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RIVER MOVIE
c’est l’histoire d’un mec qui veut pas rentrer chez lui
roman
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Des emprunts et citations figurent en Bookman Old Style italique dans le corps du texte.
Le jeu consiste à les attribuer à leurs auteurs dont les noms figurent en fin du livre.
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Elle est aussi blonde qu’il est rouquin, sa crinière de méduse lui
descend jusqu’aux épaules. Il porte le cheveu rare en épis et les sourcils
épais, des taches de rousseur criblent sa peau blanchâtre, rosâtre, c’est
difficile à dire. Elle est aussi osseuse filiforme qu’il est épais graisseux,
pourvue de jambes interminables et pommettes saillantes. Il a les yeux
petits ronds rapprochés, mais la bouche large fine étirée.
— Tu es commune à pleurer, tu sens la sueur, tu as un regard de veau,
des seins de limande et la fesse flasque.
— Et un raton laveur. C’est tout, tu ne vois rien d’autre ?
— Et la chatte avachie, trois poils rêches sur un bout de mou.
— Soulève tes plis du bide, si en voyant ta bite quart de queue tu peux
te retenir d’éclater de rire ou de fondre en larmes tu es fortiche.
— Tu me dégoûtes, tu ferais débander un légionnaire.
— On parie ?
Dans sa cage en pagode devant la fenêtre, un mainate les observe sur
son perchoir, ouvre le bec, hésite à s’exprimer.
— Aaaariiie… piaille-t-il enfin.
Cela ne dépend pas, cela est. Cela est comme ça. Leur vie est comme
ça depuis dix ans. Depuis que s’était envolé leur petit ange l’avant-veille
de son quatrième anniversaire, et qu’aucun de ses deux parents n’avait
pardonné à l’autre de n’avoir su enrayer la tragédie.
Leur vie comme ça s’entrecoupe néanmoins d’accalmies de durées
variables. Car éprouvant toujours l’un pour l’autre un sentiment que le
chagrin et la rancune rendirent fatal, figés sclérosés en un état émotionnel
à l’exact contraire de l’indifférence, il ne leur reste que se détester.
Par une fin d’après-midi de mars, il y aura bientôt trente ans, Ferdinand
Durand eut une peur bleue en avion.
Il revenait épuisé d’un tournage de plein hiver en Bulgarie. Brisé, vidé,
laminé. Et s’était juré mordicus qu’il ne repartirait plus jamais travailler dans un
pays de l’Est. Ah ça non alors : mordicus et grand jamais. Quitte à devoir
pointer des mois au chômage.
Il n’est pourtant pas du genre assisté planqué qui abuse des royautés du
système, et l’indemnité ASSEDIC se montre très inférieure aux minimums
syndicaux de la profession. Mais ces productions trop ambitieuses pour des
budgets trop étranglés ne pouvaient voir le jour que réalisées dans des pays
aux prestations techniques et figuration abondante sous-payées, dans des
conditions humaines et matérielles désastreuses. Oui, il se sentait exténué,
éreinté, ratatiné. Tant physiquement que moralement. Physiquement parce
que pendant dix semaines il avait travaillé 6 jours sur 7 du petit matin à point
d’heure. Voire dimanche compris quand les producteurs débarquaient tout
frétillants de Paris par le vol Air France du samedi et voulaient en avoir pour
leur argent du billet en business. Visionner les rushes, découvrir les nouveaux
décors, rouspéter des retards et dîner avec Omar Sharif et Florinda Bolkan.
Les journées d’extérieurs avaient été abominables, à faire évoluer dix heures
d’affilée des bataillons de figurants transis, en haillons de déportés du goulag,
par des froids de loup dans la neige et la boue. Celles d’intérieurs
démoralisantes, à supporter des techniciens du cru — et du Parti — pleins de
bonne volonté — pas tous — mais tous dépourvus de savoir-faire, s’évertuant
à faire fonctionner dans des studios flambant neufs des matériels antédiluviens
obsolètes. Et moralement parce que lorsque les conditions météo sont
épouvantables et les moyens techniques indigents, le réalisateur désespéré
de devoir s’accommoder de tant de compromis et les acteurs ouvertement
pressés d’en finir, tout le reste de l’équipe s’empoigne en acrimonies et
hostilités, s’affronte en prises de bec et conflits, se disloque et désagrège
chaque jour un peu plus.
C’était en 1972, le pacte de Varsovie pliait encore le pays sous le joug
soviétique. Todor Jivkov et Stanko Todorov dirigeaient de main de fer le
totalitarisme radieux de la République Populaire de Bulgarie. Et la Darjavna
Sigurnost (Police Secrète d’État) n’avait pas encore inventé le coup du parapluie
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bulgare qui allait assurer sa renommée planétaire, mais épiait 24 heures sur
24 les personnels étrangers à travers les yeux, les oreilles et les intrusions
furtives d’un bataillon d’aguichantes traductrices. Zélées espionnes en jupons,
incontournables périscopes infiltrés dissimulant à peine leurs perquisitions,
elles furent très vite démasquées. Aucun membre de l’équipe ne parlait le
moindre mot de bulgare ni ne lisait le cyrillique, il était impossible de se passer
d’elles — le Politburo ne l’aurait de toute façon pas toléré. Alors les fureteuses
interprètes furetaient, interprétaient, observaient, chapardaient, aguichaient et
rapportaient. Tous ceux qui comme Ferdinand emportaient avec eux leurs
documents de travail se les firent vite fait bien fait dérober, et les retrouvèrent
le lendemain exactement là où ils étaient certains de les avoir laissés la veille.
En quoi ses listes de costumes et d’accessoires, fiches de dialogues, plan de
travail, feuilles de service — et la lettre d’adieu de Joëlle, sa dernière petite
amie — pouvaient intéresser le contre-espionnage bulgare, mystère et boule
de gomme, toujours est-il que Ferdinand aurait parié sa chapka que chaque
feuille avait été microfilmée.
Les demoiselles changeaient à tour de rôle et logeaient toutes dans les
mêmes hôtels que ces capitalistes de Français — on les leur avait annoncés
cousus d’or, la jalousie c’est bien connu stimule la curiosité. Au Grand-Hôtel-
Balkan (София Балкан Палаc) pendant les semaines de studio à Sofia, puis
durant celles d’extérieurs dans un blockhaus à balconnets peinturlurés qui
défigurait une plage de la Mer Noire. Réservé en été aux prolétaires méritants
et aux édiles moscovites, les autorités avaient en cette archi morte-saison
réouvert deux étages de l’établissement et un tiers du restaurant à l’intention
des personnels de tournage. Restreignant à peau de chagrin le chauffage
central, l’eau chaude pour la douche et les produits frais des menus. Les
missions secrètes des pétillantes mouchardes se prolongeaient fréquemment
de visites de fin de soirée dans les chambres des techniciens mâles de
l’équipe. Ferdinand avait 22 ans, montée de sève oblige il profita lui aussi
plusieurs fois de leurs services, laissant un billet de 50 levas en évidence sur
la commode, trois jours de salaire pour elles, et le constatant on ne peut plus
disparu quand elles furent reparties. La fin du tournage approchant, elles
supplièrent tour à tour chacun des hommes qu’elles savaient célibataires —
elles savaient tout de chacun : âge, compétences, état civil, inclinations
sexuelles, antécédents politiques —, les implorant de les épouser pour du
beurre. « Nous fera divorce quand nous sera dans la France, je pas demander
l’argent, pas ferai des histoires, marie-moi s’il vous plaît te supplie, seul moyen
que je fous le camp la Boulgaria de merde ». Elles étaient de gentilles filles,
leur détresse faisait pitié. Beaucoup — tous ? — avaient profité de leurs
commodités mais pas un seul n’osa s’aventurer dans leur stratagème
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migratoire. Ferdinand hésita à venir en aide à l’une d’elles, Vasilka, avec qui il
n’avait pas couché, elle était la seule qui ne couchait pas, mais qui l’émouvait
parce qu’elle avait la voix douce, les yeux tristes et ne couchait pas. Il craignit
au dernier moment les complications administratives et s’en tint à lui laisser le
paquet de levas de défraiement qui lui restait, dix jours de salaire pour elle.
Les vils capitalistes cousus d’or abandonnèrent les malheureuses soldates
devant les portes Заминавания (départs) de l’Aéroport International de Sofia
(Летище София). Les délaissèrent sans remords aux bons soins du marxisme
léniniste chatoyant de leur Démocratie Populaire Nationale (национална народна
демокрация), soumises aux ordres et servitudes des camarades petits chefs de
la Darjavna Sigurnost et aux missions patriotiques d’utilité publique à 50 levas.
Tous les chauffeurs de production portaient au revers de la veste l’insigne
marteau et faucille jaunes sur fond rouge du parti unique obligatoire BKP
(Bǎlgarska Komunističeska Partija) et tous affirmaient ne pas comprendre le
Français. Mais aucun membre de l’équipe, lors des trajets quotidiens du lieu
de tournage à l’hôtel en limousines Gaz-Volga M24 qui empestaient l’essence
et le tabac froid, ne se serait risqué à railler en leur présence le régime, émettre
quelques doléances ou critiquer le personnel des studios. L’un d’eux, jeune
blondinet au sourire angélique, quand il apercevait un chat traverser la route
dans le faisceau de ses phares enfonçait l’accélérateur et donnait un coup de
volant en l’espoir d’écrabouiller l’animal. Il y réussissait une fois sur deux. Les
maquilleuses se récriaient et l’agonissaient d’injures. Le chérubin semblait ne
pas les entendre et poursuivait sa route en s’éclatant sur le nez les bulles de
chewing-gum à la chlorophylle qu’elles lui avaient offert.
Sharif s’ennuyait à cent levas de l’heure, les meilleurs joueurs de bridge
locaux lui arrivaient à la cheville et Florinda Bolkan était lesbienne. Ferdinand
en revanche l’amusait : il était le plus jeune membre de l’équipe et débordait
de fougue et d’enthousiasme cinématographique. « En rentrant à Paris je
t’adopterai » voulut le gratifier le bel Égyptien. « Mais j’ai déjà des parents ! »
se récria le jeune homme, et Omar par la suite lui battit froid.
Durant le vol de retour, un violent orage au-dessus des Carpates secoua
à le briser l’Antonov-24 de la Balkan Airlines (appareil et compagnie n’étaient
pas exempts de crashs). Un vertigineux trou d’air envoya soudain gobelets et
sandwichs valser au plafond. Une jeune maman paniqua, et serrant à l’étouffer
son bébé dans ses bras ils se mirent à l’unisson à hurler de terreur. À part le
fou rire et la haine rien n’est plus contagieux que la panique. Pendant deux
heures interminables jusqu’à l’atterrissage à Orly, la cabine tout entière ne fut
plus qu’irrépressibles angoisses et sueurs froides à glacer le sang.
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Il avait beau s’être juré mordicus au grand jamais, et lui aussi avait eu
sacrément la trouille dans l’avion, neuf jours plus tard Ferdinand débarquait à
l’aéroport Ferenc-Liszt de Budapest. Engagé pour dix-huit semaines sur une
grosse coproduction internationale, “Barbe-Bleue”, au casting de stars :
Richard Burton, Raquel Welch, Virna Lisi, Nathalie Delon, Agostina Belli et
autres têtes d’affiches allemandes, françaises, américaines et italiennes.
Metteur en scène Edward Dmytryk. Souvent quelque peu condescendant vis-
à-vis des réalisateurs de l’establishment, Ferdinand se faisait du bonhomme
l’image d’un vieux routier des films noirs des années quarante, mais dont il
avait cependant bien aimé “L’homme aux colts d’or” (1959) et “Ouragan sur le
Caine” (1954). Les fiches encyclopédiques de sa déjà volumineuse bibliothèque
cinéma lui apprirent qu’il fut d’abord coursier à la Paramount, puis chef
monteur. Figura parmi les objecteurs insoumis des “Hollywood Ten” et fut
emprisonné six mois pendant la chasse aux sorcières du maccarthysme. Ce
n’était que son troisième contrat après ses stages réglementaires, le scénario
ne présumait guère d’un chef-d’œuvre à venir, mais se retrouver parachuté
second assistant d’un réalisateur certes pépère hollywoodien quoique self-
made-man et rebelle, Ferdinand n’aurait pour rien au monde laissé passer une
telle aubaine.
Apprenti cinéaste, cinéphile érudit et cinéphage assidu, il avait vu bon
nombre de films hongrois à la cinémathèque, de Alexandre Korda à Miklos
Jancso, mais jamais aucun d’un cinéaste bulgare. Il jugea d’emblée que le
peuple magyar, son cinéma, son histoire, sa culture et Attila, surpassaient de
très loin ceux des Sklavènes russophiles balkaniques, les popes orthodoxes
et Sylvie Vartan. Son homologue second assistant hongrois revendiquait haut
et fort sa singularité patriotique : « Hungarians are not fucking Slavs you know ;
nor Turks, Latins or Germans, we only descend from the Huns and will never
be enslaved ». Si seize années après l’insurrection de novembre 1956 (Os-
Forradalom en Hongrois) — il avait sept ans et Caroline six mois — les impacts
des balles soviétiques demeuraient non rebouchés sur les façades de la
plupart des bâtiments de Pest (la ville basse), telle une acné purulente
indélébile, c’était pour continuer de dire merde à Brejnev et afin que le monde
entier n’oublie jamais le martyr de la ville et ses 2500 morts.
Le Danube sépare en deux la métropole. À l’ouest Buda, la vieille ville,
qui s’étend sur la colline du château jusqu'au pied du mont Gellért, y résident
les artistes et les contestataires. Et Pest à l’est, la moderne, la plate, où sont
les affaires, la politique et les grands boulevards. Comme la Seine sépare à
Paris les conservateurs de la rive droite et les fout-la-merde de la gauche.
Un film international au budget adéquat, un peuple fier, une ville riche
d’histoire, de l’eau chaude aux robinets, une nourriture excellente et copieuse,
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Tel était en tout cas le jugement que portait Richard Burton sur le peuple
magyar : triste, désabusé, renfrogné. Il était convaincu que sa mélancolie était
atavique, très antérieure aux souffrances et humiliations de l’Os-Forradalom
de 1956. Lors de chacune des soirées durant lesquelles il convoqua Ferdinand
en sa suite présidentielle avec terrasse, piscine et jardin d’hiver au dernier
étage de l’Intercontinental, il réaffirma cette sentence en dissertant sur
l’histoire du communisme dont les turbulences le passionnaient. Par cinq fois
la star mondiale avait envoyé Gaston, le chauffeur français de sa Rolls,
chercher jusqu’à point d’heure le jeune homme anonyme en son meublé de
Buda. L’annonce de la mort brutale de son frère Ifor tant aimé vénéré venait
de précipiter Burton dans un accablement extrême. Laminé de chagrin, sa
femme idolâtrée Elizabeth Taylor retournée à Los Angeles, le monstre sacré
se sentait désespérément seul et avait besoin d’une oreille écoutante. À l‘instar
de Sharif en Bulgarie, il trouvait attachant ce frais et fringant second assistant
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Il trouva plusieurs jours après son retour, glissée dans son scénario de
“Barbe-Bleue” à la séquence où le chat teigneux de Von Sepper se jette sur
Greta (Karin Schubert) et la griffe à l’épaule, la carte postale la plus courue de
Budapest : le Pont-de-la-Chaîne et le Parlement vus en enfilade sur le Danube
depuis les hauteurs de Buda. Derrière était écrit « Non dimenticare mai
Budapest » et la transcription en hongrois « Soha ne felejtsd el Budapestet
szerelmem » (N’oublie jamais Budapest mon amour).
