
nouveau plus un bruit. Le silence. Que seule rompt chaque quart d’heure la
cloche de l’église — il est spécifié dans le guide que par respect du sommeil
de tous elle cesse toute activité entre 22 heures et 7 heures du matin.
— C’est la première fois que j’vadrouille avec un homme seul. C’qui
change un max c’est que vous êtes sacrément moins bavards que les nanas.
— Vous ne me tutoyez plus ?
— C’est pour “tous les hommes”. Même si t’entendre me donner du “vous”
long comme la main me soûle grave. Et pour pas dire me vexe, t’as peur de
quoi, qu’on devienne copains ?
— Ne le prenez pas mal, je n’ai pas le tutoiement facile.
— Tu vouvoies ta femme ? tu vouvoyais tes parents ?
— Mais non, quand même pas. Déformation professionnelle je suppose,
cela m’agace au boulot qu’on soit censé se tutoyer et se faire la bise sous
prétexte qu’on bosse ensemble.
— Ben oui, que j’suis gourde, on bosse ensemble tiens pardi : moi
capitaine donner les ordres et toi moussaillon exécuter.
— Voyez les choses ainsi si vous voulez, sourit Ferdinand. Dans mes
équipes je vouvoie tout le monde, du stagiaire au grand manitou, et j’attends
que chacun fasse de même. Passer pour un vieux con ne m’empêche pas de
dormir.
— Meuuunon… t’es pas vieux.
Là, il rit.
— Vous, les femmes, vous papotez davantage je crois ?
— Je veux mon n’veu !… Si on peut même plus parler pour ne rien dire
y’a plus qu’à se tirer une balle !… T’es toujours aussi taiseux ?
— Plus ou moins, ça dépend.
65

— Si y’a du vent ? Si y pleut ?


— Des circonstances, des personnes, du moment… De quoi discutez-
vous surtout entre copines ?
— Des mecs. Les femmes parlent d’abord de leurs mecs. En second de
leurs mouflets celles qu’en ont. Et puis de leur patron et d’leurs ovaires. Tu
peux pas savoir tout ce qu’elles ont à raconter sur leurs ovaires. Moi ce serait
plutôt de voyages, d’horoscope et d’régimes basses calories, Entre hommes il
vous arrive de causer tour de taille et testicules ?
— Ah non, pas du tout.
Il rit à nouveau. Elle pas. Ferdinand réalise que depuis ce matin il ne l’a
pas une seule fois entendu rire.
— Et très peu de nos femmes.
— Plutôt d’vos maîtresses ?
— Un homme qui parle de sa maîtresse c’est mauvais signe, cela veut
dire qu’il est très amoureux et qu’il ne va pas tarder à faire une connerie.
— De quoi alors ?
— De sports, de bagnoles, de vacances, de politique et des impôts…
Alors vous voyez, il vaut mieux rester mutique.
— Mais pas pour autant se dessécher l’gosier, je vais nous refueler en
mousses fraîches.
Elle descend dans la cabine, hèle Ferdinand de l’intérieur.
— Demain faudra racheter un pain de glace, celui qu’ils ont mis est pas
loin d’être fondu.
— Un “pain de glace” ?
— Ben oui, ou des sacs de cubes. Qu'est-ce que tu crois, on n’est pas à
la maison, c’est une glacière pas un frigo.
Elle revient, deux canettes à la main.
La cloche sonne trois coups. 21 h 45.
Un bruit d’eau, cristallin, qui paraît proche tant il est solitaire ; grenouille ?
poisson ? ragondin ?
— Comment elle s’appelle ta femme ?
— Caroline.
— Parle-moi d’elle.
— Que voulez-vous savoir ?
— Comment elle est.
— Belle.
Re plouf, plus éloigné. Et re silence.
— Moi aussi j’aime bien m’faire la malle. Mais pas à cause d’un homme,
juste pour me changer la vie. Parce que des fois je sais pas par où me mettre
dedans, dans ma vie. Alors j’vais chez la voyante du quartier me faire tirer les
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cartes. C’est pas tellement les trucs qu’elle dit qui vont m’arriver qui me
scotche, c’est de l’écouter raconter des bouts de vie qui ressemblent à la
mienne. Un peu comme si ton amoureux te débitait les projets qu’il a faits pour
toi sans t’en parler avant… Tu l’aimes ta femme ?
— Oui. Je crois.
— Tu crois, t’es pas sûr ?
— Si si, je suis sûr.
— Alors pourquoi tu fais cette virée tout seul ?… Madame reste à la
maison s’occuper des gosses tandis que monsieur s’éclate en péniche avec
une inconnue ?
— Je revenais de mission. Je ne suis pas rentré chez moi.
— T’as quelque chose à t’faire pardonner ?
— Quelle idée.
— Alors quoi ?
— Je ne suis pas rentré, c’est tout.
Deux plouf consécutifs, même créature ?
— Pourquoi tu t’es sauvé ?
Ou plusieurs bêtes, proie pourchassée, prédateur à ses trousses ?
— Ça m’a pris subitement. À l’aéroport en descendant de l’avion. J’ai eu
la conviction qu’on m’avait ramené au mauvais endroit sans me demander
mon avis. Et je n’ai pas supporté ça.
— T’aurais voulu aller où ?
— Je ne sais pas, je n’avais rien prévu… Je me suis souvenu d’anciens
retours de missions, quand j’étais un jeune homme fringant, plein d’opinions et
de convictions, de chagrins d’amour et d’illusions… Et libre comme l’air…
Il s’interrompt. Fleur ne relance pas. La proie a fui ou est mangée.
— Et là, parmi tout ce brouhaha et ces reflets… dans ce lieu de partance
lustré comme une clinique pour venir au monde… ou un hosto pour le quitter…
tout ce qui m’entourait me sembla n’être plus fait pour moi… ne plus être chez
moi… Cette foule de voyageurs pressés m’a englouti et je me suis senti
étranger, indésirable ; comme un vieux bonhomme dont personne ne veut
plus… Alors j’ai filé. J’ai sauté dans un autre avion sans rentrer chez moi.
— Ça s’appelle un coup de mou.
— Si vous le dites.
— Elle t’attendait pourtant, Caroline ?
— Oui, les enfants aussi.
— Ils ont quel âge ?
— Marion 12, Sébastien bientôt 16.
— T’étais parti depuis longtemps ?
— Trois semaines.
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— Ils ont dû être vachement déçus. Tu les as prévenus comme y faut,


t’as inventé un boniment qui tient la route ?
— Urgence au boulot, peux pas rentrer maintenant.
— Tu fais quoi ?
— Rien. Rien je vous ai dit : ça m’a pris d’un coup et tout s’est enchaîné.
— Non, comme boulot, tu fais quoi ?
— Du cinéma et de la télévision, des films, des séries. Cette fois c’était
en costumes et cavalerie, gros casting et gros budget. « La guerre et la paix ».
C’est le titre exact, tout le monde dit « Guerre et paix » mais Tolstoï a traduit
lui-même son titre en français par « LA guerre et LA paix ». Il n’y a pas d’article
en russe, “voyna” veut dire aussi bien “guerre”, que “la guerre” et “une guerre”.
— Ça change quoi ?
— Pas grand-chose en effet. Mais j’ai appris ça récemment, j’aime
apprendre des choses nouvelles. Alors maintenant je le répète à tout-va. Je
suis assez du genre à faire mon chien savant, faut bien exister d’une manière
ou d’une autre.
— Ouh là là, tu nous la jouerais pas genre violons trémolos sur les bords ?
— N’empêche qu’il faut bien, non ?… exister d’une manière ou d’une
autre… Vous n’êtes pas de cet avis ?
Elle fait la moue, boit une gorgée de bière.
— Alors tu dois être acteur, ça m’étonnerait pas.
— Non, je reste derrière la caméra.
— Metteur en scène ?
— Loin, derrière les caméras. Dans les bureaux de production. Je gère
les contrats, les budgets, les plannings, la logistique.
— C’est bien payé ?
— Très.
— J’me disais aussi que t’as pas trop l’air d’un crève la dalle. Quand est-
ce que tu rentreras chez toi ?
— Quand on aura rendu le bateau je suppose. Ou un peu plus tard.
Depuis Béziers il y a un avion pour Paris tous les jours.
— Ah je vois, monsieur a tout prévu, t’as bien combiné ta parenthèse.
— Je n’ai rien combiné du tout, ça a démarré comme je vous l’ai dit et
ensuite j’ai suivi les événements.
— T’en es sûr ?
— De n’avoir rien combiné ?
— Que tu rentreras chez toi ?
— Oui… je pense que oui.
— Ça non plus t’es pas sûr alors ?
— Je ne sais pas… ou sinon quoi, je ne sais pas… va savoir…
68

— Youpi ça y est, Sa Seigneurie me tutoie.


— C’est l’expression : “Va savoir”.
— Parce que sinon ?
— Sinon je n’ai rien décidé… jamais peut-être… allez savoir.
— Je te crois pas. Tu rentreras.
Ils se taisent. Sirotent leur bière. Contemplent le ciel de nuit.
— En avril c’est pas trop la saison des étoiles filantes, on les voit surtout
en plein été, c’est dommage, regrette Fleur.
— Vous auriez voulu faire un vœu ?
— Moi non. Mais toi oui.
Elle laisse échapper un petit rot de bière « Abdullah, désolée. »
— Pour vous en somme ce sont des vacances ? reprend Ferdinand.
— T’as tout bon. J’me sauve pas moi. Disons que j’ai la bougeotte et que
j’aime rencontrer des nouvelles têtes… J’en ai besoin… J’ai besoin des p’tites
histoires des autres pour me fabriquer la mienne, alors c’est normal qu’en
général je préfère celles des femmes… Tu pensais pas que j’étais comme ça
j’suis sûre, tu pensais que j’étais plutôt ceci ou cela…
— Comment ça ceci ou cela ?
— Ben autrement quoi, un peu concon blondasse… Mais des histoires
vraies, pas des niaiseuses cucul la praline, des belles, des intéressantes, des
“à l’aventure”… Et moi j’pense que les plus belles c’est celles qu’on se raconte
en se bougeant le train ensemble ; à crapahuter dans des caillasses ou barrer
un rafiot… Tu finiras bien par m’raconter la tienne.
— Je n’arrête pas.
— Des bouts d’chandelle, des bricoles… je voudrais la vraie, la totale.
Ils se taisent à nouveau.
S’écoutent respirer, ne vont pas tarder à avoir froid
— Il n’y a pas de Monsieur Fleur ?
— Y’en a eu. Pas une foultitude, disons quelques-uns. Et pas la queue
d’un en ce moment… si on peut dire !
Elle pouffe comme une gamine, on est encore loin du rire franc.
— C’est toujours la même chanson avec les gars, ils veulent du définitif
et moi j’veux du passager. Alors j’attends l’oiseau rare passagèrement
définitif… Parce que j’aime les trucs tendres de l’amour si tu veux tout savoir,
les à-côtés j’veux dire, les câlins, les bisous, les petits mots gnangnans et les
s’endormir à deux. Mais le sexe, globalement on peut pas dire que ce soit ma
prédilection. Déjà au collège les filles arrêtaient pas d’raconter des craques sur
les garçons ; que soi-disant ils leur touchaient les seins et leur mettaient un
doigt où j’pense… tu m’diras maintenant qu’elles ont grandi elles causent de
leurs ovaires, c’est pas mieux… Moi j’avais rien à raconter, j’me titillais déjà
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pas souvent l’bouton toute seule, ça me produisait pas grand-chose, alors je


risquais pas d’laisser quelqu’un d’autre le faire à ma place… Toi t’as
commencé quand à te tripoter la quéquette ?
— Je ne sais plus…
— Allez raconte… ou invente.
— Au cinéma, en voyant Debra Paget danser quasi-nue devant le serpent
dans Le Tombeau hindou, Fritz Lang, je devais avoir dans les 12-13 ans, en
tout cas c’est là que j’ai commencé à vouloir faire du cinéma.
— Une sorte de vocation aphrodisiatique en somme, comme les
missionnaires en Afrique… la vocation j’veux dire pas le tripotage.
La cloche au loin sonne dix coups, 22 heures, elle a fini sa journée.
Fleur aussi.
— Bon c’est pas tout ça. Elle est sans mec la Marie-Fleur, pas trop
sexuelle mais vach’tement couche-tôt, et demain on a 38 bornes à se taper.
Avec une seule écluse tu m’diras, mais tout d’même dans les six sept heures
de navigation. Alors je vais au pieu. J’te laisse fermer le navire ? Tu fermes
bien tout à clé double tour hein ; pas trop sexe et vach’tement couche-tôt, mais
hyper-trouillarde la Marie-Fleur.
Quand elle se lève pour s’en aller Ferdinand la retient par le bras.
— Pourquoi avez-vous dit que j’aurais voulu faire un vœu ?
— Parce que quand on sait pas c’qu’on veut faut faire un vœu.

Elle lui échappe, descend à l’intérieur du bateau.


Il l’entend sortir des toilettes ; la pompe est lente et bruyante, manque de
discrétion à remplir la chasse d’eau.
Entrer dans sa cabine et tirer le verrou.
Monter fort le volume de son heavy metal du soir.

Ferdinand reste seul dans l’obscurité et la moiteur froide.


Tape un texto en attente pour Caroline.
Mes journées sont éreintantes ma douce. Il est 23 heures locales,
on vient juste de terminer la dernière réunion. Les big boss
américains sont hyper-exigeants, ils me veulent en permanence à
leur disposition, jusqu’au milieu de la nuit. Et les Russes baratinent,
truquent, dissimulent et se défilent. Mais j’ai bon espoir qu’on en
finisse vite maintenant, et de rentrer vendredi ou samedi. Je te
confirmerai dès que je serai sûr. Je t’embrasse. Je t’aime.

Il se programme une alerte téléphonique pour ne surtout pas oublier de


cliquer sur envoyer demain vers 18 h 00.
70

mardi 17

Ferdinand a mal dormi. Il sort de sa couchette bien avant le lever du jour


et s’installe à la table du carré travailler à ses rapports de fin de tournage. Il
n’avait plus ouvert son ordinateur depuis le salon VIP d’Air France à Moscou.
Tout est noir et silencieux autour de lui.
Il fait très frais, presque froid, dans la cabine, le radiateur à gaz qu’ils ont
eu grand mal à mettre en route hier soir s’est éteint pendant la nuit.

Outre couche-tôt, peu sexuelle et sans mec, la coéquipière est également


lève-tard. Elle arrive deux heures plus tard en baillant, mine renfrognée et
traînant des pieds.
L’eau pour le café est toujours longue à chauffer. Au contraire le grille-
pain fonctionne aussi bien qu’à la maison, car hier après avoir refait le plein
d’eau ils ont branché la rallonge électrique sur une prise du quai.
À la supérette, Ferdinand avait voulu du miel « Je vous conseille celui-ci,
garanti pur garrigue d’apiculteur du coin » avait vanté la commerçante ; et
Fleur de la confiture de mûres « Ma pauvre belle, en mure j’ai que de la Bonne-
Maman ». Le porte-monnaie communautaire n’interdit pas les sucreries
particulières.

Un froid encore plus vif saisit Ferdinand quand il sort mettre le nez dehors
sur la plage arrière. L’humidité règne comme une chape, s’infiltre et perdure
en une constante calamité. À l’intérieur elle colle aux vitres et les rend opaques
de condensation. À l’extérieur un manteau de brume dense cotonneuse
recouvre les eaux du port. Semble les abriter sous une gangue figée, pesante,
impénétrable qui fait penser à un édredon d’antan. « Ce décor féerique résulte
d’une différence de température importante entre les deux milieux aquatique
et aérien » aurait aimé Ferdinand en instruire Fleur, si elle s’intéressait à autre
chose qu’au hard rock et aux rencontres provisoires, puisqu’il faut bien exister
d’une manière ou d’une autre. Il s’était récemment confronté à la question
lorsque la mise en scène avait exigé de disposer d’un effet de ce type lors de
la séquence à tourner le lendemain, avec 200 figurants cavaliers, au bord d’un
étang délivré depuis seulement quelques jours de sa carapace de glace. Il
71

avait fallu en urgence provoquer artificiellement le prodige. On y était


finalement parvenu ; non sans efforts d’imagination, machinerie spéciale, 30
ouvriers la nuit entière au travail, et donc au prix d’un dépassement budgétaire
conséquent. Ferdinand compensa par de menues économies d’intendance. Il
a toujours privilégié le résultat final à l’écran au détriment de préoccupations
strictement “comptables”, estimé que les dépenses qui se voient à l’image ne
sont jamais trop alors qu’à peine un peu plus pour les frais de confort ou
d’excentricité c’est déjà beaucoup trop. Il n’est pas étonnant que les
réalisateurs le réclament et l’imposent ; les producteurs finalement s’y
retrouvent.

Des cris et coassements d’oiseau montent affaiblis de la brume. Leur


répond une voix féminine, sur le ton autoritaire d’un humain s’adressant à son
animal domestique sans qu’on comprenne les mots qu’elle dit.
Ferdinand se dirige vers la plage avant et découvre un autre bateau
amarré proue à proue devant le P’tit-Bounty. Il n’était pas là hier soir quand ils
se sont couchés, il a dû arriver tard et ils ne l’ont pas entendu ni senti s’accoler,
toute navigation est pourtant interdite dès que tombe la nuit.
Ni pénichette comme la leur ni cabin-cruiser pour smala en excursion,
c’est un petit voilier monocoque assez semblable à celui de Denis et
Joséphine, un peu plus long peut-être. À la notable différence près que son
mat est démonté et emmailloté dans la voile étroitement carguée. Couché par-
dessus le roof sur des supports en tréteaux, il déborde d’un mètre le tableau
arrière et de trois le balcon de proue. Ainsi démembrée l’embarcation a triste
mine, paraît impotente, amputée, mise à la broche en sursis d’être conduite à
la casse.
En slip de bain et tee-shirt marin à rayures trois tailles trop grand pour
elle, la femme s’active au balai-brosse sur un passavant. Peu frileuse la fille,
admire Ferdinand que ses jeans et pull peinent à préserver du froid mouillé.
Osseuse longiligne. Pieds nus. Des jambes minces immenses qui voudraient
lui remonter jusqu’aux aisselles. Le visage dissimulé sous une chevelure
blonde emmêlée, épaisse, touffue, pas peignée, dégoulinant plus bas que ses
épaules et qui voudrait rattraper ses hanches. Elle frotte, rince, remplit son
seau refrotte rerince. Le cri d’oiseau retentit à nouveau, Quand elle vide son
seau par-dessus bord elle aperçoit Ferdinand.
— Bonjour, fait-elle relevant sa crinière.
— Bonjour, répond-il.
Elle a la même silhouette et les mêmes jambes qu’une Hongroise
gardienne de chat, en encore plus maigre, se trouble Ferdinand d’une
72

soudaine réminiscence. Mais Gabriela avait les cheveux raides noir de jais et
ne parlait pas français.
La femme arrime au sandow son balai entre deux chandeliers. Se glisse
en souplesse par le capot de proue et disparaît dans les entrailles du bateau.
La bestiole piaille à nouveau, des tiii-iiiong et des fiii-iiiou étouffés, traînants,
plutôt mélodieux.

Ferdinand frissonne encore de froid quand il s’engouffre à son tour


retrouver de l’un peu moins glacial à l’intérieur du bateau. Fleur a terminé son
petit-déjeuner, s’est isolée dans sa cabine.
Il se rassied à son ordinateur et épluche ses e-mails accumulés depuis
quatre jours. Messages de travail, de relations, d’emmerdeurs. En supprime la
plupart sans les lire. (voir note en fin d’ouvrage)
Un seul de Caroline qu’elle a seulement intitulé « vendredi 13… ! », suivi
du lien vers un document YouTube (voir note en fin d’ouvrage), et signé en
dessous de ses habituels petit cœur et bouche-baiser.
Ferdinand clique pour l’ouvrir et écoute les premières mesures de la
version 78 tours crachotante de “J’attendrai” (par Rina Ketty-1938).

Fleur ressort de sa cabine. Arrive derrière lui en reprenant le refrain.


— Le jour et la nuit
J'attendrai toujours
Ton retour…
Faisant sursauter Ferdinand.
— Vous écoutez aux portes ?
— Quelles portes ? Je chante la déclaration perso de ta femme puisque
tu la fais entendre. Bien dormi ?
— Un bateau s’est mis devant nous pendant la nuit.
— Allons donc.
Elle essuie d’un revers de main la buée du pare-brise et découvre le
voilier démâté accolé au P’tit-Bounty.
— Ils manquent pas d’air ceux-là, j’les ai pas entendus arriver.
— C’est une femme avec un oiseau.
— Et quelqu’un d’autre, on peut pas naviguer tout seul, t’es bien placé
pour le savoir. L’eau du caoua est encore chaude ?
— Elle l’était. Presque.
— Ça ira, j’ai la flemme de rallumer c’foutu réchaud.

Restant toutefois loin d’être trépidante, la matinée se ranime de bruits


ordinaires. Passent des véhicules sur la route et le pont, retentissent les
73

livraisons au bistrot de la place, et depuis ce matin 7 heures recommencent


les cloches de l’église à rythmer le temps.
— Il paraît que des parisiens ont voulu les faire interdire parce que ça leur
pourrissait la grasse mat’.
— Comment savez-vous ça ?
— J’te l’ai déjà dit : je suis passée par ici l’année dernière. Et j’avais causé
avec des indigènes. Ils se marraient comme des baleines qu’y se soient fait
retoquer vite fait bien fait les Parigots tête de veau. Le lendemain la goudou
me sautait dessus et j’me barrais du bateau ; une fois de plus bernique de
Fonseranes.
Elle termine sa tartine à la confiture de mûres et avale son café tiédasse,
Ferdinand range son ordinateur. Ils s’apprêtent à repartir pour leur seconde
étape. En sortant pour détacher les amarres ils constatent que le voilier a
disparu. Pas plus que senti arriver ils ne l’ont entendu s’en aller.

Outre le porte-monnaie communautaire, la cohabitation obéit dorénavant


à des règles de fonctionnement édictées d’un commun accord, un poil plus
commun côté Fleur. Hormis pour les passages des écluses où ils devront
toujours s’y prendre à deux, c’est le plus souvent Ferdinand qui pilotera. Il
mettra aussi la table et le couvert, tandis qu’elle fera la tambouille et la
vaisselle. Pour les courses ils iront ensemble.
Ferdinand s’installe aux commandes dans le poste de pilotage intérieur,
le froid trempé interdisant pour l’instant de monter s’asseoir sur le roof. L’entrée
dans le port fut délicate hier soir, la sortie en est simple ce matin.
Fleur termine de laver les tasses et assiettes du petit-déjeuner —
sommaires sont les vaisselles de Fleur — puis s’isole dans ses appartements.
Le raffut du moteur couvre à peine les distorsions des guitares électriques.

Ils ne croisent que six bateaux durant toute la journée : deux barges
rouillées des services d’entretien et quatre pénichettes de croisiéristes. Moitié
d’Anglais qui font “Hello” et moitié de Hollandais qui font “Halo”. En revanche,
ils dépassent un grand nombre d’embarcations de tailles et couleurs
hétéroclites amarrées en rase campagne. La plupart équipées de paraboles
satellites, mini-éoliennes, panneaux solaires et autres équipements high-tech ;
plusieurs placardent « Bébé à bord, ralentissez ». Des résidences principales
apparemment, toutes affublées de noms tarabiscotés en anglais, polynésien
ou à consonances nordiques.
Après six heures de navigation dans des paysages changeants, certains
très beaux et d’autres mornes ou ennuyeux sans qu’on puisse en décrire
précisément la cause, ils atteignent Capestang. Leur seconde étape.
74

Les quais aménagés entre les deux ponts du bourg sont saturés comme
un parking de supermarché. Puis sur 300 mètres et les deux rives des dizaines
de bateaux stationnent à touche-touche. Le P’tit-Bounty ne trouve de place
qu’éloignée de la capitainerie et des commodités du port. Hors de portée
notamment des prises électriques municipales, mais après toutes ces heures
de moteur les batteries se seront à fond rechargées.
Ils flânent dans les ruelles, achètent de quoi dîner chez les commerçants
de la place. On les dirait couple de touristes visitant le patelin. Le Guide Fluvial
n’y signale aucune curiosité remarquable.

La nuit va bientôt tomber lorsqu’ils rejoignent leur emplacement par le


chemin de halage. Et découvrent le voilier démâté de ce matin amarré devant
eux. La blonde filiforme est assise dans le cockpit sous la lumière crue d’un
lumignon Campingaz. Son corpulent compagnon, rouquin pour le peu qui lui
reste, en bermuda vert pomme et chemise hawaïenne, se tient debout derrière
elle accoudé au mat couché. Une bouteille de Ricard et quatre verres sont
disposés sur un carton faisant office de table basse.
— Ah vous voilà tout de même, claironne l’homme en feignant la
remontrance, on allait commencer l’apéro sans vous !
75

Un instant tous deux interdits, Fleur réagit la première.


— Merci, c’est cool. On pose nos courses au bateau et on arrive.
— Une autre fois peut-être, il est déjà tard, freine Ferdinand.
— Taratata la soirée commence, croyez-moi. Et sans chichi, venez
comme vous êtes, insiste le rouquin.
— S’ils n’ont pas envie fiche-leur la paix, dit la blonde.
Elle porte un chemisier blanc sur un pantalon bouffant bouton d’or, et ses
cheveux quelque peu domestiqués gonflent un chignon ébouriffé au sommet
de son crâne. Un collier de corail perles et coquillages entoure son cou, des
virgules corail également pendent à ses oreilles, un bracelet d’argent orne son
poignet.
— Celle-ci s’est faite belle, enfin autant que possible, alors ne jouez pas
les timides on vous attend ; entre mariniers c’est comme entre voisins de
palier, on se fréquente à la bonne franquette.
Les convie le bonhomme en levant son verre à leur santé.

À peine entrés dans le P’tit-Bounty déposer leurs cabas, Ferdinand


apostrophe sa coéquipière.
— Je n’ai aucune envie d’aller trinquer avec ces personnes. Allez-y toute
seule, moi je reste ici.
— Dans l’genre boute-en-train t’es pas champion Monsieur Cinéma.
— Vous direz que j’ai à travailler.
— Partis avant nous ce matin et arrivés ici après, on a dû les dépasser
sans faire attention. Tu crois qu’ils nous ont suivis à la trace ?
— Vous n’aurez qu’à leur demander.
— Misère, on a oublié la glace. Il nous en reste qu’un petit bout, les bières
vont cuire. Faudra en trouver demain avant d’partir, y’a ça chez les
poissonniers en général, j’en ai vu un sur la place.
Fleur se rue dans sa cabine et sans même refermer la porte ressort peu
après en partie changée. Elle a menti hier : elle possède un autre haut, pour
le soir, très rouge, très moulant, avec des paillettes qui scintillent sur sa poitrine
en obus pointus comme ceux des actrices américaines des années cinquante.
— J’te plais ?
— On dirait un gâteau d’anniversaire.
76

— C’est malin. Bon allez, j’file à la fiesta des voisins.


Elle tourne les talons et s’en va trinquer avec ceux d’à côté.

Ferdinand n’a pas entendu sonner le pense-bête de son téléphone et il a


laissé passer l’heure. Resté seul il réactualise le texto pour Caroline.
Mes journées sont compliquées et éreintantes. Il est plus de minuit
heure locale et on vient à peine de terminer la dernière réunion…
Le reste ne change pas, il clique sur “envoyer”.
Éteint son téléphone.
S’ouvre une bière et sort sur la plage arrière.
S’assoit à même le sol. Boit à la canette. Adossé retranché dans un angle
sombre où ceux d’à côté ne peuvent pas le voir. Muré en des pensées
tourmentées où personne ne le peut non plus.
Fleur décréta hier être certaine qu’il rentrera bientôt à la maison, et lui
prétendit n’être plus sûr de rien. « Allez savoir ». Parce qu’on n’est jamais
vraiment sûr de soi ni des autres, à moins d’être présomptueux ou décérébré,
c’est pour ça que l’existence est aussi compliquée. À petites gorgées de bière,
à l’abri dans le noir et sentant l’humidité froide le pénétrer, il penche plutôt ce
soir pour “rentrera”. Nul besoin d’étoile filante, évidemment qu’il rentrera.

— Hou hou ?… Vous êtes là ?… Où vous cachez-vous ?


Se rapproche la femme blonde. Et le découvre recroquevillé dans son
ombre et ses genoux, à l’écart du monde et de ceux qui l’habitent.
— Êtes-vous à ce point coupable pour vous planquer ainsi ?… À moins
que vous ne soyez recherché par la police… Je vous trouve en effet des airs
déconfits de quelqu’un à qui il faut pardonner quelque chose.
Obscurité et contre-jour de pleine lune ne permettent de savoir si elle se
moque ou le met en garde, le toise ou lui sourit, si elle affiche un visage
aimable, désabusé ou grincheux.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Vous. Évidemment.
— Comprends pas.
— Pas grave, il fait trop nuit pour comprendre… Votre femme aimerait
que vous vous joigniez à nous et je lui ai promis de vous ramener.
— Ce n’est pas ma femme.
— Pas grave. Vous venez ?
Un rayon lunaire illumine un instant son profil. Elle a le nez légèrement
proéminent aquilin, sa tignasse hirsute le dissimulait ce matin, Ferdinand ne
l’avait pas remarqué.
77

— Je vous trouve de faux airs de Barbra Streisand.


— N’importe quoi. Bon, vous venez ?
Il se lève pesamment, délibérément pesamment. Elle le précède déjà sur
le passavant. La façon dont elle se meut témoigne de son assurance que cet
homme va la suivre, car elle l’a déjà ébloui.
— Si vous préférez la bière au pastis on en a aussi. Moi c’est Mary-Lou,
avec un “Y” mais pas comme Marilyn, en deux mots avec un trait d’union. Mon
mari c’est Bernard. Vous c’est Ferdinand n’est-ce pas.
Il est des personnes dont la démarche et la voix suggèrent le
bonheur, la souffrance ou le détachement, et que rien ne semblerait
pouvoir écarter de leur destinée. D’autres parlent et se déplacent en
insinuant l’espérance ou le renoncement. La démarche et la voix de cette
femme-là ne suggèrent rien à Ferdinand, et il ne comprend pas pourquoi il la
suit comme s’il ne pouvait en être autrement. Il fait trop nuit pour comprendre.

