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Collection « Raccords »
dirigée par Guy Astic

POTEM INE
et le cinéma halluciné
UNE AVENTURE DU DVD EN FRANCE
du mÊme auteur

Harry Crews, un maître du grotesque


K-inite, 2007 Maxime Lachaud
Reflets dans un œil mort : Mondo Movies et films de cannibales
(coécrit avec Sébastien Gayraud)
Bazaar & co, 2010

Redneck Movies. Ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain


Rouge Profond, 2014
POTEM INE
et le cinéma halluciné
UNE AVENTURE DU DVD EN FRANCE

Rouge Profond

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remerciements
Dès que j’ai commencé à travailler sur ce livre, j’ai été surpris par l’enthousiasme généré quant au sujet
que je souhaitais aborder et les questionnements qu’il soulève. Je tiens tout d’abord à remercier Occitanie
Livre et Lecture pour avoir cru dans ce projet et pour m’avoir permis de m’y consacrer pleinement grâce
à une bourse d’écriture.
Je remercie également la Cinémathèque de Toulouse pour leur partenariat et l’accès à leurs collections,
avec une pensée particulière pour Vincent, Dominique et Francesca au centre de conservation.

INTRODUCTION
Certains passages et entretiens ont pu voir le jour auparavant sous la forme d’articles pour les revues et
webzines La Septième Obsession, Obsküre, Atypeek Magazine et avoir-alire dont je remercie les rédacteurs
UNE AUTRE CINÉPHILIE
en chef, Thomas Aïdan, Emmanuel Hennequin, Christophe Feray et Frédéric Mignard.
« Voir des films, écrire et lire… je n’aurais voulu
Pour tout le temps qu’ils m’ont accordé, je remercie tous les interviewés, participants et contributeurs
rien faire d’autre. »
à cet ouvrage, qu’ils soient réalisateurs, critiques, éditeurs, musiciens, distributeurs, membres actuels ou
passés de l’équipe Potemkine. Je ne m’aventurerai pas dans une longue liste car ceux-ci sont cités dans le Dario Argento, Peur

C
corps du texte. Leur implication m’a beaucoup touché.
Je remercie également mes collègues de l’association À Côté avec qui nous organisons le FIFIGROT sur omment se constitue-t-on une cinéphilie ? Voici l’une des pre-
Toulouse. Ce festival de cinéma m’a permis de faire de belles collaborations avec Potemkine qui, je l’espère, mières questions qui a inauguré le livre que vous tenez entre les
dureront encore longtemps. mains. Comme beaucoup d’enfants nés dans les années 1970 et ayant
Je remercie également les photographes qui m’ont donné accès à de superbes clichés. Là aussi, leurs grandi à la campagne dans les années 1980, mon rapport au cinéma
noms seront crédités plus loin. s’est d’abord fait par la télévision, puis par la VHS quand les magasins
Ce travail a demandé beaucoup de déplacements sur la ville de Paris. Je remercie tou(te)s les ami(e)s de locations de cassettes vidéo sont arrivés dans les petites villes. Les
qui m’ont logé et ont supporté mes états d’âme : Pauline, Damien, Hervé, Emmanuelle, Fabrice, Yannick, salles de cinéma étaient bien trop loin pour pouvoir se payer le luxe d’y
Guillaume, Claire, Romain, Yann et Nieto. D’autres m’ont apporté une aide non négligeable : Marjory,
aller souvent. Enfant, je devais ainsi attendre que mes parents aillent
fidèle comparse qui a pu immortaliser en vidéo certains de mes entretiens, Vincent pour ses conseils de
lecture avisés, Florence qui a bien fait marcher l’imprimante de son bureau, Patrice et Stéphanie à Hors- au lit pour regarder les programmes qui m’intéressaient : le cinéma
Circuits, toujours là pour me commander des livres que personne ne cherche, Hakim et Fabrice pour leurs de minuit de la troisième chaîne, le ciné-club de la deuxième et tous
connaissances techniques… Et bien sûr, il y a les passeurs, éditeurs et passionnés qui m’ont donné l’envie ces longs métrages fascinants qui étaient diffusés en seconde ou troi-
d’aller vers un projet d’écriture comme celui-ci. sième parties de soirée : Freaks, Vampyr, Eraserhead, Les Prédateurs,
Pour le bonheur renouvelé que cela m’a apporté de travailler avec les éditions Rouge Profond après Carrie au bal du diable, La Traque… Des œuvres qui marquent, surtout
l’incroyable aventure Redneck Movies, je remercie Guy Astic, un éditeur et une personne pour laquelle j’ai quand on a moins de dix ans, et qui font vite comprendre le pouvoir du
la plus grande estime. cinéma, même sur un petit téléviseur, où la couleur peut être aléatoire
Il n’y a pas de cadeau plus intense dans l’existence que celui de rencontrer une personne qui nous inspire. et le son bien granuleux. Avec le collège, il est parfois arrivé que l’on
Pour toute la confiance qu’il m’a accordée et parce que de ce livre est née une des plus belles amitiés qu’il
ait droit à une sortie annuelle en salle, mais les choix des professeurs
m’ait été donnée de vivre, je dédie le présent ouvrage à Nils Bouaziz.
n’étaient pas toujours exaltants, même si je garde un très bon souvenir
Occitanie Livre & Lecture a accompagné l’auteur de cet ouvrage d’une séance d’Un chien andalou. C’est surtout lors des vacances en
par une bourse d’écriture (financement Région Occitanie, DRAC Occitanie) famille dans des stations balnéaires du bord de la Méditerranée que
je pouvais profiter des cinémas de plein air ou avec toit ouvrant, m’y
rendant seul et prenant des airs de grand pour éviter l’interdiction
aux moins de douze ans. De toute façon, il n’y avait rien d’autre à faire
si ce n’est boire avec les potes – j’ai toujours détesté les plages, les
maillots de bain et les chairs étalées au soleil pour ressembler à du
Les visuels et photogrammes illustrant cet ouvrage sont des documents d’exploitation
et/ou issus de collections personnelles.
rôti braisé. Du coup, je me reposais bien en journée et le soir j’allais
Tous droits réservés. découvrir sur grand écran des films aussi variés que Terminator, Blue
Velvet, La Mouche ou encore Le Bras de fer. Au moins, l’ennui estival
m’aura amené à vivre mes premières grandes expériences de salle – oh
la voisine qui vomit sa glace devant le film de David Cronenberg ! – et à
connaître le plaisir des discussions d’après projection.
© Rouge Profond, 2020
Dans ce contexte, l’arrivée d’un magasin de location vidéo dans
18, rue Granet, 13100 Aix-en-Provence la petite ville où j’allais au collège a été un bonheur inimaginable. Et,
www.rougeprofond.com plus que tout, l’achat d’un magnétoscope par mes parents. Toutes
ISBN 979-10-97309-33-6 ces jaquettes qui faisaient rêver, souvent très explicites, et ces films

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Introduction

interdits seraient enfin visibles. Que se cachait-il derrière des titres comme Cannibal cinématographique mais aussi sur le plan musical, littéraire, graphique, pictural ou
Holocaust, Massacre à la tronçonneuse ou Zombie ? Tout le monde en parlait mais photo­graphique. À dix-huit ans, je connaissais très bien Lucio Fulci, Brian De Palma
personne ne les avait vus. Dans la presse que je lisais à l’époque (Métal Hurlant, ou Tobe Hooper et j’avais lu tous les livres de Stephen King, J. G. Ballard, William S.
L’Écho des savanes, etc.), Jean-Pierre Dionnet et d’autres rédacteurs mentionnaient Burroughs ou Clive Barker, alors que je n’avais jamais vu un John Ford ou un Howard
tous ces films sulfureux qui ne passeraient jamais à la télévision et qui avaient l’air Hawks. La boulimie de découvertes a donc été liée d’emblée
incroyable (les John Waters, les Stephen Sayadian…). Enfin, tout un pan de cinéphilie à un environnement, un entourage et aussi des passeurs, des
allait s’ouvrir à moi. Même dans certains centres commerciaux du style Mammouth personnes qui transmettent. Avant de partir pour la grande
ou des enseignes qui ont disparu il y a belle lurette comme Mag 2000, on trouvait ville à dix-sept ans et de pouvoir enfin comprendre ce qu’était
des paquets à petit prix pour toute la famille : quatre VHS pour pas cher avec un un cinéma d’art et essai ou une cinémathèque, j’avais aussi fait
mélo pour maman, un porno pour papa, un thriller pour les enfants et une comédie la découverte d’un petit cinéma pas très loin de là où habitait
pour toute la famille. Parce qu’il faut bien le dire, les prix étaient loin d’être donnés, ma grand-mère et je regardais avec avidité la programmation
et comme me le soulignait le critique et cinéphile Philippe Rouyer, c’était une époque quand j’allais lui rendre visite. C’est ainsi que j’ai pu assister à
où il fallait choisir entre se faire offrir le permis de conduire ou un magnétoscope. Twin Peaks. Fire Walk With Me lors de sa sortie française et
Même les cassettes vierges avaient un coût, et j’ai ainsi chéri la toute première que à quelques autres pépites dans une salle toujours quasiment
j’ai pu acheter sur laquelle j’avais enregistré Sœurs de sang de Brian De Palma. Je n’ai vide, où l’érotisme à l’écran suffisait à inciter le seul couple
jamais compté le nombre de fois que j’ai vu ce film mais j’ai dû battre des records, le présent à passer à l’action en direct.
doublage des acteurs et les mélodies de Bernard Herrmann résonnent encore dans Devenu citadin, je passais alors pas mal de temps dans les
ma tête, après plus de trente ans. magasins d’occasion en essayant de trouver des pépites pour
Les vidéo-clubs et la VHS pour les personnes de ma génération ont représenté une bouchée de pain. Livres, vinyles, VHS, ma collection com-
une révolution. Car si les seuls cinémas auxquels on avait accès se trouvaient déjà à mençait à s’agrandir. De plus, vu la place que prenaient les VHS, on pouvait commen-
presque une centaine de kilomètres, les propositions étaient souvent commerciales cer une collection avec pas grand-chose. C’est alors qu’apparaît à la fin des années
et pas très attrayantes. Là, en revanche, c’était tout un monde inconnu qui se révélait, 1990 un nouveau format fort intéressant : le DVD. Des titres de films jamais croisés
et l’imaginaire était sollicité de la plus vive des manières. Même si les VHS n’étaient auparavant faisaient leur apparition, avec quelque chose de nouveau, ou du moins
que des boîtiers en enfilade avec une jaquette couleur glissée à l’intérieur, certaines qui était très rare avec la VHS : les suppléments. La qualité d’image était aussi très
ont marqué les esprits. Je peux citer pour exemple la collection de films d’épouvante différente de ce qu’on avait connu jusqu’alors, sans parler de cette possibilité de reve-
de René Château – « Les films que vous ne verrez jamais à la télévision » – qui faisait nir facilement sur une scène avec les menus et le chapitrage ou de choisir différents
juste frissonner quand on voyait cette phrase. On y trouvait notamment Zombie, sous-titres – car les VHS ne présentaient en grande partie que des versions françaises.
Maniac, Massacre à la tronçonneuse, La Marque du diable, La Maison de la terreur, J’étais un dingue de langues étrangères, donc voir les films dans la langue dans laquelle
La Chasse sanglante, Du sang pour Dracula, Chair pour Frankenstein, Inseminoid ou ils avaient été tournés était une joie. Déjà jeune ado, je guettais toutes les séries ou
Le Crocodile de la mort. Et les films étaient si souvent empruntés qu’il a parfois fallu films en VO à la télévision – généralement ces programmes passaient tôt le matin ou
des mois avant de pouvoir mettre la main dessus. tard le soir. Avec la VHS, une seule langue était proposée et parfois même les formats
Les émissions télévisées ont suivi ce phénomène. La chaîne La Cinq a été la plus des films n’étaient pas respectés. Dans le sillage de l’arrivée des ordinateurs portables,
perceptive, notamment avec l’émission Les Accords du diable animée par la sensuelle, le DVD aurait aussi cette autre utilisation pratique, celle de pouvoir être lu n’importe
inquiétante et toujours drôle Sangria, l’équivalent national d’Elvira. Toutes les sorties où. Sinon le principe restait le même qu’avec les cassettes vidéo, des boîtiers noirs
VHS dans le genre horrifique étaient passées en revue et cela faisait tellement sali- avec des jaquettes reproduisant en général l’affiche du film pour le recto et avec un
ver qu’on prenait des notes. De l’érotisme, du sang et beaucoup de fantasmes. Les petit texte au dos pour donner envie, accompagné souvent d’images promotionnelles.
livres de poche avaient bien compris aussi ce qui était en train de se passer. C’était Pourtant, mes premiers DVD n’ont pas laissé un impact aussi grand sur moi que
la grande époque de la collection « Gore » chez Fleuve Noir, « Épouvante » chez J’ai les VHS. Ce n’est que plus tard que cela se produirait. Même si certaines boîtes ont
Lu ou encore « Terreur » chez Presses Pocket. Bref, il y avait de quoi voir, de quoi commencé plus tôt, il faudra attendre le début des années 2000 pour que des éditeurs
lire et de quoi faire de beaux cauchemars. Le cinéma de genre était partout, et la sortent leur épingle du jeu et développent une vraie personnalité. C’est le moment
télévision commençait à se rattraper. De John Boorman à Stuart Gordon, on pouvait où Neo Publishing arrive avec sa collection de films Bis italiens et sa série d’avertis-
enfin acquérir une véritable connaissance de la diversité du cinéma, et de temps sements hilarants sur le verso des jaquettes (du style : « Attention ! Ce film contient
en temps se pointait au vidéo-club une référence allemande, russe, néerlandaise des scènes hautement choquantes où sexe et sang ne font qu’un. Nous déconseillons
ou même tchèque. Là, notre imagination était en éveil, la découverte infinie. Mais fortement sa vision aux mineurs, aux personnes sensibles, aux végétariens et aux
quels films pouvaient bien faire cet Andreï Tarkovski ou ce Jörg Buttgereit ? Nous ne membres du clergé » pour le film Emanuelle et les derniers cannibales) ou quand
tarderions pas à la savoir, et nous ne serions pas déçus du voyage… Bizarrement, il Carlotta publie son édition mythique de Salò ou les 120 journées de Sodome. Une
aura fallu l’âge adulte pour que je m’ouvre aux grands classiques du cinéma, comme nouvelle exigence se met en place, des présentations de plus en plus luxueuses, mar-
si ma culture s’était faite dans les marges dès le départ, non seulement sur le plan quantes et attractives. Le marketing des séries télévisées et du collector commence

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Introduction

alors à produire des objets de plus en plus inventifs, parfois très drôles. Les franchises En posant les cartes sur la table, il m’est apparu évident que ce livre c’était moi qui
et succès internationaux comme Alien, Blade Runner, Terminator, Saw, Harry Potter allais le faire et, en passant les éditeurs en revue, un seul pouvait porter un tel projet,
ou les séries comme Six Feet Under, The Walking Dead ou Game of Thrones font et cet éditeur était Potemkine.
des efforts pour proposer de vrais objets de collection à leurs fans. Le contenant Pourquoi cet éditeur et pas un autre ? Tout d’abord, depuis leur première paru-
s’adapte au contenu comme par exemple pour le coffret The Blind Dead Collection tion, Requiem pour un massacre d’Elem Klimov en 2007, ils ont su développer une
(Blue Underground, 2005) en forme de cercueil renfermant les films d’épouvante vision du cinéma cohérente, faisant la part belle aux grands formalistes, aux moder-
d’Amando de Ossorio. C’est dans ce contexte qu’émerge sur le marché des films un K nistes, aux mystiques et aux visionnaires, des esprits libres qui n’imposent aucune
inversé de couleur rouge pétard en haut à droite des jaquettes, un K qui me marquera limite à leur imaginaire et qui envisagent le cinéma comme un trip à tous les sens du
profondément et de manière indélébile. terme. Le fait qu’ils couvrent toute l’histoire du cinéma, du muet à aujourd’hui, m’a
particulièrement attiré, tout comme leur rapport aux avant-gardes aussi bien visuelles
que sonores – une dimension mélomane qui me touche fortement. En dehors de cela,
DES OBJETS ET DES HOMMES il y avait aussi tout l’univers visuel qu’ils ont su concevoir, une qualité graphique qui
« Le présent est mémoire et anticipation. » Henri Bergson en a aussitôt fait des objets de collection. Plus encore, Potemkine ne se réduit pas à
des éditions. C’est avant tout un magasin de la capitale sans réel équivalent, là où ont
Ce livre est né avant tout d’une envie de lecteur. Après deux anthologies sur des été instaurées il y a maintenant plusieurs années des rencontres entre cinéastes et
cinémas de la marge (Reflets dans un œil mort : Mondo Movies et films de cannibales spectateurs, un lieu d’échange, de discussions, où la passion se partage. Les barrières
en 2010, puis Redneck Movies. Ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain s’abolissent, et Potemkine s’est imposé aussi comme organisateur d’événements, d’ex-
en 2014), j’ai eu le désir de lire un volume qui aborderait l’histoire du cinéma non positions, de ciné-concerts, etc., en faisant passer le plaisir, l’amusement et parfois
pas par le biais du genre mais sous un angle singulier, celui des objets et de nos rap- aussi le délire avant tout le reste.
ports à eux dans nos parcours de vie et de cinéphiles. Toutes ces œuvres collectées Nous avons tous des souvenirs, des émotions fortes et intangibles liées à des
sur nos étagères témoignent de moments vécus ou à vivre, elles contiennent notre films, des sensations insondables qui ont jalonné nos parcours personnels. Certains
mémoire, passée et future. En fouillant un peu partout, je me suis rendu compte de films nous ont fait pleurer, d’autres nous ont fait frémir. Nous avons rejeté des univers
l’absence totale d’ouvrages abordant ce sujet. Dans mes recherches, j’ai pu découvrir et avons souhaité nous fondre dans d’autres. Nous avons rêvé, aimé avec eux. Rendre
quelques fanzines (notamment Lunchmeat), deux intéressants documentaires sur accès à ces moments et les faire revivre à travers des objets (que sont les DVD, Blu-
la VHS, Adjust Your Tracking : The Untold Story of the VHS Collection (Dan M. Kinem ray) relève pour moi d’une magie, d’une alchimie, d’autant plus quand ces choses
et Levi Peretic, 2013) et VHS Massacre : Cult Films and the Decline of Physical Media palpables sont fabriquées par de grands orfèvres. Et pour moi le travail de Potemkine
(Kenneth Powell et Thomas Edward Seymour, 2016)1, ainsi que des livres d’images demeure sans équivalent dans le monde de l’édition de films en France : de véritables
américains collectant des visuels de VHS comme VHS : Absurd, Odd, and Ridiculous objets d’art, conçus avec goût par des innovateurs, créateurs dans leur domaine, à la
Relics from the VHS Era (2011) ou encore VHS Video Cover Art : 1980s to Early 1990s brillance d’esprit peu commune.
(2015). Il existe également des sites Internet spécialisés qui s’adressent là encore aux Ce qui était fascinant dans ce projet c’est qu’il m’invitait à piocher dans mes
mordus de VHS. propres souvenirs, émotions liées à des films, archives de rencontres avec des réali-
Il est frappant de voir que non seulement aucun livre n’aborde le format DVD et sateurs (de David Lynch à Harmony Korine) et réévaluer ces ressentis dans le pré-
encore moins dans l’optique qui m’intrigue : celle de notre rapport à la mémoire et sent, d’où l’importance aussi de vivre une histoire qui se construit en même temps
aux œuvres des cinéastes. Même le très luxueux et onéreux Criterion Designs (2014) que l’écriture. Celle-ci s’est faite découverte permanente puisque la maison d’édi-
se contente de compiler trente ans de visuels du célèbre éditeur vidéo en remontant tion est toujours sur le qui-vive, aimant défricher et trouver des œuvres obscures
jusqu’à leur premier laser-disc en 1984. Cet aspect graphique est bien sûr intéres- ou des grands artistes oubliés ou à réévaluer sous de nouveaux angles d’approche.
sant mais il y a, selon moi, tant à dire sur le domaine que j’ai pensé qu’il fallait que Généralement les livres consacrés à des maisons d’édition littéraires paraissent quand
quelqu’un se mette à écrire un vrai livre sur une maison d’édition vidéo, considérer celles-ci n’existent plus et ont mis la clé sous le paillasson. Au contraire, ici ce qui
ce travail, l’envers du décor ou encore la beauté du geste qui consiste à faire entrer m’intéressait c’était de voir l’histoire se construire aujourd’hui, faire le pont entre un
dans une boîte l’intégrale d’un artiste. De plus, tous les livres précités portent en eux passé déjà très riche et un présent en évolution constante, percevoir l’énergie d’une
une nostalgie et ce qui m’attirait c’était de voir cette histoire du DVD se construire au machine en route.
présent, même si certains disent que ce support est déjà à l’agonie – le Blu-ray n’ayant Il reste étonnant pour moi qu’il n’y ait pas eu à ce jour plus d’ouvrages consacrés
pourtant pas remplacé le DVD qui reste le support no 1 aujourd’hui pour découvrir des à des maisons d’édition vidéo. Certaines ont acquis un véritable statut culte à l’inter-
films en vidéo2. Puis avec cette question de la mémoire, d’autres sujets apparaissaient, national : outre la collection Criterion déjà évoquée, citons Arrow, Eureka, Something
comme la perte, la disparition ou la transmission, toujours en lien avec les œuvres. Weird, Blue Underground, Vinegar Syndrome et tant d’autres. On ne peut nier en
France le travail d’excellence fourni par nombre d’entre elles : Carlotta pour les films
1. Plus tard, je découvrirai aussi le documentaire télévisuel Révolution VHS (2017) de Dimitri Kourtchine.
2. Comme le dit Joe Bob Briggs dans le documentaire VHS Massacre, le fétichisme culte qui entoure la VHS
de patrimoine et les coffrets, Re :Voir pour le cinéma expérimental, Blaq Out et ED
aujourd’hui est le même qui touchera le DVD dans quelques années. Distribution pour les joyaux obscurs, Malavida pour le cinéma tchèque et polonais,

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Introduction

Wild Side, Artus Films, Le Chat Qui Fume ou The Ecstasy of Films pour les films de fantasmatique qui nous dépasse et nous transcende. Personnage qui vit tellement le
genre et le cinéma Bis, etc. La liste pourrait être longue. Si ce livre se consacre à l’aven- présent qu’il en donne une sensation d’infini, il a aussi su utiliser ses parts d’ombre – et
ture Potemkine, il est aussi à prendre comme un hommage à toutes ces personnes l’image sombre, voire macabre ou cauchemardesque, associée à de nombreux films
qui cherchent à donner l’accès aux films au travers d’une approche exigeante, faite publiés le prouve – pour les transformer en un travail flamboyant, qui irradie autant
avec cœur et engagement. que Laura Palmer à la fin du film Twin Peaks. Fire Walk With Me.
Harry Crews et Nils Bouaziz sont pour moi des enthousiastes au premier sens du
terme, ceux qui sont possédés, chacun à leur manière, par la force divine, ceux qui
LE JARDINIER ET SES ROSES connaissent cette expérience mystique qui amène l’humain à se dépasser et à tou-
« Certains actes nous éblouissent, éclairent des reliefs confus, si notre œil a cher, le temps d’une vie ou ne serait-ce que pour quelques secondes, au sentiment
l’habilité de les voir en vitesse, car la beauté de la chose vivante ne peut être d’éternité3. Ce n’était donc pas un hasard si notre rencontre s’est faite sous le signe
saisie que lors d’un instant très bref. » de Werner Herzog dont tous les personnages sont de purs enthousiastes (Aguirre,
Jean Genet, Miracle de la rose Walter Steiner, Fitzcarraldo, Dieter Dengler…). Ce cinéaste, qui représente tellement
« Le jardinier est la plus belle rose de son jardin. » bien l’esprit de Potemkine, entre aussi pour moi en résonance
Jean Genet, Pompes funèbres avec Harry Crews. Les similitudes entre leurs œuvres sont
troublantes : leur fascination pour le grotesque, les handica-
Tous mes ouvrages jusqu’à présent ont été motivés par des rencontres. Tout comme pés, les nains, les sports extrêmes, les pasteurs arnaqueurs,
Jean Genet le souligne, les jardiniers, les visionnaires ont toujours eu ma préférence, la poétique du langage, les obsessionnels qui tentent d’échap-
ceux qui m’amènent dans des endroits inconnus jusqu’alors, ceux qui initient. Chaque per à leur statut d’humains. Chez l’un on avale une voiture en
manuscrit dans lequel je me suis investi a été une immersion totale dans un univers, pièces détachées (Car), chez l’autre on mange sa chaussure
que ce soit celui des bouilleurs de cru et des ploucs en salopettes du sud des États- (Werner Herzog Eats His Shoe). Ce jour de septembre, j’avais
Unis (Redneck Movies. Ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain), celui donc invité Nils Bouaziz à Toulouse, en compagnie du réalisa-
des rituels sexuels et funéraires les plus insolites de nos civilisations (Reflets dans un teur Sébastien Zaccoletti, afin de célébrer les dix ans d’exis-
œil mort : Mondo Movies et films de cannibales) ou celui d’un écrivain américain dur tence de Potemkine dans le cadre du festival dont je m’occupe
à cuire et son grotesque petit monde (Harry Crews, un maître du grotesque). Entre de la direction artistique et de la programmation de longs
analyse critique, travail anthologique, enquête de terrain et dérives poétiques, ces métrages, le Fifigrot. Nils avait alors choisi deux films de Herzog
Les nains aussi ont commencé petits (1970)
livres assez volumineux m’ont fait vivre des expériences uniques d’écriture, portées pour sa carte blanche, Les nains aussi ont commencé petits et
par la découverte permanente, les rencontres et l’exploration La Soufrière, précédés du film de Sébastien, Le Déclencheur de volcans. La séance
de mondes parallèles dans lesquels on peut projeter tant de fut assez éprouvante pour certains spectateurs qui sortaient juste pour respirer ou
soi-même. De la même façon, la rencontre avec le fondateur reprendre leur souffle, la farce macabre Les nains aussi ont commencé petits restant
de Potemkine, Nils Bouaziz, en septembre 2016 a été déter- toujours aussi dérangeante malgré les années qui passent. Nils m’a dit lui-même plus
minante. Je découvrais alors une personnalité incroyable qui tard que Herzog avait été comme un ami bienveillant qui avait fait en sorte que nos
amène à comprendre une démarche sans équivalent ailleurs routes se croisent. En somme, la force visionnaire du réalisateur allemand à la voix si
à mes yeux. De grands classiques du septième art à des titres singulière est celle qui a guidé en partie ce livre et qui fait écho aux autres artistes du
obscurs, le catalogue est non seulement d’une richesse infinie, catalogue : les fulgurances poétiques d’Andreï Tarkovski, les ambiances hallucinées de
mais il s’offre aussi comme un périple dans d’autres dimensions, Nicolas Roeg, les corps grotesques de David Lynch…
et cela passe par cette pensée personnelle du cinéma. Mais au bout du compte, c’est deux mois plus tard que la rencontre a vraiment
Avec la sensibilité d’un artiste, Nils Bouaziz développe par eu lieu, alors que cette idée de livre était en train de se creuser inconsciemment un
ses choix et sa propre définition du beau une ligne éditoriale à sillon dans ma tête. Ce n’aurait pu être qu’une simple journée à Paris qui finit dans un
la fois vaste et précise, où seul compte le besoin de partager et bar, sauf que ce n’était pas n’importe quel bar. Ce café avait été le théâtre de funestes
d’éveiller notre imaginaire. Gigantesque et aussi élégant dans attentats quelques mois auparavant. Le lieu venait de rouvrir ses portes mais l’am-
sa gestuelle qu’un danseur, il possède cette force d’inspiration biance restait post-apocalyptique, avec les impacts de balles sur le mur d’en face. La
et cette essence qui en font à la fois un personnage attachant et un maître d’œuvre musique de fond était de style latino et les gens dansaient comme dans un réflexe
charismatique qui me renvoie immanquablement à un autre personnage enflammé absurde face à la catastrophe. C’est dans ce contexte improbable que Nils m’a ouvert
qui m’a lui-même poussé vers l’écriture : l’auteur Harry Crews. L’épigraphe du livre que les portes de son monde intérieur, sa Weltanschauung. J’ai alors compris la profon-
j’avais consacré en 2007 à ce grand amoureux des freaks et des excentriques du Sud deur derrière ce qu’il appelle son « travail », mais qui est bien plus que cela. Avec son
était une citation d’Alain-Fournier : « J’ai aimé ceux qui étaient si forts et si illuminés
qu’ils semblaient autour d’eux créer un monde inconnu. » Tout comme Crews, Nils 3. Harry Crews avait écrit un petit livre en édition limitée en 1981 nommé The Enthusiast, qui servira de base à
Bouaziz a accouché au travers non pas de ses écrits mais de ses éditions d’un monde son roman suivant : All We Need of Hell (1987).

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Introduction

énergie sans bornes et sa volonté de partager ses rêves, il m’a rappelé encore une fois
Herzog qui disait dans le documentaire Burden of Dreams que ce qu’il craignait le plus
au monde c’était de devenir un homme sans rêves. Et c’est encore le souvenir de cet
auteur génial qu’est Harry Crews qui est revenu à moi, notamment sa définition de la
beauté. Selon lui – je le retranscris avec mon langage bien moins imagé et puissant que
le sien –, la beauté était un moment éphémère qui donne la sensation de l’immortalité
alors qu’on sait pourtant très bien que l’on va tous mourir. Durant ces quelques heures
dans ce troquet de fin du monde, j’ai senti que le temps se suspendait. J’ai surtout
compris que sans les passionnés, les passeurs, les artistes comme ceux que je viens
de citer, nous ne serions rien. Ce sont eux qui possèdent les clés pour entrer dans des
mondes qui nous aident à comprendre la complexité de ce que l’on vit. Et la magie
de la connexion entre les hommes est peut-être la transmission de cette mémoire.
C’est sans surprise que, le lendemain, j’ai souhaité me recueillir devant la vitrine
d’un libraire cher à mes yeux et qui m’avait fait découvrir tant de livres, tant de
mondes, et en compagnie de deux autres personnes passionnées que j’estime énor-
mément. Ce libraire c’est Jacques Noël qui avait fait d’Un regard moderne un lieu sans
pareil et qui avait accompagné tous mes livres précédents par ses conseils de lecture.
J’ai réalisé alors la chance inouïe que j’avais eue de connaître des personnes aussi
pures dans leur générosité. Étrangement, la soirée dans ce bar m’avait fait prendre
conscience qu’au sein de l’atroce peut naître la beauté et qu’une douleur partagée,
expiée sous forme rituelle, n’est pas la même chose qu’une souffrance solitaire, refou-
lée, surtout quand elle est liée à la perte de quelqu’un qui a été important pour nous.
Ce soir-là, de façon quasiment épiphanique, Nils m’a fait saisir l’évidence et la vertu
des rêves. C’est pourquoi on lit des romans, on va voir des expositions, on regarde
des films ou on écrit des livres comme celui-ci. « Life is but a Dream » disait le groupe
britannique Bauhaus en introduction du morceau « Exquisite Corpse ». Tel un des
acteurs sous hypnose du film Cœur de verre, j’ai alors su de façon prémonitoire que
j’allais suivre, du moins le temps de l’écriture de cet ouvrage, cet homme de l’ombre
qui avance toujours plus loin dans le monde des songes avec une fougue irrationnelle
et pourtant si palpable.
J’étais prêt à recevoir les roses du jardinier.

INSPIRATION ET CONTAMINATION
Il ne va pas être ici question des supports qui disparaissent et de l’importance du Exposition Kenneth Anger à la Chapelle des Carmélites
streaming aujourd’hui et de la dématérialisation. Le fétichisme est totalement assumé
et mon intérêt pour Potemkine m’a d’ailleurs amené à des collabo-
rations que j’ai commencées à mettre en place dès la fin de l’année en fonction des endroits où ils sont projetés pour retrouver la sensation spectaculaire
2016 avec Nils Bouaziz. S’il y a bien une chose que cette rencontre du médium cinématographique. Par exemple, nous avons pu faire une projection des
a éveillé en moi c’est l’investissement total et le partage. De fait, courts métrages restaurés de David Lynch dans le cinéma American Cosmograph
toutes ces réflexions m’ont incité à passer à l’action et à produire où, au cours de la diffusion, le lieu s’est transformé en théâtre (le cinéaste adore les
des événements qui non seulement questionneraient notre mémoire théâtres intimes) et une performeuse, actrice et contorsionniste, Helena Patricio,
mais reviendraient aussi à l’origine même du cinéma : un écran, un s’est imposée en héroïne lynchienne le temps d’un numéro de cabaret mi-glamour
lieu, l’histoire de ce lieu, une image animée, un son, un espace et un mi-étrange qui renvoyait lui-même aux projections du début du xxe siècle.
public. C’est en mêlant toutes ces données que la magie opère, le rite Avec un autre artiste du catalogue Potem­kine, Kenneth Anger, qui fêtait ses
se met en place. J’ai ainsi pu proposer des séances événementielles à quatre-vingt-dix ans en cette année 2017, nous avons choisi d’investir la Chapelle des
Toulouse, la ville où j’habite, où nous avons pensé avec Nils les films Carmélites, monument du gothique méridional, afin que ce riche décor de peintures
Inauguration of the Pleasure Dome à la Chapelle
des Carmélites, Toulouse

14 15
POTEMKINE et le cinéma halluciné Introduction

entre en écho avec le baroque et la dimension mystique des films du grand maître objets de collection. Il était d’autant plus intéressant pour moi d’écrire sur ce sujet
du cinéma underground étasunien. Pour le vernissage, nous avons ainsi projeté, en aujourd’hui que l’on parle de la crise du DVD et que les achats de lecteurs sont en
collaboration avec l’association Monoquini de Bordeaux, deux versions 16 mm du chute libre, le public préférant investir dans du multimédia. Les vidéoclubs ou lieux de
film Inauguration of the Pleasure Dome (un montage des années 1950 et un des ventes de DVD sont eux-mêmes considérés comme des anachronismes et beaucoup
années 1980), en donnant une réinterprétation accompagnée par la partition de d’éditeurs survivent grâce aux aides du CNC (Centre national de la cinématographie)
Harry Partch sur laquelle Anger aurait originellement monté son film4. En a résulté et grâce à la période de Noël. Cette notion d’éphémère m’interpelle, notamment
une symphonie moderne et primitive où les sonorités rappelant le gamelan se mêlent quand les fabricants maintiennent que la durée de vie d’un
aux incantations et odeurs d’encens. Un moment rituel qui rejoint cette fois-ci les DVD n’est que de quinze ou vingt ans a priori, tout en espé-
racines occultes du septième art et de l’acte de projection comme un spectacle de rant que cette affirmation soit fausse (et espérons qu’elle le
pure magie. soit). Malgré tout, l’édition est le seul moyen que l’on a trouvé
Ces événements entrent pour moi en résonance avec l’écriture de cet ouvrage et pour valoriser l’œuvre d’un artiste sur un temps considérable
ils la nourrissent. De la même façon, j’ai pu assister tout au long de la gestation de ce (bien plus par exemple qu’une rétrospective lors d’un festival)
livre à nombre d’événements organisés par Potemkine sur Paris et qui ont permis une et pour que le public puisse se l’approprier et puisse revivre à
immersion totale dans les activités de la maison d’édition : de la journée Twin Peaks volonté l’émotion que lui procurent certaines scènes d’un film.
à l’exposition des affiches des films de Tarkovski, en passant par les avant-premières Les questions d’accessibilité, de mémoire collective et indi-
de films, les rencontres avec des réalisateurs (par exemple Jan P. Matuszynski ou viduelle, de valorisation, de peur de la disparition, de doutes
Hicham Lasri avec lequel j’ai organisé une mini-rétrospective en septembre 2018), quant à l’avenir du support sont toutes importantes mais le
le tournage de suppléments et d’interviews. La dynamique a été contagieuse, faisant but de ce livre est avant tout de se pencher sur le parcours
de ce manuscrit une expérience particulièrement vivante. humain de passionnés et comment ils ont réussi à développer
une vision unique du cinéma.
Le volume que vous tenez entre les mains va, dans ce qui constitue la première
VERS UNE POLYPHONIE DE SOUVENIRS grosse partie, proposer non seulement un historique détaillé de la maison d’édi-
tion – et ce qui la différencie des autres – mais aussi une analyse précise de toutes les
La structure même du livre adopte au fur à mesure une forme de polyphonie. Mes lignes éditoriales mises en place depuis la parution de Requiem pour un massacre, pre-
souvenirs personnels laissent place aux propos de Nils Bouaziz et ses collaborateurs mière sortie vidéo qui a annoncé une bonne part de ce qui allait suivre (le mélange de
qui ont tous été majeurs dans l’histoire des éditions5, puis ce documentaire et de fiction, les films comme des expériences-li-
sont les artistes que l’on entend, leurs souvenirs de tournage, mite, le cinéma soviétique…). Mais le spectre de Potemkine est
avant de rassembler des paroles et anecdotes de passionnés. large, d’où la volonté de répertorier toutes les directions fortes
Ainsi se déploie une toile de pensées, de réflexions, d’histoires tenues au fil des années. Les différentes sous-parties (traitant
qui interagissent et inspirent. Si le rôle d’une maison d’édition aussi bien des œuvres les plus comiques et décalées que des
est la transmission de mémoire, tout comme Bergson dit de films les plus noirs et traumatisants), basées sur de nombreuses
nous-mêmes que nous sommes d’abord de la mémoire, ce livre heures d’entretiens, offriront une cartographie précise de l’uni-
s’en fera la retranscription tangible. vers de Potemkine dans toute sa diversité. Y seront abordées
Au bout du compte, si cet ouvrage prend pour base l’his- aussi la distribution en salles, l’organisation d’événements ou
toire et la réflexion sur le cinéma de Potemkine, les ques- la création d’objets. Ce travail presque ethnographique, à
tionnements soulevés sont bien plus larges. Si les éditeurs essayer de percer les mystères derrière une entité abstraite à
indépendants peuvent se payer le luxe d’une ligne éditoriale sa façon, permet d’offrir une perspective singulière sur le milieu
cohérente, contrairement aux grands groupes, leur force est du cinéma. D’une part, on donne rarement la parole aux per-
aussi celle d’avoir transformé des objets de consommation en sonnes qui se cachent derrière ces DVD et coffrets, qui pour Vampyr, ou l'étrange aventure
d'Allan Gray (1932)
Le Miroir (1975) certains s’apparentent à un équivalent de la Pléiade mais pour les films. D’autre part,
4. On retrouve des traces d’une correspondance en 1954 entre Harry Partch et Kenneth Anger. N’appréciant pas que sait-on vraiment de Potemkine mis à part ce logo rouge et les quelques films de
le film d’Anger, malgré l’insistance d’Anaïs Nin qui trouvait que les deux univers fonctionnaient parfaitement, Partch
refusa que le cinéaste utilise sa composition Plectra and Percussion Dances. La musique de Harry Partch finira par la collection que l’on a chez soi ou qu’on a empruntés à la médiathèque ? C’est en
n’être officiellement utilisée que dans un seul film : Enquête sur une passion, de Nicolas Roeg, édité également par creusant que l’on s’aperçoit que quelque chose de très fort transparaît, une foi et un
Potemkine. besoin de penser l’histoire du cinéma et le monde autrement.
5. La rencontre avec Benoît Dalle a été déterminante et la collaboration avec agnès b. également, sans compter
le travail et l’investissement sur les éditions de Noémie Moreau, Pierre Denoits, Natacha Missoffe, Nicolas Giuliani, La deuxième grande partie, et le cœur de l’ouvrage, s’intéressera aux sorties les
Chloë Sallit mais aussi des graphistes Guillaume Chabaud ou Laure Boivineau et d’un grand nombre de personnes – il plus emblématiques, les coffrets bien sûr mais pas que. Plusieurs dizaines de films
serait aventureux de se lancer dans une liste, de peur d’en oublier. Certains n’ont fait que des courts passages au
sein de Potemkine mais en parlent comme d’une « expérience fondatrice », notamment Mathieu Berthon, créateur
seront analysés et critiqués, accompagnés parfois de la parole même des réalisateurs
de la société de distribution et de production Météore Films, pour ne citer qu’un exemple. (recueillie lors de divers entretiens) afin de mettre en avant le processus créatif mais

16 17
POTEMKINE et le cinéma halluciné

aussi de faire circuler la parole entre artistes et spectateurs. Lynch, Tarkovski, Roeg,
Herzog, Von Trier, Mekas, Dreyer, tous y passeront. Plus encore, cette section cher-
chera à définir la singularité de Potemkine dans son approche même du cinéma vision-
naire. Je parlerai plus loin d’un « cinéma hypnagogique ». L’historien de l’avant-garde
américaine, P. Adams Sitney, avait dit que le personnage de Cesare dans Le Cabinet
du docteur Caligari (le film le plus ancien du catalogue) s’était propagé dans le cinéma

LE MYSTÈRE
visionnaire américain des années 1940-1950 pour créer ce qu’il appelle le « cinéma

PREMIÈRE PARTIE
de transe psychologique ou psychodramatique ». Les exemples purs de ce cinéma
seraient les premiers films de Kenneth Anger (surtout Fireworks) et de Maya Deren

DU INVERSÉÉ
(Meshes of the Afternoon, At Land). Des films où les cinéastes deviennent des dor-
meurs somnambules qui errent dans des architectures oniriques, projections de leur
inconscient… Cette figure du somnambule et du rêveur est tellement importante dans
tout le catalogue Potemkine (Vampyr, Holy Motors, Les Innocents, Nostos : Il ritorno,
Nosferatu ou Cœur de verre de Herzog, David Lynch, etc.) que cette idée d’un cinéma
entre la veille et le sommeil m’a semblé appropriée pour retranscrire au mieux la
pensée du cinéma défendue par la maison d’édition. Les « films de transe » ou films-
trips constituent non seulement la majeure partie des sorties mais ils contaminent
aussi des auteurs que l’on n’aurait pas associés à première vue à cette approche non
naturaliste du médium.
Afin de développer mon approche de la question mémorielle, j’ai fait le choix
dans la troisième grande partie de laisser la parole à d’autres personnes ayant croisé
la route de Potemkine, évoquant des souvenirs personnels, drôles ou tendres, liés à
tous ces longs métrages qui les ont marqués. Il était pertinent pour moi de m’effacer
derrière d’autres parcours de vie afin de soutenir mon propos. Certains intervenants
m’ont envoyé des textes très écrits mais, pour la plupart, j’ai recueilli leurs voix de
façon brute, orale, lors de rendez-vous téléphoniques ou organisés dans des lieux
publics. Cette pratique collait avec mon envie de voir en quoi un film peut rester dans
un coin de notre mémoire au quotidien ; malheureusement cet ouvrage n’est pas
sonore mais j’espère que les retranscriptions donneront une idée de l’enthousiasme
avec lequel les personnes se sont replongées dans leur passion pour des œuvres qui
ont, pour certaines, laissé une empreinte indélébile sur leur parcours de vie.
Une sélection des plus beaux visuels (dont des versions alternatives et inédites)
et une liste complète du catalogue – disponible nulle part ailleurs – seront fournies
afin de satisfaire les âmes de collectionneurs. Il est aussi à préciser que les illustrations
joueront un rôle important tout au long de ce volume. L’éditeur nous donne accès à
une très riche iconographie afin que l’écriture puisse se mêler à la poésie des couleurs
et des formes. À cela s’ajoutent les documents trouvés dans les archives de la ciné-
mathèque de Toulouse. L’immersion sera totale et, au bout du parcours, peut-être
saurons-nous si tout cela n’a été qu’une hallucination, qu’une rêverie ?

18
« Nous habillons nos sentiments de mots, nous essayons d’exprimer
avec eux le malheur, la joie, l’émotion, et tout ce qui est au fond
inexprimable. Roméo disait à Juliette des mots merveilleux, choisis,
expressifs, mais traduisaient-ils seulement la moitié de ce pour
quoi son cœur était prêt à éclater, de ce qui lui coupait le souffle,
et qui amena Juliette à tout oublier en dehors de cet amour ? Il
existe un autre langage, une autre forme de communication : c’est
celui des sentiments et des images. Ce rapport aide à transgresser
l’isolement, à abolir les frontières. La volonté, les sentiments, les
émotions, voilà ce qui supprime les obstacles entre les gens, qui se
trouvaient de part et d’autre d’un même miroir, d’une même porte.
Les limites de l’écran sont repoussées, et le monde qui était séparé
de nous nous pénètre, devient réalité. »
Lettre d’une spectatrice du Miroir
citée par Andreï Tarkovski, Le Temps scellé

« Qu’est-ce que la poésie ? Une expérience exaltée ? Une émotion


qui danse ? Un fer de lance dans le cœur de l’homme ? Nous
sommes invités à une communion, nous réduisons notre volonté à
néant, nous nous dissolvons dans le flot de ses images, nous vivons
une expérience. »
Jonas Mekas, Movie Journal

La Boutique Potemkine
(30, rue Beaurepaire, 75010 Paris) E n janvier 2006, un nouveau magasin voyait le jour au 30 rue Beaurepaire dans
le Xe arrondissement de Paris : Potemkine. Un nom aux consonances russes et
révolutionnaires, un K inversé bien rouge rappelant l’esthétique constructiviste, un
mot simple aussi qui faisait écho, pour tous les amateurs de musiques expérimentales,
au catalogue de vente par correspondance Metamkine. Ouvrir un magasin indépen-
dant de ventes de DVD était un pari un peu risqué en cette époque où le télécharge-
ment commençait à aller bon train. Et pourtant le succès a été au rendez-vous, ce
qui a poussé Potemkine à se lancer dans l’édition DVD – et devenir l’un des labels les
plus recommandables du genre – puis la distribution et à présent la production, tout
en cherchant à garder l’esprit défricheur et exigeant qui a fait sa marque de fabrique.

LÀ OÙ NAISSENT LES CIGOGNES


À l’initiative de cette aventure folle se cache une personnalité unique : Nils Bouaziz. Né
le 9 juillet 1978, fruit de l’union d’une mère suédoise et d’un père français, il grandit
dans la campagne isolée de Goupillières dans les Yvelines, à côté du zoo de Thoiry, où
il se découvre dès sa jeune adolescence une passion pour la musique et le septième

21
POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

art. La télévision et la VHS joueront un rôle important dans la construction de sa Solaris (Edouard Artemiev), Eraserhead (David Lynch et Alan Splet), etc. Un autre
cinéphilie. Adepte d’abord de jeux vidéo, il se met en parallèle à explorer la collection aspect passionnant est cette volonté de proposer des accompagnements modernes
de films enregistrés par son père. Parmi ceux-ci se trouvent de nombreux westerns, aux classiques du cinéma muet, souvent de très grande qualité, apportant de nou-
les films de Howard Hawks, Anthony Mann, mais aussi un long métrage qui deviendra veaux éclairages sur des œuvres que l’on pensait connaître : In The Nursery pour Le
une vraie obsession : « Le film que j’ai le plus vu dans ma vie c’est Le Jour où la Terre Cabinet du docteur Caligari, Joakim pour La Chute de la maison Usher, Thomas Köner
s’arrêta de Robert Wise. C’est un film fondamental pour moi. Wise était un réalisateur pour Faust, Zombie Zombie et Del Rey & The Sun Kings pour Le Cuirassé Potemkine…
très étonnant, qui faisait à chaque fois des films différents, mais avec beaucoup de De l’industriel de Throbbing Gristle et Cabaret Voltaire (les films de F. J. Ossang) aux
subtilité. Et quand il s’attaque à la science-fiction, il fait un film qui plaît aux gens qui compositions de Harry Partch (Enquête sur une passion de Nicolas Roeg) ou au psy-
n’aiment pas le genre. Le robot est très minimaliste, très rond, on est presque déjà chédélisme halluciné de Bobby Beausoleil (Lucifer
dans 2001, l’odyssée de l’espace. Le sujet a aussi une dimension très réaliste dans la Rising de Kenneth Anger), du shoegaze et de la
façon dont il est amené, avec des préoccupations écologiques. En gros, les extrater- dream pop (Mysterious Skin, Les Rencontres d’après
restres venaient dire aux humains de se réveiller. À l’époque, cela me parlait. Mon minuit) au hip hop (Freestyle : The Art of Rhyme,
Nils Bouaziz (2017)
père l’avait en VHS et je l’ai vu un nombre incalculable de fois. Il y avait quelque chose West Coast Theory), Potemkine pourrait être autant
de proche de La Quatrième Dimension, que j’adorais aussi. Cette série est d’ailleurs un label musical, et on ne serait pas surpris de les voir
peut-être mon premier chemin de cinéphilie. Mon père les enregistrait et je les voyais un jour publier du vinyle, d’autant plus qu’ils ont déjà
en cassettes aussi. C’était fascinant et angoissant pour moi. » accompagné certains DVD par des CD audio.
Ainsi commence un long parcours de découvertes qui passe aussi par la chaîne Nils est d’ailleurs clair sur le sujet : « Les moments
Canal +. Nils y enregistre les premiers David Cronenberg, Paul Verhoeven ou Ridley où j’ai été le plus épanoui, dans le cadre d’une acti-
Scott. Il découvre ainsi le cinéma de genre et, comme un bon nombre d’adolescents, vité du quotidien, qui peut être professionnelle, c’est
n’est pas indifférent à l’univers de La Guerre des étoiles, même si ce n’est plus du tout quand je faisais de la musique, tout seul avec mon
le cas aujourd’hui. Pourtant, ce sont les grands cinéastes classiques qui vont le faire casque dans mon home studio. Là je vis. Je sais pour-
vibrer et le happer dans leurs univers. Grâce au home cinéma parental, il enchaîne les quoi je suis en train de faire ce que je fais. » Même
visionnages et se fait sa culture par le biais du DVD dès la seconde moitié des années s’il est difficile pour lui aujourd’hui de continuer cette
1990. Puis il faut bien le dire, au bled on s’ennuie ferme et c’est compliqué de trouver pratique, il demeure un musicien-poète. L’une de ses
des gens dans le même délire. Avec trois têtes de plus que tout le monde et de grands idoles reste Miles Davis et de tous les instruments
yeux rêveurs, Nils rentre dans des univers parallèles en découvrant les classiques de qu’il a pu toucher plus jeune, il avoue que la trom- Solaris (1972)
Hitchcock, Kubrick, Lynch ou Tarkovski. pette était celui qui lui parlait le plus. Du jazz et des fusions qu’a pu faire Miles Davis
Arrivé à Paris au début des années 2000, il se lance d’abord dans l’aventure du au début des années 1970, il retiendra une écoute de ce qui l’entoure, une recherche
label de musique électronique Tigersushi avec son frère Joakim, mais encouragé par libre d’harmonies nouvelles, tout en assumant les fausses pistes et les vertus de l’ac-
son père et motivé par le manque qu’il ressent quant à son amour du support DVD, cident, les rencontres impromptues. Le jazz de Nils se dirigerait vers les musiques
il ouvre les portes de sa propre boutique indépendante. Aujourd’hui, certains des tribales, électroniques, mystiques, explorant les états altérés de conscience pour en
artistes qui ont compté le plus pour lui – Herzog, Lynch, Tarkovski, Epstein… – se tirer une meilleure connaissance de soi. Des improvisateurs, il garderait aussi un rap-
retrouvent dans le catalogue Potemkine, avec des éditions coffrets qui ont fait date. port à l’instant : il fait, il agit. Il est d’ailleurs déstabilisé quand on l’amène à un regard
Comme un rêve de gosse devenu réalité. rétrospectif : il s’étonne que l’aventure Potemkine ait pu durer si longtemps.
Nils parle d’ailleurs de tous ces cinéastes comme d’amis proches. Ils font partie Le statut même de patron avec des employés crée des dissonances en lui, parce
intégrante de sa vie et pour mieux cerner les lignes directrices de la maison d’édition qu’il reste fondamentalement ce jeune garçon rêveur, tourmenté car trop sensible.
et l’esprit Potemkine, il est nécessaire de faire connaissance avec la pensée de la Il évoque ainsi le premier souvenir fort de sa vie comme un trauma : ce premier jour
personne qui se cache derrière. Potemkine reste la vision d’un seul maître d’œuvre, d’école où il est revenu en pleurant vers sa mère, comme s’il n’était pas encore prêt
épaulé au fil des ans par tout un tas de collaborateurs et d’associés. Avec une sensi- à se confronter aux affres du monde extérieur. Une personne a laissé une empreinte
bilité affirmée pour les films-trips, Nils pourrait revenir sur chaque moment fort de forte sur sa vie, et il porte en permanence un collier qu’il lui a offert autour du cou
son existence en invoquant des films, des musiques et des artistes. Pour qualifier comme un grigri vaudou. Cet homme, c’est son grand-père paternel : « Il a posé sa
son parcours, on pourrait utiliser le même titre que celui du documentaire sur David marque sur tous les aspects de ce que j’aime. Il a eu plein de métiers différents. Il a
Lynch qu’il a sorti en salles et édité : The Art Life. été photographe, magicien. Il a tenu une salle de cinéma à Limoges. C’était aussi un
Le fait même que Potemkine fasse suite à une expérience de plusieurs années conteur, à l’ancienne, à l’africaine. Rien n’était écrit, tout était improvisé, recréé. Il
dans le milieu musical n’est pas anodin et constitue l’une des particularités les plus avait inventé un conte où il y avait des personnages inspirés par des bandes dessinées
fortes des éditions. On pourrait traverser les avant-gardes sonores du xxe siècle en mais surtout par son imagination, le mec au couteau, celui qui draguait les filles, etc.
se baladant dans le catalogue. Certaines bandes originales ont profondément marqué C’était une histoire permanente, qui a duré toute la vie. À chaque fois qu’on le voyait, il
tous les amateurs d’expérimentations électroniques : Les Innocents (Daphne Oram), racontait de nouveaux épisodes qu’il improvisait. Quand j’ai commencé à m’intéresser

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

au cinéma, mon père me disait que je devrais l’enregistrer mais mon grand-père ne bon moment. Je passais devant tous les jours et puis à un moment je me suis dit : “Ça
voulait pas. Il y avait quelque chose de proche des Mille et une nuits dans cette his- y est, je suis prêt !” Je l’ai vu en étant à 100 % dans le film. »
toire qui n’en finissait plus, très dense, avec des tas de personnages. Et il avait tout C’est durant ces années-là que la boulimie du DVD s’empare de Nils. Toutes ses
inventé. En même temps, il était graphologue, interprète de rêves, médecin mais pas économies y passent : « J’habitais assez loin de Paris pour ne pas pouvoir aller au
de ceux qui te soignent juste un rhume, et tout ça en 100 % autodidacte. Une autre cinéma facilement et finalement ma passion du cinéma a correspondu avec l’arrivée
dimension assez mythique de mon grand-père c’est qu’il n’a jamais eu de papiers du DVD, à la fin de mon adolescence. J’étais un gros consommateur. C’était assez révo-
français. En France, officiellement, il n’existait pas. C’était une espèce de magicien de lutionnaire d’avoir une telle qualité d’image, avec des bonus.
la vie. Je parlais de mes amis artistes que je n’ai jamais rencontrés, mais je pense que C’était un support magique et ça le reste. On pouvait vraiment
j’admire mon grand-père plus que Tarkovski encore. Et Dieu sait si j’admire Tarkovski. se plonger dans le cinéma en versions originales. Je me suis
Je regrette vraiment de ne pas l’avoir plus vu, avoir plus parlé avec lui. Il était aussi alors abreuvé de cinéma pendant mes études, plus qu’étu-
peintre, artiste, musicien. Il imposait une sorte de lien mystique sur toute la famille, dier d’ailleurs ! Je ne faisais que regarder des films, d’où l’idée
cela nous unifiait. Quand il est parti, quelque chose de fort a disparu. On faisait des quelques années plus tard d’ouvrir un magasin qui serait dédié
fêtes juives en famille quand j’étais tout petit et assez tôt, il a rejeté totalement la à ça. Étrangement, et d’ailleurs toujours, il n’existait pas de bou-
religion juive et toutes les autres. Il se remettait en question tout le temps. Ce qui tiques indépendantes, comme il y a des disquaires, des libraires,
est frustrant, c’est que je ne connais qu’un pour cent du personnage, ce qui nourrit du moins en vente de DVD, à l’exception de Hors-Circuits qui
aussi ma mystique personnelle. C’est autant mon grand-père proche qu’une figure de sont plus pointus et de cette fameuse institution qui se nom-
prophète qui n’a jamais existé. » mait Vidéosphère, plus sur la location et qui faisait un peu de
Dans cet environnement, la culture et la fantaisie ont toujours été considérées vente. Sinon, il n’y avait pas vraiment de lieu dédié à ce format.
comme importantes. Ses parents étaient des amateurs d’art, sa mère ayant exercé D’ailleurs il n’y a même pas de noms pour les décrire. Au début,
quelques années le métier de mannequin et son père ayant connu le succès dans je cherchais une dénomination officielle, donc on m’a appelé
la vente de prêt-à-porter pour femmes. Ce dernier était fasciné par l’Amérique, le “librairie” alors que je ne vendais pas de livres à l’époque. En
cinéma classique étasunien et les westerns de John Ford ou Clint Eastwood. Un fait, un magasin de vidéo n’a pas de nom officiellement. Je pensais que c’était impor-
cinéma que Nils identifiera assez tôt, même s’il s’est construit tout seul sa culture tant que cela existe à côté des Fnac, et après Amazon est arrivé. Je trouvais qu’il fallait
cinématographique : « J’ai d’abord été marqué par cette génération de grands réa- qu’il y ait un lieu dédié à ça avec une vraie sélection comme cela se fait dans les bonnes
lisateurs hollywoodiens, les pionniers du blockbuster que sont les Steven Spielberg, librairies. Je me suis alors dit qu’il y avait une place à prendre, surtout à Paris qui est la
James Cameron, Ridley Scott, Robert Zemekis, qui ont tous eu la bonne idée de ville la plus cinéphile au monde. À l’époque, le DVD était déjà en place depuis quelque
connaître leur apogée durant mon adolescence dans les années 1980 avec les Indiana temps sur le marché et c’était un peu la chute. Certains pensaient que la période de
Jones, Blade Runner, Terminator, Retour vers le futur etc. Merci encore à eux pour ce gloire était terminée et que faire une boutique de DVD n’avait pas d’intérêt. C’était il
timing parfait ! Le premier réalisateur qui m’a fait comprendre ce qu’était vraiment le y a plus de dix ans et on est toujours là. »
cinéma, en tant qu’art, c’est Kubrick avec 2001 l’odyssée de l’espace. Encore aujourd’hui, cette boutique6 reste l’essence de Potemkine, là d’où tout
Je vais passer pour un vieux prof conservateur en disant ça, mais j’ai un grand est parti, l’esprit même de ce qui se cache derrière ce nom et ce logo : une certaine
respect pour ce magazine qu’est Télérama. Il a été très important pour moi. Mes idée de l’indépendance, de ne pas suivre un modèle commercial établi et imposé,
parents étaient abonnés. J’ai eu une première porte d’entrée vers le cinéma par les une volonté de partager sa passion au-delà de tout. Nils a alors tout juste vingt-cinq
premières claques que j’ai reçues, comme Kubrick. Mais vu que j’étais seul au fin fond ans quand il décide de se lancer dans ce projet avec fougue et peut-être aussi, de
de ma campagne, avec personne à qui en parler, je suivais ça, notamment le guide son propre aveu, avec beaucoup d’innocence et de folie. « Si l’étincelle prend, je
cinéma qu’ils avaient édité en dehors du magazine. Cela m’a bien servi pour appréhen- peux aller loin. Je ne suis pas dans la demi-mesure. J’ai un enthousiasme qui dépasse
der l’histoire du cinéma. Je ne parle pas du cinéma contemporain, mais des grands les bornes. »
classiques qu’ils reconnaissaient objectivement. Cela m’aidait à choisir les vieux films Nils ne perd jamais de vue aussi qu’il a pu avoir sa chance en tant qu’autodidacte
à voir sur le câble, puis à m’acheter des DVD. Il y avait aussi le fameux Dictionnaire grâce au soutien de ses parents, tout en ressentant une contradiction profonde entre
du cinéma de Jean Tulard. J’ai toujours détesté l’école, mais sur ce plan-là, j’étais très
scolaire. Quand tu deviens ton propre enseignant, c’est beaucoup plus plaisant ! Je 6. Au début, le magasin comprenait un rayon de location vidéo et n’était pas spécialisé que dans la vente. Cela a
duré un peu moins de deux années : « Je me disais qu’en location il y avait des choses à faire, même s’il y avait encore
n’aurais sans doute pas autant apprécié Citizen Kane si je l’avais vu dans le cadre d’un des Vidéo Futur, ou JM Vidéo et Vidéosphère qui sont/étaient les deux institutions de la location à Paris. Dans ma
cours d’une école de cinéma. Je regardais plusieurs films par jour, en me laissant démarche, je préférais montrer des films à pas cher en location plutôt que d’imposer la vente, surtout pour décou-
guider par mes envies et mes humeurs. Il est facile de passer à côté d’un grand film si vrir. Cela a un peu défini une partie de la boutique mais le problème c’est que nous sommes l’un des rares pays au
monde qui n’a pas un système de location où l’on peut tout louer de manière automatique. À partir du moment où
ce n’est pas le bon moment. J’ai commencé à avoir un rapport très sacré au cinéma, cela existe en vidéo, on peut le louer dans les autres pays, mais en France non, il faut un droit locatif à un prix
un état propice à tomber amoureux des films de Tarkovski… Étant passionné de SF, spécial, ce qui fait en partie qu’il y a un choix très faible. Quand j’ai commencé, j’ai loué ce que je voulais, et parce
que j’ai eu un peu de succès au début, j’ai été vite repéré et je me suis fait remonter les bretelles. Il a fallu que je
j’appréhendais beaucoup ma vision d’un de ses films, une errance élégiaque de trois retire pas mal de DVD. C’était un petit rayon mais il marchait pas mal. Il y avait des clients qui ne venaient que
heures qui s’appelle Stalker. J’avais le DVD. J’ai mis six ans à le regarder. J’attendais le pour ça. » (NB)

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

ce qu’il est au fond de lui-même et le statut social qu’on peut lui faire porter : « Une
valeur fondamentale que m’a transmise ma famille c’est d’être indépendant même si
on ne l’est jamais vraiment totalement. Mon père m’a toujours dit : “Dans ce monde,
l’argent sert à acheter sa liberté.” J’ai beaucoup de mal avec ce qu’on appelle la “bour-
geoisie” même si d’une certaine façon je viens de là. Je déteste les communautés, le
côté entre soi. Dès que je suis dans un milieu, je n’ai qu’une idée c’est d’en sortir. Je
perçois vite les habitudes et codes des milieux dans lesquels je suis et c’est souvent
caricatural. Je trouve d’ailleurs le milieu du cinéma de plus en plus insupportable. Je
dois y être depuis trop longtemps [rires]. »

LE DÉBUT DES ÉDITIONS


Ouvert depuis quelques mois, le magasin Potemkine commence à avoir ses habitués7.
Parmi ceux-ci, un certain Benoît Dalle partage la même passion que Nils pour Stanley
Kubrick. Ces deux jeunes cinéphiles échangent des conversations enflammées au
comptoir jusqu’à ce qu’ils se retrouvent autour d’une même idée : celle de se lancer
dans l’édition de DVD. Si Nils en avait toujours eu envie, il ne pensait pas commencer
cette aventure si tôt, mais l’expérience de Benoît a permis d’accélérer les choses – plus
Screen Play (1992), de Barry Purves
tard, ils sont rejoints par Pierre Denoits.
Originaire de Lille, Benoît Dalle a d’abord fait des études de commerce à Toulouse
sans grand enthousiasme mais avec une seule certitude, celle d’aimer regarder des
films. À la fin de ses études, il trouve un stage dans une petite boîte de production vite grâce à ça. On en a vendu beaucoup – 15 000 exemplaires sur dix ans –, mais
créée au début des années 1990. La société souhaitant lancer un label d’édition vidéo, pendant les premières années on ne gagnait rien à cause d’un deal pas très avanta-
il candidate pour le poste et commence par la publication de Jours tranquilles à geux pour nous à l’époque. Par la suite, on a pu avoir un accord plus classique avec
Sarajevo de François Lunel en 2005. Il poursuit avec L’Homme au crâne rasé d’André Mosfilm, et on a pu enfin acheter les droits. C’est pour cela qu’on a pu faire plein
Delvaux l’année suivante et ainsi de suite. Il reste deux ans dans la boîte mais sans d’autres coffrets russes dans les années qui ont suivi, dont Tarkovski. Nous avons
poste fixe, d’où cette proposition de développer le même travail au sein de Potemkine. été les premiers éditeurs en France à travailler directement avec Mosfilm, ce n’était
Il se crée alors un petit espace de travail dans la cave de la boutique. Nils et Benoît jamais arrivé avant. » (NB)
établissent une liste de titres avec le parti pris de ne sortir que des films à l’esthétique Avec Requiem pour un massacre, Potemkine donnait déjà la couleur de sa ligne
très travaillée, une recherche formelle qui pouvait les rassembler tous les deux et qui éditoriale, avec une prédilection pour des films qui sont des expériences totales,
se ressentira dans les quatre premiers DVD parus avant que le coffret Jacques Rozier comme des immersions dans d’autres mondes, et une esthétique à mi-chemin entre
et d’autres sorties n’ouvrent de nouvelles perspectives. Une autre des missions était le documentaire et la fiction, une zone floue pas mal explorée par la suite. « C’est un
celle d’aller chercher des cinéastes méconnus ou oubliés, en soignant au maximum le chef-d’œuvre incontestable qui parvient à créer une émotion par un usage du cinéma
packaging. Pour l’heure, Potemkine va frapper fort. On est alors en 2007. « Le premier centré sur les sensations avec une forme de beauté brute, quasi frontale, des images
DVD qu’on a édité, je l’ai découvert par une commande d’un client, un film dont je et du son. Voilà si je peux définir le cinéma vers lequel je veux aller avec Potemkine.
n’avais jamais entendu parler et que j’avais réussi à trouver dans une édition russe mais Les deux directions qui ont été prises dans le cinéma et qui résument bien la chose,
avec des sous-titres français ! J’ai pris donc un exemplaire en plus du client, intrigué ce serait d’un côté les frères Lumière qui cherchent à capter le réel, et très vite Méliès
par ce film. Et le choc a été terrible ! Il fallait que ce film existe en DVD en France, j’ai qui arrive et qui travaille sur la magie, l’illusion du cinéma. C’est clairement le courant
donc commencé l’édition vidéo avec cet immense chef-d’œuvre qu’est Requiem pour des frères Lumière qui a “gagné” parce qu’on est vraiment dans ce réalisme-là, filmer
un massacre. » (NB) les choses telles qu’elles sont, telles qu’on les voit sans les fantasmer, les imaginer, les
Ce titre, allié au nom Potemkine, les identifie immédiatement au cinéma russe – retranscrire par le prisme de notre regard et de notre esprit. Ce qui me parle le plus
et cela se confirmera par la suite. La parution du film d’Elem Klimov fait alors grand c’est peut-être un cinéma qui transfigure davantage le réel pour s’intéresser à une part
bruit et demeure encore à ce jour l’une de leurs meilleures ventes : « C’est un succès moins tangible mais plus axée sur les impressions et les sensations. » (NB)
qui se comprend. Quand on voit le film, il y a quelque chose d’ultime, d’indépassable Ce travail s’approfondit avec les trois titres suivants, un russe et deux britan-
sur ce sujet-là. Effectivement cela a fait un petit bruit dans le milieu et on a été repéré niques : Mère et fils d’Alexandre Sokourov, l’intégrale des courts métrages de Barry
Purves et Walkabout de Nicolas Roeg. Si Potemkine ne publiera qu’un film de
7. Une scène du film de Marina De Van, Ne te retourne pas (2009), a été tournée dans le magasin Potemkine. Sokourov, sa relation forte au cinéma de Nicolas Roeg ne fera que se développer

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

avec les années. « On avait voulu faire Père, fils « On a fait deux sorties d’animation qui
mais deux boîtes différentes prétendaient avoir restent l’une de mes grandes fiertés. Tout
les droits. On a vite vu que ça sentait le pâté et d’abord, Barry Purves, le maître absolu du stop
on a laissé tomber. C’est dommage car on vou- motion qui a travaillé pour plein de cinéastes
lait partir sur un travail un peu plus conséquent connus, comme Tim Burton entre autres. Il
sur Sokourov. Même chose pour Moloch. Avec a fait quelques courts métrages totalement
Nils, on adorait Béla Tarr, des cinéastes chez inconnus en France, et qui le sont toujours
qui la pureté du cinéma est là. Malgré l’écono- puisque c’est l’une de nos pires ventes ! C’est
mie de moyens, t’es juste scotché. J’ai pleuré quelque chose qui n’intéresse pas du tout le
devant Le Cheval de Turin, je le trouvais fou, public français. Après, on a fait un autre film
c’est fantastique de faire ça avec trois murs et animé manga, Mind Game, qui est l’un de mes
deux personnages austères. Et Sokourov c’est films préférés de tous ceux qu’on a sortis. C’est
la même chose. Du coup j’aime moins ses films un délire psychédélique surréaliste. Toutes les
plus sophistiqués. » (BD) techniques d’animation dessinées sont utili-
« Je ne suis pas fan de tout Sokourov mais sées. Il passe par tous les styles et je ne connais
Requiem pour un massacre (1985) je n’ai jamais vu un film aussi pur dans ses inten- pas d’équivalent. C’est un des films les plus
tions et dans son effet. Je ne connais pas d’équivalent à ce choix artistique d’avoir fait étranges à découvrir chez nous. » (NB)
une anamorphose de l’image pour créer cet effet de peinture. Transformer la géo-
métrie et la proportion de l’image, quel parti pris ! Quand il marche dans ce paysage, je Walkabout poursuit l’exploration d’un
ne sais pas pourquoi, je reste en extase devant. Je suis dans l’éternité. Passé, présent, imaginaire noir, décalé, parfois macabre. Film
futur. Au bout du monde ou ici. La sensation du tout. » (NB) de survie dans l’Outback, d’une importance
« Un très long travail avait été fait sur les bonus mais il a été abandonné en cours majeure quant à l’émergence de la Nouvelle
de route. On avait trouvé un spécialiste qui nous a plantés au bout de plusieurs Vague australienne des années 1970, c’est
semaines de travail. Il a refusé qu’on utilise les images mais c’était fabuleux. Il faisait encore une sortie forte pour Potemkine et la Walkabout (1971)
des analyses de séquences, notamment la scène où il y a un train en arrière-plan qui re-découverte d’un grand nom du cinéma totalement mésestimé. « Je vois assez peu
traverse la prairie et qui passe derrière le personnage principal du film. Il pouvait de cinéastes sur lesquels je pourrais dire qu’ils ne ressemblent à aucun autre. Roeg
analyser ce genre de scènes pendant un quart d’heure, c’était fascinant. On avait est un des grands génies du catalogue. » (NB)
tout monté et supervisé avec Emmanuel Vernières, un attaché de presse avec lequel « On a commencé avec Walkabout car il était inédit en DVD en France alors
je travaillais déjà pour la société La vie est belle8. Mais je ne sais pas pourquoi cet qu’Eureka était déjà sorti en DVD, même si c’était une édition assez confidentielle.
intervenant n’a plus voulu figurer sur le DVD. » (BD) Walkabout était aussi dans cette esthétique minimaliste des films qu’on avait pu faire
avant, avec un gros trip sur le montage qui nous plaisait vraiment bien. Un film qui te
Avec His Intimate Lives de Barry Purves, Potemkine met à la fois un pied en désoriente dès la première scène avec l’explosion de voiture. En trois minutes tu es
Grande-Bretagne et un autre dans le monde de l’animation. Ils publient aussi leur perdu. Puis on y trouve tous ces jump cuts d’animaux et de lézards qui préfiguraient
première édition bilingue (il y aura le coffret Jonas Mekas un peu plus tard ou les le travail qu’on allait faire avec Herzog qui est aussi un fan du jump cut lézard ! Au-delà
courts métrages de Jean-Gabriel Périot). Ce travail éditorial conséquent, incluant un de Roeg, c’est un film qu’on aimait. On a vite considéré Roeg comme notre cinéaste
livret de quatre-vingts pages, reste l’une de leurs grandes réussites et marque le début maudit. On a constaté qu’il était peu connu et surtout mal aimé en France. En même
d’une collaboration avec agnès b. qui souhaite à ce moment-là, par le biais de sa boîte temps il peut avoir une tendance au baroque et ça ne plaît pas à tout le monde.
de production Love Steams, se lancer dans de l’édition DVD. Walkabout ne l’était pas, mais Eureka l’est. » (BD)
« Les partis pris esthétiques étaient là par rapport à nos deux films précédents.
Tu vois Screen Play, c’est d’une exigence totale. Un film comme ça c’est six mois Avec cette poignée de titres, Potemkine s’impose non pas juste auprès d’un public
de tournage. Même si c’était de l’animation, il y avait une cohérence par rapport à arty ou dark mais aussi auprès de tous les cinéphiles curieux. La ligne éditoriale est
ce qu’on faisait avant. On avait déjà un petit œil sur le film Mind Game et on savait d’emblée lisible, les suppléments souvent nombreux très intéressants et le travail
qu’on allait refaire de l’animation après. C’était moins violent de commencer par Barry graphique de haute tenue. Il va être alors temps pour la mini-équipe de s’attaquer à
que par Mind Game. Un manga japonais après du russe austère, ç’aurait été un peu des morceaux plus gros…
trop ! » (BD) « Nous étions assez forts pour ressortir de l’ombre des cinéastes exigeants dont
on n’avait plus entendu parler ou très peu. Cela nous plaisait. On a fait aussi de la
8. Emmanuel Vernières avoue encore aujourd’hui que ces suppléments sur Mère et fils restent ce dont il est le
grosse pointure, où notre travail consistait à ramener des choses que les autres
plus fier quant à toutes les éditions DVD sur lesquelles il a pu travailler. n’avaient pas faites, des bonus, des nouvelles restaurations, bien accompagnées avec