Maintenant, quand on lui demande ce qui l’a poussé à suivre cette filière
cinématographique — ce sont le plus souvent des jeunes gens que le métier
fait rêver — Ferdinand fanfaronne répéter que « Depuis la première fois où on
m’emmena voir un film, c’était “Salomon et la Reine de Saba” (King Vidor - 1959),
avec Yul Brynner et Gina Lollobrigida, j’avais neuf ans, je n’ai cessé de vouloir
être dans le cinéma ou rien ; comme rien était déjà pris j’ai fait cinéma. »
Bien que la formule résonne toute faite elle n’est point dépourvue de
vérité. Car bravant par la suite l’interdiction parentale — à défaut de l’élever
père et mère savaient interdire — il dépensait tout l’argent de poche que lui
refilait en cachette sa Mémé-chérie en séances de l’après-midi à l’Exelsior ou
l’Alhambra de sa sous-préfecture tranquille et proprette. Acteurs célèbres et
starlettes peu vêtues le laissaient de marbre, c’était la mise en scène qui
l’attirait. Et il faisait rejouer à ses soldats de plomb en plastique, dans des
décors de son jeu de construction en bois, les séquences en cinémascope et
technicolor qui l’avaient émerveillé sur l’écran. Péplums et films moyenâgeux
de préférence, westerns, romances et policiers le barbaient. Ou bien il leur
inventait de nouvelles aventures. Concevait, choisissait, dirigeait. Imaginait
des mondes merveilleux, événements fantastiques et personnages épiques.
Exigeait des moyens de tournage hollywoodiens au service de ses mises en
scène pharaoniques. Travelling d’un kilomètre sur mille cavaliers cosaques à
la charge sabre au clair ; déferlantes artificielles en studio emportant par-
dessus bord des matelots et le mousse ; cascade d’hémoglobine
ensanglantant les méchants ; orchestre symphonique, regards mouillés et
trémolos pour le baiser final consacrant les gentils. Sorti des poncifs de
l’enfance, sa vision romanesque par la suite heureusement s’assagit.
Son premier contact avec les gens de cinéma, comme on dit des enfants
de la balle, eut lieu durant l’été 66. Il avait 17 ans et ses parents s'affrontant
"grave" pour motif d'infidélités maternelles graves, et sa Mémé-chérie pleurant
du soir au matin sur les décombres du cataclysme, personne ne s’était inquiété
outre mesure qu’il partît avec Chantal, son amoureuse de l'époque, guitare en
bandoulière et carnet de chansons en colère. « Débrouille-toi pour ne pas lui
faire un enfant » s’était seulement préoccupé son père. Une amie de Chantal
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Son objectif avait beau être la mise en scène, Ferdinand ne réalisa jamais
par lui-même un seul film, pas même un court-métrage. Son imagination était
prolifique et fantasque, son monde intérieur foisonnait de richesses et
débordait d’impatiences, mais il excluait qu’une fibre artistique suffisamment
affirmée lui permît de les transmettre et de les faire partager. Il resta assistant
réalisateur dix années durant. Pendant lesquelles il se satisfit de ce rôle de
l’ombre, n’éprouvant que déconvenue modérée de n’avoir évolué créateur
inspiré admiré. Il entrevit de temps à autre qu’il en fût cependant capable, mais
invoqua des hasards et circonstances ayant fait obstacle à ce qu’il le devint.
Caroline le soupçonnant à son tour de capacités récusées, elle l’avait un
moment poussé ; puis mesurant ses limites de confiance en lui et d’espérance,
elle avait renoncé. D’abord second assistant, puis premier, il s’était rapidement
forgé la réputation d’être parmi les meilleurs de la place à ce poste. Voire LE
meilleur. Et travaillait très au-dessus du tarif syndical sur des productions à
gros budgets. Il assista de grands cinéastes (Losey, Malle, Altman, Resnais),
d’autres moins grands, et quelques presque mauvais lorsque ne se présentait
nulle autre proposition et que rester inactif lui était insupportable. Ferdinand ne
retint des films auxquels il participa que la fierté d’avoir été de celui-ci ou
s’empressa d’oublier celui-là. Et puis, par un concours de circonstances
inattendues — les concours de circonstances sont rarement élaborés, on les
appellerait sinon plans de carrière — il se retrouva passer de la réalisation à
la production. Après avoir pendant dix ans repéré des décors, supervisé des
castings, fait évoluer des armées de figurants, consolé des crises de nerfs de
jeunes premières, encaissé des caprices de vedettes et coups de sang des
producteurs, il gère désormais des budgets aux montants parfois faramineux,
arbitre les exigences de la mise en scène, dirige un escadron d’adjoints,
coordonne avec eux les conditions de tournage et la vie pratique d’une équipe
de 200 personnes. Cela s’appelle “directeur de production”. Dans les films
d’avant-guerre la fonction donnait droit à un carton solo dans le générique
début, le nom du dir-prod est dorénavant écrit tout petit au milieu d’une
interminable liste de participants divers dans les déroulants de fin.
Échec non, n’ayant rien tenté il n’a par conséquent rien échoué. D’autant
plus qu’il estime avoir brillamment mené sa carrière professionnelle et réussi
sa vie personnelle. À défaut d’avoir dirigé baisers et trémolos des gentils et
zigouillé les méchants de ses élucubrations enfantines, il se flatte d’avoir fait
la vie belle à sa famille et ses enfants. Certes il était peu présent et Caroline a
fait le plus gros du boulot, il porte néanmoins très profondément ancré en lui
le sentiment paternel de les avoir de ses propres mains mis au monde.
* * *
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Ils ont de l’argent, la femme de ménage vient tous les matins retaper
les chambres, nettoyer la cuisine, remplir et lancer le lave-vaisselle (ils
partagent la machine), alterner les lessives (ils ont chacun la sienne) et les
repassages (fer commun). Quitte à se déchirer, autant que ce soit au
propre, dans du nettoyé et du sans pli, avec les lits faits, la cuisine en ordre
et le linge rangé. Ils salissent peu, l’aspirateur suffit une fois par semaine.
Ne s’envoient point les assiettes à la gueule, ce serait trivial, et ils
respectent la nourriture. Ils ont aussi chacun leur salle de bains, baignoire
en fonte émaillée pour monsieur, douche à l’italienne pour madame.
L’appartement ne disposait à l’origine que d’une seule salle d’eau, c’est
la chambre du petit ange qui devint la seconde. Chacun ne voulut
conserver de l’enfant que ses propres albums de photos. Et se voua à
jamais une rancœur infinie dévorée de fiel intarissable.
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Puis s’arrache du lit comme une bête, comme une brute, comme pour
assassiner. S’enfuit dans sa chambre et tire le verrou. Se blottit dans son
cocon de nuisette coton et de couette matelassée. Et pleure de toute son
âme et de tout son corps sans une larme sans un sanglot.
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Marie-Fleur
et
Mary-Lou
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Chanel à Moscou !!!), un ours de Sibérie pour Marion (elle collectionne les
peluches), et un tee-shirt “мне нравится Россия” sur fond blanc-bleu-rouge
pour Sébastien, cela veut dire “j’aime la Russie” paraît-il, ses copains de lycée
n’iront pas vérifier.
Elle a quitté une heure plus tôt le ministère afin de préparer son repas de
fête. Comme elle ne trouvait pas d’idée nouvelle et se sait médiocre cuisinière
elle a suivi la recette “Un dîner aux chandelles” sur une page arrachée au
Marie-Claire de sa secrétaire. Elle a dressé la table avec leurs antiques
cadeaux de mariage : nappe blanche brodée Turpault, couverts Christofle et
verres Baccarat ; si elle ne sort pas pour ces occasions-là tous ces bidules
insortables quand les sortirait-elle. Elle a mis un Ruinart et un sauternes au
frais, et carafé un madiran que recommande la recette. A pourvu de bougies
neuves les photophores et éparpillé des pétales de verre opalin entre les
assiettes. Caroline adore ces gouttelettes joyeuses « Cela fait cailloux Petit
Poucet retrouvant son foyer » tient-elle tête à Marion qui en conteste l’utilité
« Plus ringardos-craignos tu meurs Maman » ; elle est coutumière également
des formules lyriques à trois sous, autant que l’est sa fille de tout critiquer. La
petite est rentrée du collège à la même heure que son frère du lycée. Ils sont
censés avoir terminé leurs devoirs avant qu’arrive leur père mais commencent
comme à l’accoutumée par traînasser devant leurs écrans. C’est fête ce soir,
Caroline se retient de les houspiller. Elle a acheté un bouquet de tulipes
blanches chez la fleuriste d’en bas ; pour elle, Ferdinand est peu sensible aux
décorations florales. Et des dessous neufs un peu luxe, blancs aussi, en coton
fin, auxquels Ferdinand se montrera très sensible et les lui retirera. Ainsi
qu’une petite robe toute jolie toute simple chez agnès b.
De Ferdinand, Caroline dirait qu’il est parfois difficile de savoir ce qui lui
passe par la tête. Bipolaire serait très exagéré, léger cyclothymique convient
davantage. Et secret, taiseux, hermétique, sachant refermer à triple tour sa
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coquille. Il n’y a que lors des rapports amoureux qu’elle le sent se fondre
complètement en elle et lui appartenir. Pas de façon possessive, il y a
longtemps qu’elle a renoncé à toute prétention propriétaire, mais ne former
dans les bras l’un de l’autre qu’un seul être unique uni tous deux ensemble.
Elle eut un nombre raisonnable d’amants avant lui, mais aucun, que la liaison
fût éphémère ou dura quelque temps, ne lui fit éprouver de ravissement et de
bonheur comparables. Leur union dure depuis 19 ans de confiance et d’amour,
sans une once d’usure. Ils ont réalisé tant de belles choses en duo. Mis au
monde et élevés deux beaux enfants, choisi leurs lieux de vie, les ont vécus
en lieux de vie belle, réussi une famille ordinaire et comblée. Bien malin qui
saurait dire si les longues séparations qu’imposent à Ferdinand ses tournages
répétés menacent la pérennité du couple, ou au contraire participent à son
équilibre et sa continuité.
Rien ne détourne mieux d’attendre que de se souvenir. Caroline se
rappelle combien ils s’étaient d’abord déplu lorsqu’ils montèrent ensemble 12
étages d’ascenseur — ainsi qu’il est de bon ton qu’un homme et une femme
restent sur leur garde dans un ascenseur. Quand il l’avait invitée à manger des
crêpes, elle si perpétuellement en retard était arrivée en avance ; il sortait de
sa douche en peignoir éponge, des moutons de shampoing encore accrochés
dans les cheveux.
Son portable grésille annonçant un message. « C’est pas trop tôt, s’agace
Caroline, quand même il exagère. »
Je suis depuis des plombes dans une réunion fleuve avec tout le
staff en branle-bas. C’est tombé tout d’un coup, n’ai pas pu te
prévenir plus tôt, désolé. Ne pourrai pas rentrer ce soir. Désolé. Je
ne peux pas te parler longtemps. T’en dirai plus dès que je saurai.
Je t’aime.
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Un jeu de clés reste toujours en secours chez les Garrigou. Ils habitent
un pavillon Phénix à l’orée du village, avec carport pour une voiture, enclos
grillagé pour six volailles et clapier béton pour trois lapins (ils ont zéro enfant).
Le couple travaille en Emploi Service pour les Durand depuis qu’ils ont acquis
la maison. Lui s’occupe des extérieurs, entretient les arbustes, les pelouses et
la piscine ; elle, de l’intérieur, ménage et lessives. Ils sont très surpris de
découvrir Ferdinand sonner si tard à leur porte, il est onze heures passées.
« Dans une voiture d’un rouge qu’on a cru les pompiers et qu’on allait bientôt
s’coucher ». Et tout seul. Caroline, elle, vient souvent sans lui pendant les
vacances scolaires, avec les enfants et de la famille ou des amis. Elle prévient
Yvette ou Jojo la veille en général (ils s’appellent tous par leurs prénoms). En
hiver pour qu’ils allument le chauffage, en été pour qu’ils ouvrent les volets et
aèrent les chambres, et elle a son trousseau perso évidemment. Mais lui, c’est
la première fois qu’ils le voient se pointer à l’improviste, sans prévenir et sans
clés. « Ce serait-il de l’eau dans l’gaz chez les Parisiens ? » suppute
Ferdinand cogiter les Garrigou. Il pourrait les rassurer, plaisanter que si
Caroline est haut fonctionnaire au Quai d’Orsay et que lui fait son cinéma à
l’étranger il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’ils finissent un jour ou l’autre par
se rater. Mais il s’amuse de laisser les Garrigou cogiter sur les Durand. Il n’a
pas du tout pensé à leur téléphoner. C’est ballot, depuis cinq heures qu’il a pris
sa décision d’aller jusqu’au bout et qu’il arrive enfin ici, les radiateurs auraient
eu le temps de réchauffer un peu les pièces. Jusqu’au bout de quoi ? ce ne
peut être ici le bout. Ce serait un trop petit bout. Un bout trop familier, trop
partagé. Mais on oublie les choses essentielles lorsqu’on a l’esprit chambardé,
Ferdinand était trop abasourdi par le forfait qu’il allait commettre : ne pas
rentrer chez lui.
Ferdinand veut que soit très bavard son laïus. Pour être cru il faut
accumuler les détails, c’est le b.a.-ba de la supercherie, même les menteurs
amateurs ou débutants savent très bien cela. Et Caroline a beau ne pas être
de celles à qui il faut offrir un cadeau pour faire passer la pilule, un week-end
en amoureux dans un hôtel cosy luxe lui fera plaisir. Ce n’est pas la première
fois qu’il annule un projet à tous les deux ou familial. Mais les fois précédentes
ce fut pour motifs professionnels incontestables, tandis qu’aujourd’hui il fraude,
il ment, il affabule. Seule est vraie la “prime sympathique”, alors entre une
semaine à la neige chez les Synelle avec leurs mouflets gueulards mal élevés
et un week-end en amoureux, finalement y’a pas photo.
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vendredi 13
Ferdinand calcule que pour être à nouveau crédible il devra envoyer son
prochain message vers 14 h 00 / 14 h 30, ce qui paraîtra alors à Caroline être
en fin de journée à Novosibirsk.
La pulsion qui l’a saisi hier n’a cessé depuis de le harceler. En même
temps que l’ébranle une gêne diffuse, un remords, une petite honte de
perpétrer le contraire de ce que tous attendent de lui, tous ceux qu’il aime c’est-
à-dire. Il se sent gagné par l’exaltation délicieuse de délictueusement déserter
son foyer. Comme une aventure adultérine, fautive et béate. Il serait bien en
peine d’expliquer par quel processus énigmatique il s’est engagé dans une
telle impasse affective. Afin de se croire redevenu homme libre ? sans femme
ni enfant c’est-à-dire… Il s’en souvient très bien maintenant : dès qu’il s’est
sauvé du taxi il n’a pas une seule seconde envisagé de rejoindre Meudon. Il a
juste triché son retour en sachant déjà qu’il irait “jusqu’au bout”. Jusqu’à cet
énorme tout petit bout d’être là. Assis seul devant le feu. Enfoncé dans le
fauteuil de Caroline. Après lui avoir raconté des bobards et que tous le croient
resté en Sibérie mettre de l’ordre dans des désordres. Tous, c’est-à-dire
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surtout Caroline. Néanmoins une fierté bravache l’irradie d’avoir osé le faire.