— Halte-là moussaillon, on ne vous a jamais appris qu’on ne monte pas


sur un voilier chaussures aux pieds ? Aussi sacré que les tapis des mosquées.
Ôtez-moi ça tout de suite.
L’accueille à bord le rouquin. Sa femme et lui sont tous deux pieds nus et
Fleur a suivi la règle, laissé ses chaussures sur la passerelle. Ferdinand se
déchausse à son tour et s’assied avec eux.
— Regarde Ferdi, ces messieurs dames nous offrent de la glace, c’est
drôlement sympa.
Elle tapote le sac transparent posé à côté d’elle sur la banquette, rempli
de gros glaçons.
— Nous n’avons aucun mérite, j’avais fait installer un vrai frigo. L’option
est beaucoup plus chère que la glacière de série, et le bidule assez gourmand
sur les batteries, mais celle-ci a des goûts de luxe que voulez-vous. Mettez ça
plutôt par terre chère amie, ou ça va finir par vous geler les fesses. Ne craignez
rien Capitaine, il en reste pour le pastaga, je vous le sers bien tassé ?
— Il préférerait de la bière, intervient Mary-Lou, n’est-ce pas Ferdinand ?
— Tu en sais des choses ; on n’a que de la Corona-Extra, y’a pas photo
c’est la meilleure… Eh bien va donc lui en chercher une en bas, qu’est-ce que
tu attends.
— Moi aussi j’préfère, réclame Fleur en jetant son pastis par-dessus bord.
Mary-Lou s’engouffre dans la descente. Bernard se ressert de Ricard.
— On se demandait si on allait vous retrouver plus loin, après qu’on a fait
connaissance à Argens.
— “Connaissance” c’est beaucoup dire, corrige Ferdinand.
78

— Vous avec elle en tout cas, quand elle est sortie nettoyer son accident
de la nuit.
— Vous avez eu un accident ? s’alarme Fleur.
— Un incident, une cochonnerie. Voyez-vous, une fois sur deux Madame
vomit quand elle a ses affaires.
— Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites, le complimente Mary-
Lou qui revient servir leurs bières à Ferdinand puis Fleur.
— Tu as dégueulé ou tu n’as pas dégueulé ?
— Et rebelote. Je doute que les effets secondaires de mes menstruations
passionnent nos invités. Qu’en pensez-vous Marie-Fleur ?
— Ben c’est plutôt que d’habitude on m’appelle Fleur tout court.
— Quel dommage, “Marie-Fleur” est beaucoup plus attachant. Je
n’aimerais pas du tout que vous m’appeliez “Lou”. Quant à “Malou” n’y pensez
pas, seule ma grand-mère m’appelait ainsi.
— Vous aviez une grand-mère ?
— Oui. C’est mal ?
— J’en avais une aussi, c’est triste la mort des gens qu’on aime.
— Auriez-vous l’intention de nous trouver des points communs Marie-
Fleur ?
— Attends, complique pas, on s’en fiche… Une grand-mère c’est une
grand-mère, point final, s’agace Bernard.
Court silence, Fleur enchaîne.
— Vous effectuez une croisière en voilier… Mary-Lou et Bernard ?
— On n’effectue pas une croisière sur un voilier démâté, chère amie, on
convoie son bateau en pièces détachées pour passer de Royan à Toulon sans
avoir à descendre jusqu’à Gibraltar. Et le remettre en main propre contre
espèces sonnantes et trébuchantes aux jeunes retraités d’Avignon qui nous
l’ont acheté sur Leboncoin. Sans discutailler le prix j’en conviens, d’ailleurs
croyez-moi il aurait fait beau voir ! (il s’esclaffe)
— Moi je serais vous, j’en profiterais tout de même pour naviguer
quelques jours supplémentaires ensemble en Méditerranée, persiste Fleur.
— Après trois semaines à se supporter dans dix mètres carrés ? Vous
nous verriez faire quoi que ce soit de “supplémentaire ensemble” ? réagit
Mary-Lou.
— Que cela te plaise ou non il faut être deux à bord pour descendre le
canal alors tu fais avec, la rabroue Bernard.
— Tout comme nous, ricane Fleur.
— Et vous appelleriez ça une partie de plaisir ? insiste Mary-Lou.
— Nous on y arrive bien, hein Ferdi ?
79

— Ce doit être parce que votre époux, ami, compagnon, enfin bref
Ferdinand est charmant et certainement très amoureux de vous.
— Ah mais non, on est pas du tout ensemble.
— Et cela ne durera que quatre jours et demi, ajoute Ferdinand.
— Alors vous êtes des sages, ou des veinards, admire Bernard.
Sortant d’on ne sait où son matériel, pipe droite de bois, blague de cuir et
briquet jetable, Mary-Lou bourre le foyer d’une mixture de couleur
indéterminée de tabacs mélangés et l’allume ; très vite une odeur douceâtre
de melon très mûr, qui découragerait les plus voraces des diptères suceurs de
sang, incommode le cockpit.
— Expliquez-moi ça Ferdinand, si vous n’êtes pas ensemble qu’est-ce
que vous faites ensemble ? interroge-t-elle en tétant sa bouffarde.
— Monsieur n’a pas voulu rentrer chez lui et moi j’ai la bougeotte,
s’interpose Fleur. Y’m’faut des virées, des rencontres et des nouvelles têtes.
On n’a pas besoin de partager autre chose.
— C’est bien ce que je disais : des sacrés veinards, croyez-moi, répète
Bernard.
Fleur glousse. Ferdinand se tait. Mary-Lou lui sourit adorablement.
— Ne pas rentrer chez vous… comme c’est étrange…
— J’ai pas vu comment s’appelle vot’ bateau, ne démord exister Fleur.
— “Black-Out”, répond le rouquin, du nom de notre second mainate. Le
premier s’appelait “TaGueule”. Un soir on a mal refermé la cage et TaGueule
a disparu dans la nature. On l’a eu mauvaise, ça coûte un bras une bête
comme ça. Le suivant, celle-ci l’a appelé “Blacky” et voulait le même nom pour
le bateau, moi j’aurais préféré “Félix”. En fin de compte on a négocié sur
“Blackou”… auquel elle a éprouvé le besoin de rajouter un “t”, pour que ça
fasse plus original soi-disant.
— Dans le sens de plus personnel, nous corresponde mieux, entérine
Mary-Lou.
— N’empêche que j’aurais préféré “Félix”, histoire de ne pas faire comme
tout le monde ; parce que tous les piafs plus ou moins noirauds doivent bien
s’appeler “Blackish”, “Schwarzy” ou “Bamboula”.
— Mais tous les petits garçons ne s’appellent pas Olivier, siffle dans un
souffle Mary-Lou.
— Qu’est-ce que t’as dit ? blêmit Bernard.
— Félix !… il voulait appeler “Félix” mon oiseau et son voilier !… C’est un
nom obscène, monstrueux, dégueulasse, tu la vois où la félicité ?
— Xiiitééé… nasille une voix noire à l’intérieur du bateau.
80

Percevant des mégawatts d’électricité haute tension s’amener à la vitesse


de la lumière pourrir l’atmosphère, pire que du melon plus que mûr, les sacrés
veinards n’ont aucune envie de s’y électrocuter. Ils remercient et prennent
congé.
— J’espère qu’on se retrouvera à nouveau demain soir, leur jette le
rouquin tandis qu’ils remettent leurs chaussures.
— Oui oui, on espère aussi, assure Fleur.
— Revenez Ferdinand, cela me fera plaisir, dit Mary-Lou.
— Compte là-dessus, marmonne-t-il.
— Où ferez-vous étape demain ? interroge Bernard.
— En principe Villeneuve-lès-Béziers, lance Fleur. On a pris la mini-
croisière 5 jours 4 nuits, il nous restera jeudi pour aller jusqu’à Agde. Allez
bonne nuit, et merci !
Ils franchissent les quelques mètres qui les séparent du P’tit-Bounty.
— Pourquoi leur racontez-vous tout ça, pour qu’à nouveau on aille leur
tenir la chandelle ? rouscaille entre ses dents Ferdinand.
— Quand ils se chamaillent pas j’les trouve plutôt sympathiques, pas
toi ?… D’ailleurs j’me demande si t’aurais pas un peu tapé dans l’œil à Mary-
Lou… Elle a pas l’air facile la nana, maigrichonne j’te dis pas et ça chlingue à
gerber ses tabacs au patchouli… Et t’as vu que j’raconte pas des salades : elle
a pas pu s’empêcher de nous ramener ses ovaires et ragnagnas.
— Pas elle, lui, de façon fort grossière, j’en étais gêné pour elle.
— Zut et crotte de bique, on a oublié le sac aux glaçons, se récrie Fleur.
Je retourne le chercher.
— Ah ça certainement pas, on laisse tomber.
— Hé !… ho !… je fais ce que je veux, d’accord.

Quand Elle revient avec le sac de glaçons Ferdinand exige qu’ils dînent
à l’intérieur tous rideaux tirés. Fleur approuve, elle en a sa claque elle aussi
pour ce soir des fréquentations “à la bonne franquette” entre mariniers. Il ne
faudrait pas que ce couple exécrable les rappelle pour le pousse-café ou
s’impose venir le siroter chez eux.
Afin d’économiser les batteries ils n’allument qu’un seul plafonnier. Bien
qu’après huit heures de navigation elles doivent être à pleine charge mais ils
ignorent leur autonomie exacte. Quant au convertisseur 12 volts il est censé
recharger les téléphones, alimenter un ordinateur portable, un sèche-cheveux
ou autres ustensiles de faible puissance, mais pour le grille-pain du petit-
déjeuner c’est loin d’être gagné.
Ils s’abstiennent également de lampe ou de bougie durant leur nouvelle
soirée canettes aux étoiles, se planquent tous deux sur la plage arrière là où
81

Ferdinand se planquait tout à l’heure. “Soirée canettes-plus” ce soir, il a acheté


une flasque d’Armagnac au supermarché qu’il a tenu à payer de ses propres
deniers. « C’est bon ton truc » savoure Fleur et se sert un deuxième fond de
verre. Puis se tait.
— J’aime écouter le silence… Pas le silence juste pour se taire, celui
qu’on dirait qu’il cause, qui raconte rien mais qui participe à la conversation…
Et qui dure longtemps, qui prend le temps de t’envelopper toi et tout autour…
Comme ce soir… Comme quand j’étais môme et que j’rêvais qu’un amoureux
s’amène quand j’l’attends pas et qu’il m’enlève sur sa Harley orange et noire…
Remarque j’m’en fichais de la couleur ; et même une bagnole, une
décapotable ou une dodoche aurait fait l’affaire… Comme toutes les mômes
quoi, nunuche nouillette ; mais moi j’me suis accrochée nouillette largement
dépassée môme… Jusqu’à maintenant j’ai rencontré que des gars qu’étaient
pas des masses princes charmants. Gentils avant, juste pour t’avoir, et que
j’aurais pas voulu qu’y m’enlèvent après. D’ailleurs ça leur disait rien non plus
ça tombait bien… De l’éphémère j’te dis, du bonjour bonsoir, du rapidos du
raccourci de l’éventuel… de toute façon, long ou court j’reste toujours loin du
septième ciel… Si j’te lourde tu l’dis hein, et j’la boucle aussi sec…
— Non, je vous écoute.
— J’en mourrais pas tu sais, je ferais pas ma boudeuse… Faut pas croire,
c’est pas rare de la fermer un moment chez les bavardes, pour faire la pause,
pour penser qu’à ses pensées à soi… Il y a des choses que je ne dis pas
par pudeur, d’autres par douleur et certaines par amour, mais je les
ressens toutes dans mon cœur, elle m’a dit un jour Maïté… Ce rafiot par
exemple c’est un bon endroit pour se taire. Dans un silence comme je disais,
qui raconte des histoires, des belles. Un silence tout noir tout mouillé comme
le canal, et qui te tombe dessus comme le ciel étoilé… Par contre j’aime pas
trop le tien, t’es trop mystérieux, barricadé bouche cousue. Il se partage pas
ton silence, il décide, il accuse. C’est comme s’il t’ordonnait d’la boucler parce
qu’il t’en veut d’avoir des trucs à dire. Même des bêtises, des paroles en l’air,
juste pour blablater… Moi j’dis qu’on devrait pas avoir qu’un seul mot pour
appeler tous les silences, parce qu’ils sont pas tous pareils… Bien sûr que tu
vas rentrer chez toi, c’est même comme si t’étais jamais parti. Pardi, on change
pas d’vie comme on change de chaussettes ou de brosse à dents… C’est
même pas pour faire l’intéressant que tu dis que t’en sais rien, que peut-être
tu rentreras pas et tous tes baratins, c’est juste pour faire semblant… pour
seulement y croire un p’tit moment… Et c’qui m’épate c’est que ça te flanque
autant la trouille… Tu rentreras Ferdi. Tu peux en être certain. Tu rentreras
chez toi.
82

Elle avale d’un trait son fond de canette et siffle sa dernière gorgée
d’Armagnac. Colle un rapide baiser sur le front de Ferdinand et descend se
coucher en allumant un minium de lumière. Il descend à son tour peu après
sans allumer non plus.

Enfermée dans sa cabine, verrou tiré, froussarde qu’elle est et avec les
hommes on ne sait jamais, Fleur pérore et s’emporte au téléphone. La cloison
est mince, Ferdinand ne saisit qu’un mot sur deux, outre que l’altercation est
véhémente et il ne parvient à s’endormir. Sursaute chaque fois que monte le
ton et qu’elle s’exclame ou s’indigne. Las de se tortiller et s’emmêler dans ses
draps il frappe de petits coups contre la paroi… Puis à bout de patience cogne
plus fort du plat de la main.
— Oui, bon ça va, on a compris, pas la peine de t’exciter comme ça !
Lui gueule Fleur à travers la cloison, met fin à sa dispute, et Ferdinand
peut enfin espérer roupiller.

À la lumière du clair de lune traversant le hublot lui apparaît la réalité


physique de l’entièreté de son corps allongé sur la couchette. Comme sous un
drapé de statue ; une statue vivante s’entend, pas sous le suaire de marbre
d’un gisant mémorable. Depuis les limites hautes de son champ visuel, à
savoir la base de son cou car même en poussant au maximum son regard vers
le bas il ne parvient pas à apercevoir la pointe de son menton, jusqu’au bout
de ses pieds qui se dressent en bonnet d’âne à l’extrémité du drap. C’est très
petit son propre corps vu de ses propres yeux, de dimensions désolantes,
courtaudes et rabougries. Pourquoi se souvient-il alors que petit garçon, les
soirs où il était enrhumé ou patraque du ventre, sa Mémé-chérie lui frictionnait
les jambes à l’eau de Cologne ? Parce que la mémoire arrange à sa façon les
souvenirs qu’elle réveille, des images d’un passé qui n’existe plus, des odeurs
qu’on ne respire plus, les traits d’un visage qui ne vous protège plus.
Maintenant qu’il se souvient de cela, même ressurgi de très loin,
Ferdinand peut espérer s’endormir.
83

mercredi 18

Il a plu toute la nuit. Le jour vient de se lever, Ferdinand aussi.


Il allume le plafonnier au-dessus du lavabo. Le rideau de la porte-fenêtre
arrière ne tient plus à sa tringle, un promeneur passant sur le chemin de halage
pourrait apercevoir son intimité ; il n’en mourrait pas qu’on le voie nu, mais
effectuant une petite toilette c’est plus embarrassant.
Il prépare ensuite le petit-déjeuner.
La lève-tard pas trop sexe se lève moins tard ce matin, à en croire le
tapage que produit la pompe de chasse d’eau qui en tirant sur la batterie
affaiblit l’éclairage. Ferdinand s’amuse d’imaginer Fleur se tortillant dans des
toilettes aussi étroites qu’un tube de comprimés effervescents, pour faire
entièrement pénétrer côté pile son considérable postérieur et côté face sa
poitrine au format buraliste d’“Amarcord” (Federico Fellini - 1973). D’autant plus que
chose faite il faut se contorsionner pour papierhygiéniquer la manœuvre. Il
ricane sous cape en versant l’eau chaude sur son sachet de thé.
— Qu’est-ce qu’il y’a de si marrant ? grommelle Fleur encore tout
ensommeillée.
— Je pensais à des trucs, répond-il sans se retourner.
Comme on le redoutait le convertisseur électrique refuse d’alimenter le
grille-pain. Toute la nuit le boîtier a émis un bruissement répétitif pouvant
évoquer un écoulement de fuite d’eau. Ferdinand avait hier assez brutalement
heurté le pilastre d’un pont. Il n’avait rien osé dire à Fleur mais craignant que
ne soit endommagée la coque il s’est relevé plusieurs fois dans la nuit pour
soulever le plancher et vérifier que ne se remplissait pas la cale. Par certains
côtés ne pas rentrer chez soi peut présenter un brin de panache, sombrer par
deux mètres de fond dans un canal tricentenaire serait tout à fait ridicule.

Vaisselle terminée — expédiées bâclées sont les vaisselles de Fleur —


elle parcourt les pages “Infos pratiques” du guide.
— Pas besoin de s’grouiller comme des malades : créneau horaire
avalant à Fonseranes égale 13 h 30 à 15 h 30. On a vingt bornes et zéro
écluse avant d’arriver là-bas, on mettra 3 heures et demie à tout péter. Au fait
il est toujours là le Blacky-Félix ?
84

— Oui, j’ai regardé. Tout est éteint, tout est tranquille.


— Pas même une maigrichonne à la pipe en bois ?
— Ni perroquet qui vocalise.

Les premiers jours de son escapade, présumé submergé de travail,


harassé de fatigue à Novosibirsk, et Caroline se montrant peu appelante,
Ferdinand évita de consulter à chaque instant ses messages et e-mails. Mais
gagné par une appréhension naissante et n’ayant toujours pas exprimé de
vœu quant à son avenir proche — par perplexité personnelle et pour cause de
basse saison étoiles filantes — il ouvre son téléphone.
Zéro texto, zéro message dans la boîte vocale, Caroline répond
rapidement d’habitude. A-t-elle bien reçu son dernier SMS ? Oui, il figure daté
d’hier 19 h 11 sur la liste des Envoyés, il était bel et bien minuit onze en Sibérie.
Ou bien aurait-elle envoyé un e-mail ? Il ouvre son ordinateur.
Mon cher chéri
Il est 06 h 15. Heure locale. Mon taxi ne tardera pas à arriver. Il
me conduira à la gare Montparnasse d’où un train me mènera à
Toulouse. Yvette m’attendra à Matabiau et je l’accompagnerai
directement à l’hôpital. Ses jours ne sont pas en danger mais une
des brûlures est assez sérieuse. Je parle de celles de Jojo comme
tu l’auras compris (*) et cette pauvre Yvette a bien besoin que
quelqu’un vienne un peu l’aider. Les médecins lui ont annoncé qu’il
pourrait revenir à la maison dès demain mais qu’il ne sera guère
opérationnel avant un certain temps. Alors c’est bien volontiers
que j’ai accepté de descendre lui tenir compagnie pour la journée
et la seconder de mon mieux pour l’intendance et les soins de Jojo.
Ils font tellement pour nous que c’est là bien peu de chose en
retour. D’autant plus, tu t’en doutes, que je nous sens directement
responsables de l’accident. Je me suis arrangée avec mes
collègues du ministère et décommandée pour le ski chez les
Synelle. Ils m’ont quand même proposé d’emmener Marion et
Sébastien et j’ai accepté ; comme tu nous y encourages, le grand
air et l’altitude leur feront le plus grand bien, malgré de possibles
froids sibériens en haut de La Chiaupe comme tu l’évoques aussi.
C’est tombé tout d’un coup, mon cher chéri, désolée. Et je n’ai pas
pu te prévenir plus tôt, désolée. Évidemment je te tiendrai au
courant au fur et à mesure. Je t’embrasse. Caroline.
85

(*) Ce sont les voisins qui, voyant de la fumée et sentant des odeurs de
brûlé, les ont alertés. Jojo s’est assez sérieusement brûlé aux mains et
aux jambes en éteignant le début d’incendie dans la cuisine. Ne t’inquiète
pas outre mesure, les dégâts sont à première vue mesurés, les dégâts
matériels je veux dire. La prochaine fois assure-toi que les braises sont
correctement éteintes dans la cheminée, car c’est très imprévisible le
feu, extrêmement imprévisible, et n’oublie pas en partant de lancer le
lave-vaisselle.

Fleur ressort de sa cabine.


Rejoint Ferdinand resté assis prostré sur la banquette du carré.
Elle s’est maquillée sans excessive coquetterie mais joliment, un eye-liner
ambré appuyant l’or de ses yeux. Et changée dans une robe légère laissant
nus ses bras jusqu’aux épaules. Qui aurait cru que son sac imitation peau de
serpent léopard pouvait contenir autant d’affaires, y compris un mini-
bastringue à hard-rock.
— On met les voiles Capitaine ? Tu t’colles à la barre et j’m’occupe des
amarres.
De la brume gris glauque stagne à la surface du canal, l’atmosphère est
toujours aussi humide cotonneuse, on se croirait dans un hammam froid.
Le P’tit-Bounty s’écarte de la berge et dépasse le voilier démâté endormi
à son mouillage. Ferdinand réduit au maximum les gaz afin de limiter le bruit
de moteur et d’éviter tout remous de sillage.

Le ciel est maintenant dégagé et la température douce, ils sont montés


s’installer au poste de pilotage extérieur.
En attrapant l’échelle Ferdinand s’est éclaté le gros orteil sur un taquet
d’amarrage. Sur le coup ces blessures-là font un mal de chien. Leur bon côté
c’est que pendant un bon moment elles ne laissent aucune place pour penser
à autre chose.
Assise à côté de lui qui tient la barre, Fleur a mis les pieds sur le caisson
de pilotage, retroussé jusqu’à mi-cuisse sa robe, et, derrière ses lunettes
noires qui cachent ses yeux d’ambre, s’abandonne au soleil comme s’il était
de plein été. Alors qu’il est tout riquiqui d’avril, et parfaitement illusoire
d’espérer que ses rayons ne tannent d’un rien sa peau blanc rosâtre de fille
des villes s’encanaillant batelière. Elle est néanmoins de jour en jour plus
plaisante à regarder, se ferait la réflexion Ferdinand, si maintenant que
diminue l’élancement à son orteil ne revenaient l’envahir ses pensées
dévastatrices. De même que l’éclat d’une beauté ternit avec le temps, la
banalité d’un visage s’émousse avec l’attention qu’on lui porte, penserait-il
86

également si ne l’assaillaient de ravageuses prémonitions. S’il ne s’alarmait


que son coup de folie n’occasionne chez la femme qu’il aime d’irréversibles
séquelles. Qu’elle cesse de l’aimer. Qu’ils cessent de s’aimer. Que la terre
cesse de tourner.
Un long moment s’écoule.
Aussi long que s’éternise une ligne droite sans fin du canal, à allure
irrémédiablement constante, entre des rives de joncs et de roseaux
interminablement identiques.
— On est pas bavard hein… Toi c’est monnaie courante, moi ça tient du
miracle… T’as rien à dire Capitaine ?
Ferdinand semble ne pas même l’avoir entendue.
— Hé, Capitaine, J’te demande si t’as rien à dire ?
— Non.
Il maintient le regard rivé sur la rectitude de sa route ; celle du canal c’est-
à-dire, quand celle de sa vie est en train de lui échapper.
— Force-toi, dis quelque chose le premier pour un coup, c’est chiant ton
silence on s’croirait à l’église ou chez les sourds… allez… s’te plaît…
Ferdinand reste mutique, le regard fixe.
— Essai de faire comme si j’étais une blonde à qui ça t’prendrait de faire
du gringue… une nana concon blondasse parmi d’autres…
Mutique, regard fixe.
— Bon OK, tu l’auras voulu, je descends balancer Pantera à fond la
caisse, à moins qu’tu préfères Marilyn Manson ?
— Je suis dans la merde, l’arrête Ferdinand.
— Eh ben voilà, c’était pas si difficile et j’ai tout pigé : tu marches qu’à la
menace !… C’est ce qu’il y a d’mieux “être dans la merde” pour un début de
conversation.
— Là on s’approcherait plutôt d’une fin.
— Allons donc. C’est parce que t’as pas fait un vœu. Raconte.
— Caroline sait que je suis rentré de Russie.
— Aïe… Ouais ça va t’compliquer la balade.
Le bateau amorce un écart, il corrige aussitôt.
— Ou la simplifier, “va savoir”… ajoute-t-elle.
Elle pose sur lui son regard d’ambre derrière lunettes noires, qu’on devine
dense et insistant malgré les verres opaques. Ferdinand ne détourne le sien
de la perspective du canal. Des centaines de mètres droits comme un i aux
rives sans fin interminablement identiques. Où il ferait bon s’abandonner
contemplatif et serein comme à travers la vitre du train ou le hublot de l’avion.
Si n’était arrivé le message de Caroline.
87

Fleur recule son fauteuil, s’y cale au plus profond et écoute Ferdinand se
taire. Ses lunettes empêchent de savoir si elle ferme les yeux ou les garde
ouverts rivés sur sa nuque.

Tout avouer, tout raconter ?… Caroline le croira-t-elle.


Tricher encore, se dérober, inventer le mensonge du jour ?
Le bégayer, le bafouiller ?… En redoubler les mots comme dans “Rain
Man” (Barry Levinson - 1988) Dustin Hoffman s’accroche à ses dérangements ?
Ou faire comme si rien de grave n’était arrivé. Rien de suffisamment grave
pour qu’il doive s’en justifier. Hormis bien sûr le début d’incendie et les brûlures
de jojo. D’ailleurs, noyer quelque peu le poisson en s’enquérant de son état de
santé serait le meilleur moyen de modérer l’esclandre de son incartade.
Il se souvient comment Caroline se comporta quand la situation fut grave.
Quand une femme-enfant entra tourbillonner dans sa vie. Une colombe gracile,
libellule pimpante, friandise acidulée sucrée qui mit son couple et sa famille en
danger. Il se souvient comment l’épouse bafouée lui fit face quand il bredouilla
des arguments à la gomme, s’inventa des espèces d’excuses et des regrets
en carton. Exigea-t-elle la séparation, le divorce ? retourner guérir de trahison
chez ses parents de la Beauce ? Non, ce fut d’abord la lionne en elle qui rugit,
qui mordit et qui haït. Puis la femme se pétrifia. L’écouta sans réplique ni
question. Ni baisser les yeux de lionne dont elle le crucifiait — ils sont noisette
clair, virent anthracite quand elle tempête, ternissent et s’éteignent quand elle
souffre. Ferdinand avait certifié qu’il avait rompu, promis juré qu’il ne
recommencerait plus, affirmé qu’il n'aimait qu’elle et lui demandait pardon.
« OK » avait seulement dit Caroline. Puis lui avait tourné le dos et était partie
trois jours trois nuits, il ne sut jamais où elle était allée.
Comment expliquer à la femme avec qui on partage depuis 20 ans amour
et harmonie qu’on s’est soudain épouvanté à en perdre le nord et l’esprit de
venir la retrouver. Sans motif, sans mobile, sans contrainte. Comment pourrait-
elle l’entendre sans s’en effondrer meurtrie, humiliée, mortifiée. En quels
termes avouer l’affolement qui s’empara de lui à l’idée de rejoindre son foyer,
parce qu’une conviction intime lui martelait que chez lui n’était plus pour lui
désormais le bon endroit. « IL EST OÙ DÉSORMAIS TON BON ENDROIT ?
LOIN DE MOI, LOIN DE NOUS ? » hurlerait la lionne blessée. Ferdinand ne
pourrait qu’évoquer sa panique incoercible de ne plus entrevoir nulle part où
se situait sa place, son désarroi irraisonné que le monde ait cessé d’être fait
pour lui. Il tenterait de décrire une attaque brutale, une fulgurance ; un mal-être
sans conscience, sans fondement, sans racine. Un burn-out… Mais oui, voilà,
c’est ça : le BURN-OUT !… C’est archi-courant par les temps qui courent ce
machin-là, et avec les responsabilités qu’on lui colle sur le dos et les menaces
88

des Bratva-boys ce serait relativement plausible à faire admettre… Tu rêves


mon pote, elle ne croira jamais de ta part à une telle indisposition. Ne se
risquera même pas à te renvoyer chez le psy. Ne verra que la grosse, très
grosse, énorme connerie que tu commis. Et demeurera stupéfaite que
conscient de son énormité tu la commis quand même. Et maintenant qu’elle
connaît ta félonie, n’espère plus rien de la télépathie ; Ferdinand confie la barre
à Fleur et descend sécuriser SMS sa supplique.
Pardonne-moi ma douce, mon amour, c’est trop confus dans ma
tête et mon cœur, je n’ai pas pu t’expliquer. Je sais que c’est
beaucoup demander mais je t’implore de croire encore une fois à
mon mensonge. Juste quelque temps, quelques jours, je reviendrai
bientôt. Je t’aime, je n’aime que toi. Ferdinand

Il n’y a plus lieu maintenant de tenir compte de décalage horaire, il clique


sur envoyer et remonte sur le roof s’asseoir au côté de Fleur. Elle a retiré ses
lunettes de star, ses yeux d’or flamboient de fraternité.
— Merci Fleur.
— Pas d’quoi… De quoi d’ailleurs ?
— De m’avoir écouté.
— Tu rigoles, t’a rien dit.
— C’est ce qui est le plus difficile à faire écouter.
Ferdinand vient de comprendre qu’il est heureux. Malgré lui. Malgré
tout. Désespérément heureux.
Une érection le surprend, se dresse contre la toile de son jean et lui fait
presque mal. Les feuilles des peupliers de la rive tintent sous le vent et
résonnent dans son cœur. Comme l’éclat de rire de Caroline rend tellement
plus beau le monde quand ils ont fait l’amour et que sa jouissance l’a
terrassée.
89

Ils atteignent une bourgade. En ces contrées aux appartenances


culturelles et territoriales puissantes, les revendications toponymiques
occitanes s’affichent en tous lieux : “Pòlhas” doublonne fièrement “Poilhes” sur
le panneau à l’entrée du village. L’appellation ancestrale aurait ici plus
sobrement convenu, tant Fleur se tord de rire en imaginant habiter à Poilhes.
Ferdinand en rit avec elle ; et aussi, pour la première fois, de l’entendre rire.
Ils n’ont rencontré aucune faune aquatique ce matin, pas la queue d’un
héron, ragondin ou poule d’eau. Hors cabots de formats divers à la proue des
bateaux qu’ils croisèrent, du molosse au bichon, tailles inversement
proportionnelles à l’aigu de l’aboiement et la férocité de l’humeur.
Apparaît parfois entre deux roseaux une pancarte publicitaire décatie d’un
vigneron ou artisan local. Quant aux guinguettes aux bords de l’eau, les rares
semblant ouvertes sont désertées de clientèle.
Ils franchissent le tunnel de Malpas, voguer sous la montagne quel
prodige ! « Il touchait sa cannette le Pierre-Paul Riquet, Disneyland peut aller
s’rhabiller avec sa Rivière Enchantée » apprécie Fleur qui s’y connaît en
histoire du canal et parc de loisir de Seine-et-Marne.
S’arrêtent déjeuner peu avant l’échelle de Fonseranes. S’amarrent en
attente au ponton le moins romantique du monde, devant de gros conteneurs
poubelles et tri sélectif. Fleur réchauffe une boîte de raviolis et assaisonne la
laitue. Surveillant sans cesse par la fenêtre l’accès encore fermé à la première
écluse. Alternant des yeux de gavroche emmitouflé devant les vitrines de Noël
avec ceux d’un chien famélique espérant sa gamelle.

À l’heure annoncée les feux passent au vert et s’ouvrent les vantaux.


Ferdinand s’engage dans le premier bassin, suivi de deux autres bateaux qui
descendent en même temps qu’eux l’escalier. Ils enchaînent tous les trois à la
suite les sept écluses successives. Les éclusiers ne leur laissent aucun répit
entre deux sas et chacun court en tous sens pour éviter les heurts. Tout le long
de l’allée piétonnière des moutards surexcités les harcèlent de grands gestes
et hurlements, singeant leurs manœuvres et se moquant d’eux en une langue
indéterminée. Ferdinand s’irrite et les apostrophe, ils redoublent de quolibets.
Fleur leur tire la langue, tous ensemble lui rendent au centuple la pareille.
Leurs parents rigolent et prennent des photos.
90

Dès que la poupe du P’tit-Bounty a franchi le dernier pilier du dernier


bassin de la dernière écluse, Fleur crie « Youpi ! », trépigne et bat des mains.
— Ça y est Ferdi, je l’ai fait, j’ai passé Fonseranes, je peux mourir
tranquille… Enfin non, tout de même pas, faut pas déconner, j’ai encore
quelques années devant moi.
— Bof… du moment que vous avez “fait Fonseranes”…
— J’te l’avais dit, c’est pas grand-chose, des tas d’bateaux passent par-
là tous les jours, mais moi c’était mon truc, mon truc à moi… Mon truc à moiiii…
Ta ta taaaa… ta ta taaaa ta ta ta taaa…
Frétille du popotin la Zizi Jeanmaire du P’tit-Bounty, les couverts à salade
plantés sur le coccyx en guise de corolle emplumée. Redescend d’euphorie et
jette les couverts dans l’évier.
— Et maintenant j’ai plus qu’à passer à autre chose. Mais quoi, j’me
demande bien quoi ? T’aurais pas une idée d’un nouveau truc à ambitionner
Ferdi ?
Elle lui saute au cou et lui plaque un gros baiser sur la joue.

Ils approchent de Villeneuve-lès-Béziers. La dernière écluse précède


juste en amont le port, ils poireautent une demi-heure avant que les portes ne
s’ouvrent. Fleur s’impatiente. Pas Ferdinand. Ferdinand mue. Ferdinand
apprend à attendre. Redoute que ne s’accélèrent les heures, les lenteurs et
les écluses, et qu’il ne remonte à Meudon perdre Caroline.
Outre la barge algeco de l’Office de Tourisme, aucun bateau n’occupe
l’appontement. Une cacophonie de canards les accueille, ils sont des dizaines,
des trentaines, peut-être davantage ; un écriteau interdiction de nourrir les
canards espère en vain les exiler, rien n’est prévu pour leur clouer le bec. Tous
les deux emplacements d’amarrage, robinets d’eau municipale et prises
secteur s’offrent à disposition des croisiéristes. « Bravo, v’là un patelin où on
bichonne la clientèle ! » s’enthousiasme Fleur. Trop vite, car rien ne
fonctionne. Une fois de plus le convertisseur ne suffira pas à griller le pain du
petit-déjeuner. Et Ferdinand regrette bien que la minichaîne à hard-rock
fonctionne avec des piles.

Ils font les courses au village. Dînent dehors sur la plage avant — les
canards ont en commun avec les cloches de fermer leur gueule quand la nuit
tombe. Ils ne s’attardent pas après manger, il fait trop frais, regardent “Jackie
Brown” (Quentin Tarantino - 1997) sur l’ordinateur de Ferdinand. Parmi les titres
stockés sur son disque dur, Fleur aurait préféré “L’Homme qui murmurait à
l’oreille des chevaux” (Robert Redford - 1998) et Ferdinand “Tout sur ma mère”
(Pedro Almodóvar - 1999), ils ont transigé sur le Tarantino. Que Fleur a trouvé « Pas
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mal mais c’est une vraie saleté cette nana qui s’barre en laissant son mec en
plan, tout couillon tout amoureux, c’est vraiment dégueulasse ». Elle quitte le
carré, rejoint sa cabine et envoie Blood Sugar Sex Magik. C’est vrai c’est
dégueulasse en convient Ferdinand.
— Tu sors un moment ou j’mets la zique à fond la caisse ?
— Je sors.
Et il descend à terre. Après qu’elle l’a vu rigoler ce matin lorsqu’elle sortit
des toilettes, elle lui a demandé qu’il s’abstienne à l’avenir de grouiller dans
les parages lorsqu’elle s’y rendrait, et il en a accepté le principe. Il s’assied sur
un banc du quai et s’ouvre une canette. Quand il remonte à bord, Fleur est
enfermée dans sa chambre et nul tintamarre n’en filtre. Elle a collé un post-it
sur l’écran de son ordi : « Merci. Je mets mes oreillettes, t’entendras rien.
Bonne nuit ».

Ferdinand éteint le plafonnier et se remet au clavier.


