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JEAN-CLAUDE PIROTTE

UN VOYAGE
EN AUTOMNE

LA TABLE RONDE
7, rue Corneille, Paris 6e
Fait Maison pour l’édition numérique
À Jean-Paul Chabrier,
et à l’âme de Lapa.
« On séjourne au café où l’on
est connu du garçon et du chat… »
CHARLES-ALBERT CINGRIA.
I

PARADOXE DU VOYAGEUR
Je viens de quitter, à tout jamais, la rue des Remberges. En quelque sorte le
voyage a commencé, mais je n’ai fait qu’un saut de puce. « Que voulez-
vous, l’homme doit dire mais. » C’est Cingria qui parle, il savait ce que
signifie partir, ou rêver de partir. Le rêve est un conseiller pervers. J’ai
transporté ma grippe (car la grippe préside aux métamorphoses), mes livres,
ma table à tréteaux, mes médiocres impedimenta dans l’appartement d’un
ami, qui m’abandonne deux chambres, à usage de fourre-tout. Je ne serai,
comme Henri Thomas, qu’un « voyageur à petite valise ». C’est déjà ma
première halte.
Les volets sont fermés. Si je les ouvre je vois la nuit répandue comme
une vieille pelisse mouillée sur la place Louvel, déserte et sourdement
luisante. Le Portugal n’est qu’un songe, ou, si l’on veut, une extrême réalité
littéraire, autant dire une fiction nervalienne. Châteaux en Estrémadure.
Sur la table, les lunettes de Pessoa. « Ses dernières paroles, dit Ordonèz
Blanco, sont pour réclamer ses lunettes. » Parfois j’ai tellement mal à la tête
que je crois perdre la vue. Bien sûr, ce n’est rien, je ne deviens pas aveugle.
Peut-être qu’ensuite, la migraine enfin jugulée, je fais semblant d’être
aveugle et je dis : je suis aveugle. Je ne suis qu’épuisé, mon regard est
épuisé. Cela n’intéresse personne, une voix de jeune femme s’élève et
simplement observe que j’ai trop bu. Même quand je n’ai pas bu, surtout
quand je n’ai pas bu. Dans le roman de Vergilio Ferreira que je viens de lire,
le narrateur perd ses lunettes sur la plage. Il est saisi d’un immense et
désolant cauchemar amoureux. Ce sont des lunettes en tout point
semblables à celles de Pessoa, dont les branches sont un peu tordues, et les
verres finement cerclés de métal reflètent une sorte de nébuleuse
crépusculaire, abstraite et fuyante, « dans un rêve qui n’est qu’une ombre de
rêve ».
Rápida, a sombra. La promptitude effarante de l’ombre, dont aucun
lorgnon n’empêche l’irruption, ni ne détourne l’horreur. Or, on l’a deviné,
ce ne sont pas les lunettes de Pessoa qui sont sur ma table, mais leur
représentation, leur image, qui décore (avec un certain decorum en effet) la
couverture du guide anglais de Lisbonne, admiratif, laudatif, enfantin et
sourcilleux, qu’il rédigea sans doute en 1925. Voilà, je me prépare à
retrouver le promeneur aux bésicles rondes, à la moustache étroite, au feutre
souple, qui boit de profil sur une photographie devant le comptoir du
marchand de vin Abel Pereira da Fonseca, le nœud papillon noir (du moins,
c’est noir que je l’imagine) accroché légèrement de travers. À la fiancée
perdue, Ophelia, il envoie cette photo flanquée de la légende : « En flagrant
délitre », et puis il s’en retourne vers son meublé, où frémit dans l’ombre
« la malle pleine de gens ». Cette ombre est à peine explorée, est-elle de
même essence que celle qu’évoque Ferreira ? Aux touristes anglais le guide
ébloui raconte la lumière du Tage, la beauté souveraine des palais et la
splendeur des arbres exotiques, sans oublier de signaler la présence
rassurante d’une buvette. Cette buvette à mes yeux sauve tout, elle repose
de la pompe (oh ! pardon). Car Lisbonne apparaît au fil de ce panégyrique
un peu bien victorienne, et pompeuse. Qu’importe, nous consolerons-nous
jamais de devoir prendre seuls « tout simplement le tramway de Gomes
Freire » ?
Lisbonne, c’est beaucoup plus que Lisbonne. Pour Pessoa, le Portugal
tout entier, et c’est aussi, surtout, l’enfance absolue, obstinément revisitée,
inexorablement enfuie. Parfois je me dis que l’avenir de Lisbonne est
uniquement peuplé d’ombres. Antonio, me démentiras-tu ? Furtives et
fraternelles. Troublées, ambiguës, timides, incendiaires. Julio Neves, le
personnage de Ferreira, écrivain vieillissant et déchiré, je le croiserai
demain, je l’entendrai me dire : « Je regarde distrait la ville éclairée. Il fait
nuit sur le monde. Il fait nuit sur ma vie. » J’adopterai ce regard-là et ne
verrai de Lisbonne que ce qui saigne dans le cœur de Julio Neves, à qui la
cruelle Hélia déclare du haut de sa jeunesse impavide : « Je n’ai pas de
mémoire. Il est impossible de vieillir… » Et j’éprouverai « la certitude que
la vie n’a plus besoin de mes services ».
Je côtoierai les vivants et les morts, les êtres de chair et ceux de papier
dont on se demande lesquels détiennent le pauvre secret de la réalité, ou la
fortune inespérée de l’illusion. Je tenterai de poursuivre l’interminable
monologue intérieur de la déchéance et de la dépossession, en cherchant
coûte que coûte à garder au fond de moi les quelques notes obsédantes de la
mélodie amoureuse. Je marcherai, je me perdrai, j’irai m’asseoir aux
terrasses, et peut-être écouterai-je un soir un vieillard fatigué me raconter
dans un murmure l’histoire d’un mois d’août d’avant ma naissance, quand
Lisbonne écrasée de chaleur étouffait sous la terreur sournoise et la
suspicion. Ce sera le fantôme du vieux chroniqueur Pereira, que rencontra
dans une vie parallèle Antonio Tabucchi, et la sécheresse délibérée du récit
ne voilera pas, au contraire, le profond vibrato d’une vérité nécessaire et
toujours menacée. Je me laisserai doucement bercer par le romanesque au
point de devenir moi-même ce vieux solitaire, complice réticent d’abord,
mais bientôt de plus en plus consentant, d’une jeunesse traquée, révoltée,
songeuse, active et splendide. Le docteur Cardoso me dira : « À bientôt,
doutor Pereira, j’espère vous revoir en France ou dans un autre pays du
vaste monde, et, croyez-moi, faites place à votre nouveau moi
hégémonique, laissez-le exister, il a besoin de naître… » Je ne serai pas
absolument convaincu, ou pas rassuré. J’éprouverai plutôt, comme Pereira,
« une grande nostalgie, de quoi je ne saurais le dire, mais ce sera une grande
nostalgie d’une vie passée et d’une vie future… » Quant à la nostalgie du
présent, elle me tiendra debout dans les bars aux lumières aiguës, les yeux
perdus dans les reflets dorés du porto blanc sec. Je ne suis bon qu’à cela.
Tout de même un matin de crachin gras je déciderai d’aller à Coimbra
traquer le spectre du professeur Monteiro (un autre doutor, ce diable
boiteux), afin de vérifier combien la fable de Pierre Silvain demeure une
des plus vénéneuses (et des plus dignes de Nerval) qu’il m’ait été donné de
lire en ces temps patibulaires. Et c’est encore Pessoa, que Silvain cite en
épigraphe, qui révèle le mode d’emploi des vies vécues en songe jusqu’à la
mort violente : « L’histoire se refuse aux choses bien nettes… Tout se mêle
et s’entrecroise et il n’est d’autre vérité que celle que nous supposons. » Je
ne connais pas Coimbra, que volontiers je confonds avec la Salamanque de
l’étudiant voyageur de Limbour, j’ai suivi Monteiro claudiquant dans les
escaliers de la rua Quebra Costas, j’ai bu du vinho verde en compagnie du
beau Luis dos Santos avant de lui céder le pas ou de le précéder chez les
putes, j’ai entendu la voix de Salazar et celle des policiers au cigare gluant,
j’ai vu pleuvoir « comme il peut pleuvoir dans la Beira de l’Ouest, à flots,
des jours d’affilée », et j’ai savouré sombrement le fiel et le miel des liens
équivoques, des trahisons larvées, et des impostures. Car je suis aussi, je
serai toujours, un imposteur. Et je connais Coimbra.
Est-il donc impérieux de quitter la place Louvel, sa librairie, son aimable
bistro, et ses nuits tempérées au long desquelles on entend la fontaine
ruminer sa fidèle langueur, comme partout et nulle part ? À quoi bon, dis-
moi, déménager mes propres et fastidieuses ruminations littéraires ?
À force de nicher dans les livres, entre les pages des livres, entre les phrases
des livres, comme entre des draps douteux dans des garnis de hasard et de
nécessité, quand on n’a rien à soi que le rêve qu’on transporte, sac troué sur
l’épaule et qui pèse le poids excessif et dérisoire du temps perdu, des
voyages avortés, des campements imprécis et des enfances filandreuses,
qu’est-ce que je disais donc ? ah oui ! je disais qu’à force d’hébergements
littéraires et de grivèleries poétiques, on finit par s’oublier sous la pluie
d’octobre au point de renoncer aux départs fussent-ils imaginaires. J’en suis
là, quasiment. Appelle-t-on cela jouer l’Arlésienne ? Je le crains. En
quelque manière l’idée de départ a cessé d’en être une. Je vais partir comme
si je restais.
Je me promets de ne pas emporter de livres, or je ne tiens jamais mes
promesses. Cela m’est de plus en plus souvent reproché. Quand il s’agit de
reproches, je suis bon public (« Est-ce que les reproches ne nous rendent
pas souvent plus fiers que l’éloge ? » demande le malicieux Robert Walser).
Donc, il y a là deux ou trois valises qui ont servi à voiturer des choses de la
rue des Remberges à la rue Saint-André. Des choses, impossible d’être plus
précis. J’ai oublié ce qu’elles contiennent, ces valises. Vieilles nippes ou
chemises neuves, qu’importe. Où est le temps où mon bagage était toujours
prêt, d’une exemplaire minceur ? Le temps de la cavale et des fuites
obscures, aussi soudaines qu’un envol d’étourneau. J’aurais donc égaré mon
âme de nomade, vendue au diable insinuant des sédentaires ?
J’ai chargé les valises dans le coffre de l’automobile. Et j’ai, malgré ma
promesse, jeté quelques livres dans une caisse en carton rongé, sans les
regarder, je les avais sous la main, à quoi bon choisir, aucune île n’est
déserte. Je me suis souvent promené sans passeport, jamais sans un livre.
Lorsque je débarquais dans une ville inconnue, d’abord je traquais le
libraire (d’autres se chargent de repérer la banque). Aussi médiocrement
achalandée fut-elle, la librairie, je débusquais mon gibier, oublié du
marchand, dans un coin poussiéreux, et c’était toujours un miracle. Je pense
encore avec émotion à l’exemplaire défraîchi des Batailles perdues, de
Guilloux, posé de guingois à l’abri d’un rempart de romans roses, à
Thionville, sur la place aux arcades – et je revois le bistro sonore et
patoisant où j’ai passé des heures à lire, et ce fut le soir, et tu es apparue.
Les Leçons de Jaccottet sous une rame de papier pelure, un après-midi de
lumineux hiver, à Saint-Flour, près de la cathédrale. On n’est jamais à court
d’émerveillement quand on s’abandonne au hasard. D’Henri Thomas, ce
qu’un jour j’ai libéré d’un lot de bondieuseries et de petits catéchismes de
Langres, à Rethel, au fond d’une boutique de l’interminable rue de la Gare,
où soliloquait dans sa moustache une vieille atrabilaire, c’est La Relique. À
l’antédiluvienne vestale de ce cabinet j’ai demandé si c’était un ouvrage
religieux. Elle m’a répondu oui sans sourciller. Mais elle m’a lorgné d’un
air outragé lorsque j’ai fait l’acquisition des Contes de Marie Noël, d’une
orthodoxie douteuse à ses yeux il faut croire. À propos de Marie Noël,
justement. Il me semble avoir glissé dans le carton mon exemplaire du Cru
d’Auxerre, cette ode souveraine à la Bourgogne éternelle, qui commence
par le discours que prononça la dame en toute impiété bachique à la Paulée
de Meursault. Baronian, dans sa Légende du vin, a oublié Marie Noël.
Impardonnable.
Je vérifie. Le Cru d’Auxerre est bien là, il me tient compagnie avec le
vinho verde et l’obidos. Donc quelques livres. Ce n’est pas un luxe.
Adolescent je me rêvais mort sous un mausolée de volumes imprimés. Je
m’exclamais en toute innocence : « Livres, ô mes tombeaux ! » Je n’étais
qu’un mort de comédie. Je n’aurai finalement pas lu grand-chose, j’aurai
palpé des couvertures, caressé des dos expressifs, entrouvert des analectes
dont le mystère ne pouvait que m’échapper. Ainsi en aura-t-il été des
femmes, ces livres de chair dont je n’emporterai que le parfum d’un
bonheur sans mémoire. Je ne dois avoir été capable d’aucun amour, le cœur
de l’Empire du Milieu m’est à jamais interdit.
J’ai consumé mon enfance au fond d’une province du Nord, en lisant
Dickens et Sans famille. Tu sais cela. Il me semble que c’était tous les jours
l’automne, et qu’il pleuvait. Et que j’étais orphelin ; ce doit être un
sentiment bien commun. Pourtant, lorsque Chardonne évoque Barbezieux,
je ne me sens pas dépaysé. Le bonheur et le malheur se confondent, ils ont
le même visage un peu blême, et le même rayonnement obscur. Il suffit de
bercer le malheur, le voilà tout apprivoisé. Si l’on m’avait alors demandé de
citer deux synonymes, j’aurais sans doute répondu : bonheur, et malheur. Je
dirais peut-être aujourd’hui maladie, et santé. Étrange présomption. Le
malade, le misérable m’auront vite représenté combien j’ignore de quoi je
parle. Immémoriale conviction d’être coupable. Coupable d’user des mots à
tort et à travers, d’en fausser le sens au profit de leur seule musique, de me
les approprier sans respect pour la chose qu’ils désignent, de les contraindre
au jeu sans gloire des analogies douteuses, des métaphores de basse cuisine,
et des figures de bimbeloterie. Un autre se serait suicidé pour moins que ça.
Je persiste à demeurer en vie, comme si la vie m’était due, à moi qui n’ai
cessé de poser au trompe-la-mort.
Caricature de poseur de bombes. Poseur de pétards mouillés. Poseur tout
court. Qu’importe, il y a tout de même eu l’enfance, il y aura toujours
l’enfance. « L’enfance n’est pas le passé, elle est le présage », affirme Jean
Grosjean. J’aimerais partager sa foi.
Longtemps je me suis (je t’entends ricaner : levé de bonne heure, non),
je me suis interdit de lever certains voiles. Je croyais devoir ménager celles
ou ceux qui m’entouraient. Ainsi j’ai contracté l’habitude de taire
l’essentiel. Je me suis peu à peu privé de l’usage des mots destinés à
l’exprimer, l’essentiel, ou du moins à l’approcher (mais qui me dit que je
sois en mesure de distinguer l’accessoire du principal ?). J’ai bricolé des
livres avec les instruments en creux du mutisme. C’est d’une affligeante
monochromie. Les évocations colorées du ciel ou du paysage n’y changent
rien. La couleur n’est que rapportée, un chiffon de brume l’efface. Le
monde n’est pas coloré, il est à peine colorié.
L’essentiel, en effet, qu’est-ce que c’est que ça ? L’anodin, le banal, la
déroute quotidienne, voilà l’essentiel. En parler ne confère aucune dignité,
l’évoquer n’entame en rien le silence. L’enfance n’est un présage que pour
ceux qui disposent d’un corps. Je ne connaîtrai jamais la vraie raison de ton
suicide. Je te dirai que c’était pour retrouver l’enfance, le corps de
l’enfance, mais cette histoire ne rime à rien.
« On n’a jamais perdu le paradis ; seulement on ne sait plus s’y
reconnaître. On croit tout très difficile, et tout alors le devient. » Je dois
t’avoir écrit cela quelques jours avant ta mort, j’imaginais qu’une ou deux
phrases de Berl pouvaient infléchir la trajectoire du destin que tu t’étais
assigné. Mon culte de la citation confine à l’aveuglement. Ni Berl, ni
d’ailleurs aucun des écrivains que j’aime, et que tu aimais aussi, n’auraient
eu le pouvoir de te détourner de tes entreprises. De toute façon tu n’as pas
lu cette lettre. Personne ne sait quel jour tu es morte. Je suppose que je suis
le dernier être vivant à qui tu aies parlé. Tu t’étais débarrassée de tes chats,
j’aurais dû comprendre ce que signifiait, ce qu’annonçait pareille
séparation. Comme toujours quand il s’agit de l’évidence, j’ai fermé les
yeux.
Tu m’as parlé, je n’ai pas entendu ce qui se cachait sous l’éclat sourd des
mots. J’avais moi-même le sentiment âpre et doux d’être si familier de la
mort, mais est-ce donc une excuse ? Tu vois bien aujourd’hui que je persiste
à vivre. Ta mort ne m’a pas guéri de cette maladie obstinée. Tu ne cesses
pas d’être présente, et de m’indiquer le seul chemin que je me refuse encore
à suivre. Et ce chemin, pourtant, j’en explore en titubant les fossés, je m’y
arrête afin de contempler les fleurs flétries qui le bordent, et je me souviens
