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ÉPREUVE UNIFORME DE FRANÇAIS,

LANGUE D’ENSEIGNEMENT ET LITTÉRATURE

10 AOÛT 2022

CAHIER 3 – TEXTES ET SUJETS DE RÉDACTION

 CONSIGNES

1. Lire les sujets de rédaction proposés.

2. Au besoin, survoler l’ensemble des textes qui s’y rapportent.

3. Choisir un seul des sujets de rédaction proposés.

4. Relire attentivement le ou les textes se rapportant au sujet de rédaction choisi.

5. Écrire une dissertation critique de 900 mots.


ÉPREUVE UNIFORME DE FRANÇAIS,
LANGUE D’ENSEIGNEMENT ET LITTÉRATURE

SUJETS DE RÉDACTION

 Vous devez rédiger une dissertation critique de 900 mots dans laquelle vous développerez
un point de vue critique sur l’un des sujets suivants :

PREMIER SUJET
Les rencontres sont-elles semblables dans les extraits du conte Le petit prince d’Antoine
de Saint-Exupéry et du roman Les ombres filantes de Christian Guay-Poliquin?
Vous soutiendrez votre point de vue à l’aide d’arguments cohérents et convaincants et à l’aide de
preuves relatives au contenu et à la forme des textes proposés, preuves puisées dans ces textes et
dans vos connaissances littéraires* qui conviennent au sujet de rédaction.
Textes : Un extrait du conte Le petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry et un extrait du roman Les
ombres filantes de Christian Guay-Poliquin.

DEUXIÈME SUJET
Est-il possible de dire que les personnages affrontent la mort avec sérénité dans l’extrait de la
nouvelle « La cassette » de Madeleine Ferron?
Vous soutiendrez votre point de vue à l’aide d’arguments cohérents et convaincants et à l’aide de
preuves relatives au contenu et à la forme du texte proposé, preuves puisées dans ce texte et dans
vos connaissances littéraires* qui conviennent au sujet de rédaction.
Texte : Un extrait de la nouvelle « La cassette » de Madeleine Ferron.

TROISIÈME SUJET
Peut-on affirmer que le voyage sur le territoire des ancêtres est présenté comme une expérience
heureuse dans l’extrait de l’essai Shuni de Naomi Fontaine?
Vous soutiendrez votre point de vue à l’aide d’arguments cohérents et convaincants et à l’aide de
preuves relatives au contenu et à la forme du texte proposé, preuves puisées dans ce texte et dans
vos connaissances littéraires* qui conviennent au sujet de rédaction.
Texte : Un extrait de l’essai Shuni de Naomi Fontaine.

* On entend par « connaissances littéraires » les procédés langagiers (figures de style, versification, types de
phrases, etc.) et les notions littéraires (point de vue narratif, genres, etc.) utilisés à l’appui de votre argumentation. On
entend également par « puiser dans vos connaissances littéraires » le fait de vous référer à d’autres œuvres que les
textes proposés, de relier ces derniers à des courants ou à des tendances littéraires, ou d’avoir recours à des
connaissances culturelles et sociohistoriques qui conviennent au sujet de rédaction.

2
PREMIER SUJET

Ce sujet comprend deux textes : un extrait du conte Le petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry et
un extrait du roman Les ombres filantes de Christian Guay-Poliquin.

TEXTE 1

[Il est important de tenir compte des deux textes lors de la rédaction de votre dissertation.]
Auteur : Antoine de Saint-Exupéry, écrivain et aviateur français, né en 1900 et disparu en vol
le 31 juillet 1944.
Le conte Le petit prince a été publié en 1943.

Présentation
Le narrateur est un pilote d’avion.

Extrait de Le petit prince1

J’ai ainsi vécu seul, sans personne avec qui parler véritablement, jusqu’à une panne dans le
désert du Sahara, il y a six ans. Quelque chose s’était cassé dans mon moteur. Et comme je n’avais
avec moi ni mécanicien, ni passagers, je me préparai à essayer de réussir, tout seul, une réparation
difficile. C’était pour moi une question de vie ou de mort. J’avais à peine de l’eau à boire pour huit
5 jours.