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

un travail chiadé sur les emballages. Criterion était notre modèle en termes d’illus- tout le monde voulait voir les films de Rozier et personne n’y
trations, de jaquettes. Souvent les affiches originales ne sont pas belles. Je pense à arrivait. Il faut dire qu’il est un peu ingérable.
Solaris par exemple, celle avec le cerveau en ébullition et les rayons qui partent par- Je pourrais te parler une heure des galères sur chaque
tout. Je la trouve très laide et elle a été utilisée partout dans le monde. Pour nous le projet, mais Rozier ce serait plutôt deux heures sur chaque
pari c’était de dire, vu que l’original n’est pas bon, qu’on fera mieux, même si ce sont détail. On a eu un procès avec la photo d’Adieu Philippine
des films mythiques. On osait alors que beaucoup d’éditeurs n’osent pas toucher à avec les filles sur le bateau – c’est l’affiche originale. Elle
l’original ou dénaturer. Nous n’hésitions pas à faire quelque chose de totalement diffé- avait été prise par un grand photographe de plateau qui
rent, quitte à choquer les puristes. Du moment que pour nous cela représentait bien avait notamment travaillé pour Godard. Contractuellement
le film, il n’y avait pas de limites dans la conception des jaquettes. Celle de Walkabout Jacques – et j’aurais dû me méfier car c’est un filou – avait
n’était pas folle et on a réussi à faire quelque chose de chouette. Pour d’autres on certifié qu’il nous fournirait des visuels du film, des photos de
n’a pas fait forcément les bons choix, comme Mind Game. Il faut toujours faire un tournage dont il garantissait avoir les droits. Je n’ai pas cher-
compromis entre ce qui te plaît graphiquement et le respect du film et du sens du ché à creuser plus que cela. Dans le lot, il y avait des photos
film. C’est parfois dur de concilier tout cela. D’autre fois c’est une évidence. » (BD) qu’il nous avait passées et qu’il nous avait demandé de ne
pas utiliser. Du coup, tu te dis, s’il m’empêche d’en utiliser
une partie et pas l’autre, c’est que c’est calé. En fait, ça n’a
L’ART DES COFFRETS pas loupé. Au bout d’un an, un avocat nous contacte pour
l’utilisation de l’affiche originale d’époque. Pourtant, on ne
La sortie du coffret Jacques Rozier marque une étape majeure l’avait pas utilisée sur la jaquette car Jacques avait peur mais
dans l’histoire des éditions. D’une part, Potemkine s’ouvre à un il l’avait calée dans un montage de bonus et il avait modifié
Stalker (1979)
cinéaste français plus associé à la Nouvelle Vague mais aussi et le cadre en rognant. On s’est fait attaquer là-dessus, c’est-à-dire que le gars est allé
surtout la petite équipe s’attaque pour la première fois à une fouiner dans tous les bonus et il y en avait un paquet ! C’est cette photo qui l’a énervé,
œuvre conséquente regroupant en cinq DVD une quasi inté- après il a trouvé plein de photogrammes. Il nous a attaqués sur seize photos, il n’y en
grale – il manque juste quelques courts métrages et travaux pour avait que huit où c’était légitime. Il nous a demandé un tas de pognon, on lui en a filé
la télévision. « C’est arrivé très vite après Requiem pour un mas- un bout pour qu’il nous lâche sauf que c’était la faute de Jacques. Du coup, on lui a
sacre, même si ce n’était pas la seconde sortie. J’ai décidé d’éditer dit « on a perdu 12 000 balles avec tes conneries, donc sois cool on va faire un coffret
ces films au moment où je les ai découverts, même si j’ai toujours Blu-ray ensemble », mais il n’a jamais voulu.
été assez réfractaire à la Nouvelle Vague – cela m’a toujours un Jacques a fait une maîtrise de droit et il est persuadé de s’y connaître en juridique.
peu ennuyé, j’ai toujours été assez plombé par cet héritage indé- Il voulait être avocat, le cinéma c’est une reconversion pour lui. Il est blacklisté de
passable de la France par rapport à ce phénomène. Et là, voici un toutes les chaînes de télévision. Pas un seul producteur veut le produire aujourd’hui,
cinéaste qualifié en partie Nouvelle Vague, sans être un second pas une chaîne ne veut diffuser ses films si cela passe par lui. C’est un escroc mais du
couteau, dont les films bousculaient l’idée que je m’en faisais, genre mignon. Il est un peu paranoïaque et à son âge tu as envie de tout lui pardonner.
présentant un cinéma libre, buissonnier, pas conceptualisé. La Mais il essaie toujours de filouter. J’avais réussi à vendre ses films à Ciné + alors que
Nouvelle Vague est trop conceptualisée pour moi. Pourtant ce plus personne ne voulait les diffuser. En revanche, ils ne voulaient pas lui parler. Il les
qu’ils en disent, c’est le contraire du concept. Ils en parlent comme avait fumés lors d’une diffusion il y a dix ans où il s’est fait payer deux fois. Il a réclamé
quelque chose de sauvage mais quand on voit les films de Godard, le paiement d’un film sur lequel les sous avaient déjà été récupérés. Le problème c’est
ce n’est pas sauvage du tout, c’est tellement construit, tellement que cette fois c’est nous qu’il a fumés. Ses films étaient nantis. En fait, il met ses films
précis qu’on ne ressent pas la fraîcheur dont il parle. Alors que en garantie pour produire d’autres films. À chaque fois qu’il voulait se faire aider sur
Rozier si ! On part en vacances quand on voit des films de Rozier. des projets ou se faire prêter de l’argent il mettait ses “blockbusters”, c’est-à-dire
On prend un bol d’air. » (NB) Adieu Philippine et Maine Océan, en garantie, donc dès que des personnes mettent
« Avec la précédente boîte de production où je bossais, on de l’argent sur ses films, elles doivent tout reverser aux organismes qui lui ont prêté
avait essayé de produire le dernier film de Rozier, Le Perroquet du blé. De notre côté on lui a filé tout son pognon de la vente télé, et derrière on est
bleu, qu’il n’a jamais réussi à finir. Il essaie encore, il en a déjà filmé une partie. Du coup, venu nous voir pour nous dire que Ciné + n’allait pas nous payer, ils prennent le fric à
je l’avais déjà rencontré. J’aimais beaucoup ce qu’il faisait. Surtout Adieu Philippine notre place. Ils ont pris les 25 000 balles des deux diffusions et nous avions déjà filé la
forcément. Plus tu regardes ses films plus tu les aimes. Par exemple la première fois même somme à Jacques. Jacquot ne nous a fait que des coups comme ça.
que j’ai vu Les Naufragés de l’île de la tortue, il me paraissait un peu fou avec un Il a fallu attendre trois ou quatre ans pour atteindre l’équilibre avec ce coffret. On
humour niais et décalé. La deuxième fois, j’ai commencé à trouver ça intéressant. Puis ne lui a pas versé des royalties pour récupérer les 25 000 qu’on s’était fait sucrer par
la troisième ou quatrième fois tu tombes amoureux du film. En plus, tu vois de grands Canal. Mais en même temps, je ne lui en veux pas. On s’est fait abuser sur des projets
acteurs qui sont encore jeunes, comme Pierre Richard et Jacques Villeret. À l’époque autour des mêmes montants mais là je leur en voulais beaucoup plus parce que c’était

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

des mauvais gars. Jacques, en revanche, est tellement ado- « Souvent on connaît un cinéaste pour un film, puis
rable. Il s’est fait saisir son appartement. Il crève la dalle et pen- quand c’est une grosse claque, on a envie de voir le reste.
dant quinze ans il a payé l’appartement de Lydia Feld à Neuilly À partir de deux ou trois films, tu vois que c’est du lourd,
alors qu’il n’a même pas de logement. Pendant qu’on faisait alors tu te lances et le reste tu le découvres. Puis tu te rends
le coffret, il s’est fait virer par l’huissier d’un petit studio qu’il compte que les autres sont pareils voire encore plus puis-
arrivait à louer je ne sais comment. C’était il y a une dizaine sants. C’est l’intérêt de faire des grosses filmographies, des
d’années, donc il devait avoir quatre-vingts ans bien passés. Il intégrales : le bonheur de la découverte pour soi-même et
ne payait plus. C’est quelqu’un qui vit dans l’instant. Même à pour les autres. Dans le cas d’Alan Clarke, le film qui l’a ouvert
son âge, il vit pour les vingt-quatre heures qui suivent. Toutes au grand public c’est Scum. On a bossé avec sa fille qui est
ses affaires sont dans la cave de la boutique Potemkine : il y adorable et qui nous a beaucoup aidés. Cela n’a pas été
a son lit, son sommier, son imprimante. Je pense que ça doit simple de récupérer les deux versions de Scum auprès de la
toujours y être sous les toiles d’araignée. BBC. Nous voulions faire plus mais nous n’y sommes pas par-
Il a fait un autre film, Fifi Martingale, que je n’ai jamais venus. Il a tourné d’autres films exceptionnels, notamment
eu l’occasion de voir et qu’il n’a jamais voulu nous montrer, Christine ; peut-être son meilleur. C’est l’histoire d’une ado
parce qu’il a toujours voulu refaire le montage son qu’il jugeait qui deale de l’héro, du crack dans des cités pavillonnaires, des endroits ultra ouvriers,
catastrophique. Il a aussi tourné des tonnes de courts métrages excellents qu’on avait ultra pauvres. Elle va livrer les gars avec son petit sac plastique mais elle s’occupe
voulu mettre dans le coffret. On a réussi à en mettre un bon paquet mais pas tous car aussi d’eux, il y a une sorte de service après vente. Elle leur fait les shoots, elle va leur
certains étaient à l’INA et les forfaits à la minute étaient extrêmement élevés. Pour un chercher à bouffer. Clarke a un tel amour de ses personnages. Tu vois dans ses films
court métrage de trois minutes, ils demandaient 18 000 balles ! Pour nous, les courts que c’est un type ultra généreux. Il n’y a aucun doute qu’il aime les autres. Une bien-
relèvent du bonus pour les cinéphiles, il y a trois cents gars qui vont les voir, on fait veillance exceptionnelle. Dans Made in Britain c’est assez flagrant aussi. Pour Christine,
pas ça pour l’argent. C’est con car du coup personne ne peut les voir. Il y en a un avec il y avait de gros problèmes sur le son. Ils ont réussi à régler le problème avec l’ayant
Villeret et Menez qui est top, c’est Nono Nénesse. Ils sont tous les deux déguisés droit de la musique mais juste pour l’Angleterre, pas pour la France. Du coup, le film
en bébés. Ils avaient fabriqué des décors géants, une chaise de bébé immense, ils est bloqué ici. Nous sommes d’autant plus dégoûtés que la BBC nous avait donné
paraissaient petits et ils faisaient un goûter d’anniversaire. Le film est fabuleux, j’étais l’accord pour sortir le film. Ils nous avaient même envoyé les masters. Au dernier
vraiment triste qu’on ne l’ait pas, mais je n’avais pas réussi à me mettre d’accord avec moment, ils nous ont dit : “L’ayant droit s’excite trop c’est mort”, alors qu’on avait
l’INA. L’édition était bien consistante quand même ! Pour Blue Jeans, on a galéré, on a le contrat signé et qu’on aurait pu le faire. On devait sortir Christine, Road, Contact
dû contacter un producteur à l’ancienne, qui nous a demandé trois mille euros pour et Rita, Sue and Bob too. Finalement, on n’a pu sortir que Rita un peu plus tard – on
un court de cinq minutes. On est déjà au bout du rouleau, ça fait neuf mois qu’on l’avait acheté séparément à un autre ayant droit. » (BD)
bosse sur l’édition, on a payé tout le monde dans tous les sens, et là tu as envie qu’on
te simplifie la vie et tu te fais encore assassiner. À chaque fois c’est du taf et de l’argent Avec le coffret Éric Rohmer, Potemkine se montre d’une grande ambition : vingt-
pour avoir tout ce qu’on veut. Un vrai chemin de croix. Après quand t’as des retours, six films, des formats DVD et Blu-ray dans un même objet, illustrés par des peintures
des réalisateurs comme Guillaume Brac qui sont à fond, ça fait plaisir. » (BD) originales avec tout un tas de surprises à l’intérieur. Jamais une édition DVD/Blu-ray
ne se sera autant approchée d’une œuvre d’art. Forcément, le prix de vente sera en
Malgré les difficultés rencontrées, l’équipe est fière d’être arrivée au bout de conséquence. Délire mégalomane ? Suicide commercial ? « Suicide commercial non.
cette entreprise et fantasme d’autres projets ambitieux, soit des intégrales, soit cou- Délire mégalo oui. À l’époque on avait un peu de trésorerie et les reins assez solides.
vrir toute une période d’un cinéaste et pouvoir être en immersion totale dans son Mais c’est sûr qu’il faut être capable de payer tout ça. Avec les achats de droit et tout,
monde le temps de plusieurs films. Les prochains sur la liste seront Nikita Mikhalkov, je crois qu’on a dépassé les cinq cent mille euros ; Tarkovski a coûté très cher aussi
suivi de Lisandro Alonso, Theodoros Angelopoulos, F. J. Ossang, Andreï Tarkovski, mais c’est mon blockbuster. Le potentiel était là. Rohmer ça se vend bien moins que
Alan Clarke, avant de s’attaquer à d’autres gros morceaux comme Jonas Mekas, Tarkovski et des coffrets pas chers existaient déjà. Si cela avait été vraiment de l’inédit,
Éric Rohmer, Jean Epstein, Werner Herzog, Mikhaïl Kalatozov, Nicolas Roeg ou Roy il y aurait eu moins de risque. Plus ça allait, plus on se disait que nous étions partis
Andersson. Certaines éditions seront déterminantes car elles permettront au public dans un truc délirant mais l’image que cela te crée – tout le monde m’en parle tout
français de découvrir, entre autres, ces films très peu connus qu’étaient les fascinants le temps – ça n’a pas d’équivalent. C’est beau de faire des choses au-dessus de ce qui
The Firm et Elephant d’Alan Clarke, pour ne citer qu’eux. « J’avais vu Made in Britain, est attendu. Oui, c’est un projet fou. » (NB)
qui est sûrement son film le plus connu, quand j’étais adolescent. Et quand on a lancé Si le coffret Rohmer reste sans équivalent dans l’histoire de l’édition en France,
les éditions, je me suis souvenu de ce film et, encore une fois, les Anglais ne sont pas le travail entrepris autour de l’œuvre de Werner Herzog aura encore plus d’échos,
bien traités en France, et cela me tenait à cœur de travailler sur ce cinéaste. Clarke pour la simple raison que les trois volumes permettront au public français de mettre
a essentiellement œuvré pour le petit écran à l’époque où la télévision anglaise était la main sur de nombreux documentaires rares ou tout simplement invisibles. Une
très libre et où il a pu faire des films d’une radicalité totale. » (NB) première sortie regroupant Cobra Verde et Ennemis intimes avait annoncé le travail

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

colossal qui allait suivre. Sébastien Zaccoletti, qui a officié cinq années au guichet de avec des gros studios, pour Bad Lieutenant, Rescue Dawn… Même Grizzly Man c’est
la boutique Potemkine, et qui a travaillé sur cette édition, revient sur cette aventure : Metropolitan. Les négociations ont duré longtemps car c’était coûteux. Personne
« Je suis arrivé avec le projet de ne faire que ses documentaires. Une sélection de n’avait vu les documentaires. Cinquante heures de visionnage avant de se lancer dans
ceux que j’avais découverts lors d’une rétrospective au Grand Action deux ou trois le chantier. Je pense que Herzog reste le projet sur lequel je me suis le plus éclaté
ans auparavant. C’était magnifique mais j’étais souvent seul dans la salle. Pendant pendant les neuf ans que j’ai passés à Potemkine. C’est le cinéma qui me ressemble le
cette rétrospective, le projectionniste avait le bras cassé, il s’était planté à moto, plus. La vie plus forte que tout, il a vraiment filmé ça dans ses documentaires. Peut-
et c’est moi qui allais accrocher la bobine 35 avant chaque séance de Herzog. Je être que ce projet annonçait la transition que j’allais prendre dans ma vie et c’est ça
n’avais pas le choix sinon je ne pouvais pas voir le film. Nous n’étions jamais plus de aussi qui m’a plu. » (BD)
dix. J’en ai découvert beaucoup comme ça. C’était l’époque où Potemkine venait « J’ai toujours adoré Herzog. Je connaissais surtout ses fictions, comme beau-
de lancer sa collection “Documentaire”. Je leur ai dit que ce serait bien qu’on fasse coup de gens, et j’ai découvert plus tard les documentaires, qui s’avèrent peut-être
deux ou trois petits coffrets avec une sélection de films recoupés par thématiques. son œuvre la plus importante. À Potemkine, on ne fait vraiment pas la différence
Puis pour deux raisons, on a fait la (quasi) intégrale. Déjà Benoît était très attaché entre fiction et documentaire et c’est pour cela qu’on a voulu les regrouper plutôt
à l’idée de faire des intégrales. Il avait fait ça pour Mikhalkov, pour toute la première chronologiquement que thématiquement, et il y en a énormément qui ont été très
période d’Angelopoulos, pour Rohmer, Rozier, et il voulait faire ça aussi pour Herzog. peu vus. C’est une œuvre assez pléthorique. Il était venu à la Cinémathèque française à
Et aussi parce que le frère de Herzog, qui est garant des droits et qui s’occupe de la l’occasion de la projection de La Soufrière et Gasherbrum. Il est comme on peut l’ima-
fondation, voulait plutôt vendre l’intégrale. Les documentaires coûtaient vraiment giner, impressionnant, froid et il ne sourit pas. Mais très intéressant, c’est quelqu’un
pas cher, mais les fictions étaient hors de prix. C’était une période où Rohmer avait que j’admire beaucoup. » (NB)
mis les finances en difficulté, aussi parce qu’il y avait beaucoup d’investissement Durant ce travail sur les trois coffrets, la passion de Nils pour le cinéaste allemand
pour la distribution. Le coffret a donc été fait avec le plus grand soin, mais avec un le pousse même à partir en 2013 en Amazonie sur les traces d’Aguirre, la colère de
budget assez réduit. Dieu : « Une des raisons pour lesquelles Aguirre est l’un de mes films préférés c’est
Il y a des choses qu’on n’a pas eues, notamment deux documentaires sur Herzog parce que c’est l’un des plus beaux films qui se passe en Amazonie, qui la montre de
qui éclairaient l’œuvre et le personnage. Un en deux parties qui se nomme Je suis ce manière épique, lyrique, en confrontant la folie de l’homme à la folie de la nature.
que sont mes films, où on voit Herzog sur un tournage à dix ans d’écart. On le voit J’aime, plus encore que dans Fitzcarraldo, la façon dont il filme la dérive au fin fond
aussi chez son psy où il explique qu’il a poignardé son frère et qu’il a toujours porté de cet enfer qu’est la nature. Herzog n’a jamais choisi entre l’enfer et le paradis, mais
en lui une grande culpabilité car ce coup de poignard a provoqué une césure dans clairement il nous montre plus l’enfer que le paradis. Cela me fascinait même si j’ai
sa famille. Il s’agit du fameux frère qui vend ses droits aujourd’hui. Ils s’entendent une vision plus naïve et paradisiaque et cela me tenait à cœur d’aller en Amazonie.
très bien à présent et son frère était essentiel pour la production de certains de ses J’avais l’envie de suivre des cérémonies chamaniques et je savais que les films de
films. C’était lui, Lucki, notre interlocuteur. Le second documentaire est une sorte Herzog avaient été tournés dans le coin. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il y avait
de Cinéastes de notre temps mais américain, des portraits qui sortaient toutes les encore les lieux de tournage de Fitzcarraldo. Un des producteurs exécutifs du film
semaines à la télé. On le voit jouer au foot car il était capitaine d’une équipe de foot a tellement été transcendé, son expérience a été tellement intense qu’il n’est jamais
amateur, on le voit même se prendre un poteau dans la tête. reparti. Il a changé de vie et il a établi un hôtel là-bas qui existe toujours, l’un des
Pour les films qu’on n’a pas mis dans le coffret, il y a des courts métrages qui seuls vraiment dans la jungle et il porte le nom du film. Il y a aussi un restaurant qui
sont perdus. Il y a des films – très rares – qui n’appartenaient pas à son frère et la s’appelle Fitzcarraldo, où il y a les spaghettis Fitzcarraldo que j’ai pu manger ! C’est à
fondation, Cerro Torre, le cri de la roche (1991) notamment. Il y a aussi ceux que Iquitos, la fameuse ville au fin fond de l’Amazonie, il te faut deux heures d’avion pour
nous avons choisi de ne pas mettre car ils ne sont simplement pas bons. C’est le cas y accéder. » (NB)
de Huie’s Sermon (1981). C’est une transe religieuse dans une église baptiste, le sujet Un mythe demeure, celui d’un quatrième volume. Cette rumeur est bel et bien
est magnifique mais le film n’est pas intéressant. C’est un document, point. Il manque fondée, mais l’entreprise est compliquée et ne verra peut-être jamais le jour. « Le
aussi The Flying Doctors of East Africa (1969) mais là c’est un problème de copie pas fameux coffret 4 de Herzog qu’on me ressort souvent ! Tous les droits des films liés aux
restaurée, une histoire de matériel. En revanche on a mis son premier film, Hercule, années 1980 et 1990 ne sont pas chez l’ayant droit allemand, soit le frère de Werner
alors qu’il s’y opposait. On a insisté et on l’a eu ! C’était important qu’on l’ait, parce que Herzog. Discuter avec lui c’est assez simple, mais là cela veut dire racheter les droits
je le trouve fondateur. Il y a déjà tout Herzog dedans. Après, il manque juste quelques en partie à Metropolitan pour tel film, en partie à Canal pour tel autre, c’est une prise
opéras filmés pour la télé, mais ça bien sûr on ne les a pas mis. » (SZ) de tête et cela va coûter très cher, ce qui fait que quand Benoît est parti et a laissé
« Après Cobra Verde / Ennemis intimes, on y pensait mais on était encore loin ça en stand-by, je n’ai pas repris le projet. Mais à chaque fois que je dis ça, je ne me
du compte. À l’époque, on avait du mal à localiser les droits. Quelques années plus décide à l’annuler, pour l’instant il est juste mis de côté. Je ne sais pas si on le fera un
tard, on arrive à les trouver par une boîte française, parisienne, basée en Indonésie. jour, mais je ne veux pas me dire qu’on ne le fera jamais. » (NB)
Grâce à cette boîte on a pu mettre la main sur les droits et on a signé avec le frère
de Herzog – un gars très sympa, bien moins fou que Werner – qui gère les droits sur Paru en 2014, la même année que sortirait le premier volume des films de Herzog,
tous les films jusqu’au début des années 1990. Ensuite Herzog a commencé à bosser le coffret consacré à Jean Epstein a aussi laissé sa trace dans l’histoire des éditions.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

C’était la première fois que l’œuvre cinématographique de ce grand DVD sont disponibles dans toutes les bibliothèques de
nom de l’avant-garde française des années 1920 et 1930 pouvait facultés américaines et dans les cinémathèques car ils
enfin être découverte, en dehors des projections en cinémathèques. donnaient accès aux films d’avant-garde français des
Pour le coup, Potemkine a entrepris un travail colossal en partena- années 1920. Rétrospectivement, cela a fait en sorte
riat avec la Cinémathèque française, rassemblant un grand nombre qu’on continue à parler d’Epstein. Je suis ravie quand
de documents inédits, de compositions originales ou de matériaux on est piraté, car les films vivent. Le nom d’Epstein a
exclusifs, en livrant un objet d’étude en soi. Grande connaisseuse du ainsi pu survivre dans le milieu des programmateurs
travail d’Epstein, Émilie Cauquy, responsable de la diffusion et de la ou des universitaires.
valorisation des collections de la Cinémathèque française, a travaillé Très vite, le coffret Epstein est devenu un objet
en étroite collaboration avec Potemkine sur ce projet qui aura pris en assez monstrueux, avec une idée de couper en trois
tout et pour tout neuf mois de gestation. périodes selon la chronologie d’Epstein : d’abord, ses
« Nous étions d’abord partis sur La Chute de la maison Usher. œuvres de commande pour un studio russe, l’Alba-
Or, c’était dommage de ne pas réfléchir à un coffret avec plusieurs tros ; puis quand il a commencé l’autoproduction,
films, car on avait le projet de faire une rétrospective Epstein en 2014, avec les films Jean Epstein, on a appelé ça Première
sachant que la cinémathèque a les droits d’Epstein. Mais l’impulsion Vague ; et la fin de sa carrière avec son passage en
initiale remonte à bien plus longtemps. Cela s’est passé en 2003 avec Bretagne. C’était important pour nous que les films
La Lune Rousse qui faisaient des ciné-concerts itinérants et du VJing soient présentés. Je m’y suis collée. On a écrit les
aussi et avec qui on était en deal pour un certain nombre de films textes, on les a même enregistrés. On ne pouvait pas
muets. C’est à ce moment-là que Joakim a réalisé un ciné-concert faire appel à un speaker ou une speakerine profes-
de La Chute de la maison Usher au Forum des Images par le biais de sionnels vu le budget. Et cela m’amusait de le faire.
La Lune Rousse. Ensuite on a eu cette accroche avec Nils et l’équipe Donc j’ai lu et on a enregistré ma voix pour que je
de Potemkine. On avait ce corpus de films dont on avait les droits et présente les films, avec tout ce côté émotion ama-
tout le matériel, et on s’est dit que ce serait génial de faire un coffret teur qui donne quelque chose d’authentique. Sur ce
Epstein. Sortir La Chute de la maison Usher, pourquoi pas, mais il y type d’édition, on peut se permettre ça. Un côté pas
avait là une filmographie cohérente avec trois mouvements très dif- parfait, pas télévisé.
férents. De quoi faire quelque chose d’imposant pour faire découvrir J’ai amené Pierre Denoits et Noémie Moreau
l’œuvre d’Epstein. Assez vite j’ai été intégrée au projet parce que je de Potemkine à un colloque Jean Epstein à l’univer-
connais très bien son travail et cela me passionne. sité Rennes II avec un bon nombre de personnes qui
Il n’existait alors qu’une édition américaine. Marie Epstein, la sœur renouvelaient la pensée autour de Jean Epstein. Ça
de Jean, avait dealé avec la Coen Foundation. Avant ça, il y avait eu se nommait “Jean Epstein aujourd’hui”. On a réussi à faire des entretiens avec Viva
l’initiative d’un passionné de films qui avait voulu exporter des films Paci, qui vient de Montréal, avec James June Schneider, des personnalités nord-amé-
européens d’avant-garde aux États-Unis : Raymond Rohauer. À la fin ricaines qu’on n’aurait jamais eu les moyens de rencontrer autrement, avec cette
des années 1980, il a décidé de négocier avec Marie Epstein et s’est atmosphère de colloque un petit peu décalée. Ils avaient fait leurs interventions et ils
lié d’amitié avec elle. Elle a toujours été l’assistante de Jean et elle a débriefaient sur ce qu’ils venaient de dire dans un langage plus commun, plus acces-
été embauchée en 1953 à la cinémathèque par Langlois à la mort de sible, mais avec un contenu et une personnalité originale. Viva travaillait sur l’idée
son frère. Devenue la première directrice des collections films, elle va d’épiphanie, je trouvais ça magnifique parce que cela décrit tout le cinéma d’Epstein.
restaurer les films dont ceux de son frère. Elle est la porte d’entrée Je lui ai commandé un texte pour le livret et je lui ai demandé de parler de ce rapport
pour Epstein. Raymond Rohauer lui écrit et là sont négociés plusieurs à la nature dans les films. C’est un exemple. On s’est déplacés aussi pour rencontrer
deals – elle parle relativement bien anglais – qui vont durer jusque dans des scientifiques, notamment par rapport au travail sur le son, quand Epstein décide
les années 1990 sur un corpus de films d’Epstein et d’autres figures d’aller enregistrer des gens qu’on ne comprendrait pas et de créer des partitions
de la première vague des années 1920 françaises. Donc, au début musicales avec les sons. C’est pour cela qu’on a fait une interview avec Léon Rousseau.
des années 2000 est édité un DVD de La Chute de la maison Usher. Il y a une partition musicale avec de grosses basses et tout ce travail de drones est
Raymond Rohauer meurt et l’accord s’est poursuivi avec la Coen. La très impressionnant. C’est une passerelle avec aujourd’hui et on le voit en train de
version est hyper bizarre, en audiodescription, les intertitres sont lus en anglais et il restaurer, de nettoyer un son parce que c’est son métier. Comment les films sont
y a une musique gloomy dégueulasse. Pas terrible ! Il y a eu aussi un double DVD qui restaurés ? Comment on essaie d’obtenir un son propre sans le dénaturer non plus ?
se nomme Avant-Garde : Experimental Cinema of the 1920s and ‘30s avec La Glace Mettre du Dolby sur le son d’un film de 1932 ce serait ridicule.
à trois faces et Le Tempestaire. Ce fut un gros succès. Cela nous paraissait complè- Epstein était très dubitatif envers le cinéma sonore. Il a souffert quand on lui a
tement illégal mais ça correspondait à un deal négocié dans les années 1980. Ces collé des partitions sur ses films, ce qui dénature totalement son œuvre. Du Wagner

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

sur ses films bretons alors qu’on voit des gens dans la misère ! À l’époque le film sonore pas pouvoir tourner. C’est pourquoi ça explose
était une attraction, du coup les producteurs rajoutaient ces partitions. C’était de la dans Le Tempestaire. Il passe par un curé pour
stratégie commerciale. Tu allais au cinéma pour écouter des partitions classiques dans gagner la confiance des gens, et il va faire le film
des grandes salles pour en prendre plein les oreilles, parce que les conditions d’écoute avec eux. Il a un humanisme et une générosité
dans les appartements n’étaient pas du tout comme aujourd’hui et ne pouvaient incroyables. »
provoquer ces tempêtes sonores. Souvent pour ces films, le titre du répertoire ou
de l’opéra était plus gros que le nom du réalisateur. Quand on parle de Potemkine, un autre cof-
D’ailleurs, Epstein avait eu le projet de retourner tous ses films muets avec une fret, plus petit, a marqué les esprits. C’est celui qui
version sonore mais il n’a pas eu le temps ni l’argent. Il voulait faire une version rassemble trois grands films qu’a réalisés Nicolas
sonore de La Chute de la maison Usher. Sur les films bretons, il a seulement maî- Roeg dans les années 1970 : Ne vous retournez
trisé Le Tempestaire, son dernier. L’Or des mers aussi. Le pire c’est Mor’vran, c’est pas, L’Homme qui venait d’ailleurs et Enquête sur
là où on lui a rajouté du Wagner. Pour Chanson d’ar-mor il y avait quand même des une passion. « J’avais vu Performance il y a très
diktats, ce n’était pas un film de tourisme mais il y avait une espèce de star de la longtemps, j’avoue ne pas l’avoir beaucoup aimé
chanson bretonne. Ses films bretons sont tous sortis en salle. C’était l’époque des à l’époque. Je pense que c’est quand même l’un de
doubles programmes, tu avais un film moyen ou court avant un long. Les films sont ses plus radicaux dans le travail de montage. Il faut
essentiellement sortis autour de Montparnasse car il y avait une communauté bre- que je le revoie mais j’avais été un peu déstabilisé.
tonne importante. Et au début des éditions, nous étions tombés sur Cœur de verre (1976)
Faire un livre c’était important pour parler de la restauration, un peu comme un film qui faisait partie du catalogue d’une boîte qui fermait et qu’on avait racheté.
un catalogue de cinémathèque, avec des illustrations. Je me suis chargée de l’icono- Il y avait Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop) seulement en pellicule, il y
graphie et j’ai bombardé Laure9 d’images, je crois que j’ai fait plus de mille vidéo- avait deux Kore-eda, ceux qu’on avait sortis, et Walkabout que j’ai découvert à ce
grammes. On a conçu avec Potemkine un objet de référence, qui soit en même temps moment-là et que j’ai adoré. L’histoire avec Roeg a commencé avec ce film. Ce DVD
beau et accessible, avec du matériel publicitaire d’époque légendé. Laure avait eu n’ayant pas eu beaucoup de succès on ne s’est pas rué sur d’autres films du cinéaste.
aussi l’idée de reprendre chaque typo de titre. Nous voulions associer des musiciens Sauf que plus tard on m’a prêté le DVD de Ne vous retournez pas et ç’a été une bonne
à l’opération et qu’ils soient présentés dans le livre. Vu qu’Epstein était un homme baffe. Là j’ai commencé à comprendre son cinéma, ses montages uniques et son
d’écriture, j’ai suggéré de faire des fac-similés. Ils ont accepté et c’est génial, on a ces rapport à la temporalité si singulier. Depuis je suis totalement conquis et converti à la
cahiers de notes. religion Roeg. Je ne connais pas d’équivalent aux sensations qu’on peut trouver dans
Epstein est quelqu’un qui est en perpétuelle recherche, il a passé sa vie à étudier le son cinéma. Noémie Moreau, en charge de l’édition du coffret, a été un petit peu en
cinéma, à essayer de théoriser sans alourdir quoi que ce soit. Il dit que le cinéma met contact avec lui ; on a essayé d’aller le voir mais à l’époque ce n’était pas possible. Je
du Dieu partout, c’est là où la notion d’épiphanie est intéressante. C’est quelqu’un qui crois qu’il était un peu malade. Pour Walkabout, on a pu rencontrer l’actrice du film,
croit au pouvoir du cinéma. Ce sont des films peu bavards, il y a une sorte d’émotion Jenny Agutter. L’interview-bonus a été récupérée par Criterion pour leur édition.
directe et une grande liberté, ne serait-ce que dans son utilisation du gros plan ou Malheureusement on n’a jamais rencontré Roeg en chair et en os. C’était quelqu’un
ses effets de montage. de très réservé.
L’Homme qui venait d’ailleurs (1976) Ce qui me touche personnellement ce sont ses films Comme pour beaucoup de droits anglais, c’est la télévision qui les gère, la BBC
bretons. Les films ethnographiques des années 1920 et ou je ne sais plus quelle chaîne. On a rencontré le BFI (British Film Institute) récem-
1930 ne vont pas penser à enregistrer le son. En plus ment, on a un peu discuté. Vu que tout a été restauré et sorti en
ce sont des films très scénarisés. Epstein ne s’en cache Blu-ray en Angleterre, on va essayer d’en faire d’autres, et pareil
pas, ses films ne sont pas des documentaires mais plutôt pour Alan Clarke. Le cinéma anglais me tient beaucoup à cœur,
des fictions documentées ou des films-poèmes, car il surtout parce qu’il est mal considéré en France. » (NB)
est en train de diriger des gens et de leur faire jouer une
histoire. Il ne fait pas que les enregistrer. Les faire parler En termes d’objet, tout autant que le coffret Epstein ou le
dans leur langue même si on ne comprend pas un mot, coffret Rohmer, l’édition Blu-ray des films restaurés d’Andreï
juste pour le son, je trouve ça d’une rébellion incroyable. Tarkovski parue en janvier 2018 est saisissante de beauté. En
D’un point de vue social, en Bretagne, ils vivaient comme plus de renfermer l’intégrale et des suppléments par dizaines,
au xixe siècle, ils crevaient de faim et il y a cette volonté on y trouve aussi deux livres, tout cela dans une boîte allongée
sociale forte d’un gars qui a été freiné durant la guerre ; dont on sait qu’elle va nous livrer des mystères captivants aussitôt
il a été à la limite de la déportation et il a souffert de ne le clapet ouvert. L’un des livres met en parallèle des polaroids
rares issus des collections du fils du cinéaste avec des citations
9. Laure Boivineau, alias Bombaliska, graphiste principale des éditions depuis 2012. et textes de Tarkovski. Le rapport très intime de Nils Bouaziz à

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

l’œuvre du cinéaste s’est d’autant plus concrétisé : « Cela fait partie des étrangetés été sensible au formalisme de ce cinéma, qui
de la vie. Me plonger dans ce coffret au moment où ma mère disparaissait, alors que utilise les moyens de l’image et du son, le
je récupérais toutes les photos de famille de Tarkovski où sa mère est tellement mise montage plus que des moyens littéraires pour
en valeur. C’est sûr que le personnel rejoint la passion. Il y avait quelque chose de raconter une histoire. Cela m’a toujours beau-
beau et de magique mais aussi de totalement et absolument triste. Je n’aurais jamais coup touché. J’ai une préférence pour Mikhaïl
rêvé travailler un jour sur Tarkovski, surtout, et sur Herzog. Bien sûr si je pouvais faire Kalatozov, que j’ai redécouvert avec la ressor-
Kubrick, Hitchcock, ce serait formidable. Mais éditer tout Tarkovski, c’est un cadeau tie de Soy Cuba en salles, en vidéo, etc. C’est
magnifique. Le fils est très sympathique mais assez détaché, j’ai du mal à comprendre Martin Scorsese qui l’a d’abord sorti de l’oubli,
vraiment son rapport à son père. J’ai appris par un site Internet sud-américain qu’il et qui a permis une ressortie mondiale. C’est
préparait un documentaire sur son père. Apparemment cela fait longtemps qu’il est un film produit par les Russes à Cuba pour la
dessus mais il ne m’en a jamais parlé. C’est sûr que parler avec Andreï Tarkovski, même propagande communiste. Kalatozov, avec son
si c’est Junior, c’est assez émouvant. » chef opérateur Ouroussevski, a réussi à créer
Cette édition a été accompagnée d’une très belle exposition à l’Espace Beaurepaire une œuvre absolument démente formellement
d’affiches des films de Tarkovski, regroupées par le collectionneur Michaël Lellouche où chaque seconde est une expérimentation
et dont on trouve les reproductions dans l’autre livre du coffret. Potemkine a d’ailleurs artistique et créative qui va bien au-delà du
toujours essayé de développer l’événementiel autour des sorties de films en salles ou propos propagandiste, finalement assez anec-
sous format DVD/Blu-ray : ciné-concerts, rencontres, avant-premières avec l’équipe dotique dans le film, dont la beauté dépasse
des films, etc. tout. Quand passent les cigognes, qui a eu
la Palme d’Or, est plus proche du cinéma de
Gregori Tchoukhraï dont on a sorti un coffret
LE CINÉMA RUSSE ET SOVIÉTIQUE aussi. Moins connu que Kalatozov, il a fait La
Ballade du soldat, film réalisé à cette période
Jamais un éditeur français n’aura autant travaillé très florissante du cinéma russe qui est
les cinéastes soviétiques que les bien nommés l’époque du dégel, l’après-Staline où enfin on
Potemkine. Avec des noms comme Klimov, a commencé à parler de l’humain, de l’individu
Sokourov, Mikhalkov, Tarkovski, Chepitko, après avoir mis en avant pendant longtemps
Panfilov, Tchoukhraï, Kontchalovski, Kalatozov, le peuple et ses grandes actions héroïques,
Menchov, Kossakovski ou bien sûr Eisenstein au notamment liées à la guerre. Toute une relec-
catalogue, on peut s’amuser à explorer allègre- ture de la guerre s’est enclenchée par le biais
ment ce territoire via le versant le plus vision- de ces films-là. C’est assez passionnant. La
naire et poétique ou à travers des œuvres plus Ballade du soldat avait fait quand même deux
marquées par la propagande. Ayant souvent millions d’entrées à l’époque en France !
subi la censure, les réalisateurs ont pour cer- On a aussi fait l’intégrale Andreï Tarkovski qui était la génération d’après et qui
tains mené des combats d’une vie entière pour représente le courant qui me plaît le plus dans le cinéma russe : il a poussé le pen-
finaliser des films chers à leurs yeux – on pense dant poétique jusqu’à une forme d’apogée mystique que peu d’artistes ont réussi
à Elem Klimov avec les brillants Raspoutine, à atteindre, voire aucun. Il y a aussi Elem Klimov, qu’on aime beaucoup, le réalisa-
l’agonie ou Requiem pour un massacre. Certains teur de Requiem pour un massacre, dont on a édité un coffret avec plusieurs de ses
feront de chaque film de vraies odes à la beauté films, pour la plupart inédits en France, et aussi des réalisations de sa femme, grande
(Tarkovski) et d’autres réaliseront des prouesses cinéaste, Larissa Chepitko. On y retrouve trois de ses films, y compris Les Adieux à
techniques d’une telle virtuosité qu’elles nous Matiora finalisé par son mari, une merveille. Nous continuons notre exploration du
impressionnent encore, soixante ans après la cinéma russe où il y a tant de choses à découvrir. » (NB)
sortie initiale des films (Kalatozov). « La passion « Dans le genre compliqué, la première intégrale de Tarkovski a été un long travail
pour le cinéma russe est venue un peu en travail- de détective. Cinq films étaient chez Mosfilm mais il nous manquait Le Sacrifice et
lant à la boutique, presque naturellement. Parce Nostalghia. Il a fallu les trouver. Le Sacrifice était chez Arte et Argos Films, ce n’était
Soy Cuba (1964)
qu’on s’appelle Potemkine, on nous a souvent pas très compliqué mais le deal nous a saigné jusqu’à la moelle. On voulait absolument
proposé des films russes. Du coup, la découverte est venue avec. Si je connaissais l’intégrale. Et Nostalghia était chez Galeshka Moravioff à Films sans Frontières, sauf
Tarkovski, je ne connaissais pas Tchoukhraï ni Panfilov, je ne connaissais que cer- qu’on a découvert lors de la réédition qu’ils n’avaient pas les droits. Nous n’étions qu’à
tains films de Kalatozov, et je n’avais pas vu Requiem pour un massacre. J’ai surtout moitié surpris, mais il nous avait fourni le matos, ce qui est déjà pas mal. Apparemment

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

c’est Le Pacte qui l’a racheté à une coproduction ita- des plus grands cinéastes de tous les temps. Je me suis pris une claque énorme avec
lienne qui était majoritaire, donc ça a été plus simple. lui. Soy Cuba est l’un des meilleurs films que j’ai vus. Pareil pour La Lettre inachevée.
On avait non seulement chopé les sept longs mais J’aime moins Quand passent les cigognes qui est pourtant sa Palme d’Or. Le long
aussi tous les courts et c’était encore plus compliqué plan séquence au début de La Lettre inachevée, avec un dézoom en hélicoptère,
que les longs. Ses deux films d’études étaient au VGIK, c’est dingue. Je ne sais pas comment il a pu faire ça dans les années 1960. Ils ont
l’équivalent russe de La Fémis. Ils étaient coopératifs mis eux-mêmes le feu pour que les personnages soient au milieu des flammes dans
mais en termes de matos ils n’avaient rien du tout, ils la taïga. Les Russes sont quand même cinglés. C’est comme Tarkovski, ils y vont. Qui
ne voyaient pas comment aller les récupérer. a déjà vu La Lettre inachevée ? Personne, et pourtant on dirait une superproduction
Sur les bonus, on s’est fait plaisir. Pour les masters, à l’américaine. Quatre personnages, un seul lieu, et des mouvements de caméra qui
c’était forcément compliqué, ils étaient variables sur font que tu te crois dans Apocalypse Now ! » (BD)
la première édition. Solaris et L’Enfance d’Ivan étaient
pas mal, Le Sacrifice vraiment correct, Nostalghia et
Le Miroir pas terribles. Ils n’étaient pas exception- LES FILMS-TRIPS
nels mais on les avait retravaillés digitalement et on « Car qu’est-ce que le cinéma en réalité, si ce n’est des images, des rêves et
savait que Mosfilm préparait une restauration. Ils nous des visions ? Nous faisons un pas de plus, et nous renonçons à tous les films,
avaient dit que cela prendrait des années et on s’était nous devenons des films : nous nous asseyons sur un tapis persan ou chinois
dit qu’on sortirait les Blu-ray quand les nouveaux mas- en fumant des substances, propices aux rêves, et nous regardons la fumée,
ters seraient prêts. On voulait absolument le faire. On avait aussi trouvé Tempo di et nous regardons les images, les rêves et les fantasmes qui se déroulent
viaggio, là je crois que c’était son fils qui avait les droits. Les Tueurs c’était ailleurs. Un devant l’esprit de notre regard : nous sommes les véritables cinéastes,
était à Lenfilm aussi. Il y en avait de partout. Ça nous a pris un peu plus d’un an pour chacun de nous traversant l’espace, le temps et la mémoire. »
Jonas Mekas, Movie Journal
tout rassembler niveau droits.
On avait aussi trouvé un documentaire, qui se nommait Meeting Andrei Tarkovsky
« Le tout est de savoir […] s’abstraire suffisamment pour amener
fait par un jeune homme qui s’appelait Dmitry Trakovsky. Vraiment intéressant. J’étais
l’hallucination et pouvoir substituer le rêve de la réalité à la réalité elle-même. »
parti des éditions quand les Blu-ray sont sortis mais je me doute que les restaurations Joris-Karl Huysmans, À rebours
doivent être pas mal. » (BD)
La seconde édition des films de Tarkovski figure à n’en pas douter parmi les plus L’une des autres grandes lignes éditoriales de Potemkine concerne les films liés
beaux accomplissements de Potemkine. Au-delà de l’image et du son qui rendent aux avant-gardes ou aux expérimentations, des productions qui travaillent autant
véritablement hommage au travail du maître russe, on ne peut qu’être bluffé par la la forme que le fond, et que j’appelle des films-trips. On pourrait y inclure Herzog,
version Blu-ray dans sa boîte luxueuse. Il reste fascinant de se dire que l’intégralité de Roeg, Anger, Lynch et tant de cinéastes du catalogue. Cette image de cinéma hal-
la vie et de l’œuvre d’un artiste aussi immense puisse être contenue dans une boîte luciné, celui qui ouvre sur de nouveaux mondes de percep- Eraserhead (1977)
qui tient dans la main. « Je ne voulais pas pour ce coffret une autre voix que celle de tion, est comme une marque de fabrique : « Je ne sais pas
Tarkovski. Pas de textes critiques ou d’analyses, d’interprétations modernes. Je ne si c’est le terme exact, mais c’est tout ce que je recherche
voulais que la pensée et l’univers de Tarkovski. Du coup, j’ai associé ses polaroids, comme émotion et comme expérience dans le cinéma, vivre
certaines photos et des éléments de texte qui sont pour moi fondamentaux quant à un moment d’espace-temps impressionnant à tous points de
sa réflexion sur l’art, l’importance de faire un film, ses doutes, ses questionnements vue. Pour aller plus loin, je dirais que je ne recherche que des
sur la vie, sur la religion, l’art. Puis le livre d’affiches constitué à partir de la collection films-trips dans ce que j’aime. Les Russes que j’ai déjà cités
de Michaël Lellouche, c’est pour moi une autre porte d’entrée. Il y a une telle diversité en font partie, même s’ils sont moins immédiatement iden-
d’interprétations de son cinéma que ça parle plus que des discours. Voir comment tifiables en matière de films-trips. Les œuvres de Kalatozov
on percevait le cinéma de Tarkovski par les affiches, cela en dit beaucoup sur son sont des films-trips. Le Miroir de Tarkovski est un des plus
cinéma. » (NB) grands films-trips de l’histoire du cinéma. Il parle des souve-
nirs d’un enfant, en trouvant les moyens artistiques de mettre
L’un des seuls autres cinéastes russes qui puissent se mesurer à la puissance en scène la mémoire, la nostalgie, la mélancolie et le rêve, et il
formelle de Tarkovski, à l’instar d’Elem Klimov, est Mikhaïl Kalatozov, et le coffret de arrive à créer cette situation qu’on ne peut vivre dans le quo-
2014 reste la meilleure façon de se rendre compte de l’incroyable pouvoir d’évocation tidien mais juste quand on dort, quand on est malheureux… Il
de ses plans-séquences10. « Du niveau de Tarkovski, je ne citerai que Kalatozov, l’un parvient vraiment à faire ressentir ces moments d’errance de
l’esprit par le cinéma. Quelqu’un qui arrive aussi de manière
10. Il faut aussi mentionner la restauration 4K de Quand passent les cigognes pour une belle édition Blu-ray parue
virtuose à recréer le mental, ce qui se passe dans la psyché
en 2019 et accompagnée d’une ressortie en salles. humaine, c’est Nicolas Roeg qui, par un art du montage

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

vraiment unique, ne tombe pas dans le récit classique. Je m’en suis rendu compte en
éditant Enquête sur une passion. C’est une enquête policière sur la mort d’une jeune
femme incarnée par Theresa Russell. On revient en flash-back sur l’histoire d’amour
qu’elle a vécue avec le personnage joué par Garfunkel. La façon dont il travaille cela
n’est jamais dans la représentation d’une histoire. On est dans la fantasmagorie des
personnages liés à cette histoire, dans leurs perceptions de cet événement plutôt que
l’événement lui-même. Ce qui dépasse le témoignage ou le reportage. Mind Game,
aussi, est un sacré film-trip ! Plus récemment, Évolution de Lucile Hadzihalilovic peut
être mis en parallèle avec Le Miroir ou Enquête sur une passion. On est dans un uni-
vers mental, il faut savoir s’y abandonner, s’abandonner à soi-même, s’abandonner à
l’autre, ce qui n’est pas donné à tout le monde. » (NB)
Selon Nils Bouaziz, pareille prédilection remonte à sa première claque cinéma-
tographique : « Le premier film qui m’a fait cet effet-là – rien d’original car tout le
monde le cite – est 2001, l’odyssée de l’espace. Il est souvent considéré comme le
film-trip le plus “officiel”, mais je l’ai vraiment vécu comme tel. Déjà, je l’ai vu très
jeune, je n’en avais pas entendu parler, je n’avais rien lu dessus. Je me souviens que
la seule chose dont j’avais eu vent c’est que c’était ennuyeux, surtout à l’âge où je l’ai
vu : on découvre et on comprend les films-trips plutôt à la fin de l’adolescence, avant
ça te paraît chiant normalement. Mais je l’ai vécu comme un film-trip à quatorze ans
et cela est resté d’autant plus fort dans ma tête. Ce fut le premier, mais Le Miroir
s’impose comme l’un des moments les plus intenses de mon expérience de specta-
teur. Évidemment, Herzog est aussi un maître dans le genre ! Cœur de verre est un
sacré film-trip, que j’ai découvert en éditant les coffrets. Il m’a sacrément secoué. Le
premier film-trip que j’ai vu de lui, très jeune également, ç’a été Aguirre. Et bien sûr,
je ne peux faire l’impasse sur deux films de David Lynch que j’aime particulièrement :
Eraserhead et Inland Empire, sans parler de la troisième saison de Twin Peaks qui est
l’une des choses les plus puissantes qu’il m’ait été donnée de voir.
Nombre de films que je n’ai pas édités sont aussi des films-trips : Apocalypse
Now par exemple. Il en de même d’un film revu récemment, Un homme qui dort de
Georges Perec et Bernard Queysanne. C’est l’histoire d’un individu dans les années
1970 qui se renferme sur lui-même jusqu’à sombrer dans un abysse de dépression,
et tout cela est traité par les moyens du cinéma et pas par les moyens ordinaires du La Sorcellerie à travers les âges (1922)
récit. Ce sont le montage, la mise en scène et la photographie qui font ressortir ça.
Ce genre de film, si vous n’êtes pas déprimé, réussit à vous démoraliser totalement !
Il n’est pas immédiatement identifié film-trip, mais Vertigo de Hitchcock m’a
fait cet effet-là. On rentre dans un espace-temps où on est dans tout sauf la réalité. VISION DU CINÉMA DOCUMENTAIRE
Et quand on arrive à être pénétré par ça, cela peut nous amener très loin. Un autre
film-trip assez costaud c’est Suspiria d’Argento. D’Alexeï Guerman, je retiens Il est Des films-trips à l’approche du cinéma documentaire de Potemkine, il n’y a qu’un pas.
difficile d’être un Dieu, qui fait se rejoindre mes passions pour le cinéma russe et On est aux antipodes des formats habituels reposant sur des entretiens entrecoupés
pour les films-trips. Seuls les Russes peuvent tourner pareil film, c’est pour ça que d’archives visuelles. La forme documentaire est une expérimentation où toutes les
je les aime tant : ils ont cette folie formaliste, ils sont capables de déplacer des mon- libertés sont permises. De ¡Vivan las Antipodas! à Dead Slow Ahead, qui sont aussi des
tagnes artistiques pour arriver à leurs fins. Je pense à un autre cinéaste, tout aussi films que Potemkine a sortis en salles, on s’éloigne des contraintes narratives pour
fascinant, dont j’ai vu l’une de ses installations pour le Festival d’Automne à Paris. Il plonger dans des univers où même les lois de la pesanteur sont remises en cause.
s’agit d’Apichatpong Weerasethakul, auteur de deux des films les plus tripants de ces « Je pense qu’on est dans un espace où la question de quel est le format de ce qu’on
dernières années : Oncle Boonmee et Cemetery of Splendour. Des longs métrages va filmer ne se pose plus vraiment, notamment sur Dead Slow Ahead qui pourrait
magnifiques très proches des rêveries visuelles. » être aussi bien un film expérimental, un film d’art vidéo, une fiction sur un bateau
en fin de civilisation ou tout simplement un documentaire sur un cargo industriel.
Dans tous ces films, il y a la volonté de filmer un sujet avec une certaine vision. Cela

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

peut ressembler à tel type de cinéma qu’on reconnaît ou à tel autre mais ça échappe dans Utoya, 22 juillet d’Erik Poppe… Potemkine n’a pas peur de secouer le spectateur,
à tout. On parlait de Herzog, il fait ça depuis les années 1970 ; Jean Epstein a flirté et c’est bien ce côté intransigeant qu’on apprécie dans leur travail.
avec aussi. Ses derniers films en Bretagne sont à la lisière du documentaire. Quant
à Häxan, ce film suédois de 1922, aujourd’hui on appellerait cela un docu-fiction.
Bien sûr, le terme n’existait pas alors, et Benjamin Christensen ne s’est pas posé la CINÉMA ET MUSIQUE
question de faire un documentaire ou une fiction. Il s’est dit qu’il voulait traiter d’un « La musique électronique a cette capacité de se dissoudre dans
sujet, la sorcellerie, qui était déjà étudié plus ou moins sérieusement dans plusieurs le son, de se cacher derrière d’autres bruits, d’être la voix indéfinie
écrits, mais il y voyait quelque chose d’absurde et d’irréel, pas du tout scientifique. de la nature, ou celle des sentiments confus, d’être comme une
Il a alors pris le parti de commencer d’abord par le documentaire, d’expliquer tout respiration. »
ce qu’il y avait d’ancré dans notre histoire, notre civilisation, de partir des faits réels Andreï Tarkovski, Le Temps scellé
pour ensuite basculer vers la fiction et la fantasmagorie. Dès les années 1920, des « Le cinéma, pour moi, c’est un désir très fort de marier l’image
artistes avaient la liberté de se dire : “On ne choisit pas, on se balade entre les deux au son. Lorsque j’y parviens, j’en éprouve un véritable frisson. En
sans avoir de limites, de frontières.” Cela m’a toujours plu. Il y a un film que j’aimerais vérité, je ne suis pas sûr de chercher autre chose que ce frisson. »
bien éditer, dont le titre en dit long : Gambling, Gods and LSD. C’est une production David Lynch
de la fin des années 1990 qui se veut un portrait de notre monde occidental suivant On l’a dit, les racines de Potemkine remontent au background
des prismes très variés, de la pop culture au mysticisme, embrassant tout cela dans musical de Nils Bouaziz, pas seulement en tant que prati-
un kaléidoscope de quatre heures. On ne sait jamais où on est vraiment et si ce qu’on cien mais aussi en tant que cofondateur du label Tigersushi
raconte est vrai. Effectivement ce sont ces genres de documentaires qui m’intéressent Records avec son frère. C’est d’ailleurs le ciné-concert autour
et qui se rapprochent des fictions que j’affectionne. » (NB) de La Chute de la maison Usher de Jean Epstein, évoqué
De 2013 à 2017, sous la houlette de Nicolas Giuliani, Potemkine décide de lancer plus haut avec Émilie Cauquy et commandé par le Forum
une collection « Documentaire » pour approfondir ce domaine où les propositions des Images à Joakim en 2003, qui verra germer en Nils l’idée
sont si riches et variées11. Ayant auparavant travaillé sur le coffret Jonas Mekas en de peut-être un jour pouvoir l’éditer. « Cela a pris un bon
collaboration avec Pip Chodorov des éditions Re : Voir, Nicolas propose de faire par- moment avant que ça sorte. Mon frère Joakim avait fait un
tager sa passion pour le cinéma documentaire au travers d’œuvres de création et ciné mix sur La Chute de la maison Usher de Jean Epstein.
Potemkine décide de lui faire confiance. Films récents ou anciens, le panorama est Au-delà du projet ciné mix, le film m’a totalement ébloui. À
vaste, sans jamais chercher la facilité. En partenariat avec le Cinéma du Réel, un prix l’époque, il n’y avait pas d’ayant droit. C’était noyé dans une
Potemkine sera même décerné durant trois années. « L’idée d’une collection dédiée masse d’informations incompréhensibles en France, jusqu’au
aux documentaires est venue d’un constat : des jalons importants de l’histoire du moment où la cinémathèque nous a contactés en disant que
cinéma documentaire étaient ignorés. L’envie était d’y remédier, en allant du contem- c’est eux qui avaient toutes les archives. C’était tombé dans
porain au muet. Une collection qui représente les différentes tentatives du genre, le domaine public depuis un moment, et les détenteurs des
très hétérogène, avec une diversité de nationalités. Je m’étais dit qu’il était important copies restaurées devenaient du coup les ayants droit. Nous nous sommes donc
d’avoir un ancrage dans le cinéma d’aujourd’hui. La directrice du Cinéma du Réel a lancés avec la cinémathèque. Tous les films ont été restaurés. Outre La Chute de la
accepté avec beaucoup d’enthousiasme l’idée d’un prix. Les trois films primés de la maison Usher, on a eu la chance d’éditer une quasi intégrale. C’était un grand hon-
sélection édités dans la collection sont Examen d’état de Dieudo Hamadi, Les films neur pour moi parce qu’en découvrant Jean Epstein, j’ai réalisé qu’il était l’un des
autobiographiques de Dominique Cabrera et Le Chant d’une île de Joaquim Pinto. Je plus grands cinéastes français, voire du monde, complètement tombé aux oubliettes.
suis content des films qui sont sortis mais je n’étais pas si enthousiasmé que ça par les Personne n’en parlait. C’est un des coffrets dont je suis le plus fier. » (NB)
films proposés ; j’ai voulu élargir. À un moment on s’est dit que ce serait intéressant « Tout est parti de la bande originale qu’avait faite Joakim. La partie Studio
de sortir les films d’un cinéaste mis à l’honneur durant le Cinéma du Réel, à l’instar Albatros c’est plutôt chiant. La section Première Vague est, en revanche, époustou-
de Franco Piavoli. J’ai alors sorti l’intégrale de ses films en deux DVD. Ensuite Maria flante d’inventivité et de trouvailles visuelles. Mais la belle découverte sont les films
Bonsanti a quitté son poste de directrice et j’ai commencé à ralentir la cadence de bretons, Finis Terrae, Le Tempestaire… Le travail sur les ciné-concerts était parti-
la collection. » culièrement jouissif. » (BD)
Chez Potemkine, l’esthétique documentaire se mêle à la fiction et les frontières Voilà l’une des richesses de Potemkine, cette aptitude à souligner la modernité
sont abolies (Herzog, Epstein…). Et si l’éditeur peut être associé à des œuvres fantas- de films muets en les alliant à de nouvelles créations sonores, souvent expérimen-
tiques ou hallucinées, quand il est question de la dure réalité, celle-ci est offerte de la tales et électroniques, et parfois totalement inédites. Ce travail a été fait avec Häxan
façon la plus directe et la plus radicale possible : la guerre en Syrie dans Eau argentée la sorcellerie à travers les âges, Le Cabinet du docteur Caligari, Faust12 ou encore
d’Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan, l’attentat terroriste sur l’île d’Utoya
12. Faust figure parmi les meilleures ventes Blu-ray des éditions, confirmant que les films muets peuvent s’apprécier
sur ce format mais aussi que les choix d’interprétations musicales de Potemkine sont un gage de qualité que le
11. En 2020, la collection refait son apparition avec le titre Madame Fang de Wang Bing. public suit avec ferveur.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

Le Cuirassé Potemkine13. Précisons qu’à l’époque de leurs sorties, aucun film muet Pourtant, à travers l’édition Blu-ray accompagnée
n’était sans accompagnement musical. La pratique de certaines cinémathèques de de bandes-son riches et variées, de Del Rey & the
présenter des films muets sans musique – souvent pour des questions budgétaires – Sun Kings à Zombie Zombie, l’œuvre d’Eisenstein
est plutôt récente et a pu causer du tort à ces œuvres. C’est ce défi d’interprétation peut être redécouverte avec un nouveau regard
sonore des films et de ressentis que relève Potemkine, avec une sensibilité qui tente et surtout une nouvelle oreille. « Je ne déteste
d’éviter tous les clichés. « C’est vraiment l’envie de les rendre plus contemporains. Je pas ce film, loin de là. J’ai du respect pour le génie
me souviens de la projection de Six et demi, onze de Jean Epstein accompagnée par la technique et artistique à l’œuvre, mais je l’ai sur-
musique minimaliste, électronique de Krikor, avec des drones, des sons fixes continus. tout réévalué en m’occupant de l’édition Blu-ray.
J’avais un peu peur pour cette projection à la cinémathèque. Tous les professionnels Comme le film dans sa forme ne me touchait
du patrimoine cinématographique étaient là. On sait qu’ils protègent beaucoup ces pas plus que cela, j’ai essayé de l’amener ailleurs,
œuvres et je craignais qu’ils prennent mal cette proposition assez spéciale. En fait, notamment par les nouvelles musiques et par un
ils ont adoré, ils ont dit que c’était exactement la musique qu’il fallait, plus que les documentaire L’Utopie des images dans la révolu-
musiques qui avaient été faites avant pour ce cinéaste. Et c’est vrai qu’avec Epstein la tion russe, qui ne parle pas que du film mais de son
modernité de l’image est si poussée qu’il fallait une musique expérimentale pour que époque, en remontant jusqu’en 1905. Cela traite
ça colle à l’esthétique du film. » (NB) de ce mélange dingue entre propagande et créa- Zombie Zombie
Ces musiques peuvent d’ailleurs accentuer l’aspect film-trip. Par exemple, la for- tion dans la Russie d’alors. Et Le Cuirassé Potemkine est un peu l’aboutissement de
mation britannique In the Nursery, habituée aux accompagnements de films muets, tout ça. Le contexte de cette période me passionne totalement. » (NB)
a parfaitement saisi l’ambiance hallucinée, entre cauchemar et réalité, du Cabinet du Les liens avec la musique ne s’arrêtent pas là puisque Potemkine a déjà publié
docteur Caligari. « Cette bande son existe sur CD mais n’avait jamais été utilisée avec des CD audio, comme avec la musique de Bobby Beausoleil pour Lucifer Rising, qui
le film. Du coup, ils étaient très heureux et moi aussi. C’est vrai qu’elle fonctionne accompagne le coffret The Magick Lantern Cycle de Kenneth Anger. « J’ai été en
beaucoup mieux que la musique conçue pour la restauration, qui reste assez cliché, contact avec depuis sa prison, car ce monsieur qui a fait partie de la Manson Family14
symphonique ; suivant l’intrigue et les rebondissements, elle s’avère un peu trop fade y est incarcéré à vie ! C’était un garçon charmant et il a été heureux, comme nous,
pour un film aussi moderne et expérimental esthétiquement. » (NB) que cette BO soit diffusée. C’était la deuxième fois qu’on mettait un disque de BO
Le double DVD de Häxan a été précurseur quant à cette approche du cinéma avec le DVD. On l’avait fait pour Les Rencontres d’après minuit de Yann Gonzalez. La
muet : « On a réalisé une nouvelle bande son de Matti Bye sur la version restaurée, musique était en partie celle de son frère, M83. Par la suite, il y a eu Artémis Cœur
plus longue, en incluant aussi la version de Bardi Johannsson avec un grand orchestre d’artichaut de Hubert Viel. » (NB)
bulgare. On avait aussi retrouvé la version de Burroughs. Il y avait tellement de mas- Cela questionne forcément le parcours musical du plus mélomane des éditeurs
ters… D’un côté on avait le nouveau master restauré, mais pour la version plus courte, vidéo français, ses disques de chevet et les bases sur lesquelles il s’est construit. « Cela
on en avait une dizaine d’autres et ils étaient tous de tempos et de durées différents : m’est venu durant ma jeunesse, mais pas de manière aussi puissante que ma décou-
des versions à 24 images seconde, d’autres à 25, une à 18… nous étions paumés. On verte du cinéma car je comprenais mieux ce qui se passait. J’ai eu presque une révéla-
avait eu aussi le même problème avec La Chute de la maison Usher. Le souci avec le tion avec Fela Kuti. Avant j’écoutais déjà un peu de reggae avec les copains, sans être
muet et les nouvelles BO c’est que les cadences ne sont pas les mêmes au moment fan, mais j’aimais beaucoup la musique africaine, noire, ceux qui ont inventé le rythme,
de la digitalisation. Je crois que Joakim avait dû tout recaler. le groove. Ma découverte de Fela Kuti a synthétisé plusieurs choses que je trouvais
On avait fait un ciné-concert avec Bardi pour Häxan, c’était excellent. Et la un peu dans le reggae, dans le funk, et si j’avais pu inventer un style de musique c’est
Fondation Cartier avait organisé en 2011 une exposition autour du Vaudou avec celui-là que j’aurais inventé. Je me sentais bien dedans, cette musique m’était natu-
Ghédalia Tazartès : ce fut la meilleure projection du film, la musique collait si bien. relle ; je pourrais l’écouter toute ma vie, tout le temps, ça me berce, c’est une bande
C’est un excellent musicien. J’étais heureux d’initier des événements musicaux, un peu son de vie. Puis il y a eu le jazz, l’arrivée de la musique électronique, l’envie de fusion,
plus ludiques. La musique est un autre point d’accroche, cela te permet d’avoir un l’univers des drogues ; c’est la période électronique de Miles Davis, de Herbie Hancock
public un peu différent, pas simplement des purs cinéphiles. Ça fait plaisir d’amener et compagnie. La période Live-Evil de Miles Davis par exemple. Sextant de Herbie
les gens au cinéma par d’autres biais. Parmi les bonus de ce DVD de Häxan figure une Hancock est vraiment un disque fondateur qui a trente ans d’avance sur toute l’élec-
vieille bande d’archive de Christensen présentant le film, tournée sans doute dans les tronique que j’allais découvrir par la suite. Puis là on passe à ce que j’ai découvert de
années 1940. » (BD) mon milieu contemporain : en écumant les rave parties, je me suis abreuvé de techno.
J’aimais le côté tribal de ces rendez-vous sauvages dans les bois, cela m’a beaucoup
La musique permet même une autre appréciation d’un film. Ainsi, Nils Bouaziz n’a attiré et totalement fasciné. J’ai passé quelques années là-dedans, notamment avec
jamais vraiment aimé Le Cuirassé Potemkine même s’il en a tiré le nom de sa boîte.
14. Communauté hippie californienne qui, sous l’influence de Charles Manson, a commis plusieurs assassinats
sanglants qui ont défrayé la chronique et contribué à signer la fin de l’utopie peace & love. Bobby Beausoleil purge
13. Nils avoue d’ailleurs que, pour lui, le cinéma est un art non verbal : « Je fais partie de ceux qui pensent qu’on a une peine d’emprisonnement à perpétuité pour le meurtre du professeur de musique Gary Hinman, le 27 juillet
beaucoup perdu avec le parlant. » 1969.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

se diversifier, et cela nous plaît de sortir des musiques de films


autant que des vidéos. J’ai été un peu DJ et j’ai pas mal touché
les instruments. Revenir à ma première passion me fait du bien.
Je me suis épanoui dans mes expériences musicales. J’adore
faire de la musique, triturer les sons. Le point culminant c’est le
concert : tu danses en écoutant de la techno, dans un club ou
dans une rave ; te voilà dans le moment présent, dans la pure
sensation abstraite. Une vibration. Pour moi rien ne dépasse
ça. C’est pourquoi je préférerai toujours la musique au cinéma
car cette transcendance de l’instant, c’est au-delà de tout. Pour
aimer le cinéma, il faut du vécu. J’ai une fille en bas âge et elle
danse déjà ; le rapport à la musique des enfants est fascinant.
Pour moi, la musique est innée chez l’homme. Je ne vois pas
d’animaux danser, mais les bébés, tu mets une musique, on ne
leur a jamais expliqué le rythme, et c’est instinctif. Puis arrive Le Cabinet du docteur Caligari (1920)
la société : le social c’est la mort d’une partie de soi. » Nils ajoute : « Le son c’est
l’éternité, un flux d’énergie. C’est pour ça que j’aime autant la musique. Quand j’étais
en rave party, je touchais à ces moments-là, le son qui résonne avec la pluie, le son
qui résonne avec moi faisant ce pas de danse. Et pendant une seconde, tu touches
à l’éternité. »
La Sorcellerie à travers les âges (1922)

L’OBJET
le collectif Spiral Tribe dont la qualité musicale était sans équivalent. Dans un style un
peu plus pointu, il y a eu toute l’aventure du label Warp, ça m’a foudroyé et accom- Je parlais dans l’introduction à cet ouvrage de mes relations personnelles et affectives
pagné pendant quelques années avec notamment Autechre, Aphex Twin, Boards of avec les objets, une forme de fétichisme qui matérialise des souvenirs de cinéma. De
Canada qui a un peu disparu maintenant mais que j’adorais à l’époque, Squarepusher, fait, VHS, DVD ou Blu-ray deviennent vecteurs de mélancolie, d’où mon intérêt aussi à
Joakim tombé aussi dans l’oubli. Là je me suis dit qu’il se passait quelque chose en creuser la relation de l’éditeur aux objets qu’il fabrique. « Quand on a un fichier sur un
termes de culture et d’art. Dans le cinéma, à part David Lynch et quelques ordinateur ou qu’on regarde en streaming un film, il n’y a pas d’objet qui le contextua-
autres, c’était moins vrai. Avant de découvrir Aphex Twin, peu de musiques lise, pas l’effort d’aller au cinéma : un ticket acheté, quelqu’un
contemporaines me touchaient. En fait, ce qu’écoutaient mes amis et la qui t’accompagne, des tas de choses qui créent de l’histoire…
pop music me gonflaient pas mal. Évidemment j’aimais Nirvana, authentique Le DVD c’est un peu la même chose : on va l’acheter quelque
phénomène de ma période collège/lycée, mais autre chose existait et m’ame- part ou par correspondance, il va devenir cet objet esthétique
nait plus haut. Nirvana c’est bien en soirée, pour boire avec ses potes mais qu’on range sur une étagère, qu’on croise quand on se balade
pour décoller, bof. J’aime les films-trips mais j’aime aussi les musiques-trips. chez soi, et qui matérialise ce qui pourrait rester abstrait. Je
J’aime être transcendé et j’aime ces moments où je suis seul devant un film ne suis pas spécialement collectionneur mais j’aime posséder
ou en écoutant une musique. Pas vraiment seul, car il y a moi et l’artiste, il les titres qui m’ont apporté quelque chose, vivre avec, pouvoir
y a un dialogue. En présence d’autres gens le brouhaha l’emporte et finie la les prêter, les consulter à nouveau, pouvoir regarder les livrets.
conversation. J’aime le dialogue avec l’artiste. Pour moi, Tarkovski c’est un C’est un peu comme quand on rouvre un vieux livre qu’on a lu
ami, il m’accompagne. Il est avec moi, plus que beaucoup d’amis, bien plus à quinze ans. » (NB)
proche que des gens que je connais vraiment. » (NB) L’histoire personnelle se nourrit inévitablement des objets
Avec des connexions aussi fortes entre musique et cinéma, on ne insolites qui ont marqué un parcours de vie : « Au début du
s’étonne pas que la boutique ait intégré une section vinyles de musiques DVD, vers 1998, j’ai acheté Metropolis de Fritz Lang et il y avait
de film toujours en développement. « Le fait d’agrandir et de récupérer un un fourreau en relief avec la tête du robot du film. Je l’ai tou- Gilbert & Sullivan (1998), de Barry Purves
tiers d’espace nous a permis de faire un café – le Potemkine Café inauguré en jours, il est tout abîmé mais c’est dément. Un autre que j’adore aussi, c’est la tête de
janvier 2015 ; on vend des affiches car on nous en demandait très souvent, Terminator, un coffret un peu kitsch sorti par Canal+. La base est un tiroir avec les
ainsi que des vinyles de bandes originales de films, un peu des nouvelles galettes dedans. Un objet de l’âge d’or du DVD, qu’on pourrait situer entre 2000 et
mais surtout des ressorties d’anciennes, et ça marche plutôt bien. On aime 2005 – son histoire a commencé vers 1997 et c’est allé très vite. Il y a aussi ce coffret

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d’un fournisseur coréen qui éditait des intégrales de plein de cinéastes, John Ford, peut l’intensifier grâce à l’objet et grâce à différents petits suppléments de souvenirs
Renoir, Hitchcock… C’était pas très légal : il prenait toutes les meilleures copies de en lien avec elle. Le livre permet cela car c’est un objet et qu’on a des bibliothèques
tous les éditeurs au monde qu’il compilait dans des coffrets de qualité et d’un cheap chez nous. L’équivalent pour la musique ou le cinéma, c’est le DVD ou le disque ; il est
absolu. Je me souviens de l’intégrale Mizoguchi, une énorme boîte en bois, plutôt essentiel d’avoir ce rapport aux choses, pour maintenir sa propre mémoire en éveil.
belle, et quand on l’ouvre, les DVD sont dans des pochettes plastiques dégueulasses Sous peine d’oublier. » (NB)
aux contours en faux velours. En revanche, les copies sont de qualité, c’est très drôle. Une expérience que Potemkine a en revanche rarement renouvelée, c’est celle
J’ai une certaine affection pour ce coffret. Leur coffret Renoir est allongé – je m’en des éditions bilingues comme dans le cas de Jonas Mekas et Barry Purves. « Pour
suis inspiré pour le coffret Tarkovski. On ouvrait comme un clapet de cinéma et il y ce dernier, ç’a été compliqué à faire. Nous voulions faire plaisir à Barry. Il concevait
avait tous les DVD dedans. C’était très bien fait, avec une pléthore de bonus. Un cof- le DVD comme une carte de visite à donner. Avec un livret de quatre-vingts pages à
fret qui est devenu très rare et que j’adore aussi, c’est l’intégrale João César Montero. relire et traduire, c’est pas rien. Et vendre en Angleterre s’est avéré compliqué : ça
L’objet n’est pas exceptionnel mais l’édition est géniale. On la doit à la boîte DVD de ne marche pas du tout comme en France. Nous n’avons pas trouvé de distributeur
Paulo Branco, l’un des derniers flibustiers de la production. » (NB) qui acceptait de nous prendre le DVD. Et il nous fallait mettre des mentions anglaises
Potemkine a essayé de lancer durant ses premières années la mode du cover- d’accord parental. Déjà épuisés par l’édition, nous ne voulions pas nous rajouter ces
pack, mais même si des titres sympathiques en ont bénéficié (Cobra Verde/Ennemis contraintes réglementaires. Du coup, nous ne sommes jamais rentrés sur le marché
intimes, Mind Game, etc.), l’entreprise s’est révélée trop onéreuse. « C’était notre anglais. On en a vendu pas mal sur le Net mais c’était vraiment pour faire plaisir
année coverpack. Pendant un an on s’est fait plaisir, on avait découvert un nouveau au réalisateur. » (BD)
fournisseur qui faisait du tout carton. Mais c’est tombé l’année où l’on n’avait pas
nos titres les plus forts, les ventes n’ont donc pas été forcément au rendez-vous, et
comme ça coûtait une méga blinde, nous avons été dedans ; l’année a été très difficile. L’INDÉPENDANCE
On a dû revoir nos ambitions à la baisse. On aurait lancé ça sur une année forte, on
aurait peut-être gardé les coverpacks, comme notre marque de fabrique. On a tenu OU LES DERNIERS ROMANTIQUES
cinq ou six ans à faire 100 % de digipacks. Personne n’avait réussi à tenir aussi long- « La norme sociale d’aujourd’hui comme d’hier est vulgaire et rabaisse
temps sur des couvertures cartonnées, puis on a fini par craquer sur des rééditions, l’homme. La société est assise sur son cul, comme un canard malade.
en optant pour le plastique (pour Tarkovski, Mekas ou Kore-eda). En premier tirage, Les artistes, les prophètes, les sains et les fous n’ont cessé de rappeler
cependant, on a toujours préféré le carton. » (BD) à l’homme qu’il avait des ailes et que les portes des mille et une nuits
et du paradis lui sont toujours ouvertes. »
Jonas Mekas, Movie Journal
Potemkine n’oublie jamais de s’amuser autour des sorties salles ou DVD. Pour
La Peau de Bax, des boîtes de céréales ont été imprimées avec des doigts coupés La question de l’indépendance se pose. Qu’est-ce que cela signifie ? L’indépendance
à l’intérieur en référence à une scène du film. Ces petits objets collector ou goo- existe-t-elle vraiment et jusqu’à quel point ? Un cinéaste espagnol, Manuel Polls Pelaz,
dies ajoutent une dimension ludique au métier. disait que la pratique du cinéma est toujours dépendante, dépendante du temps qu’il
« On aime bien faire des sacs en tissu, des affiches, fait, dépendante du tempérament des acteurs, dépendante des autorisations, etc.
des badges, des briquets. Lynch s’y prête plus En est-il de même pour l’édition ? « C’est ne pas succomber aux sirènes de la facilité
que Jean Epstein par exemple. On avait fabriqué commerciale. Je crois que c’est important d’être presque en dissidence. C’est aussi
des allumettes pour Twin Peaks. Fire Walk With de parler d’une seule voix directement aux gens à qui tu t’adresses. Quand tu n’es
Me parce que cela paraissait évident. » (NB) Un plus indépendant, j’ai l’impression que tu ne fais plus ça ; tu ne parles plus vraiment
moyen peut-être aussi de conserver l’âme d’un fan aux gens. Certains, comme Le Chat Qui Fume, sont beaucoup plus indépendants que
et d’un passionné quand un film devient un objet nous. Ils ont un type de films qui marchent bien et ils ne vendent qu’en direct, directe-
de commerce ? « Faire un beau DVD ce n’est pas ment à leurs clients. Ils ne passent pas par le système. C’est peut-être pour ça qu’avec
créer un objet commercial autour d’un film, c’est la boutique, on est peut-être plus indépendant qu’avec les éditions. Évidemment on
trouver le moyen de l’amener vers son potentiel vend aussi sur Amazon ou la Fnac et à la boutique on vend des gros, mais ça ne
spectateur dans les meilleures conditions, parce passe pas par tous ces intermédiaires. Je pense à ce phénomène de l’uberisation.
qu’on a besoin d’un accès concret à une œuvre. Heureusement qu’on n’a pas encore des Uber qui vendent nos DVD. J’espère que cela
Pourquoi on aime bien aller au cinéma, c’est parce n’arrivera jamais. Peut-être qu’il sera difficile de refuser leur offre géniale. Tous ces
qu’il y a une salle avec un grand écran, des fauteuils super restaurants qui livrent via Uber, c’est un peu dommage. Des petits restaurants
Twin Peaks. Fire Walk With Me (1992) confortables, c’est pas juste des yeux et un film. de quartier sont récupérés par un mastodonte de la mondialisation et qui n’est qu’un
C’est pareil chez soi : voir des films sur un disque dur, c’est assez déprimant à la longue ; intermédiaire. Il ne sert à rien dans la chaîne à part prendre de l’argent.
surtout cela empêche d’accéder à ce qui est essentiel avec le cinéma et l’art en géné- Notre indépendance est remise en question tout le temps. La maintenir est une
ral : créer de la mémoire et du souvenir. Certes l’œuvre permet cet accès, mais on lutte de tous les instants. D’une certaine manière, l’indépendance existe plus chez ceux