du premier mot que tu as prononcé, en tendant les bras vers le buisson
balancé par le vent sous le ciel rouge du soir.
— Sais-tu quel fut ton premier mot ?
Tu as haussé les épaules, tu as souri :
— Le mot fleur est aussi vénéneux que les autres.
Depuis que tu as disparu, j’ai perdu la mémoire. Tu m’as entraîné dans ta
disparition. De nous deux pourtant, j’aurais juré que c’était moi, le plus
impatient de disparaître. Mais tu me connaissais bien, tu savais que j’aurais
à te survivre, sans le secours de ta pointilleuse intelligence du passé. Ta
mort est le châtiment qui m’attendait. Nous ne mourons peut-être que pour
punir ceux qui nous survivent.
J’en ai assez de me suicider, m’as-tu dit un soir. J’ai répondu oui, tu
ferais mieux de me rejoindre en Charente, ou de t’installer n’importe où. Il
faut voyager.
— Tu voyages donc, toi ?
C’était un automne bouleversant et vaporeux comme parfois dans le
Nord. Je voyageais puisque j’étais là, chez toi, dans cette maison que tu
t’appliquais à transformer en sanctuaire du morbide.
— Tu pourrais vivre avec moi ?
Je suppose que j’ai répliqué : pourquoi pas ? Mais tu ne m’écoutais pas,
et les questions que tu posais ne s’adressaient pas à moi. D’ailleurs tu
répétais :
— C’est ici que je dois vivre. Mais je ne me suiciderai plus, tu vois bien
que c’est inutile. Je me rate toujours, ça devient ridicule. Je suis un monstre
de santé. Si tu savais combien de saloperies j’ai pu avaler. J’ingurgite
n’importe quoi, la pharmacie du grand-père y a passé, puis celle de Mamy,
c’est bien le diable de ne pas trouver de quoi mourir quand on a des grands-
parents médecins. C’est eux qui sont morts. Si j’essaie de me pendre, la
corde se casse.
— J’ai essayé une fois, c’est le nœud qui n’a pas tenu. Je devais manquer
de conviction.
Maintenant je roule entre les pins des landes, sur une route si droite
qu’elle semble ne jamais vouloir finir. Au volant de ta voiture aussi tu as
tenté sans succès de mourir. Tu ne supportais pas l’automne. Non, c’est
faux. Tu l’attendais comme s’il allait te délivrer de ta naissance, de celle de
ta mère, et de ta mort, et de la sienne.
— Raconte-moi comment elle est morte. Raconte. Personne ne veut
m’en parler. Elle avait vingt-quatre ans. Pour devenir plus âgée qu’elle, il
est nécessaire que je sache. Sinon je ne pourrai pas, tu dois comprendre que
c’est impossible, que j’ai besoin de savoir. Elle s’est suicidée, non ?
— Un accident.
Je roule maintenant vers Irun, je roule entre les grands pins des landes
qui saluent en silence ma vieille migraine et ma déchirante indifférence. Je
roule et là-bas, tout au bout de la ligne droite, il y a, je le sais, le virage
mortel qui me défie, mais c’est au bout d’une autre existence. Je dis qu’il
faut s’arrêter tout à l’heure à Saint-Jean-de-Luz, et boire l’apéritif. Ce soir,
nous coucherons à Fontarabie, car je nourris toujours la puérile et triviale
illusion d’entrevoir, sur l’autre rive de la Bidassoa, le visage nimbé d’éclairs
blonds d’une infante en robe de mariée. Ta mère était blonde, et je la
guettais à l’insu de tous, quand avec ses parents elle revenait d’Espagne, en
des temps immémoriaux puisque tu n’étais pas née. Tu n’aurais pas dû
naître. Tu n’aurais pas dû mourir.
Ce voyage, il faut que j’en convienne, est un voyage entrepris sous le signe
du malaise et de la mauvaise étoile. Ce voyage n’en sera pas un. Comment
puis-je appeler voyage, au demeurant, cette expédition qui avoue ses
moyens, décline son but et jusqu’à son programme, comme on décline son
identité, son âge et son numéro de sécurité sociale. Suis-je donc devenu
fou ? Tout en moi, tout ce qu’il y a de noble, d’aventureux, de fidèle en moi,
se révulse à l’idée d’avancer ainsi sur le chemin de la mort du voyage. Ce
voyage est donc bien un suicide. Mais déjà je suis loin sur les routes, et j’ai
dû m’arracher au soleil de Tolosa, au vin gai du bistro de cuivre et de bois
près de la place, aux ruelles où l’arête d’un pignon découpe la lumière
vibrante, au banc sous les platanes où j’ai envie de m’asseoir sans pensées,
sans remords, à contempler l’après-midi dans le carillon lent des heures, et
les moineaux, et les jeunes filles, et les mendiants, et les vieillards, et le ciel
qui composent une peinture de genre d’un goût juste assez vulgaire,
délectablement vulgaire.
Chacun comprendrait en me voyant que je suis là fort à propos dans le
paysage, anonyme quidam à qui demander une cigarette et du feu, l’adresse
d’un coiffeur ou la direction de Pampelune. Je suis là, mon destin est d’être
là, toute grâce et toute bénédiction descendent doucement avec le soir sur
mes épaules délivrées et mon front déridé. Ma barbe aurait cette texture de
pilosité sereine qui invite le passant affairé à de brusques songeries
exotiques. Et je quitterais mon banc d’un pas mesuré, guidé par la chanson
du crépuscule, vers le bistro que nous aurions élu, où la serveuse en jupe
cerise nous sourirait. Ça n’a l’air de rien, cette histoire, mais c’est comme
un bonheur dérobé, exempt de taxe, ou de la plus infime perversion. Qui
donc, maintenant que tu n’es plus là, ni nulle part, qui donc va partager le
souvenir de ce qui n’a pas lieu ?
Je t’ai peut-être écrit ceci aussi : « Quiconque ne parle pas à des ombres
n’existe plus… » Je me suis assis sous un massacre de chevreuil, à la table
du coin, près de la fenêtre, et j’ouvre La Lueur des jours de Jean Grosjean.
Je t’écris. Peut-être n’as-tu pas assez lu Grosjean, Dhôtel, Arland, Thomas,
ou bien si de leurs voix mêlées tu ne voulais plus entendre le murmure ?
Explique-moi.
— Pourquoi m’as-tu abandonnée ?
C’est cela que tu me réponds, n’est-ce pas ? Cela qui me poursuit dans
les rues de Tolosa, de Burgos, de Palencia, de Salamanque et d’ailleurs,
quand je quitte l’ombre des bars pour l’ombre des chambres, et l’ombre des
chambres pour l’ombre des rues qui sont toutes pareilles, toutes peuplées
d’ombres à qui parler et qui toutes répondent par la même question
lancinante et passée de mode :
— Pourquoi m’as-tu abandonnée ?
Donc, je suis dans cet estaminet de Tolosa et j’attends que la serveuse à
la jupe rouge m’apporte les tapas que j’ai commandées et le fino de Jerez
auquel je suis fidèle depuis l’adolescence, je te raconterai pourquoi, mais
qu’importe, en ce moment j’ouvre un livre et rien n’est plus délicieux que
de lire une phrase au hasard et de la laisser courir en liberté sur la table
comme une souris mécanique.
Admettons que ce ne soit pas l’automne. Admettons que l’automne cesse
d’être un de ces objets littéraires convenus dont personne n’a cure. Chassez
le romanesque, il rentre au galop par la fenêtre ou par le judas. Et la vitre
est cassée. J’aimerais te dire les choses avec simplicité. Ce ne serait pas non
plus Tolosa. Ce serait aujourd’hui, à jamais. Coleman Hawkins, à jamais.
Le chant goguenard du coucou, à jamais. La trahison des mots, à jamais. Le
craquement du buis dans la flamme, ici, là-bas. Tu m’as abandonné. Je
regarde courir la souris mécanique des phrases sur la table vernissée, entre
les anchois et les reflets nacrés du jerez, entre le massacre de chevreuil et
celui de mon visage dans le miroir biseauté du bar, si je me lève en écartant
les bras pour te crier que l’automne est interminable, et que nous n’avons
pas fini d’en parler.
En avoir fini, ce serait merveilleux. Nous dormirions ce soir à Burgos,
comme prévu. Comme prévu, hélas ! J’ai ce mal de tête bagagier, qui ne
supporte aucune remise. Et pourtant, le voyage est reporté sine die. La
cause ne sera pas entendue. Qu’est-ce que je raconte ? C’est déjà Burgos.
Tu ne peux pas te souvenir, tu n’étais pas née, tu étais morte, je ne sais plus.
C’est déjà le matin, déjà le printemps. Blue Monday, chante Fats
Domino. Et toi, tu voulais ignorer comment aimer ensemble le matin, le
dernier trio de Schubert, la cinquième barcarolle de Fauré, les Chansons
pour accordéon de Mac Orlan, l’appel flûté du loriot, et les trilles
appliquées du gros Fats. I want to walk you home.
Mais il faut que je te dise. Je ne voyage pas seul. D’accord nous ne
voyageons jamais seuls, mais il ne s’agit pas de ces ombres à qui parler
qu’évoque Jean Grosjean. Je voyage en compagnie d’une jeune femme, une
jeune fille encore ou presque (elle n’a pas ton âge) que j’emmène au bout
du monde (c’est ici). Ai-je décidé de l’emmener ? Oui, non, cela s’est fait
tout seul, puisque nous vivions ensemble, elle et moi. Nous en donnions du
moins l’apparence. Devrait suivre en toute logique un portrait, maintenant,
de la jeune dame. Elle se prénomme Véra, elle est donc Véra, mais elle est
aussi, d’une certaine manière, toutes les jeunes filles que, de ton vivant, j’ai
fréquentées, et à l’égard desquelles tu n’as jamais, quel que fût ton âge,
négligé d’exercer ta lumineuse et quasi maternelle indulgence. Tu étais
mère avant d’être enfant, tu connaissais ton monde, et nous nous
comprenions. Tu accordais aux jouvencelles de passage des mentions
honorables sans examen. Je veux dire sans leur faire subir d’autres épreuves
que celle de ton ironie et de ta férocité, de ta tendresse bourrue et de ta
dipsomanie. En somme, disais-tu de l’une, puis de l’autre, d’une autre
encore, elle ne s’en tire pas trop mal. Ce qui, entre nous, ne signifie pas
grand-chose. La seule qui, si je ne me trompe, te fut jamais vraiment
familière (je n’oserais dire proche), nous éviterons de parler d’elle ici. Elle
est bien la seule aussi pour moi, cette Claire ou cette Anne ou cette Hélène
aux multiples prénoms, mais à l’unique profil indéchiffrable et perdu, qui
m’appelle encore de très loin pour que je l’aide à vivre ou que je m’aide à
vivre alors que depuis si longtemps déjà s’est alourdi le règne minéral de
l’impossible.
Revenons donc à Véra. Si je voyageais sans elle, nul doute que
j’éprouverais le besoin de lui écrire. Ce serait un bon point, dirais-tu.
L’éloignement rapproche. Mais je voyage avec elle. Les femmes que j’ai
aimées, je ne les aurai chéries qu’absentes. Tu dois être l’exception. Car tu
étais la présence même, aussi distants fussions-nous l’un de l’autre dans
l’espace. Et tu demeures cette présence. Jamais je n’ai ressenti si
cruellement la vérité du beau titre de Berl : Présence des morts.
J’écrirais à Véra que m’attire moins, dans Burgos, la blancheur un peu
moite des tours de la cathédrale que le clair-obscur parfumé, enfumé, du bar
à tapas de La Puebla. Je citerais tout de même Théophile Gautier, afin de
justifier ma réputation de putride pédanterie : «… deux années ne seraient
pas suffisantes pour voir tout ce qu’elle renferme car elle est gigantesque
comme une pyramide et délicate comme un bijou », mais c’est de la
cathédrale qu’il parle, alors je le parodierais sans vergogne en prétendant
que deux années ne suffisent pas pour boire ce qu’il renferme, le bar, et voir
tout ce qu’elle enferme, la barmaid, car elle est mystérieuse comme
l’Égypte et délicate comme un bijou. Je plierais soigneusement ma lettre
que j’introduirais dans l’enveloppe à en-tête de l’hôtel Cordòn, près de la
fenêtre de ma chambre d’où mon regard plonge vers l’enseigne éteinte de la
tasca, à cette heure falote de l’après-midi, quand on n’a rien de mieux à
faire qu’aller relire une page des chroniques de Théophile, sur un banc de
pierre à l’ombre de Santo Domingo, avec l’espoir éventé que passera la
serveuse aux longs yeux, et que, lui emboîtant le pas, on entrera dans le bar
sur ses talons afin d’obtenir d’elle un sourire et la lumière conjuguée du
premier fino du soir. Mais, à la réflexion, ce n’est pas ce que j’écrirais à
Véra, non.
On n’écrit pas n’importe quoi à Véra. C’est une personne sourcilleuse. Les
grands chevaux ne sont jamais loin, qu’elle enfourche au moindre soupçon
de vétille. Mais j’anticipe. Véra se borne à brocarder ma façon de piloter
l’automobile. Ce n’est pas grave. Elle proclamera sous la torture et jusqu’au
jugement dernier que nous avons erré dans Saint-Sébastien, Bangkok ou
Tombouctou par l’effet de mon impéritie. Je ne vois rien ; ce qui crève les
yeux m’échappe ; le bout de mon nez m’est inconnu. Véra est une personne
autoritaire. L’évocation seule de ce qui couve et fulmine en elle me blanchit
la barbe, et je me rends bien compte alors qu’autoritaire n’est pas le mot.
Mais il convient que l’une ou l’autre figure de style fleurisse le discours.
L’euphémisme en est une.
Véra me fait penser à Labiche et Martin, aux colères du capitaine Tic.
Mais je n’ai pas trouvé la sonnette miraculeuse qu’agite la dame sur la
scène pour éteindre les accès de fureur du gradé de l’Empire. Alors je me
déplace les pieds en dedans, je m’exprime du bout des ongles, ce qui
m’impose de renoncer au naturel, si tant est que le naturel existe, et j’ai l’air
d’une danseuse qui enfilerait ses chaussons et son tutu pour faire sur les
pointes son marché matinal.
Tu me diras que ce n’est pas possible. Eh bien, tu auras tort, mais je
concède qu’il est prématuré d’en parler, attendons la suite des événements
si événements il y a. Il se pourrait au fond que cette histoire de Véra sur ses
grands chevaux, d’égarements automobiles et autres péchés capitaux
auxquels je me serais adonné, perde à la longue l’importance peut-être
exorbitante que je parais ici lui accorder. Véra sait être délicieuse, lorsque la
visite inopinément la grâce d’une salutaire omission de soi. Ou lorsque, va
savoir, elle oublie que je vis.
Il y a des gens dont on observe qu’ils ont le sens de la famille. C’est une
atmosphère qui leur va comme un gant, dans laquelle ils baignent. Le bain
de Véra, ou sa gymnastique préférée, c’est la querelle de famille, la dispute
de voisinage, la remontrance ménagère. Elle semble avoir posé pour axiome
de son génie personnel la permanence de la vindicte. Au demeurant la
meilleure fée du monde. Car, qui donc est Véra, sinon le rêve de Véra.
Nous voici dans Burgos sans idée préconçue ni concertation préalable.
Le syndicat de Véra, dont elle est la présidente, la secrétaire générale, la
déléguée perpétuelle et la troupe, ne voit pas d’obstacle dirimant à
l’existence de Burgos. Et je pense que je traverse l’Espagne sans joie, sans
désir, avec entre les dents cette pâtée de vertige et d’abandon que je n’ose
cracher, et le visage de Véra, ce visage près de moi, devant moi, renfrogné,
ce visage est celui de ma migraine, ou de quelle impénétrable fatalité ? Un
jour, je te parlerai de la migraine et je me souviendrai de Véra, je nourrirai
de remords et de regrets le décalque flou des jours noirs et des soirs étouffés
de Burgos, j’inventerai Véra d’une seule pièce et, d’un seul mouvement, je
l’invente, il fait nuit à Burgos, le vent secoue les tuiles disjointes, je ne sais
trop où j’ai fini par échouer, j’écoute une cigale solitaire s’obstiner à
striduler contre la tempête, et j’invente Véra, ses yeux pointus qui
s’élargissent pour accueillir l’obscur, ses épaules minces qui frissonnent, ses
lèvres qui s’ouvrent à je ne sais quel baiser de l’ombre, et soudain je me
demande avec terreur, avec indifférence, quel jour de quelle année tu es
morte.
Ce ne serait donc pas du tout l’histoire d’un voyage, mais celle d’une
migraine, d’un vertige, et d’un oubli. Parmi tous les bouts de phrases des
autres qui me trottent dans la tête, il y en a deux en ce moment que
j’aimerais placer vite pour en finir ou pour commencer, ce qui revient au
même. Ces deux bouts de phrases sont d’Augiéras. « À croire, dit-il, qu’il
n’y a d’amour que dans l’erreur délicieuse. » Ça pourrait s’appliquer à
Véra, aux relations culinaires que nous entretenons Véra et moi, au chaud-
froid, à la casserole à pression de cet amour-là, mais on saura cela plus tard,
si cela se précise, ou jamais, car – c’est Augiéras à nouveau qui parle –
« c’est l’homme de la nuit qui invente, celui du matin n’est qu’un scribe ».
Et le matin vient en tapinois. Alors, vieux scribe, impénitent scribouillard,
meurs plutôt, meurs le plus tôt possible. Et réponds comme Cingria : « Oui,
mais pas tout de suite. »
Il est temps de franchir la frontière. Véra chantonne à mi-voix, pour elle
seule : je te suis, je ne te laisse pas, ne me laisse pas.
La Castille est très près du ciel.
II