Le premier soir je me suis donc endormi sur le sable à mille milles de toute terre habitée.
J’étais bien plus isolé qu’un naufragé sur un radeau au milieu de l’océan. Alors vous imaginez ma
surprise, au lever du jour, quand une drôle de petite voix m’a réveillé. Elle disait : …

« S’il vous plaît… dessine-moi un mouton!

10 — Hein!

— Dessine-moi un mouton… »

J’ai sauté sur mes pieds comme si j’avais été frappé par la foudre. J’ai bien frotté mes yeux.
J’ai bien regardé. Et j’ai vu un petit bonhomme tout à fait extraordinaire qui me considérait
gravement. […]

15 Je regardai donc cette apparition avec des yeux tout ronds d’étonnement. N’oubliez pas que
je me trouvais à mille milles de toute région habitée. Or mon petit bonhomme ne me semblait ni
égaré, ni mort de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur. Il n’avait en rien
l’apparence d’un enfant perdu au milieu du désert, à mille milles de toute région habitée. Quand
je réussis enfin à parler, je lui dis :

20 « Mais… qu’est-ce que tu fais là? »

1
Antoine de SAINT-EXUPÉRY, Le petit prince, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1999, p. 15-19.
3
Et il me répéta alors, tout doucement, comme une chose très sérieuse :

« S’il vous plaît… dessine-moi un mouton… »

Quand le mystère est trop impressionnant, on n’ose pas désobéir. Aussi absurde que cela me
semblât à mille milles de tous les endroits habités et en danger de mort, je sortis de ma poche une
25 feuille de papier et un stylographe. Mais je me rappelai alors que j’avais surtout étudié la
géographie, l’histoire, le calcul et la grammaire et je dis au petit bonhomme (avec un peu de
mauvaise humeur) que je ne savais pas dessiner. Il me répondit :

« Ça ne fait rien. Dessine-moi un mouton. »

[…]

30 Alors, faute de patience, comme j’avais hâte de commencer le démontage de mon moteur,
je griffonnai ce dessin-ci2.

Et je lançai :

« Ça c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans. »

Mais je fus bien surpris de voir s’illuminer le visage de mon jeune juge :

35 « C’est tout à fait comme ça que je le voulais! Crois-tu qu’il faille beaucoup d’herbe à ce
mouton?

— Pourquoi?

— Parce que chez moi c’est tout petit…

— Ça suffira sûrement. Je t’ai donné un tout petit mouton. »

40 Il pencha la tête vers le dessin :

« Pas si petit que ça… Tiens! Il s’est endormi… »

Et c’est ainsi que je fis la connaissance du petit prince.

2
ce dessin-ci : Le petit prince est une œuvre illustrée.
4
TEXTE 2
[Il est important de tenir compte des deux textes lors de la rédaction de votre dissertation.]
Auteur : Christian Guay-Poliquin, écrivain québécois, né en 1982.
Le roman Les ombres filantes a été publié en 2021.

Présentation
Un homme s’est égaré dans la forêt en pourchassant une perdrix pour s’en nourrir. Il tente de
retrouver le chemin du camp de chasse où sa famille s’est réfugiée alors que le monde entier est
frappé par une panne de courant persistante d’origine inconnue. Il avance avec crainte, les bois
étant peuplés de bêtes sauvages et de groupes hostiles.

Extrait de Les ombres filantes1

Pourquoi tu boites?
Je fige comme si je venais d’être frappé par la foudre.
Pourquoi tu boites?
Mon sang circule bruyamment d’un bout à l’autre de mon corps. J’ai faim, j’ai soif, je suis
5 épuisé. Ça doit être mon cerveau qui me joue des tours. Je pivote lentement sur moi-même.
Derrière, dans la dentelle des fougères, il y a une silhouette immobile. C’est un jeune garçon.
Douze ans ou à peu près. Il me dévisage, la tête légèrement inclinée. Sa peau est tannée, sa
chevelure blonde en broussaille, et ses yeux sont noirs comme du charbon. Il porte un sac en
bandoulière et, d’une main, il tient une perdrix morte.

