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978-2-75550-581-8

© Éditions Mille et une nuits, département de la Librairie Arthème


Fayard, avril 2011
Pierre Mac Orlan, « En marge de “Aveux non avenus” », préface à
l’édition originale d’Aveux non avenus de Claude Cahun, Carrefour,
1930 © Comité Marc Orlan, avec l’aimable autorisation de ses
membres.
DU MÊME AUTEUR

Héroïnes, Mille et une nuits 2006.


Le Cœur de Pic, MeMo 2004.
Claude Cahun : écrits, Nouvelles éditions JMP, 2002.
Claude Cahun, catalogue d’exposition (Jeu de Paume), sous la direction de
Juan-Vicente Aliaga et François Leperlier, Hazan, 2011.
TABLE

En marge de « Aveux non Avenus », par Pierre Mac Orlan 7

1919-1925 11

I. R. C. S.15

II. MOI-MÊME (faute de mieux) 33

III. E. D. M. 47

IV. C. M. C. 59

V. M. R. M. 97

VI. X. Y. Z. 113

VII. H. U. M. 149

IX. I. O. U. 201

1928 219

Notes 227

Les Clés des Aveux, par François Leperlier 235

Chronologie 249
En marge de « Aveux non avenus »
Il est très difficile de présenter ces pages. La littérature, quand elle sert à se
libérer, échappe à peu près à toute critique, particulièrement à celle des
professionnels de la critique.
Mademoiselle Claude Cahun, qui est la nièce de l’auteur des « Vies
Imaginairesi », a hérité une inquiétude si riche, qu’il ne faut pas souhaiter
qu’elle s’en libère.
Ce livre est à peu près dédié, dans son ensemble, au mot aventure. Il faut
peut-être s’entendre sur la valeur que l’auteur donne à ce mot.
Je pense que l’aventure est ici, naturellement intérieure, mais qu’elle apparaît
surtout telle que le cinématographe pourrait nous la faire entrevoir, à la
condition de rester ce qu’il devrait être : une entreprise plus cérébrale que
plastique.
Les éléments sentimentaux qui donnent à ce poème presque cruel une lumière
très particulière sont d’origine parfaitement humaine.
Il existe à la base de toutes ces images d’une beauté fantastique évidente une
série de sentiments parfaitement populaires, comme l’amour quand il n’échappe
point à la mélancolie.
C’est l’amour qui donne à la rue sa mélancolie profonde et c’est lui qui pare
l’art photographique d’un mystère insondable à cause de son extraordinaire
mobilité.
Les grands valets sentimentaux de notre époque sont l’appareil
photographique et le coffret phonographique.
L’un et l’autre ont dérobé un peu de ce feu du ciel que tant d’hommes ont
recherché avec une sensualité souvent enfantine.
La vie sentimentale telle que Claude Cahun la fait entrer dans son domaine
qui est celui de l’aventure peut être contenue en une douzaine de disques qu’elle
est seule à connaître.
Le phonographe est appareil de contrôle poétique. C’est un miroir poétique.
Il ne peut être mis dans toutes les mains.
Quand j’imagine Claude Cahun sous les traits d’Isabelle Eberhardtii, je sais
que ce n’est point absolument vrai, mais cette ressemblance littéraire est une
création cérébrale, née du phonographe et de la photographie associés.
Si la machine parlante ne recréait pas le monde à peu près quotidiennement,
elle ne servirait à rien, si ce n’est à remplacer un ensemble d’instruments. Sa
portée poétique ne dépasserait pas celle d’un kiosque à musique, entre cinq et
sept.
Nous savons qu’il n’en est pas ainsi.

La somme totale de poèmes-essais et d’essais-poèmes contenus dans ce


volume qui n’est pas une plaquette équivaut aux 300 pages à peu près
réglementaires d’un roman d’aventures conçu selon les lois qu’exige l’intérêt du
public. Les idées tracent des paraboles élégantes pour éclater sans bruit dans un
épanouissement tragique.
Je crois que chaque idée lancée ainsi par l’auteur forme une trajectoire
parallèle à celle de sa propre vie. Commenter ce livre d’une façon trop précise
serait presque de l’indiscrétion.

Les personnages qui évoluent dans ce cortège de morts imaginaires ne sont


pas précisément des fantômes. Plus exactement ce sont des apparences dont on
peut, cependant, calculer le poids et qui n’échappent point à la sensualité des
mains.

Claude Cahun est un écrivain errant. Elle progresse irrésistiblement dans la


nuit, une nuit pleine de lumières auxquelles elle donne des noms d’hommes, des
noms de plantes, des noms de coquillages.
Cette nuit surplombe un étrange congrès de formes et d’idées tendres ou
rageuses. Un orchestre philosophique joue en sourdine.
À l’aube, tout cela disparaîtra. Et il ne restera plus sur une grève sans décor,
une grève plus nue qu’une table d’opération, qu’un cadavre féminin poli comme
une statue de marbre et tout auprès, comme évadé d’une poitrine inutile, un
cœur, ferme et mobile, un cœur nettement vivant avec toute sa machinerie
compliquée.

PIERRE MAC ORLANIII


1919-1925

L’aventure invisible.

L’objectif suit les yeux, la bouche, les rides à fleur de peau… L’expression du
visage est violente, parfois tragique. Enfin calme – du calme conscient, élaboré,
des acrobates. Un sourire professionnel – et voilà !
Reparaissent la glace à main, le rouge et la poudre aux yeux. Un temps. Un
point. Alinéa.
Je recommence.
Mais quel manège ridicule pour ceux qui n’ont pas vu – et je n’ai rien montré
– les obstacles, les abîmes, et les degrés franchis.
Vais-je donc m’embarrasser de tout l’attirail des faits, de pierres, de cordes
tendrement coupées, de précipices… Ce n’est pas intéressant. Devinez,
rétablissez. Le vertige est sous-entendu, l’ascension ou la chute.
Faudrait-il pour leur plaire suivre pas à pas l’inconnue, l’éclairer jusqu’à la
cheville ? Les talons éculés, la boue, le saignement de pied – humbles et précis
témoignages – sauraient toucher quelqu’un. Tandis que…
Non. Je suivrai le sillage dans l’air, la piste sur les eaux, le mirage dans les
prunelles.

J’ai beau me mettre à l’aise. L’abstrait, le rêve, sont aussi limités pour moi
que le concret, que le réel. Que puis-je ? Dans un miroir étroit, montrer la partie
pour le tout ? Confondre une auréole et des éclaboussures ? Refusant de me
cogner aux murs, me cogner aux vitres ? Dans la nuit noire.
En attendant d’y voir clair, je veux me traquer, me débattre. Qui, se sentant
armé contre soi, fût-ce des mots les plus vains, qui ne s’efforcerait, ne fût-ce que
de mettre en plein dans le vide ?
C’est faux. C’est peu. Mais ça exerce l’œil.

Je ne voudrais coudre, piquer, tuer, qu’avec l’extrême pointe. Le reste du


corps, la suite, quelle perte de temps ! Ne voyager qu’à la proue de moi-même.
I

R. C. S. iv
À sept ans je cherchais déjà sans le savoir, avec la hardiesse
stratégique et l’impuissance motrice qui me caractérisent, l’aventure
sentimentale.
Changement d’heure.

Lui : Qu’importe !
Moi : Qu’importe !
L’autre : Quelle vie…

Je m’amuse à regarder, indiscrète et brutale, sous les ratures de mon âme. Là,
des intentions mal avisées se sont ravisées, se sont endormies ; d’autres leur ont
passé sur le corps.

J’aime le whisky : c’est mauvais – on n’a pas l’impression de commettre un


péché ; et c’est fort – ça vous saoule. Je m’en suis procuré ce soir un litre
approximatif. Je me suis mise au lit ; peu de lumière et ma petite débauche à
portée de la main. Je bois, je fume et j’écris pour tuer mes sentiments. Le laisser-
aller de ma racev.

Je pense à Bobvi, bien entendu, à Bob au bar. Mes joues s’en creusent de
fossettes fausses – mais assez bien imitées. – Bob… Un amour intellectuel, en
vérité. Qui le croirait ? – Qui ? À qui veux-je donc en faire accroire ? Tuvii le
sais : contre toi je me justifie, contre toi j’exagère. Ton absence est fictive. On ne
se débarrasse pas si facilement avec un peu de tabac, d’alcool et quelques mots
de quinze années intimes. En vain je refuse de te nommer, mon témoin familier.
L’esprit ne sortira pas de l’ornière, la mémoire de ses gonds, de son charnier, ni
mon cœur de sa coquille.
Les autres, je ne puis les lire qu’entre tes lignes… – Icareviii ? ô souvenir
mort-né. – Saccardix ? dont j’enviais, dont j’admirais l’énergie au point
d’oublier qu’il ne l’emploie pourtant à rien de surhumain… J’eusse donné
facilement, trop facilement mon âme (on voit qu’elle ne pèse pas lourd), et mon
corps par-dessus le marché – bon pour prime… Ils n’ont pas voulu, fût-ce
chastement, fût-ce en toute humilité, de l’une ni de l’autre. Ma seule excuse –
ton pardon – est dans cette aventure (ô désirs sans repentir ! ô fatalité méprisante
du sage malgré soi, finiras-tu ?) : une mort, une volonté, une vie sincère
dédaignées… Ô sensualités asséchées, sensualités estivales ! – N’ai-je pas vingt-
six ans ? – Non ! déjà ! – à cet été de la Saint-Martin ? Chaleur unique aux
annales astronomiques. – Ah ! que dis-je ? Que disais-je ? Souvenirs en folie. (Ô
regrets mal repentants – et si criards ! vous tairez-vous ? À défaut d’autres
lèvres, mordez les vôtres, en pleine pulpe…) Des yeux là-bas – des profondeurs
– regards rêvés, jamais fixés ; ici, des bouches – des abîmes – et si bien
aménagés : des gardes-fous. Toute chute est strictement interdite.
Ledunois, Pyrrhex, parfois même Arcadio ? Complicité sensuelle seulement
!… Complicité ? Elle est drôle, celle-là, ô impossible moi ! Ne suis-je pas entre
tous – non : comme tous, il faut bien le dire ! – seule, éternellement seule.
Vantons-nous, hâtons-nous : nous n’avons pas d’autre assurance sur la mort.
Diomèdexi ?… Il passe. Il est déjà dans la nuit jusqu’au cou et j’arrive trop
tard. Je sens qu’il est perdu. Il a creusé sa fosse. Pouvais-je la combler ?
Laissons les lapins fouir leurs terriers sauvages… – Et Bob encore, vit-il ?
Angoisse. Qui m’appelle ? Mon visage durcit, se voit durcir. Me masque ma
faiblesse. Orgueil : je lui ressemble. Il suffit : je l’abandonne. De loin, comme
c’est facile ! Je le prétendrai jusqu’à ce que l’ennui – cet affameur – l’assiégeant,
mon cœur se doive rendre. – Je fus Prince naguère et n’y puis songer sans
simulée noblesse… Noblesse ! Et Bob encore. L’ai-je assez reconnue sa royauté
! Intellectuel, cet amour-là, combien ! Jusqu’aux luxures, jusqu’à l’absurde. Les
autres seuls m’ont préservée du mal. Pour eux, pour certains, pour lui en tous
cas, j’eusse jeté gaîment mon corps douillet aux flammes sans rémission. Mais
l’entrée de l’enfer me fut sans espérance…
Ô Toi, toi que j’aime – et qui le supportes, en somme – seul Dieu bon, que je
n’eusse pas même osé regretter…
Et ce cerne rouge infernal, près de ma lampe vacillante, – ô whisky ! – planant
parmi tout un ciel vert bouteille, qui descend, qui défaille… Achèverai-je ?
Passions intellectuelles. Mais oui, je t’assure. Même force. Poids – soyons
modestes – moyen. Oui, cela lutte. – Toi, (malheur aux vaincus !) empereur-
gladiateur suprême, Saint Jean-Baptiste doigt levéxii – renversé, car tout est
relatif, et c’est en bas que je regarde – sois cruel, cruel. Je m’en sens mourir,
(faiblement) mourir… Mais je sais bien que c’est une illusion. J’y acquiers au
contraire pour souffrir et faire souffrir une vitalité de bête mauvaise. Soyons
cruels. C’est sans danger…
Il sera vaincu. Je lui en veux. Il sera… je le veux. – Ô Fortune, ô chagrin !
Que faire ? Il ne veut pas de moi. Et moi ? veux-je de lui ? – Oui ? non ? – ce
n’est pas sûr…
J’ai tout préparé. Je suis au complet. Arrivez les troisièmes classes ! Non, je
vous mets à la portière… – J’en ai assez : je veux mourir. N’est-ce pas la
guérison suprême ? – Je veux vivre. Eh ! je l’ai déjà dit. Je perds la mémoire. Ou
suis-je ivre déjà ? Non : le chagrin qui rôde et hurle en moi comme un fauve
enfermé. La cage est fragile ; prenez garde, les curieux. Il va, je vais vous…
Ce n’est rien. Tais-toi, tais-toi ! Soyons silencieux ; soyons… – ne soyons pas.
Ou simplement, doucement passif sous sa bêche impassible, comme un sillon
tout nu, labouré, retourné, tout à vif, où les herbes folles… (Vie végétale. Amour
au ralenti…) folles, ne frissonnent que ce qu’il permet. Mais folle ! il ne permet
pas même cela… – Bah ! À bas toute cette soumission. Soyons prodigues
comme la terre – grasse et superficiellement cultivée, bien entendu.
Je te fus dressée. Par qui ? répugnant à quoi ? À rien, ô obéissance. Je
m’indigne – positivement ! Je perds la mémoire, et cette vague personnalité de
s’être trop exhaussée, – truquée, certes ! – tombe. Je m’en désintéresserai si l’on
m’en donne une autre… En voilà assez. Dissolvons.

Je t’aime. Cela devrait suffire à tout le système solaire. Je vous aime. Oh ! ce


pluriel honteux, petite âme prostituée. Se figure-t-elle que le verbe y acquière
une plus nombreuse force à conviction ? Elle ? la garce ! Elle est moins pure que
mon corps… (Vous en êtes déjà arrivés à cette conclusion. Pardonnez : j’ai
l’esprit lent… et la chair forte !), et plus féminine. – Qu’y puis-je ? Ah !
l’épuiser.
Individualisme ? Narcissisme ? Certes. C’est ma meilleure tendance, la seule
intentionnelle fidélité dont je sois capable. Tu n’en veux pas. Je mens d’ailleurs :
je me disperse trop pour cela.

Je me désespère. Je l’aime à corps perdu – illusion sans répit – à âme que


veux-tu… Il n’en veut pas. Vrai, je comprends cela ! Voudra-t-il de ma ferveur
si je la couche sur mon testament ? Ferveur… et la mienne gagnerait à vieillir,
admirable vin dépouillé. – On peut préférer l’eau sans âge. Il n’en voudra pas. Et
il aura raison. En voudrais-je, si l’on pouvait de par la loi se léguer à soi-même,
mourir pour s’appartenir ?

Est-ce que par hasard ?… Non. Je ne crois qu’à ce que je veux. Je peux croire
à l’impossible, par exemple : Que Dieu, vous et moi sommes un seul et même
lieu, que l’enfer, le paradis et mes draps se rejoignent, que l’instant, l’éternel,
mes longues et mes brèves sont (pour qui saurait le dire) un seul et même mot.

L’amour esthète

Je l’aimais. Il se laissait faire. Nos vies faillirent se simplifier.


Mais brisant une flèche perfectible – artiste rageur et puéril – le dieu
rigoureux nous sépara :
C’était une harmonie vraiment trop facile !

Vite et bien.
Courte mais bonne.
Nos corps se sont touchés des genoux aux épaules. Son bras tout tressaillant
tâtait mon cœur, et j’avais honte du souffle irrégulier trahissant mon désir…
Une nécessité étrangère à l’amour nous tenait ainsi serrés l’un contre l’autre
parmi l’indifférence. Cependant nous nous donnions alors totalement,
hâtivement et très activement, dans une intonation, un regard, une raideur
concentrée sous l’effleurement. Et nous savions savourer en même temps avec
gloutonnerie un abandon dans le contact – contact le plus suivi possible à travers
les cahots de la machine. (N’est-ce pas une course en auto, chronométrée : vingt
minutes, le prétexte de tout ceci ? Comment ai-je pris le temps de m’en
apercevoir ? – Mais je ne l’ai pas fait sans doute : c’est après qu’on me l’aura dit
!) Abandon roide point contradictoire, conscient, voulu…
Justement nos deux volontés aimantes, trop tendues et trop égales,
s’aimantant, se détruisirent-elles alors ? Quand parut le moment convenable
nous nous séparâmes sans même nous toucher la main.
Et la famille trouve cela naturel ! – Naturel, sans doute ; animal, c’est sûr ;
mais propre, mais humain ? Pour moi, c’était trop ! – ou trop peu. Ah !… de me
remémorer ce détail de sensations dont le total m’échappa. C’était tant ! et si peu
vraiment. Qu’ai-je parlé de naturel ? Deux chiens, deux félins insociables, nous
nous serions au moins possédés avant de nous sacrifier à la routine de nos
individualismes féroces. J’imagine avec joie que j’aurais brisé mon corps
satisfait sans attendre le retour, le recul de l’âme.
Je demeure. Je n’ai pas su comment m’y prendre. Mon désir inassouvi, dans
sa forme la plus abstraite, n’est maintenant qu’un geste machinal de ma pensée,
une litanie pareille aux chansons des idiots. Je le mépriserai.
Calme-moi, petit frère.

Jerseyxiii, 20 septembre 1920.


(Lettre)

… Hier (un hier très vivace – si ce n’est celui d’aujourd’hui, c’est tout
commexiv), debout, par hasard et par habitude, en marche vers nulle part, je
méditais sans espérance, sans foi en moi, en toi, ni surtout en lui, sans charité
envers aucune chose.
Je méprisais mes projets, et méprisais bien davantage ma lâcheté à les mettre
en action. (J’étais venue pour cette conquête injustifiable et je ne partirai pas
sans l’avoir perpétrée… ou sans briser le possible d’une tentative de baiser. D’un
simple effleurement – moins que tant de pensées ! – abattre un bonheur durable
encore, d’un seul effleurement déçu désarmer un rêve encore éventuel. Jusqu’au
rire, ô ma bouche blessée… Peut-être je te tirerai des larmes et je lui ferai mal. Il
y aura de curieux ricochets. Je suis née pour faire mon malheur, le long ennui et
le bref dédain de vous autres !) Par-dessus tout je méprisais ce mépris de moi-
même…
Un murmure peu à peu me prend aux entrailles ; des voix me caressent les
oreilles, s’individualisent (je ne tournerai pas la tête), se situent (tout le reste de
ma force s’emploie à calculer la distance – distance déjà diminuée), s’articulent
(Till we meet againxv), m’atteignent et me dépassent (à peine). Un arrêt net,
militaire, avec salut et claquement de talons sur la syllabe décisive.
Toute mon amertume, hélas ! et toute ma sauvage résolution m’abandonnent.
Ce soir entre tous il n’eût pas dû venir : depuis cinq tours de soleil son visage ne
s’est pas éclairé d’un sourire (il n’a droit de bouder que ma seule tendresse), et la
marée nocturne ramène contre nous la pluie sinistre du matin. Ce soir entre tous,
lui malgré toujours à peine attendu, le voici. Son rire ardent qui me rafraîchit,
son souffle comme un vent fort, sèchent mon âme crispée. Rèches, en dépit de
mon cœur tout contraire, mes paroles d’accueil le cinglent en forçant ma douce
bouche contractée ; mes yeux brillent et brûlent d’être privés de larmes…
De cette semaine de souffrances, lui ai-je montré de la colère, de la rancune ?
Jamais je n’en eus l’intention. Mais parfois, nous habitant à notre insu, des mots
que rien n’invite – toute une foule hostile – se servent de nos lèvres.
Luisant sous l’averse, son ciré noir au collet large, aux manches sur les doigts,
lui prête l’aspect sublime d’un Prophète (prophète de Soi seul). Devant moi, son
juste orgueil comme un manteau royal.
Je ne convoite plus même l’aveu de ma défaite et souhaite vivre désormais
parmi l’incertitude hérissée. Je veux m’exposer le front nu aux giboulées d’un
printemps éternel.
Seuls existent pour moi cet instant et celui qui suivit logiquement sinon
temporellement. Qu’importent les étapes ?
Douce pourtant, sous une chandelle fichée dans une vieille bouteille de Bass,
la minute où nos deux têtes (ah ! que nos cheveux s’emmêlent
indébrouillablement) se penchèrent sur une photographie. Portrait de l’un ou de
l’autre, nos deux narcissismes s’y noyant, c’était l’impossible réalisé en un
miroir magique. L’échange, la superposition, la fusion des désirs. L’unité de
l’image obtenue par l’amitié étroite des deux corps – au besoin qu’ils envoient
leurs âmes au diable !
Non pas leurs âmes, mais ce qui leur en sert, non ces sœurs solennelles, mais
cette conscience quotidienne : esprit, bonheur, stabilité, amour bien fondé,
souvenirs, habitudes, avenir, devenir.

Post-scriptum : À présent j’existe autrement.

À l’Inévitable.
Ô fillette gentille, dépose ta grâce de fleur séchée entre les feuillets de mes
livres et de mes actes préférés, que je m’habitue à ton parfum dont la fadeur
m’écœure un peu encore, et dont l’ivresse amère – et que j’aime ! – me suffoque
d’abord malgré moi…
Ô mort camarde, ton immuable moule s’impose atrocement aux visages à nez
aquilin. Aussi les hommes de ce type te redoutent-ils davantage. Pourtant sois
inflexible, masque implacable ; reste rigide, que tu le veuilles ou non. Ne te
laisse pas injurier par moi, petite douceur. Remets ton orgueil, ô notre reine. Non
seulement décorative, tu l’es toujours, mais tu fus jeune, grande modeste, et
peut-être que tu l’es restée. Jeune, si l’on en croit tes naïvetés, les maladresses
que tu commets sur nous – tu n’es qu’une apprentie, pauvrette ! – et ta probable
éternité.
Vie, mort, sœurs sans âge. Et pourtant, la cadette, c’est toi : tu ne pouvais
exister sans ta fausse jumelle. Vous avez partie liée. Tu ne peux l’exterminer
sans t’abolir.
Mais vois ce que valent tes cent mille victoires à l’heure : pas plus que ne vaut
ton piètre adversaire.
Que fait la vie pour sa défense ? Dans la misère, elle est mesquine ; dans la
richesse, parvenue ; mutilée dans l’ascétisme ; parasite, dans la foi ; impuissante
et torturée dans l’anarchie, continuellement soumise à la question ; souillée, dans
la pureté, prostituée, animale ; mensongère, dans l’héroïsme – ou, sitôt que
conçue, contrainte à te passer parole.
Renonce à t’exercer, renonce à toi-même, ô mort, vulgaire mort.

Elle.
Je ne puis.
Mourir en sursaut ? – Très bien. Mais la mort est-elle muraille inattaquable au
pic ou simple cloison de parchemin que l’âme traverse comme une balle ?
Je hais le soleil ou le coup de bruit qui brusquement le matin me tire du
sommeil.
Préférerais-je la tombée de silence et d’ombre qui brutalement me pousserait
hors de la vie ?
Qu’un inconnu m’éveille en sursaut dans l’autre monde ?… – Ah ! non.
L’angoisse du sommeil.

Préférerais-je la tombée de silence et d’ombre…


Ah que j’envie ceux qui sont atteints d’un sommeil imprévu, le front soudain
frappé et la tête alourdie comme du poids d’une balle de plomb ! Qu’ils sont
heureux aussi les enfants poussés dans l’inconnu, avec inarticulé, joyeux et
douloureux, le cri d’inconscience des naissances ! Ah combien j’aimerais
m’endormir comme ces bons travailleurs meurent de vieillesse, doucement,
tendrement, préparés à la mort sans effort par l’effort continu d’une vie
diminuée…
J’ai vécu dans la joie ; j’ai voulu les plaisirs en sursaut, le réveil brutal des
moindres somnolences sensuelles. À moi toutes les agonies ! J’ai mérité de me
débattre au soir de chaque jour comme au soir de la vie.
Il m’en souvient, c’était le Carnaval. J’avais passé mes heures solitaires à
déguiser mon âme. Les masques en étaient si parfaits que lorsqu’il leur arrivait
de se croiser sur la grand’place de ma conscience ils ne se reconnaissaient pas.
Tenté par leur laideur comique, j’essayais les plus mauvais instincts ; j’adoptais,
j’élevais en moi de jeunes monstres. Mais les fards que j’avais employés
semblaient indélébiles. Je frottai tant pour nettoyer que j’enlevai la peau. Et mon
âme comme un visage écorché, à vif, n’avait plus forme humainexvi.
Tel un chien attaché d’une trop courte corde, inquiet, affamé de mouvements
libres au soleil, ronge sournoisement le chanvre et s’enfuit dans la campagne ;
telle sa niche lourde, humide d’une paille souillée, gardant l’odeur, l’empreinte
de la bête, les restes déjà corrompus d’une pâtée dont elle s’est nourrie, ne sait
plus qu’attendre éperdument, trop imprégnée de cette présence pour rendre
tolérable tout autre usage – bonne à jeter au feu ; ainsi mon corps, ainsi mon
âme.
Ainsi mon âme folle, perdue – oh sans retour ! – la trop facile proie.
Ainsi mon corps, et non point pur corps d’ondine jamais maculé d’âme, mais
violé par la bête, sa marque, son parfum, le hasard de ses repas, de leurs reliefs –
lectures abandonnées, ô souvenirs déjà pourrissants.
Je sens, comme si je les voyais, mes cuisses maigrir d’une sueur de fièvre,
douche parfois brûlante, parfois glacée, toujours inattendue. Mes genoux vidés,
les os dissous, vêtus d’un parchemin lucide, se gonflent, flottantes vessies de
porc. Mon cœur alenti sonne un glas funèbre, puis bat bruyamment comme un
tocsin. Il devient mobile, se promène dans mon ventre, y éclate en coliques
profondes. À chaque secousse, une conscience tombe, pulvérisée. Peu à peu je
m’allège. Bref répit ! Mon cœur se gonfle outrageusement et s’emplit
d’hydrogène. Gros ballon rouge et bleu, il monte au bout d’un fil.
À l’autre bout, c’est une guêpe enfermée, qui frappe à coups venimeux aux
parois de ma poitrine. Si je l’aidais à sortir ? Et mes ongles sans hésiter
pratiqueraient un jour qui guide l’échappée de ce cœur s’il ne faisait dehors
désespérément noir.
Ô nocturne sans issue qui se joue dans les cercles de la nuit musicale, infernal
serpent qui s’est décapité en avalant sa queue, bracelet aux sept chaînes
hermétiques…
Le ballon rouge et bleu est très fort : il me soulève de mon lit, fasciné. Je sens
la fatigue d’une lévitation dont je serais le médium, et les affres d’un spectateur
qui croirait au danger. Une sorte de jouissance vague me balance ; et – me
rappelant l’abîme du sommeil, vertige souterrain qu’interrompt la secousse
périodique, rude comme une chute – je répète obscurément :
J’aime encore mieux monter que descendre. Ça ira bien – jusqu’au plafond.

De nouveau je suis maître de mes démons : j’ai compris.


J’étais au bord d’une plage à marée montante. Les vagues du sommeil ne
voulaient pas de moi et me rejetaient, brisé, sur les récifs de la vie.
Je me tiendrai debout sur la dune, tout raidi du désir de tomber, mais ébloui
des blancheurs d’une nuit d’écume et de sable.

Ah ça, je deviens fouxvii ! Et la Folie – ô bouche malade à l’haleine


contagieuse qui m’a déchiré l’oreille – d’une voix monstrueuse me souffle son
doute empoisonné ;
– L’aliénation mentale est-elle subite ou graduelle ?
Je répète docilement. Et la Folie me regarde de ses yeux fixes.
Docilement… d’une compréhension de plus en plus atténuée. Je me surprends
à dire :
– L’aliénation consciente est-elle subite ou graduelle ?
Puis à penser :
Le sommeil va-t-il me prendre dans un spasme, ou me caresser, lent et sûr,
d’une aile éternelle ?…

C’était un enfant révolté qui ne croyait plus au sommeil.


D’abord il avait douté de Dieu, de la liberté humaine ; puis du monde matériel
et de sa propre existence.
Dieu s’était embrumé, avait disparu de son ciel ; sa volonté débilitée laissait le
champ libre au hasard de l’instinct ; les objets n’avaient plus qu’une forme, une
couleur et un toucher de rêve ; ils avaient perdu leur empire ; ils n’étaient plus
stables, solides ni réels. Et l’enfant commença de se confondre parmi leur
trouble et de s’indéfinir.
Il avait douté de l’amour, et l’amour avait pris d’autres cœurs pour cibles, des
cœurs plus fervents. Il en vint à douter du rêve même, éveillé ou endormi ; du
sommeil bariolé de souvenirs, blanc de fantômes, ou noir de néant ; du sommeil
peuplé, du sommeil désert ; tantôt imitation de la vie, et tantôt de la mort. Il
doutait déjà de la vie, il douta de la mort même.
Et ce fut le sommeil qui se vengea pour tous : Il vint traîtreusement, mince et
nu, sa peau crépusculaire à peine éclairée par des cheveux couleur de lune. De sa
droite crispée saillait l’éclair d’un court poignard. L’enfant révolté, sous l’averse
de coups dont pas un ne l’atteignait, secoua son torse et rit, la gorge offerte. Sans
se l’avouer il s’était instinctivement dérobé jusqu’alors, évitant la fascination
d’une lame funeste. Mais le rire lui ferma les yeux. Le sommeil frappa net, sans
méchanceté – comme par farce.
Et la mort vint attirée par l’odeur des pavots. Elle toucha le corps sans
précaution, et sans l’éveiller elle en fit un cadavre.
mardi matin, sept heures
Jersey, 21 septembre 1920
(Lettre)

… hier soir, d’énervement de la pluie, de moi-même, d’un vieil Anglais qui


me souffla « ton » nom et qui refusa de l’entendre (qui refusa, comme ils font
toujours, de discuter plus avant), de la présence vraiment trop prolongée de Bob
au bar, de son absence, j’ai beaucoup trop fumé. Mon cœur précipité faisait à
tout coup un curieux déclic – moteur mystérieux qui a des ratés. Je me suis
couché défaillant sur un matelas qui perpétuellement se dérobe. Tu connais la
sensation…
… alors vint le sommeil accompagné de ses plus hideux affranchis : les
cauchemars. Pour me débarrasser de ces sempiternels solliciteurs, je te les livre.

Il faisait nuit – mais pas noir. Un ciel blême que les étoiles mouchetaient de
taches d’une rousseur malsaine. Un vent de nord-ouest sévissait, par longues
rafales irrégulières. J’avais dû éteindre ma cigarette, car, marchant vers l’ouest,
la brise me rejetait la fumée, la cendre, et parfois de petits tisons sur les yeux –
sur les paupières.
Un groupe de matelots me croisa sur la route. À leurs voix incertaines, et à ce
fait qu’ils pissaient continuellement sans s’arrêter de marcher, plutôt qu’à leur
démarche même, je compris qu’ils étaient ivres. Je détournai la tête craignant de
reconnaître le vieux Steel parmi eux. Vainement : il fallut bien ne se pas
méprendre à l’intonation inimitable de cette phrase :
– Où as-tu trouvé ta main gauche en t’éveillant ce matin, mon p’tit gars ?
À mon effroi, j’entendis l’autre répondre avec une douceur de jeune fille :
– Sur ma droite, bien sûr, Monsieur !
Ils passèrent…
… Et je me trouvai bientôt tout égaré parmi la forêt des lances touffues, issues
de troncs difformes d’un bleu d’horizon sale. C’était l’armée au champ de
manœuvre.
Alors cette folle pensée incoercible me frappa comme une balle juste :
« Quelle imprudence de confier des armes meurtrières, obligatoirement, à tous
hommes valides, sans faire subir à leurs âmes aucun conseil de révision ! »

C’est le matin. Après une nuit pareille, comment le ciel n’aurait-il pas
mauvaise mine ? Teint brouillé – et le soleil disparu sous des paupières au cerne
de plomb.
Le Tambour enroué du Croisic vient faire une annonce. Son instrument
bedonnant, de la plage où je suis en contre-bas, me paraît haut comme une
maison.
– Avis : Il a été tué dans la commune de Guérande un enfant âgé de trente…
rrr…trois ans : Yves Claudanec. Rapporter l’assassin, 26, rue Saint-Antoine. On
promet une récompense.
Cependant, sur la peau du tambour, comme sur la toile tendue d’une lanterne
magique, je voyais s’inscrire trait par trait, s’effacer, reparaître, tous les
soupçons des spectateurs : les voyous notoires du pays, un oncle de l’enfant,
héritier éventuel, enfin la mère elle-même. L’image de celle-ci persista,
disparaissant un instant pour venir reconstituer la scène d’un égorgement
imaginaire. Cette femme, ardente, irréligieuse et peu bavarde, passait pour folle
dans le pays. Elle fixa les regards, les préventions. Faute de preuves suffisantes
d’innocence, elle fut incriminée, incarcérée, tandis qu’elle répétait d’un ton
monotone – comme une vache rumine – la tête vraiment perdue cette fois :
– Oui, c’est moi qui l’ai envoyé à la mort !
Cette parole fut comptée pour un aveu. Et la fille Claudanec marcha vers la
guillotine comme pour un départ vers la Terre Promise, riant à travers ses
larmesxviii…
– On a bien fait de la condamner, dit quelqu’un. Elle simule la folie.
Qu’importait à cette femme de vivre ? Elle simulait, certes, la foule avait
raison.
Le temps bat-il bien réellement en ce monde détraqué comme une vieille
horloge ? L’autre action – l’autre exécution – tout impossible que ce soit, me
semble simultanée.
Un soldat est de garde aux remparts. L’éclair de sa baïonnette me blesse
l’esprit. J’ai longuement roulé dans ma paume pâle la petite balle extraite du
corps de l’enfant – une balle de revolver d’ordonnance.
Je m’approche du factionnaire et lui emprunte son arme. Contre toute attente,
il se laisse dépouiller sans étonnement. Mais avant d’aller vérifier à l’écart mon
inspiration inexplicable, je ne puis m’empêcher de lui dire ces paroles
incongrues :
– Tenez, voici un vieux couteau de cuisine ébréché pour vous défendre en
mon absence…
Au revolver il manquait une seule balle, et celle-ci s’emboîtait – comme le
soulier de vair chaussait Cendrillon.
Le reste est l’affaire de la justice. Écoutons seulement la confession rapide du
soldat coupable :
« Tout mon malheur vient du goût funeste pour la chasse aux lapins que mon
père développa en moi dès l’enfance…
« Ce jour-là, étant de garde et trop oisif, je vis briller un point blanc mouvant,
pas plus gros, je vous le jure, que ma cible accoutumée… Non, je ne cherche pas
à me défendre : c’était un enfant, je le savais. Je visai pourtant, et mis dans le
cœur noir aussi proprement que devant un carton de tir – et sans guère plus
d’émoi. Non, je ne cherche pas à me montrer cynique…
« C’est en moi-même que s’est épanoui tout mon malheur, et vous n’y pouvez
rien. Il commença lorsque je sentis mon sang sortir de mes veines, se répandre
par tout mon corps, déborder – pis que la crue du fleuve ce printemps ! Mes bras
en étaient inondés, lourds et mous. J’avais peur de toucher mon visage, sûr de le
sentir gluant sous mes ongles visqueux ; et je levais mes mains vers le ciel autant
que je pouvais – prière bien involontaire – de peur de les voir suinter au sol cet
horrible liquide où je me débattais, abreuvé, noyé, suffocant. Et quand vos
hommes sont venus m’arrêter j’avais fait un trou dans la terre, comme un chat.
Et j’étais occupé, avec la brèche du couteau que voici, à me soulager de toute
cette saleté de sang qui m’écœure…
« Ne me faites pas attendre le couperet, je vous en conjure ! »
J’assistai à l’opération. J’en puis témoigner, le sang du misérable, coulant à
flots par dessus le baquet traditionnel, tacha de longs ruisselets convergents,
divergents, toute la place publique. Et chacun s’écartait de terreur d’une
éclaboussure.

La clé des songesxix

Le sang du soldat ne serait après tout qu’un symbole : notre esprit s’extravase
dans le sommeil. Ce rêve me répugne, et pourtant j’y tiens : sa valeur est pour
moi celle d’un ilote. Ne jamais perdre pied, regard de soi, conscience. La folie
n’est pas moins vaniteuse que la raison. L’âme est une sotte qu’il fait bon
remettre à sa place de temps en temps.
II

MOI-MÊME

(faute de mieux)
La sirène succombe à sa propre voix.
Les matelots sont bien trop occupés de la manœuvre du navire et du chant de
leur chair. La sirène est la seule victime de la sirène. Si plus tard d’autres proies
lui sont attribuées, nous n’y verrons jamais qu’une entreprise romanesque ou
commerciale : Nul n’est pris qu’à ses propres sortilèges.

L’inquiète aurore.

Un horizon perdu dans la brume des vagues. Fragile, un ciel de cristal, un ciel
pers…
(Ses yeux se troublent et pâlissent ; ses seins rôdent et leurs roses d’amour,
leurs pistils s’érigent.) – Soleil, rayons impatients !

À peine azur là-haut se meurent les turquoises. Plat et pommelé, mamelonné,


pareil aux champs de sable ou d’émeraude, dunes grises, désert de perle, c’est
déjà le matin monotone.

Pervers comme un paysage marin, l’enfant se lève et se contemple : Regard


triste ! – Faut-il donc vivre cette journée manquée ?

Impressions fausses.

– Encore ?
– Non, merci.
– Cet enfant n’est pas gourmand.
L’enfant (à part) : J’aime les chocolats de meilleure qualité.

– Jeunes filles, jeunes garçons ?


– Non, merci.
– Vous êtes chaste ?
– Sans doute.
Le jeune homme (redescendant l’escalier) : Enfers ! vos flammes ne sont pas
assez chaudes !
– Il est modeste (Par orgueil). – Il vit simplement (Par dégoût du faux luxe). –
Il est généreux (Car c’est moins facile de nuire avec noblesse). – Intelligent
(Faute de mieux). – Aimable (J’y suis forcé. La solitude, hélas ! exige une telle
magnificence de corps et d’âme !) – Discret, tolérant, bienveillant… (Méfiez-
vous de mes arrière-pensées !)

– Il a souffert avec audace ; il est mort sans une plainte… (Je suis masochiste,
et j’ai crié de joie si haut que vos faibles oreilles humaines n’en pouvaient rien
entendre.)

Fenêtre à guillotine.

Une feuille de verre. Où mettrai-je le tain ? En deçà, au delà ; devant ou


derrière la vitre ?
Devant. Je m’emprisonne. Je m’aveugle. Que m’importe, Passant, de te tendre
un miroir où tu te reconnaisses, fût-ce un miroir déformant et signé de ma main ?
Je ne suis pas marchand d’armoires à glace, ni de psychés comiques (tragiques,
soit ; mais tragédie banale. Le ridicule étant le propre de l’homme, cela ne
m’émeut pas.) Attractions repoussantes pour la grande foire à la chair
humaine…
Derrière. Je m’enferme également. Je ne saurai rien du dehors. Du moins je
connaîtrai mon visage – et peut-être me suffira-t-il assez pour me plaire.
Laisser la vitre claire, et selon les hasards et les heures voir confusément,
partiellement, tantôt les fugitifs et tantôt mon regard. Réciprocité parfaite. (Celui
que vous savez, profitant d’un « espion », perfectionna le jeu.) Vue trouble,
lignes brisées… Vous ne voulez pas vous arrêter, comprendre. Et moi-même le
puis-je ?
Alors, casser les vitres. Mais laisser passer le vitrier sans recours lâche. (Qui
répare ses maladresses les paye.)
Avec les morceaux, composer un vitrail. Travail de Byzance. Transparence,
opacité. Que aveu d’artifice ! Toujours je finirai par prononcer ma propre
condamnation. Je vous l’avais bien dit : remarquez l’enseigne – fenêtre à
guillotine…
Que mon serpent serre sa queue entre ses dents sans en démordre !

Alors supprimer les titres. Ce sont des clefs. Fausse pudeur.

S’exprimer : s’humilier ? – Oui, mais pour le bon motif.


