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1919-1925 11
I. R. C. S.15
III. E. D. M. 47
IV. C. M. C. 59
V. M. R. M. 97
VI. X. Y. Z. 113
VII. H. U. M. 149
IX. I. O. U. 201
1928 219
Notes 227
Chronologie 249
En marge de « Aveux non avenus »
Il est très difficile de présenter ces pages. La littérature, quand elle sert à se
libérer, échappe à peu près à toute critique, particulièrement à celle des
professionnels de la critique.
Mademoiselle Claude Cahun, qui est la nièce de l’auteur des « Vies
Imaginairesi », a hérité une inquiétude si riche, qu’il ne faut pas souhaiter
qu’elle s’en libère.
Ce livre est à peu près dédié, dans son ensemble, au mot aventure. Il faut
peut-être s’entendre sur la valeur que l’auteur donne à ce mot.
Je pense que l’aventure est ici, naturellement intérieure, mais qu’elle apparaît
surtout telle que le cinématographe pourrait nous la faire entrevoir, à la
condition de rester ce qu’il devrait être : une entreprise plus cérébrale que
plastique.
Les éléments sentimentaux qui donnent à ce poème presque cruel une lumière
très particulière sont d’origine parfaitement humaine.
Il existe à la base de toutes ces images d’une beauté fantastique évidente une
série de sentiments parfaitement populaires, comme l’amour quand il n’échappe
point à la mélancolie.
C’est l’amour qui donne à la rue sa mélancolie profonde et c’est lui qui pare
l’art photographique d’un mystère insondable à cause de son extraordinaire
mobilité.
Les grands valets sentimentaux de notre époque sont l’appareil
photographique et le coffret phonographique.
L’un et l’autre ont dérobé un peu de ce feu du ciel que tant d’hommes ont
recherché avec une sensualité souvent enfantine.
La vie sentimentale telle que Claude Cahun la fait entrer dans son domaine
qui est celui de l’aventure peut être contenue en une douzaine de disques qu’elle
est seule à connaître.
Le phonographe est appareil de contrôle poétique. C’est un miroir poétique.
Il ne peut être mis dans toutes les mains.
Quand j’imagine Claude Cahun sous les traits d’Isabelle Eberhardtii, je sais
que ce n’est point absolument vrai, mais cette ressemblance littéraire est une
création cérébrale, née du phonographe et de la photographie associés.
Si la machine parlante ne recréait pas le monde à peu près quotidiennement,
elle ne servirait à rien, si ce n’est à remplacer un ensemble d’instruments. Sa
portée poétique ne dépasserait pas celle d’un kiosque à musique, entre cinq et
sept.
Nous savons qu’il n’en est pas ainsi.
L’aventure invisible.
L’objectif suit les yeux, la bouche, les rides à fleur de peau… L’expression du
visage est violente, parfois tragique. Enfin calme – du calme conscient, élaboré,
des acrobates. Un sourire professionnel – et voilà !
Reparaissent la glace à main, le rouge et la poudre aux yeux. Un temps. Un
point. Alinéa.
Je recommence.
Mais quel manège ridicule pour ceux qui n’ont pas vu – et je n’ai rien montré
– les obstacles, les abîmes, et les degrés franchis.
Vais-je donc m’embarrasser de tout l’attirail des faits, de pierres, de cordes
tendrement coupées, de précipices… Ce n’est pas intéressant. Devinez,
rétablissez. Le vertige est sous-entendu, l’ascension ou la chute.
Faudrait-il pour leur plaire suivre pas à pas l’inconnue, l’éclairer jusqu’à la
cheville ? Les talons éculés, la boue, le saignement de pied – humbles et précis
témoignages – sauraient toucher quelqu’un. Tandis que…
Non. Je suivrai le sillage dans l’air, la piste sur les eaux, le mirage dans les
prunelles.
J’ai beau me mettre à l’aise. L’abstrait, le rêve, sont aussi limités pour moi
que le concret, que le réel. Que puis-je ? Dans un miroir étroit, montrer la partie
pour le tout ? Confondre une auréole et des éclaboussures ? Refusant de me
cogner aux murs, me cogner aux vitres ? Dans la nuit noire.
En attendant d’y voir clair, je veux me traquer, me débattre. Qui, se sentant
armé contre soi, fût-ce des mots les plus vains, qui ne s’efforcerait, ne fût-ce que
de mettre en plein dans le vide ?
C’est faux. C’est peu. Mais ça exerce l’œil.
R. C. S. iv
À sept ans je cherchais déjà sans le savoir, avec la hardiesse
stratégique et l’impuissance motrice qui me caractérisent, l’aventure
sentimentale.
Changement d’heure.
Lui : Qu’importe !
Moi : Qu’importe !
L’autre : Quelle vie…
Je m’amuse à regarder, indiscrète et brutale, sous les ratures de mon âme. Là,
des intentions mal avisées se sont ravisées, se sont endormies ; d’autres leur ont
passé sur le corps.
Je pense à Bobvi, bien entendu, à Bob au bar. Mes joues s’en creusent de
fossettes fausses – mais assez bien imitées. – Bob… Un amour intellectuel, en
vérité. Qui le croirait ? – Qui ? À qui veux-je donc en faire accroire ? Tuvii le
sais : contre toi je me justifie, contre toi j’exagère. Ton absence est fictive. On ne
se débarrasse pas si facilement avec un peu de tabac, d’alcool et quelques mots
de quinze années intimes. En vain je refuse de te nommer, mon témoin familier.
L’esprit ne sortira pas de l’ornière, la mémoire de ses gonds, de son charnier, ni
mon cœur de sa coquille.
Les autres, je ne puis les lire qu’entre tes lignes… – Icareviii ? ô souvenir
mort-né. – Saccardix ? dont j’enviais, dont j’admirais l’énergie au point
d’oublier qu’il ne l’emploie pourtant à rien de surhumain… J’eusse donné
facilement, trop facilement mon âme (on voit qu’elle ne pèse pas lourd), et mon
corps par-dessus le marché – bon pour prime… Ils n’ont pas voulu, fût-ce
chastement, fût-ce en toute humilité, de l’une ni de l’autre. Ma seule excuse –
ton pardon – est dans cette aventure (ô désirs sans repentir ! ô fatalité méprisante
du sage malgré soi, finiras-tu ?) : une mort, une volonté, une vie sincère
dédaignées… Ô sensualités asséchées, sensualités estivales ! – N’ai-je pas vingt-
six ans ? – Non ! déjà ! – à cet été de la Saint-Martin ? Chaleur unique aux
annales astronomiques. – Ah ! que dis-je ? Que disais-je ? Souvenirs en folie. (Ô
regrets mal repentants – et si criards ! vous tairez-vous ? À défaut d’autres
lèvres, mordez les vôtres, en pleine pulpe…) Des yeux là-bas – des profondeurs
– regards rêvés, jamais fixés ; ici, des bouches – des abîmes – et si bien
aménagés : des gardes-fous. Toute chute est strictement interdite.
Ledunois, Pyrrhex, parfois même Arcadio ? Complicité sensuelle seulement
!… Complicité ? Elle est drôle, celle-là, ô impossible moi ! Ne suis-je pas entre
tous – non : comme tous, il faut bien le dire ! – seule, éternellement seule.
Vantons-nous, hâtons-nous : nous n’avons pas d’autre assurance sur la mort.
Diomèdexi ?… Il passe. Il est déjà dans la nuit jusqu’au cou et j’arrive trop
tard. Je sens qu’il est perdu. Il a creusé sa fosse. Pouvais-je la combler ?
Laissons les lapins fouir leurs terriers sauvages… – Et Bob encore, vit-il ?
Angoisse. Qui m’appelle ? Mon visage durcit, se voit durcir. Me masque ma
faiblesse. Orgueil : je lui ressemble. Il suffit : je l’abandonne. De loin, comme
c’est facile ! Je le prétendrai jusqu’à ce que l’ennui – cet affameur – l’assiégeant,
mon cœur se doive rendre. – Je fus Prince naguère et n’y puis songer sans
simulée noblesse… Noblesse ! Et Bob encore. L’ai-je assez reconnue sa royauté
! Intellectuel, cet amour-là, combien ! Jusqu’aux luxures, jusqu’à l’absurde. Les
autres seuls m’ont préservée du mal. Pour eux, pour certains, pour lui en tous
cas, j’eusse jeté gaîment mon corps douillet aux flammes sans rémission. Mais
l’entrée de l’enfer me fut sans espérance…
Ô Toi, toi que j’aime – et qui le supportes, en somme – seul Dieu bon, que je
n’eusse pas même osé regretter…
Et ce cerne rouge infernal, près de ma lampe vacillante, – ô whisky ! – planant
parmi tout un ciel vert bouteille, qui descend, qui défaille… Achèverai-je ?
Passions intellectuelles. Mais oui, je t’assure. Même force. Poids – soyons
modestes – moyen. Oui, cela lutte. – Toi, (malheur aux vaincus !) empereur-
gladiateur suprême, Saint Jean-Baptiste doigt levéxii – renversé, car tout est
relatif, et c’est en bas que je regarde – sois cruel, cruel. Je m’en sens mourir,
(faiblement) mourir… Mais je sais bien que c’est une illusion. J’y acquiers au
contraire pour souffrir et faire souffrir une vitalité de bête mauvaise. Soyons
cruels. C’est sans danger…
Il sera vaincu. Je lui en veux. Il sera… je le veux. – Ô Fortune, ô chagrin !
Que faire ? Il ne veut pas de moi. Et moi ? veux-je de lui ? – Oui ? non ? – ce
n’est pas sûr…
J’ai tout préparé. Je suis au complet. Arrivez les troisièmes classes ! Non, je
vous mets à la portière… – J’en ai assez : je veux mourir. N’est-ce pas la
guérison suprême ? – Je veux vivre. Eh ! je l’ai déjà dit. Je perds la mémoire. Ou
suis-je ivre déjà ? Non : le chagrin qui rôde et hurle en moi comme un fauve
enfermé. La cage est fragile ; prenez garde, les curieux. Il va, je vais vous…
Ce n’est rien. Tais-toi, tais-toi ! Soyons silencieux ; soyons… – ne soyons pas.
Ou simplement, doucement passif sous sa bêche impassible, comme un sillon
tout nu, labouré, retourné, tout à vif, où les herbes folles… (Vie végétale. Amour
au ralenti…) folles, ne frissonnent que ce qu’il permet. Mais folle ! il ne permet
pas même cela… – Bah ! À bas toute cette soumission. Soyons prodigues
comme la terre – grasse et superficiellement cultivée, bien entendu.
Je te fus dressée. Par qui ? répugnant à quoi ? À rien, ô obéissance. Je
m’indigne – positivement ! Je perds la mémoire, et cette vague personnalité de
s’être trop exhaussée, – truquée, certes ! – tombe. Je m’en désintéresserai si l’on
m’en donne une autre… En voilà assez. Dissolvons.
Est-ce que par hasard ?… Non. Je ne crois qu’à ce que je veux. Je peux croire
à l’impossible, par exemple : Que Dieu, vous et moi sommes un seul et même
lieu, que l’enfer, le paradis et mes draps se rejoignent, que l’instant, l’éternel,
mes longues et mes brèves sont (pour qui saurait le dire) un seul et même mot.
L’amour esthète
Vite et bien.
Courte mais bonne.
Nos corps se sont touchés des genoux aux épaules. Son bras tout tressaillant
tâtait mon cœur, et j’avais honte du souffle irrégulier trahissant mon désir…
Une nécessité étrangère à l’amour nous tenait ainsi serrés l’un contre l’autre
parmi l’indifférence. Cependant nous nous donnions alors totalement,
hâtivement et très activement, dans une intonation, un regard, une raideur
concentrée sous l’effleurement. Et nous savions savourer en même temps avec
gloutonnerie un abandon dans le contact – contact le plus suivi possible à travers
les cahots de la machine. (N’est-ce pas une course en auto, chronométrée : vingt
minutes, le prétexte de tout ceci ? Comment ai-je pris le temps de m’en
apercevoir ? – Mais je ne l’ai pas fait sans doute : c’est après qu’on me l’aura dit
!) Abandon roide point contradictoire, conscient, voulu…
Justement nos deux volontés aimantes, trop tendues et trop égales,
s’aimantant, se détruisirent-elles alors ? Quand parut le moment convenable
nous nous séparâmes sans même nous toucher la main.
Et la famille trouve cela naturel ! – Naturel, sans doute ; animal, c’est sûr ;
mais propre, mais humain ? Pour moi, c’était trop ! – ou trop peu. Ah !… de me
remémorer ce détail de sensations dont le total m’échappa. C’était tant ! et si peu
vraiment. Qu’ai-je parlé de naturel ? Deux chiens, deux félins insociables, nous
nous serions au moins possédés avant de nous sacrifier à la routine de nos
individualismes féroces. J’imagine avec joie que j’aurais brisé mon corps
satisfait sans attendre le retour, le recul de l’âme.
Je demeure. Je n’ai pas su comment m’y prendre. Mon désir inassouvi, dans
sa forme la plus abstraite, n’est maintenant qu’un geste machinal de ma pensée,
une litanie pareille aux chansons des idiots. Je le mépriserai.
Calme-moi, petit frère.
… Hier (un hier très vivace – si ce n’est celui d’aujourd’hui, c’est tout
commexiv), debout, par hasard et par habitude, en marche vers nulle part, je
méditais sans espérance, sans foi en moi, en toi, ni surtout en lui, sans charité
envers aucune chose.
Je méprisais mes projets, et méprisais bien davantage ma lâcheté à les mettre
en action. (J’étais venue pour cette conquête injustifiable et je ne partirai pas
sans l’avoir perpétrée… ou sans briser le possible d’une tentative de baiser. D’un
simple effleurement – moins que tant de pensées ! – abattre un bonheur durable
encore, d’un seul effleurement déçu désarmer un rêve encore éventuel. Jusqu’au
rire, ô ma bouche blessée… Peut-être je te tirerai des larmes et je lui ferai mal. Il
y aura de curieux ricochets. Je suis née pour faire mon malheur, le long ennui et
le bref dédain de vous autres !) Par-dessus tout je méprisais ce mépris de moi-
même…
Un murmure peu à peu me prend aux entrailles ; des voix me caressent les
oreilles, s’individualisent (je ne tournerai pas la tête), se situent (tout le reste de
ma force s’emploie à calculer la distance – distance déjà diminuée), s’articulent
(Till we meet againxv), m’atteignent et me dépassent (à peine). Un arrêt net,
militaire, avec salut et claquement de talons sur la syllabe décisive.
Toute mon amertume, hélas ! et toute ma sauvage résolution m’abandonnent.
Ce soir entre tous il n’eût pas dû venir : depuis cinq tours de soleil son visage ne
s’est pas éclairé d’un sourire (il n’a droit de bouder que ma seule tendresse), et la
marée nocturne ramène contre nous la pluie sinistre du matin. Ce soir entre tous,
lui malgré toujours à peine attendu, le voici. Son rire ardent qui me rafraîchit,
son souffle comme un vent fort, sèchent mon âme crispée. Rèches, en dépit de
mon cœur tout contraire, mes paroles d’accueil le cinglent en forçant ma douce
bouche contractée ; mes yeux brillent et brûlent d’être privés de larmes…
De cette semaine de souffrances, lui ai-je montré de la colère, de la rancune ?
Jamais je n’en eus l’intention. Mais parfois, nous habitant à notre insu, des mots
que rien n’invite – toute une foule hostile – se servent de nos lèvres.
Luisant sous l’averse, son ciré noir au collet large, aux manches sur les doigts,
lui prête l’aspect sublime d’un Prophète (prophète de Soi seul). Devant moi, son
juste orgueil comme un manteau royal.
Je ne convoite plus même l’aveu de ma défaite et souhaite vivre désormais
parmi l’incertitude hérissée. Je veux m’exposer le front nu aux giboulées d’un
printemps éternel.
Seuls existent pour moi cet instant et celui qui suivit logiquement sinon
temporellement. Qu’importent les étapes ?
Douce pourtant, sous une chandelle fichée dans une vieille bouteille de Bass,
la minute où nos deux têtes (ah ! que nos cheveux s’emmêlent
indébrouillablement) se penchèrent sur une photographie. Portrait de l’un ou de
l’autre, nos deux narcissismes s’y noyant, c’était l’impossible réalisé en un
miroir magique. L’échange, la superposition, la fusion des désirs. L’unité de
l’image obtenue par l’amitié étroite des deux corps – au besoin qu’ils envoient
leurs âmes au diable !
Non pas leurs âmes, mais ce qui leur en sert, non ces sœurs solennelles, mais
cette conscience quotidienne : esprit, bonheur, stabilité, amour bien fondé,
souvenirs, habitudes, avenir, devenir.
À l’Inévitable.
Ô fillette gentille, dépose ta grâce de fleur séchée entre les feuillets de mes
livres et de mes actes préférés, que je m’habitue à ton parfum dont la fadeur
m’écœure un peu encore, et dont l’ivresse amère – et que j’aime ! – me suffoque
d’abord malgré moi…
Ô mort camarde, ton immuable moule s’impose atrocement aux visages à nez
aquilin. Aussi les hommes de ce type te redoutent-ils davantage. Pourtant sois
inflexible, masque implacable ; reste rigide, que tu le veuilles ou non. Ne te
laisse pas injurier par moi, petite douceur. Remets ton orgueil, ô notre reine. Non
seulement décorative, tu l’es toujours, mais tu fus jeune, grande modeste, et
peut-être que tu l’es restée. Jeune, si l’on en croit tes naïvetés, les maladresses
que tu commets sur nous – tu n’es qu’une apprentie, pauvrette ! – et ta probable
éternité.
Vie, mort, sœurs sans âge. Et pourtant, la cadette, c’est toi : tu ne pouvais
exister sans ta fausse jumelle. Vous avez partie liée. Tu ne peux l’exterminer
sans t’abolir.
Mais vois ce que valent tes cent mille victoires à l’heure : pas plus que ne vaut
ton piètre adversaire.
Que fait la vie pour sa défense ? Dans la misère, elle est mesquine ; dans la
richesse, parvenue ; mutilée dans l’ascétisme ; parasite, dans la foi ; impuissante
et torturée dans l’anarchie, continuellement soumise à la question ; souillée, dans
la pureté, prostituée, animale ; mensongère, dans l’héroïsme – ou, sitôt que
conçue, contrainte à te passer parole.
Renonce à t’exercer, renonce à toi-même, ô mort, vulgaire mort.
Elle.
Je ne puis.
Mourir en sursaut ? – Très bien. Mais la mort est-elle muraille inattaquable au
pic ou simple cloison de parchemin que l’âme traverse comme une balle ?
Je hais le soleil ou le coup de bruit qui brusquement le matin me tire du
sommeil.
Préférerais-je la tombée de silence et d’ombre qui brutalement me pousserait
hors de la vie ?
Qu’un inconnu m’éveille en sursaut dans l’autre monde ?… – Ah ! non.
L’angoisse du sommeil.
Il faisait nuit – mais pas noir. Un ciel blême que les étoiles mouchetaient de
taches d’une rousseur malsaine. Un vent de nord-ouest sévissait, par longues
rafales irrégulières. J’avais dû éteindre ma cigarette, car, marchant vers l’ouest,
la brise me rejetait la fumée, la cendre, et parfois de petits tisons sur les yeux –
sur les paupières.
Un groupe de matelots me croisa sur la route. À leurs voix incertaines, et à ce
fait qu’ils pissaient continuellement sans s’arrêter de marcher, plutôt qu’à leur
démarche même, je compris qu’ils étaient ivres. Je détournai la tête craignant de
reconnaître le vieux Steel parmi eux. Vainement : il fallut bien ne se pas
méprendre à l’intonation inimitable de cette phrase :
– Où as-tu trouvé ta main gauche en t’éveillant ce matin, mon p’tit gars ?
À mon effroi, j’entendis l’autre répondre avec une douceur de jeune fille :
– Sur ma droite, bien sûr, Monsieur !
Ils passèrent…
… Et je me trouvai bientôt tout égaré parmi la forêt des lances touffues, issues
de troncs difformes d’un bleu d’horizon sale. C’était l’armée au champ de
manœuvre.
Alors cette folle pensée incoercible me frappa comme une balle juste :
« Quelle imprudence de confier des armes meurtrières, obligatoirement, à tous
hommes valides, sans faire subir à leurs âmes aucun conseil de révision ! »
C’est le matin. Après une nuit pareille, comment le ciel n’aurait-il pas
mauvaise mine ? Teint brouillé – et le soleil disparu sous des paupières au cerne
de plomb.
Le Tambour enroué du Croisic vient faire une annonce. Son instrument
bedonnant, de la plage où je suis en contre-bas, me paraît haut comme une
maison.
– Avis : Il a été tué dans la commune de Guérande un enfant âgé de trente…
rrr…trois ans : Yves Claudanec. Rapporter l’assassin, 26, rue Saint-Antoine. On
promet une récompense.
Cependant, sur la peau du tambour, comme sur la toile tendue d’une lanterne
magique, je voyais s’inscrire trait par trait, s’effacer, reparaître, tous les
soupçons des spectateurs : les voyous notoires du pays, un oncle de l’enfant,
héritier éventuel, enfin la mère elle-même. L’image de celle-ci persista,
disparaissant un instant pour venir reconstituer la scène d’un égorgement
imaginaire. Cette femme, ardente, irréligieuse et peu bavarde, passait pour folle
dans le pays. Elle fixa les regards, les préventions. Faute de preuves suffisantes
d’innocence, elle fut incriminée, incarcérée, tandis qu’elle répétait d’un ton
monotone – comme une vache rumine – la tête vraiment perdue cette fois :
– Oui, c’est moi qui l’ai envoyé à la mort !
Cette parole fut comptée pour un aveu. Et la fille Claudanec marcha vers la
guillotine comme pour un départ vers la Terre Promise, riant à travers ses
larmesxviii…
– On a bien fait de la condamner, dit quelqu’un. Elle simule la folie.
Qu’importait à cette femme de vivre ? Elle simulait, certes, la foule avait
raison.
Le temps bat-il bien réellement en ce monde détraqué comme une vieille
horloge ? L’autre action – l’autre exécution – tout impossible que ce soit, me
semble simultanée.
Un soldat est de garde aux remparts. L’éclair de sa baïonnette me blesse
l’esprit. J’ai longuement roulé dans ma paume pâle la petite balle extraite du
corps de l’enfant – une balle de revolver d’ordonnance.
Je m’approche du factionnaire et lui emprunte son arme. Contre toute attente,
il se laisse dépouiller sans étonnement. Mais avant d’aller vérifier à l’écart mon
inspiration inexplicable, je ne puis m’empêcher de lui dire ces paroles
incongrues :
– Tenez, voici un vieux couteau de cuisine ébréché pour vous défendre en
mon absence…
Au revolver il manquait une seule balle, et celle-ci s’emboîtait – comme le
soulier de vair chaussait Cendrillon.
Le reste est l’affaire de la justice. Écoutons seulement la confession rapide du
soldat coupable :
« Tout mon malheur vient du goût funeste pour la chasse aux lapins que mon
père développa en moi dès l’enfance…
« Ce jour-là, étant de garde et trop oisif, je vis briller un point blanc mouvant,
pas plus gros, je vous le jure, que ma cible accoutumée… Non, je ne cherche pas
à me défendre : c’était un enfant, je le savais. Je visai pourtant, et mis dans le
cœur noir aussi proprement que devant un carton de tir – et sans guère plus
d’émoi. Non, je ne cherche pas à me montrer cynique…
« C’est en moi-même que s’est épanoui tout mon malheur, et vous n’y pouvez
rien. Il commença lorsque je sentis mon sang sortir de mes veines, se répandre
par tout mon corps, déborder – pis que la crue du fleuve ce printemps ! Mes bras
en étaient inondés, lourds et mous. J’avais peur de toucher mon visage, sûr de le
sentir gluant sous mes ongles visqueux ; et je levais mes mains vers le ciel autant
que je pouvais – prière bien involontaire – de peur de les voir suinter au sol cet
horrible liquide où je me débattais, abreuvé, noyé, suffocant. Et quand vos
hommes sont venus m’arrêter j’avais fait un trou dans la terre, comme un chat.