PARTIR. Ou plus exactement osé ne pas rentrer. La crise lui est tombée
dessus d’un seul coup, comme le hoquet, le cafard ou un arrêt cardiaque. Voilà
tout… Un instinct de survie a détourné sa raison et abattu ses garde-fous.
Balayé ses scrupules, saboté ses commandes. Il a beau essayer de
rassembler indices et prétextes il n’entrevoit aucun argument pour justifier sa
fuite… Il a fui. Point final… Sa défection lui paraît insensée. Et si l’insensé n’est
pas rentré chez lui, l’insensé va devoir maintenant demeurer parti… Ferdinand
n’est pas rentré. Ferdinand Durand s’est envolé… Oui, point final et voilà tout.
D’ailleurs il l’a dit à l’oiseau qui, il en jurerait, l’a cru dur comme fer. Autant
que Caroline a gobé ses mensonges. Il jurerait aussi que si elle prenait la
mesure du chaos qui sévit en son cœur et son esprit elle lui conseillerait de
foncer au plus vite “aller voir quelqu’un” comme elle dit ; car dès que le
comportement d’autrui la perturbe Caroline pense psy, analyse et thérapie.
« Compte là-dessus ! s’emporte Ferdinand, tes psys sont comme les putes :
soupapes à couilles les putes, vidangeurs à chaos tes psys ». Elle serait
surtout complètement dépitée de l’entendre divaguer ainsi ses délires.
Stupéfaite et atterrée de découvrir un autre homme caché sous son mari. Un
type insoupçonné. Un inconnu, un avatar. Un zombi auquel elle non plus ne
comprend rien car elle est intelligente. Se désole alors Ferdinand d’une
profonde tristesse. Rendre triste la femme qu’il aime le bouleverse et contrarie
son euphorie. Pile c’est la joie clandestine, face le repentir piteux ; il lance la
pièce en l’air et… et elle retombe sur la tranche ; si si, parfaitement, sur la
tranche. Elle croira mon mensonge, croit Ferdinand, sinon on n’en sort pas.
incartade. Une audace folle. Et belle. Fatale comme l’amour, risquée comme
un amour, précieuse comme Caroline.
Il retape à la va-vite le lit, arrose les braises dans la cheminée, coupe le
chauffage, ferme les volets et jette en partant les clés dans la boîte à lettres
des Garrigou.
Lorsqu’il arrive au port la nuit ne tardera pas à tomber, il n’avait pas évalué
aussi long le trajet de Lomagne jusqu’à Homps.
La base nautique de la Compagnie se situe à Homps, Aude, 600
habitants. Ferdinand n’avait jamais entendu prononcer, éternuer, le nom de
cette bourgade occitane, à mi-chemin entre Carcassonne et Narbonne. La
capitainerie et le bureau de location sont fermés, le quai déserté, les bateaux
serrés bord à bord immobiles endormis. Pas âme qui vive. Pas même un chat
pas même un merle. Seulement le clapotis de l’eau qui miroite aux derniers
orangés. Il est vrai que le canal vient juste d’être remis en service et il n’est
pas loin de 20 heures, il ne faudrait tout de même pas demander la lune aux
autochtones hompsois, tatataaa.
Samedi 14 - dimanche 15
— C’est pas la mer à boire, mais prévoyez quand même une petite
séance de formation avant que je vous lâche. Alors à tout à l’heure.
Ferdinand revient pile-poil une heure plus tard. Le bateau est prêt.
L’employée lui offre le Guide Fluvial du Canal du Midi où sont décrits les
signaux et règles de base de navigation, puis l’initie au pilotage depuis les
commandes extérieures sur le roof. Elles sont assez simples sur ces
barcasses sans permis. Sans se montrer d’emblée aguerri à la manœuvre,
Ferdinand n’est pas non plus le dernier des manchots. Le plus délicat étant de
conserver une trajectoire rectiligne. Avec sa coque à fond plat sans quille ni
dérive le rafiot se révèle capricieux. On doit en permanence anticiper ses
déviations par de légers coups de barre en tenant compte de l’inertie. Une
seconde de retard à réagir et la pénichette fiche le camp droit vers les rives,
quand ce n’est pas dans la rive, et il faut un temps fou pour la redresser.
— C’est juste un coup à prendre. Si vous cognez un brin dans les roseaux
ça nous fera pas le naufrage du Titanic, mais si on peut éviter c’est pas plus
mal non plus.
— Oui, je me vois mal naviguer en zigzag pendant 90 kilomètres.
— Vous verrez, on s’habitue vite. Du coup vous ferez vous-même la démo
à votre dame.
— Il n’y a pas de dame, je suis tout seul.
— Ah mais là pas question, vous ne m’avez pas dit ça !… On ne loue
que pour deux minimum, c’est obligatoire aux écluses et ce serait trop la casse
assurée avec un passager tout seul.
— Alors on fait comment ?
— C’est vous qui voyez. Mais moi je vous ai dit : on ne loue pas à une
personne seule à bord.
Ferdinand reste un instant déconcerté. Il ne lui était pas venu à l’idée
qu’existait cet impératif, qui réflexion faite n’est pas dénué de fondement.
— Vous n’avez pas d’autres clients comme moi ? Qui voudraient faire la
croisière mais n’ont personne avec qui embarquer ?
— Si, ça arrive, et on leur dit non.
— Certains ne vous auraient pas laissé leurs coordonnées ? Au cas où
quelqu’un dans le même cas qu’eux rechercherait un équipier ?
— Oui j’en ai deux de notés dans le registre. Mais ça date de l’été dernier,
du coup c’est pas gagné qu’ils soient partants à la minute pour une balade
début avril.
— Allez regarder, on ne sait jamais.
Deux noms sont inscrits. Un homme et une femme. Ferdinand exclut
absolument de cohabiter quatre jours enfermés dans dix mètres carrés avec
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avec Novosibirsk il appelle à 13 h 00. À nouveau la chance est avec lui, elle
est sur répondeur. Il bredouille un message un peu plus circonstancié,
affectueux et désolé. Prétexte que les discussions s’enveniment entre les
avocats Américains et leurs homologues russes, que ça s’engueule à tout
propos à tour de bras. Ce qui l’embête bien, tu penses, évidemment ma douce,
mais il ne pourra pas la rappeler avant demain, au mieux demain, sinon il se
débrouillera pour trouver le temps de lui envoyer un SMS.
Carcassonne est à une demi-heure de Homps. Ferdinand n’y est plus
retourné depuis une journée pluvieuse où les enfants boudaient la piscine.
Caroline ne connaissant pas la “Cité”, ils s’étaient enfilé cinq heures de voiture
aller-retour pour partir en excursion la découvrir en famille. Revisiter
aujourd’hui le château des Trencavel et cheminer au pied des remparts lui
occupera l’après-midi.
Le château de Montségur est plus éloigné, dans les 120 kilomètres, il ira
demain. Cela lui occupera demain. Et lui rappellera hier.
Tant pour sa vie privée, celle avec Caroline c’est-à-dire, que lors de ses
décisions professionnelles, Ferdinand fait en sorte que ses décisions soient
connues de tous, programmées et exécutées. Tel un soliste qui connaît sur le
bout des doigts sa musique mais garde néanmoins ouverte devant lui la
partition. Il n’y a aucune raison à ce que mentir à sa femme échappe au
processus, invoquer la mafia russe fera vrai tant le cliché sonne folklorique.
Elle croira à nouveau ce qu’il lui raconte, et plutôt que de vouer une haine
implacable à ce malheureux Tolstoï qui n’en peut mais, elle exécrera ces sales
types Bratva-boys autant que les putes poupées russes. « Mais ne me prends
pas pour Pénélope » l’entend cependant Ferdinand commencer se regimber,
ou hésiter prendre à la lettre chacune de ses menteries. « Tu dois me croire
mon amour. Je te conjure de croire à mon mensonge. Ma vérité n’a pour
l’heure d’autre échappatoire » l’implore-t-il par texto télépathique.
Durant la nuit Ferdinand rêve qu’il présente Caroline à son père, lui qui
ne rêve jamais de cet homme lointain ; et se souvient au matin de son rêve, lui
qui ne se souvient jamais de ses rêves.
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Marie-Fleur — c’est le prénom qui figure sur son acte de naissance mais
tout le monde l’appelle Fleur — se satisfait le plus souvent des petites choses
qui lui arrivent autant que des grandes qui ne lui arrivent pas. C’est là un
caractère essentiel de sa personnalité. Se réjouit des événements agréables,
s’accommode des petits emmerdements, pleure des rivières face aux plus
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gros ; puis, qu’ils appartiennent à l’une ou l’autre catégorie, passe très vite à
autre chose. « C’est parce que t’es née coiffée, t’as jamais eu à en subir de
vraiment gros, regarde-moi ce boxon ! » la sermonne Maïté tandis qu’elles
s’évertuent à remettre en état leur outil de travail, après que des fripouilles ont
flanqué la boutique sens dessus dessous pendant la nuit.
— Qu’est-ce qu’ils comptent faire de centaines de slips en dentelle ces
trous du cul ? Les revendre à la sauvette sur les marchés où il n’y a même pas
de cabine d’essayage ?
— Ou seulement les offrir à leurs copines.
— Alors là pardon, c’est qu’ils en ont un sacré harem de copines, les voilà
culottées sexy à perpète les nanas.
— T’as raison. On risque plus d’en voir une seule venir acheter au
magasin pendant au moins dix ans.
Elles éclatent en chœur d’un fou rire nerveux, tonitruant incoercible,
contrecoup post-traumatique du pillage saccage qui en principe n’arrive qu’aux
autres. « Cambrioler un magasin de lingerie, tu parles d’un plan foireux, faut-y
que ces minables aient rien d’autre à s’mettre sous la pince-monseigneur !… »
En début d’après-midi elles ont à peu près terminé de réinstaller les
rayonnages et rafistoler les présentoirs, les malfaisants n’ont pas touché à la
vitrine. Elles avancent un chiffre approximatif face à leur premier inventaire
provisoire. Estiment que le préjudice, assurément bien regrettable, s’avère
moins catastrophique cependant qu’elles ne l’ont d’abord redouté ce matin en
découvrant le carnage, d’autant plus que stock et magasin sont bien assurés.
La journée étant de toute façon foutue pour le commerce, elles ferment le volet
grille (il est intact, les voyous sont entrés par-derrière), traversent la place bras
dessus bras dessous comme deux fofolles, s’assoient en terrasse du Café-de-
la-Paix où elles ont leurs habitudes et restent jusqu’à la tombée de la nuit
s’envoyer des bières pour faire passer la pilule.
exceptionnellement l’un et l’autre. Ce n’est pas qu’elle n’aime pas le sexe, tout
le monde aime ça, enfin plus ou moins, elle plutôt moins, c’est surtout qu’il lui
faut un temps infini avant de grimper aux rideaux. Et que ses partenaires, ayant
dans un premier temps manifesté quelque légitime lassitude, finissent à bout
de souffle et de reins par anticiper la fin. La laissant alors immanquablement
sur la sienne. Qu’elle soit peu bandante ne lui apparaît pas être une excuse
recevable ; elle n’est en rien du genre aguicheuse saute au paf, ce sont
toujours les mecs qui la draguent, il doit bien y avoir une raison. Et quand on
entreprend une démarche sexuelle avec une dame, qu’elle soit bandante ou
pas trop mais en suffisamment tout cas pour qu’ils bandent, la moindre des
corrections serait de la terminer. Ces transports amorcés non aboutis la
frustrent, l’humilient et la peinent ; alors plutôt que d’enquiller bide sur bide
autant ne rien commencer. Un gars vraiment gentil, avec qui la tendresse, les
mots loukoum, les petits câlins et ses chaussettes à laver l’emporteraient sur
la turlute et le coït avorté, elle n’en a jamais rencontré. Ou bien pas encore.
Elle aurait aimé être plus attirante physiquement, évidemment, mais on est
comme on est et elle est comme ça. À noter également qu’elle n’éprouve
aucune attirance physique pour les femmes. Enfin pas beaucoup, enfin pas du
tout. Simplement elle aime beaucoup Maïté.
— Tu es une bonne personne, lui avait-elle dit un jour. C’est dommage
qu’on soit pas gouine, j’crois qu’on se serait bien entendues au pieu.
— Il n’y a pas de bonne personne ! monta en chaire la sermonner Maïté.
La bonne personne n'existe pas. Ni sur terre ni au paradis ni ailleurs, il n'y a
que des gens tous pareils. Aucun ne renferme tout ce qu’on espère mais dans
tous il y a du moche et du beau. Certains sont terrifiants de mauvaiseté,
d’autres insupportables de gentillesse, au final ça revient au même. Et
comme on attend toujours quelque chose de quelqu’un, si l’attente est trop
longue on change de quelque chose ou de quelqu’un… C’est pour ça que je
crois en Jésus Christ. T’as vu ses yeux ? il n’y a que du beau. Et de lui je
n’attends rien puisqu’il est en moi.
— Tu crois en qui tu veux, l’envia Fleur, mais t’as du bol de t’être trouvé
quelqu’un.
51
lundi 16
Il grimpe par l’échelle, elle est vraiment branlante, et s’assied sur un des
deux fauteuils en plastique du roof. Il n’a pas vu que l’assise est trempée, se
mouille les fesses au troisième degré. Feuillette le Guide Fluvial que lui a remis
l’employée. Le parcours y est très précisément détaillé, les horaires des
écluses indiqués, rappelées les règles de navigation et décrites les
commodités aux étapes et curiosités touristiques. De là où il est perché on ne
peut manquer de voir arriver un véhicule sur le quai.
Il réfléchit à quelle heure appeler à nouveau Caroline. Quelle fable lui fera-
t-il cette fois-ci avaler si par malheur elle répond ?… Le tenaille toujours le
même immuable dilemme ; le remords de n’être pas rentré que défie
l’exaltation radieuse d’avoir déguerpi ; avoir entendu l’appel à s’enfuir et l’avoir
suivi. Il serait mal rentré sinon.
Elle tient à la main son sac de voyage. En skaï imitation peau de serpent
léopard, mollasson, peu volumineux, penderie et tiroir du couloir lui suffiront
amplement. La façon dont elle le pose au centre du lit de la cabine qui ferme
ne laisse planer aucun doute sur sa certitude qu’elle lui soit réservée.
L’employée Compagnie libère le cadenas et leur souhaite bon voyage.
dépasse un mètre cinquante j’ai l’vertige. Te bile pas Ferdi, zéro montant
jusqu’à Agde, c’est tout schuss.
La troisième écluse franchie elle augmente les gaz en vitesse de
croisière. Le bateau de la smala va plus vite que le leur et accroît son avance.
Le moteur tourne à un rythme désespérément régulier, le bruit est continu et
assourdissant. Fleur doit hausser le ton pour se faire entendre.
— La prochaine écluse est dans trois kilomètres, t’as qu’à t’mettre à la
barre en attendant, c’est facile j’te dis c’est tout schuss… Mais monte piloter
de là-haut, c’est plus cool.