Dans la lumière orangée des candélabres au sodium qui filtre à travers
les ouvertures, il tape une lettre pour Caroline. Une lettre pour lui parler.
Ma douce mon amour
Je ne suis pas parti, je ne suis que pas rentré.
Parce qu’une frayeur incompréhensible m’a attaqué comme une
maladie, comme une menace un maléfice, et j’ai fui.
Je n’ai pas lutté. J’ai baissé les armes et me suis rendu. À qui ? À
ma pulsion, ma frayeur et mes nécessités incontrôlées. Je n’ai pu
enrayer ma propre fuite. Ainsi qu’Ulysse au chant des Sirènes j’ai
cédé à des extravagances de garnement, à un appel à m’évader
d’entraves familiales et m’enivrer des nostalgies de mes jeunes
années révolues. Et j’ai couru vers le vide. Me suis jeté tête
baissée dans mon propre vide. C’est ridicule, puéril, insensé et
irresponsable penseras-tu sans doute, je ne saurai t’en détromper.
Ni ne saurais t’expliquer davantage mon échappée. Plus tard peut-
être, quand j’aurai moi-même interprété ma folie et vous serai à
tous revenu, à toi, aux enfants, à nous.
J’ai couru me réfugier en notre nid d’été, me cacher tel un
déserteur en un chez-nous où j’étais sûr que tu ne serais pas. Un
merle désapprouvait ma visite, me lança son œil noir à bec jaune
de venir le déranger, un œil qui me fâcha de déjà me blâmer. Des
pages de journal vantaient des eaux de canal et d’écluses, et
92

j’embarquai voguer la péniche comme on cabote de fredaines en


fantaisies. L’eau apaise, tranquillise et nettoie c’est bien connu. Et
elle éloigne aussi, regarde Ulysse. Qu’on y lambine sur une
barcasse ou s’éternise sous la douche, l’eau lave le cœur, vide le
cerveau et rassérène l’esprit. Sur de l’eau calme s’écoulent
nonchalamment les heures creuses à se questionner sans but.
Quand un homme se pose des questions sans but ce n’est pas
nonchalamment sans but. Car il est rare qu’il espère trouver motif
à s’engager sur de nouvelles routes, ou entrevoir et corriger ses
lézardes, ou découvrir et s’apeurer de ses recoins ténébreux. C’est
le plus souvent pour s’interroger sur son sort, ses routines et ses
lassitudes, et s’en apitoyer, s’en accommoder ou les réprouver. Ou
encore, c’est le cas le plus fréquent, pour faire le compte de tous
ses petits dégoûts de lui et s’en donner quitus. Je me découvre
accorder à la dernière option un léger avantage.
Alors que vous, les femmes, vous vous posez les questions
existentielles qui ont existentiellement pour but de vous amener à
décider où vous devez aller. Une femme veut toujours savoir où il
lui faut aller, et presque toujours elle y va. Alors que l’homme, cet
invétéré nigaud, se contente de rechercher d’où il vient et crève
d’envie d’y retourner.
“Nous nous sommes tant aimés” est à la fois le titre d’un très beau
film d’Ettore Scola et, tant il sonne mal écrit au passé, la sentence
trop hâtive de notre destinée. Après avoir décampé, cynique serait
mon impudence de t’écrire au présent ces mots-là ; inutile de
surcharger mon infraction, tu croules déjà sous mes égarements.
Tels ceux qui m’apparurent, m’assaillent comme un virus et dont
je ne parviens à me délivrer : être aimé des siens est un fléau, les
adorer une effraction, se savoir attendu d’eux un désastre et le
bonheur un boulet de forçat… Ce ne sont qu’apparences et
déraisons. Pardonne-moi ma douce mon amour. À défaut de
comprendre je te conjure de pardonner.
Par-delà mes manquements et divagations, tu es et resteras mon
seul sujet de vie, le seul sujet de ma vie : la femme de ma vie. On
n'en rencontre qu'une seule dans sa vie, surtout quand c'est toi, et
c'est pour toujours. Qui serait assez sot pour échanger l’or et le
93

diamant, par nature éternels, contre de la verroterie ou des


illusions.
Te caresser t’embrasser te cajoler. M’endormir contre toi et m’y
réveiller. T’écouter, te parler, te regarder. Tant aimer ton sourire
quand il me dit que tu es heureuse. Te contempler être belle.
T’espérer, t’imaginer, te penser. Te vouloir être plus belle que
belle : te vouloir être toi. Caroline. Et si t’attaquaient un jour de
mêmes errements que les miens, attendre sans fin que tu me
reviennes.
Au risque de me répéter — mais te lasserais-tu de l’entendre —
tu es et me seras toujours TOUT. Mon tout inéchappable. Mon âme
mon amour, ma douce, ma vie, ma femme.
Je ne pourrais toutefois proclamer ne pouvoir vivre sans toi,
puisque je suis parti et ne suis pas mort. Je le pourrais cependant,
m’en aller de toi, on ne peut aimer que libre, mais je ne le veux
pas. Cela aussi ma douce m’est inéchappable.
Je n’ai plus à te cacher mes hâtes et maladresses puisque les
brûlures de ce malheureux Jojo t’ont révélé mon mensonge. Je
n’aurai donc nulle réticence à t’avouer qu’Ulysse avait raison de
redouter le chant des Sirènes. Tant l’évasion me procure la
jubilation exquise de m’y abandonner, mêlée de terreur et repentir
d’y succomber ; ainsi que me condamne mon remords de faire
payer de ton chagrin le prix de mon escapade.
Elle me fut irrépressible.
Je la sais déraisonnable et injuste.
Je rentrerai. Tu le sais bien que je rentrerai.
Je ne t’enverrai plus d’autre message jusqu’à mon retour, je ne
ferais que rabâcher.
Pardonne-moi s’il te plaît Caroline.
Mon amour je t’en supplie : pardonne-moi d’être moi.
Je t’aime. Je n’aime que toi.
Voilà, c’est tout.
Non, ce n’est pas tout, je veux le répéter encore : tu es mon tout,
je ne pourrais vivre sans toi.
94

De la porte fermée de la chambre de Fleur parviennent des sonorités


rock'n'roll extrêmement étouffées. Si le son déborde de ses écouteurs et passe
sous la porte c’est qu’il doit hurler tonitruant à lui déchirer les tympans. Elle
fête Fonseranes, la jalouse Ferdinand d’avoir réalisé son rêve. Non, pas un
“rêve”, c’est autre chose les rêves, plus creux que des écluses, c’est pour les
rêveurs les rêves. C’était juste son but, un objectif. Mais elle a raison,
l’embêtement quand on l’a atteint c’est qu’il faut en trouver un autre.
Qu’aurait-il, lui, à se jeter en défi ? Rien, néant, peau de balle et balai de
crin serait trop triste. C’est pour les autres “plus rien”, pour ceux qui ne rêvent
plus, les pas encore partis. Une chose lui trotte encore en tête, depuis des
années, depuis que son imagination n’a jamais cessé d’imaginer : écrire un
livre… Encore faut-il s’en montrer capable, ce n’est pas de la tarte aux
mirabelles de pondre 200 pages de bouquin (moins c’est minable). S’exprimer
en bel et bon français lui semble dans ses cordes, inventer une histoire c’est
une autre histoire.
95

La nuit est bien avancée quand les premiers coups sont frappés sur la
porte arrière, là où dort Ferdinand, qui le réveillent brusquement puis
s’arrêtent. Il est déjà arrivé qu’un oiseau déboussolé se cogne à une fenêtre
du Bastion, il est excusable de se cogner quand on est déboussolé. Les coups
tambourinent maintenant sur la porte avant. Mais jamais que l’oiseau s’obstine
aller se recogner à une fenêtre opposée. Puis reviennent marteler le plafond
juste au-dessus de sa couchette. Lourds, frénétiques, comme s’il dépendait de
leur intensité que survive ou périsse la main qui les assène. Ferdinand saute
du lit, se rue sur la plage arrière et découvre Mary-Lou, à genoux sur le plat-
bord, en slip et débardeur, hystérique, jambes bleuies de froid et chevelure
hirsute, qui s’acharne taper ; et lui rappelle Sigourney Weaver tentant
d’échapper à la créature visqueuse qui veut sa peau dans “Alien, le huitième
passager” (Ridley Scott - 1979).
— Qu’est-ce qui vous arrive ?
Elle frappe, frappe encore, frappe à répétition ses coups forcenés. Puis
elle lui fait face et le fixe. Son visage est tuméfié, des coulées de rimmel
lézardent ses joues, une estafilade entaille son bras depuis le coude jusqu’au
poignet.
— Il veut me tuer… Il va me tuer.
— Votre mari ?
— NON, LE PÈRE NOËL !
— Oui, excusez-moi… votre bras, vous saignez…
Fleur sort à son tour, tout ensommeillée, elle aussi en culotte et tee-shirt.
— C’est quoi c’bazar ?… Putain vot’bras !
Mary-Lou éclate en sanglots. Ferdinand la relève et la tire à l’intérieur du
bateau. Fleur l’installe sur la banquette.
— La préposée à Homps m’a montré le kit d’urgence : c’est dans le casier,
là, à droite, devant vous… Occupez-vous d’elle, je vais chercher des linges.
Fleur trouve la trousse. Ferdinand revient avec des serviettes de toilette
et une couverture. Il couvre Mary-Lou, Fleur la frictionne.
— Il va me tuer…
— Là, là, calmez-vous… Attention, ça va piquer.
Ils s’y mettent à deux pour désinfecter et panser la plaie.
96

— C’est peu profond, je ne pense pas qu’il y aura besoin de suturer,


diagnostique Ferdinand.
— Ça tombe à pic on n’a pas de fil et d’aiguille, plaisante Fleur pour
dédramatiser.
— Il va me tuer… Il me tuera…
— Mais non, ici vous ne risquez rien du tout. Cela vous rassurerait qu’on
appelle la police ?
— Ça va pas la tête !
Elle ne pleure plus, halète, tremblote. Ses yeux lancent des ouragans de
haine, mais sa frayeur semble diminuer.
— Vous aimeriez un café ? propose Ferdinand.
— Non, je voudrais mon calumet… Allez me chercher mon calumet, ma
pipe, s’il vous plaît.
Fleur et Ferdinand échangent une muette hésitation, un flottement, une
crainte diffuse d’être sur le point de mettre les pieds dans un bourbier.
— Bon, ben vas-y toi…
— Il m’a déjà tuée vous savez, quand il a tué mon fils, frissonne voix
d’outre-tombe la blessée.
— Hein !… Qu’est ce que vous racontez ?
Elle les lamine d’un regard en détresse, ahuri misérable ; puis affermit
son allure et se reprend en main.
— Je délire, je déraille, oubliez… Ce sont des lubies, mes cauchemars…
— Parlez-nous si ça peut vous soulager, lui prend Fleur la main.
— Vous avez des enfants ?
— Moi non, mais Ferdi il en a deux : le garçon 16 piges et la fille 12.
— Pourquoi n’en avez-vous pas ?
— J’’en veux pas.
Mary-Lou la toise consternée. Reporte espoir sur Ferdinand.
— Vous êtes marié Ferdi ?
Il acquiesce d’un coup de front.
— J’en suis heureuse pour vous.
Elle est bizarre cette femme, pensent en même temps Fleur et Ferdinand,
du genre Mary qui pleure et Lou qui rit.
— Allez-y s’il vous plaît… chercher mon calumet… le prie-t-elle d’une voix
très douce… Mais Bernard a trop bu, faites attention.
— Bon ben vas-y. Et fais gaffe, l’encourage Fleur.

Comme la veille, le Black-Out est amarré devant le P’tit-Bounty. Il n’y était


pas hier soir quand Ferdinand a tapé sa lettre à Caroline, et que Fleur écoutait
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Blood Sugar Sex Magik. Il a dû à nouveau naviguer de nuit et s’amarrer plus


tard sans qu’on le voie ni ne l’entende.
Le sodium des candélabres est faible, tout juste suffisant pour éclairer où
l’on met les pieds sans se les prendre dans les cordages ou trébucher sur la
passerelle. Ferdinand monte à bord du Black-Out. Le capot de la descente est
grand ouvert, tout est noir dans la cabine.
— Bernard ?… Bernard, vous êtes là ?… C’est Monsieur Durand,
Ferdinand, du P’tit-Bounty…
Il descend les quatre marches. S’habitue à l’obscurité. Aperçoit le rouquin
assis figé en une immobilité spectrale dans un coin de la banquette. Verre et
bouteille de pastis posé devant lui sur la table, à côté d’une arbalète de chasse
du genre de celle de Burt Reynolds dans “Délivrance” (John Boorman - 1972).
— Bonsoir… Euh… Mary-Lou est chez nous, elle est blessée…
— Ce n’est rien du tout, elle s’est juste écorchée avec les ciseaux.
— Pourquoi l’avez-vous frappée ? c’est incroyable d’agir comme ça.
— Juste flanqué deux baffes…
— Deux baffes ! elle a le visage tuméfié.
— J’ai peut-être eu la main un peu lourde, il fallait bien que je me défende.
— En la lacérant avec vos ciseaux ?
— Elle vous a dit ça ?… Elle ne manque pas d’air, elle allait me les planter
dans les yeux !… Et c’est en me protégeant que je lui ai attrapé la main et
qu’elle s’est éraflée sur la pointe.
Ferdinand reste interloqué.
— Elle vous a fait son numéro de la malheureuse victime battue par le
méchant mari ? Mon pauvre ami, vous n’avez pas idée de ce qu’elle me fait
endurer. Ça prendrait la nuit que je vous raconte tout, croyez-moi. Et comme
elle vous raconterait exactement le contraire vous seriez bien avancé.
— Elle semble un peu… compliquée, en effet.
— Elle est juste malade mentale légère. Comme si plusieurs personnes
simples s'additionnaient en elle pour en composer une seule très
compliquée… vous voyez le topo.
Il termine son verre de pastis, s’en remplit un autre dans la foulée et va
pour servir aussi Ferdinand.
— Non merci. Je suis juste venu lui chercher son “calumet”, sa pipe et
son tabac je suppose.
— Elle préfère l’appeler son calumet, à croire qu’elle espère qu’il devienne
un jour celui de la paix. Pour l’instant elle préfère le “hasch de guerre” si vous
voyez ce que je veux dire ; elle a encore fumé ses trois pétards avant dîner,
c’est sa dose quand elle trame un pugilat.
Ferdinand ne sait de moins en moins quoi penser.
98

— Il est là, sur la table, devant vous.


— Je le lui rapporte alors.
— C’est ça. Je laisserai ouvert pour quand elle rentrera à bord ; mais je
vous fiche mon billet qu’elle va vouloir dormir chez vous.
— Ooomiiiiirrr… èèèvouuu… vocifère en battant des ailes l’oiseau noir
fondu dans le noir, on n’en distingue que la caroncule jaune et le bec orangé.

Revenant au P’tit-Bounty, Ferdinand trouve Fleur et Mary-Lou en joyeuse


conversation de bonnes copines devant une canette de bière comme au
bistrot. Fleur toute gaie et Mary-Lou drapée telle une squaw de cinéma dans
la couverture dont l’a couverte Ferdinand, un peu raide mais apaisée.
— Vous avez mon calumet ?
— Le voilà.
— Vous avez vu Bernard ?
— Oui.
— Évidemment il vous a raconté que c’est moi qui l’ai agressé et que je
me suis blessée toute seule.
— C’est ça.
Silence. Elle fixe longuement Ferdinand.
— Et vous avez vu son arbalète ?
— Oui. Il est chasseur ?
— Non. Il possède cette arme, c’est tout.
— Une arbalète ? Comme Robin des Bois ? s’esbaudit Fleur.
— Il a acheté le modèle le plus cher du marché mais il ne sait pas s’en
servir.
— Faut quand même vous méfier, on sait jamais.
— Qui croyez-vous ? revient Mary-Lou à Ferdinand.
— Lequel faut-il croire ?
— Moi. Moi bien sûr… C’est moi qu’il faut croire Ferdinand.
Elle le défie. Ferdinand lit des choses dures dans son regard. Et d’autres
adorables. Fleur vide dans le verre de Mary-Lou ce qu’il reste de bière.
— On verra ça demain. Allez, finissez vot’ mousse, désolé nous c’est d’la
1664 et c’était not’ dernière.
— Je ne veux pas retourner là-bas, il sera à moitié saoul et va
recommencer à me battre… Vous voulez bien m’héberger pour la nuit ?… S’il
vous plaît. Pour le peu qu’il reste de nuit avant un nouveau jour de merde.
Ferdinand va refuser, Fleur le devance.
— Mais oui, vous tracassez pas, on va se serrer à deux sous ma couette,
par contre j’ai pas d’pyjama à vous prêter.
— Je ne suis pas frileuse.
99

— Vous avez moins mal au bras ? se soucie Ferdinand.


— Oui ça va mieux. Quand j’ai mon calumet cela va toujours un peu
mieux, c’est comme un shoot, un bon copain. Merci Ferdinand.
Et lui refait son sourire adorable.

Il s’efface rejoindre son espace privé en fond de coursive. Les émanations


de melon mûr ont envahi le carré et se sont répandues dans tout le bateau.
Prétendre s’en trouver “au bord de la gerbe” serait exagéré, “écœuré”
insuffisant, à la rigueur “incommodé” peut convenir.
Cette affaire couple exécrable au milieu de la nuit a laissé Ferdinand
perplexe. Une commisération le gagne et l’apitoie, restant encore loin toutefois
de l’attendrissement. À nouveau cette femme insaisissable lui rappelle sa
Hongroise d’antan gardienne de chat ; de mêmes jambes interminables et
poitrine de garçon ont suffi à en convoquer l’image. Quoique floutée. Les
emmerdements des autres et un souvenir ancien ont pris ce soir l’ascendant
sur le bouleversement qui sévit dans la tête de Ferdinand.

Il fait encore nuit noire quand Mary-Lou s’extrait délicatement de la


couche de Fleur et quitte à tâtons le bateau.
Le voilier démâté s’éloigne en silence du quai et se fond dans la brume.
Au lever du jour Ferdinand se réveille amoureux.
Mais il ne le sait pas encore.
100

jeudi 19

Fleur enrage de ne pas l’avoir entendue partir. Pour rejoindre son


salopard évidemment, où pourrait-elle aller. Elle s’en veut de n’avoir pas veillé
sur elle, « Pauvre belle », tenté de la retenir, ne serait-ce que provisoirement,
pour la détourner de cette brute malfaisante. Ferdinand avoue au contraire
s’en trouver fort satisfait, se réjouit que ces deux cinglés fassent dorénavant
route devant eux, cessent de les pister et ne risquent plus de venir les squatter
au prochain mouillage.
— Non seulement t’es mutique et pas drôle, mais question charitable et
hospitalier j’te raconte pas, se désole Fleur.
— La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, répétait
Michel Rocard. Moi non plus.
Elle hausse les épaules et se plante à l’évier expédier la vaisselle du petit-
déjeuner — sommaires et bâclées sont toutes les vaisselles de Fleur.
Ferdinand noue le sac-poubelle et traverse le pont pour aller le jeter dans le
conteneur qu’on aperçoit sur la rive opposée. Quand il revient, du hard-rock
fonctionne à plein volume.
— Vous ne pourriez pas arrêter votre crincrin de temps en temps ? Ou
mettre la sourdine, on l’entend de l’autre côté du pont, le raffut est pire que 100
canards en beuglantes.
— Tu préférerais d’la chansonnette bien franchouillarde ? Genre Sardou
ou Dalida ?… Ou tiens, du yéyé de quand t’étais jeune, encore de gauche,
relax et marrant ?… Désolée j’ai pas ça en magasin.
— Ça sent la punaise, vous ne trouvez pas ?
— Dis donc, reste poli tout de même !
— L’insecte. J’en ai tué trois tout à l’heure et j’ai dû en écrabouiller encore
une en rentrant, ça pue à mort ces saloperies.

Ils ont environ 20 kilomètres, 5 heures de navigation et une seule écluse


jusqu’à Agde, dernière étape.
Toute la matinée la température est fraîche et le ciel donne l’impression
d’avoir envie de pleuvoir mais de ne pas y parvenir. Alternent grisaille et
éclaircies, créant à chaque renversement des effets d’irisation de l’eau que
101

font vibrer les sautes de vent. Tels les paysages pointillistes de Seurat, ou les
reflets de lune en noir et blanc sur la rivière Ohio dans “La Nuit du chasseur”
(Charles Laughton - 1955).
Tout au long de chaque étape, d’innombrables jeunes arbres solidement
tuteurés s’alignent plantés au cordeau sur des kilomètres de berges. En
remplacement des milliers de platanes malades qu’on a dû sacrifier, informe
le guide. Précisant que le champignon qui les tua arriva planqué dans le bois
des caisses de munitions US durant le débarquement, et demeura soixante
ans en somnolence avant de déclencher ses ravages. Ne subsiste des géants
centenaires abattus que leurs moignons brunâtres sanguinolents.
Le P’tit-Bounty ne croise à nouveau que très peu de congénères.
Seulement deux ce matin, zéro dépassé, zéro dépassant. Ni ne rencontre ou
déloge aucune faune aquatique, zéro héron, zéro ragondin, zéro poule d’eau.
En fin de matinée le vent a chassé les nuages et le soleil rayonne,
l’atmosphère se serait réchauffée si ne persistait le vent. Fleur se remet en
tenue d’été, sa robe légère ses lunettes de starlette, et rejoint Ferdinand aux
commandes sur le roof. Elle s’assied près de lui, lève les jambes sur la planche
de bord et rattrape le vernis de ses ongles de pieds qui commençait à s’écailler.
Refait également celui de ses mains. L’un et l’autre de cette même couleur
ambre doré si singulière de ses yeux. Le vent n’en finit pas de venter. Chasse
les odeurs de solvant, hâte sécher la laque, agite et retrousse le bas de sa
robe ; le Cers et la Tramontane ont leurs bons côtés.
Après le Passage du Libron, une structure ingénieuse du XIXe pour
enjamber la rivière, ils longent un immense parc d’attractions en hivernage.
Les manèges se succèdent bâchés endormis. Des pylônes et échafaudages
de grand huit squelettique ; des carrousels figés, vérins paralysés ; des
wagonnets et nacelles désertés. Couleurs flashy empoussiérées, léthargie
morte-saison, visiteurs évaporés, clameurs et frissons remisés.
— Imaginez des personnages en farandole, s’émerveille Ferdinand : des
clowns, des musiciens, Anouk Aimée, Mastroianni, Sandra Milo, et on serait
en plein dans “Huit et demi”, Fellini,
— Débranche mec ! ma parole tu vois du cinoche partout.
— Mais là je vois de l’immobilité désertifiée… Des parenthèses, des
entractes, une sorte d’image arrêtée… Et moi je serais un type insignifiant
stoppé net au milieu.
— J’le crois pas : toi tu t’aimerais en type insignifiant qui s’arrête ?… Non
mais je délire, pincez-moi !
— À vrai dire je ne me suis jamais beaucoup aimé en rien du tout…
S’aimer soi-même est une idylle qui finit mal, Oscar Wilde.
— Et voilà qu’y nous ramène ses citations et Fellini. N’importe quoi.
102

— C’est ce qui me vient en majorité en ce moment : des n’importe quoi.


— Qui risquent pas d’nous faire un film comique du samedi soir… Tu me
gave Ferdie, me dérange plus je bronze.
Elle s’enfonce dans son fauteuil, s’abandonne aux caresses du soleil.
S’il n’y avait le vent ce serait comme à la plage en été.
Mais il y a le vent. Et Fleur Et les tordus du Black-Out.
Et les révélations de Caroline.
À plusieurs reprises, comme des trouées fugitives perforant ses spleens,
l’image de Mary-Lou s’empare de Ferdinand.

De même qu’au port d’Argens, il faut quitter le canal pour entrer dans la
darse d’Agde. Le passage est moins étroit, Ferdinand progresse à vitesse
réduite entre des bateaux serrés bord à bord. Fleur maniant la gaffe à la
picador ils se faufilent en marche arrière pour amarrer à cul le bateau dans une
place libre du quai flottant.
Terminus. Eau et électricité à volonté. Ils rendront le P’tit-Bounty demain
matin. La Compagnie a comme convenu convoyé leurs voitures depuis
Homps. On ne risque pas de les manquer stationnées dans le parking devant
les bureaux, la rouge pompier de Ferdinand à côté du coupé couleur auto-
tamponneuse de Fleur.
Ils visitent à pied la ville. La trouvent maussade et apathique.
— Ce soir je vous invite au resto, d’accord ?
— Cool !
Ils réservent une table dans un restaurant de poissons en terrasse abritée
au-dessus de l’Hérault.

Un bout de papier coincé dans la rainure de la porte arrière les attend au


bateau, une page quadrillée pliée en quatre arrachée à un carnet à spirale. On
devine son écriture zigzagante avoir été tracée sur le plat du roof :
Nous sommes amarrés en face de la grosse bâtisse délabrée au
bord du canal, vous ne pouvez pas la manquer. Nous avons fait la
paix. Venez donc ce soir dîner avec nous (spaghettis bolognaise).
On compte sur vous - Bernard (et Madame)
— Chouette, on y va ? s’enthousiasme Fleur.
— Vous plaisantez, on ne répond même pas.
— Et pis quoi, on est pas des pignoufs… D’ailleurs s’ils disent qu’ils ont
fait la paix ça peut être sympa. Moi j’y vais.
— Vous ne voulez plus aller au restaurant ?
— Y’a qu’à dire qu’on peut pas dîner, qu’on a déjà réservé, mais qu’on
viendra après… j’suis pas fana des spaghettis bolognaise.
103

Ferdinand ouvre son portable : ni message vocal ni SMS. Pas davantage


d’e-mail sur son ordinateur.
— Zéro courrier de Madame Durand ? le provoque Fleur.
— Non. Rien.
— Va donc te doucher le premier, comme ça tu viendras pas râler que je
glandouille trop à me pomponner.

Ferdinand s’y attarde plus longuement que les jours précédents. Il a


besoin de terminer une étape. Que du liquide chaud, brûlant, coule sur sa
peau, la nettoie et prépare son corps à attendre autre chose. Des flots, des
déluges, des cataractes, comme la pomme de douche arrose Janet Leigh dans
“Psychose” (Alfred Hitchcock - 1960) avant qu’Anthony Perkins ne surgisse la
poignarder. Il a besoin d’être nu détrempé. De toute sa peau, même fripée ; de
tout son corps, même fané. De terminer quoi ? de quel méfait se laver ? D’une
envolée frauduleuse avec une équipière improvisée ? D’une fuite, une fugue,
une dérobade extra-familiale ? Non, l’épuration est plus profonde, plus
intérieure. Décoller les scories, arracher les squames, être disponible à ce
qu’enfin quelque chose suive son cours.
Il attrape une chemise propre au fond de sa valise. Du linge frais lui
procure le même bien-être que l’eau de la douche. Du chaud, du doux, du
propre. Du pur, de l’indemne. L’image de Mary-Lou en slip et débardeur
traverse comme un éclair la cabine pourtant si exiguë ; elle tient de la
Sigourney d’Alien et de la Gabriela de Budapest confondues.
Fleur arbore à nouveau son tee-shirt rouge moulant, ses paillettes font à
nouveau scintiller ses seins pointus en obus.
— Ça m’embête, j’avais déjà ça sul’dos avant-hier… De toute façon j’ai
rien d’autre, j’te plais un peu quand même ?
— En toujours intact gâteau d’anniversaire, oui ça va.
Elle hausse les épaules, lui tourne le dos.

Masse sombre à contre-jour du soleil couchant, ils n’ont aucun mal à


repérer depuis le pont la grosse bâtisse délabrée, avec le voilier démâté
amarré devant, coincé entre une flopée de pénichettes inoccupées.
— Allez-y seule, j’attends là, se met en retrait Ferdinand.
— Dégonflé, y vont pas t’bouffer !
Il la regarde descendre l’escalier en chaloupant son popotin grandiose.
Après Zizi Jeanmaire voilà qu’elle nous fait les Folies Bergère, s’amuse
Ferdinand. Quoique sans malveillance, au contraire avec affection et tendre
104

indulgence. Il la voit palabrer un moment avec ceux du Black-Out, puis


remonter les marches et venir le rejoindre.
— Ils rouspètent qu’y va leur rester des spaghettis pour au moins trois
jours, mais ils nous aiment tellement qu’ils auront qu’à se rejouer “La Grande
bouffe”, Marco Ferreri… j’te la coupe hein ?

Hormis un jeune couple à l’autre bout de la terrasse, ils sont les seuls
clients dans le restaurant.
— On dirait qu’les tôliers vont pas faire leur beurre en motte ce soir… Tu
m’diras que l’cuisto a dû prévoir le coup. Tu crois qu’on peut commander tout
ce qu’y a sur la carte ?
— Nous ne sommes plus sur une barcasse à glacière préhistorique, les
congélateurs ça existe.
— Mouais… j’espère qu’il sentira pas trop l’poisson leur poisson.
Elle est toute charmante et enjouée. Ne cesse d’observer à la dérobée
les deux amoureux là-bas loin d’eux. Ses yeux d’or pétillent.
— Je t’aime bien finalement.
— Finalement ?
— Les premières heures c’était pas gagné, tu voulais faire ton pacha, t’y
connaissais rien du tout et tu m’avais l’air macho de chez Macho. Mais
maintenant j’t’aime bien.
— Moi aussi Fleur je t’aime bien.
— Bingo !… Pour la deuxième fois en quatre jours Sa Sérénissime me
tutoie !
— Il ne s’agit que d’un mimétisme accidentel qui m’a échappé. Profites-
en bien, mon naturel va revenir au galop.
— Ben oui, pardi forcément, on a pas gardé les vaches ensemble.
Ils ont commandé tous les deux la même chose : mixed-grill de poissons
de roche à la plancha ; Ferdinand a choisi un vin blanc de Cassis et pour l’eau
Fleur a préféré la Badoit à la San Pellegrino.
— T’avais raison, il est d’roche Whirlpool leur poiscaille, en tout cas ça
nous change des raviolis… Et donc t’as plus d’nouvelles de Caroline ?
— C’est surtout moi qui ne lui en donne plus.
— Pourquoi ?
— Pour lui dire quoi ?… Que je fais une croisière en duo sur une péniche
à touristes avec une femme dont je ne sais rien ? Que je lui ai raconté des
bobards gros comme un camion ? Que je ne sais pas quand je vais rentrer
chez nous ?… Elle le sait déjà que je ne tourne pas rond.
— T’as qu’à seulement lui dire que tu l’aimes.
— Ça aussi elle le sait déjà.
105

— Une piqûre de rappel ça peut pas faire de mal.


— Je l’espère en tout cas.
— Que tu l’aimes toujours ou qu’elle le sait déjà ?
— Vous savez quoi Fleur, je n’ai pas très envie de parler d’elle.
— No problemo. Alors on parle de toi. Il y a un truc que j’voulais te
demander depuis que je suis tombée par hasard sur ton passeport. Va pas
croire hein, j’ai pas fouillé, c’est parce que tu l’avais laissé traîner sur la table.
— Vous l’avez tout de même ouvert.
— Ben oui, un passeport c’est fait pour être ouvert, pas pour moisir dans
l’étagère aux guides de voyages.
— Et donc ?
— Et donc c’est marqué que tu t’appelles Ferdinand-Marie-Alain Durand.
— Oui. Et alors ?
— C’est un prénom de fille “Marie”. À part dans “Jean-Marie”, comme pour
Bigard et Le Pen, sinon ça l’fait pas.
— C’est que je suis né mort.
— Euh… comprends pas…
— La sage-femme n’arrivait pas à me ranimer, mes chances de survie
étaient quasi nulles. Alors les bonnes sœurs de la maternité Saint-Machin ont
paré au plus pressé : m’assurer la vie éternelle en me pré-baptisant, on appelle
ça ondoyer. Qu’on soit fille ou garçon, on porte alors “Marie” en deuxième
prénom. En général l’état civil n’en tient pas compte, mais pour moi oui.
L’avantage c’est que toutes les formalités étant d’ores et déjà accomplies,
quand la chose arrivera je serai dispensé de faire la queue au guichet des
admissions pour accéder au purgatoire. Un : je déteste faire la queue. Deux :
après être né mort je préférerais mourir vivant.
— Ah ben ça alors, t’es pas ordinaire toi… Regarde-moi ça, comme ils
sont mignons…
— Qui ça ?
— Les amoureux, là-bas… et que j’te dorlote la mimine, et que j’te
roucoule des mamours, et que j’te regarde à la merlan frit…
— Je ne peux pas voir, c’est derrière moi.
— Là si tu veux mon avis t’as tout faux : ça me ferait mal que les mamours
et la roucoule ce soit passé derrière toi.
— Je voulais dire derrière moi là, dans le resto.
— Merci j’avais compris… J’ai une autre question à t’poser.
— J’écoute.
— Pourquoi t’aimes plus la vie Ferdi ?
— C’est la mienne que je n’aime pas.
— Pourquoi.
106

— C’est compulsif.
— Ça veut dire quoi ?
— Qu’on ne peut pas faire autrement.
— Il faudrait quoi pour que tu recommences à l’aimer ?
— La recommencer.
— Mauvaise pioche : ça c’est pas possible.
— Et c’est heureux parce que je referais les mêmes conneries.

L’hologramme de Mary-Lou s’assied sur les genoux de Fleur.