RUA DA VITORIA

« Il s’agit bien là de choses


vécues, selon la bizarre
expression consacrée, mais on
se tromperait en y voyant une
esquisse d’autobiographie. »
HENRI THOMAS.
Je m’en vais en promenade avec mon porte-plume, et parfois une feuille de
papier. Il y a toujours du papier dans les bistros. Souvent, ce sont de
minuscules blocs-notes, mais c’est sans importance. Très vite j’égare les
feuillets où j’ai raconté ce que j’ai vu. Je me souviens avec mélancolie
d’avoir écrit ceci ou cela, des choses qui ne feront jamais un livre et que le
balayeur poussera d’un geste ample avec les feuilles mortes pour en
composer un petit tas de mémoire et d’hiver.

*
Chez Ralf, il y a Theresa. Paulo dit à Theresa : « Je veux me marier avec
toi ». Paulo a beaucoup bu. Theresa rit et chacun répète après elle :
« Demain. » Amanha. Tandis que Theresa prépare à l’intention de Paulo de
petites cuillerées de salade de crevettes. Tout à fait comme l’épouse
maternelle qu’elle ne sera jamais pour Paulo. Mais le rêve est une chose
nécessaire et vivante. Le rêve est un jeu fervent. C’est l’enfance et partout
ici c’est l’enfance. Là-bas la mer pénètre doucement dans la baie, au pied
du facho, doucement mais obstinément on l’entend ronronner, c’est une
obstination soutenue, la mer qui vient sostenuto se faire entendre au cœur
des conversations, qui se glisse dans les silences, peut-être veut-elle aussi
nous dire : amanha. Basse continue à peine devinée, de la mer discrète au
bras de sa sœur la nuit.

*
Bien sûr, il serait opportun que je me rendisse à l’abbaye d’Alcobaça. Une
visite à ce vénérable établissement s’impose. Mais il faut compter avec la
paresse, et surtout je n’ai pas relu La Reine morte depuis très longtemps. Il
me semble qu’Inès de Castro peut encore m’attendre sans douter de ma
fidélité. Je suis commodément installé dans le restaurant de Ralf qui habitait
naguère Amstelveen, et ma bouteille de vinho verde n’est pas encore vide.
*
Je vis ici comme j’ai vécu partout ailleurs. Ai-je vécu ? Cela ne m’étonne
guère, je me contente de constater que c’est ainsi. J’adopte les friandises du
pays et le fromage, le pain et le vin. L’existence est un lot de friandises. Je
reproduis avec facilité l’atmosphère un peu doucereuse et oisivement
méditative de ma vie de toujours, avec quelques livres, un peu de musique,
beaucoup de silence, et le goût de chocolat noir des longues soirées.

*
Henri Thomas : « L’ordre ne peut-être que dans les mots où je parle du
désordre. » Je ne parle même pas du désordre, ce désordre trop intime pour
être exprimé, cette défaite de chaque instant à laquelle les mots ne
donneront jamais la moindre apparence de victoire.

*
Madame de Martre avait une sœur. Elle n’est pas comme nous, disait-elle.
Mais qui peut bien être ce « nous » ? Madame de Martre n’en savait rien.
Elle se regardait dans les miroirs et trouvait le monde parfait. Il est vrai
qu’elle était un prodige de beauté – si l’expression « prodige de beauté »
signifie quelque chose. Monsieur de Martre l’avait épousée très jeune, alors
que lui-même atteignait la cinquantaine. Il avait rencontré sa future épouse
au bas de l’ascenseur de Santa-Justa, l’avait accompagnée au sommet,
invitée à redescendre, et emmenée au Bar americano pour apprendre qu’elle
se prénommait Marthe. Il avait l’enthousiasme futile et, pourrait-on dire,
onomastique. Tu t’appellerais de Martre, avait-il dit, ce serait amusant.
Pourquoi donc ? avait-elle demandé. Parce que je m’appelle Jean de
Martre de Blanmont. Tu serais Marthe de Martre. Et je suis un vrai vicomte,
mon père vit toujours. Je te le présenterai, il s’étiole très lentement sur les
hauteurs de Sintra, où il relit Chardonne et Paul Morand. J’essaie de l’imiter
mais cela m’ennuie. Je ne suis pas encore assez vieux sans doute.
Mais qui donc est la sœur de Madame de Martre ? Pour l’apprendre, il
faudrait que j’écrive tout ce roman, dont l’intrigue se déroulerait à
Lisbonne, de nos jours (bien que les personnages soient d’un autre temps,
qui est celui de l’ordre, du luxe et de la volupté).

*
J’avais envie d’écrire un poème par jour. Dans le temps, quand je
vagabondais, c’est ainsi que je me souvenais des lieux. Un arrêt, un poème,
trois vers, trois mots, le nom d’une rue, d’une place, d’un inconnu dont le
buste vert-de-gris paraît frissonner sous le ciel chauffé à blanc.
J’ai noté sur la première page d’un carnet (où est-il ?) : « Les nouveaux
malheurs d’Anto. » Je retrouve le carnet. Voici le seul poème qu’il contient :

le Temps n’est pas en cause


il gravit les falaises
et joue avec les femmes
noires près des moulins

jeune homme je suis mort


et je renais enfin
dans l’enfant qui s’éveille
sous le pin parasol

ici sont les mystères


plus lumineux qu’ailleurs
mais Ailleurs est partout
dans les boucles du vent

je pense à Perle d’Eau


qui disait n’aimer rien
que les traces du soir
au seuil des matins clairs

ses yeux verts voyaient


loin quand s’éteignait le phare
sa main prenait ma main
mais qui donc aimait-elle ?
*
À Lisbonne, un de ces grands hôtels clinquants d’une laideur chimérique où
s’étale comme un calamiteux bienfait des Temps modernes la taie de
l’anonymat, et sévit le climat saugrenu des prisons sans gardiens.
Matons au chômage, ils ne sont plus nécessaires. Fenêtre au dixième
étage. Spectacle captivant des nuages (décidément la mauvaise rime me
tient) qui n’ont pas l’air de savoir où aller. Encombrement céleste,
embouteillage (tant qu’à faire, cultivons-la, cette rime pauvre). Toutes les
nuances de gris, de mauve, d’ocre sale, entourant un œil céruléen.