10 […]
Pourquoi tu boites?
Je fixe le garçon avec des yeux ronds d’étonnement. Il s’avance et s’assoit en tailleur sur une
pierre. Son regard clair perce la pénombre et contraste avec ses vêtements sales.
Elle était blessée, m’indique-t-il en soulevant la perdrix par les pattes. Elle m’a laissé
15 approcher en me regardant comme ça, de côté, puis j’ai tendu lentement la main vers elle et je lui
ai tordu le cou.
Je secoue la tête de gauche à droite et tente de me ressaisir. Je suis perdu au cœur de la forêt,
la gorge sèche, les mains tremblotantes avec un petit bonhomme qui ne semble ni égaré, ni mort
de fatigue, ni mort de faim, ni mort de soif, ni mort de peur. Comme s’il était tombé du ciel.
20 Étonné qu’aucun mot ne sorte de ma bouche, il coince la perdrix dans son sac.
Qu’est-ce que tu fais là? parviens-je alors à bredouiller. Où sont tes parents?

1
Christian GUAY-POLIQUIN, Les ombres filantes, Saguenay, La Peuplade, 2021, p. 44-51.
5
Le garçon me considère, le visage impassible. Je jette un coup d’œil au sous-bois qui nous
entoure. Avec la rosée, les fougères semblent phosphorescentes. Le crépuscule rôde. Il va bientôt
faire noir.
25 Il y a un sentier près d’ici, tu sais où il se trouve?
Le jeune sourit, amusé, mais il ne répond ni ne bouge. Il attend.
Un accident de voiture, dis-je en indiquant mon genou. C’est pour ça que je boite.
[…]
Le garçon reste songeur un instant, puis bondit sur ses pieds.
30 Viens, suis-moi. Le sentier n’est pas très loin.
Aussitôt, les ombres du soir reculent d’un pas. Mon jeune guide marche vite et je peine à le
suivre. Nous filons entre les branches en remontant une pente assez raide. Le sol est glissant. Je
dois m’agripper aux racines et aux arbrisseaux pour ne pas chuter.
Allez, me lance-t-il les mains sur les hanches, par ici.
35 Il fait entièrement nuit lorsque nous mettons les pieds sur le sentier. Autour, la forêt n’est
plus qu’une masse sombre et sonore. Nous avançons à l’aveugle. Plus loin, près d’un gros rocher
indistinct, nous butons sur mon sac à dos. Le soulagement est immédiat. Je suis sauvé. Je me
penche, prends ma gourde et avale de grandes gorgées d’eau.
Merci, dis-je en m’affalant près de mon sac. Comment t’appelles-tu?
40 Le garçon tourne les talons et se fond furtivement dans l’obscurité.
Va-t’en pas!
Pendant les minutes qui suivent, je me demande si ce garçon n’a pas été le fruit de mon
imagination. Bien que j’aie retrouvé mon sac, je commence peut-être à déraper. Mais j’entends du
bruit dans la forêt. C’est mon jeune compagnon qui revient avec de l’écorce, des brindilles, des
45 bouts de bois. Il s’agenouille pour préparer un feu.
Non, interviens-je, ne fais pas ça.
Le garçon se tourne vers moi, perplexe.
On risque de se faire repérer.
Et alors? réplique-t-il en frottant une allumette.
50 Je reste tendu pendant de longues minutes, puis me relâche à mesure que la lueur des
flammes grimpe sur nous, éclaire nos visages barbouillés et taille une brèche dans la nuit. Je tends
les mains et me laisse hypnotiser par le bois qui flambe en crépitant. La chaleur m’enlace, me
berce, m’embrasse.
Le garçon sort la perdrix de son sac, met les pieds sur les ailes, tire sur les pattes afin de
55 dégager la poitrine. Sans attendre, il embroche les deux lobes et les tient au-dessus du feu. Je
l’observe, à la fois fasciné et agacé par le mystère de sa présence. Quelques tisons montent dans
les airs. Je me racle la gorge.