— Oui… bon… d’accord…
— Envoie un petit coup d’gaz, je saurai que t’es en poste. J’ai rien mangé
depuis 5 heures du mat’ et j’ai une dalle j’te raconte pas. J’me sers dans la
glacière OK.
— Bien sûr, il y a des bières et du rosé.
— Cool.
Ferdinand monte s’installer au poste de pilotage et actionne la manette
des gaz. D’en bas Fleur répond d’un léger coup de barre. Malgré le ronflement
du moteur il entend de la musique hard-rock s’échapper de la cabine. « Et voilà
qu’en plus elle a apporté son bastringue ! » maugrée-t-il dans sa barbe de trois
jours.
57
— Je n’ai pas trop l’habitude, c’est la première fois que je fais ça.
— Non sans blague ?… Ah ben ça tu vois je m’en serais jamais doutée.
Ferdinand ricane sa confusion. Assure sa trajectoire.
— Vous en revanche vous semblez bien connaître le canal et savoir
manœuvrer les pénichettes.
— Pas tant que ça, j’suis pas Tabarly, mais c’est vrai que je l’ai déjà fait
deux fois c’te canal, sans jamais passer l’échelle de Fonseranes, ça a toujours
foiré en chemin pour un oui pour un non. Comme un mauvais sort qu’on
m’aurait jeté pour m’empêcher d’y arriver. T’y crois toi aux sortilèges ?
— C’est quoi cette “échelle” ?
— Juste avant Béziers, sept écluses qui s’enfilent comme des marches
d’escalier. C’est pas l’Himalaya, pas plus difficile qu’autre chose, mais j’ai
décidé que c’était mon but à moi, mon Compostelle. Comme pour d’autres
c’est le marathon de Paris ou le Cap Horn. Chacun ses rêves. C’est pas
l’éloignement ou l’altitude qui fait le rêve, c’est la taille de ses biscotos.
Un couple de cycliste se rapproche au loin sur le chemin de halage.
On se croise, se salue de la main.
— Pourquoi tu voulais partir tout seul, t’aimes pas la compagnie ?
— Je suis assez solitaire en effet.
— T’aimes pas les gens ?
— Ça dépend lesquels.
— T’as pas d’nana, d’ami, de femme… je sais pas moi, quelqu’un ?
— Si. Je suis marié et j’ai deux enfants.
— Alors quoi, c’est la crise ?
— Disons ça comme ça.
— OK, je pose plus d’questions.
— Posez toujours, je ne suis pas obligé de répondre à toutes.
— Cool. Mais toi, tu peux m’en poser aussi, n’importe lesquelles. Par
exemple ça t’étonne pas que j’me pointe comme ça, à l’arraché ?
— Oui, un peu, votre patron vous a laissé filer ?
— C’est pas ma patronne, on est associées. On tient une boutique de
soutifs et culottes. Elle se débrouillera très bien toute seule quelques jours,
c’est pas la première fois et j’en fais autant pour elle quand elle part avec son
mec. Moi j’en ai pas de mec.
— Vous avez la belle vie alors.
— Et si tu m’disais tu ? On va passer cinq jours à la colle à partager dix
mètres carrés en t’appuyant mes énormes nichons dans les croisements, ce
serait plus… comment dire… plus communitaire.
— Communautaire.
60
Les passages sous les ponts sont le plus souvent très bas, très étroits et
en voie unique. On doit les approcher en allure lente, viser juste, et baisser la
tête pour éviter le scalp. Fleur était aux commandes pour franchir le premier
puis délégua les trois suivants à Ferdinand. Qui se concentra et s’appliqua
comme s’il passait son permis de conduire et parvint à ne pas, presque pas,
heurter les bordures.
Partout un chemin de halage rehausse la berge. Une femme marche sur
celle-ci d’un pas sportif accéléré, son chien trottine à ses côtés. Elle va plus
vite que le bateau et peu à peu le devance.
Il arrive que les rives se resserrent et que la végétation soit si touffue
qu’on la dirait amazonienne. Ferdinand se souvient de “Aguirre, la colère de
Dieu” (Werner Herzog - 1972). Mais où sont les conquistadors en armures ? Leurs
femmes en crinolines, la meute de singes hurleurs et la nef empalée sur la
cime de l’arbre ?
Quand le canal longe une route départementale et se fait dépasser par
une voiture, ou camion, ou tracteur, ou vélo, on croirait se mouvoir dans un
monde parallèle. Dans le cas où le macadam se situe plus bas que le niveau
de l’eau Ferdinand se félicite d’avoir choisi la meilleure file, le meilleur des
mondes parallèle à son monde habituel. Dans le cas contraire, si la chaussée
domine le canal, c’est beaucoup moins intéressant tant il est naturel que l’eau
soit plus basse que la terre.
aux : je ne pouvais pas ma douce mon amour… il lui écrira demain, cette nuit…
et redresse à temps son vaisseau qui fonçait droit dans les roseaux. Négocie
une nouvelle arche basse étroite de Pont Vieux. Remet les gaz dès qu’il l’a
franchie sans se cogner la tête. Puis recommence se la prendre. Ne cesse de
s’interroger, de vouloir déchiffrer son évasion, et lui imaginer des dénouements
funestes inéluctables.
cartes. C’est pas tellement les trucs qu’elle dit qui vont m’arriver qui me
scotche, c’est de l’écouter raconter des bouts de vie qui ressemblent à la
mienne. Un peu comme si ton amoureux te débitait les projets qu’il a faits pour
toi sans t’en parler avant… Tu l’aimes ta femme ?
— Oui. Je crois.
— Tu crois, t’es pas sûr ?
— Si si, je suis sûr.
— Alors pourquoi tu fais cette virée tout seul ?… Madame reste à la
maison s’occuper des gosses tandis que monsieur s’éclate en péniche avec
une inconnue ?
— Je revenais de mission. Je ne suis pas rentré chez moi.
— T’as quelque chose à t’faire pardonner ?
— Quelle idée.
— Alors quoi ?
— Je ne suis pas rentré, c’est tout.
Deux plouf consécutifs, même créature ?
— Pourquoi tu t’es sauvé ?
Ou plusieurs bêtes, proie pourchassée, prédateur à ses trousses ?
— Ça m’a pris subitement. À l’aéroport en descendant de l’avion. J’ai eu
la conviction qu’on m’avait ramené au mauvais endroit sans me demander
mon avis. Et je n’ai pas supporté ça.
— T’aurais voulu aller où ?
— Je ne sais pas, je n’avais rien prévu… Je me suis souvenu d’anciens
retours de missions, quand j’étais un jeune homme fringant, plein d’opinions et
de convictions, de chagrins d’amour et d’illusions… Et libre comme l’air…
Il s’interrompt. Fleur ne relance pas. La proie a fui ou est mangée.
— Et là, parmi tout ce brouhaha et ces reflets… dans ce lieu de partance
lustré comme une clinique pour venir au monde… ou un hosto pour le quitter…
tout ce qui m’entourait me sembla n’être plus fait pour moi… ne plus être chez
moi… Cette foule de voyageurs pressés m’a englouti et je me suis senti
étranger, indésirable ; comme un vieux bonhomme dont personne ne veut
plus… Alors j’ai filé. J’ai sauté dans un autre avion sans rentrer chez moi.
— Ça s’appelle un coup de mou.
— Si vous le dites.
— Elle t’attendait pourtant, Caroline ?
— Oui, les enfants aussi.
— Ils ont quel âge ?
— Marion 12, Sébastien bientôt 16.
— T’étais parti depuis longtemps ?
— Trois semaines.
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mardi 17
Un froid encore plus vif saisit Ferdinand quand il sort mettre le nez dehors
sur la plage arrière. L’humidité règne comme une chape, s’infiltre et perdure
en une constante calamité. À l’intérieur elle colle aux vitres et les rend opaques
de condensation. À l’extérieur un manteau de brume dense cotonneuse
recouvre les eaux du port. Semble les abriter sous une gangue figée, pesante,
impénétrable qui fait penser à un édredon d’antan. « Ce décor féerique résulte
d’une différence de température importante entre les deux milieux aquatique
et aérien » aurait aimé Ferdinand en instruire Fleur, si elle s’intéressait à autre
chose qu’au hard rock et aux rencontres provisoires, puisqu’il faut bien exister
d’une manière ou d’une autre. Il s’était récemment confronté à la question
lorsque la mise en scène avait exigé de disposer d’un effet de ce type lors de
la séquence à tourner le lendemain, avec 200 figurants cavaliers, au bord d’un
étang délivré depuis seulement quelques jours de sa carapace de glace. Il
71
soudaine réminiscence. Mais Gabriela avait les cheveux raides noir de jais et
ne parlait pas français.
La femme arrime au sandow son balai entre deux chandeliers. Se glisse
en souplesse par le capot de proue et disparaît dans les entrailles du bateau.
La bestiole piaille à nouveau, des tiii-iiiong et des fiii-iiiou étouffés, traînants,
plutôt mélodieux.
Ils ne croisent que six bateaux durant toute la journée : deux barges
rouillées des services d’entretien et quatre pénichettes de croisiéristes. Moitié
d’Anglais qui font “Hello” et moitié de Hollandais qui font “Halo”. En revanche,
ils dépassent un grand nombre d’embarcations de tailles et couleurs
hétéroclites amarrées en rase campagne. La plupart équipées de paraboles
satellites, mini-éoliennes, panneaux solaires et autres équipements high-tech ;
plusieurs placardent « Bébé à bord, ralentissez ». Des résidences principales
apparemment, toutes affublées de noms tarabiscotés en anglais, polynésien
ou à consonances nordiques.
Après six heures de navigation dans des paysages changeants, certains
très beaux et d’autres mornes ou ennuyeux sans qu’on puisse en décrire
précisément la cause, ils atteignent Capestang. Leur seconde étape.
74
Les quais aménagés entre les deux ponts du bourg sont saturés comme
un parking de supermarché. Puis sur 300 mètres et les deux rives des dizaines
de bateaux stationnent à touche-touche. Le P’tit-Bounty ne trouve de place
qu’éloignée de la capitainerie et des commodités du port. Hors de portée
notamment des prises électriques municipales, mais après toutes ces heures
de moteur les batteries se seront à fond rechargées.
Ils flânent dans les ruelles, achètent de quoi dîner chez les commerçants
de la place. On les dirait couple de touristes visitant le patelin. Le Guide Fluvial
n’y signale aucune curiosité remarquable.
— Vous avec elle en tout cas, quand elle est sortie nettoyer son accident
de la nuit.
— Vous avez eu un accident ? s’alarme Fleur.
— Un incident, une cochonnerie. Voyez-vous, une fois sur deux Madame
vomit quand elle a ses affaires.
— Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites, le complimente Mary-
Lou qui revient servir leurs bières à Ferdinand puis Fleur.
— Tu as dégueulé ou tu n’as pas dégueulé ?
— Et rebelote. Je doute que les effets secondaires de mes menstruations
passionnent nos invités. Qu’en pensez-vous Marie-Fleur ?
— Ben c’est plutôt que d’habitude on m’appelle Fleur tout court.
— Quel dommage, “Marie-Fleur” est beaucoup plus attachant. Je
n’aimerais pas du tout que vous m’appeliez “Lou”. Quant à “Malou” n’y pensez
pas, seule ma grand-mère m’appelait ainsi.
— Vous aviez une grand-mère ?
— Oui. C’est mal ?
— J’en avais une aussi, c’est triste la mort des gens qu’on aime.
— Auriez-vous l’intention de nous trouver des points communs Marie-
Fleur ?
— Attends, complique pas, on s’en fiche… Une grand-mère c’est une
grand-mère, point final, s’agace Bernard.
Court silence, Fleur enchaîne.
— Vous effectuez une croisière en voilier… Mary-Lou et Bernard ?
— On n’effectue pas une croisière sur un voilier démâté, chère amie, on
convoie son bateau en pièces détachées pour passer de Royan à Toulon sans
avoir à descendre jusqu’à Gibraltar. Et le remettre en main propre contre
espèces sonnantes et trébuchantes aux jeunes retraités d’Avignon qui nous
l’ont acheté sur Leboncoin. Sans discutailler le prix j’en conviens, d’ailleurs
croyez-moi il aurait fait beau voir ! (il s’esclaffe)
— Moi je serais vous, j’en profiterais tout de même pour naviguer
quelques jours supplémentaires ensemble en Méditerranée, persiste Fleur.
— Après trois semaines à se supporter dans dix mètres carrés ? Vous
nous verriez faire quoi que ce soit de “supplémentaire ensemble” ? réagit
Mary-Lou.
— Que cela te plaise ou non il faut être deux à bord pour descendre le
canal alors tu fais avec, la rabroue Bernard.
— Tout comme nous, ricane Fleur.
— Et vous appelleriez ça une partie de plaisir ? insiste Mary-Lou.
— Nous on y arrive bien, hein Ferdi ?
79
— Ce doit être parce que votre époux, ami, compagnon, enfin bref
Ferdinand est charmant et certainement très amoureux de vous.
— Ah mais non, on est pas du tout ensemble.
— Et cela ne durera que quatre jours et demi, ajoute Ferdinand.
— Alors vous êtes des sages, ou des veinards, admire Bernard.
Sortant d’on ne sait où son matériel, pipe droite de bois, blague de cuir et
briquet jetable, Mary-Lou bourre le foyer d’une mixture de couleur
indéterminée de tabacs mélangés et l’allume ; très vite une odeur douceâtre
de melon très mûr, qui découragerait les plus voraces des diptères suceurs de
sang, incommode le cockpit.
— Expliquez-moi ça Ferdinand, si vous n’êtes pas ensemble qu’est-ce
que vous faites ensemble ? interroge-t-elle en tétant sa bouffarde.
— Monsieur n’a pas voulu rentrer chez lui et moi j’ai la bougeotte,
s’interpose Fleur. Y’m’faut des virées, des rencontres et des nouvelles têtes.
On n’a pas besoin de partager autre chose.
— C’est bien ce que je disais : des sacrés veinards, croyez-moi, répète
Bernard.
Fleur glousse. Ferdinand se tait. Mary-Lou lui sourit adorablement.
— Ne pas rentrer chez vous… comme c’est étrange…
— J’ai pas vu comment s’appelle vot’ bateau, ne démord exister Fleur.
— “Black-Out”, répond le rouquin, du nom de notre second mainate. Le
premier s’appelait “TaGueule”. Un soir on a mal refermé la cage et TaGueule
a disparu dans la nature. On l’a eu mauvaise, ça coûte un bras une bête
comme ça. Le suivant, celle-ci l’a appelé “Blacky” et voulait le même nom pour
le bateau, moi j’aurais préféré “Félix”. En fin de compte on a négocié sur
“Blackou”… auquel elle a éprouvé le besoin de rajouter un “t”, pour que ça
fasse plus original soi-disant.
— Dans le sens de plus personnel, nous corresponde mieux, entérine
Mary-Lou.
— N’empêche que j’aurais préféré “Félix”, histoire de ne pas faire comme
tout le monde ; parce que tous les piafs plus ou moins noirauds doivent bien
s’appeler “Blackish”, “Schwarzy” ou “Bamboula”.
— Mais tous les petits garçons ne s’appellent pas Olivier, siffle dans un
souffle Mary-Lou.
— Qu’est-ce que t’as dit ? blêmit Bernard.