Piétiner ça, cette chair de ma chair. S’appuyer au remords, peser sur ma
mémoire, sur ma statue obèse, seul tremplin qui ne me cède pas.
Cette chose informe, énorme, douloureuse, horriblement voluptueuse, est-elle
couchée en travers de ma route ? Arriviste de l’âme : se passer sur le corps.

« Âme ». J’ai abusé du mot. Superstition, manie de l’inconnaissable. Ce que je


ne puis mâcher, voilà ce que j’aime à me mettre sous la dent. « Amour », «
conscience », « Dieu », « désintéressement » !… Moi, juive au point d’utiliser
mes péchés à mon salut, de mettre en œuvre mes sous-produits, de me
surprendre continuellement, l’œil en crochet, au bord de ma propre poubelle !
Et quoi que ce soit que je ramène à moi, je le manipulerai, je lui appliquerai
toutes mes formules, je lui essayerai tous mes noms, tous mes trucs, je lui cède la
place. Ma fausse clef tentera toutes les serrures. N’en peut-elle forcer aucune ?
alors je la plante là. Mais devant moi.
Elle servira quand même. Un fil de fer noir ou vif, une tige. Une corolle de
papier plissé, une robe. Une belle idole.
En fin de compte : la paresse. Un instant je m’en contente. Je m’arrête. Tu m’a
prise en flagrant délit d’orgueil, pour si peu prosternée.

Je ferme les yeux et j’attends la berceuse visuelle. Image hypnagogique.


L’interprétation que j’en fais me trahit. Tant mieux : on n’a prise sur soi, on
n’apprend à se voir que par quelque judas.
En taillis profonds les roses d’un blanc pur et dur dardent leurs épines bleues.
Derrière, des feuillages pourpres et violets massent leur épaisseur, semble-t-il
infinie, contre quoi se pavanent des fleurs qui font la roue, corolles d’une
candeur précieuse, d’une candeur provocante : de pâles ancolies à peine nacrées,
des lis aux pollens méprisants, des nombrils d’Adonis aux tiges trop
soudainement élancées, d’une trop souple et maladroite croissance. De petites
digitales éclosent au long de ces tiges, hésitant d’être fleurs ou de paraître
feuilles, jeunes feuilles encore chrysalides…

Sur la mousse décolorée par l’ombre, Prince Charmant s’est condamné lui-
même à dormir sans tricher ; à dormir en attendant la délivrance digne de son
destin, digne et par là victorieuse de son orgueilleuse virginité ; à dormir
éternellement.
(Dans le Jardin des Purs Poisons l’innocence, parce que facile – ou plutôt
nécessaire – est terriblement surfaite, oubliant qu’elle y est trop commune pour
se nommer vertu.)

Parsifal approche des roses défensives, car il s’est senti désigné pour éveiller
le Princexx.
(Or Parsifal est pur tout autant qu’on peut l’être de l’autre côté des taillis : où
le mérite est grand, fut pénible et graduel, l’imperfection subsiste.)

Aussi l’air sans poussière et les fleurs sans odeur et la bouche du Prince aux
puretés absolues suffisent et de loin suffiront à nous suffoquer, nous et nos
vertus téméraires.

Cloisons étanches.
Ambition : Vivre sans tuteur, fût-on de l’espèce végétale.
Placer son idéal en soi-même, à l’abri des intempéries.

Il est des lignes convergentes. Elles ne se rencontrent pas longtemps. L’arrêt


est arbitraire. Continuez de faire vivre ces lignes, chacune dans sa propre
direction : vous les nommerez justement divergentes.
Deux parallèles se rencontrent à l’infini… Que les mots sont obligeants !…
C’est le verbiage des mauvais amis, ceux qui sachant bien qu’ils sont ratés,
vaincus d’avance, incapables de nous donner le bonheur ici-bas, nous l’offrent
généreusement ailleurs, aléatoire, nous ouvrant un crédit facile et sans garantie
du ciel dans l’après-mort.
On a dit de ne pas s’attacher au corps car la beauté n’est que jeu de lumière.
Éphémère. Illusion. Que dire alors de l’âme ? J’entends autrui corps et âme.
Corps et âme il faut s’attacher à soi-même. Équilibre. On change en même
temps que soi. On ne saurait se décevoir. Tu marches dans tes propres pas. Nul
danger de perdre ta trace. Le reste ? – Achète ceux qui t’amusent. Et l’or le plus
matériel, pour payer l’amitié, sera l’or le plus pur. Simple décor de ta maison.
Un beau jour : assez vu ! Déménage à la cloche de bois.
Amour ?… Les amants trop heureux forment un couple pareil au monstre
hermaphrodite ou encore aux frères siamois. Si l’on ne peut dénouer, il faut
couper cet enchevêtrement gordien, ce nœud de serpents…

Deux parallèles se rencontrent à l’infini… Je n’ai jamais pu sentir cette


définition. Qui me définira l’infini ? – On voit que je n’ai pas l’esprit
scientifique.

La boxe contre l’ombre.


Je suis (le « je » est) un résultat de Dieu multiplié par Dieu divisé par Dieu :
Dieu ×
=moi = Dieu
Dieu
DIEU

(En voilà des façons de traiter l’absolu ! On voit que… etcxxi…)

À qui se fier, Seigneur ?

Qu’il nous trompe (quel qu’il soit), qu’il se trompe un seul coup, nous perdons
confiance. Mais, entre mille tâtonnements, qu’une seule fois j’aie mis le doigt
sur Dieu, (au fond du cœur et j’aurai beau m’en défendre) me voilà passé
prophète.

De l’invisible, ma vigie soudain s’exalte et crie : Universxxii !


Mais l’orgueil ne tarde pas à me tomber des mains et je vous donne mon
suffrage.
Avec toi je passe parole à l’adversaire : Quelle prétention ! C’est une
maniaque, elle en voit partout.

Circonscrire et surprendre le miracle. Que la bouderie, le renoncement, le


jeûne, me servent à simplifier mes alentours.
Je ferme les yeux pour délimiter l’orgie. Il y a trop de tout. Je me tais. Je
retiens mon haleine. Je me couche en rond, j’abandonne mes bords, je me replie
vers un centre imaginaire…
Enfant, déjà je jouais ce jeu d’infirme : Ce sera plus facile à cloche-pied.
Distribuer le gâteau en retranchant ma part. Si un cube n’entre pas dans ma
construction, je le supprime. Un à un je les retire tous.
Ce n’est pas sans arrière-pensée… Je me fais raser les cheveux, arracher les
dents, les seins – tout ce qui gêne ou impatiente mon regard – l’estomac, les
ovaires, le cerveau conscient et enkysté. Quand je n’aurai plus qu’une carte en
main, qu’un battement de cœur à noter, mais à la perfection, bien sûr je gagnerai
la partiexxiii.

Post-mortem. – Non. Même alors, réduite à rien, je n’y comprendrais rien. Pas
davantage. Qui ne peut avaler le tout n’en peut avaler le plus petit morceau.

N’importe qui, devant n’importe quoi, peut aussi bien s’émerveiller :


(flattant son microscope) : Univers !
(décourageant son télescope) : Atomes !

Tendance à tout pousser à l’absolu, donc : à l’absurde.

Self-love.
La mort de Narcissexxiv m’a toujours paru la plus incompréhensible. Une
seule explication s’impose : Narcisse ne s’aimait pas. Il s’est laissé tromper par
une image. Il n’a pas su traverser les apparences. S’il eût aimé un visage de
nymphe au lieu du sien, sa mortelle impuissance fût demeurée la même.
Mais s’il eût su s’aimer par-delà son mirage, son sort heureux eût été, digne de
l’envie des siècles, le symbole du paradis vital, le mythe de l’homme privilégié.

Il pouvait, le bel enfant, tirer de son objet l’infini, alors que nous en restons à
quelques vibrations, toujours les mêmes, que nous en restons là.
Ô Narcisse, tu pouvais t’aimer en tout : soleil, ton frère, plus beau dans la nuit
lasse, qui sur la lune mire une pâleur qu’il ne se lasse d’admirer ; lune, qui ne
peut voir son corps que dans le lac où il s’allonge jusqu’à l’aube ; toutes
couleurs éparses, dont chacune épie sa copie la plus fidèle parmi les ancolies
multicolores de la vallée ; miels où les fleurs recherchent leur parfum, et dont les
abeilles, tes sœurs, sont elles-mêmes friandes…
Tu pouvais t’aimer parmi les sylvains et les nymphes, miroirs fidèles ou
flatteurs, instruments inconscients d’une volonté distincte, inconciliable par le
seul fait que tu aurais su divinement t’isoler de l’univers, te sentir, te connaître et
t’aimer.

Peut-il mourir étiolé ce Narcisse, chez qui l’amour de soi se réalise dans un
égoïsme à deux, à plusieurs, à tous, dans l’orgie universelle ?

Self-love.
Une main crispée sur un miroir – une bouche, des narines palpitantes – entre
des paupières pâmées, la fixité folle de prunelles élargies… Dans l’horizon
brutal d’une lampe électrique, en blond, mauve et vert sous les étoiles, voilà tout,
par pudeur ! ce que je voudrais éclairer du mystère : le néo-narcissisme d’une
humanité pratique.
Mon tableau serait de cette époque hypocrite et sensuelle où les hommes
préfèreront leur propre contact et son muet mépris à l’amour bavard des autres.
Croirait-on la chose impossible ? On oppose à ce tableau les morales et les
autres amours. Pourtant le tain des miroirs épaissit. Non plus absolu, mais
aimablement relatif, l’être s’individualise. L’orgueil devient vertu. Le corps se
connaît et s’absout.
Le mythe de Narcisse est partout. Il nous hante. Il a sans cesse inspiré ce qui
perfectionne la vie, depuis le jour fatal où fut captée l’onde sans ride. Car
l’invention du métal poli est d’une claire étymologie narcissienne.
Le bronze – l’argent – le verre : nos miroirs sont presque parfaits. Nous
souffrons encore de leur position verticale ; c’est déjà plus confortable qu’un
plat-ventre sur le gazon. Les paresseux étendus sur leur ombre se mirent dans le
ciel. Mais pour peu qu’un fâcheux les tire de leur mollesse, avec un bruit de
verre cassé le reflet se brise.
Il faudrait maintenant fixer l’image dans le temps comme dans l’espace, saisir
des mouvements accomplis – se surprendre de dos enfin.
« Miroir », « fixer », voilà des mots qui n’ont rien à faire ici.
En somme, ce qui gêne le plus Narcisse le voyeur, c’est l’insuffisance, la
discontinuité de son propre regard.

Narcisse et Narcisse.

Contrat de mariage :
C’est aussi bête qu’un baptême. Mais si j’ai la grâce de ne point abjurer ma
foi, la belle revanche ! Catéchisme, communion, confirmation, la messe et tout !

Abjuration :
Suicide – divorce pour incompatibilité d’humeur.

Jalousie :
Se prendre en flagrant délit d’infidélité à son tempérament.

Adultère :
Chez certains le corps, chez d’autres l’âme, jouent le rôle de mari
complaisant.

Les beaux-parents :
Tantôt ils nous séparent, tantôt ils nous réconcilient. Mais ils n’en ont jamais
rien su.
Narcissisme intégral.
Non-coopération avec Dieu. Résistance passive.

Remis à huitaine.
Dans les bras du destin, l’homme se débattant :
– Pas encore, Seigneur ! Je n’ai que quatre-vingt-dix ans. Avoue qu’il serait
prématuré de juger mon œuvre, cette ébauche de corps et d’âme.

Jeux tranquilles.
C’est bien le supplice de Tantale. Mais ce qui désespère Narcisse, ce n’est pas
de ne pouvoir se boire, ce n’est pas le solide, l’infrangible espace pris dans les
glaces, le froid qui sépare la vitre de l’image. Il existe entre lui et lui-même autre
chose à briser. Toujours un quartier de lune, jamais la plénitude. Toujours une
clarté partielle. Il voit de son idéal assez pour le dégoûter du reste du monde –
peu, trop peu, rien pour le contenter.
Un regard l’attire, une bouche le repousse. Il se présente à l’examen fier d’un
pouvoir nouveau et se voit opposer l’envers de sa conquête : ce pouvoir, c’est
une faiblesse nouvelle.
Quels démentis le rêve n’apporte-t-il pas à la réalité mensongère ? – Je veux
cette pensée, je la vois… Arrêtez-la, reproduisez-la dans le ciel. Ce muscle, je
l’ai cruellement sculpté ; va-t-il fondre à ma propre chaleur tandis que je
m’essouffle à quelque autre embellissement, tandis qu’il me reste tant à faire.
Pourquoi Dieu me force-t-il à changer de visage ? Pourquoi Dieu bouleverse-
t-il mes pénibles vertus ? Sous la dent de cette Pénélope, le fil d’araignée
craque… Pourquoi me défait-on sitôt que je ferme les yeux ?
Je ne puis répondre à mes propres questions. Peut-être une autre fois poserai-
je mieux mes filets…
III

E. D. M.
« Tu n’as pourtant pas la prétention d’être plus pédéraste que
moi ?… »
DÉLECTATIONS
MOROSES

(de l’oubli)
On a relevé le rideau
cinq fois,
six fois peut-être ;
mais il a fini par rester baissé,
non levé, sur l’Acteur.

Je reste seule avec ma proie


palpitante et qui va m’échapper,
seule dans une foule
floue et qui va se ramifiant au loin,
penchée sur un problème
aux données insuffisantes.

Je m’efforcerai de revoir ses cheveux flottants


estompés dans le décor,
résille d’astres,
subtil réseau de la nuit dépeignée…

En vain,
Ma mémoire se gonfle en vain.

Auprès de toi,
Vie,
(Acteur)
que je suis pauvre !
Reviens,
fût-ce dans un rôle laid,
me délivrer du souvenir
morose,
remplir mes yeux
vides,
me contraindre à lever une paupière de plus.

En vain.
Ma mémoire se gonfle en vain,
gorgée de ses faux trésors.
Tout ce que je tire de là,
flétri, sans consistance,
est comme algue sortie de l’eau.

C’est toute ma vie que j’en tire,


toute remise en question
pour n’avoir pas su vivre en sorte
qu’au jour d’épreuve,
au jour de fête,
qu’aujourd’hui
j’aie pu prolonger d’un instant
cet instant coulé sans traces.
(de l’oubli)
Certains plaisirs trop frais
pour donner toute leur saveur
ont besoin de fermenter
comme le jus du raisin
et de vieillir
dans les caves de notre mémoire.

On doutera désormais
si la délectation morose,
passée au tamis du temps,
n’est pas préférable au plaisir.
Elle en est le suc,
la liqueur perverse,
concentrée, épurée,
plus forte et plus durable.

Si tu préfères le vin blond


à la grappe hâlée,
tu feras chaque saison
la vendange de tes souvenirs.
Et tu les boiras sans hâte.

(d’un enfant difficile)


Reconnais en ce fils
le mystérieux mélange
des semences.
Et quand l’amour sera passé,
devant sa preuve grandissante
recueille-toi
et douloureusement te réjouis.
Qu’un sourire descendant
explique et démente
ce pli amer de ta bouche.

Sois indulgente à votre fils ;


soigne-le bien cet hypocrite,
embellis ce souvenir qui en dit long,
rends-lui grâce :
Tu peux nous faire croire à l’amour admirable
qui jadis ne fut pas le vôtre.

(de l’amour)
Ils ont passé près de moi
les amants,
plus aimants et plus purs que jamais nous ne fûmes,
ensevelis sous l’amoncellement des caresses.

Ils ont ignoré ma présence


envieuse, admirative ou scandalisée.
Ils ont passé près de moi sans me voir,
insoucieux de qualifier mon émotion.
Et plus que tout
leur dédain me fut durement délectable.
Et leur douceur me plut qui se laisse observer.

Amants, ne craignez rien de moi :


Ma jalousie flotte entre vous, indécise…
C’est seulement à votre abstraction que j’en veux.

(de l’art)
Ces marbres fermes et polis
plus que la peau la mieux poncée,
ces corps blancs et minces
plus que l’éphèbe le mieux fait,
muscles chers aux sculpteurs…
– N’ont-ils pas ennobli leurs modèles ?
J’accorde que ces froides noblesses
découragent les amants audacieux…
– Et encore ! dirait Lucien de Samosatexxv.

Mais pour ceux qui cherchent humainement


l’évocation d’un souvenir,
de quel secours sont ces images tangibles !

L’art est la délectation morose par excellence,


un triste et tendre essai d’éterniser nos dilections,
de rappeler l’amour qui passe.

(d’un moment pénible)


– Sur le moment, je t’assure,
cela n’avait rien d’agréable ;
ça n’avait l’air de rien.

Volupté morose
mûrie par la mémoire…
C’est maintenant qu’il est bon d’en souffrir.

Vocation

A-t-on le droit d’être jaloux de toi ? Lequel à notre époque est assez riche
pour te posséder ? Auquel permettrait-on de t’enfermer ? Tu es trop beau, trop
cher, trop célèbre ! Tu es pièce de musée, bien public.
Osera-t-on blâmer la Vénus de Praxitèlexxvi de s’offrir à tous : nue, tentatrice,
impudique – indifférente ?

Les mendiants incompris

Qui veut des caresses reçoit des coups. Retournez la phrase et dites avec moi :
« C’est une honte pire ! c’est l’affront suprême ! »

À ceux-ci, on demande un peu d’or, sinon de l’or (qui n’existe plus) un


produit similaire. Pas de vaines formules : qu’on me signe un chèque et qu’on
n’en parle plus.
Ils donneront bien volontiers plus qu’on ne leur demande (le superflu à défaut
du nécessaire) : de bonnes paroles, des conseils sonnants et trébuchants…

À ceux-là (qui ne sont pas les mêmes), on demande un peu d’amour, de «


semble-amour ». On se contenterait d’espèces fausses, de faux sourires, d’un
bouton de culotte… On promet de ne pas vérifier leur aumône.
Mais voici qu’ils vous offrent, au lieu du cher verbe attendu, un billet de
faveur, un dîner – une pièce de cent sous.

Simagrées.

On dit « le Feu du Cielxxvii », pour simplifier, comme on dit aux enfants


qu’ils naissent dans les choux. En réalité, Sodome s’embrasa d’elle-même au
contact amoureux de ses habitants avec les Anges du Seigneur Dieu.
Ce maître des cérémonies, parcimonieux, n’en avait donné qu’une couple – ô
communisme !… Il fallait aller vite. Frottez ensemble deux silex, vous verrez
jaillir les étincelles ! Le bois sec lui-même (si tu sais comment t’y prendre) est
inflammable.

Quatrième dimension

Mon ange est souvent en retard. Je l’attends volontiers. Mais que reste-t-il de
moi, quand enfin le voici ?
Un appel. – Au secours ! Mais pourquoi ? Pourquoi t’ai-je appelé ? La
tension, la résistance. Je me suis endormie, paralysée. J’ai bougé sans le savoir :
ma foule m’a bousculée…
L’ange arrive et la chose m’échappe où son intervention pouvait nous donner
l’univers ou l’amour.

Clairvoyant

Le féminisme est déjà dans les fées. Les magiciens montreront à nos petits
garçons qu’on peut se passer de ces nourrices sèches. Et la vie n’en sera ni moins
continue, ni moins discontinue.

Il était une fois deux mages dont la patience était célèbre. Ils avaient remonté
le cours des fleuves et le courant de mer où les poissons se chauffent. Ils avaient
amoureusement regardé s’accomplir la reproduction de divers animaux, de
l’anémone à l’homme. Ils savaient composer la semence philosophale.
Un soir de pleine lune (la lune est de la partie), nos deux savants convièrent à
leurs noces toute la gente magicienne, éparse parmi les peuples. Et s’étant
traditionnellement unis, ils déposèrent dans le berceau, placé là par une
anticipation favorable, deux petites limaces : l’une mince, agile, verte et blanche
; l’autre blanche et verte, menue, entortillée. En un clin d’œil elles étaient
mélangées, ne formaient plus qu’un corps. C’était une graine tout-à-fait
ordinaire, un grain de blé germant, éclatant, bourgeonnant.
Et la foule étonnée vit croître un petit homme sous ses yeux, tout de même
qu’une plante dans le pot de fleurs du fakir sans scrupule. À chaque nouvelle
pousse, on s’attendait qu’il lui manquât un membre. Il n’en fut rien pourtant.
Rien ne manquait, semblait-il, au naturel ni même à la beauté du nouveau-né.
Dès qu’il cessa de grandir à vue d’œil – après sept secondes – l’enfant fut élu
Prince (on ne pouvait faire moins !). Et les deux époux disparurent, craignant de
gêner leur fils par une si douteuse et trop discutable paternité.
Il avait alors quatorze ans, ayant vécu deux années par seconde. Déjà maître
des corps, il le fut bientôt des âmes. Tous l’aimaient – toutes surtout. Mais les
plus belles vierges, les fées s’humiliant, les femmes accomplies, lui firent de
vaines sollicitations. Il avait l’horreur d’un sexe dont il voyait toutes les
faiblesses, n’ayant point eu de mère pour déposer, couver et faire éclore l’amour
aveugle dans son cœur.
C’est le rôle des femmes, le seul qui leur importe : inspirer au nouveau venu le
culte du sein quel qu’il soit : blanc ou noir, informe ou difforme, de glace, ou de
flamme, ou de cendre.
Autour du Prince les amoureuses rusées chuchotèrent, prétendirent qu’en
elles, en elles seules, gîtait le mystère sans mystère, l’équivalent du monde avec
sa raison d’être, les phases des marées, la pulsation du sol, l’orgasme des
planètes, tout ce qui, par quelque maléfice, lui demeurait impénétrable.
Clairvoyant n’entendit que ce mot : « maléfice », et s’en alla songeur… Sa
naissance, on la disait obscure. Il messied à la dignité d’un noble d’ignorer ses
ancêtres. Il se mit à leur recherche.
Ce fut chose facile : La double graine androgyne est un mélange aux
proportions impondérables ; et ce mélange peut produire un corps nouveau,
différant de ceux qui l’ont formé, contraire, hostile à tous rapprochements. Mais
les graines mâles se juxtaposent, et leur alliage est une addition simple et stable.
Le Prince n’hésita point à reconnaître son père et sa mère – disons mieux : ses
parents. Il se plaignit à eux de l’excès de franchise par quoi ses sens rendaient
stérile tout ce qui l’approchait et tout ce qu’il touchait.
« Tu veux l’illusion, mon fils ? » dit le magicien le moins sage (car l’autre
était muet). « Regarde mon époux, mon frère : tu nous a profondément déçus.
« Cependant, j’exaucerai ton caprice. Prends cette bague : elle contient le
germe qui manquait, celui que nous avions voulu t’épargner lors de ta
naissance… »
Le jeune gars déraisonnable mit à son doigt l’anneau de fiançailles et sortit
dans la nuit.
Au troisième pas qu’il fit, le voici qui s’arrête émerveillé : « La chaste,
l’idéale et gracieuse image ! Ce ne peut être qu’une déesse… » Car nous
nommons toujours chaste ce qui nous porte à la peau.
Il s’élance… et la truie (car c’était une truie) qui n’avait pas de préjugés, point
de sotte prévention contre la chair humaine, après un bref grognement de
surprise et d’amour, engoula corps et biens la truffe inespérée, d’une blanche et
monstrueuse espèce. Puis, savourée lentement, se l’assimila.
IV

C. M. C.
Qu’il me soit permis d’avertir les jeunes imprudentes : voir le
piège n’empêche pas de s’y laisser prendre et cela double le plaisir.
AURIGExxviii

PORTRAIT

Férocité, luxure, un égoïsme monstrueux… Il y a bien des circonstances, des


détails contradictoires ; on pourrait atténuer… à quoi bon ? Sachons ne choisir
que l’essentiel. Enthousiasmes faciles, incessants et fidèles – mais dureté de
cœur.
Des seins superflus ; les dents irrégulières, inefficaces ; les yeux et les
cheveux du ton le plus banal ; des mains assez fines, mais tordues, déformées.
La tête ovale de l’esclave ; le front trop haut… ou trop bas ; un nez bien réussi
dans son genre – un genre affreux ; la bouche trop sensuelle : cela peut plaire
tant qu’on a faim, mais dès qu’on a mangé ça vous écœure ; le menton à peine
assez saillant ; et par tout le corps des muscles seulement esquissés.
Victorieuse !… parfois victorieuse des plus atroces gênes, une adresse tardive
corrige une ombre, un geste imprudent – et la beauté renaît.
Car devant son miroir Aurige est touchée de la grâce. Elle consent à se
reconnaître. Et l’illusion qu’elle crée pour elle-même s’étend à quelques autres.

HORS-TEXTE

La parole est à l’accusée :


« À la recherche de l’homme. Voilà où j’en suis. Mais il n’en fut pas toujours
de même : enfant, ne lui jurai-je pas un éternel amour ? Comme elle était sensée
déjà ! Il m’en souvient très bien (la souffrance d’alors m’a formé la mémoire :
une mémoire à vif), très bien, ô sagesse précoce ! – car tu me répondais : « Tu as
tort… et moi, non ! je ne te promets rien de pareil… Combien de temps ? Je ne
sais pas. Sais-je seulement si je t’aime… Oui, je me marierai… Quand ? Bientôt,
n’en doute pas. » – Franchise admirable ! et perdue… J’étais incapable de
l’apprécier – et cela se comprend : passionnée, presque hystérique, indigne… et
bien loin d’envier, haïssant si fort toute la sérénité du monde !
« À force d’insister j’obtins qu’elle me promit un an – ce qu’elle ne consentit
pourtant qu’à regret. Elle me mit à la porte ce jour-là, s’enferma dans sa
chambre, seule, pour méditer une décision si grave. Elle sortit. Je revins : Eh
bien ? dis-je (car j’y pensais toujours. Elle aussi d’ailleurs). Mais elle répondit :
« Eh bien ! quoi ?… Je vais au jardin : maman réclame ses fleurs. Tu restes ici ?
» On ne se débarrasse pas de moi si facilement. Je m’entête : Toujours, dis,
toujours ? – Je marchande ; et voyant qu’elle va se fâcher je rabaisse mes
prétentions : Un an, dis, un an ? Promets-moi un an, ce n’est pas grand’chose…
Alors, ne pouvant plus se dérober, elle me regarde durement, réfléchie, sérieuse :
« Un an, soit. » Et cela, comme une aumône à un pauvre qu’on sait simulateur,
pour qu’enfin je la laisse en repos.
« Pourtant cette promesse n’était point une pièce fausse ; mais elle l’avait
pesée, elle comptait la tenir. Elle la tint largement. Avant tout, et pour sa propre
estime, elle est absolument loyale.
« Ce fut là le méchant début de nos amours. Et voilà bientôt quinze années…
»

PORTRAITS PSYCHOLOGIQUES
Non. Je ne tracerai que des ébauches. Quand on a fini de démonter la
mécanique, le mystère reste entier. Parfois le hasard nous met dans la main un
petit échantillon d’âme. Nous le rangeons dans un tiroir. Il sera bientôt
impossible d’y assortir la pièce d’étoffe dont il a fait partie, devenue robe ou
rideau, passée, lavée, souvent reteinte. Encore ma comparaison est-elle bien
faible et pauvre.
J’aurai pourtant plaisir à dire quelques mots injustes et provisoires, à en dire
assez pour faire sentir quelle force d’illusion chacun porte en ses glandes, force
qui lui permet de négliger un instant les dissentiments les plus caractérisés.
Admettant que le propre de l’homme soit de laisser gouverner sa vie par : la
peur, l’instinct sexuel, la vanité, la cupidité, la manie du mensonge, l’idolâtrie de
soi-même, l’orgueil – et toutes les nuances de ces sept vertus – je voudrais me
contenter de noter qu’Aurige représente ici l’amour-propre, son maître la peur et
la fierté, et son amant la vanité mondaine. Tous trois, bien entendu, au début de
la crise devront sacrifier à l’instinct sexuel. Mais vite leurs démons familiers
reprendront le dessus.

Ouvrons un instant ce tryptique :


A : Aurige
traits principaux : la faiblesse et l’égoïsme.
idéals proclamés : la force sous toutes ses formes, la volonté de changer, de se
refaire.
B : le propriétaire d’Aurige
trait principal : la réserve.
idéal secret : la dignité.
C : le poète, amant d’Aurige
traits principaux : le besoin de se mêler de tout, une énergie inconstante et
gaspillée.
idéal proclamé : le renoncement.

C’est par trop sommaire. Je ne les définirai jamais aussi bien qu’ils se
définissent eux-mêmes. Je vais leur poser des questions et transcrire leurs
réponses. Ça vaudra mieux ; on peut être sûr qu’ils se trahiront quoi qu’ils
disent.

Que voudriez-vous être ?


A – Plus et mieux. Ma propre perfection. Et toutes les autres par-dessus le
marché.
B – Un poisson dans la mer, un lézard au soleil – un phoque, un animal
heureux.
C – Le Bouddha, un grand homme, un auteur dramatique en vue, some great
poet like Swinburne or Baudelaire, une asphodèle ou toute autre fleur car toutes
sont belles, un simple gentilhomme fermier de très vieille noblesse retiré du
monde ou Çakya-Mounixxix… Une reine orientale perverse et raffinée à qui nul
ne résiste et qui n’a que mépris pour tous ses soupirants…

Que voudriez-vous faire ?


A – L’Impossible.
B – Mais vivre tout simplement, et vivre sans rien faire.
C – Écrire de belles comédies dramatiques, vivre dans le calme des champs ou
dans la beauté d’un riche palais, servi par mille esclaves d’un grand luxe, réussir
la vie de tous mes amis, lancer les plus fameuses vedettes, mettre en scène la
pièce de X… qui ferait courir tout Paris et rapporterait beaucoup d’argent au
pauvre Z… qui en a tant besoin, faire taire Aurige, parler à la place de Jack.

Que voudriez-vous connaître ?


A – Les moyens de parvenir à réaliser l’impossible, des trucs s’il en existe. Le
chemin à suivre – mais le temps presse : un raccourci.
B – Tout ce qu’il est parfaitement inutile de savoir. Mes curiosités mentales
sont illimitées. Mais je ne suis pas curieux de mes émotions, et je souhaite éviter
tout ce qui les éveille. Physiquement, je l’ai dit, je voudrais posséder à fond les
instincts de défense et de protection les plus efficaces.
C – La véritable science occulte des initiés (j’en connais du reste une grande
partie). Je voudrais savoir comment guérir les maux des hommes, quel régime
suivre contre mes rhumatismes, quel contre-poison donner à l’amour hystérique
de nos maîtresses affolées… S’il y a vraiment des hermaphrodites, si Mme X…
couche avec des hommes. Connaître un philtre d’amour et d’immortalité, la
recette de la ciguë que prit Socrate pour mourir en beauté.

Ce qui vous caractérise. Quels sont vos traits les plus marqués ?
A – L’empire de mon corps sur ma volonté de puissance, les tyrannies de sa
faiblessexxx. L’inaptitude à saisir les réalités objectives, à m’adapter à ce
changement incessant de la vie. Un esprit lent, pesant ; des réactions tardives.
L’orgueil de tout ce que je voudrais être, du moi superlatif. La dépréciation
systématique de toute actualité, à commencer par la mienne. Timidité par self-
consciousness. Superstitions, mais jamais traditionnelles ; je ne crois qu’aux
monstres que j’ai fabriqués moi-même, je ne croirai qu’au Messie qui descendra
pour moi en moi, sur mesure et sans pareil. Impuissance de rien imaginer qui soit
concret, des noms propres par exemple. Amour de l’abstraction, des symboles.
B – La tolérance, le respect des droits d’autrui. Le sens de mes responsabilités.
Toujours tenir parole, si désagréable que ce soit. Le dédain de tout ce qui est
voyant, tapageur, de mauvais goût. La peur toujours de me surestimer. Une
véritable frousse de l’opinion des gens, de ceux-là même que je méprise le plus,
– du moins de leur désapprobation manifeste : elle m’est physiquement
désagréable. Une grande indifférence à mes propres désirs dès qu’on y fait
obstacle. L’horreur des initiatives, de toute nouveauté, de risquer un échec. Une
mauvaise volonté à admettre mes torts dans les petits faits, le détail. Mais dans
l’ensemble, une modestie qui semble effarer mes amis. Ils ne savent pas qu’au
fond je ne perds jamais le sentiment de ma supériorité secrète, de ma déesse
Raison. Un sens critique actif et subtil. Le goût de la discussion, de la logique,
de la précision, de la poésie, de l’illogisme avec ses papiers en règle, des mots
pour les mots. La terreur de tous les ridicules.
C – Le sens du théâtre, l’amour de la beauté, de la poésie, du raffinement, une
éducation de gentilhomme, le pardon des offenses, la protection du faible,
l’amour des animaux, la prodigalité, le courage, l’énergie, l’intelligence, le sens
pratique, l’imagination poétique. Vitesse foudroyante de la pensée.
Clairvoyance. Ascétisme. Force créatrice.

Quels sont vos traits les moins marqués ?


A – Courage, persévérance physique, ce qu’on appelle volonté, altruisme, sens
pratique, – non dans la conception mais toujours dans la réalisation.
B – La vanité. Toutes les qualités que nous autres Français nous considérons
comme l’apanage des Américains et des Juifs : les ambitions brutales et les ruses
offensives, voire même défensives. Oui, jusqu’à un certain point, l’instinct de
conservation.
C – Égoïsme, vanité, scepticisme, plaisir de détruire les choses, hypocrisie
anglaise, impudeur française, entêtement, sensualité.

Ce qui vous plaît en vous ?


A – Mon étonnement inlassable devant la vie. Mes questions enfantines. La
sympathie que j’éprouve au premier coup d’œil (si peu qu’elle dure), au premier
mot, pour n’importe qui. Mon refus de rien juger sans tout prendre en
considération. Mon irrésolution morale. Ma scrupuleuse et scandaleuse
franchise. Mon besoin de perfection.
B – C’est la question la plus difficile. Je n’y ai jamais réfléchi. Je n’y puis
répondre que d’une façon négative : Ce qui pourrait être plus mal. Cependant,
pour donner une réponse positive, le sens commun.
C – Mon équanimité, ma bonne éducation, ma virilité, mon détachement des
choses matérielles. La sagesse du philosophe et la passion humaine du poète.

Ce qui vous déplaît le plus en vous ?


A – Ma lâcheté.
B – Tout ce qui peut me faire souffrir ou faire souffrir les autres.
C – Ma fatigue, mes rhumatismes, ma mauvaise circulation sanguine, mon
imparfaite raison terrestre. Mon excessive longanimité, ma douceur exagérée,
ma sensibilité et ma générosité sans bornes.

Ce qui vous déplaît le plus en général ?


A – Être prise au dépourvu, être contrainte à changer mes projets, à répondre
sans préparation, à écrire sans ratures, à me montrer sans fards, même si ces
fards m’enlaidissent le teint, à souffrir avec des nerfs mal tendus. Mon corps
vient de répondre. – Du point de vue de la sensibilité, je répondrai : les êtres
humains. Tout ce qui me paraît en eux superficiel, conventionnel, injuste,
cupide, irraisonné, de seconde main. La cruauté humaine. Mais je devine qu’il
s’agit là non tant de dégoût que de peur. Je m’identifie toujours aux victimes. –
Il me semble difficile de répondre du point de vue intellectuel, à moins que je ne
dise : Il me déplaît, seule à seule, de me prendre en défaut, même s’il s’agit
d’une bagatelle. Du coup je perds confiance dans l’univers entier. En somme,
c’est encore une attitude passionnelle.
B – La vulgarité, la déraison, la faiblesse d’esprit, la laideur, le manque
d’empire sur soi. Et tout ce qui affecte désagréablement les sens.
C – La laideur, la méchanceté, la prétention, la bêtise, la paresse anglo-sax, la
tyrannie et l’entêtement breton, les scènes, la colère, l’ingratitude, la suffisance
et la fatuité. La cruauté des hommes envers les chevaux et les mouches.
Ce qui vous plaît ?
A – Pour mon corps : le calme, le silence, l’obscurité, le soleil, le bain dans la
mer à l’aurore (en été), l’ivresse légère donnée par quelques jours de jeûne. Pour
mes passions : les êtres humains, leur force, leur santé, leur équilibre ; mais aussi
les beaux déséquilibres et les belles faiblesses. Me reconnaître en elles idéalisée
par une chair plus séduisante que la mienne. Pour le reste : tout ce qui me donne
fortement l’illusion de quelque chose de neuf et cependant assimilable.
B – Le sommeil, les rêves, la mer, le soleil, la gaieté, les sports, les livres, les
tableaux, le silence, la contemplation (rêverie). Protéger et même tyranniser un
peu. Les animaux, les enfants. Les idées.
C – Les animaux, les arbres innocents, les fleurs, les belles femmes raffinées
et perverses, suprêmement indifférentes et détachées, la Nature, Çakya-Mouni et
l’Art du Poète.
Qu’espérez-vous ?
A – L’inconnu, un espoir inédit. Toujours le miracle au prochain numéro.
B – Le passé. La répétition du passé jusqu’à la mort. Je veux dire que c’est ce
que je puis prévoir de plus heureux. Je n’attends rien de l’avenir. Rien que
d’ordinaire. Ou alors l’atmosphère des rêves, la vie devenue facile. Ou le
sommeil éternel avec ou sans rêves.
C – Le nirvâna.

Que redoutez-vous ?
A – L’inconnu. La coïncidence d’un abandon de moi et de mon maître qui
parvient à s’interposer pour me cacher mes vides, mes récréations stupides, mes
absences. Me sentir au-dessous de mon propre niveau, si bas soit-il déjà. Une
souffrance physique intolérable.
B – La souffrance.
C – Le recommencement du passé.
Moments les plus heureux de toute votre vie ?
A – Le rêve. Imaginer que je suis autre. Me jouer mon rôle préféré.
B – L’indifférence. Le sommeil. Les rêves. Ou la vie simple purement
physique.
C – Ça c’est indiscret par exemple ! – et peu intéressant.

Les plus malheureux ?


A – Souffrance physique, sentimentale, intellectuelle. Je ne saurais décider
laquelle est pire.
B – Quand les autres m’embêtent. Quand Aurige est de mauvaise humeur. Le
souci de l’avenir, l’irrésolution, l’insomnie.
C – Quand je vois mourir celles qui m’ont aimé.
Pourquoi craignez-vous de mourir subitement, à cet instant précis ?
A – Je laisse en plan ma phrase inachevée. Quel repos ! Mon angoisse ne
dépend pas de quand mais de comment il faudra tout plaquer. Et là, j’avoue, la
lâcheté de ce corps, de ce chien, m’épouvante.
B – Je ne le crains pas.
C – Certainement pas, au contraire. Question stupide !

Pourquoi préférez-vous votre propre personne à toute autre ?


A – Parce que cette personne est la seule dont je dispose pour préférer le reste.
Qu’elle est la plus proche, l’instrument que j’ai sous la main. Parce que je sens,
parce que je suis, parce que je ne peux pas faire autrement.
B – Mais il n’en est rien. Si parfois il m’arrive de me montrer quelque
préférence, c’est par distraction. En fait, Aurige a toujours le pas sur moi. En
pensée, je juge quantité d’autres préférables à nous.
C – Des injures maintenant ? Me préférer ! Le premier gentleman venu vous
répondra comme il convient.

EXPLICATIONS

B – Écoute, Aurige ! Si c’est lui que tu aimes, quitte-moi. Je ne le désire pas,


mais je m’en consolerai… Ne va pas te croire indispensable.
A – (Que répondre à cela ?)… Ce n’est pas lui que j’aime assez pour te
quitter…
B – Alors, Aurige, puisqu’après tout c’est moi que tu aimes, il faut être
honnête et cesser de mentir.
A – (Que répondre à cela ?)… Je ne souhaite pas mentir. C’est lui, c’est toi
qui m’y contrains. Ce n’est certes pas lui, mais je crains que ce ne soit point toi
non plus que j’aime… assez pour être « honnête ». (Existe-t-il, celui ?… non,
non ! mais plutôt : est-il bien nécessaire d’être « honnête » ?)

C – Restez avec votre Maître, Aurige, mais couchez avec moi. Il vous
soignera mieux que je ne pourrais faire… (traduisez : je n’aurai pas cette peine)
– et moi je serai là pour l’Art, le Rêve, l’Amour… Il faut seulement me
promettre – quand tu fais l’amour à ton maître, je m’en aperçois toujours, tu le
sais – me promettre de n’aimer que moi seul, de ne coucher qu’avec moi seul…
A – (Enfin à cela je puis répondre !)… Mais pourquoi, pourquoi ? puisque je
me sens de force à coucher avec vous deux.