*
On voit partout de très vieux hommes détruire en construisant. Avec de très
vieux gestes, les hommes s’efforcent d’anéantir. Détruire et construire sont
aujourd’hui synonymes. L’acte de bâtir est en soi devenu destructeur. Les
terrains vagues de Benfica : nés d’un songe dhôtelien. Mais c’est chaque
jour, chaque nuit, au bord des quais rongés d’une lèpre moussue, le retour
des caravelles.

*
« Les peuples sans culture stratifiée, tel le nôtre, ce qu’ils font de grand
presque toujours il le font contre leur volonté propre », observe Miguel
Torga. Est-ce à dire que ce qu’ils font de petit répond minutieusement à leur
volonté ? Sur les pentes sauvages de la serra da Estrela, au cœur dévasté des
hameaux, se dressent un chalet savoyard, un pavillon de banlieue nord, un
manoir de stuc inachevé, que visitent les corbeaux.

*
La pensée de Perle d’Eau ne me quitte pas. Pourquoi précisément ici, dans
ce paysage aux maisons blanches, que la lumière tamisée d’automne
enveloppe le soir d’un drapé de velours quasi vénitien ? La chevelure de
Perle d’Eau, surgissant de quel ténébreux, de quel éclatant passé ? Je note :
aucun souffle en moi qui ne vienne de l’enfance. Mais encore ?
Je revois la classe de solfège du conservatoire de la petite ville. La haute
fenêtre aux vitres lâchement mastiquées, la place oblongue et ses deux seuls
réverbères, dont les rayons poussifs glissaient jusqu’à la robe du moine
statufié qui tenait un livre ouvert. Que de temps ai-je pu passer à regarder
lire cet abbé, j’attendais que le vent, la lueur diffuse, un bain de lune froide
remuent secrètement le drapé de l’habit, et qu’apparaisse alors au coin de la
rue Chapelle-Dieu, devant la vitrine encore chichement éclairée du
marchand de journaux, la silhouette animée, toujours en retard, de Perle
d’Eau.

*
L’heure de grâce, le porto blanc sec à la terrasse de la rua Augusta, les
mêmes mendiants plus ou moins réellement éclopés, les regards candides
sous les sourcils furieux de celui qui dit se prénommer Vital, ou Vidal, et
accepte une bière, qu’il boira tout à l’heure, explique-t-il après réflexion (le
garçon qui sert en terrasse commence à me connaître, et ne chasse pas le
mendiant). Au bout d’un quart d’heure, retour de Vital, barbe taillée, sourcil
peigné, cheveux pommadés, cravate propre fascinante, jaune et rouge crête
de coq. « Je suis peut-être un sale type, mais pas un type sale », dit-il en
s’asseyant.

*
Puisque déjà tout est détruit, que reste-t-il à détruire ? Va-t-on pouvoir
mettre un terme à la course des nuages, réduire le vent à sa seule plainte,
couvrir de cendres le soleil ? Hypnose de la laideur et de la vulgarité. Tout
proclame la disparition, conjugue ce que Torga désigne comme « les
symboles tangibles d’une permanente perdition ». L’innocence (?) infatuée
des émigrés pervertis décore le paysage enchanté d’un toc de faïences
baveuses, de ciment et d’aluminium sous des tourelles de tuile mécanique.

*
Simplisme : tare philosophique. Scoliose du regard.

*
Je me réserve mes brouillons. Seul juge de leur destin public ou privé. Le
brouillon, c’est le secret des balbutiements, c’est aussi la honte et le mépris,
la misère et la méprise. On dit : pauvre honteux. Au nœud maladif de
l’univers d’un écrivain règne sur un trône étriqué ce pauvre honteux, le
brouillon. Roi déchu, aveugle, et bouffon de lui-même.

*
Lire Chardonne m’enchantera toujours. C’est Romanesques, au seuil
précoce de l’adolescence, qui m’a appris à écrire (je n’aurai jamais fini
d’apprendre). Je me suis récité le premier paragraphe, au terme duquel
Octave échoue à « se résoudre à cette extrême indigence que le style
exige ». Cela ne pouvait s’adresser qu’à moi, je me suis emparé de la
formule, que je ressers à toutes les sauces, ainsi que de la première phrase
de Claire : « La beauté de Claire, c’est elle-même. » Enseignement
mystérieux. Certains m’ont dit : ça n’a pas de sens. Ils auraient, j’imagine,
écrit : Claire est la beauté même, ou : la beauté, c’est Claire elle-même, que
sais-je ? Ils n’auraient pas écrit Claire. Sans Chardonne je me serais égaré
dans le baroque et la confusion du siècle, son goût suspect. Sur ces phrases,
j’ai refermé mon intime coquille ; j’ai dormi avec elles, longtemps, en
secret, avec la sensation vivace de fraude impunie qu’inspire la première
volupté. Je suis resté si jeune que je ne m’étonne pas qu’on m’ait traité fort
tôt de vieil imbécile.
Je ne me suis pas pressé, j’ai cultivé l’attente, satisfait de vivre dans la
frivole inconséquence des temps, qui m’amusait. Le spectacle est partout,
ville ou campagne, église ou bistro. J’ai préféré les bistros, en ces années
profondes où le vin se montrait encore loyal, et aussi le cognac, dans les
provinces que peuplaient avec un sérieux bienveillant les platanes. J’ai
vieilli comme on prolonge une fête, quand les bonnes âmes sont au chaud,
que les lampions pâlissent, et qu’une envie d’huîtres et de sancerre vous
étreint telle une mélancolie future. Vaille que vaille, je me suis accommodé
de mes vues un peu courtes, de mon nonchaloir natif, de mes insomnies
débridées, de ma paresse, et du charme ambigu du souvenir. De bien
d’autres choses encore, qu’il faudrait dire : les bornes étroites de mon
talent, les revers de fortune et les infortunes de la passion.
On pourrait avec quelque vérité me reprocher de n’être qu’un très
médiocre épigone de ce Chardonne élu si jeune, ou encore de Marcel
Arland, ou de bien d’autres maîtres que je citerais à l’envi, et qui composent
une parentèle assez mélangée, d’une diversité singulière si l’on y regarde
d’un peu près. Ainsi j’aurai réconcilié Gide et Cingria, c’est dire. J’aurais
aimé, je crois, vivre caché sous la monarchie de Paulhan. Mais je suis né
trop tard. Peut-être aurais-je échangé quelques lettres avec Perros et Jean
Grenier, au génie de qui Calaferte, hélas ! n’a rien entendu. Au demeurant,
il n’était pas nécessaire que je naquisse plus tôt, j’aurais pu leur écrire, en
ma prime jeunesse, comme à Calet, Robin, Limbour, Follain, Queneau,
Thomas, ou Salabreuil (qui aurait plus ou moins mon âge). Ni aux uns, ni
aux autres, sinon, bien tard, à Henri Thomas, je n’ai écrit, l’audace (ou
l’esprit de suite ?) me manquait. L’ange-à-quoi-bon cher à Marcel Thiry me
tenait lové sous son aile.
On pourrait m’adresser quelque reproche, dis-je, mais qui donc ? Cela
n’intéresse personne. Qu’aurais-je, à Chardonne par exemple, bien pu
raconter que Nimier n’ait mille fois plus subtilement formulé ? D’un livre le
lecteur tire un cliché qui n’est sensible que pour lui seul. Aux yeux de tout
autre, et de l’auteur lui-même, ce n’est qu’un négatif sans avenir, une
pellicule noire affligée d’un soupçon de blanc trouble. Je n’ai pu parler de
ses livres qu’à Dhôtel, c’est normal, j’en figurais un des personnages, je
sortais tout droit des rues dans l’aurore ou du village pathétique. Nous
étions déjà, lorsque nous nous sommes rencontrés, de très anciens
complices. Nous n’avons mis qu’un instant à nous reconnaître. Quant à
moi, je n’étais qu’une marionnette en voie d’accéder à la conscience
trébuchante. Un farfelu, ce que je suis resté (un type impayable, assurait
Dhôtel), mais j’aurai tout de même publié deux ou trois livres comme un
cabot soucieux enterre quelques os sans viande. Du reste, ces petits traités
n’auraient pas vu le jour sans l’insistance amusée de l’auteur de David. En
somme, il a déterré mes rogatons. Il m’a mis au défi d’écrire L’Homme de
Vouziers, ce n’est pas moi, ce n’est pas lui, c’est une espèce d’éternel retour
au pays natal dhôtélien, et c’est pareil pour les quelques poèmes où des
graminées splendidement modestes se balancent au vent qui descend du
Mont-de-Jeux.
Pour autant, je ne suis pas devenu écrivain. Un écrivain c’est autre
chose, j’ai la chance d’en fréquenter quelques-uns, je fais la différence.
Nous ne nous voyons jamais et c’est bien ainsi puisqu’il y a les livres,
irremplaçables. J’ai de leurs nouvelles, qui valent largement un canon de
blanc lampé à la sauvette, entre deux métros. Quant à Philippe Jacottet, que
je ne rencontrerai jamais, j’éprouve pour son œuvre la passion la plus
silencieuse. Il faut à tout prix protéger ceux qu’on aime, jusqu’à s’effacer
devant eux, de crainte de les blesser, de griffer leur solitude. J’ai du goût
pour tous les êtres, et je rêve de caresser de l’œil l’énigme de la beauté
meurtrie, enclose dans la chair de ceux qui la servent. Or, cela même, dire
cela, est outrecuidant. Il est des indiscrétions intolérables.

*
D’Henri Thomas je recueille cette strophe du Thème de Londres, dans Sous
le lien du Temps – un de ces livres auxquels je dois tout, et jamais ma dette
ne sera éteinte :

La fumée descend dans la rue


Sur la chanteuse infirme
Et l’accordéoniste,
La ville aux naseaux qui fument,
Aux yeux de vitrage et d’ombre,
La ville avec sa crinière de pluie,
La ville incompréhensible,
Est comme une femme assise
Dans une chambre au plafond bas.

C’est la ville exactement que j’ai vue tout à l’heure, et sur laquelle je
regarde avec la pluie tomber le soir, Lisbonne et non pas Londres, la
chanteuse infirme et l’accordéoniste étaient là, chassés maintenant des
trottoirs du Rossio par l’averse et la bourrasque, la sauvage « crinière de
pluie ».
*
« Tout ceux dont nous sommes les débiteurs spirituels accompagnent notre
pensée… », note Charles Du Bos à la date du 30 juin 1922. Il ajoute : « Les
relations avec les écrivains morts en particulier sont au nombre des relations
les plus poignantes, les plus solennelles, les plus consolatrices aussi, qu’un
esprit puisse entretenir : pour ma part je sais bien qu’il n’est pas de jour où
plusieurs d’entre eux ne soient mêlés à ma vie avec un degré d’intimité qui
mène au bord des larmes. »

*
Un chat. Il avait envie de voir le monde, et il a dévalé la ruelle, il l’a
traversée d’un bond. Le voici logé dans la maison d’inspiration biscornue et
sanitaire. J’appelle ça voyager, ou je ne m’y connais pas.
« Tu as parcouru quinze cents kilomètres pour reproduire la rue des
Remberges. » Rien n’est plus vrai. Oserai-je avouer jamais que sur ce point
je me vote un satisfecit ? Voilà, c’est dit. Mais, tout de même, une rue des
Remberges d’où l’on entend réellement la mer. Au crépuscule, on
s’immobilise sur le seuil, on regarde un palmier qui déploie l’éventail de ses
verts poussiéreux sur le bleu laqué d’un arrondi de baie, en contrebas, avec
tout au fond le pan de falaise ocre et jade qui soutient le phare, et soudain le
soleil s’étrangle juste derrière, entre les pinces du goulet. On fait un brin de
toilette mentale, et de piètre littérature. Il y a toujours un grand ciel
d’automne remarquable et bousculé, tout comme rue des Remberges, et
c’était le ciel de Charente. Celui-ci n’a pas l’allure aussi racée, il ne
s’habille pas pareil, il est un peu bourru, on dirait presque bretonnant, et
alors ? Ce n’est donc pas la rue des Remberges. Tant pis. Tant mieux.
Ensuite, on va boire un porto bianco seco chez l’ami Daniel. Jadis (déjà
jadis), on était rue de Montbron, au bistro d’André, le noble Alentejan.
Rue des Remberges, un vin vert différent ne pétillait pas tous les soirs
sur la table. Celui d’hier était un loureiro des environs d’Amares, ce n’est
pas le Minho, mais il avait ce frétillement canaille qui excite les yeux avant
d’éveiller les papilles. Celui de ce soir, c’est un alvarinho du plein terroir de
Monçao, sur la rive portugaise du fleuve, au pied de la serra da Peneda, un
blanc presque pas vert, corsé, fringant, d’un équilibre tenace. Avant-hier, le
jovial Quinta da Aveleda, qui est de Penafiel sur les pentes du Luzim, entre
le rio Sousa et le Tamega, capricieux affluents du Douro. Un Ponte de Lima
d’une aérienne légèreté, l’autre nuit, et bien sûr j’en passe. Il me reste
beaucoup de vins verts à l’ordre des jours (et des nuits). Une existence ne
suffira pas. Ni deux. La tienne, Véra, encore longue, relayant la mienne ? Et
puis, il n’y a pas que le vin vert, il y a les vins mûrs, selon l’expression
consacrée. On a le temps (comme il passe, disait Cingria).