Et j’étais occupé, avec la brèche du couteau que voici, à me soulager de toute
cette saleté de sang qui m’écœure…
« Ne me faites pas attendre le couperet, je vous en conjure ! »
J’assistai à l’opération. J’en puis témoigner, le sang du misérable, coulant à
flots par dessus le baquet traditionnel, tacha de longs ruisselets convergents,
divergents, toute la place publique. Et chacun s’écartait de terreur d’une
éclaboussure.
Le sang du soldat ne serait après tout qu’un symbole : notre esprit s’extravase
dans le sommeil. Ce rêve me répugne, et pourtant j’y tiens : sa valeur est pour
moi celle d’un ilote. Ne jamais perdre pied, regard de soi, conscience. La folie
n’est pas moins vaniteuse que la raison. L’âme est une sotte qu’il fait bon
remettre à sa place de temps en temps.
II
MOI-MÊME
(faute de mieux)
La sirène succombe à sa propre voix.
Les matelots sont bien trop occupés de la manœuvre du navire et du chant de
leur chair. La sirène est la seule victime de la sirène. Si plus tard d’autres proies
lui sont attribuées, nous n’y verrons jamais qu’une entreprise romanesque ou
commerciale : Nul n’est pris qu’à ses propres sortilèges.
L’inquiète aurore.
Un horizon perdu dans la brume des vagues. Fragile, un ciel de cristal, un ciel
pers…
(Ses yeux se troublent et pâlissent ; ses seins rôdent et leurs roses d’amour,
leurs pistils s’érigent.) – Soleil, rayons impatients !
Impressions fausses.
– Encore ?
– Non, merci.
– Cet enfant n’est pas gourmand.
L’enfant (à part) : J’aime les chocolats de meilleure qualité.
– Il a souffert avec audace ; il est mort sans une plainte… (Je suis masochiste,
et j’ai crié de joie si haut que vos faibles oreilles humaines n’en pouvaient rien
entendre.)
Fenêtre à guillotine.
Sur la mousse décolorée par l’ombre, Prince Charmant s’est condamné lui-
même à dormir sans tricher ; à dormir en attendant la délivrance digne de son
destin, digne et par là victorieuse de son orgueilleuse virginité ; à dormir
éternellement.
(Dans le Jardin des Purs Poisons l’innocence, parce que facile – ou plutôt
nécessaire – est terriblement surfaite, oubliant qu’elle y est trop commune pour
se nommer vertu.)
Parsifal approche des roses défensives, car il s’est senti désigné pour éveiller
le Princexx.
(Or Parsifal est pur tout autant qu’on peut l’être de l’autre côté des taillis : où
le mérite est grand, fut pénible et graduel, l’imperfection subsiste.)
Aussi l’air sans poussière et les fleurs sans odeur et la bouche du Prince aux
puretés absolues suffisent et de loin suffiront à nous suffoquer, nous et nos
vertus téméraires.
Cloisons étanches.
Ambition : Vivre sans tuteur, fût-on de l’espèce végétale.
Placer son idéal en soi-même, à l’abri des intempéries.
Qu’il nous trompe (quel qu’il soit), qu’il se trompe un seul coup, nous perdons
confiance. Mais, entre mille tâtonnements, qu’une seule fois j’aie mis le doigt
sur Dieu, (au fond du cœur et j’aurai beau m’en défendre) me voilà passé
prophète.
Post-mortem. – Non. Même alors, réduite à rien, je n’y comprendrais rien. Pas
davantage. Qui ne peut avaler le tout n’en peut avaler le plus petit morceau.
Self-love.
La mort de Narcissexxiv m’a toujours paru la plus incompréhensible. Une
seule explication s’impose : Narcisse ne s’aimait pas. Il s’est laissé tromper par
une image. Il n’a pas su traverser les apparences. S’il eût aimé un visage de
nymphe au lieu du sien, sa mortelle impuissance fût demeurée la même.
Mais s’il eût su s’aimer par-delà son mirage, son sort heureux eût été, digne de
l’envie des siècles, le symbole du paradis vital, le mythe de l’homme privilégié.
Il pouvait, le bel enfant, tirer de son objet l’infini, alors que nous en restons à
quelques vibrations, toujours les mêmes, que nous en restons là.
Ô Narcisse, tu pouvais t’aimer en tout : soleil, ton frère, plus beau dans la nuit
lasse, qui sur la lune mire une pâleur qu’il ne se lasse d’admirer ; lune, qui ne
peut voir son corps que dans le lac où il s’allonge jusqu’à l’aube ; toutes
couleurs éparses, dont chacune épie sa copie la plus fidèle parmi les ancolies
multicolores de la vallée ; miels où les fleurs recherchent leur parfum, et dont les
abeilles, tes sœurs, sont elles-mêmes friandes…
Tu pouvais t’aimer parmi les sylvains et les nymphes, miroirs fidèles ou
flatteurs, instruments inconscients d’une volonté distincte, inconciliable par le
seul fait que tu aurais su divinement t’isoler de l’univers, te sentir, te connaître et
t’aimer.
Peut-il mourir étiolé ce Narcisse, chez qui l’amour de soi se réalise dans un
égoïsme à deux, à plusieurs, à tous, dans l’orgie universelle ?
Self-love.
Une main crispée sur un miroir – une bouche, des narines palpitantes – entre
des paupières pâmées, la fixité folle de prunelles élargies… Dans l’horizon
brutal d’une lampe électrique, en blond, mauve et vert sous les étoiles, voilà tout,
par pudeur ! ce que je voudrais éclairer du mystère : le néo-narcissisme d’une
humanité pratique.
Mon tableau serait de cette époque hypocrite et sensuelle où les hommes
préfèreront leur propre contact et son muet mépris à l’amour bavard des autres.
Croirait-on la chose impossible ? On oppose à ce tableau les morales et les
autres amours. Pourtant le tain des miroirs épaissit. Non plus absolu, mais
aimablement relatif, l’être s’individualise. L’orgueil devient vertu. Le corps se
connaît et s’absout.
Le mythe de Narcisse est partout. Il nous hante. Il a sans cesse inspiré ce qui
perfectionne la vie, depuis le jour fatal où fut captée l’onde sans ride. Car
l’invention du métal poli est d’une claire étymologie narcissienne.
Le bronze – l’argent – le verre : nos miroirs sont presque parfaits. Nous
souffrons encore de leur position verticale ; c’est déjà plus confortable qu’un
plat-ventre sur le gazon. Les paresseux étendus sur leur ombre se mirent dans le
ciel. Mais pour peu qu’un fâcheux les tire de leur mollesse, avec un bruit de
verre cassé le reflet se brise.
Il faudrait maintenant fixer l’image dans le temps comme dans l’espace, saisir
des mouvements accomplis – se surprendre de dos enfin.
« Miroir », « fixer », voilà des mots qui n’ont rien à faire ici.
En somme, ce qui gêne le plus Narcisse le voyeur, c’est l’insuffisance, la
discontinuité de son propre regard.
Narcisse et Narcisse.
Contrat de mariage :
C’est aussi bête qu’un baptême. Mais si j’ai la grâce de ne point abjurer ma
foi, la belle revanche ! Catéchisme, communion, confirmation, la messe et tout !
Abjuration :
Suicide – divorce pour incompatibilité d’humeur.
Jalousie :
Se prendre en flagrant délit d’infidélité à son tempérament.
Adultère :
Chez certains le corps, chez d’autres l’âme, jouent le rôle de mari
complaisant.
Les beaux-parents :
Tantôt ils nous séparent, tantôt ils nous réconcilient. Mais ils n’en ont jamais
rien su.
Narcissisme intégral.
Non-coopération avec Dieu. Résistance passive.
Remis à huitaine.
Dans les bras du destin, l’homme se débattant :
– Pas encore, Seigneur ! Je n’ai que quatre-vingt-dix ans. Avoue qu’il serait
prématuré de juger mon œuvre, cette ébauche de corps et d’âme.
Jeux tranquilles.
C’est bien le supplice de Tantale. Mais ce qui désespère Narcisse, ce n’est pas
de ne pouvoir se boire, ce n’est pas le solide, l’infrangible espace pris dans les
glaces, le froid qui sépare la vitre de l’image. Il existe entre lui et lui-même autre
chose à briser. Toujours un quartier de lune, jamais la plénitude. Toujours une
clarté partielle. Il voit de son idéal assez pour le dégoûter du reste du monde –
peu, trop peu, rien pour le contenter.
Un regard l’attire, une bouche le repousse. Il se présente à l’examen fier d’un
pouvoir nouveau et se voit opposer l’envers de sa conquête : ce pouvoir, c’est
une faiblesse nouvelle.
Quels démentis le rêve n’apporte-t-il pas à la réalité mensongère ? – Je veux
cette pensée, je la vois… Arrêtez-la, reproduisez-la dans le ciel. Ce muscle, je
l’ai cruellement sculpté ; va-t-il fondre à ma propre chaleur tandis que je
m’essouffle à quelque autre embellissement, tandis qu’il me reste tant à faire.
Pourquoi Dieu me force-t-il à changer de visage ? Pourquoi Dieu bouleverse-
t-il mes pénibles vertus ? Sous la dent de cette Pénélope, le fil d’araignée
craque… Pourquoi me défait-on sitôt que je ferme les yeux ?
Je ne puis répondre à mes propres questions. Peut-être une autre fois poserai-
je mieux mes filets…
III
E. D. M.
« Tu n’as pourtant pas la prétention d’être plus pédéraste que
moi ?… »
DÉLECTATIONS
MOROSES
(de l’oubli)
On a relevé le rideau
cinq fois,
six fois peut-être ;
mais il a fini par rester baissé,
non levé, sur l’Acteur.
En vain,
Ma mémoire se gonfle en vain.
Auprès de toi,
Vie,
(Acteur)
que je suis pauvre !
Reviens,
fût-ce dans un rôle laid,
me délivrer du souvenir
morose,
remplir mes yeux
vides,
me contraindre à lever une paupière de plus.
En vain.
Ma mémoire se gonfle en vain,
gorgée de ses faux trésors.
Tout ce que je tire de là,
flétri, sans consistance,
est comme algue sortie de l’eau.
On doutera désormais
si la délectation morose,
passée au tamis du temps,
n’est pas préférable au plaisir.
Elle en est le suc,
la liqueur perverse,
concentrée, épurée,
plus forte et plus durable.
(de l’amour)
Ils ont passé près de moi
les amants,
plus aimants et plus purs que jamais nous ne fûmes,
ensevelis sous l’amoncellement des caresses.
(de l’art)
Ces marbres fermes et polis
plus que la peau la mieux poncée,
ces corps blancs et minces
plus que l’éphèbe le mieux fait,
muscles chers aux sculpteurs…
– N’ont-ils pas ennobli leurs modèles ?
J’accorde que ces froides noblesses
découragent les amants audacieux…
– Et encore ! dirait Lucien de Samosatexxv.
Volupté morose
mûrie par la mémoire…
C’est maintenant qu’il est bon d’en souffrir.
Vocation
A-t-on le droit d’être jaloux de toi ? Lequel à notre époque est assez riche
pour te posséder ? Auquel permettrait-on de t’enfermer ? Tu es trop beau, trop
cher, trop célèbre ! Tu es pièce de musée, bien public.
Osera-t-on blâmer la Vénus de Praxitèlexxvi de s’offrir à tous : nue, tentatrice,
impudique – indifférente ?
Qui veut des caresses reçoit des coups. Retournez la phrase et dites avec moi :
« C’est une honte pire ! c’est l’affront suprême ! »
Simagrées.
Quatrième dimension
Mon ange est souvent en retard. Je l’attends volontiers. Mais que reste-t-il de
moi, quand enfin le voici ?
Un appel. – Au secours ! Mais pourquoi ? Pourquoi t’ai-je appelé ? La
tension, la résistance. Je me suis endormie, paralysée. J’ai bougé sans le savoir :
ma foule m’a bousculée…
L’ange arrive et la chose m’échappe où son intervention pouvait nous donner
l’univers ou l’amour.
Clairvoyant
Le féminisme est déjà dans les fées. Les magiciens montreront à nos petits
garçons qu’on peut se passer de ces nourrices sèches. Et la vie n’en sera ni moins
continue, ni moins discontinue.
Il était une fois deux mages dont la patience était célèbre. Ils avaient remonté
le cours des fleuves et le courant de mer où les poissons se chauffent. Ils avaient
amoureusement regardé s’accomplir la reproduction de divers animaux, de
l’anémone à l’homme. Ils savaient composer la semence philosophale.
Un soir de pleine lune (la lune est de la partie), nos deux savants convièrent à
leurs noces toute la gente magicienne, éparse parmi les peuples. Et s’étant
traditionnellement unis, ils déposèrent dans le berceau, placé là par une
anticipation favorable, deux petites limaces : l’une mince, agile, verte et blanche
; l’autre blanche et verte, menue, entortillée. En un clin d’œil elles étaient
mélangées, ne formaient plus qu’un corps. C’était une graine tout-à-fait
ordinaire, un grain de blé germant, éclatant, bourgeonnant.
Et la foule étonnée vit croître un petit homme sous ses yeux, tout de même
qu’une plante dans le pot de fleurs du fakir sans scrupule. À chaque nouvelle
pousse, on s’attendait qu’il lui manquât un membre. Il n’en fut rien pourtant.
Rien ne manquait, semblait-il, au naturel ni même à la beauté du nouveau-né.
Dès qu’il cessa de grandir à vue d’œil – après sept secondes – l’enfant fut élu
Prince (on ne pouvait faire moins !). Et les deux époux disparurent, craignant de
gêner leur fils par une si douteuse et trop discutable paternité.
Il avait alors quatorze ans, ayant vécu deux années par seconde. Déjà maître
des corps, il le fut bientôt des âmes. Tous l’aimaient – toutes surtout. Mais les
plus belles vierges, les fées s’humiliant, les femmes accomplies, lui firent de
vaines sollicitations. Il avait l’horreur d’un sexe dont il voyait toutes les
faiblesses, n’ayant point eu de mère pour déposer, couver et faire éclore l’amour
aveugle dans son cœur.
C’est le rôle des femmes, le seul qui leur importe : inspirer au nouveau venu le
culte du sein quel qu’il soit : blanc ou noir, informe ou difforme, de glace, ou de
flamme, ou de cendre.
Autour du Prince les amoureuses rusées chuchotèrent, prétendirent qu’en
elles, en elles seules, gîtait le mystère sans mystère, l’équivalent du monde avec
sa raison d’être, les phases des marées, la pulsation du sol, l’orgasme des
planètes, tout ce qui, par quelque maléfice, lui demeurait impénétrable.
Clairvoyant n’entendit que ce mot : « maléfice », et s’en alla songeur… Sa
naissance, on la disait obscure. Il messied à la dignité d’un noble d’ignorer ses
ancêtres. Il se mit à leur recherche.
Ce fut chose facile : La double graine androgyne est un mélange aux
proportions impondérables ; et ce mélange peut produire un corps nouveau,
différant de ceux qui l’ont formé, contraire, hostile à tous rapprochements. Mais
les graines mâles se juxtaposent, et leur alliage est une addition simple et stable.
Le Prince n’hésita point à reconnaître son père et sa mère – disons mieux : ses
parents. Il se plaignit à eux de l’excès de franchise par quoi ses sens rendaient
stérile tout ce qui l’approchait et tout ce qu’il touchait.
« Tu veux l’illusion, mon fils ? » dit le magicien le moins sage (car l’autre
était muet). « Regarde mon époux, mon frère : tu nous a profondément déçus.
« Cependant, j’exaucerai ton caprice. Prends cette bague : elle contient le
germe qui manquait, celui que nous avions voulu t’épargner lors de ta
naissance… »
Le jeune gars déraisonnable mit à son doigt l’anneau de fiançailles et sortit
dans la nuit.
Au troisième pas qu’il fit, le voici qui s’arrête émerveillé : « La chaste,
l’idéale et gracieuse image ! Ce ne peut être qu’une déesse… » Car nous
nommons toujours chaste ce qui nous porte à la peau.
Il s’élance… et la truie (car c’était une truie) qui n’avait pas de préjugés, point
de sotte prévention contre la chair humaine, après un bref grognement de
surprise et d’amour, engoula corps et biens la truffe inespérée, d’une blanche et
monstrueuse espèce. Puis, savourée lentement, se l’assimila.
IV
C. M. C.
Qu’il me soit permis d’avertir les jeunes imprudentes : voir le
piège n’empêche pas de s’y laisser prendre et cela double le plaisir.
AURIGExxviii
PORTRAIT
HORS-TEXTE
PORTRAITS PSYCHOLOGIQUES
Non. Je ne tracerai que des ébauches. Quand on a fini de démonter la
mécanique, le mystère reste entier. Parfois le hasard nous met dans la main un
petit échantillon d’âme. Nous le rangeons dans un tiroir. Il sera bientôt
impossible d’y assortir la pièce d’étoffe dont il a fait partie, devenue robe ou
rideau, passée, lavée, souvent reteinte. Encore ma comparaison est-elle bien
faible et pauvre.
J’aurai pourtant plaisir à dire quelques mots injustes et provisoires, à en dire
assez pour faire sentir quelle force d’illusion chacun porte en ses glandes, force
qui lui permet de négliger un instant les dissentiments les plus caractérisés.
Admettant que le propre de l’homme soit de laisser gouverner sa vie par : la
peur, l’instinct sexuel, la vanité, la cupidité, la manie du mensonge, l’idolâtrie de
soi-même, l’orgueil – et toutes les nuances de ces sept vertus – je voudrais me
contenter de noter qu’Aurige représente ici l’amour-propre, son maître la peur et
la fierté, et son amant la vanité mondaine. Tous trois, bien entendu, au début de
la crise devront sacrifier à l’instinct sexuel. Mais vite leurs démons familiers
reprendront le dessus.
C’est par trop sommaire. Je ne les définirai jamais aussi bien qu’ils se
définissent eux-mêmes. Je vais leur poser des questions et transcrire leurs
réponses. Ça vaudra mieux ; on peut être sûr qu’ils se trahiront quoi qu’ils
disent.
Ce qui vous caractérise. Quels sont vos traits les plus marqués ?
A – L’empire de mon corps sur ma volonté de puissance, les tyrannies de sa
faiblessexxx. L’inaptitude à saisir les réalités objectives, à m’adapter à ce
changement incessant de la vie. Un esprit lent, pesant ; des réactions tardives.
L’orgueil de tout ce que je voudrais être, du moi superlatif. La dépréciation
systématique de toute actualité, à commencer par la mienne. Timidité par self-
consciousness. Superstitions, mais jamais traditionnelles ; je ne crois qu’aux
monstres que j’ai fabriqués moi-même, je ne croirai qu’au Messie qui descendra
pour moi en moi, sur mesure et sans pareil. Impuissance de rien imaginer qui soit
concret, des noms propres par exemple. Amour de l’abstraction, des symboles.
B – La tolérance, le respect des droits d’autrui. Le sens de mes responsabilités.
Toujours tenir parole, si désagréable que ce soit. Le dédain de tout ce qui est
voyant, tapageur, de mauvais goût. La peur toujours de me surestimer. Une
véritable frousse de l’opinion des gens, de ceux-là même que je méprise le plus,
– du moins de leur désapprobation manifeste : elle m’est physiquement
désagréable. Une grande indifférence à mes propres désirs dès qu’on y fait
obstacle. L’horreur des initiatives, de toute nouveauté, de risquer un échec. Une
mauvaise volonté à admettre mes torts dans les petits faits, le détail. Mais dans
l’ensemble, une modestie qui semble effarer mes amis. Ils ne savent pas qu’au
fond je ne perds jamais le sentiment de ma supériorité secrète, de ma déesse
Raison. Un sens critique actif et subtil. Le goût de la discussion, de la logique,
de la précision, de la poésie, de l’illogisme avec ses papiers en règle, des mots
pour les mots. La terreur de tous les ridicules.
C – Le sens du théâtre, l’amour de la beauté, de la poésie, du raffinement, une
éducation de gentilhomme, le pardon des offenses, la protection du faible,
l’amour des animaux, la prodigalité, le courage, l’énergie, l’intelligence, le sens
pratique, l’imagination poétique. Vitesse foudroyante de la pensée.
Clairvoyance. Ascétisme. Force créatrice.
Que redoutez-vous ?
A – L’inconnu. La coïncidence d’un abandon de moi et de mon maître qui
parvient à s’interposer pour me cacher mes vides, mes récréations stupides, mes
absences. Me sentir au-dessous de mon propre niveau, si bas soit-il déjà. Une
souffrance physique intolérable.
B – La souffrance.
C – Le recommencement du passé.
Moments les plus heureux de toute votre vie ?
A – Le rêve. Imaginer que je suis autre. Me jouer mon rôle préféré.
B – L’indifférence. Le sommeil. Les rêves. Ou la vie simple purement
physique.
C – Ça c’est indiscret par exemple ! – et peu intéressant.
EXPLICATIONS
C – Restez avec votre Maître, Aurige, mais couchez avec moi. Il vous
soignera mieux que je ne pourrais faire… (traduisez : je n’aurai pas cette peine)
– et moi je serai là pour l’Art, le Rêve, l’Amour… Il faut seulement me
promettre – quand tu fais l’amour à ton maître, je m’en aperçois toujours, tu le
sais – me promettre de n’aimer que moi seul, de ne coucher qu’avec moi seul…
A – (Enfin à cela je puis répondre !)… Mais pourquoi, pourquoi ? puisque je
me sens de force à coucher avec vous deux.
Que ces heures furent courtes !… Comment ai-je eu le triste courage de partir
alors que vous permettiez de rester ? Cela me semble à présent surhumain – et
tellement idiot ! N’aurais-je pas dû attendre que l’on me chassât… ou presque…
Je me console (mal) en pensant que j’ai saisi la seule chance d’être regrettée…
Nous sommes sortis aujourd’hui dans la ville antipathique ; – elle m’a paru
bizarrement changée. Les souvenirs mélancoliques de nos récentes promenades
me guettaient à chaque tournant de rue, et il me semblait vous voir marcher à
quelques pas devant moi…
Ne vous ennuyez pas. C’est très malsain. Faites plutôt n’importe quelle folie
!…
– Femme ? oui alors ! – Hélas, à qui le dites-vous ! Poète, c’est cruel. Mais
vous m’écrivez des choses si merveilleusement compensatrices que vous me
réconciliez presque avec moi-même. Moi ! – très modeste Narcisse. Je vous
expliquerai mon self-love… C’est du faux. Pur stoïcisme, fierté peut-être… En
réalité, j’ai grand besoin des autres.
Je m’exprime très, très mal. Il y a des phrases qui ne sont pas faites pour être
comprises, mais plutôt senties. À quoi bon dire : « Je vous aime » ? Je voudrais
seulement pouvoir le penser très fort, près de vous, dans le silence…
Il est un être au monde que je ne veux tromper à aucun prix – et celui-là, c’est
vous.
Je me calomnierais plutôt que d’essayer de vous séduire avec une beauté
simulée. Or, malgré mon amour de moi-même (fièvre intermittente, je vous
assure), je connais mes défauts, mes tares intellectuelles et mes laideurs
physiques. Je veux que vous non plus n’en ignoriez rien. C’était par franchise et
non pour vous scandaliser que je suis entrée nue, hier, dans votre chambre.
J’ai pris ce matin mon carnet rouge, et j’ai tenté de reconstituer par le détail
les moments heureux, incomplets et pourtant parfaits que je vous dois – ô mon
ami ! Hélas ! je suis tout effarée de mon dénûment, des fuites cruelles d’une
mémoire perverse (ah ! je suis bien punie !). La succession même de ces instants
m’échappe (ô souvenirs insaisissables !)… Mais si l’analyse est perdue, il me
reste, à travers la souffrance actuelle, une certaine synthèse du bonheur passé
que j’oppose au jour morne.