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qui l’observent que chez ceux qui la font. Le fait que ce soit partager leur amour du septième art – la dimension autodidacte a son importance. Du
encore possible d’être indépendant fascine. On veut en par- coup, quelle est l’attitude de Potemkine dans les gros marchés du film ? Les ambiances
ler, en discuter, et on m’invite à des tables rondes pour ça, concurrentielles comme à Cannes ne semblent pas trop coller avec l’esprit de la boîte.
alors que l’indépendance n’existe plus vraiment si on réflé- Cela crée-t-il une adrénaline ? Est-ce plus un fardeau nécessaire ou une fête pour
chit à ce qu’elle représente. J’aurais tendance à dire “Ils” ont sociabiliser ? « C’est un peu tout ça. J’ai un peu de mal avec les festivals, je n’y suis pas
gagné. Les non indépendants seront toujours plus gagnants franchement à l’aise ; ce bain d’entre soi me fatigue pas mal, je n’aime pas cette idée
que nous. Soit nous sommes perdants et ils nous écrasent, de milieu. Je ne suis guère dans le relationnel, même s’il faut le faire. Je suis souvent
soit nous sommes gagnants et ils sont encore plus gagnants. meilleur en soirée quand je suis un peu bourré et que j’ai plus envie de parler aux
Là on parle de gain numéraire. Après on peut gagner sur gens. On reste un peu dans notre bulle en festival. On a bien sûr des rendez-vous,
autre chose, d’autres domaines qui semblent avoir moins mais d’autres sont plus actifs que nous, je pense. Tous les ans à Cannes, je rencontre
de valeur mais qui en ont pour nous. » (NB) des producteurs, même certains distributeurs, les vendeurs je n’en parle même pas ;
L’édition indépendante devient alors un engagement je leur demande s’ils ont vu tel ou tel film et ils me disent : “Mais tu crois qu’on va voir
quasi politique. « Je vois ça plus comme de la résistance des films ? Nous on bosse !” Je leur dis que moi aussi je suis là pour affaire, mais voir
et l’affirmation de convictions que comme de la politique. des films c’est mon travail. Comprendre ce qui se passe dans le cinéma c’est mon
La politique ce serait d’agir sur le grand nombre, d’avoir job. D’être en empathie et d’avoir une vision de cet enjeu-là, si je n’ai plus ça, alors à
une vraie influence sur le peuple. Et je suis loin d’avoir une quoi bon ? Jamais je ne ferai un festival de Cannes en disant : “Non je ne vois pas de
influence sur le peuple français. Si plus de gens défendaient films, je bosse.” Si je tombe là-dedans, j’arrête direct. C’est une aberration absolue.
leurs convictions et résistaient aux solutions de facilité, et si Pourtant c’est le discours officiel de pas mal de gens que tu croises à Cannes. Là tu
on était plus nombreux, cela deviendrait de la politique. Là, fais la différence entre les vrais cinéphiles et passionnés qui font ça pour voir des
chacun dans son coin, c’est plutôt de la résistance. » (NB) bons films et ceux qui font ça comme ils feraient un autre métier. Et franchement
Si Potemkine est encore là aujourd’hui, c’est sans c’est la majorité. » (NB)
doute parce que la flamme initiale n’a pas disparu. Mais si
la passion peut assurer une longévité, peut-elle aussi être Natacha Missoffe, chef de projet en édition vidéo à Potemkine depuis 2017,
un handicap ? « Cela handicape dans ce qu’on appelle le connaît bien cette question de l’indépendance. Elle a travaillé plusieurs années au
pragmatisme. D’ailleurs on ne parle que de ça à l’ère du sein des sociétés de distribution Zootrope et ED Distribution, boîtes exemplaires
macronisme. Cette logique ultra terre à terre, 1 et 1 font 2. dans le domaine : « Oui, l’indépendance ça existe. Chez ED Distribution, je l’ai tota-
Malheureusement c’est le modèle dans lequel on est, avec Trump d’un côté et Macron lement ressenti. Tu choisis le film parce que tu l’aimes, et tu vas le travailler comme
de l’autre. Beaucoup sont là pour faire du pognon. Les idéaux moraux et politiques tu l’aimes. Le DVD en sera le reflet. Bien sûr, le but est de ne pas faire un bide. Ce qui
de certains ont disparu depuis belle lurette. J’espère ne jamais tomber là-dedans. te pousse c’est de mener à bien ce que tu as envie de faire. Et comme c’est fait avec
Passer de l’autre côté du miroir. Devenir un professionnel de la profession comme amour, c’est le meilleur moyen de transmettre aux gens. Chez Potemkine, je retrouve
disait Godard et être là pour faire du chiffre et faire avancer ta boîte. C’est important ça aussi. Après, tu es dépendant d’un marché, de ton distributeur. Tu conçois l’objet
d’être un peu pragmatique et je me force à l’être un minimum ; c’est une forme d’in- et ça t’échappe un peu par la suite. À ED, c’était du style : “On ne se payera pas s’il
telligence de savoir l’être à l’endroit où il faut l’être. La stupidité se niche aussi dans n’y a pas d’argent à la fin du mois, mais on ne sortira pas une bouse !” À Potemkine,
le non compromis sur tout, à s’enfermer dans sa bulle. Mais ça reste une lutte un c’est plus difficile d’être aussi radical. Nous sommes six employés dans les bureaux
peu permanente. Maintenant que je suis patron de tout, je suis obligé de voir cette et à la boutique ils sont trois. La grande force de Potemkine est sa ligne éditoriale,
réalité-là en face. Pas que je décide de faire des choses scandaleuses, mais quand on une identité forte, qui s’est créée parce que quelqu’un a eu envie d’aller dans cette
est dans une vision d’une pureté absolue, certaines choses sont vues comme moins direction. Fatalement, en travaillant avec MK2 on perd un peu d’indépendance mais
honorables. On est quand même loin de se compromettre. C’est juste une dualité on gagne en expérience. Au début c’était un peu douloureux mais tu apprends, et tu
avec laquelle il faut jouer. sais comment réagir quand la situation se présente à nouveau. L’indépendance c’est
Mais si la passion n’était pas largement au-dessus de tout le reste, on ne serait pas aussi pour moi d’aller au bureau le matin et d’être hyper contente, tout simplement
là à discuter. Pour moi c’est plus important que tout. Sur le pragmatisme, en fait des parce que je fais un truc dans lequel je crois. OK, je demande des validations à droite
efforts j’en fais à peine. Par rapport à la sortie de The Last of Us d’Ala Eddine Slim, si à gauche mais quand même je fais ce que je veux. Et cela n’a pas de prix. Je ne subis
j’avais écouté les gens, même certains collègues, on ne l’aurait jamais sorti : un film pas la lourdeur des grosses boîtes. Et surtout on discute tous ensemble. Nils a certes
muet comme ça. Mais c’est peut-être le film que j’ai été le plus fier de sortir en 2018. le dernier mot, c’est sa boîte et il engage sa responsabilité, mais il écoute ce qu’on
Ce film tunisien, je l’adore. La thématique me parle. » (NB) dit. Tu galères, tu sollicites des personnes ; il galère, il te demande de l’aide. On est
La folie cinéphile est presque hurlée chez Potemkine, flagrante dès qu’on met vraiment une équipe et je ne me sens pas dans mon coin. Il y a l’esprit de groupe, des
un pied dans la boutique. Au bout du compte, c’est un peu comme si des clients du gens passionnés qui parlent entre eux, qui échangent des avis – on n’est pas toujours
magasin, collectionneurs et passionnés, avaient lancé leur propre entreprise pour d’accord d’ailleurs –, et ça c’est de l’indépendance. » (NM)

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

Fabrice Leroy, cofondateur en 1995 avec Manuel Attali d’ED Distribution, boîte catalogue un peu impur. Cela nous a permis d’avoir Lars von Trier par exemple et de
toujours en activité et sûrement l’un des plus anciens éditeurs/distributeurs indépen- pouvoir financer des projets qui allaient nous faire perdre de l’argent. Par moments,
dants de France, apporte son éclairage : « L’indépendance c’est de sortir les films le réel nous a rattrapés : on commençait à avoir des enfants et il fallait pouvoir déga-
qu’on a envie de sortir, choisir les films pour ce qu’ils sont et ce qu’ils nous évoquent, ger des salaires. Mais on a réussi à limiter les impuretés et nous avons sorti nombre
plutôt que pour des raisons financières ou autres. C’est une donnée de départ pour d’œuvres singulières dont nous sommes très fiers. »
nous. Vu qu’on sort très peu de films, ce sont des films qu’on aime à 100 %, et on ne J’ai souhaité poser cette même question à un vétéran de l’édition vidéo en
peut pas demander aux autres d’aimer les films autant que nous. On a débuté avec France, ayant d’abord connu les grandes heures de la VHS du temps de Delta Vidéo
Les Habitants, Careful, La Passion de Darkly Noon, des films qui, à nos yeux, avaient (l’éditeur VHS de Requiem pour un massacre ou Cobra Verde parmi un nombre
leur place dans les salles. Puis on a commencé à gagner beaucoup d’argent avec les impressionnant de films de genre, d’action et d’horreur), puis cofondé au début des
ventes télé. Les Mutants de l’espace de Bill Plympton a été vendu pour l’équivalent années 2000 les éditions indépendantes Wild Side dont l’exigence a fait date, et qui
de 300 000 euros, soit deux millions de francs. Aujourd’hui quand on vend un film de continue encore aujourd’hui la distribution et l’édition au sein de plusieurs structures
Plympton c’est 15 000 euros. On a alors pu se permettre d’expérimenter des choses (The Jokers, La Rabbia, Lonesome Bear). Cet homme c’est Manuel Chiche, égale-
différentes, plus radicales. On est allé vers des films qui ne sont pas faits pour des ment partenaire de la plate-forme lancée par Nicolas Winding Refn, ByNWR, site
sorties commerciales dans les salles, qu’il faut montrer autrement. Mais en les mon- d’archives à la qualité éditoriale impressionnante. Dès le tout début de Potemkine,
trant autrement nous ne sommes arrivés à rien d’intéressant. Des sociétés ont fait il a su, un peu comme un grand frère, apporter des conseils à ceux qu’il qualifie de
faillite en voulant passer au stade supérieur et elles se sont plantées. La longévité « jeunes résistants plein d’enthousiasme qui se sont drôlement bien débrouillés car le
réside dans le maintien d’un même cap. À une époque, nous étions trop radicaux, ça
frisait le n’importe quoi. Je crois que la limite a été atteinte avec Swandown d’Andrew
Kötting et Goodbye Mister Christie de Phil Mulloy. » Cobra verde (1987)
Avec une attitude proche de Re : Voir, ED Distribution a commencé l’édition au
temps de la VHS, proposant les films en versions originales. De la même façon, ils
n’ont pas vu l’arrivée du DVD avec beaucoup d’enthousiasme et, à ce jour, ils n’ont
toujours pas sorti de Blu-ray. La raison en est simple : ils trouvent l’image « moche »
et tellement propre qu’elle en dénature les films. Même s’ils n’atteindront jamais plus
le succès de leur première sortie, Les Habitants d’Alex Van Warmerdam, leur longévité
doit beaucoup à leur exigence et à une fidélité envers les cinéastes qui ont fait leur
réputation (Guy Maddin, Bill Plympton, les frères Quay, Patrick Wang, Jos Stelling,
etc.). Fabrice Leroy avoue se trouver en adéquation avec la passion à l’œuvre chez
Potemkine et, tout comme Nils Bouaziz, tout est parti pour lui des labels de musique
indépendante : « Nous nous sommes retrouvés dans le cinéma parce qu’il y avait
une place à prendre. Mais le modèle venait des labels de musique. Concernant l’état
d’esprit, je me sens en accord avec les gens du Cinéma Nova. Par la suite, plusieurs
personnes se sont mises à faire du répertoire. Quand on a commencé, il y avait Les
Actions, Les Acacias, Connaissance du Cinéma. Ont suivi plein de jeunes qui se sont
mis à faire ça, poussés par une passion pour le cinéma que je ne trouvais pas chez les
distributeurs de films nouveaux, dominés par l’approche commerciale. C’est la même
chose pour les éditeurs DVD. Quand on discute avec Nils, on perçoit de l’idéal, on
ressent une vibration particulière. »

De son côté, Pierre Denoits a participé chez Potemkine à l’aventure des éditions
et de la distribution de 2008 à 2016, en charge notamment des aspects techniques
et de nombreux suppléments pour les DVD. Il garde d’excellents souvenirs du fonc-
tionnement démocratique de la boîte, de l’idée que le cinéma prime sur tout le reste.
Mais il avoue, tout comme Nils, que maintenir l’idéal de pureté et d’indépendance
sur la durée est illusoire : « Il y a eu des passages un peu durs. Avec Nils et Benoît,
nous étions dans une sorte de cinéphilie de la pureté. On ne voulait pas qu’il y ait de
l’impureté qui rentre dans le catalogue et, en grandissant, nous nous sommes rendu
compte que c’était impossible. Il fallait faire des compromis, accepter de rendre le

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

futur leur a donné raison puisqu’ils sont toujours là ». « L’indépendance, c’est un joli des chiffres d’entrée ridicules. Soit on est mauvais dans ce qu’on fait, soit nos films
mot. Être éditeur indépendant c’est pouvoir faire grosso modo à peu près ce qu’on ne plaisent pas. Pour me rassurer, je choisis la seconde option.
veut, comme on veut et presque quand on veut. Mais cela reste toujours dépendant Le gros problème c’est le syndrome d’uniformisation ; tous les films se res-
de quelque chose d’autre : la plupart des éditeurs/distributeurs indépendants sont semblent. Un film sur le port du voile marche, on va en produire vingt, programmés
dépendants de leur banque. L’indépendance est donc relative si ce n’est qu’il n’y a dans les salles et repérés par un public qui se donne une gentille bonne conscience en
personne pour dire : “Tu devrais faire ci ou ça.” Et il y a le principe de réalité. OK, ça allant les voir. Cela m’irrite au plus haut point : on n’est pas loin du populisme et cela
c’est le cinéma que tu aimes mais tu es un peu seul à l’aimer. Comment faire pour donne une triste vision du futur. Pour ma part, je continuerai à aller voir ce que j’aime
que ta micro-entreprise ou ta petite PME continue à perdurer ? Jusqu’à quel degré mais qu’en est-il des générations qui arrivent ? Comment les éduque-t-on à l’image ? On
de compromission es-tu prêt à aller ? Je pense que c’est la vraie question. Le reste a toujours eu besoin de gens pour guider les autres. On a eu des magazines qui ont
c’est de la littérature. Après, on se heurte à un problème de morale. En arrivant le créé les courants de pensée d’une certaine cinéphilie. Ces magazines-là sont inexis-
matin au bureau, es-tu content de faire ce que tu fais, de défendre les films que tu tants aujourd’hui. Le point de vue radical, les gens n’aiment pas. Il faut être en mode
défends ? D’un autre côté, cela reste un métier d’utilité publique dans la défense d’un consensuel. Les réseaux sociaux ont des effets pervers. On a créé des générations de
certain cinéma “alternatif” – même si cet adjectif me fait chier –, celui qui s’oppose à concierges qui s’expriment en tweet sur des non-événements. On a perdu le sens de
la consommation de masse. Dans ce cinéma, deux typologies prévalent : d’un côté, le la réflexion. Il est parfois plus intelligent de se tenir à l’écart de tout ça.
cinéma bourgeois, bon enfant, pseudo art et essai, qui coche la plupart des cases des Comment existe-t-on sinon par la relation de proximité avec la clientèle ? Un axe
festivals ; de l’autre, le cinéma vraiment hargneux envers le monde qui l’entoure. Et me semble incontournable : il faut expliquer comment on fait ci ou ça, pourquoi on
nous sommes obligés d’osciller entre ces deux typologies. Wild Side n’a jamais dévié le fait, pourquoi ça peut plaire aux gens. Sans cette prise de parole-là – parce que
de sa ligne, alors que pour les films mainstream, il y a le logo Wild Bunch associé celle des médias est extrêmement diluée –, sans cette fidélisation des gens derrière
à Wild Side. En tant qu’associé au groupe Wild Bunch qui détenait 50,1 % de Wild un label, derrière un discours et une ligne, tout est voué à l’échec. L’enjeu est là, à cet
Side, on a promu un cinéma qui n’était pas fondamentalement celui qu’on aimait, endroit précis, dans la marge. Mais la marge ne me gêne pas. »
mais qui a permis de nous nourrir parfois.
Je ne crois pas à la pureté absolue d’une ligne éditoriale, c’est un truc de poète. Autre modèle pour Potemkine, les éditions Carlotta ont débuté en 1998 comme
Ce serait super de pouvoir être poète tout le temps mais ce n’est pas le cas. On est une société de distribution indépendante fondée par Vincent Paul-Boncour et Jean-
donc toujours en train d’essayer de voir où on peut aller. Parfois, des miracles s’ac- Pierre Gardelli, spécialisée dans le patrimoine. En 2002, ils se lancent dans l’édition
complissent, même s’ils se font rares. Mais ça arrive ! Voilà pourquoi cela reste l’un DVD avec Salò ou les 120 journées de Sodome et La Trilogie de la vie de Pasolini.
des derniers métiers extrêmement romantiques ou romanesques : le miracle peut se Carlotta fait aujourd’hui référence en matière de beaux objets et de packagings
produire. Les grosses PME du secteur emploient entre vingt et trente personnes, les luxueux. Vincent Paul-Boncour nous fait partager à son tour sa vision de l’indépen-
petites PME entre deux et cinq. Pour une boîte de vingt personnes, il faut obligatoi- dance : « Être une société indépendante c’est déjà ne pas dépendre d’un groupe d’ac-
rement un miracle par an, au minimum. Les petites PME, elles, peuvent tenir deux à tionnaires, de financiers. J’ai lancé Carlotta avec un associé, on se connaissait depuis
trois ans avec un miracle. Ces miracles sont un mix de talent, de chance, de conjonc- longtemps, on a démarré à zéro en créant la société avec un capital minimum. On a
tion d’éléments favorables ; c’est très compliqué à prédire. Aujourd’hui plus grand acheté un film, on l’a sorti en salles, il a bien fonctionné ; c’était La Mort aux trousses
monde est capable de faire des prévisions. Chaque film distribué en salle est sorti de Hitchcock. Il a fait suffisamment d’entrées pour qu’on puisse acheter un deuxième
avec la boule au ventre car le marché est terrible. Cela peut se passer mal et on ne film puis un troisième. On a développé la structure étape par étape. On a engagé
sait pas pourquoi. Cela reste un métier de joueurs mais je pense que les joueurs vont une personne, puis une autre, etc. Après, c’est quoi être indépendant dans la société
s’éteindre petit à petit, et il va rester les mastodontes qui probablement récupéreront d’aujourd’hui ? On dépend des prestataires, des points de vente, du public. On se bat
certains d’entre eux car ces joueurs-là ont un savoir-faire qu’ils n’ont pas… Peut-être… au quotidien pour faire ce travail qu’on aime, qu’on veut prolonger. On a fêté vingt
Il faut en être conscient ; nous sommes dans un monde de l’entertainment dominé ans d’existence, il faut qu’on en fasse vingt de plus. C’est un travail qu’on adore mais
par des puissances trop fortes pour nous. Disney ou les Marvel dont on abreuve qui est chronophage. Il faut être présent partout pour exister dans un marché difficile.
les gamins prennent la place dans l’ensemble des multiplexes avec parfois jusqu’à Quand on a commencé il y avait Les Acacias, Théâtre du Temple ; certains étaient
trois copies. Ils font énormément d’entrées grâce aussi à la pression publicitaire : aussi des exploitants qui faisaient un travail remarquable sur le patrimoine depuis des
ils rassurent, ces héros aux super pouvoirs et en armures, indestructibles, et avec décennies, mais au moment où je suis arrivé il n’y avait pas de sociétés nouvelles. On
quelques pointes d’humour. En face on a Netflix, Amazon… c’est complexe. Une poche me disait que j’étais fou de me lancer, que ça n’allait intéresser personne en dehors
de résistance va perdurer, c’est certain, mais comme le vinyle, elle représentera quoi ? de Paris. On a démontré que la cinéphilie est bien présente, elle est partout, dans les
10 % du marché ? La passion ou la connaissance du cinéma peut assurer une certaine salles art et essai, les cinémathèques, les festivals ; elle existe via le home video, le DVD
longévité, mais cela peut aussi vous faire plonger. Ne défendre que des choses qui cor- et le Blu-ray, la télévision. C’est pas pour ça que c’est facile. Il y a beaucoup de sorties.
respondent 100 % à vos goûts, qui ne sont pas forcément ceux de tout le monde – il Certains projets qu’on fait sont difficiles mais on va les faire exister. Ce sont nos bébés,
faut quand même en être conscient –, c’est un peu compliqué. Mes films préférés et c’est vital à chaque fois, économiquement et aussi au regard de l’énergie et de la
depuis qu’on a créé The Jokers sont The Duke of Burgundy et High-Rise, et ils ont passion investies dans chaque projet. Si un projet ne marche pas, c’est un échec à la

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

fois financier mais aussi et surtout personnel : s’il n’y a pas de caisse de résonance, a dû y faire 18 000 entrées. Pour les petits distributeurs, c’est sans pitié.
si le public n’est pas là, on se dit qu’en fin de compte ce n’était pas le bon choix, que Les exploitants te disent qu’ils prennent ton film et, la veille, ils changent
notre goût n’est pas suivi. On le prend vraiment à cœur. Se donner à fond comme d’avis alors que tu as acheté de la com chez eux. Cela ne passe pas par
ça, il n’y a que les structures indépendantes qui peuvent le faire, le rapport au cinéma mail, c’est tout à l’oral. Ils peuvent te planter quand ils veulent. Les pro-
n’est pas le même. » grammations sont confirmées le lundi matin pour le mercredi. Dans la
distribution, oublie les liens de fidélité, de confiance, ce ne sont que des
rapports de force. Voilà pourquoi j’en ai eu ras-le-cul sur la fin. Tous les
LA DISTRIBUTION lundis matin, cinquante-deux fois dans l’année, t’as mal au bide. Tu penses
avoir dix salles, tu te retrouves avec trois et une seule à Paris. Quand tu
On en arrive ainsi à une autre étape majeure de l’histoire de Potemkine, annonces ça au réalisateur, alors que ça fait six mois que tu trimes sur la
débutée en 2012 : la distribution. Domaine épineux car sans pitié, la dis- sortie pour n’obtenir que trois écrans et quelques salles à droite à gauche,
tribution était d’abord plus une envie de Benoît que de Nils. Les rapports t’es pas fier. C’est difficile. »
de force que cela a impliqués ont fini par épuiser Benoît qui partira en « La distribution, c’est aussi l’idée d’avoir toute la chaîne des droits
2016 vers d’autres aventures : « J’avais envie de faire de la distribution, pour vraiment travailler un film ou un auteur, de la salle au DVD en passant
Nils n’était pas trop chaud, Pierre moyennement chaud. Cela faisait six ans par la boutique. Cela renforce le côté événementiel : c’est dur de faire
que nous étions éditeurs, je voulais me lancer dans un peu autre chose parler aujourd’hui d’un DVD que tu sors, ça l’est moins quand tu ressors un
aussi. Le marché du DVD commençait à se tendre et je me disais qu’on film en salle, même pour les classiques, et que tu l’édites ensuite en vidéo.
pouvait mettre nos œufs dans différents paniers. C’était l’occasion de faire C’est ce qu’on a fait avec Herzog et le programme Les Ascensions, avec
le tour des festivals, de se promener, de voyager. The Color Wheel d’Alex La Soufrière et Gasherbrum. Cela a profité à la sortie vidéo. La concur-
Ross Perry, qu’on avait découvert à Locarno, a été notre premier film en rence en distribution est rude, nous sommes nombreux et les gros films
distribution. Puis nous sommes partis avec Pierre à Toronto. On y a vu disponibles par an ne sont pas pléthoriques. On est loin de la quantité de
God Bless America. C’était la première projection pour le public, dans une chefs-d’œuvre qu’on peut travailler en édition. Il faut trouver un équilibre entre des
espèce de mall, ces gros centres commerciaux de centre-ville. Une demi- films qu’on aime bien et qui vont faire des entrées et des films qu’on veut défendre
heure de marche, loin des salles de projection classiques. On se pointe, parce qu’ils vont avoir plus de mal à faire des entrées – et qui méritent souvent plus
aucun pro, c’est totalement public. Le réalisateur présente le film. Bobcat que beaucoup d’autres d’être vus en salle. Je pense à Dead Slow Ahead de Mauro
Goldthwait vient de la télé, il fait du stand-up, des one-man-shows un peu Herce qui est une expérience qui doit surtout se vivre en salle. Évolution de Lucile
bourrins. Il ouvre la bouche, tout le monde rigole. Il a une bonne cote Hadzihalilovic ne serait peut-être même pas sorti en France, ou très confidentielle-
de popularité là-bas. C’est bien, ça nous changeait. Le film démarre. Le ment, si on ne s’en était pas occupé. Il est difficile de faire connaître ces films tant
personnage rêve de tuer son voisin qui se protège avec le bébé, du coup ils sont perçus comme expérimentaux, non narratifs, “non compréhensibles par le
il shoote le bébé. Bon feeling, mais nous n’étions pas versés dans la comédie améri-
caine. Cela dit, on a pris du plaisir et on s’est dit que cela pourrait marcher même si
nous n’avions pas les bons réseaux en termes de salles. C’était plus un film pour UGC/
Gaumont que pour les indépendants. Le côté satire nous a fait penser aux Utopia, qui
ont adoré et beaucoup soutenu le film. Ce fut une grosse négociation à l’américaine
mais on a réussi à remporter le morceau. Avant ça on s’était dit qu’il fallait qu’on le
revoie. Deux jours après on assiste à une projection officielle destinée aux profes-
sionnels. La première fois il y avait trois cents personnes, là soixante. Pour la scène
du bébé, t’entendais les mouches péter. Pas un rire pendant tout le film ! Gros doute !
C’est certes le genre de film où trois scènes sont imparables, marchent toujours, mais
sur l’ensemble, ça ne va pas se revoir dix fois comme un 2001, l’odyssée de l’espace.
Quant aux professionnels tu te demandes s’ils font exprès de ne pas rigoler pour cho-
per le deal. On a fini par se lancer et ça a bien fonctionné. On a fait 80 000 entrées – si
on avait été plus en place, on aurait pu atteindre beaucoup plus. UGC a fini par le
prendre. On a terminé deuxième de la semaine sur les vingt-cinq salles. Les séances
étaient complètes du matin jusqu’au soir, même s’ils nous mettaient dans des salles à
capacité pourrie. Et on faisait la semaine à 5 300 entrées, juste derrière le film d’Ozon.
Nous sommes restés quatre semaines à l’affiche, et le directeur nous a dégagés alors
qu’on faisait des entrées de folie. Avoir les Halles sur cette sortie, c’était décisif : on La Peau de Bax (2015)

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public”, ce qui rend certains exploitants frileux à la perspective de les prendre. On a est drôle, il y a de l’action, pas besoin d’être un
un cas à part, entre quelque chose d’artistique et de plus populaire, c’est Paris pieds grand cinéphile pour l’apprécier. Warmerdam
nus de Dominique Abel et Fiona Gordon, les réalisateurs de L’Iceberg, Rumba, La marche bien ailleurs, il ne comprenait pas pour-
Fée, assez proches du cinéma, que j’aime beau- quoi ça ne fonctionnait pas en France. » (BD)
coup, de Tati et de Buster Keaton, au potentiel De la même manière, Young Ones de Jake
comique puissant. Paltrow, avec un casting rassemblant Michael
La distribution est un domaine plutôt Shannon et Elle Fanning, aurait pu trouver un
impitoyable, les films se bousculent. Le temps large public, et pas que parmi les amateurs de
est compté pour “gagner”, pour que le film science-fiction : « On a longuement hésité. On
puisse trouver ses spectateurs ; rien n’est joué l’a vu à Toronto mais on l’a dealé à Berlin. Le
Young Ones (2014)
d’avance. On pourrait se dire que les gens ne film est bancal : l’ambiance est excellente mais,
sont pas curieux, mais je me mets aussi à la à mon avis, le scénario pêche. On est très fan de Michael Shannon, c’est un acteur
place des exploitants. Tout le monde a besoin qu’on suit depuis longtemps. Je ne vois aucun film mauvais avec lui. Elle Fanning est
de manger, c’est difficile, et ils peuvent préférer magnifique, le robot excellent. En revanche, Nicholas Hoult est vraiment mauvais,
remplir les salles avant de remplir les esprits. je ne comprends pas ce choix. Le film a été plutôt produit comme un film indépen-
Heureusement, pas mal d’entre eux jouent le dant, ne coûtant que trois millions de dollars. Le budget est un peu bâtard pour un
jeu et font parler la passion avant tout. » (NB) film américain, et la moitié est dévolue aux effets spéciaux de la machine, pour la
Dead Slow Ahead (2015) conception des jambes du robot. Quand tu as une image art et essai aussi pointue
Si God Bless America15 et Paris pieds nus restent parmi les meilleures sorties que la nôtre, c’est très dur d’aller choper des UGC et des Gaumont. Nous sommes
salles de Potemkine, on trouve aussi pas mal de petites perles inclassables dans le trop petits pour eux alors que le public de ces films-là est dans leurs salles. On a tenté
catalogue, aussi bien des œuvres de cinéastes français à la marge (Les Rencontres d’aller vers le cinéma de genre pour sortir des films qui plafonnent à mille entrées. On
d’après minuit, Évolution, Les Filles au Moyen Âge, Lumières d’été), des ressorties a fait des paris sur des productions récentes – rien à voir avec les grands films qu’on
salles de grands classiques (Chris Marker, Werner Herzog, Jean Epstein, David Lynch, peut faire en vidéo. Quand t’es petit comme nous, il faut aussi partir sur des choses
Andreï Tarkovski, Mikhaïl Kalatozov…) ou d’autres étrangetés à la vie en salles très plus atypiques. » (BD)
confidentielle. Parmi celles-ci, on pourrait citer Meteora de Spiros Stathoulopoulos, Arrivé au lancement de la partie distribution, après une expérience chez Niz !,
découvert en compétition à Berlin, ¡Vivan las Antipodas! de Victor Kossakovski, dont c’est aujourd’hui Miliani Benzerfa qui s’occupe des acquisitions et de ce pan d’activi-
Potemkine a aussi sorti deux autres films (Belovy et Tische !), ou encore Dead Slow tés chez Potemkine. Selon lui, chaque film doit être appréhendé différemment, des
Ahead de Mauro Herce. La dimension conceptuelle, à la limite de l’expérimental, de documentaires quasiment expérimentaux comme Dead Slow Ahead ou ¡Vivan las
ces longs métrages a rendu leur exploitation compliquée, avec très peu de soutien de Antipodas! nécessitent un travail sur la durée car les exploitants de salles peuvent
la presse. En parallèle, Potemkine a aussi désiré se rapprocher des cinémas de genre hésiter face à des formes cinématographiques plus nouvelles. « L’exploitation consi-
par ce biais, mais sans forcément rencontrer le succès. La Peau de Bax d’Alex Van dère ces films comme absolument pas rentables. Tu ne peux pas faire une sortie natio-
Warmerdam avait tout pour être un grand hit commercial, tant le maître de l’humour nale ordinaire. Il faut un travail plus en profondeur, avec des projections en séances
noir y est en forme, mais la réalité fut autre. « Le film est vraiment marrant, la mise spéciales. Le film qui a précédé ¡Vivan las Antipodas! c’était God Bless America, et là
en scène est chouette. On a beaucoup bossé en amont, on a fait venir le réalisateur tu as deux types de travail de distribution différents. God Bless America devait être
mais ç’a été la déception en salles. On avait fait des trucs rigolos, comme imprimer je très présent dès la première semaine pour être lancé ; l’autre nécessite une sortie
ne sais plus combien de paquets de céréales distribués au début de l’avant-première nationale avec la presse mais l’essentiel du travail se fera sur la longueur avec une
et dans deux d’entre eux se trouvaient les bouts de doigts comme dans le film – les tournée du réalisateur. Quand Benoît a vu ¡Vivan las Antipodas! à Venise, il ne s’est
chanceux remportaient alors le DVD du film, un Blu-ray et un coffret de leur choix de pas dit que ça allait être impossible en salles. Ç’a été la même chose avec Dead Slow
nos éditions. Or, on a dû faire entre dix et quinze mille entrées. Borgman n’avait pas Ahead plus tard : on l’a découvert à Locarno avec Nils et on l’a trouvé extraordinaire.
du tout marché et nous sommes arrivés après. Les exploitants aimaient beaucoup C’est à sa deuxième vision en Blu-ray qu’on s’est dit qu’on trouverait une place pour
La Peau de Bax, mais l’insuccès de Borgman – alors que c’est un film exceptionnel et le défendre. Il a été montré au festival de La Rochelle en avant-première et on l’a
excellent – les avait refroidis. C’est dommage car Bax était plus ouvert que Borgman. Il sorti peu après. Sur ce genre de films, on calcule les risques. On sait qu’on ne va pas
forcément gagner de l’argent mais on essaie de ne pas en perdre. C’est plus du mili-
15. Le petit succès du film God Bless America correspond à la période où les bureaux se déplacent dans le douzième tantisme que du commercial. »
arrondissement de Paris, impasse Druinot, dans les anciens locaux du pornographe bien connu, le producteur et
réalisateur John B. Root. L’espace y est bien plus grand que dans l’arrière-salle de la boutique Potemkine, incluant
même une salle de projection. Lors de ma première venue, j’avais été frappé par la senteur très apaisante et agréable Ne se limitant pas à des nouveautés, Potemkine a pu ressortir en salles des films
de cet espace où se tournaient auparavant des scènes d’actes sexuels non simulés. Une amie m’a précisé que ce
devait être les restes d’odeur de vaseline, dont les vertus relaxantes sont utilisées notamment par les praticiens de
de patrimoine. L’un des premiers, Le Joli Mai de Chris Marker, a connu une belle
yoga ! audience. « J’aurais aimé faire beaucoup plus de films de Marker et ce n’est pas

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

impossible qu’on en refasse ! Il y a des discussions. Marker est l’un des personnages de
cinéma les plus respectables que je connaisse. Le Joli Mai, ç’a été un très beau succès RENCONTRES ET COLLABORATIONS
en salles. Alors pourquoi pas la vidéo ? On était avec Arte sur ce projet-là qui possédait
déjà les droits vidéo. » (NB) Pour le reste, les sorties en salles de films de patrimoine Si Nils Bouaziz reste le maître d’œuvre qui a traversé toutes
ont annoncé ou accompagné la sortie de coffrets, de DVD ou de Blu-ray, comme cela les périodes de Potemkine, le parcours a été jalonné de
a été le cas pour Jean Epstein (La Chute de la maison Usher, Le Tempestaire), Werner nombreuses rencontres importantes. Bien sûr, il y a toutes
Herzog (Les Ascensions), Alain Resnais (Mon oncle d’Amérique), Mikhaïl Kalatozov les personnes qui ont participé activement à la vie du maga-
(Quand passent les cigognes) ou Tarkovski (ses cinq premiers films ressortis en salles sin16 (dont le responsable a été Xavier de Finance entre
à l’été 2017). Pour Twin Peaks. Fire Walk With Me de David Lynch, la version restaurée 2011 et 2019), des éditions et de la distribution, les colla-
a été travaillée comme un nouveau film, et le succès a été au rendez-vous. « Quand borateurs ponctuels pour des événements ou des soirées,
on édite les films de David Lynch en DVD/Blu-ray et qu’il y a la sortie salles, c’est une mais aussi une institution comme la Cinémathèque fran-
communication qui est faite en symbiose. J’ai sorti Twin Peaks. Fire Walk With Me çaise pour le coffret Jean Epstein, les éditions spécialisées
moins comme un film du patrimoine que comme un film actuel. La troisième saison en expérimental Re : Voir pour le coffret Jonas Mekas ou la
était en cours de diffusion et le film est sorti sur quarante-cinq copies, ce qui est société de production Les Films du Losange (Éric Rohmer,
énorme. Même chose pour Requiem pour un massacre : le film a une cote incroyable Lars von Trier, Leos Carax). Le partenariat le plus durable
surtout auprès des jeunes cinéphiles mais très peu de personnes l’ont vu en salles, est celui qui a été instauré avec agnès b. dès 2008 et qui
d’où la pertinence de le sortir comme un film actuel. » (MB) se poursuit encore pour certains des titres. Un soutien
L’état des lieux de la distribution n’est pourtant pas folichon. Le temps où un film financier important certes, mais pas que. Le rôle d’agnès
qui n’avait pas marché en salles pouvait très bien fonctionner en vidéo est malheureu- b. a été majeur pour publier Jonas Mekas, Vincent Gallo ou
sement révolu. « Il y a eu une époque où la vidéo était une renaissance. Blade Runner Harmony Korine, et cette association s’est prolongée sur la
est un exemple illustre. C’était un échec en salles et un carton absolu en vidéo. Le partie événementielle.
statut culte aujourd’hui d’une œuvre en vidéo, je ne vois pas. » (MB) « Sans les aides Du fait de cette collaboration avec agnès b. et de sa
ce n’est pas viable. Et la réalité c’est qu’il faut avoir la passion bien arrimée au cœur boîte de production Love Streams, dont les activités sont en
et au cerveau parce que c’est extrêmement difficile. On sent un essoufflement des sommeil depuis plusieurs années, Potemkine fera quelques
entrées. Concernant la distribution indépendante, à part un ou deux acteurs qui s’en compromis, pas forcément pertinents sur le plan qualitatif.
sortent pas trop mal, je dirais qu’il y a trop de films et pas assez de spectateurs. Et la Si Matthew Barney et William Eggleston sont des figures
durée des films en salles est trop réduite. Petit à petit on va se rendre compte que incontournables du monde de l’art, les portraits/documentaires Matthew Barney :
c’est un immense leurre. Aujourd’hui les méthodes de découverte et de visionnage du No Restraint d’Alison Chernick ou By the Ways : A Journey with William Eggleston de
public ont vraiment changé. Avec l’habitude de regarder des séries, beaucoup de gens Vincent Gérard ne peuvent guère être considérés comme des réussites. De la même
visionnent sur le Net, en VOD. La salle de cinéma dans les grandes villes est encore façon, la série documentaire Cinéphiles de notre temps, recueillie dans un gros cof-
certes active mais malgré tout, pour prendre l’exemple d’Évolution, j’aurais trouvé ça fret, ne figure pas parmi les grands souvenirs de la maison d’édition : « Ce projet arrive
génial qu’on le sorte en salles et en VOD géolocalisée. Je trouvais ça insupportable la première année où l’on collabore avec agnès b. La personne qui permet cette colla-
que des gens me disent : “Je suis à Châteauroux, à Limoges, à Metz et je veux voir le boration, François-Xavier Frantz, qui avait monté la boîte de production Love Streams
film, comment faire ?” On a un peu de retard sur cette VOD restreinte. Les arrivées avec elle, était très motivé et ils voulaient nous apporter un peu de projets de leur
de Netflix, Amazon, Apple et YouTube vont faire que les gens se déplacent de moins côté. Il connaissait Laurent Chollet, l’instigateur de Cinéphiles de notre temps. Fier
en moins. Les gens en salles on les voit pour Avengers. C’est drôle parce que ça dure de nous apporter un projet car il aimait beaucoup notre maison d’édition, il a un peu
2 h 30 mais pour ce genre de films ça ne pose pas problème, et le public attend même insisté. J’avoue que nous étions un peu réticents car la personne était un peu bizarre.
pour la séquence post-générique de dix secondes. Donc le public se déplace s’il sent On a fini par le faire. Mais le projet n’est intéressant qu’en partie car trop scolaire et
que le jeu en vaut la chandelle. » (MB) planplan même s’il y a des choses passionnantes. » (NB)
Les rencontres avec les réalisateurs ont balisé ces années d’activité, dans le cadre
Cependant, les bonnes surprises peuvent survenir. Ainsi, Histoire de Judas de d’avant-premières, de sorties salles et DVD et du fait aussi des rendez-vous instaurés
Rabah Ameur-Zaïmeche a été plutôt bien reçu, notamment par la presse, alors que par Manfred Long-Mbépé à la boutique depuis 2013. Y sont passés Nicolas Winding
le traitement n’était pas conventionnel. Pour Miliani Benzerfa, toujours passionné par Refn, Gaspar Noé, Philip Ridley, Bertrand Tavernier, Agnès Varda, Jean-Claude
la distribution, « le métier a ses règles. Je ne suis pas dans une démarche où on se Brisseau, Peter Greenaway, Alain Jessua, Pierre Étaix, Paul Vecchiali, Sharunas Bartas,
fait la guerre pour se piquer des auteurs, on veut juste que certains films existent et
soient bien amenés vers le public. Quant à l’avenir, je le vois dans une démarche de 16. Parmi les personnes qui ont pu tenir la caisse de la boutique Potemkine, on peut noter quelques noms d’artistes
qui ont acquis une grande notoriété aujourd’hui, comme Vincent Moon, musicien, cinéaste, performeur et nomade
coproduction, entre un mélange de films inédits et de patrimoine, toujours avec un passionné par les rituels chamaniques, ou encore la graphiste pluridisciplinaire Flokim Lucas. Les habitués
line-up assez serré. Je ne vois pas l’intérêt de faire plus de six films par an. » connaissent aussi très bien le visage de Frantz Duncombe et Manfred Long-Mbépé.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

super propositions d’affiche, il ne voulait rien. Il a fini par faire la cover lui-même au
bout de six mois d’échanges. C’est un cinglé qui veut tout contrôler. Au final, tu n’es
content de rien : il n’y a pas de bonus, la couverture ne te plaît pas, elle est ni belle ni
vendeuse. Gallo reste un personnage assez fascinant. On l’a rencontré plus tard car
on voulait sortir son dernier film, Promises Written in Water. Le film n’a quasiment
jamais été montré, et il ne voulait pas nous envoyer de lien ou de DVD. Ça nous saou-
lait d’aller aux États-Unis car le mec n’était vraiment pas fiable. On se disait qu’il allait
nous planter la veille, même s’il nous disait : “Venez chez moi, je vous le montre.” On
lui avait dit qu’il nous prévienne quand il passe en Europe. Six mois après, il était au
Portugal pour une pub pour Levi’s. Il nous a dit de venir. Il avait pris le film avec lui et
on pourrait le voir dans sa chambre d’hôtel à Lisbonne. On y est allé voir le film, qui
était bien méchant, en Super 16, un très beau noir et blanc, une mise en scène inté-
ressante, assez expérimentale, vraiment chouette. Sauf que c’était à la Gallo mégalo,
il en voulait une fortune ! C’est vraiment un gars obsédé par l’argent, c’est une des
seules choses qui l’intéressent. Il a un gros patrimoine dans l’immobilier pourtant, il
est blindé. Mais ce soir-là il a été très cool. Il nous a payé des tonnes de mojitos alors
les frères Quay, Bruce LaBruce, Claire Denis, Marie Losier, Christophe Honoré et tant que lui tournait au thé. Il ne boit pas d’alcool, ne fume pas, ne prend pas de drogues ;
d’autres17. Autant de moments qui marquent. « Le réalisateur qui m’a le plus impres- en revanche, il baise beaucoup. La conversation était vraiment délicieuse. Il est pas-
sionné, par sa sagesse et son intelligence – on avait commencé à travailler sur le projet sionnant, il a une ferme à cent bornes de chez lui à Los Angeles, en autonomie totale :
d’un superbe coffret mais cela n’a pas abouti et il y a eu des éditions assez nulles de il réutilise les déchets pour produire de l’énergie, fait de la récupération pour nourrir
ses films –, c’est Alain Cavalier. Je l’aime beaucoup, il est l’un des êtres humains les ses animaux. Toutes les semaines, il s’y rend pour chercher ses œufs. En termes d’ali-
plus magnifiques que j’ai pu rencontrer – Pierre Étaix aussi, qu’on a eu la chance de mentation et d’hygiène de vie, il est irréprochable. T’as l’impression qu’il a trente ans
recevoir. Plus singulier mais tout aussi impressionnant, c’est Werner Herzog, qu’on a alors qu’il en a cinquante. Après, il sait qu’il est pas mal, et en matière de narcissisme,
fait venir à la cinémathèque. Je n’ai pas trop la culture du fan envers les artistes que tu atteins des sommets. » (BD)
j’aime bien, mais là je me sentais tout petit et tout timide en face d’une telle person- « Avec Vincent Gallo, ce sont de bons souvenirs. Tu te dis que tu ne fais pas ce
nalité. À la boutique on a quand même fait venir Hans Syberberg, réalisateur de films métier-là pour rien. Il nous a expliqué tout ce qu’il faisait en dehors du cinéma. Il
monstres sur l’histoire de l’Allemagne, il m’a assez impressionné, je dois dire. Les belles retape des usines, mais aussi des synthés et des machines électroniques. Dans sa
rencontres n’ont pas manqué, entre autres celle avec Raymond Depardon. » (NB) chambre d’hôtel, il a réglé l’appareil pour lancer la lecture de son film pendant un
Puis il y a eu les rendez-vous manqués : « J’avais rencontré Kenneth Anger bien quart d’heure avec le cul à moitié à l’air, agenouillé par terre. C’était drôle. Puis il
avant que je fasse de l’édition vidéo. Mais j’avais déjà le magasin et il avait fait une part dans la pièce à côté et dit : “Je reviens exactement dans une heure et vingt-cinq
exposition dans la galerie d’agnès b. Notre collaboration a débuté juste après. Il n’était minutes”, le temps du film. On le regarde et on l’aime beaucoup. On le lui dit et il nous
alors pas du tout prévu qu’on fasse un coffret. Puis il a été convenu qu’il vienne pour répond : “Je vends cette œuvre 70 000 dollars.” Il le vend vraiment comme une œuvre
la sortie de ses films, surtout pour présenter la projection de Inauguration of the d’art sans durée de droit. Le film était trop pointu pour accepter, ça ne s’est pas fait,
Pleasure Dome dont la version triptyque n’avait été montrée qu’une seule fois, à Los et apparemment ça ne se fera jamais. On l’a rencontré de nouveau quand il est venu à
Angeles il y a très longtemps. Affaibli physiquement, il n’a pas pu être là. Il a inspiré Paris. Il projetait le même film, et en sortant de la projection je lui ai demandé s’il avait
énormément de gens, de Fassbinder à Scorsese en passant par David Lynch, Coppola, un peu changé de point de vue et si on pouvait bosser ensemble. Il a dit : “Moins que
Visconti. Ils lui ont tous piqué des choses. Son empreinte est très forte sur le cinéma jamais.” On a alors parlé de cinéma, de ce que cela représentait pour lui. Il a dit qu’il
de la seconde moitié du xxe siècle. » (NB) voulait toujours en faire : il avait fini un film et il en préparait un autre. Mais il voulait
Et certaines personnalités, plus compliquées et égocentriques comme Vincent que personne ne le voit, même pas lui ! Un film qui ne sera vu par personne… Voilà un
Gallo, sont aussi difficiles à oublier. « The Brown Bunny est un film qu’on a toujours gars qui fait des films pour ne pas les montrer ! » (NB)
voulu faire, mais l’expérience s’est révélée horrible. Une grosse partie de notre boulot Des personnalités atypiques, Potemkine en a croisé pas mal. Parmi elles, Jacques
consiste à gérer les crises d’ego des réalisateurs, ou les producteurs. C’était déjà l’enfer Rozier, déjà évoqué, dont les pellicules ou le matelas ornent encore à ce jour la cave de
pour trouver ses coordonnées, il te faut passer par douze intermédiaires avant de le la boutique. « Nous sommes les premiers à qui Rozier a fait confiance. C’est quelqu’un
joindre. Il a d’abord refusé qu’on mette des bonus. On a vraiment insisté, mais il ne d’un peu moins dur que le fils d’Eustache mais qui a un point commun avec lui : la
voulait pas, rien à faire. Refus pour tout : pas d’entretiens, pas de courts. On avait de paranoïa envers les professionnels. Il pense que tous les gens qui travaillent dans ce
métier-là, les distributeurs, les producteurs, voire les institutions cinématographiques,
17. Avant l’arrivée de Manfred Long-Mbépé, il y avait eu quelques rencontres à la boutique Potemkine. Entre autres,
la cinémathèque, l’INA, sont des arnaqueurs. Il ne fait confiance à personne. Pourquoi
la venue de Jacques Rozier et Bernard Menez le 10 décembre 2008 à l’occasion de la sortie du coffret Rozier. à nous, alors ? Peut-être parce que nous étions des petits jeunes ? » (NB)

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

Logiquement, les sorties salles de films récents sont accompagnées des réalisa- et après je les ai forcément vus étant donné
teurs, au moins pour les avant-premières. Mais ce qui distingue Potemkine des autres que Syberberg est venu à la boutique. Olivier
éditeurs, ce sont les rencontres à la boutique où les spectateurs ou les fans peuvent Schefer, un universitaire parisien, m’avait
avoir un contact direct avec les invités, ce qui est plutôt rare. Ces rendez-vous sont conseillé Le Carnaval des âmes (Carnival of
aujourd’hui comme une institution pour les cinéphiles. Manfred Long-Mbépé revient Souls). Les films de genre ne sont pas trop
sur leur histoire : « La première rencontre s’est faite avec Solveig Anspach et l’équipe mon truc, mais c’est un chef-d’œuvre, un film
du film à la rentrée 2013. Cela ressemblait plus à une dédicace qu’à une rencontre. unique. Depuis, je l’ai recommandé à plein
C’était encore embryonnaire. Un peu de monde est passé, mais on dégrossissait la de personnes.
formule. À l’occasion de la sortie en DVD du Joli Mai de Chris Marker, le chef opérateur Pour certaines rencontres on a mon-
Pierre Lhomme est venu avec Pierre Grunstein. C’est aussi resté assez confidentiel. tré beaucoup d’extraits, comme avec Serge
On voulait faire quelque chose d’une plus grande ampleur pour la sortie du coffret Bromberg qui en a projeté cinq ou six sur
Rohmer, en sollicitant les comédiens. Je voulais faire venir Dombasle et Luchini. J’avais le cinéma d’avant-garde. La démarche était
eu Luchini au téléphone, et je me suis pris un vent monumental. Je lui avais proposé plus didactique, pédagogique, dans l’esprit
qu’il lise le passage d’un film de Rohmer dans lequel il n’avait pas joué. Un peu pour le du coffret. J’ai conscience qu’il y a un cinéma
stimuler, mais en vain. Il est son propre agent avec un côté un peu star, diva. Arielle qui n’est parfois pas facile d’accès pour les
Dombasle, elle, s’est décommandée à la dernière minute. Donc sont venus Rosette, gens qui ne connaissent pas cette période de
Amanda Langlet, Éric Viellard, Andy Gillet et tous ces acteurs que Rohmer a débus- l’avant-garde et qu’il faut des mots pour ça.
qués et magnifiés. Ç’a été un après-midi génial – Rosette m’a dit que cette rencontre Pour le coffret Jean Rouch, Andrea Paganini qui chapeaute la fondation Rouch était
ressemblait beaucoup à du Rohmer : biscuits secs et thé. Il y avait un côté chaleureux présent, avec Charles Berling, qui dirige son théâtre à Toulon mais qui est venu parce
et je crois que les gens étaient très contents de se retrouver. Nous étions tous debout, qu’il est passionné de Rouch. On avait fait venir aussi feu André Labarthe pour le
serrés les uns contre les autres, on poussait les tables. Tout le monde avait chaud, coffret Carolyn Carlson, et j’avais commandé à un ami danseur une performance. Il y
c’était à l’ancienne. Comment a-t-on pu tous rentrer dans un espace aussi étriqué ? On avait très peu d’espace mais c’était vraiment raccord.
était presque à moitié dans la rue. Mais ça fonctionnait, il suffit de peu de choses pour Et des débats houleux, il y en a eu ! J’ai mes questions à poser égoïstement en
créer une petite assemblée, un petit cercle et que le courant passe. On a projeté un tant que cinéphile et passionné, mais le micro circule aussi et les gens s’expriment.
extrait sur la télé, c’était bricolé. Je me souviens aussi de la venue d’Albert Serra, un Je me rappelle de Raoul Peck venu pour son documentaire I Am Not Your Negro.
réalisateur que j’aime beaucoup. Debout, il avait parlé pendant une heure et demie Ces sujets de réparation, de la question noire, afro-américaine, sont sensibles et je
de son cinéma. Dans ce lieu-là tout est possible à partir du moment où on a des gens me souviens d’un débat plus que contradictoire. Mais c’est un lieu d’expression, de
passionnés, des fans et des personnes qui sentent qu’il y a quelque chose d’important liberté… Mon rôle est de sanctuariser ces moments de parole. On a des contraintes
qui se passe. » de temps, la discussion continue au coin du bar et sur le trottoir, toujours dans le
respect. Ç’a été d’abord une rencontre par mois, désormais c’est au minimum une
En général, les entretiens menés par Manfred obéissent à la même structure. Il par semaine. Le rythme est soutenu, demande de l’investissement, mais c’est toujours
commence en demandant aux invités pourquoi ils ont décidé de faire du cinéma et enrichissant ! » (ML)
quelle est la première image de film qui leur reste en tête. Ensuite est abordée l’ac- Archivées sur le site Vimeo de la boutique, ces rencontres sont de vraies mines
tualité et la sortie DVD, puis le public peut intervenir. Les réalisateurs s’expliquent sur pour les cinéphiles. Plus encore, elles gardent la mémoire de personnes décédées
leur sélection de DVD parmi ceux de la boutique. Pour finir, les personnes présentes depuis et qu’on n’a jamais eu l’occasion de voir dans un tel contexte de simplicité et de
peuvent avoir une conversation plus intime avec l’artiste lors de séances de dédicaces. partage. Parmi ceux-ci, citons Pierre Étaix, Solveig Anspach, André S. Labarthe, Jean
« Je demande à chaque invité par mail quand on prépare la rencontre de sélectionner Douchet ou Alain Jessua. La boutique rend également hommage à des réalisateurs
une dizaine de DVD pour qu’on ait un aperçu de leur cinéphilie. Le but c’est de les faire disparus, comme on a pu le voir pour Rohmer et Rouch, mais aussi avec Fuller ou
réagir, intervenir sur leurs choix en fin de discussion. Cela permet un aller-retour entre Eustache : « On a fait un hommage à Raoul Ruiz, ça m’a beaucoup touché. Sont venus
la personne qui est là et ce qui l’a nourrie. C’est une constante, on le met sur le site et Melvil Poupaud, François Margolin, l’un de ses producteurs, et aussi le monteur de ses
cela donne un panorama cinéphilique. Des références reviennent, Pasolini, Visconti, derniers films. Il y avait beaucoup d’anecdotes de tournage, du bon vivant qu’il était.
mais certaines sélections sont très étonnantes, très inspirantes. Et moi ça me permet Ils ont évoqué son producteur Paulo Branco, qui jouait avec les techniciens et qui les
de découvrir aussi. C’est le principe de la boutique : on vient chercher un DVD et on en plumait sur leur paie à venir. On a montré L’Île au trésor avec Melvil Poupaud tout
trouve un autre. On rassemble tout ça dans un seul lieu pour permettre d’aller cher- jeune. Et il était là, bel homme d’au moins quarante-cinq ans à côté de moi – l’écart
cher un objet et de se perdre comme dans une forêt. Même si c’est rangé, on s’égare temporel ajoutait à la beauté du moment. Ruiz avait capté une grâce dans ce film.
et on découvre. Je me souviens d’Arnaud des Pallières qui avait choisi Blue Collar de Alain Jessua, ç’a été l’une des plus belles rencontres ; il était venu sans actualité, on
Paul Schrader. Je ne connaissais pas et le film m’a énormément marqué. Ou Serra avait quelques DVD de ses films, Les Chiens, Paradis pour tous, Traitement de choc
qui avait choisi les films de Hans Syberberg. Cela a été une porte d’entrée incroyable, et on avait deux exemplaires de La Vie à l’envers. D’une gentillesse absolue… Il lisait

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beaucoup et il écrivait. Son temps était révolu, il n’intéressait plus le cinéma, juste parce que tu peux le regretter si tu te plantes. En même temps, le scénario était pro-
certains cinéphiles, mais il n’avait pas d’aigreur, conservant un regard bienveillant sur metteur. En effet, ce genre de films tu les signes sur scénario, ils ne sont même pas
ce qui s’était passé. Son cinéma est prémonitoire de tellement de choses, le sécuri- produits. On avait juste le casting, la note de production, celle du réalisateur, comme
taire, la chirurgie esthétique, etc. C’était visionnaire. Cela m’a fait beaucoup de peine un dossier présenté au CNC. L’avantage avec Lars, c’est qu’on avait vu tous ses films
qu’il parte, ce petit bonhomme juché sur le tabouret. » (ML) précédents. On ne voyait pas trop comment il pouvait se planter avec ce sujet-là, avec
ces acteurs-là. En définitive, ça s’est extrêmement bien passé. On a écoulé le premier
pressage en deux mois, ce devait être deux mille DVD et mille Blu-ray. Marianne Slot
LES MOMENTS FORTS était ravie, nous aussi. On a donc continué avec Nymphomaniac. Le seul hic, c’est
qu’on a dû accepter de sortir deux films qui nous ont
Après ce premier parcours dans les coulisses de Potemkine, des lignes fortes se des- été imposés et qui ne nous plaisaient pas du tout.
sinent. Bref rappel en cours de route des incontournables avant de creuser dans la C’est la seule fois que ça nous est arrivé, mais c’était
partie suivante les enjeux esthétiques et la pensée du cinéma qui se propagent telle pour Lars ! Le premier, c’était Elles de Malgoska
une toile d’araignée d’une sortie à l’autre. « Je pourrais citer le coffret Jacques Rozier Szumowska pour Melancholia, le second 1 001
comme un moment important : cela ne s’est pas fait sans mal mais nous avons été les grammes de Bent Hammer pour Nymphomaniac.
premiers à le publier en vidéo après de longues années d’attente. Il est plus dans la Autant on a payé 1 001 grammes une blinde et ça n’a
Nouvelle Vague que les plus officiels comme Truffaut ou Godard, ayant placé avec plus rien rapporté ; autant Elles, ça nous a bien rempli les
d’intensité au cœur de ses films le sens de la liberté et de l’invention du cinéma, direc- caisses. » (BD)
tement dans la rue. A été déterminant aussi le travail sur Jean Epstein, cinéaste de L’année 2017 a aussi vu l’arrivée dans le cata-
l’avant-garde française des années 1910-1930, réduit jusqu’alors à quelques éditions logue d’une figure majeure du cinéma qui, à l’instar
confidentielles en DVD, alors que c’est l’un des artistes français et même mondiaux de Werner Herzog et Andreï Tarkovski, se caractérise
les plus importants de cette époque. Inventeur d’un nombre de choses incalculables par la grande liberté de son art : David Lynch. « On a
dans le cinéma, il a inspiré beaucoup de gens, jusqu’à Bruno Dumont qui a participé commencé avec le documentaire The Art Life puis on Nymphomaniac (2013)
aux bonus pour cette édition et qui reconnaît une certaine filiation avec lui. Puis a ressorti Twin Peaks. Fire Walk With Me et Eraserhead de manière synchrone avec
notre chouchou Werner Herzog, qu’on ne présente plus. Cinéaste aussi important la nouvelle saison de Twin Peaks. On ne pouvait pas imaginer que cela allait être aussi
dans la fiction que dans le documentaire pour la bonne raison qu’il ne fait pas de dingue, et que ces films seraient très proches de ce qui se passe dans cette troisième
différence entre ces deux types de cinéma. Il peut incarner tout ce qu’on aime dans saison. Les courts métrages, que l’on a sortis également, sont liés à son travail de
le cinéma : la liberté, l’invention, l’imaginaire et la création avant tout. Je pourrais peintre, ce qui fait lien avec ce documentaire – et c’est fascinant de voir que nombre
en citer pas mal d’autres, comme Tarkovski qui a été de ses thématiques étaient déjà dans ses toiles. Le dénominateur commun à tous ces
majeur, ou encore cette folie éditoriale colossale qu’a cinéastes est leur esprit singulier, libre, iconoclaste ; ils ne suivent pas un courant ou
été l’intégrale Rohmer dans un seul objet. Un autre un modèle préexistant. » (NB)
temps fort de notre histoire d’éditeur correspond au
moment où nous avons récupéré les nouveaux films
de Lars von Trier à partir de Melancholia. C’est l’un LES AVORTÉS
des cinéastes que j’admire le plus parmi ceux en acti-
vité aujourd’hui, et je suis très heureux de l’accompa- Une maison d’édition essuie parfois des échecs cuisants, des projets qui n’ont pu
gner, au moins en vidéo. » (NB) aboutir malgré tous les efforts investis : « Pour Eustache, j’ai du mal à me dire que
« L’arrivée de Lars von Trier a été un peu un coup c’est définitivement fini. J’ai envie de garder un espoir mais c’est vrai que cela ne va
de poker, un moment charnière, même économi- pas se faire tout de suite. J’y suis retourné plusieurs fois sans succès. Il faudra que j’en
quement. On ne faisait que du répertoire, des vieux relance un autre, qui me tient vraiment à cœur. C’est Artavazd Pelechian, cinéaste
films, et on a saisi l’opportunité d’aller vers un film géorgien complètement hallucinant. Il n’a fait que des courts et des moyens métrages.
de nouveauté. Nous avions approché Marianne Slot Godard a dit de lui que c’était comme si le cinéma venait de naître. La pureté originelle
pour des films de Lisandro Alonso qu’on souhaitait de son cinéma semble en faire le premier cinéaste de l’histoire. Esthétiquement, thé-
David Lynch sur le tournage sortir en coffret et elle nous a dit qu’elle produisait matiquement, il y a une vérité, une puissance formelle et une sincérité qui frappent
de Twin Peaks. Fire Walk With Me
Melancholia. Nous étions petits, elle travaillait avec M6, des gros, mais nous nous fort. Cela rejoint le muet, la poétique des grands cinéastes russes. Mais il est para-
sommes lancés. On lui a montré ce qu’on faisait, et comme elle tenait à notre pro- noïaque au possible, et il a des raisons de l’être. Si on fait un transfert bancaire en sa
messe de faire Alonso, elle a dit qu’elle allait y réfléchir. Pour sortir un film comme ça, faveur, l’argent n’arrive jamais car il est détourné par le gouvernement. Quand on lui
l’addition monte à 100 ou 150 000 balles, ce qui était énorme pour nous. Étions-nous a proposé de travailler ensemble, il a répondu : “Il faut venir chez moi, en Géorgie,
prêts à couler la boîte avec un film de Lars ? Il faut vraiment que tu aimes les cinéastes récupérer les copies avec des valises et vous m’amenez une mallette d’argent. Aller au

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fin fond de la Géorgie avec une valise d’argent pour le payer ce monsieur-là, j’avoue ne vain – qu’une restauration arrive un jour ? Les exigences
pas encore avoir franchi le pas ! Mais peut-être qu’il faudra en passer par là ! ont certes changé, et aujourd’hui la qualité d’image d’un
Pour Alan Clarke, notamment Christine, un film que j’adore, ça s’est arrêté un peu film comme After Life de Kore-eda ne correspond pas aux
en cours de route. Le coffret 4 de Herzog dont on parlait n’est pas abandonné, il est désirs d’excellence HD de certains consommateurs, mais,
en stand-by. Les frustrations ne manquent pas. Paramount et Warner ne vendent pas pour autant, comment aurions-nous découvert ce film
de droits à des tiers. Or, un bon nombre des films de Ken Russell sont chez Warner, magnifique sans l’édition de Potemkine ? « C’est au cas par
notamment le fameux Les Diables, insortable puisque la compagnie Warner ne lâche cas, suivant la qualité. Pour After Life, la copie n’est pas
pas les droits sans pour autant l’éditer. Pareille rétention est stupide, comment l’ex- dingue mais elle est largement passable. D’un autre côté,
pliquer ? Je songe aussi à Seconds (L’Opération diabolique) de Frankenheimer, un on a passé plus d’un an sur la restauration de L’Annonce
chef-d’œuvre absolu ressorti en salles pourtant, mais il appartient à la Paramount faite à Marie d’Alain Cuny. Nicolas Giuliani, qui s’occupe de
qui ne l’édite pas. » (NB) la collection “Documentaire”, nous a parlé du film. Je ne
Des loupés, Nils avoue qu’il y en a eu beaucoup. Il reconnaît n’être guère offensif le connaissais pas et on a réussi à trouver une copie. J’ai
quand plusieurs éditeurs sont sur un même coup. Il n’aime ni la lutte, ni la concur- halluciné devant ce Paradjanov français. Ça ne ressemble à
rence. Le harcèlement n’est pas trop son truc et en général il laisse la balle à l’adver- rien d’autre. Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas eu un
saire. Il est ainsi intéressant de jeter un œil dans le dossier intitulé « Les Avortés ». projet aussi singulier à Potemkine. On a trouvé le produc-
On y trouve aussi bien les films d’Ulrich Seidl, de Frederick Wiseman, de Clouzot, teur en possession d’une copie 35 qui était très abîmée.
que The Last Movie de Dennis Hopper ou Angst de Gerald Kargl, une œuvre calibrée Pourquoi ça a duré si longtemps ? Parce qu’on a voulu sor-
pour Potemkine : « Pour Angst, les droits étaient complètement perdus, le dernier tir une bonne copie sachant que la restauration était pos-
producteur les avait revendus à un gars qui avait plusieurs business dont un restau- sible. Et on a tout fait pour qu’elle existe, en impliquant le
rant. C’est par le restaurant qu’on a retrouvé sa trace. Un prévisionnel a été lancé, CNC et en obtenant des droits clean sur dix-quinze ans. Si
ainsi que le MG [le minimum garanti], puis, je ne sais plus comment on a eu vent de la restauration n’est pas envisageable, on va quand même
cette info-là, Carlotta l’a sorti. publier le film. Il reste aussi la solution de restaurer à tes
Autre regret, Carnival of Souls. C’est un film monumental pour moi, en par- frais comme font beaucoup de pays qui n’ont pas le CNC.
faite adéquation avec la thématique onirique que l’on développe depuis nos débuts. La technologie s’est plutôt démocratisée…
J’aurais adoré le sortir. De la même façon, j’aimerais publier les films jamais sortis de Pour un cinéaste comme Panfilov, nous étions sûrs que
After Life (1998)
Tod Browning, notamment L’Inconnu, mais Warner ne veut rien lâcher. On aurait pu nous n’aurions jamais de meilleur matériel à court, moyen
y inclure la musique que Rodolphe Burger a faite dessus, partition dont il est le plus voire à très long terme. Que faire alors ? L’œuvre doit-
fier. Il a insisté auprès de moi mais je n’arrive pas à convaincre Warner. J’ai vu une elle tomber dans les oubliettes ? Ou peut-on se satisfaire
émission sur Arte ou une chaîne d’Arte sur YouTube où les cinéastes parlaient des films de ces copies à la limite du regardable, qui ont le mérite
qu’ils n’ont pas faits. Je trouve tous ces projets avortés fascinants. Cela constitue une d’exister et de permettre aux films d’être vus ? J’ai opté
véritable histoire parallèle du cinéma. Dune de Jodorowsky par exemple ; le Napoléon pour la seconde option. Mais il faut se reposer la question
de Kubrick. » (NB) pour chaque projet. Pour l’instant, on ne s’est jamais dit :
“Ce n’est pas possible, la copie est trop mauvaise, on ne le
fait pas.” En revanche, on sait prendre notre temps quand
L’ÉPHÉMÈRE, LA DISPARITION, LA PERTE on veut une copie restaurée pour la salle, comme avec
« J’aime beaucoup le cinéma parce que je sais qu’il est périssable. Requiem pour un massacre. » (NB)
Je ne crois pas à l’immortalité des œuvres. » « Le paradoxe, c’est que le support le plus éphémère,
Robert Bresson, interview pour la chaîne TSR le plus fragile, le plus obsolète, c’est-à-dire le DVD, sert
souvent de roue de secours. Régulièrement on récupère
Quand on travaille un support comme le DVD se posent de nombreuses questions le film ou des fichiers ou des bonus sur une vieille copie
concernant la transmission et la préservation des œuvres. On sait qu’aujourd’hui DVD. J’ai un point de vue assez iconoclaste là-dessus. J’ai
certains films ne sont disponibles que sur ce support, tout comme certains n’étaient vu nombre de films dans des versions pourries, des fichiers téléchargés, et pourtant
accessibles qu’en VHS. Si les cinémathèques font un bon travail de conservation sur j’ai eu des émotions hyper fortes en les regardant. Y compris sur les westerns en
les anciennes bobines 35 mm, que va-t-il advenir de tous ces longs métrages récents Scope. À un moment, la qualité des films dépasse le support qui les recueille. » (BD)
n’existant qu’en DCP ? Les copies pellicule elles-mêmes se détériorent et quand elles
sont trop abîmées, les distributeurs ne veulent plus les sortir. Du coup, à quoi bon Beaucoup pensent la vie du DVD limitée au mieux à une vingtaine d’années. On
conserver des films si personne ne peut y accéder ? Que vaut-il mieux faire, rendre sent qu’ils aimeraient se tromper et croire que, dans cinquante ans ou plus, des lec-
disponible un film même si le master n’est pas excellent, ou espérer – peut-être en teurs permettront de lire encore les DVD qu’ils ont faits. Mais les doutes l’emportent.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

Tout comme les médiathèques ont jeté toutes leurs cassettes VHS dans les années avant toi, elles nourrissent ta mémoire ; c’est aussi quelque chose que tu continues
2000 pour des questions de place, feront-elles de même avec les DVD ? Dans un à diffuser et à partager aujourd’hui, tu contribues à les faire découvrir ; enfin, tu tra-
siècle, les DVD ne seront-ils pas remplacés par des bases de données, alors qu’on vailles pour le futur, en les inscrivant dans une durée pour ne pas qu’elles disparaissent
sait qu’il y aura toujours des livres dans les bibliothèques ? « Le cinéma est à ma et qu’elles parviennent aux gens qui ne les ont pas encore vues. Ces trois temporalités
connaissance le seul art, avec la photographie, si étroitement lié dès l’origine à une sont toujours imbriquées. » (NB)
problématique technologique. Qui dit technologie dit obsolescence, dit évolution. « J’ai un rapport assez étrange avec l’édition vidéo parce que dès 2007, à mon
La plupart des films tournés depuis le début du cinéma jusqu’à l’après-guerre ont arrivée chez Potemkine, c’était déjà pour moi le crépuscule du DVD. J’ai l’impression
disparu – au moins 80 % voire plus. Les trois quarts des films de John Ford de cette qu’au moment où le DVD est né, son acte de mort était déjà signé, et que chaque
époque-là ont disparu. C’est une technologie fragile. Le celluloïd du début du cinéma année qui passe est comme un sursis qui lui est accordé. Il est étrange de mettre
s’enflammait – c’était l’acétate –, engendrant des incendies au sein des stocks. Les autant d’énergie dans un support qui a déjà un pied dans la tombe. Le ver était dans le
gens qui travaillaient dans ces lieux-là avaient très peur, c’était ultra-inflammable. Des fruit avant même qu’on ait commencé quoi que ce soit. C’est en partie lié à la matière
recherches et des évolutions ont permis de rendre moins fragile et plus solide dans cinéma difficile à conserver. Tout le monde dit qu’il faut absolument tirer des copies
le temps les pellicules, jusqu’à l’époque du numérique qu’on connaît depuis quelques argentiques pour sauver les films, parce que les disques durs ne sont pas fiables, leur
années. Cela s’est révélé encore pire alors qu’on pouvait espérer une solution un durée de vie limitée. Or, même si les pellicules résistent mieux que le support numé-
peu pérenne. Le numérique s’abîme et vieillit très mal. La lisibilité d’un DVD arrive à rique, elles s’abîment énormément. Cent ans après, les films sont quand même bien
expiration à partir de dix-quinze ans ; heureusement l’espérance esquintés… Parfois, il reste des négatifs mais les gens ne veulent pas les sortir pour ne
de vie peut être supérieure. Mais ce problème concerne aussi pas les endommager. Du coup, les films ne sont pas montrés. Les salles n’étant plus
les Blu-ray, les disques durs, en gros tous les supports numé- équipées en 35 mm, leur accessibilité est limitée. J’ai été longtemps très attaché à la
riques. Peu dépassent les quinze-vingt ans. Nous étions arrivés pellicule, j’en ai fait mon deuil et j’accepte le numérique, mais je n’ai pas compris le
à une époque où la pellicule avec des avancées techniques et virage au numérique opéré par les salles. C’est comme si elles signaient leur acte de
technologiques vraiment pointues était devenue le support mort. Le métier de projectionniste lui-même disparaît complètement. L’usure donne
le plus fiable et le plus pérenne. Aujourd’hui, énormément de du chien à la pellicule ; avec le numérique, plus rien : le cinéma est bien moins vivant.
films tournés en numérique sont dupliqués en pellicule pour Oubliée la lumière qui traverse la matière, c’est du pixel. Je ne me remets pas de la
leur conservation, y compris les séries américaines ! Car une disparition de la projection en 35 mm. Le prix de la place est plus cher qu’avant mais
pellicule bien conservée dure au minimum cent ans. Un disque on nous projette un fichier numérique. Chaque projection avait un côté unique avant,
dur bien conservé, c’est vingt-trente ans et rien ne dit que la la pellicule était marquée par son histoire, le film était vivant – rien à voir avec un
technologie du futur pourra le lire. Alors que la pellicule sera fichier numérique sans scories, balancé comme ça. » (BD)
toujours lisible. Nous sommes dépendants de cet éphémère. Il Quant à la conservation des films, il était intéressant d’avoir le point de vue d’Émi-
y a un côté un peu frustrant et un peu magique de se dire que lie Cauquy de la Cinémathèque française sur les différents supports : « Le DVD est
tout ça, ces collections de DVD, de Blu-ray, ne restera peut- devenu un support de projection un peu malgré lui parce que ce ne devait pas du
être pas. Cela crée un enjeu, un petit risque en plus, qui ajoute tout être le cas au départ. C’est lié à ce mauvais amalgame de fichiers, c’est-à-dire
encore de l’intensité au côté collectionneur. Mais tout ça peut qu’aujourd’hui on envoie des fichiers sur des DCP sans bien connaître le degré de
disparaître très vite, oui. » (NB) compression. Et on pense aussi qu’un DVD peut fonctionner sur grand écran. Certes,
on peut faire une projection Blu-ray ou DVD qui ne sera pas géniale mais qui ne sera
Se pose alors la question du rapport au temps. Faire du pas aussi dégueulasse que certaines séances qu’on a vues en copies 16, avec un film
DVD, est-ce déjà appartenir à une histoire passée ? Est-ce la coupé, doublé en français. Qu’est-ce qu’il vaut mieux voir ? Un vieux film doublé en
construction d’un présent ou juste le reflet de l’indécision bien français, rayé, tronqué ou une projection DVD d’un film en VO et dans son intégralité ?
humaine quant à l’avenir ? « Les trois, mon camarade ! Je suis Voilà les questions que se posent désormais les programmateurs. Bien sûr, certains
très content de travailler le passé, une mémoire – qui se perd spectateurs sont des gourmets, ils veulent voir les films en salle en 35 mm. Or un
beaucoup. Nous sommes trop dans l’urgence, le maintenant, support ne doit pas devenir un standard, un critère pour voir un film ou pas. Cela
tout de suite. Il faut savoir s’intégrer dans le présent… Je prends limiterait trop.
un exemple. 2001, l’odyssée de l’espace est ressorti en 70 mm à l’Arlequin, je n’ai pas Je n’ai jamais acheté un seul Blu-ray, ça se raye trop facilement. Ça nous arrive
passé un jour sans répéter à une dizaine de personnes : “Là, c’est maintenant, tout néanmoins, quand nous ne parvenons pas à trouver une copie de film, d’acheter un
de suite, ça n’arrivera plus jamais, c’est un film d’il y a cinquante ans mais on parle de Blu-ray pour le projeter. Certaines numérisations Beta étaient d’une qualité incroyable,
maintenant.” C’est important de le voir maintenant car il est aussi ancré dans notre bien meilleure que le DCP. Mais il n’y a plus de lecteurs de Beta. La transposition du
époque qu’il l’était il y a un demi-siècle ou dans dix ans, dans cinquante ans. Les numérique vers le 35 n’est pas convaincante. Cela permet de garder une trace et on
grandes œuvres sont toujours d’actualité, tout en s’inscrivant dans une histoire. L’art sait que la copie 35 se conserve au minimum cent ans. Mais passer une copie 35 d’une
œuvre dans les trois strates du temps : c’est autant du passé, les œuvres sont faites version numérisée en DCP, juste pour le chic, c’est absurde. Si je suis assez pessimiste