*
La soupe sur le feu. J’ai fait blondir des oignons saupoudrés de curry dans
un filet de vin vert, ajouté les tomates tranchées minces, quelques lamelles
de poivron rouge et deux blancs de poireau (l’ail français). Je manque de
légumes, je me suis levé trop tard pour aller au marché ce midi. Retrouvé
trois pommes de terre dans le garde-manger. Laissé mijoter. Thym, laurier,
marjolaine, piment, sel et poivre. On fait la soupe comme on peint, avec ce
qu’on a sous la main, sous les yeux. C’est un paysage. Plutôt pauvre, dans
ma manière (si j’ai une manière). À mi-cuisson quelques très fines rondelles
de chouriço. Le chouriço chez soi. Remuer de temps en temps, sans
impatience. Je crois que ça y est. Un paysage en effet déshérité, auquel il
manque des herbes vives, cerfeuil, persil, et je ne sais quel trait subtil et sûr
qui rend le peintre inimitable.

*
Dans les carnets de Jacques Borel (du moins ceux qu’il a donnés à lire
jusqu’à présent) ou ses textes consacrés au « phénomène »
autobiographique, je ne me souviens pas d’avoir vu citer Chardonne. Or, à
sa façon, sans aucun doute plus proche de Joubert, Chamfort ou même
Stendhal que de celle de Rousseau, il est bien un écrivain autobiographique.
Ses chroniques sont une manière de journal au fil duquel ce qu’il consigne
des autres et du monde tels qu’il les pratique le dévoile lui-même, en
quelque sorte de profil. Ce qui fait défaut à Chardonne dans la perspective
autobiographique telle que l’entend Borel, c’est le sens ou l’obsession de
l’aveu. Mais certes pas le culte affiné d’une nostalgie souriante. L’aveu chez
Chardonne est si feutré que souvent il passe inaperçu. Mais il est là
cependant, au détour d’une ligne, aussitôt gommé, ou déguisé, qu’ébauché.
La confession ne sera jamais affaire de huguenot. Entre Tolstoï et
Dostoïevski, Chardonne, s’il faut choisir, choisira le premier. Les fautes
chardonniennes sont bénignes, la vie est incertaine et les passions rarement
coupables. Tout au plus des erreurs, des emportements, des aveuglements
prolongés ou subits auxquels chacun de nous est menacé de succomber,
sans qu’il faille déceler là l’œuvre du Diable ou la main de Dieu. Si le
péché existe, il s’érode ou se dilue dans le cours héraclitéen du pardon. Ou
dans l’indifférence – la tolérance ? l’ironie ? – absolue du Temps.

*
Ne cherchons-nous pas tous un accroissement de notre être, Véra ? Mais
dans les limites du supportable, à chacun son rythme. S’accroître quand le
corps s’étiole, périlleux exercice. Je me borne à penser à ce blanc d’Obidos
que je goûte en écrivant ceci, il a très exactement treize ans, une vie de chat,
mais les chats en ont sept de vies, on sait cela, ils traversent la rue et les
voilà joueurs et mutins comme jamais. Nés d’hier en somme.
Parfois je m’efforce de croire que j’ai encore de belles heures devant
moi. Tous ces vieux vins miraculeux. Mon millésime n’était pas
prometteur : 1939, octobre, la drôle de guerre. On n’a pas vendangé grand-
chose. On mobilisait en vue d’autres récoltes, macabres. Vendanges
tardives. Il en reste une amertume, un goût de cendre sous la langue, les
vendangeurs nous ont versé l’abjecte cuvée dans le gosier, nous ne
retrouverons jamais la saveur de l’innocence. Je n’ai pas la manie des
anniversaires, encore que je me plaise à observer qu’Alphonse Allais est né
le même jour que moi. Pas la même année, d’accord. Mais c’est tout de
même une référence (pour lui, non ?). Alain Borer ne manque jamais de me
rappeler à l’ordre. Question dates, il s’y connaît. Mais il comprend que
j’aurais préféré naître avec Henri Calet. Ou naître Henri Calet, carrément.
J’aurais écrit Le Bouquet à sa place (et je l’aurais vécu), je serais
aujourd’hui devant Reine ou Jacqueline, et pourquoi pas Véra ? en train de
rêver à quelque nouvelle course d’obstacle, ou vente en bergerie. Lui boirait
de l’obidos ici, à Saõ Martinho, je crois qu’il aurait quelque chose à
raconter à propos du chat, du vin, des voyages, de Monsieur Paul, et de la
pluie qui déborde des toits. Mais je mélange tout.
Le chat se prénomme Vasco, il ne me l’a pas dit, je l’ai deviné.
L’exploration de l’univers est une belle chose, et nécessaire paraît-il. Les
façons de découvrir sont diverses et bouleversantes. En ce moment, Vasco
s’occupe du bouchon de l’évier, moi du bouchon d’une bouteille. Car celle
qui contenait l’obidos de treize ans s’est retrouvée vide comme la poche
d’un ivrogne au point du jour. Je rappelle que je suis un peu bourguignon :
quand mon verre est plein je le vide, quand mon verre est vide je le plains.
Oiro de Obidos. Vasco médite en face des cadavres de garaffas, à gauche
du frigo chanteur. Que peut bien signifier oiro ? Vasco se le demande. Moi
aussi. Il faudra questionner Daniel. L’or, dira-t-il. C’est que je prononce
mal. L’or d’Obidos, ce serait trop beau. La radio diffuse une stupéfiante
version de la Rhapsody in Blue : pour harmonica et orchestre. J’essaie en
général de ne pas abuser des adjectifs verbaux, mais pourquoi se priver ? La
littérature a ses recettes, comme la soupe, et surtout ses ficelles. Une de mes
ficelles : éviter si je peux les hi-han qui désignaient l’âne satisfait dans les
écoles rurales. Ce n’est qu’une coquetterie d’âne honteux. Bouleversant,
stupéfiant, j’aurais en effet dû m’abstenir ou trouver mieux. La grâce est
capricieuse. Je ne dispose au frais que d’un flacon de Tuella, un blanc sec
du Douro né, m’enseigne une minuscule étiquette, de l’heureuse collusion
de trois cépages – instructives les étiquettes, énigmatiques les cépages – la
malvasia fina (on peut comprendre), la códega et le rabigato (en toute
perplexité). Pour le coup, c’est l’ami Gillet, l’illustre ampélographe, qu’il
conviendrait d’interroger. Je me promets aussi d’aller y voir de plus près un
de ces quatre jeudis. Mais chaque chose à son heure. Je débouche. Vasco
détourne les yeux. Il a beau faire la moue, il n’a pas rechigné devant la
sauce au vin du lapin préparé par Véra, hier soir. C’est un nonante-trois. Au
nez le bouchon est fleuri. Catastrophe au fond du verre. Des arômes pas
francs, c’est ainsi qu’on se retrouve en plein bouquet. Débâcle moins
tragique, tout de même. Et puis, après le vénérable obidos, ma foi…
D’ailleurs, de quel droit je me permets de juger, aux aurores, après boire,
des vertus d’une inconnue sur sa mine un peu torve ? Aimer le vin, ce n’est
pas aimer par défaut. C’est aimer à tout prix. C’est aimer tout court. Aimer,
ce n’est pas s’emballer, c’est se décider. Il est temps de relire Denis de
Rougemont.
Sur mes genoux, Vasco ronronne. Le frigo aussi, mais pas sur mes
genoux. Je leur lis à tous deux, d’une voix que je m’efforce de rendre
intelligible, quelques lignes de cette histoire-ci, à propos de vin, de la
vocation d’explorateur des chats, et des talents de haute-contre des
réfrigérateurs portugais. Là-dessus Vasco me mord le doigt, agrippe mon
stylographe et déchire mon papier. Le frigo miaule et crache. À nouveau
nous voici, mutatis mutandis, en plein retour des caravelles. Enfin tous les
récipients du ciel balancent d’un coup leur contenu sur la rua da Vitoria.
Tout à fait la rue des Remberges, tu as raison.

*
Écrire, ce n’est rien ; s’écrire soi, c’est une autre paire de manches, pas une
aventure, ni un exploit. C’est sonner à sa propre porte avec l’idée que
quelqu’un va nous ouvrir. Évidemment, ça n’arrive jamais que quelqu’un
nous ouvre. Ce serait trop beau. Alors on reste là sous la pluie, devant sa
propre porte, « enfermé dehors » comme disait ma voisine à Rethel, toute la
vie.

*
Je te le dis, Véra : nous ne mesurons pas l’état de souffrance et de perdition
des autres. C’est vrai pour toi. C’est vrai pour moi. Alors il faudrait que je
me taise, que je te regarde vivre, que j’écoute tes silences. Que j’égorge le
fauve halluciné qui rôde en moi, ou le chien battu qui gémit.
Vasco s’est endormi sur mes genoux, il m’a laissé deux ou trois feuillets
consommables, j’en profite. Et son sommeil, et sa confiance retrouvée me
fournissent de bienheureux prétextes à écluser le douro blanc qui n’a pas
d’odeur (le bouquet !) mais joue somme toute assez scrupuleusement son
rôle de vin du matin, du petit matin. Les utilités si l’on veut. C’est bien ce
que je voulais dire. On a trop tendance à faire jouer au vin les inutilités. Un
jour il se vengera.

*
C’est partout, oui, partout la même mélancolie doucereuse, avec le clapotis
de la pluie sur le ciment granuleux de la petite cour, la nuit d’automne, le
chat perdu dans la contemplation de l’appareil électrique de chauffage, et ce
concerto pour violon de Mozart en sourdine, troublé par les étranges quintes
de toux du frigo, la lecture lente et triste, cher Antonio, de La Mort de
Carlos Gardel où toujours l’enfance inassouvie rôde au cœur des quartiers
dévastés de Lisbonne avec le souvenir des lauriers-roses, et puis le silence
des mots que je trace et des pensées vagues et de la rua da Vitoria, le silence
des maisons que l’amour abandonne au vent de novembre, puisque l’amour
s’en va comme il vient, locataire fantasque et destructeur. J’ai dormi tout le
jour, ou j’ai feint de dormir. Avant de me coucher, ce matin, j’étais monté
sur la terrasse, il y avait au levant, suspendus dans le ciel bleu pâle, trois
nuages en forme d’ailes de mouette au-dessus de l’antique carcasse de
moulin qui domine la baie. Le soleil a brusquement dispersé les mouettes
qui se sont évaporées sous mes yeux tandis que j’entendais les premiers
coups de maillet des charpentiers au faîte de la maison voisine, et que le ciel
inondait la colline d’une éblouissante et soudaine coulée de lumière
turquoise. Alors j’ai baissé la tête, j’ai eu envie d’aller traîner dans le
village, de boire un vin vert chez Manuel ou ailleurs, et j’y ai renoncé. J’ai
descendu l’escalier de la terrasse, je suis rentré dans l’ombre de la cuisine et
je me suis servi un porto que j’ai bu en grignotant un quignon de pain avec
du pâté. J’ai pensé que l’on pouvait juger du charme d’un pays à la saveur
de son pain, et que j’aurais aimé partager ce pain sous l’invocation du
sourire fragile du ciel, mais j’étais seul, et ton sourire à toi n’éclaire pas les
matins. J’avais toute la nuit durement trituré l’idée de ce livre qui doit
s’intituler Loin des geôles, auquel je n’arrive pas à donner forme en dépit (à
cause ?) de tous mes repentirs. Où est la grâce ? On est bien à l’abandon, à
la dérive, devant la tâche d’écrire, aussi vaine que « le vain travail de voir
divers pays » (mais cela n’est pas si vain). Il n’y a qu’un pays, celui que
nous portons en nous et qui se prête, en se refusant, à toute découverte.
J’ai mis très longtemps à m’endormir, comme toujours, ressassant à
l’infini les sempiternelles variations de mon impuissance. « Saudade,
palavra triste… » Et puis j’ai plongé dans le sommeil inquiet du jour,
ouvrant les yeux parfois sur les pointillés de soleil qui percent les volets
mécaniques, et les refermant avec une lassitude sans nom. Je t’entendais
confusément aller et venir en bas et des bouffées de musique montaient
jusqu’à la chambre, entre les abois de chiens et les passages de voix rauques
dans la ruelle et les bruits amortis des travaux de charpente. Quand je me
suis levé, c’était le crépuscule du soir. Nous n’avons pas échangé un mot.
Le chat, qui s’était éclipsé hier, était de retour. Lui m’a parlé, à sa manière
un peu languide. Je suis venu dans la cuisine, tu es restée dans la salle, et
puis tu es partie à l’étage, où je suppose que tu es couchée. Tu as laissé,
déployé sur la table, le plan de Lisbonne, comme pour mieux signifier ton
taraudant besoin d’ailleurs, de mouvement et de rumeurs. Et mieux
m’accabler ainsi de ton désarroi de promeneuse frustrée, de pauvre
compagne d’écrivain besogneux, de victime d’on ne sait quel funeste
destin. Demain, tu partiras pour Lisbonne, où je ne t’accompagnerai pas, car
je suis enchaîné à ce manuscrit qui me ronge.

*
Je vais dîner de sardines grillées chez Ralf, qui me parle d’Amstelveen, et
fait naître sans le savoir les images que je croyais anéanties de cette
Hollande où j’ai traîné mes guêtres de jeune homme, très jeune homme.
Sous les filets de pêche qui pendent aux poutres du plafond, nous devisons
en néerlandais tandis que les plongeurs sous-marins allemands qui se livrent
le jour à de mystérieuses chasses au trésor nous écoutent en buvant bière sur
bière. De l’autre côté de la baie les lumières de Salir do Porto scintillent.
Theresa remplit mon verre de vinho verde, Paulo n’est pas là ce soir, le
temps s’est peut-être arrêté, je vois la nuit venteuse de Hoek van Holland, le
rire ardent de Coby tout au bout de la jetée, les embruns qui perlent ses
boucles blondes, et ses mains qui relèvent lentement sa jupe jusqu’à
découvrir son ventre nu.