6
Dis-moi, tes parents, tu ne crains pas qu’ils soient inquiets. Qu’ils te cherchent?
Aucun risque, me répond-il avant de faire dévier la conversation. C’est un gros sac que tu
60 traînes là. Il doit être lourd.
Demain, je t’aiderai à les retrouver. Tu habites dans le secteur?
Le garçon hausse les épaules, vérifie la cuisson de la viande et me tend une part. Je remets à
plus tard mes interrogations, le remercie et mords dans la chair avec appétit.
[…]
65 Les flammes redescendent peu à peu et se lovent dans les braises. Dans la lumière
rougeoyante, on se regarde lui et moi.
Olio, dit-il avant de se retourner, je m’appelle Olio.
D’accord, dis-je adouci. Bonne nuit, Olio.

Bonne nuit.

7
DEUXIÈME SUJET

Ce sujet comprend un seul texte : un extrait de la nouvelle « La cassette » de Madeleine Ferron.

Autrice : Madeleine Ferron, écrivaine québécoise, née en 1922 et décédée en 2010.


La nouvelle « La cassette » a été publiée en 1987.

Extrait de « La cassette1 »

Ce matin-là, brusquement, je sentis la présence de la mort : un personnage invisible qui


attendait. Pourtant, en arrivant au chevet de mon grand-père, rien de particulier ne justifiait cette
appréhension. Le boudoir, aménagé en chambre au rez-de-chaussée pour plus de commodité, était
agréable, et l’ambiance de la pièce, d’une douceur presque palpable. Dans un vase en opaline, sur
5 la commode, deux pivoines, le pistil nu, terminaient leur épanouissement, sans avoir perdu un seul
pétale. Le malade était adossé à des oreillers dont les taies étaient de toile blanche festonnée de
rose. Son attitude m’impressionnait. Je lui étais reconnaissante de conserver, même alité, sa
noblesse. Il était capricieux, raffiné, d’un charme attendrissant. Bien qu’autoritaire et égocentrique,
il était, pour moi, attentif et affectueux.

10 Nous nous étions habitués à cette maladie sereine qui évoluait sournoisement, sans dommage
apparent. À moins que notre tendresse ne nous ait aveuglées, grand-mère et moi.

Elle venait toujours me reconduire jusqu’au trottoir. En longeant la plate-bande, elle


s’arrêtait pour relever la tête d’une fleur. Un jour, en se penchant pour recouvrir une racine, elle
parla de commander une chaise longue. « Il faut prévoir sa première sortie. » Plus tard, isolant une
15 rose au creux de sa main, elle ferma les paupières pour mieux en savourer le parfum. Comment se
serait-elle comportée ainsi si elle s’était inquiétée des conséquences de cette maladie?
[…]
Près de grand-mère, j’ai constaté que la fidélité conjugale n’est pas qu’une somme de
frustrations. Quand grand-père s’absentait dans l’intérêt de son commerce, l’attente de grand-mère
20 devenait un intense ennui; même entremêlée d’inquiétudes, cette attente me paraissait délectable.
Quand grand-père revenait, elle ne s’épanouissait pas sur-le-champ. Elle écoutait attentivement le
récit de son voyage. Quand il devenait évident qu’il avait échappé aux dangers de la ville, elle se
détendait de nouveau, surtout si grand-père avait assisté à une opérette ou à un opéra. Elle écoutait
avec plaisir les multiples détails de la soirée. Tout ce qu’il racontait avait été remarquable. Sans
25 doute oubliait-il ce qui ne l’était pas; il adorait la musique.

Comme toutes les passions, la sienne s’accompagnait d’un rituel. Ainsi, le moment fort des
fins de semaine était la diffusion radiophonique des opéras du Metropolitan de New York. Sa vie
s’organisait autour de cet événement.

1
Madeleine FERRON, « La cassette », dans Un singulier amour, Montréal, Boréal, 1987, p. 157-163.
8
Je le revois, allongé sur le divan en cuir noir du fumoir. Il écoutait religieusement, les yeux
30 fermés. Je l’ai aperçu plus d’une fois commencer le geste d’applaudir, participant, dans son
enthousiasme, aux ovations de l’invisible mais si présent auditoire. Il profitait des entractes pour
aller se verser à boire et nous avertir, grand-mère et moi, qu’il ne pardonnerait aucun éclat de voix.