Et je vis de cet élan, comme une machine au moteur arrêté qui cependant
roule encore…
Je persiste plus que je n’existe – à la merci de votre écriture subtile, ou
condamnée par votre dur silence. (Je n’y crois pas, tu sais. Tu ne me
condamneras pas. J’ai confiance.) Mais si vous mesurez trop parcimonieusement
l’espoir – prends garde : dans un coup de révolte ou de vitalité, je prendrai une
brassée de mes souvenirs et je la jetterai en avant. Alors je me tournerai vers
l’hiver où ces souvenirs seront de vigoureux espoirs. Je reprendrai courage –
assez de courage pour vaincre tous scrupules… je parle des vôtres et non des
miens.
Excusez cette divagation et grondez-moi, s’il vous plaît, cher. C’est peut-être
bien pour cela que j’écris. Je n’ai plus qu’un désir : entendre votre voix, quoi
qu’elle doive me dire. Écrivez-moi.
J’ai trouvé dans mon orgueil la pierre philosophale de l’amour. Avec elle, je
puis accomplir la transmutation des joies : des signes, je ferai des sons ; des
sons, je ferai des parfums ; des parfums, je ferai des baisers ; des baisers,
j’obtiendrai des caresses… Sans doute, j’ai cette puissance – faites pourtant
comme s’il n’en était rien !…
Je me résigne à les suivre ces chemins secrets, et, si je puis, je vous y pousse :
Il faut bien vivre, cher ! – c’est-à-dire pour moi vous aimer librement. – Et la
liberté serait dans le mensonge ? Sans doute : à sa place. Depuis des siècles elle
n’a point eu d’autre demeure. Suis-je cynique ? Non : l’amour au contraire m’a
rajeunie. Souvent cet amour fut innocent jusqu’à la maladresse. Je ne crois pas
que ce soit son seul charme, et c’est mon remords – mon seul remords !
« It occurs to you that perhaps (!) I may be troubled to know you ill » ?… By
Jove !… et il n’est pas besoin pour cela d’avoir un tendre cœur ! Je ne sais trop
ce qu’est le mien – plutôt mauvais, en somme – mais je me sens absolument
désemparée, si impuissante à soulager votre peine, si loin de vous
irrémédiablement ! – et de près que ferais-je ? sinon vous importuner : je sais si
mal soigner les êtres que j’aime !…
Vous devriez savoir quelle est et quelle sera mon angoisse jusqu’à ce que je
puisse – bientôt, ah bientôt ! – vous savoir tout à fait rétabli…
J’aurais tant souhaité venir à… sinon guérir votre mal, au moins tâcher de le
distraire…
J’ai plaidé honteusement ma très mauvaise cause – et j’ai perdu mon procès :
le Maître m’offre toujours la même dure alternative – the golden cage (assez
large, en somme) – ou l’univers qui me fait peur.
Continuer mon indécision, l’effroyable puérilité de ma dissimulation, amène
trop de chagrin, risquerait des désastres !… Et j’ai choisi.
Pour cette vie, toutes mes valeurs sont fausses – tout à recommencer !…
Il faut me croire : Je fus avec vous coupable, inconsidérée, pire peut-être…
mais toujours loyale. Et quand je vous entraînais, comme je l’ai fait si souvent,
je doutais encore, malgré toute preuve, qu’il pût y avoir des hommes tels que
mon Maître, tels que vous : honnêtes, plus passionnés sans doute, répugnant à
tout partage – si différents de moi, exigeante, vicieuse – anormale. Je suppose
qu’il faut le reconnaître enfin !
Écrivez-moi que vous comprenez, que vous pardonnez, que vous oubliez, que
vous serez gai – déjà presque guéri. Ne vous inquiétez pas de moi : je suis
accoutumée à regarder passer mes rêves en laissant retomber mes bras lâches
d’orientale…
Vous avez dû, ces dernières semaines, en tous cas vous avez pu penser
beaucoup de mal de mon amitié, sinon de moi-même…
Je ne vous ai pas écrit depuis longtemps, je n’ai pas répondu à votre dernière
lettre, affectueuse et pleine de conseils sages – que naturellement je ne suivrai
pas ! Hélas ! les êtres faibles n’en font jamais qu’à leur tête. Ils ne cherchent pas
quel régime intellectuel – plutôt moral, n’est-ce pas ? – doit suivre l’artiste qui
produira peut-être (avec du « coaxing ») un tout petit talent mineur…
Ils vivent leurs fantaisies, se détruisent à leur plaisir et créent seulement s’il
leur chante… Toujours vainement violés par le « Vrai » (avec son cortège de
chagrins abrutissants ou de plaisirs sans rêve), mais conscients de leur faiblesse,
ils évitent soigneusement tout sacrifice consenti à la lourde machine de gloire
qui les écraserait – si disproportionnée à ces victimes, si ridicule en somme !
Ils ont la passion du bonheur ; ils en ont la manie. Bonheur si difficile pour
eux si difficiles qu’ils n’hésiteront point à immoler à leur idole tout ce qui peut
la nourrir. La joie délicate et pourtant incassable des enfants les a séduits. Ils
seront volontairement « puérils » et repousseront leur maturité jusqu’à la mort,
s’ils peuvent.
Vous avez l’art de me faire agir inconsidérément, prononcer des mots que mes
lèvres réprouvent – en sorte que je reste étonnée de moi-même.
Nul autre au monde n’obtint autant de moi.
Vous vous trompez : c’est vingt-sept ans que j’eus en Octobre dernier.
DU POÈTE À AURIGE
La maison vous attend et le Poète aussi. Venez dans trois jours. Vous aurez
tous les raffinements, tout le luxe. Je vous ai préparé des coussins, des sorbets.
Une gerbe d’orchidées parfume l’eau du bain qui rafraîchira ton corps
d’éphèbe…
Ne nie pas : Je sais tout ce que tu penses… Ô Dieu ! que c’est pénible d’être si
intelligent !
Cette lettre est la plus difficile que jamais j’eus à écrire, car je vois clairement
que vous ne me comprenez point, que vous ne m’avez jamais compris, qu’il est
probable, hélas ! que vous ne me comprendrez jamais !…
Je vous ai crue sincère et loyale. Hélas ! j’ai cru que vous aviez beaucoup de
cœur et beaucoup de talent ! Cela dit, il faut la maîtrise d’un Socrate pour ne pas
se mettre en colère…
Quand, pour le Nouvel An, les plus jolies femmes de Paris m’envoient des
roses, il vous plaît d’envoyer les épines. À mon avis, c’est de bien mauvais goût
!
Je vous renvoie votre lettre sans la lire (rien qu’à la voir on la devine écrite
avec du fiel), sans même la lire – pour cette bonne raison que ce me serait chose
désagréable. D’ailleurs je nie votre compétence en matière poétique – et qui n’en
fait autant ?
Je suis tout à fait sans rancune ; mais ne vous en flattez pas : c’est simplement
que je considère tout cela comme des enfantillages indignes de vos 26 (vingt-six)
ans, et sans aucune espèce d’importance…
Au contact d’autres êtres et grâce à leurs louanges, grâce à leur juste opinion
de ma valeur, j’ai acquis une estime absolue de moi-même que votre total
manque d’estime et de respect ne saurait amoindrir.
Quand quelque chose nous déplaît, il est si simple de se taire – comme je l’ai
fait chaque fois que vous m’avez déplu. Les gens qui ont de la naissance et de
l’éducation savent bien que c’est ainsi qu’on doit agir. Mais je pense que chaque
petit Nacisse ne peut admirer que lui-même ; pourtant il manque à sa propre
beauté s’il aboie contre les autres. L’Original ne s’occupait pas des autres…
Vraiment vous dépassez les bornes. Ne suis-je point à blâmer pour vous avoir
trop souvent permis de m’insulter ?…
J’ai écrit là-dessus un axiome admirable :
« La critique est facile mais l’Art n’est point aiséxxxii. »
Méditez-le. L’Amour et la Vie dont l’Art et le Génie sont les fruits les plus
beaux ne seront jamais connus que des cœurs délivrés de votre intolérable
cynisme, de ceux que la science occulte du Vrai a désignés pour la Sublime
Initiation.
Occupez-vous donc plutôt d’écrire vous-même un Chef-d’œuvre – une œuvre
de Beauté !
Souviens-toi : le Silence est si Beau !
B – Le Poète lui a fait la cour, mais Aurige m’a préféré. Je suis le plus
heureux des hommes !
EN MARGE
Changement d’équilibre.
J’ai prodigué mon âme (prostitué serait le mot juste). C’est avec sa force
vierge pourtant que je vous aime. Mais elle a pris si souvent en vain le nom
d’amour qu’elle a honte à présent, qu’elle se cache. Comme le berger de la fable,
elle a crié si souvent : Au loup ! qu’aujourd’hui, je le crains, vous ne la croirez
pas.
Comme toutes ses petites sœurs, elle est infidèle – graine légère qui s’emmêle
à vos cheveux mais que le moindre choc livre à la rose des vents, entraîne au
large, au ciel, rabat vers les fleurs de la forêt, vers les bouquets de fleurs, vers de
nouveaux visages… distraite innocemment (admettons-le), distraite un seul
instant, c’est encore trop.
Inconsciente et puérile, cette âme, elle est indigne.
Lui, mon corps, est pur (presque pur). Il vous serait dévoué, et de son poids
qui est très lourd il tiendrait la folle prisonnière. « La chair est fidèle… » – Vous
qui l’avez si bien compris, pourquoi ? pourquoi ne voulez-vous pas ?
Ruses
Dans la plaine brûlée les magiciens m’ont lié de la résistance enroulée des
longues herbes souples. Je peux respirer et dormir, rêver, prier et pourvoir même
au salut de mon âme. Si je choisis de continuer à vivre selon ma nature
charnelle, les magiciens indulgents apportent jusqu’à mes bras vaincus, jusqu’à
mon corps couché, jusqu’à ma bouche, et les fruits et les femmes.
Un papillon tardif, du brillant de son vol éphémère a mis une lueur de folie
dans mes yeux – une lueur d’espoir.
Doux enfant mauvais, tu as surpris ce regard, tu m’as glissé ton canif entre les
dents ; puis, abusant de ma reconnaissance, tu m’interdis de m’en servir :
« Délie-toi peu à peu » m’as-tu dit gentiment.
J’ai travaillé durant de longues nuits sans clémence, quand la brise au souffle
court rafraîchissait à peine la sueur de mon front las, à dégager une épaule. Ma
main droite, jusqu’aux ongles, en est tout engourdie, comme morte.
Et de fleur en fleur, au bord de l’horizon des arbres, mon beau papillon (faux
éphémère, très probablement éternel) enfin libéré de mon désir s’en va
disparaître – tandis qu’un dernier soleil d’été, roussi, fané, tombe comme une
feuille morte.
Alors tu reviens, tu contemples mes larmes – et tu me fais de suaves reproches
:
« Que n’as-tu coupé tes entraves ! Hélas, il est trop tard… »
Tentation.
PRISONNIER DU VERBE
L’une est blonde, mais l’autre est belle :
Choisir ! choisir !
Les laisser s’amuser entre elles
Ailleurs. – Partir !
Le gars est beau, la fille est belle :
Choisir ! choisir !
Les fiancer aux amours cruelles :
Souffrir, mourir.
Entre ciel et terre la distance est nulle Incommensurable Entre mon ombre et
moi. Laissons dormir le somnambule
Sur le bord du toit.
Dormir…
Choisir ?
Dès qu’il s’agit de relations entre les êtres, les idées, les organes, presque
toute la séquence dépend du premier contact, du premier mot fortuit.
On pourrait imaginer deux conversations, deux vies, deux philosophies, en
tous points divergentes, pour ainsi dire contradictoires, rien qu’en modifiant
l’entrée en scène, l’entrée en matière, l’initiale du jeu.
Corps humain.
C’est la tête en bas qu’il faudrait le ficher dans un vase, pour qu’il se disposât
élégamment, pour qu’il s’épanouît, pour qu’il eût quatre branches, quatre fleurs,
et le bulbe caché.
Précédents
Je viens d’entendre mon rire qui n’a guère changé, et j’ai compris qu’en face
de la mer, de l’amour, de toutes les forces élémentaires (nous abdiquons si
volontiers !) il n’est plus d’âge, ni de sexe, ni même de personne – ni peut-être
de séparation possible entre les âmes et les corps qui cherchent à s’unir.
Maladresses
Privilégiée, je n’avais pas naguère le sens du péché. Mais (ça ne se passera pas
comme ça !) les autres se chargent bien volontiers de me donner de faux
scrupules, de m’apprendre au moins les dehors du remords – mimique où je me
sens grotesque.
Pour l’amour de qui la vie nous a jeté à la tête, se fausser au point d’être
incompatible avec l’idéal, s’il se présente à nous.
N’ai-je pas adressé à l’autre des lettres que mon maître fut seul à comprendre,
qui semblaient écrites pour lui ?
Que dire de ma gène ? Il en était séduit.
Chacun de vous tirait de son côté. C’est moi qui suis de trop : arrangez-vous.
Gonflant l’indifférence de ma poitrine vide, j’entonnai quelque chanson chère,
préférant tromper avec un bel absent (souvenir sans jalousie) la surveillance de
ces deux êtres violents, à la trop indiscrète et trop simultanée présence.
Vous souffrez de ses droits (de mes privilèges bien plus que de sa tyrannie).
Tu souffres de son désir – et surtout du mien peut-être…
Entre les deux, moi trop partageuse hélas ! que faut-il que je fasse ? Je sais
mentir, nom de Dieu ! et ne sais pas dissimuler.
Vous avez la maladresse de vous dominer mieux que moi, de me laisser me
compromettre seule.
N’est-ce pas, mon ami, ce qui te chagrine le plus.
Tuer une amitié valable, grâce à l’amour sans beauté, sans vitalité – et qui n’a
pas même abouti ! telle est ma folie et ma peine.
L’automne précoce
L’ardeur d’un été passionné avait brûlé les feuilles avant la saison de leur
chute.
Dans notre amour, avant sa réalisation, que de sentiments desséchés déjà
tombent.
Pourtant le soleil ne faiblit point.
Nous allions enfin nous aimer, là-bas, dans la clairière. Mais notre lit végétal
cria sous le poids de nos deux corps. Et nous avons fui le danger :
Hélas ! trop de feuilles mortes.
Amertumes
La mer, l’unique amant dont les bras nous soient toujours ouverts.
Refaire avec l’autre les même gestes, prononcer les mêmes paroles, par esprit
de pénitence, et pour l’impur plaisir, secrètement, de revivre mon péché.
En somme, l’équivalent d’une flagellation – ce bien, ce mal contestables.
À chacun d’en tirer profit.
– L’amour est-il autre chose qu’une souffrance exaltée ?
C’est à l’instant où l’amour devrait le plus douter que la jalousie s’endort :
dans l’étreinte.
Cantique
Faiblesses
J’y souscris. Pour et contre. Et dans mon propre sang me laverai les mains.
Que d’autres t’assassinent systématiquement, anneau par anneau, cœur après
cœur, chenille ! et que d’autres te vengent.
Je suis dans le poing et dans la plaiexxxvi ; je me reconnais ici, là et partout.
Je n’interviendrai pas.
Mais comprends un seul instant ce qui te distingue à jamais, toi, des autres :
Eux – mes raisons de vivre – ils ne sont qu’un prétexte ; tu es l’un d’eux, parfois
cela. Mais parfois aussi, ce qu’ils ne sont ni ne seront, tu es ma raison d’être.
Allons, exagérons un peu : Eux – la vie. Toi – la mort. Tu sais bien qui je
préfère et qui fatalement l’emporte.
V
M. R. M.
J’ai joué avec les mots, ces couleurs sans danger. Pardon, mais
pardon d’autre chose. Et c’est si grave, si total, que j’ose à peine…
La vie quotidienne, cette abomination ! J’existe et ça comporte tout.
Pardonne-moi d’exister.
Portrait de Mlle X
(photo si possible…)
Des fils de fer barbelés. Porte massive et solidement close. La chaîne : une
ceinture de chasteté. Le cadenas rouillé ; une bonne cire de sûreté coulée dans la
serrure. Un puissant chien de garde aux sept gueules de flammes, si bien appris
qu’il mordra jusqu’à la mort plutôt que d’aboyer. N’éveillez pas le chat du voisin
!
Un terrain vague. Au fond, trois portes :
La plus étroite, celle du paradis. Sur l’écriteau : Verboden toegangxxxvii.
Moyenne, au pas fort usé, celle du purgatoire. Un écriteau s’y accole
pareillement : No thoroughfarexxxviii.
De milieu, la plus large est celle de l’enfer. L’écriteau s’élève encore ici,
catégorique : Quittez toute espérance, indiscrets ! ce seuil est infranchissable.
Derrière la haie de métal, une femme souriante – n’ayant même, sur son
visage offert, jamais autre expression que la confiance, la courtoisie, la plus
amène politesse – fait signe aux passants : Donnez-vous donc la peine d’entrer
!…
Si l’on osait y regarder de près, ce visage ne serait plus qu’un masque ; ce
corps, un corps de paille accommodé au goût le plus général et changeant à son
heure ; ces mains nues, des gants couleur de peau, et sur quoi (pour acquit de
prudence) les manches font encore des mitaines…
Mais où donc s’est réfugiée l’hôtesse ? – Là, derrière le judas des trous pour
les prunelles, deux points noirs de méfiance (points mathématiques) sont en
faction, en perpétuelle défensive.
Et tout au fond de la fente qui sert pour respirer, malgré l’âme sentinelle,
passe et repasse le traître éclat rose d’une langue mordue.
Fais-la croître, petit tueur de rêves, cette justifiable réalité. (Celui-ci sera le
moindre de tes exploits.) Favoriser ce qui est au détriment de ce qui pourrait être,
c’est ton métier. Protège donc la vie, bien que ce soit plus amusant de tuer le
rêve.
Mais ça, vois-tu, c’est fini, il n’y faut plus songer : tu as si merveilleusement
assassiné tous les sorciers que tes coups superflus te rougiraient la main.
L’enfant raisonnable mit son tablier de toile grise et débarrassa la table des
livres qui l’encombraient, de la camelote aimable des images. Une surface plate
et sans rien de douteux. Alors devant un mur décent, un mur de bonne qualité, il
s’enferma dans son rêve.
Tu t’y intéressais. L’enfant docile se racontait gentiment. Peu de pensées
résistèrent à l’examen de ta logique, à la pierre de touche d’un idéal de beauté
surhumaine. – En fait de beauté, petit amateur d’absolu, n’es-tu pas un
connaisseur infaillible ?
Petit tueur d’amours, j’avais beaucoup d’amants naguère (tous les hommes
furent mes amants) ; comme tu as su m’en détacher ! Ton habileté divine ébranla
chaque piédestal nouveau, et la statue désormais indigne de mon culte s’écrasait
à nos pieds.
Qu’importait ? N’allais-tu pas les remplacer tous ?
Tu te dérobas. Tu brisas le Dieu jaloux. (Oh ! tu ne l’as pas fait exprès sans
doute, et je t’excuse.)
Par pudeur.
Si tu regardes par-dessus mon épaule pendant que je travaille, je cacherai mon
cahier d’écolier sous le premier roman venu.
Moi – Avoir le Prince Charmant, quel enfantillage ! « Avoir » n’est pas assez.
Préférons « être ».
Eux – A-t-on besoin de lui ?
Toi – Admirablement faits pour ne pas s’entendre !
Morte la bête !
Non : le mécanisme délicat des passions est bien cassé, bien arrêté, mais si
petite qu’elle soit la brute a la vie plus dure. Un relief d’instinct. Il faudrait
élaguer ce corps, branche par branche, membre par membre, faire appel aux
chirurgiens.
(S’ils se font prier, je leur donnerai des précédents, ces gâteaux préférés du
Chien du Passeurxlii : les prêtres de Cybèlexliii, et votre Dieu lui-même,
plagiaire des païens. « Tes yeux t’(?) offensent ? Crève-les. – Ta main ?
Tranche-la. – Le reste ? C’est bien simple : châtre !… Eh ! quoi, maintenant ? –
Avec ton âme ?… Homme impudique ! Je t’en ai dit assez, arrange-toi. »)
Après quoi, ô champ de concentration des nobles convoitises, tant que tiendra
debout cette odieuse carcasse que tu as follement dressée sur toi comme un
épouvantail, persistera par force acquise notre mésentente. Sans désir, par
habitude, j’agirai de la façon qui t’irritait, de la même façon. Sans désir – sans
excuse.
Un style sans pudeurs – un style clair. Un style sans autorité – un style mièvre.
Pardonne, et donne-moi pour te plaire en un prochain poème, donne-moi,
prête-moi, l’ésotérisme du nom devant la franchise effarante du verbe.
Crise de vertu.
(N’exagérons rien : si j’allais me prendre au mot !)
Cirque d’amour. Confort moderne. On peut marcher sans danger sur cette
corde raide – danser sans choir dans le vide. Ce vide affreux : l’indifférence.
L’enfant nous tend son arc. Sous nos orteils, le fil de notre vie, souple comme un
serpent, mais sentier moins large que nos pas, souffre et plie, tout vibrant du
désir de rompre ou de ruer. Nerf à vif contre nerf, il faut dompter tous les désirs
accessoires contrariant l’essentiel : tenir debout. Érection du corps tout entier.
Vertige… Mais là-dessous les filets sont prêts à recevoir le maladroit. Filet de
l’amitié, filet même, au besoin, de la haine…
Avec toi on a toujours un sentiment sur lequel retomber. Avec toi, car tu
connais les succédanés de l’amour.
Me plaindrai-je si l’exaspération, mainte fois, m’a tenu dans ses rêts ? Quel
corps supporterait une chute pareille : de cette corde haute (position surhumaine
– posture obscène) à l’indifférence du béton-armé ?
L’exaspération m’a sauvé la vie.
Tu sais nous retenir. Avec toi, la corde au fameux arc (avec toi ?… on
m’assure qu’il en est toujours ainsi !) la corde se compose de plusieurs ficelles.
Que mon âme est donc journalièrexlv ! Je me lasse, et ne tiens plus à moi que
par mes défaillances, à ma mauvaise vie que par ses pires habitudes. Un vrai
collage. Alors toi, pour dire quelque chose : « Chaque jour n’est-il pas solennel ?
»
Je voudrais :
Être assez pareil à toi pour ne jamais te choquer, te déplaire, te quereller, te
demander pardon – ni grâce.
Être assez différent de toi (et de moi), assez varié, pour que tu te reconnaisses
en cet homme, et de loin et de haut, ridicule sans contre-coup.
Je voudrais compter peu pour toi mais te faire sourire comme, à son insu, tu
sais déjà qui.
Je voudrais ne t’amuser ni plus ni moins que l’imprévu négatif, les
dictionnaires, le poisson qu’on sort de l’eau, les mœurs perverses des animaux
mécaniques, la rue où tout arrive, où tout passe, où rien ne te connaît.
Je me voudrais digne d’être considéré par toi avec autant de curiosité, autant
de détachement, que les dieux, que les poupées de l’âme humaine.
Je voudrais que rien ne me distinguât des choses qui te sont indifférentes…
Car les règles du jeu social (que je voudrais changer) ne sont pas ainsi faites
que je puisse parfois gagner la partie contre le reste du monde et qu’il ne
m’arrive jamais de la gagner sans tricher, contre toi – contre nous – contre le
meilleur de moi-même.
Je voudrais… Je veux.
Mais déjà l’autre se réveille : je vis, hélas ! j’ai mal, j’exige (de toi, non plus
de moi), j’ai soif de tout ce qui n’est pas à portée de ma main. Je me vautre, en
marge du passé, dans une vaine récrimination qui me tient quitte non seulement
de vouloir, de choisir, mais (par conséquent) d’accepter ton aide. Je me pousse à
bout, je m’en aperçois enfin et faute de mieux je me plains de moi : je crois ne
m’en prendre qu’à moi.
Mais c’est toi qui le souffres, qui l’entends, qui le vois au besoin (je te le
montre).
Encore une fois, tu l’as lu, tu le lis, tu me corrigeras mes fautes de français.
En fin de compte, c’est toujours sur toi que ça retombe.