— Félix !… il voulait appeler “Félix” mon oiseau et son voilier !… C’est un
nom obscène, monstrueux, dégueulasse, tu la vois où la félicité ?
— Xiiitééé… nasille une voix noire à l’intérieur du bateau.
80
Quand Elle revient avec le sac de glaçons Ferdinand exige qu’ils dînent
à l’intérieur tous rideaux tirés. Fleur approuve, elle en a sa claque elle aussi
pour ce soir des fréquentations “à la bonne franquette” entre mariniers. Il ne
faudrait pas que ce couple exécrable les rappelle pour le pousse-café ou
s’impose venir le siroter chez eux.
Afin d’économiser les batteries ils n’allument qu’un seul plafonnier. Bien
qu’après huit heures de navigation elles doivent être à pleine charge mais ils
ignorent leur autonomie exacte. Quant au convertisseur 12 volts il est censé
recharger les téléphones, alimenter un ordinateur portable, un sèche-cheveux
ou autres ustensiles de faible puissance, mais pour le grille-pain du petit-
déjeuner c’est loin d’être gagné.
Ils s’abstiennent également de lampe ou de bougie durant leur nouvelle
soirée canettes aux étoiles, se planquent tous deux sur la plage arrière là où
81
Elle avale d’un trait son fond de canette et siffle sa dernière gorgée
d’Armagnac. Colle un rapide baiser sur le front de Ferdinand et descend se
coucher en allumant un minium de lumière. Il descend à son tour peu après
sans allumer non plus.
Enfermée dans sa cabine, verrou tiré, froussarde qu’elle est et avec les
hommes on ne sait jamais, Fleur pérore et s’emporte au téléphone. La cloison
est mince, Ferdinand ne saisit qu’un mot sur deux, outre que l’altercation est
véhémente et il ne parvient à s’endormir. Sursaute chaque fois que monte le
ton et qu’elle s’exclame ou s’indigne. Las de se tortiller et s’emmêler dans ses
draps il frappe de petits coups contre la paroi… Puis à bout de patience cogne
plus fort du plat de la main.
— Oui, bon ça va, on a compris, pas la peine de t’exciter comme ça !
Lui gueule Fleur à travers la cloison, met fin à sa dispute, et Ferdinand
peut enfin espérer roupiller.
mercredi 18
(*) Ce sont les voisins qui, voyant de la fumée et sentant des odeurs de
brûlé, les ont alertés. Jojo s’est assez sérieusement brûlé aux mains et
aux jambes en éteignant le début d’incendie dans la cuisine. Ne t’inquiète
pas outre mesure, les dégâts sont à première vue mesurés, les dégâts
matériels je veux dire. La prochaine fois assure-toi que les braises sont
correctement éteintes dans la cheminée, car c’est très imprévisible le
feu, extrêmement imprévisible, et n’oublie pas en partant de lancer le
lave-vaisselle.
Fleur recule son fauteuil, s’y cale au plus profond et écoute Ferdinand se
taire. Ses lunettes empêchent de savoir si elle ferme les yeux ou les garde
ouverts rivés sur sa nuque.
Ils font les courses au village. Dînent dehors sur la plage avant — les
canards ont en commun avec les cloches de fermer leur gueule quand la nuit
tombe. Ils ne s’attardent pas après manger, il fait trop frais, regardent “Jackie
Brown” (Quentin Tarantino - 1997) sur l’ordinateur de Ferdinand. Parmi les titres
stockés sur son disque dur, Fleur aurait préféré “L’Homme qui murmurait à
l’oreille des chevaux” (Robert Redford - 1998) et Ferdinand “Tout sur ma mère”
(Pedro Almodóvar - 1999), ils ont transigé sur le Tarantino. Que Fleur a trouvé « Pas
91
mal mais c’est une vraie saleté cette nana qui s’barre en laissant son mec en
plan, tout couillon tout amoureux, c’est vraiment dégueulasse ». Elle quitte le
carré, rejoint sa cabine et envoie Blood Sugar Sex Magik. C’est vrai c’est
dégueulasse en convient Ferdinand.
— Tu sors un moment ou j’mets la zique à fond la caisse ?
— Je sors.
Et il descend à terre. Après qu’elle l’a vu rigoler ce matin lorsqu’elle sortit
des toilettes, elle lui a demandé qu’il s’abstienne à l’avenir de grouiller dans
les parages lorsqu’elle s’y rendrait, et il en a accepté le principe. Il s’assied sur
un banc du quai et s’ouvre une canette. Quand il remonte à bord, Fleur est
enfermée dans sa chambre et nul tintamarre n’en filtre. Elle a collé un post-it
sur l’écran de son ordi : « Merci. Je mets mes oreillettes, t’entendras rien.
Bonne nuit ».
La nuit est bien avancée quand les premiers coups sont frappés sur la
porte arrière, là où dort Ferdinand, qui le réveillent brusquement puis
s’arrêtent. Il est déjà arrivé qu’un oiseau déboussolé se cogne à une fenêtre
du Bastion, il est excusable de se cogner quand on est déboussolé. Les coups
tambourinent maintenant sur la porte avant. Mais jamais que l’oiseau s’obstine
aller se recogner à une fenêtre opposée. Puis reviennent marteler le plafond
juste au-dessus de sa couchette. Lourds, frénétiques, comme s’il dépendait de
leur intensité que survive ou périsse la main qui les assène. Ferdinand saute
du lit, se rue sur la plage arrière et découvre Mary-Lou, à genoux sur le plat-
bord, en slip et débardeur, hystérique, jambes bleuies de froid et chevelure
hirsute, qui s’acharne taper ; et lui rappelle Sigourney Weaver tentant
d’échapper à la créature visqueuse qui veut sa peau dans “Alien, le huitième
passager” (Ridley Scott - 1979).
— Qu’est-ce qui vous arrive ?
Elle frappe, frappe encore, frappe à répétition ses coups forcenés. Puis
elle lui fait face et le fixe. Son visage est tuméfié, des coulées de rimmel
lézardent ses joues, une estafilade entaille son bras depuis le coude jusqu’au
poignet.
— Il veut me tuer… Il va me tuer.
— Votre mari ?
— NON, LE PÈRE NOËL !
— Oui, excusez-moi… votre bras, vous saignez…
Fleur sort à son tour, tout ensommeillée, elle aussi en culotte et tee-shirt.
— C’est quoi c’bazar ?… Putain vot’bras !
Mary-Lou éclate en sanglots. Ferdinand la relève et la tire à l’intérieur du
bateau. Fleur l’installe sur la banquette.
— La préposée à Homps m’a montré le kit d’urgence : c’est dans le casier,
là, à droite, devant vous… Occupez-vous d’elle, je vais chercher des linges.
Fleur trouve la trousse. Ferdinand revient avec des serviettes de toilette
et une couverture. Il couvre Mary-Lou, Fleur la frictionne.
— Il va me tuer…
— Là, là, calmez-vous… Attention, ça va piquer.
Ils s’y mettent à deux pour désinfecter et panser la plaie.
96
jeudi 19
font vibrer les sautes de vent. Tels les paysages pointillistes de Seurat, ou les
reflets de lune en noir et blanc sur la rivière Ohio dans “La Nuit du chasseur”
(Charles Laughton - 1955).
Tout au long de chaque étape, d’innombrables jeunes arbres solidement
tuteurés s’alignent plantés au cordeau sur des kilomètres de berges. En
remplacement des milliers de platanes malades qu’on a dû sacrifier, informe
le guide. Précisant que le champignon qui les tua arriva planqué dans le bois
des caisses de munitions US durant le débarquement, et demeura soixante
ans en somnolence avant de déclencher ses ravages. Ne subsiste des géants
centenaires abattus que leurs moignons brunâtres sanguinolents.
Le P’tit-Bounty ne croise à nouveau que très peu de congénères.
Seulement deux ce matin, zéro dépassé, zéro dépassant. Ni ne rencontre ou
déloge aucune faune aquatique, zéro héron, zéro ragondin, zéro poule d’eau.
En fin de matinée le vent a chassé les nuages et le soleil rayonne,
l’atmosphère se serait réchauffée si ne persistait le vent. Fleur se remet en
tenue d’été, sa robe légère ses lunettes de starlette, et rejoint Ferdinand aux
commandes sur le roof. Elle s’assied près de lui, lève les jambes sur la planche
de bord et rattrape le vernis de ses ongles de pieds qui commençait à s’écailler.
Refait également celui de ses mains. L’un et l’autre de cette même couleur
ambre doré si singulière de ses yeux. Le vent n’en finit pas de venter. Chasse
les odeurs de solvant, hâte sécher la laque, agite et retrousse le bas de sa
robe ; le Cers et la Tramontane ont leurs bons côtés.
Après le Passage du Libron, une structure ingénieuse du XIXe pour
enjamber la rivière, ils longent un immense parc d’attractions en hivernage.
Les manèges se succèdent bâchés endormis. Des pylônes et échafaudages
de grand huit squelettique ; des carrousels figés, vérins paralysés ; des
wagonnets et nacelles désertés. Couleurs flashy empoussiérées, léthargie
morte-saison, visiteurs évaporés, clameurs et frissons remisés.
— Imaginez des personnages en farandole, s’émerveille Ferdinand : des
clowns, des musiciens, Anouk Aimée, Mastroianni, Sandra Milo, et on serait
en plein dans “Huit et demi”, Fellini,
— Débranche mec ! ma parole tu vois du cinoche partout.
— Mais là je vois de l’immobilité désertifiée… Des parenthèses, des
entractes, une sorte d’image arrêtée… Et moi je serais un type insignifiant
stoppé net au milieu.
— J’le crois pas : toi tu t’aimerais en type insignifiant qui s’arrête ?… Non
mais je délire, pincez-moi !
— À vrai dire je ne me suis jamais beaucoup aimé en rien du tout…
S’aimer soi-même est une idylle qui finit mal, Oscar Wilde.
— Et voilà qu’y nous ramène ses citations et Fellini. N’importe quoi.
102
De même qu’au port d’Argens, il faut quitter le canal pour entrer dans la
darse d’Agde. Le passage est moins étroit, Ferdinand progresse à vitesse
réduite entre des bateaux serrés bord à bord. Fleur maniant la gaffe à la
picador ils se faufilent en marche arrière pour amarrer à cul le bateau dans une
place libre du quai flottant.
Terminus. Eau et électricité à volonté. Ils rendront le P’tit-Bounty demain
matin. La Compagnie a comme convenu convoyé leurs voitures depuis
Homps. On ne risque pas de les manquer stationnées dans le parking devant
les bureaux, la rouge pompier de Ferdinand à côté du coupé couleur auto-
tamponneuse de Fleur.
Ils visitent à pied la ville. La trouvent maussade et apathique.
— Ce soir je vous invite au resto, d’accord ?
— Cool !
Ils réservent une table dans un restaurant de poissons en terrasse abritée
au-dessus de l’Hérault.
Hormis un jeune couple à l’autre bout de la terrasse, ils sont les seuls
clients dans le restaurant.
— On dirait qu’les tôliers vont pas faire leur beurre en motte ce soir… Tu
m’diras que l’cuisto a dû prévoir le coup. Tu crois qu’on peut commander tout
ce qu’y a sur la carte ?
— Nous ne sommes plus sur une barcasse à glacière préhistorique, les
congélateurs ça existe.
— Mouais… j’espère qu’il sentira pas trop l’poisson leur poisson.
Elle est toute charmante et enjouée. Ne cesse d’observer à la dérobée
les deux amoureux là-bas loin d’eux. Ses yeux d’or pétillent.
— Je t’aime bien finalement.
— Finalement ?
— Les premières heures c’était pas gagné, tu voulais faire ton pacha, t’y
connaissais rien du tout et tu m’avais l’air macho de chez Macho. Mais
maintenant j’t’aime bien.
— Moi aussi Fleur je t’aime bien.
— Bingo !… Pour la deuxième fois en quatre jours Sa Sérénissime me
tutoie !
— Il ne s’agit que d’un mimétisme accidentel qui m’a échappé. Profites-
en bien, mon naturel va revenir au galop.
— Ben oui, pardi forcément, on a pas gardé les vaches ensemble.
Ils ont commandé tous les deux la même chose : mixed-grill de poissons
de roche à la plancha ; Ferdinand a choisi un vin blanc de Cassis et pour l’eau
Fleur a préféré la Badoit à la San Pellegrino.
— T’avais raison, il est d’roche Whirlpool leur poiscaille, en tout cas ça
nous change des raviolis… Et donc t’as plus d’nouvelles de Caroline ?
— C’est surtout moi qui ne lui en donne plus.
— Pourquoi ?
— Pour lui dire quoi ?… Que je fais une croisière en duo sur une péniche
à touristes avec une femme dont je ne sais rien ? Que je lui ai raconté des
bobards gros comme un camion ? Que je ne sais pas quand je vais rentrer
chez nous ?… Elle le sait déjà que je ne tourne pas rond.
— T’as qu’à seulement lui dire que tu l’aimes.
— Ça aussi elle le sait déjà.
105
— C’est compulsif.
— Ça veut dire quoi ?
— Qu’on ne peut pas faire autrement.
— Il faudrait quoi pour que tu recommences à l’aimer ?
— La recommencer.
— Mauvaise pioche : ça c’est pas possible.
— Et c’est heureux parce que je referais les mêmes conneries.
vaut mieux leur offrir des bicoques et des rafiots plutôt que des diamants ; qui
par-dessus le marché se revendent très mal.
— Ça s’fait pas de revendre un cadeau, dit Fleur.
— Eh bien que pensez-vous de toutes nos merveilleuses richesses
Ferdinand ? ironise Mary-Lou
— Ma femme porte peu de bijoux.
— C’est qu’elle n’est pas dangereuse.
— Bon, bref, je termine. Et petit à petit je me suis converti skipper et j’ai
acquis un bon niveau. Parce qu’au départ c’est surtout celle-ci qui voulait du
yachting, alors on avait inversé les rôles pour ainsi dire : elle en timonière, elle
avait navigué depuis gamine avec sa sœur sur le Beneteau du beau-père, et
moi en jardinier, pelouses, tondeuse, sécateur et plantes à bulbe ; enfin cinq
minutes parce qu’on a vite fait le tour des plantations et de toute façon on a un
employé.
— Ben pourquoi inversé ? s’étonne Fleur
— Parce que le plus souvent dans la vie c’est Monsieur qui a la barre et
Madame tient la binette, si vous voyez ce que je veux dire… (rires)
— Moi vous savez, sortie des géraniums en pots sur mon balcon j’ai pas
trop la main verte.
— Le plus souvent dans la vie, dis-tu ? revient en arrière Mary-Lou.
— Ça te pose problème ? se cabre Bernard.
— Vous travaillez aussi ? s’interpose Fleur.
— Jeune fille j’ai été mannequin de haute couture à Paris. Puis prof
d’Anglais en banlieue. Et puis secrétaire médicale en province. Et puis
secrétaire tout court dans un garage d’occasions de l’Angoumois… Chaque
fois en m’éloignant un peu plus des lumières de la vie, de la vraie vie je veux
dire, en me mariant notamment… Et puis plus rien… Pas même mère.
— Arrête. On a dit qu’on ne parlait pas de ça.
— Je parle de ce que je veux. Tu ne peux pas te retenir de raconter notre
vie et tes exploits, je raconte la mienne et mes désastres.