LETTRES D’AURIGE AU POÈTE

Lettre morte : Tu ne prendras


pas en vain le nom d’amour.

Que ces heures furent courtes !… Comment ai-je eu le triste courage de partir
alors que vous permettiez de rester ? Cela me semble à présent surhumain – et
tellement idiot ! N’aurais-je pas dû attendre que l’on me chassât… ou presque…
Je me console (mal) en pensant que j’ai saisi la seule chance d’être regrettée…

Quoi ! près d’êtres si merveilleux… vous auriez eu le temps de penser à moi !


moi si petit… It’s a mistake, but do make it still. Continuez-la moi cette si douce
erreur.

… alors, ô précieux souvenir, peut-être viendras-tu te réincarner dans ma vie ?


Car il existe aussi, pour faire face à leurs morts incessantes, des réincarnations
constantes de nos actes et de nos pensées. Poète, y avez-vous songé ?

… et l’élève indisciplinée ne peut vous offrir en échange qu’un peu de sa


folie, dont vous n’avez pas plus l’emploi qu’elle n’a de votre raison.

Malgré mon amitié déterminée, et bien que je sois (ô honte !) précisément de


ces gens grossiers « who must lay heavy hands upon life », je puis me détacher
de vous. J’ai subi tant de renoncements dans ma vie ! J’y suis accoutumée.
J’accepterai donc joyeusement tous ceux que vous m’imposerez. Mais – despite
the appeal to my beloved Plato – (ah !… vous connaissez déjà les points
sensibles de mon esprit et vous en abusez !) n’espérez pas m’amener à choisir le
renoncement. Il est, cette saison, contraire à mon humeur.
D’autre part, je ne puis me résoudre à « trouver ridicules les gestes de la chair
» – certains gestes surtout, les plus inutiles, me semblent beaux au contraire,
comme l’art même, de par leur vanité, leur stérilité parfaite. – Ou bien je
condamnerai tous les gestes, jusqu’à ceux de l’esprit… et la Bêtise absolue, celle
qui ne peut croître ni périr, la plus invariable Erreur, la plus enracinée, sera mon
idole… Allons, Poète ! ne me regardez pas ainsi : Je ne suis pas aussi vicieuse
que j’essaye de le paraître. C’est un mauvais genre que je me donne, voilà tout.

Nous sommes sortis aujourd’hui dans la ville antipathique ; – elle m’a paru
bizarrement changée. Les souvenirs mélancoliques de nos récentes promenades
me guettaient à chaque tournant de rue, et il me semblait vous voir marcher à
quelques pas devant moi…
Ne vous ennuyez pas. C’est très malsain. Faites plutôt n’importe quelle folie
!…

Je me sens affamée de toutes les drogues. C’est cette maudite chaleur


évidemment. Mon Maître, prodigue de liberté dans certains cas, propose de
m’acheter assez d’alcool pour me saouler. Merci ! c’est trop brutal pour moi…
Mais…
(Il me permet cette lecture : agréable tyran, en somme !)…
On se console comme on peut.

– Femme ? oui alors ! – Hélas, à qui le dites-vous ! Poète, c’est cruel. Mais
vous m’écrivez des choses si merveilleusement compensatrices que vous me
réconciliez presque avec moi-même. Moi ! – très modeste Narcisse. Je vous
expliquerai mon self-love… C’est du faux. Pur stoïcisme, fierté peut-être… En
réalité, j’ai grand besoin des autres.

… Et moi je suis prête à manquer sournoisement à toutes les promesses –


pourvu que vous acceptiez sans mépris mon âme inaccessible aux scrupules, ou
mon corps révolté, ou même l’un et l’autre… Un corps, c’est facile à refuser,
mais une âme résolue !…
Ainsi, bravant votre mépris même, la mienne vous est dévouée, Poète ! – et
vous n’y pouvez rien…

Je m’exprime très, très mal. Il y a des phrases qui ne sont pas faites pour être
comprises, mais plutôt senties. À quoi bon dire : « Je vous aime » ? Je voudrais
seulement pouvoir le penser très fort, près de vous, dans le silence…

Il est un être au monde que je ne veux tromper à aucun prix – et celui-là, c’est
vous.
Je me calomnierais plutôt que d’essayer de vous séduire avec une beauté
simulée. Or, malgré mon amour de moi-même (fièvre intermittente, je vous
assure), je connais mes défauts, mes tares intellectuelles et mes laideurs
physiques. Je veux que vous non plus n’en ignoriez rien. C’était par franchise et
non pour vous scandaliser que je suis entrée nue, hier, dans votre chambre.

J’ai pris ce matin mon carnet rouge, et j’ai tenté de reconstituer par le détail
les moments heureux, incomplets et pourtant parfaits que je vous dois – ô mon
ami ! Hélas ! je suis tout effarée de mon dénûment, des fuites cruelles d’une
mémoire perverse (ah ! je suis bien punie !). La succession même de ces instants
m’échappe (ô souvenirs insaisissables !)… Mais si l’analyse est perdue, il me
reste, à travers la souffrance actuelle, une certaine synthèse du bonheur passé
que j’oppose au jour morne.
Et je vis de cet élan, comme une machine au moteur arrêté qui cependant
roule encore…
Je persiste plus que je n’existe – à la merci de votre écriture subtile, ou
condamnée par votre dur silence. (Je n’y crois pas, tu sais. Tu ne me
condamneras pas. J’ai confiance.) Mais si vous mesurez trop parcimonieusement
l’espoir – prends garde : dans un coup de révolte ou de vitalité, je prendrai une
brassée de mes souvenirs et je la jetterai en avant. Alors je me tournerai vers
l’hiver où ces souvenirs seront de vigoureux espoirs. Je reprendrai courage –
assez de courage pour vaincre tous scrupules… je parle des vôtres et non des
miens.
Excusez cette divagation et grondez-moi, s’il vous plaît, cher. C’est peut-être
bien pour cela que j’écris. Je n’ai plus qu’un désir : entendre votre voix, quoi
qu’elle doive me dire. Écrivez-moi.

J’ai trouvé dans mon orgueil la pierre philosophale de l’amour. Avec elle, je
puis accomplir la transmutation des joies : des signes, je ferai des sons ; des
sons, je ferai des parfums ; des parfums, je ferai des baisers ; des baisers,
j’obtiendrai des caresses… Sans doute, j’ai cette puissance – faites pourtant
comme s’il n’en était rien !…
Je me résigne à les suivre ces chemins secrets, et, si je puis, je vous y pousse :
Il faut bien vivre, cher ! – c’est-à-dire pour moi vous aimer librement. – Et la
liberté serait dans le mensonge ? Sans doute : à sa place. Depuis des siècles elle
n’a point eu d’autre demeure. Suis-je cynique ? Non : l’amour au contraire m’a
rajeunie. Souvent cet amour fut innocent jusqu’à la maladresse. Je ne crois pas
que ce soit son seul charme, et c’est mon remords – mon seul remords !

Cependant, la perspective d’un séjour à…, dangereux espoir. – Dangereux !


s’il allait être déçu. En attendant, le Maître me console avec une douceur – hélas
! bien mal récompensée : je dois être insupportable !
… et j’aurais besoin de la mer calmante, calme qu’il ne faut pas confondre
avec un oubli contraire à mon désir – et tout à fait impraticable.
Où est restée ma belle indifférence ? L’insuffisance de cet égoïsme dont
j’étais si fière est à la base du déséquilibre. Le supprimer tout à fait serait aussi
bien – mais… Il faut donc le retrouver, intégral.
Et pourtant, en ce qui vous concerne, je ne puis ni ne veux rien reprendre de
ma grande tendresse – dussé-je par elle subir de plus graves tourments. Car je les
aimerais.

« It occurs to you that perhaps (!) I may be troubled to know you ill » ?… By
Jove !… et il n’est pas besoin pour cela d’avoir un tendre cœur ! Je ne sais trop
ce qu’est le mien – plutôt mauvais, en somme – mais je me sens absolument
désemparée, si impuissante à soulager votre peine, si loin de vous
irrémédiablement ! – et de près que ferais-je ? sinon vous importuner : je sais si
mal soigner les êtres que j’aime !…
Vous devriez savoir quelle est et quelle sera mon angoisse jusqu’à ce que je
puisse – bientôt, ah bientôt ! – vous savoir tout à fait rétabli…
J’aurais tant souhaité venir à… sinon guérir votre mal, au moins tâcher de le
distraire…

My one and only


Oui, vous êtes unique, mon petit dieu (chaque être l’est évidemment, mais
vous plus que tout autre)…
Vous êtes unique, et je vous aime, et notre amitié – la dure nécessité enfin
m’ouvre des yeux que vous avez si longtemps vainement voulu dessiller – peut
devenir, purifiée des larmes qui la souillent, une joie extraordinaire, continue,
inaltérable…

J’ai plaidé honteusement ma très mauvaise cause – et j’ai perdu mon procès :
le Maître m’offre toujours la même dure alternative – the golden cage (assez
large, en somme) – ou l’univers qui me fait peur.
Continuer mon indécision, l’effroyable puérilité de ma dissimulation, amène
trop de chagrin, risquerait des désastres !… Et j’ai choisi.
Pour cette vie, toutes mes valeurs sont fausses – tout à recommencer !…
Il faut me croire : Je fus avec vous coupable, inconsidérée, pire peut-être…
mais toujours loyale. Et quand je vous entraînais, comme je l’ai fait si souvent,
je doutais encore, malgré toute preuve, qu’il pût y avoir des hommes tels que
mon Maître, tels que vous : honnêtes, plus passionnés sans doute, répugnant à
tout partage – si différents de moi, exigeante, vicieuse – anormale. Je suppose
qu’il faut le reconnaître enfin !

Vous êtes jeune – ah ! si jeune et si beau ! – et vous ferez encore de très


désirables conquêtes, vous donnerez encore de très pures passions à des êtres
plus dignes de vous que moi. Je l’espère de tout mon cœur qui vous aime enfin
avec un égoïsme décoloré par tant de larmes…
Mais vous me garderez peut-être une amitié simple et sûre et profonde (est-ce
trop ambitieux ?)… Je ne suis pas jalouse – il faut bien que j’aie au moins les
vertus de mes vices.
Ne me plaignez pas non plus. Ma part sera la plus enviable : Je vous ai dit
qu’il me fallait déifier ce que j’aime. Vous m’avez répondu que, si l’amour se
réalise, le jeu devient dangereux. Je serai désormais à l’abri du danger – et
pourrai me saouler d’adoration, my one and only God !
Vous voyez où j’en suis : retour d’égoïsme. Mon excuse d’avoir beaucoup
souffert durant ces jours tourmentés ne pourrait qu’aggraver votre peine. Je la
renie. Vous me pardonnerez d’être devant vous tout à fait sans excuse.
Oui, je croyais honnêtement (!) qu’on peut prendre ici-bas et accueillir tout
objet aimé, désiré, pourvu qu’il soit seulement consentant !
Mais je suis seule à avoir pensé ainsi. Je suis seule coupable. Dites-le, je vous
en prie, criez-le – qu’on vous foute la paix ! Tous devraient le savoir…

Écrivez-moi que vous comprenez, que vous pardonnez, que vous oubliez, que
vous serez gai – déjà presque guéri. Ne vous inquiétez pas de moi : je suis
accoutumée à regarder passer mes rêves en laissant retomber mes bras lâches
d’orientale…

… et pourquoi pas ici ?


Je prononce pour je ne sais quel dieu ces vaines prières. Les dieux sont
bienveillants mais impuissants, je crois, à nous exaucer. À peine peuvent-ils
préserver leur propre bonheur ! Tous les dieux ont l’air de souffrir plus et mieux
que les hommes. C’est leur supériorité.
Le pays est toujours le même : extraordinairement beau. Mais, cette année, je
trouve sa beauté froide, et je l’admire sans l’aimer. Encore un dieu impuissant !
Chaque journée me semble longue à vivre – le soir tellement préférable au
matin ! (sauf insomnie).
Moi aussi j’ai et j’aurai toujours plaisir à causer avec vous, à vous écouter
surtout – ô voix savante du Poète ! – et pourtant aujourd’hui à vous raconter mes
joies monotones et l’angoisse étrange qui fait des jours encore non vécus de ce
mois (trop de sécurité sans doute) des instants aussi chers – mélange de vague et
de précis – que s’ils étaient déjà des souvenirs. Trop d’insécurité aussi : Je me
sens changer minute par minute, et cela tout ensemble avec impatience et regret.
– L’horloge pneumatique a-t-elle conscience de ses saccades ? souffre-t-elle de
ne pouvoir les ralentir ou hâter à son gré ?…

…phrases ni musique. Mais un rythme supérieur me possède. L’air pur, la mer


limpide, le ciel sans tache, – une fatigue proportionnée, un repos bien réparti…
Il me faudra pour quitter ce pays de gaieté de cœur une attraction bien forte.
C’est un amour plus fort que d’un pays natal – le lieu où j’ai pris conscience de
moi-même, où j’ai commencé d’imaginer que je pensais ! où je me suis aimée
pour la première fois.
J’exagère !

Écrivez-moi des lettres comme vous savez le faire : vivantes, émouvantes,


l’illusion d’une présence – mais pas comme la dernière qui m’a presque fait
pleurer… oh ! de rage seulement contre vous !
Et vous n’avez aucune excuse : car les mots qui me trahissent, moi, vous sont
obéissants, soumis…
Mais : je vous aime, et je vous défie de tourner cette phrase-là contre moi.
« Vivre dans le Beau, dans le Vrai »… ? – Une vague intermittente me
renverse, me laisse aux lèvres un peu d’écume amère. La beauté ? Un regard
entrevu, des paupières battantes. Je la convoite, certes ! mais comment
l’atteindre ? Imparfaite comme je suis, oserai-je affirmer qu’elle ne me quitte,
qu’elle ne me lasse pointxxxi ?
Quant à la « Vérité », vous l’avouerai-je ? je ne m’en soucie nullement. Je ne
la recherche pas : je la fuis. Et j’estime que c’est là mon vrai devoir.

Vous avez dû, ces dernières semaines, en tous cas vous avez pu penser
beaucoup de mal de mon amitié, sinon de moi-même…
Je ne vous ai pas écrit depuis longtemps, je n’ai pas répondu à votre dernière
lettre, affectueuse et pleine de conseils sages – que naturellement je ne suivrai
pas ! Hélas ! les êtres faibles n’en font jamais qu’à leur tête. Ils ne cherchent pas
quel régime intellectuel – plutôt moral, n’est-ce pas ? – doit suivre l’artiste qui
produira peut-être (avec du « coaxing ») un tout petit talent mineur…
Ils vivent leurs fantaisies, se détruisent à leur plaisir et créent seulement s’il
leur chante… Toujours vainement violés par le « Vrai » (avec son cortège de
chagrins abrutissants ou de plaisirs sans rêve), mais conscients de leur faiblesse,
ils évitent soigneusement tout sacrifice consenti à la lourde machine de gloire
qui les écraserait – si disproportionnée à ces victimes, si ridicule en somme !
Ils ont la passion du bonheur ; ils en ont la manie. Bonheur si difficile pour
eux si difficiles qu’ils n’hésiteront point à immoler à leur idole tout ce qui peut
la nourrir. La joie délicate et pourtant incassable des enfants les a séduits. Ils
seront volontairement « puérils » et repousseront leur maturité jusqu’à la mort,
s’ils peuvent.

Si je vous ai parlé d’art et de mensonge, cher incorrigible Poète (car c’est le


poète qui s’insurge et réclame le Beau, le « Vrai », indissociables – insociables
bien plutôt ! – ce ne peut être le philosophe), si je vous ai parlé d’art, comprenez
qu’il ne s’agissait que de vie – vie que j’appelle art, sans doute (sans trop de
modestie) pour y donner quelque valeur. La Littérature, je m’en fous, autant que
vous des…
N’allez pas croire, à cause de cette discussion qui m’est agréable…
On peut avoir une opinion différente sur la valeur du « Vrai » et se résigner à
être les meilleurs amis du monde.

… vous répondez ironiquement, et je me blesse à mon tour. Il serait si simple


(semble-t-il) de causer : épiant sur votre cher visage le reflet d’un mot maladroit,
le reprenant à temps ; surveillant l’interprétation des phrases, châtiant les
obscures, les coupables… Bientôt, peut-être ?
Il faudra essayer de me convertir au « Vrai ». Je ne demande qu’à vous
écouter, car vous aurez, j’en suis sûre, d’admirables arguments de Poète. Et puis,
si je vous écoute mal, du moins je ferai très bien semblant – et je vous regarderai
! Qui sait ? Plusieurs se convertirent à moins…

Vous avez l’art de me faire agir inconsidérément, prononcer des mots que mes
lèvres réprouvent – en sorte que je reste étonnée de moi-même.
Nul autre au monde n’obtint autant de moi.

… Et du reste le soleil, la mer, l’amour, m’occupent le corps et l’âme – disons


plus modestement : l’esprit. Car d’âme, sans doute, je n’ai guère…

Vous vous trompez : c’est vingt-sept ans que j’eus en Octobre dernier.

DU POÈTE À AURIGE

La maison vous attend et le Poète aussi. Venez dans trois jours. Vous aurez
tous les raffinements, tout le luxe. Je vous ai préparé des coussins, des sorbets.
Une gerbe d’orchidées parfume l’eau du bain qui rafraîchira ton corps
d’éphèbe…

Ne nie pas : Je sais tout ce que tu penses… Ô Dieu ! que c’est pénible d’être si
intelligent !

Cette lettre est la plus difficile que jamais j’eus à écrire, car je vois clairement
que vous ne me comprenez point, que vous ne m’avez jamais compris, qu’il est
probable, hélas ! que vous ne me comprendrez jamais !…

Je vous ai crue sincère et loyale. Hélas ! j’ai cru que vous aviez beaucoup de
cœur et beaucoup de talent ! Cela dit, il faut la maîtrise d’un Socrate pour ne pas
se mettre en colère…

Quand, pour le Nouvel An, les plus jolies femmes de Paris m’envoient des
roses, il vous plaît d’envoyer les épines. À mon avis, c’est de bien mauvais goût
!

Je vous renvoie votre lettre sans la lire (rien qu’à la voir on la devine écrite
avec du fiel), sans même la lire – pour cette bonne raison que ce me serait chose
désagréable. D’ailleurs je nie votre compétence en matière poétique – et qui n’en
fait autant ?

Je suis tout à fait sans rancune ; mais ne vous en flattez pas : c’est simplement
que je considère tout cela comme des enfantillages indignes de vos 26 (vingt-six)
ans, et sans aucune espèce d’importance…
Au contact d’autres êtres et grâce à leurs louanges, grâce à leur juste opinion
de ma valeur, j’ai acquis une estime absolue de moi-même que votre total
manque d’estime et de respect ne saurait amoindrir.
Quand quelque chose nous déplaît, il est si simple de se taire – comme je l’ai
fait chaque fois que vous m’avez déplu. Les gens qui ont de la naissance et de
l’éducation savent bien que c’est ainsi qu’on doit agir. Mais je pense que chaque
petit Nacisse ne peut admirer que lui-même ; pourtant il manque à sa propre
beauté s’il aboie contre les autres. L’Original ne s’occupait pas des autres…

Vraiment vous dépassez les bornes. Ne suis-je point à blâmer pour vous avoir
trop souvent permis de m’insulter ?…
J’ai écrit là-dessus un axiome admirable :
« La critique est facile mais l’Art n’est point aiséxxxii. »
Méditez-le. L’Amour et la Vie dont l’Art et le Génie sont les fruits les plus
beaux ne seront jamais connus que des cœurs délivrés de votre intolérable
cynisme, de ceux que la science occulte du Vrai a désignés pour la Sublime
Initiation.
Occupez-vous donc plutôt d’écrire vous-même un Chef-d’œuvre – une œuvre
de Beauté !
Souviens-toi : le Silence est si Beau !

(Deux mois après.)


La maison vous attend et le Poète aussi. Viens, tu trouveras ici le repos, tous
les raffinements, les plus jolies femmes de tout Paris et les plus beaux garçons de
la Grèce Antique. Je t’ai préparé moi-même… etc…
LEURS CONCLUSIONS

C – Aurige s’est offerte – et je l’ai refusée. Je suis le plus vertueux des


hommes !

B – Le Poète lui a fait la cour, mais Aurige m’a préféré. Je suis le plus
heureux des hommes !

A – Le Poète est un vaniteux, un impuissant ; et mon Maître un brutal, un


maladroit – je suis bien malheureuse !… Mais tant d’autres sont adorables, tant
d’autres !… Je n’ai pas dit mon dernier mot.

EN MARGE

Changement d’équilibre.
J’ai prodigué mon âme (prostitué serait le mot juste). C’est avec sa force
vierge pourtant que je vous aime. Mais elle a pris si souvent en vain le nom
d’amour qu’elle a honte à présent, qu’elle se cache. Comme le berger de la fable,
elle a crié si souvent : Au loup ! qu’aujourd’hui, je le crains, vous ne la croirez
pas.
Comme toutes ses petites sœurs, elle est infidèle – graine légère qui s’emmêle
à vos cheveux mais que le moindre choc livre à la rose des vents, entraîne au
large, au ciel, rabat vers les fleurs de la forêt, vers les bouquets de fleurs, vers de
nouveaux visages… distraite innocemment (admettons-le), distraite un seul
instant, c’est encore trop.
Inconsciente et puérile, cette âme, elle est indigne.
Lui, mon corps, est pur (presque pur). Il vous serait dévoué, et de son poids
qui est très lourd il tiendrait la folle prisonnière. « La chair est fidèle… » – Vous
qui l’avez si bien compris, pourquoi ? pourquoi ne voulez-vous pas ?

– Ne me remercie pas, il n’y a pas de quoi.

Ruses

Quand on a laissé tomber son amour en route, refaire attentivement vers le


passé l’étape infortunée. Une rature et l’on repart par un autre chemin. (Bah !
pourquoi pas le même ?)

Le moyen de faire abandonner joyeusement à quelqu’un la plupart de ses


privilèges : lui prendre ce qu’il a de plus précieux.

Dans la plaine brûlée les magiciens m’ont lié de la résistance enroulée des
longues herbes souples. Je peux respirer et dormir, rêver, prier et pourvoir même
au salut de mon âme. Si je choisis de continuer à vivre selon ma nature
charnelle, les magiciens indulgents apportent jusqu’à mes bras vaincus, jusqu’à
mon corps couché, jusqu’à ma bouche, et les fruits et les femmes.
Un papillon tardif, du brillant de son vol éphémère a mis une lueur de folie
dans mes yeux – une lueur d’espoir.
Doux enfant mauvais, tu as surpris ce regard, tu m’as glissé ton canif entre les
dents ; puis, abusant de ma reconnaissance, tu m’interdis de m’en servir :
« Délie-toi peu à peu » m’as-tu dit gentiment.
J’ai travaillé durant de longues nuits sans clémence, quand la brise au souffle
court rafraîchissait à peine la sueur de mon front las, à dégager une épaule. Ma
main droite, jusqu’aux ongles, en est tout engourdie, comme morte.
Et de fleur en fleur, au bord de l’horizon des arbres, mon beau papillon (faux
éphémère, très probablement éternel) enfin libéré de mon désir s’en va
disparaître – tandis qu’un dernier soleil d’été, roussi, fané, tombe comme une
feuille morte.
Alors tu reviens, tu contemples mes larmes – et tu me fais de suaves reproches
:
« Que n’as-tu coupé tes entraves ! Hélas, il est trop tard… »

Tentation.

« N’oublie pas que tu t’es damné une fois pour toutes. »


– Un peu plus, un peu moins… – « Pas même. Aucun degré dans le mal. On
touche le fond d’un coup, et tu le sens. » Je me crois en enfer, donc j’y suis.

Ève : Le bien, le mal, que de complications ! Je n’ai pas faim de la pomme.


J’ai faim de ta peauxxxiii.

PRISONNIER DU VERBE
L’une est blonde, mais l’autre est belle :
Choisir ! choisir !
Les laisser s’amuser entre elles
Ailleurs. – Partir !
Le gars est beau, la fille est belle :
Choisir ! choisir !
Les fiancer aux amours cruelles :
Souffrir, mourir.

Le ciel est blanc, la terre est belle :


Choisir ! choisir !
Accepter vos valeurs mortelles
Ou fuir ? – où fuir ?

Entre ciel et terre la distance est nulle Incommensurable Entre mon ombre et
moi. Laissons dormir le somnambule
Sur le bord du toit.
Dormir…

Qui ne s’éveillerait s’il en était capable !

Choisir ?

Choisir en dormant. Rien ne sert de choisirxxxiv.


Attitudes.

Dès qu’il s’agit de relations entre les êtres, les idées, les organes, presque
toute la séquence dépend du premier contact, du premier mot fortuit.
On pourrait imaginer deux conversations, deux vies, deux philosophies, en
tous points divergentes, pour ainsi dire contradictoires, rien qu’en modifiant
l’entrée en scène, l’entrée en matière, l’initiale du jeu.

Corps humain.
C’est la tête en bas qu’il faudrait le ficher dans un vase, pour qu’il se disposât
élégamment, pour qu’il s’épanouît, pour qu’il eût quatre branches, quatre fleurs,
et le bulbe caché.

Précédents

Je marchais vers la mer et soudain trébuchai… les genoux dans l’écume, un


enfant (c’est bien moi) hésite et rit de frayeur. Il regarde la masse des vagues
plus grandes et d’une force incomparable à la sienne. Elles se mesurent entre
elles, se dépassent, trichent, s’élèvent sur la pointe des pieds, profitant des
inégalités de la grève, luttent sans loyauté de hauteur et de vitesse. Elles se
grimpent aux épaules, marchent sur le corps des vaincues. Elles grondent
sourdement, découvrent leurs dents dures et saisissent l’enfant aux jarrets.
Haletant de colère, elles se calment soudain, suprême ruse, et sournoises vont
tirer le sable sous ses pas… Il exerce sa lèvre au mépris salutaire. Hélas ! le
pauvre enfant a vieilli d’une année. Ne faudrait-il pas lui cacher un spectacle
invariable qui devient indécent ? Car voici qu’il observe avec une curiosité
neuve ces grandes sœurs brutales qui comme des animaux se montent l’une
l’autre, sans amour, cruellement sauvages. Aux yeux de l’enfant émerveillé,
toute la plaine (chaste incontestablement) révèle l’image du rut que son corps
pubère soudain réclame. Il est trop tard pour lui cacher le spectacle – et
d’ailleurs à quoi bon ? À cet instant pour lui quel néant ne se peuplerait d’orgies
?

Je viens d’entendre mon rire qui n’a guère changé, et j’ai compris qu’en face
de la mer, de l’amour, de toutes les forces élémentaires (nous abdiquons si
volontiers !) il n’est plus d’âge, ni de sexe, ni même de personne – ni peut-être
de séparation possible entre les âmes et les corps qui cherchent à s’unir.

Maladresses

Privilégiée, je n’avais pas naguère le sens du péché. Mais (ça ne se passera pas
comme ça !) les autres se chargent bien volontiers de me donner de faux
scrupules, de m’apprendre au moins les dehors du remords – mimique où je me
sens grotesque.

Pour l’amour de qui la vie nous a jeté à la tête, se fausser au point d’être
incompatible avec l’idéal, s’il se présente à nous.

N’ai-je pas adressé à l’autre des lettres que mon maître fut seul à comprendre,
qui semblaient écrites pour lui ?
Que dire de ma gène ? Il en était séduit.

Chacun de vous tirait de son côté. C’est moi qui suis de trop : arrangez-vous.
Gonflant l’indifférence de ma poitrine vide, j’entonnai quelque chanson chère,
préférant tromper avec un bel absent (souvenir sans jalousie) la surveillance de
ces deux êtres violents, à la trop indiscrète et trop simultanée présence.
Vous souffrez de ses droits (de mes privilèges bien plus que de sa tyrannie).
Tu souffres de son désir – et surtout du mien peut-être…
Entre les deux, moi trop partageuse hélas ! que faut-il que je fasse ? Je sais
mentir, nom de Dieu ! et ne sais pas dissimuler.
Vous avez la maladresse de vous dominer mieux que moi, de me laisser me
compromettre seule.
N’est-ce pas, mon ami, ce qui te chagrine le plus.

Tuer une amitié valable, grâce à l’amour sans beauté, sans vitalité – et qui n’a
pas même abouti ! telle est ma folie et ma peine.

L’automne précoce

L’ardeur d’un été passionné avait brûlé les feuilles avant la saison de leur
chute.
Dans notre amour, avant sa réalisation, que de sentiments desséchés déjà
tombent.
Pourtant le soleil ne faiblit point.

Nous allions enfin nous aimer, là-bas, dans la clairière. Mais notre lit végétal
cria sous le poids de nos deux corps. Et nous avons fui le danger :
Hélas ! trop de feuilles mortes.

Amertumes
La mer, l’unique amant dont les bras nous soient toujours ouverts.

De loin, comme c’est facile ! On peuple la plaine déserte de voiles désirées, de


terres et de trésors.
On s’accoutume aux déceptions successives, et comme si l’horizon se
rétrécissait autour du voyageur, il convient qu’il est seul au milieu de la mer.

En amour c’est de près que l’illusion pervertit nos sens.


À mesure que l’amant s’éloigne de l’aimé, sa pensée décrit autour de l’irréel
amour des cercles de plus en plus serrés, – centre enfin, s’immobilise.
Alors elle s’aperçoit qu’il n’y a rien, qu’elle tournait autour du vide, et qu’elle
existe seule.

Tout plaisir inachevé n’est-il pas vain ?…


– En tout cas, beaucoup trop littéraire pour mon goût !

À perdre ses illusions sur la vie en général, on regagne de l’estime pour sa


propre destinée, pour ses premières désillusions.

Refaire avec l’autre les même gestes, prononcer les mêmes paroles, par esprit
de pénitence, et pour l’impur plaisir, secrètement, de revivre mon péché.
En somme, l’équivalent d’une flagellation – ce bien, ce mal contestables.
À chacun d’en tirer profit.
– L’amour est-il autre chose qu’une souffrance exaltée ?
C’est à l’instant où l’amour devrait le plus douter que la jalousie s’endort :
dans l’étreinte.

Dieu : Il est vraiment trop bête !


Cette fois je m’en désintéresse
complètement.
Mon corps humiliait bien souvent ma pensée, mon corps mal construit aux
révoltes sans grâce. Elle se vengeait à l’occasion des miroirs, qu’elle recherchait,
amoureuse, sadique – et toutefois s’y torturant soi-même.
Elle amène ce corps rétif devant son reflet, l’y retient ; affecte la surprise et de
ne pas d’abord le reconnaître, le critique, le juge – le juge indigne d’elle –
l’endort enfin comme un gardien pour s’échapper de cette sordide prison. Parfois
se prend au piège s’il faut trinquer et boire le narcotique ensemble.

Un soir, grâce à quelque déguisement, je franchis le seuil, inaperçu du démon


qui d’un coup de massue abrutit les rêves au passage…
Je traversais, ivre et presque titubant de sensations nouvelles, harmonieuses
extraordinairement, une plage de sable doux, coloré comme une poudre d’aile,
sitôt touché, sitôt terni. J’eus le premier malheur de tourner et de baisser la tête.
(Je me l’étais bien dit pourtant que c’est un immortel péché de contempler ses
propres traces !) Je ne retrouvai plus la forme de mes pas. Leur netteté
s’acheminait sans nul doute étrangère, et nulle part la déformation du pouce, qui
m’exaspérait tant le matin même, n’allongeait la ligne oblique des orteils.
Fou d’une curiosité regrettable, et guidé par ma coutumière passion, je me
penchai sur les reflets de la plage mouillée :
Un puits se fora soudain, et je me vis au fond.
(Ô souci d’exactitude ! Ne faut-il point vivre dans le mensonge, sans jamais
vérifier – fût-ce une illusion ? Ne l’ai-je point dit et répété moi-même ?)
Cependant je me vis, et je me regardai :
Et l’horreur me saisit de l’inconnu, de cette beauté mystérieuse tant convoitée,
qui s’était semblait-il abattue sur mon âme comme un oiseau de proie, qui la
couvait, l’enveloppait tout entière et la dévorerait…
Je pressentis le désastre.
Rapide, avec assez de force, si je pensais uniquement aux laideurs de mon
corps regretté, je pouvais encore, c’est certain ! empêcher l’écroulement de
l’universel connu.
Hélas ! j’y pensais avec trop de faiblesses…
Presque désespéré, je fis l’effort d’Atlas, le geste de sa voûte surhumaine.
(Seulement, moi, c’était sur ma bosse que je portais le monde.)
Je me réveillai.
Et tâtant mes membres difformes, hideux et odieux, je me déclarai sain et
sauf.

Cantique

Toute-douceur, fils de la toute-puissance, toute-tendresse, Dieu des enfants –


ah ! que ne suis-je complice de ta bonté.
Ô trop miséricordieux, je souffre de n’avoir pu partager ta peine, je souffre
davantage encore de ne devoir point espérer te revoir ici, homme parmi les
hommes.
(Ô dans toute l’éternité n’aurais-tu pas pu attendre deux mille ans pour venir
sauver mes frères ?)
Mais si nous devenons enfin dignes de ton rachat, ne descendras-tu point
parmi nous, heureuse récompense, nous sacrifiant ta joie au lieu de ta douleur ?

Faiblesses

Je ne suis fidèle qu’à la seule douleur – et cela bien malgré moi.


Poète, et s’organiser un dérèglement créateur d’émotions, un dérèglement
méthodiquexxxv. Poète ? – Malade qui se met au régime.
S’il ne s’agit pas de moi, que m’importe ?

J’y souscris. Pour et contre. Et dans mon propre sang me laverai les mains.
Que d’autres t’assassinent systématiquement, anneau par anneau, cœur après
cœur, chenille ! et que d’autres te vengent.
Je suis dans le poing et dans la plaiexxxvi ; je me reconnais ici, là et partout.
Je n’interviendrai pas.

Pas d’œillères, c’est ignoble. Et sans œillères je ne puis écrire, du moins


autrement que j’ai toujours fait. Comme un cheval ombrageux. Et qu’on
remplace « écrire » par n’importe quel verbe actif, ma phrase ne perdra rien de
son aplomb.

Un nouveau verbe, un nouvel objet – et le même sujet. Toujours le même


enchaînement de plaintes.

Au moindre effort je distingue en moi trois lâches. L’un m’abandonne, ou les


deux autres, ou les trois à la fois : « Je ne sais pas ». « Je n’en ai pas envie ». « Je
suis malade ».
Ma fuite même, je la fuis : « Trop tard. – Demain. » Je me rendors.

Retour au port d’attache


Tu t’es ému de quelques-unes de mes folies (parfois des plus futiles), et cela
au hasard, sans grand discernement.
Tu m’as reproché de m’être levée au milieu de la nuit pour regarder passer un
train (oui, comme les vaches !) probablement quelconque mais que je chargeais
d’une présence chère… Tu as incriminé des regards (que toi seul as su voir), je
ne sais quels contacts, et mon idolâtrie (ça, c’est la vengeance divine), et mon
exagération verbale (honteuse, littéraire). Je la reconnais d’ailleurs, je te donne
raison ; mais j’ai l’ambition de vivre soumise à d’autres vérités que la vérité
littérale. Simple accumulateur qui prend l’électricité nécessaire n’importe où il y
a du courant – voilà ce que je suis. Voilà ce qu’il faut être. Mes passions me sont
merveilleusement indifférentes (interchangeables selon la meilleure occasion,
pour ainsi dire à volonté). Leur résultat prodigieux sur mon âme m’intéresse par-
delà tout scrupule.

Regards, contacts, idolâtrie, mensonges, tu me fais remarquer là des


enfantillages, et je te garderais rancune d’avoir ainsi trahi toute ma puérilité si ce
n’était la seule façon de m’en dégager peut-être, de m’affranchir, mon Maître.

Mais comprends un seul instant ce qui te distingue à jamais, toi, des autres :
Eux – mes raisons de vivre – ils ne sont qu’un prétexte ; tu es l’un d’eux, parfois
cela. Mais parfois aussi, ce qu’ils ne sont ni ne seront, tu es ma raison d’être.
Allons, exagérons un peu : Eux – la vie. Toi – la mort. Tu sais bien qui je
préfère et qui fatalement l’emporte.
V

M. R. M.
J’ai joué avec les mots, ces couleurs sans danger. Pardon, mais
pardon d’autre chose. Et c’est si grave, si total, que j’ose à peine…
La vie quotidienne, cette abomination ! J’existe et ça comporte tout.

Pardonne-moi d’exister.
Portrait de Mlle X

(photo si possible…)

Des fils de fer barbelés. Porte massive et solidement close. La chaîne : une
ceinture de chasteté. Le cadenas rouillé ; une bonne cire de sûreté coulée dans la
serrure. Un puissant chien de garde aux sept gueules de flammes, si bien appris
qu’il mordra jusqu’à la mort plutôt que d’aboyer. N’éveillez pas le chat du voisin
!
Un terrain vague. Au fond, trois portes :
La plus étroite, celle du paradis. Sur l’écriteau : Verboden toegangxxxvii.
Moyenne, au pas fort usé, celle du purgatoire. Un écriteau s’y accole
pareillement : No thoroughfarexxxviii.
De milieu, la plus large est celle de l’enfer. L’écriteau s’élève encore ici,
catégorique : Quittez toute espérance, indiscrets ! ce seuil est infranchissable.
Derrière la haie de métal, une femme souriante – n’ayant même, sur son
visage offert, jamais autre expression que la confiance, la courtoisie, la plus
amène politesse – fait signe aux passants : Donnez-vous donc la peine d’entrer
!…
Si l’on osait y regarder de près, ce visage ne serait plus qu’un masque ; ce
corps, un corps de paille accommodé au goût le plus général et changeant à son
heure ; ces mains nues, des gants couleur de peau, et sur quoi (pour acquit de
prudence) les manches font encore des mitaines…
Mais où donc s’est réfugiée l’hôtesse ? – Là, derrière le judas des trous pour
les prunelles, deux points noirs de méfiance (points mathématiques) sont en
faction, en perpétuelle défensive.
Et tout au fond de la fente qui sert pour respirer, malgré l’âme sentinelle,
passe et repasse le traître éclat rose d’une langue mordue.

Craindrais-tu de montrer les dents ? d’oser rire sans réticence, de réagir


jusqu’aux larmes ? À quoi bon ? Ton calme aussi te trahira : le sourire est le
propre des femmes.

Mais le vert paradisxxxix…


Dans les recoupes de l’univers j’espérais que Dieu taillerait exprès pour nous
autres un monde enfantin, joujou verni, brillant, aux couleurs sans danger, image
expurgée de la vie à l’usage des faibles, des innocents, des réformés pour
insuffisance d’âme, un monde où les forces de la nature et les instincts
élémentaires, la douleur et le sale plaisir et tous les sentiments seraient simples
prétextes, motifs décoratifs en imitation de terre et d’eau, d’air et de feu, de chair
et de sang ; où les longitudes et les latitudes ne meurtriraient plus atrocement le
globe… où le poulet déficelé, le poignet du criminel, le cou du chien ne
porteraient plus d’entailles bleuies, rougies, pelées… où la guêpe ôtant son
corset ne frotterait plus ses rayures, ni Saint X ses stigmates… J’espérais… Mais
Dieu n’en démord point : c’est de la façon que vous savez, c’est ici même qu’il
utilise tant bien que mal les sous-produits animaux, végétaux, minéraux, de ses
super-productions, de son usine d’absolu, de tout l’inconnaissable.

À part l’inhumain, le monstre, l’impossible, que rêve un enfant raisonnable ?


L’ordinaire. La vie la plus ordinaire a ses aventures, ses records, ses merveilles.
Mais avec la permission de parcourir, de sauter des pages, des pages et des
pages – et de lire entre les lignes, à loisir, à discrétion.

Deux enfants raisonnables

Tâchons de retenir notre peine jusqu’à l’aube…


Déjà voici qu’elle se transforme, qu’elle se moule au masque de
l’inexprimable ennui.
Au bord du sommeil tâchons de la retenir, de la garder vivante.
Je veux me priver de joie pour l’en nourrir. Qu’elle s’engraisse des mots les
moins comestibles du dictionnaire. Qu’elle me dévore. Qu’elle me surplombe. Je
veux la sentir peser sur mes épaules.
Car déjà je traîne après moi trop de cadavres.