Pour apparaître en public l’apparition s’est habillée, on n’est plus dans
une cabine de douche. Elle a remis le pantalon bouton d’or et le chemisier
blanc qu’elle portait l’autre soir et a monté ses cheveux en chignon. Mais elle
ne porte aucun bijou ; c’est trop volatil un ectoplasme, transparent comme un
mensonge, des bijoux ne tiendraient pas.
107

La soirée s’annonce fraîche, Bernard et Mary-Lou sont habillés plus


chaudement pour accueillir leurs invités. Nul besoin de rappeler le règlement,
Fleur et Ferdinand se déchaussent devant la passerelle avant de monter à
bord.
— Café ? propose Mary-Lou.
— Pour moi jamais le soir, fait Fleur l’insomniaque.
— Vous préférez une bière je suppose ?
— Ah ça pour sûr, comment vous avez deviné ?
— Et pour vous Ferdinand ?
— Oui, un café, volontiers.
— Ce sera de la poudre, désolée, notre cafetière expresso a rendu l’âme.
— C’était pourtant une De'Longhi PrimaDonna, ça ne valait pas la peine
d’y mettre si cher, déplore Bernard.
— Je t’en fais un aussi ?
— Oui, s’il te plaît, chérie.
Fleur et Ferdinand se demandent si on ne leur joue pas la comédie. Tant
le couple semble s’être soudain métamorphosé : un homme plein de douceur,
de bienveillance et de tendresse, préoccupé d’électroménager ; une femme
détendue, joyeuse et attentionnée qui lui prépare son café.
— Vous avez vu ce gigantesque Luna Park totalement à l’arrêt ? s’épate
Bernard. Des Montagnes Russes sans leurs petits trains et des Trains
Fantômes fantomatiques ça fout la trouille… (rires)… Hors saison la fête à
Neuneu c’est triste à mourir, croyez-moi, et quand elle bat son plein c’est
populace racaille et compagnie. La mairie nous inflige ça tous les mois
d’octobre à Angoulême, sur l’esplanade de Bourgines, mais nous ne mettons
jamais les pieds dans ces machins-là.
— Moi non plus, adhère Fleur, je trouve ça pas marrant de s’coller la
frousse sur commande. Pareil pour la rigolade, payer ta place pour aller voir
un gugusse qu’est là pour t’faire marrer. Déjà quand c’est moyen rigolo je me
poile pas au quart de tour, alors à la demande faudrait qu’il soit sacrément
balèze le gars.
— Vous Ferdinand, qu’est-ce qui vous fait rire ? interroge Mary-Lou
remontant de la cabine en apportant les boissons.
108

— Le décalé, la dérision, l’incongru et l’inattendu… je ne suis pas très bon


public pour la comédie.
— Genre intello, ironise Fleur.
— Vous faites quoi dans la vie ? demande Bernard.
La question s’adressait à Ferdinand, Fleur l’attrape au vol.
— Je vends des culottes. De femmes hein, pas des slips Kangourou.
Ils rient.
— Et des soutifs. Y’a pas de quoi rire, c’est capital le p’tit linge à frous-
frous, vous imaginez la vie sans culotte ?
Rient à nouveau.
— Et vous Ferdinand ?
— Je travaille dans l’audiovisuel.
— Ce doit être passionnant, qu’y faites-vous exactement ? sourit
adorablement Mary-Lou.
— De la production.
— Moi j’étais dans la voiture d’occasion, reprend la main le rouquin. À
Soyaux, banlieue d’Angoulême. J’étais vite arrivé au plus gros chiffre d’affaires
du département dans le business de l’occasion. J’avais commencé de rien du
tout, croyez-moi, mécano chez un patron, et puis j’ai été plus bosseur et plus
malin que la concurrence et je les ai tous grignotés l’un après l’autre. Il a fallu
qu’arrivent les cadors de Nantes et qu’ils m’en proposent un vrai jackpot pour
que je leur cède l’affaire… Mon banquier m’a placé le magot, majorité CAC 40
et immobilier locatif, plus un peu d’or et quelques aubaines. Et depuis, avec
celle-ci, nous vivons de mes rentes.
— Survivons.
— Commence pas s’il te plaît… On a d’abord acheté l’appartement,
180 m2 à Victor-Hugo, le plus beau quartier d’Angoulême. Ensuite la
gentilhommière à Saujon, une ancienne métairie au bord de la Seudre, un
patelin pépère de Saintonge. Je n’ai pas lésiné sur la douloureuse pour en
faire un paradis. Ah ça non alors, j’en ai eu pour aussi cher chez les maçons,
charpentiers et toute la clique que chez le notaire… (rires)… Et maintenant il
n'y a pas une seule villa plus belle que la nôtre à des kilomètres à la ronde.
Mais c’est bien connu : quand on aime on ne compte pas.
— Tu parles de qui là, qui aime qui ? le coupe Mary-Lou.
— De nous ma chérie, qui d’autre. Ensuite j’ai acheté le bateau avec un
anneau à l’année dans le port de Royan, deux ans de liste d’attente et hors de
prix mais à vingt minutes en voiture. Parce que rester au pré-port du Ribérou
à Saujon, non merci ; se plier aux horaires de marées et retrouver son bateau
salopé par des jaloux, non merci. C’est comme afficher de trop beaux bijoux
sur sa femme, et celles qui les aiment trop sont dangereuses, croyez-moi ; il
109

vaut mieux leur offrir des bicoques et des rafiots plutôt que des diamants ; qui
par-dessus le marché se revendent très mal.
— Ça s’fait pas de revendre un cadeau, dit Fleur.
— Eh bien que pensez-vous de toutes nos merveilleuses richesses
Ferdinand ? ironise Mary-Lou
— Ma femme porte peu de bijoux.
— C’est qu’elle n’est pas dangereuse.
— Bon, bref, je termine. Et petit à petit je me suis converti skipper et j’ai
acquis un bon niveau. Parce qu’au départ c’est surtout celle-ci qui voulait du
yachting, alors on avait inversé les rôles pour ainsi dire : elle en timonière, elle
avait navigué depuis gamine avec sa sœur sur le Beneteau du beau-père, et
moi en jardinier, pelouses, tondeuse, sécateur et plantes à bulbe ; enfin cinq
minutes parce qu’on a vite fait le tour des plantations et de toute façon on a un
employé.
— Ben pourquoi inversé ? s’étonne Fleur
— Parce que le plus souvent dans la vie c’est Monsieur qui a la barre et
Madame tient la binette, si vous voyez ce que je veux dire… (rires)
— Moi vous savez, sortie des géraniums en pots sur mon balcon j’ai pas
trop la main verte.
— Le plus souvent dans la vie, dis-tu ? revient en arrière Mary-Lou.
— Ça te pose problème ? se cabre Bernard.
— Vous travaillez aussi ? s’interpose Fleur.
— Jeune fille j’ai été mannequin de haute couture à Paris. Puis prof
d’Anglais en banlieue. Et puis secrétaire médicale en province. Et puis
secrétaire tout court dans un garage d’occasions de l’Angoumois… Chaque
fois en m’éloignant un peu plus des lumières de la vie, de la vraie vie je veux
dire, en me mariant notamment… Et puis plus rien… Pas même mère.
— Arrête. On a dit qu’on ne parlait pas de ça.
— Je parle de ce que je veux. Tu ne peux pas te retenir de raconter notre
vie et tes exploits, je raconte la mienne et mes désastres.
— Pourquoi vous avez pas continué top model ? persévère Fleur.
— En général les filles commencent à être moins demandées dès qu’elles
prennent 100 grammes. Moi c’est parce que j’étais devenue trop maigre et que
l’agence m’avait viré.
— Tu rigoles ! il y avait des années que tu avais cessé le mannequinat
quand tu es devenue squelettique… et que l’agence t’avait viré pour anti-
professionnalisme notoire, entre autres. On n’en dira pas plus.
— Il est vrai que toi c’est plus constant : tu as toujours été bouffi graisseux
avant même de truander tes concurrents. On n’en dira pas plus.
— Les affaires sont les affaires.
110

— Faut-il pour autant agir comme un gangster.


— Si tu penses ça, il ne fallait pas m’épouser.
— Dans les PME de province il est de bon ton que la secrétaire épouse
le patron, après l’avoir harcelé à répudier sa légitime.
— Qu’est-ce qu’elle invente, je n’étais pas marié.
— Ni moi provinciale.
— C’est surtout que tu ne supportais pas d’être la “compagne”, il te fallait
à tout prix devenir “Madame Bernard Goujon”. Tu m’as même envoyé une
lettre sur papier dentelé filigrané comme un certificat, cucul comme pas deux,
où tu énumérais tout ce que tu me promettais de faire pour devenir une
“épouse modèle”. J’avais trouvé ça d’un ridicule consommé, tu peux me croire,
mais j’ai gardé la lettre.
— Tu es vraiment un grand malade.
— Question malade, excuse-moi…
— Tu crois vraiment que ces révélations intéressent nos invités ?
— C’est toi qui as mis ça sur le tapis je te fais remarquer.
Un blanc. Un silence. Fleur et Ferdinand ne se risquent plus. Mary-Lou
sort son matériel, allume sa pipe. Bernard reprend là où il en était resté.
— Toujours est-il qu’on n’a jamais eu besoin de ta paye, on a largement
de quoi vivre très confortablement avec mes rentrées. Et ce n’est pas avec ton
livret A et tes bijoux de famille qu’on pourrait payer le nouveau voilier.
— Tu oublies mes 50 % de l’appartement ? Pour tout vous dire, chers
amis, nous avions chacun notre bonne raison personnelle de nous marier. Moi
pour figurer à parts égales sur l’acte de propriété d’un très bel appartement
pour lequel je n’ai pas versé un centime, et lui pour arborer un top model à son
bras dans les soirées m’as-tu-vu angoumoisines.
— Ex top model… tu veux qu’on vende ? on irait où ?
— À Saujon.
— Toute l’année ensemble à la cambrousse, quel bonheur !… Non, ce
que je regrette c’est qu’on n’ait pas voyagé davantage, on a largement les
moyens d’aller partout dans le monde en descendant dans les meilleurs hôtels,
et quand on bouge on s’engueule moins.
— J’en ai vu des super-chouettes à la télé, s’extasie Fleur, mais moi j’les
ai pas trop… les moyens j’veux dire.
— En fait j’ai une peur bleue en avion. Alors en restant sur terre ou sur
mer, je ne sais pas moi, faire une croisière cossue en Polynésie, ou passer le
canal de Suez, ou faire l’Orient-Express et le Transsibérien…
— J’y pense de plus en plus.
— Au train ou à la Polynésie ?
— À vivre à Saujon. Et toi ailleurs, où tu voudras.
111

— Il est sûr que ça nous changerait de s’avoir tout le temps dans les
pattes à Victor-Hugo ou sur le Black-Out… En attendant j’ai déjà réservé le
prochain. Un ketch de treize mètres qu’on ira chercher à Tarragone. Trois
cabines deux salles d’eau, je ne vous dis pas la facture. Avec ça on va pouvoir
se balader partout en Méditerranée. Et même aller plus loin, je fais aménager
une couchette à marin dans la cambuse de poupe.
— Une niche tu veux dire, une caisse à savon.
— On s’en fiche c’est pour le marin, chacun son métier. Parce que
traverser à seulement nous deux l’Atlantique pour aller aux Antilles ou en
Floride, non merci, trop casse-cou, faut pas faire le mariole avec la mer.
— Cela me terrifie quand tu dis “seulement nous deux”, c’est tellement
effarant, martien, inenvisageable… hors au Scrabble ou pour faire un enfant…
Mais vous ne dites rien Ferdinand ?
— J’écoute votre mari “raconter votre vie et vous la vôtre”.
— Oui, globalement on a la belle vie… dit Bernard.
— Globalement ?… Mais qu’est-ce que tu crois, avoir la belle vie ne rend
pas la vie belle.
— On a tout ce qu’on veut, que demande le peuple.
— Le peuple je m’en fiche, moi je demande… qu’est-ce que je pourrais
bien demander… tiens, de choisir le marin : beau, gentil… et viril surtout.
— Arrête bordel !
— Dites-moi, je me pose une question, s’immisce à nouveau Ferdinand :
qu’est-ce que vous faites ensemble tous les deux ?
— “Bonne question”, c’est ce qu’on dit quand on ne sait pas quoi répondre
je crois, sourit adorablement Mary-Lou. Nous la poser à chaque instant est la
seule chose que nous partageons à égalité.
— Et à profusion, renchérit Bernard.
— Ben oui, c’est pas donné à tout l’monde d’être marié avec des gosses
et de pas rentrer chez soi.
— Nous n’avons pas de gosse Marie-Fleur, détache ses mots Mary-Lou…
Un pousse-café vous ferait-il plaisir ? Et vous Ferdinand ? Digestif ou liqueur,
nous avons presque tous les alcools imaginables en réserve, voire certains
très peu imaginables.
— Ce serait quoi par exemple en très peu imaginables ?
— Absinthe ou liqueur de scorpion. Plus costauds : bière au chocolat ou
liqueur d’artichaut. Carrément torrides : Tezhi-Sanbian-Jiu, c’est du saké où
ont infusé des pénis de phoque, de chien et de cerf, réputation aphrodisiaque
à mon avis assez surfaite ; ou encore vodka au cannabis, mélange inégal, le
cannabis l’emporte haut la main sur la vodka.
— Euh… je vais essayer l’absinthe, j’en ai jamais bu.
112

— Ferdinand ?
— Vous auriez un Armagnac ?
— Du côté de chez nous on est plutôt Cognac, mais vous faire plaisir est
un plaisir cher Ferdinand. Parce qu’on cherche toujours à faire plaisir à
quelqu’un, et que parfois quelqu’un sort du monde et vient à vous.
— Arrête ton baratin, sers-lui son Armagnac, s’agace Bernard.
— Et pour toi, chéri, Tezhi-Sanbian-Jiu ?… au cas où ça marcherait,
réveillerait ta libido.
— Alors OK, tu veux vraiment qu’on déballe tout ? Que je leur raconte
que tu es une nympho refoulée, que tu consommes deux boîtes de protège-
slips par semaine, que tu flatules des pets de maçon qui puent la mort et que
tu laisses les chiottes dans un état où on n’aime pas les trouver en entrant ?
— Vous croiriez tout cela Ferdinand ? reste de marbre Mary-Lou.
— Il faudrait pour ça que je vive avec vous.
— Dieu vous en préserve mon pauvre ami, croyez-moi ! s’enflamme
Bernard. Je ne veux pas de ton tord-boyaux chinetoque, sers-moi un pastis.
— Et pour moi ce sera… ce sera quoi pour moi ? Allez tiens, je vais
essayer la vodka au cannabis.
— Essayer, elle va “essayer” !… Tu crois que ça te rajeunit de faire la
hippy friquée des beaux quartiers ? Tu voudrais qu’on continue de t’aimer
même quand on commence à te connaître ? Qu’on te trouve belle et
sympathique parce que tu as des origines pseudo-aristos et approvisionnes
en chichons gratos tes pétasses de copines ? Tu me fais honte, et j’en ai marre
de tâter de la honte à cause de toi.
— Voyez-vous, mon mari ne supporte pas qu’on évoque ce qu’il ne
pratique pas : le bon marché, le savoir-vivre, la fumette et l’accouplement.
— Tu n‘es vraiment qu’une sale…
— Pute et conne, oui tu me l’as déjà mille fois répété, l’une comme l’autre
te pissent à la raie.
— Et moi je t’encule salope.
— J’en serais ravie, on tente ?.. Double dose de Tezhi ?… Triple ?
— Tèèèziiiii… Trrriiippp… piaille le mainate du fond de la cabine.
— Bon, ben on va peut-être vous laisser, hein Ferdinand ? dit Fleur.
113

Elle a pris Ferdinand par le bras et ils ont quitté le Black-Out. Traversent
sans se retourner le pont qui enjambe le canal. Se pressent rejoindre leur
pénichette en sa dolente quiétude.
— Qu’est-ce qu’on est allé fiche avec ces gens-là, j’te demande un peu !
fulmine Fleur.
— C’est vous qui avez insisté.
— Fallait m’en empêcher.
— Nous ne sommes pas des pignoufs, m’avez-vous rétorqué, et ils
étaient censés avoir fait la paix.
— C’est des maboules, des fous mentaux, y’en a pas un pour rattraper
l’autre, on a rien à fiche avec ces gens-là.
Et moi, qu’est-ce que je fiche ici ? se retient d’ajouter Ferdinand.

Ils s’ouvrent des canettes et s’installent sur la plage avant où ils ont posé
leurs habitudes de bière du soir. L’heure est peu avancée, la rumeur de la ville
fait vibrer le silence. Ses lueurs urbaines nimbent de clarté laiteuse la brume
noctambule. Le halo diaphane en détoure les noirs. Si le voile était vert on
pourrait y voir une aurore boréale.
— J’espère qu’elle s’en sort bien toute seule Maïté, dit Fleur.
— Qui ça ?
— Maïté, mon associée du magasin… Mais j’suis pas inquiète, faut bien
qu’une des deux reste au turbin pour faire entrer la monnaie. Mais là avec le
fric-frac du mois dernier on a eu tout un tohu-bohu à retaper, c’était déjà plus
qu’un mauvais souvenir quand la nana de Homps a appelé pour que j’rapplique
te coacher.
— Un fric-frac ?
— Des p’tits branleurs du coin qui nous ont tout saccagé sous prétexte
de piquer deux tiroirs de culottes, tu parles d’un butin formidable.
— Vous êtes assurées ?
— Oui, le père à Maïté, c’est Monsieur M.M.A. de Mehun… C‘est une
sacrée pétroleuse tu sais la Maïté. Bonne comme l’or mais tendance à
s’empêtrer les pinceaux avec les mecs. Et pis elle attend trop d’son Jésus
Christ. À vingt ans la v’là mariée avec le pompiste du supermarché, mais ça a
pas fait long feu qu’elle en ait sa claque qu’il remplisse pas seulement le
114

réservoir à essence des clientes. Premier divorce. Elle se remarie l’année


d’après avec un deuxième garagiste, un bon gars, les yeux d’un bleu j’te dis
pas, mais avec celui-là c’est elle qui s’est mise aux coups de canif dans
l’contrat. Tu crois ça toi, une nana catho comme pas deux, la messe tous les
dimanches, qui cavale à droite à gauche ? Alors après deux ans cocu c’est lui
qui l’a plaquée. Et re-divorce. Depuis elle a décidé qu’on avait pas besoin de
Monsieur le maire pour courir le guilledou, et que c’était moins pécher Jésus
Christ d’changer d’amoureux sans avoir la bague au doigt. En ce moment elle
est avec un collègue du conseil municipal, il est de l’opposition mais ça a l’air
de gazer mieux avec celui-là qu’avec tous ceux d’avant. Alors d’ici à ce qu’elle
nous refasse le coup du « désirez-vous prendre pour époux » y’a pas des
kilomètres. C’est qu’ça lui fait 34 balais maintenant, il serait temps de s’caser
sérieux. Tu m’diras qu’on peut très bien vivre sans ça, je m’en passe bien, moi,
de m’caser sérieux. Mais moi c’est pas pareil. Une femme qu’aime trop les
hommes on peut pas aller contre, une autre que les hommes aiment pas assez
on peut pas non plus.
Elle s’arrête. Boit une gorgée de bière. Reprend souffle… Ou attend-elle
un encouragement ?
— Pourquoi me parlez-vous d’elle ?
— J’ai personne d’autre qui compte dans ma vie… Y’avait ma sœur mais
on s’est engueulées grave… Et moi j’dis qu’il faut parler des gens qu’on aime
beaucoup aux gens qu’on aime un peu. Le contraire au contraire, parler d’ceux
qu’on aime un peu à ceux qu’on aime beaucoup, ça fout la pagaille.
— Vous et moi, vous pensez que nous nous aimons un peu ?
— Ben oui, j’te l’ai dit tout à l’heure : je t’aime bien et tu m’as dit que toi
aussi. Mais va pas croire que j’te drague, c’est purement mode équipière… Je
le sais bien que c’est pas ton truc de parler des gens que t’aime ; mais t’as tort,
ça les fait rappliquer, exister, ça entretient les sentiments… Et puis c’est du
vrai, du tangible, d’aimer ceux qu’on aime… Tu m’diras que le vrai et toi ça fait
deux. Y’a qu’du faux chez toi Ferdi. Le cinéma c’est du faux. Ta fuite c’est pour
de faux. Archi-faux, toc et pacotille, tout un cinéma pour pas grand-chose… Ils
sont de mauvaise qualité tes remords et tes scrupules, t’envoient pas d’la vraie
véracité tu vois… Ben dis quelque chose, tu dis rien…
— Je n’ai rien à dire… ou que du faux probablement.
Et elle l’emmerde.
Ils se taisent. Boivent leur bière chacun seul.
Ferdinand s’interroge. Que fait Caroline ? Et les enfants regardent-ils la
télé ? ils adorent “Fort Boyard”, ça passe quand déjà, le vendredi soir ? Non le
samedi et seulement en été… D’ailleurs ils ont dû partir au ski chez les
Synelle… À moins que ce ne soit la semaine prochaine… Caroline est-elle
115

restée à la maison ou sortie ? Avec des copines, Anne-Marie ? Avec un


homme ? Qui ? je le connais ? Dans quel ordre me déteste-t-elle le plus, de
n’être pas rentré ou de lui avoir raconté des salades ? Ne me déteste pas ma
douce, nous nous aimons tant… Ne me déteste pas mon amour…
— C’est désolant les gens qui se détestent et se disputent comme des
chiffonniers, rompt Fleur le silence.
— Tant que je ne serai pas rentré nous ne risquons pas de nous disputer.
— Je parle pas d’toi, y’a pas que toi dans la vie, je parle des deux zozos
qui s’écharpent sur leur bateau en deux morceaux.
— Qu’est ce que vous voulez que ça me foute.
— Calmos, te fâche pas… Mais dis donc, toi qu’es si fortiche en cinoche,
question psychodrame ils te rappellent pas un film en noir et blanc avec un
couple qui se hurle dessus comme qui rigole devant des invités, et qui s’invente
un fils imaginaire ?
— “Qui a peur de Virginia Woolf”, Mike Nichols.
— Oui, c’est ça, avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, on n’en fait plus
des couples comme ça.
— Des couples comment ?
— Qui s’aiment d’amour dingue, qui se marient, divorcent, se remarient
ensemble et redivorcent, c’est pas ordinaire, y’a que chez les stars qu’on voit
des gens comme ça.
— Je n’ai pas du tout l’intention de divorcer.
— Et c’est reparti, le voilà qui ramène encore tout à lui, tu t’prends pour
une star quoi ? En tout cas reste avec tes j’ai-pas-l’intention si ça te chante,
mais oublie cinq minutes tes j’y-vais-j’y-vais-pas, et t’ira mieux après.
— Chez le couple “Virginia Woolf” l’enfant est totalement inventé, mais
chez les zozos du Black-Out, comme vous dites, je parierais que c’est la vérité,
qu’ils ont eu un enfant et qu’il est mort.
Cinéma, intentions, j’y-vais-j’y-vais-pas, du vrai, du faux, Richard Burton
et Madame, que du vrai, que du faux… Il ne manquerait plus que surgisse un
hologramme blond aux cheveux en tignasse.

Et justement la voilà : Mary-Lou arrive en courant sur le ponton et se rue


à bord du P’tit-Bounty, elle est complètement affolée.
— Vous êtes là ? crie-t-elle.
Se précipite les rejoindre sur la plage avant.
— À l’aide au secours aidez-moi s’il vous plaît, il est tombé à l’eau, je
n’arrive pas à le sortir.
Ferdinand et Fleur courent avec elle rejoindre le Black-Out de l’autre côté
du pont, montent à bord sans se déchausser.
116

— Tu es noyé ? demande étrangement Mary-Lou.


— Je suis là… entend-on faiblement.
Bernard est cramponné à un cordage le long de la coque, les yeux
hallucinés, il grelotte.
— Non, tu n’es pas noyé.
— Pourquoi il remonte pas à bord ? s’affole Fleur.
— La coque est trop lisse il n’arrive pas à l’escalader. Je lui ai jeté une
amarre pour qu’il ne coule pas tout de suite mais il est tellement gras du bide
qu’il ne s’en sortira pas tout seul.
— Vous n’avez pas une échelle de bain ? réclame Ferdinand.
— Ah si, j’avais oublié, je ne sais pas où elle est.
— J’ai froid… j’ai mal… gémit Bernard.
— Oui, bon, ça va, le temps, on fait ce qu’on peut, s’agace Fleur.
Fleur et Ferdinand s’agenouillent sur le passavant et s’escriment chacun
d’un côté à extirper le rouquin hors de l’eau en le soulevant par les épaules.
Mary-Lou les regarde faire sans lever le petit doigt.
— Eh bien aidez-nous ! s’énerve Ferdinand.
Elle tire mollement sur le cordage auquel s’agrippe toujours son mari. Ils
finissent par le hisser à bord. L’homme est hagard, tétanisé de froid. Une
branche de ciseaux est enfoncée jusqu’à la poignée dans sa cuisse à travers
sa jambière de pantalon. Le tissu est peu taché de sang, l’eau glacée peut
avoir un effet coagulant.
— Vous avez quoi à la jambe ? s’épouvante Fleur.
— Des ciseaux, ça ne se voit pas ? hausse les épaules Mary-Lou.
— J’vais vous l’enlever, avance Fleur la main pour les extraire.
— Arrêtez ne faites pas ça, la lame est enfoncée profondément et proche
de la fémorale, cela risquerait de provoquer une hémorragie grave, il faut
appeler les pompiers.
— Pfff, c’est juste une égratignure, conteste Mary-Lou.
— APPELEZ DU SECOURS IMMÉDIATEMENT ! ordonne Ferdinand.
— OK, OK, ne vous énervez pas.
Elle s’éloigne sans se presser, descend dans la cabine, on peut espérer
que ce soit pour y trouver son téléphone.
— C’est elle qui vous a planté ça ? s’horrifie Fleur.
Le blessé grelotte « oui » de la tête.
— Elle est cinglée cette nana !
— Je ne suis pas plus cinglée que vous Marie-Fleur, revient Mary-Lou,
arrêtez vos simagrées, les pompiers seront là dans cinq minutes.
117

Elle tient sa pipe à la main et apporte aussi une couverture de survie et


un gilet de sauvetage, les jette vers Ferdinand. Puis s’adosse au rebord du
roof et allume son calumet. Fleur la dévisage sidérée.
— C’est tout c’que ça vous fait ? Vous êtes malade ma vieille, faut vous
faire soigner !
— Et pas lui ? Quand il me déchire le bras avec les ciseaux personne ne
s’en offusque, mais là oui… Il s’est empalé dessus quand j’ai voulu lui arracher
l’arbalète.
— Vous nous prenez pour des andouilles ?
— Je ne vous prends pour rien du tout. Et tout au contraire je vous laisse.
Je vous laisse faire les Saint-Bernard à Bernard… ce qui est plutôt cocasse.
Elle tourne les talons et descend vers la cabine.
— C’est vous qui l’avez poussé ? fulmine Fleur.
— À votre avis il voulait prendre un bain de minuit ?
À part lancer ses injonctions de sauvetage et ordre d’appel au secours
Ferdinand n’a émis aucun commentaire, proféré aucune accusation tandis
qu’avec Fleur ils sortaient le pas noyé de l’eau. Ils l’allongent sur le passavant,
lui calent la tête sur un boudin du gilet et tentent de le maintenir au chaud sous
la pellicule de survie. Il ne parle pas, ne prononce d’invective à l’encontre de
sa femme, se contente de trembler de froid. On entend le mainate piailler des
vocalises affolées inintelligibles dans les profondeurs du bateau.
— Ça m’rappelle “Le couteau dans l’eau”, avance Fleur.
— Le premier long-métrage de Polanski, écrit avec Skolimowski, une
pépite, s’illumine Ferdinand. Vous connaissez bien le cinéma dirait-on.
— Des beaux restes du ciné-club. Je suis pas que hard-rock si c’est ça
qu’tu veux insinuer.

Le fourgon rouge à gyrophare bleu s’arrête devant le Black-Out.


On soutient Bernard, l’aide à débarquer et le couche sur un brancard.
— Je me suis planté ça en ratant la passerelle, et comme ça me faisait
boiter j’ai perdu l’équilibre et je suis tombé à la baille, c’est ballot hein, explique
Bernard aux infirmiers.
— Vous aviez besoin de ciseaux sur la passerelle ? s’étonne un pompier.
— Ben oui.
Les trois témoins confirment.
Les brancardiers brancardent et ferment les portières.
Le fourgon disparaît dans la nuit.
— Avant je m’appelais Joëlle, dit Mary-Lou.
— Avant quoi ?
— Qu’il tue Olivier.
118

Regards. Silences, chacun le sien.


Mary-Lou-Joëlle le brise la première.
— Ne me laissez pas seule, venez boire un verre avec moi… Fleur…
Ferdinand… s’il vous plaît.
Elle s’engage sur la passerelle et remonte à bord.

Il fait trop froid et humide pour rester dans le cockpit, ils s’assoient à la
table du carré. Mary-Lou écarte en bout de table l’arbalète et sert des Corona-
Extra.
— C’est seulement depuis que mon fils est mort que je vomis quand j’ai
mes règles, avant j’étais une femme normale… Normale si on veut, je me suis
toujours sentie exclue là où j’étais. J’avais une sœur jumelle, mes parents nous
répétaient « Vous ne travaillerez point ! ». Petite aristocratie saint-germanoise,
milieu suranné, hors du temps, comme autiste. Tradition de classe sociale
oblige, on avait droit aux domestiques et aux châtiments corporels. Coups de
cravache sur les fesses, enfermées dans le placard aux balais, trois jours au
pain sec. Le chauffeur dans son gourbi du garage, la bonne dans le sien du
grenier. Des choses. Que ce soit leurs filles ou leurs loufiats ils nous prenaient
pour leurs choses, des caniches ; ma mère m’a fait un jour me coucher sur le
comptoir du pharmacien pour vérifier l’état de mon hymen. Catéchisme,
confessionnal, procession chantée aux Rameaux et à la Fête-Dieu, et main
baladeuse du curé dans la sacristie. Donc réactions évidemment. Moi
absentéisme scolaire, masturbations frénétiques, sodomie très jeune dans les
surboums — méthode contraceptive inégalée virginité préservée — et pétards
en abondance. Ma sœur névrosée hystérique, cinq TS ratées avant nos vingt
ans. Notre mère coucheuse mondaine occasionnelle, Papa aveugle cocu
multirécidiviste. Je me suis tellement débattue que j’ai développé une sale
maladie auto-immune. Batterie d'examens, ponction lombaire, neuroleptiques,
et électro encéphalogramme à répétition. À 14 ans un type m’attrape dans la
rue, brandit un couteau et m'entraîne dans le local poubelles de l’immeuble
d’en face. Il m’ordonne de me déshabiller et je vois son visage se décomposer :
il fixe le bas de mon ventre, je sens quelque chose de chaud couler entre mes
cuisses et je baisse la tête : je suis inondée de sang ; le type se sauve à toutes
jambes. Après ça j’étais paniquée, je n'arrivais plus à descendre du bus pour
aller au lycée et je tournais des heures en rond dans la ville. Pourtant j’avais
beau avoir séché la moitié des cours j'ai eu mon bac avec mention TB, mon
père m’a fait faire des cartes de visite où c’était marqué dessus… Et puis d’un
seul coup revers de fortune, le voilà jugé en correctionnelle et emprisonné.
Plus de petite bonne pour servir le rôti, plus de grosse voiture allemande avec
chauffeur, plus de voilier à Hossegor en été ni de ski à Courchevel. Je me suis
119

inscrite en fac, licence d’Anglais. Passe un chasseur de têtes qui chassait


plutôt les corps, il me repère et je commence le mannequinat. Jusqu’à ce que
l’agence me jette dehors pour retards répétés et revente de substances
illégales à mes collègues. Plusieurs petits boulots et finalement j’atterris dans
la boîte de Bernard. On s’est plu. Jamais je ne m’étais sentie aussi entièrement
moi-même avec personne d’autre. C'est fou ce que je pouvais l'aimer quand il
m’a épousée. Dans le fond c’est un type plutôt bon, poseur et vantard comme
pas deux mais plutôt bon, et moi je ne rêvais que d’une vie normale de couple
normal, exactement à l’opposé de celle de mes parents. Sauf que c’est un con.
Et sauf que je l’aime toujours et que j’ai horreur de ça. Et que je le hais et le
haïrai jusqu’à mon dernier souffle. Quand Olivier a développé sa maladie ses
chances de survie étaient minimes. Seule une opération que pratiquait une
équipe de cardiologues de Cincinnati aurait pu le sauver, et seulement peut-
être, le taux de réussite était très bas. Sauf que monsieur a voulu faire le malin,
voir s’il n’en existait pas d’autres ailleurs, moins chères et offrant davantage
de garanties. Des garanties, tu parles, le mal est allé plus vite que ses
garanties à la con et son pognon de merde. C’est comme ça qu’il a tué mon
fils. Mon mari a tué mon enfant, assassiné mon petit ange qui est au ciel.
— C’était aussi le sien.
— Je m’en fiche du sien !… C’EST LE MIEN QUE JE VEUX !
Elle sort de son passé comme on sort d’anesthésie, hagarde et
chancelante. Se résigne au présent, retourne en confidences et prémonitions.
— J’avais le choix entre l’assassinat, la folie ou le suicide. Après toutes
ses tentatives avortées ma sœur avait enfin réussi le sien, pendue à la rampe
d’escalier dans son aube de communiante, comme une grosse baudruche
blanche dégonflée. La folie ne voulait pas de moi et l’autre gros con était
toujours vivant. Alors j’ai perdu 15 kilos et je me suis mis en tête de changer
de nom. On m’avait pris mon fils je ne pouvais pas rester la même femme. J’ai
choisi Mary-Lou. Un nom d’actrice. Un nom de femme pas sérieuse. Les
femmes sérieuses ne sont pas de vraies femmes et les hommes qui ne
sont pas des salauds ne sont pas des vrais hommes, je ne sais plus qui a
écrit ça. C’était comme une voilette de deuil et de haine à la fois. Il aurait mieux
fait de me quitter Bernard, mais il croit toujours que je finirai par oublier sa
connerie, son crime. OUBLIER QU’IL A ASSASSINÉ MON FILS ! ! !… quel
con… Je n’espère plus rien de lui, pas même sa contrition, que ferais-je de
contrition. Mais on attend toujours quelque chose de quelqu’un paraît-il, c’est
pour ça qu’on change souvent de quelque chose et de quelqu’un.
— Elle dit ça aussi Maïté.
— Quoi ? Qui ça ?
— Mon associée, qu’on “attend toujours quelque chose de quelqu’un”.
120

— Si votre associée le dit… On a surtout toujours besoin d’aimer et d’être


aimée, alors je fais la bête. L’animal qui mord et qu’on bat mais qui reste.
Bernard me bat, je le mords. Et je reste. Où irais-je ? Avec qui ? Cela crève
les yeux que je ne ferai jamais le bonheur de personne, pas plus que personne
ne me soupçonne d’être heureuse. Alors depuis dix ans nous nous haïssons
avec constance et application, on peut même dire avec talent. Sauf que l’un
des deux tuera l’autre un jour, j’en suis persuadée… mais je ne sais pas lequel.

Ferdinand n’est plus amoureux.