— Pourquoi vous avez pas continué top model ? persévère Fleur.
— En général les filles commencent à être moins demandées dès qu’elles
prennent 100 grammes. Moi c’est parce que j’étais devenue trop maigre et que
l’agence m’avait viré.
— Tu rigoles ! il y avait des années que tu avais cessé le mannequinat
quand tu es devenue squelettique… et que l’agence t’avait viré pour anti-
professionnalisme notoire, entre autres. On n’en dira pas plus.
— Il est vrai que toi c’est plus constant : tu as toujours été bouffi graisseux
avant même de truander tes concurrents. On n’en dira pas plus.
— Les affaires sont les affaires.
110
— Il est sûr que ça nous changerait de s’avoir tout le temps dans les
pattes à Victor-Hugo ou sur le Black-Out… En attendant j’ai déjà réservé le
prochain. Un ketch de treize mètres qu’on ira chercher à Tarragone. Trois
cabines deux salles d’eau, je ne vous dis pas la facture. Avec ça on va pouvoir
se balader partout en Méditerranée. Et même aller plus loin, je fais aménager
une couchette à marin dans la cambuse de poupe.
— Une niche tu veux dire, une caisse à savon.
— On s’en fiche c’est pour le marin, chacun son métier. Parce que
traverser à seulement nous deux l’Atlantique pour aller aux Antilles ou en
Floride, non merci, trop casse-cou, faut pas faire le mariole avec la mer.
— Cela me terrifie quand tu dis “seulement nous deux”, c’est tellement
effarant, martien, inenvisageable… hors au Scrabble ou pour faire un enfant…
Mais vous ne dites rien Ferdinand ?
— J’écoute votre mari “raconter votre vie et vous la vôtre”.
— Oui, globalement on a la belle vie… dit Bernard.
— Globalement ?… Mais qu’est-ce que tu crois, avoir la belle vie ne rend
pas la vie belle.
— On a tout ce qu’on veut, que demande le peuple.
— Le peuple je m’en fiche, moi je demande… qu’est-ce que je pourrais
bien demander… tiens, de choisir le marin : beau, gentil… et viril surtout.
— Arrête bordel !
— Dites-moi, je me pose une question, s’immisce à nouveau Ferdinand :
qu’est-ce que vous faites ensemble tous les deux ?
— “Bonne question”, c’est ce qu’on dit quand on ne sait pas quoi répondre
je crois, sourit adorablement Mary-Lou. Nous la poser à chaque instant est la
seule chose que nous partageons à égalité.
— Et à profusion, renchérit Bernard.
— Ben oui, c’est pas donné à tout l’monde d’être marié avec des gosses
et de pas rentrer chez soi.
— Nous n’avons pas de gosse Marie-Fleur, détache ses mots Mary-Lou…
Un pousse-café vous ferait-il plaisir ? Et vous Ferdinand ? Digestif ou liqueur,
nous avons presque tous les alcools imaginables en réserve, voire certains
très peu imaginables.
— Ce serait quoi par exemple en très peu imaginables ?
— Absinthe ou liqueur de scorpion. Plus costauds : bière au chocolat ou
liqueur d’artichaut. Carrément torrides : Tezhi-Sanbian-Jiu, c’est du saké où
ont infusé des pénis de phoque, de chien et de cerf, réputation aphrodisiaque
à mon avis assez surfaite ; ou encore vodka au cannabis, mélange inégal, le
cannabis l’emporte haut la main sur la vodka.
— Euh… je vais essayer l’absinthe, j’en ai jamais bu.
112
— Ferdinand ?
— Vous auriez un Armagnac ?
— Du côté de chez nous on est plutôt Cognac, mais vous faire plaisir est
un plaisir cher Ferdinand. Parce qu’on cherche toujours à faire plaisir à
quelqu’un, et que parfois quelqu’un sort du monde et vient à vous.
— Arrête ton baratin, sers-lui son Armagnac, s’agace Bernard.
— Et pour toi, chéri, Tezhi-Sanbian-Jiu ?… au cas où ça marcherait,
réveillerait ta libido.
— Alors OK, tu veux vraiment qu’on déballe tout ? Que je leur raconte
que tu es une nympho refoulée, que tu consommes deux boîtes de protège-
slips par semaine, que tu flatules des pets de maçon qui puent la mort et que
tu laisses les chiottes dans un état où on n’aime pas les trouver en entrant ?
— Vous croiriez tout cela Ferdinand ? reste de marbre Mary-Lou.
— Il faudrait pour ça que je vive avec vous.
— Dieu vous en préserve mon pauvre ami, croyez-moi ! s’enflamme
Bernard. Je ne veux pas de ton tord-boyaux chinetoque, sers-moi un pastis.
— Et pour moi ce sera… ce sera quoi pour moi ? Allez tiens, je vais
essayer la vodka au cannabis.
— Essayer, elle va “essayer” !… Tu crois que ça te rajeunit de faire la
hippy friquée des beaux quartiers ? Tu voudrais qu’on continue de t’aimer
même quand on commence à te connaître ? Qu’on te trouve belle et
sympathique parce que tu as des origines pseudo-aristos et approvisionnes
en chichons gratos tes pétasses de copines ? Tu me fais honte, et j’en ai marre
de tâter de la honte à cause de toi.
— Voyez-vous, mon mari ne supporte pas qu’on évoque ce qu’il ne
pratique pas : le bon marché, le savoir-vivre, la fumette et l’accouplement.
— Tu n‘es vraiment qu’une sale…
— Pute et conne, oui tu me l’as déjà mille fois répété, l’une comme l’autre
te pissent à la raie.
— Et moi je t’encule salope.
— J’en serais ravie, on tente ?.. Double dose de Tezhi ?… Triple ?
— Tèèèziiiii… Trrriiippp… piaille le mainate du fond de la cabine.
— Bon, ben on va peut-être vous laisser, hein Ferdinand ? dit Fleur.
113
Elle a pris Ferdinand par le bras et ils ont quitté le Black-Out. Traversent
sans se retourner le pont qui enjambe le canal. Se pressent rejoindre leur
pénichette en sa dolente quiétude.
— Qu’est-ce qu’on est allé fiche avec ces gens-là, j’te demande un peu !
fulmine Fleur.
— C’est vous qui avez insisté.
— Fallait m’en empêcher.
— Nous ne sommes pas des pignoufs, m’avez-vous rétorqué, et ils
étaient censés avoir fait la paix.
— C’est des maboules, des fous mentaux, y’en a pas un pour rattraper
l’autre, on a rien à fiche avec ces gens-là.
Et moi, qu’est-ce que je fiche ici ? se retient d’ajouter Ferdinand.
Ils s’ouvrent des canettes et s’installent sur la plage avant où ils ont posé
leurs habitudes de bière du soir. L’heure est peu avancée, la rumeur de la ville
fait vibrer le silence. Ses lueurs urbaines nimbent de clarté laiteuse la brume
noctambule. Le halo diaphane en détoure les noirs. Si le voile était vert on
pourrait y voir une aurore boréale.
— J’espère qu’elle s’en sort bien toute seule Maïté, dit Fleur.
— Qui ça ?
— Maïté, mon associée du magasin… Mais j’suis pas inquiète, faut bien
qu’une des deux reste au turbin pour faire entrer la monnaie. Mais là avec le
fric-frac du mois dernier on a eu tout un tohu-bohu à retaper, c’était déjà plus
qu’un mauvais souvenir quand la nana de Homps a appelé pour que j’rapplique
te coacher.
— Un fric-frac ?
— Des p’tits branleurs du coin qui nous ont tout saccagé sous prétexte
de piquer deux tiroirs de culottes, tu parles d’un butin formidable.
— Vous êtes assurées ?
— Oui, le père à Maïté, c’est Monsieur M.M.A. de Mehun… C‘est une
sacrée pétroleuse tu sais la Maïté. Bonne comme l’or mais tendance à
s’empêtrer les pinceaux avec les mecs. Et pis elle attend trop d’son Jésus
Christ. À vingt ans la v’là mariée avec le pompiste du supermarché, mais ça a
pas fait long feu qu’elle en ait sa claque qu’il remplisse pas seulement le
114
Il fait trop froid et humide pour rester dans le cockpit, ils s’assoient à la
table du carré. Mary-Lou écarte en bout de table l’arbalète et sert des Corona-
Extra.
— C’est seulement depuis que mon fils est mort que je vomis quand j’ai
mes règles, avant j’étais une femme normale… Normale si on veut, je me suis
toujours sentie exclue là où j’étais. J’avais une sœur jumelle, mes parents nous
répétaient « Vous ne travaillerez point ! ». Petite aristocratie saint-germanoise,
milieu suranné, hors du temps, comme autiste. Tradition de classe sociale
oblige, on avait droit aux domestiques et aux châtiments corporels. Coups de
cravache sur les fesses, enfermées dans le placard aux balais, trois jours au
pain sec. Le chauffeur dans son gourbi du garage, la bonne dans le sien du
grenier. Des choses. Que ce soit leurs filles ou leurs loufiats ils nous prenaient
pour leurs choses, des caniches ; ma mère m’a fait un jour me coucher sur le
comptoir du pharmacien pour vérifier l’état de mon hymen. Catéchisme,
confessionnal, procession chantée aux Rameaux et à la Fête-Dieu, et main
baladeuse du curé dans la sacristie. Donc réactions évidemment. Moi
absentéisme scolaire, masturbations frénétiques, sodomie très jeune dans les
surboums — méthode contraceptive inégalée virginité préservée — et pétards
en abondance. Ma sœur névrosée hystérique, cinq TS ratées avant nos vingt
ans. Notre mère coucheuse mondaine occasionnelle, Papa aveugle cocu
multirécidiviste. Je me suis tellement débattue que j’ai développé une sale
maladie auto-immune. Batterie d'examens, ponction lombaire, neuroleptiques,
et électro encéphalogramme à répétition. À 14 ans un type m’attrape dans la
rue, brandit un couteau et m'entraîne dans le local poubelles de l’immeuble
d’en face. Il m’ordonne de me déshabiller et je vois son visage se décomposer :
il fixe le bas de mon ventre, je sens quelque chose de chaud couler entre mes
cuisses et je baisse la tête : je suis inondée de sang ; le type se sauve à toutes
jambes. Après ça j’étais paniquée, je n'arrivais plus à descendre du bus pour
aller au lycée et je tournais des heures en rond dans la ville. Pourtant j’avais
beau avoir séché la moitié des cours j'ai eu mon bac avec mention TB, mon
père m’a fait faire des cartes de visite où c’était marqué dessus… Et puis d’un
seul coup revers de fortune, le voilà jugé en correctionnelle et emprisonné.
Plus de petite bonne pour servir le rôti, plus de grosse voiture allemande avec
chauffeur, plus de voilier à Hossegor en été ni de ski à Courchevel. Je me suis
119
vendredi 20
que nus. Le village tout entier est nudiste, on paie son entrée au guichetier du
péage comme au zoo de Thoiry, et passé la barrière on peut retirer sa culotte.
Sur la plage on le DOIT « Chaque fois que le temps le permet » dit la charte
de bonne conduite, des fois que des frileux viendraient se baigner en costume
3 pièces.
Ils sortent les sandwichs des sacs et commandent des bières, au serveur
toujours nu. Mais moins : il s’est noué à la taille un tablier à poche kangourou
pour le tire-bouchon et le calepin des commandes. Fleur se tortille sur sa
chaise, s’avance, se recule, semble mal à l’aise devant son jambon beurre.
— Quelque chose ne va pas ?
— Allongée ça peut l’faire, mais penchée en avant avec mes nichons 95.D
sans soutif ça craint. Toi tes balloches tu risques juste de t’asseoir dessus.
Il rit. Mais maintenant voir les seins de Fleur le dérange davantage.
Elle le scrute du crâne au nombril, plus bas la table cache le reste.
— Je t’ai bien regardé tu sais, tout regardé. À la réflexion t’aurais pu
convenir Ferdi : t’es pas le mec à rechercher du définitif, pour ton âge t’es pas
trop mal balancé, pas plus obsédé que ça par le sexuel, et t’es du genre plutôt
gentil… Bref t’aurais pu faire un candidat valable.
126
Il rit à nouveau.
— Et pis tu risques pas d’me faire du mal puisqu’on s’aime pas d’amour.
Ça fait pas toujours du bien dans la vie qu’y ait personne pour t’faire du mal.
Il y a 750 kilomètres d’autoroute jusqu’à Meudon. S’il part d’ici une heure,
le temps d’annuler son avion, prolonger la location de voiture et rendre les clés
à la Compagnie, Ferdinand devrait pouvoir arriver là-haut vers 3 heures du
matin. Il pourra même s’arrêter dormir une heure sur une aire de repos s’il se
sent piquer du nez.
Fleur fourre ses affaires dans son sac peau de serpent léopard. Plie les
draps, donne un coup d’éponge à l’évier, jette à l’eau le moignon de glace qui
restait dans la glacière. Elle fait partie des bons bavards, ceux qui savent ne
plus parler quand il vaut mieux se taire, les mauvais insistent rassurer.
— Il y a quelqu’un ? appelle une voix.
Bernard est debout sur le quai, en pull et pantalon, épis rouquins hirsutes
et pas rasé ; il s’appuie sur une canne.
— Comment ça va ? Ils vous ont recousu ? s’enquiert Ferdinand.
— Ça me tire la cuisse à chaque pas mais sinon rien de trop grave.
— Bon. Tant mieux.
Bernard fixe Ferdinand, d’un regard creux désemparé.
— Elle est partie.
— Comment ça partie ?
— Disparue. Pendant que j’étais à l’hosto. Avec son sac Vuitton que je lui
ai offert et Blacky dans sa cage.
— Partie comment ?
— En louant une voiture j’imagine, je vois mal un routier la prendre en
stop avec l’oiseau.
— Pour aller où ?
— À Saujon probablement. Quand elle se barre c’est toujours pour aller
là-bas. Et je vais vous dire, qu’elle aille là-bas où ailleurs pour moi c’est du
pareil au même, croyez-moi. Mais j’ai quelque chose à vous demander, à
demander à Fleur.
— C’est quoi ? demande-t-elle sortant de la cabine.
— J’ai cru comprendre que vous alliez rentrer chez vous Ferdinand, mais
vous Fleur vous avez tout votre temps je crois ?
— Ça dépend, c’est pour quoi ?
— Je dois livrer le Black-Out aux acheteurs demain matin. En partant
sans traîner et en naviguant toute la nuit ce n’est pas la mer à boire, si on peut
128
dire. Mais pas tout seul pour les quarts à la barre ; ce n’est pas bien sorcier il
suffit de regarder devant soi et de longer les lumières de la côte… Ne vous
angoissez pas, il y a deux cabines séparées, vous nous imaginez, l’autre folle
et moi, faire couche commune ?
— Cool !… hésite à peine Fleur. Je pourrai faire causer le perroquet ?
— Non, elle l’a emporté avec elle. J’ai réservé une Audi-A4 chez le
Rent2Car de Toulon, en remontant vers Royan on s’arrêterait vous déposer ici
à votre voiture.
— Cool… J’pourrai conduire l’Audi ?
— Non plus, désolé, ils louent à un seul conducteur.
— Pas cool, c’est l’contraire du bateau alors. Bon, je boucle mon baluchon
et j’arrive.
Elle redescend toute joyeuse dans la cabine.
— Je ne m’en fous pas vous savez, qu’elle soit partie.