Fais-la croître, petit tueur de rêves, cette justifiable réalité. (Celui-ci sera le
moindre de tes exploits.) Favoriser ce qui est au détriment de ce qui pourrait être,
c’est ton métier. Protège donc la vie, bien que ce soit plus amusant de tuer le
rêve.
Mais ça, vois-tu, c’est fini, il n’y faut plus songer : tu as si merveilleusement
assassiné tous les sorciers que tes coups superflus te rougiraient la main.

– Un enfant soumis déjà, docile encore. Tu le rencontras paré de voyantes


couleurs, parmi d’heureux jouets innocents, vernis, grossiers, dorés peut-être…
Tu le pris dans tes bras, et par-dessus la foule tu lui montras le fils aîné du
riche, ses jouets précieux, de travail ancien, d’éclat patiné, la somptuosité sobre
de sa robe :
« Regarde bien, petit, voilà ce qui te manque. Et tout le reste est mauvais
goûtxl. »

L’enfant raisonnable mit son tablier de toile grise et débarrassa la table des
livres qui l’encombraient, de la camelote aimable des images. Une surface plate
et sans rien de douteux. Alors devant un mur décent, un mur de bonne qualité, il
s’enferma dans son rêve.
Tu t’y intéressais. L’enfant docile se racontait gentiment. Peu de pensées
résistèrent à l’examen de ta logique, à la pierre de touche d’un idéal de beauté
surhumaine. – En fait de beauté, petit amateur d’absolu, n’es-tu pas un
connaisseur infaillible ?

Soumis toujours, l’enfant désespéra. Mais soudain son désespoir l’enflamme.


Il tient l’imperfectible, il ne lâchera pas.
Cette ivresse naïve te fit sourire : « Tu t’amouraches d’un poison, d’un
narcotique. La douleur c’est si surfait, si démodé !… »

(Tâchons de retenir notre peine jusqu’à l’aube…)


C’était sans le savoir un dernier rêve que je mettais follement sous ta
protection, petit tueur d’amour.

Petit tueur d’amours, j’avais beaucoup d’amants naguère (tous les hommes
furent mes amants) ; comme tu as su m’en détacher ! Ton habileté divine ébranla
chaque piédestal nouveau, et la statue désormais indigne de mon culte s’écrasait
à nos pieds.
Qu’importait ? N’allais-tu pas les remplacer tous ?
Tu te dérobas. Tu brisas le Dieu jaloux. (Oh ! tu ne l’as pas fait exprès sans
doute, et je t’excuse.)

Il est temps que tu perdes ton pouvoir.


Achève, montre-moi le ridicule de mon obéissance même. – Sans elle (est-ce à
dire sans moi ?), que deviendrai-je ? Rien de moins, rien de plus. Croyant te
flatter, je feignais une grande part de ma faiblesse.

J’ai toujours eu, j’aurai toujours au fond du cœur un tyran de rechange.

Avant de te connaître mon gardien, j’ai prononcé la déchéance de tes droits


angéliques.

Conseil non avenu.


Don Juan des philosophies, tu couches avec les petites vérités fardées (tu
préfères les vierges ! Hélas, erreurs et vérités se ressemblent encore en ceci
qu’elles sont souvent déflorées, quoique rarement pubères…) et tu vibres à la
recherche du spasme définitif de ta raison. Mais elle est sage et sèche comme un
cœur débauché qui ne peut plus contracter l’amour ni la foi.
Restent les maladies. Prends garde ! La vérité est femme : la syphilis au
centre.

Par pudeur.
Si tu regardes par-dessus mon épaule pendant que je travaille, je cacherai mon
cahier d’écolier sous le premier roman venu.

Laisse-moi prendre du champ. Tu m’as fait mal. Tu ne peux pas comprendre


ça. Mesurons-nous. À distance. Qu’y a-t-il de commun entre ta logique absurde
et ma sensibilité souveraine ? (Je te hais ! je me méprise – avec tous les
changements de pronoms que notre déclinaison personnelle du silence et notre
conjugaison du verbe aimer comportent.) Que veux-tu, nous ne nous
ressemblons pas.
Oui, mais…
Nous ne nous ressemblons pas : tant mieux. C’est assez d’un dans la maison. «
One smoking in the house is plenty », disait Bob.

Moi – Avoir le Prince Charmant, quel enfantillage ! « Avoir » n’est pas assez.
Préférons « être ».
Eux – A-t-on besoin de lui ?
Toi – Admirablement faits pour ne pas s’entendre !

Conscience, écuyer tranchant.


Mes enthousiasmes déplaisaient, mes impulsions, mes petites passions. Vous
les blâmez, je les renie. Passions ? Pas même. Activités de luxe et que le plus
souvent la chair ne justifie point. Que d’artifice en moi, si peu de primitif. Plus
de gourmandise que de faim. Il est vrai, la faim, vous m’auriez dit peut-être qu’il
fallait l’apaiser, mais la gourmandise, cela se corrige.
Allons-y ! Diviser pour assassiner. Dissociation subjectivexli. En procédant
par élimination, qu’y a-t-il de nécessaire en moi ? Assurément pas l’âme. Ni ce
désir, ni ce regret. J’en ai promptement eu raison. – L’étoffe est mal taillée.
J’entends qu’on la régularise. Coup de ciseaux maladroit. Bah ! de l’autre côté,
en retouchant un peu, nous retrouverons une ligne parallèle (tant pis pour le droit
fil !) Une tache ? On va la supprimer. Rognons encore…
Je n’existe plus ? C’est parfait : plus rien ne nous sépare.

Morte la bête !
Non : le mécanisme délicat des passions est bien cassé, bien arrêté, mais si
petite qu’elle soit la brute a la vie plus dure. Un relief d’instinct. Il faudrait
élaguer ce corps, branche par branche, membre par membre, faire appel aux
chirurgiens.
(S’ils se font prier, je leur donnerai des précédents, ces gâteaux préférés du
Chien du Passeurxlii : les prêtres de Cybèlexliii, et votre Dieu lui-même,
plagiaire des païens. « Tes yeux t’(?) offensent ? Crève-les. – Ta main ?
Tranche-la. – Le reste ? C’est bien simple : châtre !… Eh ! quoi, maintenant ? –
Avec ton âme ?… Homme impudique ! Je t’en ai dit assez, arrange-toi. »)

Après quoi, ô champ de concentration des nobles convoitises, tant que tiendra
debout cette odieuse carcasse que tu as follement dressée sur toi comme un
épouvantail, persistera par force acquise notre mésentente. Sans désir, par
habitude, j’agirai de la façon qui t’irritait, de la même façon. Sans désir – sans
excuse.

Corps et âme périmés.


Toi, le plus généreux, renonce aux faux rapprochements – ou plutôt (car
décidément je préfère généraliser) : Société ! tout est bien fini entre nous.
Abats la bête !
Compliment de Noël

Un style sans pudeurs – un style clair. Un style sans autorité – un style mièvre.
Pardonne, et donne-moi pour te plaire en un prochain poème, donne-moi,
prête-moi, l’ésotérisme du nom devant la franchise effarante du verbe.

Jeune homme aux cuisses péremptoires,


à l’âme rétractile,
(cruautés de velours)
aux féroces pudeurs,
enfant perpétuel !
Femme inflexible
aux caresses rigoureuses
(brutale imposition des mains,)
tacite, et qui s’impose.

N’avouez jamais que vous m’avez aimé,


– prouve plutôt
et désavoue doucement ta tendresse.
Je sais trop,
(pour croire ta chair menteuse)
je sais trop les pudeurs félines de ton cœur.

J’ai passé par toutes les portes discrètes.


Ici mus par le corps, ici mus par l’esprit, tes gestes
dérobés se trahiraient, se contrediraient-ils ? Non.
L’esprit de compensation t’équilibre.
C’est : pitié de toi-même.

Parfois, grâce à toi, (fausse mort) visité-je l’enfer en étranger. Magnifique !


Une brume de fumée sanglante : tempête ou incendie ?… Ils suçaient la moëlle
d’os humains (petite distraction de damnés – mais savoureuse !) – Alors… les
vagues saccadées, ressac exaspéré des flammes, et leur écume d’étincelles.
Puis… plus rien.

Tes cuisses péremptoires,


ton âme rétractile
aux félines pudeurs.

Sois prude et sois brutal


(à ton aise, petit ami !)
Que deviendrait-on s’il fallait te demander
la permission de te déplaire,
ton aveu, ton désaveu,
– quand toi-même
tu sais si bien passer outre.
L’éternel
sans toi, sans moi, nous n’en avons que faire.
Nous avons cet instant qui s’impose
à nous, sans merci,
qui nous limite et qui s’incarne en un rien tout-puissant,
cet impératif catégorique.

Crise de vertu.
(N’exagérons rien : si j’allais me prendre au mot !)

C’est la rivière et non l’étang.

La limite du bonheur est moins facile à dépasser que celle de la souffrance.


L’attraction de la promenade est toujours la même : on part pour explorer ce qui
se trouve derrière le mur, derrière le tournant de la route, et de tournant, de
tourment en tourment…
Si ce n’est que le mouvement vers ce bonheur dérisoire, à quoi bon ! À quoi
bon, si l’esprit n’y participe pas ? Et s’il entre dans le courant, courant vain, sans
issue, s’il se baigne dans le fleuve – qui l’empêchera d’y couler ?

Tu m’as pris dans tes lacs, Éther…

C’est un autre bonheur ! – Statique. Ataraxie. La souffrance même qui m’a


couché là m’est devenue indifférente. Renaît-elle ? Je m’en aperçois sans m’y
arrêter. L’enfer n’a plus de secret pour moi, plus de supplices.
Je vois Dieu au ralenti.
Plus tard je dirai ce qu’il en est, de quoi la Femme à barbe nous fait un tel
mystère, je révélerai son fameux truc.
Tout à l’heure.
J’attends d’être le plus fort.
Diviser pour Régner

(Désir plaisir) : Amour – Chasteté : (alme calme), ô irréconciliables, qu’un


autre que moi décide entre vous. Je veux vous accorder pouvoir égal en ma
patrie, vous établir souverains jumeaux de ce royaume : ma vie et ses réactions.
Mais princes constitutionnels – point. Tyrans charmants – ou abdiquez. En
chacun me plaît ce qui le distingue de son frère. En tous deux je préfère l’excès,
de l’absolu se rapprochant le plus.

Équilibre est notre loi.

Je n’ai jamais su coudre avec un dé, ni – danseur de corde


– me servir d’un balancier.

Cirque d’amour. Confort moderne. On peut marcher sans danger sur cette
corde raide – danser sans choir dans le vide. Ce vide affreux : l’indifférence.
L’enfant nous tend son arc. Sous nos orteils, le fil de notre vie, souple comme un
serpent, mais sentier moins large que nos pas, souffre et plie, tout vibrant du
désir de rompre ou de ruer. Nerf à vif contre nerf, il faut dompter tous les désirs
accessoires contrariant l’essentiel : tenir debout. Érection du corps tout entier.
Vertige… Mais là-dessous les filets sont prêts à recevoir le maladroit. Filet de
l’amitié, filet même, au besoin, de la haine…
Avec toi on a toujours un sentiment sur lequel retomber. Avec toi, car tu
connais les succédanés de l’amour.
Me plaindrai-je si l’exaspération, mainte fois, m’a tenu dans ses rêts ? Quel
corps supporterait une chute pareille : de cette corde haute (position surhumaine
– posture obscène) à l’indifférence du béton-armé ?
L’exaspération m’a sauvé la vie.
Tu sais nous retenir. Avec toi, la corde au fameux arc (avec toi ?… on
m’assure qu’il en est toujours ainsi !) la corde se compose de plusieurs ficelles.

Lundi 2 Février : Purificationxliv.

(L’amour ? – de l’art sur une ardoise. Gymnastique suédoise. Allons ! il est


temps de fermer cette parenthèse.)

Comptes de fin d’année.


Avoir et dû, colonnes blanches. Mais toi, pour me rasséréner : « Notre budget
s’équilibre. » Non, je vois maintenant des chiffres rouges, accusateurs, qui
s’alignent – ma dette.

À quoi bon Noël ?


Je vais à toi les mains vides (jouets mouvementés). Mais toi : « Un enfant
préfère à tout autre cadeau quelque bête vivante aux grimaces imprévues, aux
gestes-surprise et que l’on peut casser à plusieurs reprises ». Peut-être, si tu
voulais…

Si je me laissais faire. Résolution vaine. Tu sais bien que je t’échapperai


toujours. Mes remords tournent vite en rancunes. Une intonation, un adjectif,
suffisent à me faire passer, versatile et monotone, de la confiance, de la douceur,
de la docilité, à l’entêtement, au « quant à moi », au regard anonyme. Sourd,
muet, aveugle, je traîne et te laisse lâchement traîner un poids mort.

Que mon âme est donc journalièrexlv ! Je me lasse, et ne tiens plus à moi que
par mes défaillances, à ma mauvaise vie que par ses pires habitudes. Un vrai
collage. Alors toi, pour dire quelque chose : « Chaque jour n’est-il pas solennel ?
»

Demain. De demain faire le plus irremplaçable… Oui, je connais la chanson.


– D’ailleurs le solennel, non moins que le quotidien, a ses traditions séculaires.
La répétition n’en est que différée. Fièvre, folie intermittente, folie quand même.
À se fuir dans un cercle ne se poursuit-on pas ? Comment échapper au retour
continuel, à celui-là même de nos héroïsmes, à leur retour mesquin ?
Me faudra-t-il encore le vingt-quatre décembre d’une année prochaine, à
quelque date inconnue, dans mille ans sous un autre visage, encore, me faudra-t-
il encore, encore et encore aller à toi les mains vides ?

Je voudrais :
Être assez pareil à toi pour ne jamais te choquer, te déplaire, te quereller, te
demander pardon – ni grâce.
Être assez différent de toi (et de moi), assez varié, pour que tu te reconnaisses
en cet homme, et de loin et de haut, ridicule sans contre-coup.
Je voudrais compter peu pour toi mais te faire sourire comme, à son insu, tu
sais déjà qui.
Je voudrais ne t’amuser ni plus ni moins que l’imprévu négatif, les
dictionnaires, le poisson qu’on sort de l’eau, les mœurs perverses des animaux
mécaniques, la rue où tout arrive, où tout passe, où rien ne te connaît.
Je me voudrais digne d’être considéré par toi avec autant de curiosité, autant
de détachement, que les dieux, que les poupées de l’âme humaine.
Je voudrais que rien ne me distinguât des choses qui te sont indifférentes…
Car les règles du jeu social (que je voudrais changer) ne sont pas ainsi faites
que je puisse parfois gagner la partie contre le reste du monde et qu’il ne
m’arrive jamais de la gagner sans tricher, contre toi – contre nous – contre le
meilleur de moi-même.
Je voudrais… Je veux.
Mais déjà l’autre se réveille : je vis, hélas ! j’ai mal, j’exige (de toi, non plus
de moi), j’ai soif de tout ce qui n’est pas à portée de ma main. Je me vautre, en
marge du passé, dans une vaine récrimination qui me tient quitte non seulement
de vouloir, de choisir, mais (par conséquent) d’accepter ton aide. Je me pousse à
bout, je m’en aperçois enfin et faute de mieux je me plains de moi : je crois ne
m’en prendre qu’à moi.
Mais c’est toi qui le souffres, qui l’entends, qui le vois au besoin (je te le
montre).
Encore une fois, tu l’as lu, tu le lis, tu me corrigeras mes fautes de français.
En fin de compte, c’est toujours sur toi que ça retombe.
VI

X. Y. Z.
Ne jamais lâcher l’ombre pour la proie.
SINGULIER PLURIEL

Nous.
« Rien ne peut nous séparer. »
Serments d’amour : sincères mensonges ! (Si tu ne consens pas à faire l’idiot
de temps en temps, aussi souvent qu’il me plaira, renonce à marier les étamines
et les épines. À d’autres la magie rose !…)
En fin de compte on est bien forcé de s’en remettre à l’inconnu, avec un grand
X algébrique.

Magie rose.

L’égoïsme absolu est une sécurité. J’y reviendrai souvent. Mais je prétends
par ces jeux inciter les amateurs aux perfides harmonies, au dangereux accord de
ceux qui vont par paires.

Amour. L’acte même est œuvre de chair – éclair de chaleur, étoile si brève
qu’on n’a pas le temps de former un vœu à peine la certitude qu’elle nous a frôlé
l’œil – mais tout ce qui l’engendre, mais tout ce qu’il implique, toutes les bonnes
vieilles ficelles théâtrales sont œuvre d’esprit.
L’acteur peut user de son partenaire, mieux : de son adversaire, comme de lui-
même ; et réciproquement.

Mais sitôt qu’ils ne seront plus qu’un, pour continuer la lutte et pouvoir se
provoquer encore, il leur faudra tricher, s’inventer des compères. Hors du
narcissisme intégral, le couple se dédouble. Nous sortons de notre superbe
isolement, nous empruntons au monde. Mon amant ne sera plus le sujet de mon
drame, il sera mon collaborateur. Pour le héros, pour l’héroïne et leur
conjonction, il nous faudra descendre dans la rue et chercher des modèles. Nous
séparer. Nous masquer. Faire chaque nuit peau neuve et nouveau paysage. Nos
duels sont à ce prix.
Devancer nos défaites. Imiter, simuler le premier venu qui te plaise et me
convienne, reconstituer le diamant du regard, le charme de ces passants. Je suis
l’un, tu es l’autre. Ou le contraire. Nos désirs se rencontrent. Déjà c’est un effort
que de les démêler.

Nous y sommes ? Armés d’inconnus, de situations fausses, de vocabulaires et


de gestes trompeurs, nous allons enfin dégainer du baiser notre langue. Dénouer
pour une fois de plus renouer la mortelle étreinte.

L’art de l’infidélité : en toi, quel qu’il soit, le Prince Charmant sera ma faible
proie. Tout dépend de ta ruse et de la force de mon désir.

Je recopie cet exercice (que mon partenaire écrivit en temps voulu et de ma


propre main) pour montrer comment nous cherchons à délimiter nos
personnages. Il va de soi que selon l’humeur du moment, humainement indiquée
par notre propre physiologie, l’attitude la plus abstraite peut et doit se modifier.
Chaque être vivant – poupée russe, table gigogne – est censé contenir tous les
autres. Restent la dominante et la sensible d’un caractère. Ce n’est qu’après un
grand nombre d’exercices (d’une valeur toute relative comme le suivant), ce
n’est qu’en nous résignant aux partialités nécessaires, que nous pouvons durcir
les moules de nos masques. Pour préciser le rôle encore incréé nous avons
recours à n’importe quels prétextes : jeux de société, enquêtes absurdes…
Sans doute ici un sujet plus trivial eût mieux servi d’exemple. J’ai ouvert un
autre tiroir… Non. C’était trop me demander.

Fixons grossièrement les réactions, les moins profondes même, de quelques-


uns d’entre euxxlvi à l’annonce, extérieure pour les uns, intérieure pour la
plupart, que Dieu est dans l’antichambre, qu’il sollicite l’audience du témoin le
plus intègre d’eux-mêmes. Leurs attitudes à bien d’autres égards nous en
paraîtront éclaircies.

Paul : J’y vais. (Se dérobant à soi pour ne pas s’attendrir) : Il faut L’avoir vu.
Occasion unique. (Se diminuant exprès, par peur d’être sa propre dupe) : C’est
quelqu’un à cultiver… etc.
Egon (d’une voix blanche) : Je vous ai déjà dit que je n’y serai pour personne.
Henri : Faut-il qu’Il ait envie de m’avoir pour S’être dérangé ! Mais c’est moi
qui l’aurais. Ce Monsieur regarde-t-il en face ? Bon. Je tiendrai le coup.

Genica : Faites entrer. Je Le recevrai avec plaisir. Il est très serviable. C’est
mon meilleur ami. Mais comment diable s’appelle-t-Il ?
Jacques : Admettons. Et puis après ? Ne pouvait-Il pas entrer tout droit sans
faire tant de façons ?

Édouard : Ça tombe mal ! Que va-t-Il penser de moi : justement je rêvais de


Lui…
Georges : Il est trop grand ! Il est trop près ! Il crie trop fort ! Je Le servirais
mieux s’Il me troublait moins, s’Il s’éloignait un peu.

Éric : Le maladroit ! Il a raté son entrée. Au prochain numéro.


Reutler : Il faut Lui mettre la camisole de force.

Charles : Soit. D’homme à homme on s’entendra toujours. Je suis prêt. Mais


nous n’avons rien à nous dire.
Erich : Il ose venir chez moi ? Je ne serai pas fâché de Lui dire ce que je pense
de Lui.
Oscar : His place is not in life but in art. Will you tell that person I am
expecting Him in my next book.
Bruce : Formless thing ! Let me hold up a mirror and a song. Beauty is better
than any gods.

Jim : Never felt that. It’s queer !


Alan : I never !… (laughing)

Georges : Il est dans ma peau. C’est une vieille connaissance.


Jack (Il tremble et pleure) : I have knocked Him out many a time. I am afraid.

Arthur : S’Il se présente encore sous un faux nom, vous Lui direz que je
L’emmerde.
Paul (à genoux – et devant quoi, Seigneur !) : Me voici. Je T’attendais.

André : Verrouillez la porte. Le premier qui laisse filer l’inconnu, je lui fais
son affaire.
Robert : Du bluff, ton Inconnu, encore un sous-ordre. Au moins qu’Il soit poli
: qu’Il se décapite avant d’entrer, qu’Il se mette l’autre sexe, et vierge, entre les
jambes. – Un beau geste, enfin, et qui nous toucherait.

Swann : Hand me my gloves, will you ? Now let Him in.


Mitchell : I am busy. He can wait. (Il a tout le temps d’attendre.)
Robert : He has so much to do, don’t let Him wait.
Ruprecht (regardant sa montre) : C’est bien. Il est exact.
Fernand : Il tombe à pic. Naturellement. Il faut toujours se déranger pour cet
animal-là. Enfin… qu’Il me prenne comme je suis.

Donald : He never wants to see me. It’s just one of his tricks.
Jack : He cannot be with you all of the time in the state you are in. He’s never
all there with us. But we must be thankful for small mercies.

Le R. P. B… : Non. Il est trop exigeant. Qu’Il fappe à côté. Je Lui ai déjà


donné hier.
L’élève R. M… : Parions qu’Il me parle en hébreu. Je vais chercher un
interprète.

André : Est-ce le même ? Je ne Le reconnais pas…


Jean : Il est déjà dans la place. Il ne peut être plus près.

Bob : I don’t need him. He’d better mind his own business as I do mine. (Et
quand Bob parlera français : Je ne sais que faire de cette chose. Qu’elle me foute
la paix !)
Moi : Je ne mange pas de ce Dieu-là. Ce n’est pas Lui que j’attends, c’est
l’Autre. (Dieu part. Je L’ai senti partir…) – Un instant ! Rattrapez-Le. Je n’étais
pas prête pour Le recevoir, je suis indigne de Lui. Mais qu’Il revienne : je
L’aime.
Toi : C’est pour Claude. Ça lui fera plaisir et moi je n’y tiens pas.

Cet exercice s’impose à moi tant qu’il nous est utile. Mais après…
« Dieu » est élastique. Définissez vos termes. (« Saint-Esprit » ne vaudrait
rien non plus.) Chacun nomme ainsi ce que bon lui semble et n’avouera jamais
quoi, quelle futilité. (J’emploie vite ce mot pendant que mon ange est ailleurs. Il
me l’aurait caché. L’eussé-je entrevu malgré lui, je n’eusse pu m’en saisir. Il me
l’eût confisqué).

EXERCICE SUR DEUX NOTES

Curiosités obscènes.
P – J’aime cette manière de carte transparente : l’âme à travers le corps. C’est
une collection à faire.

Cloisons étanches.
E – Ce que je trouve le plus admirable dans la Passion n’est pas ce que vous
croyez. Je me sacrifierais volontiers pour les hommes, oui, pour tous les hommes
– mais baiser celui-ci, celui-là, comme un frère ? jamais ! Je me ferais bien
crucifier pour eux, pourvu qu’aucun d’eux ne touchât à ma peau.

E – À sa place je n’aurais pas cherché loin mon Judas. On n’est jamais si bien
trahi que par soi-même.

E – Pour qui les seules valeurs sont dans l’esprit, dans l’âme, pour un homme
attaché au mépris du corps, le tour de force n’est pas de coucher avec le lépreux,
mais de saluer le pharisien.
Le règne relatif.
E – Mon semblable ? Ni conçu, ni concevable. Il faut toujours sacrifier un
tiers pour faire valoir le monstre analogie. On n’est alliés, on n’est semblables
que par opposition – contre autrui.
Sitôt qu’on l’isole, l’espèce (règne concret ou règne abstrait), la
généralisation, se défait ; la Patrie se décompose en paroisses ; Paris en
arrondissements (poupée russe) ; seul enfin, le couple s’ouvre à deux battants, je
me sépare de toi, l’Aryen lui-même se désolidarise de l’Aryenne.
Il est autant de manières d’être que d’étoiles ; je ne saurais dire davantage.
Qu’il y en ait dans chaque étoile autant (est-ce ma faute si l’absolu est hors de
raison ?) cela n’en fera pas une de plus.

P – Rencontre sur un sein de jeune fille, sur une tarte à la crème. Concordance
de choix n’implique pas concordance de goûts. Sait-on quelles intentions
étrangères ont amené de si loin nos mains à se toucher ? – Similitudes,
sympathie ? – Miracle ? Non : coïncidence.
E – Si les chemins se croisent, c’est qu’ils ne se côtoient pas. Présomption de
divergences. Gare aux aiguillages !

Confession.
E – Jeu de mon enfance. Je préférais être le cheval plutôt que le cocher –
surtout quand le camarade qui dirigeait notre attelage avait un bon fouet, et la
manière de s’en servir.

Gott mit unsxlvii.


E – Quelle sottise ! Ah ! plutôt : Gott mit mirxlviii – le bel orgueil. Pourtant,
depuis que je vous connais, « Gott mit uns » me paraît sublime. Car il ne faut pas
oublier que « nous » ça peut être le couple – ce monstre à deux têtes.
Le meilleur moyen de garder son dieu près de soi : le crucifier. Les païens qui
faisaient collection de dieux ont épinglé Jésus sur la croix, comme un papillon
rare.

Idylle.
P – … être en cas de légitime attaque.
E – … se raccrocher après le naufrage à une mine flottante.

(P.) …curieux d’une âme qu’il sent étrange et disponible, curieux, et, par
définition, aimable. « Je ne suis pas d’un naturel assez poli pour n’être que poli.
Alors je me force – et je passe la mesure. »

P – Je suis femme. La pitié me met en goût de consoler : de faire l’amour.


Mais comme après tout je suis un homme, et prompte à mordre, méfie-toi : cela
ne va pas sans quelque brutalité !

Lendemains.
E – Vous m’injuriez ?
P – Non, au contraire. Hier, je n’eusse pas employé ce mot. Nous n’étions pas
assez intimes. Et jamais je ne me le permettrais avec un de vos compatriotes. Le
mot « boche » n’a de valeur qu’érotique.

Syncope.
Du même au même (avec tendresse) :
Dieu ! que tu es laid !
Rien que la chair…

E – Doutes-tu de ma pudeur ?
P – Non : je connais les crans d’arrêt.

E – Si tu me vois hésiter au bord du plaisir, viens à mon secours : rappelle-


moi que je t’aime.
P – L’amour met dans un tel état d’esprit le moins naïf qu’il demande secours
à son bourreau.

E – Beau ? moi ? – Oui : comme on dit une belle syphilis.

Par respect humain.


E – À force de retenir mes passions, j’ai contracté une dilatation du cœur. Je
réclame des urinoirs sur la voie publique.

Minima achète au Minimum.


E – Que faut-il pour être heureux ?
P – (Un peu d’amour ?…) Ça ne prend pas : perles fausses !
E – Imitation parfaite. Reconnais ? D’ailleurs c’est plus prudent : admets que
tu veuilles les vendre, les donner, que tu les laisses prendre ou perdre… Dis
merci. Non ? Tu as tort. Tu veux être aimé au pair ? Français ! ton cœur retarde.
À notre époque, il faut savoir être heureux à bon marché.

P – Mettre les mots, les choses et les gens (en amour) en facteur commun.
Faire d’un seul jet autant de coups qu’une pierre en peut porter.
E – Qui trop embrasse mal étreint.

E – Apprendre à poser des vampires. Mais s’ils n’ont pas fait leur plein de
sang ils seront durs à décoller.

Une demande en mariage :


P – Je remplacerai pour toi des serpents de plusieurs calibres. Mon torse te
tiendra lieu de ceux qu’il faut étreindre à pleins bras. Mes cuisses t’obéiront,
reptiles bien stylés ; tu auras encore les monstres avaleurs de souris ; tu auras
mon cou, mes chevilles, mes poignets ; et mes doigts seront à ton gré couleuvres
ou vipères familières.
Ne t’inquiète pas des formalités : je m’en charge. Le ciel manque d’ailes ; et
Dieu, pour faciliter l’union des corps et des âmes, n’exige plus le consentement
de la mère Patrie.

Anticipation.
P – Il suffisait alors de tracer une ligne à la craie : la petite poule suivait,
fascinée… Frontières du bien et du mal, de France et de Navarre, aplanies par la
danse macabre, effacées par les durs piétinements humains, j’espère que vous
n’en imposez plus à personne. – Il faut m’en accuser : on s’attarde à parler de
vous.

Dernière volonté.
P – Son puits ayant pris mauvaise réputation, pour que nous lui rendions
encore visite, avec des branches et des feuilles elle en a camouflé le seuil…
Sois sûr que je ne cherche point la Vérité ; mais si, par malheur, je tombe dans
son piège, qu’elle me reçoive nue, la chair bien rembourrée, pour amortir le
choc.
Toucher du bois, précaution d’impuissant.
P – Pourvu qu’elle soit bien trempée et qu’elle entre profondément dans ta
chair, je veux être du côté de la lame.

E – Loyauté allemande, force allemande, venin allemand… L’aiguillon de la


guêpe nationale seul est mortel (chez vous les abeilles ont des fleurets mouchetés
!)
Je me livre à vous désarmé – de peur d’être vaincu avec mes propres armes.

Intoxiqué.
P – Il me faut ta piqûre, la sottise, ma morsure de serpent, le désagrément, la
méchanceté quotidienne. On s’y fait si bien qu’on ne peut s’en passer. Notre
équilibre est un composé de poisons. – Le sommeil cherche à nous circonvenir…
(attends, ma phrase n’est pas finie)… plutôt que de céder, je sucerais l’aiguillon
de l’abeille.

Trompe-l’amour, qu’y trompe-t-on ?


P – Une poule prend sous son aile nos supercheries grossières et consent à
confondre dans la même tendresse ou la même ironie poussins, canards et
coquilles de plâtre – porcelaine, cœur de pierre, bois massif, or sans germe,
poisson d’avril, fondants de Pâques, et toute l’énumération du trompe-l’œil…
Pourquoi cette vipère ne couverait-elle pas amoureusement mes œufs de
colombe ? Ne fût-ce que pour les manger cuits à point.

Le mauvais goal-keeper : Je ne suis bon que pour l’attaque. Il serait imprudent


de me confier la défense d’un corps – et surtout du mien.
L’ennemi héréditaire : En revanche, tu défendrais très bien mon pays.
Politesse.
E – … accepter aussi généreusement qu’on vous offre.

Variation sur un thème connu.


P – Lieu de convergence des serpents, j’aime à t’écouter prêcher la
décentralisation – mais prends garde à tes frontières !

Métropolitain.
P – Nous vivons évidemment sur la ligne idéale qui va d’EUROPE à
CONCORDE.

Signal d’alarme.
P – … ta peau couleur de sable…
E – Couleur de sable mouvant, où l’on s’enlise… Voyons n’aie pas peur : je
ne dis pas ça pour te tenter.
P – Trop tôt : tu as tiré sans motif plausible.

L’homme heureux.
E – Tu n’as pas le droit de m’injurier ainsi ; il faut le gagner.
P – Fais-moi crédit, je gagne toujours. L’usurier le plus timoré me prête de
l’argent sur un billet de loterie.

Glose.
P – … les événements généraux me sont adverses (particuliers, me favorisent)
: la guerre, les éruptions volcaniques, la grippe espagnole, le service militaire,
etc… Mais que dis-je ? Je suis encore vivant. Les tremblements de terre eux-
mêmes me veulent du bien – cahots opportuns de la voiture, soutenant mon
plaisir, un jour enfin – qui sait ? – l’éternisant peut-être…
L’adversaire – Voir Messine et mourir… Qu’attends-tu pour enregistrer nos
bagages ?

Greed.
(P.) La nature ne le contentait point, il y posait toujours quelque rallonge. Il
lui fallait : l’hermaphrodite, le ménage à trois, le trèfle à quatre feuilles, le veau à
cinq pattes, l’étoile à six branches, la Nuit des Sept Jours, le huitième ciel – huit
péchés capitaux –, la journée de neuf heures, le chat à dix queues, le système
undécimal, l’ouvrier de la douzième, treize coups à minuit – et faire l’amour à
sixxlix.

L’homme pratique.
P – N’exploiter que les embêtements, les dégoûts, les ruptures… Mes désirs,
je les réalise. En a-t-on jamais à revendre ?
E – Tu te vantes.
P – Ne transmuer que nos déceptions.
E – Alchimiste, à quel titre me sublimises-tu ?
P – À aucun titre. Je n’emploie pas cet effet-là.

Don’t fidgetl !
P – Tu voudrais t’éloigner du fou – et sans en avoir l’air. Non : fuis
courageusement ! Tu ne m’échapperas pas par la fenêtre sentimentale, même en
cousant nos draps bout à bout. Ma chair déborde sur mon âme, sur ma vie. Tout
ce qui me touche en est imprégné. Mon ombre elle-même en est faite, et la trace
de mes pas sur le sol, de ma bouche dans le ciel. La proie s’impose. – À quoi
bon me lâcher pour une ombre aussi matérielle que moi ?
Revolver automatique.
E – As-tu vu celle-là aussi ? Regarde bien, détaille, ne te gêne pas pour moi
!…
P – Je t’assure que ça n’a pas la moindre importance.
E – Je sais bien. Tic nerveux. Quand tu leur feras l’amour, ce sera la même
chanson.

Le mari complaisant.
E – J’ai rendez-vous chez le dentiste (ou : La Patrie me réclame – ou : Je n’ai
plus de cigarettes…) j’espère que mon absence ne vous gênera pas trop ? Je puis
envoyer quelqu’un pour me représenter.

Vie de garnison.
(E.) Entre deux religions, quel ennui, quels chômages ! Démobilisés, bras
ballants, les mystiques traînent sur la promenade publique leurs éperons
mouchetés, l’impérialisme sans emploi, le mal de la caserne…
Dieu leur offre un bel uniforme, l’intrigue, les grands chevaux,
l’abrutissement quotidien…
Insultés, furieux, les purs, les insoumis, reçoivent chaque matin leur âme à
coups de botte, – à défaut d’autrui s’injuriant, insultant la diane à défaut de leur
propre personne.

Il faut bien s’occuper le cœur pendant la morte-saison.

Mais
Je te soulagerai, volcan : je me nourrirai de ta lave.

P – J’ai supprimé tes ennemis, Serpent ! Il me faudra donc sucer ton venin
comme le lait d’une mère en disponibilité, d’une chienne de race pure. Car si tes
mamelles s’alourdissaient, stérilement gonflées du sang de la guerre, du sperme
de la haine – dans la paix, dans l’amour, je ne retrouverais plus ta forme pure…
Qui nous tenterait désormais, faisant revivre nos paradis égarés, nos
égarements perdus ? Avec la beauté du Serpent disparaît jusqu’au souvenir de
notre jeunesse…
À quoi bon même retrouver les jardins de l’Éden, sans l’inspirateur du péché
(l’homme ne s’en tirera point tout seul), sans le frisson du risque, sans espoir de
récidive ?

L’homme ne s’en tirera point tout seul…


Adulte atrophié, enfant pleurant le ventre de sa mère, le poète en appelle
encore à sa muse, le rêveur à son ange gardien, Saülli à ses sept beaux démons,
le peintre à son modèle, et sans corps complaisant l’amant ne saurait inventer de
posture nouvelle.

Ici, Serpent ! (Je siffle.)


P – Si c’est vraiment le démon qui nous a perdus, lui seul peut nous sauver.
On n’est jamais guéri d’un mal que par la même femme.

J’apprivoise le chiffre sept.


P – Quand Satan sera l’animal familier, le tentateur de luxe, – chien
d’agrément, chien de poche – non plus d’Ève, mais de l’Homme :
– À bas, Serpent ! À bas ! chaste, chaste… C’est bien. Et maintenant, fais le
beau.

Lent dressage.
Péché privé, démon domestique, viens : je ne te crains plus.
Jambon de Paris

E – Il ne s’agit pas de ceux qui prennent leur nombril pour le centre du monde
(faiblesse qui n’opprime que soi). Il s’agit de ceux qui prennent le monde pour le
centre de leur gravité et le traitent en conséquence – à savoir : avec une
désinvolture bien coupable.
Mais peut-on abandonner la sphère à son propre mouvement rotatif ?
Autrement qu’à coups de fouet peut-on faire tourner la terre ?…
Oserai-je donc juger (Attention : Tournant Dangereux) ceux qui – fût-ce pour
enfler toutes leurs bourses – me déchargent de crimes pénibles à préméditer, et
pour l’exécution desquels une admirable hypertrophie du cœur et des poings est
humainement nécessaire ?
Celui qui a su pêcher, qu’il prononce la première injure. Si porc il y a, c’est un
porc de concours. Soit. Qu’ils prennent l’Europe pour leur nombril, qu’ils
confondent l’univers et leur ventre. Mais que ce ventre soit un ventre sans
négligence, lyre musclée d’athlète, chair et peau de putain.

Réticences

E – Il y a des gens qui vous dégoûteraient de la laideur.

P – Ne me défie pas : je finirais par t’étrangler. En somme, tu as le cou très


mince. On en ferait vite le tour.

C’est enrageant de ne pouvoir offrir que ce qu’on a, que ce qu’on est.


Mais…
On a beau se couvrir et recouvrir de masques, les farder, les regarder, on ne
fait peut-être que grossir la ressemblance, qu’accentuer les imperfections du
visage caché…
Pourtant nous nous lasserions vainement de ces jeux : plutôt surenchérir !
Ailleurs aussi le maquillage est de rigueur.

VELLÉITÉS

Avant de lire cette page, prononcez avec moi ce vœu : des mots à double
détente. Un écrivain ne peut que jouer à pile ou face avec les mots, comme vous
faites en secret avec vos sentiments et vos principes les plus sacrés.

Dix-neuvième siècle – avoir du cœur.


Vingtième siècle – avoir de l’estomac.

Réalisme.
La mère était si peu appétissante qu’on offrait l’apéritif au nourrisson avant de
lui servir le sein.

Romantisme.
La puce – ce vampire.

Surréalisme.
Le vampire, cette puce…
Symbolismes.
(Avant-hier) : Ôte-toi de mon soleillii. (Hier) : Ôte-toi de ma conscience.

Suspect.
… aurais-je le sens du ridicule ? Suis-je français sans le savoir ? moi – né de
patrie inconnue.

Courage !
M’attaquer d’abord à mes valeurs préférées, ce sont les plus résistantes. Et
l’ordre nouveau ? La nature ayant horreur du vide y pourvoit à mesure,
automatiquement et selon des lois qu’il est bon de connaître. Frappez un chef, un
chef apparaît. Je le répète, il importe de viser haut.
Il est vrai, j’ai dû penser d’abord : on ne jette jamais rien que pour mettre
mieux à la place. Appellera-t-on cela une pétition de principe ?

Autre courage.
Le courage d’être dégoûtant. Il faut avoir passé par là, il faut bien du reste en
passer par là. Nos lâchetés n’y changent rien.

Pudeur.
Vierge et martyre ? C’est le comble de la sottise. Passe encore d’être martyr…
ça peut avoir son charme. Mais vierge !

Idée fixe.
– Vierge à quatre-vingt-dix ans ? Non. Mais sans doute se masturbe-t-elle
normalement, sans curiosités, sans précautions d’hygiène. Car elle est de ces
femmes qui, mariées, ferment les yeux sur ce qu’elles nomment leur devoir et
font des enfants à tout coup.

Par monts et par vaux.


Les traces de l’activité des hommes sont tantôt d’une bêtise attendrissante,
tantôt d’une diablerie effarante – selon qu’on est en humeur de pleurer de rage
ou de tendresse. Mais il ne faut pas pleurer : il faut rire !