VI
X. Y. Z.
Ne jamais lâcher l’ombre pour la proie.
SINGULIER PLURIEL
Nous.
« Rien ne peut nous séparer. »
Serments d’amour : sincères mensonges ! (Si tu ne consens pas à faire l’idiot
de temps en temps, aussi souvent qu’il me plaira, renonce à marier les étamines
et les épines. À d’autres la magie rose !…)
En fin de compte on est bien forcé de s’en remettre à l’inconnu, avec un grand
X algébrique.
Magie rose.
L’égoïsme absolu est une sécurité. J’y reviendrai souvent. Mais je prétends
par ces jeux inciter les amateurs aux perfides harmonies, au dangereux accord de
ceux qui vont par paires.
Amour. L’acte même est œuvre de chair – éclair de chaleur, étoile si brève
qu’on n’a pas le temps de former un vœu à peine la certitude qu’elle nous a frôlé
l’œil – mais tout ce qui l’engendre, mais tout ce qu’il implique, toutes les bonnes
vieilles ficelles théâtrales sont œuvre d’esprit.
L’acteur peut user de son partenaire, mieux : de son adversaire, comme de lui-
même ; et réciproquement.
Mais sitôt qu’ils ne seront plus qu’un, pour continuer la lutte et pouvoir se
provoquer encore, il leur faudra tricher, s’inventer des compères. Hors du
narcissisme intégral, le couple se dédouble. Nous sortons de notre superbe
isolement, nous empruntons au monde. Mon amant ne sera plus le sujet de mon
drame, il sera mon collaborateur. Pour le héros, pour l’héroïne et leur
conjonction, il nous faudra descendre dans la rue et chercher des modèles. Nous
séparer. Nous masquer. Faire chaque nuit peau neuve et nouveau paysage. Nos
duels sont à ce prix.
Devancer nos défaites. Imiter, simuler le premier venu qui te plaise et me
convienne, reconstituer le diamant du regard, le charme de ces passants. Je suis
l’un, tu es l’autre. Ou le contraire. Nos désirs se rencontrent. Déjà c’est un effort
que de les démêler.
L’art de l’infidélité : en toi, quel qu’il soit, le Prince Charmant sera ma faible
proie. Tout dépend de ta ruse et de la force de mon désir.
Paul : J’y vais. (Se dérobant à soi pour ne pas s’attendrir) : Il faut L’avoir vu.
Occasion unique. (Se diminuant exprès, par peur d’être sa propre dupe) : C’est
quelqu’un à cultiver… etc.
Egon (d’une voix blanche) : Je vous ai déjà dit que je n’y serai pour personne.
Henri : Faut-il qu’Il ait envie de m’avoir pour S’être dérangé ! Mais c’est moi
qui l’aurais. Ce Monsieur regarde-t-il en face ? Bon. Je tiendrai le coup.
Genica : Faites entrer. Je Le recevrai avec plaisir. Il est très serviable. C’est
mon meilleur ami. Mais comment diable s’appelle-t-Il ?
Jacques : Admettons. Et puis après ? Ne pouvait-Il pas entrer tout droit sans
faire tant de façons ?
Arthur : S’Il se présente encore sous un faux nom, vous Lui direz que je
L’emmerde.
Paul (à genoux – et devant quoi, Seigneur !) : Me voici. Je T’attendais.
André : Verrouillez la porte. Le premier qui laisse filer l’inconnu, je lui fais
son affaire.
Robert : Du bluff, ton Inconnu, encore un sous-ordre. Au moins qu’Il soit poli
: qu’Il se décapite avant d’entrer, qu’Il se mette l’autre sexe, et vierge, entre les
jambes. – Un beau geste, enfin, et qui nous toucherait.
Donald : He never wants to see me. It’s just one of his tricks.
Jack : He cannot be with you all of the time in the state you are in. He’s never
all there with us. But we must be thankful for small mercies.
Bob : I don’t need him. He’d better mind his own business as I do mine. (Et
quand Bob parlera français : Je ne sais que faire de cette chose. Qu’elle me foute
la paix !)
Moi : Je ne mange pas de ce Dieu-là. Ce n’est pas Lui que j’attends, c’est
l’Autre. (Dieu part. Je L’ai senti partir…) – Un instant ! Rattrapez-Le. Je n’étais
pas prête pour Le recevoir, je suis indigne de Lui. Mais qu’Il revienne : je
L’aime.
Toi : C’est pour Claude. Ça lui fera plaisir et moi je n’y tiens pas.
Cet exercice s’impose à moi tant qu’il nous est utile. Mais après…
« Dieu » est élastique. Définissez vos termes. (« Saint-Esprit » ne vaudrait
rien non plus.) Chacun nomme ainsi ce que bon lui semble et n’avouera jamais
quoi, quelle futilité. (J’emploie vite ce mot pendant que mon ange est ailleurs. Il
me l’aurait caché. L’eussé-je entrevu malgré lui, je n’eusse pu m’en saisir. Il me
l’eût confisqué).
Curiosités obscènes.
P – J’aime cette manière de carte transparente : l’âme à travers le corps. C’est
une collection à faire.
Cloisons étanches.
E – Ce que je trouve le plus admirable dans la Passion n’est pas ce que vous
croyez. Je me sacrifierais volontiers pour les hommes, oui, pour tous les hommes
– mais baiser celui-ci, celui-là, comme un frère ? jamais ! Je me ferais bien
crucifier pour eux, pourvu qu’aucun d’eux ne touchât à ma peau.
E – À sa place je n’aurais pas cherché loin mon Judas. On n’est jamais si bien
trahi que par soi-même.
E – Pour qui les seules valeurs sont dans l’esprit, dans l’âme, pour un homme
attaché au mépris du corps, le tour de force n’est pas de coucher avec le lépreux,
mais de saluer le pharisien.
Le règne relatif.
E – Mon semblable ? Ni conçu, ni concevable. Il faut toujours sacrifier un
tiers pour faire valoir le monstre analogie. On n’est alliés, on n’est semblables
que par opposition – contre autrui.
Sitôt qu’on l’isole, l’espèce (règne concret ou règne abstrait), la
généralisation, se défait ; la Patrie se décompose en paroisses ; Paris en
arrondissements (poupée russe) ; seul enfin, le couple s’ouvre à deux battants, je
me sépare de toi, l’Aryen lui-même se désolidarise de l’Aryenne.
Il est autant de manières d’être que d’étoiles ; je ne saurais dire davantage.
Qu’il y en ait dans chaque étoile autant (est-ce ma faute si l’absolu est hors de
raison ?) cela n’en fera pas une de plus.
P – Rencontre sur un sein de jeune fille, sur une tarte à la crème. Concordance
de choix n’implique pas concordance de goûts. Sait-on quelles intentions
étrangères ont amené de si loin nos mains à se toucher ? – Similitudes,
sympathie ? – Miracle ? Non : coïncidence.
E – Si les chemins se croisent, c’est qu’ils ne se côtoient pas. Présomption de
divergences. Gare aux aiguillages !
Confession.
E – Jeu de mon enfance. Je préférais être le cheval plutôt que le cocher –
surtout quand le camarade qui dirigeait notre attelage avait un bon fouet, et la
manière de s’en servir.
Idylle.
P – … être en cas de légitime attaque.
E – … se raccrocher après le naufrage à une mine flottante.
(P.) …curieux d’une âme qu’il sent étrange et disponible, curieux, et, par
définition, aimable. « Je ne suis pas d’un naturel assez poli pour n’être que poli.
Alors je me force – et je passe la mesure. »
Lendemains.
E – Vous m’injuriez ?
P – Non, au contraire. Hier, je n’eusse pas employé ce mot. Nous n’étions pas
assez intimes. Et jamais je ne me le permettrais avec un de vos compatriotes. Le
mot « boche » n’a de valeur qu’érotique.
Syncope.
Du même au même (avec tendresse) :
Dieu ! que tu es laid !
Rien que la chair…
E – Doutes-tu de ma pudeur ?
P – Non : je connais les crans d’arrêt.
P – Mettre les mots, les choses et les gens (en amour) en facteur commun.
Faire d’un seul jet autant de coups qu’une pierre en peut porter.
E – Qui trop embrasse mal étreint.
E – Apprendre à poser des vampires. Mais s’ils n’ont pas fait leur plein de
sang ils seront durs à décoller.
Anticipation.
P – Il suffisait alors de tracer une ligne à la craie : la petite poule suivait,
fascinée… Frontières du bien et du mal, de France et de Navarre, aplanies par la
danse macabre, effacées par les durs piétinements humains, j’espère que vous
n’en imposez plus à personne. – Il faut m’en accuser : on s’attarde à parler de
vous.
Dernière volonté.
P – Son puits ayant pris mauvaise réputation, pour que nous lui rendions
encore visite, avec des branches et des feuilles elle en a camouflé le seuil…
Sois sûr que je ne cherche point la Vérité ; mais si, par malheur, je tombe dans
son piège, qu’elle me reçoive nue, la chair bien rembourrée, pour amortir le
choc.
Toucher du bois, précaution d’impuissant.
P – Pourvu qu’elle soit bien trempée et qu’elle entre profondément dans ta
chair, je veux être du côté de la lame.
Intoxiqué.
P – Il me faut ta piqûre, la sottise, ma morsure de serpent, le désagrément, la
méchanceté quotidienne. On s’y fait si bien qu’on ne peut s’en passer. Notre
équilibre est un composé de poisons. – Le sommeil cherche à nous circonvenir…
(attends, ma phrase n’est pas finie)… plutôt que de céder, je sucerais l’aiguillon
de l’abeille.
Métropolitain.
P – Nous vivons évidemment sur la ligne idéale qui va d’EUROPE à
CONCORDE.
Signal d’alarme.
P – … ta peau couleur de sable…
E – Couleur de sable mouvant, où l’on s’enlise… Voyons n’aie pas peur : je
ne dis pas ça pour te tenter.
P – Trop tôt : tu as tiré sans motif plausible.
L’homme heureux.
E – Tu n’as pas le droit de m’injurier ainsi ; il faut le gagner.
P – Fais-moi crédit, je gagne toujours. L’usurier le plus timoré me prête de
l’argent sur un billet de loterie.
Glose.
P – … les événements généraux me sont adverses (particuliers, me favorisent)
: la guerre, les éruptions volcaniques, la grippe espagnole, le service militaire,
etc… Mais que dis-je ? Je suis encore vivant. Les tremblements de terre eux-
mêmes me veulent du bien – cahots opportuns de la voiture, soutenant mon
plaisir, un jour enfin – qui sait ? – l’éternisant peut-être…
L’adversaire – Voir Messine et mourir… Qu’attends-tu pour enregistrer nos
bagages ?
Greed.
(P.) La nature ne le contentait point, il y posait toujours quelque rallonge. Il
lui fallait : l’hermaphrodite, le ménage à trois, le trèfle à quatre feuilles, le veau à
cinq pattes, l’étoile à six branches, la Nuit des Sept Jours, le huitième ciel – huit
péchés capitaux –, la journée de neuf heures, le chat à dix queues, le système
undécimal, l’ouvrier de la douzième, treize coups à minuit – et faire l’amour à
sixxlix.
L’homme pratique.
P – N’exploiter que les embêtements, les dégoûts, les ruptures… Mes désirs,
je les réalise. En a-t-on jamais à revendre ?
E – Tu te vantes.
P – Ne transmuer que nos déceptions.
E – Alchimiste, à quel titre me sublimises-tu ?
P – À aucun titre. Je n’emploie pas cet effet-là.
Don’t fidgetl !
P – Tu voudrais t’éloigner du fou – et sans en avoir l’air. Non : fuis
courageusement ! Tu ne m’échapperas pas par la fenêtre sentimentale, même en
cousant nos draps bout à bout. Ma chair déborde sur mon âme, sur ma vie. Tout
ce qui me touche en est imprégné. Mon ombre elle-même en est faite, et la trace
de mes pas sur le sol, de ma bouche dans le ciel. La proie s’impose. – À quoi
bon me lâcher pour une ombre aussi matérielle que moi ?
Revolver automatique.
E – As-tu vu celle-là aussi ? Regarde bien, détaille, ne te gêne pas pour moi
!…
P – Je t’assure que ça n’a pas la moindre importance.
E – Je sais bien. Tic nerveux. Quand tu leur feras l’amour, ce sera la même
chanson.
Le mari complaisant.
E – J’ai rendez-vous chez le dentiste (ou : La Patrie me réclame – ou : Je n’ai
plus de cigarettes…) j’espère que mon absence ne vous gênera pas trop ? Je puis
envoyer quelqu’un pour me représenter.
Vie de garnison.
(E.) Entre deux religions, quel ennui, quels chômages ! Démobilisés, bras
ballants, les mystiques traînent sur la promenade publique leurs éperons
mouchetés, l’impérialisme sans emploi, le mal de la caserne…
Dieu leur offre un bel uniforme, l’intrigue, les grands chevaux,
l’abrutissement quotidien…
Insultés, furieux, les purs, les insoumis, reçoivent chaque matin leur âme à
coups de botte, – à défaut d’autrui s’injuriant, insultant la diane à défaut de leur
propre personne.
Mais
Je te soulagerai, volcan : je me nourrirai de ta lave.
P – J’ai supprimé tes ennemis, Serpent ! Il me faudra donc sucer ton venin
comme le lait d’une mère en disponibilité, d’une chienne de race pure. Car si tes
mamelles s’alourdissaient, stérilement gonflées du sang de la guerre, du sperme
de la haine – dans la paix, dans l’amour, je ne retrouverais plus ta forme pure…
Qui nous tenterait désormais, faisant revivre nos paradis égarés, nos
égarements perdus ? Avec la beauté du Serpent disparaît jusqu’au souvenir de
notre jeunesse…
À quoi bon même retrouver les jardins de l’Éden, sans l’inspirateur du péché
(l’homme ne s’en tirera point tout seul), sans le frisson du risque, sans espoir de
récidive ?
Lent dressage.
Péché privé, démon domestique, viens : je ne te crains plus.
Jambon de Paris
E – Il ne s’agit pas de ceux qui prennent leur nombril pour le centre du monde
(faiblesse qui n’opprime que soi). Il s’agit de ceux qui prennent le monde pour le
centre de leur gravité et le traitent en conséquence – à savoir : avec une
désinvolture bien coupable.
Mais peut-on abandonner la sphère à son propre mouvement rotatif ?
Autrement qu’à coups de fouet peut-on faire tourner la terre ?…
Oserai-je donc juger (Attention : Tournant Dangereux) ceux qui – fût-ce pour
enfler toutes leurs bourses – me déchargent de crimes pénibles à préméditer, et
pour l’exécution desquels une admirable hypertrophie du cœur et des poings est
humainement nécessaire ?
Celui qui a su pêcher, qu’il prononce la première injure. Si porc il y a, c’est un
porc de concours. Soit. Qu’ils prennent l’Europe pour leur nombril, qu’ils
confondent l’univers et leur ventre. Mais que ce ventre soit un ventre sans
négligence, lyre musclée d’athlète, chair et peau de putain.
Réticences
VELLÉITÉS
Avant de lire cette page, prononcez avec moi ce vœu : des mots à double
détente. Un écrivain ne peut que jouer à pile ou face avec les mots, comme vous
faites en secret avec vos sentiments et vos principes les plus sacrés.
Réalisme.
La mère était si peu appétissante qu’on offrait l’apéritif au nourrisson avant de
lui servir le sein.
Romantisme.
La puce – ce vampire.
Surréalisme.
Le vampire, cette puce…
Symbolismes.
(Avant-hier) : Ôte-toi de mon soleillii. (Hier) : Ôte-toi de ma conscience.
Suspect.
… aurais-je le sens du ridicule ? Suis-je français sans le savoir ? moi – né de
patrie inconnue.
Courage !
M’attaquer d’abord à mes valeurs préférées, ce sont les plus résistantes. Et
l’ordre nouveau ? La nature ayant horreur du vide y pourvoit à mesure,
automatiquement et selon des lois qu’il est bon de connaître. Frappez un chef, un
chef apparaît. Je le répète, il importe de viser haut.
Il est vrai, j’ai dû penser d’abord : on ne jette jamais rien que pour mettre
mieux à la place. Appellera-t-on cela une pétition de principe ?
Autre courage.
Le courage d’être dégoûtant. Il faut avoir passé par là, il faut bien du reste en
passer par là. Nos lâchetés n’y changent rien.
Pudeur.
Vierge et martyre ? C’est le comble de la sottise. Passe encore d’être martyr…
ça peut avoir son charme. Mais vierge !
Idée fixe.
– Vierge à quatre-vingt-dix ans ? Non. Mais sans doute se masturbe-t-elle
normalement, sans curiosités, sans précautions d’hygiène. Car elle est de ces
femmes qui, mariées, ferment les yeux sur ce qu’elles nomment leur devoir et
font des enfants à tout coup.
Madrigal.
Il a fait un baptême édifiant.
Concessions mutuelles.
Un soir il bat sa femme. Le soir suivant, elle bat son mari.
Victoire aptère.
La queue du lézard est fragile… Mais recouvrant l’usage du surhumain (de
son sixième sens) l’Ange abandonne ses ailes aux mains de Madame Putipharliii.
Un appel de pied. L’oiseau s’envole.
Sans doute ! – L’esprit seul compte.
Un conseiller sentimental.
Le tireur d’arc n’a plus de flèches en son carquois. Quand même, il tend la
corde, il tend le piège. Et chaque fois que ses lévriers ont levé, couru, forcé la
bête, il se tourne vers nous, il a recours aux hommes.
Mais tu te croises les bras, en ricanant :
« Vaurien ! tu fais encore la chasse aux poules – à ton âge ! et tu te sers
encore, en ce siècle didactique, d’un instrument si précaire ? – Apprends,
Amour, s’il te faut une proie, à tuer net avec des mots. »
Dévaloriser la race.
Les hommes ont expérimenté le système de l’inflation sur leur propre chair…
Trop d’enfants sur le marché des changes. – À moi les exemplaires de luxe !
Le renard.
J’avais beau le baiser sur la bouche, toujours il faisait un mouvement pour
m’éloigner la tête : « C’est pour mieux te voir, mon enfant. »
La passion du plausible.
Afin qu’on me croie, je dirai non le vrai – mais le vraisemblable.
Réserves.
Beauté, beauté, promesse de bonheur… Allons donc ! Vous êtes bien trop
discret, trop bien élevé, trop prudent, pour faire au bonheur qu’on se promet de
vous plus qu’une illusion.
– Beauté, promesse de tourment !
Parfait indéfini.
Il y a des gens dont l’unique idéal est d’avoir une vie qui puisse être mise
entre toutes les mains.
Normand.
Comment nourrirais-je une autre passion que celle du Bien et du Mal quand
ma propre terre fait aux pommiers des racines palmées. Mon serpent ne saurait à
quelle Ève se vouer entre tant de pommes sures.
Lapsus.
Par quelque illusion de ma chair égarée…
La leçon de piano.
– Je n’ai aucune expérience de l’amour : j’ai peur d’être maladroit…
– Je préfère qu’il en soit ainsi. J’en ai connu de si mal commencés !
–…
– Ah ? Tant pis ! Même seul, on prend de mauvaises habitudes.
L’homme du désert.
La jeunesse est son but contre nature. Il se ferait sucer par le soleil pour
émigrer dans un monde encore en fusion.
Méthode indirecte (pour amener à confession un jeune Protestant.)
« Les intermédiaires sont indispensables. – Voyez, même pour les choses de
ce monde. Vous ne parlez pas assez couramment le langage de Dieu pour vous
passer d’un interprète. Il y aurait des malentendus entre vous et votre Créateur. –
Et surtout, méfiez-vous de Dieu, mon enfant : (consultez votre Sainte Bible) Il
n’a jamais respecté le secret professionnel. »
On ne nous montre jamais que le point de vue des héros. Mais si je prends le
parti d’un comparse ?
Magic-City.
Ils font une telle différence entre « actif » et « passif » – les imbéciles ! qu’il y
aura bientôt un « féminisme » des cinèdeslv.
Mea culpa.
Écrire pour une minorité, œuvre ingrate, sotte, vaine et pourtant noble du
poète. Mais, trop sensible victime, il ne faut pas se laisser emmurer par
l’entourage, entraîner à écrire contre une minorité.
Un genre indéterminélvii.
Il y a des gens qui moralement vivent au jour le jour. Ils suivent dans les
journaux le cours des changes ; s’il y a baisse sur les mokas, ils aiment le café,
ils se forcent, ils en boivent. Montrent leur patte tour à tour enfarinée,
encharbonnée, leur sens des affaires et leur sens artistique, selon les rencontres
qu’ils prennent pour le goût du jour. Ils recherchent les anges angoras, les anges
de gouttière – si « l’ange » est avantageux.
Mais devant les denrées sans étiquette, les voilà tout désorientés…
L’affichage est obligatoire.
Il faut se livrer pieds et poings liés. Car il n’y a pas mieux à faire. Avons-nous
le temps, les moyens de vérifier ? Nous sommes requis par l’action et
l’interminable questionnaire des acteurs.
Rien de plus déroutant que les preuves. Les chiffres sont un leurre. Chacun
connaît le truc. On les tire, on les pousse, on les arrondit. Ça s’arrange si
facilement : Un parti prend l’heure à Moscou, l’autre à New-York – et le tour est
joué.
Les chiffres ne nous apprennent rien car ils sont sans personnalité. Rien de
péremptoire en ce monde que la forme de la bouche qui parle et la confirmation
du regard… Les injures nous renseigneront mieux que les statistiques les plus
sincères, qu’une faute d’impression suffit à pervertir.
Solidarité.
Aujourd’hui notre vie subit tant de manutentions, dépend d’un si grand
nombre de transactions et d’une telle multitude d’êtres que nous aurons une
chance insensée si nous ne trouvons pas d’assassin.
Dans toutes les entreprises humaines on nous met les rares heureux en
évidence, on les éclaire, on surfait leur qualité. Ce sont les gros lots pour nous
faire prendre des billets.
Morcellement.
À notre époque où tout se fonde sur le crédit, même le bonheur, où la
politique, l’argent, l’amour, sont articles de foi, on fait une telle dépense de
crédulité pendant la semaine qu’il ne reste rien pour les jours fériés.
Assis autour du tapis vert, les diplomates, sérieux comme des enfants, et
suçant leur stylo, tétant leur style, rédigent en écriture automatiquelx le Traité de
Versailles. (On vantera leur noble sincérité.) L’esprit souffle : pigeon vole,
prison vole, nations volent… On m’entendrait parler, tant ils sont sages !
Il y en a pourtant quelques-uns qui ont de vilaines habitudes et se laissent aller
au dangereux onanisme des retouches littéraires.
Quelques autres ont l’imagination si rapide que le sylphe les quitte, essoufflé,
au premier tournant ; leur main même se lasse… Ayant jeté leurs vêtements,
leurs armes, puis leurs membres, un à un, ils arrivent nus – que dis-je nus ?
ténus, sans forme et sans âme au poteau de gloire, de supplice ou de félicité.
Mais j’ai vu – croirait-on que la vanité de l’honneur fût à ce point capable
d’usurper la place d’instincts élémentaires – j’ai vu le grand chef allemand, à
court de rêves, copier sur son voisin français. Une chance pour la Prusse que
celui-ci copiât lui-même sur son voisin germain ! Inclinés vers leur ongle droit,
par delà le Bien et le Mal, bientôt tous me semblèrent complices – et la table
tourna dans le sens des aiguilles du temps, ou plutôt de l’espace… Mais sur Qui
copiaient tous ? D’où venait le mouvement initial ? Je m’y perds.
Enfin leurs papiers plissés accordéonlxi, leurs bras rayonnés les tendirent vers
le centre où l’invisible arbitre les recueille. Invisible pour moi, dieu de chair
pour certains, juge coiffé du rouge de la honte, épouvantail de paille, homme ou
destin masqué, providence aux paupières, scellées de la membrane hymen,
vierge à violer, etc., pour d’autres. Les recueille et les mêle dans son vieux
chapeau melon. Alors, comme aux jeux innocents, on tire à qui, qui, qui sera
mangé.