Avec Ferdinand ils échangent un regard de sympathie, de connivence.
— Si un jour vous la revoyez, parce qu’elle est fichue de vous retrouver,
j’ai bien vu comme elle vous faisait son numéro et en général elle ne lâche pas
le morceau, faites gaffe à vous c’est une tueuse.
Bernard repart clopin-clopant vers son bateau.
Bagage à la main Fleur s’apprête à le rejoindre, elle se hisse sur la pointe
des pieds et fait la bise à Ferdinand.
— On s’est bien entendus, hein, tous les deux ?
— Oui. Je suis content d’avoir fait ce voyage avec vous.
— Et moi je t’aime bien Monsieur cinéma. Mais rentre maintenant. Pour
ta femme, pour ta petiote, à tous les coups c’est qu’une petite fugue de
gamine… Et rentre aussi pour toi… Rentre, c’est fini… D’accord ?
— D’accord.
* * *
129
Richard Walter Jenkins était le douzième des treize enfants d’un mineur
de fond gallois, Sa mère mourut quand il avait 2 ans, sa sœur Cecilia et
son frère Ifor prirent soin de lui et l'élevèrent au sein de la fratrie.
Toute sa vie, il resta très proche d’eux et de toute sa famille. Il fait partie
de ces hommes qui n’ayant pas eu de mère la recherchent toute leur vie.
Devenu Richard Burton — du nom de son professeur et mentor qui
décela ses talents innés d’acteur, l’adopta légalement (avec l’accord de
son père biologique), et l'encouragea à perdre son accent gallois — il
débute sur les planches londoniennes durant la Seconde Guerre mondiale
et y rencontre un succès immédiat en interprétant les grands rôles
shakespeariens.
Après quelques apparitions dans des films médiocres, Hollywood le
repère et il entame une carrière qui oscillera toute sa vie entre le théâtre et
le cinéma.
En 1952 “Ma cousine Rachel” (Henry Koster - 1952) lui vaut sa première
nomination aux Oscars. Et sa seconde l’année suivante dans “La Tunique”
(du même Henry Koster, premier film en Cinémascope de l’histoire du cinéma - 1953)
assortie d’une notoriété internationale croissante.
Au début des années soixante débute le tournage de “Cléopâtre” (Rouben
Mamoulian puis Joseph Mankiewicz - 1963). Il durera deux ans et voit se nouer sa
liaison tumultueuse avec Elizabeth Taylor, la star aux yeux violets.
130
Marion
et
Caroline
132
samedi 21
blonde, moderne, pas trop bécasse, douce aimante et câline. Ils s’aiment, se
marient, font deux beaux enfants et créent une “famille” ; le mot lui deviendra
un jour haïssable et le fera déguerpir. Ils gagnent tous deux très bien leur vie
et se la construisent belle. Tout roule, tout baigne, tout s’écoule — j’ai bien dit
s’écoule, pas s’écroule — en l’harmonie paisible d’un “bien-être sûr”, comme
le chante Brassens dans ses Amoureux des bancs publics.
Mais sommeille en léthargie le fils unique égoïste capricieux qu’avait gâté-
pourri sa Mémé-chérie — ainsi que couvait en mai 68 l’insoumis frondeur petit-
bourgeois crado chevelu, qui joua six semaines au gauchiste boulevard Saint-
Michel pour faire chier père. Et voilà que resurgit alors, pardonne-moi
l’expression, l’adolescent “pas cuit” trop tôt sorti du four. Traînant comme un
boulet de forçat son bonheur familial, écrit-il à sa femme pour justifier ses
bobards. Être aimé des siens est un fléau, les adorer une effraction, attendu
d’eux un désastre, ajoute-t-il pour s’assurer qu’elle saisisse bien à fond, pauvre
crétine veillant au foyer, le sens profond de sa désertion. Car oui, bravant
l’implication conjugale et familiale Monsieur toujours-pas-cuit a fui. S’est sauvé
comme un lapin. Pfuittt ! Le feu aux fesses, on the road again et salut la
compagnie. Avançant des excuses à la con, clichés de potache exalté :
« terreur diffuse - espèce de pulsion – angoisse existentielle et chant des
Sirènes », en prétendant n’y comprendre rien. Mon cul ! Ce n’est qu’esbroufe,
Monsieur Pas-Cuit manigance tout !… Petit garçon il faisait jouer à la guerre
ses soldats de plomb et ils faisaient semblant d’exister, et maintenant qu’il n’a
pas grandi il joue à faire semblant de disparaître. Puis le voilà parti bourlinguer
la pénichette, s’apitoyant sur son sort et “faisant le compte de tous ses petits
dégoûts de lui” écrit-il aussi — des mots que tu es allé chercher chez Rostand,
à Science Po aussi on connaît ses classiques. Et voilà maintenant qu’il affirme
aimer sa femme, l’aimer à la folie et n’aimera jamais qu’elle — il faut être au
moins deux pour passer les écluses, c’était qui la deux, tu me prends pour une
andouille ? Quant au remords il est champion olympique toutes catégories :
« succombé à l’appel, pas su résister – insensé, désolé – repentir douloureux
– inconsolable de payer de ton chagrin le prix de mon escapade » et le bouquet
final, le pompon, le summum du foutage de gueule : « Pardonne-moi d’être
moi. » !… MON CUL !… Je ne peux pas tout recopier, il y en a des tonnes,
ça poisse comme du sirop, ça dégouline en mélasse de betterave, c’est
comme si tu avais voulu tuer l’amour et ne supportais pas qu’il soit mort, ET
ÇA ME FOUT DANS UNE ROGNE NOIRE !
Toi, un être craintif et méfiant éperdument demandeur d'amour ? MON
CUL ! Tu t’es sauvé comme un voleur. Sans une seule seconde imaginer les
ravages que ta fuite invraisemblable allait occasionner. La déception des
enfants, ma tristesse d’être à nouveau seule dans mon lit, notre lit, des heures
137
dimanche 22
Sébastien est parti tout à l’heure au ski avec les Synelle. Sa mère avait
estimé qu’il ne servait à rien qu’il reste ici, à s’angoisser avec eux attendre le
retour de sa sœur. Caroline s’excusa du contretemps auprès de leurs amis.
« Les policiers nous assurent que ce sont neuf fois sur dix des fuites de gosse
sans conséquence, qu’ils obéissent à un désir soudain d’itinérance et un refus
momentané des règles établies. Les vôtres ne vous ont jamais fait ça ? Allons
tant mieux, c’est que vos petits trésors sont plus raisonnables que les
nôtres !… (rires)… J’espère qu’elle rentrera vite, Nous ne la punirons pas, cela
ne servirait à rien de la gronder. »
— Et puis c’est de famille, ramena sa fraise Sébastien.
— Pourquoi dis-tu ça, s’étonna Marielle Synelle.
— Pour moi, pour me faire bisquer, le court-circuita Caroline ; parce que
je m’étais moi aussi une fois sauvée de la maison quand j’étais gamine.
lundi 23
Le soir dans la cuisine, tandis qu’ils s’affairent mettre le couvert pour deux
sur la table où on ne met jamais de nappe, Caroline attend que Ferdinand lui
tourne le dos avant de poser sa question.
— C’était qui, la “deux”, sur le bateau ?
— Et si c’était LE deux ?
— Tu ne te serais jamais embarqué dans une telle promiscuité avec un
colocataire de sexe mâle.
— Marie-Fleur Bidulovitch, marchande de lingerie fine à Mehun-sur-
Yèvre, dans le Cher, entre Bourges et Vierzon, dite Fleur.
— Tu veux du vin ou une bière ?
— Une bière s’il te plaît.
— Elle était belle ?
— Non.
— De toute façon tu ne me le dirais pas.
— Elle n’a jamais cru que je pourrais ne pas rentrer.
— Cela t’est venu à l’idée ?
— Oui. Non. Pas vraiment.
— Tu regrettes ?
— Je suis parti et je suis revenu.
— Depuis que je te connais, tu n’en finis pas de revenir.
— Et suis toujours de retour, tu peux dormir tranquille.
— Dormir ??? Tranquille ??? Quand sa fille de 12 ans erre je ne sais où ?
141
sur eux. Raison pour laquelle il en écrit les mots à la plume de stylo. Ferdinand
trébuche à les dire comme ils doivent être dits, raison pour laquelle il se peut
qu’il les écrive justes.
Le passé m’assaille et m’obsède.
Est-ce cela vieillir ? devenir obsédé de l’éteint ?
Fut-ce là ma fuite, à la recherche du passé perdu ?
En m’envoyant mon enfance à la face, tu me replongeas avant-
hier en pleine lumière de nos jeunes années.
Alors soit, je ne me retiens plus, me déverse sur toi et réponds à
ta fable en me rappelant de nous.
La première fois où je te rencontrai ce fut dans un ascenseur.
Après nos “Bonjour” et demi-sourires juste polis, la montée fut
longue et guindée jusqu’au 12ème étage de la tour de Beaugrenelle
où nous étions invités à un cocktail dînatoire officiel et rasoir. Assis
côte à côte parmi de fringants diplomates ennuyeux comme la pluie
nous avions sympathisé et nous étions même appréciés. Quand je
proposai de te raccompagner chez toi tu me lanças « Ne vous
fatiguez pas, j’habite encore chez mes parents » ; tu m’inscrivis ton
téléphone sur une serviette en papier et tu partis la première.
Je t’appelai dès le lendemain, nous convînmes de déjeuner
ensemble. C’était plein hiver, quand je te vis entrer dans le
restaurant tu portais un manteau gris à col de velours noir. Chaque
fois que tu le portas par la suite il me rappela ces secondes
étincelantes où tu avançais vers ma table. J’étais ébloui par ta
grâce, ton assurance et la prestance de ton allure, et me félicitai
que les grandes écoles produisissent de si séduisantes
fonctionnaires. Tu ôtas ton béret à pompon et tes cheveux blonds,
ils étaient longs à l’époque, tombèrent en cascade t’encadrer d’or
pur. Je ne t’avais pas assez regardée durant le dîner rasoir et
maintenant je te détaillais. Ton regard clair à aimer la vie, ton
sourire large à la bouffer toute crue, ton visage tout entier
m’apparut n’être rien de plus beau que le plus beau visage du
monde. J’étais déjà bien installé dans mon métier du cinéma, cela
ne t’impressionna guère. Que tu fusses étudiante à Sciences Po, en
stage au Ministère de la Culture, me sembla cent fois plus
prestigieux. Nous approfondîmes faire connaissance,
échangeâmes fadaises et sourires niais, confirmâmes nos
attirances réciproques, et malgré ton insistance je refusai mordicus
que nous partageassions l’addition.
143
mardi 24
En pyjama Batman, les yeux tout petits et sa frange en bataille lui barrant
le front, Marion apparaît dans l’embrasure de la porte et s’avance d’un pas
hésitant craintif dans la cuisine.
Ses parents qui terminaient leur petit-déjeuner la découvrent soudain.
Telle une apparition miraculeuse. Caroline se rue l’enlacer.
— Ma puce, mon bébé, mon amour…
Ferdinand se précipite la prendre aussi dans ses bras.
Ils l’embrassent, la touchent, la cajolent, la retrouvent, lui caressent les
cheveux, la serrent contre eux et l’étouffent.
— Aïe, tu me fais mal.
— Quand es-tu rentrée mon amour ?
— Vous dormiez déjà. Je n’ai pas allumé et je n’ai pas fait de bruit.
— Tu as dormi dans ta chambre ?
— Ben oui
— Tu as faim ?
— Oui.
— Tu n’as rien mangé ? Depuis deux jours ?
— Si, les Prince à la vanille d’Adèle. Elle en avait des paquets dans un
tiroir, on a tout mangé.
— Tu étais chez elle ?
— Ben oui.
— Installe-toi mon trésor, lui dresse son couvert Ferdinand.
Elle dévore tout ce qui se présente à sa portée. Pioche dans la boîte aux
biscottes, se tartine la moitié du paquet de beurre et termine le pot de miel.
Avale coup sur coup les deux bols de chocolat que lui verse Caroline, le yaourt
à la framboise qu’elle lui sort du frigo, et le verre de jus d’orange que lui remplit
à ras bord Ferdinand.
— Je ne comprends pas ma puce, j‘ai appelé chez Adèle et sa maman
m’a dit qu’elle ne t’avait pas vue ? interroge Caroline.
— J’étais planquée dans sa chambre.
— Et vous faisiez quoi ?
148
— Rien, on discutait.
— De quoi ?
— Ben de rien, de tout.
— Vous aviez tant à vous dire ? Il vous a fallu tout ce temps pour épuiser
vos sujets de conversation ? commence à changer de ton Ferdinand.
Marion lève les yeux au ciel.
— Laisse-la, le bride doucement Caroline.
— Eh bien raconte Marion, ce doit être très instructif, s’apprête à
s’emporter son père.
— On était bien c’est tout, le défie la petite.
— Vous avez fait quoi d’autre ? les sépare à nouveau Caroline. Des jeux
vidéo ? Ou vous avez piqué les maquillages de la maman d’Adèle et essayé
ses robes et ses chaussures ?
— Qu’est-ce que tu racontes, pourquoi elle aurait fait ces crétineries ?
tombe des nues Ferdinand.
— C’est en général ce que font les filles en cachette des parents, hein ma
puce vous avez fait ça ?
— Arrête Maman j’ai plus six ans ! On a surtout regardé un max de Fort
Boyard ; elle les a tous enregistrés Adèle, sur des cassettes vidéo avec la date
et un numéro.
— Toute la journée ?
— Et la nuit aussi, je les ai comptés, seize au total, mais il en reste encore,
on n’a pas tout vu.
— Et sa mère ne s’est pas rendu compte que tu étais là ?
— Ben non. Quand Adèle devait aller à table je restais dans sa chambre
à lire des BD et manger des Prince.
— Et pour l’école tu sortais par l’escalier de service je suppose ? se durcit
Ferdinand.
— Il n’y a pas d’école en ce moment.
— Ce sont les vacances de Pâques, lui rappelle Caroline ; et le week-
end, pour faire comme les Ministères et des plateaux de tournage, le collège
est fermé imagine-toi.
— Ouais, t’es pas très au courant on dirait Papa.
— Je t’en prie Marion, ce n’est pas le moment de faire la maligne.
— Qu’est-ce qui vous plaît tant dans Fort Boyard ? les désamorce encore
une fois Caroline.
— C’est super marrant, des gens qui se forcent à faire des trucs qu’ils
n’ont pas envie de faire et qui leur flanquent la trouille.
— Seize fois ? ! ? s’ébahit Ferdinand.
149
* * *
151
L i z et R i c h a r d
R i c h a r d et L i z
152
La relation qu’il partage depuis son retour avec Caroline n’est plus
exactement comme elle était auparavant. Il flotte autour d’elle comme une
équivoque, un tiraillement, dont il n’est pas difficile de connaître la cause.
Quant à la fugue de Marion, mini-fugue, fugounette, plus proche de la sottise
de petite écervelée que de la fuite retentissante, Ferdinand ne peut
s’empêcher de s’en tenir pour en partie responsable.
Le break Volvo est resté sans tourner dans son box depuis cinq
semaines, Ferdinand espère qu’il voudra bien démarrer. Il jette son bagage
sur la banquette arrière et s’assied au volant. Découvre une feuille pliée en
quatre glissée dans la rainure de la boîte à gants, qui rappelle l’invitation des
cinglés dans le capot du P’tit-Bounty. Il reconnaît l’écriture de Caroline.