Ce matin-là, la paix qui emplissait le boudoir-chambre me parut suspecte. Appuyée au pied


du lit, j’eus la prémonition que grand-père allait mourir.

35 Je lui parlai doucement. Il souleva les paupières. Non, il ne souffrait pas. Je découvrais
soudainement la forme des os de la mâchoire, l’arête du nez, la cavité des tempes. Je contrôlai de
justesse la panique qui montait en moi et vins m’asseoir près de lui. Je vis dans son regard une
sorte d’affolement, ce qui me signifia qu’il était, lui aussi, conscient de sa fin prochaine. J’oubliai
aussitôt mon chagrin et ma frayeur et me concentrai sur un unique dessein : comment lutter contre
40 l’angoisse qu’il devait ressentir, comment adoucir, si possible, cette ultime journée? Je ne pensai
pas à convoquer grand-mère, la famille ou un prêtre, tant j’étais obnubilée par l’idée qui venait de
traverser mon esprit. Je me penchai vers son oreille :

— Te plairait-il, grand-père, d’entendre ton opéra favori?

Son regard s’éclaira aussitôt. J’allai chercher la bande magnétique de l’Aïda de Verdi, qu’il
45 aimait particulièrement. L’appareil était désuet, son fonctionnement compliqué, mais je pensai que
rien ne pouvait mieux le satisfaire que cet enregistrement qu’il avait fait lui-même et qu’il
connaissait par cœur à une nuance près. Certaines intonations du solo « Ritorno vincitor » du
premier acte le ravissaient particulièrement. J’étais émue de penser qu’il allait peut-être profiter
de ce passage qui lui exaltait l’âme, comme il disait, pour permettre à cette dernière de s’envoler
50 doucement vers le paradis auquel il croyait. Je lui installai les écouteurs. Je vis dans l’expression
de son visage que l’intensité du son était satisfaisante. Il avait baissé les paupières pour mieux se
recueillir. Il souriait.

Je partis bientôt me libérer des tâches les plus urgentes afin d’être disponible. Comme grand-
mère me reconduisait, je lui recommandai de surveiller l’appareil qui se détraquait si souvent. Elle
55 me répondit, malicieuse :

— Je suis âgée, mais pas sénile, tu sais! C’est toujours moi qui recolle la bande quand elle
se rompt.

Je m’en allai, partagée entre un chagrin immense et la joie de penser que grâce à moi, mon
grand-père ne connaîtrait peut-être pas les affres de l’agonie.

60 J’étais revenue chez moi depuis une heure à peine quand le téléphone sonna. Mes prévisions
étaient justes : il venait de mourir.

J’accourus aussitôt. Le premier geste de grand-mère fut de pointer l’index en direction de la


chambre.

9
— Enlève-lui les écouteurs et fais disparaître cet appareil de malheur qui n’en finissait plus
65 de rompre le ruban et moi, je n’en finissais plus de le recoller.

Puis elle ajouta du même ton excédé :

— Fais vite, nous aurons tant à faire pour que tout se passe comme il a prévu.

— Prévu?

— Oui, oui, répondit-elle avec une autorité que je ne lui connaissais pas. Ainsi, on est certain
70 de n’oublier personne et de respecter les convenances.

Moi qui craignais qu’elle ne succombe de douleur, je camouflai mon chagrin.

— Ouvre le secrétaire. Dans le tiroir de droite, tu trouveras un calepin. Tu n’auras qu’à suivre
les instructions.

Son stoïcisme et sa détermination m’impressionnaient. C’est à peine si j’étouffai un sanglot


75 en enlevant les écouteurs.

— Fais vite, répéta-t-elle. Tu feras les téléphones en suivant l’ordre indiqué.

— Oui, oui, grand-mère, ne t’inquiète surtout pas.

Elle était déjà au pied de l’escalier.

— Je monte m’habiller et choisir le costume qu’il portera.

80 Je m’affairai au rez-de-chaussée sans m’inquiéter d’elle. Quand le fourgon funéraire arriva,


je montai la prévenir. Elle pleurait silencieusement. Quelques costumes et des cravates étaient
étalés sur leur lit.