Tous les chemins me jetteraient leur lasso d’épines, m’écraseraient entre leurs
murs, là-bas, dans leurs charnières, me pinceraient à mort. Si leurs mâchoires
souriantes se resserrent à l’horizon… simple effet de perspective.
(Illusion et vérité sont deux enfants jumeaux qui ont échangé tant de fois leurs
faveurs bleue et rose qu’en nommant chacun par le nom de sa couleur je les
ferais railler, même si je tombais juste.)
Refermez vos bras, chemins ! sur d’autres ou sur le vide. Vous aurez beau
vous étirer. Je ne me laisserai pas happer par ces siphons. Je me tiendrai au
carrefour, les bras en croix. Corps indicateur. Les pieds plantés contre la
tentation de déserter mon poste, de suivre le premier passant venu. Conscient des
distances, des bornes, des églises…
Récompensant ma patience, peut-être qu’un ange égaré me demandera quelle
est sa route ?
Les nuits d’orage, si l’on veut demeurer sur le pont du navire (cheval qui rue
et cherche à nous désarçonner) il faut se faire solidement amarrer à quelque
poteau frontière.
VII
H. U. M.
Avant de renoncer au monde je danserai devant Hérode, parce
qu’il s’intéresse à mon sommeil et qu’il a su m’inciter à retracer mes
pas, à renfiler mes songes lxii.
ÉPAVES
(Cauchemar)
À la gloire de Freud.
Tant de gens font l’amour sans le savoir – et de l’amour aussi médiocre, aussi
gâché que la prose de Monsieur Jourdainlxiv ! – Il est temps de leur apprendre
leur métier.
La tombe d’ivoire
Un homme avait un confident. Il fallait qu’il lui racontât tous ses actes, toutes
ses pensées. Chaque détail non conté l’eût fait souffrir de remords (péché
d’omission involontaire). Or cet homme, agonisant, fit un rêve – rêve
merveilleux qui lui semblait la révélation du mystère vital dans toute sa
plénitude. Il avait hâte d’en faire part à son ami. Le plus beau legs. Mais il ne put
reprendre conscience. Il luttait au bord d’une plage dangereuse, comme un
nageur que le courant entraîne… Il reprend pied un instant – une lame de fond
l’emporte.
Il mourut sans s’éveiller. Mais les efforts surhumains et l’horreur de garder
son secret avaient troublé son âme. Il mourut fou.
Que fait-on des fous de l’autre côté de la nuit ? Ce n’est pas prévu dans le
code jéhovien.
Saint Pierre vit arriver un homme qui répétait inlassablement les mêmes sons
inconnus (Saint Pierre ne sait pas le français). Il le conduisit à Dieu. Dieu
comprit que l’homme était hors de raison et comprit le Secret (car Dieu sait, par
nécessité professionnelle, tous les parlers terrestres) – secret qui se trouvait
plutôt blasphématoire. Dieu ne se fâcha point (Il en a entendu bien d’autres !)
mais il classa : « obscène », et n’osa mettre en enfer le délinquant. Car les
démons sont subtils et encore corruptibles.
Il faut avouer que d’ordinaire on confond les ivrognes et les fous et qu’on les
envoie se dégriser au Feu.
Il le fallait : Dieu eut une idée géniale. Les anges qui sont patriotes – et non
pas, comme les démons, de toutes les patries, mais d’un seul patelin – ne parlent
et n’entendent que le céleste.
Dieu leur présenta l’homme et le plaça parmi eux : En vérité, dit-il, c’est un
nouveau prophète chantant magnifiquement Nos louanges. Auprès du fou, un
faux interprète était chargé de traduire, et bien forcé d’imaginer la palinodie.
Mais au jour solennel où Dieu décore ses meilleurs flatteurs, l’homme sous
l’insulte reprit conscience et vola se cacher dans sa tombe inconnue, jurant qu’il
valait mieux se taire pour l’éternité que bavarder comme les femmes – et servir
de haut-parleur à l’imbécillité divine, ou même humaine.
Fruit d’arrière-saison.
L’orange sanguine a ses admirateurs, qui la sucent, béats. Des cuisiniers la
guettent ; ils voudraient bien la mettre à la sauce tartare. Cependant, quelques-
uns comme moi font les dégoûtés. En silence ils pétrissent des boulettes de mie
de pain, tantôt se complaisant en leur besogne, et tantôt les jetant à la face de
Dieu.
L’appel
Le seuil du ciel est noir ; blancs, les battants de la porte étroite. Çà et là, des
sépulcres blanchis, des pierres descellées couleur de chaux vive. Les anges ont
pénétré chez les morts par effraction, forçant les monuments funéraires, les
tombes, les cercueils, les urnes… Mais la race des serpents veille sur nous et
favorise la fuite des âmes et des os…
Le clairon retentit. Les étendards passés au bleu de lessive bordent le chemin
du devoir. Dieu se fait présenter les armes. On recense militairement. Malheur
au poète qui répondrait « absent » à l’appel de son nom, à l’âme dénaturée qui
négligerait de reconnaître son corps.
Les sans-patrie désertent en grand nombre. Leur dernière partie de cache-
cache. Gabriel est dessous ; il cherche dans les coins… Ne vous fatiguez pas,
mon enfant. On peut toujours nous juger par contumace.
La police passée, chacun pour soi roule dans l’herbe. L’obscurité se détend.
Les crapauds chantent. Anciens et nouveaux morts (autant dire : les morts et les
vivants) fraternisent.
Soudain, saint Thomaslxv qui a l’oreille fine s’inquiète : Qui trompe-t-on ? –
et ordonne une ronde.
À la hâte, menacés, les maudits improvisent des ruses. On amène les cercueils
de sauvetage. On y entasse : d’abord les enfants et les femmes ! Et quand le trop-
plein déborde, les hommes de bonne volonté, assis de tout leur poids, sur les
couvercles pèsent. On repousse la malle diplomatique dans l’ombre, dans un
caveau, dans une fosse…
Pas de paradis, pas d’enfer. Il s’agit de franchir sans encombre les frontières
du bien et du mallxvi.
– Les autres ? C’est de la chair bien disciplinée. Ce sont les mêmes qui, de
père en fils, à vingt ans, se disaient heureux et fiers de torcher le cul du canon.
E – Être militariste – mais comme une bonne d’enfants.
Pierre tombale
(Extrait de rêve)
ICI REPOSENT
NUES
LES JAMBES D’UN DANSEUR
QUI ONT DANSÉ
MORTES
Pigeon vole…
Malgré leurs poteaux frontières, leurs ports d’attache et les bons sentiments,
les terres et les mers lèvent l’ancre.
Obscurantisme.
Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut.
Mais on négligea d’ajouter qu’elle ne pouvait paraître sans l’intervention de
l’ombre. Lui seul a signé, mais l’Autre était indispensable. Nous connaissons ce
genre de collaboration.
NO MAN’S LAND
Le Jour et la Nuit.
Disciple préféré, mignon du Seigneur, Satan se révolta contre son roi. Fut-ce
l’ambition lasse d’un dauphin trop gâté, d’un prétendant fictif à l’éternité du
royaume vainement héréditaire ? Non, plutôt préférons croire (nous qu’un même
destin peut-être a déjà désignés) qu’il souffrit d’un soin de perfection, d’une
impatience des limites divines, du goût de l’impossible…
Toujours est-il qu’il s’en alla bouder à l’autre hémisphère céleste, y fonda son
royaume, s’y sacra, s’y reconnut tyran – semblable fatalement – et quand même
(à quoi bon ? ce n’était ni mieux ni pire) n’en voulut pas démordre. Le jour de
là-haut nécessitait sa nuit ; mais sa lumière correspondait exactement aux
ténèbres angéliques.
L’Assomption du Démon.
On se révolte contre n’importe quel régime, fût-il fils de la révolte, fût-il
même l’anarchie. Un des sujets de Satan rêva bientôt d’une autre loi et complota
contre le prince. On le chassa vers le ciel.
Vice-versa.
Les désertions se multiplièrent. D’un royaume à l’autre émigraient les
mécontents. Chacun, suivant le caprice de l’heure, se faisait naturaliser infernal
ou céleste. Mais la paix n’y trouvait pas son compte. (Tous les Allemands
peuvent passer en France, ou même à la France, tous les Français à l’Allemagne,
Berlin et Paris ne s’en trouveront pas moins face à face ; la Lorraine et la Ruhr
ne s’en confronteront pas moins.)
Il y eut grand chassé-croisé d’Esprits.
La neige et sa douceur continue de plumes de plus en plus drues, de moins en
moins hésitantes, rencontrait sans le savoir les gouttes d’ombre humide
qu’aspirait Jéhovah.
Et voilà tout.
Confusion.
Étreinte inattendue, un ange, un démon se sont heurtés au milieu de l’espace
intermédiaire. Lutte implacable d’abord, et tant qu’ils ne savent pourquoi.
Simplement leur vol était adverse. Mais cet embrassement hostile ressemble si
fort à l’amour qu’ils s’en éveillent frères. Constatation forcée : leur révolte est
pareille, oui, de même nature. Tournoiement, valse, vertige, ils ont perdu le sens
de leur direction. Quel est le haut, quel est le bas ? (Pour une mouche, le plafond
n’est-il pas le plus ferme sol ?) La giration devient leur unique pensée. Attachés
l’un à l’autre ils participent aux révolutions astrales, s’amalgament,
s’arrondissent, ange et démon déchus, se laissent emporter, sphère rougie du côté
de leurs joues par l’ardeur et la honte de cette érotique aventure…
Mais troublant l’ordonnance du système solaire, comète dévergondée, bolide,
ils tombent par hasard au paradis terrestre en même temps que la pomme de
l’arbre à Newton.
La Terre Frontière.
L’instinct de la double révolte est en l’Homme. Il entraînera sa compagne (se
persuadant qu’il ne s’en peut déprendre) jusqu’à l’équateur – serpent souple et
raidi, ligne incertaine, signe idéal – qui sépare si précairement les royaumes
antagonistes.
Il s’y accrochera, tant bien que mal se perpétuant et s’écrasant lui-même,
génération sous génération, entre deux armées, entre chair et peau, entre l’écorce
et l’arbre de la Connaissance.
Le pain de nos prières est du pain rassis. Le ciel, une boîte à conserves. Sans
parler de l’âme éternelle…
C’est assez du présent, je n’engagerai pas l’avenir. Il n’y a pas lieu de glorifier
nos péchés quotidiens.
Si j’étais Dieu, mais dieu repenti, je compterais mes cadavres, mes ratures. Je
me servirais de la dureté du fait accompli pour me donner un choc, pour me
contraindre à rebondir au diable… Un tremplin n’est pas un socle.
Je reconnaîtrais : Ce qui est fait est mal fait. Ainsi va l’immonde.
J’admettrais : C’est comme ça.
Mais je déciderais : Qu’il en soit autrement !
SALOMÉ VAINCUElxvii
Maison hantée.
Un regard ? – On voudrait. Non, des yeux seulement, des yeux froids, se
multipliant parce qu’ils me font souffrir. Immenses : jamais je ne traverserai ce
désert. Glace, que je sens d’autant plus cruelle que je brûle, et qui refuse jusqu’à
l’adoucissement pour moi de mon reflet. Rouge qui jamais ne déborde cette
bouche dont jamais les muscles ne défaillent. Mais chacun de ses mouvements
infiniment variés ne m’est-il pas, ne me sera-t-il pas un toujours nouveau,
toujours semblable refus ? (De quoi tu parlais ?… J’ai fort bien écouté. –
L’océan ? Moi, de même. – L’océan c’est toi, toi qui m’engloutis.)
Je ne suis guère ambitieuse. Ta bouche est trop haute pour moi. Mais (avec
entêtement)… je baiserai ta main, Iokanaanlxviii !
Blancheur des mains, de toute la peau visible ou devinée. Le fantôme est
complet. J’en possède un certain nombre comme celui-là. Faites votre choix,
mes hôtes !
C’est moi qui les crée ? Sans doute. Aussi sont-ils, ainsi soient-ils
indestructibles. – Changer de demeure ? Le puis-je ? Non plus qu’un chat. –
Changer de peau ? Privilège du serpent. Ève n’a jamais su peler le Bien et le Mal
que sous l’espèce d’une pomme universelle, non de son propre cœur.
Je n’en sortirai pas : je ne conçois pas qu’on sorte de soi-même. Cette maison,
cette hantise, il n’est qu’un remède, c’est d’y mettre le feu.
Incendie volontaire. Société, vous acquitterez ma mémoire. Je n’ai pas agi par
intérêt (vous direz : sans discernement). Je ne m’étais point assurée sur la vie.
Mauvaise habitude :
Si je n’y puis consentir, c’est preuve que je ne sais plus vivre seule. Quelle
situation !
Faute de mieux :
Faut-il que le monde soit mal fait pour qu’un être dépareillé, mais
sexuellement sociable, soit contraint de se réfugier dans le crime comme dans un
couvent, non seulement pour y vivre, même pour y créer ses valeurs nouvelles !
Mais de quel crime ?… Qu’importe ! une impasse.
L’aveu de ma honte :
Accuserai-je les circonstances, mes contemporaines ? Ce ne sont pas les
circonstances de ma vie, ce sont ses causes, qui l’ont dévoyée. Avant d’être née,
j’étais condamnée. Exécutée par contumace.
Timidité ?
Que j’aime, j’en demeure stupide. Je ne poursuis pas, mais ne fuis pas
davantage – de peur qu’il n’imagine que je souhaiterais être poursuivie… Ce
n’est pas pudeur, c’est lâcheté. Mieux vaut encore l’avouer. Je ne saurais en
imposer à personne.
Tu n’y échapperas pas : omettre, c’est encore de l’action ; c’en est l’envers,
Pilate. Le flirt négatif a tous les inconvénients de l’autre sans en avoir les
délices.
Jeu de massacre :
Les contes de fées ne sont plus de saison. Toutes mes histoires, toutes mes
héroïnes finissent en laideur, en déchéances. Mais ce n’est rien qu’une
démonstration par l’absurde.
Que voulez-vous ! On ne peut même plus conclure : « Ils furent très heureux
et ils eurent beaucoup d’enfants. » Il y en a déjà trop dans le monde.
Repopulation :
Il est des gens – probablement les mêmes – qui nous crieraient encore :
Jusqu’au bout ! comme pendant la guerre… Est-ce à moi, leur victime et leur
proie, de hurler avec les loups ?
Toujours elle :
Donner le bon exemple. Ce n’est pas facile. Afin de s’y encourager, prendre le
néant pour idée fixe, y penser chaque jour. Parviendrai-je au résultat tant désiré ?
Je boude…
Enfant, comme autrefois : Vous me refusez de la soupe, je me priverai de
dessert. – Vous punir et m’éprouver.
Mais qui donc espéré-je punir à présent ? Est-ce Dieu ?… Et contre moi-
même à quoi bon cette vaine discipline ? Il est bien temps, par la mort, de
s’exercer à vivre !
Faux départ ?
Monsieur,
Je certifie que, profitant de l’absence de ma gouvernante (sortie ce dimanche
pour aller à l’église de , accompagnée de mes témoins : MM. , demeurant rue ,
n° ), seule et sans aide je me suis donné la mort – AVEC PRÉMÉDITATION.
La raison de cet acte, ou si voulez son prétexte : les souffrances chroniques
d’une santé défectueuse. (Comme je mens bien !) Mon esprit a certainement subi
la contagion de mon corps – ou le contraire. Je ne prétends pas à l’estime
générale, ni particulière. Je vous prie seulement de faire en sorte qu’on
n’inquiète ni ma famille, ni mes amis – auxquels je vais nécessairement causer
assez de dérangement… (Nécessairement ? et la fosse commune ?)
Je vous remercie forcément d’avance, et vous prie de croire à ce qui me reste
de reconnaissance disponible.
Laisse-moi faire !
Oui, faux. Comment empêcher une épave de passer, soi de s’y raccrocher.
Privez-nous, mon Dieu, de notre pain quotidien – que nous puissions enfin
jeûner en paix !
– Crime ou suicide ? Demandez à Néron : Comédie ! En ce qui me concerne,
il se pourrait bien que ce fût du chantage sentimental : Vous me refusez, etc.
C’en est fait. Je me survis mollement, raccrochée à des mots, à des fables.
Raccrochée à des morts, à de grands noms, à ces désastres où j’ai prétendu voir
ma vanité, ma ruine et mes restes maudits justifiés par la colère même du
Triomphateur. (Parmi tant d’aveux, quel aveu ridicule. J’ai tort d’appuyer.
Mieux vaudrait laisser tout cela passer inaperçu.)
J’ai pourtant mal. Sans doute : mon âme s’est incarnée comme un ongle qu’on
aurait négligé de rogner régulièrement.
Tout ça, à qui la faute ? Pour une fois, soyons Français :
Le mauvais gouvernement.
Certes ! au ciel démocratique, Dieu serait bientôt mis en minorité.
Il ne suffit pas d’être vaincu, il faut encore savoir tirer parti de la défaite.
Joie et douleur. Enfin les voici ces parallèles qui se rencontrent dans l’amour.
Mais l’amour, ce n’est pas l’infini – c’est au contraire le fini le plus certain.
Dans l’absolu, rien de fortuit, jamais de telles rencontres.
Triple sec.
Laissez parler les hommes, ces criminels, vos frères : ils agiraient s’ils ne
parlaient point.
Beau fixe :
Parler à chacun sa langue héréditaire, dire à chacun sa vérité (se traduire à
travers tous les tempéraments), voilà comment Dieu, s’il était moins maladroit,
établirait l’unité de son œuvre – un dictateur, la paix européenne.
Variable :
Au contraire, le moyen d’obtenir un dissentiment général : avec les mêmes
mots s’adresser à tous. Le malentendu se propage à merveille. Multiplication des
sectes. Hérésies garanties. (Expérimenté.)
À ces bords je m’attarde incertain du langage des fleurs… (Sa bouche a pris le
pli d’un pétale d’arum.)
Par le plus long ? Par le plus court ?… j’hésite, et l’heure passe… passe et
repasse. Je pars, brusquant les adieux. J’enregistre mon cœur. Je consigne ma
peur.
(Tous les chemins mènent à Rome.)
Marche arrière.
Qu’un ange me fasse l’honneur de se dévêtir, de se démasquer devant moi,
j’ai peur de le gêner, je détourne la tête ou je baisse les yeux…
Poignée de main.
Un homme à la mer ! Un bout de chair flotte, un bras que déjà la réfraction
brise, une fleur se tend crispée, une petite patte de grenouille…
Dans le canot de sauvetage, le maître nageur (rôle créé par une femme) joue à
pile ou face avec sa médaille de plomb… Bah ! on peut toujours être poli, ça
n’engage à rien. C’est un timide, il n’insistera pas ; je le connais. À condition d’y
mettre le ton, bien entendu : « Comment allez-vous, cher ami ? »
Poire d’angoisselxx.
Il faudrait s’embarrasser de théorie, savoir comment manier un jouet de
chair…
« Exprimer l’animal en caoutchouc : il exhale un faible cri. »
… Ce mode d’emploi ne tient pas compte de la douleur (des sensations du
patient). J’aurais tort de m’y conformer.
Précaution inutile.
La mort – l’amour – il fallait s’y attendre. J’avais fait en esprit et de mes
propres mains les exercices préparatoires, grandes manœuvres, répétition
générale. Mais je n’avais pas prévu tant d’accessoires, de raffinement criminel,
de vaines formules, ce luxe d’adjectifs, de préfixes, de terminaisons, cette
conjugaison du verbe interminable, ces jours, ces nuits prolixes, ce
dévergondage de Dieu – le bourreau chinois – l’ennui – le baiser dans l’oreille.
Réparation
S’aveugler pour mieux voir. Faire jaillir des étincelles en frappant sur les
ténèbres. Frapper sur le silence assourdissant pour s’en faire un ami malléable.
Frapper la syntaxe et le rythme et le verbe un grand coup pour en tirer l’eau de
mort.
Inattaquable.
Il y tient. Mais inattaquable n’équivaudrait-il pas à indéfendable ?
N. O. N.
Il ne suffit pas d’être vaincu, il faut encore savoir tirer parti de
ses défaites.
À quoi bon ?
Il n’y a pas de quoi être fiers : Nous, même les plus honnêtes, – à moins de
distribuer des prospectus – tous, vendeurs du temple !
Produits de beauté.
Fragile – With care – Denrées périssables.
Modestie.
La foule noire, l’anonyme : le tain derrière la vitre où s’admire le poète.
Jalousie :
Il craignait ses confrères et ne fréquentait que les morts. Mais les morts lui
donnaient de mauvais conseils.
Au niveau de la mer.
Debout au bord de la grande âme plane – foule calmée – il choisit un corps
plat, de ceux-là qui font de lointains ricochets.
Pro domo
On n’est pas plus naïf. Grand menteur et poète, au nom de l’art il dénonce le
souci d’être sincère : « C’est le signe d’un génie stérile. »
Sa petite sœur qui engraisse est condamnée (ou comme on dit : se condamne)
à prouver que la beauté, la santé, la vertu, ne sont que dans la femme et la race «
un peu fortes ».
On dirait vraiment que nous sommes tous nés coupables. Et nous buvons pour
oublier. Nous buvons notre âme. Ivres mais épouvantés de nos petites
dissemblances, il nous faut convaincre autrui que la vérité pour tous c’est notre
manière d’être.
Chacun veut que sa recette soit l’unique espoir de salut. Les joyeux garçons
n’admettent gentiment que légèreté, désinvolture. Les affligés, les révoltés (ne
suis-je pas des vôtres ?) – nous exigeons le rêve, griffes dehors ou patte de
velours. Un philosophe dresse la liste de ses qualités négatives et positives. Ce
seront les péchés nouveaux, les valeurs universelles. Enfin pour les sceptiques,
pour les croyants (que ce soit en Dieu ou en diables), il n’est tel que de douter,
que de croire.
On sait trop malheureusement que ce sont eux qui le disent.
Malices cousues d’un fil grossier. Ariane songe à ses petits profits. Elle a
truqué son labyrinthe et j’ai pris en méfiance la nuit, le jour et le danger couru.
J’ai l’éventail en main. M’en servir est assez montrer que je l’estime. Je perds,
je gagne, c’est votre affaire – et j’aurai beau discuter avec vous du roi et de la
reine !… Vous savez qu’il s’agit des miens.
Faute de savoir cacher mon jeu, saurai-je du moins tricher cartes sur tables ?
Laissez passer !
Industries de luxe
Vendre son âme ? S’il suffisait de signer, ce serait vite fait. Pusillanime à la
réflexion, qui n’est téméraire un instant – quand l’impulsion clôt toutes les
portes, hormis celle dont nos piétinements ont déjà foulé le seuil.
Heureusement restent les formalités à remplir, le détail mesquin des enchères.
« Simplifie ton administration, ô Satan ! » te conseille une rosière qui se met sur
les rangs pour devenir damnée. Plus de protocole encore ici qu’au paradis ! Où
trouver son catéchisme ? Protocole secret : point d’école.
Tour d’ivoire.
(Elle existe toujours. Il est bon de savoir qu’elle n’est ridicule que de nom. De
fait, elle est tragique. C’est une institution d’État : une prison pour faibles.)
Dès que je sors du rêve et songe à faire mon entrée dans le monde, j’entends
claquer des portes.
Votre folie, votre idéal, votre âme – que valent-ils ? Ce n’est pas vanité mais
profit qu’il en faudrait tirer. Garder ces bibelots chez vous, c’est de l’avarice ; les
multiplier, de l’accaparement ; en faire aumône, une prodigalité coupable.
On ne vous demande pas la lune. Bien au contraire. Pour nous convenir, il
suffit de la mettre au décrochez-moi-ça. Des monuments de piété, voilà ce que
nous sommes. Entrez dans nos raisons, vous êtes intangible.
Précautions inutiles.
Aux heures où mon sentiment du devoir inachevé, où ma faible volonté de
puissance, pour se mieux berner me costumaient en démon, en héros : Plutôt que
la mort, la souillure ! pensais-je. (Du reste se fier aux circonstances atténuantes.)