Cela se produit brutalement.
Aussi brutalement que cette femme aux jambes longues et chevelure de
méduse l’avait ébloui sous l’effet d’un rayon de lune. Cette nuit de pleine lune
où il faisait trop nuit pour comprendre. Il ne vit pas non plus, quand il la suivit
sur le passavant, que sa démarche était celle d’un démon blessé. Ferdinand
avait le cœur trop sourd pour entendre crier un démon blessé. Caroline n’est
point démon, même blessée.
Ce n’est pas d’une femme ou de sa possibilité dont il crut tomber
amoureux, c’est de son cher passé. Il ne pourchasse de nouvel amour, ne
recherche de nouveau départ, il court après des visages dissous évanouis
terminés. Celui de Vasilka l’interprète Bulgare qui ne couchait pas, celui de
Gabriela la gardienne de chat, celui d’une superstar hollywoodo-
shakespearienne qui ne se souvint pas de lui dans son livre de mémoires. Plus
quelques autres, dont le sien à un âge donné du déroulement de sa vie. Tous
dissous évanouis terminés qui ne réapparaîtront plus jamais. Caroline n’est
pas terminée.
Par quelle mutation Ferdinand Durand, ce type comblé censé diriger les
choses, commander aux hommes et prévoir les événements, approuve-t-il
depuis une semaine que des femmes de passages goupillent à son insu ce
qu’il doit entreprendre. Comme rentrer chez lui ou continuer de fuir. Par quel
retournement — ou usure ou audace ? — permet-il à des aléas de bousculer
ses émois et falsifier ses sentiments. Comme tomber au lever du jour
amoureux de Mary-Lou et ne l’aimer plus le soir. Pourquoi ne décide-t-il plus
de sa vie ? Parce que Ferdinand Durand approche du nirvana : Ferdinand
Durand s’en fout. Sauf de Caroline.
Être encore un peu, après avoir été. Faire encore, mais quoi ? Fuir
encore, mais qui ? Vouloir tout ; ou rien c’est la même chose. Légèreté chérie.
Partir-revenir et repartir encore. Kerouac et Pessoa : la Route et l’Intranquillité.
Lors d’un de ses tête-à-tête en sa suite présidentielle, Ferdinand était tombé
des nues d’entendre Burton proférer en français « Avec Marlon, tu connaissez
en France Marlon Brando, oui ? non ? nous soyons les plus grands acteurs du
121

monde et le plus paresseux d’Amérique. Et avons marre à faire ce fucking idiot


métier qui emmerde nous beaucoup. Mister Burton and Mister Brando don’t
care any more acting my young friend !… Et lui et moi-même, je te dis à toi,
de le cinéma nous s’en foutons maintenant. »
Ferdinand bien sûr ne le crut pas, ricana poliment. Trente ans plus tard,
ayant atteint l’âge qu’avait alors la star, il se réjouit de ces mots délectables :
« Je m’en contrefous. » Et pensant cela il entre au nirvana. Si Caroline veut
encore de lui il sera content. Si elle le rejette et s’en va il s’en contentera. Et si
rien n’arrive il sera content aussi. Pas “content de lui”, content tout court.
Content de suivre le fil de sa vie sans le tirer ni en être retenu.
Mais non !… Absolument pas !… Ce ne sont là que mensonges,
méprises et sottises !… Ne me rejette pas Caroline, ne pars pas, partir est
mon affaire… Attends-moi ma douce… Aime-moi… ma vie mon eau ma soif…
Mon tout mon entier, mon amour…
122

vendredi 20

Fleur n’est toujours pas levée quand le responsable Compagnie et


Ferdinand effectuent le check out de retour du bateau, signent inventaire et
décharge, détruisent le chèque de caution.
Plus une seule place n’est disponible dans le vol Béziers - Cap d’Agde
d’aujourd’hui vers Paris-Orly, Ferdinand ne pourra rentrer que demain.
Le P’tit-Bounty n’embarquera pas de nouveaux croisiéristes avant lundi,
le responsable accepte qu’ils dorment encore à bord la nuit prochaine, mais ils
ne devront pas quitter l’appontement.
Hors l’Écluse Ronde — ils l’ont vue hier, de l’autre côté du pont, elle est
n’est pas très ronde — le guide ne signale aucun édifice notoire à visiter en
ville. Ils n’ont pour occuper la journée que de prendre une des deux voitures
et d’aller tourister. Mais où ?
La lève-tard sort enfin de sa cabine, toute guillerette ; un sourire de Fleur
au lever, c’est exceptionnel.
— T’as vu où on est ? À 5 kilomètres du village Cap d’Agde.
— Ce qui me fait une belle jambe, pour Paris-Orly il y en a 700 à vol
d’oiseau. Plus une demi-heure de taxi jusqu’à Meudon.
— Tu sais ce qu’il y a tout d’même au Cap d’Agde ?
— Un camp de naturistes je crois, c’est ça ?
— Ouais… C’est ça… On y va ?
— Pour quoi faire ?
— Ben, du naturisme.
— Tiens donc, vous voudriez aller vous balader à poil au milieu de gens
se baladant à poil ?
— Je l’ai fait une fois quand j’étais gamine, j’avais détesté. On y va ?

Si les touristes de cette plage portaient un maillot de bain ce serait une


plage comme les autres. Mais ils n’en portent pas. Les fesses mâles et
femelles sont aussi nues côté pile que s’exposent foufounes et biroutes côté
face. Pour les seins nus des femmes la question devrait se poser moins, il y a
belle lurette que la loi l’autorise et la pratique en est courante, pourtant, sous
prétexte qu’ils sont ici estampillés “nudisme”, on les considère être plus nus
123

que nus. Le village tout entier est nudiste, on paie son entrée au guichetier du
péage comme au zoo de Thoiry, et passé la barrière on peut retirer sa culotte.
Sur la plage on le DOIT « Chaque fois que le temps le permet » dit la charte
de bonne conduite, des fois que des frileux viendraient se baigner en costume
3 pièces.

Ferdinand se gare dans le parking qui borde la dune et la plage. Deux


baigneurs sexagénaires en reviennent. Tous deux haut vêtus de chemisette et
casquette, et on ne peut plus nus de la ceinture aux espadrilles. On se salue
courtoisement. Ils jettent serviettes de bain et parasol replié dans le coffre de
leur voiture, Monsieur s’installe cul nu au volant, Madame attache cul nu sa
ceinture et ils partent.
Ferdinand est encore hésitant, Fleur plus résolue.
Ils ôtent tous deux leurs habits et les plient sur la banquette arrière.
Aussi nu l’un que l’autre, ils prennent les sacs de pique-nique qu’ils ont
préparé sur le P’tit-Bounty, et serviettes et fourbi sous le bras se dirigent vers
la plage rejoindre le gros des nudistes.
Le gros c’est beaucoup dire, on est loin des affluences estivales. La
proportion de bronzeurs allongés reste faible, celle des baigneurs quasi nulle.
C’est qu’on est encore en avril, il fait bon sous le soleil mais un petit vent frais
demeure d’avril. Revêtu de maillot passe encore mais tout nu fait frisquet.
Ils déploient côte à côte leurs serviettes. Sur du sable sec à égale
distance des premiers ressacs et de la terrasse aux parasols Orangina du
glacier buvette. Fleur s’enduit de crème solaire et s’allonge tout entière sur le
dos ; le petit vent frais d’avril fait frémir au soleil sa toison pubienne. Très
épaisse la constate Ferdinand. Il n’a pas de livre, pas osé emporter son ordi,
et oublié d’acheter un journal. Bronzer, il préfère éviter ; parce qu’on s’y ennuie
à cent sous de l’heure et que penserait Caroline de rougeurs et pelades sur
ses fesses. Alors il délaisse sa coéquipière nue et s’en va tout nu effectuer une
promenade exploratrice en territoire nudiste.
Il n’est pas réellement désagréable d’éprouver ce rien de gêne quand des
personnes qu’on croise vous regardent les organes sexuels ; il est beaucoup
plus difficile en revanche de se retenir de trop dévisager les leurs. Ferdinand
ne veut paraître voyeur concupiscent, affiche un comportement détaché
comme si tous ces gens se comportaient comme ailleurs, c’est-à-dire portaient
un slip. Pour les mâles c’est assez simple, pénis et testicules ne lui
occasionnent aucune attention ni curiosité particulière, appréciation qualitative
ni évaluation comparative. Pour les femmes c’est autre chose. C’est difficile,
irrésistible. C’est impossible. C’est inhumain. Il ne peut s’empêcher de leur
lorgner le cul, les nichons, la foune en triangle des poilues et la fente
124

anatomique des rasées. Mais à la va-vite à la dérobée, par inadvertance et


regards en coin ou resquilleurs. L’environnement est tentateur, l’imaginaire
libidineux prompt à foisonner. Ferdinand ne dispose de chapeau, feuille de
vigne ou quotidien régional s’il lui fallait dissimuler une bandaison inopinée.
Quand il s’est mis nu tout à l’heure, devant Fleur se mettant nue devant lui, il
s’est d’abord inquiété de n’avoir de poche où ranger ses clés de voiture. Puis
considérant le couple de seniors fesses à l’air, il a jugé très absurde et ridicule
d’exhiber son intimité à la contemplation de qui n’est pas demandeur de la
contempler. Pourtant, maintenant qu’il se balade nu comme un ver au nez de
tous et petit vent d’avril, une espèce de jouissance étrange, secrète et illicite,
refoule peu à peu ses pudeurs. Comme une liberté chapardée, guidée par
l’exorbitante impunité d’en pouvoir user sans restriction.
Il s’assied à une table et commande une bière à un serveur à poil. Oubliés
les embarras et bienséances, il se remplit les mirettes des nudités qui
déambulent et s’exposent devant lui. Commande au serveur à poil une
deuxième bière pour Fleur et retourne s’asseoir à côté d’elle.
— Oh merci, t’es un ange.
— Est-ce parce que les anges vont tout nus que vous m’appelez ainsi ?
Ils sirotent leurs bières en jouant les désinvoltes. Tentent de se regarder
comme s’ils étaient vêtus. Mais se regardent différemment. Forcément.
— Y’a pas de quoi s’mettre la rate au court-bouillon, on est tous faits
pareils. Enfin plus ou moins. C’est seulement du sociétal d’avoir peur qu’on
voie ton cul. Y’a des pays où les gens se cachent d’abord le visage, regarde
les Touaregs par exemple, ou les femmes en burqa.
— Là vous déconnez Fleur.
— Tu crois ? Regarde-moi.
— Pardon ?
— Regarde-moi j’te dis. Qu’est-ce que tu vois ? Une nana à loilpé gras-
bouffie. Avec un cul de percheron, des cuisses comme des jambons, des
nichons mollassons, des poignées d’amour que c’est des balustrades de
contre-amour, et la moule planquée sous une perruque Néandertal. Des fois
j’te jure, même habillée je préférerais grave qu’on voie qu’mes yeux.
— C’est vrai qu’ils sont très beaux.
— Ah quand même, tu pouvais pas l’dire plus tôt !… Depuis cinq jours
qu’on est ensemble dans dix mètres carrés t’a pas une seule fois essayé d’me
draguer, de m’dire des compliments ou d’me frotter quand on se croise dans
la coursive. J’ai l’habitude, tu sais, que les mecs s’intéressent pas à moi. Un
thon, un boudin, un cageot, comme ils disent. Encore heureux que ça m’fait ni
chaud ni froid, à la rigueur juste un peu tiède, et que je sois pas une obsédée
d’la bête à deux dos… Mais ici tu vois, me foutre à poil et avoir rien à cirer de
125

comment qu’on m’regarde ça m’aide à m’accepter comme je suis. Une grosse


une grasse une moche. Même un mec qui sortirait d’prison et qu’aurait la
crampe il me verrait pas ; alors aucune chance qu’on l’y remette dare dare
pour m’avoir sauté dessus. Ça m’ravigote de regarder celles qui sont encore
plus gravos que moi, ou les vioques qu’ont tout qui dégringole, comme ceux
du parking qu’étaient loin d’être des perdreaux d’l’année. Et tu sais quoi ? eh
ben à ces moments-là j’me sens toute désirable. Quant aux plus belles tant
mieux pour elles si en m’voyant elles se disent qu’il y en a de moins belles
qu’elles ; du moment qu’elles pensent moins belles plutôt que plus moches, ça
me met déjà un bout dans le camp des belles. Moi j’dis que ça s’expie d’être
moche, regarde les pubs et les affiches, c’est comme une faute, une infraction,
faut payer l’addition… Tu comprends ?
— Moyen.
— Alors écoute bien c’que je vais te dire : c’est pareil pour toi qui t’es
sauvé comme un bandit parce que ça te colle au train de pas être c’que t’avais
rêvé. Comme si on pouvait tout recommencer, pauvre cloche… Faudra la
payer l’addition, c’est obligatoire, comme le loyer ou les prunes de
stationnement. Le chagrin qu’tu fais à ceux qui t’aiment, “tes proches” comme
tu dis, c’est comme d’être moche : faudra l’expier.
— Là je comprends mieux… Que vraiment vous déconnez Fleur.
— Mais non, réfléchis bien, tu verras. Tu verras tout c’qu’on trouve dans
sa p’tite tête quand on est à poil.
Elle se redresse, se met debout. Son buisson pubien se retrouve à 10 cm
du nez de Ferdinand ; dense, touffu, certes, mais Néandertal elle exagère.
— Bon c’est pas tout ça on commence à cuire ici. On va casser la graine
à ton rade à canettes ? c’est marqué qu’on peut apporter son manger.

Ils sortent les sandwichs des sacs et commandent des bières, au serveur
toujours nu. Mais moins : il s’est noué à la taille un tablier à poche kangourou
pour le tire-bouchon et le calepin des commandes. Fleur se tortille sur sa
chaise, s’avance, se recule, semble mal à l’aise devant son jambon beurre.
— Quelque chose ne va pas ?
— Allongée ça peut l’faire, mais penchée en avant avec mes nichons 95.D
sans soutif ça craint. Toi tes balloches tu risques juste de t’asseoir dessus.
Il rit. Mais maintenant voir les seins de Fleur le dérange davantage.
Elle le scrute du crâne au nombril, plus bas la table cache le reste.
— Je t’ai bien regardé tu sais, tout regardé. À la réflexion t’aurais pu
convenir Ferdi : t’es pas le mec à rechercher du définitif, pour ton âge t’es pas
trop mal balancé, pas plus obsédé que ça par le sexuel, et t’es du genre plutôt
gentil… Bref t’aurais pu faire un candidat valable.
126

Il rit à nouveau.
— Et pis tu risques pas d’me faire du mal puisqu’on s’aime pas d’amour.
Ça fait pas toujours du bien dans la vie qu’y ait personne pour t’faire du mal.

En retournant vers la voiture Fleur s’arrête au bureau de tabac journaux


pour acheter une carte postale.
— Je serai déjà revenue au magasin quand Maïté la recevra, c’est juste
pour dire que j’suis bien venue ici, elle me croira pas sinon… T’as vu le tableau,
la classe, grand chic, il va en tomber à la renverse le facteur en la lui refilant
au milieu des factures.
La carte montre un cortège de tout nus mâles et femelles faisant la
Bamba à la queue leu leu autour d’une montagne de saucisses grillant sur un
barbecue.
Les gens nus sur la plage on finit par s’y habituer, les côtoyer acheter le
journal, faire leur Loto ou la causette le cul à l’air, apparaît encore plus insolite
et grotesque. Ferdinand est à nouveau gêné d’exhiber ses parties génitales au
milieu d’un troupeau bisexué les exhibant aussi. Comme dans ce rêve qui lui
revenait souvent lorsqu’il louvoyait son âge entre vieil adolescent et jeune
adulte : se trouver nu au milieu d’une foule habillée, figé paralysé, incapable
de faire un pas ou de pousser un cri. Prenant de l’âge son rêve avait cessé
parce que les mauvais rêves ne durent jamais. C’est pourtant d’un mal-être
semblable dont il s’était senti attaqué dans la file des taxis.
À son tour, et pour la première fois depuis qu’ils se sont déshabillés
ensemble, il détaille la nudité de Fleur tandis qu’elle s’attarde fouiller dans le
carrousel des cartes. Lui aussi la trouve peu bandante. Mais émouvante,
fragile, attendrissante. Et Ferdinand s’attendrit.
Ils se rhabillent chacun d’un côté de la voiture. Réenfilant à l’envers un à
un tous les vêtements dont ils s’étaient dévêtus tout à l’heure, il n’existe aucune
autre façon d’y procéder. Réfugié à l’abri de ses tissus opaques familiers,
rassuré de dissimuler à nouveau son apparence humaine animale aux regards
du monde, Ferdinand persiste cependant à se croire nu. Comme si l’image que
Fleur allait garder de lui serait celle de son corps vieillissant. Il n’ose lui
demander si elle éprouve une intuition similaire, de peur qu’elle le trouve
ridicule, se moque et reparle du sien. Corps. Cette simple crainte constituant
à elle seule la preuve irréfutable de demeurer nu bien que s’étant revêtu.
Il avait laissé son portable dans la boîte à gants. L’ouvre et l’écoute. Au
cas où Caroline aurait laissé un message. Oui, un texto est arrivé :
Marion n’est pas rentrée du collège hier soir. Après la nuit
d’angoisse que tu peux imaginer je suis allée au commissariat ce
matin. Ils veulent interroger aussi le père. Rentre.
127

Il y a 750 kilomètres d’autoroute jusqu’à Meudon. S’il part d’ici une heure,
le temps d’annuler son avion, prolonger la location de voiture et rendre les clés
à la Compagnie, Ferdinand devrait pouvoir arriver là-haut vers 3 heures du
matin. Il pourra même s’arrêter dormir une heure sur une aire de repos s’il se
sent piquer du nez.
Fleur fourre ses affaires dans son sac peau de serpent léopard. Plie les
draps, donne un coup d’éponge à l’évier, jette à l’eau le moignon de glace qui
restait dans la glacière. Elle fait partie des bons bavards, ceux qui savent ne
plus parler quand il vaut mieux se taire, les mauvais insistent rassurer.
— Il y a quelqu’un ? appelle une voix.
Bernard est debout sur le quai, en pull et pantalon, épis rouquins hirsutes
et pas rasé ; il s’appuie sur une canne.
— Comment ça va ? Ils vous ont recousu ? s’enquiert Ferdinand.
— Ça me tire la cuisse à chaque pas mais sinon rien de trop grave.
— Bon. Tant mieux.
Bernard fixe Ferdinand, d’un regard creux désemparé.
— Elle est partie.
— Comment ça partie ?
— Disparue. Pendant que j’étais à l’hosto. Avec son sac Vuitton que je lui
ai offert et Blacky dans sa cage.
— Partie comment ?
— En louant une voiture j’imagine, je vois mal un routier la prendre en
stop avec l’oiseau.
— Pour aller où ?
— À Saujon probablement. Quand elle se barre c’est toujours pour aller
là-bas. Et je vais vous dire, qu’elle aille là-bas où ailleurs pour moi c’est du
pareil au même, croyez-moi. Mais j’ai quelque chose à vous demander, à
demander à Fleur.
— C’est quoi ? demande-t-elle sortant de la cabine.
— J’ai cru comprendre que vous alliez rentrer chez vous Ferdinand, mais
vous Fleur vous avez tout votre temps je crois ?
— Ça dépend, c’est pour quoi ?
— Je dois livrer le Black-Out aux acheteurs demain matin. En partant
sans traîner et en naviguant toute la nuit ce n’est pas la mer à boire, si on peut
128

dire. Mais pas tout seul pour les quarts à la barre ; ce n’est pas bien sorcier il
suffit de regarder devant soi et de longer les lumières de la côte… Ne vous
angoissez pas, il y a deux cabines séparées, vous nous imaginez, l’autre folle
et moi, faire couche commune ?
— Cool !… hésite à peine Fleur. Je pourrai faire causer le perroquet ?
— Non, elle l’a emporté avec elle. J’ai réservé une Audi-A4 chez le
Rent2Car de Toulon, en remontant vers Royan on s’arrêterait vous déposer ici
à votre voiture.
— Cool… J’pourrai conduire l’Audi ?
— Non plus, désolé, ils louent à un seul conducteur.
— Pas cool, c’est l’contraire du bateau alors. Bon, je boucle mon baluchon
et j’arrive.
Elle redescend toute joyeuse dans la cabine.
— Je ne m’en fous pas vous savez, qu’elle soit partie.
Avec Ferdinand ils échangent un regard de sympathie, de connivence.
— Si un jour vous la revoyez, parce qu’elle est fichue de vous retrouver,
j’ai bien vu comme elle vous faisait son numéro et en général elle ne lâche pas
le morceau, faites gaffe à vous c’est une tueuse.
Bernard repart clopin-clopant vers son bateau.
Bagage à la main Fleur s’apprête à le rejoindre, elle se hisse sur la pointe
des pieds et fait la bise à Ferdinand.
— On s’est bien entendus, hein, tous les deux ?
— Oui. Je suis content d’avoir fait ce voyage avec vous.
— Et moi je t’aime bien Monsieur cinéma. Mais rentre maintenant. Pour
ta femme, pour ta petiote, à tous les coups c’est qu’une petite fugue de
gamine… Et rentre aussi pour toi… Rentre, c’est fini… D’accord ?
— D’accord.

* * *
129

Richard Walter Jenkins était le douzième des treize enfants d’un mineur
de fond gallois, Sa mère mourut quand il avait 2 ans, sa sœur Cecilia et
son frère Ifor prirent soin de lui et l'élevèrent au sein de la fratrie.
Toute sa vie, il resta très proche d’eux et de toute sa famille. Il fait partie
de ces hommes qui n’ayant pas eu de mère la recherchent toute leur vie.
Devenu Richard Burton — du nom de son professeur et mentor qui
décela ses talents innés d’acteur, l’adopta légalement (avec l’accord de
son père biologique), et l'encouragea à perdre son accent gallois — il
débute sur les planches londoniennes durant la Seconde Guerre mondiale
et y rencontre un succès immédiat en interprétant les grands rôles
shakespeariens.
Après quelques apparitions dans des films médiocres, Hollywood le
repère et il entame une carrière qui oscillera toute sa vie entre le théâtre et
le cinéma.
En 1952 “Ma cousine Rachel” (Henry Koster - 1952) lui vaut sa première
nomination aux Oscars. Et sa seconde l’année suivante dans “La Tunique”
(du même Henry Koster, premier film en Cinémascope de l’histoire du cinéma - 1953)
assortie d’une notoriété internationale croissante.
Au début des années soixante débute le tournage de “Cléopâtre” (Rouben
Mamoulian puis Joseph Mankiewicz - 1963). Il durera deux ans et voit se nouer sa
liaison tumultueuse avec Elizabeth Taylor, la star aux yeux violets.
130

L’acteur quitte sa femme et leurs deux filles, l’adultère défraie la


chronique et choque le monde et le pape. Amants pendant deux ans, Ils se
marient et jouent ensemble dans plusieurs autres films.
Au cours des années qui suivent, il multiplie les grands rôles dans des
productions prestigieuses. Les années soixante-dix lui seront moins
favorables avec de nombreux échecs commerciaux dont “Barbe-Bleue”
(Edward Dmytryk - 1972) qui marque le début de son crépuscule.
En effet, durant le tournage à Budapest meurt son frère Ifor. De 19 ans
son aîné, il était son protecteur et l'assistant de sa carrière artistique. Ce
drame plonge Richard dans une insondable tristesse et le renvoie à ses
vieux démons.
À la fin des années soixante-dix, malade du dos, amaigri, exténué par
une vie trop chargée en femmes et en alcool, il retrouve pourtant la voie
du succès international avec le triomphe du film “Les oies sauvages”
(Andrew McLaglen - 1978).
Richard Burton décède dans son sommeil le 5 août 1984. À Céligny,
Suisse, sur la rive nord du Lac Léman dans le canton de Genève, où il est
enterré dans le cimetière communal. Il allait avoir 59 ans.
Avec Liz Taylor ils ont formé l’un des couples les plus mythiques du
cinéma. Se sont aimés d’un amour enflammé et tempétueux. À leurs
disputes régulières, incendiaires et hypermédiatisées, succédaient leurs
retrouvailles passionnées. Après 13 ans de mariage ils divorcent une
première fois. Incapables de vivre l’un sans l’autre ils se remarient l’année
suivante, et divorcent à nouveau un an plus tard. « J’aurais épousé Richard
une troisième fois » déclara Liz à la mort de l’acteur.
« Burton, aujourd’hui, est oublié. Star hollywoodienne dépravée, ivrogne
shakespearien, insomniaque, gros fumeur et coureur de jupons invétéré,
les tumultes incessants de son existence auront fini par jeter un voile
opaque sur le génie d’un artiste ayant été l’unique fossoyeur de sa propre
destinée. Lui qui parvint si bien à donner corps aux figures de l’humanité
tourmentée : la tentation du mal, la quête désespérée de la sainteté, les
douleurs de l’âme tiraillée entre pulsions primaires et élévation.
Restent de lui, enregistrées entre ombre et lumière le temps d’un film, des
formes dansantes de la complexité de l’âme humaine illustrées par un
artiste extravagant, autodestructeur, mais au talent hors du commun. »
(Sébastien Miguel)
131

Marion
et
Caroline
132

samedi 21

Elle s’était finalement endormie affalée tout habillée au fond du canapé,


devant la télévision qui montrait des images qu’elle ne regardait pas. Harassée
d’anxiété et bourrée d’arabica. Seule une triple dose de somnifère avait eu
raison de ses résistances.
Elle ne sent arriver Ferdinand que lorsqu’il lui touche du doigt la joue et la
réveille. « Caroline ? ». Elle ouvre un œil, sursaute, se redresse et découvre
son mari penché sur elle. Les lampes et la télé fonctionnent toujours, nimbées
d’odeurs d’angoisse et de café froid. Caroline toussote et déglutit, se passe la
main dans les cheveux, elle a la face terne et les yeux battus.
— Tu as fait bon voyage ?
— Oui. C’est long.
— Tu avais tes clés ?
— Eh bien… oui… évidemment.
— Il est quelle heure ?
— Trois heures vingt. Des nouvelles de Marion ?
Caroline se redresse brusquement, se lève d’un bond.
— Je vais voir dans sa chambre.
— Non, je demandais juste ; j’y suis passé, elle n’y est pas.
Elle se laisse retomber dans le canapé. Ses jambes qu’un fol espoir avait
propulsées se replient raides et amorphes. Sa jupe fait des plis, son chandail
dévoile une épaule, une mule glisse de son pied et tombe sur la moquette.
Ils se regardent. Se taisent. Se regardent et se taisent lourdement.
Caroline éclate en sanglots. Se blottit au creux de Ferdinand. Il lui effleure
la nuque, les cheveux, lui embrasse le front.
— Chuttt… chuttt ma douce…

L’interrogatoire au commissariat ne révèle aucun élément nouveau. Ni


pour les parents ni pour la police. L’inspecteur a voulu interroger le mari en
tête à tête. Puis en situation de quasi-confrontation le couple des deux parents.
Et à nouveau chacun d’eux séparément. Leur reposant inlassablement la
même série de questions selon un processus qui semble réglementaire et
déterminé : « A-t-elle déjà fugué ? — Grands dieux non, quelle idée ! — En la
133

matière la récidive est fréquente, avez-vous interrogé toutes les personnes


chez qui elle aurait pu se réfugier ? — Comment ça “se réfugier” ? — Disons
aurait pu aller ? — Évidemment j’ai appelé tout le monde, le monde entier !
Ses grands-parents, mon frère ma sœur et tous les membres de la famille.
Adèle, sa meilleure amie, et la maman d’Adèle. Ses autres copines, les amis
de son frère et tous les nôtres. Le collège, son cours de danse, son atelier
d’origami, tout le monde… Et elle ne répond pas sur son portable. — Votre fille
dispose d’un téléphone portable ? — Nous lui avons offert pour son dernier
anniversaire — OK, nous allons le borner, c’est bien jeune 12 ans pour
disposer d’un portable. » De quoi se mêle-t-il, s’offusquent d’un même
agacement les yeux de Caroline et ceux de Ferdinand. « Connaissez-vous
d’autres endroits où elle aurait pu se rendre ? A-t-elle récemment changé de
comportement ? Diriez-vous que c’est une enfant difficile ? Lui connaissez-
vous des troubles psychologiques ? Vous êtes-vous disputés avec elle ? Peut-
elle avoir des raisons de vous en vouloir, même pour une broutille ? Pensez-
vous l’élever dans des conditions affectives et familiales satisfaisantes ?
Insuffisantes ? Déficientes ? Vous n’êtes pas rentré chez vous Monsieur,
comme vous y étiez attendu vendredi dernier, votre fille a-t-elle pu en être
particulièrement affectée ? pose d’abord l’inspecteur la question en tête à tête
à Ferdinand. Puis son acolyte la répète en présence de Caroline. Par deux fois
il leur fait la même réponse « J’ai prévenu ma femme que des obligations
professionnelles me contraignaient à différer mon retour. » Caroline confirme.
On les maintient sur la sellette depuis plus de deux heures, et sont consignées
chacune de leurs déclarations. Ils ne comprennent pas les raisons de cet
interrogatoire procédurier, se formalisent qu’on les suspecte de maltraitance
ou de négligence et s’indignent qu’on puisse les estimer responsables de la
disparition de leur fille. « Un mineur qui disparaît est une affaire grave, nous
étudions le contexte familial, les conditions dans lesquelles l’enfant grandit et
celles de son passage à l’acte. Nous devons envisager toutes les hypothèses.
Accident, elle aurait été conduite à l’hôpital et c’est bien évidemment la
première chose que nous avons vérifiée. Comme à vous un enlèvement nous
semble peu probable. La fugue semble donc à privilégier, nous allons lancer
les recherches. » Caroline et Ferdinand restent interdits, défaits, abasourdis.
Le policier, ce dernier est une policière, prend pitié d’eux. « Ces manifestations
de fuite s’apparentent à une remise en question de l’autorité parentale, accolée
à un désir subit d’itinérance et au refus des règles établies. Elles ne sont pas
exceptionnelles chez les ados et préados, ne durent le plus souvent que
quelques jours, voire quelques heures. Évidemment prévenez-nous
immédiatement dès que votre fille sera revenue ou si des faits nouveaux se
présentent. » Pas seulement chez les ados, s’abstient de signaler Ferdinand.
134

En sortant du commissariat Caroline est pâle et nerveuse, Ferdinand


perplexe et agité. Ils entrent dans une brasserie boire un café. Deux. Trois.
Commandent une quiche, des frites, une part de tarte, n’importe quoi, pour
s’occuper la bouche et les mains. Et restent longtemps muets en évitant de se
croiser du regard. Jusqu’à ce que tout à coup Caroline se déverse comme un
torrent. « Elle, Marion, fugueuse, je ne peux pas le croire… Son frère je ne dis
pas, il a parfois de ces idées tordues… Mais elle, faire ça ? Pourquoi ?
Problème imprévu de transport ? Nouvelle copine chez qui s’attarder ?…Mais
elle a son portable bon sang de bois, et ne se prive pas de l’utiliser à tout-va
pour un oui pour un non… Alors quoi, quoi d’autre ? PUTAIN DE MERDE
POURQUOI NOUS FAIT-ELLE ÇA ? » Des consommateurs se retournent la
regarder crier. Ferdinand lui prend doucement la main. Et il ose :
— Parce que je ne suis pas rentré, tu crois ?
— Ce serait te donner trop d’importance, le cingle Caroline.

Rentrés chez eux ils s’asseyent face à face dans le living.