Paresse : Le Sultan remplace son Grand Eunuque par un Grand Déflorateur.

Il a pris le parti (ou son parti) de la vertu.


– La fin approche.

Madrigal.
Il a fait un baptême édifiant.

À quoi rêvent les jeunes filles.


– Mais si ! vous me grondez tout le temps ! Je ne vous en veux pas du reste
puisque c’est pour mon plaisir (je veux dire pour mon bien !).

Concessions mutuelles.
Un soir il bat sa femme. Le soir suivant, elle bat son mari.

Victoire aptère.
La queue du lézard est fragile… Mais recouvrant l’usage du surhumain (de
son sixième sens) l’Ange abandonne ses ailes aux mains de Madame Putipharliii.
Un appel de pied. L’oiseau s’envole.
Sans doute ! – L’esprit seul compte.

Servez-vous, dépouillez-moi : je ne m’en porte pas plus mal.

Un conseiller sentimental.
Le tireur d’arc n’a plus de flèches en son carquois. Quand même, il tend la
corde, il tend le piège. Et chaque fois que ses lévriers ont levé, couru, forcé la
bête, il se tourne vers nous, il a recours aux hommes.
Mais tu te croises les bras, en ricanant :
« Vaurien ! tu fais encore la chasse aux poules – à ton âge ! et tu te sers
encore, en ce siècle didactique, d’un instrument si précaire ? – Apprends,
Amour, s’il te faut une proie, à tuer net avec des mots. »

Daphnis ou le faible d’esprit.


J’ai mon désir sur le bout de la langue ; mais (j’ai trop mauvaise mémoire)
jamais je ne retrouverai le geste héréditaire.

Dévaloriser la race.
Les hommes ont expérimenté le système de l’inflation sur leur propre chair…
Trop d’enfants sur le marché des changes. – À moi les exemplaires de luxe !

Pour paraître prochainement.


Ayant résolu d’aimer, j’essayais des diminutifs aux noms éligibles, comme la
femme enceinte prépare un prénom en même temps que la layette du prisonnier
inconnu. Mais, double travail, (il faut tout prévoir) garçon ou fille ?
Arlequin.
On m’a tellement dit que je n’avais pas de cœur que j’ai fini par m’y laisser
prendre.

Un cœur à double fond pour illusionnisteliv.

S’ils se mesurent à quelqu’un, ils trichent – se poussent et s’étirent sur la


pointe des pieds.

Le renard.
J’avais beau le baiser sur la bouche, toujours il faisait un mouvement pour
m’éloigner la tête : « C’est pour mieux te voir, mon enfant. »

Laissez-leur le dernier mot. Évitez la rancune des amies congédiées. J’en


connais qui se replacent volontiers sur le même palier. Vous aurez souvent de
leurs nouvelles.

La passion du plausible.
Afin qu’on me croie, je dirai non le vrai – mais le vraisemblable.

Réserves.
Beauté, beauté, promesse de bonheur… Allons donc ! Vous êtes bien trop
discret, trop bien élevé, trop prudent, pour faire au bonheur qu’on se promet de
vous plus qu’une illusion.
– Beauté, promesse de tourment !

Parfait indéfini.
Il y a des gens dont l’unique idéal est d’avoir une vie qui puisse être mise
entre toutes les mains.

Normand.
Comment nourrirais-je une autre passion que celle du Bien et du Mal quand
ma propre terre fait aux pommiers des racines palmées. Mon serpent ne saurait à
quelle Ève se vouer entre tant de pommes sures.

Mystère de cet homme : DANGER PUBLIC.


Ne laissez pas les ENFANTS jouer avec la SERRURE.

Lapsus.
Par quelque illusion de ma chair égarée…

La leçon de piano.
– Je n’ai aucune expérience de l’amour : j’ai peur d’être maladroit…
– Je préfère qu’il en soit ainsi. J’en ai connu de si mal commencés !
–…
– Ah ? Tant pis ! Même seul, on prend de mauvaises habitudes.

L’homme du désert.
La jeunesse est son but contre nature. Il se ferait sucer par le soleil pour
émigrer dans un monde encore en fusion.
Méthode indirecte (pour amener à confession un jeune Protestant.)
« Les intermédiaires sont indispensables. – Voyez, même pour les choses de
ce monde. Vous ne parlez pas assez couramment le langage de Dieu pour vous
passer d’un interprète. Il y aurait des malentendus entre vous et votre Créateur. –
Et surtout, méfiez-vous de Dieu, mon enfant : (consultez votre Sainte Bible) Il
n’a jamais respecté le secret professionnel. »

Pécher avec préméditation.


– Criez-vous en vous masturbant ?
– Non, mon Père, je prie…

Une hérésie de Narcisse.


– Merci !… et ce n’est pas le premier bonheur que je vous dois.

On ne nous montre jamais que le point de vue des héros. Mais si je prends le
parti d’un comparse ?

Magic-City.
Ils font une telle différence entre « actif » et « passif » – les imbéciles ! qu’il y
aura bientôt un « féminisme » des cinèdeslv.

Origine des mentons bleus.


Glacier sali, draps, pureté du sol toute défaite… Heures agitées. Nos cheveux
se sont emmêlés tant et tant cette nuit, qu’au matin – pour en finir – nous avons
dû nous faire tondre.
Sapho.
– Je vais m’acheter des chaussettes. – Est-ce que vraiment vous portez des
chaussettes ? – Non… (comment dites-vous ?) des… bas. Enfin c’est une
manière de parler.
… Instinctivement je cherchai les boutons de ma « braguette » à droite (côté
hommes), mais le tailleur (il faut tout leur dire !) me les avait cousus à gauche.

Mea culpa.
Écrire pour une minorité, œuvre ingrate, sotte, vaine et pourtant noble du
poète. Mais, trop sensible victime, il ne faut pas se laisser emmurer par
l’entourage, entraîner à écrire contre une minorité.

La pureté se compose de toutes les souillures, comme le blanc de toutes les


couleurs. Mais qu’une seule vienne à manquer, la volonté mollit, l’harmonie se
défait, la mayonnaise tourne. Ne jamais receler le vert au détriment du rouge, le
ciel au détriment du sang, la luxure et l’orgueil à doses inégales.
Athlète complet du vice. Spécialiser son âme, s’étendre sur une raie du
spectre, c’est ce qu’on nomme « mal tourner » dans l’argot des anges.

Une proposition pour la mi-carême : ceux qui toute l’année portèrent un


masque sortiraient la face nue, méconnaissableslvi.

Ouvrez – et l’on frappera.


À ceux qui n’ont pas été contents de leur rôle sur terre, Dieu fait passer un
conseil de révision :
Je fournis le théâtre, choisissez vos décors, vos aventures, votre caractère,
votre sexe, votre maquillage… Mais les fausses intonations que vous aurez eues
en scène se reproduiront éternellement ; et si vous avez tenu votre personnage à
distance, il vous le rendra bien. N’ayant su vous laisser émouvoir par elle, jamais
non plus vous ne saurez toucher votre âme. Étrangers à vous-mêmes,
ridiculement suivis ou précédés par une marionnette aux quatre pas
d’ordonnance…
Qui ne donne rien n’a rien.
– Je suis le premier à reconnaître mes torts : Si tu incarnes ton idéal, j’y
souscris. Mais qu’est-ce là que je t’accorde ? Ne l’avais-tu pas déjà ?

Un genre indéterminélvii.
Il y a des gens qui moralement vivent au jour le jour. Ils suivent dans les
journaux le cours des changes ; s’il y a baisse sur les mokas, ils aiment le café,
ils se forcent, ils en boivent. Montrent leur patte tour à tour enfarinée,
encharbonnée, leur sens des affaires et leur sens artistique, selon les rencontres
qu’ils prennent pour le goût du jour. Ils recherchent les anges angoras, les anges
de gouttière – si « l’ange » est avantageux.
Mais devant les denrées sans étiquette, les voilà tout désorientés…
L’affichage est obligatoire.

Cette débauche verbale… Ce sont leurs messes tricolores.

Autre tempérament, autres mœurslviii.


« Ouvrez la bouche et fermez les yeux ! » Ainsi les adultes ont accoutumé de
pervertir la jeunesse. Que leurs femmes soient faibles, bavardes, peu
clairvoyantes, après cela ! à qui la faute ?
Chez moi, chez la plupart des enfants, l’expression du désir est bouche
fermée, les yeux grands ouverts. Il ne faut pas en abuser. Muet. Unisensuel.
Infirmités diverses. L’exemple est mal choisi !
En regardant par le trou du nombril :
Ce n’est pas seulement le sien propre dont l’enfant fait le centre du monde.
N’importe quel noyau tient sa chair concentrée. Le mystère, c’est la serrure à
laquelle un œil, faute de mieux, sert de passe-partout.
Ainsi :
– Maman ! pourquoi sont-ils dans l’eau les bateaux, Maman ?
Mais la mère est ailleurs, hors de l’eau, hors des barques, hors d’elle-même.
La décentralisation de son esprit est achevée. La dure vie sociale l’a contrainte à
remplacer les « pourquoi » par autant de « parce que », de « pour que »
péremptoires. Elle dit (s’étonnant peut-être de la couleur du ciel…)
– Parce qu’il fait beau temps.
Sans discuter (car il entend qu’on n’a pas répondu), sans céder, l’enfant répète
:
– Pourquoi sont-ils dans l’eau les bateaux ?

« Poussez, Docteur. Moi, je parelix. »

Il faut se livrer pieds et poings liés. Car il n’y a pas mieux à faire. Avons-nous
le temps, les moyens de vérifier ? Nous sommes requis par l’action et
l’interminable questionnaire des acteurs.

Tant d’affirmations contraires, de mensonges, de démentis – et surtout


d’étonnants silences. Mais à quoi bon se défendre ? L’attaque est bien plus
expédiente. Dans son duel avec Valentin, le rôle assigné à Méphistophélès est un
rôle suranné. Seul compte Faust au jugement de Dieu.

Rien de plus déroutant que les preuves. Les chiffres sont un leurre. Chacun
connaît le truc. On les tire, on les pousse, on les arrondit. Ça s’arrange si
facilement : Un parti prend l’heure à Moscou, l’autre à New-York – et le tour est
joué.

Les chiffres ne nous apprennent rien car ils sont sans personnalité. Rien de
péremptoire en ce monde que la forme de la bouche qui parle et la confirmation
du regard… Les injures nous renseigneront mieux que les statistiques les plus
sincères, qu’une faute d’impression suffit à pervertir.

Femmes, France, votre bonheur dépend de la valeur de vos sens, de votre


psychologie. Les détails les plus mesquins (est-ce assez humiliant !) parce qu’ils
sont plus négligés que les autres révéleront mieux un être que ses actions d’éclat.
– Il taille un crayon ; il se mouche ; il dort ; il a la fièvre… (il se trahit). Après un
minutieux et cætera, si l’homme a plu, ouvrez les jambes et fermez les yeux.
C’est un mariage de raison.

D’autres mots pour dire ceci :


L’homme aura plus tôt la jeunesse éternelle que l’immortalité. Plus vite il
s’abritera de la décrépitude que d’une piqûre d’épingle. Aussi « l’accident »
prendra-t-il une valeur singulière, et quoi qu’on fasse (à moins qu’on ne soit
devenu férocement « protectionniste »), l’accident se multipliera
inexplicablement.

Solidarité.
Aujourd’hui notre vie subit tant de manutentions, dépend d’un si grand
nombre de transactions et d’une telle multitude d’êtres que nous aurons une
chance insensée si nous ne trouvons pas d’assassin.

Dans toutes les entreprises humaines on nous met les rares heureux en
évidence, on les éclaire, on surfait leur qualité. Ce sont les gros lots pour nous
faire prendre des billets.
Morcellement.
À notre époque où tout se fonde sur le crédit, même le bonheur, où la
politique, l’argent, l’amour, sont articles de foi, on fait une telle dépense de
crédulité pendant la semaine qu’il ne reste rien pour les jours fériés.

Confusion des genres.


La politique et l’érotique sont ravalées au vocabulaire du libertinage. Voilà
nos touche-à-tout à l’aise : heureux de discréditer à la fois les bons mouvements
des chefs, leurs entreprises de conciliation, et le baiser sur la bouche. Dissociez,
Messieurs, dissociez !

Table tournante (rêve)

Assis autour du tapis vert, les diplomates, sérieux comme des enfants, et
suçant leur stylo, tétant leur style, rédigent en écriture automatiquelx le Traité de
Versailles. (On vantera leur noble sincérité.) L’esprit souffle : pigeon vole,
prison vole, nations volent… On m’entendrait parler, tant ils sont sages !
Il y en a pourtant quelques-uns qui ont de vilaines habitudes et se laissent aller
au dangereux onanisme des retouches littéraires.
Quelques autres ont l’imagination si rapide que le sylphe les quitte, essoufflé,
au premier tournant ; leur main même se lasse… Ayant jeté leurs vêtements,
leurs armes, puis leurs membres, un à un, ils arrivent nus – que dis-je nus ?
ténus, sans forme et sans âme au poteau de gloire, de supplice ou de félicité.
Mais j’ai vu – croirait-on que la vanité de l’honneur fût à ce point capable
d’usurper la place d’instincts élémentaires – j’ai vu le grand chef allemand, à
court de rêves, copier sur son voisin français. Une chance pour la Prusse que
celui-ci copiât lui-même sur son voisin germain ! Inclinés vers leur ongle droit,
par delà le Bien et le Mal, bientôt tous me semblèrent complices – et la table
tourna dans le sens des aiguilles du temps, ou plutôt de l’espace… Mais sur Qui
copiaient tous ? D’où venait le mouvement initial ? Je m’y perds.
Enfin leurs papiers plissés accordéonlxi, leurs bras rayonnés les tendirent vers
le centre où l’invisible arbitre les recueille. Invisible pour moi, dieu de chair
pour certains, juge coiffé du rouge de la honte, épouvantail de paille, homme ou
destin masqué, providence aux paupières, scellées de la membrane hymen,
vierge à violer, etc., pour d’autres. Les recueille et les mêle dans son vieux
chapeau melon. Alors, comme aux jeux innocents, on tire à qui, qui, qui sera
mangé.

Tous les chemins me jetteraient leur lasso d’épines, m’écraseraient entre leurs
murs, là-bas, dans leurs charnières, me pinceraient à mort. Si leurs mâchoires
souriantes se resserrent à l’horizon… simple effet de perspective.
(Illusion et vérité sont deux enfants jumeaux qui ont échangé tant de fois leurs
faveurs bleue et rose qu’en nommant chacun par le nom de sa couleur je les
ferais railler, même si je tombais juste.)
Refermez vos bras, chemins ! sur d’autres ou sur le vide. Vous aurez beau
vous étirer. Je ne me laisserai pas happer par ces siphons. Je me tiendrai au
carrefour, les bras en croix. Corps indicateur. Les pieds plantés contre la
tentation de déserter mon poste, de suivre le premier passant venu. Conscient des
distances, des bornes, des églises…
Récompensant ma patience, peut-être qu’un ange égaré me demandera quelle
est sa route ?

Les nuits d’orage, si l’on veut demeurer sur le pont du navire (cheval qui rue
et cherche à nous désarçonner) il faut se faire solidement amarrer à quelque
poteau frontière.
VII

H. U. M.
Avant de renoncer au monde je danserai devant Hérode, parce
qu’il s’intéresse à mon sommeil et qu’il a su m’inciter à retracer mes
pas, à renfiler mes songes lxii.
ÉPAVES

(Cauchemar)

La curiosité me tient éveillée devant un visage d’homme : peau trouée,


défoncée, à gros grain – mais blanche, mais livide ; le crâne plat, le front couvert
de chanvre ; le nez, la bouche tuméfiés… L’œil au regard absent – margelle,
puits, sans couleur et sans choc – horizon parfait où je m’avance, où je m’abîme,
tandis qu’un rayon X me passe par-dessus la tête…
Je m’efforce de croire que l’image est mal au point ; je resserre, je dilate, je
tripote le diaphragme étonné de mes yeux…
Un silence est entre nous, une obstination. Ce doit être mon père. Il s’efforce
pourtant de comprendre et moi de nous convaincre – lui, mon propre cœur et cet
homme… Mais je n’ai pas plus tôt senti céder, craquer ma destinée, ramené sur
moi l’infini, vu dans l’abîme adverse un cran d’arrêt – bref : le déclic du désir –
que je tourne et fuis, criant, crachant mon âme, niant et reniant ma conquête,
injuriant mon étoile.

Je me retrouve marchant au pas, au pas avec mon ombre pardonnée. Mon


souffle encore mal assagi m’offre une transition avec je ne sais quelle terreur
effacée… Transige-t-on avec de pareils monstres ? et surtout lorsqu’en si peu de
temps il faut trancher tant de becs de courlis !
Après chaque café, tous les numéros pairs, un empailleur d’oiseaux. Plus
facilement que je n’aurais cru, et sans laisser de traces, je passe le poing, le bras,
à travers la vitre et de mes ciseaux courbes coupe les becs dans leur racine. C’est
de la corne dure, mais guère plus que mes ongles… (pour se laisser rogner les
griffes, tu le sais, Pussy ne fait pas plus de façons que moi)…
Moineaux, mouettes, lièvres, perdrix… Il n’en faut pas laisser un seul ! – Mais
celui que je cherche sans savoir comment c’est fait, et justement pour voir
comment c’est fait, c’est un bec de rossignol, avec ses fausses dents, avec sa
langue peinte.

Gare de concentration, gare régulatrice. Arrivée ou Départ ?… Est-ce mon


propre départ qui me fait venir l’eau à la bouche et dans les yeux ? Mensonge ! –
La peur déjà, la bouche sèche.
Sur une étroite plate-forme, à peine une planche à pain, une planche de salut,
loin du toit lumineux, loin du quai secourable, à l’aiguillage des lignes, entre des
disques, des signaux, me voilà prise, perdue. Ce n’est point une presqu’île ; je
l’avais cru tout d’abord. C’est une bande de sable entourée de sifflements, de
tonnerre et de nuit.

J’ai rattrapé mon père et cherche à le convaincre, à travers je ne sais quelle


idée, dans le tumulte, de mon génie, de ma bravoure… Mais je n’ai pas le temps.
Son train arrive et ne ralentit pas. (« Ta mère va s’inquiéter »). Il court,
cherchant à m’entraîner par la main, ou plutôt moi cherchant à le retenir. – Des
feux éblouissants. Le marchepied brille à toute vitesse. Je ferme les yeux…
Quelque chose retombe que je tiens encore, mais le bras détendu, par un bout
de chair chaude et visqueuse. Le désespoir – et, plus forte, l’horreur – me figent,
et pourtant malgré moi je vois, à demi soulagée : C’est un pantin de bois articulé
pour peintre qui s’agrippe à mes doigts.
Le drame fut réel sans doute ; mais Chirico m’a secouruelxiii… Et le plus
glorieusement, le plus haut que je puis je hurle ce mensonge, espérant à force
d’insistance l’imposer, le faire vivre (et mon père par-dessus le marché) : «
Miracle ! ce n’était qu’un gendarme !… »

À la gloire de Freud.
Tant de gens font l’amour sans le savoir – et de l’amour aussi médiocre, aussi
gâché que la prose de Monsieur Jourdainlxiv ! – Il est temps de leur apprendre
leur métier.

La tombe d’ivoire

Un homme avait un confident. Il fallait qu’il lui racontât tous ses actes, toutes
ses pensées. Chaque détail non conté l’eût fait souffrir de remords (péché
d’omission involontaire). Or cet homme, agonisant, fit un rêve – rêve
merveilleux qui lui semblait la révélation du mystère vital dans toute sa
plénitude. Il avait hâte d’en faire part à son ami. Le plus beau legs. Mais il ne put
reprendre conscience. Il luttait au bord d’une plage dangereuse, comme un
nageur que le courant entraîne… Il reprend pied un instant – une lame de fond
l’emporte.
Il mourut sans s’éveiller. Mais les efforts surhumains et l’horreur de garder
son secret avaient troublé son âme. Il mourut fou.
Que fait-on des fous de l’autre côté de la nuit ? Ce n’est pas prévu dans le
code jéhovien.
Saint Pierre vit arriver un homme qui répétait inlassablement les mêmes sons
inconnus (Saint Pierre ne sait pas le français). Il le conduisit à Dieu. Dieu
comprit que l’homme était hors de raison et comprit le Secret (car Dieu sait, par
nécessité professionnelle, tous les parlers terrestres) – secret qui se trouvait
plutôt blasphématoire. Dieu ne se fâcha point (Il en a entendu bien d’autres !)
mais il classa : « obscène », et n’osa mettre en enfer le délinquant. Car les
démons sont subtils et encore corruptibles.
Il faut avouer que d’ordinaire on confond les ivrognes et les fous et qu’on les
envoie se dégriser au Feu.
Il le fallait : Dieu eut une idée géniale. Les anges qui sont patriotes – et non
pas, comme les démons, de toutes les patries, mais d’un seul patelin – ne parlent
et n’entendent que le céleste.
Dieu leur présenta l’homme et le plaça parmi eux : En vérité, dit-il, c’est un
nouveau prophète chantant magnifiquement Nos louanges. Auprès du fou, un
faux interprète était chargé de traduire, et bien forcé d’imaginer la palinodie.

Mais au jour solennel où Dieu décore ses meilleurs flatteurs, l’homme sous
l’insulte reprit conscience et vola se cacher dans sa tombe inconnue, jurant qu’il
valait mieux se taire pour l’éternité que bavarder comme les femmes – et servir
de haut-parleur à l’imbécillité divine, ou même humaine.

Vendre son âme à Dieu : c’est trahir l’Autre.

Fruit d’arrière-saison.
L’orange sanguine a ses admirateurs, qui la sucent, béats. Des cuisiniers la
guettent ; ils voudraient bien la mettre à la sauce tartare. Cependant, quelques-
uns comme moi font les dégoûtés. En silence ils pétrissent des boulettes de mie
de pain, tantôt se complaisant en leur besogne, et tantôt les jetant à la face de
Dieu.

L’appel

Le seuil du ciel est noir ; blancs, les battants de la porte étroite. Çà et là, des
sépulcres blanchis, des pierres descellées couleur de chaux vive. Les anges ont
pénétré chez les morts par effraction, forçant les monuments funéraires, les
tombes, les cercueils, les urnes… Mais la race des serpents veille sur nous et
favorise la fuite des âmes et des os…
Le clairon retentit. Les étendards passés au bleu de lessive bordent le chemin
du devoir. Dieu se fait présenter les armes. On recense militairement. Malheur
au poète qui répondrait « absent » à l’appel de son nom, à l’âme dénaturée qui
négligerait de reconnaître son corps.
Les sans-patrie désertent en grand nombre. Leur dernière partie de cache-
cache. Gabriel est dessous ; il cherche dans les coins… Ne vous fatiguez pas,
mon enfant. On peut toujours nous juger par contumace.
La police passée, chacun pour soi roule dans l’herbe. L’obscurité se détend.
Les crapauds chantent. Anciens et nouveaux morts (autant dire : les morts et les
vivants) fraternisent.
Soudain, saint Thomaslxv qui a l’oreille fine s’inquiète : Qui trompe-t-on ? –
et ordonne une ronde.
À la hâte, menacés, les maudits improvisent des ruses. On amène les cercueils
de sauvetage. On y entasse : d’abord les enfants et les femmes ! Et quand le trop-
plein déborde, les hommes de bonne volonté, assis de tout leur poids, sur les
couvercles pèsent. On repousse la malle diplomatique dans l’ombre, dans un
caveau, dans une fosse…
Pas de paradis, pas d’enfer. Il s’agit de franchir sans encombre les frontières
du bien et du mallxvi.
– Les autres ? C’est de la chair bien disciplinée. Ce sont les mêmes qui, de
père en fils, à vingt ans, se disaient heureux et fiers de torcher le cul du canon.
E – Être militariste – mais comme une bonne d’enfants.

Pierre tombale

(Extrait de rêve)

Quittant l’exposition des chiens, je visitai le cimetière des esthètes : ogives de


jade, d’agathe, de lapis… La voici. Je m’adosse contre elle pour la mesurer. La
main sur ma tête, je sens le tranchant de la pierre : 1 m 59. Elle est de marbre
noir dépoli, incrusté de blanc. Deux beaux pieds aux longs orteils, l’annulaire et
le médius séparés selon le dessein rituel des mains juives. Dessous cette
inscription :

ICI REPOSENT
NUES
LES JAMBES D’UN DANSEUR
QUI ONT DANSÉ
MORTES

Pigeon vole…
Malgré leurs poteaux frontières, leurs ports d’attache et les bons sentiments,
les terres et les mers lèvent l’ancre.

Obscurantisme.
Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut.
Mais on négligea d’ajouter qu’elle ne pouvait paraître sans l’intervention de
l’ombre. Lui seul a signé, mais l’Autre était indispensable. Nous connaissons ce
genre de collaboration.

NO MAN’S LAND

Le Jour et la Nuit.
Disciple préféré, mignon du Seigneur, Satan se révolta contre son roi. Fut-ce
l’ambition lasse d’un dauphin trop gâté, d’un prétendant fictif à l’éternité du
royaume vainement héréditaire ? Non, plutôt préférons croire (nous qu’un même
destin peut-être a déjà désignés) qu’il souffrit d’un soin de perfection, d’une
impatience des limites divines, du goût de l’impossible…
Toujours est-il qu’il s’en alla bouder à l’autre hémisphère céleste, y fonda son
royaume, s’y sacra, s’y reconnut tyran – semblable fatalement – et quand même
(à quoi bon ? ce n’était ni mieux ni pire) n’en voulut pas démordre. Le jour de
là-haut nécessitait sa nuit ; mais sa lumière correspondait exactement aux
ténèbres angéliques.

L’Assomption du Démon.
On se révolte contre n’importe quel régime, fût-il fils de la révolte, fût-il
même l’anarchie. Un des sujets de Satan rêva bientôt d’une autre loi et complota
contre le prince. On le chassa vers le ciel.

Vice-versa.
Les désertions se multiplièrent. D’un royaume à l’autre émigraient les
mécontents. Chacun, suivant le caprice de l’heure, se faisait naturaliser infernal
ou céleste. Mais la paix n’y trouvait pas son compte. (Tous les Allemands
peuvent passer en France, ou même à la France, tous les Français à l’Allemagne,
Berlin et Paris ne s’en trouveront pas moins face à face ; la Lorraine et la Ruhr
ne s’en confronteront pas moins.)
Il y eut grand chassé-croisé d’Esprits.
La neige et sa douceur continue de plumes de plus en plus drues, de moins en
moins hésitantes, rencontrait sans le savoir les gouttes d’ombre humide
qu’aspirait Jéhovah.
Et voilà tout.

Confusion.
Étreinte inattendue, un ange, un démon se sont heurtés au milieu de l’espace
intermédiaire. Lutte implacable d’abord, et tant qu’ils ne savent pourquoi.
Simplement leur vol était adverse. Mais cet embrassement hostile ressemble si
fort à l’amour qu’ils s’en éveillent frères. Constatation forcée : leur révolte est
pareille, oui, de même nature. Tournoiement, valse, vertige, ils ont perdu le sens
de leur direction. Quel est le haut, quel est le bas ? (Pour une mouche, le plafond
n’est-il pas le plus ferme sol ?) La giration devient leur unique pensée. Attachés
l’un à l’autre ils participent aux révolutions astrales, s’amalgament,
s’arrondissent, ange et démon déchus, se laissent emporter, sphère rougie du côté
de leurs joues par l’ardeur et la honte de cette érotique aventure…
Mais troublant l’ordonnance du système solaire, comète dévergondée, bolide,
ils tombent par hasard au paradis terrestre en même temps que la pomme de
l’arbre à Newton.

L’Arbre du Bien et du Mal.


Dieu se méfie des dons du ciel. Nul n’est mieux que lui prévenu contre de tels
présents. Il ramasse l’aérolithe, l’examine… et l’accroche au pommier voisin
avec un écriteau : POUR L’USAGE EXTERNE.
Adam et Ève, gentilles marionnettes, qui ne lisent jamais que des yeux, mais
guidés par un flair remarquable, ont (puisque d’ailleurs il le fallait) senti sourdre
en eux la rosée vespérale du désir. Adam, simple enfant, tout ce qui lui tombe
sous la main, il se le fourre dans la bouche. La petite Ève, précoce fille, c’est
dans son sexe qu’elle enfouit tous ses trésors. Bref, chacun dévore à sa manière
et le Bien et le Mal.
Le corps d’Ève est contaminé (elle n’aura jamais de doutes que sur l’emploi
qu’il convient d’en faire). Adam, grâce à l’opothérapie, chèrement s’achète une
âme.

La Terre Frontière.
L’instinct de la double révolte est en l’Homme. Il entraînera sa compagne (se
persuadant qu’il ne s’en peut déprendre) jusqu’à l’équateur – serpent souple et
raidi, ligne incertaine, signe idéal – qui sépare si précairement les royaumes
antagonistes.
Il s’y accrochera, tant bien que mal se perpétuant et s’écrasant lui-même,
génération sous génération, entre deux armées, entre chair et peau, entre l’écorce
et l’arbre de la Connaissance.

Ainsi ne soit-il pas

Le pain de nos prières est du pain rassis. Le ciel, une boîte à conserves. Sans
parler de l’âme éternelle…
C’est assez du présent, je n’engagerai pas l’avenir. Il n’y a pas lieu de glorifier
nos péchés quotidiens.
Si j’étais Dieu, mais dieu repenti, je compterais mes cadavres, mes ratures. Je
me servirais de la dureté du fait accompli pour me donner un choc, pour me
contraindre à rebondir au diable… Un tremplin n’est pas un socle.
Je reconnaîtrais : Ce qui est fait est mal fait. Ainsi va l’immonde.
J’admettrais : C’est comme ça.
Mais je déciderais : Qu’il en soit autrement !
SALOMÉ VAINCUElxvii

Maison hantée.
Un regard ? – On voudrait. Non, des yeux seulement, des yeux froids, se
multipliant parce qu’ils me font souffrir. Immenses : jamais je ne traverserai ce
désert. Glace, que je sens d’autant plus cruelle que je brûle, et qui refuse jusqu’à
l’adoucissement pour moi de mon reflet. Rouge qui jamais ne déborde cette
bouche dont jamais les muscles ne défaillent. Mais chacun de ses mouvements
infiniment variés ne m’est-il pas, ne me sera-t-il pas un toujours nouveau,
toujours semblable refus ? (De quoi tu parlais ?… J’ai fort bien écouté. –
L’océan ? Moi, de même. – L’océan c’est toi, toi qui m’engloutis.)
Je ne suis guère ambitieuse. Ta bouche est trop haute pour moi. Mais (avec
entêtement)… je baiserai ta main, Iokanaanlxviii !
Blancheur des mains, de toute la peau visible ou devinée. Le fantôme est
complet. J’en possède un certain nombre comme celui-là. Faites votre choix,
mes hôtes !
C’est moi qui les crée ? Sans doute. Aussi sont-ils, ainsi soient-ils
indestructibles. – Changer de demeure ? Le puis-je ? Non plus qu’un chat. –
Changer de peau ? Privilège du serpent. Ève n’a jamais su peler le Bien et le Mal
que sous l’espèce d’une pomme universelle, non de son propre cœur.
Je n’en sortirai pas : je ne conçois pas qu’on sorte de soi-même. Cette maison,
cette hantise, il n’est qu’un remède, c’est d’y mettre le feu.
Incendie volontaire. Société, vous acquitterez ma mémoire. Je n’ai pas agi par
intérêt (vous direz : sans discernement). Je ne m’étais point assurée sur la vie.

PLUS DE PEUR QUE DE BIEN


Entreprise de démolition :
Est-ce vraiment là mon goût, mon amour ? C’est un pis aller. Je souhaiterais
construire. Les matériaux ne manqueraient pas. C’est mon plan qui déplaît. –
Quand vous cherchez un abri, faites-vous les difficiles ? Pour justifier ma
maison, qui tiendrait peu de place, suffirait-il que je consentisse à l’habiter moi-
même ?

Mauvaise habitude :
Si je n’y puis consentir, c’est preuve que je ne sais plus vivre seule. Quelle
situation !

Faute de mieux :
Faut-il que le monde soit mal fait pour qu’un être dépareillé, mais
sexuellement sociable, soit contraint de se réfugier dans le crime comme dans un
couvent, non seulement pour y vivre, même pour y créer ses valeurs nouvelles !
Mais de quel crime ?… Qu’importe ! une impasse.

L’aveu de ma honte :
Accuserai-je les circonstances, mes contemporaines ? Ce ne sont pas les
circonstances de ma vie, ce sont ses causes, qui l’ont dévoyée. Avant d’être née,
j’étais condamnée. Exécutée par contumace.

Les hors naturelxix, les vrais :


Plus d’impossibles métaphysiques – qu’on les relègue au magasin des
accessoires : costumes de comédie. Mais les impossibles physiques nous restent,
hélas ! – ou dieu merci ! – vraiment tragiques ceux-là, sans ficelles théâtrales.

Timidité ?
Que j’aime, j’en demeure stupide. Je ne poursuis pas, mais ne fuis pas
davantage – de peur qu’il n’imagine que je souhaiterais être poursuivie… Ce
n’est pas pudeur, c’est lâcheté. Mieux vaut encore l’avouer. Je ne saurais en
imposer à personne.
Tu n’y échapperas pas : omettre, c’est encore de l’action ; c’en est l’envers,
Pilate. Le flirt négatif a tous les inconvénients de l’autre sans en avoir les
délices.

Jeu de massacre :
Les contes de fées ne sont plus de saison. Toutes mes histoires, toutes mes
héroïnes finissent en laideur, en déchéances. Mais ce n’est rien qu’une
démonstration par l’absurde.
Que voulez-vous ! On ne peut même plus conclure : « Ils furent très heureux
et ils eurent beaucoup d’enfants. » Il y en a déjà trop dans le monde.

Repopulation :
Il est des gens – probablement les mêmes – qui nous crieraient encore :
Jusqu’au bout ! comme pendant la guerre… Est-ce à moi, leur victime et leur
proie, de hurler avec les loups ?

Toujours elle :
Donner le bon exemple. Ce n’est pas facile. Afin de s’y encourager, prendre le
néant pour idée fixe, y penser chaque jour. Parviendrai-je au résultat tant désiré ?

Je boude…
Enfant, comme autrefois : Vous me refusez de la soupe, je me priverai de
dessert. – Vous punir et m’éprouver.
Mais qui donc espéré-je punir à présent ? Est-ce Dieu ?… Et contre moi-
même à quoi bon cette vaine discipline ? Il est bien temps, par la mort, de
s’exercer à vivre !

Faux départ ?

Paris, le 25 avril 1925.


À Monsieur le Commissaire
de Police du arrondissement.

Monsieur,
Je certifie que, profitant de l’absence de ma gouvernante (sortie ce dimanche
pour aller à l’église de , accompagnée de mes témoins : MM. , demeurant rue ,
n° ), seule et sans aide je me suis donné la mort – AVEC PRÉMÉDITATION.
La raison de cet acte, ou si voulez son prétexte : les souffrances chroniques
d’une santé défectueuse. (Comme je mens bien !) Mon esprit a certainement subi
la contagion de mon corps – ou le contraire. Je ne prétends pas à l’estime
générale, ni particulière. Je vous prie seulement de faire en sorte qu’on
n’inquiète ni ma famille, ni mes amis – auxquels je vais nécessairement causer
assez de dérangement… (Nécessairement ? et la fosse commune ?)
Je vous remercie forcément d’avance, et vous prie de croire à ce qui me reste
de reconnaissance disponible.

Laisse-moi faire !
Oui, faux. Comment empêcher une épave de passer, soi de s’y raccrocher.
Privez-nous, mon Dieu, de notre pain quotidien – que nous puissions enfin
jeûner en paix !
– Crime ou suicide ? Demandez à Néron : Comédie ! En ce qui me concerne,
il se pourrait bien que ce fût du chantage sentimental : Vous me refusez, etc.

La pose contre nature :


Un sac pour vêtement (il faut respecter les convenances) et du plomb aux
pieds, il se jeta dans la mer Morte.
Il surnagera grâce au sel – aux succédanés du sel, aux cendres englouties des
villes de bitume…

C’en est fait. Je me survis mollement, raccrochée à des mots, à des fables.
Raccrochée à des morts, à de grands noms, à ces désastres où j’ai prétendu voir
ma vanité, ma ruine et mes restes maudits justifiés par la colère même du
Triomphateur. (Parmi tant d’aveux, quel aveu ridicule. J’ai tort d’appuyer.
Mieux vaudrait laisser tout cela passer inaperçu.)

J’ai pourtant mal. Sans doute : mon âme s’est incarnée comme un ongle qu’on
aurait négligé de rogner régulièrement.
Tout ça, à qui la faute ? Pour une fois, soyons Français :

Le mauvais gouvernement.
Certes ! au ciel démocratique, Dieu serait bientôt mis en minorité.

Idée qui se déshabille. Je la garantis. On me l’a livrée nue. Je ne suis


responsable que du maillot de bain (création Untel).

Il ne suffit pas d’être vaincu, il faut encore savoir tirer parti de la défaite.

Fini, mortel, relatif.

Joie et douleur. Enfin les voici ces parallèles qui se rencontrent dans l’amour.
Mais l’amour, ce n’est pas l’infini – c’est au contraire le fini le plus certain.
Dans l’absolu, rien de fortuit, jamais de telles rencontres.

On s’expliquera plus tard…

Peut-être voulaient-ils un mariage de raison ? Mais depuis tant d’années, la


famille s’interposant, on ne pouvait s’entendre : règlement de la dot, garantie,
séparation de biens…
L’avantage du viol, c’est qu’il se passe de contrat. Même aux guerres, même
aux révolutions, je ne puis refuser les circonstances atténuantes. Pour s’unir ou
se réconcilier, les pudeurs ne peuvent consentir les concessions nécessaires, les
péchés orgueilleux, les humiliations – qu’en silence.
Il est tellement plus simple d’agir que de parler. Ai-je entendu dire le contraire
? J’ai moi-même intérêt à compliquer le jeu. Ceux qui vivent de leur langue ont
découvert une manière de parler remplaçant l’action, plus simple encore – et
moins compromettante.

Triple sec.
Laissez parler les hommes, ces criminels, vos frères : ils agiraient s’ils ne
parlaient point.

L’interprète et le crieur public

Beau fixe :
Parler à chacun sa langue héréditaire, dire à chacun sa vérité (se traduire à
travers tous les tempéraments), voilà comment Dieu, s’il était moins maladroit,
établirait l’unité de son œuvre – un dictateur, la paix européenne.

Variable :
Au contraire, le moyen d’obtenir un dissentiment général : avec les mêmes
mots s’adresser à tous. Le malentendu se propage à merveille. Multiplication des
sectes. Hérésies garanties. (Expérimenté.)

À d’autres les actes !


Avec de simples paroles, il est si facile d’avoir le dessous.
Fausse route

À ces bords je m’attarde incertain du langage des fleurs… (Sa bouche a pris le
pli d’un pétale d’arum.)
Par le plus long ? Par le plus court ?… j’hésite, et l’heure passe… passe et
repasse. Je pars, brusquant les adieux. J’enregistre mon cœur. Je consigne ma
peur.
(Tous les chemins mènent à Rome.)

Marche arrière.
Qu’un ange me fasse l’honneur de se dévêtir, de se démasquer devant moi,
j’ai peur de le gêner, je détourne la tête ou je baisse les yeux…

Poignée de main.
Un homme à la mer ! Un bout de chair flotte, un bras que déjà la réfraction
brise, une fleur se tend crispée, une petite patte de grenouille…
Dans le canot de sauvetage, le maître nageur (rôle créé par une femme) joue à
pile ou face avec sa médaille de plomb… Bah ! on peut toujours être poli, ça
n’engage à rien. C’est un timide, il n’insistera pas ; je le connais. À condition d’y
mettre le ton, bien entendu : « Comment allez-vous, cher ami ? »

On ne saurait penser à tout.


Mise au pied du lit je m’aperçois qu’il faudrait décoller ma robe – et que j’y
laisserais ma peau.

Poire d’angoisselxx.
Il faudrait s’embarrasser de théorie, savoir comment manier un jouet de
chair…
« Exprimer l’animal en caoutchouc : il exhale un faible cri. »
… Ce mode d’emploi ne tient pas compte de la douleur (des sensations du
patient). J’aurais tort de m’y conformer.