Des gants – des doigts de gant…
Un scaphandre pour les plongées.
Un masque contre les gaz (odeurs trop personnelles ou parfums asphyxiants).
… Alors, en détournant un peu la tête…
Dangereux pour qui ? Vous croyez que je cours après la clientèle ? Si Diable
recèle des épices, il en est trop friand, il n’en fait pas commerce. Il mange son
fonds, il tend avant tout à sa propre ruine. Qu’il ait laissé sur l’arbre une pomme
pour Ève, on peut s’en étonner.
Couleurslxxii.
Rouge, l’instinct sexuel. Jaune, la faim. Bleu, la peur. Et leurs dérivés :
Orangé, la sociabilité. Vert, la ruse. Indigo, la conscience du moi, de l’humain.
Violet, la conscience du soi, du surhumain.
Autrement dit : Violet, l’orgueil. Indigo, l’amour-propre. Bleu, les lâchetés.
Vert, la manie du mensonge. Avarice et cupidité, jaune. Orangé, la vanité.
Rouge, la luxure et la manie sexuelle.
Et leurs correspondances, l’autre face du prisme : Rouge, le courage. Orangé,
l’émulation. Jaune, l’ordre et l’énergie. Vert, l’art. Bleu, la bonté, toutes les
indulgences. Indigo, l’héroïsme. Violet, la dignité – et la spiritualité.
Mais j’en ai assez de nuancer du blanc au noir le détail infini de ces vertus
extensibles. Ne découvrirons-nous jamais les sentiments ultra-violets ? Qui ne se
vouerait à l’infra-rouge même pour éprouver entre tant de notes défendues la
moins inaccessible de cette gamme inouïe, inhumaine…
L’insensé
Il faut parler des couleurs aux aveugles, aux sourds il faut montrer la vibration
des sons, et devant le cercueil du paralytique il faut danser – sur les pieds, sur les
mains, danser de tout le corps…
Les anges ont assez du devoir, du bonheur d’exercer leurs ailes. Qu’ils se
passent de mes louanges ! Que les oiseaux n’attendent pas de moi des discours
sur l’aviation.
Je veux scandaliser les purs, les petits enfants, les vieillards, par ma nudité,
ma voix rauque, le réflexe évident du désir. Ceux qui sont sans péché, il est bon
qu’ils me jettent la pierre, qu’en ma bêtise humaine (c’est-à-dire immortelle) le
surhumain se sente humilié.
Dans un miroir complaisant, Dieu sourit à sa bouche qu’il farde… J’entre. Je
m’interpose. Jamais plus Il n’oubliera que Méduse elle-même fut faite à son
image.
Confondu parmi l’invisible, vous tous – les incrédules – vous me passerez à
travers la poitrine, sans vous blesser, sans le savoir.
C’en est fait : cette cruauté vaine, incomprise, dans le mépris des hommes elle
trouve sa juste récompense.
Qui sent le mouvement de la terre ? Elle n’en tourne pas moins. Peut-elle se
retenir ?
Il importe, si tel est notre amour, de rouler le rocher, de remplir le tonneau,
d’animer par-delà le bien et le mal toutes les forces, toutes les formes sans âme,
de prêter notre voix, notre langue, nos lèvres, à ceux-là qui se taisent : muets –
modestes – ou morts.
Vérifier l’addition.
Saint Thomas veut que Jésus recommence le miracle, car il est de ceux qui ne
sont jamais assez sûrs d’avoir fermé le robinet du gaz.
L’autonomie de l’annulaire.
Le miracle pour moi, terreur ou charme, l’étonnement, c’est tout ce que je ne
puis obtenir de mon corps ou de mon âme. Pour le Christ, le Christ est naturel. Il
n’a même pas joui de marcher sur les eaux.
Veillée d’armes.
L’Orient parade… ramassé, frémissant, prêt à bondir. C’est la grande vigile
occidentale.
On peut toujours chanter ou prier en attendant les bourreaux – ou se ronger les
ongles d’impatience.
Certains préfèrent s’occuper à rompre des lances pour leur belle condamnée.
Je les plains. Ils ne sauront jamais leur rôle de victime.
Artistes, faux prophètes, intellectuels avisés, etc., mènent la danse, et cela par
la faute des autres, des forts qui sont si bien dans leur peau qu’ils y dorment et se
laissent dominer par nous, faibles, infirmes, les plus mal nés des hommeslxxiii.
Über alleslxxiv
Généralisations hâtives
Les enfants d’aujourd’hui n’ont qu’une peur : qu’on réalise leurs rêves.
De tout son poids l’homme intervient, cherchant son point d’appui sur la
pierre qu’il condamne – loi déroutée, pesanteur – écartant, abattant les deux
piliers du temple…
(Ruine heureuse, idéal à effet, succès certain.) Sans doute un geste noble – et
d’abord parce que nous l’avons vu vaciller le premier. Mais la force ivre de
Samson est devenue scientifique. Ses coups, bien calculés. Charlot titubant
(parce que tout de même c’est encore la tradition !), grâce au truquage des
studios sort aisément du pire et se déblaye sans dommage. Il peut renaître de nos
cendres ; il a payé au phénix les intérêts d’or et de sang. Si quelqu’un le menace
de contravention : « Je m’en fous », répond-il, « je suis assuré ». – Quand même
il succomberait sous l’avalanche qu’il provoque, sous les décors surannés du
théâtre, lui saurons-nous gré de ses intentions, de sacrifier d’innocentes vies en
même temps et plus cruellement que la sienne ? Éviterons-nous de critiquer son
œuvre ? De lui demander compte : recensement des agonies, révision des âmes ?
J’entends bien sa proclamation : Peuples – historiens – femme – ô sœur
mesquine ! je ne veux regarder que la nécessité du désastre. La laideur même des
décombres n’est-elle pas ma justification ? N’entrez pas dans le détail.
Alors, aux lueurs rauques de l’incendie, une ombre chevelue, indignée, fait
lentement trois fois le tour du monde ; assaille, cerne, monte à l’assaut du
destructeur ; se dresse contre lui, grandit, le domine : Pas le moindre cachot, pas
la moindre oubliette. On peut visiter. L’hécatombe est ouverte à tous les vents,
admirable en soi, sans prétexte final. « Toujours les mêmes ! Et la création, ne
l’aviez-vous pas accommodée jadis à je ne sais quelle cause ?… Tu n’y
comprends rien. Je suis casseur de pierres. »
Sans doute une mare après l’orage est un terrain de jeu parfait pour un poète.
Chacun tient son intérêt par la queue attrape si tu peux. Et le plus haut intérêt n’a
pas ses titres de noblesse moins falsifiés que le plus bas.
Ma ligne s’amorce bien. Elle est prompte. Quelques minutes de soleil me
suffiront. Le reste du temps, que le ciel fasse des siennes. Colère perpétuelle.
Cruauté sans accalmies (hormis les nécessaires déglutitions de sang, et parfois le
coup de foudre à retardement de la détumescence). J’y prêterai main forte. – Une
– deux – trois. Multiplication des mains. Ô miracle ! Épanchements. Les
passions relâchées ouvrent leurs dégouttantes écluses…
Quel regard honnête ne préfère pourtant l’heure limpide, le décor en teintes
plates ? fût-ce contre soi-même, et quitte à n’avoir que son propre visage à mirer
là-dedans. Mirage monotone…
Prévoyance.
Vivre au lit, faire la planche, pour surnager le déluge que Dieu en ce siècle
nous doit bien.
Jeu de hasard.
La Terre tourne, bille folle. Dieu ne sait plus comment tricher. En somme,
depuis la Création, il ne s’est pas mal tiré de cette périlleuse aventure.
Mais… Fais Charlemagne, ô Seigneur, il est temps !
Il faudrait plus de jeu dans les relations humaines. Les idées se bousculent, les
passions s’écrasent, les moutons – nos âmes – se chevauchent depuis que des
millions de crucifiés bénévoles ont renoncé à justifier leur supplice, laissant
tomber la particule, brûlant leurs lettres de noblesse, criant : « Sauve qui peut ! »
La science épaissit, l’air est gluant, le sang colle dans nos veines. La densité
des sous-produits immobilise l’art lui-même. Les crabes vomissent nos déchets.
L’océan se décompose. – Les catastrophes, les beautés blondes sont servies.
C’est une soupe où la cuiller tient debout.
Chaque siècle (siècle n’est pas le mot qui convient ici), toute arbitraire
fraction de temps, ramène un moraliste avec sa nouvelle morale. Cela ne peut
être fait une fois pour toutes. Le plus léger changement de mœurs implique une
mise au point.
Il y a de basses besognes qu’il faut aussi recommencer tous les jours.
Dépeuplement.
Je donnerai de la douleur la même explication (car je n’y crois pas davantage)
que d’autres ont donnée du plaisir. La même théorie, résumée par l’optimiste et
par le pessimiste :
Plaisir : appât de la reproduction.
Douleur : obstacle à la reproduction.
Une poule pond un œuf et chante. Une femme met bas, fait la morte pendant
bien des jours, et gémit. Pourquoi cette différence ? La race des poussins est une
bonne race ; il n’y en aura jamais trop dans le monde, d’autant plus que nous les
aimons ab ovo.
Les enfants des hommes sont pour la plupart nuisibles. On prétend qu’ils sont
mangeables… Mais les dévorât-on longtemps avant leur naissance, il vaut mieux
ne pas s’en vanter. D’ailleurs, on a beau faire, ils sont trop, ils sont sales, ils
tiennent de la place…
Bref, Dieu s’est aperçu qu la terre est souillée, qu’on jette au hasard dans son
jardin les papiers gras d’encre, de sueur et d’or (si, je maintiens que l’or est
gras).
– Réduire la somme. Par quelque excès, bien entendu. J’aurais proposé l’excès
de bien-être… Mais depuis Luther et Calvin, qui peut se vanter d’avoir converti
Dieu ? Ni les belles frondaisons des figuiers stériles n’ont su toucher son cœur…
Il fait intervenir forcément les guerres, les désastres, la souffrance, etc…
De quoi se plaindra l’homme, s’il s’est mis lui-même dans le trou du
souffleurlxxvi ?
Parasite
(sous toutes réserves)
Moisissures
Un philtre de gloire
(poison pour l’usage externe)
Des hommes illustres assurent qu’ils ont lu, relu et augmenté les vies de leurs
confrères en Plutarquelxxvii. Ils ont toujours pris soin d’éviter le tic,
l’anecdotique, les bizarreries du génie – pièges que le commentateur leur tend
non sans complaisance. Ils savent qu’ils en auront toujours assez de leur propre
crû.
Mais que dire du raté volontaire, qui par dégoût des communes mesures, des
vulgaires vertus, recherche éperdument, s’impose délibérément tous les « malgré
» de la fortune ?
– Amateur de faiblesses, penses-tu réussir un bouillon d’amour efficace avec
la ceinture de chasteté des amants, leurs lettres de rupture, les larmes du
crocodile et la sauge pourprée ?
Ajoutez-y les joujoux de vos nuits solitaires, et servez froid.
Fausse valeur
(or vierge)
La rupture.
Quand nous allons nous désintéresser du jeu, entraînés par le rapide
intellectuel, dérailler, nous échapper du cercle infernal – tangents, insensibles,
hagards, demi-fantômes – brutalement, d’une secousse, le corps se raccroche.
Scènes. Crise. Il faut subir la monotonie de ses caprices étiquetés, chronométrés,
et même ses manies de vieille fille, et, pires, ses appétits animaux.
Je gêne horriblement mon ombre et ne peux lui échapper : on nous a passé les
menottes.
Mise en demeure.
Marsyaslxxviii n’est un mythe que pour les petits enfants. Joue avec l’écorché
et ne ménage pas ta peau.
Mourir de faim
Avant d’en arriver là, combien de morts rencontrerai-je sur ma route que je ne
saurai point éviter ? Avant même de connaître les privations corporelles, que de
privations vaines : amour, ambition, liberté, harmonie, rêve… Le Romain le
moins chimérique ne le cède point au Russe pour faire passer le cirque avant le
pain quotidien.
Si je renais de tels évanouissements, dans ma chair dévouée à tant de martyres
plus subtils, je souffrirai d’inconforts indicibles ; enfin de froid, de faiblesse… et
l’insomnie me dégoûtera de toute nourriture. Chacun porte en soi des
conclusions inattendues, parmi lesquelles, pour faire face à la grande angoisse, il
ne faut pas oublier le grand désir.
Mais sous un autre nom : vertige, ne sont-ils pas inséparables ?
J’avais cru lui fixer rendez-vous ce jour-là, je m’étais paré pour elle de part en
part. Sur les vanités de ce monde paupières closes, mes lèvres s’accordant le
baiser de paix, ma droite avec ma gauche enfin réconciliées, je l’attendis. Mais
elle est inexacte.
Trois fois je refis ces préparatifs, pensant y mettre chaque fois moins d’espoir,
plus de négligence, mais cédant au goût de l’ostentation.
Lui faudrait-il des accidents ? Pour lui plaire s’improviser une âme ?
Alors, qu’elle me laisse ! – ou qu’elle me prenne comme je suis.
Encore une incertitude nous sépare du but. Mais nous aurions tort de nous
embarrasser d’un privilège d’armes, du flacon ou du mode d’emploi. La fin aura
tôt fait de justifier le moyen le plus mal choisi.
En attendant que les mots croisent le fer, je veux leur servir de témoin.
Avant que le coq chante je me renierai sans compterlxxix.
L’animal sans défense : il fait le mort. Ainsi mon âme se met en boule, mon
orgueil se contracte, ma vie rentre ses griffes jusqu’aux aisselles, jusqu’aux
aines. Jusqu’au cou, dans l’ombre s’enfonce. Tout ce qui porte carapace ramène
à soi ses désirs vulnérables et se met au cachot.
J’ai commencé jeune et souple encore ces exercices méritoires. J’en ai si bien
pris l’habitude que je ne saurais dormir sans bouclier. Mais sitôt l’œil sous la
tortue, je ne rêve que renoncements :
De peur qu’il n’attende mon héritage et ne s’en prenne à mon corps, je fais
d’avance à Dieu l’abandon de mon âme.
Pour ne pas faire de jaloux :
De peur qu’il ne m’entraîne à chercher l’aventure, Marguerite ou Titine, ou
tout autre bonheur de convention – et pour avoir la paix – je passe au Démon ma
part de paradis.
Qu’ils s’arrangent !
Renoncements contradictoires. – Je signe à la fois sur les deux registres, mais
sans conviction. Imitant ma propre écriture. Me condamnerait-on pour faux ? –
Éternité, vaine menace ! À l’appel des âmes immortelles, que fera-t-on de celle
disparue sous la terre et qui n’a pas bougé ?
L’éternel retourlxxx
Absolus
Adam s’en prend à Dieu, Ève à son homme, le Créateur à son compère…
Mais le Serpent lui-même a jeté la pomme au fumier : « Elle est trop mûre », dit-
il…
« Rassemblement ! »
I. O. U.
On a le dieu qu’on mérite, tant pis pour soi.
I OWE YOU
Lâcheté métaphysique.
Du ciel, vous en avez par-dessus la tête, et le vent du vertige a fléchi vos
genoux. En un pareil état, la vérité, la terre, peu vous en chaut… Il suffit pour
vous rassurer que du mât de misaine la vigie vous crie : Horizon !
Terre à terre.
Le purgatoire est à notre portée : seule est humaine l’incertitude. Le paradis
sans la peur d’en sortir, ça vaut l’enfer sans espoir. Une volupté n’existe
qu’autant qu’on est menacé de la perdre.
Ils n’apprécient leur bonheur qu’au passé. Là-haut, s’ils n’ont pas changé
d’âme, ils ressasseront tels que des vieilles femmes leurs petites histoires d’ici-
bas. Ils diront : C’était le bon temps !
Dieu.
Je parle tantôt du vrai, le plus souvent du faux. Comment s’y reconnaître ?
Derrière chaque œuvre, il y a la foi. Peu m’importe laquelle, il m’en faut une.
Sans elle tout se nie, tout se tait, les bouches se rétractent. La destruction même
demeure en suspens. Mes cheveux, mes ongles s’arrêtent de pousser. Les morts
ont sûrement quelque obscure croyance.
Le papier de tournesol
Il faut se méfier des réactions bleues de l’âme. S’il est plus facile de
s’entendre sur des négations, cela ne mène pas loin. Les ennemis de nos ennemis
ne sont pas nos amis.
Mieux vaut admettre que tous les êtres sont, en quelque chose, inconciliables.
Ça n’empêche pas les rapprochements, ni même la rencontre et l’amalgame des
puissances que vous savez, vivantes preuves. Si le destructeur a ses ruses, n’en
doutez pas, le créateur a les siennes.
Je voudrais ajouter une phrase, mais ne puis le faire tout haut. Que chacun de
mes adversaires approche : je la lui dirai à l’oreille.
Les beaux proverbes sont de l’écriture au miroir, des lits de milieu, des statues
parfaites. Jouons à tourner autour. Chaque fois qu’on invente une phrase, il serait
prudent de la retourner pour voir si elle est bonne. C’est plus facile que la preuve
par neuf.
La nymphe Écholxxxiv voulant plaire à Narcisse autant que la fontaine lui
renvoyait ses paroles, face à face, à l’envers.
L’écho, celui qui vient de Dieu, retourne ma pensée (sujet, complément
interchangeables, verbe intact – le verbe étant le Verbe.)
L’écho, celui qui vient de ma pensée, retourne Dieu comme un miroir mon
corps (droite et gauche interchangeables – et le milieu ressemblant, me dit-on.)
L’éducation sentimentalelxxxvi.
The dance of life : la danse des ours sur la tôle chauffée à blanc. – Sans y
toucher, sans toucher aux victimes : leur maladie est contagieuse.
Il aime à tourmenter. (Mettez-vous à sa place !) Il souhaiterait des jouets
incassables. La mort est-elle sa créature ? Pour renouveler son stock, il n’a pas
trouvé mieux. Mais elle dessert son plaisir. Cette échappatoire prématurée le
gène plus que nous.
Si nous pouvions sentir ce qui nous attend quand nous aurons inventé le
moyen de nous rendre immortels, nous aurions moins de hâte ; et loin de
chercher des rallonges nous précipiterions au sommeil tandis qu’il est encore à la
merci de nos paupières, à portée de nos douces balles de plomb.
Tout le problème consiste pour Dieu à doser adroitement ses poisons. Il y faut
de la psychologie. Combien cette âme en supportera-t-elle ? Combien, cette
autre ? Expériences délicates. Parvenir à l’extrême de la résistance humaine…
Avoir l’absolu en soi, et se débattre en de pareils à peu près ! Limites
approximatives. Pour tirer parti de toutes nos possibilités – quelle patience ! On
ne saurait sans vertu satisfaire un grand vice. Il y faut une parfaite maîtrise de
soi. La volupté l’entraîne. Il est souvent tenté de passer outre, tel qu’un bon
guide se retenant sur le bord du plaisir pour y maintenir le client. Ne pas perdre
pied, ne pas couper la corde. Ce serait déshonorant !
Parfois, la tension est trop forte… Mais Dieu connaît les préservatifs de la
bonne conduite. Il a recours aux mythes, et se console avec un symbole (comme
vous ou moi). Pas le même :
L’homme a créé le paradis – mais le paradis de Dieu, c’est l’enfer.
Libre jouissance de ses privilèges. Torture à discrétion. Sa toute-puissance
enfin s’exerce dans l’infini.
Gratuit et facultatif.
Il n’en faut plus. Mais que lui oppose-t-on ? Que lui a-t-on jamais opposé ? –
L’art pour l’argent, rapportant si peu ; mauvais commerce. – L’art pour l’opinion
(gloire ou scandale) ; quelle vanité ! vais-je travailler pour le roi de Prusse ? –
L’art pour pervertir la jeunesse ? Ah ! si c’était à mon profit… Mais non. Alors
c’est de la tyrannie ! Encore non, c’est simplement tellement illusoire… Changer
le monde ? allons donc ! L’empêchez-vous jamais de changer ? Concluez.
Pour moi, je ferai comme la terre qui tourne pour tourner, en attendant de
trouver le bon motif.
Il me reste à congédier ce Dieu que j’ai fait à mon image. Quand bien même il
ressemblerait au plus vulgaire de mes amis, j’accorderais les circonstances
atténuantes. En somme, il est plus à plaindre qu’à blâmer. Je ne voudrais pas être
dans sa peau.
Signalement
Front moyen
Yeux moyens
Intelligence moyenne
Sensibilité peu marquée
Oreilles grandes
Lèvres mobiles, langue souple
Mains prestes, mains de jongleur – pour l’Olympia ou le vol à la tire
SIGNE PARTICULIER : Une ligne de vie faisant le tour du pouce.
La tentation au rabais
(grand choix de péchés originels)
L’imitation du Serpent.
Lui, furieux : Je vais changer de peau. Tu peux mettre la vieille.
Assis au music-hall, et j’espère bien placé, vous regardez la scène. S’il vous
plaît ! (Patientez : par un jeu de commutateurs, un chassé-croisé de lumières,
nous vous rendrons la salle.) On fait passer le numéro 7.
Le Serpent mille queues se déploie, une fleur de pommier aux lèvres, – angle
aigu – darde sa langue noire bien laquée, fait reluire son irrésistible regard.
Attendant la concurrence, il boxe contre l’ombre : il calomnie les éventails
palmés (si lourds ! démarches gauches, plumes floues), compare ses écailles aux
couleurs du paon, et parie sur soi-même – préméditant le viol par la ruse.
Dieu jaloux montre un bout de barbe, fait surgir son visage, abandonnant le
reste à la nuit. Son auréole électrique érige et rengaine ses rayons bariolés,
réclame voyante et de bien mauvais goût, mais, croit-il, efficace.
Projecteurs. Nouvel effet en phare tournant. « L’oiseau bêtement ocellé n’a
pas trouvé d’incitations si claires au plaisir spasmodique… Promesse de bonheur
: fréquence et variété. Ne valent-elles pas une vaine beauté ? » – Des roueries !
Ce qu’il veut, c’est l’effraction. Le viol par la force.
Adam, pauvre clown, tantôt sur les mains, tantôt sur les pieds, fait tournoyer
tout son corps sans parure. Sa nudité est sa seule fortune. Il n’espère qu’en sa
rose laideur, sa faiblesse manifeste et les caprices du désir. S’il pouvait au bon
moment crier à la Fortune que sa roue se dévisse, s’y hisser et… Il s’en remet au
hasard – il rêve au viol par accident.
Ève, ô terre maternelle ! a mis son meilleur bouclier : elle fait le grand écart.
Elle jongle avec des mondes roulés en boule, et se passe de main en main, sans
se piquer les doigts : des soleils, des hérissons, des lunes, des fruits, des astres
morts…
À cause du public, elle tourne le dos à ses mâles qui n’en poursuivent pas
moins leurs illuminations. C’est affaire entre rivaux. En somme, la partie se joue
sans elle… en voyage de noces avec sa propre chair qu’un démon sous-jacent,
les fleuves bleus de ses veines pris dans le sable de sa peau, et le gonflement de
son cœur (la mieux réussie des quatre roues) lui ont révélée…
Son regard fléchit. Gare aux maladresses du destin !
Septièmes générations,
croissez et multipliez ;
et les enfants de vos enfants,
par droit d’hérédité
(cet inaliénable héritage),
se transmettront, et porteront
jusqu’à la consommation des siècles,
– et tour à tour passeront –
une fleur de lis à l’épaule.
Et son père, le bénira-t-elle ? Il n’y a point songé… Ce n’est pas prédit dans
les Saintes Écritures.
Après tout, peut-être qu’il s’en fout. Il a fait son devoir de bon Français : il a
repeuplé Cayenne.
Lui : Tu me payeras ça.
L’autre : Je suis insolvable.
Le ciel a ses racines dans l’enfer. Racines bleues à l’image des flammes. Les
plus dangereux ennemis du bien sont ceux qui cherchent à supprimer, au propre,
au figuré, le mal, ce qui fait mal, à l’extirper du monde. Qu’ils réussissent (ils
auront fort à faire) ce serait un déboisement complet des plus hautes valeurs.