— Sers-moi un whisky, demande-t-elle.
Ils restent à nouveau assis sans parler. La pièce paraît déserte tant leur
mutisme est pesant. Tranchant. Ne rompent le silence que les glaçons qui
s’entrechoquent contre les parois de leurs verres.
— Il faut que je te parle je crois, se lance Ferdinand.
— Non c’est moi qui vais te parler, le coupe Caroline. Je vais te raconter
une histoire un peu longue. Une semaine à t’attendre m’a laissé le temps de
l’écrire dans ma tête et l’apprendre par cœur. Tu pourras la contester à ta guise
mais pas avant de l’avoir écoutée jusqu’au bout sans m’interrompre. La voici :
Un petit garçon, enfant unique, grandit entre un père avide de réussite
sociale — contrecoup de sa jeunesse nécessiteuse — et une mère aussi peu
aimante et câline qu’une maman puisse l’être. Elle est épouse insatisfaite et
amoureuse adultère, façon Emma Bovary grosso modo. Le père est mondain,
désinvolte et superficiel, façon notable rotarien de province. Plantage avoué
— déploré ? — de la méthode Ogino, l’enfant les encombre. Il n’est privé de
rien cependant, ni brutalisé ni réellement malheureux car sa très adorée
Mémé-chérie l’idolâtre, l’élève, le dorlote et le pourrit-gâte de son amour absolu
et sa tendresse infinie. Mais un amour de grand-mère n'est pas le maternel, le
charnel, l’amniotique. En être spolié restera pour toujours ancré chez le
garçon, telle une faute commise à son encontre, un manque irrécupérable qui
ne le quittera plus — tiens lis, j‘ai trouvé ça chez Pessoa que tu aimes tant et
l’ai recopié, un peu excessif mais qui convient assez bien :
135

Je ne me souviens pas de ma mère… Tout ce qu'il y a de dur et


d'éparpillé dans ma sensibilité vient de cette absence de chaleur,
et du regret inutile de baisers dont je n'ai pas le souvenir. Je suis
quelqu'un de postiche. Je me suis toujours éveillé contre des
poitrines étrangères, bercé là comme par erreur. Ah ! C'est la
nostalgie de cet autre que j'aurais pu être qui me désagrège et qui
m'angoisse ! Quel autre serais-je aujourd'hui si l'on m'avait donné
cette tendresse qui vient du fond du ventre, et qui monte jusqu'aux
petits baisers posés sur un petit visage.
Donc l’enfant grandit sous l’ascendance de cette malfaçon comme atteint
d’une maladie congénitale honteuse, bien que paraissant plus ou moins s’en
accommoder. Inconsciemment pourtant son opinion est faite : la vie de famille
est un leurre, une tromperie, de la merde en bâton, une prison dorée dont il
devra au plus vite s’évader. Ses parents divorcés — les infidélités maternelles
ont eu raison du couple — il n’a pas même à s’échapper puisqu’on ne le retient
pas, et il se métamorphose en un pétulant jeune adulte libéré de toute attache
affective organique (sa Mémé-chérie décédera quatre ans plus tard, pour
moitié de chagrin des frasques de sa fille et pour moitié de n’avoir plus de petit-
fils chéri à vénérer). Doté d’une intelligence plus sensitive que cartésienne, il
se révèle intuitif, vif, réactif, émotif, et se targue de dispositions créatives. Il
capte les non-dits, saisit les opportunités, se nourrit des situations qu’il traverse
et des sentiments qui le pénètrent. Il vibre de chaque émotion qui le trouble et
frémit des élans qui l’animent. Mais subsistent au fond de lui les stigmates de
son enfance privée de câlins maternels, et il demeure un être sensible et
craintif, vulnérable et méfiant, éperdument demandeur d'amour.
Ses géniteurs se méfiant dorénavant à juste raison de la méthode Ogino,
il se réjouit d’être dispensé de frères et sœurs qui auraient dérangé ses jeux
solitaires. Auraient perturbé les mondes épiques et fantastiques que crée son
imagination grandissante, moqué ses héros romanesques et princesses
ravissantes, saccagé ses combats de gentils triomphant des méchants. Il
décide très jeune qu’il fera de ces mondes fictifs et merveilleux son métier. Et
sa vie. Cela n’enchante guère ses parents que leur rejeton affiche des
ambitions de saltimbanque. Mais ils ont d’autres chats matrimoniaux à fouetter,
alors qu’il fasse donc ce qu’il veut puisque c’est cela qu’il veut, et ils l’aident
financièrement à “monter à Paris” tenter d’exercer ses aspirations saugrenues.
L’apprentissage se montre au démarrage laborieux. Passion et persévérance
finissent cependant par payer et il devient technicien talentueux et respecté de
l’industrie cinématographique.
Côté cœur il papillonne quelque temps, c’est de son âge et il n’est pas
dépourvu de charme. Jusqu’au jour où il rencontre sa femme. Moi. Elle est
136

blonde, moderne, pas trop bécasse, douce aimante et câline. Ils s’aiment, se
marient, font deux beaux enfants et créent une “famille” ; le mot lui deviendra
un jour haïssable et le fera déguerpir. Ils gagnent tous deux très bien leur vie
et se la construisent belle. Tout roule, tout baigne, tout s’écoule — j’ai bien dit
s’écoule, pas s’écroule — en l’harmonie paisible d’un “bien-être sûr”, comme
le chante Brassens dans ses Amoureux des bancs publics.
Mais sommeille en léthargie le fils unique égoïste capricieux qu’avait gâté-
pourri sa Mémé-chérie — ainsi que couvait en mai 68 l’insoumis frondeur petit-
bourgeois crado chevelu, qui joua six semaines au gauchiste boulevard Saint-
Michel pour faire chier père. Et voilà que resurgit alors, pardonne-moi
l’expression, l’adolescent “pas cuit” trop tôt sorti du four. Traînant comme un
boulet de forçat son bonheur familial, écrit-il à sa femme pour justifier ses
bobards. Être aimé des siens est un fléau, les adorer une effraction, attendu
d’eux un désastre, ajoute-t-il pour s’assurer qu’elle saisisse bien à fond, pauvre
crétine veillant au foyer, le sens profond de sa désertion. Car oui, bravant
l’implication conjugale et familiale Monsieur toujours-pas-cuit a fui. S’est sauvé
comme un lapin. Pfuittt ! Le feu aux fesses, on the road again et salut la
compagnie. Avançant des excuses à la con, clichés de potache exalté :
« terreur diffuse - espèce de pulsion – angoisse existentielle et chant des
Sirènes », en prétendant n’y comprendre rien. Mon cul ! Ce n’est qu’esbroufe,
Monsieur Pas-Cuit manigance tout !… Petit garçon il faisait jouer à la guerre
ses soldats de plomb et ils faisaient semblant d’exister, et maintenant qu’il n’a
pas grandi il joue à faire semblant de disparaître. Puis le voilà parti bourlinguer
la pénichette, s’apitoyant sur son sort et “faisant le compte de tous ses petits
dégoûts de lui” écrit-il aussi — des mots que tu es allé chercher chez Rostand,
à Science Po aussi on connaît ses classiques. Et voilà maintenant qu’il affirme
aimer sa femme, l’aimer à la folie et n’aimera jamais qu’elle — il faut être au
moins deux pour passer les écluses, c’était qui la deux, tu me prends pour une
andouille ? Quant au remords il est champion olympique toutes catégories :
« succombé à l’appel, pas su résister – insensé, désolé – repentir douloureux
– inconsolable de payer de ton chagrin le prix de mon escapade » et le bouquet
final, le pompon, le summum du foutage de gueule : « Pardonne-moi d’être
moi. » !… MON CUL !… Je ne peux pas tout recopier, il y en a des tonnes,
ça poisse comme du sirop, ça dégouline en mélasse de betterave, c’est
comme si tu avais voulu tuer l’amour et ne supportais pas qu’il soit mort, ET
ÇA ME FOUT DANS UNE ROGNE NOIRE !
Toi, un être craintif et méfiant éperdument demandeur d'amour ? MON
CUL ! Tu t’es sauvé comme un voleur. Sans une seule seconde imaginer les
ravages que ta fuite invraisemblable allait occasionner. La déception des
enfants, ma tristesse d’être à nouveau seule dans mon lit, notre lit, des heures
137

à attendre un message, un signe, une bribe d’info. Et peut-être aussi en partie


la cause du pire de tout : la fugue de Marion… Tu es totalement immature
Ferdinand. Totalement “affectivement immature”. Alors j’ai pris la haine. J’ai
couché avec un homme. Ce n’était pas du désir c’était de la fureur. Un type
qui a trois ans de moins que toi et en paraît dix de plus. Attaché à l’ambassade
de Colombie, j’ai hésité avec le grand blond de celle de Norvège, les deux me
font du plat depuis un moment. Il paraît que l’acte sexuel sans amour révèle
l’égoïsme et la vanité des participants, moi je n’avais besoin que de te
poignarder. Le Colombien est plus moche, petit, bedonnant et à moitié chauve,
il faisait mieux l’affaire. Et en rentrant j’ai pris une douche.
Fin. Elle t’a plu histoire ?

Quand il eut accusé le coup Ferdinand termina son whisky.


Il pose le verre vide sur la table basse et s’assied au bord du canapé en
face de Caroline. Elle ne le rejette pas. Ils se dévisagent au fond des yeux. Ne
les baissent pas. Son long monologue appris par cœur ne lui ressemble pas,
Caroline parle peu de chose intimes d’elle en général, encore moins n’invente
de fable, ne disserte sur leur passé, leur amour, leurs ravissements et leurs
faux pas. Mais aujourd’hui il lui fallait faire ainsi, parce qu’un conte vaut mieux
que deux hurlements et trois sanglots. Caroline n’a jamais aussi longuement
parlé d’eux, raison pour laquelle il se pourrait qu’elle ait dit juste.
Il s’approche, Elle ne se dérobe pas.
— Ma douce, dit-il.
La prend dans ses bras et l’embrasse. Elle ne s’y refuse pas.
Leurs bouches se fondent et se remplissent de salive chaude sucrée, de
rosée fraîche, de soleil brûlant et de liqueur succulente. D’amour impérissable
c’est-à-dire. Car il ignore à quel moment il avait cessé de l’aimer d’amour fou
et continué de l’aimer tout court.
Il est des amours sur lesquelles aucune menace ne pèse, que rien,
apparemment, n’empêchera de durer toujours. Serait-ce là le paradoxe
annonciateur de sa fin prochaine que rien, apparemment, ne pourra
l’empêcher de durer toujours ?… Alors merde aux paradoxes. Celui de
Caroline et Ferdinand que malmène l’évasion, met en miettes la fugue et
assomme le “boulet”, a toutes les chances de durer éternellement.
— Tu aimes à fond au début, l’a entendu penser Caroline, c’est le plus
facile au début. Et puis tu deviens distrait, paresseux. Et finalement tu te
barres. Reviens pour un début d’accord ?
— Oui.
— Mais d’abord ramène notre fille, commande-t-elle sèchement… Rends-
la-nous, implore-t-elle doucement… Je t’en supplie, gémit-elle faiblement.
138

dimanche 22

Sébastien est parti tout à l’heure au ski avec les Synelle. Sa mère avait
estimé qu’il ne servait à rien qu’il reste ici, à s’angoisser avec eux attendre le
retour de sa sœur. Caroline s’excusa du contretemps auprès de leurs amis.
« Les policiers nous assurent que ce sont neuf fois sur dix des fuites de gosse
sans conséquence, qu’ils obéissent à un désir soudain d’itinérance et un refus
momentané des règles établies. Les vôtres ne vous ont jamais fait ça ? Allons
tant mieux, c’est que vos petits trésors sont plus raisonnables que les
nôtres !… (rires)… J’espère qu’elle rentrera vite, Nous ne la punirons pas, cela
ne servirait à rien de la gronder. »
— Et puis c’est de famille, ramena sa fraise Sébastien.
— Pourquoi dis-tu ça, s’étonna Marielle Synelle.
— Pour moi, pour me faire bisquer, le court-circuita Caroline ; parce que
je m’étais moi aussi une fois sauvée de la maison quand j’étais gamine.

Elle et Ferdinand se retrouvent seuls dans l’appartement. Ne peuvent


rester en place. Errent nerveux anxieux impatients d’une pièce à l’autre. Se
précipitent tous les deux en même temps sur le téléphone chaque fois qu’il
sonne. Ce n’est jamais le commissariat. Le plus souvent des amis ou de la
famille qui viennent aux nouvelles. Et par deux fois un homme au fort accent
hispanisant. À son premier appel c’est Ferdinand qui décroche et lui raccroche
au nez quand il demande à parler à Caroline. Au second c’est elle « Oubliez-
moi Juan-Luis, merci pour tout mais ne m’appelez plus s’il vous plaît. » lui
répond-elle assez fort pour que Ferdinand l’entende.

Le reste du temps ils attendent.


Ne peuvent faire autre chose qu’attendre.
Ferdinand déteste attendre.
Caroline meurt d’inquiétude d’attendre.
Ils dorment mal. Dorment peu. Ne dorment pas.
139

lundi 23

Caroline vient petit-déjeuner en robe de chambre et pas encore


maquillée. Ferdinand lui trouve le visage épouvantable en même temps que si
beau. Elle lit dans ses yeux qu’il la trouve épouvantable.
— En t’aimant je savais que c’était pour la vie. Jamais je n’avais partagé
une telle osmose avec un autre homme. Et en t’épousant que c’était pour le
meilleur et pour tout le reste… Il t’en reste encore beaucoup à venir des “tout
le reste” ?
— Non. Plus.
Ni elle ni lui ne le croient tout à fait. Ce n’est pas que les choses soient
vraies ou fausses qui importe, c’est de les croire ou pas. Ils voudraient tous les
deux croire que celles-ci sont vraies. Surtout Caroline.

Au milieu de l’après-midi, assis au fond du canapé, les yeux perdus


comme lorsqu’il longeait les rives interminables du canal, Ferdinand s’interroge
sur la fugue de Marion. Elle n’éclaire guère d’un jour nouveau la sienne. Les
mouvements tectoniques internes d’une enfant de 12 ans n’ont rien à voir avec
les bouffées de je-ne-sais-quoi d’un cinquantenaire marié père de famille, bon
citoyen, bon électeur, bon contribuable. Et les affres de Caroline en attente de
retour du mari prodigue ne se peuvent comparer à l’anxiété de parents dont
l’enfant s’est sauvée. Lui n’avait jamais fugué lorsqu’il était petit garçon, ses
parents l’auraient à peine remarqué et sa Mémé-chérie aurait enduré de trop
insupportables terreur et chagrin. Il dut attendre de virer adulte avancé pour
redevenir immature, c’est le terme qu’employa Caroline. Cette gamine
insensée se croit-elle grandie de foutre le bordel autant que Papa ? Ou est-il
dans l’ordre des choses que quand le père n’est pas rentré la fille s’enfuie ?
— Répondre à ces questions serait accorder trop d’importance à tes
enfantillages, lui rétorque Caroline entrant dans le living. Pour une enfant dont
le papa est aussi souvent absent, quelques jours de plus ou de moins ne lui
sont pas grand-chose. Désolée, la fugue de ta fille n’a rien à voir avec toi.
Comment devine-t-elle à nouveau ce à quoi il pensait, se trouble
Ferdinand, le phénomène se produit de plus en plus fréquemment.
— Seulement parce que j’y pensais moi aussi figure-toi, et que nous ne
pouvons penser à rien d’autre.
140

Le soir dans la cuisine, tandis qu’ils s’affairent mettre le couvert pour deux
sur la table où on ne met jamais de nappe, Caroline attend que Ferdinand lui
tourne le dos avant de poser sa question.
— C’était qui, la “deux”, sur le bateau ?
— Et si c’était LE deux ?
— Tu ne te serais jamais embarqué dans une telle promiscuité avec un
colocataire de sexe mâle.
— Marie-Fleur Bidulovitch, marchande de lingerie fine à Mehun-sur-
Yèvre, dans le Cher, entre Bourges et Vierzon, dite Fleur.
— Tu veux du vin ou une bière ?
— Une bière s’il te plaît.
— Elle était belle ?
— Non.
— De toute façon tu ne me le dirais pas.
— Elle n’a jamais cru que je pourrais ne pas rentrer.
— Cela t’est venu à l’idée ?
— Oui. Non. Pas vraiment.
— Tu regrettes ?
— Je suis parti et je suis revenu.
— Depuis que je te connais, tu n’en finis pas de revenir.
— Et suis toujours de retour, tu peux dormir tranquille.
— Dormir ??? Tranquille ??? Quand sa fille de 12 ans erre je ne sais où ?
141

Caroline qui n’invente jamais de fable en a pourtant inventé une.


Ferdinand qui n’exprime facilement ses émois et sentiments, encore
moins ne sait prononcer les mots d’amour, décide ce soir de les écrire.
À Caroline. Pour la garder.
Lui ouvrir son cœur il devrait y parvenir, il est béant. Chercher du sens où
ne s’en trouve pas sera plus difficile… Pour la garder, ne pas la perdre, ne pas
perdre Caroline… Il devra trouver les mots exacts, elle apprécie qu’on
choisisse le mot exact, ainsi qu’on l’enseigne à Sciences Po et le pratique au
Quai d’Orsay. Point de parole creuse donc, pour la garder, pour garder
Caroline… Elle veut aussi comprendre, alors lui expliquer… Grands dieux,
expliquer l’inexplicable !… Mais si “elle” ne comprend pas personne d’autre
ne comprendra… Se lancer, ne pas tergiverser, ne pas se perdre, ne pas la
perdre… Parce que l’amour, c’est gagner.
Il laisse seule Caroline — ne pas la perdre — languir son inquiétude
devant un verre de vin et la télé et se dirige écrire à son bureau… Passe devant
la porte de Marion. L’ouvre sans bruit. Ses posters, ses peluches, son lecteur
de CD, sa pile de mangas. Il s’assied sur le lit à la couette Cool-Girl, s’y sent
en intimité, en proximité, en paternité. Pose à plat ses paumes sur la housse
de coton. Rapproche du pied les deux chaussons-lapins sur la carpette aux
franges mohican. Marion ma chérie reviens. Reviens vite. Reviens-nous. Tu
nous manques tant, nous t’aimons tant.
Il quitte la pièce sur la pointe des pieds, referme très doucement la porte
afin de ne pas réveiller sa fille adorée qui dort à poings fermés.
Et s’isole dans son bureau. Décapuchonne le stylo à plume d’or qu’il reçut
à la dernière fête des Pères, enrubanné dans un écrin de joailliers (Caroline
avait largement participé). Et il écrit son en-tête.
Ma douce mon amour
La plume griffant le papier produit un imperceptible bruissement ouaté.
Un feulement de caresse glissant sur une surface lisse. Sur la peau de
Caroline par exemple. Ou celle de Marion ou de Sébastien. Ferdinand éprouve
un bonheur extrême à toucher ceux qu’il aime. À les tâter de ses paumes ; les
palper, les pétrir, leur effleurer le visage ou la nuque, leur tapoter le ventre ou
les fesses. À respirer leur odeur aussi. Cela n'a rien de sensuel ou de
désinvolte, cela est très sérieux et convenable : c’est son amour qu’il dépose
142

sur eux. Raison pour laquelle il en écrit les mots à la plume de stylo. Ferdinand
trébuche à les dire comme ils doivent être dits, raison pour laquelle il se peut
qu’il les écrive justes.
Le passé m’assaille et m’obsède.
Est-ce cela vieillir ? devenir obsédé de l’éteint ?
Fut-ce là ma fuite, à la recherche du passé perdu ?
En m’envoyant mon enfance à la face, tu me replongeas avant-
hier en pleine lumière de nos jeunes années.
Alors soit, je ne me retiens plus, me déverse sur toi et réponds à
ta fable en me rappelant de nous.
La première fois où je te rencontrai ce fut dans un ascenseur.
Après nos “Bonjour” et demi-sourires juste polis, la montée fut
longue et guindée jusqu’au 12ème étage de la tour de Beaugrenelle
où nous étions invités à un cocktail dînatoire officiel et rasoir. Assis
côte à côte parmi de fringants diplomates ennuyeux comme la pluie
nous avions sympathisé et nous étions même appréciés. Quand je
proposai de te raccompagner chez toi tu me lanças « Ne vous
fatiguez pas, j’habite encore chez mes parents » ; tu m’inscrivis ton
téléphone sur une serviette en papier et tu partis la première.
Je t’appelai dès le lendemain, nous convînmes de déjeuner
ensemble. C’était plein hiver, quand je te vis entrer dans le
restaurant tu portais un manteau gris à col de velours noir. Chaque
fois que tu le portas par la suite il me rappela ces secondes
étincelantes où tu avançais vers ma table. J’étais ébloui par ta
grâce, ton assurance et la prestance de ton allure, et me félicitai
que les grandes écoles produisissent de si séduisantes
fonctionnaires. Tu ôtas ton béret à pompon et tes cheveux blonds,
ils étaient longs à l’époque, tombèrent en cascade t’encadrer d’or
pur. Je ne t’avais pas assez regardée durant le dîner rasoir et
maintenant je te détaillais. Ton regard clair à aimer la vie, ton
sourire large à la bouffer toute crue, ton visage tout entier
m’apparut n’être rien de plus beau que le plus beau visage du
monde. J’étais déjà bien installé dans mon métier du cinéma, cela
ne t’impressionna guère. Que tu fusses étudiante à Sciences Po, en
stage au Ministère de la Culture, me sembla cent fois plus
prestigieux. Nous approfondîmes faire connaissance,
échangeâmes fadaises et sourires niais, confirmâmes nos
attirances réciproques, et malgré ton insistance je refusai mordicus
que nous partageassions l’addition.
143

Pour notre troisième rencontre tu sonnas à ma porte quand je


sortais de la douche et je t’accueillis en peignoir éponge jaune
canari. J’y perdais en dignité, tu te confondis en confusion d’être
arrivée si tôt. Commencée deux jours plus tôt en soirée
cérémonieuse notre histoire se poursuivait sous le signe de la farce,
nous ignorions encore qu’elle allait se prolonger sous celui du
bonheur. Nous marchâmes dans les rues, déjeunâmes dans un
boui-boui couscous, parlâmes, rigolâmes et nous racontâmes à tort
et à travers. Entrâmes dans un cinéma voir “Manhattan” (Woody
Allen - 1979), où je te pris la main et tu posas la joue sur mon épaule.
J’achetai des crêpes dentelle au Prisunic et nous revînmes chez
moi. Tu voulus du thé, je n’en avais pas. Nous nous embrassâmes
et je fus frappé que tu reçusses mon baiser la nuque très cassée
en arrière à la façon des films d’amour d’antan en noir et blanc, au
montage lent et dialogues ampoulés. Nous fîmes l’amour. J’étais
loin d’avoir imaginé une aussi merveilleuse journée et inespérée
conclusion.
Tu rayonnais, tu m’aveuglais. Trop belle pour moi. Trop
gracieuse, trop distinguée, trop charmante, trop cador de Sciences
Po, trop tout pour moi. Je ne voyais plus ni le soleil ni les étoiles,
n’allais même plus au cinéma, je ne voyais que toi. Ne pensais qu’à
toi, ne voulais que toi. Bien mieux que trop tu m’étais déjà tout.
Je te passai la bague au doigt, comme on dit. Tu voulus un
mariage simple dans la ferme beauceronne d’agriculteurs
céréaliers de tes parents. Les miens refusaient dorénavant de se
croiser ; peu leur importait la circonstance, ils se firent porter pâles
à la mairie comme à la noce (je crus que tu allais en faire autant
quand, fidèle à ta sale habitude, tu arrivas très en retard devant
Monsieur le Maire). Tu grimpas les échelons des ministères, je
devins dir.prod renommé. Nous achetâmes à crédit un bel
appartement et tu mis au monde nos deux beaux enfants. Nous
construisions une famille belle et heureuse, avancions main dans
la main vers le « bien-être sur » cher à Brassens que tu évoquais
l’autre jour.
Comme tu le disais aussi, nous voulûmes que fût “entourée de
beauté” notre vie. Fîmes de Meudon notre nid douillet. Ce fut
surtout toi d’ailleurs qui t’y employas, et je trouvais à chacun de
mes retours de nouveaux ornements. Nous usâmes en revanche
conjointement nos échines et nos mains à retaper la maison de
vacances en Lomagne. Nous vadrouillâmes souvent aussi. Allâmes
144

nous aimer dans les plus beaux endroits du monde, nous


émerveillâmes de cieux étincelants, paysages grandioses et
monuments éblouissants. Empire State Building et cathédrale de
Maguelone, vallée du Draa et détroit de Magellan, temples d’Abbou
Simbel et vitraux de Soulages. De bonnes tables en aurores
boréales, de draps de lits King Size à de vieilles pierres saintes ou
profanes, ton amour de la vie, ta démarche souple, ton rire frais et
ma fascination pour toi illuminaient chaque lieu. Revenus à
Meudon ils résonnaient encore.
Les enfants nous le réclamant à cor et à cri nous leur offrîmes
un gentil chiot. Il dormait plus souvent sur notre couette que sur la
leur, jamais dans sa couche. Il contracta la parvovirose et mourut
à quinze mois ; tu n’as plus jamais depuis accepté d’animal chez
nous.
De toutes les femmes que j’ai connues avant toi, la liste n’est
pas si longue, aucune ne t’arrivait au quart du milieu de la moitié
de la cheville. L’attraction qui me pousse à toi et que je ne peux
réprimer, l’admiration que me suscitent ton intelligence, ton
énergie, ton opiniâtreté, ta beauté et tes inégalables dispositions
au bonheur ne se peuvent comparer à rien ni personne d’autre.
Pour s’aimer il faut d’abord s’admirer. Tu es ma femme vénérée, tu
es et resteras la seule femme de ma vie.
Pourtant un soir je ne suis pas rentré.
N’enrage point de traîtrise ou jalousie, je ne fus envoûté par une
nouvelle ensorceleuse. La bévue se produisit jadis, elle ne se
produira plus. Pas plus que déchoir enivré par un désir ardent, ce
n'est pas trahir que de succomber à une pulsion subite et
passagère. C'est juste une euphorie fugace, une complication, un
faux bonheur malencontreux, c’est-à-dire une peccadille. La
trahison, c'est autre chose mon amour, la trahison c’est trahir.
Simplement, ma douce, je ne suis pas rentré.
J’ai passé mes journées en fuite tout enveloppé de toi. Me suis
inquiété chaque instant de ton inquiétude, interrogé mille fois sur
mes questionnements, n’arrivais plus à réfléchir avec lucidité.
J’avais le cerveau enfumé, les tripes nouées et le cœur obstrué.
Tout à la fois persuadé de la splendeur de notre foyer et convaincu
de la nécessité de m’en échapper. Jamais ne m’a quitté la certitude
exquise que tu es ma vie et mon destin, et que je suis les tiens.
Comme une prophétie, comme un pari, un engagement irrévocable
et triomphant.
145

Pourtant un soir je ne suis pas rentré.


Une seule fois durant ma vadrouille m’est venu à l’esprit — à
l’esprit seulement, le cœur ne l’aurait pas laissé entrer — que je
devrais plutôt partir “officiellement” afin de faire en sorte que tu ne
m’attendes plus. Je regrette ma douce de te le dire et n’en éprouve
que peu de honte : j’ai alors préféré te sacrifier malheureuse à
m’espérer et te morfondre, plutôt qu’imaginer que tu pourrais ne
plus jamais m’attendre.
Et ne suis pas rentré.
Pendant 19 années, nous avons vécu poussés par l’élan de
notre amour et la solidité de notre union. Tu avais tes propres
ambitions, ta carrière à mener, autant que j’avais les miennes. On
avançait chacun séparément autant qu’on jubilait de se retrouver
tous deux ensemble. Je ne pouvais cependant m’empêcher de
redouter que ne te pèse parfois trop lourdement d’accrocher ta vie
et celle de tes enfants aux basques d’un mari aussi souvent parti.
Tandis que j’osais secrètement m’avouer que m’arrangeaient bien
mes missions de me dispenser de rentrer chaque soir pointer à la
maison. Une culpabilité, bien sûr, déjà, me taraudait de vous priver
de moi. Autant votre besoin m’apparaissait légitime, autant je le
rejetais de vous être dû et qu’il me soit obligatoire. Je lui tournai le
dos, ma conscience s’en accommoda. Vous vous en accommodâtes
aussi. À des jours joyeux en notre paradis de Lomagne
commencèrent se succéder pour moi des périodes plus ternes. Pour
leur échapper je m’échappais. Au gré de mes passions historiques
cathares ou autres lubies passagères, faisant peu de cas de tes
réprimandes d’abandon. Nous continuions néanmoins à partager
avec amour et gaieté de réguliers moments intenses et doux, à
seulement nous deux, nous quatre, ou en famille et amis. Notre
relation était profonde, notre stabilité vigoureuse, les choses ont
béatement continué à “tout bonnement béatement continuer”. Un
état d’équilibre cependant s’était brisé en moi, lentement,
profondément. Ma jeunesse s’émiettait, des taches brunes couleur
de rouille pointaient sur le dos de mes mains, et grimpaient au
grenier s’empoussiérer des illusions perdues. Notre foyer me pesait
trop familial, s’imposait familier, je cessai peu à peu de le
contempler scintiller. Notre agglomérat quotidien tournait rond “à
l’insu de mon plein gré”, et chaque jour un peu plus il m’oppressait
me tenaillait. Vous deveniez fardeau, requêtes, contingence ; je
devenais une autre personne. Ou seulement me leurrais-je vouloir
146

le devenir. Il me fallait de l’oxygène et de l’espace ; j’avais besoin


de fuite et d’espérances. De vivre autre chose pour moi-même, pour
moi tout seul. De commander à ma vie comme je commandais petit
garçon à mes légions de figurines. J’avais besoin de sauvetage, de
sauvegarde, il me fallait m’échapper. Les galères de fin de
tournage en Russie furent-elles à ce point exténuantes que
j’atterris rompu désarmé à Roissy ? Telle une pollution
foudroyante, l’aversion du bonheur me saisit en sortant de
l’aérogare et me commanda de m’évader.
De ne pas rentrer.
Et je ne suis pas rentré.
Les répercussions sont graves. Sur Marion apparemment, sur
toi évidemment, sur nous tous inévitablement. Cependant
l’escapade demeure médiocre, pas même une aventure. Elle fut
brève. N’est plus aujourd’hui qu’un relent, une espèce de souvenir
dont la mémoire belle fera une anecdote, ou la mémoire moche taira
un rebut ; dans un cas comme dans l’autre n’en subsistera qu’un
chapitre, une terminaison, un oubli.
Je ne peux rien ajouter d’autre aujourd’hui ma douce. Pas
même que je regrette. Je l’ai fait, c’est tout, j’ai mis une semaine à
rentrer.
Bien plus que la mémoire belle ou moche, c’est toi, ma femme,
mon amour, ma fée ma merveille, qui décidera si c’est un chapitre
terminé ou notre terminaison. J’aurais grand besoin d’achever ma
“cuisson” m’assénas-tu dans ta diatribe de samedi, j’aimerais
néanmoins me dorer aux mêmes feux que les tiens. Si tu le veux.
Sans que je puisse toutefois à nouveau proclamer que je ne peux
vivre sans toi, puisque je ne suis pas mort.
Je t’embrasse de tout mon cœur
Je t’aime de toute mon âme
Ferdinand
147

mardi 24

En pyjama Batman, les yeux tout petits et sa frange en bataille lui barrant
le front, Marion apparaît dans l’embrasure de la porte et s’avance d’un pas
hésitant craintif dans la cuisine.
Ses parents qui terminaient leur petit-déjeuner la découvrent soudain.
Telle une apparition miraculeuse. Caroline se rue l’enlacer.
— Ma puce, mon bébé, mon amour…
Ferdinand se précipite la prendre aussi dans ses bras.
Ils l’embrassent, la touchent, la cajolent, la retrouvent, lui caressent les
cheveux, la serrent contre eux et l’étouffent.
— Aïe, tu me fais mal.
— Quand es-tu rentrée mon amour ?
— Vous dormiez déjà. Je n’ai pas allumé et je n’ai pas fait de bruit.
— Tu as dormi dans ta chambre ?
— Ben oui
— Tu as faim ?
— Oui.
— Tu n’as rien mangé ? Depuis deux jours ?
— Si, les Prince à la vanille d’Adèle. Elle en avait des paquets dans un
tiroir, on a tout mangé.
— Tu étais chez elle ?
— Ben oui.
— Installe-toi mon trésor, lui dresse son couvert Ferdinand.

Elle dévore tout ce qui se présente à sa portée. Pioche dans la boîte aux
biscottes, se tartine la moitié du paquet de beurre et termine le pot de miel.
Avale coup sur coup les deux bols de chocolat que lui verse Caroline, le yaourt
à la framboise qu’elle lui sort du frigo, et le verre de jus d’orange que lui remplit
à ras bord Ferdinand.
— Je ne comprends pas ma puce, j‘ai appelé chez Adèle et sa maman
m’a dit qu’elle ne t’avait pas vue ? interroge Caroline.
— J’étais planquée dans sa chambre.
— Et vous faisiez quoi ?
148

— Rien, on discutait.
— De quoi ?
— Ben de rien, de tout.
— Vous aviez tant à vous dire ? Il vous a fallu tout ce temps pour épuiser
vos sujets de conversation ? commence à changer de ton Ferdinand.
Marion lève les yeux au ciel.
— Laisse-la, le bride doucement Caroline.
— Eh bien raconte Marion, ce doit être très instructif, s’apprête à
s’emporter son père.
— On était bien c’est tout, le défie la petite.
— Vous avez fait quoi d’autre ? les sépare à nouveau Caroline. Des jeux
vidéo ? Ou vous avez piqué les maquillages de la maman d’Adèle et essayé
ses robes et ses chaussures ?
— Qu’est-ce que tu racontes, pourquoi elle aurait fait ces crétineries ?
tombe des nues Ferdinand.
— C’est en général ce que font les filles en cachette des parents, hein ma
puce vous avez fait ça ?
— Arrête Maman j’ai plus six ans ! On a surtout regardé un max de Fort
Boyard ; elle les a tous enregistrés Adèle, sur des cassettes vidéo avec la date
et un numéro.
— Toute la journée ?
— Et la nuit aussi, je les ai comptés, seize au total, mais il en reste encore,
on n’a pas tout vu.
— Et sa mère ne s’est pas rendu compte que tu étais là ?
— Ben non. Quand Adèle devait aller à table je restais dans sa chambre
à lire des BD et manger des Prince.
— Et pour l’école tu sortais par l’escalier de service je suppose ? se durcit
Ferdinand.
— Il n’y a pas d’école en ce moment.
— Ce sont les vacances de Pâques, lui rappelle Caroline ; et le week-
end, pour faire comme les Ministères et des plateaux de tournage, le collège
est fermé imagine-toi.
— Ouais, t’es pas très au courant on dirait Papa.
— Je t’en prie Marion, ce n’est pas le moment de faire la maligne.
— Qu’est-ce qui vous plaît tant dans Fort Boyard ? les désamorce encore
une fois Caroline.
— C’est super marrant, des gens qui se forcent à faire des trucs qu’ils
n’ont pas envie de faire et qui leur flanquent la trouille.
— Seize fois ? ! ? s’ébahit Ferdinand.
149

— Ben c’est jamais pareil. Adèle préfère le Père Fouras, à cause de sa


grande barbe. Moi c’est plutôt Passe-Partout parce qu’il est rigolo.
— À raison de deux heures par émission ça nous fait 32 heures non-
stop de télévision, vous faites mieux que Guerre et Paix ma fille.
— Ne nous ramène pas ton job et ses prolongations s’il te plaît, soupire
Caroline.
— Oui, les ramène pas.
— Marion ça suffit ! va exploser son père.
— En plus ce ne sont jamais les mêmes mecs ou les mêmes nanas. Et
des fois on rembobine, c’est marrant de revoir plusieurs fois le même passage
et les regarder pétocher.
Caroline la couve des yeux, lui touche la joue, prend les mains, caresse
les cheveux, et lui refait des baisers. Marion s’écarte, se dégage, trempe une
biscotte dans son chocolat.
— Et il ne t’est pas venu à l’idée qu’on allait être fous d’inquiétude ?
— Qui ça ?
— Ta mère et moi évidemment, qui d’autre !
— T’étais encore en Russie.
— Et ta mère, tu ne pouvais pas prévenir ?
— Je n’avais plus de batterie.
— Tu te fous du monde ?
— Je n’avais plus de batterie j’te dis, c’est tout, ça arrive.
— C’est vraiment pas sympa Marion. Nous avons passé trois nuits et
deux jours entiers jours dans une angoisse inimaginable, tu devais bien t’en
douter tout de même ? On est allé au commissariat de police, ils nous ont
cuisinés avec ton père comme si on était des parents indignes. On a remué
ciel et terre, on a appelé tout le monde autour de nous, jusqu’à ta prof d’origami
et les parents des copains de ton frère.
— Il est parti au ski ?
— Mais oui, évidemment, il n’allait pas t’attendre.
— Il râle toujours qu’il les aime pas les Synelle. D’ailleurs moi non plus.
— Pourquoi ne nous l’as-tu pas dit ?
— Tu disais qu’on devait y aller.
— Bon arrête tes histoires et faux-fuyants, ne retourne pas le problème,
pourquoi nous as-tu fait ça Marion, tu voulais nous punir ? s’emporte à son
tour Caroline.
— Ben non… pourquoi…
— On t’a fait du mal, on t’a privée de quelque chose, tu trouves qu’on
mérite que tu nous traites comme ça ?
— Ben non… désolée
150

— “Désolée” !… Mademoiselle est désolée !… Tu n’as rien d’autre à


dire ? Pas le moindre regret, pas la moindre excuse, on n’est que des merdes
pour toi, c’est ça ? Tu imagines dans quel état nous étions ta mère et moi ?
tempête maintenant Ferdinand. Je t’en veux Marion, je t’en veux d’avoir fait ça.
— Moi aussi j’t’en veux ! lui crie-t-elle.
Plante sa biscotte dans son chocolat et s’enfuit pleurer dans sa chambre.