Précaution inutile.
La mort – l’amour – il fallait s’y attendre. J’avais fait en esprit et de mes
propres mains les exercices préparatoires, grandes manœuvres, répétition
générale. Mais je n’avais pas prévu tant d’accessoires, de raffinement criminel,
de vaines formules, ce luxe d’adjectifs, de préfixes, de terminaisons, cette
conjugaison du verbe interminable, ces jours, ces nuits prolixes, ce
dévergondage de Dieu – le bourreau chinois – l’ennui – le baiser dans l’oreille.

Réparation

(Il me devrait bien ça.)


C’est simple : il sait de moi tout ce qu’il voulait savoir. Pourquoi reviendrait-il
? Ce serait du temps perdu.
J’ai beau chercher, examiner tour à tour les arguments ridicules, les
supplications, les appels littéraires ou désespérés – aucun moyen de l’attirer,
aucun mensonge ; et les insultes même…

Si seulement je pouvais lui envoyer mes témoins, obtenir une rencontre. Au


moins je le reverrais…
Les hommes ont bien de la chance !

Brouiller les cartes.


Masculin ? féminin ? mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me
convienne toujours. S’il existait dans notre langue on n’observerait pas ce
flottement de ma pensée. Je serais pour de bon l’abeille ouvrière.

Accommodements du poète avec son infirmité

S’aveugler pour mieux voir. Faire jaillir des étincelles en frappant sur les
ténèbres. Frapper sur le silence assourdissant pour s’en faire un ami malléable.
Frapper la syntaxe et le rythme et le verbe un grand coup pour en tirer l’eau de
mort.

Inattaquable.
Il y tient. Mais inattaquable n’équivaudrait-il pas à indéfendable ?

L’exception confirme la règle – et l’infirme également.

J’ai la manie de l’exception. Je la vois plus grande que nature. Je ne vois


qu’elle. La règle ne m’intéresse qu’en fonction de ses déchets dont je fais ma
pâture. Ainsi je me déclasse exprès. Tant pis pour moi.

Pourtant j’ai la manie de l’ordre. J’aime à prendre le mystère à parti, à le


mettre à la raison. Je hais les préjugés ; mais seulement ceux des autres. Si je
néglige les faits qui me gênent, si je feins de mépriser la vie, c’est que l’irréel
permet toutes les privautés.
L’abstrait, l’absolu, l’absurde, sont un élément ductile, une matière plastique,
le verbe qu’on tire à soi. Que je ramène à moi.
Alors, à l’aise, j’associe, dissocie – et formule sans rire l’odieuse règle de ma
collection d’exceptions.
VIII

N. O. N.
Il ne suffit pas d’être vaincu, il faut encore savoir tirer parti de
ses défaites.
À quoi bon ?

Il n’y a pas de quoi être fiers : Nous, même les plus honnêtes, – à moins de
distribuer des prospectus – tous, vendeurs du temple !

Produits de beauté.
Fragile – With care – Denrées périssables.

Et nos victoires même ne sont jamais que des victoires mutilées.

Modestie.
La foule noire, l’anonyme : le tain derrière la vitre où s’admire le poète.

Jalousie :
Il craignait ses confrères et ne fréquentait que les morts. Mais les morts lui
donnaient de mauvais conseils.

Au niveau de la mer.
Debout au bord de la grande âme plane – foule calmée – il choisit un corps
plat, de ceux-là qui font de lointains ricochets.

L’anachronisme du grand puzzle.


Avec les nouveaux horaires, plus moyen de chercher midi à quatorze heures.
Dans notre monde utilitaire, aucune activité de jeu n’est tolérée. Ce n’est pas tel
ou tel artiste, mais a priori l’art même dont la postérité d’avance fait justice.
(On peut le mettre en salopette, on n’y changera rien.)

Pas la queue d’un ange…


On ne peut retenir aisément que les pensées sèches, isolées, seules de leur
espèce. Qu’une idée tombe dans un domaine dense, de l’eau courante, elle est
perdue. Je n’en retrouverai pas même la lettre, l’initiale.

Bonne volonté (impérative ou conditionnelle).


Chercher à comprendre une situation en la remplaçant par une autre (et s’il se
peut des nôtres) – de même qu’on changerait un pronom dans une phrase pour
savoir s’il faut appliquer au verbe l’indicatif ou le subjonctif.

Pro domo

On n’est pas plus naïf. Grand menteur et poète, au nom de l’art il dénonce le
souci d’être sincère : « C’est le signe d’un génie stérile. »
Sa petite sœur qui engraisse est condamnée (ou comme on dit : se condamne)
à prouver que la beauté, la santé, la vertu, ne sont que dans la femme et la race «
un peu fortes ».
On dirait vraiment que nous sommes tous nés coupables. Et nous buvons pour
oublier. Nous buvons notre âme. Ivres mais épouvantés de nos petites
dissemblances, il nous faut convaincre autrui que la vérité pour tous c’est notre
manière d’être.
Chacun veut que sa recette soit l’unique espoir de salut. Les joyeux garçons
n’admettent gentiment que légèreté, désinvolture. Les affligés, les révoltés (ne
suis-je pas des vôtres ?) – nous exigeons le rêve, griffes dehors ou patte de
velours. Un philosophe dresse la liste de ses qualités négatives et positives. Ce
seront les péchés nouveaux, les valeurs universelles. Enfin pour les sceptiques,
pour les croyants (que ce soit en Dieu ou en diables), il n’est tel que de douter,
que de croire.
On sait trop malheureusement que ce sont eux qui le disent.

Malices cousues d’un fil grossier. Ariane songe à ses petits profits. Elle a
truqué son labyrinthe et j’ai pris en méfiance la nuit, le jour et le danger couru.
J’ai l’éventail en main. M’en servir est assez montrer que je l’estime. Je perds,
je gagne, c’est votre affaire – et j’aurai beau discuter avec vous du roi et de la
reine !… Vous savez qu’il s’agit des miens.

Faute de savoir cacher mon jeu, saurai-je du moins tricher cartes sur tables ?

Laissez passer !

Il leur faut un mot de passe. En eussé-je le génie, je refuse de résumer le


monde en cinq lettres – fût-ce en cinq capitales. Je ne me résignerai pas
davantage à voir l’immonde rétréci à cinq sens, au septième art, au vingtième
siècle. Ne me prêtez pas votre formule : ma mémoire, tentée par la fraise des
bois ou la gueule de loup-garou, la laisserait en route. Je me présenterais devant
vos sentinelles déjà condamné à mort. Suis-je éternel, inerte et sombré dans les
sables pour sustenter vous ou moi de calembours mortels ? Je déserterai vos
armées. Je circulerai librement dans l’espace intermédiaire. Nous verrons bien si
vos dieux ou vos balles m’en peuvent déloger.

Industries de luxe

La grande question n’est pas : Cela sert-il ? – mais : Cela rapporte-t-il ?


Aujourd’hui Mécènelxxi, s’il n’est pas un grand homme d’affaires, est un
déclassé méprisable. Qu’importerait qu’ils fussent obscurs les poèmes de
Mallarmé, s’ils pouvaient servir à la réclame d’un marchand de masques ou de
sous-vêtements périodiques ? Voulez-vous, de votre vivant, vous faire respecter
? Apportez à votre patron mieux que de plus ou moins proches « espérances » ;
apportez-lui sa clientèle toute faite, vendez d’abord des marrons ou des frites.
Justifiés par vos bénéfices, vous êtes inattaquables (« Puisque cela se vend… »).
Pourvu qu’elle ait sa cote en Bourse, la belle œuvre vaine a sa place au soleil
tout contre l’œuvre vile. La merveille des illuminations dispendieuses, les
hautains feux d’artifice, tant de charbon gâché et tant d’yeux éblouis (pourvu
que Citroën y trouve son compte) n’étonnent point ceux – des poètes ! – qui
protestent le plus violemment contre la courte promenade sans but du poète.
On voudrait parfois nous faire croire qu’il s’agit du plat qui nourrit le mieux
opposé aux vains ornements de la table. Mais c’est une manière de parler.
Il s’agit du plat le moins nourrissant et aussi des fleurs les moins fraîches,
pourvu qu’une combinaison permette de les vendre, pourvu qu’on ait l’art de
persuader aux gens qui paient que certains frais somptuaires sont indispensables
ou que l’indigestion est le comble du bonheur.
L’offre impose la demande. Les articles de luxe en série deviennent des objets
de première nécessité.
Les prostitués, certes ! ont la partie belle. (Peut-être y a-t-il aussi place pour la
vertu…) Mais malheur à la fille folle de son corps, folle de son âme, qui prétend
se donner pour ses propres beaux yeux peine et plaisirs gratuits ! L’amour pour
l’amour, c’est dégoûtant. C’est bien là ce luxe, le seul qu’on dit infâme.

Il choisit la vertu qu’il trouva la plus facile…

Vendre son âme ? S’il suffisait de signer, ce serait vite fait. Pusillanime à la
réflexion, qui n’est téméraire un instant – quand l’impulsion clôt toutes les
portes, hormis celle dont nos piétinements ont déjà foulé le seuil.
Heureusement restent les formalités à remplir, le détail mesquin des enchères.
« Simplifie ton administration, ô Satan ! » te conseille une rosière qui se met sur
les rangs pour devenir damnée. Plus de protocole encore ici qu’au paradis ! Où
trouver son catéchisme ? Protocole secret : point d’école.
Tour d’ivoire.
(Elle existe toujours. Il est bon de savoir qu’elle n’est ridicule que de nom. De
fait, elle est tragique. C’est une institution d’État : une prison pour faibles.)
Dès que je sors du rêve et songe à faire mon entrée dans le monde, j’entends
claquer des portes.

Il est avec le siècle des accommodements.

Votre folie, votre idéal, votre âme – que valent-ils ? Ce n’est pas vanité mais
profit qu’il en faudrait tirer. Garder ces bibelots chez vous, c’est de l’avarice ; les
multiplier, de l’accaparement ; en faire aumône, une prodigalité coupable.
On ne vous demande pas la lune. Bien au contraire. Pour nous convenir, il
suffit de la mettre au décrochez-moi-ça. Des monuments de piété, voilà ce que
nous sommes. Entrez dans nos raisons, vous êtes intangible.

Précautions inutiles.
Aux heures où mon sentiment du devoir inachevé, où ma faible volonté de
puissance, pour se mieux berner me costumaient en démon, en héros : Plutôt que
la mort, la souillure ! pensais-je. (Du reste se fier aux circonstances atténuantes.)
Des gants – des doigts de gant…
Un scaphandre pour les plongées.
Un masque contre les gaz (odeurs trop personnelles ou parfums asphyxiants).
… Alors, en détournant un peu la tête…

Sans garantie de Dieu.


C’est la traite des blanches âmes, Dieu trafiquant de sa gloire…
Offre d’emploi

EUX (voix d’ange) :


– La torche ? Es-tu donc assuré contre l’incendie ?
Es-tu trempé dans l’eau du Léthé que tu livres ton corps aux morsures des
femmes ?
Pour oser mépriser le vulgaire, ou parfois le combattre, te crois-tu chargé de
poings comme une idole hindoue, de bras et d’âmes innombrables – te crois-tu le
plus fort ?
Seul avec ton déshonneur que tu as beau surnommer ton orgueil, îlot battu de
doutes et de révoltes (flots par ta propre folie déchaînés), cimetière envahi par
l’ivraie que tu refuses d’arracher ou même que tu sèmes ainsi que du bon grain,
seul – es-tu si sûr de t’aimer, sûr de pouvoir te suffire à toi-même ?
Seul – que tu prononces : libre, toi qui forges les barreaux de ta propre prison.
La misère, l’espoir qui va bouder comme un enfant puni, la vanité de l’exil
volontaire des passions – pour n’avoir pas consenti la concession facile – et la
mort avant terme, voilà ce qu’un esprit rebelle aux règles reconnues rencontrera
sur sa route murée.
Tiens-toi dans les bornes sages, nécessaires, d’une pensée bien élevée – et tu
seras sauvé.
Nous te donnerons le succès, la richesse – peut-être la puissance. Nous te
demanderons en échange fort peu de chose : rien qu’une apparence de reddition.
Châtre tes mauvais sentiments – ou bien même (je te le dis à l’oreille) garde-
les pour toi, secrets, décents : mets leur un petit pagne…
Vois combien nous sommes plus accommodants que ton Maître. Se
contenterait-il d’un esprit du mal simulé ?
Nous payons comptant, tout comme et mieux que lui ; et nous n’exigeons rien,
qu’un peu d’hypocrisie…
MOI – En suis-je là ?… Qu’importe ! Je ne succomberai point. Pas plus
qu’une victoire, je ne renierai ma défaite. Elle n’est à prêter, ni à louer, ni à
vendre. À terre comme en enfer on est à l’abri du vertige. Le démon n’est pas
tenté.
Noblesse oblige : Vendre son âme à Dieu, en vérité ! – déchéance impossible
pour un disciple de l’Autre.

Dangereux pour qui ? Vous croyez que je cours après la clientèle ? Si Diable
recèle des épices, il en est trop friand, il n’en fait pas commerce. Il mange son
fonds, il tend avant tout à sa propre ruine. Qu’il ait laissé sur l’arbre une pomme
pour Ève, on peut s’en étonner.

Couleurslxxii.
Rouge, l’instinct sexuel. Jaune, la faim. Bleu, la peur. Et leurs dérivés :
Orangé, la sociabilité. Vert, la ruse. Indigo, la conscience du moi, de l’humain.
Violet, la conscience du soi, du surhumain.
Autrement dit : Violet, l’orgueil. Indigo, l’amour-propre. Bleu, les lâchetés.
Vert, la manie du mensonge. Avarice et cupidité, jaune. Orangé, la vanité.
Rouge, la luxure et la manie sexuelle.
Et leurs correspondances, l’autre face du prisme : Rouge, le courage. Orangé,
l’émulation. Jaune, l’ordre et l’énergie. Vert, l’art. Bleu, la bonté, toutes les
indulgences. Indigo, l’héroïsme. Violet, la dignité – et la spiritualité.
Mais j’en ai assez de nuancer du blanc au noir le détail infini de ces vertus
extensibles. Ne découvrirons-nous jamais les sentiments ultra-violets ? Qui ne se
vouerait à l’infra-rouge même pour éprouver entre tant de notes défendues la
moins inaccessible de cette gamme inouïe, inhumaine…

L’insensé
Il faut parler des couleurs aux aveugles, aux sourds il faut montrer la vibration
des sons, et devant le cercueil du paralytique il faut danser – sur les pieds, sur les
mains, danser de tout le corps…

Les anges ont assez du devoir, du bonheur d’exercer leurs ailes. Qu’ils se
passent de mes louanges ! Que les oiseaux n’attendent pas de moi des discours
sur l’aviation.
Je veux scandaliser les purs, les petits enfants, les vieillards, par ma nudité,
ma voix rauque, le réflexe évident du désir. Ceux qui sont sans péché, il est bon
qu’ils me jettent la pierre, qu’en ma bêtise humaine (c’est-à-dire immortelle) le
surhumain se sente humilié.
Dans un miroir complaisant, Dieu sourit à sa bouche qu’il farde… J’entre. Je
m’interpose. Jamais plus Il n’oubliera que Méduse elle-même fut faite à son
image.
Confondu parmi l’invisible, vous tous – les incrédules – vous me passerez à
travers la poitrine, sans vous blesser, sans le savoir.

C’en est fait : cette cruauté vaine, incomprise, dans le mépris des hommes elle
trouve sa juste récompense.
Qui sent le mouvement de la terre ? Elle n’en tourne pas moins. Peut-elle se
retenir ?
Il importe, si tel est notre amour, de rouler le rocher, de remplir le tonneau,
d’animer par-delà le bien et le mal toutes les forces, toutes les formes sans âme,
de prêter notre voix, notre langue, nos lèvres, à ceux-là qui se taisent : muets –
modestes – ou morts.

Vérifier l’addition.
Saint Thomas veut que Jésus recommence le miracle, car il est de ceux qui ne
sont jamais assez sûrs d’avoir fermé le robinet du gaz.
L’autonomie de l’annulaire.
Le miracle pour moi, terreur ou charme, l’étonnement, c’est tout ce que je ne
puis obtenir de mon corps ou de mon âme. Pour le Christ, le Christ est naturel. Il
n’a même pas joui de marcher sur les eaux.

Les diseurs de bonne aventure.


Au bord du présent, penchés sur un abîme… Du marc de café ou n’importe
quelle eau de lessive. Les objets placés derrière nous s’y reflètent clairement.
Nous voilà rassurés : l’aventure se passe en champ clos. L’avenir est sous la
garantie de l’histoire. Tout est bien qui finit bien.

Veillée d’armes.
L’Orient parade… ramassé, frémissant, prêt à bondir. C’est la grande vigile
occidentale.
On peut toujours chanter ou prier en attendant les bourreaux – ou se ronger les
ongles d’impatience.
Certains préfèrent s’occuper à rompre des lances pour leur belle condamnée.
Je les plains. Ils ne sauront jamais leur rôle de victime.

Les arracheurs de dents (amateurs et professionnels).


Les chirurgiens sont des bourreaux bien intentionnés. La différence va, selon
les cas, les personnes, du mépris au respect, de la haine à l’amour. Entendez-le
comme il vous plaira.
Pour moi, femme je suis, et pour un coup m’en glorifie. Si quelqu’un me
marche sur le pied, qu’il m’aime ou qu’il s’excuse.

Artistes, faux prophètes, intellectuels avisés, etc., mènent la danse, et cela par
la faute des autres, des forts qui sont si bien dans leur peau qu’ils y dorment et se
laissent dominer par nous, faibles, infirmes, les plus mal nés des hommeslxxiii.

Un pied dans le péché, dans la tombe, dans l’abîme. Se roussir l’âme.


S’approcher du mal et de Dieu à crier. À crier grâce. Mais se retenir au bord, se
taire.
Chacun porte le poids de ses propres vertus. Je ne puis commettre les péchés
d’un autre. J’ai beau les prendre sur moi, m’offrir en holocauste, par vanité de
martyr ou d’acteur allonger mon rôle des répliques d’autrui, de révoltes qui sont
celles de mon prochain, qui ne sont pas les miennes, si – consciemment – je
m’exerce à modifier mon être, à l’humaniser, les crimes les plus vils me seront
imputés à vertu, quelque part, au ciel vide.

Über alleslxxiv

Un dimanche comme tous les autres dimanches hors du monde : sans


commencement ni fin. Hier, c’était la création, le tour de cadran en 12 heures, à
l’heure, à la minute. Une folie circulaire, des secondes incessantes. Ce soir : un
loisir sans limite, l’éternel au ralenti. Nécessairement, c’est toujours la même
chose.
Mon sempiternel ennemi défend ses cartes contre l’Invisible. – À force de
tricher au jeu métaphysique n’avons-nous pas acquis l’infernale impudence qui
nous permet de voir par-dessus l’épaule du Très-Haut ?
Une main en gros plan, grasse, rose, lisse – pour tout dire : nue – et sans ligne
de cœur. Un éventail de peuples, d’églises, d’érections. De multiformes
fourmilières. Les majorités s’imposent : quantité et capital. Capitales
ombrageuses, au génie garanti du gouvernement, chambré derrière les murs
offensifs. Un canon bouchant les trous, le rêve sans portée, la vaine meurtrière…
À l’œuvre, on reconnaît la race, son idéal, sa putain, et jusqu’à la marque de la
machine humaine. Rouge, noir, blanc – et jaune. Occident, Orient, coulent l’un
dans l’autre comme des couleurs ou des sangs mal figés. – Cubes, gâteaux de
noces à 36 étages, 40 000 bougies. Beautés à grands traits réguliers. –
L’architecture à crinoline, gris perle et bleu de roy, les traditions éliminées,
retapées, les chiffons de la Samaritaine, « chic et simple », c’est Paris. – Le
lierre, les carrés de fleurs et de choux, la brume, le plaisir bien défendu, bien
gardé, les discrètes maisons de verre, les prisons de granit…, etc…, etc…
L’imbécile, il va faire acte de Dieu, décider n’importe quoi. Ça s’arrangera
toujours. – Non ! non, c’est le grand coup. Abats ton jeu, Seigneur !

Généralisations hâtives

Les enfants d’aujourd’hui n’ont qu’une peur : qu’on réalise leurs rêves.

De tout son poids l’homme intervient, cherchant son point d’appui sur la
pierre qu’il condamne – loi déroutée, pesanteur – écartant, abattant les deux
piliers du temple…
(Ruine heureuse, idéal à effet, succès certain.) Sans doute un geste noble – et
d’abord parce que nous l’avons vu vaciller le premier. Mais la force ivre de
Samson est devenue scientifique. Ses coups, bien calculés. Charlot titubant
(parce que tout de même c’est encore la tradition !), grâce au truquage des
studios sort aisément du pire et se déblaye sans dommage. Il peut renaître de nos
cendres ; il a payé au phénix les intérêts d’or et de sang. Si quelqu’un le menace
de contravention : « Je m’en fous », répond-il, « je suis assuré ». – Quand même
il succomberait sous l’avalanche qu’il provoque, sous les décors surannés du
théâtre, lui saurons-nous gré de ses intentions, de sacrifier d’innocentes vies en
même temps et plus cruellement que la sienne ? Éviterons-nous de critiquer son
œuvre ? De lui demander compte : recensement des agonies, révision des âmes ?
J’entends bien sa proclamation : Peuples – historiens – femme – ô sœur
mesquine ! je ne veux regarder que la nécessité du désastre. La laideur même des
décombres n’est-elle pas ma justification ? N’entrez pas dans le détail.

Alors, aux lueurs rauques de l’incendie, une ombre chevelue, indignée, fait
lentement trois fois le tour du monde ; assaille, cerne, monte à l’assaut du
destructeur ; se dresse contre lui, grandit, le domine : Pas le moindre cachot, pas
la moindre oubliette. On peut visiter. L’hécatombe est ouverte à tous les vents,
admirable en soi, sans prétexte final. « Toujours les mêmes ! Et la création, ne
l’aviez-vous pas accommodée jadis à je ne sais quelle cause ?… Tu n’y
comprends rien. Je suis casseur de pierres. »

Pêcheurs en eau trouble

Sans doute une mare après l’orage est un terrain de jeu parfait pour un poète.
Chacun tient son intérêt par la queue attrape si tu peux. Et le plus haut intérêt n’a
pas ses titres de noblesse moins falsifiés que le plus bas.
Ma ligne s’amorce bien. Elle est prompte. Quelques minutes de soleil me
suffiront. Le reste du temps, que le ciel fasse des siennes. Colère perpétuelle.
Cruauté sans accalmies (hormis les nécessaires déglutitions de sang, et parfois le
coup de foudre à retardement de la détumescence). J’y prêterai main forte. – Une
– deux – trois. Multiplication des mains. Ô miracle ! Épanchements. Les
passions relâchées ouvrent leurs dégouttantes écluses…
Quel regard honnête ne préfère pourtant l’heure limpide, le décor en teintes
plates ? fût-ce contre soi-même, et quitte à n’avoir que son propre visage à mirer
là-dedans. Mirage monotone…

– En somme, qu’est-ce que vous faites dans la vie ?


– Je résiste à la tentation.

Prévoyance.
Vivre au lit, faire la planche, pour surnager le déluge que Dieu en ce siècle
nous doit bien.
Jeu de hasard.
La Terre tourne, bille folle. Dieu ne sait plus comment tricher. En somme,
depuis la Création, il ne s’est pas mal tiré de cette périlleuse aventure.
Mais… Fais Charlemagne, ô Seigneur, il est temps !

L’an 2000 (fin du monde).


Dieu compte-t-il les jours et les efface-t-il sur le calendrier du soldat prussien
? du cosaque ou de l’evzonelxxv ?
– À ton jour, à ton heure !
– Homme, est-ce donc toi qui fixes le rendez-vous ? Sois-en sûr, l’Éternel te
tombera dessus quand ton âme y sera le moins préparée. À l’improviste, il faudra
que tu improvises ta défense. Ne te fie pas aux soleils, aux lunes, aux étoiles – ni
même aux comètes spasmodiques. Ton éphéméride est périmée.

Équilibre est notre loi.


Dieu, en créant la matière, lui fixa pour dot une certaine part d’âme. Mais trop
de corps aujourd’hui se disputent l’héritage.

La boîte à sardines (démocratie).

Il faudrait plus de jeu dans les relations humaines. Les idées se bousculent, les
passions s’écrasent, les moutons – nos âmes – se chevauchent depuis que des
millions de crucifiés bénévoles ont renoncé à justifier leur supplice, laissant
tomber la particule, brûlant leurs lettres de noblesse, criant : « Sauve qui peut ! »

La science épaissit, l’air est gluant, le sang colle dans nos veines. La densité
des sous-produits immobilise l’art lui-même. Les crabes vomissent nos déchets.
L’océan se décompose. – Les catastrophes, les beautés blondes sont servies.
C’est une soupe où la cuiller tient debout.

Chaque siècle (siècle n’est pas le mot qui convient ici), toute arbitraire
fraction de temps, ramène un moraliste avec sa nouvelle morale. Cela ne peut
être fait une fois pour toutes. Le plus léger changement de mœurs implique une
mise au point.
Il y a de basses besognes qu’il faut aussi recommencer tous les jours.

Dépeuplement.
Je donnerai de la douleur la même explication (car je n’y crois pas davantage)
que d’autres ont donnée du plaisir. La même théorie, résumée par l’optimiste et
par le pessimiste :
Plaisir : appât de la reproduction.
Douleur : obstacle à la reproduction.

Une poule pond un œuf et chante. Une femme met bas, fait la morte pendant
bien des jours, et gémit. Pourquoi cette différence ? La race des poussins est une
bonne race ; il n’y en aura jamais trop dans le monde, d’autant plus que nous les
aimons ab ovo.
Les enfants des hommes sont pour la plupart nuisibles. On prétend qu’ils sont
mangeables… Mais les dévorât-on longtemps avant leur naissance, il vaut mieux
ne pas s’en vanter. D’ailleurs, on a beau faire, ils sont trop, ils sont sales, ils
tiennent de la place…
Bref, Dieu s’est aperçu qu la terre est souillée, qu’on jette au hasard dans son
jardin les papiers gras d’encre, de sueur et d’or (si, je maintiens que l’or est
gras).
– Réduire la somme. Par quelque excès, bien entendu. J’aurais proposé l’excès
de bien-être… Mais depuis Luther et Calvin, qui peut se vanter d’avoir converti
Dieu ? Ni les belles frondaisons des figuiers stériles n’ont su toucher son cœur…
Il fait intervenir forcément les guerres, les désastres, la souffrance, etc…
De quoi se plaindra l’homme, s’il s’est mis lui-même dans le trou du
souffleurlxxvi ?

Parasite
(sous toutes réserves)

Pudeur ! mite aux aventures invisibles, aux avatars discrets, coquetterie du


cadavre, tacher d’or les mains de l’assassin, trouer le temps, l’avarice, percer les
bas à jour… Me voici pure, vierge sans emploi, reine en grève, chômeuse
volontaire, en marge et comme on dit au ban de l’humanité.
Faites comme moi : Restez à la maison et mangez de la laine.

Moisissures

Me voici. On m’a mise au pied du mur, en pénitence. Vais-je mesurer son


épaisseur, additionner de long en large, multiplier, compter les pierres de taille
?… À d’autres ces travaux. Laissez-moi la meilleure part. Je ne puis que rêver
devant les nobles taches, les moisissures où chacun voit la forme de ses amours,
l’égare, la retrouve et ne peut plus voir qu’elle (étonné des regards étonnés,
chagrin, fâché qu’elle ne soit point universellement reconnue) jusqu’au jour où
lui-même… Un déplacement d’âme insaisissable a troublé le mystère. L’homme
a trompé l’image avec sa propre surimpression.
Monstres changeants (que dis-je ?), décor où la peau du dieu colle, où traîne
sa sueur sombre, poignante empreinte, unique, irréfutable attestation digitale.

Un philtre de gloire
(poison pour l’usage externe)
Des hommes illustres assurent qu’ils ont lu, relu et augmenté les vies de leurs
confrères en Plutarquelxxvii. Ils ont toujours pris soin d’éviter le tic,
l’anecdotique, les bizarreries du génie – pièges que le commentateur leur tend
non sans complaisance. Ils savent qu’ils en auront toujours assez de leur propre
crû.
Mais que dire du raté volontaire, qui par dégoût des communes mesures, des
vulgaires vertus, recherche éperdument, s’impose délibérément tous les « malgré
» de la fortune ?
– Amateur de faiblesses, penses-tu réussir un bouillon d’amour efficace avec
la ceinture de chasteté des amants, leurs lettres de rupture, les larmes du
crocodile et la sauge pourprée ?
Ajoutez-y les joujoux de vos nuits solitaires, et servez froid.

Fausse valeur
(or vierge)

L’orgueil, autant que je le puis connaître, c’est la constatation que nos


richesses brutes (même en admettant des gisements bien pauvres) pèsent plus
que les richesses monnayées des grands de ce monde.
Il s’agit d’en rabattre ! Peu m’importe en effet le cours des changes, les
générations de boursiers. Que la Banque de France rachète mon or ou l’interdise,
c’est son affaire. Mais que le minerai soit tiré de la mine et le métal extrait selon
toutes les règles de l’art, je me défends de l’oublier.

Scrupules (ma défense).


J’ai peur des contre-sens. Si j’omets la moindre inflexion, je fausse le verbe et
la vie tout entière. Mieux vaut encore n’en montrer qu’un coin minutieux.
Eux – C’est vite dit !
Moi – J’en aurais trop long à dire.

L’iris que je ne puis farder.


Mémoire ? Morceaux choisis. Mon âme est fragmentaire. Entre la naissance et
la mort, le bien et le mal, entre les temps du verbe, mon corps me sert de
transition.

La rupture.
Quand nous allons nous désintéresser du jeu, entraînés par le rapide
intellectuel, dérailler, nous échapper du cercle infernal – tangents, insensibles,
hagards, demi-fantômes – brutalement, d’une secousse, le corps se raccroche.
Scènes. Crise. Il faut subir la monotonie de ses caprices étiquetés, chronométrés,
et même ses manies de vieille fille, et, pires, ses appétits animaux.

Je gêne horriblement mon ombre et ne peux lui échapper : on nous a passé les
menottes.

Surveillez votre sommeil.


Le musicien, le peintre, sont les beaux fonctionnaires de l’absolu. Leur
besogne faite, ils peuvent plier bagage. Évidemment par l’oreille et par l’œil ils
sont en perpétuel travail. Mais ce n’est point assez que l’écrivain mette un bras
dans la machine ; il doit y passer tout entier. Si quelque chose en lui n’est pas
disponible, un tel crapaud tachera le diamant que tout l’éclat du monde sera
peine perdue.

Gare aux alternatives !


Le poète doit se sacrifier deux fois : pour soi-même et pour l’autre. (Phrase à
récrire.)
Le poète doit être deux fois prêt à sacrifier sa vie :
Pour l’amour de l’art – son œuvre, la postérité, le roi de Prusse… Mais après
tout il est un homme comme les autres : pour toi, pour soi-même, pour le
premier venu.

– Et pourtant je n’en suis pas moins lâche !

Mise en demeure.
Marsyaslxxviii n’est un mythe que pour les petits enfants. Joue avec l’écorché
et ne ménage pas ta peau.

Mourir de faim

Avant d’en arriver là, combien de morts rencontrerai-je sur ma route que je ne
saurai point éviter ? Avant même de connaître les privations corporelles, que de
privations vaines : amour, ambition, liberté, harmonie, rêve… Le Romain le
moins chimérique ne le cède point au Russe pour faire passer le cirque avant le
pain quotidien.
Si je renais de tels évanouissements, dans ma chair dévouée à tant de martyres
plus subtils, je souffrirai d’inconforts indicibles ; enfin de froid, de faiblesse… et
l’insomnie me dégoûtera de toute nourriture. Chacun porte en soi des
conclusions inattendues, parmi lesquelles, pour faire face à la grande angoisse, il
ne faut pas oublier le grand désir.
Mais sous un autre nom : vertige, ne sont-ils pas inséparables ?

Sans fards mystérieuse, nous la touchons du doigt. Jeu d’osselets du squelette.


(Je le recommande à tout enfant pieds nus à Noël, sans nid pour la ponte.)
Mais la belle mante religieuse qui dévore ceux qu’elle a férocement fascinés,
nous ne l’avons pas seulement dans la peau jusqu’à l’os. Nous la désirons moins
que nous ne l’estimons. C’est surtout à son âme que nous en voulons. À son
repos.

La toilette des morts

J’avais cru lui fixer rendez-vous ce jour-là, je m’étais paré pour elle de part en
part. Sur les vanités de ce monde paupières closes, mes lèvres s’accordant le
baiser de paix, ma droite avec ma gauche enfin réconciliées, je l’attendis. Mais
elle est inexacte.
Trois fois je refis ces préparatifs, pensant y mettre chaque fois moins d’espoir,
plus de négligence, mais cédant au goût de l’ostentation.
Lui faudrait-il des accidents ? Pour lui plaire s’improviser une âme ?
Alors, qu’elle me laisse ! – ou qu’elle me prenne comme je suis.

La mort sans phrases.

Mort = Simplicité. Une fois pour toutes.


Vie = Complexités. Toujours à recommencer.

La vie, épouse exigeante à reconquérir au bord de chaque lit. Pain quotidien.


Travail ou chômage.
On ne fait pas tant de frais pour une passante. On souffre peu de honte près de
celle qu’on ne risque pas de revoir.

Encore une incertitude nous sépare du but. Mais nous aurions tort de nous
embarrasser d’un privilège d’armes, du flacon ou du mode d’emploi. La fin aura
tôt fait de justifier le moyen le plus mal choisi.

Sans fleurs ni couronnes.


Grâce à Dieu, et malgré nos prétentions, nous ne rêvons, nous ne pensons
guère à la mort.
Des petits poulets bien sages, d’innocents veaux gras, des cochons qu’on
mène aux abattoirs, les yeux bandés comme l’amour.

Le succès a couronné nos efforts. Mais d’une couronne d’épines.

Pas de lettres ce matin ? Allons, tant mieux !

J’ai beaucoup de chance. Mais désagréable, négative. Elle consiste à mettre


l’« a » privatif devant tous les plaisirs dangereux, un peu malsains ou
simplement douteux. J’ai le goût des plaisirs, des ambitions discutables…

Mais les vôtres, la totalité de nos convoitises, et l’humanité même ne sont-


elles pas sujettes à caution ?
Ma chance, après tout, ne serait qu’un sophisme. – C’est toujours ça.

En attendant que les mots croisent le fer, je veux leur servir de témoin.
Avant que le coq chante je me renierai sans compterlxxix.

L’animal sans défense : il fait le mort. Ainsi mon âme se met en boule, mon
orgueil se contracte, ma vie rentre ses griffes jusqu’aux aisselles, jusqu’aux
aines. Jusqu’au cou, dans l’ombre s’enfonce. Tout ce qui porte carapace ramène
à soi ses désirs vulnérables et se met au cachot.
J’ai commencé jeune et souple encore ces exercices méritoires. J’en ai si bien
pris l’habitude que je ne saurais dormir sans bouclier. Mais sitôt l’œil sous la
tortue, je ne rêve que renoncements :
De peur qu’il n’attende mon héritage et ne s’en prenne à mon corps, je fais
d’avance à Dieu l’abandon de mon âme.
Pour ne pas faire de jaloux :
De peur qu’il ne m’entraîne à chercher l’aventure, Marguerite ou Titine, ou
tout autre bonheur de convention – et pour avoir la paix – je passe au Démon ma
part de paradis.
Qu’ils s’arrangent !
Renoncements contradictoires. – Je signe à la fois sur les deux registres, mais
sans conviction. Imitant ma propre écriture. Me condamnerait-on pour faux ? –
Éternité, vaine menace ! À l’appel des âmes immortelles, que fera-t-on de celle
disparue sous la terre et qui n’a pas bougé ?

L’éternel retourlxxx

Comme la mer – comme l’histoire – les dieux sont inlassables.


Quand Eurydicelxxxi mourut pour la seconde fois, émus de la colère
d’Orphée, les dieux lui promirent une seconde épreuve.
« Assez de récidives ! » répondit le poète. « Vous ne me ferez plus, pour vos
beaux yeux, confier ma girouette aux mille vents, imiter l’écureuil dans sa cage.
J’accepte le bandeau, je repousse Eurydice. Certes, il me sera facile de
m’aveugler, de me refuser au regard du passé, si, au lieu d’Eurydice, c’est
Béatricelxxxii que je ramène des enfers. Une vie nouvelle. Il n’importe qui
j’aime et de qui j’ai besoin et si je perds au change. Pour refaire un tour de
manège, je ne paierai pas une obole. Remplacer un objet par le même objet, c’est
bon pour vous, les inamovibles.
Qu’on me vole un mouchoir, j’aurai beau pleurer toutes les larmes du coryza,
plutôt que d’en racheter un pareil je me moucherai dans n’importe quelle
chaussette inédite. J’y gagnerai du moins le sentiment de vivre, de perfectionner
ma douleur, d’ajouter une corde à ma lyre.
Orphée n’entre pas dans la ronde. C’est jeu d’enfants, d’esclaves et d’étoiles
soumises. »

Absolus

Des enfants difficiles, voilà ce que nous sommes. Le paradis terrestre de la


Bible ne nous suffirait pas. Loin de là. Les perfectionnements même de
Mahomet ne nous touchent guère qu’à la terrasse des cafés. Rien que pour nous
laisser glisser au fil de l’heure, les femmes nous paraissent bien fades. Les
sentiments consacrés, nous avons appris à les tordre comme les barreaux de
réglisse d’une prison pour rire. Le cinéma contribue à pervertir nos ambitions
supra-célestes. Allusions de plus en plus claires à des plaisirs hors nature (un
corps élastique dans un paysage plastique). Nos cheveux hérissés sortent déjà
leurs griffes de l’espace et du temps. Il nous faut des miracles inédits, un
merveilleux au goût du jour.

Adam s’en prend à Dieu, Ève à son homme, le Créateur à son compère…
Mais le Serpent lui-même a jeté la pomme au fumier : « Elle est trop mûre », dit-
il…

Dégoûté du Christ, Jésus refuse la communion : une hostie faisandée.

« Rassemblement ! »

Au soleil l’ombre est franche. Unique et dense, elle se raccourcit, s’allonge et


tourne lentement.
Mais dans notre nuit décomposée, les étoiles se taillent à facettes,
s’accrochent aux vitres, aux éclats les plus rapides, aux instants foudroyants.
Une écume de couleurs et de feux nous cligne sous la paupière, éblouissant le
crépuscule, effritant l’obscurité, multipliant notre double, nous le rendant trop
familier. Nous ne pouvons faire un pas sans nous marcher dessus, cernés que
nous sommes, assaillis par nos ombres, d’épaisseurs et comme de pesanteurs
diverses, s’agitant, se bousculant, nous sautant à la gorge.
Quelqu’un, n’importe qui, n’importe laquelle de ces folles, s’est dressé, m’a
jeté bas, s’est installé dans ma place. En vain. Le jeu reprend, le même jeu
d’enfer, de l’ombre à son tour circonvenue de chair éparpillée qu’un phare
d’auto balaye, de gestes fugitifs qu’une lueur électrique rend informes, d’un
afflux, d’un reflux de réflexes que la moindre vibration lumineuse suffit à
débander.
Qu’il vienne enfin l’aimant, la catalyse, la belle ténébreuse, toujours agissante
et jamais entamée, celui qui ne va pas de porte en porte en criant son pouvoir,
celui qui sans frapper m’entrera dans le corps. Qu’il vienne !…

Après lui, fort de lui, je n’aurai qu’à paraître.


Est-ce « catalyseur » qu’il fallait dire ? Ça sonne faux.
IX

I. O. U.
On a le dieu qu’on mérite, tant pis pour soi.
I OWE YOU

Prier en baîllant – mais prier !

Lâcheté métaphysique.
Du ciel, vous en avez par-dessus la tête, et le vent du vertige a fléchi vos
genoux. En un pareil état, la vérité, la terre, peu vous en chaut… Il suffit pour
vous rassurer que du mât de misaine la vigie vous crie : Horizon !

Terre à terre.
Le purgatoire est à notre portée : seule est humaine l’incertitude. Le paradis
sans la peur d’en sortir, ça vaut l’enfer sans espoir. Une volupté n’existe
qu’autant qu’on est menacé de la perdre.
Ils n’apprécient leur bonheur qu’au passé. Là-haut, s’ils n’ont pas changé
d’âme, ils ressasseront tels que des vieilles femmes leurs petites histoires d’ici-
bas. Ils diront : C’était le bon temps !