— Décide, veux-tu? me dit-elle en cachant son visage entre ses mains. Je n’y arrive pas.

Je pris le costume foncé, la cravate la plus sobre et descendis porter les vêtements à
85 l’employé des pompes funèbres. Quand je remontai, elle s’était déjà ressaisie. Elle tint son rôle
d’une façon impeccable. Les convenances respectées donnèrent l’effet prévu : aucun chagrin ne se
manifesta. Le repas après les funérailles créa même subitement, dans la maison, une atmosphère
du jour de l’An.

Le dernier invité parti, grand-mère est montée dans sa chambre.

90 Moi, quand je suis revenue à mon appartement, j’ai rangé précieusement l’enregistrement
d’Aïda qui avait maintenant pour moi un caractère sacré.

Pendant plusieurs semaines, je me suis interdit de penser à cette mort qui m’amputait d’un
amour si précieux. Et puis, aujourd’hui, je me suis ravisée. Si cette musique avait accompagné les
dernières pensées de grand-père, peut-être m’aiderait-elle à apprivoiser mon chagrin?

10
95 J’ai mis délicatement les bobines en place et déclenché le mouvement. J’ai entendu d’abord
une note insolite, puis une suite ininterrompue de bruits discordants et de voix déformées. Puis,
j’ai crié de désespoir en courant arrêter l’appareil. Grand-mère avait recollé le ruban en sens
inverse et grand-père était mort dans une épouvantable cacophonie.

J’écris cette atroce aventure pour ne pas être la seule à en supporter le souvenir. Pour partager
100 aussi ma fureur. Comment un geste aussi gratuit peut-il dégénérer en une telle cruauté? Qui
s’amuse ainsi à nos dépens?

11
TROISIÈME SUJET

Ce sujet comprend un seul texte : un extrait de l’essai Shuni de Naomi Fontaine.

Autrice : Naomi Fontaine, écrivaine innue, née en 1987.


L’essai Shuni a été publié en 2019.
.
Présentation
Naomi Fontaine a quitté Uashat, la réserve innue où elle est née, à l’âge de 7 ans et a ensuite
grandi à Québec. Maintenant adulte, elle écrit une longue lettre à son amie Julie, une jeune
Québécoise dont les Innus prononcent le prénom « Shuni », pour lui présenter sa communauté
et son histoire. Dans cet extrait, elle raconte un séjour de chasse en famille sur le territoire de
ses ancêtres.

Extrait de Shuni1

Je me souviens avec précision la première fois où j’ai pris le train pour poser les pieds sur
Nutshimit, l’intérieur des terres. Il a fallu parcourir plus de deux cents milles vers le nord, en
partant de Sept-Îles, sur un chemin de fer sinueux qui passait à travers les montagnes, au-dessus
des rivières. Plusieurs fois durant le trajet, le train s’est immobilisé. Une famille complète
5 descendait du train. De très jeunes enfants, des adolescents, des vieux et les parents. Les arrêts
duraient le temps qu’il faut pour débarquer les dizaines de bacs bleus, les bagages et les boîtes bien
ficelées. Les voyageurs faisaient un dernier signe de la main aux agents de locomotive avant de
s’enfoncer dans la forêt. Ils se dirigeaient droit vers leur chalet, sans se retourner. Souvent, il n’y
avait pas d’indications, tout juste un passage broussailleux entre les arbres. Seuls ceux qui ont
10 habité ces territoires auraient pu s’y retrouver.

J’avais douze ans et aucune réelle conscience de ce que j’étais en train de vivre. Avec mes
sœurs, mon frère, mes cousines et mes cousins, nous avons passé une semaine, loin de tout, à faire
du ski-doo et à tirer des coups de 22 juste à côté des perdrix blanches parce qu’on ne savait pas
viser. Elles flottaient sur la neige et ne faisaient aucun cas de notre présence. J’ai cru que le
15 Créateur les avait faites sourdes exprès pour nourrir mes ancêtres à une époque où la seule épicerie
qui existait était la forêt.