*
Chardonne a aimé le Portugal. Des pages qu’il lui consacre (en dehors de
Vivre à Madère), à vrai dire ce sont moins des pages que quelques lignes,
quelques mots même ici ou là, il conviendrait de tout citer. L’évocation
d’Obidos et de Nazaré dans Matinales : serait-ce donc là l’embarcadère où
j’ai, vers l’âge de quinze ou seize ans, décidé de ce long chemin tortueux
qui me mènerait ici ? « Je vous écris d’Obidos… C’est un lieu saint pour
moi, un centre de silence ; aucune voiture ne pénètre dans les couloirs de la
petite ville, pas de Vespa, les coqs même se taisent. » Et qui donc, sinon
Chardonne encore, m’avait déjà, sinueusement, paresseusement, conduit en
Charente ? Voilà l’étrange, la fabuleuse, la caverneuse puissance des livres.
Je n’aurais pas, va savoir, usé si loin mes semelles pour les yeux brûlants
d’une Tzigane. J’ai renoncé jadis aux appels des sirènes de Varsovie,
lorsque j’ai quitté sur un quai de gare du Nord la trop belle Lucina, sa voix
sauvage et rauque et son rire éclatant. Rien, ni personne, sinon l’auteur de
Chimériques, ne me destinait au ciel de Charente, aux rivages
d’Estrémadure.

*
Une jeune sœur de ma mère enseignait le solfège et le piano. C’était une
instrumentiste remarquable, à qui tout faisait peur, l’idée de l’amour, la
présence du public, l’approche et l’éclatement de l’orage. Elle n’a pas
enseigné longtemps, elle demeurait cloîtrée dans sa chambre sous les
combles, ou le salon de musique de la place des Vanneaux, elle avait
préparé dans la fièvre un grand concours, Reine Elisabeth ou Chopin, les
deux peut-être, auxquels elle savait ne jamais devoir participer, terrorisée
qu’elle était par la seule perspective d’un voyage et d’une audition. Ce doit
être une vieille dame aujourd’hui, mais je l’imagine toujours aussi belle,
avec ses yeux immenses et ses longues mains translucides.
Ma grand-mère me jouait du Bach, ma tante du Bartok, et c’est Bartok
cette nuit que j’écoute, les petites pièces pour enfants sur des thèmes
slovènes. Ce n’est que plus tard que j’ai connu Perle d’Eau, qui se rendait
au cours de solfège. J’avais le solfège en horreur, mais j’ai suivi Perle
d’Eau. J’ai donc assisté sans rien entendre aux leçons de ma tante, qui était
au désespoir lorsque je déposais sur le piano mes portées vides à la fin de la
dictée musicale.
Dans ce chef-lieu de canton désolé, tout au bout du monde, on pouvait,
peu d’années après la guerre, écouter Bartók ou Janácek. Je peux dire
comme Chardonne : «…Je sens toujours ce qui m’aurait manqué, quand le
goût me vient d’écrire, si je n’avais pas été enfant dans une petite ville. »
On savait aussi oublier la musique (ou l’enfermer au plus profond de soi,
précieusement) pour attendre au coin d’une place déserte une adolescente
aux regards avides. Que pouvais-je bien oser chuchoter à Perle d’Eau, mon
aînée de deux ou trois ans ? Les rues étaient si noires et si désertes, l’hiver,
que nous ne pensions pas à nous cacher si nous nous tenions par la main.
Paul V., que l’on appelait Petit-Paul, faisait le mur de son collège dans
l’espoir d’échanger un seul mot avec Perle d’Eau. Mais je ne te connais pas,
lui disait-elle en riant. C’est ainsi qu’un jour de neige et de silence,
consigné dans sa chambre, il s’est pendu.

*
Je confesse, Véra, que je suis habité d’une colère sourde à ton endroit. Je
devrais aussi reconnaître que je suis la cause, la seule, de cette colère. La
cause de ma colère, et de la tienne. Nous n’échangeons guère que des
ultimatums. Les déclarations d’amour sont peut-être toujours des
déclarations de guerre. Véra, tu es venue un soir frapper à la porte d’un
logis précaire, avec ton sourire lumineux et fragile qui m’a donné l’illusion
d’une autre vie. Il y a toujours la vie, et l’autre vie. Jamais il ne faudrait
parler de la vie, mais s’attacher aux seuls éclats du ciel qui révèlent une
beauté seconde, inaltérée. Or, c’est à l’existence mesquine que peu à peu
nous prêtons le flanc, malgré nous. Le regard fixe, hostile, aiguisé de
reproches épineux que tu poses aujourd’hui sur moi, avec cette persistance
dont tu ne peux, du fond de ton malheur fermement entretenu, que refuser
d’admettre la vanité, ce regard, si foncièrement étranger, me bouleverse (car
je suis sensible à la détresse, fût-elle complaisante) et m’exaspère, et c’est,
hélas ! bien là ce que tu souhaites. Je ne crois pas avoir connu pire épreuve.
Ce mutisme outrancier, outragé, outrecuidant, maintenant ce claquement de
porte. À l’enfant demeuré que je suis, rien n’est plus propre à enseigner la
révolte, en inoculant le désir noir du suicide.
Je ne devrais pas écrire ces choses, ni surtout, comme dirait un peintre, le
faire « sur le motif ». Nous sommes-nous aimés ? L’amour, c’est ce qui
tourne mal, c’est le silence et l’abandon, c’est la mort du soleil. Tu rêvais de
paix et d’alliance, comme si jamais j’eusse été celui qui les fonde et les
garantit.
— Alors, tu n’as plus rien à me dire ?
Je ne peux qu’écrire, et encore ! La vérité sera toujours ailleurs, fuyante,
avec son allure de serpent, son charme pervers de fille de Janus. Et ce qui
compte, ce n’est pas ma réponse ; ce que tu exiges, c’est obtenir de moi,
quelle que soit ma réponse, le prétexte et l’amorce de la répression.
Il faudrait que ces pages soient une réponse et que j’y raconte combien
tu souffres de ne voir plus en moi que l’ivrogne cafardeux et déchu dont les
emportements éclatent dans les rues de Lapa, au petit matin, parce que
l’univers se dérobe et s’écroule. Seul l’alcool atténue la migraine et prête un
sens au vertige ordinaire de la damnation. Nous serions heureux, crois-tu ?
si j’étais ce que ma faiblesse et mon trouble m’interdisent de jamais
devenir.
Or, je suis là, glacé, la nuque affaissée, les doigts tremblants, à la table
de la salle, devant la petite machine à écrire achetée à Caldas (on trouve
encore au Portugal des machines mécaniques portatives, pour des gens de
mon espèce, pathologiquement rebelles aux sirènes de l’informatique, au
miroitement des écrans, à l’imbroglio des touches, des gens comme moi,
des ahuris, tu n’oublies d’ailleurs pas, et tu as raison, et les occasions ne
sont pas rares, de fustiger ma maladresse et mon impéritie en matière
d’appareillage moderne ou de progrès prétendu), je suis là, et j’écris que je
suis là, j’ai écarté la machine qui, du reste, ultime ironie, ne respecte que
l’orthographe, les accents et la ponctuation portugais, j’écris dans le carnet
noir, j’écris sans fin l’agonie, la mort lente, la mort brutale, la souffrance, la
nausée, le deuil, j’écris que je suis incapable de me servir d’une lessiveuse,
de réparer une prise de courant, de changer un fusible, que je ne suis pas
fichu de repasser une chemise, de remplacer une bonbonne de gaz, de vivre
tout bonnement comme tout le monde, ou d’essayer au moins, j’étais là
mais tu es montée dans la chambre où je ne te rejoindrai pas davantage que
les autres nuits, alors je me suis transporté dans la cuisine avec mon tas de
papiers, mon carnet, le manuscrit raturé, surchargé, exécré de Loin des
geôles, ce livre qui exige de moi tellement de silence et d’éloignement et de
retraite en moi-même, et qui ne sera jamais qu’un fumeux récit dont tu diras
qu’il ne valait vraiment pas la peine d’en faire tout un plat, le vent dévale en
ululant la rua da Vitoria, tourne le coin, gronde en grimpant sur la terrasse
et siffle sous la porte qui mène à la courette, le chat dort, je t’entends aller et
venir, j’ai peur, oui, peur que tu surgisses à nouveau, j’en ai mal au creux de
la poitrine, j’ai trop besoin d’être seul pour m’écouter me plaindre comme
un veau, demain tu seras à Lisbonne, tu raconteras, ou tu te raconteras,
combien je suis un type infect, une crapule déguisée, et je l’écris dans le
carnet noir, je pleure la mort d’un voyage en automne et d’un amour qui
portait l’hiver en lui comme tous les amours et je ne voulais pas le savoir.

*
Je lis toujours La Mort de Carlos Gardel, à quoi sans l’avoir voulu je tisse
peut-être comme un contrepoint boiteux – aucune ambition bien sûr
d’ébaucher le pendant d’un tel livre. Je lis à défaut de pouvoir terminer le
chapitre auquel je travaillais la nuit dernière, et que j’espérais achever tout à
l’heure quand tu as entrepris de saccager le silence dont je suis
désespérément avide, comme si tu n’avais jamais lu une ligne de personne,
comme si tous les livres que tu as lus devaient te servir juste à m’empêcher
d’en écrire un seul. Mais s’agit-il bien de cela ? Vaine querelle. Je suis
injuste. Il faut que je m’immerge tout entier dans ma sanie, ma boue, ma
fange, ma bauge, ma soue, ma tombe, mes ruines, mon égout, mon dégoût,
ma solitude, appelle cela comme tu veux, ce n’est pas une pose, ce n’est pas
un artifice, ce n’est pas un plaisir, ce n’est qu’une épreuve maladive dont le
mal est l’unique remède. Il faut que je torture de la langue la dent cariée,
est-ce un crime ? On pratique sur soi je ne sais quelle biopsie dont on rêve
de tirer un enseignement douteux et nécessaire (croit-on). Et ne me parle
pas de masochisme ou de pareilles fadaises, ne me parle de rien, je t’en
supplie. Pas maintenant. Plus tard si tu veux, mais de grâce pas maintenant.

*
À Véra je dis aussi : écrire est une sale manie, comme fumer ou boire. Une
manie imitative (on imite les autres, avant de se plagier soi-même). Je
songe sérieusement à me soustraire à cette activité répugnante. Vais-je
réussir ? Les écrivains les moins doués sont aussi les plus têtus, les plus
aveugles, de vraies mules. Il serait temps que je me regarde un jour tel que
je suis. Et que je me taise. Serait-ce le bonheur ?

*
Ceci enfin : que ce n’est pas la vie qui rend sage, mais la lecture. Que ce
n’est pas la vie qui rend fou, mais la lecture. Diabolique, la lecture.

*
Midi sonne au clocher. La sirène enthousiaste des bombeiros répond.
Sirènes de Varsovie, vieilles lunes de Bilbao… Un grand rire jaillit de la
rue. Ensuite s’étale un silence d’une fraîcheur mémorable. Un silence
innocent comme celui des villages de mon enfance, quand la guerre s’était
retirée, que c’était dimanche, et que le ciel devenait cotonneux. Les maçons
du chantier voisin ont disparu avec le tintement des cloches, ils se sont
envolés avec elles. J’ai trop écrit ce matin, c’est néfaste de trop écrire.
Ajouterai-je que je ne crois plus à l’innocence du calme ? Toute apparence
de sérénité me paraît spécieuse, ou contrainte. Chardonne ? Il y a de
l’inquiétude chez lui, l’ombre, à peine soulignée, du désenchantement.
Nulle sagesse ne fleurit sans l’étincelle du doute. Il n’est pas l’écrivain
réactionnaire que tu dis, Véra, ce contemplateur « ringard » des mœurs d’un
passé qu’il inventerait à sa convenance. « Ma terre natale m’est toute
personnelle ; c’est ma création. » Voilà le secret, Dhôtel ne se serait pas
exprimé autrement. Le Chardonne sentencieux, je te concède qu’il existe,
mais il abrite un sceptique souriant, un voyeur même, non dénué de malice.
En vérité seule compte la musique, elle est le style même, et sa lumière.
« Ce bonheur (il s’agit du bonheur à Ronce, près d’Oléron). Ce bonheur,
qu’est-ce donc ?
« Je dirais : c’est bonnement la lumière. Ici, elle existe en soi, onctueuse,
teintée de nacre, comme indépendante des choses qu’elle éclaire ; lumière
vibrante des terres basses, pareille en Hollande ; un nuage brusquement
s’ouvre comme une fleur bleue ; beauté indéfinissable, telles ces nuances de
la vie, ces choses qui sont et ne sont pas, qui dépendent du regard : la foi,
l’amour, une vue spirituelle du monde. »
Un peu plus haut, il observait : « Grouper sous la même étiquette
économique et sociale Hong-Kong, Chicago et Marennes, c’est un non-
sens. » Je le crois aussi, au risque de passer pour rétrograde, en un temps où
comme jamais les sirènes (encore les sirènes, toujours les sirènes) du
« progressisme libéral » nous ménagent des félicités « informatiques » sans
nombre, et quelques crevaisons spectaculaires – mais on nous le cache bien.
Je feuillette Le Ciel dans la fenêtre, un de ces ouvrages qui régnent – de
droit divin si j’ose dire – sur le rôle de mon modeste équipage. Je sais plus
ou moins ce que j’y cherche, trois lignes peut-être où Chardonne définissait
à merveille, il y a trente-cinq ans, la menace qui pèse aujourd’hui sur le
Portugal. Ce n’est plus une menace, à vrai dire, le crime est perpétré comme
partout ailleurs, la finition du travail ne sera pas longue. On peaufine. J’y
reviendrai, dussé-je être taxé de scandaleux conservatisme. Du reste, dans
Matinales, Chardonne interroge Martine, une jeune fille retrouvée à Sintra :
« Il y a des gens qui ont pour idéal l’uniformité. Cela vous plairait ? »
Martine évite de répondre. La Fontaine l’aurait fait à sa place : « L’ennui
naquit un jour… » C’est dans les Contes, il me semble. La suite est
libertine.
Libertin, Chardonne, au sens où l’entend Isabelle Rabineau : « J’irai l’an
prochain saluer le Portugal, noble vestige… », promet-il dans Le Ciel dans
la fenêtre. Seuls les nobles vestiges ont du charme. Écrasé sous le béton
dans le Sud, affligé de toutes parts d’immeubles pustuleux, de chalets
zurichois et de cageots îledefranciens, le Portugal s’est institué la victime
consentante d’un assassinat du paysage auquel participe, avec une
ahurissante bonne humeur, le peuple tout entier. Je sais que je me répète,
c’est que je porte en moi cette plaie qui ne cesse de s’ouvrir comme le
sourire hideux d’un masque d’Ensor. Pendant ce temps, l’Alentejo se mue
en un sahara livré sans troupeau à l’imagination spéculative de quelques
propriétaires avisés. Qu’importe : « Quand on pourra traverser la Suisse en
trois heures, il n’y aura plus de Suisse », dit Chardonne. Remplaçons Suisse
par Portugal.
Bien. Je devrais nuancer. Le tempérament tour à tour nostalgique et
joueur, actif et nonchalant, du Portugais réserve de délicieuses surprises. Il
en réserverait, plutôt, si l’Olympe phynancier n’était pas ce qu’il est.
Sacrifier au Veau d’Or est dans l’air du temps. Est la règle du temps. L’écu
se chargera de nous concocter une misère plausible et quasiment
honorifique. Le Portugais est à la fois naïf et roué, j’ai cru comprendre qu’il
se fie à ces deux qualités pour perpétuer les fastes effets d’une résistance
passive propre à barrer la route aux cérémonies funèbres de
l’européanisation saxonne ou américaine. Les jours du mythique fromage
de serra sont comptés. Si je l’écris, c’est que j’espère ardemment,
absurdement le contraire.
*
Tentative de description d’un mal de tête. Toutes ces notes m’ennuient. Je
continue à écrire pour aller au bout de la nausée. C’est là, derrière l’œil
droit, que se trouve le siège d’une espèce de démence douloureuse. Il faut
s’arracher l’œil, le cuir chevelu, les nerfs.