Dieu.
Je parle tantôt du vrai, le plus souvent du faux. Comment s’y reconnaître ?

Derrière chaque œuvre, il y a la foi. Peu m’importe laquelle, il m’en faut une.
Sans elle tout se nie, tout se tait, les bouches se rétractent. La destruction même
demeure en suspens. Mes cheveux, mes ongles s’arrêtent de pousser. Les morts
ont sûrement quelque obscure croyance.

I am in training, don’t kiss melxxxiii.


S’il m’arrive de croire en un dieu hors de moi, à certains moments il me
semble qu’il a la partie belle : ayant l’éternité devant lui. Avec de telles facilités
n’importe quel assassin, quel innocent, quel prostitué, le dernier de sa classe, le
dernier des hommes, l’égalerait, le détrônerait sans peine… Oui, délivré des
distractions intolérables de la misère, de l’amour, des maladies, et mis à même
de prendre mon temps, je me sentirais de force…
Qui sait s’Il n’est pas parti de bien plus bas que moi ?
Self-development.
Je ne voudrais jamais m’inquiéter, m’embarrasser d’autre chose. Hélas ! on ne
court ce lièvre-là qu’en poursuivant tous les autres à la fois.

Le papier de tournesol

Il faut se méfier des réactions bleues de l’âme. S’il est plus facile de
s’entendre sur des négations, cela ne mène pas loin. Les ennemis de nos ennemis
ne sont pas nos amis.
Mieux vaut admettre que tous les êtres sont, en quelque chose, inconciliables.
Ça n’empêche pas les rapprochements, ni même la rencontre et l’amalgame des
puissances que vous savez, vivantes preuves. Si le destructeur a ses ruses, n’en
doutez pas, le créateur a les siennes.
Je voudrais ajouter une phrase, mais ne puis le faire tout haut. Que chacun de
mes adversaires approche : je la lui dirai à l’oreille.

Dieu lui-même a-t-il jamais pu vous parler autrement ?

Éloge des paradoxes

Les beaux proverbes sont de l’écriture au miroir, des lits de milieu, des statues
parfaites. Jouons à tourner autour. Chaque fois qu’on invente une phrase, il serait
prudent de la retourner pour voir si elle est bonne. C’est plus facile que la preuve
par neuf.
La nymphe Écholxxxiv voulant plaire à Narcisse autant que la fontaine lui
renvoyait ses paroles, face à face, à l’envers.
L’écho, celui qui vient de Dieu, retourne ma pensée (sujet, complément
interchangeables, verbe intact – le verbe étant le Verbe.)
L’écho, celui qui vient de ma pensée, retourne Dieu comme un miroir mon
corps (droite et gauche interchangeables – et le milieu ressemblant, me dit-on.)

L’âme et la vérité n’ont-elles donc pas de points cardinaux ?

Le bonheur ne se trouve pas d’occasion.


Méfiez-vous des plaisirs qui ne coûtent rien, des joies innocentes, des passions
gratuites, des compassions et même des grands remords héroïques à bon compte.
En fin de compte ce sont les plus chers. Vous aurez des enfants sur les bras, des
corps malades d’excès intellectuels, des yeux d’aveugle, l’imagination éreintée –
oui, des battements de cœur à force d’orgueil solitaire – des accoucheurs, des
nourrices, des filles, des médicaments, des taxis, des pourboires et des impôts à
payer.
Au moins si Dieu daignait afficher ses tarifs.

Dieu redoutant de succomber à la tentation incestueuse, consubstantielle, de


réintégrer l’homme (son œuvre) dans son sein, comme Sigurd se retranchait
derrière son épée pour coucher avec la Walkyrielxxxv, Dieu mit de la chair
douloureuse entre lui et nous.

L’éducation sentimentalelxxxvi.
The dance of life : la danse des ours sur la tôle chauffée à blanc. – Sans y
toucher, sans toucher aux victimes : leur maladie est contagieuse.
Il aime à tourmenter. (Mettez-vous à sa place !) Il souhaiterait des jouets
incassables. La mort est-elle sa créature ? Pour renouveler son stock, il n’a pas
trouvé mieux. Mais elle dessert son plaisir. Cette échappatoire prématurée le
gène plus que nous.
Si nous pouvions sentir ce qui nous attend quand nous aurons inventé le
moyen de nous rendre immortels, nous aurions moins de hâte ; et loin de
chercher des rallonges nous précipiterions au sommeil tandis qu’il est encore à la
merci de nos paupières, à portée de nos douces balles de plomb.
Tout le problème consiste pour Dieu à doser adroitement ses poisons. Il y faut
de la psychologie. Combien cette âme en supportera-t-elle ? Combien, cette
autre ? Expériences délicates. Parvenir à l’extrême de la résistance humaine…
Avoir l’absolu en soi, et se débattre en de pareils à peu près ! Limites
approximatives. Pour tirer parti de toutes nos possibilités – quelle patience ! On
ne saurait sans vertu satisfaire un grand vice. Il y faut une parfaite maîtrise de
soi. La volupté l’entraîne. Il est souvent tenté de passer outre, tel qu’un bon
guide se retenant sur le bord du plaisir pour y maintenir le client. Ne pas perdre
pied, ne pas couper la corde. Ce serait déshonorant !
Parfois, la tension est trop forte… Mais Dieu connaît les préservatifs de la
bonne conduite. Il a recours aux mythes, et se console avec un symbole (comme
vous ou moi). Pas le même :
L’homme a créé le paradis – mais le paradis de Dieu, c’est l’enfer.
Libre jouissance de ses privilèges. Torture à discrétion. Sa toute-puissance
enfin s’exerce dans l’infini.

Malgré de tels instincts, comme une jolie femme il a soin de sa réputation.


Sadique du bout des dents, il tient à faire le délicat.

Historiette : Un poète ne se reconnaît pas le droit de tuer. Est-ce une raison


pour laisser venir à nous les petites puces ? Qui chassera celles de Toto ? Il y a
des âmes à bon marché. Moyennant quelques sous, nous trouverons qui charger
des péchés nécessaires.
Nécessaires à quoi ? À notre bonheur – que nous ne plaçons probablement pas
au bon endroit, aussi loin de nos sens que le pôle logique est du pôle réel. Rien
de plus hypocrite que la vérité.

Dieu se payera donc un bourreau.

Satan (voyez Stroheimlxxxvii) interprète volontiers les vilains rôles, plus


difficiles, chevaux rétifs. Traître épris de sa mission. Judas vendant Jésus pour
un baiser (il vous en donnerait bien trente deniers), pour la beauté du geste.
Il fait le mal pour le mal, honnêtement, sans arrière-pensée, comme on disait
naguère : l’art pour l’art.

Gratuit et facultatif.
Il n’en faut plus. Mais que lui oppose-t-on ? Que lui a-t-on jamais opposé ? –
L’art pour l’argent, rapportant si peu ; mauvais commerce. – L’art pour l’opinion
(gloire ou scandale) ; quelle vanité ! vais-je travailler pour le roi de Prusse ? –
L’art pour pervertir la jeunesse ? Ah ! si c’était à mon profit… Mais non. Alors
c’est de la tyrannie ! Encore non, c’est simplement tellement illusoire… Changer
le monde ? allons donc ! L’empêchez-vous jamais de changer ? Concluez.
Pour moi, je ferai comme la terre qui tourne pour tourner, en attendant de
trouver le bon motif.

Il me reste à congédier ce Dieu que j’ai fait à mon image. Quand bien même il
ressemblerait au plus vulgaire de mes amis, j’accorderais les circonstances
atténuantes. En somme, il est plus à plaindre qu’à blâmer. Je ne voudrais pas être
dans sa peau.

Signalement
Front moyen
Yeux moyens
Intelligence moyenne
Sensibilité peu marquée
Oreilles grandes
Lèvres mobiles, langue souple
Mains prestes, mains de jongleur – pour l’Olympia ou le vol à la tire
SIGNE PARTICULIER : Une ligne de vie faisant le tour du pouce.

Sur cette ligne d’éternité, sans début ni fin, où pourtant paraissent et


disparaissent des mondes, la course à répétition des sept jours est commencée
depuis si longtemps que le soleil et la lune (arbitres et coureurs) ont perdu le
compte des tours de piste.

La tentation au rabais
(grand choix de péchés originels)

Notre sœur quotidienne, l’Ève contemporaine, fait saillir une pomme à la


graisse de porc :
« C’est aussi bien chez moi, dit-elle, – et moins cher ! Serpent, ne reconnais-tu
pas l’odeur de ton crime ? Le sang de Jésus a-t-il trop bien lavé le tronc de
l’arbre au pied duquel ?… L’histoire a de perpétuels recommencements. Ne suis-
je pas celle – toute pareille à celle – que le Seigneur t’a désignée ? Si nous
jouions au retour éternel ?…
« Vraiment ? Tu refuses de t’y tromper ? C’est du snobisme ! Vieille bête
assagie ! Vieille couleuvre qui ne demande plus qu’à rester dans sa peau !…
« Démon ! tâte ma gorge… Me voilà grosse de tes œuvres – et tu
m’abandonnes !… »
Satan : Quelle vulgarité ! Et maintenant, elles sont toutes comme ça. Camelote
viennoise .
Dieu (s’excusant) : Que veux-tu ! Psyché ne plaît qu’à toi. Je ne peux pourtant
pas travailler pour toi seul. De peur d’être incompris j’ai dû faire de la
vulgarisation.

L’imitation du Serpent.
Lui, furieux : Je vais changer de peau. Tu peux mettre la vieille.

Trois contre une


(Parades)

Assis au music-hall, et j’espère bien placé, vous regardez la scène. S’il vous
plaît ! (Patientez : par un jeu de commutateurs, un chassé-croisé de lumières,
nous vous rendrons la salle.) On fait passer le numéro 7.

Un dimanche au paradis. Attention ! Ève est en chaleur ; les matous du


voisinage accourent, bien entraînés, en nombre et en forme.

Le Serpent mille queues se déploie, une fleur de pommier aux lèvres, – angle
aigu – darde sa langue noire bien laquée, fait reluire son irrésistible regard.
Attendant la concurrence, il boxe contre l’ombre : il calomnie les éventails
palmés (si lourds ! démarches gauches, plumes floues), compare ses écailles aux
couleurs du paon, et parie sur soi-même – préméditant le viol par la ruse.

Dieu jaloux montre un bout de barbe, fait surgir son visage, abandonnant le
reste à la nuit. Son auréole électrique érige et rengaine ses rayons bariolés,
réclame voyante et de bien mauvais goût, mais, croit-il, efficace.
Projecteurs. Nouvel effet en phare tournant. « L’oiseau bêtement ocellé n’a
pas trouvé d’incitations si claires au plaisir spasmodique… Promesse de bonheur
: fréquence et variété. Ne valent-elles pas une vaine beauté ? » – Des roueries !
Ce qu’il veut, c’est l’effraction. Le viol par la force.

Adam, pauvre clown, tantôt sur les mains, tantôt sur les pieds, fait tournoyer
tout son corps sans parure. Sa nudité est sa seule fortune. Il n’espère qu’en sa
rose laideur, sa faiblesse manifeste et les caprices du désir. S’il pouvait au bon
moment crier à la Fortune que sa roue se dévisse, s’y hisser et… Il s’en remet au
hasard – il rêve au viol par accident.

Ève, ô terre maternelle ! a mis son meilleur bouclier : elle fait le grand écart.
Elle jongle avec des mondes roulés en boule, et se passe de main en main, sans
se piquer les doigts : des soleils, des hérissons, des lunes, des fruits, des astres
morts…
À cause du public, elle tourne le dos à ses mâles qui n’en poursuivent pas
moins leurs illuminations. C’est affaire entre rivaux. En somme, la partie se joue
sans elle… en voyage de noces avec sa propre chair qu’un démon sous-jacent,
les fleuves bleus de ses veines pris dans le sable de sa peau, et le gonflement de
son cœur (la mieux réussie des quatre roues) lui ont révélée…
Son regard fléchit. Gare aux maladresses du destin !

Une pomme tombe dans l’orchestre.

L’éternité a fait ce monstre triple face.Bouquet de dieux. Trinité pour tréteaux.


Père, mère et fils (esprit, cœur et corps) soudés par ces bras de chair, ces
charnières grinçantes…
Et la famille française prend modèle là-dessus.
Genèse d’Eugénielxxxviii

Septièmes générations,
croissez et multipliez ;
et les enfants de vos enfants,
par droit d’hérédité
(cet inaliénable héritage),
se transmettront, et porteront
jusqu’à la consommation des siècles,
– et tour à tour passeront –
une fleur de lis à l’épaule.

Dieu le Père : « Ah ! c’est comme ça ! Tu ne veux pas concevoir ? tu ne veux


pas enfanter ? Mais je suis le plus fort : je vais te faire une fille qui tous les mois
avortera dans la douleur. Tu voudrais vivre chaste, tu as l’horreur des hommes ?
Vierge folle, ta fille gardera juste assez de raison pour souffrir et pour maudire
sa mère !… Les faibles se consolent avec des mots. Femme ! Eugénie sera le
nom de notre enfant. »

Et son père, le bénira-t-elle ? Il n’y a point songé… Ce n’est pas prédit dans
les Saintes Écritures.

Après tout, peut-être qu’il s’en fout. Il a fait son devoir de bon Français : il a
repeuplé Cayenne.
Lui : Tu me payeras ça.
L’autre : Je suis insolvable.

Couronnée d’un voile de deuil et de fleurs d’oranger, la vie fait de


l’exhibitionnisme. Béats, les animaux ont couché la tête sur le cou, écarquillant
les yeux. Malheur à moi ! malheur à ceux qui la regardent mal : ou trop ou pas
assez. Nous recevrons le signe de sang qui nous désignera au mépris, à la
cognée, rarement à la mort. Nous renaîtrons de nos blessures et le baptême de
nos larmes nous durcira le cœur.
Mais chaque mois lunaire, réenfantés dans la douleur, la vie prendra soin de
raviver nos énormes faiblesses, de rouvrir nos dégoûts, de mêler sa pourpre à
notre honte.

Mais nous n’en pouvons mais.

Le ciel a ses racines dans l’enfer. Racines bleues à l’image des flammes. Les
plus dangereux ennemis du bien sont ceux qui cherchent à supprimer, au propre,
au figuré, le mal, ce qui fait mal, à l’extirper du monde. Qu’ils réussissent (ils
auront fort à faire) ce serait un déboisement complet des plus hautes valeurs.
Plus le moindre contraste, tout perdrait l’équilibre, le plaisir y passerait, même le
sommeil. Nos nuits se faneraient, fleurs coupées du rêve. Les mots seraient
partout et nulle part à leur place. Sans laideurs, sans douleur, sans contre-partie,
je ne tiens pas debout.

C’est un monument : il faut en faire le tour.

Un chat est plus curieux que toi : il avance la patte, rencontre l’étrange vitre
sans fissure, s’y agace la griffe, vérifie la correspondance des images – il va
flairer l’envers du miroir.

L’homme pratique a vendu le Bien. Bon débarras ! – C’est l’Antéchrist à


présent qui nous gêne. Il serait temps de clouer le Mal au calvaire, de lui faire
goûter l’agonie de son frère de lait. De les renvoyer dos à dos.
Économie de bois précieux (le tronc d’arbre est cher cette année, le
charpentier aussi) : je propose de crucifier Satan de l’autre côté de la Vraie
Croix.
Ce nouveau dieu Janus nous apportera peut-être la paix de l’âme, la sagesse
du spectre dont les couleurs se tolèrent, le drapeau noir et blanc – sans effusion
de sang.

Chacun pour tous.


Accepter le changement de propriétaire – car je ne puis prononcer
perpétuellement mon oraison funèbre.
… C’est une question de vie ou de mort pour l’ombre de mes pas.

L’Hétéroclite ne se laisse incarner ni par un, ni par tous.

La moindre marionnette se croit seule à l’image de la vierge Marie. Mais j’ai


beau me gonfler, m’étirer, me délayer, utiliser mes déchets, toutes mes rognures
d’ongles, puis-je rien créer de plus qu’une miniature de monde ?
Dieu se multipliant s’est subdivisé à l’infini. En vain dans l’univers nous
chercherons sa ressemblance. Ceux qui nous rassemblent dans leur cœur
hétérogène (croyant reconstituer l’unité originelle) ce sont des enfants qui jouent
dans la poussière, des vieillards qui ne connaissent de leur maîtresse que le grain
de sa peau.
Boule de neige

Qui roule n’amasse mousse, mais glaise où collent graviers, débris, si bien
agglomérés au mouvement, si bien incorporés, qu’on perd de vue la forme et le
point de départ. La pelote du bousier grossit, durcit, suffit à déclencher une
avalanche. Qui songe à mettre à nu son âme doit s’attendre à voir le douteux
amalgame lui fondre entièrement dans la main.
Cette lame chirurgicale dont l’analyse ou la religion nous arme contre nous-
même rencontrera-t-elle un noyau d’ivoire – ou seulement déchets, déchets,
ramassis de déchets jusqu’au centre méconnaissable, poussière entraînée par le
vent ?

Dispersion

Le jour de mon baptême, Dieu m’offrit une boîte de dragées. À céder en gros
ou en détail. Liberté de choisir les consommateurs à ma guise.
Modes d’emploi
1° Orner d’une faveur, d’une étiquette – et vendre.
2° Envoyer à la famille, aux relations.
3° Garder pour soi et sucer en cachette.
4° Les glisser de force entre tes lèvres, quitte à les reprendre dans ta bouche
avec mes dents, si le sucre y pâlit, s’il diminue trop vite ; si ton plaisir n’est pas
assez voyant, le mien assez sensible. À celui qui vit près de nous, jamais nous ne
saurons abandonner notre âme sans condition (nous sommes trop au courant de
l’usage qu’il en fait). C’est un prêt. Nous voulons des garanties. Nous voilà donc
usuriers, haïssables. À ta place, je rendrais tout, demanderais quittance, et ce Juif
impudent, je le jetterais à la rue. Je le ferais, tu dois le faire : j’exige qu’on me
rende justice ! Mais je prévois les conséquences et je connais mes intérêts. Qui
que tu sois, mes dragées ne sont pas pour toi, ne sont pas pour un seul.
5° Laisser venir à moi les gourmands, les affamés. Tenir boîte ouverte. Ils me
déplairont, ils mangeront salement, ils gaspilleront, ils m’utiliseront. Je reverrai
sur leur joue le rose qui est mon rose, sur leurs cheveux que je n’ai pas choisis le
brun de mes pralines. Le verbe aimer ne m’intéresse qu’à l’actif.
6° Les distribuer à ceux que j’aime. Debout, frissonnant, sur les marches de
l’église. Il pleut. Lorsqu’un bel enfant passe, je lance une poignée de cette
monnaie blanche et rougissante et meurtrie. Non seulement s’il passe, même s’il
m’arrive d’imaginer qu’un jour il passera peut-être… Les dragées tombent dans
la boue… Peut-il s’abaisser à cela ? – Foi puérile. Ah ! je comprends si bien
qu’il dédaigne…
Mais je continuerai pourtant, vivant, à tous hasards, de disperser mon âme.
Souviens-toi que tu es poussière…

L’assiette fêlée

Les anges aux ailes rapiécées, les voiles : coquetteries, pudeurs dernières…
Usons le ciel jusqu’à la lie, le verbe jusqu’à l’injure, l’espadrille, la lyre, jusqu’à
la corde. J’en ai assez de repriser, de faire durer la vie, cette pourriture, cette
souffrance. Trop d’effort passe à se survivre. Allons au plus vite fait : chez le
photographe, à la guillotine, au bordel, dans mes bras…
Moi seul enfin. La hâte nue. N’hésite pas. Ne te ravise pas. Tombe. N’importe
où, quand, comment, se saisir. Se prendre au mot.

L’insociable.
Au moins quand on est seul, enfin seul, il ne reste plus à vaincre qu’un seul
ennemi.
– Le véritable mariage de raison, quoi !

Or ou plomb, c’est trop lourd. Il faut flanquer ce cœur par-dessus bord. Entre
mon miroir et mon corps, raccourcir la laisse.
– Et maintenant, à nous deux.

Carton de tir

Libéré de l’anneau (cette prison, l’orbite), peut-être le globe de l’œil se


mettrait à tourner… Il évoluerait dans le ciel, se peuplerait de mes créatures,
adorable monde !

Il s’est assez vu. Ne s’appartient plus. On l’a détourné de son cours. Cette
amertume qui l’attachait étroitement à soi s’est modérée. Aucune intimité
possible entre nous. Le voilà pris dans sa vie nouvelle, englué dans ce goût
pluriel des réalités – transitoires, accessoires. Toute concentration s’est dispersée
dans la curiosité de connaître, de changer l’inconnaissable, l’inchangeable
monde, dans la volonté d’agir (ne fût-ce que sur soi), dans le souci de se mêler à
tout. (Lui qui se démêlait d’autrui si exclusivement !) – Devenir au lieu d’être. Il
se sent aliéné. Autant dire : vendu.
Il faut en finir.
Frapper en plein visage, en plein centre de l’âme, au cœur de l’œil – du seul
qui compte (mon œil droit, de naissance, est un miroir sans tain.) Frapper au plus
visible : en plein noir de la pupille dilatée. Et pour ne pas rater son coup, devant
la glace grossissante…
C’est presque fait déjà. En somme, il ne reste plus que le bout crispé du doigt,
la gueule ronde prête à hurler quand bondira la balle – et le but, la proie, la peur,
le cercle d’ombre s’élargissant…
Pour la première fois, les belles petites images convexes, les enluminures de
l’œil, les miniatures innocentes du monde, les faibles représentants de l’espace,
les reflets, ont cessé d’être. Ce que je vois là-dedans : cet abominable trou qui
saigne, vient du temps, de moi, de l’intérieur.
Une main retombe, molle.
L’intensité, la honte, pouvaient suffire : s’il n’est pas mort, il n’en vaut guère
mieux. L’œil droit dédaigné, rageur, jette son encre sympathique – et l’œil
gauche renonçant à soi-même, à la pourpre, aux prodiges, n’ose enfin se
regarder.
1928
Je veux changer de peau : arrache-moi la vieille.

ÔTEZ DIEU IL RESTE MOIlxxxix

Ne va pas te pencher sur autrui,


prends garde à l’appel du gouffre…
Je risque de tomber en écrasant
quelqu’un.

J’ai passé trente-trois ans de ma vie à vouloir passionnément, aveuglément,


que les choses soient autrement qu’elles ne sont. Je n’ai guère accumulé que des
valeurs fictives. Je ne sais quelle échéance me presse aujourd’hui. Mais je la
sens. Il s’agit de réaliser mon mal et mon bien, quels qu’ils soient, avec un
minimum de perte…
Vive et grandisse en moi celui, celle – ou simplement ce – qui me permit,
jeune encore, de comprendre que je ne dois, car je ne puis, toucher, transformer,
que moi-même.
Si l’univers est en humeur de métamorphose, cela ne peut regarder que chacun
pour soi. Nous n’avons pas de temps à perdre pour faire notre salut. Il appartient
à l’immuable seul de s’inquiéter d’autrui. L’immuable, c’est-à-dire une âme
fossile, un cadavre.
Pour peu qu’il ait perdu du temps, un seul instant de sa courte carrière, Jésus
s’est damné… car il était vivant.
Mais qui dira si Christ ne s’est pas fait crucifier pour expier ses propres fautes,
pour son propre compte, pour le seul acquit de sa propre conscience.
Le n…ième jour Dieu regretta d’avoir créé le Ciel et la Terre.
Il voulut détruire son œuvre. Mais elle était tombée dans le domaine public.
Alors Il descendit en Lui-même, se divisa par trois pour atténuer Sa
responsabilité, inventa le Serpent – et changea de pseudonyme.

L’innommable

Consciemment, inconsciemment, qu’on se prodigue, qu’on se réserve pour les


générations futures, qu’on s’endorme en s’entourant de précautions, de tous les
mépris possibles, qu’on s’utilise, sperme et sang, sueur et larmes, jusqu’à la lie,
qu’on s’obéisse, qu’on se révolte contre soi-même ou qu’on se mire, qu’on se
mène en laisse comme une reine, qu’on se nourrisse comme un chien, qu’on soit
fait de paille ou de poutre, qu’on se voie en beau ou en bien, unique ou légion,
qu’à son plaisir, à sa douleur, on se sente abstrait ou concret, chacun se traite,
doit et ne peut se traiter que selon son mérite.
Me faire un autre vocabulaire, éclaircir le tain du miroir, cligner de l’œil, me
flouer, au moyen d’un muscle de raccroc tricher avec mon squelette, corriger
mes fautes et recopier mes actes, me diviser pour me vaincre, me multiplier pour
m’en imposer, bref : nous jouer de nous-mêmes – ça n’y peut rien changer. De
toutes façons, me caresser à rebrousse-poil comme hier et toujours – non, ça n’y
change rien.

P. S. – Une nouvelle posture pour m’aimer, pour me haïr, un nouveau contact,


fut enfin mis à ma portée, à ma merci : Une image du monde formée de vérités
qui vous crèvent la vue, une psychologie, une morale, peintes en trompe-l’âme.
Une religion grandeur nature, en carton-pâte, des raisins sur quoi votre pigeon se
brisera le becxc… Ou, si vous méritez mieux : un ordre de choses plus réel (à
tout le moins plus vraisemblable) que le chaos dont nos sens portent un faux
témoignage.
Mais pourquoi nous hâter vers d’éternelles conclusions ? C’est à la mort, non
au sommeil (encore un trompe-l’œil), qu’il appartient de conclure. Le propre de
la vie est de me laisser en suspens, de n’admettre de moi que des arrêts
provisoires.

Reprise. Raccords, ravaudages, réitérations, incohérences, qu’importe !


pourvu qu’autre chose incessamment devienne. Œuvre essentiellement obscène,
et destinée – si protégés ou dégoûtés qu’ils soient dès le berceau – à passer par
les mains de tous les nouveau-nés viables.

Moi – L’une : Quelle vie ! ce n’est pas la mienne. – L’autre : L’intonation


est juste. Un peu plus de conviction et je viendrais à ton secours.

Œ – En vain j’essaye de remettre mon corps à sa place (mon corps avec ses
dépendances), de me voir à la troisième personne. Le je est en moi comme l’e
pris dans l’oxci.

Sortir de l’O…
Un temple grec au loin fume par les sept colonnes de ses cheminées d’usine –
sans corps, sans bâtiment visible, suant le vert gazon… L’ère chrétienne en ruine
va rejoindre les siècles où les années se comptent à rebours.
Corps et âmes, que les squelettes se ressemblent ! La graisse, le superflu, les
voilà ce me semble les distinctions individuelles dont nous nous rengorgeons.
Sept ? Pour compter les objets identiques, il faut toucher l’espace. Je ne lirais
pas mon chapelet des yeux. Une lettre constamment répétée est une lettre morte.
Parlons-en des répétitions ! – J. H. m’a dit hier que j’étais un écureuil : Je
grignote une noix, gourmande, à l’aise. Un gêneur survient, je fous le camp. –
C’est exact. Ne me poussez pas : vous en auriez la preuve.
Je m’arrête, un pied levé pour fuir. Pour fuir en cercle. Que puis-je d’autre
dans cette cage où tourne l’écureuil furieusement. Furieusement… et pourtant il
tourne. Il et elle. Lune, cage. – Ce prophète de l’Inconnu, du n…ième vrai Dieu,
a-t-il scientifiquement découvert la tangente ? Peut-on trouver au fond de soi la
vertu d’échapper à cet horrible anneau ? Je crois, mais au conditionnel : je
voudrais croire.

Et tandis que je prétends chercher à m’affranchir de la ronde machinale des


mondes, des pensées fabriquées en série, du jeu des mots et des folles images…
la racine de la troisième statue bleuit à peine pour rejoindre à jamais la veine de
ma tempe.

Je ferai ce qu’il faudra pour ça et je finirai bien…


Un beau jour il est devant moi. Et moi : « Quand viendra-t-il ? » – « C’est lui !
» Ce n’est pas lui. Je ne veux pas y croire. Il n’accueillerait pas ces gens
vulgaires. Il n’aurait pas cette voix, ces gestes, ces expressions de visage. Ni la
forme, ni la couleur. Il ne se donnerait pas la peine d’être banal. Cette facilité
n’est point du tout ce que j’attendais de moi, ni de lui. La phrase passe-partout :
« Vous m’avez déjà rencontré », il la dit. Je réponds n’importe quoi, pensant de
toutes mes forces : « Ça vous réussit souvent ? »
Tout de même. Sitôt qu’il est parti je m’occupe à corriger la faible image que
je m’étais faite avant de le connaître. Je n’avais pas été fichue de lui voir ces
yeux-là.
À la rencontre suivante, plus le moindre effort d’accommodation. Je me
surprendrais presque à conclure : Il est exactement tel que je l’avais imaginéxcii.
La part du feu

Sitôt connus, tour à tour bêtes féroces, ils se déclarent contre mon trésor le
plus précieux. Contre l’unique innombrable. Contre mon indéfinissable raison
d’être. Je leur fais pourtant la partie belle. Mais leur soif de proie ne peut être
apaisée ; mais leur faim de ma chair est insatiable. Ils n’y mettent pas la moindre
méchanceté. C’est seulement trop fort pour moi.

Je les sens vite venir. Un geste, un mot, un rien – la plupart du temps indirect
– me les décèle. Ils se gorgent de mes larmes. Ils ne me laissent pas même de
quoi souffrir. Je n’ai le cœur de pleurer qu’après les avoir fuis.