Plus le moindre contraste, tout perdrait l’équilibre, le plaisir y passerait, même le
sommeil. Nos nuits se faneraient, fleurs coupées du rêve. Les mots seraient
partout et nulle part à leur place. Sans laideurs, sans douleur, sans contre-partie,
je ne tiens pas debout.
Un chat est plus curieux que toi : il avance la patte, rencontre l’étrange vitre
sans fissure, s’y agace la griffe, vérifie la correspondance des images – il va
flairer l’envers du miroir.
Qui roule n’amasse mousse, mais glaise où collent graviers, débris, si bien
agglomérés au mouvement, si bien incorporés, qu’on perd de vue la forme et le
point de départ. La pelote du bousier grossit, durcit, suffit à déclencher une
avalanche. Qui songe à mettre à nu son âme doit s’attendre à voir le douteux
amalgame lui fondre entièrement dans la main.
Cette lame chirurgicale dont l’analyse ou la religion nous arme contre nous-
même rencontrera-t-elle un noyau d’ivoire – ou seulement déchets, déchets,
ramassis de déchets jusqu’au centre méconnaissable, poussière entraînée par le
vent ?
Dispersion
Le jour de mon baptême, Dieu m’offrit une boîte de dragées. À céder en gros
ou en détail. Liberté de choisir les consommateurs à ma guise.
Modes d’emploi
1° Orner d’une faveur, d’une étiquette – et vendre.
2° Envoyer à la famille, aux relations.
3° Garder pour soi et sucer en cachette.
4° Les glisser de force entre tes lèvres, quitte à les reprendre dans ta bouche
avec mes dents, si le sucre y pâlit, s’il diminue trop vite ; si ton plaisir n’est pas
assez voyant, le mien assez sensible. À celui qui vit près de nous, jamais nous ne
saurons abandonner notre âme sans condition (nous sommes trop au courant de
l’usage qu’il en fait). C’est un prêt. Nous voulons des garanties. Nous voilà donc
usuriers, haïssables. À ta place, je rendrais tout, demanderais quittance, et ce Juif
impudent, je le jetterais à la rue. Je le ferais, tu dois le faire : j’exige qu’on me
rende justice ! Mais je prévois les conséquences et je connais mes intérêts. Qui
que tu sois, mes dragées ne sont pas pour toi, ne sont pas pour un seul.
5° Laisser venir à moi les gourmands, les affamés. Tenir boîte ouverte. Ils me
déplairont, ils mangeront salement, ils gaspilleront, ils m’utiliseront. Je reverrai
sur leur joue le rose qui est mon rose, sur leurs cheveux que je n’ai pas choisis le
brun de mes pralines. Le verbe aimer ne m’intéresse qu’à l’actif.
6° Les distribuer à ceux que j’aime. Debout, frissonnant, sur les marches de
l’église. Il pleut. Lorsqu’un bel enfant passe, je lance une poignée de cette
monnaie blanche et rougissante et meurtrie. Non seulement s’il passe, même s’il
m’arrive d’imaginer qu’un jour il passera peut-être… Les dragées tombent dans
la boue… Peut-il s’abaisser à cela ? – Foi puérile. Ah ! je comprends si bien
qu’il dédaigne…
Mais je continuerai pourtant, vivant, à tous hasards, de disperser mon âme.
Souviens-toi que tu es poussière…
L’assiette fêlée
Les anges aux ailes rapiécées, les voiles : coquetteries, pudeurs dernières…
Usons le ciel jusqu’à la lie, le verbe jusqu’à l’injure, l’espadrille, la lyre, jusqu’à
la corde. J’en ai assez de repriser, de faire durer la vie, cette pourriture, cette
souffrance. Trop d’effort passe à se survivre. Allons au plus vite fait : chez le
photographe, à la guillotine, au bordel, dans mes bras…
Moi seul enfin. La hâte nue. N’hésite pas. Ne te ravise pas. Tombe. N’importe
où, quand, comment, se saisir. Se prendre au mot.
L’insociable.
Au moins quand on est seul, enfin seul, il ne reste plus à vaincre qu’un seul
ennemi.
– Le véritable mariage de raison, quoi !
Or ou plomb, c’est trop lourd. Il faut flanquer ce cœur par-dessus bord. Entre
mon miroir et mon corps, raccourcir la laisse.
– Et maintenant, à nous deux.
Carton de tir
Il s’est assez vu. Ne s’appartient plus. On l’a détourné de son cours. Cette
amertume qui l’attachait étroitement à soi s’est modérée. Aucune intimité
possible entre nous. Le voilà pris dans sa vie nouvelle, englué dans ce goût
pluriel des réalités – transitoires, accessoires. Toute concentration s’est dispersée
dans la curiosité de connaître, de changer l’inconnaissable, l’inchangeable
monde, dans la volonté d’agir (ne fût-ce que sur soi), dans le souci de se mêler à
tout. (Lui qui se démêlait d’autrui si exclusivement !) – Devenir au lieu d’être. Il
se sent aliéné. Autant dire : vendu.
Il faut en finir.
Frapper en plein visage, en plein centre de l’âme, au cœur de l’œil – du seul
qui compte (mon œil droit, de naissance, est un miroir sans tain.) Frapper au plus
visible : en plein noir de la pupille dilatée. Et pour ne pas rater son coup, devant
la glace grossissante…
C’est presque fait déjà. En somme, il ne reste plus que le bout crispé du doigt,
la gueule ronde prête à hurler quand bondira la balle – et le but, la proie, la peur,
le cercle d’ombre s’élargissant…
Pour la première fois, les belles petites images convexes, les enluminures de
l’œil, les miniatures innocentes du monde, les faibles représentants de l’espace,
les reflets, ont cessé d’être. Ce que je vois là-dedans : cet abominable trou qui
saigne, vient du temps, de moi, de l’intérieur.
Une main retombe, molle.
L’intensité, la honte, pouvaient suffire : s’il n’est pas mort, il n’en vaut guère
mieux. L’œil droit dédaigné, rageur, jette son encre sympathique – et l’œil
gauche renonçant à soi-même, à la pourpre, aux prodiges, n’ose enfin se
regarder.
1928
Je veux changer de peau : arrache-moi la vieille.
L’innommable
Œ – En vain j’essaye de remettre mon corps à sa place (mon corps avec ses
dépendances), de me voir à la troisième personne. Le je est en moi comme l’e
pris dans l’oxci.
Sortir de l’O…
Un temple grec au loin fume par les sept colonnes de ses cheminées d’usine –
sans corps, sans bâtiment visible, suant le vert gazon… L’ère chrétienne en ruine
va rejoindre les siècles où les années se comptent à rebours.
Corps et âmes, que les squelettes se ressemblent ! La graisse, le superflu, les
voilà ce me semble les distinctions individuelles dont nous nous rengorgeons.
Sept ? Pour compter les objets identiques, il faut toucher l’espace. Je ne lirais
pas mon chapelet des yeux. Une lettre constamment répétée est une lettre morte.
Parlons-en des répétitions ! – J. H. m’a dit hier que j’étais un écureuil : Je
grignote une noix, gourmande, à l’aise. Un gêneur survient, je fous le camp. –
C’est exact. Ne me poussez pas : vous en auriez la preuve.
Je m’arrête, un pied levé pour fuir. Pour fuir en cercle. Que puis-je d’autre
dans cette cage où tourne l’écureuil furieusement. Furieusement… et pourtant il
tourne. Il et elle. Lune, cage. – Ce prophète de l’Inconnu, du n…ième vrai Dieu,
a-t-il scientifiquement découvert la tangente ? Peut-on trouver au fond de soi la
vertu d’échapper à cet horrible anneau ? Je crois, mais au conditionnel : je
voudrais croire.
Sitôt connus, tour à tour bêtes féroces, ils se déclarent contre mon trésor le
plus précieux. Contre l’unique innombrable. Contre mon indéfinissable raison
d’être. Je leur fais pourtant la partie belle. Mais leur soif de proie ne peut être
apaisée ; mais leur faim de ma chair est insatiable. Ils n’y mettent pas la moindre
méchanceté. C’est seulement trop fort pour moi.
Je les sens vite venir. Un geste, un mot, un rien – la plupart du temps indirect
– me les décèle. Ils se gorgent de mes larmes. Ils ne me laissent pas même de
quoi souffrir. Je n’ai le cœur de pleurer qu’après les avoir fuis.
Chers Inconnus, gardez bien vos distances : Je n’ai que vous au monde.
« Et moi ? Moi ?… » crie quelqu’un : moi-même.
Mon beau devenir, ce renfort inespéré m’arrive. Présent déjà passé, toi qui
m’échappes, encore un instant de répit…
Pourvu qu’il ne soit pas trop tard.
Notes
i - 1. Vies imaginaires, fictions biographiques de Marcel Schwob publiées en revue de 1894 à 1896,
reprise en un volume aux éditions Charpentier-Fasquelle en 1896 et souvent rééditées. Cf. Marcel
Schwob, Œuvres, Paris, Phébus, 2002.
ii - 2. Isabelle Eberhardt (1877-1904) fut liée dans sa jeunesse aux anarchistes russes avant d’avoir
la « révélation » de l’Islam. Elle passa une grande partie de sa vie dans le Maghreb où elle fut un
moment photographe-reporter de guerre. Nombre de ses œuvres furent écrites au masculin sous des
pseudonymes (Dans l’ombre chaude de l’Islam, Actes Sud, Arles, 1996 ; Lettres et journaliers, Actes
Sud, Arles, 2003).
iii - 3. Pierre Mac Orlan (1882-1970), auteur du Petit manuel du parfait aventurier (Éditions de la
Sirène, 1920), de La Cavalière Elsa (Nouvelle revue française, 1921), de Quai des brumes (Nouvelle
revue française, 1927), fut un lecteur attentif de Marcel Schwob et de Léon Cahun. Il collabora, ainsi
que Claude Cahun, au Journal littéraire de Paul Lévy (1924-1926). Claude Cahun donne la clé de la
planche IX, I.O.U., dans le titre qui suit : « I OWE U », p. 203.
iv - 4. Dans ses jeux plus ou moins ésotériques, distillant des éléments biographiques, Claude Cahun
a souvent recours aux initiales. Il pourrait s’agir ici deRenée (deuxième prénom de l’auteur) Claude
Schwob (Cf. François Leperlier, Claude Cahun. L’exotisme intérieur, Fayard, 2006, p. 181).
v - 5. Allusion possible aux origines juives de sa famille paternelle.
vi - 6. Claude Cahun rencontra Robert Steel, « Bob », lors d’un séjour à Jersey en 1917. Elle eut
avec lui une relation intermittente et très idéalisée jusqu’au milieu des années 1920. (Voir p. 18 à 24 et
p. 29).
vii - 7. Suzanne, interlocutrice élective, apparaît en filigrane tout au long des Aveux, et notamment
dans les pronoms à la deuxième personne.
viii - 8. Icare : surnom donné par l’auteur à René Cahun, fils de Léon Cahun (grand-oncle maternel
de Claude), versé dans l’aviation durant la première guerre mondiale.
x - 9. Nom d’un personnage de Zola apparaissant dans La Curée et dans L’Argent.
xi - 10. Référence possible à Pyrrha, figure de la mythologie grecque, « la semeuse de pierres »
(Virgile, Bucoliques,VI). Après le déluge universel, elle et son époux, Deucalion, engendrèrent un
nouveau genre humain, en lançant des pierres, les « os de leur mère », selon l’oracle, qui devinrent
respectivement des femmes et des hommes. Par ailleurs, Pyrrha fut aussi le nom sous lequel Achille,
déguisé en fille, fut caché à la cour du roi de Scyros.
xii - 11. Personnage de la mythologie grecque, roi de Thrace qui avait coutume de nourrir ses
chevaux avec la chair de ses hôtes.
xiii - 12. Claude Cahun fait allusion au Saint-Jean Baptiste de Léonard de Vinci (Musée du Louvre),
tableau dont elle retient, s’adressant à Suzanne, la dimension homosexuelle. Elle y reviendra à nouveau
dans ses Confidences au miroir (Cf. Écrits, Jean-Michel Place, 2002, p. 604).
xiv - 13. Lieu important dans le paysage de Claude Cahun : elle s’y rendit régulièrement à partir de
1915 et finit par s’y installer en mai 1938.
xv - 14. Réminiscence mallarméenne du sonnet : « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… »
(1885).
xvi - 15. « Jusqu’à ce qu’on se revoie ».
xvii - 16. Réécriture de « Carnaval en chambre », texte publié dans La Ligne de cœur, journal
nantais, en 1926, 4e cahier.
xviii - 17. Importance du thème de la folie lié à son histoire familiale. La mère de Claude Cahun,
Victorine Mary Courbebaisse, surnommée « Toinette », était sujette à des « crises » qui la conduisirent
à un internement définitif.
xix - 18. Réminiscence baudelairienne : « Brillants à travers leurs larmes », « Invitation au voyage »,
in Les Fleurs du mal, 1857.
xx - 19. La plus célèbre Clé des songes est celle d’Artémidore d’Éphèse, rééditée en 1921 (La
Sirène).
xxi - 20. Réécriture parodique de la « Belle au bois dormant » (le Prince charmant endormi est
réveillé par le baiser de Parsifal, plus connu sous le nom de Perceval, personnage des légendes
arthuriennes) qui rappelle les renversements opérés dans Héroïnes (réédition, Mille et une nuits, 2006).
xxii - 21. Voir à ce sujet la « Méditation de Mlle Lucy Schwob », in Philosophies, n° 5-6, mars
1926, et le commentaire de François Leperlier dans Claude Cahun. L’exotisme intérieur, op. cit., pp.
124-128.
xxiii - 22. Allusion au texte de Pierre Morhange, « Terre, crie l’homme de vigie » (fragment de Jules
Fabius), 1925.
xxiv - 23. Témoignage poignant de ce « délestage », de cette mise à nu hyperbolique qui inspirent
certains autoportraits photographiques de la fin des années vingt.
xxv - 24. Mythologie grecque. Narcisse, jeune homme à la beauté exceptionnelle, s’abîme dans la
contemplation de son image, que lui renvoie l’eau d’une rivière. La figure de Narcisse est centrale dans
les Aveux. (Cf. Claude Cahun. L’exotisme intérieur, op. cit., pp. 185-191).
xxvi - 25. Écrivain grec du IIe siècle. Sceptique, anticonformiste, esprit railleur, et créateur de
nouvelles formes littéraires. Ses Dialogues des courtisanes furent traduits par Pierre Louÿs et parurent
en 1899 sous le titre Mime des courtisanes de Lucien (Mercure de France).
xxvii - 26. Sculpture grecque plus souvent nommée Aphrodite de Cnide et réalisée autour de 350
avant J.-C. Pour la première fois, la déesse est représentée nue, au bain, comme une simple mortelle.
xxviii - 27. Titre d’un poème des Orientales de Victor Hugo (1829), expression utilisée par parler de
la colère divine qui s’abattit sur Sodome et Gomorrhe (ici réhabilités par Claude Cahun !).
xxix - 28. Dans l’Antiquité romaine, l’aurige était le cocher conducteur de char. L’Aurige de
Delphes est un célèbre bronze d’un éphèbe aux traits androgynes. Cette longue méditation sur la
diversité du caractère, l’identité plurielle, était initialement prévue pour figurer dans la suite des
Héroïnes.
xxx - 29. Shākyamuni, plus connu sous le nom de Siddharta, prince fondateur du bouddhisme.
xxxi - 30. Expressions d’inspiration nietzschéenne. Claude Cahun a découvert Nietzsche très tôt
dans les pages du Mercure de France.
xxxii - 31. Réminiscence possible de l’ouverture d’Unesaison en enfer de Rimbaud (1873) : « Un
soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. » On retrouve
également ce thème dans « La Belle » (Héroïnes, op. cit., pp. 61-62).
xxxiii - 32. Réécriture de la maxime de Philippe Néricault (1680-1754), alias Destouches, « La
critique est aisée, et l’art est difficile. » (Le Glorieux, II, 5), en fait traduction de Polybe (Histoires,
Livre XII, CXI).
xxxiv - 33. Allusion à « Ève la trop crédule », une des Héroïnes (op. cit., pp. 7-12).
xxxv - 34. Détournement du fameux vers de La Fontaine, « Rien ne sert de courir, il faut partir à
point » (« Le lièvre et la tortue », Fables, Livre IV, fable 10).
xxxvi - 35. Référence au dérèglement des sens préconisé par Rimbaud dans la lettre à Paul Demeny
du 15 mai 1871.
xxxvii - 36. Allusion au « bourreau de soi-même », à l’Héautontimorouménos de Baudelaire : « Je
suis la plaie et le couteau. » Voir à ce sujet le photomontage suivant (p. 98, légendé ainsi : « Ici le
bourreau prend des airs de victime. Mais tu sais à quoi t’en tenir. Claude. »
xxxviii - 37. « Passage interdit ».
xxxix - 38. « Id. »
xl - 39. Premiers mots d’un vers de « Moesta et Errabunda » : « Mais le vert paradis des amours
enfantines », Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857.
xli - 40. On peut reconnaître dans ces lignes des réminiscences du « Joujou du pauvre » (Baudelaire,
Le Spleen de Paris, 1869).
xlii - 41. Allusion à la thèse de Remy de Gourmont, « la dissociation des idées », exposée dans La
Culture des idées (réédition, Mercure de France, 1964), en opposition aux pensées paresseusement
associées, toutes faites, aux stéréotypes, etc. Voir aussi p. 147 : « Dissociez, Messieurs, dissociez ! »
xliii - 42. Allusion possible à Cerbère, dans la mythologie grecque, qui garde la porte des Enfers
auxquels conduit le passeur Charon, après la traversée du Styx (ou Achéron).
xliv - 43. Divinité orientale, d’origine phrygienne, personnifiant la nature sauvage. Elle est présentée
comme « Matri Magnæ », Grande Déesse, Grande Mère ou encore Mère des dieux.
xlv - 44. Extrait des « Éphémérides » publiés au Mercure de France, 1er janvier 1926, n° 685.
xlvi - 45. Ces lignes semblent faire allusion aux « retours périodiques », aux « âmes hebdomadaires
» que se reconnaissait Jean-Jacques Rousseau (cf. Le Persifleur, Dialogues, Les Confessions).
xlvii - 46. Parmi les protagonistes de ces dialogues, on peut avancer avec plus ou moins de certitude
les noms de Jacques Viot, Édouard de Max, André Breton, Swann (personnage de Proust), Bob
(Robert S.), Paul-Eric et Reutler, personnages du roman de Rachilde, Les Hors-nature (1897), Claude
Cahun et Suzanne Malherbe elle-même.
xlviii - 47. « Dieu est avec nous » (« Gott mit uns »), devise de l’armée allemande pendant la
Première Guerre mondiale.
xlix - 48. « Dieu est avec moi ».
l - 49. Fragment extrait des « Éphémérides » publiés au Mercure de France, 1er janvier 1926, n° 685.
li - 50. « Arrête de bouger (de gigoter) ».
lii - 51. Personnage de l’Ancien Testament, premier roi d’Israël dont la tâche était de libérer le pays
des Philistins. Abandonné de Dieu, l’esprit obscurci, désespéré face au désastre qui tombait sur son
armée, il se supprima en se jetant sur son épée.
liii - 52. Paroles prêtées à Diogène (philosophe grec, IVe siècle avant J.-C.).
liv - 53. Nom donné à Madame de Pompadour dans le roman éponyme de Pétrus Borel (1839) sur
les mœurs dissolues au temps du règne de Louis XV.
lv - 54. Allusion à Marcel Schwob et notamment à Cœur double (1891).
lvi - 55. Cinèdes :baladins professionnels dans l’Antiquité, signalés pour leurs mœurs dissolues.
Autant dire un féminisme de comédiens, d’histrions, capables de simuler tous les genres…
lvii - 56. Réécriture de « Carnaval en chambre », La Ligne de cœur, Nantes, mars 1926.
lviii - 57. Expression utilisée par Jean Paulhan, responsable des publications chez Gallimard, pour
qualifier le manuscrit d’Aveux non avenus que Claude Cahun lui avait fait parvenir.
lix - 58. Détournement de l’exclamation « O tempora ! O mores ! » de Cicéron dans les Verrines et
dans les Catilinaires.
lx - 59. Allusion à l’opéra de Gounot, adaptation du Faust de Goethe (Acte IV, scène 4,
Méphistophélès à Faust : « Serrez contre moi !… Et poussez seulement, cher docteur !… moi je pare.
»). Voir également la traduction de Faust par Gérard de Nerval.
lxi - 60. Référence au mode d’écriture surréaliste inventé par André Breton et Philippe Soupault
dans Les Champs magnétiques (1920) et dont procède ce passage.
lxii - 61. Allusion au « cadavre exquis », jeu surréaliste.
lxiii - 62. Claude Cahun fait parler Salomé.
lxiv - 63. L’œuvre de Chirico a beaucoup impressionné Claude Cahun qui s’en souviendra dans ses
mises en scène photographiques.
lxvi - 64. Allusion au Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet de Molière (1670).
lxvii - 65. Type du sceptique, du vérificateur, du positiviste… Celui qui a douté de la résurrection du
Christ. Voir aussi p. 182.
lxviii - 66. Allusion à Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886.
lxix - 67. Référence à une des Héroïnes et à la pièce d’Oscar Wilde, Salomé (1891), revue par
Marcel Schwob.
lxx - 68. Nom hébreu de saint Jean-Baptiste, retenu dans la pièce de Wilde, Salomé.
lxxi - 69. Nouvelle allusion au roman de Rachilde, amie de Maurice et Marcel Schwob.
lxxii - 70. Instrument de torture se présentant sous la forme d’un bâillon qui se dilatait
progressivement après avoir été introduit dans la bouche du supplicié…
lxxiii - 71. Ministre d’Auguste, protecteur des arts et ami des poètes (Virgile, Horace).
lxxiv - 72. Réécriture du sonnet « Voyelles », de Rimbaud.
lxxv - 73. Nouvelle allusion, celle-ci très ironique, à Nietzsche.
lxxvi - 74. « Par dessus tout ». « Deutschland über alles » : début de l’hymne national allemand.
lxxvii - 75. Nom de plusieurs régiments et bataillons d’élite d’infanterie légère de l’armée grecque.
lxxviii - 76. Claude Cahun, après Havelock Ellis, qu’elle a traduit en 1929, s’est alarmée de la
surpopulation et de la procréation incontrôlée. On peut aussi y voir une allusion à la Modeste
proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays
et pour les rendre utiles au public de Jonathan Swift (1729).
lxxix - 77. Historien grec du I-IIe siècle, connu pour son ouvrage La Vie des hommes illustres.
lxxx - 78. Satyre qui, d’après la tradition grecque, trouva la flûte qu’Athéna avait inventée puis
rejetée loin d’elle, ses joues s’étant déformées quand elle en jouait. Lorsque Marsyas fut passé maître
dans l’art de cet instrument, il défia Apollon et sa lyre. Les Muses donnèrent la victoire à Apollon.
Celui-ci attacha Marsyas à un pin et l’écorcha vif.
lxxxi - 79. Allusion au reniement de l’apôtre Pierre. « Et Pierre se souvint de la parole que Jésus lui
avait dite : Avant que le coq chante deux fois, tu me renieras trois fois. Et en y réfléchissant, il pleurait.