De tout, il resta trois choses :
La certitude que tout était en train de commencer
La certitude qu'il fallait continuer
La certitude que cela serait interrompu
Avant que d'être terminé
Faire de l'interruption un nouveau chemin
Faire de la chute un pas de danse
Faire de la peur un escalier
Du rêve un pont
De la recherche une rencontre
(Fernando Pessoa… eh oui, encore lui…)
Bonne route. - Caroline
Ils dînent assis par terre sur les coussins de cuir du canapé devant le feu
de cheminée. Mary-Lou a revêtu une gandoura safran rehaussée de broderies
dorées. Elle a tout apporté de la cuisine, couverts, bouteilles, omelette pour
quatre, salade, pain, plateau de fromages et jatte de fruits, et les a disposés
sur la table basse. Puis elle n’a plus bougé, est restée toute la soirée assise
en tailleur et cheveux défaits. « Vous faites un peu gourou » la taquine
Ferdinand. Lui a juste retiré ses chaussures, déboutonné le col de son polo et
se tortille toutes les deux minutes pour changer de position. « Et vous plutôt
arthrosique » réplique-t-elle.
Déjà deux bouteilles gisent vides au pied de la table, la troisième ne l’est
encore qu’à moitié. Mary-Lou alterne pétards pré-roulés et pipes de tabacs
doucereux. La pièce tout entière exhale des effluves mêlés de melon mûr et
de pain d’épice cannabis. Ferdinand est un peu ivre.
— Vous êtes venu me baiser n’est-ce pas.
Assure-t-elle comme elle aurait proposé de reprendre du reblochon.
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
157
— Que vous n’auriez pas fait ce détour pour seulement goûter à mon
omelette… Parce que je vous plais ?
— Je dirais plutôt que vous m’attirez ; vous avez tout fait pour, je crois,
non ?… Vous m’attirez comme un aimant Mary-Lou, comme une boussole
montre le nord.
— Et son froid polaire ?
— Mais non, juste le nord ; c’est une direction comme une autre.
Ôôôôtrrrr… piaille le mainate resté dans la cuisine, il a l’oreille fine.
— Vous me voyez ravie de vous… déboussoler.
— Il y a autre chose cependant.
— Quel dommage, je trouvais cela amplement suffisant et charmant de
vous attirer… et tellement romantique que vous ayez fait 100 kilomètres
supplémentaires pour suivre votre attirance comme un fumet de poulet frites.
— Arrêtez, vous savez très bien ce que je veux dire. Vous et moi sommes
“en fuite”. Cela nous effraie tellement qu’existent des personnes qui nous
aiment, et qu’il nous faut aimer, que nous ne savons quoi faire d’autre que
nous “sauver” ; dans les deux sens du terme. Alors outre vos attraits
physiques, certes irrésistibles…
— Merci.
— … c’est aussi votre… j’hésite entre violence, férocité, sauvagerie… qui
m’attire et pourrait m’aider à comprendre les mécanismes de l’échappée.
— Choisissez sauvagerie, qui me va bien. Alors selon vous, moi,
j’aimerais Bernard ?
— Bien sûr. Vous nous l’avez d’ailleurs très explicitement réaffirmé à ma
coéquipière et moi l’autre soir.
— C’est exact, je le hais donc je l’aime. Je le hais d’avoir laissé mourir
mon fils et je le hais de l’aimer encore. J’ai dans la peau le meurtrier de mon
enfant. À côté de ça la tragédie grecque c’est du pipi de chat. Vous n’avez
jamais eu envie de tuer votre femme ?
— Non. Seulement de m’enfuir.
— Moi oui.
— En effet puisque vous êtes là.
— De tuer Bernard je veux dire. L’autre jour quand j’ai demandé « Tu es
noyé ? » j’espérais qu’il me réponde oui. Eh bien non, il n’était même pas mort.
— Vous pensez que c’est pour cette raison qu’on s’enfuit, par peur de
tuer, de tuer l’amour ?… et ne pas supporter qu’il soit mort…
— En ce qui me concerne je viens de vous le dire : parce que je le hais
et parce que je l’aime, et qu’à son encontre les deux sentiments sont similaires.
Pour vous je ne sais pas… parce que vous vous reprochez d’aimer mal votre
femme et vos enfants, mais ne supporteriez pas de les quitter tout à fait ?
158
Ferdinand quitte Saujon au petit matin. Sans réveiller Mary-Lou qui dort
profondément, et ronfle adorablement. Parce que cela fait trop de bruit
d’entendre les gens partir.
160
Arrivé au Bastion et durant les deux jours qui suivent, Ferdinand qui se
pensait désespérément heureux se trouve béatement malheureux.
Il se fait aider par Yvette pour remettre en état la pièce incendiée. Ils
remplacent table et chaises par celles qu’ils dénichent au dépôt Emmaüs de
Lectoure, ce n’est pas exactement ceux qu’aurait souhaités Caroline mais ils
n’ont pas trouvé mieux. En revanche ils se font livrer la cuisinière 4 feux, le
réfrigérateur congélateur et le lave-vaisselle qu’elle a choisis et qui étaient
disponibles en magasin. Jojo est venu les encourager, raconte des blagues et
des commérages du village. Prodigue ses conseils quant à la meilleure
manière de mettre en place et brancher l’électroménager, ainsi que de faire
entrer la table de ferme par la fenêtre « sans trop se niquer les rognons ». Ses
deux mains sont encore bandées et il ne peut rien saisir ni accomplir, rien
attendre d’elles comme s’il en était amputé, ce qui le fait jurer comme un
charretier. Il conseille de porter le Voltaire chez un tapissier qu’il connaît à deux
patelins d’ici et qui saura le ressusciter, remplacer le velours et rattraper les
menus éclats de menuiserie. En le portant à deux, Yvette et Ferdinand font
sans peine tenir le fauteuil dans le break Volvo.
161
- elle se marie 8 fois, dont 2 avec RB – est mère de 4 enfants dont une
fille adoptée avec lui (+ grand-mère à 39 ans !)
- lui 5 fois, dont 2 avec elle, il a 3 enfants dont leur fille adoptive
rechercher s’il fut grand-père
- « Dès que je me suis senti attiré par d’autres femmes j’ai compris
que la partie était terminée » avouera plus tard RB
quel couillon, quand je me suis “senti attiré par Mary-Lou” je n’ai jamais pensé
que la partie était terminée avec Caroline… et même tout au contraire
- Tant que Richard reste marié avec Sibyl, Liz ne supporte pas d’être la
seconde, la maîtresse, la concubine. Elle le vit comme une traîtrise même si
elle se sait être la première dans le cœur de RB ; et elle exige le mariage. Elle
le veut elle le veut elle le veut. Lui envoie une longue lettre où elle énumère
tout ce qu’elle lui promet de faire pour devenir une épouse parfaite et docile.
Bernard avait trouvé ridicule que Mary-Lou lui ait écrit un courrier similaire.
- Liz aime passionnément les bijoux et pierres précieuses, les thésaurise et les
exhibe à toute occasion. RB lui offre le fameux “Diamant Krup”, acquis sur
enchère pour 9 millions de dollars « Un homme amoureux ne compte pas ».
Comme disait moins élégamment Bernard à propos de leur villa de Saujon.
Et aussi « Les femmes qui aiment trop les bijoux sont dangereuses ».
- Ils concentrent à eux deux l’une des plus grosses fortunes mondiales. Et se
montrent l’un et l’autre d’une incroyable générosité.
Multiplient les dons parfois colossaux à des institutions sociales ou caritatives,
à des amis dans le besoin, à la famille de Richard.
Tout en organisant des fêtes retentissantes et somptuaires.
À l’image de celle que commanda Richard pour les 40 ans de Liz. Elle dura 3
jours et réquisitionna huit étages du Duna-Intercontinental de Pest. Les invités
arrivaient par les jets privés que leur envoyaient les Burton. Ringo Star, Joseph
Losey, Michael Caine, David Niven, Susannah York, Grace de Monaco… et
toute la famille Jenkins venue du Pays de Galles, qui passa ses nuits dans les
caves de l’hôtel à chanter des chansons galloises.
- Liz est extrêmement fidèle en amitiés : Monty Clift, Rock Hudson, James
Dean, Michael Jackson… Chacune de leurs morts successives la jette à terre.
Une seule anéantit Richard, celle de son frère Ifor.
Elle survint quelques jours après le pharaonique “Big Week-End” de Budapest
(voir ci-dessus), réveilla d’un seul coup ses pulsions funestes et
autodestructrices, son alcoolisme et ses infidélités à tout-va. Et amorça le
début de la fin du couple.
Les réalités qui entourent ces gens-là sont parfois si énormes qu’elles
semblent issues d’une fiction légendaire et baroque, ravageuse et passionnée,
superbe et détestable. Ferdinand appuiera son récit sur cette dualité
permanente, source manifeste de la fascination qu’exerça leur romance et
continue toujours de l’exercer. Il est clair qu’elle ne ressemble pas du tout à la
sienne avec Caroline ; comparées à celles des deux stars, leurs errances et
chimères personnelles sont minuscules et dérisoires.
Il surligne toutefois le cérémonial de l’Orange. Quand à Noël Rich et ses
12 frères et sœurs en recevaient chacun une des mains du père. Les parents
Durand, qui à défaut de tendresse couvraient de cadeaux onéreux leur fils
unique, n’oubliaient jamais d’en déposer une au pied du sapin. Ainsi que dans
leurs familles les papa et grand-papa de Ferdinand en offraient eux-mêmes
une à leurs enfants. Au matin Mémé-chérie pelait le fruit pour son petit
chérubin, s’appliquant à ne faire qu’une seule longue épluchure en spirale et y
réussissait souvent. Ferdinand a évidemment reproduit le rite pour Sébastien
et Marion et leur en a expliqué l’origine ; mais Caroline foire chaque fois
l’épluchage et ils se précipitent saccager à la barbare les emballages de leurs
“vrais” cadeaux.
171
à elle, tu ne la connais pas. On part dans dix jours, pour deux semaines. Nous
avons dégoté un gîte paradisiaque de sable fin, eaux turquoise, ti-punch et
cocotiers au fond d’une crique de Guadeloupe. Mais tu seras remonté à temps
pour t’occuper des enfants.
* * *
174
Quelque vingt ans plus tard l’épidémie de covid tire sur sa fin. Celles de
la variole du singe, Ebola, choléra, rougeole et grippe aviaire sont en pleine
forme. Ainsi que plusieurs autres miasmes et virus émergents, réveillés
d’inertie par des laborantins maladroits, qui effectuent leurs premiers pas
intercontinentaux sous des noms de code tenus secrets. Après Napoléon et
Hitler, chacun son siècle, Poutine réfléchit à la meilleure manière de mettre le
feu au monde. Les ouragans, tornades, inondations, sécheresses, incendies,
séismes, guerres religieuses, génocides, grèves et manifs, famines, grands-
messes olympiques et surpopulation planétaire, nourrissent la presse et les
multinationales, et perpétuent la vertigineuse actualité du monde. Ferdinand et
Caroline Durand habitent toujours leur appartement de Meudon. Bref tout va
bien.
Margaux puis Victor. Yvette fit mine de s’émerveiller qu’elle soit devenue
maman à son tour, « Moi qui t’ai connue petiote, pas plus haute que trois
pommes », mais elle dissimulait mal de n’avoir rien à battre de ces
mouflets de deuxième génération, et grande hâte qu’on lui fiche la paix
avec cette marmaille et tous les gouzi-gouzi y afférant.
Les Garrigou arrivés à la retraite, les jeunes couples engagèrent
d’autres personnes pour s’occuper de la maison de la piscine et du jardin,
et se répartissent leur rémunération en proportion des jours de présence de
chacun. « Vous avez déjà payé tous les travaux, c’est la moindre des
choses que l’entretien soit dorénavant à notre charge » ont-ils informé
leurs parents que d’un commun accord ils les en exonéraient
définitivement.
Longtemps après être rentré de Béziers Ferdinand reçut un courrier de
Fleur, ignorant son adresse elle l’avait adressé à la compagnie fluviale de
Homps qui avait fait suivre. Un texte écrit très serré, car elle était toujours
aussi bavarde, au dos d’une carte postale de Budapest montrant le
Parlement et le Pont-de-la-Chaîne sur le Danube, photographiés en
plongée depuis la ville haute — Ferdinand reconnut le site au premier coup
d’œil, ne se souvint de la carte de Gabriela que plusieurs jours après. Elle
avait quitté le Cher et le commerce des petites culottes, pour marier un
chauffeur routier roumain haut-savoyard installé à son compte dans la
banlieue d’Annecy. Elle ne pouvait être plus heureuse, accompagnait
souvent son homme en qualité de copilote matrimoniale durant ses
tournées au long cours à travers l’Europe « Là on est en Hongrie, on
transbahute du matos à nettoyage urbain. Tu sais à quel point je suis accro
à bourlinguer, à pied à cheval en pénichette ou en semi-remorque. Et
souviens-toi que je ne suis pas la plus mauvaise des coéquipières ! ». Pour
finir elle l’embrassait bien amicalement. Et aussi Caroline et les enfants
dont elle s’excusait d’avoir oublié les prénoms. En post-scriptum, écrit
pattes de mouche à peine lisibles, elle avait rajouté qu’avec cet homme-là
elle commençait, un peu, à aimer le sexe. « Qu’est-ce qu’on devient tout
de même. »
Après cinq années passées au siège de la société d’agroalimentaire qui
l’avait recruté à sa sortie de l’X, pendant lesquelles il fit preuve
d’éminentes qualités de développeur et de gestionnaire, le mari de Marion
fut nommé Directeur Délégué de la filiale Afrique du Sud. Luxueux
appartement de fonction, berline avec chauffeur, poste à mi-temps au
178
Ce n’est pas que s’amplifient peu à peu ses difficultés articulaires qui
chagrine le plus Ferdinand, c’est surtout qu’aucune énergie ne le pousse
plus désormais à ficher le camp. Plus rien ne lui pèse plus, ni de lourd ni
de léger, et il se trouve bien chez lui.
Il est toutefois inexact d’affirmer qu’il s’en “chagrine”, ni l’un ni
l’autre des deux inconvénients n’étant à proprement parler chagrinatif.
C’est qu’outre Caroline, les enfants, leurs conjoints et les petits-enfants,
et pour faire court tout le reste du monde, de tout le reste du monde
Ferdinand se contrefout. Exactement comme Burton et Brando en quelque
sorte.
Exception faite de son ouvrage sur lequel il passe le plus clair de son
temps. Sa biographie conjugale du couple star dont il vient d’entamer la
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Maintenant les Durand font ensemble et seulement tous les deux des
croisières à bord de paquebots haut de gamme au nombre de passagers
limité. Sans trop se mélanger à eux et en boudant les soirées habillées du
Capitaine. En alternance sur des mers tropicales asiatiques ou vers des
contrées antarctiques ou boréales.
notes pages 72 :
- les clés USB 3G n’ont été commercialisées qu’un peu plus tard
- de même que ne furent accessibles les premières vidéos sur YouTube
Les lecteurs voudront bien pardonner à l’auteur ses impardonnables prises de libertés,
mais qui l’arrangeaient bien.