Le moyen de communication était la radio satellite. Une vieille machine orange qui grichait,
auprès de laquelle les adultes se rassemblaient à l’heure du souper. Les chasseurs se transmettaient
les informations essentielles. Les caribous qui avaient été vus durant le jour. Si la chasse au petit
20 gibier était fructueuse. Les visites prévues du lendemain. La bonne mécanique des ski-doos. Puis,
on éteignait la radio la nuit. Parfois, ça arrivait. Une nouvelle nous parvenait de Uashat. Ce n’était
pas bon signe. Ces soirées-là, même les enfants écoutaient les phrases interceptées, répétées à
plusieurs reprises, derrière les nombreux parasites de la radio.

Je revois parfaitement la nuit noire pleine d’étoiles, comme je n’en avais jamais vu, Julie.
25 Elles brillaient les unes à côté des autres et je les contemplais pour la première fois, si nombreuses

1
Naomi FONTAINE, Shuni, Montréal, Mémoire d’encrier, 2019, p. 25-28.
12
au-dessus de ma tête. J’ignorais que le ciel pouvait être aussi lumineux dans le désert de l’hiver.
J’entendais mes cousines se moquer de mon émerveillement, parce qu’elles en avaient vu des
centaines de nuits étoilées. Elles me disaient que j’étais une fille de la ville. Là, au centre du monde,
je savais qu’elles n’avaient pas tort. Mais je sentais aussi qu’elles se trompaient.

30 Il y a un moment à peine, des enfants naissaient dans le Nutshimit. Avant de savoir marcher,
ils escaladaient les montagnes, traversaient les rivières, arpentaient les lacs gelés, sur le dos de leur
mère.

J’ai souvent envié la liberté de mes ancêtres, leur savoir-faire, leurs sciences exactes, leurs
capacités physiques qui n’ont pas d’équivalent actuel, la force de leur esprit, l’immuabilité du
35 noyau familial et la chaleur. La chaleur que deux corps amoureux font naître au milieu des vents
glacés.

Par contre, je n’ai jamais envié leurs difficultés quotidiennes, l’aridité de l’hiver nordique,
les champs de glace à traverser, les accidents fatals, la précarité et la peur. La peur qui accable le
cœur d’une mère lorsqu’elle entend les derniers soupirs de son enfant mourant, impuissante.

40 Il m’est impossible de m’imaginer emprunter leurs portages. Il est plus certain de mourir en
forêt que d’y vivre. Ça me rappelle que je dois mon existence à leur ténacité. Du coup, tout mon
être se gonfle de reconnaissance.

Durant le chemin du retour, je suis restée assise quelques minutes, seule, sur le bord de la
fenêtre. Défilaient les montagnes, les épinettes qui penchaient, les immenses champs de neige, les
45 lacs enfouis sous la glace épaisse. Mon grand-père s’est assis devant moi. Il était très vieux. Ses
cheveux gris, son pas vacillant. Dans une langue ancienne que je n’avais jamais entendue, celle de
la forêt, il a commencé à me parler :

C’est ici que je suis né. Sous une tente. Je ne peux pas me rappeler les premières années de
ma vie parce qu’elles sont loin, mais je me rappelle le feu dans le poêle à bois posé sur des briques.
50 L’odeur du sapin et la voix de ma mère qui chante un cantique. Je suis né au printemps.

Il m’observait. Regardait son territoire filer. M’observait encore. Des yeux très doux,
sincères, presque gris. Devinait-il que je ne pouvais traduire ses mots que par la force de mon
imagination? Je l’écoutais avec mon cœur.

Je sens que c’est la dernière fois que je pose les yeux sur Nutshimit. Mon territoire me
55 manque. Ta grand-mère me manque. Nos hivers dans le bois m’ont manqué toute ma vie. Il y a
beaucoup de chemins, ailleurs. Mais il n’y a qu’ici où tu ne peux pas te perdre. Quand tu seras une
femme, retourne dans mon territoire et garde-le. Moi, je ne peux plus.

Tout affectée par son chagrin, j’aurais voulu m’asseoir sur ses genoux, mettre mes bras
autour de son cou. Le consoler, lui dire qu’il reviendrait. Mais j’étais trop grande déjà.

13
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