» (Marc 14, 72).
lxxxii - 80. Notion nietzschéenne notamment développée dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-
1885).
lxxxiii - 81. Dans la mythologie grecque, épouse d’Orphée, morte prématurément, mordue par un
serpent. Inconsolable, Orphée descend aux Enfers. Hadès accepte de lui rendre Eurydice à la condition
qu’il ne se retourne pas avant qu’elle ne soit sortie. Orphée, trop impatient, jette un regard en arrière et
perd définitivement Eurydice.
lxxxiv - 82. Dans la Divine Comédie (1308-1321), Dante, conduit par Virgile, lui-même mandé par
Béatrice, va parcourir les neuf cercles de l’Enfer, puis gravir les sept terrasses du Purgatoire. Il rejoint
Béatrice au Paradis terrestre, et tous deux s’élèvent à travers les neuf Ciels jusqu’à l’Empyrée.
lxxxvi - 83. « Je m’entraîne, ne m’embrassez pas ». Formule qui apparaît dans une série
d’autoportraits réalisés en 1927 (voir photomontage planche X, p. 202).
lxxxvii - 84. Éconduite par Narcisse dont elle est éprise, elle se laissa dépérir. La légende dit qu’elle
maigrit tant qu’il ne resta d’elle qu’une voix condamnée à faire écho dans les montagnes.
lxxxviii - 85. Sigurd, héros de la mythologie scandinave mis en scène par Richard Wagner.
lxxxix - 86. Allusion au roman de Gustave Flaubert (1869).
xc - 87. Erich von Stroheim (1885-1957), acteur et réalisateur particulièrement inspiré. Son crâne nu
et son monocle à l’œil sont restés légendaires. Dédicataire de « La Sadique Judith », une des Héroïnes
(op. cit., pp. 15-19), il exerçait sur Claude Cahun une grande fascination.
xci - 88. Rapprochement qui souligne l’étymologie grecque d’Eugénie, la bonne « naissance », qui a
également donné le mot « eugénisme ».
xcii - 89. Formule évoquant la pensée de Max Stirner (1806-1856), philosophe allemand précurseur
de l’anarchisme, auteur de L’Unique et sa propriété (1845).
xciii - 90. Allusion à la rivalité entre les peintres grecs Zeuxis et Parrhasios. Le premier a peint les
raisins avec tant de vérité que des oiseaux vinrent les becqueter. Le second a présenté un rideau si
habilement exécuté que Zeuxis demanda qu’on l’ôtât pour montrer enfin le tableau. L’illusion était
d’autant plus parfaite que celui qui en avait été abusé n’avait lui-même leurré que des oiseaux.
xciv - 91. « L’e pris dans l’o », comme dans œil. L’œil, organe et métaphore électifs récurrents dans
l’ensemble du texte, renvoie à la pulsion scopique où se prend et se déprend l’image de soi. Il peut
également renvoyer à l’œil des Dieux ou à l’œil de la loi (voir photomontage planche I, p. 12).
xcv - 92. Ces pages semblent évoquer les rencontres récentes (Henri Michaux, Robert Desnos,
Pierre Albert-Birot) et annoncer les futures (André Breton, René Crevel). En tout cas, elles manifestent
une attente, une impatience, ambivalentes mais irrépressibles, qui allaient bel et bien se concrétiser
quelques années plus tard, notamment dans la mouvance surréaliste.
Les Clés des Aveux
Le 2 juillet 1926, Lucie Schwob écrit à Adrienne Monnier, dont elle fut parmi
les premières clientes de sa librairie, La Maison des amis des livres, rue de
l’Odéon, à Paris : « C’est une merveilleuse bienveillance déjà que d’avoir pris la
peine de lire attentivement, de chercher les remèdes, de me les indiquer. Je suis
moi-même – un peu tardivement – confuse d’avoir eu recours à vous, peut-être
avec trop de sans-gênei ? »
Bien qu’elle ait adopté le pseudonyme de Claude Cahun dès 1917, il lui arrive
encore d’user de son nom de famille, sous lequel certains de ses proches l’ont
connue et qu’ils associent à l’oncle illustre, Marcel Schwob. Ainsi Adrienne
Monnier fut-elle conviée à se pencher sur un gros manuscrit dont la singularité
affichée, l’étourdissante excentricité allaient la plonger dans la perplexité et
provoquer des résistances. Il n’est pas la « confession » qu’elle attendait, et
qu’elle préconise encore, plus « directe », plus en « contact avec la vie concrète
», plus naturelle, plus circonspecte… Autant dire aux antipodes ! Claude Cahun,
tout en ménageant à beaucoup d’égards son interlocutrice, est bien résolue : «
Les tares de mon esprit et même ses excroissances les plus artificielles, sont trop
enracinées ; et ce n’est pas, trente ans passésii… » Ce sera une confession
contrariée, une confession rebelle, qui résiste –même à son auteur ! –, qui prend
à contretemps, résolument imaginaire et, en ce sens, plus vraie que « l’attirail des
faitsiii ». S’il y a une « supériorité de la vertu », dont elle crédite volontiers son
interlocutrice, il faut aussi faire fond sur « l’esprit de révolte »… Claude Cahun
n’est pas dupe de ce dialogue de sourds, mais elle a ses raisons.
Deux ans plus tard, elle récidive et annonce la couleur : « Je vous ai dit que je
voulais publier mes Aveux non avenus –en attendant mieux. À titre d’expérience
psychologique et morale sur moi-même. – Je rêve… l’impossible encore une
fois, naturellement !… C’est-à-dire de publier chez vous (!), avec une préface de
vous (!) disant tout le bien que vous pensez de moi – et tout le mal […]. Je vois
les avantages que je tirerais de la chose. Je n’en vois aucun de votre côtéiv. »
Certes, entre-temps, elle a remanié son texte et ajouté un épilogue, mais rien
qui n’aille dans le sens préconisé par Adrienne, rien qui puisse prévenir un refus
prévisible. Claude devra s’enquérir d’un autre éditeur et se passer tout à fait de
son amie… Elle pense à Messein, sollicite la NRF et Jean Paulhan qui se récuse
aussi : « un genre indéterminé », conclut-il, à la satisfaction de l’auteur !
Finalement le texte est accepté par le Carrefourv – et avec une belle préface de
Pierre Mac Orlan. Adrienne avait peut-être bien fait de se désister. Le livre sera
magnifiquement édité. Claude Cahun et sa compagne, Suzanne Malherbe
(Moore), auront carte blanche pour élaborer la maquette et les illustrations : dix
photomontages reproduits en héliogravure. On ne pouvait espérer mieux.
De premier abord, l’ouvrage frappe par un étonnant disparate qui, toutefois, ne
peut longtemps masquer le soin apporté à l’organisation interne, dont témoigne
la division par chapitres et séquences. Composé sur près de dix ans (1919-1925,
1927-1929), il réunit divers manuscrits ayant une tonalité introspective, auxquels
l’auteur ajoute quelques morceaux de textes déjà publiés en revue. Il se présente
comme une somme, un ensemble d’additions apparemment hétérogènes mais
distribuées autour d’un axe « intérieur » ou « invisiblevi », toujours actif, qui lie
l’intime à la fiction, l’identité à la métamorphose. Un livre « total », où dominent
trois grandes figures projectives – Narcisse, l’Androgyne et l’Ange (le Démon)
–, à partir desquelles vont se déployer, comme une arborescence, les thématiques
électives : individualisme et altérité, dandysme et esthétisme, identité plurielle et
dépassement des genres, volonté libertaire et immoralisme, auto-dérision et
amour de soi, travestissement et jeux de miroir, imaginaire et théâtralité. Nous
sommes loin, dans le sens habituel, d’une « autobiographie ». Ou bien, devrait-
on parler d’une « autobiographie rêvée » ou encore d’une « autofiction » qui, en
multipliant les « durées », rend indiscernables l’observation et l’invention de soi.
Aussi la formule de Mac Orlan, pour caractériser ce qui semble défier n’importe
quelle méthode de classement, est-elle particulièrement pertinente : ce sont, en
effet, des « essais-poèmes » ou des « poèmes essais », qui portent l’essai et le
poème aux limites et brouillent sciemment tous les genres littéraires. On y trouve
un arrangement particulièrement habile de chroniques, d’extraits de journal
intime et de correspondance (vraie ou fausse), de contes remaniés, de poèmes en
prose et en vers, et puis des aphorismes, des propositions éthiques, littéraires,
philosophiques, polémiques, des récits de rêves, etc. Il s’agit d’une sorte de
collage de textes, qui entre directement en résonance avec les montages
photographiques. Ici et là dominent la juxtaposition analogique, le détournement,
le jeu des ambivalences et des contradictions, le goût du paradoxe et de l’ironie à
plusieurs degrés, l’allégorie et la mise en scène. Tout est pris à rebrousse-poil,
par-delà les commodités du vrai et du faux, du bien et du mal, par-delà les règles
et les valeurs admises, et vise une sorte de vérité imaginaire, ou d’imaginaire-
critique, qui ne peut se libérer que dans le processus même de l’œuvre mise au
défi de l’existence.
À la question : Pour qui écrivez-vous ?, Claude Cahun répondait
abruptement : « C’est assez dire que j’écris, que je souhaite écrire avant tout
contre moi. En fin de compte, le choix de la personne, de la collectivité à qui
l’on s’adresse a bien peu d’importance. C’est comme un remède, un poison
qu’on a soigneusement préparé pour un proche et qui tue ou guérit l’inconnu à
l’autre bout du mondevii. »
Écrire contre soi peut s’entendre de deux manières : par opposition à soi-
même, à son passé, à son enfance, à sa propre image, à tout ce qui pèse et dont
on veut se délester. Ou bien, au plus près de soi-même, de sa révolte, de sa
volonté intérieure, bien en face de son « miroir magique », de cet idéal du moi
qu’on veut étreindre. C’est dans ce double mouvement que l’on peut espérer
toucher vraiment le lecteur, parce qu’on ne triche pas : et il sera d’autant plus
touché, il réagira d’autant plus vivement, selon son tempérament, qu’il aura été
provoqué dans son être même.
Cette ambivalence – contre et pour soi-même, autre que soi et plus que soi –
est au cœur des Aveux non avenus. Ce livre terriblement « autocentré », qui
revendique son narcissisme, son égoïsme, son individualisme extrémiste, se veut
aussi largement porté à la rencontre d’autrui : à condition que celui-ci y mette du
sien, reprenne pour son propre compte le jeu du « pour et du contre », du «
punching-ball et du boxeurviii », dira-t-elle. Le lecteur doit être complice, bien
que rien ne soit fait pour lui faciliter la tâche. Pas de confessions directes, pas de
situations clairement établies, pas d’événements bien définis… « Si l’aventurière
a supprimé ici tout l’attirail des faits, s’est faite homme et femme invisibles,
c’est que la collaboration du lecteur est indispensableix. » Claude Cahun se joue
de la complexité, de l’effet de sédimentation, elle sait que son livre multiplie les
niveaux d’intelligibilité, et peut-être les malentendus, qu’il ne va pas se donner
d’emblée, qu’il déconcertera : c’est ce qu’elle a voulu, du moins n’a-elle pu faire
autrement.
À titre d’exemple, on peut dégager trois grands aspects, qui ne cessent
d’interférer et qui peuvent présenter quelques obstacles.
Tout d’abord, la dimension proprement existentielleoù le « moi », l’identité,
est un premier objet de perplexité, d’étrangeté, où l’expérience subjective est
vécue à la fois dans sa multiplicité et dans la volonté de se singulariser. Il s’agit
notamment de traverser tous les genres (masculin, féminin, androgynie ;
homosexualité, hétérosexualité, bisexualité) afin de les surmonter, de viser
idéalement un seul genre, le sien, qui ne soit comparable à aucun autre :
littéralement être unique en son genre. « J’ai la manie de l’exception, note-t-elle,
je la vois plus grande que naturex. » D’où cette compulsion à la mise en scène de
soi, à la théâtralisation de l’existence, qui se projette sur le plan symbolique et
dénonce les communes mesures de la vie quotidienne et triviale. Cette
conjugaison permanente du réel et de l’imaginaire rend la lecture de premier
niveau assez hermétique. Dans le même esprit qui la fit opter pour un nom
épicène, Claude Cahun se plaît à entremêler les genres grammaticaux (féminin,
masculin, « neutrexi »), à faire proliférer les noms d’emprunt, tantôt tirés de la
mythologie, tantôt du corpus littéraire, tantôt de sources parfaitement
insoupçonnées. Elle use des uns et des autres aussi bien pour se désigner elle-
même que pour désigner sa compagne, ou encore des êtres réels, sinon fictifs,
dont elle entend souligner quelques traits symboliques, qu’elle souhaite exalter
et aborder d’un point de vue purement poétique. De nombreuses occurrences
intimes sont déguisées à souhait, sinon carrément cryptées. Ainsi pour les
allusions sexuelles, particulièrement fréquentes, touchant aux jeux autoérotiques,
à la fascination, ambivalente et narquoise, pour l’organe viril (les divers avatars
du Serpent-Phallus) ou aux inversions de genres ; ainsi pour les récits
d’expérience, notamment liés aux années de formation, à leur singulière et si
précoce maturité. L’ouvrage dénonce par avance les lectures rapides ou
paresseuses !
Ensuite, l’exigence proprement littéraire, toujours en éveil et qui à cette
époque devient même obsédante. Claude Cahun est née dans un milieu de
journalistes, de romanciers, de poètes, où l’on mettait très haut la qualité de la
langue et l’exercice de style : elle a appris à jouer de tous les registres, avec une
propension pour le mot d’esprit, la satire, le détournement des poncifs, jusqu’à
risquer la blague journalistique ou les formules d’almanach. Son expression est
alerte, spirituelle, très connotée, et ne recule pas devant les maniérismes ; elle
aime métaphoriser les concepts, manipuler les analogies, dans le goût
symboliste, avec une profusion d’ellipses, de figures allusives et sophistiquées.
Elle argumentera plus tard sur les avantages d’une « action indirecte » de
l’écriture : « Il s’agit de mettre en marche et de laisser en panne. Ça oblige le
lecteur à faire tout seul un pas de plus qu’il ne voudrait. On a soigneusement
bloqué toutes les sorties, mais la porte d’entrée, on lui laisse le soin de l’ouvrir.
Laisser à désirer, dit Bretonxii. »
Enfin, l’intrication des influences et des référencesintellectuelles, littéraires,
politiques, religieuses, métaphysiques, tissent un réseau complexe, souvent
implicite ou dissimulé. Comme le signalait, très subtilement, Pierre Mac Orlan, «
un orchestre philosophique joue en sourdine ». Mais, s’il est souhaitable de
retrouver, autant que possible, la plupart des partitions, et un certain nombre
d’arrière-pensées, il faut bien avouer et reconnaître que ce livre, comme toute
bonne littérature, n’appelle pas de méthode de lecture. Chacun est invité à entrer
sans prévention, à faire jouer librement ses projections, ses identifications, et à
en jouir. Oui, il faut lire ces Aveux comme un long poème dont les fragments,
dans leur dissémination, leur polysémie, leur énigme même, forment une unité
dynamique, sous tension, qui demandent tout à la fois d’être réfléchis et rêvés.
Nous ne pouvons, évidemment, démêler ici l’ensemble des sources, des
indices contextuels, des procédés intertextuels, qui viennent nourrir les énoncés
et témoignent d’une grande capacité d’assimilationxiii. Il suffit de rappeler que,
dès l’enfance, Claude Cahun fut abreuvée de littérature, d’art, de philosophie, de
mythologie antique, notamment par les soins de sa grand-mère paternelle,
Mathilde Cahun, d’origine juive. Bien des pages des Aveux non avenus sont
émaillées de références bibliques, grecques (Homère, Platon, Plutarque, Lucien)
ou latines (Virgile, Ovide, Cicéron, Pétrone)… La récurrence de la figure de
Dieu pourra surprendre quand on sait l’agnosticisme de l’auteur, son aversion
pour les dogmes et les préceptes religieux. Le jeu est complexe qui mêle à la
distance ironique, toujours en éveil et corrosive, la passion immodérée de
l’absolu. « Tendance à tout pousser à l’absolu, donc à l’absurde », écrit-ellexiv.
On ne manquera pas de retrouver aussi un certain esprit issu des moralistes
français du XVII siècle (Pascal, La Bruyère, La Rochefoucauld), notamment dans
e
François LEPERLIER
notes
i - 1. Claude Cahun entretiendra des liens suivis et cordiaux avec Adrienne Monnier et son amie,
Sylvia Beach, jusqu’au début des années trente. Elle rédigera une note laudative sur la librairie de la
rue de l’Odéon dans La Gerbe, en février 1919.
ii - 2. Lucie Schwob, lettre à Adrienne Monnier, 23 juillet 1926.
iii - 3. Aveux non avenus, p. 13.
iv - 4. Claude Cahun, lettre à Adrienne Monnier, 20 juin 1928.
v - 5. Les éditions du Carrefour, créées et dirigées par Pierre Lévy, publiait aussi, depuis 1928, la
revue Bifur (Claude Cahun y présenta un autoportrait). Aveux non avenus – « illustré d’héliogravures
composées par Moore d’après les projets de l’auteur » –sera imprimé en mai 1930.
vi - 6. Mac Orlan voit en Aveux non avenus l’expression d’une « aventure intérieure ». Claude
Cahun préfère : une « aventure invisible ».
vii - 7. Commune, n° 4, décembre 1933.
viii - 8. Claude Cahun, « Éphémérides », Le Journal littéraire, 2 janvier 1926.
ix - 9. Claude Cahun, dédicace à J. F. R sur un exemplaire d’Aveux non avenus.
x - 10. Aveux non avenus, p. 170.
xi - 11. « Masculin ? féminin ? Mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne
toujours », Aveux non avenus, p. 169.
xii - 12. Claude Cahun, Les Paris sont ouverts, José Corti, 1934. Vers la fin de sa vie, elle ironisera :
« Mon passé d’enfant refoulée et d’écrivain symboliste-surréaliste n’aide pas à l’expression simple ! »
(Lettre à Lilette Richter, 11 février 1946, inédite).
xiii - 13. Nous renvoyons à notre essai biographique, Claude Cahun. L’Exotisme intérieur, Fayard,
Paris, 2006.
xiv - 14. Aveux non avenus, p. 42.
xv - 15. « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point
d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet
homme ce sera moi. Moi seul. » Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions,Livre I. Claude Cahun
reviendra sur sa lecture de Rousseau dans Confidences au miroir (Voir Claude Cahun, Écrits, Jean-
Michel Place, 2002).
xvi - 16. Claude Cahun, Héroïnes, Mille et une nuits, 2006.
xvii - 17. Jusqu’à devenir le bourreau de soi-même : « Je suis dans le poing et dans la plaie », dira-t-
elle, en écho aux fameux vers de L’Héautontimorouménos des Fleurs du mal : « Je suis la plaie et le
couteau, / Je suis le soufflet et la joue ! »
xviii - 18. Mais les poèmes de Rimbaud sont tout aussi présents. On notera l’étonnant détournement
que Claude Cahun applique au sonnet, « Voyelles »(voir page 181).
xix - 19. Elle était plus âgée – de deux ou trois ans – que la plupart des surréalistes.
xx - 20. Claude Cahun, lettre à Jean Schuster, 19 février 1953, inédite.
xxi - 21. André Breton, lettre à Claude Cahun, 17 avril 1932, inédite.
xxii - 22. André Breton, lettre à Claude Cahun, 21 septembre 1938, inédite.
xxiii - 23. Antonin Artaud, L’Évolution du décor (1924) ; L’Ombilic des Limbes (1925) ; Le Théâtre
Alfred Jarry (1926) : « Ce n’est pas à l’esprit ou au sens des spectateurs que nous nous adressons, mais
à toute leur existence. À la leur et à la nôtre. Nous jouons notre vie dans le spectacle qui se déroule sur
scène » ; À la grande nuit (1927) : « Je parle d’une métamorphose des conditions intérieures de l’âme.
»
xxiv - 24. Valentine de Saint-Point, Manifeste de la femme futuriste et autres textes, Mille et une
nuits, 2005.
xxv - 25. Une comparaison entre Feux (1936)de Marguerite Yourcenar et la suite des Héroïnes
(1925) de Claude Cahun se révèle très pertinente. Signalons qu’une nouvelle, qui devait figurer dans
les Héroïnes, sera insérée dans le chapitre IV d’Aveux non avenus.
xxvi - 26. Outre celle d’André Breton, déjà signalée, on peut citer la réaction de Pierre-Albert Birot,
qu’elle a beaucoup fréquenté au théâtre du Plateau (1929) : « J’ai lu dans la solitude les lignes écrites
par vous sur l’exemplaire de votre grand livre Aveux non avenus que vous me destiniez. […] Je n’ai
pas encore relu votre œuvre, mais vous savez ce que j’en pense. J’ai seulement admiré votre livre dans
tous ses détails extérieurs et vraiment on peut dire que vous avez réalisé là – esprit et lettre – un beau
monument et qu’ainsi vous êtes maintenant debout dans les Lettres Françaises ou mieux dans les
Lettres tout court » (23 juin 1930).
xxvii - 27. Claude Cahun, Confidences au miroir, in Écrits, Jean-Michel Place, 2002.
xxviii - 28. Une traduction anglaise (par Susan de Muth) a été récemment publiée : Claude Cahun,
Disavowals, Tate Publishing, 2007.
xxix - 29. Claude Cahun, Aveux non avenus, p. 64.
François Leperlier tient à remercier Charlotte Maria avec le concours de
laquelle ces notes ont été rédigées.
Chronologie
1894. 25 octobre, naissance de Lucy Schwob à Nantes. Fille de Maurice
Schwob, directeur du journal Le Phare de la Loire, nièce de Marcel Schwob et
petite-nièce de Léon Cahun.
1905-1912. Études au Lycée de Nantes et en Angleterre. Rencontre de
Suzanne Malherbe, « l’autre moi ».
1913-1919. Premiers écrits. Collaboration au Phare de la Loire, au Mercure
de France. Études de lettres et de philosophie à la Sorbonne. Adopte le
pseudonyme de Claude Cahun (1917). Rencontre Jacques Viot, Adrienne
Monnier et Sylvia Beach. Rédaction des Jeux uraniens. Premiers autoportraits
photographiques.
1920-1924. Installation à Paris. Rencontre de Chana Orloff, Georges Pitoëff,
Philippe Soupault, Ivan Mosjoukine. Publication de Vues et Visions (1919).
Collaboration à La Gerbe, au Mercure de France.
1925-1929. Travaux photographiques (autoportraits et mises en scène
d’objets). Activités théâtrales (Le Théâtre ésotérique, Le Plateau). Se lie avec
Henri Michaux, Jeanne Heap, Georgette Leblanc, Pierre Morhange, Pierre
Albert-Birot, Georges Ribemont-Dessaignes, Robert Desnos. Collaboration au
Disque vert, Philosophies, Le Journal littéraire. Soutient la revue homosexuelle
Inversions.
1930. Publication d’un essai autobiographique, Aveux non avenus, illustré de
photomontages élaborés en collaboration avec sa compagne, Moore (Suzanne
Malherbe). Publication d’un autoportrait photographique dans la revue Bifur
(avril 1930).
1932-1936. Adhésion à l’Association des Écrivains et Artistes
Révolutionnaires. Se lie avec le « Groupe Brunet » (Jean Legrand, Néoclès
Coutouzis, Pierre Caminade). Rencontre André Breton, Tristan Tzara, René
Crevel, Salvador Dali, Man Ray, Gaston Ferdière, et s’associe étroitement au
groupe surréaliste. Publication du pamphlet Les Paris sont ouverts (José Corti,
1934). Participe à la fondation du mouvement Contre Attaque aux côtés de
Georges Bataille et d’André Breton. Réalise quelques objets surréalistes. Intense
activité photographique.
1937-1940.Le Cœur de Pic,tableaux photographiques sur des poèmes de Lise
Deharme, est publié par José Corti (1937). Achat d’une maison, La Rocquaise,
dans l’île de Jersey. Claude Cahun et Suzanne Malherbe quittent définitivement
Paris en 1938. Adhésion à la Fédération internationale de l’Art révolutionnaire
indépendant (Fiari).
1941-1945. Actions de résistance contre l’Occupation allemande de l’île.
Production de tracts et de photomontages antinazis. Arrêtées, condamnées à
mort, Claude Cahun et Suzanne Malherbe échappent de peu à l’exécution.
1946-1954. Reprise des contacts avec Henri Michaux, avec André Breton et le
milieu surréaliste. Courts séjours à Paris. Rédaction des Confidences au miroir.
Derniers autoportraits photographiques. Claude Cahun meurt à Saint-Hélier,
Jersey, le 8 décembre 1954.