*
Marcel Schwob enfant s’enfermait au grenier pour lire « en mangeant un
morceau de pain sec trempé dans un verre d’eau ». Que de charmes aux
enfances des « aventuriers passifs » célébrés par Mac Orlan. Je crois que je
faisais pareil, la nuit, lorsque, sur la pointe des pieds, j’allais écouter dormir
mes parents en collant mon oreille à la serrure de leur chambre, avant de
monter jusqu’au palier des mansardes, un livre et une bougie dérobés à la
main. Lire était l’activité clandestine et ténébreuse par excellence. Elle l’est
restée. Je levais les yeux et je voyais la lune apparaître entre deux nuages,
au coin de la lucarne. Les rayons glissaient sur la page d’où semblaient
s’élever comme un parfum les signes brouillés qui promettaient le bonheur
et le mystère. Je croyais inventer ce que je lisais. Aujourd’hui encore je ne
peux me défendre de penser que je suis aussi l’auteur des livres que j’aime.
« Le plus haut plaisir du lecteur, comme de l’écrivain, est un plaisir
d’hypocrite », avoue Schwob. « Le vrai lecteur, dit-il encore, construit
presque autant que l’auteur : seulement il bâtit entre les lignes. » C’est cela,
et je n’aurai rien bâti qu’entre les lignes, ce qui me paraît une assez bonne
façon de jouer à colin-maillard avec soi-même, et avec le monde.

*
le village descend du ciel
avec ses moulins démembrés
les balustres des toits les palmiers
et l’épicerie où l’on boit,
le village entre les ruelles
et la rua da Vitoria
dévale du ciel et se couche
en chien de fusil sur les bords
de la baie où l’on voit mourir

une à une les barques jaunes


et les amours et les soleils
et les images du passé
misérable et enivrant

*
Lisbonne. Ne pas oublier les fontaines de fumée, à chaque carrefour, dans la
Baixa. Pyramides sans cesse restaurées de marrons, de châtaignes poudrés
de blanc. Les effets de voix du crieur de loterie, muezzin de la déesse aux
yeux bandés. Je n’arrive pas à comprendre ce soir ce qu’il psalmodie. On
croit tout perdre à ne rien comprendre, mais qui sait ce que l’on gagne ?

*
Ces fumerolles, toujours, dans l’air chargé d’eau. La rage étrange des
vendeurs de résine, prétendue de canabis, ignoble caramel spongieux qui se
consume à toute allure, et ne vaut pas le prix d’un cornet de châtaignes.
Mais j’ai beau faire, leurs yeux chassieux me repèrent aux terrasses, et je
dois les traiter comme des mouches. Le lendemain, ils reviennent, lorgnant
ma boîte à rouler des cigarettes, refont le geste furtif et fourbe de la veille.
Comme s’ils ne m’avaient jamais vu, comme si chaque jour à la même
heure je ne les rembarrais pas avec le même sourire agacé. Mais je les
comprends, les pauvres types, ma barbe grise et blanche, mes cheveux sur
la nuque, mon allure de traînard qu’ils imaginent provisoirement fortuné les
trompent, et je ne suis pas assez dissuasif. Agacé, oui, dégoûté, mais amusé,
aussi. Or, s’ils savaient, ils n’oseraient plus me casser les pieds à l’heure où
je bois mon quatrième porto blanc, rua Augusta.
*
Les exemples foisonnent, de drames conjugaux silencieux, étouffés, dans
l’œuvre de Chardonne (toujours lui). L’existence, et la vie à deux
singulièrement, composent une suite ininterrompue de méprises, de
malentendus : dialogues de sourds où chacun ressasse des griefs
imaginaires, et s’aveugle sur sa prétendue condition d’opprimé. Les Varais,
Chimériques, Romanesques illustrent à l’infini cette double ascension. Et
cette série d’additions particulières se déroule exactement sur le modèle de
la suite arithmétique de Fibonacci, elle respecte un ordre aussi rigoureux.
Chacun des termes des malentendus successifs est la somme des deux
termes qui l’ont précédée. Cela n’est pas sans rapport avec le Nombre d’or,
ou la section d’or. Une telle règle d’harmonie, appliquée à la vie du couple,
devient la loi de la disgrâce et du désastre. Ironie du paradoxe. Vivre
ensemble, c’est, en dépit de toute foi, édifier des ruines. Ce que l’on croit
bâtir s’effondre, le terrain est mouvant. Toute union, mariage ou
concubinage qu’importe, s’avère être une transaction minée par un vice
caché. Le caractère léonin du contrat ne se révèle, hélas ! sous un jour
aveuglant que lorsque tout, la vie, l’amour, la mort, tout est consommé.
Alors, celle ou celui qui reste invente un roman nostalgique.
Dans Matinales, Chardonne écrivant à un ami lui fait « cadeau d’un sujet
de roman ». Il n’est pas indifférent que je le reproduise : « Il s’agit d’une
femme que tout blesse et chagrine ; elle n’est pas de nature stoïque et même
n’a jamais appris à vivre. Comme l’hiver a été long à Lille, le mari
l’emmène dans un pays de soleil. On décrira le voyage à la façon de
Huysmans : un calvaire pour la femme sensible. Enfin on arrive au pays du
soleil ; il y a un moustique dans la chambre ; la femme pleure. On pensera,
c’est une femme insupportable. Ne craignez pas de compliquer les choses et
les êtres. La vie est plus compliquée que vous ne pourriez l’imaginer. »
Chardonne propose que le mari soit banquier, il pourrait être assureur ou
ajusteur, c’est égal. « Ce bon mari, dans un loisir inaccoutumé, découvre sa
femme toujours meurtrie et triste. Il est peut-être la cause de ce malheur ;
peut-être un homme borné et insupportable. Il s’embrouille dans cet examen
de conscience si nouveau pour lui. C’est comme une faillite, chose grave
pour un banquier. »
« Le roman, dit Chardonne, finira selon l’usage : le banquier se tue.
L’endroit est indiqué et ce sera le plus beau de l’histoire : le cap Saint-
Vincent, l’extrême pointe de l’Algarve. »
Chardonne conclut sur une note joliment sardonique : « Indiquer le motif
du suicide : le banquier de nature impassible et bien disciplinée a eu pour la
première fois un mouvement d’humeur. »
Ce genre de « roman de fantaisie » n’a pas toujours le suicide pour
terme. C’est bien pis. Le mari et la femme interrompent leur voyage,
rentrent à bride abattue vers le nord. Au volant, le mari, affolé de reproches
cinglants et ineptes, force encore l’allure, et, dans la serra da Estrela si belle
qu’à chaque virage il conviendrait de s’arrêter pour admirer la montagne
verte, olivâtre et rousse, le ciel fantaisiste et les vallées où s’accroche la
vieille vigne, la voiture dérape et s’écrase en contrebas sur le tronc d’un pin,
le moteur ronfle encore, la femme crie, le mari se tait. La mort est moins
coûteuse qu’un divorce, qu’il aurait perdu car le code civil ne tient pas pour
une cause pertinente en ses articles 239 et suivants l’allergie aux
moustiques dans les chambres de pousadas.
III