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

concernant nos disques durs, qui ne seront plus lisibles à un moment, à l’instar des majors américaines basées en France des accords de conservation temporaire, de
disquettes ou des minidiscs, je trouve les imprimantes 3D géniales. Et je ne suis pas gel – c’est à la Cinémathèque, ça ne bouge pas – de catalogues entiers de films qui
inquiète sur le fait que l’on continue à se déplacer pour aller au cinéma. auraient dû être renvoyés aux États-Unis pour être sortis des circuits de distribution.
En travaillant à la Cinémathèque, on voit passer des générations de restaurations, Nous sommes aussi des poubelles, nous récupérons des trucs censés être détruits.
de tirages, à chaque fois écrasées par une nouvelle restauration, donc on ne diffuse Et vingt ans après, on est bien content d’avoir ces films ! »
plus la copie des années 1980… Or, face à une restauration numérique qui se dété-
riore, peut-être serons-nous bien contents dans vingt ans d’avoir la copie des années Outre la question des supports, le point essentiel, comme le souligne Nils
1990 qui pourra être diffusée. Aurons-nous encore l’appareil qui permettra de passer Bouaziz, tient aux conditions de visionnage. Il avoue avoir une relation assez ambi-
la copie 35, c’est une autre question. Mais je suis assez confiante, les appareils de valente envers le piratage, même s’il souhaiterait qu’il n’existe pas : « Ce qui se passe
projection 35 sont suffisamment solides, et les copies aussi. Le 35 est devenu une sur des sites d’échanges très pointus comme KaraGarga, où se mêlent cinéphilie,
valeur muséale : comme quand tu vas au musée, tu veux voir l’original. Pour moi le découverte et nouvelles énergies, est plus intéressant que ce qui se passe dans les
numérique c’est la photocopie : un film tourné dans les années 1940, il faut le voir sur cinémathèques, sur les chaînes thématiques du câble, sur Netflix, voire chez des édi-
pellicule. Avec un fichier projeté, tu perds quelque chose, c’est dénaturé. Le boulot teurs comme Carlotta, Wild Side ou Potemkine. Mais reste à bien voir les œuvres… Il
des cinémathèques est de respecter l’original. Mais on ne peut pas imposer ça dans la faut un cérémonial, une forme de disponibilité, et quand tout vient trop facilement,
vie réelle. Et l’important reste de voir du film. Avec le DVD, on a beaucoup plus faci- dilué dans un océan d’offres, tu perds ça. La rareté fait l’intérêt, la particularité et la
lement accès à des director’s cut. C’est devenu une espèce de valeur marchande de valeur, pour le matériel comme pour l’immatériel. Or, bien
pouvoir ressortir des versions dites d’archive, des versions rares, des films invisibles, voir un film est-ce le voir dans un bon état ? Évidemment
des montages coupés, censurés. Aujourd’hui tu peux avoir en DVD le film chez toi que non. Avoir une super copie (en salle ou téléchargée)
dans sa meilleure version possible si l’éditeur fait bien son travail. et être personnellement prêt, c’est la situation idéale. Mais
Enfant, je regardais les films des dizaines, centaines de fois. La VHS m’a fait si ton esprit est préoccupé par autre chose – tu as perdu
prendre conscience de l’usure. Étant à Paris, je voyais les copies neuves en salles, ton boulot, tu t’es fait larguer, tu as eu une mauvaise journée
mais des amis en province, dans les années 1990, me disaient que quand la copie ou tu es malade, tu as mal bouffé ou je ne sais quoi –, cela
arrivait, elle était dégueulasse. Quand j’étais petite, j’adorais Le Bal des vampires, ne sert à rien. Comparativement, il vaut mieux voir une VHS
mais un jour cette cassette n’a plus fonctionné, elle a eu des marques, des vrilles pourrie chez toi dans un moment où tu te rends disponible
sur l’image, et ça m’a fait prendre conscience de la cassette qui s’abîme, à l’instar du pour recevoir l’œuvre d’un artiste parce que tu as lu un livre
vinyle qui se raye, de la cassette audio un peu mangée et dont le son pleure. La VHS, sur lui, que tu écris une thèse dessus, que ton parcours per-
c’était aussi un objet de montage, un kit de petit chimiste à la maison, pour constituer sonnel fait que c’est le film que tu dois voir à ce moment-là…
soi-même son répertoire, sa collection, avoir cette autonomie. Je pense que ç’a créé Et peu importe que le rouge du film ne soit plus rouge mais
une génération de pirates. On enregistre secrètement ce qui passe à la télévision sans orange. Bien plus qu’une copie parfaite que tu regarderas d’un
rien demander à personne, c’est à nous et c’est gratuit. Aujourd’hui, on fait la même coin de l’œil parce que ton esprit est ailleurs, ce film va te
chose sur un ordinateur, on va télécharger. Le CNC et le ministère de la Culture se transcender. » (NB)
sont complètement plantés sur Internet : on condamne des gens qu’on a encouragés Un autre problème intervient, celui du stockage. Gérer
à ces dispositions depuis des années. Ces gestes d’appropriation sont à mon avis des stocks, cela coûte cher, et face à la chute générale des
complètement naturels. ventes, arrive ce moment déchirant où il faut détruire les
Toutes les cinémathèques devraient être comme KaraGarga18 ; KaraGarga devrait objets que l’on a créés. La menace est donc bien celle du pilon-
être la cinémathèque du monde. On devrait tous coopérer pour un système gratuit nage. Or, poussé par l’ambition de la jeunesse, Potemkine a
collectant les meilleures versions, les meilleurs sous-titrages de films, avec un forum d’abord pratiqué des tirages assez importants : « La situation
intelligent où on partagerait nos savoirs. Je ne comprends pas pourquoi on n’a pas se complique. Plusieurs titres en stock ne bougent plus depuis
recruté des hackers ici. On doit engager des pirates à la Cinémathèque ! Dans les trop longtemps. Du coup, Arcadès, notre distributeur DVD,
années 1930 il y avait une peur de l’avenir, que toute une part du premier temps du nous demande de pilonner. C’est la première fois que cela
cinéma disparaisse. Là on est dans la même démarche : des choses disparaissent, nous arrive. Certes le stockage a un coût, mais je préfère encore brader les DVD. Eux
donc il faut les sauver. Sans compter que l’industrie, comme dans les années 1930, me disent qu’il vaut mieux détruire que dévaluer un produit. Mais il faut payer pour
va de l’avant au mépris de la conservation : seul compte le film à venir. Certains réa- détruire ! Pour The Harder They Come, Mind Game, Rozier, on a fait des pressages
lisateurs vont même jusqu’à ne plus vouloir entendre parler d’un film qu’ils ont fait entre cinq et dix mille exemplaires. C’est vraiment beaucoup, mais à l’époque nous
quinze ans auparavant. À la Cinémathèque, nous avons passé avec des bureaux de étions hyper confiants quant au marché de la vidéo. Et plus de huit ans après, il nous
en reste encore la moitié. Vendre cinq mille coffrets Rozier c’est pas mal, mais on ne
18. KaraGarga est un site torrent qui a pour but, comme indiqué dans son « manifeste », d’être « une communauté
de partage de fichiers privés axée sur la création d’une bibliothèque complète de films Arthouse, Cult, Classic,
pouvait pas aller au-delà. Aujourd’hui, il y a plus de potentiel sur Tarkovski que sur
Experimental et rares du monde entier ». Rozier à l’époque. La différence c’est que Tarkovski est notre best-seller. On a souvent

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

re-pressé la première édition, et la seconde est très bien partie. Melancholia reste sans l’idée d’avoir tout dans des disques durs même si ça résout des problèmes de place.
aucun doute la meilleure vente tout confondu. » (NB) Cela renvoie à l’idée du cloud : on te fait croire que dans les nuages tes archives sont
On sait également que de nombreux cinéastes sont tombés aux oubliettes parce conservées, et un jour on te dira : “Désolé, il y a eu un problème de stockage, toutes
qu’ils n’ont pas passé l’étape du support – le DVD/Blu-ray restant le moyen le plus vos archives ont disparu.” Le plus triste c’est que même les maisons de production
répandu pour donner accès aux films. Mais une autre dictature s’impose : la version ne respectent guère leurs DCP. Paramount par exemple, une fois l’exploitation ache-
officielle d’un long métrage a tendance à devenir celle qui se trouve dans le com- vée, ils balancent. Du coup, pour projeter certains films en vostfr en France, il faut te
merce. Philippe Rouyer, critique de cinéma et grand collectionneur, spécialiste dans le procurer le Blu-ray. La chance extraordinaire du DVD c’est que ç’a été un mouvement
domaine, souligne l’arnaque aux « versions restaurées » que l’on nous ressort souvent d’ampleur populaire et on a pu très vite baisser les prix. Il est aussi un outil de travail :
comme argument de vente, une pratique qui peut devenir néfaste entre les mains de je ne prête pas mes DVD en disant aux gens que c’est comme s’ils me demandaient de
personnes peu scrupuleuses : « Je pense qu’il y aura toujours des supports pour les leur passer des pages de mon dictionnaire. Avant d’écrire un texte, je ne sais pas de
films et que ce sera plus un marché de niche qu’aujourd’hui. On gagnera le combat quelle page du dictionnaire j’aurais besoin pour vérifier l’orthographe !19 »
contre la dématérialisation. Si tout est dématérialisé, on ne pourra plus choisir tous « On a une propension à aimer le support physique, il suffit de voir la résistance
les films que l’on veut voir. On ne peut pas voir tous les films sur une plate-forme. Un du vinyle. On a besoin de tenir entre les mains ce qu’on aime. Même si les qualités
cinéphile a envie de voir ce film-là et il ne le trouvera jamais. Puis il y a la question des d’encodage ont évolué et sont très satisfaisantes, je me rends compte que le format
copies, des versions. Pour Sergio Leone, on sait que le DVD/Blu-ray a permis d’avoir les DVD me convient encore, ça reste acceptable à notre époque. » (BD)
versions les plus complètes. Les films qui passent à la télévision sont souvent coupés. Philippe Rouyer conclut en revenant sur cette volonté de croire malgré tout que
Après se pose aussi la question des restaurations. Je refuse de voir la copie restaurée nos DVD fonctionneront longtemps et resteront accessibles : « Je pense à la publicité
de Major Dundee. La production a contraint Peckinpah à couper son film ; il a enlevé des cassettes qui durent à vie. On veut croire à ces arnaques. Encore maintenant,
cinquante minutes, ce qui est énorme sur un long métrage de 3 h 30. Cela aboutit à un je veux croire que ma collection de DVD et de Blu-ray durera toujours même si une
film qui est ce qu’il est mais qui existe en soi. Depuis, on a retrouvé, dans les greniers petite voix me dit que non. C’est comme l’amour, on se dit que cela va durer pour
et les hangars, douze minutes sur les cinquante coupées. Pour la restauration du film, toujours, tout en sachant que ce ne sera sûrement pas le cas. Mais tant qu’on y est,
elles ont été intégrées sans l’intervention de Peckinpah, bien sûr. C’est désormais la allons-y à fond. Profitons-en et ne nous inquiétons pas pour l’avenir. On verra bien,
version qui s’est substituée à la première – qui a été retirée du marché. Comme c’est peut-être qu’on sera mort avant nos DVD. »
un film de major, les éditions sont les mêmes en Angleterre, aux États-Unis, en Italie
ou en France. Voilà que de nouveaux personnages surgissent dans le film mais ça n’a
aucun sens. En bonus, ç’aurait été intéressant. Je trouve ça terrible qu’on ne puisse PERSPECTIVES
voir le film que dans cette version. Peckinpah avait dit qu’il n’aimait pas les musiques
de son film. Voilà qu’elles ont été changées, sauf que Peckinpah est mort. Qu’est-ce Malgré les discours ambiants sur la disparition du support, Nils Bouaziz reste confiant :
qui me dit qu’il aimerait mieux cette musique que l’autre ? Ils ont été cherché un com- « L’objet ne disparaîtra jamais, cela va se transformer. Il y aura moins de choses de
positeur d’aujourd’hui, une catastrophe ! Et tout se passe sans avertissement : ils ont faites, mais mieux faites. » Ayant obtenu les droits vidéo du catalogue MK2 avant d’en
changé la musique, changé le générique, en conservant la typographie initiale, pour céder une bonne partie à Carlotta et prolongeant les collaborations, comme avec
inscrire le nom du nouveau compositeur ! C’est terrifiant. » Argos Films, Potemkine continue d’alterner des restaurations de classiques savam-
Nous sommes là confrontés à l’éthique des éditeurs vidéo qui peuvent en effet ment sélectionnés et des projets plus obscurs ou personnels, avec des cinéastes trop
s’octroyer le droit de trahir une œuvre. Cette pratique est grave et s’oppose à l’exi- méconnus qui méritent d’avoir une meilleure visibilité en France, comme Hicham
gence de la plupart des éditeurs indépendants : « Tu sais très bien que l’éthique quand
il est question d’une major, il n’y en a pas ! Cela n’arriverait jamais avec Potemkine. » 19. Sur la question des restaurations, il est intéressant de mentionner ici certains déboires que Potemkine a connus :
« Pour certains films, nous avons dû restaurer nous-mêmes ou retravailler certaines restaurations après avoir reçu
Philippe Rouyer s’avoue sceptique quant au numérique : « Nous voilà mal partis sur des masters pour le moins problématiques. La restauration de Soy Cuba, par exemple, est une catastrophe, autant
la conservation des films. On va avoir de très mauvaises surprises avec le numérique. au niveau de l’image que du son. Dans ce film, l’image est volontairement surexposée. On a l’impression que tout
flambe, que tout est brûlant dans l’image. Mais les Russes ont fait une restauration très classique, très technique
Énormément de films vont être perdus. Aujourd’hui le CNC finance des copies 35 mm mais ils ont trahi l’œuvre. On perd cette surexposition, ces contrastes importants. Du coup, ils n’ont pas du tout
de sauvegarde car il y a un jour où on se réveillera et on ne pourra plus lire les for- suivi les directives. Après consultations de nombreuses notes et vérifications des copies existantes (vidéos et 35
mats… Nous avons nous-mêmes numérisé toutes les VHS qui nous tenaient à cœur mm), j’ai supervisé un ré-étalonnage avec un professionnel. Quant au son, vu que le film avait été tourné en espa-
gnol, les Russes avaient ajouté une voix off pour la traduction, une seule personne pour doubler toutes les voix par
sachant que ça ne passerait pas forcément l’étape du DVD. Préserver en 35 mm c’est dessus les voix d’origines... Quand on a reçu le matériel et qu’on s’est aperçu qu’ils ont restauré avec cette piste
bien mais quasiment plus aucune salle n’est équipée aujourd’hui. L’autre problème son, on n’y a pas cru. C’est totalement inexploitable. On a dû reprendre et corriger toute la restauration... Pour Le
c’est le stockage. Il suffit qu’une copie soit mal entreposée et elle peut se retrouver Miroir de Tarkovski, il a fallu recréer les scènes en sépia car les restaurateurs les avaient supprimées. Heureusement
j’étais en contact avec le fils de Tarkovski pour m’aider et superviser la restauration. On a dû aussi refaire le sépia
très endommagée. Comme les copies 35 mm ne sortent plus, je pense qu’on va avoir qui était désaturé dans Stalker. Le Miroir était aussi recadré en 1/40, un format qui n’existe pas. On peut dire que
d’énormes mauvaises surprises avec le 35 aussi. Je suis surtout inquiet sur le cinéma certains pays ne prennent vraiment pas soin de leur patrimoine ! C’est pour cela que des associations comme The
World Cinéma de Scorsese, qui essaient de retrouver dans le monde entier des copies qui sont en train de mourir,
récent. Je dis que tout ce à quoi on tient il faut l’avoir chez soi. Je veux avoir mes films sont essentielles. Dans le cas de L’Annonce faite à Marie, c’est un travail de restauration qu’on supervise et qu’on
chez moi, avoir les objets, savoir d’où ils viennent, choisir les bonus. Je n’aimerais pas accompagne nous-mêmes dès le départ. » (NB)

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Le mystère du inversé

Lasri, dont un seul film est sorti sur nos écrans à ce jour. D’autres gros projets de
coffrets sont aussi lancés, ainsi que la sortie de livres et d’éditions définitives autour
de Metropolis de Fritz Lang ou La Jetée de Chris Marker20. Une potentielle intégrale
Lars von Trier est en cours : « Une partie de ses films doit être restaurée, une autre
partie est encore chez l’ayant droit M6, en attendant qu’ils épuisent leur fin de stock
et qu’ils arrivent en fin de droits. Puis nous sommes sensés tout récupérer. » (NB)
« Je savais que MK2 restaurait plusieurs choses qui m’intéressaient beaucoup,
notamment Le Décalogue et Twin Peaks. Fire Walk With Me. C’est parti de là. Je leur
ai dit que ces titres m’intéressaient, ainsi que la restauration des Bresson. Sauf que
tout ça était travaillé a priori par TF1. J’ai juste émis l’idée en sachant que cela n’allait
pas être possible. Assez rapidement on a commencé à parler des minimums garantis
cas par cas. Nathanaël Karmitz m’a dit : “Je vous propose autre chose, vu qu’à la fin de
l’année on arrête avec TF1. Nous pourrions poursuivre avec vous.” Je connaissais bien
le catalogue, il n’y a quasiment aucun déchet, difficile de dire non. Nous ne sommes
ni TF1 ni M6 ni Warner et pourtant il nous faisait confiance. Nous n’avons pas réfléchi
longtemps. Tout n’est pas simple dans cette collaboration mais ça se passe de mieux
en mieux. Dans les premiers moments, nos efforts se sont plus concentrés sur MK2,
mais nous commençons à sortir plus de choses liées aux projets purement Potemkine,
et d’ici 2021, nous en aurons fini avec leurs nouvelles éditions, le temps de finaliser le
travail sur Murnau, Fritz Lang, Kieslowski et Kiarostami. Nous en reviendrons alors à
un partenariat plus mixte. » (NB)
L’aventure de la production tente aussi Nils : « Ce n’est pas directement de la
production, il s’agit plutôt d’accompagner le développement d’un film, en partie finan-
cièrement, comme avec Salt and Fire de Werner Herzog, notre première aventure
en la matière, menée aux côtés de Arte que nous sommes allés chercher. » « Quand
Werner Herzog est venu, à notre initiative, à la Cinémathèque, nous avons parlé de
ses projets. Je lui ai proposé de coproduire Salt & Fire dont le scénario annonçait un
film barré. J’aurais dit : “Amen” à n’importe quoi devant lui ! J’ai revu Herzog à Berlin,
lui ai présenté Olivier Père et il m’a présenté une actrice qui était aussi coproductrice
du film. Il m’annonce qu’elle va incarner le personnage principal. Le hic c’est qu’elle
joue horriblement mal, sans compter qu’elle n’est guère futée. Elle est dans le film
comme dans la vie. J’étais gêné de filer ce film-là à Olivier Père mais travailler avec
Herzog l’emportait sur tout. Et le film est plutôt rigolo, carrément perché… On n’arrive
jamais à savoir où est le second degré avec Herzog. Je ne regrette rien. Salt & Fire a
dû faire ses douze mille entrées, ce qui n’est pas si mal. » (BD)
On pourra également voir le logo de Potemkine apparaître au générique des
derniers films de Lars von Trier bien que le terme de « coproduction » ne soit pas

20. Potemkine a plusieurs projets de livre- DVD sous le coude. Comme pour le coffret Blu-ray Tarkovski, Metropolis
sera un objet luxueux avec un livre et un DVD à l’intérieur. La Jetée sera, pour sa part, édité de façon autonome – ce
qui est rare car le film est souvent accompagné de Sans soleil – afin de produire un objet définitif autour de la
réédition du livre Ciné-Roman : « Je suis un amoureux des beaux livres et aucun beau livre ne se ressemble. Une
bibliothèque c’est disparate, on y trouve tous les formats, des petits, des larges… Et je commence à comprendre
que, pour certains projets, ne pas pouvoir les ranger, c’est une bonne chose. Il s’agit de faire des objets hors normes.
Pour La Jetée, je veux un format vraiment à part, incluant le livre Ciné-Roman qu’il avait fait avant sa mort, épuisé
depuis pas mal de temps. Faire un objet livre qui soit le film en soi, je trouve ça génial. Pour Metropolis, ce sera le
même type de reliefs subtils que pour l’édition du Cuirassé Potemkine mais avec le robot de l’affiche originale.
Metropolis ne peut se limiter à un film ou un livre, c’est un objet culturel populaire. Tous ces projets sont, pour moi,
des objets-vidéo. Le but est de créer des éditions complètes, avec le livre comme objet principal. Il faut être franc
aussi, l’édition de films n’est pas simple, on n’est pas sûr de pouvoir continuer tel quel, alors que le livre continue à
Metropolis (1927) bien se porter. » (NB)

81
POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

exact. « Slot Machine à qui on achète les droits utilise notre apport via l’acquisi- Le monde est bel et bien en train de changer ; il a déjà changé. Peut-être lisez-vous
tion de la partie vidéo pour monter le budget de production. C’est pour cela qu’on ces lignes en pensant qu’il s’agit de vestiges romantiques d’une époque déjà ancienne ?
achète très en amont, mais on n’est pas coproducteur. En revanche, on figure au Reste que la rigueur et l’exigence des éditions Potemkine font d’elles l’un des labels
générique comme partenaire financier, sans avoir de parts de production dans le susceptibles de survivre et de nous enchanter encore quelques années. Manuel
film, comme avec Salt & Fire. Si le film est vendu à l’étranger et qu’il cartonne, Chiche, en observateur avisé des changements d’habitudes des consommateurs de
s’il passe à la télévision, on ne touche rien. Appréciant notre fidélité envers Lars films, nous confie son point de vue : « Le mal est profond. La nouvelle génération a
von Trier et pour d’autres choses, Marianne Slot a voulu nous impliquer de plus grandi tout simplement avec le dématérialisé, qui est quand même la plus grande
en plus dans le processus. D’où le logo Potemkine sur l’affiche et notre présence bibliothèque du monde. Et elle a pioché dedans. Pourquoi aller acheter des supports
en communication, dans les dossiers de presse, comme à Cannes. Ce statut-là, physiques alors que tout est à disposition ? Et peu importent les conditions – même si,
nous l’avons depuis Melancholia, même si, arrivés un peu plus tard, parfois, elles sont extrêmement bonnes sur les sites pirates. Fondamentalement, c’est
nous ne figurons pas au générique. En revanche, ce fut le cas pour une génération habituée à une multitude d’écrans ; DVD ou pas, elle n’en a rien à faire.
Nymphomaniac, et j’avais même été invité sur le tournage. Une expé- Cela s’est propagé jusqu’à toucher des générations plus âgées. La crise économique
rience géniale et frustrante à la fois. C’était pour le tournage de la fin est passée par là : les majors, ne voulant pas voir baisser leurs chiffres d’affaires ont
et tout ce qui se passait dans la chambre, entre Seligman et Joe, le sacrifié le support au profit de celui qui arrivait. Elles ont commencé à le brader. Il
personnage joué par Charlotte Gainsbourg. Le set avait été construit suffit d’attendre et d’acheter cinq DVD pour trente euros. Le Blu-ray, pour sa part,
dans un studio en Allemagne pour deux à trois semaines. J’ai pu voir a été tellement mal promu qu’il était voué à l’échec. Quelques irréductibles comme
Lars von Trier diriger. Les prises sont très courtes et entre il faut des moi continuent d’en acheter pour pouvoir regarder les films dans des conditions
heures pour tout remettre en place. Comme nous venions de faire optimales. Mais quand vous regardez les propositions faites par un certain nombre
la première intégrale Tarkovski et sachant que ce cinéaste comptait de sites de SVOD, sous réserve que vous ayez un débit adéquat, vous vous dites que
pour lui – il lui avait rendu un hommage dans Melancholia et un autre vous êtes dans un combat d’arrière-garde. Acheter un Blu-ray aujourd’hui revient à
dans Nymphomaniac –, je lui ai demandé la raison de ses hommages : acheter un vinyle. On a basculé dans un autre monde : il faut être un cinéphile indé-
Le Décalogue (1988) “Pourquoi pas ? Tout le monde aime Tarkovski. C’est normal de rendre crottable pour continuer de se procurer des supports physiques. Les
hommage à Tarkovski.” Comme si la réponse était évidente, mais j’aurais voulu creu- éditions évoluent en fonction : il s’agit de proposer beaucoup plus beau,
ser un peu plus. Je savais qu’il était dans une phase où il venait d’arrêter toutes les parfois pas mal plus cher, pour une niche très étroite. Avec l’idée qu’il y a
drogues, où il était en sevrage et où il faisait sa psychanalyse… Il n’était guère enclin toujours de nouvelles formes à inventer sinon il vaut mieux tout arrêter. »
à dialoguer. C’était forcément décevant mais rencontrer toute son équipe et assister Vincent Paul-Boncour, des éditions Carlotta, conserve une certaine
au tournage, ça reste fabuleux. » (NB) confiance : « Cela fait des années qu’on dit que le DVD est mort, il est
pourtant toujours là ! Il n’y a jamais eu autant d’éditeurs et de sorties de
Ces nouvelles voies qui s’ouvrent, tout comme l’idée de développer la partie musi- films que maintenant. Dans un marché de crise ou de difficultés, les pro-
cale, n’empêchent pas Nils Bouaziz d’avoir le sentiment d’appartenir à une époque positions affluent, de nouveaux acteurs apparaissent. J’ai vraiment l’im-
bientôt révolue : « L’identité de Potemkine part vraiment de cette boutique. Il y aurait pression que ce marché est plus vivant que jamais. Le présent propose
toutes les raisons du monde économiquement pour fermer ou changer. Mais on a des choses formidables dans l’édition, et si ça existe et que ça sort, c’est
envie de tenir. Tout à l’heure, trois “jeunes” sont rentrés dans le magasin et l’un a dit à que le public est là. L’est-il suffisamment pour chaque édition qui sort ?
l’autre : « Ils sont voués à disparaître. ». Pour beaucoup de consommateurs de cinéma, Pas sûr. Heureusement, le CNC apporte son soutien aux éditeurs, via des
notre existence est surréaliste. Ils se demandent qui achète des DVD aujourd’hui. Au aides aux programmes, aux collections, film par film – et dès l’époque de
moins trois amis sur quatre n’achètent jamais un DVD chez moi, c’est fini. C’est beau la VHS. Cela nous permet d’exister, mais il faut trouver le juste équilibre.
d’être le dernier des Mohicans mais il est étrange de ne pas être en phase avec les Si on ne vend pas de DVD, les aides ne vont pas suffire. On représente
enjeux modernes. Si on avait fait Potemkine à l’âge d’or du DVD, je serais vraiment aussi pas mal de droits salles, télé et autres, notre logique économique
riche aujourd’hui. [Rires.] Mais j’ai ouvert au moment où ça a commencé à s’arrêter. » est donc un peu plus globale, même si nous ne sortons nombre de titres
Qu’en est-il alors de la VOD, de la dématérialisation ? « Benoît, mon ex-associé, qu’en DVD ou Blu-ray.
n’y croyait pas vraiment, pas plus que moi. Rien de plus logique : notre histoire chez Je reste plutôt confiant sur l’avenir de la cinéphilie. On voit que c’est
Potemkine est tellement liée au concret, à la boutique qui est un lieu de rencontres, bouillonnant. Les goûts du public étant changeants, il faut s’accorder
aux objets qu’on vend de main à main, qu’on ramène chez soi, qu’on met dans un avec l’air du temps. Qu’aura-t-on envie de voir ou revoir dans dix ans ?
lecteur. Ce rapport au réel est si fort pour nous que nous avons eu du mal à envisa- Les grosses structures non indépendantes sont peu sur des acquisitions ; Enquête sur une passion (1980)
ger une double identité, à penser un Potemkine dématérialisé, sur un site Internet. elles piochent dans leur catalogue. Gaumont, UGC, Pathé, etc., ces sociétés ont cent
Je regrette un peu d’avoir raté le coche mais ce n’est pas dans notre ADN. Sortir un ans d’histoire du cinéma. Elles éditent leur propre patrimoine, ce qui est formidable,
DVD de qualité c’est un vrai travail que la plupart des studios ne veulent plus faire, ils et elles le font très bien. N’ayant pas de catalogue, nous sommes sur des acquisi-
ont plus le réflexe de la VOD : le travail éditorial est très réduit. » (NB) tions bien spécifiques : on va les chercher, des gens viennent aussi vers nous, mais

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Le mystère du inversé

encore : ils s’acquièrent soit auprès de l’éditeur, sur Internet, sur Amazon, dans des
boutiques indépendantes… L’avenir tient à la place qu’on donnera à l’espace physique :
les gens veulent aller dans un lieu, veulent s’y retrouver, se rencontrer, discuter entre
eux ; voir quelqu’un acheter un DVD peut susciter la curiosité, l’envie, etc. On a besoin
d’être guidé. On nous dit que tout est disponible sur Internet, mais si on ne vous parle
pas de tel film, de tel cinéaste, sur les réseaux, en festival, en cinémathèque… Vous
n’allez pas forcément chercher de vous-mêmes un film d’Ozu, de Fassbinder, sauf à
être un cinéphile averti. Comment continuer à développer des publics ? Cela passe
par le travail des exploitants, des distributeurs, des festivals, des cinémathèques, des
éditeurs DVD, des chaînes de télévision, des sites VOD. Tout est complémentaire et
enrichit la cinéphilie. »
Xavier de Finance, dont le visage est bien connu des habitués de la rue
Beaurepaire, pense, lui aussi, qu’il faudra toujours des lieux pour que les gens puissent
se retrouver et partager leur passion. Responsable du magasin Potemkine entre 2011
et 2019, il souligne que l’avenir du DVD dépend d’une démarche collective et d’une
prise en compte au sein des politiques culturelles de tous les acteurs de la chaîne du
film. « J’ai peur que cela fasse comme avec la musique et la fin du CD – même s’il y a
une forme de renaissance avec le vinyle. Le CNC finance certes les éditeurs mais pas
les points de vente. Ils devraient se dire : “On donne des aides aux éditeurs, mais pour
que les produits se vendent, il faut des lieux où les trouver.” Les différents acteurs de
la chaîne du DVD ont en plus tendance à se tirer dans les pattes. Les éditeurs vont
essayer de court-circuiter leurs distributeurs en disant : “On pourrait travailler avec
vous en direct…” Voire de mettre une partie de leur stock chez des soldeurs qui vont
acheter en gros mais beaucoup moins cher. Dans la chaîne du livre chacun reste à
sa place, pour le DVD c’est plus compliqué. Gagnant de moins en moins d’argent,
chacun essaie de s’en tirer comme il peut. Je dis ça mais Potemkine bosse aussi avec
certaines boutiques en direct. Il faut 30 % de marge à une librairie pour survivre, mais
les distributeurs vont dire : “Pour nous c’est trop dur, on ne peut pas aller au-delà de
20 %.” Le petit point de vente est alors obligé de vendre le produit à vingt-deux euros,
deux euros plus cher qu’Amazon, et le client ne comprend pas. En l’absence de prix
chaque sortie est voulue, déterminée. On est sur du package. C’est l’une des forces unique, les éditeurs auraient dû s’accorder sur certaines pratiques. Ne pas baisser le
de l’indépendance. prix au bout de trois mois comme c’est le cas maintenant, les clients ont tendance à
Je suis aussi confiant quant à l’avenir du support physique, comme pour le livre. attendre… Le CNC aide les plateformes VOD à se moderniser pour que la France ne
En France on a un rapport plutôt fétichiste au cinéma. Les belles éditions resteront, soit pas à la traîne par rapport à Netflix. C’est bien, mais nous qui payons une taxe au
les beaux objets comme les beaux livres qu’on a envie de posséder, parce que ça fait CNC sur tous les DVD vendus, on aimerait aussi être pris en considération. Le livre
partie de soi. Il y aura moins de films jetables – à l’instar des romans en poche qu’on est un produit culturel avec une TVA réduite à 5,5 % et un prix de vente unique. La
a lus une fois et dont on se débarrasse. Il faut aller sur des objets de plus en plus TVA du DVD s’élève à 20 % et tu paies 2 % de taxe en plus au CNC. Il n’y a vraiment
collector, que les gens ont envie d’acquérir. On met chaque fois la barre plus haut, rien en termes de politique culturelle dévolue à ce produit. Parfois on se demande
parce qu’on sait que c’est ce qu’attend le public cinéphile. Proposer la plus belle des même comment on arrive à exister… Le nombre de librairies est considérable en
éditions… Le niveau d’exigence croît pour toucher le public sensible aux livres-DVD France alors que les boutiques vouées à la vidéo ne doivent pas dépasser la vingtaine.
de grande qualité21. Heureusement, certains libraires ont un petit rayon vidéo. C’est grâce à eux aussi
Y aura-t-il encore des enseignes, des boutiques et des points de vente ? Je ne sais qu’un jour il se passera quelque chose car ils doivent trouver ça effarant. »
pas. Regardez aux États-Unis, quasiment tous les grands points de vente physiques
ont disparu, comme Tower Records, Virgin. Pourtant le DVD et le Blu-ray existent

21. À la boutique Potemkine, Xavier de Finance confirme que l’apparition des éditions collector luxueuses et numé-
rotées, notamment avec La Nuit du chasseur chez Wild Side, ont apporté une nouvelle forme de clientèle pour qui
il est important d’acquérir l’objet dès sa sortie. Certains de ces clients n’achetaient pas forcément de DVD avant
que ces objets de collection n’atterrissent sur le marché.

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LES ÉDITIONS
DEUXIÈME PARTIE
POTEMKINE
APPROCHE
D’UN CINÉMA
VISIONNAIRE
DE SONGES EN SONGES
« Le pouvoir du cinéma repose sur ses liens avec l’inconscient, ses
affinités avec les propriétés du rêve. »
John Boorman, Aventures

« Il faut rêver longtemps pour agir avec grandeur, et le rêve se


cultive dans les ténèbres. »
Jean Genet, Miracle de la rose

S ’immerger dans les éditions Potemkine peut se révéler être un exercice assez
ludique, comme essayer de trouver des stratégies pour rassembler les pièces
d’un puzzle. Par où commencer ? On pourrait opter pour l’angle du cinéma russe et
soviétique (Requiem pour un massacre, Mère et fils, Le Miroir, Sibériade, Les Adieux
à Matiora, Soy Cuba…) ou bien celui des portraits d’artistes (By the Ways : A Journey
with William Eggleston, Matthew Barney : No Restraint, Jean Epstein, Young Oceans
of Cinema, David Lynch : The Art Life…) ; choisir de se focaliser sur quelques pépites
d’humour noir (Chansons du deuxième étage, La Peau de Bax, God Bless America,
Canine…) ou s’orienter vers un fantastique gothique à la psychologie trouble (La
Chute de la maison Usher, Vampyr, Les Innocents, Ne vous retournez pas, Twin
Peaks. Fire Walk With Me, Évolution…). On pourrait aussi retenir les provocateurs
et les punks du septième art (F. J. Ossang, Alan Clarke, Hicham Lasri, Lars von Trier,
Harmony Korine…). Les portes d’entrée sont multiples mais l’ensemble des cinéastes
se distinguent par leur esprit libre, parfois sans concession ou hermétique, et par
leurs approches privilégiant la poésie, le langage et la forme cinématographiques
pour donner à percevoir l’état mental des personnages. Nous parlions de films-trips,
et chaque titre s’apparente à une plongée dans un monde parallèle, parfois bien réel,
dont l’expérience se fait toujours insolite.
La force des éditions est d’avoir su traverser l’histoire du cinéma en créant des
ponts entre Epstein, Dreyer, Anger, Tarkovski, Roeg, Lynch, Herzog et tant d’autres
artistes visionnaires. Ici, l’émotion naît de la caméra, de la forme plus que des mots.
Herzog et Tarkovski sont les pierres fondatrices de l’âme de Potemkine via leur rap-
port au mystique et à la spiritualité notamment. Et quand Sokourov déclare que l’art
découle de la mort, cela va de soi pour Nils Bouaziz : « C’est une évidence. Il n’y a pas
de débat là-dessus. »

Cœur de verre (1976)

89
POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

DES RIRES AUX LARMES : de « l’immensité dans les dimensions d’un cadre », voici une bonne
manière de définir le travail que mène Potemkine depuis ses débuts
L’UNION DES CONTRAIRES et qui se rapproche, selon moi, de la pratique artistique. Pourtant,
« Se prendre trop au sérieux dans l’art, dans la vie, c’est une folie. l’activité d’éditeur en elle-même pourrait sembler bien factuelle et
L’art ou la vie, sans humour, ne valent pas la peine d’être vécus. » terre-à-terre : chercher les ayants droit d’un film que l’on aimerait sor-
Jonas Mekas, Juste comme une ombre…, entretien tir, enquêter, envoyer des messages, téléphoner, signer des contrats,
récupérer les masters, restaurer ce matériel s’il est en mauvais état,
L’humour comme arme de défense, de réflexion ou comme procédé métaphorique, assembler s’il le faut les bonnes parties de différentes copies, créer
est décliné sous divers angles dans les films sortis chez Potemkine. Sous le vernis de des bonus, se procurer des documentaires déjà existants, aligner
l’absurde peut se cacher la critique sociale comme dans le cinéma de Roy Andersson. l’argent sur la table, avant de se lancer dans la maquette, le travail
Il peut se manifester sous des formes ironiques, en jouant sur le contraste entre les graphique, le marketing, la publicité et les relations presse. Rien de
images et la voix off comme dans certains documentaires de Werner Herzog (La plus concret que tout cela, mais sans pensée, sans une foi et un pro- Vampyr, ou l'étrange aventure d'Allan Gray (1932)
Soufrière, Fric et foi). Il peut prendre des atours plus surréalistes (David Lynch) ou fond amour de l’œuvre initiale, tout cet édifice serait bien vain.
poindre face à la robotique minimaliste des dialogues (Yorgos Lanthimos). Il peut À travers chaque sortie, chaque événement, l’équipe de
aussi intervenir dans l’accumulation de digressions incongrues (Nymphomaniac, The Potemkine nous fait bien sentir que l’art (le cinéma, la musique, le
House That Jack Built). En tout cas, s’il y a de l’humour chez Potemkine, c’est parce rêve…) est au-dessus de tout. Comme chez Herzog, il nous permet
qu’il y a du tragique aussi. Il y est question de deuil et de la perte de l’être aimé de transcender les limitations de l’existence – bien que le cinéaste
(Solaris, Les Adieux à Matiora, Mère et fils), de morts à grande échelle (Requiem pour allemand déteste le terme d’« artiste ». Même si les sujets peuvent
un massacre, Lumières d’été, Melancholia, Eau argentée, Utoya, 22 juillet), de viol, être sombres et les esthétiques exigeantes, il en ressort toujours un
d’inceste ou d’oppression sexuelle (Twin Peaks. Fire Walk With Me, Out of the Blue, hymne à la créativité, une façon d’appréhender le monde par la forme
The Brown Bunny, Enquête sur une passion, Les Innocents). Nils se confie ainsi sur cinématographique. En faisant cohabiter des réalisateurs aussi forts
sa vision tragi-comique du monde : «Cette dualité est importante. Dans mon rapport que ceux que Potemkine a choisi de défendre et en croyant au pou-
au monde, je suis aussi proche du mysticisme d’un Tarkovski que du fatalisme d’un voir de l’art sur les hommes, c’est une véritable philosophie du métier
Herzog. Je suis autant ébloui par la beauté de la nature qu’horrifié, comme Herzog, qui transparaît et qui transcende les préoccupations matérielles. Le Miroir (1975)
par sa violence, où chaque être vivant lutte pour sa survie. Pourquoi l’humour est Arriver à ne serait-ce que suggérer cette réflexion, à faire ressentir que chaque objet,
si souvent lié aux pleurs, au tragique ? Parce que la vie nous donne souvent plus de chaque DVD, n’est qu’une pièce d’un puzzle et d’une perspective plus grande, c’est en
raisons de pleurer que de rire. Mais la tristesse a des bons côtés. Et puis il n’est pas soi une prouesse. Et pour cela, il fallait une personnalité comme celle de Nils Bouaziz
possible d’apprécier les moments de bonheur sans un peu de malheur. La tragédie de et son regard différent sur le monde, celui de quelqu’un qui n’est pas dupe des règles
la vie c’est le quotidien, et c’est là que l’humour devient indispensable. L’humour c’est sociales qu’il observe d’un air mi-amusé mi-distant, peut-être parce qu’il s’est lui-même
de la pure survie humaine. Dans les situations les plus dramatiques, j’ai cette pulsion senti comme un freak par sa si grande taille ; quelqu’un qui sait où trouver la beauté
de m’en sortir par l’humour, ça doit venir de ma culture juive. [Rires.] C’est pourtant
plus à ma mère (protestante convertie au judaïsme) que je dois cet héritage culturel
qu’à mon père qui a plus de mal à rire de la mort. Des gens disent de certains des films
que l’on sort qu’ils sont glauques. Je pense à The Last Family par exemple : je le trouve
d’autant plus drôle qu’il est glauque. Et l’humour y est efficace. »
En s’écartant de la linéarité et de la narrativité traditionnelles, les films Potemkine
opèrent des liaisons poétiques rapprochant et confrontant les contraires, l’horreur
et le ludique, le trivial et le sublime, à l’image de la complexité de la vie. En résultent
des émotions fortes et peut-être aussi une forme de « vérité » au sens où Tarkovski
utilisait ce terme : « En art, la connaissance est toujours une vision nouvelle et unique
de l’univers, un hiéroglyphe de la vérité absolue. Elle est reçue comme une révéla-
tion, ou un désir spontané et brûlant d’appréhender intuitivement toutes les lois qui
régissent le monde : sa beauté et sa laideur, sa douceur et sa cruauté, son infinité et
ses limites. L’artiste les exprime par l’image, capteur d’absolu. C’est par elle qu’est
retenue une sensation de l’infini exprimée à travers des limites : le spirituel dans le
matériel, l’immensité dans les dimensions d’un cadre1. » La recherche de la beauté et
1. Andreï Tarkovski, Le Temps scellé. De L’Enfance d’Ivan au Sacrifice, traduit du russe par Anne Kichilov et Charles
H. de Brantes, Paris, Philippe Rey, coll. « Fugues », 2014, p. 48. The Last Family (2016)

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

et le recul nécessaire pour arriver à la capter, un recul qui peut passer aussi bien par Un autre précurseur aux « films de transe », selon Sitney, est Jean Cocteau avec
la dérision que par la confrontation à ce qui nous fait peur, nous émerveille ou nous Le Sang du poète. Dans tous ces métrages, les protagonistes errent dans des envi-
sidère. Et si la vie n’est qu’une mélopée maladroite et dissonante, alors dansons dessus ronnements naturels ou architecturaux ; ils évoluent comme possédés. À travers le
en claudiquant de concert. Et si la société impose sa tyrannie, en forçant les hommes montage, ils passent d’un espace à un autre, ouvrent des portes qui mènent sur un
à ne pas montrer leurs faiblesses et à avoir la tête sur les épaules, empruntons le che- ailleurs (At Land de Maya Deren). Sitney explique : « Fireworks est un pur exemple de
min inverse. Faisons de nos faiblesses notre plus grande force et, après tout, avoir les psychodrame et de film de transe : le cinéaste lui-même joue un drame de révélation
épaules sur la tête est bien plus poétique et inspirant que son contraire. psychologique ; drame présenté sous la forme d’un rêve commençant et se termi-
nant par le héros qui dort ; en fin de compte, le protagoniste est la victime passive
du film3. »
POUR UN CINÉMA HYPNAGOGIQUE Ces films entiers sont des rêves, imprégnés d’un symbolisme hyperbolique, d’une
« Nous désirons que le cinéma nous entrouvre une porte sur le monde ironie poétique, d’une inquiétante étrangeté et d’une exploration de l’inconscient sûre-
de l’inexplicable. Nous désirons éprouver une tension qui soit moins le ment héritée des écrits de Freud4. Il est d’emblée frappant que la figure du dormeur et
résultat d’une action extérieure que celui des conflits de l’âme. » le motif du songe soient si omniprésents dans les films publiés par Potemkine – même
Carl T. Dreyer, Réflexions sur mon métier Le Privé débute par le protagoniste qui se réveille en pleine nuit pour nourrir son chat,
« Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main God Bless America a pour héros un personnage qui a des insomnies, et les scènes
des grains du sable d’or – bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes de sommeil reviennent comme un leitmotiv dans Ray & Liz de Richard Billingham.
doigts à l’abîme, pendant que je pleure – pendant que je pleure ! Ô Dieu ! Je serais tenté de parler d’un « cinéma hypnagogique », où les êtres évoluent dans
ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? Ô Dieu ! ne puis-je en sauver un état entre la somnolence et la veille, un moment propice aux hallucinations. Holy
un de la vague impitoyable ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il Motors commence d’ailleurs par un cinéaste/somnambule qui sort de son lit pour tra-
qu’un rêve dans un rêve ? »
verser un couloir et se retrouver dans une salle de cinéma. Avec son air de comptine
Edgar Allan Poe, Un rêve dans un rêve
et son actrice Deborah Kerr en état second dès le générique, Les Innocents rentrerait
La ligne directrice majeure de Potemkine reste les grands esprits hallucinés et vision- aussi dans cette catégorie. Le rêve est également un motif obsédant dans les films
naires. L’universitaire et historien du cinéma P. Adams Sitney, en s’intéressant à l’avant- de Tarkovski. Yann Gonzalez, de son côté, est un pur praticien du « cinéma hypnago-
garde américaine, a tenté d’analyser ce « cinéma visionnaire » d’une façon qui se révèle gique » depuis ses premiers courts métrages. Dans Les Rencontres d’après-minuit, il
pertinente ici. Si Jonas Mekas a pu mentionner l’expression « films poèmes » dans son emprunte même la figure encapuchonnée de noir au visage-miroir de Meshes of the
Movie Journal, Sitney préfère associer les films américains d’avant-garde des années Afternoon, que Maya Deren et Alexander Hammid avaient eux-mêmes vraisembla-
1940-1950 à ce qu’il nomme le « film de transe », voire le « film de transe psychodra- blement repris à Clarence John Laughlin, originaire de Louisiane, considéré comme
matique ». Les exemples purs seraient Fireworks (1947) de Kenneth Anger ou Meshes l’une des plus grandes figures du surréalisme américain et du « gothique sudiste » en
of the Afternoon (1943) d’Alexander Hammid et Maya photographie5. Et que dire du cinéma de Werner Herzog : les errances somnambules
Deren. Les cinéastes y optent pour une forme onirique. Le de Nosferatu fantôme de la nuit, les personnages hypnotisés et dans un immobilisme
rêve, le rituel, la danse et la métaphore sexuelle abondent effaré de Cœur de verre… Même ses documentaires semblent avoir été faits par un
dans ces films. Le réalisateur/acteur y apparaît comme un cinéaste en état de transe, notamment Fata Morgana. Toute l’œuvre de David Lynch
somnambule confronté à son inconscient et à ses doubles. est elle-même sous l’influence de Maya Deren et Kenneth Anger. Le lit, lieu privilé-
Sitney ajoute que c’est comme si le somnambule Cesare gié du sommeil, devient l’espace principal dans ses premiers courts métrages (The
du Cabinet du docteur Caligari avait émigré de l’autre côté Alphabet, The Grandmother). La figure du dormeur est tellement présente dans les
de l’Atlantique pour influencer cette jeune génération d’ar- films Potemkine qu’on est même en droit de se demander si les personnages n’ont pas
tistes. Le fait que Caligari soit le film le plus ancien en termes rêvé tout ce qui leur arrive. Mysterious Skin offre aussi une approche intéressante,
chronologiques du catalogue Potemkine ne semble, pour le avec les visions oniriques se substituant à la réalité traumatisante.
coup, pas anodin, et que la figure de Cesare revienne sous
les traits du réalisateur Curtis Harrington dans Inauguration
of the Pleasure Dome (1954) de Kenneth Anger n’est pas 3. P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire. L’avant-garde américaine, 1943-2000, traduit de l’anglais (États-Unis)
par Pip Chodorov et Christian Lebrat, Paris, Paris Expérimental, coll. « Classiques de l’avant-garde », 2002, p. 97.
fortuit non plus2. 4. Jacques Demange souligne d’ailleurs l’arrivée simultanée de la psychanalyse et du cinéma, comme si la compo-
Walkabout (1971) sante onirique était inhérente au septième art : « Tous les films, croyons-nous, ont quelque chose à voir avec le rêve,
d’où cette impression étrange de retrouver au cinéma un fragment de réalité sublimée par les lumières de l’écran.
2. Cette idée était déjà développée dans le livre de Parker Tyler, The Three Faces of the Film : The Art, the Dream, Il n’est sans doute pas anodin qu’en cette même fin du xixe siècle, qui vit l’invention du Cinématographe, fut publié
the Cult (New York, Thomas Yoseloff, 1960). Selon lui, les films-poèmes et les premiers cinéastes expérimentaux le premier essai de Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve (1899), marquant la naissance de la psychanalyse,
américains « étaient impressionnés par l’imagination de Caligari et l’art narratif de Potemkine » (p. 68). Il ajoute : science qui s’efforça de faire de l’image rapportée (rêve ou souvenir) un moyen de cure universelle. » (Les Mauvais
« La principale tendance imaginative chez les cinéastes expérimentaux et d’avant-garde est l’action comme un rêve Rêves de Wes Craven, Paris, Marest Éditeur, 2017, p. 13.)
et l’acteur comme un somnambule » (p. 97). L’auteur était déjà catégorique : « Cesare, le somnambule du Cabinet 5. Ce motif du visage-miroir drapé de noir revient souvent chez le photographe, le cliché le plus célèbre étant
du Dr. Caligari, a été un symbole matrice pour le cinéma d’avant-garde ultérieur » (p. 98). sûrement They Are Alone (1940) tiré de sa série Poems of the Inner World.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

Un site spécialisé parle ainsi des hallucinations hypnago- Dans ces « films-rêves » – et je serai fort tenté d’y ajouter le superbe et unique
giques qui peuvent être auditives « avec perception de sons, film de Jean Genet, Un chant d’amour (1950) –, on trouve une accumulation de
de paroles hostiles », accompagnées de sensations tactiles ou gros plans sur les gestes, les parties de corps, les objets, tout est sensation, tout est
de visions : « Il arrive […] que les personnes éprouvent la sen- représentation, tout est une circulation érotique proche de la transe. On y ressent la
sation d’une présence dans la chambre. Il s’agit fréquemment puissance des objets à capter des effets de présence humaine, la caméra participant
d’une forme noire, ressemblant plus ou moins à un humain et ainsi à une fétichisation. Parker Tyler écrit : « Les artistes les plus anciens du monde,
qui va chercher à immobiliser le dormeur en l’empêchant de qui peignaient sur les murs des grottes préhistoriques, savaient que la main est un ins-
respirer. Comme dans n’importe quel rêve la chose paraît très trument de pouvoir magique à la fois empirique et symbolique. Le “rêveur” horizontal
réelle mais elle finit par disparaître laissant le dormeur terro- du film d’avant-garde n’oublie pas cette réalité primordiale ; au contraire, il la ressus-
risé6. » C’est presque une définition du fantastique tel qu’illustré cite comme une présence visuelle immédiate, comme son propre fantasme de beauté
par Potemkine. Vampyr, Les Innocents, Eraserhead, Twin Peaks. organique8. » Pour ces cinéastes, le rêve c’est notre essence vitale. Le sociologue et
Fire Walk With Me ou encore Évolution le prouvent. Mais plus critique littéraire Roger Caillois avait écrit : « Sans le rêve est-il concevable que puisse
Vampyr, ou l'étrange aventure d'Allan Gray (1932)
encore, en juxtaposant des cinéastes visionnaires et acceptés surgir ou subsister un individu ? » Il est d’ailleurs intéressant de revenir sur un épisode
comme tels (Nicolas Roeg, Andreï Tarkovski) avec d’autres plus associés dans l’esprit du texte Pompes funèbres (1947) de Jean Genet. Il est dans une salle de cinéma
des gens à du naturalisme, Potemkine permet de faire ressortir l’aspect non réaliste, et il associe l’expérience d’assister à un film à une sensation physique, une humeur
parfois délibérément artificiel, d’un Éric Rohmer ou d’un Jacques Rivette. animale, une souillure odorante, avec le bord de ses cuisses trempées de sueur9. Il
Malgré le fait que Potemkine soit plutôt associé au cinéma russe et européen, il est tout simplement en transe, il est possédé. Ce qui est beau dans ce passage, c’est
ne faut pas oublier non plus qu’ils font partie des seuls avec l’éditeur Re : Voir à avoir que l’image cinématographique projetée, impalpable, devient physiologique par la
donné l’accès au public français à quelques-uns des maîtres de l’avant-garde améri- force de l’esprit humain. Pour Genet, à travers le gros plan et ces choses qui sont
caine du milieu du xxe siècle (Kenneth Anger, Jonas Mekas, Shirley Clarke) : « On a bien plus grandes qu’elles le sont dans le monde réel, le cinéma fouille nos secrets,
rangé cette scène américaine, et new-yorkaise en particulier, dans une case intello, notre intimité, mais au sens mystique et pas pornographique. La réalité est décuplée.
pointue, alors que c’est vraiment le contraire. S’ils ont une approche radicalement À leur manière, les éditions Potemkine ne font que questionner les notions de
différente, Mekas et Anger se libèrent avant tout des codes du cinéma, ou alors ils vérité et de réel, qui obsédaient tant Carl T. Dreyer : « Le réalisme n’est pas en lui-
s’en emparent pour les retourner, sans faire table rase du cinéma. Au contraire, ils même de l’art, ce qu’est le réalisme psychologique. Ce qui a de la valeur, c’est la vérité
l’embrassent complètement, en se disant qu’avec tout ça on peut créer quelque chose artistique, c’est-à-dire la vérité tirée de la vie vécue, mais épurée de tous les détails
de nouveau, de nouvelles formes. » (NB) inutiles – la vérité filtrée à travers l’âme d’un artiste. Ce qui a lieu sur l’écran n’est pas
Dans le carton d’introduction du film Fireworks, il est question de libération par le la réalité et ne doit pas l’être, car si c’était la réalité, ce ne serait pas de l’art10. » Le
rêve. Selon Sitney, les épisodes surréalistes abondent dans le « film de transe psycho- réalisateur de Vampyr et Ordet ajoutait : « L’abstraction est quelque chose exigeant
dramatique » et les sorties Potemkine sont des mines d’or en la matière. L’imaginaire de l’artiste qu’il sache s’abstraire lui-même de la réalité, pour renforcer le contenu
prime : la troisième saison de Twin Peaks le dit bien, « nous sommes comme le dor- spirituel de son œuvre, que celle-ci soit d’ordre psychologique ou purement esthé-
meur qui dort et vit à l’intérieur d’un rêve [we are like the dreamer who dreams and tique. En bref, l’art doit décrire la vie intérieure, non pas l’extérieure. C’est pourquoi il
lives inside a dream] ». Sitney parle du « romantisme » de Kenneth Anger ou de Maya nous faut abandonner le naturalisme et trouver les moyens d’introduire l’abstraction
Deren glorifiant l’imagination créatrice. La rhétorique de la métamorphose, l’idée de dans nos images11. »
se transformer en autre chose est également omniprésente dans ce cinéma, avec Potemkine fait le pont entre la pensée du cinéaste danois, auquel a été consacré
parfois cette dimension mystique qui fait que l’on acquiert ainsi une autre connais- un beau coffret, et le courant d’avant-garde américaine nommé « cinéma de transe ».
sance du monde, et dans des configurations souvent feuilletées, comme chez Roeg, On retrouve la même méfiance envers le naturalisme/réalisme, le même besoin de
où la mémoire mêle passé, présent et avenir. Parmi les autres exemples de « films de vérité qui anime aussi Tarkovski et Herzog, le même passage par l’abstraction et la
transe » cités par Sitney, on peut aussi ajouter Ritual in Transfigured Time (1946) même primauté de l’image. Dreyer pensait d’ailleurs que le septième art avait perdu
de Maya Deren, The Way to Shadow Garden (1954) de Stan Brakhage, Fragment of quelque chose avec le parlant, et cet attachement au cinéma muet rentre en écho
Seeking (1946) de Curtis Harrington ou Psyche (1947) et Swain (1950) de Gregory avec l’approche qu’en a Nils Bouaziz : « Le cinéma parlant a eu tendance à négliger
J. Markopoulos. Ce dernier insiste d’ailleurs sur le fait que l’approche plus émotion-
nelle, subjective, sensorielle et expérimentale permet d’atteindre ce qu’il nomme la 8. Parker Tyler, The Three Faces of the Film : the Art, the Dream, the Cult, op. cit., p. 113.
« Réalité » : « Seulement dans le cinéma comme forme d’art, et par là j’entends expé- 9. « Je rouvris les yeux. L’orchestre jouait l’hymne d’un pays allié. Une odeur plus lourde, plus riche, m’enveloppait.
rimentation/créativité/inspiration immédiate et permanente, se trouve la vérité de ce Les glandes d’entre mes cuisses, de mes aisselles, de mes pieds peut-être, avaient travaillé intensément. Que je
bouge un peu et se fût échappée pour saouler toute la salle cette odeur un peu âpre que j’emprisonnais depuis dix
que nous nous plaisons à nommer Réalité7. » minutes. Je glissai un doigt dans l’ouverture de ma braguette : le bord de mes cuisses était moite de sueur. » (Jean
Genet, Pompes funèbres [1947, 1953], Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1978, p. 55).
10. Carl Th. Dreyer, Réflexions sur mon métier, traduit du danois par Maurice Drouzy, Paris, Les Cahiers du cinéma,
6. https://sommeil.ooreka.fr/astuce/voir/545525/hallucination-hypnagogique. coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1997, p. 71.
7. Gregory J. Markopoulos, « Projection of Thoughts », Film Culture, n° 32, printemps 1964, p. 3. 11. Carl Th. Dreyer in Politiken, 30 août 1955, cité dans Réflexions sur mon métier, op. cit., pp. 104-105.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

l’image au profit de la parole. Dans beaucoup de films on parle, ou plutôt on bavarde film devient mon rêve et s’organise comme les rêves13. » Il précise : « Je ne commence
trop, tandis que l’œil a rarement l’occasion de s’arrêter sur un beau plan. On croirait à vivre intensément que dans le sommeil et dans le rêve. Mes rêves sont détaillés,
que les cinéastes ont oublié que le cinéma est avant tout un art visuel, qu’il s’adresse terriblement réalistes. Ils m’entraînent dans des aventures innombrables, dans des
avant tout à l’œil, et que l’image pénètre beaucoup plus facilement que la parole dans contacts avec des lieux et des personnes qui n’existent pas à l’état de veille et dont le
la conscience du spectateur12. » phénomène de songe m’invente les moindres objets, les moindres actes, les moindres
« Un joyeux luron de la Nouvelle Vague a dû dire ça, sûrement Godard ; pour lui, paroles. Je m’efforce d’éponger tout cela le matin, tellement je redoute d’embrouil-
en gros, le cinéma est mort à la fin du muet. Autant quand il dit que le cinéma est mort ler les deux mondes et d’ajouter l’incompréhensible à l’incompré-
depuis qu’il n’en fait plus, c’est lié à son histoire personnelle et ça me fait un peu chier ; hensible. […] Puisque j’ai parlé du rêve, il est important aussi de
autant je suis plutôt d’accord sur cette question du cinéma muet. Quelque chose a été dire que le travail d’un film tel que je l’entends, qui commence dès
perdu avec le parlant, en terme de singularités formelles. Cet art n’était ni du théâtre l’aube et se prolonge dans la nuit, qui ne laisse jamais une minute
filmé, ni de la littérature filmée. Et depuis que c’est par- libre, puisque, même en déjeunant avec son équipe, on parle de ce
lant il a eu tendance à le devenir. Le cinéma muet, surtout travail, ce travail, dis-je, est si compact et vous enfonce si loin du
celui que l’on défend (Epstein, Murnau, Christensen), était monde et de ses habitudes, qu’il ressemble au rêve, en ce sens que
pionnier : c’était une page blanche ouverte aux influences seuls comptent les gens et les actes du rêve et qu’on en arrive à ne
artistiques multiples (la peinture, les arts plastiques…), tra- plus voir ni entendre ce qui se passe au dehors, comme un dormeur
versée d’énergies et de passions créatrices engendrant des est trop occupé par la vie du rêve pour s’apercevoir que la vie réelle
choses indépassables – les films de Fritz Lang des années entre dans sa chambre sous forme de journaux, de lettres, d’amis.
1920 sont hallucinants. En l’absence de parole, l’accent Le réveil de ce rêve est extrêmement pénible et toutes les équipes
était mis sur la façon de communiquer les émotions par connaissent le malaise des dernières minutes d’un film14. »
le biais de l’image et parfois d’accompagnements sonores. Nils Bouaziz affirme aussi être en quête de cette demi-
Pour Kubrick, le cinéma est un art non verbal : “Avec 2001, conscience, « comme si j’étais un fantôme qui traverse le monde » :
l’odyssée de l’espace, j’ai fait un film non verbal, inutile donc « Je recherche cet état hypnagogique tout le temps dans ma vie,
d’en parler ; il n’est compréhensible que par les sensations, cette sensation d’être en dehors du monde. » Bresson disait : « Le
Fellini Satyricon (1969) l’image, le son, des choses dépassant le verbe.” Je suis en fantastique est autour de nous, c’est ce visage en gros plan, il n’y a
adéquation totale avec cette pensée. Pour moi le cinéma rien de plus fantastique que le réel15. » Le fantastique et l’onirisme
est avant tout non verbal et même non narratif. Ne rien sont tellement liés au cinéma dans ce qu’il a de plus pur que Nils
comprendre au scénario d’un film ne me dérange pas si je avoue être peu sensible aux petits artisans du genre : « La réalité
touche du doigt l’essence de l’œuvre. La troisième saison est fantastique. C’est souvent le problème que j’ai avec le cinéma
de Twin Peaks en est une parfaite illustration. S’il faut y de genre. Je suis arrivé au cinéma par le côté sérieux et j’aimais le
chercher une forme de cohérence, elle passe par l’émotion cinéma fantastique quand c’était Bergman ou Kubrick qui en fai- Jaquette non retenue
ressentie. » (NB) saient parce qu’ils amenaient ce fantastique dans une vérité du monde. J’ai apprécié
Fulci plus tard mais, franchement, cela ne me transcende pas. Le cinéma m’a été utile
Si nous faisons autant de liens entre la pensée de l’édi- avant tout dans mon existence pour me parler du monde et me l’expliquer. Le cinéma
teur et celle des artistes de son catalogue, c’est parce qu’il a été mon professeur ; et ton professeur, tu n’as pas envie qu’il ne t’apprenne que des
nous semble que Potemkine a théorisé de façon pratique choses un peu stupides, tu as envie qu’il t’apprenne la vraie vie. Pour l’école de la vie, il
une authentique tradition de l’onirisme au cinéma. Depuis faut de grands professeurs, de grands maîtres avec une vision globale des choses. Il y
les origines (Méliès), le rêve est un thème récurrent du a bien sûr eu de grands cinéastes dans le cinéma de genre, qui l’ont amené beaucoup
Procès de Jeanne d'Arc (1962) septième art. Les réalisateurs ont vite compris, en parallèle plus loin, comme Argento, Carpenter, Romero ou Cronenberg à ses débuts. »
à l’éclosion de la psychanalyse, que le médium pouvait entretenir des liens de parenté
puissants avec les rêves, que ce soit dans le rapport à l’espace et au temps, dans les
ellipses, le défi envers les lois physiques ordinaires ou envers la logique narrative, TRANSE, RÊVE, POSSESSION
etc. D’emblée, les artistes ont eu besoin de se détacher du « réel » et d’explorer des « Le cinéma est un excitant remarquable […]. Le cinéma a surtout la vertu
formes nouvelles, en adéquation avec les possibilités infinies offertes par le territoire d’un poison inoffensif et direct, une injection sous-cutanée de morphine. »
des songes. Quand on pense à La Maison du docteur Edwardes (1945) de Hitchcock, Antonin Artaud, Œuvres
la scène de rêve imaginée par Salvador Dalí vient aussitôt à l’esprit. Jean Cocteau ne
pouvait concevoir la créativité que dans l’état de demi-sommeil : « Je dors à peine. Le
13. Jean Cocteau, Journal (1942-1945), Paris, Nrf-Gallimard, 1989, p. 82.
14. Jean Cocteau, Entretiens sur le cinématographe, Monaco, Éditions du Rocher, 2003, pp. 21-24.
12. Carl Th. Dreyer, Réflexions sur mon métier, op. cit., p. 67. 15. Mylène Bresson (dir.), Bresson par Bresson. Entretiens 1943-1983, Paris, Flammarion, 2013, p. 250.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

« Je crois que le cinéma exerce sur les spectateurs un certain pouvoir


hypnotique. Il suffit de regarder les gens qui sortent d’une salle de cinéma,
toujours en silence, la tête basse et l’air lointain. Le public du théâtre,
de la corrida et le public sportif montrent beaucoup plus d’énergie et
d’animation. L’hypnose cinématographique, légère et consciente, est due
sans doute à l’obscurité de la salle, mais aussi aux changements de plans,
de lumières et aux mouvements de la caméra, qui affaiblissent l’intelligence
critique du spectateur et exercent sur lui une sorte de fascination et de viol. »
Luis Buñuel, Mon dernier soupir

Alors que Sitney parle de « films de transe » quant aux


œuvres d’avant-garde américaines des années 1940,
Patrick de Haas s’intéresse, pour sa part, à une autre
décennie dans son ouvrage Cinéma absolu. Avant-garde The Last of Us (2016)
1920-1930 – dont une première version est parue en
1986. Un chapitre en particulier de ce gros volume
explorant les relations entre art et cinéma a retenu noir, hypnotisé par les faisceaux de lumière, le spectateur fait l’expérience d’une hal-
mon attention : « Entre l’alcool et la drogue, le cinéma lucination consciente20. Réduit à ses yeux et à ses oreilles, il fait le choix de se couper
rêve ». Si l’onirisme se décline chez Potemkine entre film- de tout lien social durant la projection. Le rapport au temps ainsi aboli, le spectateur
trip (comme Aguirre, la colère de dieu), film de transe n’est pas pour autant passif ; bien au contraire, il participe activement à l’expérience
(comme Fireworks) ou cinéma hypnagogique (comme comme quand il visionne les films de Nicolas Roeg ou Hicham Lasri. Il est partagé ainsi
Vampyr), on ne peut nier que ces œuvres cherchent entre plaisir et douleur. D’un côté, il apprécie pleinement cette virée dans l’inconnu ;
toutes à perturber la perception et à produire des de l’autre il souffre de ne pas tout comprendre. C’est dans cet espace de réception
effets proches des hallucinogènes ou de l’ivresse16. Jean que se situe le public assidu des éditions Potemkine. Le spectateur est prêt à être
Epstein, grande figure du catalogue, a écrit un texte sur déstabilisé, à voir au-delà du visible, traversé par des courants contraires et puissants.
le sujet : « L’action de l’alcool présente donc, avec l’action Il s’abandonne. Il est suspendu. Il part. Possession, envoûtement, hyperacuité, « gal-
du cinéma, cette ressemblance générale, dans laquelle vanisation » disait Artaud. Patrick de Haas parle même de « dépersonnalisation » dans
toutes deux tendent à sauver l’esprit de son asservisse- cette expérience de l’altérité. La forme se révèle alors dans toute sa gloire, ouvrant
Walkabout (1971) ment à la raison et de son épuisement par la raison17. » de nouvelles perceptions du monde : « Les œuvres puissantes et dérangeantes sont
Patrick de Haas précise : « La référence aux hallucinogènes et à l’alcool renvoie aussi celles qui font l’expérience des formes, et les ouvrent dans une pratique risquée21. »
à la relation souvent évoquée existant entre l’état filmique et l’état onirique. Certains Nils Bouaziz souligne souvent que les films Potemkine sont faits pour êtres vus et non
théoriciens justifient cette relation par le “transfert perceptif” du spectateur auto- pas racontés – comment résumer un film de Kenneth Anger, de Jonas Mekas ou de
risé par l’affaiblissement de son degré de vigilance : le spectateur “croit” à la fiction David Lynch ? et c’est là où la résonance révolutionnaire du nom Potemkine interpelle.
comme le rêveur à son rêve. […] Avec la mise en œuvre du processus primaire par des Pareille expérience de pensée suppose une sensibilité à l’incontrôlable. Si Gregory J.
configurations formelles bouleversantes, le spectateur devient partie prenante d’un Markopoulos a écrit que « le cinéma est le représentant absolu du Chaos22 », Walter
ensemble flottant qui stimule les voyages perceptifs sans que ceux-ci soient amarrés Benjamin a développé l’idée que l’avènement du parlant a été un moyen de maîtriser
à des chaînes narratives18. » Si les surréalistes appréhendent le cinéma comme une des forces engendrées par le muet : « Il m’apparaît de plus en plus nettement qu’il
métaphore du songe – la plupart des films surréalistes à la suite du Chien andalou faut considérer le lancement du film sonore comme une action de l’industrie desti-
se baseront sur des visions oniriques19 –, l’auteur fait un rapprochement judicieux née à briser le primat révolutionnaire du film muet qui suscitait plus facilement des
entre le spectateur et le rêveur à l’époque du muet qui exigeait « une sorte de col- réactions mal contrôlables et politiquement dangereuses23. » Potemkine est là pour
laboration, ce minimum de sommeil, d’engourdissement nécessaire, pour que fût nous rappeler que le cinéma, comme au temps du muet (les films de Franco Piavoli
balayé le décor du signe et que prît forme à sa place le réel du rêve ». Assis dans le