Ses parents restent silencieux. Debout. Face à face.


Une larme coule sur la joue de caroline. Mais elle sourit de joie à
Ferdinand, à la vie, à son monde retrouvé, au monde entier.
— Petite conne, laisse échapper son père.
— Arrête, elle est revenue, rien d’autre n’a d’importance. Et ça ne sert à
rien de lui hurler dessus, elle est déjà assez secouée comme ça.
— C’est dégueulasse d’avoir fait ça.
— J’en suis tout à fait d’accord avec toi… et heureuse de te l’entendre
dire… Bon, j’appelle le commissariat.
Elle se lève et va téléphoner. Ferdinand reste assis à table prostré devant
sa tasse. Assommé. Abasourdi.

* * *
151

L i z et R i c h a r d
R i c h a r d et L i z
152

Ferdinand dispose d’encore de deux semaines avant de commencer son


nouveau tournage. Attraper le RER-C en gare de Meudon-Val-fleury,
descendre à Champs de Mars pour la Cinémathèque de Chaillot, ou à Pont de
l’Alma pour les salles des Champs-Élysées. En goupillant bien les horaires il
peut espérer enquiller jusqu’à trois toiles dans la journée. Il ne sait sinon que
faire de sa peau durant ses courtes périodes d’inactivité.
Il s’accommode plus aisément des plus longues. Pendant lesquelles soit
se lancer dans une nouvelle occupation domestique, du genre de celles que
lui réclame depuis des lustres Caroline : retapisser les chambres des enfants
et refaire le classement thématico-alphabétique de la bibliothèque du couloir.
Soit se réatteler à la tâche qu’il avait entreprise il y a plusieurs années déjà,
puis laissée de côté, puis ressortie, mais dont il n’était toujours qu’aux
premières ébauches : écrire une histoire raisonnée du couple légendaire
Burton-Taylor pour laquelle la recherche de documents demande beaucoup
de temps.

La relation qu’il partage depuis son retour avec Caroline n’est plus
exactement comme elle était auparavant. Il flotte autour d’elle comme une
équivoque, un tiraillement, dont il n’est pas difficile de connaître la cause.
Quant à la fugue de Marion, mini-fugue, fugounette, plus proche de la sottise
de petite écervelée que de la fuite retentissante, Ferdinand ne peut
s’empêcher de s’en tenir pour en partie responsable.

Il tourne en rond comme un tigre en cage. Manque d’air et de place


comme un scaphandrier sous son casque. Stresse tel un voyageur en transit
s’alarmant de rater sa correspondance. S’agite et trépigne et s’impatiente.
— Partons en balade, propose-t-il à Caroline.
— Hein, quoi ?… Où ça ?
— N’importe où avant que je recommence à bosser. À Venise, au Bastion
ou à New York, du moment qu’on part tous les deux.
— Je te rappelle que j’exerce moi aussi un métier à responsabilités et que
je ne fais pas ce que je veux.
— Tu ne peux pas prendre quelques jours, arranger ça avec tes
collègues ?
153

— À supposer que je le puisse que fait-on des enfants ? On renvoie


Marion chez Adèle et on demande aux Synelle de garder Sébastien dans leur
chambre d’amis ?

Ferdinand se résigne 24 heures.


Pas davantage.
— Alors OK, je descendrai demain au Bastion. Tu pourras me rejoindre
samedi avec les enfants pour le week-end.
— Grand merci de ta permission. Mais non Ferdinand, collège et lycée
reprennent lundi, on ne te “rejoindra” pas faire 1400 kilomètres aller-retour
dans ma Twingo pour un jour et une nuit là-bas. Tu me navres parfois.
— Pourquoi, de quoi… Hein ? de quoi ?
— Tes sommations, tes fêlures, tes coups de tête… comme ceux du petit
garçon de l’histoire.
— Ce ne sont pas des sommations et je ne suis plus un petit garçon.
Seulement des envies, des projets que je voudrais partager avec toi.
— Tu préfères les appeler caprices infantiles ? C’est pire.

Le break Volvo est resté sans tourner dans son box depuis cinq
semaines, Ferdinand espère qu’il voudra bien démarrer. Il jette son bagage
sur la banquette arrière et s’assied au volant. Découvre une feuille pliée en
quatre glissée dans la rainure de la boîte à gants, qui rappelle l’invitation des
cinglés dans le capot du P’tit-Bounty. Il reconnaît l’écriture de Caroline.
De tout, il resta trois choses :
La certitude que tout était en train de commencer
La certitude qu'il fallait continuer
La certitude que cela serait interrompu
Avant que d'être terminé
Faire de l'interruption un nouveau chemin
Faire de la chute un pas de danse
Faire de la peur un escalier
Du rêve un pont
De la recherche une rencontre
(Fernando Pessoa… eh oui, encore lui…)
Bonne route. - Caroline

La voiture démarre au quart de tour. Ferdinand a prévenu cette fois les


Garrigou qu’il arrivera ce soir assez tard, ou peut-être demain, et qu’il aura ses
clés. Si Yvette pouvait juste passer allumer le radiateur de la chambre ce serait
bien. Comment va Jojo ?
154

— Cahin-caha, vous bilez pas il est costaud. Mais le feu a flanqué un


sacré bazar ; vous pourrez pas vous servir de la cuisine, la table et trois
chaises ont brûlé et le frigo et la cuisinière sont foutus.
— Je me débrouillerai, j’irai au resto ou je mangerai froid. Le fauteuil de
Caroline a résisté ?
— Tapisserie cramée, pas trop la boiserie.
— On va arranger ça. Embrassez bien Jojo.
155

Il avait imaginé un village paumé, 20 bicoques ramassées autour de


l’église, dix potagers ouvriers, drapeau tricolore au fronton de l’école et mairie.
Or c’est un bourg de plusieurs milliers d’âmes où pénètre Ferdinand. Il longe
les boutiques de la rue commerçante, franchit un carrefour à feux rouges,
traverse la grand-place avec office de tourisme et marché couvert, débouche
sur une section élargie de la rivière équipée ponton de plaisance, pêche à la
ligne et club d’aviron.
Il n’a aucune idée d’où peut se trouver la “gentilhommière” des Bernard
et Mary-Lou, il ne connaît pas leur nom de famille. « Une ancienne métairie
sur une berge de la Seudre, la plus belle villa du patelin » avait fanfaronné le
rouquin. Après une heure d’exploration à vitesse d’escargot, plusieurs allers et
retours sur les deux rives de la rivière, renseignements arrachés à des
promeneurs et déductions rationnelles, et il ne reste que trois propriétés à
pouvoir plausiblement être celle qui coûta si cher à Bernard. La première est
conforme, cossue, entretenue au cordeau mais volets clos. Derrière les grilles
de la seconde languit de la vie courante pas du tout couple déglingué : deux
voitures garées, un portique à balançoire, une poussette et un gros chien
endormi. La troisième semble également habitée ; massive, suffisamment
tape-à-l’œil pour être la leur. Ferdinand se range et descend de voiture. Passe
et repasse devant la clôture de troènes. S’apprêter à pousser le portillon quand
apparaît tout au loin entre les tilleuls de l’allée une cycliste à crinière de lion.
Elle met pied à terre devant la première villa, la cossue aux volets clos, et
disparaît dans le parc. Le temps qu’il retourne jusque-là il ne reste que le vélo
appuyé contre un chêne centenaire et la tombée du jour en embuscade.
Rien ne bouge, nul volet ne s’ouvre ni rai de lumière ne filtre. Ferdinand
se risque. Dépasse la pelouse et frappe à la porte principale. Essaie sur un
volet latéral. Tout reste immobile et silencieux. Il contourne la bâtisse, aperçoit
une voiture stationnée dans la remise. Des fiii-iiiou cliii-iiiong étouffés percent
l’obscurité, proviennent d’une fenêtre allumée sur la façade arrière. C’est la
cuisine, la cage pagode du mainate trône sur le buffet. L’oiseau fait sa toilette,
se pique à grands coups de bec l’aisselle d’une aile. Personne d’autre dans la
pièce, personne d’humain c’est-à-dire. Il va pour toquer au carreau quand une
voix sort d’une ombre et l’interpelle.
— Qu’est-ce que vous faites chez moi Monsieur ?
156

— Outch… vous m’avez peur.


Mary-Lou s’arrête à dix pas de lui.
— Tiens… vous… C’est un comble, vous arrivez ici à l’improviste et c’est
moi qui vous effraie.
— Pardonnez-moi, je ne savais pas comment vous contacter.
— Pour quoi faire ?
— Comme ça, je passais dans le coin et l’envie m’est venue de m’arrêter
vous dire bonjour.
— Vous passiez dans le coin…
— Oui, je descends en Lomagne, ça fait juste un petit détour.
— Petit détour…
Elle tient une corbeille d’osier où se côtoient sur lit de paille une dizaine
d’œufs encore souillés de résidus de fientes et plumettes duveteuses.
— On a des poules dans l’appentis. La voisine est veuve, nonagénaire,
très propre sur elle et bigote, elle les nourrit quand il n’y a personne et se paye
sur la bête en bons œufs frais. Partageriez-vous mon omelette Ferdinand ?
— Eh bien… oui… volontiers…
Elle lui ouvre la porte de la cuisine. Fiii-iiiou le salue le mainate.
— Ça ne doit pas être commode de l’emmener partout avec vous ?
— Blacky est mon chat noir, mon oiseau de malheur qui répète ce que je
ne veux pas entendre. Incontournable raison pour laquelle je ne peux me
passer de lui.

Ils dînent assis par terre sur les coussins de cuir du canapé devant le feu
de cheminée. Mary-Lou a revêtu une gandoura safran rehaussée de broderies
dorées. Elle a tout apporté de la cuisine, couverts, bouteilles, omelette pour
quatre, salade, pain, plateau de fromages et jatte de fruits, et les a disposés
sur la table basse. Puis elle n’a plus bougé, est restée toute la soirée assise
en tailleur et cheveux défaits. « Vous faites un peu gourou » la taquine
Ferdinand. Lui a juste retiré ses chaussures, déboutonné le col de son polo et
se tortille toutes les deux minutes pour changer de position. « Et vous plutôt
arthrosique » réplique-t-elle.
Déjà deux bouteilles gisent vides au pied de la table, la troisième ne l’est
encore qu’à moitié. Mary-Lou alterne pétards pré-roulés et pipes de tabacs
doucereux. La pièce tout entière exhale des effluves mêlés de melon mûr et
de pain d’épice cannabis. Ferdinand est un peu ivre.
— Vous êtes venu me baiser n’est-ce pas.
Assure-t-elle comme elle aurait proposé de reprendre du reblochon.
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
157

— Que vous n’auriez pas fait ce détour pour seulement goûter à mon
omelette… Parce que je vous plais ?
— Je dirais plutôt que vous m’attirez ; vous avez tout fait pour, je crois,
non ?… Vous m’attirez comme un aimant Mary-Lou, comme une boussole
montre le nord.
— Et son froid polaire ?
— Mais non, juste le nord ; c’est une direction comme une autre.
Ôôôôtrrrr… piaille le mainate resté dans la cuisine, il a l’oreille fine.
— Vous me voyez ravie de vous… déboussoler.
— Il y a autre chose cependant.
— Quel dommage, je trouvais cela amplement suffisant et charmant de
vous attirer… et tellement romantique que vous ayez fait 100 kilomètres
supplémentaires pour suivre votre attirance comme un fumet de poulet frites.
— Arrêtez, vous savez très bien ce que je veux dire. Vous et moi sommes
“en fuite”. Cela nous effraie tellement qu’existent des personnes qui nous
aiment, et qu’il nous faut aimer, que nous ne savons quoi faire d’autre que
nous “sauver” ; dans les deux sens du terme. Alors outre vos attraits
physiques, certes irrésistibles…
— Merci.
— … c’est aussi votre… j’hésite entre violence, férocité, sauvagerie… qui
m’attire et pourrait m’aider à comprendre les mécanismes de l’échappée.
— Choisissez sauvagerie, qui me va bien. Alors selon vous, moi,
j’aimerais Bernard ?
— Bien sûr. Vous nous l’avez d’ailleurs très explicitement réaffirmé à ma
coéquipière et moi l’autre soir.
— C’est exact, je le hais donc je l’aime. Je le hais d’avoir laissé mourir
mon fils et je le hais de l’aimer encore. J’ai dans la peau le meurtrier de mon
enfant. À côté de ça la tragédie grecque c’est du pipi de chat. Vous n’avez
jamais eu envie de tuer votre femme ?
— Non. Seulement de m’enfuir.
— Moi oui.
— En effet puisque vous êtes là.
— De tuer Bernard je veux dire. L’autre jour quand j’ai demandé « Tu es
noyé ? » j’espérais qu’il me réponde oui. Eh bien non, il n’était même pas mort.
— Vous pensez que c’est pour cette raison qu’on s’enfuit, par peur de
tuer, de tuer l’amour ?… et ne pas supporter qu’il soit mort…
— En ce qui me concerne je viens de vous le dire : parce que je le hais
et parce que je l’aime, et qu’à son encontre les deux sentiments sont similaires.
Pour vous je ne sais pas… parce que vous vous reprochez d’aimer mal votre
femme et vos enfants, mais ne supporteriez pas de les quitter tout à fait ?
158

— Faire mal quelque chose n’a jamais poussé personne à se carapater.


Je n’ai trouvé comme élément de réponse que parce que des “autres” se sont
empilés sur ma vie : et qu’il m’est apparu tout à coup que le poids était trop
lourd à porter.
— Votre vie est lourde à porter ?
— Pas elle, pas encore, je veux dire que je n’entrevois aucune
échappatoire à tous ces machins familiaux et sociétaux : métier, Caroline, les
enfants, choisir, renoncer, devoirs, obligations, responsabilités qui s’imposent
osciller ma vie… Oui, c’est ça : “osciller”… Comme le balancier d’une horloge,
tic-tac, tic-tac… Ça sert à quoi une horloge ?
— Mesurer le temps qui passe.
— Bravo, gagné, vous avez bon.
Elle le dévisage attentivement. Longtemps. Ou sévèrement, il serait
risqué de privilégier l’un au détriment de l’autre. Pour Ferdinand c’est
beaucoup plus simple : il la regarde le regarder.
— Vous me faites bien rigoler, se lasse-t-elle finalement de l’observer.
— Vous voulez dire “rire”, ou “navrer” ?
— Rigoler. Seulement rigoler… Je n’ai pas envie de bouger, s’il vous plaît
remettez une bûche dans le feu.
Ferdinand se déplie, décroise ses jambes ankylosées, peine quelque peu
à se remettre debout ; au Bastion on ne s’assoit jamais par terre.
Mary-Lou le suit des yeux comme si après lui avoir infligé un gage elle
prenait la mesure et se distrayait de ses efforts à l’accomplir. Et qu’une
conclusion s’imposait.
— C’est terrible, quand j’y pense
— Qu’est-ce qui est terrible ?
— L’idée que vous pourriez ne pas être là.
— Comment ça ?
— Imaginer vous avoir vampé sur le Black-Out et que vous ne soyez pas
venu. Cela voudrait dire que je ne serais plus capable de charmer un homme,
j’en dépérirais d’une pareille défaite.
— J’aurais pu ne pas deviner laquelle était votre maison.
— Bien sûr que si. C’est à dessein que je ne vous ai pas communiqué
mon adresse ou mon téléphone ; plus je serais difficile à trouver plus vous
auriez envie de me rechercher.
Accroupi pour installer la bûche Ferdinand lui tourne le dos. La position
est propice à ne répondre rien. Car quoi qu’il dise alors serait très bêta ou très
infatué.
— Parce que l’idée qu’une personne que je veux être là en soit absente
m’est insupportable, poursuit Mary-Lou.
159

— Comme votre petit enfant ?


— Qui d’autre… Mais aussi certains “pas là”, des absents moins
conséquents, comme vous par exemple, ou Marilyn, ou des oubliés…
— Marilyn ?
— Monroe. Une actrice américaine. Vous en avez peut-être déjà entendu
parler ?
— À votre avis ?
— J’avais un an quand elle est morte. Cette femme m’a toujours fascinée.
Non pas pour être belle, riche célèbre et adulée, bien peignée, avec de beaux
gros seins ; mais pour que tous les hommes cachent ma photo dans un tiroir
et rêvent de coucher avec moi. Ça sert à ça une star : à faire fantasmer les
femmes et les hommes, à être une étoile inaccessible sur le ciel de l’écran.
Est-ce pour autant qu’on leur doit quelque chose, je ne sais pas, est-ce
qu’on doit quelque chose aux étoiles ?… Mais pour moi elle est comme la
sœur jumelle que j’ai perdue, comme une amie que je n’ai pas connue
mais que je connais par cœur.
— Vous pensez que nous sommes tous en manque d’un “pas là”, dont
l’absence nous obsède et nous fait souffrir ?
— Oui. Un enfant perdu, un amant, une mère, une actrice… Ou
seulement endurer son désir… Nous pourrions à cette heure-ci être chacun
chez soi. Vous, évadé de famille, expatrié en votre bastide, et moi, ayant raté
ma mise à mort, venue me terrer en mon bunker. À partager à distance deux
similitudes abominables et merveilleuses : nous être sauvés de chez nous et
nous vouloir comme des animaux. Vous avez encore combien de kilomètres
jusqu’à là-bas ?
— Dans les 300.
— Avec ce que vous avez bu, arriver sain et sauf tiendrait du miracle,
vous allez dormir ici.
— Bon. D’accord.
— Et me baiser ?
— Est-ce une bonne idée ?
— Que voici une peu courtoise manière de me manifester l’attirance que
je vous inspire. Vous n’êtes guère gentleman ce soir Ferdinand. Et carrément
froussard, aussi lâche que sont tous les hommes. Moi je dis que j’ai envie de
vous, vous me répondez quoi ?

Ferdinand quitte Saujon au petit matin. Sans réveiller Mary-Lou qui dort
profondément, et ronfle adorablement. Parce que cela fait trop de bruit
d’entendre les gens partir.
160

Il s’arrête dans une station-service cafeteria à la sortie de la ville. Croque


un croissant, avale brûlant un café crème et tiédasse une amertume. Va pisser
dans l’urinoir, se lave les mains au lavabo et se voit dans la glace. Toujours le
même reflet, ni plus vieux ni moins identique, rien que lui-même, encore et
toujours le même lui-même.
« Des mots de Rostand à la fin de Cyrano ! » l’avait raillé Caroline ;
Ferdinand était allé rechercher la réplique complète du duc de Guiche :
Voyez-vous, lorsqu'on a trop réussi sa vie,
On sent, n'ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal,
Mille petits dégoûts de soi, dont le total
Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure.
Oui, toujours le même lui-même. Parti, revenu, et reparti toujours le même
lui-même. Il ressort des toilettes sous des néons acides. « Tu cherchais quoi ?
Tu as trouvé quoi ? Tu vas où maintenant ? » se renfrogne-t-il en cherchant la
sortie comme à Roissy. « Chez moi. » se répond-il à voix haute.

S’arrête 30 kilomètres plus loin et tape un texto pour Mary-Lou :


Je devais partir. Pardonnez-moi. Il faut exécuter ces moments
brutalement, sinon les étirer et les saloper. En venant hier soir je
n’espérais que du bon. En partant tout à l’heure commençait
l’absence. Elle a le goût de vos lèvres et de regrets.

Arrivé au Bastion et durant les deux jours qui suivent, Ferdinand qui se
pensait désespérément heureux se trouve béatement malheureux.
Il se fait aider par Yvette pour remettre en état la pièce incendiée. Ils
remplacent table et chaises par celles qu’ils dénichent au dépôt Emmaüs de
Lectoure, ce n’est pas exactement ceux qu’aurait souhaités Caroline mais ils
n’ont pas trouvé mieux. En revanche ils se font livrer la cuisinière 4 feux, le
réfrigérateur congélateur et le lave-vaisselle qu’elle a choisis et qui étaient
disponibles en magasin. Jojo est venu les encourager, raconte des blagues et
des commérages du village. Prodigue ses conseils quant à la meilleure
manière de mettre en place et brancher l’électroménager, ainsi que de faire
entrer la table de ferme par la fenêtre « sans trop se niquer les rognons ». Ses
deux mains sont encore bandées et il ne peut rien saisir ni accomplir, rien
attendre d’elles comme s’il en était amputé, ce qui le fait jurer comme un
charretier. Il conseille de porter le Voltaire chez un tapissier qu’il connaît à deux
patelins d’ici et qui saura le ressusciter, remplacer le velours et rattraper les
menus éclats de menuiserie. En le portant à deux, Yvette et Ferdinand font
sans peine tenir le fauteuil dans le break Volvo.
161

Deux soirs de suite Ferdinand appelle Caroline, et discute et rigole un peu


aussi avec Sébastien et Marion. Tous vont bien.
Le troisième jour il reçoit un SMS :
Les poules ont refait des œufs.
La voisine en a laissé.
Venez.

Il monte en voiture et retourne à Saujon. Il pleut. Les essuie-glaces


égrainent en couinant des mots scintillants.
Sa peau.
Son miel.
Ses seins minuscules.
Son ventre, son sexe, m’y enfoncer.
Je suis fou.
Une molaire du haut lui fait très mal. Sa langue palpe la gencive, la
découvre enflée brûlante et il sent les racines pulser en profondeur. Il espère
éviter l’abcès.

Revient au Bastion le lendemain.


À nouveau rédige un texto pour Mary-Lou.
Vous caresser, vous enlacer, vous pénétrer. Crucifier vos bras,
explorer vos aisselles, emplir votre bouche et sucer votre langue.
Vous humer, vous goûter, vous boire et avaler. Entendre vos
ardeurs, écouter vos silences et les mots que vous dites. Vous
penser vous espérer vous rejoindre. Je suis peu coutumier de
déflagrations passionnelles enflammées et vous voilà qui
m’enchantez. Qui existez. Me transportez. C’est bon.

Ferdinand se souvient avoir écrit récemment des mots assez semblables


à Caroline. Quoique plus tendres, moins affamés. Il n’en éprouve pas de honte
ni même de confusion, à peine en perçoit-il l’ironie. Ce sont les mots que son
désir dicte. Ce ne sont pas les mêmes personnes mais lui est le même homme,
celui qui s’était enfui et qui revint.

Elle lui répond par retour de SMS.


Bernard est rentré à Limoges, j’y retournerai demain.
Ce furent de bons moments. Merci.
Ne cherchez plus jamais à me contacter.
162

Ferdinand remonte à Meudon dans la cohue des retours de week-end. Il


arrive tard, les enfants sont couchés.
Celui qui revient d’aventure ou d’équipée et rentre en son logis,
quand il retrouve son bonheur se demande ce qui pouvait bien lui
manquer. Des ailes sans doute, quoi d’autre.
Caroline a déjà dîné, ne l’a pas attendu. Elle s’assied en face de lui,
mutique et glaciale. Le regarde intensément grignoter.
— Quoi ? la hèle-t-il.
— Rien.
Il se sert un verre de vin, repose la bouteille.
Elle la saisit, remplit le sien.
— Madame fumette t’a fait retrouver tes vingt ans ?
— Et oublier tes fadeurs.
Elle se dresse d’un bond, lui assène une gifle magistrale. Renversant sa
chaise et la table. Les verres et la bouteille éclatent, le vin se répand sur le
carrelage.
Caroline s’enferme dans la salle de bains.
Quand Caroline souffre elle s’enferme dans la salle de bains.

Le lendemain Ferdinand passe aux bureaux de la production prendre


connaissance des mises à jour du plan de travail. Épluche le dépouillement et
le budget révisé. Il demande qu’on lui engage Wladek plutôt que Frédéric
comme second adjoint ; car il parle mieux anglais, rouspète moins des
contretemps et ils travaillent de toute façon tous les deux au même tarif.
Lundi commencera sa nouvelle mission. Au total huit mois de travail
incluant les dernières semaines de préparation et les premières de post-
production. Neuf semaines de tournage en studios, à Bry-sur-Marne et aux
Ardmore de Dublin ; et douze d’extérieurs en Irlande, Terre-Neuve, Saint-
Pierre et Miquelon et Labrador.
Son activité sera localisée cette fois en majorité parisienne, dans les
bureaux du siège non loin de la Place d’Italie. Hormis d’éventuels rapides
allers-retours à Dublin si des imprévus l’y obligent il pourra rentrer à Meudon
tous les soirs et passer les week-ends en famille.
Ce sera sa dernière mission.
Mais il ne le sait pas encore.
163

Les soirées monologue et vodka pendant lesquelles en 1972 à Budapest


Monsieur Burton l’avait abruti de ses nostalgies et amour fou de sa femme,
entrecoupées de ses lamentations de détresse abyssale d’avoir il y a dix jours
enterré son frère Ifor vénéré, avaient profondément impressionné et marqué
le fringant jeune assistant réalisateur qu’était alors Ferdinand. Il n’est donc pas
étonnant que la mort de l’acteur (en août 1984) ait à l’époque suscité les siennes.
Nostalgies. Plus étrange est la forme qu’avait prise la réminiscence. De même
que l’avaient un temps captivé la Croisade des Albigeois et le martyr Cathare,
il s’intéressait depuis longtemps à la relation passionnelle qui avait quinze
années durant unis Elizabeth Taylor à Richard Burton. De 1961 à 1976 leur
adoration mutuelle, leurs foucades, leurs frasques mégalomanies et
extravagances avaient sans répit défrayé la chronique, empli les pages people
des magazines du monde entier, fait les choux gras des tabloïds les plus
orduriers et alimenté les fantasmes de millions de groupies énamourées.
Ferdinand avait seulement pris du retard sur l’actualité jet-set, son attraction
n’en serait que plus lucide et son récit plus objectif. Il n’avait encore rédigé que
les toutes premières pages de son ouvrage et était loin de s’en montrer
satisfait. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre il s’y mette pour de bon et reprenne
tout à zéro. Qu’il n’en relève plus le nez tant qu’il n’aura mené à bout la
rédaction de son odyssée biographie des amours et déraisons les plus
tumultueuses et photographiées des stars les plus stars du cinéma mondial.
Ce projet est son projet, son challenge, sa gageure. Son échelle de
Fonseranes à lui. Écrire ce livre. Pas devenir écrivain. Juste écrire ce livre.
Puisqu’il ne s’est jamais senti capable d’inventer une histoire qui tienne debout,
avec héros romanesques, intrigue haletante, rebondissements et tout le
tralala, il racontera celle de personnages authentiques. Celle de ces deux-là
en l’occurrence, si proches du mythe impérissable, lui semble pouvoir entrer
dans ses capacités. Il ne conçoit pas a priori d’être publié (quoique ne l’exclut
pas non plus tout à fait). Envisage plus prosaïquement que si son bouquin se
révèle au final n’être que crottin de dromadaire, il n’aura qu’à l’enfouir dans le
tiroir le plus reculé de son bureau ou la mémoire à oubliettes de son ordinateur.
Rien n’oblige à exhiber son crottin de dromadaire, en revanche tout lui
commande aujourd’hui de le déféquer. Depuis qu’il avait commencé ses
recherches il a fouillé les annales hollywoodiennes et archives de Pinewood et
164

de Cinecittà. Rassemblé articles de presse, interviews, témoignages et


reportages, tout ce qui lui tombait sous la main se rapportant aux deux icônes
lui sembla bon. Aussi bien leur facette amoureux amants terribles que celle
des acteurs stars monstres sacrés. Réunissant ainsi petit à petit une masse
énorme de documents en tous genres, informations et notes en foutoir, qui
allait constituer la matrice nourricière de son œuvre en gestation.
L’histoire d’amour de Elizabeth et Richard procède elle aussi d’un grand
foutoir. Aussi ardente et flamboyante qui les avait illuminés, que tourmentée
dévastatrice qui les avait déchirés. Souvent même au-delà de toutes celles
qu’ils jouèrent ensemble à l’écran, se confondant interprètes et amants.
Nombreux furent les films qui les avaient réunis. Certains excellents, “Le
chevalier des sables” (Vincente Minnelli - 1965) ou “La Mégère apprivoisée” (Franco
Zeffirelli - 1967), et d’autres moins. Leurs excentricités et tempêtes amoureuses
se montrant parfois meilleures garantes de succès commercial que les
critiques ou louanges des gazettes. Ne s’y trompaient pas les producteurs qui
leur offrirent des ponts d’or et firent d’eux les acteurs les mieux payés du
monde. Presque tous leurs films en duo relataient une union calamiteuse ou
un naufrage amoureux. Les chroniques cinéphiliques en retiennent surtout
“Qui a peur de Virginia Woolf” (Mike Nichols - 1966), qui tient lieu d’acmé à la
correspondance fiction/réalité tant les personnages et leurs déchirures collent
à la peau de leurs interprètes (et dans lequel le fils imaginaire du couple stérile
participe à son désastre de même façon qu’engendra la haine éternelle de ses
parents le petit ange envolé de Bernard et Mary-Lou). Tonitruante et chaotique
fut la romance de Liz et Richard. Elle aurait paru moins extraordinaire, et en
ce cas moins médiatisée, sans autant de strass et de diamants, de whisky et
de vodka, de mariage et divorce, remariage et redivorce. Mais à peine plus
sereine, et en ce cas moins captivante, entre cet homme tourmenté,
extravagant et autodestructeur, et cette femme étincelante, généreuse et
jalouse, aux yeux myosotis et poitrine magnifique.

Comparé au leur, le couple que forment Caroline et Ferdinand apparaît


dénué d’éclat remarquable. Ni de lumière artificielle ni de colère noire. Juste
se montre sujet à pulsions d’itinérance, expertise de câlins manquants et
fugues anodines. Chacun des deux époux en cosignerait d’un avis “état
d’usage” le renouvellement du bail. Sans trophée sans joyau sans divorce.
Dans lequel Madame reste en coulisses de ministère ; tout au plus exécuta-t-
elle un coït de représailles diplomatico-colombien. Et Monsieur ne joue Marc
Antoine ni ne sombre alcoolique, tout au plus s’égara-t-il qu’une blonde
filiforme en Charente-Maritime eût des airs de Raquel ou Nathalie à Budapest.
165

Ferdinand n’est pas dupe, l’histoire des Burton-Taylor ne ressemble en


rien à leur. À la rigueur figure-t-elle un opportun placebo lorsque les caractères
ou facéties des protagonistes résonnent en écho avec les leurs. Son
imagination étant restée cependant fertile, il n’est pas exclu qu’il arrange à sa
sauce certains épisodes, la chronique y perdra en exactitude, ses égarements
y gagneront en réconfort.

Pour préparer la remise en chantier de son entreprise, ayant détruit les


premières pages précédemment écrites qu’il juge niaiseuses et emphatiques,
Ferdinand regroupe d’abord face à face toutes celles de ses notules dans
lesquelles coïncident, ou se font miroir, ou s’opposent les deux personnages.
Les entrecoupant d’éventuels commentaires perso.

- Elizabeth Rosamund Taylor naît en 1931, à Londres, de parents


américains aisés
- Richard Walter Jenkins, dit Rich, en 1925, dans un patelin au nom
imprononçable du Pays de Galles – famille pure galloise et
besogneuse

- Maman Taylor se désole d’avoir pondu un bébé aussi moche, avec


son vilain grain de beauté sur la joue droite
Marilyn l’avait sur la gauche
- l’acné défigure adolescent le visage de Rich, les cicatrices resteront

- elle se marie 8 fois, dont 2 avec RB – est mère de 4 enfants dont une
fille adoptée avec lui (+ grand-mère à 39 ans !)
- lui 5 fois, dont 2 avec elle, il a 3 enfants dont leur fille adoptive
rechercher s’il fut grand-père

- on prête à Liz une flopée d’amants


- RB = tombeur compulsif, le redeviendra après la mort de Ifor
affirment tous 2 être restés rigoureusement fidèles depuis leur rencontre
ni l’un ni l’autre ne précise quand ils cessèrent de le demeurer

- lui : humble et orgueilleux – sensible et tourmenté – dominateur,


tendre et violent – généreux, énigmatique, pudique et amoureux
- elle : humble et passionnée – dévorante et délicieuse – désinvolte et
sentimentale – beaucoup d’humour et paradeuse – généreuse, fière,
loyale et amoureuse

- elle, santé fragile hypocondriaque, multiplie maladies et opérations,


dont hystérectomie et ablation hémorroïdale
Elizabeth Taylor ! des hémorroïdes !
166

- lui, insomniaque, alcoolique, tabagique - toute sa vie le dos en


compote et douleurs arthrosiques insupportables – très vives,
fréquentes et variées réactions psychosomatiques

- elle devient très jeune star hollywoodienne montante - à 15 ans c’est


elle qui fait vivre ses parents
- il devient assez jeune acteur shakespearien incontournable - ses
premiers cachets sont une manne miraculeuse pour les Jenkins, chez
qui les 13 enfants ne recevaient qu’une orange en cadeau de Noël
sur Cléopâtre elle touche 1 million de dollars, lui moins de la moitié

- elle manque d’aller voir Falstaff au théâtre à Londres, où joue un


certain Richard… « Richard comment déjà ? »
- il rate une réception people où est invitée Liz déjà très adulée, « C’est
qui cette “Miss Taylor” ? »

- durant le tournage de Cléopâtre Liz clame haut et fort : « Il ne m’aura


pas ! »
- tandis que clame haut et fort Richard : « Elle ne m’aura pas ! »
bien que les frappe illico un coup de foudre réciproque

- ils sont encore tous 2 mariés = scandale


les paparazzis se régalent et le Vatican fustige la femme adultère
- zéro anathème en revanche à l’encontre de RB… mansuétude
machiste courante à cette époque (années soixante)

- pour lui elle est la fée, la merveille, la diva impossible à atteindre


on croirait entendre Ferdinand
- pour elle il est son tout, son autre, sa moitié, sa partie manquante,
« Jamais je ne me suis sentie aussi en osmose avec un autre
homme »
on croirait entendre Caroline

- « Je ne divorcerai jamais d’avec Sybil » résiste un temps RB


- « C’est ça, retourne fumer ta pipe auprès de ta femme et tes filles. Et
ne cherche plus jamais à entrer en contact avec moi »
on croirait entendre Mary-Lou

- Liz remporta 2 Oscars


- nominé 7 fois Richard repartit chaque fois bredouille
il devient terriblement jaloux de la réussite de sa femme (bien que ses cachets
soient désormais équivalents aux siens) - motif supplémentaire de se crêper
le chignon - fallait pas mélanger le turbin et l’oreiller les amis

- ils révèlent en conférence de presse leur passion sexuelle partagée


des bêtes, désapprouverait Fleur
167

- « Dès que je me suis senti attiré par d’autres femmes j’ai compris
que la partie était terminée » avouera plus tard RB
quel couillon, quand je me suis “senti attiré par Mary-Lou” je n’ai jamais pensé
que la partie était terminée avec Caroline… et même tout au contraire

Ces premières données générales et disparités particulières ainsi


juxtaposées, telle une sorte de vade-mecum de travail, Ferdinand peut
maintenant passer à l’étape de préparation suivante. Recomposer les grandes
lignes du parcours passionnel des deux amoureux fous et conjoints
désagrégés. Chaque paragraphe ayant vocation à constituer les chapitres
successifs du récit à venir, en tout cas s’il choisit de le structurer selon un
développement thématique plutôt que chronologique, option qu’a priori il
privilégie à ce stade.
Il intitule la page “synopsis” — comme le premier raccourci d’un scénario
de film — plutôt que “résumé”, trop survolé, rétréci, lapidaire. Et en profite,
chaque fois que les perditions et démesures des deux stars les lui remémorent,
pour leur accoler ses remarques personnelles. Ça mange pas d’pain comme
on dit, ne fait de mal à personne et même à lui plutôt du bien. Il sera toujours
temps de gommer tout ça quand il entamera la rédaction proprement dite.