Chers Inconnus, gardez bien vos distances : Je n’ai que vous au monde.
« Et moi ? Moi ?… » crie quelqu’un : moi-même.
Mon beau devenir, ce renfort inespéré m’arrive. Présent déjà passé, toi qui
m’échappes, encore un instant de répit…
Pourvu qu’il ne soit pas trop tard.
Notes
i - 1. Vies imaginaires, fictions biographiques de Marcel Schwob publiées en revue de 1894 à 1896,
reprise en un volume aux éditions Charpentier-Fasquelle en 1896 et souvent rééditées. Cf. Marcel
Schwob, Œuvres, Paris, Phébus, 2002.
ii - 2. Isabelle Eberhardt (1877-1904) fut liée dans sa jeunesse aux anarchistes russes avant d’avoir
la « révélation » de l’Islam. Elle passa une grande partie de sa vie dans le Maghreb où elle fut un
moment photographe-reporter de guerre. Nombre de ses œuvres furent écrites au masculin sous des
pseudonymes (Dans l’ombre chaude de l’Islam, Actes Sud, Arles, 1996 ; Lettres et journaliers, Actes
Sud, Arles, 2003).
iii - 3. Pierre Mac Orlan (1882-1970), auteur du Petit manuel du parfait aventurier (Éditions de la
Sirène, 1920), de La Cavalière Elsa (Nouvelle revue française, 1921), de Quai des brumes (Nouvelle
revue française, 1927), fut un lecteur attentif de Marcel Schwob et de Léon Cahun. Il collabora, ainsi
que Claude Cahun, au Journal littéraire de Paul Lévy (1924-1926). Claude Cahun donne la clé de la
planche IX, I.O.U., dans le titre qui suit : « I OWE U », p. 203.
iv - 4. Dans ses jeux plus ou moins ésotériques, distillant des éléments biographiques, Claude Cahun
a souvent recours aux initiales. Il pourrait s’agir ici deRenée (deuxième prénom de l’auteur) Claude
Schwob (Cf. François Leperlier, Claude Cahun. L’exotisme intérieur, Fayard, 2006, p. 181).
v - 5. Allusion possible aux origines juives de sa famille paternelle.
vi - 6. Claude Cahun rencontra Robert Steel, « Bob », lors d’un séjour à Jersey en 1917. Elle eut
avec lui une relation intermittente et très idéalisée jusqu’au milieu des années 1920. (Voir p. 18 à 24 et
p. 29).
vii - 7. Suzanne, interlocutrice élective, apparaît en filigrane tout au long des Aveux, et notamment
dans les pronoms à la deuxième personne.
viii - 8. Icare : surnom donné par l’auteur à René Cahun, fils de Léon Cahun (grand-oncle maternel
de Claude), versé dans l’aviation durant la première guerre mondiale.
x - 9. Nom d’un personnage de Zola apparaissant dans La Curée et dans L’Argent.
xi - 10. Référence possible à Pyrrha, figure de la mythologie grecque, « la semeuse de pierres »
(Virgile, Bucoliques,VI). Après le déluge universel, elle et son époux, Deucalion, engendrèrent un
nouveau genre humain, en lançant des pierres, les « os de leur mère », selon l’oracle, qui devinrent
respectivement des femmes et des hommes. Par ailleurs, Pyrrha fut aussi le nom sous lequel Achille,
déguisé en fille, fut caché à la cour du roi de Scyros.
xii - 11. Personnage de la mythologie grecque, roi de Thrace qui avait coutume de nourrir ses
chevaux avec la chair de ses hôtes.
xiii - 12. Claude Cahun fait allusion au Saint-Jean Baptiste de Léonard de Vinci (Musée du Louvre),
tableau dont elle retient, s’adressant à Suzanne, la dimension homosexuelle. Elle y reviendra à nouveau
dans ses Confidences au miroir (Cf. Écrits, Jean-Michel Place, 2002, p. 604).
xiv - 13. Lieu important dans le paysage de Claude Cahun : elle s’y rendit régulièrement à partir de
1915 et finit par s’y installer en mai 1938.
xv - 14. Réminiscence mallarméenne du sonnet : « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… »
(1885).
xvi - 15. « Jusqu’à ce qu’on se revoie ».
xvii - 16. Réécriture de « Carnaval en chambre », texte publié dans La Ligne de cœur, journal
nantais, en 1926, 4e cahier.
xviii - 17. Importance du thème de la folie lié à son histoire familiale. La mère de Claude Cahun,
Victorine Mary Courbebaisse, surnommée « Toinette », était sujette à des « crises » qui la conduisirent
à un internement définitif.
xix - 18. Réminiscence baudelairienne : « Brillants à travers leurs larmes », « Invitation au voyage »,
in Les Fleurs du mal, 1857.
xx - 19. La plus célèbre Clé des songes est celle d’Artémidore d’Éphèse, rééditée en 1921 (La
Sirène).
xxi - 20. Réécriture parodique de la « Belle au bois dormant » (le Prince charmant endormi est
réveillé par le baiser de Parsifal, plus connu sous le nom de Perceval, personnage des légendes
arthuriennes) qui rappelle les renversements opérés dans Héroïnes (réédition, Mille et une nuits, 2006).
xxii - 21. Voir à ce sujet la « Méditation de Mlle Lucy Schwob », in Philosophies, n° 5-6, mars
1926, et le commentaire de François Leperlier dans Claude Cahun. L’exotisme intérieur, op. cit., pp.
124-128.
xxiii - 22. Allusion au texte de Pierre Morhange, « Terre, crie l’homme de vigie » (fragment de Jules
Fabius), 1925.
xxiv - 23. Témoignage poignant de ce « délestage », de cette mise à nu hyperbolique qui inspirent
certains autoportraits photographiques de la fin des années vingt.
xxv - 24. Mythologie grecque. Narcisse, jeune homme à la beauté exceptionnelle, s’abîme dans la
contemplation de son image, que lui renvoie l’eau d’une rivière. La figure de Narcisse est centrale dans
les Aveux. (Cf. Claude Cahun. L’exotisme intérieur, op. cit., pp. 185-191).
xxvi - 25. Écrivain grec du IIe siècle. Sceptique, anticonformiste, esprit railleur, et créateur de
nouvelles formes littéraires. Ses Dialogues des courtisanes furent traduits par Pierre Louÿs et parurent
en 1899 sous le titre Mime des courtisanes de Lucien (Mercure de France).
xxvii - 26. Sculpture grecque plus souvent nommée Aphrodite de Cnide et réalisée autour de 350
avant J.-C. Pour la première fois, la déesse est représentée nue, au bain, comme une simple mortelle.
xxviii - 27. Titre d’un poème des Orientales de Victor Hugo (1829), expression utilisée par parler de
la colère divine qui s’abattit sur Sodome et Gomorrhe (ici réhabilités par Claude Cahun !).
xxix - 28. Dans l’Antiquité romaine, l’aurige était le cocher conducteur de char. L’Aurige de
Delphes est un célèbre bronze d’un éphèbe aux traits androgynes. Cette longue méditation sur la
diversité du caractère, l’identité plurielle, était initialement prévue pour figurer dans la suite des
Héroïnes.
xxx - 29. Shākyamuni, plus connu sous le nom de Siddharta, prince fondateur du bouddhisme.
xxxi - 30. Expressions d’inspiration nietzschéenne. Claude Cahun a découvert Nietzsche très tôt
dans les pages du Mercure de France.
xxxii - 31. Réminiscence possible de l’ouverture d’Unesaison en enfer de Rimbaud (1873) : « Un
soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. » On retrouve
également ce thème dans « La Belle » (Héroïnes, op. cit., pp. 61-62).
xxxiii - 32. Réécriture de la maxime de Philippe Néricault (1680-1754), alias Destouches, « La
critique est aisée, et l’art est difficile. » (Le Glorieux, II, 5), en fait traduction de Polybe (Histoires,
Livre XII, CXI).
xxxiv - 33. Allusion à « Ève la trop crédule », une des Héroïnes (op. cit., pp. 7-12).
xxxv - 34. Détournement du fameux vers de La Fontaine, « Rien ne sert de courir, il faut partir à
point » (« Le lièvre et la tortue », Fables, Livre IV, fable 10).
xxxvi - 35. Référence au dérèglement des sens préconisé par Rimbaud dans la lettre à Paul Demeny
du 15 mai 1871.
xxxvii - 36. Allusion au « bourreau de soi-même », à l’Héautontimorouménos de Baudelaire : « Je
suis la plaie et le couteau. » Voir à ce sujet le photomontage suivant (p. 98, légendé ainsi : « Ici le
bourreau prend des airs de victime. Mais tu sais à quoi t’en tenir. Claude. »
xxxviii - 37. « Passage interdit ».
xxxix - 38. « Id. »
xl - 39. Premiers mots d’un vers de « Moesta et Errabunda » : « Mais le vert paradis des amours
enfantines », Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857.
xli - 40. On peut reconnaître dans ces lignes des réminiscences du « Joujou du pauvre » (Baudelaire,
Le Spleen de Paris, 1869).
xlii - 41. Allusion à la thèse de Remy de Gourmont, « la dissociation des idées », exposée dans La
Culture des idées (réédition, Mercure de France, 1964), en opposition aux pensées paresseusement
associées, toutes faites, aux stéréotypes, etc. Voir aussi p. 147 : « Dissociez, Messieurs, dissociez ! »
xliii - 42. Allusion possible à Cerbère, dans la mythologie grecque, qui garde la porte des Enfers
auxquels conduit le passeur Charon, après la traversée du Styx (ou Achéron).
xliv - 43. Divinité orientale, d’origine phrygienne, personnifiant la nature sauvage. Elle est présentée
comme « Matri Magnæ », Grande Déesse, Grande Mère ou encore Mère des dieux.
xlv - 44. Extrait des « Éphémérides » publiés au Mercure de France, 1er janvier 1926, n° 685.
xlvi - 45. Ces lignes semblent faire allusion aux « retours périodiques », aux « âmes hebdomadaires
» que se reconnaissait Jean-Jacques Rousseau (cf. Le Persifleur, Dialogues, Les Confessions).
xlvii - 46. Parmi les protagonistes de ces dialogues, on peut avancer avec plus ou moins de certitude
les noms de Jacques Viot, Édouard de Max, André Breton, Swann (personnage de Proust), Bob
(Robert S.), Paul-Eric et Reutler, personnages du roman de Rachilde, Les Hors-nature (1897), Claude
Cahun et Suzanne Malherbe elle-même.
xlviii - 47. « Dieu est avec nous » (« Gott mit uns »), devise de l’armée allemande pendant la
Première Guerre mondiale.
xlix - 48. « Dieu est avec moi ».
l - 49. Fragment extrait des « Éphémérides » publiés au Mercure de France, 1er janvier 1926, n° 685.
li - 50. « Arrête de bouger (de gigoter) ».
lii - 51. Personnage de l’Ancien Testament, premier roi d’Israël dont la tâche était de libérer le pays
des Philistins. Abandonné de Dieu, l’esprit obscurci, désespéré face au désastre qui tombait sur son
armée, il se supprima en se jetant sur son épée.
liii - 52. Paroles prêtées à Diogène (philosophe grec, IVe siècle avant J.-C.).
liv - 53. Nom donné à Madame de Pompadour dans le roman éponyme de Pétrus Borel (1839) sur
les mœurs dissolues au temps du règne de Louis XV.
lv - 54. Allusion à Marcel Schwob et notamment à Cœur double (1891).
lvi - 55. Cinèdes :baladins professionnels dans l’Antiquité, signalés pour leurs mœurs dissolues.
Autant dire un féminisme de comédiens, d’histrions, capables de simuler tous les genres…
lvii - 56. Réécriture de « Carnaval en chambre », La Ligne de cœur, Nantes, mars 1926.
lviii - 57. Expression utilisée par Jean Paulhan, responsable des publications chez Gallimard, pour
qualifier le manuscrit d’Aveux non avenus que Claude Cahun lui avait fait parvenir.
lix - 58. Détournement de l’exclamation « O tempora ! O mores ! » de Cicéron dans les Verrines et
dans les Catilinaires.
lx - 59. Allusion à l’opéra de Gounot, adaptation du Faust de Goethe (Acte IV, scène 4,
Méphistophélès à Faust : « Serrez contre moi !… Et poussez seulement, cher docteur !… moi je pare.
»). Voir également la traduction de Faust par Gérard de Nerval.
lxi - 60. Référence au mode d’écriture surréaliste inventé par André Breton et Philippe Soupault
dans Les Champs magnétiques (1920) et dont procède ce passage.
lxii - 61. Allusion au « cadavre exquis », jeu surréaliste.
lxiii - 62. Claude Cahun fait parler Salomé.
lxiv - 63. L’œuvre de Chirico a beaucoup impressionné Claude Cahun qui s’en souviendra dans ses
mises en scène photographiques.
lxvi - 64. Allusion au Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet de Molière (1670).
lxvii - 65. Type du sceptique, du vérificateur, du positiviste… Celui qui a douté de la résurrection du
Christ. Voir aussi p. 182.
lxviii - 66. Allusion à Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886.
lxix - 67. Référence à une des Héroïnes et à la pièce d’Oscar Wilde, Salomé (1891), revue par
Marcel Schwob.
lxx - 68. Nom hébreu de saint Jean-Baptiste, retenu dans la pièce de Wilde, Salomé.
lxxi - 69. Nouvelle allusion au roman de Rachilde, amie de Maurice et Marcel Schwob.
lxxii - 70. Instrument de torture se présentant sous la forme d’un bâillon qui se dilatait
progressivement après avoir été introduit dans la bouche du supplicié…
lxxiii - 71. Ministre d’Auguste, protecteur des arts et ami des poètes (Virgile, Horace).
lxxiv - 72. Réécriture du sonnet « Voyelles », de Rimbaud.
lxxv - 73. Nouvelle allusion, celle-ci très ironique, à Nietzsche.
lxxvi - 74. « Par dessus tout ». « Deutschland über alles » : début de l’hymne national allemand.
lxxvii - 75. Nom de plusieurs régiments et bataillons d’élite d’infanterie légère de l’armée grecque.
lxxviii - 76. Claude Cahun, après Havelock Ellis, qu’elle a traduit en 1929, s’est alarmée de la
surpopulation et de la procréation incontrôlée. On peut aussi y voir une allusion à la Modeste
proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays
et pour les rendre utiles au public de Jonathan Swift (1729).
lxxix - 77. Historien grec du I-IIe siècle, connu pour son ouvrage La Vie des hommes illustres.
lxxx - 78. Satyre qui, d’après la tradition grecque, trouva la flûte qu’Athéna avait inventée puis
rejetée loin d’elle, ses joues s’étant déformées quand elle en jouait. Lorsque Marsyas fut passé maître
dans l’art de cet instrument, il défia Apollon et sa lyre. Les Muses donnèrent la victoire à Apollon.
Celui-ci attacha Marsyas à un pin et l’écorcha vif.
lxxxi - 79. Allusion au reniement de l’apôtre Pierre. « Et Pierre se souvint de la parole que Jésus lui
avait dite : Avant que le coq chante deux fois, tu me renieras trois fois. Et en y réfléchissant, il pleurait.
» (Marc 14, 72).
lxxxii - 80. Notion nietzschéenne notamment développée dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-
1885).
lxxxiii - 81. Dans la mythologie grecque, épouse d’Orphée, morte prématurément, mordue par un
serpent. Inconsolable, Orphée descend aux Enfers. Hadès accepte de lui rendre Eurydice à la condition
qu’il ne se retourne pas avant qu’elle ne soit sortie. Orphée, trop impatient, jette un regard en arrière et
perd définitivement Eurydice.
lxxxiv - 82. Dans la Divine Comédie (1308-1321), Dante, conduit par Virgile, lui-même mandé par
Béatrice, va parcourir les neuf cercles de l’Enfer, puis gravir les sept terrasses du Purgatoire. Il rejoint
Béatrice au Paradis terrestre, et tous deux s’élèvent à travers les neuf Ciels jusqu’à l’Empyrée.
lxxxvi - 83. « Je m’entraîne, ne m’embrassez pas ». Formule qui apparaît dans une série
d’autoportraits réalisés en 1927 (voir photomontage planche X, p. 202).
lxxxvii - 84. Éconduite par Narcisse dont elle est éprise, elle se laissa dépérir. La légende dit qu’elle
maigrit tant qu’il ne resta d’elle qu’une voix condamnée à faire écho dans les montagnes.
lxxxviii - 85. Sigurd, héros de la mythologie scandinave mis en scène par Richard Wagner.
lxxxix - 86. Allusion au roman de Gustave Flaubert (1869).
xc - 87. Erich von Stroheim (1885-1957), acteur et réalisateur particulièrement inspiré. Son crâne nu
et son monocle à l’œil sont restés légendaires. Dédicataire de « La Sadique Judith », une des Héroïnes
(op. cit., pp. 15-19), il exerçait sur Claude Cahun une grande fascination.
xci - 88. Rapprochement qui souligne l’étymologie grecque d’Eugénie, la bonne « naissance », qui a
également donné le mot « eugénisme ».
xcii - 89. Formule évoquant la pensée de Max Stirner (1806-1856), philosophe allemand précurseur
de l’anarchisme, auteur de L’Unique et sa propriété (1845).
xciii - 90. Allusion à la rivalité entre les peintres grecs Zeuxis et Parrhasios. Le premier a peint les
raisins avec tant de vérité que des oiseaux vinrent les becqueter. Le second a présenté un rideau si
habilement exécuté que Zeuxis demanda qu’on l’ôtât pour montrer enfin le tableau. L’illusion était
d’autant plus parfaite que celui qui en avait été abusé n’avait lui-même leurré que des oiseaux.
xciv - 91. « L’e pris dans l’o », comme dans œil. L’œil, organe et métaphore électifs récurrents dans
l’ensemble du texte, renvoie à la pulsion scopique où se prend et se déprend l’image de soi. Il peut
également renvoyer à l’œil des Dieux ou à l’œil de la loi (voir photomontage planche I, p. 12).
xcv - 92. Ces pages semblent évoquer les rencontres récentes (Henri Michaux, Robert Desnos,
Pierre Albert-Birot) et annoncer les futures (André Breton, René Crevel). En tout cas, elles manifestent
une attente, une impatience, ambivalentes mais irrépressibles, qui allaient bel et bien se concrétiser
quelques années plus tard, notamment dans la mouvance surréaliste.
Les Clés des Aveux
Le 2 juillet 1926, Lucie Schwob écrit à Adrienne Monnier, dont elle fut parmi
les premières clientes de sa librairie, La Maison des amis des livres, rue de
l’Odéon, à Paris : « C’est une merveilleuse bienveillance déjà que d’avoir pris la
peine de lire attentivement, de chercher les remèdes, de me les indiquer. Je suis
moi-même – un peu tardivement – confuse d’avoir eu recours à vous, peut-être
avec trop de sans-gênei ? »
Bien qu’elle ait adopté le pseudonyme de Claude Cahun dès 1917, il lui arrive
encore d’user de son nom de famille, sous lequel certains de ses proches l’ont
connue et qu’ils associent à l’oncle illustre, Marcel Schwob. Ainsi Adrienne
Monnier fut-elle conviée à se pencher sur un gros manuscrit dont la singularité
affichée, l’étourdissante excentricité allaient la plonger dans la perplexité et
provoquer des résistances. Il n’est pas la « confession » qu’elle attendait, et
qu’elle préconise encore, plus « directe », plus en « contact avec la vie concrète
», plus naturelle, plus circonspecte… Autant dire aux antipodes ! Claude Cahun,
tout en ménageant à beaucoup d’égards son interlocutrice, est bien résolue : «
Les tares de mon esprit et même ses excroissances les plus artificielles, sont trop
enracinées ; et ce n’est pas, trente ans passésii… » Ce sera une confession
contrariée, une confession rebelle, qui résiste –même à son auteur ! –, qui prend
à contretemps, résolument imaginaire et, en ce sens, plus vraie que « l’attirail des
faitsiii ». S’il y a une « supériorité de la vertu », dont elle crédite volontiers son
interlocutrice, il faut aussi faire fond sur « l’esprit de révolte »… Claude Cahun
n’est pas dupe de ce dialogue de sourds, mais elle a ses raisons.
Deux ans plus tard, elle récidive et annonce la couleur : « Je vous ai dit que je
voulais publier mes Aveux non avenus –en attendant mieux. À titre d’expérience
psychologique et morale sur moi-même. – Je rêve… l’impossible encore une
fois, naturellement !… C’est-à-dire de publier chez vous (!), avec une préface de
vous (!) disant tout le bien que vous pensez de moi – et tout le mal […]. Je vois
les avantages que je tirerais de la chose. Je n’en vois aucun de votre côtéiv. »
Certes, entre-temps, elle a remanié son texte et ajouté un épilogue, mais rien
qui n’aille dans le sens préconisé par Adrienne, rien qui puisse prévenir un refus
prévisible. Claude devra s’enquérir d’un autre éditeur et se passer tout à fait de
son amie… Elle pense à Messein, sollicite la NRF et Jean Paulhan qui se récuse
aussi : « un genre indéterminé », conclut-il, à la satisfaction de l’auteur !
Finalement le texte est accepté par le Carrefourv – et avec une belle préface de
Pierre Mac Orlan. Adrienne avait peut-être bien fait de se désister. Le livre sera
magnifiquement édité. Claude Cahun et sa compagne, Suzanne Malherbe
(Moore), auront carte blanche pour élaborer la maquette et les illustrations : dix
photomontages reproduits en héliogravure. On ne pouvait espérer mieux.
De premier abord, l’ouvrage frappe par un étonnant disparate qui, toutefois, ne
peut longtemps masquer le soin apporté à l’organisation interne, dont témoigne
la division par chapitres et séquences. Composé sur près de dix ans (1919-1925,
1927-1929), il réunit divers manuscrits ayant une tonalité introspective, auxquels
l’auteur ajoute quelques morceaux de textes déjà publiés en revue. Il se présente
comme une somme, un ensemble d’additions apparemment hétérogènes mais
distribuées autour d’un axe « intérieur » ou « invisiblevi », toujours actif, qui lie
l’intime à la fiction, l’identité à la métamorphose. Un livre « total », où dominent
trois grandes figures projectives – Narcisse, l’Androgyne et l’Ange (le Démon)
–, à partir desquelles vont se déployer, comme une arborescence, les thématiques
électives : individualisme et altérité, dandysme et esthétisme, identité plurielle et
dépassement des genres, volonté libertaire et immoralisme, auto-dérision et
amour de soi, travestissement et jeux de miroir, imaginaire et théâtralité. Nous
sommes loin, dans le sens habituel, d’une « autobiographie ». Ou bien, devrait-
on parler d’une « autobiographie rêvée » ou encore d’une « autofiction » qui, en
multipliant les « durées », rend indiscernables l’observation et l’invention de soi.
Aussi la formule de Mac Orlan, pour caractériser ce qui semble défier n’importe
quelle méthode de classement, est-elle particulièrement pertinente : ce sont, en
effet, des « essais-poèmes » ou des « poèmes essais », qui portent l’essai et le
poème aux limites et brouillent sciemment tous les genres littéraires. On y trouve
un arrangement particulièrement habile de chroniques, d’extraits de journal
intime et de correspondance (vraie ou fausse), de contes remaniés, de poèmes en
prose et en vers, et puis des aphorismes, des propositions éthiques, littéraires,
philosophiques, polémiques, des récits de rêves, etc. Il s’agit d’une sorte de
collage de textes, qui entre directement en résonance avec les montages
photographiques. Ici et là dominent la juxtaposition analogique, le détournement,
le jeu des ambivalences et des contradictions, le goût du paradoxe et de l’ironie à
plusieurs degrés, l’allégorie et la mise en scène. Tout est pris à rebrousse-poil,
par-delà les commodités du vrai et du faux, du bien et du mal, par-delà les règles
et les valeurs admises, et vise une sorte de vérité imaginaire, ou d’imaginaire-
critique, qui ne peut se libérer que dans le processus même de l’œuvre mise au
défi de l’existence.
À la question : Pour qui écrivez-vous ?, Claude Cahun répondait
abruptement : « C’est assez dire que j’écris, que je souhaite écrire avant tout
contre moi. En fin de compte, le choix de la personne, de la collectivité à qui
l’on s’adresse a bien peu d’importance. C’est comme un remède, un poison
qu’on a soigneusement préparé pour un proche et qui tue ou guérit l’inconnu à
l’autre bout du mondevii. »
Écrire contre soi peut s’entendre de deux manières : par opposition à soi-
même, à son passé, à son enfance, à sa propre image, à tout ce qui pèse et dont
on veut se délester. Ou bien, au plus près de soi-même, de sa révolte, de sa
volonté intérieure, bien en face de son « miroir magique », de cet idéal du moi
qu’on veut étreindre. C’est dans ce double mouvement que l’on peut espérer
toucher vraiment le lecteur, parce qu’on ne triche pas : et il sera d’autant plus
touché, il réagira d’autant plus vivement, selon son tempérament, qu’il aura été
provoqué dans son être même.
Cette ambivalence – contre et pour soi-même, autre que soi et plus que soi –
est au cœur des Aveux non avenus. Ce livre terriblement « autocentré », qui
revendique son narcissisme, son égoïsme, son individualisme extrémiste, se veut
aussi largement porté à la rencontre d’autrui : à condition que celui-ci y mette du
sien, reprenne pour son propre compte le jeu du « pour et du contre », du «
punching-ball et du boxeurviii », dira-t-elle. Le lecteur doit être complice, bien
que rien ne soit fait pour lui faciliter la tâche. Pas de confessions directes, pas de
situations clairement établies, pas d’événements bien définis… « Si l’aventurière
a supprimé ici tout l’attirail des faits, s’est faite homme et femme invisibles,
c’est que la collaboration du lecteur est indispensableix. » Claude Cahun se joue
de la complexité, de l’effet de sédimentation, elle sait que son livre multiplie les
niveaux d’intelligibilité, et peut-être les malentendus, qu’il ne va pas se donner
d’emblée, qu’il déconcertera : c’est ce qu’elle a voulu, du moins n’a-elle pu faire
autrement.
À titre d’exemple, on peut dégager trois grands aspects, qui ne cessent
d’interférer et qui peuvent présenter quelques obstacles.
Tout d’abord, la dimension proprement existentielleoù le « moi », l’identité,
est un premier objet de perplexité, d’étrangeté, où l’expérience subjective est
vécue à la fois dans sa multiplicité et dans la volonté de se singulariser. Il s’agit
notamment de traverser tous les genres (masculin, féminin, androgynie ;
homosexualité, hétérosexualité, bisexualité) afin de les surmonter, de viser
idéalement un seul genre, le sien, qui ne soit comparable à aucun autre :
littéralement être unique en son genre. « J’ai la manie de l’exception, note-t-elle,
je la vois plus grande que naturex. » D’où cette compulsion à la mise en scène de
soi, à la théâtralisation de l’existence, qui se projette sur le plan symbolique et
dénonce les communes mesures de la vie quotidienne et triviale. Cette
conjugaison permanente du réel et de l’imaginaire rend la lecture de premier
niveau assez hermétique. Dans le même esprit qui la fit opter pour un nom
épicène, Claude Cahun se plaît à entremêler les genres grammaticaux (féminin,
masculin, « neutrexi »), à faire proliférer les noms d’emprunt, tantôt tirés de la
mythologie, tantôt du corpus littéraire, tantôt de sources parfaitement
insoupçonnées. Elle use des uns et des autres aussi bien pour se désigner elle-
même que pour désigner sa compagne, ou encore des êtres réels, sinon fictifs,
dont elle entend souligner quelques traits symboliques, qu’elle souhaite exalter
et aborder d’un point de vue purement poétique. De nombreuses occurrences
intimes sont déguisées à souhait, sinon carrément cryptées. Ainsi pour les
allusions sexuelles, particulièrement fréquentes, touchant aux jeux autoérotiques,
à la fascination, ambivalente et narquoise, pour l’organe viril (les divers avatars
du Serpent-Phallus) ou aux inversions de genres ; ainsi pour les récits
d’expérience, notamment liés aux années de formation, à leur singulière et si
précoce maturité. L’ouvrage dénonce par avance les lectures rapides ou
paresseuses !
Ensuite, l’exigence proprement littéraire, toujours en éveil et qui à cette
époque devient même obsédante. Claude Cahun est née dans un milieu de
journalistes, de romanciers, de poètes, où l’on mettait très haut la qualité de la
langue et l’exercice de style : elle a appris à jouer de tous les registres, avec une
propension pour le mot d’esprit, la satire, le détournement des poncifs, jusqu’à
risquer la blague journalistique ou les formules d’almanach. Son expression est
alerte, spirituelle, très connotée, et ne recule pas devant les maniérismes ; elle
aime métaphoriser les concepts, manipuler les analogies, dans le goût
symboliste, avec une profusion d’ellipses, de figures allusives et sophistiquées.
Elle argumentera plus tard sur les avantages d’une « action indirecte » de
l’écriture : « Il s’agit de mettre en marche et de laisser en panne. Ça oblige le
lecteur à faire tout seul un pas de plus qu’il ne voudrait. On a soigneusement
bloqué toutes les sorties, mais la porte d’entrée, on lui laisse le soin de l’ouvrir.
Laisser à désirer, dit Bretonxii. »
Enfin, l’intrication des influences et des référencesintellectuelles, littéraires,
politiques, religieuses, métaphysiques, tissent un réseau complexe, souvent
implicite ou dissimulé. Comme le signalait, très subtilement, Pierre Mac Orlan, «
un orchestre philosophique joue en sourdine ». Mais, s’il est souhaitable de
retrouver, autant que possible, la plupart des partitions, et un certain nombre
d’arrière-pensées, il faut bien avouer et reconnaître que ce livre, comme toute
bonne littérature, n’appelle pas de méthode de lecture. Chacun est invité à entrer
sans prévention, à faire jouer librement ses projections, ses identifications, et à
en jouir. Oui, il faut lire ces Aveux comme un long poème dont les fragments,
dans leur dissémination, leur polysémie, leur énigme même, forment une unité
dynamique, sous tension, qui demandent tout à la fois d’être réfléchis et rêvés.
Nous ne pouvons, évidemment, démêler ici l’ensemble des sources, des
indices contextuels, des procédés intertextuels, qui viennent nourrir les énoncés
et témoignent d’une grande capacité d’assimilationxiii. Il suffit de rappeler que,
dès l’enfance, Claude Cahun fut abreuvée de littérature, d’art, de philosophie, de
mythologie antique, notamment par les soins de sa grand-mère paternelle,
Mathilde Cahun, d’origine juive. Bien des pages des Aveux non avenus sont
émaillées de références bibliques, grecques (Homère, Platon, Plutarque, Lucien)
ou latines (Virgile, Ovide, Cicéron, Pétrone)… La récurrence de la figure de
Dieu pourra surprendre quand on sait l’agnosticisme de l’auteur, son aversion
pour les dogmes et les préceptes religieux. Le jeu est complexe qui mêle à la
distance ironique, toujours en éveil et corrosive, la passion immodérée de
l’absolu. « Tendance à tout pousser à l’absolu, donc à l’absurde », écrit-ellexiv.
On ne manquera pas de retrouver aussi un certain esprit issu des moralistes
français du XVII siècle (Pascal, La Bruyère, La Rochefoucauld), notamment dans
e

l’usage de la proposition concise et de la maxime, ou encore des auteurs du XVIII ,e

singulièrement Rousseau dont on croit entendre, en filigrane, les célèbres


premières lignes des Confessionsxv.
Lectrice précoce et fervente, elle s’échappait la nuit pour s’enfermer dans la
grande bibliothèque du Phare de la Loire, le journal que dirigeait son père. Mais
s’il fallait décider des influences majeures, qui vont agir sur l’orientation de sa
pensée et de son écriture, il faudrait mettre en avant l’inspiration symboliste. Son
père et son oncle, Maurice et Marcel Schwob, sont très liés au milieu du
Mercure de France, revue animée par Alfred Valette et Rachilde, qui fut
l’organe le plus avancé du symbolisme et compta parmi ses auteurs Alfred Jarry,
Remy de Gourmont, Oscar Wilde, André Gide, Guillaume Apollinaire, Paul
Valéry ou Paul Claudel. La jeune Lucie Schwob lit assidûment le Mercure, qui
publiera ses premiers textes. Elle se montre particulièrement sensible à la
tonalité intellectuelle de la revue, proche des « philosophies de la volonté », qui
avait contribué à promouvoir la pensée de Schopenhauer et celle de Nietzsche en
France. On ne s’étonnera pas de trouver, ça et là,un certain ton issu des
exhortations de Zarathoustra, ou encore de L’Unique et sa propriété de Stirner.
Ce dernier semble, à son tour, traverser certaines pages, très ironiques, qui
rapportent la question de Dieu à l’unicité absolue du moi. Dans le même esprit,
elle lut avec beaucoup de passion un essai, alors très influent, de Jules de
Gaultier, Le Bovarysme, dont elle s’approprie d’autant mieux les thèses que tout
en elle l’y prédisposait. Reprenant le grand thème du roman de Flaubert,
Madame Bovary, Jules de Gaultier soutient que tout sujet qui se conçoit se
représente nécessairement autre qu’il n’est. Il rejoint le fameux « Je est un autre
» d’Arthur Rimbaud, qu’il prolonge ainsi : « je vise à devenir l’autre ». Ce sera,
en quelque sorte, la maxime, l’impératif catégorique de Claude Cahun.
Parmi les auteurs proches du Mercure de France, on retient sa longue
fréquentation, mais c’était naturel, de l’œuvre si déterminante de Marcel Schwob
(Le Roi au masque d’or, Mimes,Vies imaginaires, Le Livre de Monelle), de celle
d’Oscar Wilde (notamment la Salomé), des Moralités légendaires de Jules
Laforgue (dont elle s’inspirera pour la rédaction de ses contes, Héroïnesxvi), des
Cahiers d’André Walter et des Nourritures terrestres d’André Gide, dont le style
très élaboré et la quête égotiste d’authenticité ont exercé sur elle, comme ce fut
le cas pour beaucoup de sa génération, une action marquante et émancipatrice.
On peut ajouter la découverte des salubres paradoxes de La Culture des idées ou
d’une Nuit au Luxembourg de Remy de Gourmont, dont elle reprend la fameuse
notion critique de la « dissociation des idées » qui entend rompre avec les
pensées « toutes faites », les préjugés invétérés. Enfin, on se gardera d’omettre
les grandes figures tutélaires de Baudelaire et de Rimbaud qui viennent
littéralement hanter ces « aveux non avenus ». Du premier, elle retient
pratiquement tout : le primat de l’imagination, l’antinaturalisme, le sens de
l’exception et du sublime artifice, le dandysme et l’homo duplex, l’ironie et
l’autocontradictionxvii. Du second, elle a fortement médité Une Saison en Enfer,
dont elle retrouve en partie le mode de composition séquentiel, la scansion de la
phrase, courte, impérative, exclamative, le ton ferme et désinvolte à la fois,
provocant et cynique, les formules décalées et paradoxalesxviii. À l’exemple des
réminiscences de la relation Verlaine/Rimbaud, Aveux non avenus est souvent
traversé par la liaison intime de Claude et de Suzanne.

Claude Cahun a eu vingt ans en 1914xix. Le courant symboliste était encore


très influent à la veille de la Première Guerre mondiale, tout en constituant un
des grands ferments de la modernité. En 1923, la revue Le Disque vert, animée
par Franz Hellens et Henri Michaux, pouvait mener une enquête bienveillante : «
Le symbolisme a-t-il dit son dernier mot ? » Aveux non avenus fut, pour
l’essentiel, écrit avant 1925. Le Manifeste du surréalisme d’André Breton est
paru en octobre 1924. Aussi n’est-il pas étonnant que le surréalisme soit peu
présent. On peut repérer deux ou trois allusions, ironiques, et peu
convaincantes… En revanche, apparaissent quelques éléments particulièrement
significatifs qui indiquent une véritable communauté de sensibilité et d’intérêt.
Nous pensons à l’apologie de l’onirisme, à la pratique d’une écriture qui
s’inspire de l’automatisme surréaliste, à l’exercice d’un humour noir avant la
lettre, et tout autant à l’élaboration des formidables photomontages qui illustrent
le livre. Ces derniers, réalisés en étroite collaboration avec Suzanne Malherbe,
remarquable dessinatrice et plasticienne, méritent de figurer en bonne place à
côté de ceux de Max Ernst ou de Jindrich Styrsky… Les dix planches,
reproduites en héliogravure, procèdent des autoportraits de Claude Cahun dont
elles amplifient la dimension symbolique, l’articulation entre l’anamnèse et la
métamorphose ; elles se présentent comme autant de « poèmes visuels » où
viennent converger et se réfléchir à la fois les grandes métaphores de cette
fiction autobiographique (le visage et le masque, l’œil et le miroir, le Dieu et le
moi, la Sainte-Famille et l’invention de soi, Narcisse et le bourreau de soi-même,
l’androgyne, l’ange et le démon…).
On peut dire que Claude Cahun est passée insensiblement du symbolisme au
surréalisme, tout en relativisant la période dada qu’elle a suivie de près, sans se
laisser impressionner. Elle pourra déclarer, plus tard : « Dans l’ensemble de ma
vie je suis ce que j’ai toujours été (mes plus anciens souvenirs d’enfance en
témoignent) : surréaliste. Essentiellementxx. » C’est que sa « traversée » du
symbolisme conduisait, dans son esprit, naturellement, automatiquement, vers le
mouvement surréaliste dont elle était bien informée et dont elle envisageait de se
rapprocher dès les années vingt. Elle franchit le pas, après la publication d’Aveux
non avenus.Elle rencontre André Breton, en avril 1932, puis se joint au groupe
qu’il réunissait autour de lui.
À l’occasion de ce premier rendez-vous, elle lui offre un exemplaire de son
livre, qui suscite des réactions contrastées : « Il est vrai, dit-il, que j’ai jeté sur
votre livre un regard qui s’est fait de page en page plus interrogateur et plus fixe.
Je mentirais si je vous disais que je puis faire abstraction pour vous considérer de
ce qui est écrit là. C’est assez grave, me semble-t-il, et j’en ai été assez vivement
agité pendant des heures. […] Que vous le vouliez ou non, je sais que vous ne
pouvez échapper à telles déterminations qui s’affirment ici et que force m’est
tout d’abord d’apprécier d’une manière toute sensible, subjective : il y a ce qui
m’est un peu étranger, ce qui m’est très proche, ce qui m’est hostile. […] Je me
demande où diable vont ces gens, lestés de prénoms ou d’initiales, qui s’abîment
successivement dans ces “Aveux”. Qui me dit, après tout que bientôt vous me
ferez la part plus belle ? […] Qu’ai-je fait qui vaille cette attention que vous
m’accordez, bien plus cette offre forcément bouleversante que vous me faites
d’une part importante de votre activité ? xxi » On sait que les préventions de
Breton allaient bientôt se dissiper et céder devant un sentiment de profonde
estime, toujours plus affectueux et attentionné. « Vous disposez, dira-t-il, d’un
pouvoir magique très étendu. Je trouve aussi – et ne fais que vous le répéter –
que vous devriez écrire et publier. Vous savez très bien que je pense que vous
êtes un des esprits les plus curieux de ce temps (des quatre ou cinq)xxii. »
Dépassons à présent le cercle des influences directes et entrons, brièvement,
dans celui des affinités immédiates. Claude Cahun partage avec ceux qui seront
ses amis proches, Henri Michaux, René Crevel ou Robert Desnos, outre un esprit
commun tourné vers l’expérimentation langagière, la distance critique et l’ironie
libertaire, une prédilection pour le rêve et les solutions imaginaires… Par
ailleurs, bien des passages d’Aveux non avenus, qui visent à la « révolution
intérieure », à la mise en scène de soi, à l’âpre et subversive théâtralisation de la
vie, rappellent certains propos d’Antonin Artaud à la même époquexxiii. On
pourra aussi être sensible à quelques correspondances, plus thématiques que
stylistiques, avec certains auteurs féminins de son temps. Claude Cahun
n’ignorait pas le cercle de Natalie Clifford Barney, sans le fréquenter. En
revanche, elle avait approché Rachilde, qui lui dédicaça quelques romans dont
l’inspiration « décadente », le goût de l’équivoque et des masques avaient pu la
retenir – ou peut-être l’exaspérer. En fait, elle n’en dit rien. Citons L’Orlando de
Virginia Woolf, publié en 1928, où l’on assiste à une conversion des genres
(métamorphose du masculin en féminin), ou les manifestes de Valentine de
Saint-Pointxxiv, pour la liberté des mœurs et la mise en question du féminisme.
Mais il convient, en l’absence d’éléments probants, de rester prudent. De même
pour Colette, que Claude Cahun a rencontrée (c’était une amie de Marcel
Schwob et de son épouse, Marguerite Moreno), ou pour Gertrud Stein (côtoyée
dans la librairie de Sylvia Beach, Shakespeare & Company ou chez Constant
Lounsbery, à Paris), dont l’expérience et l’engagement littéraire étaient très
éloignés des intérêts de Claude Cahun. S’il en est une qui justifierait une étude
comparative fouillée, ce serait certainement Marguerite Yourcenar, notamment
dans ses premiers écrits. Il est aisé de faire ressortir entre elle et Claude Cahun
bien des complicités intellectuelles (l’inspiration antique, l’onirisme,
l’entrecroisement des genres, l’absence de revendication proprement féministe),
morales (la subversion des valeurs, l’individualisme affiché, l’ironie
intempestive) ou proprement littéraires (la maîtrise formelle, le goût de
l’hyperbole, de l’oxymorexxv).
Méconnu du vivant de Claude Cahun, mais apprécié de quelques amis
prochesxxvi, Aveux non avenus n’a pas eu de postérité immédiate, si ce n’est
pour l’auteur qui s’employa, après la guerre, à retisser tous les fils de «
l’aventure invisible » dans un gros manuscrit, Confidences au miroir, qui, bien
que resté inachevé, constitue un ensemble magnifiquexxvii. Aveux non avenus
prend progressivement sa place dans le champ de la modernité historique, et l’on
voit déjà qu’il ne saurait s’y tenir. Non seulement il marque un moment
important dans le passage du symbolisme au surréalisme, mais il les excède l’un
et l’autre sous bien des aspects pour anticiper largement sur les préoccupations
les plus avancées de notre temps. De même que l’œuvre photographique de
Claude Cahun occupe une position de référence dans l’art contemporain, de
même ce livre majeur et inclassable ne demande qu’à commencer une nouvelle
carrièrexxviii. Par delà ses qualités d’écriture et de composition, il témoigne
d’une expérience personnelle exceptionnelle tout en développant une démarche
critique et poétique dont nous avons souligné l’indépendance et l’audace.
Rarement une femme est allée aussi loin dans la contestation de tous les genres,
des normes imposées, des conformismes, qu’ils soient de caractère sexuel,
idéologique, esthétique, tout en faisant valoir une éthique de la libre disposition
de soi, de la libre métamorphose de soi, autant qu’on peut faire de sa vie une
œuvre.
« Que voudriez-vous être ? – Plus et mieux. Ma propre perfectionxxix. »

François LEPERLIER

notes
i - 1. Claude Cahun entretiendra des liens suivis et cordiaux avec Adrienne Monnier et son amie,
Sylvia Beach, jusqu’au début des années trente. Elle rédigera une note laudative sur la librairie de la
rue de l’Odéon dans La Gerbe, en février 1919.
ii - 2. Lucie Schwob, lettre à Adrienne Monnier, 23 juillet 1926.
iii - 3. Aveux non avenus, p. 13.
iv - 4. Claude Cahun, lettre à Adrienne Monnier, 20 juin 1928.
v - 5. Les éditions du Carrefour, créées et dirigées par Pierre Lévy, publiait aussi, depuis 1928, la
revue Bifur (Claude Cahun y présenta un autoportrait). Aveux non avenus – « illustré d’héliogravures
composées par Moore d’après les projets de l’auteur » –sera imprimé en mai 1930.
vi - 6. Mac Orlan voit en Aveux non avenus l’expression d’une « aventure intérieure ». Claude
Cahun préfère : une « aventure invisible ».
vii - 7. Commune, n° 4, décembre 1933.
viii - 8. Claude Cahun, « Éphémérides », Le Journal littéraire, 2 janvier 1926.
ix - 9. Claude Cahun, dédicace à J. F. R sur un exemplaire d’Aveux non avenus.
x - 10. Aveux non avenus, p. 170.
xi - 11. « Masculin ? féminin ? Mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne
toujours », Aveux non avenus, p. 169.
xii - 12. Claude Cahun, Les Paris sont ouverts, José Corti, 1934. Vers la fin de sa vie, elle ironisera :
« Mon passé d’enfant refoulée et d’écrivain symboliste-surréaliste n’aide pas à l’expression simple ! »
(Lettre à Lilette Richter, 11 février 1946, inédite).
xiii - 13. Nous renvoyons à notre essai biographique, Claude Cahun. L’Exotisme intérieur, Fayard,
Paris, 2006.
xiv - 14. Aveux non avenus, p. 42.
xv - 15. « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point
d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet
homme ce sera moi. Moi seul. » Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions,Livre I. Claude Cahun
reviendra sur sa lecture de Rousseau dans Confidences au miroir (Voir Claude Cahun, Écrits, Jean-
Michel Place, 2002).
xvi - 16. Claude Cahun, Héroïnes, Mille et une nuits, 2006.
xvii - 17. Jusqu’à devenir le bourreau de soi-même : « Je suis dans le poing et dans la plaie », dira-t-
elle, en écho aux fameux vers de L’Héautontimorouménos des Fleurs du mal : « Je suis la plaie et le
couteau, / Je suis le soufflet et la joue ! »
xviii - 18. Mais les poèmes de Rimbaud sont tout aussi présents. On notera l’étonnant détournement
que Claude Cahun applique au sonnet, « Voyelles »(voir page 181).
xix - 19. Elle était plus âgée – de deux ou trois ans – que la plupart des surréalistes.
xx - 20. Claude Cahun, lettre à Jean Schuster, 19 février 1953, inédite.
xxi - 21. André Breton, lettre à Claude Cahun, 17 avril 1932, inédite.
xxii - 22. André Breton, lettre à Claude Cahun, 21 septembre 1938, inédite.
xxiii - 23. Antonin Artaud, L’Évolution du décor (1924) ; L’Ombilic des Limbes (1925) ; Le Théâtre
Alfred Jarry (1926) : « Ce n’est pas à l’esprit ou au sens des spectateurs que nous nous adressons, mais
à toute leur existence. À la leur et à la nôtre. Nous jouons notre vie dans le spectacle qui se déroule sur
scène » ; À la grande nuit (1927) : « Je parle d’une métamorphose des conditions intérieures de l’âme.
»
xxiv - 24. Valentine de Saint-Point, Manifeste de la femme futuriste et autres textes, Mille et une
nuits, 2005.
xxv - 25. Une comparaison entre Feux (1936)de Marguerite Yourcenar et la suite des Héroïnes
(1925) de Claude Cahun se révèle très pertinente. Signalons qu’une nouvelle, qui devait figurer dans
les Héroïnes, sera insérée dans le chapitre IV d’Aveux non avenus.
xxvi - 26. Outre celle d’André Breton, déjà signalée, on peut citer la réaction de Pierre-Albert Birot,
qu’elle a beaucoup fréquenté au théâtre du Plateau (1929) : « J’ai lu dans la solitude les lignes écrites
par vous sur l’exemplaire de votre grand livre Aveux non avenus que vous me destiniez. […] Je n’ai
pas encore relu votre œuvre, mais vous savez ce que j’en pense. J’ai seulement admiré votre livre dans
tous ses détails extérieurs et vraiment on peut dire que vous avez réalisé là – esprit et lettre – un beau
monument et qu’ainsi vous êtes maintenant debout dans les Lettres Françaises ou mieux dans les
Lettres tout court » (23 juin 1930).
xxvii - 27. Claude Cahun, Confidences au miroir, in Écrits, Jean-Michel Place, 2002.
xxviii - 28. Une traduction anglaise (par Susan de Muth) a été récemment publiée : Claude Cahun,
Disavowals, Tate Publishing, 2007.
xxix - 29. Claude Cahun, Aveux non avenus, p. 64.
François Leperlier tient à remercier Charlotte Maria avec le concours de
laquelle ces notes ont été rédigées.
Chronologie
1894. 25 octobre, naissance de Lucy Schwob à Nantes. Fille de Maurice
Schwob, directeur du journal Le Phare de la Loire, nièce de Marcel Schwob et
petite-nièce de Léon Cahun.
1905-1912. Études au Lycée de Nantes et en Angleterre. Rencontre de
Suzanne Malherbe, « l’autre moi ».
1913-1919. Premiers écrits. Collaboration au Phare de la Loire, au Mercure
de France. Études de lettres et de philosophie à la Sorbonne. Adopte le
pseudonyme de Claude Cahun (1917). Rencontre Jacques Viot, Adrienne
Monnier et Sylvia Beach. Rédaction des Jeux uraniens. Premiers autoportraits
photographiques.
1920-1924. Installation à Paris. Rencontre de Chana Orloff, Georges Pitoëff,
Philippe Soupault, Ivan Mosjoukine. Publication de Vues et Visions (1919).
Collaboration à La Gerbe, au Mercure de France.
1925-1929. Travaux photographiques (autoportraits et mises en scène
d’objets). Activités théâtrales (Le Théâtre ésotérique, Le Plateau). Se lie avec
Henri Michaux, Jeanne Heap, Georgette Leblanc, Pierre Morhange, Pierre
Albert-Birot, Georges Ribemont-Dessaignes, Robert Desnos. Collaboration au
Disque vert, Philosophies, Le Journal littéraire. Soutient la revue homosexuelle
Inversions.
1930. Publication d’un essai autobiographique, Aveux non avenus, illustré de
photomontages élaborés en collaboration avec sa compagne, Moore (Suzanne
Malherbe). Publication d’un autoportrait photographique dans la revue Bifur
(avril 1930).
1932-1936. Adhésion à l’Association des Écrivains et Artistes
Révolutionnaires. Se lie avec le « Groupe Brunet » (Jean Legrand, Néoclès
Coutouzis, Pierre Caminade). Rencontre André Breton, Tristan Tzara, René
Crevel, Salvador Dali, Man Ray, Gaston Ferdière, et s’associe étroitement au
groupe surréaliste. Publication du pamphlet Les Paris sont ouverts (José Corti,
1934). Participe à la fondation du mouvement Contre Attaque aux côtés de
Georges Bataille et d’André Breton. Réalise quelques objets surréalistes. Intense
activité photographique.
1937-1940.Le Cœur de Pic,tableaux photographiques sur des poèmes de Lise
Deharme, est publié par José Corti (1937). Achat d’une maison, La Rocquaise,
dans l’île de Jersey. Claude Cahun et Suzanne Malherbe quittent définitivement
Paris en 1938. Adhésion à la Fédération internationale de l’Art révolutionnaire
indépendant (Fiari).
1941-1945. Actions de résistance contre l’Occupation allemande de l’île.
Production de tracts et de photomontages antinazis. Arrêtées, condamnées à
mort, Claude Cahun et Suzanne Malherbe échappent de peu à l’exécution.
1946-1954. Reprise des contacts avec Henri Michaux, avec André Breton et le
milieu surréaliste. Courts séjours à Paris. Rédaction des Confidences au miroir.
Derniers autoportraits photographiques. Claude Cahun meurt à Saint-Hélier,
Jersey, le 8 décembre 1954.

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