16. L’ivresse au sens littéral est au cœur même de films comme L’Homme qui venait d’ailleurs de Roeg ou Ray & Liz 20. Cf. Raymond Bellour, Le Corps du cinéma. Hypnoses, émotions, animalités, Paris, P.O.L., coll. « Trafic », 2009.
de Billingham. Passionnant, l’ouvrage permet des éclairages sur des films majeurs du catalogue où l’hypnose joue un rôle primor-
17. Jean Epstein, « Alcool et cinéma », Écrits sur le cinéma, vol. II, Paris, Pierre Seghers, 1975. dial, que ce soit Le Miroir, Cœur de verre ou Requiem pour un massacre.
18. Patrick de Haas, Cinéma absolu. Avant-garde 1920-1930, Valréas, Mettray Éditions, 2018, p. 320 ; p. 321 pour la 21. Patrick de Haas, Cinéma absolu. Avant-garde 1920-1930, op. cit., p. 330.
citation qui suit. 22. Mark Webber (dir.), Film as Film : The Collected Writings of Gregory J. Markopoulos, Londres, The Visible Press,
19. Citons comme exemple parlant le fabuleux film de Hans Richter, Rêves à vendre (Dreams That Money Can Buy, 2014, p. 48.
1947) avec des contributions de Man Ray, Max Ernst, Marcel Duchamp, Alexander Calder et Fernand Léger. 23. Walter Benjamin, Correspondance 1929-1940, tome II, Paris, Aubier, 1977, p. 281.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

ou Ala Eddine Slim en sont un bon exemple)24, reste un objet dangereux, affranchi et des personnages. En plus de s’éloigner des contraintes
aventureux, un acte de sorcellerie (Häxan, Lucifer Rising, Eureka), un breuvage aux du naturalisme, Potemkine, via les thématiques abor-
effets irrépressibles, une apocalypse en marche. dées (la mélancolie, la mort et le deuil, le désir, le rêve,
le mystique, les sentiments d’extase et d’infini…), s’im-
pose comme le plus romantique des éditeurs, et ce ne
« FILMS-MONSTRES » sont pas les œuvres de Kalatozov, Tarkovski, Chepitko,
« Depuis le jour où la première caméra fut mise en mouvement, Lynch, Piavoli ou Herzog qui nous contrediront.
des fous ont porté l’art cinématographique vers d’autres étendues De la même manière, quand les éditions s’at-
et d’invraisemblables continents. » taquent à des genres plus respectés et dominants dans
Maurice Lemaître les circuits d’art et essai ou cinéphiles, comme les clas-
siques du cinéma expressionniste ou les réalisateurs
Potemkine a ainsi fait le choix de suivre cette voie onirique, celle de la Nouvelle Vague, ils se les réapproprient, par les
des films-trips et celle des « films-monstres » comme aime à les interprétations musicales par exemple pour les films
nommer le cinéaste Bertrand Mandico, grand collectionneur muets, ou en allant chercher la bizarrerie. Ainsi les
des DVD de la maison d’édition. Oubliées les normes de la nar- éditions, aux côtés de leurs artistes-phare (Tarkovski,
ration, de la compréhension, on va chercher autre chose. Mais Epstein, Clarke, Herzog, Lynch, Roeg, Andersson,
s’éloigner du naturalisme au cinéma ne signifie pas se détour- Klimov), vont peu à peu offrir une place aux inclas-
ner de ce qui est authentique. Bien au contraire. Même dans le sables de la Nouvelle Vague ou même à ceux qui ne
cadre documentaire ou semi-documentaire, la maison d’édition sont pas considérés à la marge (Rohmer) : « Chaque
déniche de vraies propositions inclassables. On abat les règles année je fais un pas de plus vers la Nouvelle Vague ;
Andreï Roublev (1966)
et on part explorer d’autres formes. ça a commencé par Rozier, et petit à petit j’avance :
Monstrueux, les films Potemkine le sont de différentes Rohmer, Rivette. Qui aurait parié que j’allais faire un jour du Rivette ? Deux choses
manières. Tout d’abord, ils peuvent l’être par leur ambition précises qui font que je n’aime pas la Nouvelle Vague : d’abord Truffaut qui déclare
démesurée, et les Russes excellent dans le domaine (Soy Cuba, qu’il n’y a pas de cinéma anglais, ce qui est absurde ; et « De l’abjection » [juin 1961],
Stalker (1979)
Andreï Roublev, Raspoutine l’agonie, Sibériade, Requiem pour le fameux texte de Rivette sur le film Kapo, de Gillo Pontecorvo, que je trouve profon-
un massacre) ; par leur volonté aussi de proposer plusieurs films dément… abject. Il défendait Nuit et brouillard qui, pour le coup, est plus abject que le
à l’intérieur d’un même film, en changeant de tonalité à chaque film de Pontecorvo. Ils ont effacé tout ce qui n’était pas acceptable. La Croix Rouge,
fois (Häxan, Le Privé, Céline et Julie vont en bateau, Eureka, les gendarmes dans les trains, ils les ont coupés au montage parce qu’à l’époque on
Melancholia, Holy Motors, Nymphomaniac, Les Rencontres ne pouvait pas montrer les gendarmes ou la Croix Rouge faire ça. On a manipulé le
d’après minuit, The Last Family, The House That Jack Built). message dans un documentaire soi-disant authentique et enseigné dans les écoles.
Monstrueux, ils le sont aussi par la galerie de freaks et de mar- Kapo, en revanche, se présentait comme une fiction. J’ai été très en colère pendant
ginaux qu’ils font défiler devant nos yeux comme une cour des longtemps. Aujourd’hui, je sais que Rivette ne se réduit pas à ce texte : c’est un fan de
miracles (Roy Andersson, Werner Herzog, Alan Clarke, David Lynch et son cinéma est finalement plus proche du cinéma onirique que j’aime que de
Lynch). On pénètre alors dans des microcosmes régis par la Nouvelle Vague très terre à terre des Godard et Truffaut. Et ce n’est pas la même
leurs propres normes, des hooligans anglais de The Firm aux période, non plus. » (NB)
chasseurs canadiens de La Bête lumineuse, en passant par les Selon Nils Bouaziz, il faut enfreindre le côté cadré du cinéma. Cela ne veut pas dire
white trash étasuniens de Shotgun Stories… Monstrueux, les chercher l’originalité à tout prix non plus, vu qu’il ne fait pas sienne l’idée des « cou-
Le Cuirassé Potemkine (1926) films du catalogue le sont encore par leur statut d’objets fil- rants nouveaux » : « En préparant l’édition du Cuirassé Potemkine, j’ai fait un entretien
miques non identifiés. Où ranger des propositions comme The avec François Albera, un historien spécialiste de l’avant-garde. J’ai été frappé par la
Brig, Elephant, L’Affaire des divisions Morituri, Mère et fils, Trash Humpers, ¡Vivan façon dont il parle des intentions de Vertov et Eisenstein. Surtout Vertov. L’idée était
las Antipodas! ou The Last of Us ? Et où, à part chez Potemkine, ces œuvres pour- de secouer tout ce cinéma figé, aller dans la rue et filmer la vraie vie. Mais n’est-ce
raient-elles trouver une famille ? Pour finir, ces films sont monstrueux par leur roman- pas là le discours de la Nouvelle Vague ? Dans les années 1920, on se posait déjà
tisme exacerbé, criant dans les rapports qu’entretiennent les hommes avec la nature ces questions. C’est juste retrouver la vraie dynamique du cinéma, contraire à toute
et ses éléments. Cette dernière apparaît comme grandiose et redoutable, attirante et théâtralité. » Cette distinction théâtre/cinéma a été soulignée par de nombreux réali-
terrifiante, sublime au sens d’Edmund Burke, reflet des tourments et des états d’âme sateurs majeurs, que ce soit Robert Bresson, pour qui il existe « deux sortes de films :
ceux qui emploient les moyens du théâtre (acteurs, mise en scène, etc.) et se servent
24. Le cinéma d’Abel et Gordon, qui a bénéficié d’un coffret chez Potemkine, se nourrit de l’humour slapstick
popularisé par Buster Keaton et Charlie Chaplin. Pareillement, l’influence du cinéma muet sur F. J. Ossang est
de la caméra afin de reproduire ; ceux qui emploient les moyens du cinématographe
indéniable.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

et se servent de la caméra afin de créer25 », ou encore Jean Cocteau : « Le cinéma-


tographe est le contraire du théâtre. Le théâtre, art de l’artificiel, des masques, des
EXPLORATION PERSONNELLE DU CATALOGUE
objets simplifiés, grandis pour se voir de loin. Le cinématographe, art du détail, de la REQUIEM POUR UN MASSACRE (1985) d’Elem Klimov
nature, des objets grossis pour se voir de près. On regarde la pensée prendre forme Date de sortie DVD : 18 septembre 2007.
dans l’œil du personnage comme dans un alambic26. » Avec Alexei Kravchenko, Olga Mironova, Liubomiras Laucevicius (2 h 22).
Le cinéma est avant tout là pour nous faire ressentir plus que comprendre, « une Genre : guerre.
écriture avec des images en mouvement et des sons27 », ce qu’avaient déjà compris Nationalité : russe.
les grands créateurs du cinéma muet de l’avant-garde russe : « Je vais encore citer Ce mélange de réalisme et de plongée mentale presque
François Albera. Il n’a pas inventé le concept de “caméra-œil” de Vertov, mais la irréelle, lié à la folie qui entoure les êtres, est tellement
réponse d’Eisenstein qui serait le “caméra-poing”. La “caméra-œil” s’emploie à briser maîtrisé que le réalisateur ne tournera plus jamais après
le carcan des studios, des acteurs qui surjouent, des scénarios convenus et simplistes cette œuvre, comme s’il avait tout dit. Requiem pour
proches du théâtre. Pour Vertov, le cinéma est un art nouveau qui peut se trouver un massacre, par sa noirceur, en deviendrait presque
dans la rue. Le monde se montre par cette lucarne ; la caméra-œil devient alors un un film d’horreur – ce qu’il finit par être en somme. On
témoin du monde mais sans l’interpréter : c’est aux gens de l’interpréter et de faire se souvient de l’œil ensanglanté filmé en gros plan de
la vache agonisante, ou du corps brûlé d’un vieillard
leur chemin. Eisenstein, qui a peut-être mieux compris l’humain que Vertov, pen-
autour duquel le village s’est rassemblé, ou encore de
sait en revanche qu’il fallait secouer les gens, sinon cette population enfermée dans une grange pour être
ils restent passifs, des zombies qui regardent des exterminée. La perte d’innocence passe par ces visions
images. Avec le concept du “cinéma attraction”, il a insoutenables, étouffantes. L’utilisation de drones
été plus dans l’optique de mettre des poings dans la vibrants et d’une musique alternant oppression, col-
gueule. Le Cuirassé Potemkine, c’est un combat de Il s’agit du premier DVD sorti par Potemkine. Considéré lage de bandes-sons de la guerre (discours de Hitler,
boxe, tu boxes avec le film tout le temps. Mais il faut quasi unanimement comme le plus grand film sur la hymne allemand) et airs classiques (Mozart, Wagner…)
guerre jamais réalisé (ou « anti guerre », selon l’auteur font aussi du film un trip halluciné, baignant dans un
des gens très talentueux pour le faire, sinon c’est le
J.G. Ballard), Requiem pour un massacre connut un épais brouillard insondable. Pareille étrangeté peut
pire du pire. Mettre des coups de poing quand tu grand succès au box-office lors de sa sortie au milieu être une forme de résistance face à un réel insuppor-
ne sais pas le faire, ça ne fait pas mal et ça ne sert à des années 1980. Puis le long métrage est devenu table mais aussi les premiers pas vers la démence qui
rien. J’aime Hitchcock, Kubrick, Herzog, Fritz Lang difficile à se procurer, n’étant disponible que sur une guette ces enfants, perdus au milieu des bombes et
qui mettent des coups. Eux savent faire mal. » (NB) vieille VHS ou visible dans les cinémathèques. C’est des macchabées, aussi bien enfouis dans la terre que
Certains choix opérés par Potemkine, qui un film-choc qui marque durablement tous ceux qui pendant des arbres. Klimov, hanté par le décès de sa
auraient pu paraître marginaux, se sont révélés fort le regardent. Se déroulant en 1943, pendant l’occupa- compagne Larissa Chepitko suite à un accident de voi-
pertinents avec le recul (les premières fictions fan- tion des troupes allemandes en Biélorussie, il aborde le ture, veut donner à ressentir la guerre non seulement
thème du génocide dans le pays, avec plus de six cents au public mais aussi à ses acteurs afin d’en tirer des
tomatiques de Hirokazu Kore-eda, la liberté icono- villages brûlés, des régions entières décimées. Klimov a performances possédées. Il a donc fait porter à ses
L'Affaire des divisions Morituri (1985) claste de Häxan, la tension palpable et irréversible coécrit le scénario avec Ales Adamovitch, auteur de Je comédiens non professionnels de vrais uniformes de
de Shotgun Stories…). Les pages qui suivent mettent en exergue les sorties les plus suis d’un village en feu – il avait combattu alors qu’il était guerre et a tourné les scènes dans l’ordre chronolo-
emblématiques, selon moi, de la maison d’édition, celles qui représentent le mieux encore adolescent. Cet aspect autobiographique est gique pendant près de neuf mois. Le projet a mis huit
son état d’esprit, son approche du cinéma et sa démarche déjà en partie évoqués. Ce rendu par ce qui fait la force du film : adopter le point ans à voir le jour, tant la dimension naturaliste faisait
faisant, nous allons traverser de nombreux territoires, de l’Europe à l’Asie ou aux États- de vue d’un adolescent face aux horreurs de la guerre. peur, d’autant plus que le film prend le parti de mettre
Unis, et croiser des cinémas embrassant tous les genres (le fantastique, la science-fic- Magistralement interprété par Alexei Kravchenko, un visage sur le Mal – le titre original était Kill Hitler.
Florya passe du statut de gamin à celui de vieillard en Requiem pour un massacre mérite d’être vu et revu,
tion, la comédie, l’animation, l’avant-garde, le film de guerre…). Il s’agit donc d’un
quelques jours ; les transformations de son visage filmé malgré sa dimension traumatique, car jamais on n’aura
parcours subjectif, parfois accompagné par le discours des créateurs eux-mêmes ou en gros plans sont bouleversantes. Autour de lui, les filmé avec autant d’intensité et sur un simple visage le
d’autres cinéastes. De ces multiples œuvres visionnaires et de cette confrérie d’âmes visions macabres et apocalyptiques s’enchaînent. Tout processus déshumanisant de la guerre.
créatrices se dégage le sentiment que tout est possible avec le cinéma. L’art et le rêve n’est que charnier, corps amoncelés. La caméra serre
(ou le cauchemar !) avant tout. le personnage : nous sommes avec lui, nous sommes
lui. Ceux qui lui parlent sont eux-mêmes souvent face
caméra, nous impliquant directement dans cet univers
cauchemardesque. Nous sommes emportés physique-
ment dans ce partage de l’Enfer qu’est la guerre jusqu’à
une séquence paroxystique finale où Klimov utilise des
25. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe [1975], Paris, Nrf-Gallimard, 1988, p. 17.
images d’archives puissantes qui finissent de nous ter-
26. Jean Cocteau, Du cinématographe, textes réunis par André Bernard et Claude Gauteur, Monaco, Éditions du
Rocher, 2003. rasser. Nous voyons ce que le personnage voit, nous
27. Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, op. cit., p. 18. entendons ce qu’il entend. La survie, la peur, les larmes.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

MÈRE ET FILS (1997) d’Alexandre Sokourov enfant dont il aurait la garde alors que la vie s’échappe Malgré les larmes et la souffrance retenue, on assiste
doucement, calmement. L’agonie n’est pas exempte à cet accompagnement et à cette séparation (tempo-
Date de sortie DVD : 4 décembre 2007.
de douleur, et Nick Cave avait avoué avoir pleuré tout raire) en toute sérénité. L’âme ne se réincarne-t-elle
Avec Gudrun Geyer, Alexei Ananishnov (1 h 13). au long de cette œuvre élégiaque. Mais la beauté des pas dans ce papillon posé sur la main de la défunte ? En
Genre : drame. sentiments l’oriente plus du côté du sacré et de l’indi- dépit de son sujet, le film regorge de légèreté, d’espoir,
Nationalité : russe. cible. C’est surtout à travers sa dimension plastique et et le fait que les personnages ne soient pas nommés
« L’art découle de la vie. Il s’inspire de la vie. Il n’a pas d’autre source possible – et l’événement le plus son design sonore que le film provoque l’hypnose. On leur donne une dimension allégorique. La nature, elle,
important dans une œuvre d’art est la présence de la mort. La mort est toujours là. L’art tourne et prend le temps d’observer chaque tableau, on entre poursuit son chemin : le vent reste imperturbable, les
fait des cercles autour de la mort, sans être capable de répondre aux questions sur la vie et la mort, dans cette temporalité un brin irréelle. On essaie couleurs majestueuses, mais si les hommes ne sont
qui restent ouvertes. En réalité, le but de l’art est de préparer l’homme à l’éventualité de la mort, parfois de trouver des repères dans ces perspectives que des petits points éphémères dans cette immensité,
à comprendre mentalement que nous allons mourir. » étranges – hé non, ce n’est pas le format de l’écran qui isolés au milieu du monde (le train ou le bateau sug-
A. Sokourov est mal réglé ! On cherche à déceler d’où viennent tous gèrent une vie au-delà de ce cocon d’intimité), la force
ces sons que l’on entend, la musique semblant en ape- de l’amour spirituel et la dévotion dépassent tout. Les
« L’obsession de la mort n’est pas chez Sokourov une obsession morbide, une délectation morose. santeur, comme un souffle lointain. Puis l’abstraction mots, d’ailleurs, ne comptent guère et n’apparaissent
La mort est l’accomplissement nécessaire, et la vie nous offre si peu de bonheur, la substance de la des paysages et l’absence de profondeur laissent place que rarement dans le film.
vie est tellement illusoire […] que la mort ne peut être qu’un pas vers plus de lumière, ou vers moins
à l’émotion des gestes. On apprécie d’être dans un film Si le cinéma de Sokourov est tout le contraire du
d’obscurité. »
où il n’y a que bonté et tendresse. Ce grand gaillard fait spectaculaire, plus de l’ordre du contemplatif, du méta-
Bruno Dietsch preuve d’une délicatesse à laquelle le cinéma ne nous physique, les sentiers de la perception qu’il nous fait
a pas habitués. N’y a-t-il rien de plus touchant que de prendre ne laissent pas indifférent, et l’art s’impose
Avec Requiem pour un massacre et Mère et fils, de ses techniques et effets, on ne peut aussi s’empê-
serrer quelqu’un que l’on aime profondément dans ses chez lui comme une lente préparation à la mort bercée
Potemkine posait les bases de tout un pan des édi- cher de penser à une autre figure du cinéma vouée à
bras – certains ont parlé de « Pietà inversée » ? dans suffisamment de mélancolie et d’onirisme pour
tions mais était aussi en train de faire ses premiers pas profondément s’inscrire dans l’histoire de Potemkine :
En étirant ou dénaturant l’image, Sokourov provoque mériter l’adjectif « romantique ». En définitive, la por-
vers un accompagnement artistique qui allait durable- Jean Epstein.
une sensation assez proche des visions et rêveries hal- tée de ce cinéma est bien plus universelle et transcen-
ment marquer leur histoire : celui de l’œuvre d’Andreï La trame narrative de Mère et fils est minimaliste : un
lucinées qu’apprécie tant Potemkine. Les états mentaux dante qu’il n’y paraît, et Mère et fils est une très belle
Tarkovski. Né le 14 juin 1951, Alexandre Sokourov a jeune homme se rend au chevet de sa mère mourante
des personnages, leurs sentiments passent par la repré- façon de découvrir l’esthétique unique d’Alexandre
été élève de Tarkovski au VGIK, l’école de cinéma de et l’accompagne dans une dernière balade au sein de
sentation de paysages anti-naturalistes au possible. Sokourov.
Moscou. Les deux hommes s’appréciaient beaucoup la nature. Ils se racontent leurs rêves, se touchent et
et Sokourov a tourné un documentaire sur le maître. s’expriment leur amour. Le fils lit des lettres à sa mère,
Leur approche poétique du médium, leur rapport au lui montre des vieilles photos. Il la nourrit comme une
temps, à une certaine pureté et émotion intériorisée
comportent beaucoup de points communs, même si
Sokourov va plus loin que Tarkovski dans la dimension BARRY PURVES – HIS INTIMATE LIVES (2008)
picturale. À l’aide de filtres colorés, de miroirs, d’ana- Date de sortie DVD : 7 juin 2008.
morphoses, de déformations, d’objectifs spécifiques et Genre : animation.
d’effets optiques, il crée un écrasement visuel et donne Nationalité : britannique.
l’impression de coups de pinceaux, comme si ce film
Inclus Next, Screen Play, Rigoletto, Achilles, Gilbert & Sullivan : The Very Models, Hamilton Mattress, Toilet Duck.
assez court n’était au bout du compte que la succes-
sion d’un peu moins de soixante tableaux. Avec ce DVD bilingue, superbement présenté dans un
Ayant dû faire face à la censure soviétique depuis coffret comprenant un digipack six pages et un livret de
son premier long métrage, La Voix solitaire de l’homme quatre-vingts pages élaboré avec l’artiste, Potemkine
(1978), qui ne sortira qu’en 1987, Sokourov s’est fait initiait une relation qui allait durer avec agnès b. Né
connaître d’un plus large public avec ce Mère et fils, le 3 juillet 1955, Barry Purves est devenu un maître
première partie d’une trilogie sur les personnes qui britannique de l’animation en stop-motion, ce que
éprouvent trop d’amour. Le deuxième volet sortira six l’on nomme généralement en français l’« animation
ans plus tard : Père, fils (2003). Quant au troisième, en volume ». Pourtant, en dehors de travaux de com-
la pré-production a commencé il y a longtemps mais il mandes, publicités et programmes pour enfants, il a
n’a toujours pas été finalisé à ce jour. Tourné à la fois réalisé très peu de films dont l’intégrale était rassem-
dans un petit village près de Saint-Pétersbourg et sur blée ici – deux autres sortiront par la suite en 2011,
l’île de Rügen en Allemagne, Mère et fils porte l’em- Plume et Tchaikovsky. An Elegy. L’originalité de son
preinte très forte de la peinture romantique, surtout travail vient en partie de son passé en tant qu’acteur
de Caspar David Friedrich. Le Moine au bord de la mer de théâtre, une expérience qu’il mêle à des inspira-
(1808-1810) est la référence que Sokourov cite, aux tions variées : le kabuki (Screen Play), les pièces de
côtés d’autres toiles de grands peintres des xviie, xviiie Shakespeare (Next), l’opéra (Rigoletto, Gilbert &
et xixe siècles comme Rembrandt ou Turner. On serait Sullivan : The Very Models), la mythologie grecque
tenté d’y ajouter les impressionnistes, et au travers (Achilles), la langue des signes britannique (Screen

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

Play) ou encore un surréalisme onirique à la Max Ernst impossible, condamnée à finir dans le sang – en l’oc- WALKABOUT (1971) de Nicolas Roeg
(son obsession pour les personnages à têtes d’oi- currence, une scène de seppuku impliquant une jeune
Date de sortie DVD : 2 septembre 2008.
seaux). Au-delà de la dextérité technique, ses courts femme. Rigoletto (1993, 30 mn) s’en donne à cœur
métrages impressionnent par l’émotion et l’expressivité joie dans le gore et le sexe, tout en ramenant l’opéra Avec Jenny Agutter, Luc Roeg, David Gulpilil, John Meillon (1 h 40).
qu’il arrive à extraire de ses marionnettes, qui peuvent de Verdi à une petite demi-heure. Les décors sont Genre : drame.
pleurer ou mimer des chants avec une véracité trou- impressionnants, la caméra toujours en mouvement Nationalité : australienne.
blante. Assumant le caractère artificiel des procédés, et cette histoire de vengeance et de malédiction est
Nicolas Roeg (1928-2018), au même titre que Werner
il conjugue l’intime et l’épique dans des récits parfois portée par un dynamisme hallucinant. Tout aussi vir-
Herzog ou Andreï Tarkovski, fait partie des cinéastes qui
tragiques et très violents (Screen Play, Rigoletto), éro- tuose en termes d’animation, Achilles (1995, 11 mn)
ont définitivement orienté l’approche du cinéma soute-
tiques (Achilles) ou érudits (Next, Gilbert & Sullivan : reste l’œuvre dont Harry Purves est le plus fier, et pour
nue par les éditions Potemkine. Non reconnu à sa juste
The Very Models). En ce sens, un film pour le jeune cause. À travers la relation amoureuse entre Achille et
valeur, le réalisateur britannique a pourtant enchaîné
public comme Hamilton Mattress s’éloigne des autres Patrocle, il peaufine le mouvement des corps de ses
entre son premier essai avec Donald Cammell, Perfor-
œuvres plus personnelles. Il est à noter que Purves, en poupées jusqu’à proposer des scènes d’un érotisme
mance (1970), et jusqu’au milieu des années 1980, des
plus d’avoir remporté d’innombrables prix, se rendra troublant. Ce n’est d’ailleurs pas tant le fait qu’il repré-
longs métrages d’une puissance visuelle extraordinaire
à Hollywood pour travailler avec Tim Burton (Mars sente des actes sexuels entre deux hommes qui a créé
qui redéfinissent le langage du septième art. Son pre-
Attacks !) et Peter Jackson (King Kong). la controverse mais bien qu’ils soient perpétrés par
mier film seul à la direction, Walkabout (La Randonnée
Ses films témoignent d’une volonté d’ouvrir l’anima- des marionnettes ! Délaissant la violence de ces films,
en français), frappe fort. Parabole à l’ambiance irréelle
tion aux autres formes artistiques. Next (1989, 5 mn) Gilbert & Sullivan : The Very Models (1998, 16 mn)
au sein d’un outback australien à la cruelle beauté, le
voit Shakespeare passer une audition sur une scène revient à l’aspect plus ludique et citationnel de Next.
long métrage baigne dans un psychédélisme halluciné
de théâtre devant le directeur Peter Hall. Il interprète Ici, l’impresario D’Oyly Carte présente le dramaturge M.
et une aura macabre qui seront la marque de fabrique
visuellement, en manipulant lui-même des marion- Gilbert au compositeur M. Sullivan et, sans forcément
du réalisateur. Il s’affranchit déjà des règles d’espace et
nettes, des strophes tirées de chacune de ses trente- s’entendre, ils donneront naissance à des créations
de temps pour effectuer son montage par association
sept pièces de théâtre. Il offre ainsi un spectacle de brillantes. Le film, délirant et drôle, les voit incarner
d’idées et fait le choix d’un symbolisme onirique, solaire
variétés étourdissant et coloré, où Purves, seul aux les personnages masculins et féminins de leurs opé-
et sensuel. À travers un canevas scénaristique assez
manettes, manifeste non seulement l’inventivité et la ras comiques, d’où l’aspect déstabilisant des change-
simple en apparence, Roeg en appelle à un esthétisme
vitalité de son cinéma, mais affirme aussi sa profonde ments de timbres vocaux. Hamilton Mattress (2001,
digne du cinéma Mondo (avec de nombreuses scènes
connaissance du langage corporel. Avec Screen Play 30 mn) n’a été ni écrit ni animé par Barry Purves, qui
de tuerie animale ou d’animaux se dévorant entre eux)
(1992, 11 min), il montre sa volonté d’aller vers des a juste assuré la réalisation. Il témoigne néanmoins de
et filme la nature comme un territoire mystérieux et
projets toujours plus ambitieux : une scène circulaire cette autre facette de son travail, plus tournée vers
infini qui, comme parfois chez Herzog (Fata Morgana,
voit les décors s’enchaîner en plateaux tournants, tout les enfants. En plus de ces films restaurés et des sup-
Aguirre), se révèle infesté de charognes quand on
cela en plan fixe. Les idées visuelles fusent et on est pléments qui attestent de la personnalité très sympa-
y regarde de plus près. Le film est encadré par deux
bluffé par ces animations qui renvoient à la magie pre- thique de Barry Purves, il faut mentionner la publicité
scènes de suicide, histoire de donner le ton. Les per-
mière du cinéma – Purves est un grand admirateur de Toilet Duck (1993, 1 mn) qui reprend le principe de
sonnages ne possèdent pas de noms afin de souligner
Méliès. Ce conte sanglant inaugure déjà un thème que Screen Play mais pour vendre du produit nettoyant
la dimension allégorique de l’ensemble. La tristesse du personnage de David Gulpilil est celle de
l’on trouvera au centre du film suivant : le poids des pour WC ! Un must.
L’histoire débute par un père qui conduit dans le ne pouvoir partager ses sentiments avec la jeune fille
hiérarchies sociales qui rend toute histoire d’amour
désert ses deux enfants, une jeune fille de quatorze ans qui n’arrive pas à en déceler les codes, terrifiée devant
(Jenny Agutter) et son frère de six ans (Luc Roeg), une danse de séduction qu’elle ne comprend pas et
pour un pique-nique lors duquel il a planifié de mettre qui mènera jusqu’à la mort du garçon. On retrouve là
fin à ses jours et d’emporter sa progéniture avec lui. le romantisme exacerbé de Roeg où l’homme amou-
Les deux gamins fuient les coups de feu et essaient reux dit adieu en dansant, le désir se révélant toujours
de trouver à boire et à manger dans le désert aride, destructeur chez le cinéaste. La force du film tient d’ail-
mais les valeurs citadines qu’on leur a inculquées ne leurs au jeune âge des comédiens, assaillis par un éveil
servent à rien dans cet environnement hostile. Ils ren- sexuel qui leur était étranger jusqu’à présent. Ce fai-
contrent alors un aborigène (David Gulpilil, future star sant, Roeg montre pour la première fois un aborigène
du cinéma australien) en train de faire son walkabout : comme potentiel amant et évoque une mixité virtuelle.
un rituel de passage à l’âge adulte où l’adolescent de Jamais dirigiste quant aux interprétations à donner à
seize ans doit survivre pendant six mois dans l’outback ses films, le réalisateur laisse le champ libre à d’autres
afin de revenir en homme – s’il y parvient. analyses : l’aborigène décide-t-il d’en finir car il a été
Récit d’une innocence perdue et de l’avènement du témoin du peu de respect de l’homme blanc vis-à-vis
désir, Walkabout est aussi un conte pessimiste et noir de la nature et de la faune ? Cette idée se tient aussi car
sur l’échec du langage et l’impossibilité de communi- Walkabout, tout comme Réveil dans la terreur de Ted
cation entre deux formes d’éducation, sur l’incapacité Kotcheff paru la même année, fait le portrait des abus
d’adaptation à un nouvel environnement et l’impuis- des chasseurs dans l’outback avec des scènes à la limite
sance à exprimer ses émotions face à une autre culture. du gore le plus repoussant. Si ces deux films n’ont pas

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

connu de succès lors de leur sortie sur le territoire (ils sa grande sœur a pu l’être, on voit que la communi- tionne bien. Si nous avions fait la musique avec Nick, ce la taille du territoire. Les films précédents étaient en plans
furent néanmoins présentés à Cannes), ils ont mar- cation peut encore se créer – tout n’est pas entière- serait beaucoup plus sombre. Walkabout est plus joyeux, plus resserrés comme par peur d’être avalé par le paysage. Il
qué l’avènement d’un nouveau souffle pour le cinéma ment perdu. c’est une aventure, une histoire d’amour, d’initiation, qui s’est passé la même chose avec Ted Kotcheff pour Wake in
australien. D’ailleurs, le fait que les deux réalisateurs commence par un événement violent et triste, mais qui Fright. Wake in Fright et Walkabout étaient des bouquins
soient des ressortissants étrangers colle parfaitement Visuellement étourdissant, avec des compositions ouvre sur un paradis. pour ados à l’époque.
avec le regard des protagonistes porté sur cette nature de plans picturales, Walkabout ne déroge pas à la C’est l’un des plus beaux films sur le passage de l’enfance On n’avait jamais vu un indigène représenté ainsi aupara-
immense et terrifiante. ligne des films-trips de Potemkine. Avec sa photo- à l’adolescence. La scène de danse est si fébrile, sexuelle, vant. Ils étaient soit des méchants soit des mystiques. Gul-
graphie incroyable et sa bande-son étonnante (on y sauvage. Je pense aussi à la scène où ils nagent dans le lac. pilil est comme un dieu dans ce film, et il me hante encore
Encadré par deux séquences qui se situent dans la retrouve le « Hymnen » de Karlheinz Stockhausen ou J’imagine que ce serait difficile à faire maintenant. Le jeune aujourd’hui. Dans ma vie musicale, j’ai appris qu’il faut avoir
grande ville, Walkabout pose aussi la question de l’ir- « Gasoline Alley » de Rod Stewart, mêlés aux compo- indigène devient le père de substitution. Le film porte sur peur de ses rêves. J’ai compris ce que ça veut dire de faire
réconciliabilité de deux mondes, de ce qui a été perdu sitions originales de John Barry), le long métrage de la communication mais ils ne peuvent pas parler entre eux. un film, d’avoir des rêves qui font peur. Et dans Walkabout,
avec l’urbanisation et la civilisation. Des murs ont été Roeg est un poème visuel – c’est d’ailleurs un poème C’est intéressant de voir que l’équipe du film, en grande je trouve comme une essence de cela, quelque chose de
érigés et ils semblent infranchissables. Le père des d’A. E. Housman qui conclut le film (comme dans Out partie étrangère, n’a pas eu peur de s’emparer des grands rare, précieux et extraordinaire.
enfants (John Meillon) a été rendu fou par la vie cita- of Africa où Meryl Streep récite « To an Athlete Dying espaces australiens – à l’image des aborigènes habitués à
dine. Mais Roeg ne fait pas l’éloge non plus du mode Young ») – dont on goûte chaque image, chaque détail,
de vie des aborigènes. Cette randonnée à laquelle est et où la forme est indissociable du fond. Et si, en défi- —— ■ ——
livrée l’adolescent est sans pitié. Personne ne lui vien- nitive, tout n’était qu’un souvenir fantasmé, un mirage
dra en aide s’il meurt. Cela dit, à travers le personnage créé par l’esprit de la jeune fille ? N’a-t-on assisté qu’à
incarné par Luc Roeg, pas encore formaté comme un rêve ?
COFFRET JACQUES ROZIER
Date de sortie : 18 novembre 2008.
Avec Pierre Richard, Bernard Menez, Jacques Villeret, Rosa-Maria Gomes, Luis Rego.
Genre : comédie, comédie dramatique.
Nationalité : française.
Inclus Adieu Philippine, Du côté d’Orouët,
Les Naufragés de l’île de la tortue, Maine Océan,
Rentrée des classes et Blue Jeans.
Le coffret Rozier a marqué une étape importante dans
l’histoire de Potemkine. Non seulement il s’agissait de
la première fois que la petite équipe parachevait un
travail aussi colossal autour de l’œuvre d’un cinéaste,
mais aussi et surtout les films de Rozier pouvaient enfin
être visibles, n’ayant eu jusqu’alors qu’une distribution
extrêmement restreinte. Le public allait enfin pouvoir
découvrir l’un des grands noms de la Nouvelle Vague.
Le musicien australien comparse de Nick Cave et compo- C’est l’un de mes films préférés, et tu sais que ta vie ne Rassemblés ici se trouvent l’intégralité de ses longs
siteur de musiques de films, Warren Ellis (The Proposition, sera plus la même après l’avoir vu. C’était très audacieux à métrages (Adieu Philippine, 1962 ; Du côté d’Orouët,
La Route, Des hommes sans loi, Comancheria, Wind l’époque. La représentation du paysage y était très sauvage 1969 ; Les Naufragés de l’île de la tortue, 1976 ; Maine
River…), rencontré le 8 septembre 2019 à l’Étrange Festival mais aussi proche de la science-fiction. En Australie, tout Océan, 1986) ainsi que ses deux premiers courts
de Paris, nous a confié l’importance du film Walkabout dans devient très sauvage très vite. Les années 1970 ont appor- métrages, Rentrée des classes (1955) et Blue Jeans
son propre parcours. té un genre de films assez irréels et inclassables : Wake (1958). Un autre long métrage est en cours de finition
J’ai grandi dans une petite ville en Australie à cent kilo- in Fright, Pique-nique à Hanging Rock, Les voitures qui depuis des années (Fifi Martingale) mais toujours pas
mètres de Melbourne. C’était une culture de voitures, de ont mangé Paris… Ç’a été les débuts de mon attachement abouti à ce jour.
violence, de hamburgers et les perspectives étaient réduites au cinéma. Le film est resté comme un souvenir surréel Né en 1926, Rozier fait des études de cinéma à
pour les adolescents. On trouvait un seul cinéma dans le dans ma tête. Je l’ai revu plusieurs fois, et quand j’ai fait l’IDHEC avant de travailler pour la télévision. Dès ses
bled. Le premier film que j’ai vu a été Le Magicien d’Oz. Le la musique de The Proposition, il s’est imposé comme une premiers courts, il suscite l’enthousiasme de Jean-Luc
second, si mes souvenirs sont bons, Walkabout. Je ne l’ai référence pour moi. Gulpilil a d’ailleurs un rôle dans le film Godard et François Truffaut. Avec son ton libre, spon-
pas vu au cinéma mais à la télévision à la fin des années de John Hillcoat, d’où la filiation. tané et léger malgré le contexte de la guerre d’Algérie,
1970. À l’école on n’apprenait rien sur les autochtones. En Techniquement, le film est extraordinaire. La musique Adieu Philippine devient un manifeste pour cette jeune
rencontrant des enfants de fermiers plus tard, j’ai enten- est ample, très cinématique avec des images très sèches génération proche des Cahiers du cinéma. Cette fraî-
du les gens parler mal des aborigènes. J’ai découvert ce et brutales. On entend aussi de fabuleux morceaux de cheur presque infantile et buissonnière va caractériser
racisme dégueulasse qui rongeait le pays quand j’ai vu le Stockhausen avec des ondes radio. Ce contraste entre la toutes les œuvres à venir du réalisateur. S’illustrant singularité de son approche du tournage, où l’impro-
film. C’est surtout la beauté du paysage et celle de David partition classique de John Barry, avec des grands thèmes, principalement dans le genre de la comédie, Rozier visation et l’imprévu sont bienvenus et les comédiens
Gulpilil qui m’ont bouleversé. et Stockhausen souligne le côté irréel ; le contrepoint fonc- s’en éloigne aussi par la longueur de ses films et par la en roue libre. C’est comme si les films se créaient en

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

direct sous nos yeux. Il y est question d’escapades, du film, même si leurs amusements, leurs plaisirs pour retourner vers le réel et changer son destin. manga dont il ne conserve en définitive que l’hysté-
de vacances loin du monde capitaliste et du travail. simples et leurs moqueries peuvent se révéler aussi Il abat alors Atsu, le yakusa brutal. Commence une rie. C’est le mouvement qui prime et l’approche pour-
Dans ces espaces de farniente et d’ennui, le rapport cruels que ceux des enfants (Du côté d’Orouët, dont course-poursuite infernale qui va les amener dans rait évoquer le sampling et le mix de DJ. Véritable
au temps n’est plus le même. La drôlerie peut naître il faut mentionner une musique assurée par Gong). le ventre d’une baleine où Nishi, Myon et Yan ren- trip dans l’imagination fiévreuse et anarchique d’un
de petits riens. Amitiés et libertinages sont autorisés Même si Rozier recherche le naturel chez ses acteurs contrent un vieil homme qui y a élu domicile depuis dessinateur, Mind Game a suscité l’enthousiasme à
dans ces moments de parenthèses utopiques, même et l’obtient, offrant à des figures populaires comme trente ans. Réussiront-ils à échapper à la baleine et sa sortie mais est tombé aux oubliettes depuis. Il se
si l’on sait que, le voyage terminé, il faudra rentrer tra- Bernard Menez, Jacques Villeret ou Pierre Richard cer- l’amour se trouvera-t-il au bout du chemin ? révèle d’ailleurs être l’un des plus gros échecs com-
vailler, retrouver une vie que les personnages exècrent tains des meilleurs rôles de leur carrière, le résultat est Outre les échos au Livre de Jonas ou aux contes merciaux de Potemkine. C’est bien dommage car, en
– et à laquelle ils échappent par le rêve comme Pierre au bout du compte très loin du réalisme et trouve sa du style de Pinocchio, l’intérêt du film ne réside pas plus de proposer de nouveaux territoires esthétiques,
Richard dans Les Naufragés de l’île de la tortue –, ou place dans la ligne onirique que soutient Potemkine. dans son histoire mais dans la façon dont les tech- il s’agit d’une édition soignée et fournie en supplé-
alors partir à la guerre. Les films sont des instants de respiration où les per- niques d’animation s’entrechoquent, dans le jeu entre ments (explications des techniques et du travail d’ani-
Le cinéma de Rozier cherche à créer des liens entre sonnages oublient la fonction que la société leur a passé et présent et dans sa cacophonie visuelle aux mation, scènes commentées, interviews, musique
les personnages par-delà le langage (Maine Océan) donnée. Ils peuvent ainsi aller au rythme des tortues, couleurs éclatantes. On ressort épuisé de cette bour- live, etc.). Une œuvre-patchwork psychédélique et
et pour cela il les met en scène sur des bords de mer : faire des connaissances insolites, dans des coins où rasque audiovisuelle qui va bien au-delà du simple multicolore.
Cannes pour Blue Jeans, la Corse pour Adieu Philip- l’on parle patois ou franglais en se fichant des barrières
pine, la Vendée pour Du côté d’Orouët, la Guadeloupe langagières et en se dandinant sur du cha cha cha, du
et la république dominicaine pour Les Naufragés de yé yé ou de la samba. Le burlesque chez Rozier reste
l’île de la tortue, l’île d’Yeu pour Maine Océan. Ces toujours en prise avec le social, et c’est ce qui fait
paysages océaniques, bien rendus par le bleu du cof- que ses films ne sont pas juste des divertissements AFTER LIFE (1998) d’Hirokazu Kore-eda
fret, suscitent un mystère qui coupe les personnages sans âme. Ils offrent au contraire un espace de liberté Date de sortie DVD : 4 août 2010.
de leur train-train quotidien et les fait rêver le temps unique. Avec Arata Iura, Erika Oda, Kyôko Kagawa, Sayaka
Yoshino, Yûsuke Iseya (1h58).
Genre : fantastique.
Nationalité : japonaise.

MIND GAME (2004) de Masaaki Yuasa Paru en France en même temps que son premier film
Date de sortie DVD : 18 novembre 2009. Maborosi (1995), After Life d’Hirokazu Kore-eda pro-
longe la thématique chère à Potemkine, celle de la
Avec Koji Imada, Sayaka Maeda, Takashi Fujii (1 h 43).
mémoire et de la zone floue qui sépare les vivants des
Genre : animation.
morts. Né en 1962, le réalisateur avait œuvré dans le
Nationalité : japonaise. documentaire télévisé avec succès avant de se lancer
Très classe dans son format livre, Mind Game fait par- dans des longs métrages de fiction. After Life, avec son
tie des rares incursions de Potemkine dans l’univers scénario sensible à portée universelle, le fera connaître
de l’animation, aux côtés des films de Barry Purves, dans le monde entier. Le pitch est assez simple, même
des courts métrages de David Lynch ou encore de s’il cache une grande richesse de réflexions. L’action se
Sita chante le blues et Meteora. Basé sur le manga de déroule sur une semaine. Avant de partir dans l’au-delà,
Robin Nishi réalisé au milieu des années 1990, cette les morts se retrouvent dans les limbes qui ressemblent
production du studio 4 °C bouillonne d’inventivité et à une grande administration où des fonctionnaires les
de liberté. L’histoire n’est que prétexte à des délires questionnent sur le meilleur souvenir de leur existence.
visuels variés, bruts et sauvages, une énergie foison- Ils ont trois jours pour en trouver un. Celui-ci est alors
nante qui amènerait le manga du côté de Tex Avery, mis en scène par l’équipe puis projeté le week-end. Les
de Bill Plympton et de tas d’autres styles fous et jamais morts peuvent ensuite rejoindre l’au-delà mais avec
vus jusqu’alors. Le film commence et se termine d’ail- juste cette reconstitution filmique comme trace de
leurs par un défilé d’images, de souvenirs et de por- de Myon. Mais la jeune fille à forte poitrine s’est pro- leur existence. Un sujet fantasmagorique et fascinant les plus importants ne sont jamais ceux auxquels on
tions de vie qui s’enchaînent à une vitesse démesurée mise à un autre, le plus baraqué Ryo. Après les retrou- que le cinéaste traite avec beaucoup de délicatesse, s’attend. Le décor institutionnel semble signifier que
pour le cerveau humain. Masaaki mêle techniques tra- vailles, elle amène Nishi au restaurant de brochettes en y intégrant tout son savoir-faire en matière d’es- la vraie valeur des choses ne se trouve pas dans le tra-
ditionnelles, art populaire et approche expérimentale. qu’elle gère avec sa sœur Yan. Deux yakusas font alors thétique documentaire. Les vingt-deux trépassés sont vail, le succès et le monde capitaliste comme la société
Entre esthétique de jeu vidéo grossière, photographies irruption. L’un d’entre eux est un footballeur très ner- reçus dans des bureaux comme s’ils passaient des cas- japonaise aimerait le faire croire, mais dans tous ces
animées, prises de vue réelles, peintures, cartoon veux. Le père des filles aurait abusé sexuellement de sa tings. En plans fixes, ils évoquent des sensations, une instants apparemment anodins qui s’avèrent être beau-
comique et hallucinations acides, Mind Game est une copine et il veut lui faire la peau. Alors qu’il se prépare odeur, le souffle du vent, une rencontre, une balade coup plus que cela. Le bonheur ne peut se mesurer en
expérience sans pareil. à violer Myon, il tire une balle dans l’anus du peureux en tramway, un décor, un geste qui les ont rendus argent et en biens matériels. C’est plutôt dans le par-
Le récit, débutant de façon presque niaise, est vite Nishi qui s’en va tout droit au paradis. Là, Nishi fait heureux. Pour cela, Kore-eda a reçu des centaines de tage des narrations que la beauté apparaît (la superbe
chamboulé par des retournements à la Chuck Palah- connaissance avec Dieu dont l’apparence physique non professionnels dont certains témoignages ont révélation du personnage de Takashi Mochizuki sur un
niuk. Nishi, vingt ans, est amoureux depuis l’enfance change à chaque seconde. Refusant la mort, il s’enfuit été conservés. On s’aperçoit ainsi que les souvenirs souvenir commun avec une autre défunte), d’où l’idée

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

ingénieuse de rassembler tout le monde dans la salle déjà choisi. Les différents récits piochent ainsi dans les rails d’un train alors qu’ils avaient un garçon en bas
de projection à la fin. l’intime, et leur diversité crée l’émotion. Mais au milieu âge et que tout son entourage semblait le voir heu-
L’histoire nous conte ainsi la fabrication de films dans de tout cela, l’un des défunts n’a pas de réminiscences reux. Ce vide qu’il a laissé fait écho à un autre moment
le film, la transformation en images de la mémoire, heureuses, juste conventionnelles ; un autre refuse de l’enfance de Yumiko où elle a vécu la douleur de
limitant quelque chose qui ne devrait pas l’être car qu’on le limite à un seul souvenir et sera condamné la séparation. Il s’agit de la séquence qui introduit le
l’accumulation de souvenirs est bien ce qui rend la vie à rester avec les autres immortels qui travaillent dans film où sa grand-mère décide de retourner au village
passionnante. Les souvenirs sont forts et beaux car cette administration. Sans aucune morbidité et même de son enfance, Sukumo, pour finir ses jours. La jeune
éphémères, et ils ne sont surtout pas figés. Ils évo- avec des petites touches de légèreté et d’humour – femme finit presque par croire à une malédiction et
luent et mutent en même temps que les personnes. l’orchestre totalement branque qui s’apparente à tout le film opte pour une étrangeté poétique, à la limite
La re-création est donc forcément vouée à l’échec, sauf à une fanfare menant une cérémonie funèbre ‒, du fantastique et du film de fantôme, dimension qui
à l’inexactitude. Et vivre indéfiniment dans un souve- After Life reste un film à petit budget qui pose plusieurs atteint son apogée quand elle suit une procession
nir, aussi plaisant soit-il, est-ce vraiment le bonheur, questions fondamentales. Qu’est-ce qui importe vrai- funèbre au bord de l’océan. Elle reste alors en retrait
le paradis ? Cela peut lui enlever toute magie, d’où le ment dans la vie ? Quels ont été les moments où l’on a comme coincée entre la vie et la mort – le sujet d’After
caractère dystopique d’After Life. En même temps, le été foncièrement heureux ? Qu’est-ce qui nous attache Life – et toutes les fenêtres et les cadres qui parsè-
film souligne la nécessité du souvenir. Pour reprendre à des souvenirs qui eux-mêmes s’étiolent et se trans- ment le film apparaissent comme des ouvertures sur
la citation de Bergson mentionnée au début de cet forment ? Pourquoi tant de personnes en reviennent un monde inconnu, à l’instar de ces trains, ces ponts et
ouvrage, être vivant c’est avoir une histoire qui est à l’enfance pourtant lointaine ? Comment agit l’imagi- ces chemins qui mènent on ne sait où. Les doutes et le
de la mémoire. Les souvenirs nous constituent, nous naire sur le réel ? A-t-on besoin de l’illusion ? Surtout, mystère de la vie sont bien au centre du film, et la seule
rendent humains. Et le film est passionnant à regar- pourquoi le cinéma sera toujours incapable de rendre explication est donnée par le titre même et par les
der aujourd’hui, avec l’importance toujours croissante fidèlement les sensations originelles alors qu’il n’est en propos de Tamio (Takashi Naitô), le second mari, qui
qu’ont acquis les médias sociaux dans nos vies, avec soi qu’une machine à souvenirs ? évoque cette lumière spectrale sur la mer qui appelle
l’instinct d’archiver en permanence à l’aide du dernier Les questions fusent jusqu’à ce que les morts s’en les gens vers l’autre monde. Une image simple, presque
Smartphone haute technologie pour poster ensuite aillent et soient remplacés par d’autres, comme dans naïve et enfantine (l’enfance joue un rôle important
sur notre profil public ou privé sur Internet. Combien une routine inaltérable. En définitive, After Life nous dans le film), pour tenter de comprendre l’incompré-
de traces laissées sur le Web par tant de personnes aura rappelé les vertus de l’écoute de l’autre, que le hensible et pour se rendre compte que le manque (de
disparues, de sites qui restent abandonnés, faits de tas moindre détail d’un récit personnel peut nous aider à réponses) fait partie de la condition humaine.
d’images, de sons, de mots d’un bonheur disparu ? mieux comprendre notre propre existence, qu’il ne faut Épuré jusqu’à l’austérité, sombre, élégiaque et des trous de mémoire et ménagent une intériorité des
Déjà, à l’époque d’After Life, la vie s’enregistre pas s’accrocher non plus trop fortement à des souve- contemplatif, Maborosi n’est pas le film le plus facile plus troublante. Malgré ces sensations de douleur et
sur VHS et le film souligne le besoin de filmer et de nirs car ils seront toujours voués à se détériorer et que d’accès de Kore-eda, notamment en raison du minima- de morosité, Maborosi retranscrit aussi la beauté de la
reconstituer le souvenir (le mettre en images) pour ce sont souvent les choses les plus simples que l’on lisme de sa trame narrative, mais il apparaît comme nature, du monde et des sentiments, aussi déchirants
qu’il puisse rester avec la personne pour l’éternité. Il retiendra au bout du chemin. Un film subtil, profond, le pendant nécessaire d’After Life, où le contenu était qu’ils puissent être. En tant qu’humains, nous sommes
faut aussi que ce souvenir nous définisse vraiment. définitivement tourné vers la vie, ce qu’elle a de mysté- beaucoup plus riche et ouvert à différentes interpréta- fragiles et mortels, mais la mémoire, elle, demeure,
Une jeune fille évoque Disneyland mais on lui précise rieux et d’impalpable, et qui propose une vraie pensée tions et questionnements. Néanmoins, des images sub- tout comme cet océan immuable, grandiose. Kore-eda
bien que c’est trop cliché, une trentaine d’autres l’ont sur le cinéma. juguent par leur beauté absolue. La silhouette même de injecte même parfois un peu d’humour noir – la vieille
Yumiko, souvent habillée de longues tuniques noires, dame qui revient vivante de la pêche à la crevette alors
porte en elle une tristesse qui ne passe pas par les que tout le monde croit que la tempête l’a tuée – et un
mots, et c’est là une grande force de ce premier long sens du détail qui sonne juste. Sans être aussi aboutie
métrage. On ne peut que ressentir de l’empathie pour que les films ultérieurs, l’œuvre dégage une atmos-
MABOROSI (1995) d’Hirokazu Kore-eda ce personnage qui essaie de s’en sortir et n’y arrive phère à l’empreinte puissante. Maborosi s’offre avant
Date de sortie DVD : 4 août 2010. pas. Les ombres et lumières, les paysages (superbes tout comme une prière face à la peine, une lamentation
Avec Makiko Esumi, Takashi Naito, Tadanobu Asano, Ghki Kashiyama (1 h 50). plans hivernaux), les objets mêmes nous font tou- silencieuse en forme de poème visuel, le reflet – au
Genre : drame. cher du doigt ce vide à remplir. Sur la durée, le film sens littéral d’ailleurs – d’un monde inconnu qui nous
semble partir des ténèbres vers la lumière, pour s’as- assaille, nous tourmente mais nous rappelle aussi la
Nationalité : japonaise.
sombrir à nouveau. Les ellipses se présentent comme beauté de l’existence.
La mémoire, l’absence et la mort ont toujours obsédé plans statiques, toujours à distance des personnages,
Kore-eda. Alors qu’il faisait des reportages pour la une grande qualité picturale, un travail sur les couleurs
télévision, il avait réalisé en 1991 However… centré sombres et la lumière naturelle et surtout une pudeur
sur la douleur et l’incompréhension d’une femme dont des sentiments, une grâce qui voit naître l’émotion via
le mari s’était suicidé sans raison apparente. C’est ce la composition des images, le rapport à l’architecture
trauma qui servira de base de travail à son premier et l’utilisation de musiques mélancoliques. Pas d’explo-
long métrage, ainsi qu’un roman de Teru Miyamoto, sions mélodramatiques, si ce n’est la question du pour-
Maboroshi ni Hikari. Loin de l’esthétique documen- quoi que le personnage de Yumiko (Makiko Esumi) crie
taire, bien que l’on y retrouve des restes de réalisme, à son second mari face à cette perte dont elle n’arrive
le cinéaste y affiche une grande exigence formelle : des pas à faire le deuil : celle de son mari qui s’est jeté sous

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

COFFRET F. J. OSSANG Mais le cinéaste est aussi un auteur qui aime jouer même) qui ont marqué le parcours du cinéaste (The
avec les mots, marqué autant par Claude Pélieu que Stooges, Velvet Underground, Gun Club, The Clash,
Date de sortie : 5 avril 2011.
par l’expressivité punk, et on peut retrouver de nom- Nick Cave & the Bad Seeds, La Muerte). Avec ces deux
Avec F. J. Ossang, Elvire, Joe Strummer, Stéphane Ferrara, Marisa Paredes, Gina Lola Benzina, Philippe Sfez, breux textes de cette époque dans un livre culte publié films pointe aussi le talent du cinéaste à filmer les pay-
Pedro Hestnes. bien plus tard, Génération Néant (1993) où tous ses sages et les errances des personnages à l’intérieur de
Genre : film noir, science-fiction, road movie, aventures. concepts sont déjà clairement établis. Bien sûr, la litté- ces déserts de sable ou ces îles dévastées. Si certains
Nationalité : française. rature qui intéresse Ossang est celle qui se moque de la ont pu qualifier son cinéma de punk, ce serait plus
Inclus La Dernière Énigme, Zona Inquinata, L’Affaire des divisions Morituri, Le Trésor des îles Chiennes, narration, son pouvoir est ailleurs. Faire l’impasse sur la dans son ironie (son jeu sur les discours et les expli-
Docteur Chance. dimension pluridisciplinaire de son travail, c’est passer cations alambiquées) et son aspect rebelle car on est
F. J. Ossang est un cas à part dans le cinéma français (1983) et L’Affaire des divisions Morituri (1984). à côté de ce qui en fait la force et qui impose cette ici aux antipodes du cinéma social et militant. Ossang
dans le sens où ses films ne peuvent être détachés Toutes ses influences, ses thèmes et son univers sont première période créative (1982-1997), rassemblée a autant baigné dans l’avant-garde que dans les clas-
de ses productions musicales créées sous le nom de déjà là : le situationnisme, le terrorisme, le cut-up de dans ce coffret, comme la plus vivace et stimulante de siques hollywoodiens, ce qui fait qu’on ne sait jamais si
MKB Fraction Provisoire/Messageros Killers Boys. Né Burroughs et Brion Gysin, les intrigues à mi-chemin la carrière du réalisateur. on est face à un produit underground ou un divertis-
le 7 août 1956, Ossang avait vingt ans quand le punk entre film noir et science-fiction, les textes déclamés Certains évoquent une rencontre entre Eisenstein, sement populaire. Il a autant aimé Georges Bataille que
explosa. Déjà actif en tant que poète avec les Céedi- comme des tirades politiques, le travail sur les textures Murnau, Wenders ou Godard d’un côté, Debord et Gombrowicz, Genesis P. Orridge que Johnny Rotten,
tions, marqué par la Beat Generation et William Bur- visuelles, l’urbanisme froid, dans lesquels peuvent trou- Deleuze de l’autre, tout ça revisité via des soundtracks et jamais cultures musicales, littéraires et visuelles ne
roughs, il forme d’abord le groupe De la Destruction ver leur place les prophéties apocalyptiques de Jaz de l’apocalypse, mêlant obscures expérimentations se seront autant répondues. Le langage du cinéaste a
Pure qui donnera naissance à MKB en 1980. Alors que Coleman de Killing Joke (Zona Inquinata) ou les expé- cold et explosions tribales postindustrielles, comme beau être un ovni dans le paysage cinématographique
ses premiers disques sortent, il quitte Toulouse, part riences de privation sensorielle de la Fraction Armée dans Le Trésor des îles Chiennes (1990), souvent français, le temps attirera des acteurs de plus en plus
faire des études de cinéma à l’IDHEC et réalise ses Rouge (L’Affaire des divisions Morituri). Véritable considéré comme son apogée aussi bien sur le plan for- connus vers cet univers, peut-être séduits par sa théâ-
premiers courts métrages. Fortement marqués par bande-son d’une époque, le cinéma d’Ossang a été l’un mel que musical1. Se réappropriant le cinéma de genre tralité et sa poésie uniques. Pourtant, ses films restent
le meilleur de ce que proposait la scène cold wave et des rares à capter les intérêts de tout un mouvement (le western dans Zona Inquinita, le film de gangsters rares car difficiles à financer et bénéficient d’exploita-
industrielle de l’époque (Cabaret Voltaire, Throbbing sur pellicule. De fait, les morceaux musicaux ne s’en- dans L’Affaire des divisions Morituri, la science-fiction tions en salles très restreintes. Le seul moyen pour s’y
Gristle, Tuxedomoon, Esplendor Geométrico, Public chaînent pas comme sur un juke-box mais ils ajoutent dans Le Trésor des îles Chiennes, le road movie dans plonger reste le DVD. Potemkine en fera paraître un
Image Limited…), ces premiers essais peuvent être du sens aux images mêmes et créent un discours per- Docteur Chance) et intégrant totalement l’esthétique second en septembre 2012, comprenant le reste de la
vus comme de véritables manifestes post-punk. Cette manent entre ce que l’on entend et ce que l’on voit. À du muet (avec parfois même l’utilisation de cartons), filmographie : Dharma Guns (La Succession Starkov)
scène musicale du début des années 1980 se caracté- ce moment-là, MKB Fraction Provisoire était aussi très Ossang en offre une version hallucinée comme dans (2010) et le Triptyque du paysage (Silencio, 2006 ;
rise aussi par un retour aux avant-gardes des années actif : Provenance France (1981), Terminal Toxique ce cauchemar post-atomique qu’est Le Trésor des îles Ciel éteint !, 2008 ; Vladivostok, 2008). En 2018 sort
1920, notamment l’expressionnisme, que l’on peut res- (1982) et le split avec Lucrate Milk en 1983 sur lequel Chiennes où la poésie visionnaire de Tarkovski semble en salles son dernier film en date, 9 doigts, mais ayant
sentir dans la musique de Bauhaus (le groupe anglais on trouve des titres de la BO de L’Affaire des divisions imprégner chaque plan. Se développe alors dans ce film stoppé la création musicale, le cinéma d’Ossang s’en
utilisera une image du Cabinet du docteur Caligari au Morituri. C’est dans ce film que la couleur apparaîtra et le suivant (Docteur Chance, 1997) un romantisme trouve comme handicapé malgré des qualités esthé-
dos de leur premier maxi 45 tours, Bela Lugosi’s Dead, pour la première fois (avec notamment une version noir de plus en plus affirmé et un retour à des origines tiques indéniables.
en 1979) jusqu’au court métrage de veine industrielle bleutée), le réalisateur ayant une prédilection pour la plus rock (ou plutôt noise’n’roll comme il le dirait lui
de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, Le Bunker de la photographie noir et blanc et les contrastes d’ombres
dernière rafale (1981). et lumière – seul Docteur Chance sera en couleurs
Ossang réalise trois films durant ses années à l’ID- pour des questions de budget, et même si Ossang
HEC : La Dernière Énigme (1982), Zona Inquinata s’en sort très bien, il avouera regretter cette option.
HÄXAN, LA SORCELLERIE À TRAVERS LES ÂGES (1922) de Benjamin Christensen
Date de sortie DVD : 3 mai 2011.
Avec Benjamin Christensen, Elisabeth Christensen, Maren Pedersen (1 h 44).
Genre : docu-fiction.
Nationalité : danoise, suédoise.
Film culte s’il en est, précurseur du docu-horreur, de la sorcellerie entre 1919 et 1921, Christensen aurait
du cinéma Mondo et même de la nunsploitation des pu proposer une thèse filmée, s’appuyant sur des
années 1960 et 1970, Häxan reste une œuvre fasci- gravures, illustrations et autres archives de l’époque
nante et inclassable, entre documentaire, fiction et médiévale, mais il se lance vite dans des reconstitu-
film d’animation. Baignant dans une imagerie gothique tions d’une beauté saisissante où on a l’impression
et grotesque, parfois même scatologique, cette super- de voir des fresques fantastiques de l’époque obscu-
production scandinave a enthousiasmé les surréalistes rantiste prendre vie sur l’écran. Des tortures de l’In-
et outré les censeurs – notamment aux États-Unis. quisition aux traitements tout aussi inhumains que la
Ayant assemblé une grande documentation sur le sujet psychiatrie, sorte de nouvelle religion en ce début de

1. Le talent de compositeur de Jack Belsen-Hautmont (1962-2018) doit être mentionné tant il est essentiel à l’ambiance du film.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

xxe siècle, livre aux femmes hystériques, cette saga la vie nocturne, parmi les prostituées, les bagarres de
anticléricale mêle provocations, humour, noirceur et rue, les bars country, les travestis, les drogués et les
érotisme avec une totale liberté de ton. Le décalage anciens hippies mal intentionnés. Son cri de guerre,
entre la volonté académique et le caractère halluciné c’est qu’il faut tuer tous ces hippies et elle prend son
des parties fictionnelles, qui tentent de matérialiser à pied dans les concerts punk où se produisent des
l’écran les différentes superstitions et légendes d’une stars locales, comme les Pointed Sticks. Déchirée
époque révolue, en fait un document avant-gardiste entre l’enfance (elle suce toujours son pouce) et
qui séduira par la suite aussi bien l’écrivain William une perte d’innocence brutale, Cebe cache un trau-
S. Burroughs, qui en assurera la narration dans une matisme plus grand encore, que le film va révéler de
adaptation des années 1960 – elle figure parmi les façon elliptique et d’autant plus violent qu’il est inat-
trois versions présentes sur le double DVD – que la tendu. Ne voulant pas se sentir condamnée par un No
formation expérimentale française Art Zoyd qui en Future, Cebe va perpétrer l’ultime geste punk dans un
assurera la bande-son. Les images restent en tête, de final très dur – qui condamne le film à être rejeté un
ces gardiens des portes de l’Enfer aux faciès de porc peu partout, à l’exception de la France où il concourra
jusqu’à ces femmes qui embrassent le cul du Diable. pour la Palme d’Or. Il n’atteindra son statut culte que
Avec une maîtrise éclatante des ombres et lumières, plus tard, au même titre que Human Highway, réalisé
Christensen invente le genre folk horror tout en ali- par Neil Young et Dean Stockwell, avec Dennis Hop-
gnant des tableaux extravagants où l’imaginaire tient per et la même chanson revue de façon totalement
le premier rôle. Qu’importe si la thèse développée délirante par Devo et Young en live.
est simpliste – surtout à la fin –, son désir de faire Si Human Highway relève de la comédie satirique et
un cinéma nouveau, décomplexé, en fait un film barrée, Out of the Blue se situe dans un registre bien
incontournable. plus réaliste, sombre et radical. Linda Manz, actrice
rare (Les Moissons du ciel, Gummo), offre une pres-
tation électrique alors que Dennis Hopper semble
annoncer le personnage de Frank Booth dans Blue
Velvet. Avec sa caméra, le réalisateur capte la rage
d’une époque, se sert de l’esthétique documentaire vue, Hopper a retenu de l’action painting une viva-
et utilise l’improvisation à bon escient, comme dans cité, une physicalité – un feu, serait-on tenté de dire
cette scène de fête qui dégénère et qui va ne faire tant ce motif revient dans ses films – et une énergie
qu’accélérer la violence. La musique punk en elle- qui imprègnent totalement son long métrage, dues en
OUT OF THE BLUE (1981) de Dennis Hopper même est quasiment absente – les chansons de Neil partie à son caractère improvisé et peut-être aussi au
Date de sortie DVD : 6 septembre 2011. Young ou les looks de cowboys en sont bien loin –, plaisir de revenir derrière la caméra après une certaine
Avec Linda Manz, Dennis Hopper, Sharon Farrell, Raymond Burr, Don Gordon (1 h 34). mais c’est plus un état d’esprit que Hopper immor- traversée du désert.
Genre : drame. talise sur pellicule. Certains y virent le portrait de ce Plus qu’un mélodrame familial ou que le portrait
Nationalité : canadienne. qu’auraient pu devenir les personnages d’Easy Rider désenchanté d’une jeune fille en colère, Out of the Blue
s’ils avaient voulu fonder une famille et rentrer dans dézingue le mythe de la famille américaine, la livre à
Parfois considéré comme le dernier volet d’une tri- fan de Johnny Rotten et Elvis et utilise une chanson
le moule pour n’avoir en fin de compte que des jobs l’autodestruction et à l’échec total (la scène du pique-
logie commencée avec Easy Rider (1969) puis The de Neil Young « My My, Hey Hey (Out of the Blue) »,
merdiques et des vies déprimantes. Le cinéaste se sert nique). Même les vieux amis deviennent des ennemis
Last Movie (1971), Out of the Blue reste l’une des découverte sur son autoradio, comme fil conducteur
de ses propres déboires avec la drogue et l’alcool pour dans ce contexte. À l’aide de plans séquences, d’un
plus grandes réussites de Dennis Hopper en tant que du long métrage. Il transforme surtout l’idée initiale
incarner son rôle, mais, comme il le précise dans l’en- jeu entre passé et présent, de successions de scènes
réalisateur. Connu en France aussi sous le titre moins en un hymne punk et nihiliste qui se termine dans la
tretien offert en supplément, il est aussi un peintre et presque incohérentes, Hopper crée un climat de ten-
poétique Garçonne, le film aurait dû n’être que l’his- noirceur la plus totale.
se réclame de l’expressionnisme abstrait à la Jackson sion qui va crescendo, et il s’affirme comme un grand
toire d’une jeune délinquante, Cebe (Linda Manz), Les performances des acteurs sont époustou-
Pollock. Si cela ne se sent pas forcément à première cinéaste de la désillusion.
remise sur le droit chemin par un psychiatre, le doc- flantes, parfois pathétiques mais sans manichéisme.
teur Brean (Raymond Burr). Hopper n’était prévu Hopper incarne Don, un camionneur que sa fille ido-
que pour incarner le père abusif et alcoolique, Leo- lâtre. Porté sur la bouteille, il écope de cinq années
nard Yakir étant pressenti pour la réalisation de ce de prison après avoir causé l’accident d’un bus sco-
film canadien. Mais le manque de professionnalisme laire, provoquant la mort de plusieurs enfants. De
de ce dernier convainc le producteur de solliciter cet épisode traumatique, il ne se remettra jamais
Hopper. Il aura une totale liberté à condition que le vraiment, rongé par la culpabilité. C’est d’ailleurs
tournage soit assuré en quatre semaines et le montage toute sa famille qui va être anéantie par cet acte. Sa
en six. Hopper accepte mais il opère quelques chan- femme Kathy (Sharon Farrell) devient adepte de la
gements majeurs. Il réduit le rôle du psychiatre à deux piquouse et tombe dans les bras de ses potes. Quant
séquences et recentre le film autour de l’adolescente. à Cindy, rebaptisée Cebe, elle se désintéresse de
Il improvise alors avec le mouvement punk, en fait une l’école, crache sur l’autorité, fugue et erre au sein de

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

COFFRET ALAN CLARKE SHOTGUN STORIES (2007) de Jeff Nichols


Prix du meilleur coffret 2011 par le Syndicat français de la critique de cinéma. Date de sortie DVD : 6 décembre 2011.
Date de sortie : 4 octobre 2011. Avec Michael Shannon, Douglas Ligon, Barlow Jacobs (1 h 32).
Avec Gary Oldman, Tim Roth, Ray Winstone. Genre : drame.
Genre : drames sociaux. Nationalité : américaine.
Nationalité : britannique.
Rive ou Joe de Green et Shotgun Stories. Le calme
Inclus Scum (1979), Made in Britain (1982), The Firm (1989), Elephant (1989). apparent de la petite ville étasunienne, entourée par
bourreaux. La caméra, elle, reste dix secondes sur les une nature immuable, grandiose et mélancolique, laisse
corps au sol, ce qui est beaucoup trop long, insuppor- place à une tension de plus en plus suffocante, utilisant
table. Ces tueries perpétuelles apparaissent comme le hors-champ à foison. Pas de bluegrass ni de rock
banales, et donnent littéralement le vertige. Chaque sudiste comme dans les films de rednecks – bien que
œuvre de Clarke nous pousse à penser cette suren- le scénario écrit par Nichols aurait été inspiré par la
chère et cet engrenage de violence. N’y a-t-il d’ailleurs chanson « Decoration Day » de Drive-By Truckers et
rien de plus angoissant que ce finale de The Firm où les que son frère Ben Nichols, leader du groupe country
hommes rêvent d’une société nationale de hooligans ? alternatif Lucero, participe à la bande son –, mais des
Le cinéma de Clarke ne nous épargne rien (les viols arrangements à base de guitare, de piano ou de cordes
et suicides de Scum) et quand une séquence est hors légèrement dissonantes. Les personnages eux-mêmes
champ (la scène de vengeance et de mutilation de The ne sont pas des enragés, justes des gars un peu influen-
Firm), on imagine des horreurs plus grandes encore. çables qui répondent à un code d’honneur macho et
En tout cas, ses films-choc font réagir puisque Scum absurde.
contribuera à la fermeture des borstals, ces centres de Élevés par une mère qui ne leur a appris que la haine
détention pour mineurs. Chaque métrage se termine envers un père alcoolique qui les a abandonnés, Son
d’ailleurs par des crédits qui défilent dans le silence, (Michael Shannon), Kid (Barlow Jacobs) et Boy (Dou-
comme pour dire : je vous en ai mis plein la gueule, glas Ligon) portent, ne serait-ce que par ces noms,
Réalisateur qui a essentiellement travaillé pour la télévi- à présent à vous de réfléchir à ce que vous avez vu. le poids d’une absence de liberté et d’autonomie,
sion et la BBC, Alan Clarke (1935-1990) a produit une Clarke décède malheureusement d’un cancer du pou- se définissant par rapport à une filiation et un père
œuvre d’un réalisme social glaçant et d’une violence mon au moment où il est à son meilleur dans le style absent – dont on ne verra au bout du compte que le
oppressante, comme en témoignent les quatre films minimaliste et brut, avec toujours des performances cercueil. Si Son a un job dans la pisciculture, une mai-
rassemblés dans ce coffret, sans aucun doute les plus d’acteurs hallucinantes (Tim Roth et Gary Oldman son et un fils, sa vie n’est pas brillante : sa compagne
forts, les plus noirs et les plus controversés qu’il ait n’ont jamais été aussi bons). Gus Van Sant ou Harmony n’en pouvant plus de son addiction au jeu s’éloigne de
faits. Entre les maisons de correction de Scum, les skin- Korine sauront tirer de bonnes leçons de son cinéma. plus en plus de lui. Kid, lui, ne possède qu’une tente
heads de l’ère thatchérienne dans Made in Britain, les Dans un style plus léger, Potemkine a aussi édité sépa- À la lecture du pitch, Shotgun Stories, premier film de et vit dans le jardin de son frère alors que Boy a élu
hooligans terrifiants de The Firm ou les meurtres insen- rément Rita, Sue and Bob Too, où il est question essen- Jeff Nichols avant le succès de Take Shelter (2011) et domicile dans un van au bord du lac, où il essaie tant
sés d’Elephant, le panorama qui nous est offert fait tiellement de sexe sur un mode plus comique bien que Mud (2013), n’aurait pu être qu’un remake de ces films bien que mal de réparer des vieilles machines, dont
froid dans le dos et Clarke retrouve l’esprit des jeunes le caractère déprimant de l’Angleterre des années 1980 d’exploitation en territoire redneck qui envahissaient un climatiseur qu’il aimerait bien faire fonctionner.
gens en colère des années 1950 mais revisité par l’ère soit toujours bien présent. les drive-in sudistes dans les années 1970. On pense De temps en temps, il fait aussi le coach sportif pour
punk et No Future. L’une des caractéristiques de son bien évidemment à Une fille nommée Lolly Madonna quelques gamins du patelin. Tous les trois ont en com-
cinéma réside dans son utilisation de la Steadicam, qu’il (1973) de Richard C. Sarafian où deux familles s’af- mun la colère d’avoir été livrés à eux-mêmes et la jalou-
systématise à partir de Made in Britain. Nous suivons les frontent dans le Tennessee rural, transformant des sie envers la nouvelle famille (de type classe moyenne)
personnages au plus près dans des marches énergiques sales blagues de gamins en un bain de sang tragique. que leur père a fondée après avoir fait une cure de
et étourdissantes. Cet aspect dérangeant atteint son Mais même si Nichols ancre son récit dans un Arkansas désintoxication et être devenu un born again Christian
paroxysme avec Elephant, qui cumule dix-huit meurtres où la pauvreté et l’ennui rongent les âmes, ses réfé- comme on en trouve beaucoup aux États-Unis. Lors de
en trente minutes. Quasiment aucun dialogue, pas de rences semblent venir autant de la littérature (William la cérémonie d’enterrement du père, Son déclenche les
musique, juste des personnes qui avancent jusqu’à Faulkner, Larry Brown, Harry Crews…) que de la pein- hostilités en crachant sur sa tombe et en déversant sa
un but, celui de donner la mort, et qui repartent. Les ture (les champs de blé et terres cultivées pourraient haine envers cet homme. Les garçons de l’autre famille,
lieux sont ordinaires, déserts, mais présentés comme évoquer Andrew Wyeth). Évitant le piège de la violence Cleaman (Michael Abbott Jr.), Mark (Travis Smith),
étranges. Rien ne distingue d’ailleurs les victimes des et du gore à travers des ellipses, il s’éloigne du cou- John (David Rhodes) et Stephen (Lynnsee Provence),
rant de hicksploitation pour se tourner vers un lyrisme ne comptent pas laisser passer un tel affront. Les ran-
digne du Terrence Malick des Seventies et que David cœurs vont être attisées et une vendetta, du type Hat-
Gordon Green, coproducteur du film, a fait sien. Les field-McCoy, va faire couler le sang.
similitudes en termes d’atmosphère, de rapport à l’en- Shotgun Stories est donc un mélodrame rural, une
vironnement, sans parler de la photographie (assurée histoire de règlements de comptes entre hommes
par Adam Stone), sont plus qu’évidentes entre L’Autre qui emprunte autant au Southern Gothic de Faulkner