LIZ et RICH - synopsis

- Tant que Richard reste marié avec Sibyl, Liz ne supporte pas d’être la
seconde, la maîtresse, la concubine. Elle le vit comme une traîtrise même si
elle se sait être la première dans le cœur de RB ; et elle exige le mariage. Elle
le veut elle le veut elle le veut. Lui envoie une longue lettre où elle énumère
tout ce qu’elle lui promet de faire pour devenir une épouse parfaite et docile.
Bernard avait trouvé ridicule que Mary-Lou lui ait écrit un courrier similaire.

- Burton présente sa fiancée Elizabeth Taylor (excusez du peu !) à la famille


Jenkins. Il lui confiera plus tard avoir rêvé qu’il la présentait seulement à son
frère Ifor tant révéré, lui qui prétend ne jamais rêver.
Avoir récemment rêvé que je présentais Caroline à mon père.
Moi qui ne rêve jamais de mon père ni ne me souviens de mes rêves.

- Liz admire le talent d’acteur de Richard et le pousse à être encore plus


ambitieux pour sa carrière. Lui admire tout d’elle : sa beauté, son intelligence,
son professionnalisme et sa générosité.
Caroline s’attacha un temps à me pousser avoir plus d’envergure
J’ai écrit dans ma lettre « Pour s’aimer il faut d’abord s’admirer ».
168

- Les lois matrimoniales mexicaines se montrant plus tolérantes, Liz et Richard


se marient à l’ambassade du Mexique à Montréal. Même pour cette occasion
qu’elle attendait avec tant d’impatience, Liz arrive avec une heure de retard.
Caroline arriva elle aussi très en retard à notre mariage.

- Liz aime passionnément les bijoux et pierres précieuses, les thésaurise et les
exhibe à toute occasion. RB lui offre le fameux “Diamant Krup”, acquis sur
enchère pour 9 millions de dollars « Un homme amoureux ne compte pas ».
Comme disait moins élégamment Bernard à propos de leur villa de Saujon.
Et aussi « Les femmes qui aiment trop les bijoux sont dangereuses ».

- Les Burton rêvent d’avoir ensemble un enfant. Ce qui n’est plus


possible depuis que bouleversé d’avoir failli perdre Liz à la naissance de leur
fille, son 3ème mari, Mike Todd, lui fit ligaturer les trompes. « Ils m’ont
assassinée » déclara-t-elle.
« Mon mari a tué mon enfant. » le maudit Mary-Lou.

- Liz n’accepte de se déplacer qu’accompagnée de la troupe au complet de


leurs suiveurs, coiffeuse, habilleuse, maquilleurs, secrétaires et chauffeur.
Sept personnes au total. Des bagagistes de palaces ont compté jusqu’à 100
valises pour sa garde-robe.
Richard préférerait partir seulement tous les deux avec chacun son sac de
voyage. Il n’est pas coquet, s’habillerait volontiers de ses mêmes fringues
confortables, mais Liz lui choisit ses vêtements et l’oblige à les porter.
Caroline aimerait elle aussi m’habiller, elle n’y est jamais parvenue.

- Liz se méfie comme de la peste de toutes les femmes qui approchent


Richard, notamment ses actrices partenaires. Ava Gardner sur “La nuit de
l’Iguane” (John Huston - 1964), Geneviève Bujold sur “Anne des mille jours”
(Charles Jarrott - 1969), et chacune des huit femmes de “Barbe-Bleue”. Sa
jalousie est de tigresse.

- Ils se reprochent mutuellement leurs ivrogneries. « Je bois pour oublier mes


peurs, dit Richard, et cela me donne de l’éclat ; toi, soûle, tu es hideuse ».
« C’est pour essayer de t’effacer de ma vie ! » fulmine Elizabeth.

- Régulières crises d’abattement de Richard (ses démons intérieurs), et de


frayeurs irraisonnées (que sa carrière s’enlise)…
La mienne à Roissy (panique et échappée).
… ou d’extrême mélancolie (enfance privée de mère)
Fable de Caroline.
169

- Ils concentrent à eux deux l’une des plus grosses fortunes mondiales. Et se
montrent l’un et l’autre d’une incroyable générosité.
Multiplient les dons parfois colossaux à des institutions sociales ou caritatives,
à des amis dans le besoin, à la famille de Richard.
Tout en organisant des fêtes retentissantes et somptuaires.
À l’image de celle que commanda Richard pour les 40 ans de Liz. Elle dura 3
jours et réquisitionna huit étages du Duna-Intercontinental de Pest. Les invités
arrivaient par les jets privés que leur envoyaient les Burton. Ringo Star, Joseph
Losey, Michael Caine, David Niven, Susannah York, Grace de Monaco… et
toute la famille Jenkins venue du Pays de Galles, qui passa ses nuits dans les
caves de l’hôtel à chanter des chansons galloises.

- Liz est extrêmement fidèle en amitiés : Monty Clift, Rock Hudson, James
Dean, Michael Jackson… Chacune de leurs morts successives la jette à terre.
Une seule anéantit Richard, celle de son frère Ifor.
Elle survint quelques jours après le pharaonique “Big Week-End” de Budapest
(voir ci-dessus), réveilla d’un seul coup ses pulsions funestes et
autodestructrices, son alcoolisme et ses infidélités à tout-va. Et amorça le
début de la fin du couple.

- Ils divorcent en 1974.


Même séparés ils ne peuvent se passer l’un de l’autre et se téléphonent en
secret de leurs nouvelles idylles. (on prête à RB une liaison avec Sophia Loren,
Liz la surnomme Miss Pizza)
Caroline appelle Mary-Lou “Madame Fumette” avant de me baffer.

- Se remarient 16 mois plus tard au Botswana, où ils financent la construction


du nouvel hôpital.
Et divorcent à nouveau 10 mois plus tard.
Liz est déchirée, détruite, s’emplit d’alcool, grossit et veut mourir.
Sa carrière bat de l’aile, celle de Richard est relancée.
L’un et l’autre convolent en autres noces et divorcent à répétition.

- Après 5 années de séparation — sans cesser de toujours communiquer


régulièrement — ils se retrouvent au théâtre interpréter ensemble une pièce
qui semble écrite pour eux : un couple séparé ne peut se résoudre à vivre l'un
sans l'autre. Pendant sept mois, ils la jouent à travers les États-Unis, vivant la
tournée en parfaite harmonie affectueuse, et platonique.

- « J’aime Liz et je l’aimerai toujours » confie RB lors d’une interview.


« J’aimerai Richard jusqu’à ma mort » déclare Liz lors d’une autre.
170

- Richard Burton meurt à 58 ans à Céligny, en Suisse, d’une hémorragie


cérébrale. Il avait acheté sa maison 25 ans plus tôt pour échapper au fisc et
l’avait appelée “Cymru”, Pays de Galles en gallois.
Il est enterré dans le vieux cimetière, sous une simple stèle longtemps laissée
à l’abandon.

- Elizabeth Taylor en est à ce jour à son huitième divorce et septième mari,


Larry Fortensky, ouvrier en bâtiment, rencontré lors de sa dernière cure de
désintoxication.
Sa fortune est estimée à 200 millions de $.

Les réalités qui entourent ces gens-là sont parfois si énormes qu’elles
semblent issues d’une fiction légendaire et baroque, ravageuse et passionnée,
superbe et détestable. Ferdinand appuiera son récit sur cette dualité
permanente, source manifeste de la fascination qu’exerça leur romance et
continue toujours de l’exercer. Il est clair qu’elle ne ressemble pas du tout à la
sienne avec Caroline ; comparées à celles des deux stars, leurs errances et
chimères personnelles sont minuscules et dérisoires.
Il surligne toutefois le cérémonial de l’Orange. Quand à Noël Rich et ses
12 frères et sœurs en recevaient chacun une des mains du père. Les parents
Durand, qui à défaut de tendresse couvraient de cadeaux onéreux leur fils
unique, n’oubliaient jamais d’en déposer une au pied du sapin. Ainsi que dans
leurs familles les papa et grand-papa de Ferdinand en offraient eux-mêmes
une à leurs enfants. Au matin Mémé-chérie pelait le fruit pour son petit
chérubin, s’appliquant à ne faire qu’une seule longue épluchure en spirale et y
réussissait souvent. Ferdinand a évidemment reproduit le rite pour Sébastien
et Marion et leur en a expliqué l’origine ; mais Caroline foire chaque fois
l’épluchage et ils se précipitent saccager à la barbare les emballages de leurs
“vrais” cadeaux.
171

Le scénario de la mini-série franco-Irlandaise s’inspirait d’événements


réels de la fin du XIXème et de légendes populaires locales. Une saga
historico-romanesque en costumes, décors d’antan et marine à voile.
Dynasties de pêcheur de morue, amours, aventures, destins et trahisons. Cinq
épisodes d’une heure et demie. Coproduction internationale, casting moitié
français moitié irlandais, budget en conséquence.
Le tournage dépassait de quatre semaines le plan de travail prévisionnel
quand fut enfin mise en boîte la dernière prise du dernier plan de la dernière
séquence du troisième et dernier épisode. L’ambiance détestable des derniers
jours à Dublin aurait fait passer Terre-Neuve pour une oasis de douceur
angevine.
Son contrat mené à terme — sans prolongation suite aux retards, ses
adjoints assureront sans lui les finitions — Ferdinand annonça à Caroline qu’il
allait arrêter.
— Arrêter quoi ?
— De bosser.
— Qu’est-ce qui te prend, tu pètes un câble ?
— Je suis fatigué. Très fatigué. Pas tant ma carcasse, mes os et mes
organes que mon âme et mes profondeurs. Pas tant que trépassent mes
utopies que se ratatine mon enthousiasme. Si tu vois ce que je veux dire.
— Pas très bien non… Tu peux faire plus simple ?

C’était exactement cela pourtant : panne d’envies et agonie des ardeurs.


Avoir prétendu que des diktats familiaux et impératifs professionnels l’avaient
motivé à s’enfuir fut une imposture, ils n’étaient que leurres et fourvoiements.
Tout petits fourvoiements, tout menus mirages, insignifiants vrais faux-
semblants. Nulle chaîne ni aucun “boulet” ne le ligotaient. Rien ne se présentait
davantage à portée de sa main que de tout bonnement et simplement refuser
de futurs engagements, s’offrir une année sabbatique ou renoncer dès
maintenant à toute activité rémunérée. Rien ne l’empêchait non plus de se
réjouir que lorsque les enfants quitteraient le nid, l’affaire de quelques années,
il ne subsisterait de l’entité familiale que Caroline. Ferdinand était persuadé
qu’elle cesserait alors d’apparaître strictement conjugale, redeviendrait
172

Caroline d’ascenseur, Caroline de sortie de douche, Caroline de manteau gris


à col de velours noir.
Il avait toujours su très bien ce qu’il ne voulait pas. Par exemple devoir
partager ses mises en scène enfantines de soldats en plastique ou ressembler
à ses parents. Et très mal imaginer ce qu’il voulait vraiment : devenir cinéaste
ou Mick Jagger. Metteur en scène il ne le désirait pas suffisamment, la question
fut vite pliée, il lui restait le cinéma. Quant à Mick Jagger, ses prestations
musicales à Fouras l’en avaient définitivement dissuadé. Il était resté au fil des
hasards et des années un éternel insatisfait. De lui-même autant que des
autres et du monde. Brillant à ses heures, insoumis réfractaire, incessant
décalé, viscéralement solitaire et grand saboteur de bonheur élémentaire, il
arrivait en fin de cavale et extinction d’errances. Et réalisait qu’il n’avait gagné
que du vide. C’est envahissant le vide, ça pèse une tonne le vide, tant qu’on
ne l’a pas rempli de contre-vide. Pas de dénouement, pas de récompense, pas
de paradis. Pour des êtres aussi difficiles à approcher — Caroline s’y fourvoyait
parfois encore — le seul moyen de se préserver est de prendre congé. Ce qu’il
fit au printemps dernier et il en revint. Ou de se fondre et s’éclipser. Ce qu’il
s’apprêtait à faire maintenant : arrêter d’être et de paraître et se foutre du
monde. Pas se moquer de gens c’est-à-dire, juste se désintéresser des non
fondamentaux.
— Tu comptes faire quoi de ta peau ?
— Rien. Passionnément rien comme avant. Je viens d’avoir 53 ans et j’ai
fait mes calculs : deux ans d’indemnisation chômage suivis de cinq ans à tenir
jusqu’à la retraite à taux plein. Avec nos assurances-vie et ton salaire en
arrière-boutique de la République on devrait y arriver.
— Tu vas t’ennuyer comme un rat mort.
— Aucun danger. Je vois au moins un film par jour ; m’enfile tout Balzac,
Agatha Christie et Simenon ; ressors ma guitare et prends des leçons de golf.
Et surtout je me remets d’arrache-pied à ma bio fleuve des Burton-Taylor,
même si cela doit me prendre des années. Qu’est-ce que tu dis de ça ma
douce et jolie ?
— Je n’en dis rien du tout mon aimé et mari… Je préférerais seulement
que tu ne fasses pas autant de choses trop loin de moi… trop “sans moi” je
veux dire.
— T’inquiète. Je vais d’abord m’installer quelque temps au Bastion,
histoire de me réoxygéner les méninges et de réintégrer mes baskets. Je
descendrai mardi ou mercredi, tu n’auras qu’à me rejoindre chaque fois que tu
voudras.
— Pas libre. Pourrai pas. J’ai oublié de te dire que je projette moi aussi
une escapade hygiénique. Entre filles. Avec Anne-Marie et Juliette, une copine
173

à elle, tu ne la connais pas. On part dans dix jours, pour deux semaines. Nous
avons dégoté un gîte paradisiaque de sable fin, eaux turquoise, ti-punch et
cocotiers au fond d’une crique de Guadeloupe. Mais tu seras remonté à temps
pour t’occuper des enfants.

Non seulement Ferdinand resta à Meudon prendre soin d’eux, mais il en


éprouva une grande satisfaction. Pas loin d’une exaltation nouvelle. Sentit
ressusciter en lui des élans de chaleur paternelle. Les choya et bichonna
comme s’ils étaient encore tout petits. Leur fit choisir ce qu’ils préféraient
manger (ils ne réclamaient jamais la même chose, ce fut donc chacun son
tour). Se rendit tous les matins faire les courses au marché et passa
l’aspirateur tous les quatre jours. Cuisina steaks hachés Charal garnis frites
McCain, couscous royal Marque Repère, saucisses Knacki, croque-monsieur
et quiches de la boulangerie. À l’instar du P'tit-Bounty, il attribua à chacun ses
mini-corvées : à Sébastien de mettre et débarrasser la table, à Marion de
remplir et vider le lave-vaisselle (il ne les vit pas se marrer sous cape car ils
exécutaient déjà toutes ces tâches bien avant). Tous deux délaissèrent chaque
soir leurs écrans, téléphones et consoles, et vinrent s’asseoir chacun d’un côté
de Papa pour regarder avec lui la télévision.
— Tu repars quand au Bastion ? demanda Marion.
— Il n’y a pas d’urgence, quand ta mère rentrera. D‘ailleurs je me passe
très bien d’y retourner pour l’instant.
— C’est le blues préretraite ? tu sais plus où aller dégazer ta poudre
d’escampette ? le taquina Sébastien.
— Ben laisse-le tranquille toi, si il veut pas y aller.
— Il m’arrive en effet depuis peu de trouver quelque avantage à la
sédentarité, c’est bizarre non.
— Oui grave, tu t’approches de l’EHPAD, lui envoya Sébastien.
Marion se blottit toute câline encore plus près de lui et fit tourner son pied
dans son chausson-lapin.
— T’as qu’à rester avec nous, moi je m’en irai plus.

* * *
174

Quelque vingt ans plus tard l’épidémie de covid tire sur sa fin. Celles de
la variole du singe, Ebola, choléra, rougeole et grippe aviaire sont en pleine
forme. Ainsi que plusieurs autres miasmes et virus émergents, réveillés
d’inertie par des laborantins maladroits, qui effectuent leurs premiers pas
intercontinentaux sous des noms de code tenus secrets. Après Napoléon et
Hitler, chacun son siècle, Poutine réfléchit à la meilleure manière de mettre le
feu au monde. Les ouragans, tornades, inondations, sécheresses, incendies,
séismes, guerres religieuses, génocides, grèves et manifs, famines, grands-
messes olympiques et surpopulation planétaire, nourrissent la presse et les
multinationales, et perpétuent la vertigineuse actualité du monde. Ferdinand et
Caroline Durand habitent toujours leur appartement de Meudon. Bref tout va
bien.

Plusieurs de leurs amis et connaissances ont vieilli plus vite qu’eux,


Certains sont déjà morts, d’autres sont malades ou diminués, un nombre
conséquent de restants ne se porte pas trop mal. Comme eux deux, dans
les grandes lignes, pour le moment.
Sébastien a épousé un homme plus jeune que lui et Marion un
polytechnicien. Ils ont deux enfants, Margaux et Victor, lui en voulait
quatre elle a coupé la poire en deux. Les deux couples s’entendent très
175

bien et font en sorte de souvent se retrouver aux mêmes périodes au


Bastion. Pendant les vacances ou pour les longs week-ends de printemps
— la structure familiale de Sébastien et son mari les dispense de se
préoccuper du calendrier scolaire. Les parents ont financé l’aménagement
de la grange en deux appartements indépendants, afin que les jeunes
puissent séjourner à la fois tous ensemble et chacun chez soi, eux deux
continuant d’occuper la maison principale. Le plus souvent seulement
Caroline en fait, depuis que Ferdinand est remonté vivre en permanence à
Meudon. Notamment quand elle descend nouer son tablier de maman-
mamy-gâteau, intendante cuisinière en chef de la maisonnée, et jouer au
1000 Bornes, Petits Chevaux ou Commissaire Souris avec ses deux petits-
enfants. Pour le 1000 Bornes Victor est limite un peu petit mais c’était le
jeu préféré de Sébastien et Marion quand leur père leur préférait les
citadelles cathares. Elle cache également dans les mêmes anfractuosités
qu’à l’époque les œufs en chocolat de Pâques.
Ferdinand les rejoint plus rarement et pour de courtes durées.
L’accumulation de bottes crottées, impers trempés, slips de bain mouillés,
chaussettes et tee-shirts chiffonnés ; les horaires improvisés ou décalés, ou
pas d’horaire du tout ; les ballons, les jeux et jouets, les bouées canards de
piscine, les livres d’images et paquets de biscuits entamés qui traînent
indifféremment jusque dans l’escalier ; tout ce vacarme et capharnaüm de
vie qui vit l’irritent et l’assomment ; il ne manquerait plus que s’abatte une
averse pour se croire dans “Vincent, François…” (Claude Sautet - 1974) ou
“César et Rosalie” (idem - 1972). Le petit Victor, surtout lui, est turbulent ;
sa sœur Margaux serait plus fréquentable si elle cessait un instant, juste un
tout petit court instant, de poser mille questions sur tous sujets à tous
propos. Le papy n’est pas devenu meilleur grand-père qu’il ne fut papa ;
« Tant s’en faut ! » ne manque pas de le chicaner Caroline, et parfois de
s’en attrister Marion.
Le mari de Sébastien, Pierre-Alain, est un long jeune homme hâve et
réservé qui sans sa mèche tombante ressemblerait à Paul Newman — Paul
Newman jeune, celui de “Le gaucher” (Arthur Penn - 1958). Il est assistant
décorateur de cinéma en début de carrière, et comme Ferdinand lui aussi
puits de science cinéphile. S’isolant souvent de la tribu que leurs exégèses
et radotages gonfleraient énormément, ils s’installent tous les deux côte à
côte dans des transats sous le cèdre et discutent cinoche des heures durant.
De films et de cinéastes, ou se tiennent à la page des derniers échos de la
176

profession. Évoquent les vieux de la vieille qui l’exercent encore et


comparent les jeunots qui se pointent, recensent les nouveaux producteurs
et réalisateurs qui ont le vent en poupe et regrettent ceux qui sont morts
ou ont passé la main. L’ancien dir-prod aux presque 100 productions
internationales ne se fait jamais prier pour raconter ses guerres, tant le
néophyte cloné Newman se montre boulimique d’anecdotes de tournages,
cancans de coulisses, extravagances de monstres sacrés, et péripéties des
grands studios en espaces naturels ou décors carton-pâte. La situation
rappelle à Ferdinand les soirées monologue-nostalgie-vodka que lui
assénait Burton ; et quand il vient à en évoquer des bribes c’est en
s’obligeant à un minimum de discrétion, ainsi qu’on se doit de respecter
le souvenir précieux d’une femme aimée décédée. Il enjolive en revanche
quelque peu son récit des quatre nuits d’insomnies que lui fit passer
Raquel Welch à Budapest, qui met particulièrement en joie le jeune
homme. Elles ne résultèrent hélas point de quelques savoureuses parties
fines mais seulement des appels toutes les demi-heures du premier
assistant, s’assurant pour la dixième fois qu’étaient strictement respectées
les exigences de Sa Majesté Mademoiselle Welch : la température de sa
loge-caravane spéciale (tolérance 1/4 de degré), la distance entre sa porte
et l’entrée du plateau (tolérance 2 mètres), la composition exacte de ses
menus du lendemain, les 3 centimètres dont les couturières devaient
resserrer les pinces de sa robe de nonne (tolérance zéro millimètre), et si
étaient arrivés de Los Angeles les sachets de thé de sa marque introuvable
sur ce continent européen sous-développé. Il décrit également son émoi
pétrifié d’avoir une fois, une seule fois, croisé Elizabeth Taylor dans les
escaliers de la Mafilm, et Pierre-Alain est aux anges. Mais il ne dit mot de
Gabriela, cela ne le regarde pas.
Quatre mois après l’incendie de la cuisine, le lendemain des attentats
du 11 septembre, « Avec ça c’est facile de se rappeler la date » se force à
s’esclaffer Yvette, Jojo Garrigou qui avait retrouvé l’usage de ses mains
quitta le lit conjugal pour celui d’une autre femme antiquaire en centre-
ville de Lectoure. « Une espèce d’Espagnole » la honnit et la maudit
Yvette bien plus que Ben Laden. Depuis elle vit seule et revêche avec
volailles et lapins, le lotissement ne s’est pas étendu, leur pavillon Phénix
marque toujours l’entrée du village. Avec Jojo ils continuèrent de
travailler au Bastion des Durand en prenant garde de ne jamais s’y croiser
aux mêmes horaires. Marion fut toute fière de lui présenter tour à tour
177

Margaux puis Victor. Yvette fit mine de s’émerveiller qu’elle soit devenue
maman à son tour, « Moi qui t’ai connue petiote, pas plus haute que trois
pommes », mais elle dissimulait mal de n’avoir rien à battre de ces
mouflets de deuxième génération, et grande hâte qu’on lui fiche la paix
avec cette marmaille et tous les gouzi-gouzi y afférant.
Les Garrigou arrivés à la retraite, les jeunes couples engagèrent
d’autres personnes pour s’occuper de la maison de la piscine et du jardin,
et se répartissent leur rémunération en proportion des jours de présence de
chacun. « Vous avez déjà payé tous les travaux, c’est la moindre des
choses que l’entretien soit dorénavant à notre charge » ont-ils informé
leurs parents que d’un commun accord ils les en exonéraient
définitivement.
Longtemps après être rentré de Béziers Ferdinand reçut un courrier de
Fleur, ignorant son adresse elle l’avait adressé à la compagnie fluviale de
Homps qui avait fait suivre. Un texte écrit très serré, car elle était toujours
aussi bavarde, au dos d’une carte postale de Budapest montrant le
Parlement et le Pont-de-la-Chaîne sur le Danube, photographiés en
plongée depuis la ville haute — Ferdinand reconnut le site au premier coup
d’œil, ne se souvint de la carte de Gabriela que plusieurs jours après. Elle
avait quitté le Cher et le commerce des petites culottes, pour marier un
chauffeur routier roumain haut-savoyard installé à son compte dans la
banlieue d’Annecy. Elle ne pouvait être plus heureuse, accompagnait
souvent son homme en qualité de copilote matrimoniale durant ses
tournées au long cours à travers l’Europe « Là on est en Hongrie, on
transbahute du matos à nettoyage urbain. Tu sais à quel point je suis accro
à bourlinguer, à pied à cheval en pénichette ou en semi-remorque. Et
souviens-toi que je ne suis pas la plus mauvaise des coéquipières ! ». Pour
finir elle l’embrassait bien amicalement. Et aussi Caroline et les enfants
dont elle s’excusait d’avoir oublié les prénoms. En post-scriptum, écrit
pattes de mouche à peine lisibles, elle avait rajouté qu’avec cet homme-là
elle commençait, un peu, à aimer le sexe. « Qu’est-ce qu’on devient tout
de même. »
Après cinq années passées au siège de la société d’agroalimentaire qui
l’avait recruté à sa sortie de l’X, pendant lesquelles il fit preuve
d’éminentes qualités de développeur et de gestionnaire, le mari de Marion
fut nommé Directeur Délégué de la filiale Afrique du Sud. Luxueux
appartement de fonction, berline avec chauffeur, poste à mi-temps au
178

marketing pour Madame, et leurs deux enfants inscrits d’office au Lycée


Jules Verne de Johannesburg, ils ne pouvaient rêver plus mirifique
promotion. Alors Sébastien et Pierre-Alain-Paul-Newman cessèrent de
descendre seulement tous les deux en Lomagne. Ceux de leurs amis qu’ils
jugeaient invitables sont citadins endurcis, récalcitrants à toute idée de
séjourner à proximité de vaches, gadoues et pollens ; et ils n’oubliaient
pas avoir été souvent regardés de travers au village par les autochtones
hétérosexuels. À cela s’ajoutant que les genoux de Ferdinand rechignaient
de plus en plus à conduire sur de longues distances, il fut à l’unanimité
décidé à l’issue d’un pow-wow familial en visioconférence Meudon -
Afrique du Sud de vendre Le Bastion. Les Durand se félicitèrent qu’un
couple de Toulousains, tous deux cadre sup chez Airbus, avec 3 rejetons
encore à charge, achetât leur maison plutôt que des Anglais ou des
arrogants.
— Voire des Russes ou des Qataris, avait surenchéri Ferdinand.
— Tu rêves mon pauvre ami, Le Bastion, à des émirs ou des
apparatchiks ?… Pourquoi pas Elon Musk !… Tu prenais cette bicoque
pour un palais radieux quand ce n’était qu’un foyer secondaire. Sans les
enfants elle serait vite devenue notre tombeau.
En même temps que l’acte de cession de propriété, le notaire répartit
en quatre donations l’intégralité du produit de la vente. Deux de 40 % au
profit de Sébastien et de Marion, et deux de 10 % à celui de Margaux et
de Victor ; le couple des garçons n’envisageant toujours pas de devenir un
jour parents.

Ce n’est pas que s’amplifient peu à peu ses difficultés articulaires qui
chagrine le plus Ferdinand, c’est surtout qu’aucune énergie ne le pousse
plus désormais à ficher le camp. Plus rien ne lui pèse plus, ni de lourd ni
de léger, et il se trouve bien chez lui.
Il est toutefois inexact d’affirmer qu’il s’en “chagrine”, ni l’un ni
l’autre des deux inconvénients n’étant à proprement parler chagrinatif.
C’est qu’outre Caroline, les enfants, leurs conjoints et les petits-enfants,
et pour faire court tout le reste du monde, de tout le reste du monde
Ferdinand se contrefout. Exactement comme Burton et Brando en quelque
sorte.
Exception faite de son ouvrage sur lequel il passe le plus clair de son
temps. Sa biographie conjugale du couple star dont il vient d’entamer la
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sixième réécriture complète consécutive, plus ou moins 400 pages selon


les versions. Il a découvert en poursuivant ses recherches que plusieurs
livres s’attachant à leur histoire avaient déjà été publiés. En anglais,
allemand, italien ; et l’un en français, celui de Jacqueline Monsigny et son
mari l’acteur Eddy Meeks, celui-là même qui jouait Sergio sur Barbe-
Bleue, discutait des heures rugby avec Burton entre les prises, et après qui
Ferdinand devait courir et les trouver, dans la loge de l’un ou de l’autre,
au bar des studios ou au diable Vauvert, pour les rappeler sur le plateau.
Évidemment cela le contrarie que l’aient précédé d’autres biographies que
la sienne et il s’interdit de les lire, mais ne modère en rien son
acharnement. Bien plus que d’acharnement il s’agit de réel et cordial
attachement. De proximité, d’amitié sincère et de tendre affection. Le
couple des icônes légendaires hollywoodiennes est devenu le couple
meilleur ami du leur — la mort de Liz d’un arrêt cardiaque en 2011 leur
procura un très grand chagrin. Caroline s’est associée à l’entreprise. Relit
dorénavant au fur et à mesure les pages nouvellement écrites. Relève et
corrige des fautes, formule des remarques et suggère des aménagements.
Il arrive à Ferdinand d’en tenir compte. Notamment quand il avait rajouté
un paragraphe moquant gentiment Brad Pitt et Angelina Jolie d’avoir un
temps prétendu entrer dans les pantoufles de Richard et de Liz ; qui étaient
trop grandes pour eux, ils n’avaient pas l’étoffe, s’y cassèrent les dents et
leur couple vola en éclats. « On s’en fiche, c’est hors sujet » critiqua
Caroline et Ferdinand supprima le paragraphe. Il y a cinq ans elle dut subir
une hystérectomie, découvrit que l’immense Elizabeth Taylor était elle
aussi passée par là, et elle inscrivit en rouge dans la marge comme un
professeur corrige une copie : « Sauf que moi on ne m’a jamais ligaturé
les trompes ni tripoté les hémorroïdes mon chéri ».

Ferdinand se rassure que plus personne n’éprouve dorénavant de


besoin obligatoire de lui. À part Caroline bien sûr. Dont partageant
l’obligation qu’elle a de lui en rend au contraire le besoin affectueusement
nécessaire et délicieux. Réduire sa vie à l'essentiel, voilà ce que veut
désormais Ferdinand. Caroline figure en tête de son essentiel.

Elle s’était engueulée avec la copine d’Anne-Marie en Guadeloupe et


avait juré qu’elle ne partirait plus jamais à l’aveuglette avec une personne
dont on ignore le narcissisme endémique quotidien. S’était également
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montré calamiteux en villégiature pseudo-paradisiaque de partager du


vide avec des personnes qui en débordent — au bout de six jours Anne-
Marie était en crue. Depuis elles se voyaient moins souvent. Ferdinand
avait eu du bol d’être tombé sur une Marie-Fleur somme toute
globalement supportable, exception faite du hard-rock ; il le reconnaissait
volontiers.

Maintenant les Durand font ensemble et seulement tous les deux des
croisières à bord de paquebots haut de gamme au nombre de passagers
limité. Sans trop se mélanger à eux et en boudant les soirées habillées du
Capitaine. En alternance sur des mers tropicales asiatiques ou vers des
contrées antarctiques ou boréales.

Margaux et Victor reçoivent chacun une orange à Noël.

Caroline et Ferdinand ont exigé l’un de l’autre de mourir le premier


des deux « Rien que pour t’emmerder ». Ni l’un ni l’autre n’ayant accepté
de souscrire à pareille injonction, « Pareille élucubration tu veux dire, ça
va pas la tête ! » s’emporta violemment Caroline, il fut décidé et
mutuellement entériné que “toute chose désormais suivît son cours.”
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remerciements, pour inspiration, assistance et emprunts

Isabelle Adjani – Samuel Beckett – Nicole Bernard-Villa – Marie-Christine


Bodeux – Richard Burton – Albert Camus – Louis-Ferdinand Céline – Jean-
Louis Cianni – Coluche – Joël Dicker – Marc Dugain – Marguerite Duras – Elena
Ferrante – Francis Scott Fitzgerald – Maria Gennen – Homère – Ghislaine de la
Hunaudaye – Ernest Lehman – Primo Levi – Sàndor Màrai – Edward Meeks –
Sébastien Miguel – Céline Minard – Jacqueline Monsigny – Annick Munoz –
Joyce Carol Oates – Jean d'Ormesson – Fernando Pessoa – Marcel Proust –
Renaud – Carlos Reygadas – Marilynne Robinson – Pierre Sansot – Nicolas de
Staël – Olivier Steiner – Jón Kalman Stefánsson – Sylvia Volnay

notes pages 72 :

- les clés USB 3G n’ont été commercialisées qu’un peu plus tard
- de même que ne furent accessibles les premières vidéos sur YouTube

Les lecteurs voudront bien pardonner à l’auteur ses impardonnables prises de libertés,
mais qui l’arrangeaient bien.

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