LE VENT DU SOIR

L’automne que je possède


vraiment, c’est celui que j’ai perdu.
FERNANDO PESSOA.
Véra doit être bien loin ce soir. Je vais enfin pouvoir me souvenir. Les
premiers jours, la cheminée refoulait un peu. Il pleuvait. J’ai toujours aimé
la pluie, c’est une compagnie. À Lisbonne aussi, quelquefois, il pleuvait. Il
a beaucoup plu cet automne, les amis disaient cela pour nous consoler, pour
signifier que, diable, il ne pleut jamais autant d’habitude, en automne, à
Lisbonne. Pour Véra, c’était un peu triste, en effet, la pluie. Elle avait envie
de se promener, de monter et de descendre les ruelles grasses de l’Alfama,
de marcher sans souci des nuages, et de voir le grand jour, la lumière
assidue, la vie quoi.
Pour moi, le jour commence avec le soir. Avec le vent du soir, quand il
vient du Tage et colore la rumeur oublieuse de la ville basse. C’est le
premier soir que, de l’hôtel, j’ai téléphoné à Torcato. Nous venions
d’arriver. Lisbonne était là, présente et perdue sous les nuages, et surtout
présente à craquer dans l’impatience de Véra. Je n’ai pas compris, je n’ai
pas voulu comprendre, ou partager, cette impatience. Je suis une bête, Véra,
tu as raison. Lisbonne était en moi, mais si lointaine, au fond de ce passé
fumeux d’où ne surgirait jamais plus le jeune homme enchanté qui croyait
aux promesses des nuits. Tanger, Rabat, Lisbonne, Alger, que n’aurait-il
donné, ce jeune homme, pour vous conquérir et vous aimer ? Pour vous
détruire ? À chaque ville entrevue, et violée en secret, nous assignons le sort
de Carthage. Le passé s’effondre, Véra, comment pourrais-je accéder au
présent ? Sur le songe animé de Lisbonne tu façonnais notre avenir. Quand
déjà depuis toujours à mes yeux Lisbonne était engloutie.
Torcato nous a fixé rendez-vous près du Caïs do Sodre. Mais c’était le
lendemain. Le premier soir, nous nous sommes seulement trompés de
restaurant. Et, dans la nuit, nous avons rôdé jusqu’à Santa Apólonia, c’était
une vraie nuit noire, où les entrepôts désossés grinçaient doucement comme
de vieux corps de mendiants fourbus, ce n’est pas possible que cela soit
aussi Lisbonne, disais-tu, et sous les mots il y avait ce très faible
frémissement de crainte ou d’appréhension ravie qui composait la secrète
ritournelle inachevée du bonheur cette nuit-là, lorsque la gare a dégorgé ses
conscrits et ses marins écrasés sous le havresac, et que nous sommes entrés
dans l’ultime bar ouvert, tonitruant, graisseux, étourdissant, et c’était
comme si, tout à coup, la ville et la nuit entières s’agitaient entre les parois
d’une seule canette de bière, et voilà tout simplement où j’aurais égrené
jusqu’au lever du jour les heures qui précèdent l’agonie des naïades
dénaturées du Tage.
Sur la table gluante je n’ai laissé que la trace de deux ronds de verre
entrelacés, puis nous avons contourné les bords troubles de l’Alfama, où le
vieux gamin de jadis avait imaginé jouer la scène tragique des Amants du
Tage.
Maintenant, je viens de ranimer le feu. Parfois le feu se met à imiter la
pluie. Et c’est tellement juste que je sors vérifier. Mais aucune averse ne
crépite sur l’auvent. Les étoiles scintillent ainsi qu’il se doit, ce qui fait
osciller la montagne un peu comme quelqu’un qui dort debout. L’antique
souche d’olivier qui flambe entre les chenets tordus m’a joué son dernier
air, ou son dernier tour.
Et puis, je me demande si mon plaisir le plus intime (ultime ?) n’est pas
aujourd’hui que je suis là, dans le village désert, de faire la soupe, en
relisant, par exemple, Les Papiers de Jeffrey Aspern, car il me reste
quelques livres. Et du caldo verde pour longtemps encore, s’il ne gèle pas à
pierre fendre. J’ai déjà parlé de la soupe. Une soupe de fantômes pour les
fantômes que j’invite. Cependant, connaît-on jamais l’hiver ?
Attendre l’hiver est l’occupation de chacun, mais chacun cherche à
l’oublier. Il suffit d’un peu de bon sens pour ne jamais évoquer aucun
avenir.
Ici personne ne passe plus l’hiver. Le dernier habitant du village est mort au
printemps, j’occupe sa maison. On dirait qu’il avait tout préparé pour me
recevoir, mais ce n’est évidemment pas à moi qu’il pensait. Il était encore
jeune, la soixantaine, et son fils lui rendait visite cinq ou six fois l’an, quand
il le pouvait. Maintenant, il est en Hollande, au Danemark, ou plus au nord
même. Il m’a donné la clé, un de ses cousins m’attendait à Sátâo pour me
conduire ici. Je n’aurais peut-être pas trouvé seul.
Ce n’est pas vraiment un village, plutôt un hameau. En réalité ce n’est
rien du tout puisqu’il n’y a que moi. Aux beaux jours un semblant de vie se
réinstalle, m’a dit le cousin. Lui-même vient avec sa famille, on voit aussi
des jeunes, qui sont nés en France ou ailleurs, arriver pour les vacances, en
rêvant sans doute qu’ils retrouvent une vérité sensible, et la source d’une
mémoire torturée. Mais ils ne restent pas. La montagne, oui.
J’ai logé dans un élégant hôtel de Viseu. Il faisait un peu froid dans la
grande salle à manger, nous avons bu de bons vins du Douro pour nous
réchauffer. Je contemplais Véra, elle avait son sourire des premiers temps,
quand nous ne savions rien l’un de l’autre, et surtout pas que nous allions
vivre ensemble, et puis nous quitter un jour dans une petite ville au pied des
montagnes.
Le lendemain midi, Véra est partie, j’ai pris la route de Vila Nova de
Paiva, reconnu le cousin à sa moustache drue et sa calvitie, dans le petit
café de Sátâo que m’avait indiqué Manuel. Il y avait comme une sorte de
commisération étonnée dans son regard, et j’ai su que j’avais enfin
découvert la raison profonde du voyage. J’ai compris qu’il me demandait si
je comptais absolument passer Noël là-haut. J’ai répondu oui, et Pâques
aussi j’espère. J’avais envie de rire. Je pensais : j’ai des tas de choses à faire
là-haut, écrire à Geneviève, écrire à Véra, écrire à Perle d’Eau, mais je peux
également ne rien faire, n’écrire à personne, me contenter d’exposer mon
corps amaigri à la chaleur du feu, lire quelques lignes, fermer les paupières
pour endormir la migraine. Il n’est plus nécessaire que je boive afin de
donner au monde l’illusion que je suis vivant, ni que j’avale toutes ces
pilules pour affronter la lumière atterrante du jour, les pavés des rues, les
discours des uns et des autres, le triste et beau visage de Véra.
Ce que j’écris, je peux vraiment ne pas l’écrire. Tout est
merveilleusement indifférent. Je n’ai pas à régenter mes souvenirs, encore
moins mon existence. Rien ne m’est donné, rien ne m’est refusé. J’ai
franchement bien fait de m’arracher à la place Louvel, aux caisses de livres,
à la rengaine des habitudes, à l’exigeante déraison des « déplacements ».
On m’oubliera vite, j’espère être oublié déjà. Au voyage, il ne faut assigner
aucun sens. Partir, pour partir ? Même pas, surtout pas.
Je peux dire que j’ai bien aimé Lisbonne. Je ne regrette pas de n’avoir en
aucune manière exigé d’elle qu’elle se livre à ma curiosité. Je ne suis pas
curieux. Les monuments de Lisbonne, je n’ai fait que les deviner au
passage, derrière les vitres des taxis, ou d’une table de terrasse, exactement
comme si j’avais perdu ma vie à les côtoyer de la façon la plus naturelle, la
plus familière qui soit, c’est-à-dire sans les voir. Dans mon souvenir
Lisbonne et Istanbul se ressemblent comme deux sœurs. J’ai vécu à
Istanbul, je pourrais m’y diriger les yeux fermés. De même à Lisbonne. Je
suis en mesure de reconnaître un vin à ses arômes, Lisbonne à ses odeurs,
ou Istanbul. Cela est tout à fait dénué de conséquence.
Nous sommes arrivés les premiers au Bar Americano. Je l’ai tout de
suite reconnu, ce bar, avec ses bouteilles de vieux portos étagées le long des
murs jusqu’au plafond très élevé. Lorsque j’y buvais avec Amar, dans les
années lointaines, les bouteilles étaient déjà là. Et c’est là, un soir, que nous
avons trouvé à nous embarquer. Nous avons attendu l’arrivée de Torcato, en
vidant un porto blanc sec. Mes maux de tête et mon vertige secouaient la
silhouette du garçon, les alignements de carafes, et les épaules de Véra.
Je voudrais m’arrêter d’écrire et je ne peux pas, pas encore. Je voudrais
surtout m’arrêter de penser. M’arrêter de tourner en rond dans ma pensée. Il
est certain que depuis que j’ai quitté Véra, ou qu’elle m’a quitté, je la vois
mieux, et en même temps ce n’est pas elle que je vois ; ce que je vois, c’est
l’ombre de la montagne étendue sur le paysage indécis du soir, et sur mon
corps. Ce que je vois aussi, c’est la main fine et pâle de Véra, levant son
verre à l’entrée de Torcato dans le bar.
L’ombre de la montagne sur mon corps écrasé. La main de Véra qui
s’approche de la lampe et détruit la lumière. Mais ce n’est que très
lentement que je deviens aveugle. Je n’ai pas vu Geneviève morte, je ne la
verrai jamais morte.
Je n’ai pas vu non plus ta mère morte. Tu étais avec moi, c’était un vrai
Noël blanc, la neige commençait à répandre alentour le silence comme ce
soir, et tu étais une toute petite fille qui ne voulait jamais porter de robe, ni
jouer avec des poupées. Ensuite ta mort a fait de moi ce vieil homme effaré
qui regarde le feu s’éteindre, on ne sait où (le sait-il lui-même ?), très loin
de tout amour, au pied d’une montagne dont il ne connaît pas le nom. Peut-
être que les choses de la terre et de la vie ont simplement perdu leur nom.
C’est pourquoi j’ai tant de peine à te raconter ce qui s’est passé depuis ta
mort.
J’ai oublié quel jour de quelle année tu es morte. Était-ce il y a trois
ans ? Quatre déjà ? L’été, oui, cet été lourd et gras du Nord, avec ses ciels
tuméfiés qui écrasent les collines et les bêtes domestiques. Ta voix me
parvenait dans les rumeurs d’orage et je ne l’écoutais pas. Je me souviens
du soir où tes cendres ont été dispersées au vent d’un pays de crassiers et
d’usines dévastées, si prodigieusement étranger à la mer. Et je suis revenu
seul en Charente. Une nuit, Véra s’est décidée à frapper à ma porte. Il y
avait un heurtoir en forme de main, je n’aimais pas le son du heurtoir. Mais
je savais que ce ne pouvait pas être toi, et cependant je t’attendais encore. Il
me semble que j’avais envie de relire cette nuit-là justement le récit que tu
m’avais confié, l’histoire d’un jeune type qui décide de prendre le premier
train venu, débarque dans une grande gare, s’installe dans un autre train,
échoue au fond d’une province où il s’éprend d’un barman équivoque et
nonchalant, qui ne cesse de boire et de discourir des boissons comme s’il
s’agissait de trésors antiques. Tu verras, m’avais-tu dit, tu te reconnaîtras. Je
n’étais cependant ni tout à fait le fugueur ni tout à fait le barman ; l’un et
l’autre tour à tour peut-être. Et ce jeune homme (cette jeune fille ?) qui ne
se souciait que de sa propre disparition, ce barman de roman populaire qui
semblait détenir un secret dont il n’avait en réalité pas la moindre idée, ça
devait quand même ressembler à notre vie, je suppose. Les deux
personnages se rejoignaient ou s’égaraient dans l’effacement du monde.
Chaque jour le jeune type se promettait d’écrire à celle qu’il avait
abandonnée sans un mot d’adieu, mais qu’aurait-il expliqué ? En
compagnie du barman il arpentait les terroirs obscurs en quête de vins
inédits et de fabuleuses liqueurs, c’était des nuits qui n’en finissaient pas, et
des petits matins troubles et visqueux comme des apéritifs très forts et très
démodés. Le jeune homme ignorait s’il vivait encore, il avait changé de
nom, il avait changé de visage, il portait une barbe épaisse et les cheveux
longs et ses vêtements étaient en loques, une ombre se déplaçait à ses côtés
qui ressemblait à celle d’une enfant malingre ou d’une vieillarde bossue.
Mais la main de Véra s’était attardée sur le heurtoir, j’avais ouvert la
porte, et nous avions bu toute la nuit des vins pâteux en nous observant à la
dérobée, il y avait aussi d’autres personnages parmi lesquels un long
quidam maigre au nez coupant qui ressassait les pires inepties à propos de
la littérature et des femmes, alors que moi je me demandais si Véra venait
me parler de toi, de ces pays sombrement boisés où tu t’étais aventurée pour
ne plus revenir.
Véra me disait à Lisbonne : il y a trois ans que nous vivons ensemble, nous
n’avons pas de maison, nous n’avons rien, nous n’avons rien que des
chimères et tes idées de voyages qui n’en sont pas, et tous ces verres
d’alcool que tu vides, et quand je te parle tu n’entends pas, tu ne possèdes
même pas ta mémoire. Oui, je me souviens que Véra me disait cela car j’ai
quand même des souvenirs, et je sais qu’elle avait raison. Elle parlait ainsi
lorsque Torcato s’est assis à notre table au Bar Americano, elle parlait ainsi
lorsque nous avons louvoyé dans Lapa, où Torcato connaissait encore une
espèce de club ouvert, nous assurait-il, même s’il avait l’air fermé, je tenais
bien debout, je pouvais avaler durant des nuits et des nuits les margaritas et
la tequila que me servait Victor, ou que me servait aussi le second Victor
qui s’était à la fin mis en quête de porto blanc sec, une arme secrète et
redoutable lorsque se déclare le jour et qu’il est urgent de le combattre. À
Lapa, vois-tu, j’étais chez moi dès le premier instant, quand Victor
(premier) avait ri sous sa moustache aux crocs aigus, que la fanfare
mexicaine avait engagé le fer avec mon vieux cœur tout bardé
d’aguardiente, et que plus tard Manuel s’était mis à chanter pour nous seuls
qui survivions à la nuit son fado des montagnes.
Miguel le bavard et Fernando le taciturne et Francisco le fumeur éternel
penchaient la tête vers le comptoir et le poète José fermait les yeux pour
mieux voir défiler les images de son Mexique intérieur. Les bourgeois
minaudiers de Lapa s’éveillaient dans un monde où chaque geste offusquait
la splendide et révulsive présence du Roi disparu. L’alcool violent qui
consumait mon cerveau brûlait comme flambent les autodafés et les
prodiges. Enfin nous laissions à la garde des chats le Salsero sanglant pour
aller arroser de vin noir le caldo verde chez Victor (premier), qui vivait tout
au bout de l’impasse des Âmes.
Le feu grimace dans la grande cheminée, les araignées voyagent sur les
murs, la montagne gronde au fond de la nuit comme un chien qui rêve. Il y
a deux ou trois mois, à cette heure-ci, le crépuscule appliquait sur le Tage
une taie de brume sale. J’allais toujours attendre, au bar de Nino, dans la rua
Augusta, Véra qui terminait sa promenade. C’était aussi l’heure où ma tête
me faisait le plus mal, et la douleur appliquait sur mes yeux comme sur le
Tage une taie de brume sale. Je voulais le dire à Véra, mais je me taisais
toujours, je commandais à boire d’un signe de la main, je buvais, je fouillais
mes poches à la recherche de calmants inefficaces, d’analgésiques illusoires
et d’impossibles gris-gris. Maintenant encore je m’imagine que j’écris un
livre, à défaut de pouvoir t’écrire, mais ce n’est pas le livre qu’il convient
d’écrire, ni l’histoire qu’il faudrait raconter. La migraine tue les histoires,
déchire les livres, brûle les lettres d’amour ou de colère, et je ne suis ici que
comme une montagne qu’on regarde sans jamais savoir qu’elle se hérisse de
douleur, qu’elle gronde comme le chien malade qui rêve et n’en finit pas de
mourir. Rien de tout cela n’importe, ce que j’aurais dû raconter, c’est
seulement le golgotha dérisoire de la migraine, les trébuchements, les
titubements, l’hébétude, le vertige, et la montagne n’a pas de havre où
reposer, de mur auquel s’adosser, de ciel à qui se plaindre. Elle est
emprisonnée en elle, elle est sourde parce que tu la crois sourde et muette et
aveugle parce que tu la crois muette et aveugle. La montagne n’a rien à
raconter, rien que sa propre épouvante de pierre, il y a de quoi rire, elle est
sa propre statue du commandeur, et c’est une statue terrible avec toutes ces
têtes ou tous ces crânes comme des chancres ossifiés qui se bousculent,
mais la bousculade ne révèle que l’image fixe d’un intense et immuable
chaos, que faire de toutes ces têtes ? N’y aurait-il que moi qui les entende
crier ?
Oui, Véra doit être bien loin cette nuit. Peut-être aussi loin que toi. Aussi
loin que les livres que j’ai lus, que j’ai trop aimés, et que j’offre aux
flammes de la cheminée, aussi loin que cette presque silencieuse mélodie
que me jouait ma grand-mère et que je te chantais lorsque nous étions seuls
dans la maison misérable et lumineuse sous le marronnier. Dans cette
maison de la petite enfance où je ne t’ai jamais surprise à pleurer.
C’est fini, je vais attendre que le jour se lève, que la montagne s’éclaire,
que le feu s’éteigne. C’est difficile de dormir, je crois que tu es morte parce
que tu ne trouvais pas le sommeil. Moi, je réussirai. J’approche. Et je n’irai
pas au-delà.

FIN
Note de version

Édition numérique Fait Maison


Première version
Février 2018

Remerciements: Lagavulin 16 ans

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