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

qu’aux tragédies shakespeariennes et aux westerns. Et il suffit d’une langue de vipère comme Shampoo, avait initié avec son comparse Thomas Vinterberg.
Même si Nichols joue des non-dits et d’un certain mini- qui pourrait être le fou dans une pièce élisabéthaine, Cette section est d’ailleurs incroyablement proche
malisme dans les dialogues et les rapports humains, pour attiser le feu. de Festen (1998), film de ce dernier. On y assiste à
il se dégage du film une vraie profondeur. Les per- Tourné en vingt et un jours, avec un budget d’environ une fête bourgeoise qui part en vrille ; règlements de
sonnages subissent tous la violence tout en s’y adon- 250 000 dollars fourni en grande partie par la famille et comptes, défouloir et humour sont au rendez-vous,
nant. Celle-ci semble immuable, bien antérieure à eux, les amis, Shotgun Stories n’est pas qu’un modeste coup avec un casting qui s’en donne à cœur joie (Charlotte
ancestrale et collective, pesant plus lourdement que d’essai de la part d’un cinéaste de moins de trente ans ; Rampling dans le rôle de la mère aigrie, John Hurt dans
leur propre passé. Ils sont partagés entre le désir de c’est déjà un coup de maître que le film suivant, Take celui du père volage et narcissique, Udo Kier en organi-
bien vivre et d’offrir autre chose à leurs gamins (les Shelter, ne fera que confirmer. Les performances des sateur de cérémonie, Stellan Skarsgård en employeur
frères aînés sont déjà pères) et cette obsession qui comédiens sont justes et impressionnantes, en parti- abusif venu avec sa jeune recrue Brady Corbet, Alexan-
les ronge et les pousse à vouloir détruire l’autre (et culier celles de Michael Shannon et de Douglas Ligon. der Skarsgård en mari avec de grands projets). Tous
peut-être eux-mêmes). Son porte d’ailleurs des cica- On appréciera aussi l’ambiguïté qui perdure jusqu’au ces codes sociétaux semblent bien absurdes pour Jus-
trices dans le dos à propos desquelles tout le monde dernier plan. Son accepte-t-il d’enterrer la hache de tine, atteinte de cette maladie qu’on nomme « mélan-
fait des suppositions. Le film pose la question de com- guerre ? A-t-il trouvé la rédemption pour offrir autre colie ». Quand on lui demande de couper le gâteau de
ment échapper à ce qui laisse des traces indélébiles. chose que ce qu’il a connu à son fils ? Le regard de mariage, elle préfère prendre un bain. Quand elle doit
Comment accepter la solitude sans laisser le regain de Shannon est tellement insondable qu’on ne saurait dire. jeter son bouquet dans le foule, elle n’y arrive pas, trou-
colère tout envenimer ? Comment éviter la violence Le réalisateur arrive aussi à glisser de petites touches vant ce geste insignifiant. Quand elle doit se donner à
dans une culture macho où celui qui ne riposte pas humoristiques et évite le misérabilisme qui peut aller son nouvel époux, elle préfère fuir dans les jardins et
n’est qu’une poule mouillée ? La haine dont il est ques- de pair avec la représentation des white trash à l’écran. violer le personnage incarné par Corbet, qui n’a pas
tion ici remonte à bien plus loin que l’existence même Au contraire, en mêlant images presque documentaires l’air trop gêné par l’initiative. Elle semble déjà savoir
des personnages. Elle est comme ancrée dans la terre, et lyrisme visuel, il affirme son talent. Les ellipses elles- que c’est la fin, ses yeux toujours portés vers le ciel,
et les somptueux paysages baignés de lumière solaire mêmes semblent souligner le vide à l’intérieur des alors que les autres font comme si rien n’était en train
(et filmés en CinemaScope) avec leur horizon lointain personnages. Les schémas se répètent (bagarre puis de se passer. Après la débandade absolue du mariage
soulignent cette difficulté à échapper à cet engrenage. hôpital) comme dans un cercle vicieux. C’est presque et avoir dit ses quatre vérités à tout le monde – on n’a
La nature devient un espace métaphorique, tragique. un territoire mental qui se dessine au fur et à mesure, sûrement pas vu une cérémonie aussi longue depuis
Dans ce microcosme, tout le monde s’épie, se toise, un lieu où chacun fait sa loi (les forces de l’ordre sont Voyage au bout de l’enfer de Cimino –, la terreur de
notamment sur le prélude à Tristan et Isolde (1857-
tous englués dans un espace en stagnation. On sait étonnamment absentes) et où seule la volonté d’un Justine se transfère à sa sœur qui devient centrale
1859) de Richard Wagner, mais aussi sur la peinture
tout sur tout. Les journées passent, toutes identiques. avenir meilleur peut éviter l’inexorable. dans la seconde partie du film. Claire, elle, a beaucoup
d’Ophélie (1851-1852) par l’anglais Sir John Everett
plus à perdre avec cette apocalypse imminente (une
Millais et tout le préraphaélisme. Le décor de vieux
belle situation, une vie de famille) et cède à la panique
château et d’aristocratie déliquescente ajoute une
alors que Justine se laisse aller à un état de plus en
dimension gothique à l’ensemble, et von Trier n’hésite
pas à citer ses influences picturales dans une scène du
MELANCHOLIA (2011) de Lars von Trier film, qui remontent jusqu’aux Chasseurs dans la neige
Prix du meilleur Blu-ray 2012 par le Syndicat français de la critique de cinéma. (1565) de Pieter Brueghel l’Ancien, et certains verront
Date de sortie DVD/Blu-ray : 3 janvier 2012. dans le prologue en forme de poème visuel des clins
Avec Kirsten Dunst, Charlotte Gainsbourg, Kiefer Sutherland, Udo Kier, John Hurt, Stellan Skarsgård, d’œil au travail d’Andreï Tarkovski. En effet, le métrage
Charlotte Rampling, Brady Corbet, Alexander Skarsgård (2 h 16). commence par huit minutes de plans au ralenti comme
Genre : drame, science-fiction. autant de peintures d’une beauté sidérante, annonçant
Nationalité : danoise. la fin du monde à venir et la collision des deux planètes,
la Terre et Melancholia. Les oiseaux morts tombent du
La parution du DVD/Blu-ray de Melancholia a été Nymphomaniac (2013). Von Trier a souvent exploré ciel, un cheval s’effondre, et une jeune femme en tenue
une date importante dans l’histoire de Potemkine le genre cinématographique pour l’amener vers des de mariée voit tout s’écrouler autour d’elle avec une
puisqu’elle signe l’arrivée pour les années à venir de formes artistiques personnelles (le polar dans Element certaine sérénité. Ces plans nous indiquent d’emblée
Lars von Trier dans le catalogue de la maison d’édi- of Crime, le mélodrame dans Breaking the Waves, la vers où le film se dirige, purement et simplement.
tion. C’est aussi une très belle porte d’entrée sur le satire sociale dans Les Idiots, la comédie musicale dans Melancholia est divisé en deux parties. La première,
travail du cinéaste danois tant on y retrouve à la fois Dancer in the Dark, le récit historique dans Manderley, intitulée « Justine » (référence au Marquis de Sade ?),
les expérimentations formelles de ses débuts, depuis le film d’horreur dans Antichrist…), il s’aventure ici dans se focalise sur le personnage incarné par Kirsten Dunst
le film qui l’a fait découvrir au grand public, Element of la science-fiction et le film-catastrophe apocalyptique (une interprétation brillante qui lui vaudra un prix à
Crime (1984), le style direct et en caméra portée qu’il mais ce qui l’intéresse ce sont plus les ressentis psycho- Cannes) et la cérémonie de mariage que lui ont pré-
a développé dans les années 1990 et les thématiques et logiques face à un événement terminal plutôt que les parée sa sœur Claire (Charlotte Gainsbourg) et son
portraits de femmes de ses films des années 2000. Le débauches de cris et d’effets spéciaux. riche mari John (Kiefer Sutherland). Le ton et l’esthé-
cinéaste procédant souvent par trilogies, Melancholia Ce qui frappe avant tout, c’est l’esthétique qu’il a tique changent radicalement par rapport au prélude.
est le deuxième volet de son triptyque sur la dépres- choisie pour raconter son histoire, piochant allègre- von Trier en revient au style semi-documentaire avec
sion, le premier étant Antichrist (2009) et le dernier, ment dans le romantisme du xixe siècle en s’appuyant caméra portée comme du temps du Dogme 95 qu’il

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

SIBÉRIADE (1979) d’Andrei Kontchalovski


Date de sortie DVD : 4 septembre 2012.
Avec Natalia Andreïtchenko, Sergueï Chakourov,
Vitaly Solomine, Nikita Mikhalkov (3 h 19).
Genre : fresque.
Nationalité : russe.
De tous les longs métrages russes édités par Potemkine,
Sibériade est le seul à prendre place entre les poèmes
visuels de Tarkovski et le blockbuster au budget illimité.
Épique et d’une ambition démesurée, le film, primé à
Cannes en 1979, impressionnera les États-Unis et
Kontchalovski poursuivra sa carrière à Hollywood dans
les années 1980 en enchaînant quelques francs succès
au box-office. Qui aurait pu croire que celui qui avait divise en deux parties d’1 h 40 chacune, il existe aussi
plus paisible et extatique, offrant même son corps nu Trier nous en mette de nouveau plein la vue, ce qui se commencé comme scénariste d’Andreï Tarkovski dans une version de près de 4 h 30 que nous n’avons pas vue,
à cette planète bleue qui ne cesse de se rapprocher. Le produira dans cette seconde partie. les années 1960 finirait par réaliser Runaway Train ou mais en raison de certaines longueurs, on peut penser
film reste ainsi dans un domaine intime, se focalisant En dehors de ces petites réserves, les effets numé- Tango & Cash ? Le cinéaste lui-même parlera de Sibé- qu’il était plus judicieux de présenter ce montage inter-
sur les réactions, les personnages n’interférant jamais riques sont superbes, les acteurs justes et le film pose riade, sous-titré un « film poème », comme d’une national, d’autant plus que Kontchalovski avoue dans
avec le monde extérieur. Seule la musique de Wagner des questions fondamentales sur le bonheur. L’argent, « fresque symphonique ». Racontant l’histoire d’un les suppléments qu’il aurait pu encore raccourcir.
crée une dimension d’expectative et de suspense, car un bon emploi, un mari beau et riche, tout cela peut petit village de Sibérie et des deux familles rivales qui Découpé en six volets, ce film de commande regorge
le résultat de tout cela on le connaît déjà. sembler bien trivial dans des conditions aussi extrêmes y vivent sur quatre générations, le récit s’étale du tout de moments fascinants. On pourrait citer l’utilisation
Les sources d’inspiration du film viendraient autant qu’une fin annoncée. Le matérialisme conventionnel et début du xxe siècle jusqu’aux années 1960. Les conflits des images d’archives, sélectionnées par Artavazd
d’une théorie des collisions des planètes lue sur Inter- le pragmatisme forcené de Claire l’empêchent, selon personnels et les destins individuels croisent ainsi la Pelechian, ou l’alternance de couleurs et de noir et
net par von Trier que de sa propre expérience de la Justine, de vivre le moment de la seule façon possible : grande histoire de la Russie, de la révolution d’octobre blanc – comme chez Tarkovski d’ailleurs – pour dif-
dépression. Une autre influence importante est la avec tendresse et poésie, les mains jointes dans un à la seconde guerre mondiale, jusqu’à la découverte du férencier les épisodes intimes des grands drames de
pièce de théâtre de Jean Genet, Les Bonnes (1947), rituel poignant sous une « grotte magique ». L’agita- pétrole dans cette région isolée et l’arrivée violente de l’Histoire. La séquence où le soldat Alexeï sauve son
d’où le nom du personnage de Claire est tiré. Même tion de Claire, tout comme celle des convives dans la la modernité. Si la version proposée par Potemkine se commandant dont les boyaux pendent du corps est,
si la confrontation entre le style romantique symbo- première section, ne s’apparente qu’à une grotesque par exemple, tournée en un beau noir et blanc pour
liste et le filmage à l’épaule typé documentaire n’ap- pantomime face à l’implacabilité du moment. Leur signifier les horreurs de la Seconde Guerre mondiale.
porte pas grand-chose au film – d’autant plus que les vision du bonheur est trop liée à une interprétation De la même façon, la confrontation au spectre du
différentes nationalités et accents de tous les acteurs marchande, et ce n’est peut-être pas un hasard si le père dans le décor inquiétant des marécages nommés
rendent le tout très artificiel –, Melancholia a reçu un patron de Justine est un publicitaire. Il est question ici la Crinière du Diable en appelle au noir et blanc pour
accueil très favorable, certains critiques le considé- d’intégrer totalement le désespoir, ne faire plus qu’un cette fois créer un sentiment d’irréalité. Ces passages
rant même comme l’un des meilleurs Lars von Trier, avec lui pour pouvoir justement y échapper. Certains hallucinés reviendront régulièrement, prouvant que la
malgré la conférence de presse à Cannes, offerte dans retrouveront ce qu’on pourrait appeler le pessimisme démarche de Kontchalovski se situe aux antipodes du
les suppléments de l’édition, où le réalisateur a blagué cynique du cinéaste et, une fois de plus, les person- réalisme. Les personnages sont des archétypes, des
sur son héritage germanique et sur Hitler. On ne peut nages masculins ne se révèlent qu’accessoires, la pré- mythes, comme le vieil ermite qui ne meurt jamais
pas rire de tout dans un tel festival, von Trier allait vite férence de Lars von Trier allant aux relations complexes ou ce père qui passe son temps à couper des arbres
l’apprendre. entre les deux sœurs et à leurs souffrances. Cependant, pour trouver la route jusqu’à une étoile qui l’obsède.
Visuellement, les deux sections sont contrastées, pas de provocations délibérées ici ou de séquences de Alors qu’il commet son massacre écologique, on
la première dans les tons jaunes, la seconde dans pornographie hardcore. Le réalisateur offre une œuvre peut même entendre les arbres pleurer. C’est d’ail-
les teintes bleues et froides. La satire sociale et l’hu- sophistiquée, peut-être même trop lisse et froide pour leurs dans toutes ces visions fantastiques que le film
mour de l’une s’opposent à la dimension beaucoup impliquer émotionnellement le spectateur comme nous envoûte. Pour exemple, l’image macabre du
plus triste et fataliste de l’autre – malgré une ou deux pouvaient le faire Breaking the Waves, Les Idiots ou père recouvert par une fourmilière est incroyable. La
répliques assez amusantes, comme quand Claire veut Dogville. Melancholia est un film qu’on dévore des yeux, partition musicale d’Edouard Artemiev, compositeur
se convaincre que la planète Melancholia est « ami- qui par moments subjugue par sa beauté, mais il n’est pour Tarkovski et Nikita Mikhalkov, le propre frère de
cale ». Cela dit, après l’opéra visuel onirique et gran- pas aisé d’y pénétrer, même si on ne peut nier qu’il se Kontchalovski qui joue ici un rôle important, tient une
diose des premières minutes du film, on attend que von passe quelque chose en nous en voyant le dernier plan. place primordiale dans le métrage, que ce soit les pas-
sages électroniques planants très typés années 1970 ou
les chœurs d’enfants mélancoliques qui ponctuent le
film, de plus en plus déformés par des effets de reverb
et des filtres afin de créer un sentiment d’éloignement
et d’impalpabilité, comme si les années de jeunesse et

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

les souvenirs finissaient par devenir flous et indistincts. à la nature trouve ici une belle interprétation qui entre On frise ainsi souvent le fantastique et l’horreur,
En comparaison, les romances semblent bien fades, car en écho avec le film de Klimov et Chepitko, Les Adieux Nicolas Roeg jouant encore une fois avec l’esthé-
en utilisant la rime visuelle, le leitmotiv, Kontchalovski à Matiora, où il est aussi question d’un village que l’on tique du cinéma d’exploitation et des films de genre :
crée un dialogue constant entre le rythme presque va inonder au nom de la modernité et au profit d’une zooms typés Bis italien, scènes de sexe bien voyeu-
léthargique du village et le déroulement implacable centrale hydroélectrique. Sibériade est aussi bercé ristes, effets gore avec explosion de crâne, rappelant
de l’Histoire, aussi rapide qu’une locomotive ou que de désillusions et de désenchantement. Le caractère Hershell Gordon Lewis ou le Cronenberg première
cette bande-son accélérée qui illustre de façon sonore inégal de cette épopée est finalement sauvé par son période. Pas simple de caser Eureka qui mêle autant
les choix judicieux d’images tirées de bulletins d’actua- lyrisme et son caractère fantastique hallucinatoire, avec les registres : thriller, mélodrame, romance, film de
lité. Les rivalités vont finir par s’estomper, malgré les quelques scènes époustouflantes, voire glaçantes, où procès, épouvante, polar, film de gangster, biographie,
haines, les vols et même les crimes. Le grand thème les distinctions entre le monde des morts et celui des sans compter que les références à la sorcellerie, aux
cher au cinéma russe et à Potemkine de l’homme face vivants deviennent bien nébuleuses. cérémonies vaudou (une scène extraordinaire), aux
symboles cabalistiques et aux pouvoirs paranormaux
(l’ex-compagne de Jack était médium, sa femme est
cartomancienne) sont légion. Jack est-il lui-même vic-
time d’une malédiction – tout comme le film a pu être
EUREKA (1983) de Nicolas Roeg maudit à sa sortie ? Comment se fait-il que les loups
ne touchent pas à son corps, comme s’il détenait un
Date de sortie DVD : 2 octobre 2012. violence en lui est présentée dès le début du film lors
pouvoir particulier ? Que cache cette pierre qu’il garde
Avec Gene Hackman, Theresa Russell, Rutger Hauer, Mickey Rourke, Ed Lauter, Joe Pesci (2 h 10). précieusement ? Et que dire de cette mise à mort ter- d’une altercation avec un autre aventurier. Ces pulsions
Genre : drame. rible en plein milieu du long métrage, d’une barbarie agressives, animales semblent guider chacun des per-
Nationalité : britannique, américaine. rarement vue à l’écran ? Pourquoi, au demeurant, ce sonnages : la démence de Claude quand il apprend le
supplice du goudron et des plumes appliqué histori- décès de sa mère, Tracy qui se prend une belle torgnole
Il est rarement question de ce film quand on parle de la part de la MGM d’un budget bien supérieur à tout
quement au sein des colonies et dans les lynchages mais qui est elle-même entièrement sous l’emprise de
l’œuvre du grand Nicolas Roeg, pourtant Eureka repré- ce qu’il avait eu auparavant. Il semble d’ailleurs éton-
sente le point ultime, terminal de la première période nant que la firme ait pu lui faire confiance tant son publics ? On imagine bien les âmes sensibles quittant son désir sexuel.
de ce cinéaste si important pour Potemkine (Walka- goût pour l’expérimentation, les montages éclatés et la salle devant le corps de Jack torturé, brûlé, déca- Si la partie procès et certains dialogues sont un peu
bout, Ne vous retournez pas, L’Homme qui venait d’ail- les récits labyrinthiques était sa marque de fabrique. pité, qui plus est par une gueule aussi terrifiante que plus faibles qu’à l’accoutumée, tirant vers un registre
leurs, Enquête sur une passion). Avec cette première La MGM sera d’alleurs déboussolée en voyant le film, celle de Joe Spinell, le psychopathe de Maniac (1980). mélo un peu sommaire, c’est dans la folie, l’ambition,
réalisation pour Hollywood, Roeg avait bénéficié de qu’elle trouvera incompréhensible et le laissera sur une Les premiers plans cosmiques du film, d’une immense le baroque et la sauvagerie de certaines séquences
étagère pendant deux ans, avant qu’il ne connaisse une beauté plastique, où la matière or se mêle à des pay- qu’Eureka subjugue et qu’il donne l’impression d’être
exploitation très confidentielle aux États-Unis et en sages de neige, de brume et de montagnes, ne nous plus la somme de ses parties qu’un tout unifié. Or, le
Angleterre. Pourtant, Eureka rassemble un casting de ont pas préparé à une violence aussi frontale. côté fragmenté est bien ce que Roeg recherche. Le
stars et conte un récit plutôt lisible et simple. Basé sur Au centre du film, on trouve encore une fois un per- film cite aussi ses références (on retrouve une affiche
l’histoire vraie de Sir Harry Oakes, un chercheur d’or sonnage en quête et en proie à une obsession quasi de La Ruée vers l’or de Chaplin) et chaque acteur a
ayant fait fortune en 1912 et qui fut assassiné avec métaphysique, ce qui nous fait penser que le titre du l’air d’avoir été choisi en fonction de l’image véhiculée
une rare brutalité sur une île des Bahamas au début film ne s’en réfère pas qu’à l’île où Jack devenu mil- par leurs films précédents (Joe Pesci fait du Joe Pesci,
des années 1950 par des criminels dont l’identité n’a liardaire a élu domicile ou à la formule d’Archimède, Mickey Rourke fait du Mickey Rourke et bien sûr Gene
jamais pu être établie, le scénario de Paul Mayers- mais aussi au poème en prose d’Edgar Allan Poe, Hackman fait du Gene Hackman). Roeg manipule aussi
berg répond à ce que l’on peut attendre d’un biopic texte de 1848 (publié quelques mois avant la mort l’ironie avec plus d’insistance que par le passé, bien que
en prenant pour source un livre de Marshall Houts. de l’auteur étasunien) qui tourne autour des relations le pessimisme désabusé reste de rigueur. La phrase que
L’action en elle-même est juste déplacée en 1925 au qu’entretient l’Homme avec Dieu et l’Univers. Cela dit, n’arrête pas de prononcer Jack sur le fait qu’il a tout
Canada et les noms ont été changés pour des raisons à la différence du personnage joué par David Bowie gagné par lui-même et pas sur le dos des autres (défi-
juridiques. Trois temps de narration se succèdent : dans L’Homme qui venait d’ailleurs, Jack McCann nition outrancière du self-made man de la mythologie
d’abord, la découverte de l’or par Jack McCann (Gene atteint son but et trouve l’objet de sa quête dès le américaine) sonne faux, ce que Claude ne manque
Hackman) ; puis vingt ans plus tard on le retrouve début du long métrage. La question est alors : com- pas de lui rappeler en disant qu’il a « violé la Nature »
milliardaire sans joie sur une île des Caraïbes avec sa ment vit-on l’après quand on a connu l’extase ? Peut-il pour obtenir sa richesse. Les idéaux de romance et les
femme alcoolique Helen (Jane Lapotaire) et sa fille y avoir autre chose qu’une chute quand on a vécu un pensées toutes faites de Tracy (l’amour ne s’achète
Tracy (Theresa Russell) qui vit une histoire d’amour bonheur aussi intense ? Vieillissant, Jack est devenu un pas, etc.) sont aussi un peu ridicules, et ses ambitions
passionnée avec un Français expatrié (Rutger Hauer) ; personnage sans enthousiasme, vide, et pas vraiment seront sûrement à réviser suite à la scène finale, les
pour finir, nous assistons au procès du beau-fils afin sympathique – aucun des protagonistes ne l’est. Deve- couples n’étant destinés qu’à se déliter dans les films
d’essayer de trouver qui a pu mettre fin aux jours de nir l’homme le plus riche du monde ne lui a apporté de Roeg. Les mafieux eux-mêmes ne sont-ils pas des
McCann d’une façon aussi atroce. De fait, Eureka est aucune plénitude. Il est comme déjà mort avant même caricatures ? Nommer Mayakofsky le personnage de
plus linéaire et accessible que les films précédents du d’être tué, mais encore rongé par la haine – il essaie Joe Pesci dénote d’un humour certain, et faire de Rut-
maître, mais c’était sans compter sur son goût pour de tuer Claude, le gendre qu’il déteste tant car il ger Hauer un Français avec son accent pour le moins
l’ésotérisme, le surnaturel et le mélange des genres. pense qu’il en veut plus à sa fortune qu’à sa fille. Cette approximatif est une idée assez saugrenue. N’y a-t-il

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

pas de l’ironie aussi dans le fait de transformer le lit de beaucoup d’enfin découvrir cette œuvre étrange et (1969), M*A*S*H (1970), Images (1972), Nous
la chambre à coucher, territoire traditionnel du désir, inclassable, faite de symbolisme occulte, d’éclairs de sommes tous des voleurs (1974), Nashville (1975),
en table de dissection et de mise à mort ? On croirait violence grotesque et de petites touches de kitsch. Trois femmes (1977) ou The Player (1992) s’y révèle
même voir un sourire sur le cadavre qui n’attendait Toutes les thématiques chères au réalisateur s’y au sommet de sa maîtrise technique, jouant avec habi-
peut-être que ça. Roeg démontre ainsi que la croyance retrouvent : le temps, la quête, les pulsions, la para- leté de la lumière et des reflets. Sa direction d’acteurs
en l’or, et ce qu’il représente (l’argent, le pouvoir), est noïa, le surnaturel, le sexe et la mort. La question au est déjà exemplaire, tout comme son utilisation de la
en soi absurde et ne cache que le vide, à l’image de la centre du film, elle, reste d’une rare puissance, et Gene musique de John Williams pour commenter (parfois
vie de McCann, d’une vaste insignifiance. Hackman offre l’une de ses plus grandes performances ironiquement) les images.
Si Eureka a longtemps été une perle rare, un film en incarnant cet homme qui a atteint son but et qui ne Le Privé se présente plus comme une succession de
recherché au statut culte, cette édition a permis à sait comment accéder au bonheur après. séquences que comme un tout cohérent, le suspense
n’étant pas ce qui intéresse Altman. On ne peut néan-
moins nier le caractère marquant d’un bon nombre
d’entre elles : la noyade de Roger Wade, la séquence de
dialogues parfois désopilants, Altman conserve la vision déshabillage des malfrats, Marty qui défigure la femme
LE PRIVÉ (1973) de Robert Altman noire des polars. Sous le soleil, les belles villas et rési- qu’il aime pour prouver qu’il fera bien pire à ceux pour
dences surveillées évoluent des êtres tous plus pourris qui il n’éprouve rien (sûrement une référence à Lee
Date de sortie DVD/Blu-ray : 2 octobre 2012.
les uns que les autres, et cette criminalité bien camou- Marvin qui ébouillante Gloria Grahame dans Règle-
Avec Elliott Gould, Nina Van Pallandt, Mark Rydell, Sterling Hayden (1 h 52).
flée est omniprésente. Un monde de faux-semblants où ment de comptes de Fritz Lang)… Forcément, la cri-
Genre : policier.
il est difficile de compter sur qui que ce soit, où même tique d’époque sera désemparée par un tel film qui,
Nationalité : américaine. un matou peut exercer sa tyrannie. derrière le rire, cache une mélancolie et une sombre
Le Marlowe d’Altman, pourtant, apparaît comme un insanité nichées dans des images de cartes postales
décennies de retard, son look cravaté semble en personnage plus passif qu’actif. Les gens viennent le avec leurs belles plages baignées de soleil. Satire ou
déconnexion avec les nouveaux standards de la Califor- chercher et perturber son quotidien pépère, anodin hommage ? Le Privé pourrait bien être les deux à la fois
nie post-hippie. Ses voisines adeptes de la méditation et modeste, sans qu’il n’ait rien demandé. Ni séducteur et n’a cessé d’être réévalué avec le temps, notamment
tantrique en tenue d’Ève ne sont là que pour souligner ni héroïque, Marlowe est même plutôt le contraire. Un grâce à cette édition, jusqu’à être considéré aujourd’hui
le décalage. Leurs corps nus ne l’émoustillent même loser que les autres manipulent, mais qui a appris à comme l’un des grands classiques d’Altman. Reprenant
pas. Marlowe est un célibataire endurci, solitaire, et ne pas s’en faire : « It’s OK with me », répète-t-il sans la misogynie, les couples adultères criminels, l’idée d’un
semble n’avoir que faire des femmes. Son seul véri- cesse. Il est surtout quelqu’un qui observe le monde monde gangrené par la corruption, Altman orchestre
table « ami » se nomme Terry Lennox (Jim Bouton) et autour de lui avec distance. Nonchalant, il pose son ces éléments du genre dans un objet décalé, où il s’agit
lui joue d’emblée un mauvais tour. Après une violente regard sur une Amérique devenue folle, la caricature moins de souligner l’intrigue que de focaliser l’attention
dispute avec sa femme, il lui demande de l’amener à d’elle-même, d’où ces références à des stars hollywoo- sur les détails incongrus, les digressions. En résulte un
Tijuana, à la frontière mexicaine. Dès le lendemain, diennes tournées en ridicule (jusqu’à l’utilisation de la dynamisme jubilatoire pour le spectateur, et un film
Marlowe est arrêté. La femme de Terry a été assassinée chanson « Hooray for Hollywood » lors du générique mi-drôle mi-désabusé. L’adieu à une époque, à un idéal,
et son mari, que l’on soupçonne, se suicide. Mais cette final). Ne s’attardant pas sur les motifs ou le passé des à des valeurs et, en définitive, à une amitié.
Réalisé pendant l’une des périodes les plus actives de la explication ne convient pas au détective. Embauché par personnages – on ne connaît jamais les raisons des
carrière de Robert Altman (1925-2006), Le Privé prou- la riche Eileen Wade (Nina Van Pallandt) pour savoir meurtres et d’où proviennent ces sommes d’argent
vait encore une fois le talent du cinéaste à se réappro- si son mari Roger (Sterling Hayden) va bien, Marlowe que tout le monde réclame –, Altman recherche plus
prier des genres classiques et à les revisiter sous un découvre que ceux-ci connaissaient les Lennox, tout une ambiance et un sens à travers les échanges entre
mode satirique et ironique. Ici, c’est le film noir qu’il comme le gangster Marty Augustine (Mark Rydell) eux. En désamorçant les attentes, il ne fait pas que pro-
personnalise en s’attaquant à ce monument qu’est Ray- qui maintient que Terry détient une grosse somme voquer des décalages comiques mais en profite pour
mond Chandler et à son personnage de Philip Marlowe. d’argent qui lui appartient. Marlowe va ainsi croiser expérimenter via la mise en scène. Utilisant les décors
Son adaptation du roman original, The Long Goodbye le chemin d’une galerie de personnages corrompus de la ville, son architecture ou la résidence en bord de
(1953), se donne énormément de libertés, notam- jusqu’à dénouer cette énigme alambiquée et guère mer des Wade, il aligne les beaux plans, soulignés par
ment celle de le transposer dans les années 1970, d’y plausible – Marlowe n’est-il d’ailleurs pas en train de les couleurs éclatantes de la photographie de Vilmos
ajouter des scènes violentes (deux en particulier) ou tout rêver ? En route, il rencontrera un homme tout en Zsigmond. Le réalisateur de That Cold Day in the Park
cocasses absentes du texte, sans compter un chat qui bandages qui lui offrira un briquet, une jeune femme
se retrouve à jouer un rôle fondamental dans le long défigurée à la bouteille de Coca, un Arnold Schwarze-
métrage ! Le film débute par Marlowe (Elliott Gould) negger moustachu et en slip jaune, un romancier alcoo-
réveillé à trois heures du matin par ce même chat et les lique aux faux airs d’Ernest Hemingway, des chiens qui
dix premières minutes seront consacrées à essayer de copulent, un gardien de résidence qui aime à imiter
rassasier (sans succès) la faim du félin, très exigeant Barbara Stanwyck, James Stewart et autres stars hol-
en termes de nourriture. Clope au bec, désinvolte et se lywoodiennes, ou encore un docteur lui aussi obsédé
parlant à lui-même, Marlowe va errer tout au long du par l’argent. Dans ce Los Angeles amoral des Seventies,
film comme dans un (mauvais) rêve, comme s’il s’était tout ne semble être régi que par les billets, jusqu’à en
retrouvé à la mauvaise époque. Sa voiture a quelques devenir presque irrationnel. Malgré le ton léger et les

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

HOLY MOTORS (2012) de Léos Carax sérieux, intimes s’immiscent sans crier gare, juste avant qui redevient l’héroïne des Yeux sans visage ou est-ce
de passer à autre chose. La vie apparaît alors comme pour dire que notre propre identité doit être cachée
Date de sortie DVD/Blu-ray : 6 novembre 2012. un vaste jeu de rôles, Paris n’est qu’un théâtre et Holy pour accéder à la normalité ? Ce faisant, Carax évite
Avec Denis Lavant, Edith Scob, Kylie Minogue, Eva Mendes (1h55). Motors pourrait bien être une nouvelle forme de diver- toute morbidité – chez lui, les morts laissent l’adresse
Genre : science-fiction. tissement inédite. Là aussi émerge l’un des thèmes de leurs sites Internet sur leurs tombes – et semble
Nationalité : française. importants du film : si la vie n’est qu’illusion et que nous nous dire que la vie, comme l’art et comme le cinéma,
registres – chaque épisode a son esthétique propre –, ne sommes que des personnages éphémères, c’est bien doit être audacieuse et aventureuse, quitte à friser le
le film défie toute classification, mêlant le ludique et parce que la mort nous attend en bout de course. Et ridicule. Holy Motors n’est pas juste un hommage nos-
le tragique, la fantasmagorie et le réalisme, le mauvais la mort est présente ici sous diverses formes : suicide, talgique au cinéma, c’est un hymne à la créativité qui
goût et le poétique, le numérique high-tech et le lo-fi… meurtre, maladie et vieillesse. Les rêveurs/spectateurs prouve que nombre de champs sont à défricher dans
Et cette firme, Holy Motors, reste bien énigmatique, de la salle de cinéma du début pourraient n’être que le septième art. Enthousiasmant et désarmant à la fois,
si ce n’est que l’enseigne fait penser à un drive-in à des défunts. Quant à ce masque que revêt Céline à cet « objet filmique non identifié » sera élu meilleur film
l’américaine, le lien avec le cinéma s’établissant une la fin pour rentrer chez elle : est-ce juste Edith Scob de l’année 2012 par les Cahiers du cinéma.
fois de plus.
Au-delà de la richesse visuelle, on sent au travers des
nombreuses références – qui sont aussi musicales, avec
une bande son variée, allant de Shostakovich à R.L.
Le dormeur porte des lunettes noires. Les murs de sa Burnside en passant par Gérard Manset – un vrai plai- COFFRET JONAS MEKAS
chambre sont décorés de motifs d’arbre. Une porte sir à manipuler les images et un amusement presque Date de sortie DVD : 6 novembre 2012.
ouvre sur un couloir secret aux couleurs rouges enfantin. Bien sûr, Holy Motors n’en reste pas moins Avec Jonas Mekas, Jim Anderson, Henry Howard, Tom Lillard.
lynchiennes. L’homme atterrit alors dans une salle de bizarre et mystérieux. Qui est vraiment ce Monsieur Genre : expérimental.
cinéma où le public est figé, comme endormi, alors Oscar ? Pour qui fait-il ça ? Y a-t-il des caméras invisibles
Nationalité : américaine.
qu’un chien avance, inquiétant. Le somnambule de qui le filment ? Est-ce pour nous, spectateurs ? Quelle
Inclus The Brig, Walden, Reminiscences of a Journey to Lithuania, Lost Lost Lost,
ce prologue n’est autre que le cinéaste lui-même, est sa vie en dehors de ces rôles qu’il joue ? Et pourquoi
As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty, Cassis, Notes on
Léos Carax, dont Holy Motors signait le grand retour son ancienne amante se suicide-t-elle ? Le réalisateur
après Pola X en 1999. Lui qui avait été une sorte de ne répondra pas à ces questions comme aux dizaines the Circus, Hare Krishna, Report from Millbrook, Time and Fortune Vietnam Newsreel,
jeune prodige dans les années 1980 était devenu un d’autres, et qu’attendre d’un film où même les limou- Travel Songs, Quarter Number One, Imperfect Three-Image Films, Song of Avignon,
peu ringard avec le temps, d’où sa difficulté à monter sines parlent ? Holy Motors est surtout un délire formel Mozart, Wien & Elvis, Williamsburg.
des projets plus ambitieux et à portée internationale. surréaliste, libre, excentrique, fou, spontané, parfois « Il est impossible de transcrire par les mots un film qui est en fait un poème,
Il décide alors de tout mettre dans ce film, faisant à kitsch (les passages en comédie musicale avec Kylie et qui nous touche non par son histoire mais à travers ses associations visuelles
la fois de nombreux clins d’œil à ses œuvres passées Minogue), où la performance et l’énergie mènent la et ses symboles. »
(lieux, personnages…) mais rendant aussi hommage danse – d’où la pertinence de ces inserts d’études du Jonas Mekas, Movie Journal
au cinéma tout entier et à son histoire, d’où l’incursion mouvement corporel par Marey. Parfois, des moments
dès les premiers plans de ces chronophotographies Avec ce coffret, ainsi que le travail réalisé par la suite
d’Étienne-Jules Marey, ancêtres de l’image animée. Par sur Kenneth Anger et Shirley Clarke, Potemkine
cette introduction, il associe d’emblée l’expérience de s’aventure dans le domaine du « Nouveau Cinéma
la salle de cinéma à un rêve éveillé, et c’est une logique Américain » des années 1960, une expression qu’avait
onirique que va suivre le film. On assiste à une jour- utilisée Jonas Mekas dans sa rubrique du Village
née typique de Monsieur Oscar (Denis Lavant, vieux Voice, « Movie Journal », pour désigner les œuvres
comparse de Carax), une grande fortune, employé d’avant-garde poétiques de son époque. C’était selon
par une firme pour incarner une dizaine de person- lui un courant de jeunes réalisateurs ayant retenu les
nages hétéroclites tel un comédien transformiste. Tra- leçons des expérimentations symbolistes et surréa-
versant Paris à l’arrière d’une limousine conduite par listes de Jean Cocteau et Maya Deren tout en inté-
Céline (Edith Scob), il va tour à tour être une men- grant des techniques documentaires avec un esprit
diante, un père de famille, un musicien de rue, un vieil très do-it-yourself. Bien sûr, l’œuvre de Mekas s’en
homme agonisant, un monstre hideux (il reprend son rapproche totalement, à l’instar de ce qu’on appellera
rôle de Monsieur Merde), un tueur de film d’action le « journal filmé ». Les six DVD bilingues rassemblés
asiatique ou une créature de série B, etc. Holy Motors rendent compte du caractère prolifique et innovant
adopte donc presque la structure des films à sketches ; de son travail. Né en Lituanie en 1922, Mekas a connu
les séquences se succèdent, nous amenant dans des les camps de travail puis les camps de réfugiés en Alle-
univers disparates, et mettent en avant les capacités magne. En 1949, avec son frère, ils émigrent à Brook-
de métamorphoses hallucinantes de Lavant, véritable lyn. Aussitôt, il s’achète une caméra Bolex 16 mm et
Lon Chaney des temps modernes, utilisant souvent des commence à filmer ce nouvel environnement qu’il ne
masques en latex à la Mission : Impossible. Jouant des comprend pas ou qu’il ne souhaite pas comprendre,

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

comme il le dira plus tard. Il découvre alors le cinéma tabassé et enfermé dans une cage plus petite encore. ces innombrables heures captées sur pellicule sont cinéma. On regrettera juste qu’après Walden, il se soit
expérimental, notamment au Cinema 16 d’Amos Vogel. Inutile de dire que Full Metal Jacket ressemble à un comme un témoignage intime (des « conversations contenté de ne faire que des journaux filmés car ses
Cela change considérablement sa vie et il décide de se divertissement de Disney en comparaison. avec moi-même3 »), parfois poignant, de la vie d’un premières recherches cinématographiques (The Brig)
consacrer à la défense de ce cinéma, quitte à être le Ce travail sur la forme expérimentale et l’esthétique homme et d’un artiste dont l’importance fut bien plus étaient particulièrement enthousiasmantes.
seul sur le terrain. documentaire sera développé dans ses « journaux fil- grande que ce que prétendent les livres d’histoire du
En 1958, il se propose pour tenir une chronique més » qui constituent l’essentiel de son œuvre et de ce « Ce que Mekas ne dit pas, mais que ses films prouvent à l’envi, c’est qu’en littérature
au Village Voice, et à sa surprise il tiendra sa rubrique coffret, avec un ton bien moins agressif et plus mélan- comme au cinéma le journal est le genre le plus libre, le genre des genres, un genre qui
pendant douze années, devenant grand théoricien colique. Tous les films suivants seront en effet hantés n’en est plus un à force d’accueillir tous les autres (la maxime, le portrait, l’anecdote,
malgré lui de ces années-là. Il y fait l’éloge de tous ces par la solitude de l’exil, en particulier Reminiscences l’auto-analyse psychologique, l’historiette, le projet d’œuvre, l’art poétique, le haiku, le poème,
artistes qui cherchent à dérégler nos sens, à élargir la of a Journey to Lithuania (1972), où il part avec son et jusqu’au compte de blanchisseuse).
conscience, en quête de nouvelles libertés formelles. frère et sa belle-sœur retrouver la famille qu’ils ont Ainsi, par le journal, tous les êtres contradictoires que Mekas porte en lui se rejoignent et
Impartial envers la Nouvelle Vague qu’il considère laissée derrière eux, et Lost Lost Lost (1976), qui se fondent : le critique et le créateur, le Lituanien et le New-Yorkais, l’écrivain et le cinéaste,
comme du cinéma commercial, il s’offusque durant relate en voix off les douleurs et déchirements inté- l’homme des villes et l’homme des champs, le nostalgique et le visionnaire, le terroriste
ces années contre la frilosité des distributeurs et des rieurs d’une personne exilée sur des archives visuelles et l’homme doux. Et ils se rejoignent dans ce qui est le maître-mot du journal comme genre,
programmateurs de festivals totalement insensibles à tournées entre 1949 et 1963. Sans son direct, ses films et aussi du cinéma expérimental comme art : l’idée que tout est possible, que tout est dicible
ce nouveau courant américain, sans parler des cen- bénéficient de cartons comme du temps du muet avec – la liberté. »
seurs, et il se battra souvent pour faire que ces films une utilisation abondante de musique et de voix qui Dominique Noguez, Éloge du cinéma expérimental
existent, ceux de Brakhage, Anger, Markopoulos, peuvent réciter des textes/poèmes ou lire des extraits
Shirley Clarke, Marie Mencken, Jack Smith ou des d’un journal intime ou d’un cahier de notes et d’im-
frères Kuchar, entre autres. Selon Mekas, une révo- pressions. Le thème de l’innocence perdue est souvent
lution esthétique est en marche, qui s’affranchit des présent, avec des visions de la nature et de l’enfance.
règles de la narration mais qui utilise le mouvement, Lyriques, ces films font le pont entre passé et présent, GOD BLESS AMERICA (2011)
la lumière et le langage du cinéma pur pour amener suggèrent les sentiments d’absence et d’aliénation à
de Bobcat Goldthwait
le spectateur vers un ailleurs où la beauté règne : « Le travers les petits gestes du quotidien. La famille, les
cinéma recèle les ombres fantastiques de cette partie amis, les moments de joie, de danse, se retrouvent en Date de sortie DVD/Blu-ray : 5 février 2013.
de nos sens et de nos visions que nous sommes encore abondance mais sont mis à distance par le montage et Avec Joel Murray, Tara Lynne Barr (1 h 40).
incapables d’utiliser et dont nous n’avons même pas les sons et voix rajoutés. Genre : comédie, satire.
conscience2. » Cette mémoire spontanée d’un présent déjà loin- Nationalité : américaine.
Le cinéma de Mekas met en pratique les textes qu’il tain ménage une forte dimension nostalgique. Walden
Divorcé et solitaire, Frank (Joel Murray) est un qua-
écrivait à la même époque. The Brig (Le Cachot, 1964) (1969) devient le témoignage épique du New York
rantenaire aigri qui ne peut s’empêcher de regarder
ne se contente pas d’innover que sur la forme, il nous des années 1960 et de la scène artistique qui y pul-
les émissions débiles de télé-réalité. Et quand il prend
fait vivre une expérience de cinéma puissante, brute et lulait. On peut retrouver aussi bien le Velvet Under-
sa voiture, ce sont les programmes radiophoniques
cauchemardesque. Le film relate une journée dans une ground et Andy Warhol que le poète Allen Ginsberg
tout aussi stupides qui lui bourrent le crâne. Affligé par
prison pour Marines. L’idée est simple : capter cette ou le musicien-cinéaste Tony Conrad. Tout comme
cette dégénérescence des médias où les faibles sont
pièce de théâtre au Living Theatre comme s’il s’agissait dans ses courts métrages, Mekas y alterne scènes de
jetés en pâture pour la moquerie du grand nombre, il
d’un reportage et faire passer ça pour du réel, comme cirque, films de famille, manifestations hippies avec
est aussi consterné par la bêtise autour de lui : ses voi-
si les gardes avaient donné l’autorisation à une équipe adeptes de Krishna, Timothy Leary et la culture de la
sins et leur bébé insupportable, son ex-femme Alison
de filmer le quotidien de cet espace sombre et exigu. drogue, des célébrations diverses, des plans de ville
et son nouveau compagnon flic qui ont fait de leur
Le film obtiendra d’ailleurs le premier prix au festival ou de nature, des références à la guerre du Vietnam,
gamine un monstre d’égoïsme gâté et irrécupérable,
de Venise en section documentaire ! Humiliations, bru- et toute une banque d’images soumises à un montage
ses collègues de travail qui ne jurent que par ce qu’ils
talités, cris, respirations, grillages, uniformes, méca- dynamique. Accélérations, superpositions… le cinéaste
voient à la télévision… Après avoir été viré de son bou-
nique des mouvements jusqu’à l’hystérie, Mekas nous aime orchestrer les images comme de la musique, avec
lot suite à une plainte de harcèlement de la part de
propose une immersion totale mais n’en utilise pas des crescendos (le coloré et fantasmagorique Notes
la réceptionniste, c’est une tumeur au cerveau que
moins des effets électroniques sur les voix pour ajou- on the Circus) et des décélérations. Le mal-être intime
lui annonce son médecin. Là, c’en est trop, il décide
ter à la tension. Les phrases sont répétées jusqu’à l’in- y est souvent mis en contraste avec un émerveillement
d’en finir à moins que… Et s’il faisait comme ce tueur
cantation, les prisonniers courent incessamment dans face à la beauté du monde (les Travel Songs).
de masse vu à la télé, Charles Whitman ? Il n’a rien à
le même couloir, soumis à la brutalité des chefs. Les Summum de cette forme romantique d’autobiogra-
perdre. Cela lui ferait-il du bien d’exploser quelques-
gesticulations sont grotesques, les sons martelants, et phie, As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief
uns de ces abrutis qui lui ont rendu la vie infernale ? Et
même les corvées de ménage rappellent l’asile de fous, Glimpses of Beauty (2000) avoisine les cinq heures
qui de plus pénible que l’adolescente pourrie Chloe, incite Frank à aller plus loin et à commettre un acte
avec des autorisations à demander en permanence suivant le principe de morceaux choisis au hasard dans
fille de parents riches tout aussi irritants, héroïne héroïque en débarrassant le monde de tous ces bou-
pour traverser les mêmes lignes blanches. Le malheu- les archives de toute une vie. S’éloignant des pièges
d’une parodie de My Super Sweet 16 ? Témoin enthou- lets qu’ils haïssent avant de fuir pour la France, « là où
reux qui tente de résister à cette maison d’aliénés est narcissiques dans lesquels certains sont tombés,
siaste du meurtre, la jeune Roxy (Tara Lynne Barr) on déteste les Américains ». Voici donc le projet de

2. Jonas Mekas, Movie Journal, traduit de l’anglais (États-Unis) par Véronique Gourdon, Paris, Marest Éditeur, 2018, p. 138. 3. Jérôme Sans, « Juste comme une ombre… » (2000), in Entretiens avec Jonas Mekas, Les Cahiers de Paris Expérimental 24, 2006, p. 5.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

se plaisent à humilier les candidats ? Et que dire des (1987), adaptation de l’un de ses auteurs fétiches, le Jean-Baptiste Thoret en donne son analyse dans les
participants prêts à tout pour avoir cinq secondes de dramaturge sudiste Tennessee Williams. Avec cette suppléments avec toujours beaucoup de perspicacité,
célébrité ? édition, Potemkine permettait de remettre en avant évoquant le retour à une Amérique conservatrice et
Dans la lignée d’un Jonathan Swift, Goldthwait a un acteur devenu cinéaste de talent qui n’a pas bénéfi- déprimante, qui fait comme si le vent de liberté des
décidé de répondre à la violence par la violence. Le cié de la reconnaissance d’un John Cassavetes ou d’un Sixties n’avait pas existé. Il est vrai que l’environnement
personnage de Frank, pris dans l’engrenage de cette Clint Eastwood. De l’influence des rayons gamma sur où évoluent les personnages (à Bridgeport, Connecti-
société, victime d’exclusion sociale, ne peut riposter le comportement des marguerites, avec son titre à cut) tient presque du post-apocalyptique. Tout y est
que par les armes. Il déplace juste la cible de ses pul- rallonge très poétique, est sans nul doute son œuvre gris, morne et délabré. La maison elle-même est dans le
sions agressives : ce ne sera pas lui la victime (ses ten- la plus brillante. Sensible et psychologiquement com- désordre total, aussi inquiétante que le décor d’un film
tatives de suicide) mais ceux qui font de son quotidien plexe, le film est une adaptation de la pièce de Paul d’épouvante. Les habitants du quartier semblent aussi
une torture. Bien sûr, il est indéfendable de suppri- Zindel et se recentre autour de trois personnages : décrépis que les lieux, vieux et en fin de vie, comme
mer des gens juste parce que ce sont des imbéciles, Beatrice Hunsdorfer (la mère jouée avec énergie par cette dame (Judith Lowry) au regard perdu que Bea-
mais dans le cadre d’une fiction, l’entreprise a valeur Joanne Woodward, la femme de Newman) et ses deux trice garde chez elle pour se faire un peu de sous, sa
notre duo improbable de tueurs parti sur les routes cathartique. La satire passe toujours par une certaine filles adolescentes, Ruth (Roberta Wallach, fille de maison devenant alors une sorte de mouroir pour
pour une escapade sanglante et pour faire un peu de forme de méchanceté, et God Bless America l’utilise à l’ami de la famille, Eli Wallach) et Matilda (Nell Potts, les parents que les enfants abandonnent. Les objets
nettoyage. Et ça va faire mal ! bon escient. Si les séquences proprement hilarantes la propre fille de Joanne Woodward et Paul Newman). s’amoncellent jusqu’à l’étouffement et on sentirait
Dans la tradition des couples criminels à l’écran du début laissent au fur et à mesure place à une amer- Un film de famille donc et à tous les sens du terme, où presque les odeurs de vaisselle sale et des crottes du
(Bonnie & Clyde, Les Tueurs de la lune de miel, Tueurs tume, c’est sûrement parce que Goldthwait vise juste la mise en scène soutient avant tout les performances lapin dont s’occupe Matilda.
nés, Touristes…), Frank et Roxy tuent de sang-froid dans sa critique du système, et rien ne semble s’être des actrices, remarquables. S’ajoutent à ce contexte cauchemardesque la crise
mais pour que la gentillesse, la compassion, le respect arrangé depuis la sortie du film. La colère et l’énerve- En ce début des années 1970, Beatrice essaie d’éle- d’épilepsie de Ruth et les emportements hystériques
et les bons sentiments reviennent dans une nation qui, ment qui ont donné naissance à cette histoire sont ver ses filles tant bien que mal mais elle doit faire face de Beatrice. Pourtant, la cadette Matilda reste imper-
selon eux, a perdu son âme. Si Frank devient un ange bien réels. La réponse de Frank est primitive, dirigée au chômage et à une amertume, liée non seulement méable à cette folie ambiante. Elle trouve de la poésie
exterminateur, il est aussi un moraliste à sa manière ! par la rage pure, et quand il fantasme un passé où les au fait que son compagnon l’a quittée avant de mourir dans les expériences scientifiques qu’elle mène avec
L’acteur devenu réalisateur, Bobcat Goldthwait, n’a gens étaient plus tendres les uns envers les autres, il mais aussi à une colère vis-à-vis du monde qui l’entoure. son professeur M. Goodman (David Spielberg), qui
rien perdu de son mordant et de son goût pour la prouve que ses propres idéaux sont absurdes – il suf- Elle en devient incapable d’empathie. Paranoïaque et donnent leur titre au film et qui sont révélées dès la
satire politique avec cette comédie noire souvent très fit de jeter un coup d’œil à l’histoire du pays. Frank alcoolique, elle est toujours sur la défensive, pensant scène d’ouverture. Soumises aux rayons gamma, les
drôle, qui a décidé de se défouler contre la conne- et Roxy sont les produits de cette culture, et c’est là que les gens vont la tourner en ridicule, la projetant en fleurs peuvent soit mourir, soit donner des mutations
rie ambiante dans une Amérique du mercantilisme et où le film de Goldthwait, derrière la jubilation, cache mère pathétique et malade qui ne sait pas exprimer son étranges mais d’une grande beauté. Cette image a
des médias. Qui n’a jamais rêvé de mettre une bonne quelque chose de plus douloureux. Comme si le com- affection pour ses enfants – ce qu’elle finit par devenir. valeur de métaphore, avec différentes possibilités
raclée à ces gens qui répondent à leurs téléphones bat avait été déjà perdu. C’est sous ce prisme que le À travers ce portrait d’une quarantenaire au bord de la d’interprétation. Qui sont les marguerites ? Les deux
dans les salles de cinéma ? Ou d’exploser la tête du film peut créer un vrai malaise et qu’il dérange – cela crise de nerfs, on pense à tout un courant du cinéma adolescentes ? Les trois femmes ? Les gens défavorisés
gamin qui ne fait que hurler car c’est le petit chéri de en fait son prix –, ce qui lui vaudra d’être l’un des américain de l’époque porté sur ces personnages de qui essaient de survivre dans une Amérique sans pitié
ses parents ? Ou de liquider avec un AK 47 ces évan- meilleurs succès salles (avec Paris pieds nus d’Abel femmes assez déviantes mentalement pour ressembler et en bout de course ?
gélistes homophobes qui ne prônent que la haine de et Gordon) parmi les longs métrages distribués par aux héroïnes de Tennessee Williams. Les références Car le film ne se limite pas à un huis clos entre les
l’autre ou ces jurés irresponsables de la télé-réalité qui Potemkine. peuvent aller de That Cold Day in the Park (1969) trois personnages. Nous les voyons aussi interagir avec
de Robert Altman à Carrie au bal du diable (1976) le monde : Beatrice ne conçoit pas les relations autre-
de Brian De Palma, en passant par Wanda (1970) de ment que dans le conflit, traitant son voisin d’« homo »
Barbara Loden ou Une femme sous influence (1974) parce qu’il ne répond pas à ses avances, devenant
de John Cassavetes. Pourquoi le cinéma américain folle de rage quand le frère de son mari refuse de lui
DE L’INFLUENCE DES RAYONS GAMMA SUR LE COMPORTEMENT s’est-il alors passionné pour ce genre de portraits ? prêter de l’argent ; Ruth, en dehors de sa popularité
DES MARGUERITES (1972) de Paul Newman à l’école, cache une agressivité assez semblable : elle
Date de sortie DVD : 7 mai 2013. sait comment humilier sa mère, et dans ses propres
Avec Joanne Woodward, Nell Potts, Roberta Wallach (1 h 36). termes, « les vieux la font gerber » ; et Matilda, malgré
Genre : drame. sa timidité, va se révéler au fil du film jusqu’à devenir
Nationalité : américaine. une figure presque héroïque. Elle est peut-être l’une
de ces mutations soumises aux radiations qui ne va
De Paul Newman (1925-2008), on a surtout retenu Le Plus Sauvage d’entre tous (1963), Le Rideau déchiré pas donner le portrait craché de sa mère (Ruth) mais
l’acteur belle gueule qui, à l’instar de James Dean et (1966), Luke la main froide (1967), Butch Cassidy un être à part, différent plus que monstrueux, et de
Marlon Brando, a électrisé les jeunes filles dès les et le Kid (1969), L’Arnaque (1973), etc. On connaît toute beauté. Beatrice et Ruth sont quant à elles déjà
années 1950 et qui a pu montrer l’étendue de son beaucoup moins sa carrière de réalisateur et ses longs condamnées à la stagnation, l’immobilisme, le ressen-
talent dans de nombreux films hollywoodiens de haute métrages : Rachel, Rachel (1968), Le Clan des irréduc- timent. Beatrice rêve d’un avenir meilleur mais sans
tenue : Les Feux de l’été (1958), Le Gaucher (1958), tibles (1970), De l’influence des rayons gamma sur faire vraiment en sorte de changer les choses (son
La Chatte sur un toit brûlant (1958), Exodus (1960), le comportement des marguerites (1972), L’Affron- désir de monter un commerce, un salon de thé), alors
L’Arnaqueur (1961), Doux oiseau de jeunesse (1962), tement (1984) et, pour finir, La Ménagerie de verre que Ruth, elle, est en proie aux cauchemars. Les deux

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

devenir ridicule avec ses accoutrements de mauvais


goût. Joanne Woodward avouera avoir détesté jouer
ce rôle, même si elle a obtenu le Prix (mérité) d’inter-
prétation féminine à Cannes, et on sent bien qu’elle
n’aime pas son personnage, jusqu’à le rendre antipa-
thique. C’est du reste ce dégoût vis-à-vis d’elle-même
qui fait naître l’émotion.
À travers ces portraits de femmes, on sent que New-
man, très engagé sur des idées progressistes, critique
son pays, où pour toute une frange de la population réalisateur aime à jouer sur les contrepoints musicaux Véritable expérience à vivre sur grand écran, la
les opportunités de s’en sortir sont rares. Leurs vies et nous faire perdre pied : de la musique traditionnelle beauté des images de ¡Vivan las Antipodas! suffit à
se résument à la pauvreté, la survie et l’inertie. Cette russe peut illustrer la séquence où un berger au Chili en faire un grand moment de poésie visuelle. La lave
vision plus globale transparaît à travers la présence du appelle ses brebis par leurs prénoms ! en fusion à Kilauea à Hawaï souligne cette dimension
drapeau national, et même l’entraînement de majo- Né en 1961 à Leningrad, Kossakovski se passionne plastique du film. On a l’impression de ressentir les
finiront sûrement comme la vieille qu’elles observent rettes renvoie à une américanité absurde, comme si très tôt pour la photographie et sera opérateur ainsi matières. Mais Kossakovski séduit aussi quand il capte
par la fenêtre et qui paraît déjà morte. Ruth pour- on forçait les jeunes filles à la fête au sein d’un pays à que monteur sur ses propres films. De fait, la narra- les gestes du quotidien, l’insignifiant et l’ennuyeux qui,
rait donc être une expérience ratée. Soumise à trop l’agonie. C’est bien une Amérique décomposée (tout tion trouve sa cohérence dans le montage et les rimes sous son regard, suscitent une forme de tendresse
de rayons gamma (la colère, la moquerie sans joie et comme l’est la famille) que nous dépeint Newman, où visuelles. L’idée est simple : prendre des points opposés amusée. Les couleurs se répondent, les lieux aussi,
l’agressivité de la mère), elle va finir par s’éteindre. les faibles sont broyés par la cruauté des autres (Bea- sur le globe et les faire dialoguer entre eux, créer des aboutissant à des rimes optiques ménagées par le
N’essaie-t-elle d’ailleurs pas la perruque de sa mère, trice était appelée « Betty-la-dingue » au collège) et du échos. Ses choix se sont portés sur Rios en Argentine montage et un travail sur les perspectives particulière-
devenant son avatar, derrière une apparente ironie ? système. Et si Matilda devient un personnage fort et face à Shanghai en Chine, Kubu au Botswana face à ment original. Du vrai cinéma libre, qui ne s’embarrasse
Tout cela pourrait faire croire que De l’influence des admirable, c’est parce qu’elle agit en réaction, accepte Big Island sur l’île de Hawaï, la Patagonie au Chili face pas d’un scénario mais qui capte ce qui se passe au
rayons gamma sur le comportement des marguerites les défauts et les faiblesses de ceux qui l’entourent. au Lac Baïkal en Russie et Castle Point en Nouvelle-Zé- moment où la caméra tourne. S’en dégage un émer-
est un film triste ou sinistre. Pourtant, à travers Matilda, Elle a appris à poser un regard différent sur le monde, lande face à Miraflores en Espagne. La banque d’images veillement quant à l’infinie richesse du monde, ses habi-
qui finit par devenir le personnage principal du récit, pur, toujours émerveillé. En ce sens, le bien nommé est extrêmement riche alors que de mini-narrations se tants, sa nature, ses animaux, ses architectures… C’est
c’est la poésie qui prime. Elle offre un vrai message M. Goodman lui offre la confiance que n’aurait jamais dessinent. Entre autres, on pourra croiser deux frères presque notre cerveau qui est en rotation, porté par
d’espoir en ne cédant pas à la haine de sa mère et en pu lui donner sa mère, car le bonheur ne peut résulter dans un hameau isolé, un ermite, des rivières, le calme toutes ces textures et sensations. Le film relève autant
évitant de rentrer en guerre, même quand cette der- de la haine d’autrui. Matilda, à travers ses expériences de la vie rurale ou le bruit du trafic urbain, une vieille du parcours géographique, de l’observation anthro-
nière, au summum de sa démence, tue le lapin de sa sur les marguerites, a choisi le monde du beau, et Paul 2 CV cabossée qui ne démarre pas, de la brume et des pologique que de l’œuvre plastique ou de la fantaisie
propre fille au lieu de la soutenir pour la remise des Newman finit par nous livrer un éloge de la création cieux crépusculaires, de gros chats affamés, des pay- poétique – une citation de Lewis Carroll introduit le
prix de science. Le film adopte un ton d’humour noir à artistique. L’art s’affirme comme le plus admirable des sages fantastiques et cosmiques, des condors, girafes, périple. Proprement étourdissant.
plusieurs reprises (la jeune fille qui fait des expériences chemins pour s’épanouir et être réceptif à la magie hippopotames et des tas d’animaux exotiques, des
sur des chats morts) et Beatrice, malgré elle, finit par d’être vivant. femmes qui parlent de réincarnation, de la lave qui
s’écoule, de la neige qui tombe, un lion qui lape l’eau
à quelques centimètres de la caméra, des gens qui
attendent la pluie, des rochers, des bateaux, un arc-
en-ciel, ou encore une baleine morte, échouée, que
¡VIVAN LAS ANTIPODAS! (2011) de Victor Kossakovski la population essaie d’enterrer tant bien que mal en la
découpant en morceaux et en empruntant la tronçon-
Date de sortie DVD/Blu-ray : 2 juillet 2013. neuse d’un autochtone qui a l’impression que son outil
Genre : documentaire (1 h 48). est comme sa propre femme. Kossakovski filme autant
Nationalité : russe. l’infiniment petit (les insectes) que l’infiniment grand
Juste avant la parution dans la collection « Documen- lyrique jusqu’à la grandiloquence. Dans son ambition, (les étendues célestes, les plans aériens) et fait pivoter
taire » de deux films plus anciens de Victor Kossa- le film peut rappeler le cinéma de Ron Fricke (Baraka, sa caméra jusqu’à 180 degrés, histoire de provoquer un
kovski (Belovy, 1993 ; Tishe !, 2003), Potemkine avait 1992 ; Samsara, 2011) ou de Godfrey Reggio (Koyaa- vertige symphonique accompagné par la musique du
sorti dans les salles françaises en mars 2013 cette nisqatsi, 1982) mais sans la rigueur conceptuelle qui complice Alexander Popov.
œuvre épique qu’est ¡Vivan las Antipodas!. Un budget fait que ces longs métrages étaient plus que des cata-
d’un million cinq cent mille euros, un tournage dans logues de belles images recueillies aux quatre coins du
huit points du globe, le documentariste russe a vu monde. On y retrouve néanmoins cette idée mystique
grand et s’éloigne des concepts beaucoup plus cheap que tout est lié sur la planète, par le biais d’un mon-
(Tishe ! avait été entièrement tourné de la fenêtre tage alterné et de trouvailles visuelles qui tirent défi-
de son appartement) pour montrer que son sens nitivement ce ¡Vivan las Antipodas! du côté des trips
du burlesque et du tragi-comique contemplatif peut hallucinés où l’on perd toutes les notions de gravité et
aussi fonctionner au sein d’un film-voyage opératique, de pesanteur. Il y aurait presque un côté Mondo tant le

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

LA BÊTE LUMINEUSE (1982) de Pierre Perrault Il est certain qu’ils n’en ont pas la même définition, et temps ce qui la rend belle et touchante. La réalité est
cette expérience douloureuse va créer une rupture bien plus dégoûtante et à gerber (au sens littéral).
Date de sortie DVD : 1er octobre 2013. entre eux. Albert n’arrive pas à accepter les règles de Mais ce que l’on rejette n’est-il pas aussi souvent ce
Avec Stéphane-Albert Boulais, Bernard L’Heureux, Philippe Cross (2 h 07). la forêt, lui qui emporte des coussins avec son sac de qui nous attire ? Quant à la solidarité des hommes,
Genre : documentaire. voyage ; son confort urbain et ses idéaux d’artistes le elle se sent plus dans les chants paillards (« Il est des
Nationalité : canadienne. mènent à s’égosiller dans le vide. Il parle encore et nôtres »…) que dans les faits eux-mêmes.
Vous vous souvenez du sketch des Inconnus sur les loups rassemblés pour tuer, et c’est ça qu’il recherche encore, mais ses mots ne touchent personne, étouf- Derrière le comique de surface, les looks pas très
chasseurs ? Mélangez-le avec les pochtrons dégouli- et qui pour lui a beaucoup plus de force que leurs vies fés par les ricanements de mecs éméchés. Barney, lui, heureux, les combinaisons orange, les dialectes imagés,
nants de Wake in Fright (1971) de Ted Kotcheff, les de famille et de citadins responsables. Pas de place a même dit adieu au langage : il n’émet quasiment plus se cache un récit aussi terrifiant qu’un film d’horreur,
citadins idéalistes réduits à la bestialité au sein de la pour la sensibilité, et rien à faire des poèmes lyriques que des sons pour attirer les animaux et se sent sûre- car on assiste presque à un lynchage en direct – et la
nature sauvage de Délivrance (1972) de John Boor- sur l’amitié, ce qui ne manque pas de faire craquer ment plus proche d’eux que des humains, alors que caméra ne dit rien. Elle se contente d’enregistrer le
man, l’esthétique de la série télévisée Strip-tease et la Albert qui fond en larmes à plusieurs reprises. Le film Philippe grimpe aux arbres comme un singe. Albert réel. Cette attitude est d’autant plus dérangeante que
mythologie canadienne et vous aurez une petite idée pose d’emblée la question de la projection mentale n’a rien à faire là – un des chasseurs dit qu’il n’est pas le réalisateur connaît Albert depuis des années et que
de ce qu’on peut trouver dans cette Bête lumineuse. et de l’amour meurtri. Bernard est comme une muse encore un homme – et il va l’apprendre à ses dépens, le propre cousin du poète fait partie du groupe de
Conte philosophique sur la masculinité et l’esprit de pour Albert, une inspiration, un absolu. Pourtant, on ne ses beaux élans de poésie, de culture, se heurtant sans chasseurs. Avec cette ambiance d’humanité dégéné-
meute, ce film de Pierre Perrault nous présente une cesse de se demander tout au long du métrage ce qu’il arrêt à l’immondice, au vomi, à la pisse, aux blagues rée en pleine campagne, on peut penser à La Traque de
belle ribambelle de ploucs canadiens qui partent pour y a de beau et d’héroïque chez cet ivrogne cuistot qui sexuelles, comme si son envie de sacré devait faire face Serge Leroy, mais avec une dimension anthropologique
dix jours de chasse à l’orignal, la créature fantastique passe son temps à charrier et à humilier celui supposé en permanence à la violence des hommes. Dans cette plus poussée encore. Peu agréable à regarder, La Bête
et massive de l’Amérique du Nord. Parmi cette dizaine être son meilleur ami. quête d’un invisible, le long métrage de Perrault atteint lumineuse est une expérience qui nous en apprend
d’hommes, un novice et un intrus : Stéphane-Albert, Comme pour un rite d’intronisation, Albert subit une force particulière et en fait sûrement l’œuvre la davantage sur l’humain. Présenté à la Quinzaine des
poète et enseignant, venu partager un moment intense plusieurs étapes, qui vont le dégoûter jusqu’à en vomir plus réussie de toute sa carrière. réalisateurs à Cannes en 1983, le film vide la salle, la
avec son ami d’enfance qu’il aime tant, Bernard. Il porte (l’éviscération du lapin, avaler du foie cru). Il ne par- Ce n’est donc pas l’orignal que ces hommes vont critique et le public n’étant pas tendres avec lui. Pour-
avec lui toute une fantasmatique de la chasse comme ticipe pas aux tâches ménagères et semble s’exclure rencontrer au bout du séjour, coupés de leurs vies de tant, au fil des ans, il atteindra un petit statut culte et
acte de fertilité, mais confronté à l’esprit de groupe, de lui-même en citant du Ovide là où cela n’a pas lieu quarantenaires mariés et bien installés, ce sont leurs représente un temps fort de la collection « Documen-
aux vannes débiles, aux jeux stupides et autres obs- d’être. Le fait même qu’il choisisse l’arc et les flèches propres démons intérieurs et leurs âmes qui vont se taire » de Potemkine. Un autre de ces films-expériences
cénités avinées, il va se retrouver démuni au sein de plutôt que le fusil renvoie à un épisode de son enfance révéler. Les illusions s’effondrent. L’art a la capacité de qui perturbe, désarçonne, confrontant l’homme à sa
ces codes qu’il ne comprend pas jusqu’à devenir le où Bernard revivait le rêve de l’homme blanc conqué- transcender le réel mais la poésie que voit Albert en réalité, la parole au silence, l’art à son inverse, jusqu’à
souffre-douleur de la bande. Pourtant, dès le début, rant et pionnier alors que lui jouait l’Indien. Derrière Bernard n’existe que dans sa tête, et c’est en même atteindre des révélations qui font mal.
Bernard le prévient, ils sont ici comme un troupeau de les rires gras et incessants se dessine une fable cruelle,
impitoyable où les émotions vont être mises à nu. En
raison du montage alterné et de la dimension roma-
nesque du récit, fait de trahisons, d’affrontements et
de réconciliations, certains ont pu penser qu’il s’agissait
d’une fiction. Bien au contraire, La Bête lumineuse est
un pur exemple de cinéma direct et du documentaire à
l’état brut par un des grands noms québécois du genre,
Pierre Perrault étant actif dans le domaine depuis le
tout début des années 1960. Pas de scénario préalable,
les actions se déroulent devant la caméra au même
moment que dans la vie.
Le film, s’étendant sur plus de deux heures, fonc-
tionne comme une immersion totale dans un envi-
ronnement où on apprend peu à peu à connaître les
personnages. Un peu comme Albert, on doit décryp-
ter les codes de ce nouveau monde et on se rend vite
compte que l’orignal est un fantasme, un mythe, et
que derrière les attentes et les silences pour cueillir
la bête, c’est autre chose qui se joue. On sent bien
qu’ils guettent quelque chose qui ne viendra jamais.
Ces loups qui s’attaquent à l’orignal dans le discours
introductif de Bernard, ce sont ces hommes qui vont
faire d’Albert leur victime. C’est à eux-mêmes qu’ils se
confrontent ici, à leur propre bestialité. Démuni, Albert
hurle à son ami : « Qu’est-ce que l’homme pour toi ? »

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

COFFRET ÉRIC ROHMER soulignant la dimension anti-naturaliste de ce cinéma temps) et a rédigé sa thèse sur le Faust de Murnau,
qui dans sa liberté et son caractère sans concessions finalement des artistes bien plus en adéquation avec
Prix du meilleur coffret par le Syndicat français impose le respect. Rohmer aurait pu flirter avec le suc- la ligne Potemkine.
de la critique de cinéma et des films de télévision. cès de certains de ses films (Ma nuit chez Maud, Les Conservateur ou fétichiste, bon vivant ou ethno-
Date de sortie : 19 novembre 2013. Nuits de la pleine lune) et n’a pourtant pas donné au logue cynique, lecteur de grands textes (Pascal, Kant…)
Avec Fabrice Luchini, Françoise Fabian, André public ce qu’il attendait forcément de lui. L’ensemble et raconteur de l’anodin, Rohmer est un peu tout cela à
Dussollier, Pascale Ogier, Arielle Dombasle. de son œuvre a tout de même rassemblé plus de huit la fois. C’est surtout un grand joueur, qui a pu s’amuser
Genre : comédie, comédie dramatique, romance. millions de spectateurs en France. aussi bien avec l’esthétique documentaire qu’avec des
Nationalité : française. On connaît assez mal la personnalité pudique et dispositifs citationnels où il fait référence à des œuvres
Inclus Le Signe du Lion, La Boulangère de Monceau, complexe de Rohmer, qui a tenu à cacher à sa mère déjà existantes (La Marquise d’O, Perceval le Gallois).
son activité de cinéaste toute sa vie. On aura retenu Il est en somme difficile de faire entrer Rohmer dans
La Carrière de Suzanne, La Collectionneuse, Ma nuit
par exemple ses années en tant que critique et rédac- une case, lui qui s’est évertué à filmer la jeunesse et les
chez Maud, Le Genou de Claire, L’Amour l’après-midi,
teur en chef des Cahiers du cinéma (1957-1963) mais méandres amoureux. Couronnée cinq fois par le prix
La Marquise d’O, Perceval le Gallois, La Femme de
on en savait peu sur sa passion pour les villes nou- Méliès et par de nombreuses autres récompenses, son
l’aviateur, Le Beau Mariage, Pauline à la plage, Les Nuits velles et l’urbanisme, lui qui a tant filmé les gens en œuvre reste une énigme déconcertante, une réflexion
de la pleine lune, Le Rayon vert, Quatre aventures de vacances dans des décors provinciaux ou des stations sur la subjectivité du réel qui doit être appréhendée
Reinette et Mirabelle, L’Ami de mon amie, Conte de balnéaires. Il était un grand amateur d’Edgar Allan Poe dans son ensemble, et quoi de mieux qu’être accompa-
printemps, Conte d’hiver, Conte d’été, Conte d’automne, (on retrouve ici son adaptation de Bérénice), de Carl gné par toute sa famille artistique et ses proches pour
L’Arbre, le maire et la médiathèque, Les Rendez-vous de Paris, L’Anglaise et le Duc, Theodor Dreyer (un portrait pour Cinéastes de notre en percevoir toute l’originalité.
Triple agent, Les Amours d’Astrée et de Céladon, L’Atelier d’Éric Rohmer, Les Aventures de Rosette.

Quand Potemkine a annoncé la sortie d’une quasi courts métrages dont deux inédits sur deux DVD sup-
intégrale d’Éric Rohmer (1920-2010), cela aurait pu plémentaires, des documentaires, archives, émissions
passer pour une blague tant le réalisateur représente télévisées, entretiens par dizaines, captations de mises METEORA (2012) de Spiros Stathoulopoulos
l’antithèse d’un cinéma formellement aventureux explo- en scène théâtrales, un livret de cent pages et même Date de sortie DVD : 19 novembre 2013.
rant toutes les possibilités du médium, en s’affranchis- une pochette surprise avec affiche, photographies Avec Theo Alexander, Tamila Koulieva-Karantinaki (1 h 22).
sant de l’influence du théâtre et de la littérature. Les et sachets de thé. Tout cela a été rassemblé dans un Genre : romance.
films de Rohmer, nourris de dialogues interminables et packaging cartonné où chaque digipack bénéficie d’il- Nationalité : grecque.
d’une logorrhée mêlant humour, banalité, sentimenta- lustrations originales assurées par la dessinatrice Nine
lisme, narcissisme et philosophie, piochent volontiers Antico. Inutile de dire que cette entreprise éditoriale,
dans le style théâtral (les six Comédies et proverbes, réalisée avec le concours de Noël Herpe, biographe et
les Contes des quatre saisons) ou littéraire (les six spécialiste du cinéaste, constitue l’un des projets les
Contes moraux), sans parler des adaptations d’écrits plus impressionnants réalisés par Potemkine et un vrai
historiques à la dimension picturale (La Marquise d’O cadeau pour tous les amateurs de cette figure de la
d’après Heinrich von Kleist, Perceval le Gallois d’après Nouvelle Vague, avec plus de trente-cinq heures de
Chrétien de Troyes, L’Anglaise et le Duc d’après Grace suppléments et un traitement visuel et sonore d’une
Elliott, Les Amours d’Astrée et de Céladon d’après précision absolue.
Honoré d’Urfé). Nous sommes bien loin de la mélan- Mis à part quelques films réalisés pour la télévision
colie tarkovskienne et de la noirceur klimovienne, la joie scolaire (qui se trouvent déjà sur un coffret DVD publié Cinéaste gréco-colombien peu connu, Spiros Stathou- qu’à la peinture romantique et à l’imagerie religieuse
de vivre de Rohmer l’amenant à s’approprier les codes par le CNDP) ou son premier long métrage inachevé lopoulos avait juste réalisé un film en 2007, PVC-1, et byzantine, le cinéaste privilégie les plans fixes et une
du vaudeville (Pauline à la plage) et du soap opera et disparu de 1952, Les Petites Filles modèles, l’équipe avant ce Meteora. Si le premier était un tour de force ambiance contemplative, propices au recueillement et
(L’Ami de mon amie) autour de personnages souvent a rassemblé tout ce sur quoi elle a pu mettre la main, tourné en un seul plan séquence, Meteora aborde une à la foi, le tout appuyé par une photographie très tra-
irritants et bourgeois, que la mise en scène, discrète y compris la carrière de comédien de Rohmer, de son tout autre esthétique mais avec là aussi un pari fou : vaillée, des chants sacrés et autres symphonies de clo-
au possible, regarde avec recul et drôlerie dans des vrai nom Maurice Schérer. La dimension hétéroclite faire des monastères de Meteora en Grèce centrale ches. Le film en lui-même est très silencieux, minimal,
décors tantôt parisiens tantôt provinciaux. Pourtant, des matériaux permet une vision complète et très riche le décor de cette histoire d’amour, de frustration et accompagnant une intrigue très (trop ?) fine.
ce n’était pas une plaisanterie. Après avoir récupéré les d’un auteur dont le style a été décrit, à tort ou à raison, de désir entre le moine Theodoros (Theo Alexander, Meteora est une plongée dans le quotidien fait d’as-
droits vidéo des films qui se trouvaient chez Opening et comme « répétitif », « bavard » ou « amateur ». Même à des lieues de son rôle dans la série True Blood) et cétisme de ces deux personnages et met en scène
commencé leur restauration, les Films du Losange ont si le jeu des acteurs peut sembler affligeant au premier la nonne russe Urania (Tamila Koulieva-Karantinaki). leurs rares rencontres et leurs tentatives de commu-
proposé à Potemkine de publier un nouveau coffret, abord, Potemkine a bien compris que le réalisateur Situés sur des formations rocheuses vertigineuses, niquer avec les reflets de la lumière du haut de leurs
bien plus complet que le précédent. Ayant déjà travaillé avait son propre langage, sa propre musicalité, son ces monastères, construits sur ces hauteurs on ne sait chambres. Le long métrage se construit surtout autour
avec le Losange sur Lars von Trier ou Lisandro Alonso, propre univers dans lequel il faut se plonger totalement comment, semblent véritablement flotter dans les airs. de deux contrastes : le premier, entre la vie isolée au
l’éditeur vidéo se lance dans ce chantier sans précé- pour en comprendre la portée. C’est justement parce Ils évoquent tout un décorum fantastique au sein de la monastère et les moments où ils se retrouvent en bas
dent en termes d’ambition : vingt-deux longs métrages que Rohmer est à l’exact opposé des autres artistes brume et dégagent une force mystique incroyable. En dans la vallée, là où les vieux paysans se préoccupent
en formats DVD + Blu-ray, trois autres en DVD, neuf du catalogue que leur travail se montre pertinent, appelant à la mythologie et à l’histoire grecques, ainsi de la terre, des ours néfastes et où les animaux sont

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

mis à mort en poussant de terribles cris (la scène du


bouc). Le spirituel est ainsi mis en parallèle avec la
chair, la matière, soulignant les conflits internes des
personnages, le déchirement entre la croyance et le
désir sexuel, entre l’esprit et le corps. L’autre contraste
concerne la forme puisque alternent des prises de vue
réelles et des séquences d’animation. Les fantasmes et
la culpabilité du couple se matérialisent ainsi dans ces
visions parfois apocalyptiques (la crucifixion du Christ
dont le sang se répand comme un océan dans lequel
ils se noient), parfois poétiques (les cheveux d’Ura- aussi démesuré : racolage outrancier, bavardages pom- arrêt, à passer d’un registre à un autre et à créer un
nia qui créent un pont entre les deux fenêtres de leurs peux, surjeu des acteurs… De plus, la sensibilité queer décalage permanent. Une scène humoristique peut
chambres afin qu’ils puissent se rejoindre et traverser le ne faisait rien pour calmer les exploitants les plus ainsi virer au mélo, un moment baroque et libertin
précipice). L’imaginaire prend ainsi le pas sur la réalité. coincés. Présenté à la Semaine de la Critique à Cannes laisser place à une reconstitution médiévale… Le tout
Les actions sont rares (le pique-nique amoureux, avant de gagner le circuit salles six mois plus tard, le au sein d’une temporalité floue et d’un artisanat créatif
les rencontres avec le joueur de flûte ou le vieil ermite film avait aussi (et surtout) fait parler de lui pour son revigorant – on adore l’invention du juke-box émotion-
qui ne mange jamais, la scène d’ébats, nus dans une casting improbable et pour une scène où le footbal- nel. Les dimensions de l’appartement semblent elles-
grotte). Tout ici relève du symbolisme et s’appuie sur leur Éric Cantona dévoilait un membre viril d’une taille mêmes irréelles, renfermant une salle de projection
la grâce des musiques, des compositions de plans, du démesurée. La promotion avait du reste mis l’accent et une capacité à se plonger dans d’autres mondes.
travail sur la lumière et la photographie, et surtout sur le motif de la partouze en appartement bourgeois Si le récit se déroule lors d’une longue nuit d’hiver,
l’attente d’une libération de la pulsion. Peu d’explica- et sur l’humour graveleux à la limite du mauvais goût. c’est aussi parce que les communautés transgenres
tions, voire aucune, sur le passé des personnages, leur Pourtant, s’il s’agit bien là du point de départ du film et marginales de Yann Gonzalez appartiennent au
histoire, les circonstances qui les ont amenés ici, éloi- (un couple et leur gouvernante invitent quatre incon- monde du sommeil, du fantasme et du songe, et ses
gnés de la modernité et du monde. Avec Meteora, la nus pour une partie de jambes à l’air), Les Rencontres films suivants ne feront qu’accentuer ce choix, Les Îles
localisation géographique et le décor deviennent des d’après minuit part dans une tout autre direction. Le étant un pur exemple de cinéma hypnagogique, même
paysages mentaux pour représenter les tiraillements huis clos délirant et théâtral se tourne alors vers une si cette dimension était déjà présente dans Nous ne
d’une relation condamnée au secret. Les déchirements parabole. C’est parfois même par le chant choral et leur introspection émotionnelle et des visions poétiques serons plus jamais seuls (2012), l’un des quatre courts
du couple et leur obsession du péché les poussent à se amour partagé pour Dieu que cet Adam et cette Ève couvertes d’un voile funèbre. métrages fournis en supplément de cette édition. En
punir eux-mêmes (les mains au feu pour avoir commis parviennent à communiquer. Stathoulopoulos propose Si le film a suscité l’incompréhension, c’est aussi signant Yann Gonzalez, Potemkine affirmait la défense
l’acte d’onanisme). Ils sont face à des choses en eux ainsi une œuvre immersive, épurée, qui a le mérite de parce que les références de Yann Gonzalez sont très de cette autre tradition du cinéma français, celle qui a
et au-dessus d’eux qui les dépassent. Ainsi le réalisa- ne ressembler à aucun autre long métrage que l’on hétéroclites. Il fait renaître la mort au visage-miroir de donné naissance à des F. J. Ossang et Lucile Hadziha-
teur traite de la passion amoureuse d’une façon qui connaît traitant du même sujet. Un film curieux, parfois Meshes of the Afternoon de Maya Deren et Alexander lilovic. Avec ce film au titre tiré d’un manuscrit perdu
s’éloigne des clichés, lorgnant du côté du conte ou de la tout simplement beau. Hammid, les décors peints de Perceval le Gallois d’Éric de Mireille Havet, écrivaine amie de Jean Cocteau,
Rohmer, la balade à moto statique de La Belle Captive Yann Gonzalez réunissait Éros et Thanatos au sein d’un
d’Alain Robbe-Grillet, la scène du cimetière d’Opéra- conte étrange et d’un rêve de cinéma.
tion peur de Mario Bava, la Ilsa tortionnaire SM d’Ilsa,
la tigresse du goulag de Jean Lafleur et cite ouverte-
LES RENCONTRES D’APRÈS MINUIT (2013) de Yann Gonzalez ment l’esthétique musicale des années 1980, à travers
Date de sortie DVD/Blu-ray : 4 mars 2014. les looks des personnages, la « pop hypnagogique » de
Avec Nicolas Maury, Kate Moran, Béatrice Dalle, Fabienne Babe, Éric Cantona, Niels Schneider, John Maus, l’electro-pop de Ruth ou la bande originale
Alain-Fabien Delon, Julie Brémond (1 h 31). de M83 – fournie avec le combo DVD + Bluray. Cette
Genre : comédie dramatique, fantastique. première œuvre tire sa force de ses défauts et mala-
Nationalité : française. dresses, en partie engendrés par la volonté d’inclure
un maximum de choses quitte à changer de ton sans
Bien qu’il ait réalisé six courts métrages officiels avant sociaux, polis, réactionnaires et visuellement ininté-
ce premier long, c’est vraiment avec Les Rencontres ressants, la production cinématographique française
d’après minuit que le public a pu découvrir le jeune ne s’attendait pas à un tel retour à un surréalisme
cinéaste Yann Gonzalez. Déniché et distribué par fantastique, mâtiné de références aux séries B et de
Potemkine Films en 2013, ce film-ovni entrait en écho trucages et artifices renvoyant presque aux origines du
avec l’onirisme revendiqué de l’éditeur. Si Yann Gon- septième art. Pour certains critiques, l’enthousiasme
zalez a pu développer et imposer plus fortement son était sans limites tant ils attendaient que quelqu’un
univers par la suite (Les Îles, 2017 ; Un couteau dans remette au goût du jour l’esthétique d’un Alain Rob-
le cœur, 2018), le contexte était légèrement diffé- be-Grillet ou d’un Jean Rollin qui rencontrerait le Léos
rent à l’époque. Surchargée par des films à caractères Carax de Holy Motors. Pour d’autres, le rejet était tout

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes. Je plonge dans du cinéma Bis, de l’expérimental ou des choses
ENTRETIENS AVEC YANN GONZALEZ electro, plus planantes, de l’ambient… Mais il y avait quelque citais Jean Cocteau aussi. Je faisais déjà des liens pas très plus classiques. J’adore ainsi Renoir et Bresson mais ma
RÉALISÉS LE 21 SEPTEMBRE 2017 ET LE 4 JANVIER 2018. chose d’un peu transgressif dans les clips de l’époque : les catholiques entre les textes, les images et ce que cela pro- culture cinéphilique s’est plutôt faite par la contrebande. Je
premières vidéos de Mylène Farmer qui jouaient avec l’ima- voquait en moi. suis d’abord passé par Vecchiali avant de découvrir Renoir.
Comment es-tu tombé dans le vice du cinéma alors que tu gerie érotique et fantastique ; cela passait à 18 h ou 20 h et Je suis d’abord passé par Brian De Palma avant de découvrir
grandissais à Antibes et dans la région de Nice ? on regardait d’un air innocent. Quand on a dix ans et qu’on Le désespoir amoureux, c’est quelque chose que tu allais les films d’Hitchcock. C’est une démarche un peu à rebours,
Tout simplement en regardant les films à la télévision. Je découvre le clip de « Libertine » ou de « Sans contrefa- explorer dans ton travail. En revanche, il est étonnant que tu mais cela n’empêche pas de revenir aux fondamentaux et de
tombais sur des bribes d’images, les émissions présen- çon », même si je n’ai pas une grande passion pour Mylène aies commencé par la vidéo alors que ton cinéma retourne les aimer tout autant que le reste. C’est jouissif de découvrir
tées par Eddy Mitchell, l’esthétique du fantastique. Le pre- Farmer, cela provoquait quelque chose de fort. C’était de la à la pellicule de façon presque militante. Pourquoi cet l’histoire du cinéma par ses marges, comme en percer les
mier film que j’ai vu c’était Le Cauchemar de Dracula de transgression qui pouvait passer inaperçue et j’avais le droit attachement ? secrets avant de rentrer dans sa version plus officielle.
Terence Fisher, puis quelques productions de la Hammer, de regarder. Je pense aussi au clip de Marc Lavoine, « Bas- Parce que je trouve qu’il n’y a rien de plus beau, de plus
des extraits et des images sur les programmes télé qui me cule avec moi ». Pour moi c’était le comble de l’érotisme. magique. C’est perpétuer une certaine mythologie du ciné- On retrouve dans tes courts métrages ce que tu dévelop-
donnaient envie d’en savoir plus, et surtout le goût de l’in- Adolescent j’écoutais les musiques de films et me suis plon- ma. Tout le monde est plus heureux sur un plateau quand on peras par la suite : le rapport à la théâtralité et à l’artifice,
terdit pour tous les films que mes parents regardaient et gé petit à petit dans la musique synthétique. tourne en pellicule parce que les acteurs se sentent beaux, le thème du désir amoureux, l’importance de la musique
que je n’avais pas le droit de voir. J’entendais le son dans ma regardés, désirés ; ils savent que la pellicule va les magnifier. ou les différences de tons et de registres à l’intérieur d’un
chambre et cela me donnait envie de découvrir les images. Après ton mémoire sur le porno amateur, tes premiers Puis il y a tout un rituel de la pellicule, une attention et même film.
Et vu qu’elles ne m’étaient pas autorisées, le pouvoir de fas- courts métrages citent Coil (Something Behind), Throbbing une tension plus fortes. On sait qu’on a moins de prises, du Ils se ressemblent surtout par le fait qu’ils sont inspirés par
cination et de fantasme se décuplait – parce que l’ouïe reste Gristle (Je vous hais petites filles), des musiques électro- coup on est plus concentré. Avec le numérique on tourne la musique. C’est souvent une chanson qui leur a donné
le sens le plus érotique. Même si je n’avais que sept ou huit niques dures et pointues. comme on dégueule. Évidemment, des choses magnifiques naissance ; il s’est agi de plonger dans un état d’écoute très
ans, ces images interdites m’ont aussitôt donné la sensation sont faites en numérique, et je commence à aimer le vieux attentive, presque de transe, à travers des substances plus
que le cinéma était un art très sexuel. Pour moi, le cinéma J’ai fait mon tout premier court métrage, qui n’a jamais numérique, la VHS, la DV, qui ont une histoire, alors que la ou moins psychotropes, pour s’ouvrir à une musique engen-
est d’emblée passé par le fantasme. été diffusé, en Super 8 en 2002 sur des images de porno HD pour moi, c’est le monde vu d’une manière très plate, drant des visions. Une musique parfois suffit à alimenter tout
amateur et sur une musique de Coil. J’écoutais beaucoup très crue. C’est observer ses personnages comme dans la vie un court métrage. Land of My Dreams, c’est le titre d’une
Tu regardais plutôt des films d’horreur, d’exploitation, éro- ce groupe à l’époque, surtout Musick to play in the dark mais en pire, scruter le moindre grain de la peau, le moindre chanson d’Anna Domino. En écoutant cette chanson, tout
tiques, ou quand même des films mainstream ? vol. 2 dont j’avais pris un morceau pour mon court. Le film pore, ce qui efface totalement la magie du cinéma. Les pro- le récit m’est venu : l’histoire d’une jeune strip-teaseuse qui
Un peu de tout, mais les films d’horreur plus que les autres. s’appelle Something Behind et il est issu de mon travail sur ductions numériques, c’est triste. Je tourne en pellicule, retrouve sa mère au Portugal. C’était une commande passée
Mes parents prenaient un malin plaisir à me raconter L’Exor- le cinéma porno amateur à la fac. J’avais une prof géniale, mais je n’ai pas toujours les moyens de faire des copies 35 pour un festival portugais et on devait tourner dans la région
ciste ou La Malédiction, une petite fille et un petit garçon Nicole Brenez, l’une des grandes théoriciennes du cinéma mm. Mon rêve, si j’ai l’argent suffisant, est de pouvoir faire de Porto. Revenant trois fois dans le film, la chanson a don-
possédés par le Diable, mais je n’avais pas le droit de les spécialisée dans l’expérimental, l’underground et le cinéma des copies 35 mm de mes films pour les projeter aussi sou- né naissance à tout, le rythme, les sensations, l’érotisme. Ce
voir. C’était une façon de m’allumer, du coup j’étais encore politique. C’était une bénédiction car elle a ouvert grand vent que possible sur ce support ; ils ont été tournés dans n’est pas simplement un clip : la chanson suscite un monde
plus excité, et en même temps, cela me terrifiait. Que va-t-il les fenêtres. On avait des cours sur Abel Ferrara, Brian De ce format-là, et le bruit du 35, le clignotement, la vibration très personnel et j’essaie de reproduire les affects qu’elle
se passer si je vois ces images ? Je vais peut-être être moi- Palma, Godard, Eisenstein mais aussi sur des choses très de l’image dépassent toute projection numérique. Tarantino a provoqués en moi à travers les moyens du cinéma. C’est
même possédé par le Diable ? Cela alimentait toutes sortes underground et expérimentales. C’est la première qui m’a a dit que regarder un film en DCP dans une salle revient à comme un faisceau, un moyen de transmission des émotions
d’images… C’est la faute de mes parents si je fais des films appris lors de mes études de cinéma que la beauté pou- regarder un film en Blu-ray chez soi via un vidéoprojecteur, que j’essaie de traduire en images. Mon but est d’amener les
aujourd’hui ! Comme j’étais vicieux aussi, je faisais peur à vait se nicher partout, et c’est le plus bel enseignement alors que reconstituer une projection 35 mm c’est quasi spectateurs à éprouver les mêmes émotions que moi à tra-
mon frère en lui racontant des films que parfois je n’avais qu’on puisse avoir quand on a vingt ans. J’ai alors décidé de impossible. On va au cinéma pour vivre quelque chose d’ex- vers le pouvoir de cette chanson et de mes images. C’est
pas vus, en lui parlant de monstres, de maisons hantées, faire un mémoire sur le porno amateur. J’avais ce goût des ceptionnel, d’unique, et j’ai moins ce sentiment aujourd’hui, comme une célébration des musiques que j’aime.
de démons, et lui aussi était traumatisé. Une vraie maison images inexploitées, d’un territoire vierge, transgressif. J’al- à part quand je me rends à la cinémathèque et que je sais
de traumatisés. Il n’empêche qu’on a eu une enfance très lais chercher des vidéos un peu au hasard, essentiellement qu’on va voir une pellicule 35 mm rare. On retrouve ce goût Dès ces courts métrages, tu te laisses aller dans les mondes
heureuse. hétérosexuelles. Je dénichais des choses très performatives, du secret, de la matière, ce goût du tangible qui s’est un oniriques, et ce rapport puissant aux rêves va se développer
qui parfois débouchaient sur des images stupéfiantes. Je me peu perdu, sa disparition ayant détruit ce que j’aime dans dans Les Rencontres d’après minuit et Les Îles. Tu utilises
Tu parlais du son et la musique est très importante dans souviens d’une femme qui se mettait des crayons de cou- le cinéma. tes rêves dans ton écriture ?
ton cinéma. Dans un court métrage comme By the Kiss, leur dans le sexe : le film se réduisait à ça, comme de l’art Pas vraiment. J’adore l’idée de cinéma onirique et les rêves
c’est presque la montée sonore qui fait la dramaturgie. La vidéo. Le but, c’était combien de crayons de couleurs elle Tu es une sorte de rat de cinémathèque, ou du moins tu sont très présents chez les personnages de mes films, mais
découverte de la musique s’est-elle faite en même temps allait se mettre dans le vagin. On aurait dit de l’actionnisme l’as été. Pendant ces années d’études, tu t’ouvres à d’autres je me suis rarement inspiré de mes propres rêves. Je ne
que celle du cinéma, peut-être avec ton frère qui crée la viennois. C’était fascinant et assez traumatique. Sexuelle- cinémas, à l’avant-garde notamment, et à d’autres influences me souviens quasiment jamais de mes rêves quand je me
musique de tous tes films ? ment j’ai eu un peu de mal à m’en remettre mais ça va mieux que tu cites ouvertement dans les courts métrages que tu réveille et les rares fois où c’est arrivé, où j’ai retranscrit
La musique arrive assez tôt dans ma vie mais pas du tout aujourd’hui ! Travailler autour de cela s’apparentait à de la tournes. On peut en compter plus d’une poignée avant Les des rêves frappants, ils n’ont pas été retenus, notam-
le genre de musique qu’on trouve dans mes films. J’étais catharsis, expulser les mauvaises images. Certaines étaient Rencontres d’après minuit. ment pour Un couteau dans le cœur où j’avais prévu une
un passionné du Top 50, je connaissais le classement d’une tristesse absolue. Je me souviens d’un des pornos sur Il y a eu six courts métrages, plus le film amateur que j’ai séquence de rêve qui me plaisait beaucoup et que je trou-
par cœur, et pour moi la musique c’était les hits pop de lequel je travaillais, Claude travesti. Un personnage d’une fait en 2002. J’avais un appétit pour tout ce qui pouvait être vais terrifiante – mais elle a sauté dans les dernières étapes
l’époque : Madonna, Partenaire Particulier, Elli Medeiros, quarantaine ou d’une cinquantaine d’années parlait au télé- fertile en termes d’images, sans hiérarchie et sans préjugés du scénario. Ce sont plutôt des rêves éveillés, des choses
Sabine Paturel… Je collectionnais les 45 tours. C’est mar- phone à un pseudo amant, et se mettait des concombres même si des choses m’attirent plus que d’autres. Je n’aime conscientes nées d’un état de concentration et d’hypnose
rant parce que je n’écoute plus du tout de pop music mais dans le cul. Pour moi c’était un acte d’amour désespéré, je pas le terme de cinéphage car j’aime être hanté par les liées à la musique la plupart du temps. La musique chez moi
plutôt les musiques que je mets dans mes films, des choses trouvais ça très beau et très violent à la fois. J’utilisais les images ; cela ne se réduit pas à de la boulimie quand je me produit des situations de rêve.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

À partir de ces courts, tu commences à travailler avec les être idiot au cinéma. Quand on aime le cinéma il ne faut pas contres d’après minuit était déjà un peu sous l’influence mément de mal à se faire financer. On est passé trois fois
mêmes acteurs. Qu’est-ce qui t’attire chez un acteur ? Que se prendre au sérieux, ce qui ne veut pas dire ne pas prendre de Mireille Havet. Le personnage de Macha joué par Julie devant la commission d’avance sur recettes. On a été très
recherches-tu chez lui ? ses personnages au sérieux. Je considère mes personnages/ Brémond est très inspiré de l’appétit de vivre de Mireille soutenu par quelqu’un qui venait de la littérature, qui sié-
Plusieurs choses différentes. La plupart du temps, c’est un acteurs comme des amis. Mais j’ai aussi envie de déconner Havet et aussi de son désespoir. La galaxie Havet c’est aus- geait à la présidence de l’avance sur recettes à l’époque – et
mystère, un je ne sais quoi insaisissable mais qui m’intrigue avec eux. J’adore raconter des blagues idiotes. J’aime être con si celle de Cocteau, du surréalisme, qui jaillissaient à ce que je n’ai pas rencontré. La dernière fois, on l’a obtenue à
et m’émeut. Quelque chose d’indicible, un visage qui vous surtout quand j’ai un peu trop bu. C’est le côté Côte d’Azur, moment-là dans ma vie et dont mon écriture s’est impré- une voix près. Sans ça le film n’existerait pas. On l’a fait avec
arrête, qui vous surprend, que ce soit dans le métro, dans un peu beauf, du sud-est de la France. Il y a des blagues couil- gnée. Même s’il y avait le goût d’un cinéma influencé par cette avance sur recettes et la région Pays de la Loire. Il n’y
un club, dans la rue, au cinéma, au théâtre. Vous voyez lonnes dans mes films, et des blagues très pédé aussi – cela le théâtre, notamment João César Monteiro et son film a eu aucun financement privé sur ce film, toutes les chaînes
quelqu’un apparaître et cette personne a un visage de ciné- me plaît d’assumer ça. Si trois personnes se marrent, c’est Sylvestre, des films que je n’avais pas vus à l’époque me nous ont dit non. Le budget officiel s’élevait à un million
ma. Pour moi cela relève du désir amoureux, érotique mais déjà pas si mal. Chez De Palma ou Argento, on retrouve ce faisaient aussi fantasmer, notamment un moyen métrage deux, dans la réalité il était de 560 000 euros.
qui passe par le cinéma. Les gens que je désire dans la vie contraste entre des passages grotesques, idiots et couillons de Werner Schroeter avec Maria Schneider et Bulle Ogier,
n’ont rien à voir avec ceux que je désire dans mes films. Ce et du pur mélo, comme dans Carrie au bal du diable. C’est Weisse Reise, qui se passe uniquement devant des toiles À ce moment-là tu as déjà des idées pour le casting ?
sont deux érotismes très dissociés. Je ne serai jamais un aussi une manière de dire merde au cinéma noble. peintes. J’avais lu sur ce dispositif et je m’étais demandé Oui, j’ai écrit pour Kate Moran, pour Julie Brémond, j’avais
Weinstein. J’ai besoin d’être troublé, je suis hypnotisé par pourquoi l’imaginaire ne passerait pas par une évocation écrit le rôle d’Udo pour un acteur de mes courts, Salvatore
le mystère et j’ai l’envie d’en découdre. Je veux tisser autour Tu te souviens d’où est venue l’idée des Rencontres d’après graphique, picturale qui nous amènerait dans un monde. Viviano, un comédien italien. Puis j’ai découvert Nicolas
de ce mystère ; j’aime que cela m’échappe. Le cinéma, c’est minuit ? C’est aussi toute l’histoire du cinéma muet. Quand on Maury sur scène dans L’Éveil du printemps de Wedekind
révéler les gens et pas les enfermer dans une image, les libé- Je ne sais plus vraiment, mais je me suis posé la question regarde Le Cabinet du docteur Caligari, ce n’est que ça : et je l’ai trouvé ahurissant. C’était mon personnage. J’ai
rer pour que leur mystère éclate à l’écran. de l’économie du film et cela me rassurait de me dire qu’on l’artifice traverse tout le film et en même temps l’imagi- passé un des coups de fil les plus douloureux de ma vie à
allait tourner le film dans une unité de temps et de lieu. naire lié à la psychose est tellement fort que nous sommes un acteur et un ami avec qui j’ai fait trois courts pour lui
Ton travail est associé à l’anti-naturalisme. Mais quel est ton L’idée de huis clos est liée à l’économie : malgré le budget annoncer que j’avais trouvé un autre acteur pour le rôle.
plongés dans un monde avec trois fois rien. Cette idée de
rapport au réalisme ? réduit, on allait quand même pouvoir faire le film, d’où cette C’était très difficile, comme une rupture amoureuse. Cela
rêve et de fantasme qui part de peu a été comme un déclic
Il existe aussi un réalisme fantastique. Dans Les Yeux sans envie de réunir sept personnages dans un même décor. Il m’a appris à ne jamais annoncer aux acteurs avant que ce
pour moi à partir des Astres noirs.
visage, on trouve une grande part de réalisme. Les images me semble que c’est vraiment le titre qui a inspiré l’histoire. soit 100 % sûr. Éric Cantona a dit oui assez vite, en voyant
les plus horrifiques de ce film considéré comme un clas- Cela vient du journal de Mireille Havet, une poétesse les- Jouer avec le théâtre dans un cadre onirique, c’est risqué mes courts mais pas à la lecture du scénario. Il est un peu
sique du fantastique sont des images réalistes, surtout les bienne toxicomane des années 1920 qui était très proche de non ? comme Béatrice Dalle, il s’en fiche du scénario. Alain-Fabien
séquences d’opérations chirurgicales. Ce qui m’emmerde au Jean Cocteau, Coco Chanel, et aussi amie avec Apollinaire Oui, mais Cocteau a fait énormément de théâtre. Il avait Delon est arrivé assez tard et Fabienne Babe a remplacé au
cinéma, c’est plutôt la photocopie du réel, ceux qui essaient avant sa mort. Une espèce d’enfant prodige, elle a écrit son monté une mise en scène d’Orphée avec Mireille Havet pied levé Arielle Dombasle ! J’avais cette envie assez folle
de mimer la vie dans ce qu’elle a de plus banal. Pour moi la journal de ses quinze ans jusqu’à sa mort à trente-trois ans. dans le rôle de la mort. Il arrivait à faire passer l’onirisme d’aller chercher de l’émotion chez Dombasle. Je l’ai cour-
vie est fascinante, magique, saugrenue, imprévisible. C’est Plus sa vie avançait plus elle était ravagée par la dope. Son propre au cinéma sur la scène de théâtre. Ce qui me plaît tisée pendant un an et demi, je l’ai vue plusieurs fois, je
cette réalité de la vie que je vais chercher. L’absence de journal est la plus belle chose que j’ai jamais lue. Elle y parle avec la scène, c’est qu’il n’y a pas de changement de plans. lui ai écrit des lettres enflammées, mais je crois qu’elle a
regard, de mise en scène m’ennuie, tout autant que le fait d’un roman qu’elle a perdu au fil de ses vagabondages. Elle On a toujours le même cadre. Mais pouvoir faire basculer ce senti que ce serait impossible. Quelque chose la terrifiait,
de ne pas voir l’âme et le cœur de quelqu’un à travers un passait d’hôtel en hôtel sans payer et elle évoque ce manus- cadre via le cinéma, c’est très stimulant. L’art du montage je pense que c’est quelqu’un qui a peur de l’émotion. Puis
film. J’ai besoin de comprendre le regard du cinéaste pour crit, Les Rencontres d’après minuit, qui mentionne toutes dans toute sa vérité : passer d’un plan large à un plan serré, cette histoire d’une star qui a vieilli, cette idée du temps qui
m’intéresser à son film. C’est le cinéma dépossédé de son ses maîtresses, soit d’un soir, soit d’une année ou deux. Elle le théâtre ne peut pas le faire, sauf dans le cas d’incrus- passe, elle devait avoir du mal à l’assumer. À trois semaines
propre regard qui me gène, une histoire qui aurait pu être parle de toutes les femmes qu’elle a aimées et connues sur tations d’écrans vidéo sur scène. Quand la scène théâtrale du tournage, elle m’a donc envoyé balader en prétextant
filmée de cette façon par des tas de réalisateurs. Ce cinéma l’oreiller. C’est une suite de portraits. Le fait que ce soit un apparaît au sein du cinéma, je trouve ça magique. Le théâtre qu’elle tournait son film Opium. Je savais que le tournage
naturaliste empoisonne… livre perdu, un livre fantôme, écrit par une figure spectrale, a d’autres vertus, entre autres la vérité d’un acteur qui ne était fini et que son explication ne tenait pas mais la fragilité
Dans tes films revient une scène où les personnages vont cela me plaisait beaucoup. Il y avait comme un raccord spi- peut pas tricher. Cet équilibre fragile de l’acteur est boule- de la production, la peur, tout cela l’a fait reculer au dernier
assister à une projection. Est-ce un hommage au cinéma qui rite. Je me sentais très connecté à ce journal, comme si elle versant au théâtre et je le trouve rarement au cinéma, à part moment. Et ç’a été pour le bien du film, Fabienne dégage
t’a accompagné depuis l’enfance et l’adolescence ? me donnait l’impulsion pour écrire. Puis je me suis laissé dans le plan séquence de La Maman et la Putain avec Fran- quelque chose de beaucoup plus émouvant et humain. Dans
Ce cinéma qui m’a accompagné depuis l’enfance est en moi. guider au fil de la plume par les divagations et les rêves de çoise Lebrun. Toujours quelque chose de l’ordre de la triche le premier cas, on aurait basculé dans quelque chose de
Il fait partie de mon organisme, de mon imaginaire. Je tra- mes personnages. Je suis entré en communion avec leur intervient au cinéma. Le théâtre ne ment pas et quand il est trop artificiel, on serait presque allé du côté de la farce.
duis juste les images qui me viennent en tête et qui passent imaginaire. Tous ces personnages sont comme des facettes réussi, cela me bouleverse plus qu’un film. J’aurais eu peur qu’on aille du côté de l’ironie, je déteste ça.
par le filtre de tout ce que j’ai éprouvé en tant que specta- de moi-même. Je l’ai écrit comme une pièce de théâtre tra- Je voulais chercher une vérité chez Dombasle mais je ne sais
versée de trouées de cinéma, même si cela a pris une forme Comment as-tu mobilisé des personnes autour de ce pre- même pas si cela existe. Elle reste, cela dit, quelqu’un avec
teur. Mon ADN est constitué de cinéma. Un couteau dans
purement cinématographique. Parfois cela m’énerve quand mier long pour le financer ? une filmographie hallucinante : elle a tourné avec Raoul Ruiz
le cœur est nourri par les émotions que Brian De Palma a
on me dit que c’est très théâtral. L’écriture l’est, mais c’est La productrice Cécile Vacheret avait déjà travaillé sur qua- et raconte qu’elle a commencé comme figurante dans La
produit en moi, et c’est un film sur l’amour du cinéma. On
un objet de cinéma. siment tous mes courts. Elle était prête à me suivre et me Montagne sacrée de Jodorowsky.
trouve donc des reliquats, des obsessions. Je vois au moins
faisait confiance. J’avais envoyé une continuité dialoguée,
deux ou trois films de De Palma par an et c’est toujours aussi
Ce premier long métrage peut-il être vu comme le résultat quelque chose de très écrit. Cela s’inscrivait dans un terri- Quand tu as dit à Éric Cantona qu’il devait baisser le panta-
magique et bouleversant.
des nombreux essais que tu as faits sur le format court, du toire tellement précis et singulier dès le départ qu’elle avait lon, cela ne lui a pas posé de problème ?
Tu fais aussi preuve d’un goût pour le décalage, l’artifice et plan fixe sans paroles mais très sonore de By The Kiss aux peur de m’enfermer dans un certain type de cinéma. Du Non, parce que je l’ai rassuré d’emblée en lui disant que ce
d’un humour quasi grossier. décors peints et au style théâtral des Astres noirs ? coup, elle ne savait pas si elle me rendait service en m’ac- serait une prothèse. Je n’allais pas lui demander s’il avait
Ce n’est pas du décalage – je déteste le mot « décalé ». Ce Je ne pense pas avoir raisonné ainsi, mais Les Astres noirs compagnant sur ce projet. J’ai senti cette peur par rapport une verge assez grosse pour jouer dans le film ! Je pense
sont plutôt des saillies ou des ruptures de ton. J’aime bien qui était le dernier court avant que je commence Les Ren- au marché mais elle restait enthousiaste. Le film a eu énor- qu’il est assez pudique et je n’aurais pas voulu lui imposer

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

ça. L’atelier 69 a conçu la prothèse la plus réaliste possible, Le tournage a pris combien de temps et tu as filmé où ? Il y a un morceau d’Emeralds que j’ai longtemps gardé au Miliani et Nils. Ce sont de grandes rencontres. La manière
et on retenait nos fous rires quand Nicolas Maury la tenait On a tourné en vingt-cinq jours. Tout ce qui est à l’intérieur montage et qui a été remplacé par une composition de M83, dont ils ont défendu le film, l’affiche qu’ils ont concoctée
dans la main. Ce sont des spécialistes des effets spéciaux, ils de l’appartement a été fait à Beaupréau, un petit village en le projet de mon frère. Ce n’était pas des choses aussi pré- avec un jeune mec que je connaissais, William Laboury, qui
ont bossé sur tous mes films ; ils sont doués et font presque région Pays de la Loire. Les séquences de rêve ont été tour- cises que sur les courts. Auparavant, j’avais quand même avait travaillé sur le film en tant que graphiste – il avait fait le
tous les films d’horreur en France aujourd’hui. nées en studio à Épinay-sur-Seine. La séquence de fin, c’était fait Je vous hais petites filles, totalement inspiré de la new paysage avec l’espèce de soleil couchant dans le désert avec
sur une petite route en banlieue parisienne, comme tous les wave et de l’art Novö, il doit donc y avoir des restes. J’étais Kate Moran et Niels Schneider de dos –, le coffret Blu-ray/
Dès le début du film, tu renvoies à la fin de La Belle Captive extérieurs dans la neige. On a tourné de mi-décembre 2012 encore très imprégné du post-punk, des jeunes gens qui DVD avec la BO qui est magnifique, je ne pouvais pas rêver
de Robbe-Grillet, et tu enchaînes les clins d’œil en direction jusqu’à fin janvier 2013. Il faisait moins sept et moins huit. dansaient sur les cendres du punk avec une mélancolie d’un investissement plus fort, d’un travail aussi juste et soi-
des cinéphiles ou des amateurs de cinéma d’exploitation. On a eu la chance d’avoir l’une des seules matinées ensoleil- un peu glaciale mais empreinte de la sauvagerie surgie un gné. Je suis très chanceux d’avoir travaillé avec eux.
Ton envie était-elle de confronter des univers à travers ces lées pour la séquence de fin. peu avant. Cela définit en partie mes personnages. J’avais
références visuelles ? envie que les sentiments apparaissent en dépit des couleurs Comment s’est passée cette première fois à Cannes avec Les
C’est cette idée de croire que les choses qui t’arrivent au Dans ton cinéma, les vivants et les morts se mêlent, mais froides et de l’ambiance glacée. Rencontres d’après minuit ?
moment où tu prépares un film sont connectées. Tout est quelle est ta définition du fantastique ? On est venu avec toute l’équipe, la plupart des techniciens
parti du fait que mon fantasme de départ pour jouer la star Mon fantastique est intégré dans l’idée que je me fais du Laisses-tu de la place à des imprévus ? étaient là. Nous étions comme une troupe d’enfants tur-
c’était Catherine Jourdan. C’est comme ça que j’ai décou- cinéma, là où les vivants et les morts peuvent communiquer, Non, ce n’est pas du tout mon truc. J’avais une maquette bulents. C’était à la Semaine de la Critique. La projection
vert les films de Robbe-Grillet ou le film d’Alain Fleischer cette vision magique et terrifiante que le cinéma préserve et j’ai fait mon découpage comme un enfant qui joue avec presse a eu lieu le matin à laquelle James Franco s’est rendu
Zoo Zéro, que je trouve magnifique. Tout cela a influé sur les âmes, qu’en tant qu’art médiumnique il rend tout pos- des figurines. à 8h30. Il est venu après à une projection au Portugal d’Un
l’écriture, et j’étais en plein dedans quand l’un de mes cou- sible. On peut faire apparaître les morts, un peu comme les couteau dans le cœur, et j’ai pu échanger avec lui, il avait
sins est venu dormir chez moi. Il me disait qu’il squattait débuts de la photo. J’avais un livre sur les fantômes quand À quel moment Potemkine est-il intervenu pour la sortie beaucoup aimé. À Cannes, c’était très joyeux et festif sans
de temps en temps chez la tante de sa copine qui n’était j’étais tout gamin et il y avait ces photos mystérieuses. Bien du film ? la pression de la compétition que j’ai eue pour le second
autre que Catherine Jourdan. Elle était dans les dernières sûr, on voit le trucage mais je croyais dur comme fer dans C’était le premier long métrage que Cécile produisait et long. La première fois, personne ne te connaît, les enjeux
années de sa vie. Il me disait que cela devait faire quinze ces présences spirites. J’ai conservé cette croyance que c’était mon premier long, donc c’était vraiment notre bébé. sont moindres, si ce n’est de bien célébrer le film. Cela m’a
ans qu’elle n’était pas sortie de chez elle et qu’a priori son la photo ou le cinéma peuvent ramener des présences de On les a invités à une projection, nous étions en fin de mon- tellement apporté, mais ça m’a aussi fait peur et mis beau-
dernier amant aurait tenté petit à petit de l’empoisonner. l’au-delà. Évidemment cela apparaît par le biais de la fiction tage, on venait juste de l’envoyer à Cannes. D’autres distri- coup de pression pour le second film. Pendant un an, j’ai eu
Elle vivait chez elle, traumatisée, comme dans un tombeau, mais j’ai toujours vu le cinéma comme un tunnel un peu buteurs étaient invités mais ils étaient sur leurs téléphones l’impression de n’avoir reçu que de l’amour pour Les Ren-
avec des vestiges de sa gloire passée affichés aux murs. secret par où les morts et les vivants peuvent communiquer. portables pendant toute la projection à envoyer des textos. contres d’après minuit, les gens m’en parlaient en soirées
Elle était encore très belle avec une chevelure orangée Je connaissais un peu la boutique mais comme j’étais fauché avec des yeux émerveillés, j’ai eu du mal à me remettre de
un peu comme dans Zoo Zéro. J’ai commencé à écrire Le motif de la nuit revient dans quasiment tous tes films. La à l’époque je n’y allais pas souvent et n’ai jamais vraiment ça, comme pour un baby blues. Il y avait une telle montée,
le film en 2009, donc deux ans avant sa mort, et j’ai tout nuit, c’est le moment où l’on sort pour danser, c’est aussi le rencontré les gars de Potemkine. La projection terminée, je une telle ivresse autour du film même si c’était assez mar-
fait pour la rencontrer ; j’ai réécrit le personnage de la star moment du sommeil et ce qui va avec, l’inconscient, la psy- suis parti assez vite, dégoûté par l’attitude de ces autres dis- ginal et dans un milieu circonscrit… Des choses m’ont fait
en pensant à elle. Pour moi, elle représentait l’actrice la chanalyse aussi car les personnages des Rencontres d’après tributeurs. Cécile est restée avec l’équipe de Potemkine, a mal aussi à l’époque, certaines critiques m’ont blessé, mais
plus intense et la plus onirique du cinéma français. Je la minuit sont tous en quête de jouissance au sens freudien. discuté avec eux et m’a dit qu’ils avaient adoré le film, qu’ils j’étais protégé par ce bouclier d’amour qui était aussi celui
trouve magnétique. Dans Dehors dedans de Fleischer, elle Les rêves seraient d’ailleurs comme des sublimations dans étaient prêts à mettre un peu d’argent. Puis quand je les ai de Potemkine. J’ai été bien moins protégé sur Un couteau
est hallucinante aussi. J’étais obsédé par sa résurrection le film. rencontrés, j’ai senti qu’on parlait des mêmes choses, qu’il y dans le cœur par mes distributeurs. Trois jours après la sor-
et cela a été un déchirement quand elle est morte. Je n’ai Ce sont des rêves liés aux affects. Les personnages sont avait la même sensibilité ; c’étaient de vrais passionnés, des tie, je n’avais même plus de nouvelles du film. Potemkine
pas pu la rencontrer, hélas, elle commençait à être malade. moins en manque de jouissance qu’en manque d’affection. vrais cinéphiles, et j’ai eu un rapport idéal avec eux. La seule m’a accompagné totalement et amicalement jusqu’au bout
Après, je ne sais pas pourquoi on a basculé de Cathe- Le film est plus une quête d’amitié qu’une quête de jouis- chose que j’ai regrettée c’est l’absence de force de frappe : du bout, avec la sortie Blu-ray/DVD notamment. Cet amour
rine Jourdan à Arielle Dombasle ! La référence à La Belle sance. Alors oui, la jouissance absolue passe par l’accès aux le film n’est sorti que sur deux salles à Paris, le Mk2 Beau- était précieux mais il m’a mis une pression terrible pour la
Captive, c’est venu de ma découverte de Robbe-Grillet à affects, par une explosion des affects. Une amitié qui naît bourg et le cinéma La Bastille, tenu par Galeshka Moravioff suite. Il fallait que je sois à la hauteur, voilà pourquoi j’ai mis
ce moment-là. La scène ne figurait pas dans la première d’une rencontre impromptue, c’est la véritable jouissance. à l’époque. C’était une salle avec une belle programmation tant de temps à faire le second long métrage. Aujourd’hui
version du scénario, mais je sentais que j’avais besoin de Une jouissance du sentiment. Et la nuit, c’est le lieu et le mais pas très confortable et pas très agréable. Et il y a eu une je me sens plus libre. Bizarrement, avec Un couteau dans le
quelque chose de fort pour lancer le film. Puis j’ai trouvé temps du cinéma où tout ce qui est caché le jour se révèle. dizaine de salles en Province, donc c’était une toute petite cœur, les choses violentes ont pris le pas sur l’amour mais
que débuter par un rêve, c’était captivant, ça donnait le la Ce sont des saillies de sentiments, de danse, de fantastique, sortie, mais le film n’a pas trop mal marché. Le bouche à je me sens comme dédouané de tout. Je crois que j’ai vrai-
du film. Le reste des références, je vais les piocher dans de fantômes – tout ce que j’aime au cinéma. C’est difficile oreille a été bon. Il est resté deux ou trois mois à l’affiche ment le droit de faire ce que je veux pour le troisième film.
mes souvenirs. C’est une constellation assez logique dans pour moi de penser à un film qui se passerait entièrement et on a dû faire quasiment quinze mille entrées sur ce peu
ce film, un bric-à-brac moins éclectique que dans Un cou- de jour. J’ai besoin de la nuit comme révélateur d’émotions de salles. J’aurais adoré continuer l’aventure avec eux. J’es- La presse a souvent utilisé le terme queer pour ton cinéma.
teau dans le cœur. Surtout en lien avec le surréalisme et et de frissons. Tous mes films pourraient s’appeler La Nuit. père qu’un jour ils auront cette force de frappe pour qu’on Dans tes films, tu ne fais pas de distinctions entre hété-
la théâtralité, de Sylvestre de Monteiro à Maya Deren, avec puisse retravailler ensemble. J’ai vu la différence après. Sur rosexualité et homosexualité. Les gens s’aiment, point. À
pas mal de Cocteau. Il y a aussi des influences littéraires Des musiques ont-elles inspiré Les Rencontres d’après Un couteau dans le cœur, j’ai travaillé avec Memento : le l’époque des Rencontres d’après minuit, certains étaient
plus ou moins avouées : un poème de Leconte de Lisle ; un minuit – le film a été pas mal associé à l’esthétique new film est sorti dans quatre-vingt-dix salles et je pense qu’il choqués par ton approche.
tout petit extrait d’une nouvelle assez méconnue de Tony wave des années 1980 ? a aussi atterri en compétition à Cannes en partie grâce à C’est toujours le cas. Quand tu lis la chronique de Positif et
Duvert, « District », dans le monologue de l’Adolescent ; et Les titres préexistants de John Maus, Ruth et « Break4Love » eux. En même temps, humainement, cinéphiliquement, il du Parisien sur Un couteau dans le cœur, c’est hyper homo-
aussi une petite citation de Mireille Havet dans ce même de Hype Williams sont des morceaux que j’ai mis sur le pla- n’y a eu aucun lien, aucun affect. Une catastrophe. Je crois phobe, donc ça choque encore. C’est insupportable pour
monologue, me semble-t-il. teau. Mais ils n’étaient pas là à l’écriture. J’écoutais beau- que j’étais plus heureux de ma sortie avec Potemkine et de eux qu’il n’y ait que des personnages queer et « déviants »
coup de musiques cosmiques allemandes et aussi Emeralds. travailler avec des gens aussi extraordinaires que Benoît, selon eux. C’est dingue que ce soit encore transgressif

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

aujourd’hui. On est dans une société de plus en plus réac- rassemblent dans un même lieu. Dans le second on est dans sein de sa propre société de production entre 1926 et
tionnaire. Ce qu’on gagne en ouverture on le gagne aussi en le milieu de la nuit et du porno gay de la fin des années 1928. Il s’agit de son titre le plus célèbre, La Chute de
violence. Le fait que les queer aujourd’hui aient une visibi- 1970. Avec tes acteurs/personnages, vous formez une la maison Usher (1928), adaptation de deux contes
lité, dégagent une certaine force, suscite une violence des communauté ? d’Edgar Allan Poe, la fameuse nouvelle éponyme mais
réactionnaires en retour qui est décuplée. Il suffit de voir Avec toute l’équipe, les techniciens, les amis. Je me sens aussi Le Portrait ovale dont la trame est reprise dans la
les images de cauchemar absolu de la Manif pour tous. J’ai souvent très seul et il n’y a rien de plus précieux que l’ami- première partie du film.
envie de renverser cette violence en montrant des person- tié, que les amants qui deviennent des amis. J’adore les flux Epstein n’a que trente ans quand il réalise cette
nages doux et avec lesquels j’aurais envie de vivre. Créer des d’amour qui mutent d’une période à l’autre. Sur le plateau, pièce-maîtresse du gothique cinématographique, un
mondes utopiques où il n’y aurait plus de frontières entre on partage la même joie à créer des images, à expérimenter, sommet de trouvailles visuelles. Dans cette « sympho-
les désirs, les sexes, les identités. Filmer des êtres pour ce à retourner un peu en enfance. Pour moi, le cinéma est le nie » poétique, Epstein utilise le montage, les éclai-
qu’ils sont, pour leurs émotions, leurs regards, leurs visages. lieu du jeu. Sur un plateau, on a envie de faire des conne- rages, surimpressions, perspectives nouvelles, fondus,
La norme est emmerdante. Je préfère les personnages qui ries, tenter des choses, être surpris par les images qu’on effets de flou et de dédoublement, ralentis, mouve-
la transgressent et avec lesquels j’aime m’entourer. Ce sont crée. Je fais tout pour retrouver les sensations perdues de ments ou gros plans pour donner un sentiment d’expé-
aussi des personnages avec une mélancolie profonde. Faire l’adolescence, le sentiment d’absolu dont je n’arrive pas à rience totale et proprement hallucinée aux spectateurs.
un film avec des personnages queer, c’est renverser ce faire le deuil. J’ai l’impression que je partage ça avec tous La terreur est ici localisée, entre une nature inquiétante
imminente du parlant lui avait soufflé que la fin de cette
monde hétéro-normé dans lequel on vit, et j’espère que des les gens qui travaillent sur mes films. Ce n’est pas une règle et un manoir en ruines, alors que brume, orage et
forme d’expression était proche.
hétérosexuels aimeraient vivre dans les mondes que je crée. mais ils comprennent ça. bourrasques menacent. Mais c’est dans son lyrisme et
Si nous souhaitons mettre ici l’accent sur ce film,
C’est une victoire si les gens éprouvent les mêmes émo- dans son utilisation de la caméra qu’Epstein fascine.
Le travail sur la couleur est essentiel dans ce contexte. c’est aussi par rapport au travail éditorial fourni. En
tions. C’est une invitation à jouir et à aimer. Madeleine (Marguerite Gance, femme d’Abel) est bien
J’ai l’impression qu’on vit dans un monde de plus en plus effet, de nombreux accompagnements musicaux ont
prisonnière du cadre et le désir morbide d’Usher (Jean
décoloré, désaturé. Les 15/25 ans essaient de remettre été créés spécialement pour ce coffret, et certains
Comment réagis-tu quand les gens ont une interprétation Debucourt) se retranscrit par des techniques visuelles
de la couleur dans un monde qui a perdu les siennes. magnifient et mettent en avant la modernité et le
sociopolitique de tes films ? matérialisant une subjectivité jusqu’alors rarement vue
Avec mes films j’essaie de retrouver l’excès, resaturer un caractère intemporel d’œuvres pourtant anciennes.
Aujourd’hui, avoir des personnages queer dans un film ça dans un film. Après les travaux plus commerciaux pour
peu tout ce qui nous entoure. J’ai l’impression que nous Figurent ainsi la composition de Gabriel Thibaudeau
devient politique. Pourtant, je le fais naturellement ; ces Pathé ou la Société des Films Albatros et juste avant de
sommes tout le temps entourés des mêmes enseignes, des avec l’Octuor de France et celle de Joakim, qui a capté
gens m’entourent. Je ne me pose pas la question du mes- laisser tomber définitivement les studios, les décors et
mêmes bâtiments ; tout est uniforme à Paris, de plus en notre attention. Producteur talentueux et passionné
sage politique, ce serait affreux. Mais au regard du contexte les acteurs pour se lancer dans des documentaires sur
plus vandalisé par le néolibéralisme ; plein de rues com- d’électronique, Joakim, le grand frère de Nils Boua-
dans lequel on vit, je comprends que mes films soient per- la Bretagne qu’il initie avec Finis Terrae (1928), il sem-
merçantes se ressemblent, c’est triste. On a besoin de ziz, a, depuis Fantômes en 2003, réalisé des albums
çus comme politiques malgré eux. blerait qu’Epstein ait voulu tout mettre dans ce long
rêver, et j’essaie de retrouver ce goût pour la couleur et le au style de plus en plus personnel, mêlant tout un tas
métrage à la sensibilité plastique, comme si l’arrivée
Cette idée de communautés de marginaux est à la base romantisme dans mes films. La couleur, c’est un devoir de d’influences (jazz, krautrock, techno, ambient, house,
de tes deux longs métrages. Dans le premier, tous se cinéaste, d’artiste. electro-pop, avant-garde) et de techniques d’enregis-
trement. Encore au tout début de sa carrière lorsqu’il
—— ■ —— se lance dans cette aventure d’une création musicale
pour le film d’Epstein lors d’une projection au Forum
des Images en 2003, il n’en réalise pas moins une trans-
position sonore brillante. Les techniques de la musique
COFFRET JEAN EPSTEIN électro-acoustique et concrète sont alors mises au
Prix du meilleur coffret 2014 par le Syndicat français de la critique de cinéma. service d’une atmosphère inquiétante et hantée, qui
Date de sortie : 6 mai 2014. retranscrit l’état mental de Roderick Usher (tristesse,
Avec Jean Debucourt, Edmond Van Daële, Suzy Pierson, Maurice Schutz… colère, nervosité, délire), lui-même peignant à l’écran
comme si la caméra était sa toile. Joakim délaisse l’hu-
Genre : drame, fantastique, documentaire.
mour et le second degré pour s’aventurer dans des
Nationalité : française.
territoires angoissés, tout en affirmant son goût pour
Inclus Le Lion des Mogols, Double amour, Les Aventures de Robert Macaire, Mauprat, La Glace à trois faces,
les synthétiseurs analogiques et les traitements digitaux
Six et demi, onze, La Chute de la maison Usher, Finis Terrae, Chanson d’Ar-mor, Les Berceaux, L’Or des mers, de sons.
Mor’Vran, Le Tempestaire, Les Feux de la mer et le documentaire Jean Epstein, Young Oceans of Cinema Relatant l’obsession tyrannique d’un artiste qui sou-
de James June Schneider. haite faire un portrait de sa femme mais dont chaque
Cinéaste majeur, Jean Epstein a pourtant été un peu correspondant chacun à une période bien précise coup de pinceau la vide de sa substance vitale, La
laissé de côté par l’histoire du cinéma. Si l’idée trottait (Chez Albatros, Première Vague, Poèmes bretons), Chute de la maison Usher est l’histoire d’une folie mais
depuis longtemps dans la tête de Nils Bouaziz d’éditer accompagnés d’un livre de cent soixante pages et d’in- aussi celle de la hantise d’un homme persuadé que sa
son travail, c’est en découvrant que les droits étaient nombrables suppléments. Impossible de passer tous compagne a été enterrée vivante. Forcément, le motif
détenus par la Cinémathèque française que les choses les films en revue, je m’attarderai juste sur son chef- sonore de la boucle allait être important pour faire res-
ont pu se débloquer. Il en résulte l’un des plus beaux d’œuvre, marquant à la fois un sommet technique et sentir les tourments du protagoniste, ses déchirements
coffrets conçus par Potemkine, comprenant pas artistique de sa carrière, et se faisant la synthèse et et son aliénation intime. Le cinéaste et le ­compositeur
moins de quatorze films répartis en trois digipacks, l’aboutissement d’un travail en toute indépendance au nous proposent ici un véritable voyage dans l’irréel,

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

l’étrange et l’imaginaire, là où la perception est sans atteignent une beauté digne des photographies très
arrêt altérée. Cela passe par exemple par un ralentis- typées « Southern Gothic » du photographe de Loui- LE MUSICIEN JOAKIM A ACCEPTÉ DE REVENIR SUR CETTE Et la scène où ils tapent avec des marteaux sur le cercueil.
sement du défilement des images ou par des effets siane, Clarence John Laughlin. Drones, nappages EXPÉRIENCE DE CRÉATION SONORE AUTOUR DU FILM, Oui, j’avais créé une sorte de martèlement.
fantomatiques, très bien traduits musicalement via hivernaux comme la couleur bleutée des plans en exté- AU COURS D’UN ENTRETIEN RÉALISÉ LE 22 FÉVRIER 2018.
la déformation de sons réels à l’aide de traitements rieur tournés de nuit, rythmiques obsessionnelles et Quand on est dans des scènes plus psychologiques, le tra-
électroniques. funestes, horloge au tic-tac sournois, synthés fiévreux, Joakim : J’ai découvert le film quand le Forum des Images vail tourne autour d’arpèges, pour obtenir des choses assez
Deux passages prouvent en particulier la dimension voix maladives, la musique semble en apesanteur, à m’a demandé d’en faire la musique. C’était dans le cadre planantes.
novatrice du cinéma d’Epstein en relation au son. Alors l’instar des personnages perdus dans une autre réa- d’une série. Ils avaient contacté plusieurs producteurs fran- J’avais essayé d’utiliser le morceau « Fantômes » et ses
que son vieil ami sourd et myope Allan est arrivé au lité. La caméra elle-même se transforme, devenant le çais pour des ciné-mixes. Quand je l’ai découvert cela m’a arpèges un peu comme un thème qui correspond à Made-
manoir, Roderick Usher se saisit d’une guitare, les plans souffle du vent le temps d’un plan où elle rampe au sol semblé être très adéquat. J’étais évidemment très impres- leine. Je voulais aussi des moments plus émotionnels dans
rapprochés sur les mains contrastant avec l’immensité et balaie tout sur son passage. sionné par le modernisme et les expérimentations dingues la musique. Le film est tellement évocateur en soi, si musi-
des pièces où les personnages semblent si petits. Alors Epstein fait de cette Chute de la maison Usher un d’Epstein. Après, j’ai découvert ses écrits, son approche très cal, que je pourrais imaginer douze mille bandes-son.
que ses doigts glissent sur les cordes, alternent des véritable manifeste des théories qu’il développe en expérimentale mais comme j’étais déjà assez fan de Poe,
plans de mer, d’arbres, de lac, comme si les vibrations parallèle dans ses écrits, se démarquant du surréa- cela me correspondait bien. Quand un film est aussi innovant dans ses recherches for-
des cordes évoquaient les sons de la nature. Afin d’ac- lisme naissant qu’il déteste (Luis Buñuel a pourtant melles, c’est avec l’électronique que ça passe le mieux.
centuer ces résonances, Joakim a utilisé des effets de travaillé avec lui sur ce film et Mauprat) et de l’ex- C’était la première fois ? C’est assez étonnant avec une telle différence d’âge, mais
delay sur la guitare qui laisseront la place à des pin- pressionnisme qu’il rejette aussi (bien que les décors Juste avant, et c’est peut-être pour ça qu’ils m’avaient contac- ça marche très bien. Le pouvoir d’évocation de la musique
cées de kosmische musik avec arpèges synthétiques. peints des catacombes renvoient au Cabinet du Dr. té, j’avais fait pour MK2 un mix sur Nosferatu. Mais c’était électronique est très puissant, sa palette tellement large.
Une autre séquence étonnante est celle où le marteau Caligari). La psychologie des personnages y est ren- un mix DJ, j’avais passé des disques. Je travaillais alors sur
enfonce les clous dans le cercueil. Le montage y est due par la recherche formelle, celle-ci passant aussi Fantômes, mon premier album, et j’avais pas mal réadapté Tu travaillais alors avec quel matériel électronique ?
expérimental, pour ne pas dire saugrenu, alternant par le son bien que le film soit muet. C’est surtout des morceaux. Beaucoup de titres étaient en cours et j’en ai Je n’avais pas grand-chose. J’avais mon Virus sur scène, un
avec des crapauds qui copulent et un hibou de dos. une œuvre hypnotique, pure et libre, et cela se doit pris des bouts, notamment « La Mouette » et « Fantômes ». sampler Yamaha, un expandeur avec plein de sons, un peu
À sa manière, Epstein inventait presque le vidéo-clip d’être rendu par une musique ne s’imposant aucune de tout. Pas mal de sons venaient de Reaktor par exemple.
avec des décennies d’avance ! barrière. Joakim le fait très bien ici4, tout comme la As-tu suivi une méthode particulière ? Je trouvais que c’était le seul plugin qui avait un son inté-
L’onirisme du film continue à toucher, sûrement par formation britannique In the Nursery qui en don- J’ai vu le film pas mal de fois en prenant des notes. J’ai ressant et différent.
cette volonté d’explorer l’imperceptible, l’invisible et nera une interprétation fort intéressante en 20155. À essayé de le découper en parties, et sur ces parties j’ai tenté
l’insondable. La caméra devient la porte d’entrée vers l’image d’Usher obsédé par l’œuvre parfaite quitte à d’imaginer quelles musiques marcheraient bien dans celles Qu’as-tu retenu de ce travail au début de ta carrière
l’autre monde, où les frontières entre Vie et Mort sont détruire l’être aimé, le film semble nous dire que les que j’avais déjà, auxquelles j’ajouterais des moments plus discographique ?
« nébuleuses et floues », comme Poe aime à le dire. artistes ont une connaissance supérieure du monde, improvisés ou plus minimaux. Cela m’a appris comment fonctionne la dynamique entre
Les moments les plus intenses sont peut-être ceux et Epstein s’affirme en tant que visionnaire mystique. les images et le son. Et le pouvoir parfois surpuissant de
où Roderick attend le retour de Madeleine dans une Le fait que tout brûle à la fin est peut-être l’indication Il y avait pas mal de techniques électroacoustiques ? la musique qui est assez dangereux. On peut vraiment
ambiance de mélancolie surnaturelle, ou surtout cette qu’il avait atteint là un apogée, et qu’il ne lui restait D’une certaine manière mais pas complètement, dans le manipuler la personne qui regarde un film avec le son et la
procession funèbre où les corps sont comme ratatinés plus qu’à tout anéantir pour pouvoir repartir à zéro, sens où je ne faisais pas de l’électroacoustique sur scène. musique. Tu peux lui faire ressentir une scène de manière
par le poids des arbres noueux alors que les surim- ailleurs, dans un autre environnement et avec une J’avais un ordinateur, un synthé, des samples pouvaient différente juste en changeant le son. Il faut faire gaffe : en
pressions de cierges et de voile blanc sur le paysage autre approche du médium. ressembler à de l’électroacoustique mais cela n’en était pas tant que musicien, tu ne peux pas te permettre de changer
vraiment. Pour moi l’électroacoustique implique des instru- le sens d’un film. Il faut être assez subtil. Ce qui m’intéresse
ments acoustiques et des traitements électroniques. Or je est la faculté de la musique à s’enchaîner avec les images,
ne jouais pas d’instruments en live, hormis du synthé. les séquences n’étant pas vraiment indépendantes les unes
des autres. On m’a souvent dit que ma musique est ciné-
Deux scènes sont assez hallucinantes dans le film où les matographique, sans doute en raison de cette idée que les
images évoquent le son. D’abord la scène avec la guitare choses se succèdent, une sorte de continuité mais pas com-
que tu retraites avec des delays. plètement non plus. J’ai toujours eu l’idée de scénariser la
J’ai eu à plusieurs reprises une approche assez littérale – musique.
mais je ne le referais pas. Effectivement, sur la première
version j’ai essayé de coller au plus près du film, suivant Comme dans ton album Samurai, chaque morceau est
une tendance plus illustrative. Plus j’ai travaillé dessus, plus presque une séquence de film.
j’ai réalisé que c’était mieux de ne pas être dans le com- Pourtant je ne pense pas forcément en termes de cinéma
mentaire, d’aller un peu plus loin. Dans cette première quand je le fais, je n’ai pas de références précises. Mais, sans
version, des moments étaient extrêmement synchronisés que cela soit conscient, peut-être que ma méthodologie et
avec l’image. C’était assez compliqué. Je me souviens des mon approche sont similaires.
cloches – comme une cloche de réveil avec un marteau qui
tape dessus. J’avais synchronisé l’image et le son au mil- Tu as refait une bande-son pour le film quinze ans après
4. On retrouve sur l’album Fantômes de 2003 des éléments sonores de la bande originale pour La Chute de la maison Usher mais réorches-
trés avec des voix ou des rythmes en plus, donc l’ambiance change considérablement.
limètre. Parce que pour moi la résonance de cette cloche au cinéma Le Royal à Toulon dans le cadre du Fimé le
5. Nous reparlerons d’In the Nursery avec le DVD/Blu-ray Le Cabinet du docteur Caligari qui reprend leur création musicale de 1996 pour était déterminante, comme si elle se propageait dans toutes 11 novembre 2017. Cette réinterprétation ressemblait à
accompagner le film. les scènes suivantes. quoi ?

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

N’ayant plus le même matériel qu’à l’époque, plus les très psychédélique et plus aérienne. J’avais aussi quelques ne gomment pas pour autant une certaine noirceur
mêmes logiciels, plus les sons, ni les mêmes envies, je sons dans l’ordinateur. Je lançais des samples pour cer- (les meurtres, le génocide indien, les arbres éven-
me suis dit que je n’allais pas refaire la même chose. J’ai tains passages et je jouais plus au clavier. J’avais plusieurs trés dont les rondins envahissent les rivières). On
fait tout avec un modulaire. Une femme dans le public banques de sons. voyage ainsi à travers mots et images avec des fonds
qui devait n’avoir jamais entendu de musique répétitive a sonores qui touchent souvent aux orchestrations
demandé : pourquoi tant de répétitions ? C’était plus mini- C’était juste un travail de commande, un peu à part, ou cela symphoniques mais qui peuvent aussi inclure des
mal mais aussi plus intense par moments, et beaucoup plus fait-il partie intégrante de ton œuvre musicale et de ton field recordings. L’idée est donc simple : mélanger le
improvisé. Rares étaient les moments vraiment synchroni- évolution ? micro et le macro, le monumental et l’infime, l’Histoire
sés avec les images. Une performance plus organique et De plus en plus. Ces derniers temps je fais de plus en plus officielle et les histoires anodines de tout un chacun.
plus expérimentale. de musiques pour des installations d’art contemporain. Et Si la démarche documentaire expérimentale séduit, les
inversement je me suis mis à faire des vidéos pour mes mor- « discours » grouillent malheureusement de clichés.
Oui, l’original c’est au millimètre. ceaux. Avec Tigersushi, on accorde beaucoup d’importance Concernant l’idéal féminin, mais surtout la famille, les
Surtout sur le DVD où je l’ai encore mieux calé pour que à ça. On ne ménage pas nos efforts et nos moyens pour faire stéréotypes abondent. Il y a cet homme qui veut quit-
ce soit vraiment nickel. Pour la nouvelle version, j’ai quand des clips qui tiennent la route. ter sa femme mais pas sa maison ou celui qui veut
même suivi le même découpage de scènes que pour la pre- inculquer les valeurs de compétition à ses enfants.
mière. Ce sont les mêmes blocs, mais ce qui est à l’intérieur Penses-tu publier aussi le nouvel accompagnement musical Cela aurait pu passer dans le cadre d’une polyphonie
est assez différent même si les intentions émotionnelles que tu as fait ? mais les cartons apportent une valeur générique à ces
sont à peu près les mêmes : quand ils descendent dans la Comme il est question d’une édition Blu-ray, cela vaudrait le phrases – ce qui fait dysfonctionner l’ensemble. Plus
crypte, la marche avec le cercueil juste auparavant qui est coup d’y intégrer la nouvelle musique. important, le film a pour défaut majeur de recycler
en permanence les mêmes thématiques visuelles.
—— ■ —— Avant d’avoir atteint la moitié du métrage, on a déjà
un sentiment de redite et on se dit qu’on va ne voir
plus que des troncs d’arbres, des visages d’Indiens et
des fusées. On aimerait aussi plus de diversité quant
POUSSIÈRES D’AMÉRIQUE (2011) d’Arnaud des Pallières à la sélection musicale, elle reste trop homogène et
Date de sortie DVD : 2 septembre 2014. on est heureusement surpris quand un vieil air folk créer un lien fort et un fil conducteur sur tout le film.
Genre : documentaire (1 h 40). nous emporte dans une autre dimension. Bref, il s’agit Reste que Poussières d’Amérique a pour lui un concept
Nationalité : française. là d’un sujet très ambitieux mais il semble qu’Arnaud génial, la beauté de certains raccords et cette capacité
des Pallières soit resté frileux dans sa volonté de tout poétique à laisser s’évader l’imagination – avant, hélas,
S’étalant sur plusieurs années, le processus de fabri- couleur, témoins d’un présent déjà perdu dans un loin-
englober : le cinéma, le continent américain… Tant de tomber dans un systématisme que certains juge-
cation de ces Poussières d’Amérique a été long et tain passé.
qu’à y être, il aurait dû y aller à fond, piocher dans ront soporifique par moments.
laborieux. Tout débute quand le compositeur Martin Thématiquement, il est fait référence au progrès, à
les nombreux registres visuels et sonores pourtant à En revanche, Diane Wellington est la preuve
Wheeler parle à Arnaud des Pallières du site de Rick la libre entreprise, avec un éloge de l’effort, de la com-
sa disposition. On finit par se dire qu’il avait le maté- qu’avec le même dispositif, on peut obtenir un résul-
Prelinger, un archiviste qui a mis à la disposition du pétition, du sport (le football américain, bien sûr), de
riau pour un court ou moyen métrage plutôt qu’un tat convaincant et porteur d’une forte émotion. Le
public une collection de plus de soixante mille films la transmission et de la filiation. C’est d’ailleurs dans
long. D’ailleurs, quand on regarde Diane Wellington, court métrage revient sur un fait divers survenu dans
institutionnels, éducatifs, publicitaires ou amateurs l’approche de ces sujets que Poussières d’Amérique
film d’une quinzaine de minutes offert en bonus, sorte le Dakota du Sud durant les années 1930. Deux nar-
destinés à l’oubli et dont il a fait l’acquisition par la frise par moments la caricature. On préférera les récits
d’ébauche de Poussières d’Amérique, on constate que rations se croisent : celle d’une fille qui voit sa mère
Bibliothèque du Congrès. Trouvant une force et une plus intimes ou les faits divers, comme cet homme
cela fonctionne beaucoup mieux en format court. bouleversée après un coup de fil lui annonçant que l’on
poésie dans ces images a priori sans grand intérêt, le démuni, ayant perdu son travail et tout espoir, qui
L’archive est certes un matériau sublime, forcément a retrouvé le cadavre de la fameuse Diane, puis l’his-
cinéaste décide de se lancer dans un pur film de mon- tue sa famille mais épargne ses deux fils. Il est aussi
mélancolique car lié à une époque révolue, défunte, toire de ce qui s’est passé à l’époque, et pourquoi ce
tage, un travail sur le raccord qui rendrait hommage question de la beauté des femmes, de la construction
et parfois à des utopies perdues, mais Arnaud des moment simple (un coup de fil) révèle toute une tra-
non seulement au continent américain mais aussi au d’une maison et d’arbres que l’on coupe, encore et
Pallières aurait peut-être dû construire son film sur gédie. À ce bonus fort appréciable s’ajoutent un hom-
cinéma muet à travers l’utilisation d’intertitres, narrant encore. Sally Sue veut que Joe Bob lui offre un divorce
plusieurs idées fortes au lieu de juste développer mage à Jean Rouch (Le Narrateur) et un embryon
des récits intimistes ou des pensées formulées à la pre- pour Noël, alors qu’un jeune garçon raconte comment
un unique concept qui montre vite ses limites sur de ce que sera Poussières d’Amérique qui se nomme
mière personne. Pour créer du lien entre ces petites son lapin domestique s’est retrouvé au menu dans
une centaine de minutes. La coupure entre chaque I Have a Dream, le récit d’un rêve qui tourne au cau-
histoires et la grande Histoire des États-Unis, il utilise son assiette. Des Pallières rend ainsi hommage à la
séquence devient trop flagrante. Il ne suffit pas d’en chemar, révérant Martin Luther King et la statue de la
deux fils conducteurs : les Indiens et la mission Apollo tradition orale, mais sans utiliser de voix audible, ce
appeler à un même fond visuel et thématique pour Liberté pour terminer en images d’émeutes.
11. Les images collectées, quant à elles, appuient les qu’il parvient parfaitement à faire. Ces histoires rap-
textes, comme autant de nouvelles ou de chapitres qui portées peuvent se rapprocher de la lettre adressée
se succèdent. L’utilisation des cartons très fréquente à un proche ou même du courant de conscience. La
apparente le film à un acte de lecture. Cette aventure Nature joue elle aussi un rôle primordial : rochers, col-
visuelle, textuelle et sonore démarre d’ailleurs par un lines, torrents, montagnes, forêts, animaux sauvages
décompte et pose sans cesse la question : qu’est-ce ou familiers. Ces archives dégagent un sentiment d’in-
que le cinéma, cet émerveillement, cette magie ? nocence représenté par les nombreux visages d’en-
Nous nous baladons ainsi entre le noir et blanc et la fants ponctuant et clôturant le long métrage, mais

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

COFFRET MIKHAÏL KALATOZOV La Lettre inachevée anticipe le cinéma de Tarkovski,


notamment L’Enfance d’Ivan, on ne peut avec Soy Cuba
Date de sortie : 4 novembre 2014. s’empêcher de penser à ¡Que Viva Mexico! d’Eisenstein.
Avec Tatiana Samoilova, Alekseï Batalov, Evgeniy Urbanskiy, Innokentiy Smoktunovskiy, Jean Bouise. Ici le personnage principal n’est pas la nature mais Cuba
Genre : drame, romance. et le film s’affirme d’emblée comme un poème épique,
Nationalité : russe. une symphonie grandiose qui séduira définitivement
Inclus Quand passent les cigognes (1957), La Lettre inachevée (1959), Soy Cuba (1964). Martin Scorsese et Francis Ford Coppola dans les
années 1990, à tel point qu’ils décideront de le ressor-
À l’instar d’Elem Klimov et Andreï Tarkovski, Mikhaïl
tir en salles. Bizarrement, ce film a été maudit pendant
Kalatozov (1903-1973) a grandement contribué à
longtemps – sûrement par son côté propagandiste et
l’image romantique de Potemkine. Lyrique, formelle-
film de commande – alors qu’en génies visionnaires,
ment époustouflant, son cinéma fait passer l’émotion
Kalatozov et Ouroussevski redéfinissaient le septième
avant tout par la forme et ne lésine pas sur la gran-
art. On se demande encore aujourd’hui comment de
diloquence, au risque de l’abstraction. Les trois films
tels mouvements de caméra étourdissants ont été
rassemblés ici sont le fruit de sa collaboration très fruc-
possibles (la séquence à l’Hôtel Tropicana ou quand obliques et contre-plongées fascinantes, chaque plan
tueuse avec le chef opérateur Sergueï Ouroussevski.
la caméra suit la procession funéraire comme un est un tableau en soi. On en prend plein les yeux jusqu’à
Actif dans le cinéma dès les années 1920 où il a exercé
ange dans le ciel) et à ce jour personne ne semble atteindre des états seconds. Puissant et impression-
tous les métiers, Kalatozov a aussi été diplomate, haut
avoir percé les secrets du duo. Des clairs obscurs aux nant à tous points de vue.
fonctionnaire et un communiste convaincu entière-
ment dédié à la cause. Pourtant, même si ses films ne
sont pas exempts d’un symbolisme appuyé et orienté,
il y règne un grand désenchantement (le mélodrama-
tique Quand passent les cigognes), voire une dimen-
sion crépusculaire (La Lettre inachevée) et presque
COFFRET WERNER HERZOG : VOLUME 1 1962-1974
une fascination pour l’hédonisme sensé être dénoncé Date de sortie : 4 novembre 2014.
(Soy Cuba). Si Quand passent les cigognes est le film Avec Klaus Kinski, Helmut Döring, Wolfgang Reichmann, Bruno S., Peter Brogle.
qui a obtenu la Palme d’Or, son chef-d’œuvre reste Soy Genre : documentaire, fiction.
Cuba et la grande découverte de ce coffret est l’inédit Nationalité : allemande.
La Lettre inachevée. Inclus Herakles, La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz,
Reprenant la même actrice principale que dans Derniers mots, Signes de vie, Mesures contre
Quand passent les cigognes, cette œuvre hallucinatoire les fanatiques, Les nains aussi ont commencé petits,
part pourtant d’un récit simple, voire simpliste : des Fata Morgana, Avenir Handicapé, Pays du silence
géologues, une femme et trois hommes, envoyés dans et de l’obscurité, Aguirre, la colère de Dieu,
la taïga afin de chercher des diamants, sont confrontés La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner,
à une nature hostile et sans pitié. Basé sur une nouvelle du xviiie siècle dont les textes furent très influents sur L’Énigme de Kaspar Hauser.
de Valeri Ossipov, on sent bien que l’histoire n’est qu’un tout le mouvement gothique et romantique dans les
prétexte et que le film n’aurait pu être qu’une série B de arts. Qu’ils soient dans des fosses ou encerclés par des Dans l’introduction à cet ouvrage, nous mettions en
type survival avec une vague histoire de triangle amou- arbres en feu, les protagonistes sont pris au piège et avant le fait que peut-être le seul équivalent à l’univers
reux pas vraiment aboutie. Le résultat est tout autre. on sent bien que ce sont les grands questionnements de Werner Herzog serait celui de l’écrivain américain
Choisissant d’abandonner toutes formes de réalisme, métaphysiques sur l’Homme face à la Nature qui inter- Harry Crews : le même intérêt pour les freaks et le
Kalatozov/Ouroussevski décident de faire de la Nature pellent le réalisateur, pas le portrait psychologique grotesque, un questionnement sur la notion de nor-
le personnage central du film, maléfique et sublime à de ces individus. À l’instar des deux autres films, le malité, un goût pour les sports extrêmes, le mélange
la fois. Ils utilisent alors les éléments naturels comme spectaculaire côtoie l’expérimentation. Ouroussevski d’un humour noir satirique et de visions purement
des décors pour créer une atmosphère d’onirisme bricole des optiques, fabrique des chariots, s’amuse apocalyptiques, et surtout la volonté de faire de leurs
noir. D’emblée, les cuivres, menaçants comme des avec les surimpressions. Kalatozov en appelle au flash- protagonistes des obsessionnels (des « enthousiastes »
drones funèbres, donnent le ton. La caméra virevolte, back ou aux mirages. Pluie, tempête, neige, feu, tout pour reprendre le terme de Crews) qui cherchent à
s’envole ou s’enterre, se faufile au sein des feuillages se déchaîne. Avec une énergie folle et des visions dépasser leur statut pour atteindre ne serait-ce que
et branchages de la forêt sibérienne et elle n’arrêtera infernales, le film ne fait pas dans la demi-mesure et quelques secondes l’extase des dieux, quitte à plonger
pas de nous impressionner avec ses travellings et plans offre un divertissement sons et lumières tendance dans la folie en chemin. Dès son premier court métrage
séquences inventifs dont les deux Russes avaient le apocalyptique. (Herakles, 1962), réalisé alors que le cinéaste allemand
secret. Les tourments de Sergueï, le beau guide un peu Soy Cuba sera l’aboutissement de ce formalisme n’a que vingt ans, émerge cette question de l’héroïsme
rustre, vont alors se propager sur l’espace naturel, à la débridé, œuvre découpée en quatre sections et dont confronté à l’absurdité du monde et à des visions de
fois infini mais qui semble écraser les personnages par le but était, comme pour tout bon film de propagande, désastre. Herzog pose un regard sur l’homme qui
son immensité. On touche ainsi à la pure esthétique de montrer l’idéal révolutionnaire cubain, en partant n’appartient qu’à lui et toutes les premières œuvres
du sublime telle que définie par Edmund Burke à la fin du désespoir du prolétariat jusqu’à la lutte armée. Si rassemblées dans ce très complet coffret ne feront

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

que l’approfondir en adoptant différentes formes, Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz,
où la fiction et le documentaire se mêlent. Il s’impose 1967 ; Derniers mots, 1967 ; Mesures contre les fana-
d’emblée comme un mystique au sein d’un univers sans tiques, 1969). C’est ainsi les débuts d’un autodidacte
pitié (destruction de l’homme par l’homme, animaux de génie qui nous sont contés jusqu’à la réalisation des
qui s’entre-dévorent, nature hostile peuplée de cha- deux chefs-d’œuvre intemporels que sont Aguirre,
rognes, rébellions absurdes, cruauté du langage…). la colère de Dieu et L’Énigme de Kaspar Hauser, qui
Toutes les caractéristiques de ce qu’il développera apporteront à Herzog la reconnaissance internatio-
durant sa carrière sont contenues ici à l’état brut : le nale. Des bodybuilders narcissiques et déconnectés du
mythologique, l’onirisme et la réflexion sur le réel, l’im- monde de Herakles au tragique existentiel de L’Énigme
portance de la musique, l’absurde et l’insanité, le retour de Kaspar Hauser, le cinéaste explore les dispropor-
au romantisme allemand et la confrontation du trivial tions entre les humains et la société qui les entoure.
et du sublime. C’est aussi une période de grande expéri- Il nous conte à la fois l’origine d’un monde et le chaos
mentation : le début de Fata Morgana (1971) préfigure à suivre, comme dans Fata Morgana avec ses déserts
les techniques de boucle et de sampling, la répétitivité vierges et inhabités laissant peu à peu place à un espace
et la redondance utilisées jusqu’à créer le malaise pur où tout n’est qu’absurde. La révolte face à cette triste
et simple dans Les nains aussi ont commencé petits farce qu’est la vie semble inutile car vouée à l’échec, au
(1970), les structures narratives à base de collisions de nihilisme et au non-sens (Signes de vie, 1968 ; Les nains
stock-shots dans Herakles, le minimalisme et l’elliptique aussi ont commencé petits).
dans Aguirre, la colère de Dieu (1972), les abstractions Pourtant, dans son désir de montrer des hommes
de paysages, les climats sonores de Popol Vuh, etc. qui obéissent à leurs rêves, même aussi mégaloma-
Il est intéressant de voir que des culturistes étaient niaques et démesurés que ceux d’Aguirre, Herzog
au centre de son premier film alors que tous les héros ouvre les portes d’un monde au-delà du réel, là où les
de Herzog ne témoignent que d’une impuissance, d’une visions (Signes de vie, L’Énigme de Kaspar Hauser), les
solitude, et s’avèrent être des inadaptés, des infirmes. hallucinations et les mirages (Fata Morgana, Aguirre
Au sens littéral d’ailleurs car cette première partie avec son bateau suspendu dans un arbre) deviennent
de la carrière du cinéaste s’apparente à un véritable palpables, amenant ces films à la lisière du fantastique.
freakshow : casting entièrement composé de nains Par-delà l’imaginaire funèbre et morbide (les cadavres
Signes de vie (1968) pour Les nains aussi ont commencé petits, être boi- sont nombreux), Herzog ouvre la voie d’une autre réa-
Les nains aussi ont commencé petits (1970) teux et difforme pour Aguirre, enfants aux membres lité. Ses fous et simples d’esprit (Stroszek, Kaspar Hau-
atrophiés, manchots et victimes de la thalidomide ser, Aguirre) deviennent alors des extralucides, seuls
dans Avenir Handicapé (1971), sourds et aveugles sur Terre mais avec la volonté d’échapper à la prison
dans Pays du silence et de l’obscurité (1971), jusqu’à qu’est l’existence et à l’ennui (Signes de vie). Bien sûr,
la véritable foire aux monstres de L’Énigme de Kaspar l’homme ne pourra jamais contrôler le monde, mais si
Hauser (1974). Les êtres sont prisonniers de leurs cette quête de dépasser les limites peut paraître futile,
corps et cela n’est que le reflet d’une aliénation plus parfois il y parvient et touche alors à la pure beauté,
grande : le monde est une prison, la nature n’est pas ce que Harry Crews définit comme l’immortalité de
faite pour cohabiter avec l’homme et il ne reste que les l’instant, comme quand Walter Steiner devient vérita-
rêves pour échapper à cette condition humaine terrible blement un oiseau qui prend son envol dans La Grande
et sclérosante (pour exemple, le très beau passage où Extase du sculpteur sur bois Steiner (1973). Hélas,
la jeune fille dans Avenir Handicapé désire rencon- même cette transcendance qu’atteint Steiner est de
trer les Indiens d’Amérique). L’œuvre de Herzog est courte durée, suivie d’une inévitable chute, le sportif
éminemment philosophique, d’une liberté incroyable, lui-même devant faire face à des conditions de sécu-
sans concessions avec le monde moderne et entre rité inadaptées et à la demande de toujours aller plus
fortement en résonance avec la vision du cinéma que loin, avec pour résultat de laisser le danger et la peur
développe Potemkine depuis ses débuts. Elle en est prendre le pas sur l’extase.
peut-être la quintessence. Il n’y a pas de perfection en ce monde et les normes
Composé de six DVD, d’un Blu-ray ainsi que d’un livret et dogmes sont insensés, comme Kaspar Hauser va
de cent pages avec des textes d’Emmanuel Burdeau et malheureusement le constater. Cette pensée pes-
des photographies de tournage parfois inédites, ce cof- simiste se matérialise à l’écran par l’image du cercle
fret est d’autant plus important qu’il a permis de voir vicieux (la fourgonnette qui tourne sur elle-même
pour la première fois certaines des œuvres du réalisa- dans Les nains aussi ont commencé petits, la caméra
teur devenues extrêmement rares, et qu’il bénéficie de qui tourne autour d’Aguirre seul sur son radeau peu-
commentaires audio passionnants, en plus d’interviews plé de singes et de macchabées) et par une esthétique
inédites et de courts métrages totalement obscurs (La fiévreuse (les rires crispants jusqu’à l’épuisement et la
Les nains aussi ont commencé petits (1970) Aguirre, la colère de Dieu (1972)

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

musique irritante des Nains aussi ont commencé petits, comme un brûlot anarchiste et libertaire ou comme l’on sait que rien ne nous sera épargné et que von Trier le Mal dans ce dévoilement autobiographique en écar-
les caméras portées, les yeux exorbités de Klaus Kinski) une satire des mouvements contestataires. Pour va nous offrir un catalogue des pratiques du cinéma tant toutes sortes de jugements dans un progressisme
allant jusqu’à la transe pure (Fata Morgana et Aguirre, déchiffrer cet univers ne restent que les visions et de hardcore (fellations, sodomies, doubles pénétrations, exalté jusqu’à l’absurde.
la colère de Dieu sont de purs films-trips). Ici, les enne- nouvelles formes de langage (Pays du silence et de ondinisme, masturbations, lesbianisme, bondage, sado- La narration de Joe est à prendre avec des pin-
mis sont invisibles (les flèches qui surgissent d’on ne l’obscurité), aspects que Herzog continuera à fouiller masochisme, pratiques interraciales, éjaculations…), le cettes. Sommes-nous obligés de croire tout ce qu’elle
sait où, et les cannibales que l’on ne voit jamais dans tout au long de son œuvre. Et ces outils sont entre les film commence sur un fond noir de près d’une minute raconte ? Seligman semble en douter à un moment, le
Aguirre, la colère de Dieu) et les paysages semblent mains de ces personnages à la marge que le réalisateur trente avec juste le son – il se conclura de la même personnage de Jerôme (Shia Lebeouf, Michael Pas)
bien trop immenses et inadaptés pour que l’homme y aime tant. C’est bien le mystère de la réalité que le réa- manière –, comme pour dire que nombre de choses revenant régulièrement dans la vie de Joe de façon un
trouve sa place (la Crète pour Signes de vie, la jungle lisateur explore déjà dans ces jeunes années avec de vont rester cachées et impossibles à voir. Nymphoma- peu invraisemblable. Une fois de plus, von Trier n’hé-
amazonienne pour Aguirre, la colère de Dieu, les purs moments de virtuosité visuelle (la première et la niac se révèle être ainsi une œuvre bien plus mysté- site pas à mettre en exergue les artifices. Outre le fait
déserts africains pour Fata Morgana, les îles Canaries dernière séquence d’Aguirre, la colère de Dieu sont à rieuse qu’il n’y paraît, mêlant les discours et les registres que les personnages peuvent être incarnés par diffé-
pour Les nains aussi ont commencé petits). Ne peut elles seules époustouflantes, sans parler des compo- dans un esprit proche du collage et du patchwork : rents acteurs (Joe, Jerôme) et que les accents variés
en résulter qu’une vision distordue. sitions de plans du film, comme ces deux femmes, ce sexe, religion, maladie, mathématiques, littérature, rendent le film impossible à localiser, le cinéaste utilise
Pour ajouter à cette irréalité, Herzog en appelle à un moine ou ce flûtiste posés au milieu de cet enfer vert oralité, langage, musique, politique, psychanalyse, aussi l’image comme un tableau sur lequel s’inscrivent
bestiaire des plus saugrenu, se faisant à la fois l’écho de pareils à des objets surréalistes) et une sensibilité musi- et même pêche à la ligne ! Le populaire et l’élitiste se des diagrammes et des équations, parfois accompa-
la cruauté du monde et frayant avec le carnavalesque : cale indéniable (de Leonard Cohen à Popol Vuh, en conjuguent, tout comme l’intime et la métaphysique. gnés d’archives visuelles. De la pure illustration qui
blattes, coq enterré dans le sable, âne abattu dans passant par les musiques sacrées, folk ou classiques). Côté musique, on peut aussi bien entendre le groupe atteint une dimension à la fois perturbante et indé-
Signes de vie ; singe crucifié, poule cannibale, porce- Le coffret se clôt avec L’Énigme de Kaspar Hauser, martial teuton Rammstein avec « Führe mich » que les niablement comique quand il va jusqu’à proposer une
lets qui tètent leur mère morte, chien errant, coqs de œuvre-bilan bouleversante et mélancolique, qui signe airs classiques de Beetho- échographie de ce qui se
combat, dromadaire qui défèque coincé entre la posi- la transition vers la période la plus picturale et roman- ven et Mozart ou « Bur- passe dans le ventre alors
tion assise et la position debout dans Les nains aussi tique de Herzog explorée dans le deuxième coffret ning Down the House » que Joe pratique l’avorte-
ont commencé petits ; vache attachée à un arbre qui de la collection. Là encore, Kaspar Hauser (incarné des Talking Heads. Le récit ment sur elle-même.
tourne en rond, poule noire hypnotisée avec une craie par Bruno S.) doit faire face à la tyrannie du monde, de la mort du père de Joe Malgré cet aspect sau-
dans L’Énigme de Kaspar Hauser… L’étrangeté que ces traité comme un animal puis observé en cage et invité (Charlotte Gainsbourg, grenu et cynique, sans
animaux apportent, soulignant le caractère grotesque pour amuser la haute société, comme John Merrick Stacy Martin) oriente compter les private jokes
et dysfonctionnel d’un monde régi par un Dieu ironique, dans Elephant Man (1980) de David Lynch. Pour- vers l’œuvre d’Edgar Allan – on sent bien que Lars
oriente les films encore plus du côté des allégories. tant, il se révélera bien plus malin que le monde qui Poe, et la multiplicité des von Trier veut régler ses
Il n’y a pas d’interprétation univoque des films de l’entoure, même si ce trop plein d’informations, cette aventures sexuelles de la comptes avec le « politi-
Herzog – Les nains aussi ont commencé petits a d’ail- connaissance lui causeront beaucoup de douleur. Une jeune femme se retrouve quement correct » et le
leurs choqué, pas juste parce qu’il a été jugé blasphé- œuvre importante, métaphysique et essentielle pour mise en parallèle avec les scandale démesuré de la
matoire, mais parce qu’il est difficile de ne le voir que ­comprendre le travail de Herzog. polyphonies chez Jean-Sé- conférence de presse pour
bastien Bach. Melancholia à Cannes,
Toutes ces associa- notamment quand Joe
tions d’idées viennent de dit qu’elle comprend les
Seligman, célibataire vieil- pédophiles et les tueurs
NYMPHOMANIAC (DIRECTOR’S CUT) (2013) de Lars von Trier lissant, qui recueille Joe de masse du style de Hit-
Date de sortie Blu-ray : 6 janvier 2015 dans la rue, ensanglantée ler tout en étant vêtue de
Avec Charlotte Gainsbourg, Stacy Martin, Christian Slater, Jamie Bell, Stellan Skarsgård, Shia LaBeouf, et à demi inconsciente. cette tenue portée dans
Uma Thurman, Willem Dafoe (5 h 25). Il la ramène chez lui, lui les camps de concentra-
Genre : comédie dramatique, érotique. offre le thé et l’une de tion, et en s’adressant à
Nationalité : danoise. ses chemises (qui res- Seligman, dont le nom
semble étrangement à est on ne peut plus juif –,
Les avis sur cette fresque épique qu’est Nymphoma- deux sections de deux heures pour l’exploitation salles, celle d’un bagnard ou Nymphomaniac recèle un
niac ont été pour le moins partagés, magnum opus ce film-somme dont la thématique principale est le plai- d’un condamné) et, alors qu’elle est allongée dans sous-texte très sombre : le parcours d’une droguée du
et œuvre-testament pour les uns, vaste supercherie sir féminin et les pulsions de la chair, avait vu toutes son lit, elle accepte de lui raconter cette longue his- sexe totalement seule, esclave de ses désirs jusqu’à
commerciale pour les autres. Les provocations de Lars ses scènes explicites ou frontales supprimées, un toire, « morale » selon ses termes, qui l’a conduite ici. détruire les gens autour d’elle et jusqu’à se détruire
von Trier n’ont jamais fait l’unanimité, et avec ce der- comble, surtout quand on découvre la séquence d’au- Attentif, Seligman agit comme un psychanalyste mais elle-même. En effet, l’aspect cru des actes sexuels ne
nier volet de la Trilogie de la Dépression, le réalisateur to-avortement qui à elle seule propulse l’œuvre dans sa non-connaissance de la sexualité l’amène à faire des signifie pas que l’on est face à un film érotique. Il y a ici
danois aboutit à ce qu’il nomme lui-même son « film une dimension nouvelle qui ne pouvait être atteinte en liens avec ce qu’il a lu dans les livres. Le film joue ainsi beaucoup de douleur physique ou psychologique (les
pornographique ». Après Antichrist et Melancholia, il camouflant la viscéralité d’un tel travail. sur un décalage constant entre le récit douloureux, scènes avec Jamie Bell) et de l’humiliation (le finale).
retrouve la comédienne Charlotte Gainsbourg pour un Avoisinant les cinq heures trente, ce (très) long ultra personnel, d’une femme solitaire de cinquante Les affres de l’agonie et de la mort ne nous sont pas
film qui repousse encore les limites et se doit d’être métrage est divisé en huit chapitres et pourrait presque ans qui se revendique « nymphomane » et les inter- épargnés non plus (le décès à l’hôpital du père incarné
apprécié dans sa version longue, non censurée, que se regarder comme une série, jouant allègrement de prétations décalées de celui qui l’écoute, qui, à l’image par Christian Slater). La richesse de l’ensemble, les dif-
Potemkine nous a permis de découvrir. Tronqué en la digression et d’un humour souvent tordu. Même si de Pangloss dans le Candide de Voltaire, refuse de voir férences de ton et la densité du contenu empêchent

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

audio passionnants, documentaires, entretiens, livre de Cœur de verre. Dans cet univers, les personnages res-
cent pages avec photos de tournage, etc.). Après la semblent à des somnambules blafards, des fantômes
première décennie (voir le volume 1, 1962-1974) et le opaques ou des zombies hypnotisés (Nosferatu, Cœur
succès d’Aguirre, la colère de Dieu et L’Énigme de Kas- de verre) et il n’est pas étonnant que Herzog en appelle
par Hauser, Herzog est devenu un réalisateur respecté, aux mythes anciens, celui du vampire bien sûr ou celui
une nouvelle voix importante du cinéma allemand, et du prophète des légendes bavaroises, mais aussi à la
ce deuxième coffret, entre documentaires peu connus littérature du xixe siècle (Büchner, Stoker), à la pein-
et succès publics, correspond à sa période de gloire ture (les citations visuelles des tableaux de Caspar
avant que le tournage épique de Fitzcarraldo (1982) David Friedrich, les éclairages et portraits en intérieur
ne l’efface des radars pour un long moment – même évoquant Georges de la Tour et Rembrandt…) et à des
parfois de percevoir cette dimension essentielle, tant une réaction directe aux images, malgré la pléthore de s’il n’a jamais cessé de tourner. Ces années-là marquent paysages relevant de l’esthétique du sublime telle que
le film décontenance en permanence, insérant du sexes filmés en gros plans ? En même temps, on ressent aussi un retour à son héritage, celui du romantisme définie par Edmund Burke dans Recherche philoso-
pathétique au sein du ludique. On pourra retenir par une jubilation face à ce cinéma décomplexé qui désa- allemand, de l’expressionnisme, du folklore ancestral
exemple la performance tragi-comique d’Uma Thur- morce chaque moment de tension dramatique en le bavarois. Une façon d’aller également plus loin dans
man en femme trompée, les trucages numériques bluf- déplaçant sur le terrain du trivial et du risible. Von Trier l’exploration d’un imaginaire macabre, voire post-apo-
fants qui voient les parties supérieures des corps des a du reste toujours mêlé l’ambitieux et le ridicule, le calyptique en lien avec le monde des songes. Il va
acteurs superposés à ceux de doublures porno, ou des sublime et le laid, le mélodramatique et la plaisanterie, ainsi plonger dans des univers empreints de sacré et
compositions de plans extraordinaires qui n’auraient le mythologique et le grotesque. de transe, qui passent souvent par la parole, l’oralité
pas fait tache en introduction de Melancholia. Car Nymphomaniac, avec ses rapprochements biscor- (How Much Wood, Fric ou foi) et la musique. Celle-ci
Nymphomaniac est autant un exercice formel qu’une nus entre les besoins du corps et les nourritures de bénéficie des compositions des fidèles Popol Vuh (ah,
réflexion amusée sur le langage et sur le besoin d’être l’esprit, nous décrit deux formes d’orgasmes : ceux bel les chants d’outre-tombe glaçants de Nosferatu !)
compris – c’est d’ailleurs très drôle quand Joe ne saisit et bien physiques de Joe et ceux plus intellectuels de mais aussi de nombreux airs médiévaux (parfois joués
même pas ce que Seligman est en train de dire. Seligman. Ainsi, le réalisateur minimise la dimension en direct), des tyroliennes suisses de toute beauté
Collages, split screens, stock-shots, alternance de sacrée qu’on pourrait associer au sexe et à l’érudition. (Cœur de verre), du lyrisme wagnérien (Nosferatu),
noir et blanc et de couleurs, von Trier manie le langage Il parvient même à faire passer une scène de double d’opéras classiques (Fitzcarraldo est en soi un opéra
cinématographique et nous en met plein la vue. On pénétration, qui devrait être impressionnante, pour visuel) ou encore de vieux airs country ou folk améri-
ressort certes du film avec l’impression d’avoir assisté une simple routine sans aucune intensité et prétexte à cains (Chet Atkins et Sonny Terry dans La Ballade de
à un divertissement de haut niveau, avec des tas d’as- une engueulade entre deux frères bien membrés. C’est Bruno). Cela souligne le désir de revenir à un passé
pects particulièrement croustillants – la médecine, les peut-être là où le film est le plus fort, dans son art de collectif, des origines culturelles fortes et même une
groupes de parole ou la psychanalyse (et sa symbolique la dédramatisation, de la digression et de la juxtaposi- forme d’archaïsme. Les œuvres-phare du coffret sont
phallique) sont bien égratignés –, mais le réalisateur tion des contraires. Certains ont vu dans cette œuvre d’ailleurs toutes des films en costume (Cœur de verre,
n’arrive pas à nous secouer comme dans certains de l’apogée du cynisme et du pessimisme de l’auteur. On Woyzeck, Nosferatu, Fitzcarraldo) situés aux xviiie ou
ses films précédents. Peut-être que l’humour est trop en ressort pourtant avec un étrange sentiment de jubi- xixe siècles. Le rapport au temps y est fascinant, très
présent pour cela – dès le titre pompier de Rammstein lation, malgré toutes les dégradations corporelles qui proche de constructions oniriques. L’ancien se mêle au
du début jusqu’au retournement final en forme de nous ont été dévoilées. Le cinéma est un jeu, et Lars moderne. Les époques s’entrechoquent jusqu’à évo-
blague, tout semble relever de la boutade ? Ou les von Trier est peut-être l’un des plus grands joueurs qu’il quer d’étranges univers fantasmagoriques jamais vus
différents niveaux de réception du film empêchent-ils ait connu. ailleurs (le finale de La Ballade de Bruno6).
Sa vision du monde et de l’humanité reste sombre,
voire lugubre (les danses macabres de Cœur de verre
et Nosferatu, la cruauté des hommes envers les héros phique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau
COFFRET WERNER HERZOG : VOLUME 2 1976-1982 herzogiens, l’attente de la catastrophe dans Cœur de (1757). Chez Herzog, la nature écrase et détruit. Elle
verre et La Soufrière), mais contrebalancée par des est infinie, grandiose, terrible et ravive la peur de la
Prix 2015 du meilleur coffret par le Syndicat français de la critique de cinéma. touches d’humour (la mise à mort d’un ours invisible mort (Fitzcarraldo, La Soufrière). On y est au milieu
Date de sortie : 18 mai 2015. par le berger Hias dans Cœur de verre, les face-à- d’éléments qui menacent en permanence de nous
Avec Klaus Kinski, Bruno Ganz, Isabelle Adjani, Roland Topor, Claudia Cardinale, Bruno S., Eva Mattes, face désopilants et hallucinés entre Wudy et Ascherl engloutir. Les plans paysagistes constituent presque
Wolfgang Reichmann. dans le même film, l’horloge aux squelettes dans Nos- la moitié de Cœur de verre d’ailleurs. Par le souffle
Genre : documentaire, fantastique, drame, aventures. feratu…) et une ironie et de l’autodérision (le finale enflammé de ces œuvres, on associera le cinéaste à
Nationalité : allemande. de La Soufrière où Herzog se moque de lui-même, le un poète romantique des temps modernes, semblant
Inclus Cœur de verre, Personne ne veut jouer avec moi, How Much Wood Would a Woodchuck Chuck, doublage de Fric et foi) – qui vont finir par devenir sa guidé par une ambition démesurée. Suite au tournage
La Soufrière, La Ballade de Bruno, Woyzeck, Nosferatu, fantôme de la nuit, Fric et foi, Fitzcarraldo, ainsi que marque de fabrique. Mais l’apocalypse dans les films de de Fitzcarraldo, on l’accusera de mégalomanie (iden-
les documentaires Werner Herzog Eats His Shoe et Burden of Dreams de Les Blank, et Bruno S. – Estrangement Herzog annonce avant tout l’avènement d’un monde tique à celle de son personnage) et de folie pure et
Is Death de Miron Zownir. nouveau, comme le prouve la conclusion poétique de simple, des hommes ayant trouvé la mort ou étant
Les superlatifs ne manquent pas pour décrire le tra- tant ces coffrets, en plus d’être complets, fournissent 6. La Ballade de Bruno est associé à un événement tragique de l’histoire du rock et du post-punk : il fut le dernier film que Ian Curtis, le
vail que Potemkine a fourni autour de Werner Herzog, des suppléments de première qualité (commentaires chanteur de la formation mythique Joy Division, regarda avant de se pendre le 18 mai 1980.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

et la modernité (forcément liée à l’argent et au capita- état de transe générale. Mais l’énergie folle et incon-
lisme dans le contexte étasunien). Après les quinze pre- trôlable du film de Rouch laisse place à une ambiance
mières minutes qui posent le contexte, Herzog laisse de demi-sommeil, presque léthargique. Le prophète
les virtuosités vocales s’exprimer, et pendant presque Hias a prédit l’incendie de la verrerie qui fait vivre le
une demi-heure, les participants s’enchaînent comme village mais les habitants continuent à travailler en vain,
dans une transe. Nous sommes hypnotisés par ces comme si de rien n’était. La folie les gagne alors les uns
débits de voix accélérés, ce que le cinéaste nomme la après les autres et ils marchent vers le drame les yeux
« dernière poésie lyrique imaginable ». Il invitera aussi grand ouverts. Les paysages dans la brume et les plans
un ancien champion faire une vente aux enchères dans d’eau et de falaise vont être une constante des films de
La Ballade de Bruno (1977), et il avoue dans le com- cette période, tout comme l’intégration de musiques
mentaire audio qu’une de ses ambitions est de réaliser jouées en direct sur des instruments traditionnels (un
une version de quatorze minutes de Hamlet dans cette leitmotiv). On pense déjà au superbe documentaire
logorrhée ultra rapide. Il faut aussi préciser qu’au milieu que Herzog allait réaliser plus tard, Les Cloches des
des années 1970, cette Amérique rurale commençait à profondeurs (1993). La parabole finale, tournée en
peine à être explorée par des cinéastes comme Blaine Irlande, ajoute néanmoins une dimension optimiste
Dunlap et Sol Korine7 (le père de Harmony Korine, dans une œuvre qu’on pourrait juger funèbre, tout
pour qui Herzog tournera en tant qu’acteur), la repré- comme la conclusion de Fitzcarraldo semble nous dire
sentation du monde paillard étant généralement limi- qu’il faut aller au bout de ses rêves.
tée à des clichés allant des gentils ploucs de la série Si, avec Cœur de verre, le cinéaste retourne vers la
Beverly Hillbillies aux rednecks sodomites dégénérés Bavière de son enfance, avec Nosferatu (1979) il rend
de Délivrance (1972) de John Boorman. En définitive, hommage à l’un de ses films préférés, chef-d’œuvre de
on comprend pourquoi La Ballade de Bruno a pu être l’expressionnisme et peut-être le long métrage le plus
apprécié outre-Atlantique : Herzog arrive à capter une important de l’histoire allemande : le Nosferatu de Mur-
essence du pays que beaucoup de cinéastes cachaient nau en 1922 – qui fera d’ailleurs l’objet d’une édition
jusqu’alors sous tout un tas de stéréotypes. Même le où les deux films seront jumelés. Ambition démesurée
gravement blessés dans cette entreprise que certains documentaire Fric et foi (1982) met en parallèle ce encore une fois ? Le fait est que sa version est d’une
qualifieront de délire néocolonialiste. Si on ajoute à cela phénomène purement américain qu’est le télévangé- beauté à couper le souffle, reproduisant parfois les
le pari fou passé avec Errol Morris consistant à manger lisme avec la pratique chamanique, le prêcheur Gene plans à l’identique mais y ajoutant la couleur (superbe
l’une de ses propres chaussures (Werner Herzog Eats Scott, obsédé par l’argent et les chiffres jusqu’à se travail sur les teintes froides et bleutées) et la parole.
His Shoe), c’en est fait de sa réputation. mettre en état d’hystérie pure, apparaissant comme un Le résultat est glaçant, pictural au possible, film d’épou-
Mais derrière le rêveur et le passionné, il y a aussi gourou des temps modernes. La vraie question du film vante gothique dont le sujet est la peur elle-même, avec
l’anthropologue qui sommeille (l’aventurier qui part fil- est comment cet homme caricatural arrive à hypnoti- Kinski incarnant avec brio un comte Dracula solitaire
mer aux quatre coins du monde), et son exploration du ser tant de personnes à travers l’écran de télévision à et tourmenté face à une Adjani diaphane et éthérée,
territoire étasunien à partir de How Much Wood Would des fins mercantiles ? Comment peut-on être dupe d’un dont les grands yeux et les gestes rappellent indéniable-
a Woodchuck Chuck (1976) est fascinante. Pour ce tel escroc, arnaqueur et showman à la Marjoe Gortner ment le jeu des actrices du cinéma muet. Les plans du
documentaire, il se rend aux championnats de commis- quand les intentions sont si claires, c’est-à-dire soutirer générique avec les momies des victimes de choléra de
saires-priseurs et vendeurs de bétail à New Holland, en sans scrupules le plus de fric possible à ses fidèles8 ? Guanajuato au Mexique, la montée de Jonathan Harker
Pennsylvanie. Dès le début, il filme une communauté Herzog n’a juste qu’à traduire ses propos avec sa voix au château en ruines du comte ou les processions de
Amish, dont beaucoup sont de descendance allemande si reconnaissable et la satire se déploie d’elle-même, cercueils dans la ville de Wismar et le banquet funèbre
(le retour aux origines toujours), qui refuse la moder- entrecoupée de chants d’une ringardise carabinée. qui suit sont de purs plaisirs visuels. L’apocalypse y est
nité ou l’électricité, et qui offre des casse-croûtes sur L’hypnose est aussi le procédé que le cinéaste a utilisé joyeuse encore une fois, et pas une fatalité. Au bout
un stand devant le bâtiment où se déroule le concours. sur le tournage de Cœur de verre (1976) pour aboutir du compte, Woyzeck (1979), tourné dans la foulée et
Cela pourrait sembler hors sujet si on ne connaissait à cette ambiance de film-trip si singulière, les acteurs Leurs regards sont fixes mais étranges, leurs mouve- dans la même ville de Tchécoslovaquie, est peut-être
pas l’intérêt du réalisateur à faire cohabiter la tradition étant pour la plupart dans un état hypnagogique9. ments comme au ralenti, envoûtants, et Herzog signe le film le plus foncièrement triste de ce coffret. Après
là peut-être son film le plus beau plastiquement et de multiples humiliations par ses supérieurs ou par sa
aussi le plus libre et expérimental. Toujours en quête femme qui le trompe, le soldat Woyzeck est poussé à
7. Blaine Dunlap et Sol Korine ont réalisé un nombre important de documentaires télévisuels sur la ruralité américaine, du Sud des États-
Unis et des Appalaches en particulier. Leur travail, à forte teneur anthropologique, pourrait se rapprocher de ce que faisait Harry Smith du sentiment d’extase et du dépassement de soi, le commettre l’irréparable, le meurtre, pour se libérer –
avec ses compilations Anthology of American Folk Music. Ils partaient ainsi rencontrer des bouilleurs de cru (Hamper McBee, 1978), des cinéaste avait été fasciné par Les Maîtres fous (1955), temporairement – de l’aliénation qui le dévore, cette
vendeurs de bétail ou hurleurs aux techniques vocales délirantes (Mouth Music, 1981), des cow-boys pratiquant le rodéo (Sometimes It’s le documentaire de Jean Rouch. Il voulait retrouver cet prison qu’est sa vie. La société le broie et lui suce le sang
Gonna Hurt, 1983) ou encore des précurseurs de la musique country (Uncle Dave Macon, 1980).
8. Jamais arrêté, Gene Scott servira sa cause jusqu’à sa mort en 2005. La formation musicale anglaise Cabaret Voltaire utilisera un enre-
gistrement du prêcheur sur le titre « Sluggin’ Fer Jesus » en 1981. Herzog a préféré opérer lui-même et il en est allé de la sorte pendant tout le tournage. Retenons que pour la séance de sélection, il leur a
9. Raymond Bellour précise dans Le Corps du cinéma : hypnoses, émotions, animalités quant à la sélection des acteurs et en se basant sur projeté une partie au moins de sa dernière œuvre, Fata Morgana (1971), et qu’ainsi la vision même d’un film participait au processus d’en-
les entretiens de Herzog on Herzog : « Herzog s’est d’abord aidé d’un hypnotiseur patenté pour faire son casting, les acteurs (professionnels semble. Herzog eut aussi le projet, dans un registre comparable, de faire précéder son film d’un prologue de cinq minutes dans lequel il
et surtout non professionnels) se trouvant donc choisis autant ou plus pour leur hypnotisabilité que pour leur talent de comédien ou leur aurait lui-même voulu hypnotiser les spectateurs afin de pouvoir les réveiller en fin de projection. Mais cela lui a paru trop difficile, trop
aspect physique (30 % à 40 % seraient ainsi susceptibles de demeurer dans l’état hypnotique en conservant les yeux ouverts). Mais très vite risqué. » (Op. cit., p. 401.)

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

comme un vampire. Il est vidé, à bout, désespéré, et la mort dans le silence et le calme suite à une éruption Cannes le 9 mai 2011 et à qui on a fait sentir qu’il serait
Kinski incarne encore une fois cet être de douleur avec volcanique annoncée en Guadeloupe (La Soufrière, abattu s’il retournait en Syrie. La rencontre se fait par
une perfection absolue. L’exemple type de ce que Lucy 1977) que le désir impossible de Fitzcarraldo de faire Skype à la période de Noël. Cette longue correspon-
nomme dans Nosferatu des « hommes en détresse gravir la montagne à un bateau de plus de trois cents dance donnera lieu à la deuxième partie du film. Elle
abandonnés de Dieu » (même le jeune Martin dans tonnes pour passer d’une rive à l’autre et d’assister à aussi a une histoire à raconter, une souffrance à par-
Personne ne veut jouer avec moi pourrait entrer dans un opéra avec Caruso en plein milieu de la forêt ama- tager. Elle filme alors les animaux morts ou mutilés de
cette catégorie). La Ballade de Bruno adopte aussi zonienne, on sent bien que ce qui fascine Herzog avant son environnement proche, ses propres blessures et
un ton très (mélo)dramatique ; pourtant, même si le tout sont les actes insensés, surréalistes et poétiques les conséquences du massacre alors que les explosions
destin de Bruno est tragique10, le film bifurque dans que l’humain peut commettre pour affirmer sa volonté et les coups de fusil résonnent. Elle a inventé une école
sa seconde partie au Wisconsin vers une esthétique et être à l’écoute de ses rêves. Le cinéaste le dit lui- et elle montre des extraits de Charlot aux enfants. Elle
plus absurde, et on ne peut s’empêcher de se souve- même dans Burden of Dreams : ce qui le terrifie le plus focalise sa caméra sur Omar, petit garçon dont le père
nir de ces poules qui dansent ou qui jouent du piano, serait de devenir « un homme sans rêves ». Dans des a été tué. Il fuit les snipers tout en essayant de créer
de ce lapin pompier ou de ce canard qui tape sur un œuvres au budget conséquent et aux acteurs connus un beau bouquet de fleurs. Là où tout n’est que dou-
tambour dans une fête foraine déserte au sein d’une (Nosferatu, Fitzcarraldo) comme dans ses docu- leur et peine, il arrive à s’émerveiller d’un coquelicot,
réserve indienne de pacotille. Herzog avoue dans le mentaires beaucoup plus modestes, l’emphatique et suggérant que même au sein de l’horreur peut naître
commentaire que c’est l’une des séquences les plus lyrique Herzog est animé par les mêmes obsessions, et une beauté simple.
réussies qu’il ait jamais tournée et on ne peut qu’ac- on plonge sans retenue dans son univers jusqu’au-bou- Si Eau argentée nous parle d’un rêve brisé, le docu-
quiescer tant il retrouve ici l’excellence des meilleurs tiste. Son enthousiasme de « conquistador de l’inu- mentaire se refuse de ne plus croire en l’humain, et
moments des Nains aussi ont commencé petits avec tile », comme il aime à s’appeler, est magnifique à voir. cette pensée passe par le médium cinématographique.
ce sens du grotesque et de la foire aux monstres. Le Chacun de ses films semble être une métaphore des Ossama Mohammed pose clairement la question :
véhicule qui fait des cercles sur lui-même est d’ailleurs énergies que l’homme peut mettre en œuvre pour « Qu’est-ce que le cinéma ? » Il travaille ainsi la forme,
une référence directe à ce long métrage antérieur. concrétiser sa vision, et ce coffret offre suffisamment utilise les grains pixellisés, les sonneries de portables ou
Sans arrêt, les films de Herzog posent la question de séquences de génie, voire de chefs-d’œuvre allu- de messageries informatiques, les saturations de son et
de la foi, de la folie et de ce qui pousse l’homme à més, pour évaluer la créativité incroyable de l’univers le silence, le flou, l’abstraction des gros plans, les mou-
agir. Aussi bien les hommes qui attendent calmement de Werner Herzog. vements saccadés de caméras, et mêle tout cela à des
soulèvement de la population a été reçu par le Pré- images qu’il a réalisées à Paris, que ce soit sur les toits,
sident et l’armée syrienne. Mais Eau argentée n’est ni un en regardant le ciel ou dans le métro. La narration en
film de propagande politique – il utilise d’ailleurs autant voix off assure le lien entre toutes ces banques visuelles
les images tournées par les victimes que par les tor- et l’atmosphère sonore créée par Noma Omran enve-
EAU ARGENTÉE (2014) d’Ossama Mohammed et Wiam Bedirxan tionnaires – ni un catalogue de morts filmées en direct loppe le tout dans une mélancolie sans âge qui projette
comme du temps de Face à la mort (1978) de Conan le film dans une autre dimension. Mohammed cite des
Date de sortie DVD : 2 juin 2015.
Le Cilaire et des nombreux Death Movies qui envahis- œuvres comme Hiroshima mon amour ou La Ballade
Genre : documentaire, guerre (1 h 43). du soldat comme pour dire que le cinéma est sa façon
saient les rayons des vidéoclubs des années 1980. En
Nationalité : syrienne, française. effet, les séquences choisies, les fosses communes et à lui de résister, lui qui se sent comme un « lâche » de
Eau argentée apporte une dimension fascinante quant forts avec la musique, et la question de l’enfance et du les nombreux cadavres ensanglantés frisent parfois ne pas être avec les siens. L’utilisation d’intertitres peut
au cinéma onirique qu’explore Potemkine depuis les politique. Auteur d’Étoiles de jour (1988) et Coffre de l’insoutenable mais sont néanmoins mis à distance par renvoyer au cinéma muet alors que les techniques de
débuts, en proposant une forme qui inclut le rêve mais la vie/Sacrifices (2002), Ossama Mohammed crédite le travail sur le montage, sur le son et le discours de la collage, les fragments et le montage rappellent le vidéo
ne se détache pas pour autant de la dure et terrible réa- ici Wiam Simav Bedirxan comme co-autrice, dont le voix off. C’est la forme du film-poème et de l’élégie que art et le cinéma expérimental ; le film ne dépareillerait
lité, en l’occurrence la guerre civile en Syrie entre 2011 nom « Simav » (« eau argentée ») a donné son titre au Mohammed a choisie, et même si les scènes de torture pas dans une installation pour galerie.
et 2014 suite à la révolution pacifique contre la dicta- film. Il ajoute aussi dans le poignant documentaire de d’un adolescent battu, violé, piétiné et forcé à embras- Le travail sur le film perdurera jusqu’en 2014. Le 9
ture du régime de Bashar al-Assad. Dès l’un des pre- Nicolas Giuliani fourni en bonus, Histoire de la musique ser le visage de Bashar al-Assad nous hantent comme mai de cette année, Wiam Simav Bedirxan est en route
miers cartons, le cinéaste Ossama Mohammed précise d’Eau argentée, que la compositrice Noma Omran s’est elles ont hanté le cinéaste (il dit s’être vu dans l’adoles- pour Cannes, « le jour de la victoire contre le fas-
que ce film est fait de « mille et une images prises par tellement impliquée dans le projet qu’elle devrait elle cent humilié), Eau argentée ne se complaît pas dans les cisme ». Pour la première fois, elle rencontre Ossama
mille et un Syriens et Syriennes », puis il ajoute : « Et aussi être créditée à la réalisation. scènes morbides d’exécutions mais va aussi nous parler Mohammed et ce moment très fort apporte un cadre
moi. » Il s’agit à n’en pas douter d’une œuvre collective, À travers les vidéos faites avec des téléphones por- d’amour et d’innocence, à travers deux personnages en au film et nous fait bien prendre conscience que c’est
même si l’on y décèle beaucoup de points communs tables et postées sur YouTube par ceux qu’il nomme particulier : la jeune femme Wiam Simav Bedirxan et un à un amour véritable entre deux personnes meurtries
avec le film Step by Step, qu’il avait réalisé en 1977 des « poètes syriens », Mohammed confronte les spec- petit garçon du nom d’Omar. que nous assistons, bien que Simav fasse le choix à la
et fourni en supplément de cette édition, qui expéri- tateurs à un régime qui tue de la façon la plus brutale Basée dans la ville assiégée de Homs, Bedirxan vit fin de retourner là d’où elle vient car la Syrie est dans
mentait, déjà avec la forme documentaire, ses liens et inhumaine possible, afin de montrer comment le au milieu des ruines avec le souvenir douloureux de son cœur et c’est « sa maison ». Là encore, cette sépa-
la mort de ses parents assassinés. Elle veut témoigner ration ressemble à un rêve qui échoue, et ce motif du
de l’horreur et se procure une caméra vidéo, sachant rêve sera constant dans la narration d’Ossama, notam-
10. Si La Ballade de Bruno se base sur des faits biographiques réels, il s’agit d’une pure fiction. En revanche, le documentaire Bruno S. — ment sous la forme d’une hantise, celle d’un garçon
que « pour le régime, une caméra est une arme ». Elle
Estrangement Is Death (2003) nous révèle un personnage amer qui s’est senti utilisé puis rejeté par la suite. En effet, il n’aura tourné que
ces deux films avec Werner Herzog. À soixante-neuf ans, il continue néanmoins à faire de la musique et à peindre. Détail incongru : on contacte alors Ossama Mohammed, condamné à res- qui lui a pris sa caméra et qu’il a poursuivi avant que
retrouve dans ce film le musicien d’Einstürzende Neubauten, Alexander Hacke, qui avoue n’avoir pas grand-chose à faire ici ! ter exilé en France suite à son invitation au festival de celui-ci se fasse abattre. Eau argentée s’apparente ainsi

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

à un songe de cinéma dans un contexte où l’abominable expérience collective de l’horreur. Ossama Moham-
a eu lieu, et pose la question de comment agir face à med et Wiam Simav Bedirxan ont clairement fait un
l’oppression. Comment résister pour soi-même et pour film pour ne pas mourir et, à travers leur relation et
les autres, comment trouver de la force par les mots, le travail minutieux fourni en collaboration avec Noma
le chant et le langage du cinéma pour ne pas se sen- Omran, c’est l’histoire d’un peuple qui nous est contée,
tir impuissant et crouler sous le poids des atrocités ? de la naissance jusqu’à la mort, d’où l’utilisation de ces
Si le film reste une expérience de visionnage difficile images de l’enfance en contrepoint des rues jonchées
– certaines exécutions en found footage renvoient à de corps inertes. Bien sûr, on aurait préféré qu’une
la question des snuff movies –, il n’en est pas moins telle ignominie n’ait jamais existé, mais les auteurs en
un témoignage important sur une époque contempo- font une allégorie d’une grande puissance, à voir si
raine où chacun peut devenir un reporter de guerre. l’on veut comprendre le trauma et la tragédie de toute
C’est aussi une étrange combinaison entre un journal une population.
filmé, une réflexion sur le pouvoir des images et une
son immersion dans le monde des motards, Anger époque lointaine et révolue, le cinéma d’Anger se rap-
explorera la culture hippie et le psychédélisme, ses BO proche vraiment d’un rituel magique sans autre équi-
se faisant de plus en plus hallucinées (les manipulations valent dans l’histoire du septième art.
crispantes du Moog par Mick Jagger dans Invocation
THE MAGICK LANTERN CYCLE de Kenneth Anger of my Demon Brother) jusqu’à son magnum opus, « Fireworks vient de cette nuit d’où
Prix Curiosité 2015 par le Syndicat français de la critique de cinéma. le fameux Lucifer Rising, qui mettra plus de dix ans à émergent toutes les vraies œuvres.
Date de sortie : 3 juillet 2015. être achevé, dans lequel on retrouve des personnalités Il touche le vif de l’âme et c’est là chose
Avec Bobby Beausoleil, Donald Cammell, Marianne Faithfull, Kenneth Anger. comme le cinéaste Donald Cammell ou la chanteuse rare. »
Genre : expérimental. Marianne Faithful. Bien plus qu’un témoignage sur une Jean Cocteau
Nationalité : américaine.
Inclus Fireworks (1947), Puce Moment (1949), Rabbit’s Moon (1950), Eaux d’artifice (1953),
Inauguration of the Pleasure Dome (1954), Scorpio Rising (1964), Kustom Kar Kommandos (1965),
Invocation of My Demon Brother (1969), Lucifer Rising (1966-1981).
COFFRET WERNER HERZOG : VOLUME 3 1984-1999
rassemblés sous le titre « The Magick Lantern Cycle »
qui bénéficient ici d’une édition magnifique, incluant un Date de sortie : 1er septembre 2015.
livre regroupant photos, story-boards, textes d’Olivier Avec Klaus Kinski, Reinhold Messner, Hans Kammerlander, Dieter Dengler.
Assayas, un DVD entier de bonus et un CD audio avec Genre : documentaire, drame, aventures.
la musique de Bobby Beausoleil pour Lucifer Rising, Nationalité : allemande.
faisant le pont entre les deux grandes passions de Inclus Le Pays où rêvent les fourmis vertes, La Ballade du petit soldat, Gasherbrum, Cobra Verde, Wodaabe,
Potemkine, le cinéma et la musique. Entre chamanisme les bergers du soleil, Échos d’un sombre empire, Jag Mandir, Leçons de ténèbres, Les Cloches des profondeurs,
et culture pop, occultisme et imagerie gay, Anger a eu Petit Dieter doit voler, Ennemis intimes, Les Ailes de l’espoir.
une influence considérable sur le Nouvel Hollywood et
l’univers du clip vidéo. Il a à peine vingt ans quand il « Il n’y avait aucune douleur, aucune joie, aucune excitation, ni aucun soulagement, aucun sentiment
de bonheur, aucun bruit et aucune respiration profonde. Il y avait uniquement la perception
tourne Fireworks et se voit immédiatement associé à
d’une grande inutilité, ou plus exactement j’étais juste profondément absorbé dans un monde plein
d’autres grands noms de l’avant-garde, comme Gregory
de mystères. »
Markopoulos, qui n’hésitent pas à traiter ouvertement
Werner Herzog, Conquête de l’inutile
d’homosexualité à une époque où celle-ci est encore
une pratique interdite dans le pays. Stan Brakhage ou Le troisième des coffrets que Potemkine a consacrés Koweit (Leçons de ténèbres), Russie (Les Cloches
encore Jean Cocteau seront impressionnés par ce pre- à Werner Herzog est sûrement celui qui propose le des profondeurs), Amazonie (Ennemis intimes, Les
mier film en noir et blanc, et Anger s’aventurera par plus d’inédits. Après Fitzcarraldo, le cinéaste tombe Ailes de l’espoir), Laos et Californie (Petit Dieter doit
la suite dans des domaines de plus en plus mystiques, peu à peu dans l’oubli, délaissant même la fiction pour voler). Le romantisme germanique si présent dans le
marqués par la pensée d’Aleister Crowley et les figures finir par se consacrer entièrement à la forme docu- deuxième coffret est bien loin. Or même si les décors
de dieux païens que l’on retrouvera dans Inaugura- mentaire. Pourtant, il est resté actif, enchaînant par- changent, les obsessions restent les mêmes et Herzog
tion of the Pleasure Dome et Lucifer Rising. Souvent fois deux tournages la même année. Plus que jamais, s’affirme encore une fois comme un grand visionnaire.
baroques, ses films passionnent quand ils en appellent il s’est transformé en aventurier et a voyagé dans le Les thèmes déjà présents dans ses films antérieurs
aux surimpressions et aux collages. Dans Scorpio Rising, monde entier : Australie (Le Pays où rêvent les four- sont livrés ici à de nouveaux traitements, de nouvelles
un fétichisme homo-érotique des motos et du cuir se mis vertes), Nicaragua (La Ballade du petit soldat), formes : la volonté de l’homme à dominer la nature, la
mêle à une imagerie religieuse, nazie et à des airs pop Himalaya (Gasherbrum), Brésil et Ghana (Cobra survie, l’exploit physique, les figures de la folie et les
Grand nom du cinéma underground américain, des années 1950. Ces juxtapositions créent une poésie Verde), Inde (Jag Mandir), Centrafrique et France monstres humains, la domination coloniale, les rituels
Kenneth Anger est surtout connu pour ses films des sens, où la musique joue un rôle primordial. Après (Échos d’un sombre empire), Sahel (Wodaabe), païens ou chrétiens, les musiques, danses et chants

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

traditionnels, la distanciation ironique, la production définitivement pas quitté le cinéaste (ossements, car-
du comique et l’attrait pour le grotesque, les visions casses, bœuf agonisant, corps difformes, horreurs de
apocalyptiques, la richesse du langage, etc. Herzog se la colonisation…). Kinski consume toute son énergie
penche aussi sur sa propre histoire et sur la pratique jusqu’à ce qu’elle l’achève, comme assassiné par ses
autobiographique. Il se raconte lui-même (Ennemis propres cris, sa propre folie. Les danses et chants
intimes, Les Ailes de l’espoir) ou par le biais d’un alter rituels ne font qu’accentuer la dimension de transe
ego (Petit Dieter doit voler). qui intéresse tant Herzog. Et même s’il se fait plus poli-
1984 correspond aussi à un grand changement dans tique, critiquant les aberrations de la justice (Le Pays
sa vie : son déménagement à Los Angeles. L’Allemagne où rêvent les fourmis vertes), il n’en oublie pas de nous
est donc laissée derrière lui, et Herzog en profite pour hypnotiser en route. Si sa colère est palpable quant à
expérimenter, pour prendre le genre documentaire et un système qui ne protège pas les aborigènes, il fait
l’amener vers autre chose, en y intégrant toujours des pourtant du Pays où rêvent les fourmis vertes un film
fulgurances poétiques et des rêves racontés, quasiment tendre, apaisé, presque optimiste. Le « progrès » n’a
tout le temps inventés par le réalisateur qui affirme beau mener qu’au néant et à la négation de l’humain, il
ne jamais rêver la nuit. Films-trips, portraits, recons- ne perd pas confiance en l’homme et en sa capacité à
titutions, opéras visuels ou formes plus télévisuelles, rêver, notamment à travers son désir de voler, que l’on
collages, esthétique mondo avec cette idée de ras- retrouvera avec Petit Dieter doit voler. Herzog aligne les
sembler des chants et coutumes du monde entier, ces images d’une beauté sidérante et quoi de plus poétique
documentaires impressionnent quant à la diversité des et poignant que ce personnage nommé Le Muet car
approches. Les deux fictions présentes ici (Le Pays où plus personne sur Terre ne parle sa langue ?
rêvent les fourmis vertes, Cobra Verde), en revanche, En plus des partitions habituelles des vieux com-
pourraient être moins marquantes à première vue parses planants de Popol Vuh, Herzog s’en retourne
que les chefs-d’œuvre passés. Y figurent cependant durant cette période aux grands airs de musique clas-
quelques-unes des plus belles scènes jamais tournées voler). La nature y est toujours magnifiquement filmée, sique, de Gabriel Fauré et Richard Wagner dans Le Pays
par Herzog (le finale de Cobra Verde). Le cinéaste se proche d’une abstraction surréelle ou d’un décor de où rêvent les fourmis vertes à Gustav Mahler, Arvo Pärt,
montre d’ailleurs plus politique et engagé (Le Pays où film fantastique (ces crabes par milliers qui recouvrent Sergei Prokofieff, Franz Schubert ou encore Giuseppe
rêvent les fourmis vertes) et ne nous épargne pas les l’intégralité du cadre dans Échos d’un sombre empire, Verdi dans Leçons de ténèbres. La dimension world
horreurs de la guerre ou de la dictature (La Ballade du les silhouettes noires sur la glace fine dans Les Cloches music est elle aussi très présente, de Wodaabe à Jag
petit soldat, Échos d’un sombre empire, Petit Dieter doit des profondeurs, les grues monumentales comme Mandir ou Les Cloches des profondeurs. La musique
autant de dinosaures au sein de la destruction et des elle-même renvoie au thème de l’élévation et de l’accès
flammes dans Leçons de ténèbres, le gorille qui fume au sacré.
une cigarette à la fin d’Échos d’un sombre empire…). Et Potemkine avait ressorti en salles les deux films La
si Herzog ne revient plus sur l’histoire de l’Allemagne, Soufrière et Gasherbrum, la montagne lumineuse sous
il continue à travailler les thèmes de la mémoire, sur la le titre pertinent Les Ascensions de Werner Herzog –
manière d’expier le trauma, notamment en faisant reve- ajoutant dans l’édition DVD La Grande Extase du sculp-
nir ses personnages sur des épisodes marquants et bou- teur sur bois Steiner. Tout est question de mouvement
leversants de leur vie, où ils auraient dû trouver la mort ascendant chez Herzog. Que cachent ces sommets ?
(Échos d’un sombre empire, Petit Dieter doit voler, Les Que révèlent-ils de nos âmes ? Qu’est-ce qui peut
Ailes de l’espoir). On dépasse ainsi le réel pour toucher pousser à vouloir les atteindre ? Voici quelques-unes
à cette transcendance qui obsède le cinéaste depuis des questions que pose Gasherbrum, autour de ce per-
toujours. Qu’est-ce qui pousse l’humain à se dépasser sonnage mi-tragique mi-comique, mi-cinglé mi-mégalo-
et à commettre des actes héroïques (Le Pays où rêvent mane, qu’est Reinhold Messner, herzogien autant que
les fourmis vertes, Gasherbrum, Les Ailes de l’espoir…). pouvait l’être Kinski. Dans l’entretien donné à la Ciné-
Bien sûr, l’existence y apparaît comme le plus grand des mathèque, fourni parmi les nombreux suppléments, le
mystères, et la question de la foi ne pouvait être éludée cinéaste explique sa quête du mystère et des moments
(Les Cloches des profondeurs). d’illumination. Il recherche la réalité des rêves car il ne
Herzog lui-même semble héroïque dans la manière rêve pas. Quand il peut atteindre cela, sa vie prend un
dont il a pu dompter cet animal féroce qu’était Klaus sens. Il stipule en somme que, parce qu’il ne rêve pas,
Kinski (Ennemis intimes), et avec Cobra Verde il signe il réalise des films. Ce faisant, il semble défier la mort
un film-testament étrange et particulièrement sombre. tout comme ses héros.
L’acteur y est à bout de forces, dément, gesticulant Herzog se révèle encore très politique dans La Bal- torturés, découpés et tués devant leurs yeux. Malgré
hystériquement pour n’être qu’excès permanent. Le lade du petit soldat et l’horreur, tout comme dans Petit cela, le cinéaste veut encore croire qu’il leur reste un
macabre et les ambiances cauchemardesques explo- Dieter doit voler, passe par la parole de ces enfants qui peu d’innocence. L’humain est devenu un prédateur
rés depuis Les nains aussi ont commencé petits n’ont ont pour beaucoup vu leurs parents et leur famille pour l’humain, sa plus grande menace de destruction.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

Que ce soit les atrocités du colonialisme (Cobra opératique, Herzog montre qu’il n’a pas abandonné le Petulia de Richard Lester ou encore Docteur Jivago son chef-d’œuvre. Certains le considèrent même
Verde) ou les souffrances indicibles qui ont fait perdre lyrisme excessif et emphatique. Leçons de ténèbres sera et Lawrence d’Arabie de David Lean. Il ne passera à la comme l’un des plus grands films britanniques de
la parole aux personnages de Leçons de ténèbres, la d’ailleurs très mal compris, avec sa caméra au-dessus réalisation qu’en 1970 avec Performance, un film fait tous les temps et un summum de l’horreur. Nils Boua-
désillusion et la colère chez Herzog sont patentes dans du monde qui fait de la dévastation un spectacle d’une en collaboration avec un autre artiste fort intéressant, ziz confie : « C’est un des films qui m’a le plus glacé
cette période de sa carrière. Les monstres peuvent grandiose beauté – on pourrait presque penser à Jaco- Donald Cammell. Resté sur une étagère de la Warner le sang, une lente descente dans les abîmes et dans
d’ailleurs avoir forme humaine (l’empereur auto- petti et Prosperi avec leur Adieu Afrique, encore un lien qui ne voulait pas le sortir en raison de son contenu l’angoisse. » Le décor qu’a choisi Roeg pour ce récit
proclamé Bokassa et ses actes de cannibalisme dans entre Herzog et le mondo movie. Avec Ennemis intimes, trop expérimental, le long métrage finira par paraître effroyable, teinté de traumatisme psychologique et de
Échos d’un sombre empire). De l’autre côté persiste il prouve que l’abject et la beauté peuvent se combiner sur les écrans et gagnera très vite un statut culte. On y surnaturel, est celui de Venise. La représentation qu’il
la beauté, celle d’un peuple nomade en déliquescence au sein d’un même être, l’image de Kinski jouant déli- trouve déjà la marque de fabrique de Roeg, qu’il ne fera en fait est on ne peut plus gothique : dédales de rues
qui dépasse les cauchemars de sa condition en vouant catement avec un papillon contrastant avec l’attitude qu’affiner avec Walkabout (1971) jusqu’à atteindre
un culte à la beauté physique, aux dents blanches et infecte que le comédien a pu avoir sur les tournages l’excellence avec Ne vous retournez pas (1973) : une
au maquillage (Wodaabe). Il y a le courage de Michael rocambolesques du réalisateur. narration en forme de puzzle où les séquences sont
Goldsmith qui part interviewer la famille, les ex-femmes, Dans ce monde abandonné de Dieu, Herzog conti- assemblées de façon non chronologique ; le spectateur
avocats et dizaines d’enfants de Bokassa pour essayer nue à croire que l’homme peut s’élever et atteindre une doit alors recomposer l’histoire à partir de ces diffé-
de comprendre la démence de celui qui a détruit une conscience supérieure. C’est pourquoi Les Cloches des rents fragments et le sens n’apparaît en général que
partie de lui-même (Échos d’un sombre empire). Il y profondeurs est peut-être l’un des documentaires les tard dans le film, quand une situation essentielle est
a la force mentale et l’endurance physique de Julianne plus essentiels de ce coffret passionnant en tous points. révélée. Ainsi, Roeg réinvente les lois de la narration au
Koepcke, seule survivante d’un crash aérien (Les Ailes En rencontrant ces chamanes, sorciers, clones du Christ cinéma au travers de montages-mosaïques, d’ellipses
de l’espoir), et celles de Dieter Dengler, qui accumule ou exorcistes, le réalisateur fait un portrait mi-amusé et de juxtapositions de scènes qui finissent par trans-
la nourriture de peur de connaître à nouveau la famine mi-sérieux des énergies cosmiques qui régissent nos mettre une pensée et une atmosphère, particulière-
et de devoir manger de la tapisserie, tout en parvenant vies. Nous ne savons pas s’il faut croire ce que nous ment inquiétante dans Ne vous retournez pas. Roeg
à formuler l’innommable devant la caméra (Petit Dieter voyons ou si Herzog nous manipule. Mais la fascination affirme d’emblée une identité visuelle forte (faite de
doit voler). est réelle devant ces chants gutturaux et diphoniques jump cuts, de zooms, de fragments qui s’entrecroisent
Avec Jag Mandir, Herzog se lance dans une forme face caméra alors que des paysages d’eaux glacées et d’hallucinations cosmiques), une déconstruction
de spectacle filmé célébrant la beauté des arts et tra- défilent dans le fond, et on ne peut pas rester insensible du temps tout à fait passionnante et mystérieuse
ditions indiennes. Le maharana d’Udapair y finance non plus à ce sonneur de cloche orphelin ou à ce vieil (proche de l’enquête), et pose les bases d’une nou-
un théâtre privé excentrique sous forme d’inventaire homme qui rampe dans les herbes car il croit aux pou- velle grammaire du septième art. La question de la
culturel à l’intention de son fils. Créatures fabuleuses, voirs magiques de la nature. C’est dans des séquences réalité devient alors floue. Passé, présent et futur sont
marionnettistes, jongleurs, charmeurs de serpents s’y comme celles-là que l’on comprend qu’à travers le mis au même niveau. Ses films se rapprochent ainsi du
succèdent pour des heures de représentations. Avec ce style documentaire Herzog cherche à dépasser le réel, fonctionnement de notre propre mémoire qui est loin
film ou encore Cobra Verde, et ses milliers de figurants, à l’orienter vers l’étrange, l’inconnu. De l’anti-cinéma d’être linéaire. Nils Bouaziz souligne : « Comme dans
ou encore Leçons de ténèbres et sa grandiloquence vérité en quelque sorte. Le Miroir de Tarkovski, on est dans une irréalité, une
construction mentale avec un art du morcellement
dans le récit jamais vu auparavant. » En effet, les liens
entre les images semblent se faire à un niveau pure-
ment psychique. Outre ce chaos formel, les films
COFFRET NICOLAS ROEG de Roeg se caractérisent aussi par leur contenu très
Date de sortie Blu-ray/DVD : 6 octobre 2015. sombre, leur lyrisme presque désespéré, où tout se
Avec Julie Christie, Donald Sutherland, David Bowie, Theresa Russell, Harvey Keitel, Art Garfunkel. concentre autour d’Éros et Thanatos. La question du
Genre : drame, épouvante, science-fiction, érotique. couple, de l’amour et de la sexualité se révèle aussi très
Nationalité : britannique. importante dans les trois œuvres rassemblées dans ce
Inclus Ne vous retournez pas (1973), L’Homme qui venait d’ailleurs (1976), Enquête sur une passion (1980). coffret. Il ne faut pas oublier que le cinéma de Roeg a
fait couler beaucoup d’encre pour les scènes érotiques
« J’ai toujours voulu faire passer mes pensées visuellement dans les films, sans l’intermédiaire
(osées pour l’époque) que l’on y trouve. Le cinéaste
de la littérature. Je préfère activement être dans le cinéma, pas le cinéma de la littérature, qui
met les émotions et les personnages à nu, implique le
s’apparente à des livres d’images victoriens. Si c’est ça, je préfère rester à la maison et lire. Je crée
des images et raconte des histoires à travers elles, et si l’on parle de la pensée dans les films, alors c’est
spectateur dans des actes voyeuristes et nous laisse
tricher que d’utiliser des moyens littéraires. Je veux que les gens lisent les images dans mes films. » parfois en état de choc et d’épuisement quand les films
s’achèvent. On y traverse des enfers intimes et, tout
Nicolas Roeg
comme les personnages perdus et aliénés dans des
Nicolas Roeg fut l’un des premiers cinéastes que du regretté réalisateur, disponibles également en Blu- villes, des lieux, des planètes qu’ils ne connaissent pas,
Potemkine a suivi en vidéo. Le DVD de Walkabout, paru ray. Né en 1928, Roeg s’est d’abord fait connaître en nous cherchons à faire sens de cette poésie visuelle
en 2008, a inauguré une longue histoire d’amour qui, tant que directeur de la photographie pour des œuvres foisonnante et totalement expressionniste.
en passant par la sortie d’Eureka en 2012, a abouti à aussi disparates que Le Masque de la mort rouge de En la matière, Ne vous retournez pas est peut-être
ce coffret DVD regroupant les trois plus grands films Roger Corman, Fahrenheit 451 de François Truffaut, la quintessence du cinéma de Roeg et sans conteste

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

labyrinthiques, impasses, claustrophobie, cathédrales LA PEAU DE BAX (2015) d’Alex Van Warmerdam
en ruines, formes fantomatiques, eaux d’où on repêche
des cadavres, nuages de brume et ambiance glaciale. Date de sortie DVD : 5 avril 2016.
La ville est non seulement un cauchemar, une nécro- Avec Tom Dewispelaere, Alex Van Warmerdam, Maria Kraakman, Henri Garcin (1 h 44).
pole, mais c’est surtout un être aux intentions néfastes Genre : comédie noire.
qui resserre son étau peu à peu. Au centre du récit, Nationalité : néerlandaise.
on trouve le couple formé par John Baxter (Donald
John Waters écrivait dans son livre Provocation : « La Tony, Grimm, Les Derniers Jours d’Emma Blank, Borg-
Sutherland) et son épouse Laura (Julie Christie),
vie n’est rien sans un solide sens de l’humour. » Chez le man), Tom Dewispelaere (Borgman), Gene Bervoets
affligés par la noyade de leur fille et qui essaient de se
cinéaste Van Warmerdam, cet humour serait définitive- (Les Derniers Jours d’Emma Blank, Borgman), Pierre
reconstruire dans cette ville où ils sont en charge de la
ment noir et toujours mêlé à une recherche esthétique Bokma (Borgman), Eva van de Wijdeven (Les Derniers
rénovation d’une église. Laura fait la rencontre de deux
méticuleuse. Après une formation de peintre, l’homme Jours d’Emma Blank, Borgman).
sœurs, dont l’une est médium et dit communiquer avec
a connu le succès dès les années 1970 dans le milieu du La Peau de Bax, à première vue, pourrait s’inscrire
sa fille, et son mari est en proie à des visions de plus en
théâtre avec la troupe Hauser Orkater à laquelle par- dans une forme très particulière de thrillers qui connaît
plus terrifiantes et spectrales alors que des meurtres
ticipaient déjà ses frères, Marc et Vincent, puis avec la un grand succès ces derniers temps : le film de net-
sèment la terreur alentour – on pense beaucoup au
chercher de l’eau afin de sauver sa planète et sa famille compagnie De Mexicaanse Hond, encore en activité à toyeurs ou de tueurs qui mènent une double vie. Ce
giallo qui faisait un tabac à l’époque, et même au Chro-
de la sécheresse et de la mort. Incapable de repartir, ce jour. Véritable génie de la bande, à la fois scénariste, genre à la mode (In Bruges, The American, Wanted,
mosome 3 (1979) de David Cronenberg. Sceptique
il cherche par tous les moyens, désespérément, de acteur et metteur en scène, c’est avec le film Voyeur The Hitman’s Solitude Before the Shot, Looper, Shoo-
sur les intentions des deux vieilles dames, avec qui son
rejoindre les siens. Parsemé de visions hallucinées et (Abel, 1986) que son talent de cinéaste sera décou- ter, Hanna, etc.) semble plus enclin à produire des
épouse sympathise (l’idée de savoir son enfant apaisé
psychédéliques, dont une scène de sexualité entre vert, confirmé par le succès international des Habi- succès au box-office que des chefs-d’œuvre, mais ce
dans l’au-delà la rassure), John ne semble pas com-
aliens ahurissante, L’Homme qui venait d’ailleurs est tants en 1992. Pour lui, le cinéma reste une affaire de qu’en fait Van Warmerdam est bien plus proche des
prendre qu’il a lui-même le don de double vue et qu’un
l’histoire d’une obsession, et comme par hasard, le film famille, et de son premier à son dernier long métrage, comédies noires et déjantées des frères Coen. Scéna-
funeste destin lui est réservé malgré les avertissements
suivant aura pour titre original : Bad Timing : A Sen- plusieurs mêmes noms reviennent dans les crédits. Son riste hors pair, il a la capacité à nous plonger dans des
réitérés de quitter ce lieu maléfique hanté par une sil-
sual Obsession. En pleine maîtrise de son style, Roeg style, à la fois poétique, drôle et surréaliste, le range univers et à très vite faire bifurquer l’intrigue vers une
houette au même manteau rouge que celui de sa fille.
transforme ce qui aurait pu être un récit de roman de à part et on peut vite y prendre goût, voire devenir grosse farce loufoque. La Peau de Bax n’échappe pas à
Adapté d’une nouvelle de Daphne du Maurier,
gare en un tourbillon visuel époustouflant autour de accro. Ses acteurs sont pour lui comme une troupe la règle. Il met en scène deux « nettoyeurs » que tout
écrivaine que Hitchcock appréciait (Rebecca, Les
la passion destructrice et du désir. Ici, tout se foca- et un bon nombre de ses habitués sont présents ici : oppose. Schneider (Tom Dewispelaere) est un père de
Oiseaux), Ne vous retournez pas est un fascinant film
lise autour de la relation amoureuse entre une jeune Henri Garcin (Abel, Les Habitants, La Robe, Grimm), famille installé dans un mode de vie bourgeois. Sa vie
sur le deuil, le souvenir et le trauma. L’atmosphère est
femme, Milena (Theresa Russell), et un enseignant en Annet Malherbe (Abel, Les Habitants, La Robe, Le P’tit est bien réglée et il préserve soigneusement les appa-
tout aussi mélancolique que dans Mort à Venise et on
psychanalyse plus âgé, Alex Linden (Art Garfunkel). rences sur ses activités, avec une femme très tolérante
assiste à un lent effondrement mental. Le montage
Amenée au bloc opératoire après une tentative de et deux charmantes jeunes filles, qui semblent sortir
soutient la menace, l’inconfort et la fatalité. Avec une
suicide, la séance de réanimation de Milena va servir d’un magazine Ikea. Son employeur Mertens (Gene
dextérité formelle rare, Roeg nous pousse à douter
de socle au film alors que l’inspecteur Netusil (Harvey Bervoets) lui demande urgemment de liquider Ramon
du réel. Il utilise des métaphores fortes et une sym-
Keitel) questionne Alex afin de déterminer ce qui a pu Bax (Alex Van Warmerdam), supposé être un tueur
bolique fantastique pour illustrer la désagrégation du
se passer. Les éléments disparates se mêlent pour révé- d’enfants. Tant pis si c’est le jour de l’anniversaire de
couple (la chute, le rouge sang, le miroir, le double,
ler les psychologies complexes des deux personnages. Schneider. Bax, quant à lui, est un écrivain alcoolique et
l’eau, l’aveuglement…). Les révélations se font non pas
Alors que Milena se montre dépressive, volage et ins- drogué, qui vit dans un bungalow perdu au milieu des
par les mots mais par les images. Baignant dans une
table, la face noire d’Alex est peu à peu mise en lumière, marécages et dont la vie est complètement chaotique,
beauté macabre et élégiaque, magnifiée par la musique
sa jalousie, son besoin pulsionnel de posséder l’autre, avec une famille bien plus dérangée (une fille dépres-
de Pino Donaggio (avant qu’il ne devienne le composi-
de la contrôler, jusqu’à un acte ignoble, irréparable, qui sive, un père libidineux, une petite amie hystérique). Le
teur fétiche de Brian De Palma), Ne vous retournez pas
laisse le spectateur abasourdi à la fin de ce trip de deux chaos étant forcément plus intéressant que la norme,
est un film qui ne s’oublie pas ; et plus on le voit, moins
heures. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Nicolas c’est dans le monde de Bax que va se dérouler la qua-
on est sûr de le comprendre.
Roeg considère le cinéma comme un art puissant et si-intégralité du métrage. Ce que Schneider ne sait pas,
L’environnement sera utilisé de façon similaire dans
terrassant. Quand on arrive au bout de ce coffret pré- c’est que cette commande impromptue est en fait un
les films suivants, le Nouveau-Mexique dans L’Homme
dominent l’état de sidération et la confirmation d’un traquenard et que ses codes moraux vont être mis à
qui venait d’ailleurs (1976) et Vienne dans Enquête sur
génie visionnaire non reconnu à sa juste valeur. mal avec l’arrivée de Francisca (Maria Kraakman), la
une passion (1980), afin de retranscrire les sentiments
fille de Bax.
d’aliénation des personnages. Véritables films-transe,
Dès les premières minutes du film, les plans fomen-
ceux-ci n’en appellent plus au paranormal pour justifier
tés sont malmenés par tout un tas de personnages
l’entremêlement de divers épisodes passé et présent.
savoureux (un mac, une prostituée d’âge mûr, un vieil
Si L’Homme qui venait d’ailleurs introduit des éléments
obsédé, un rouquin hurleur, une épouse adepte du
de satire quant au consumérisme (l’alcool, la télévision,
téléphone et de coups de fil aux moments les moins
l’argent…) et aux valeurs de la société occidentale, il
opportuns, etc.), qui vont donner du fil à retordre à
n’en reste pas moins un film très noir, traitant d’un
Bax et Schneider. Nous n’en révélons pas plus sur l’in-
extraterrestre échoué sur Terre (David Bowie) pour
trigue car le cinéma de Van Warmerdam tire son génie

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

des situations imprévues qu’il propose et qui s’accu- protagoniste du film. Il crée un labyrinthe dans lequel
mulent ici, déclenchant d’irrépressibles fous rires. Coïn- les êtres se perdent et se livrent à une partie de cache-
cidences, malchances, erreurs de timing, le réalisateur cache. Le cinéaste a aussi fait le choix de tout filmer en
utilise même un vieux ressort du cinéma comique : lumière naturelle et de faire porter à ses personnages
les portes, et ce qu’elles cachent derrière – toutes les des vêtements aux couleurs claires. Cette dimension
scènes avec Francisca sont désopilantes pour cela. Il chaude et solaire entre en résonance avec les actions,
ne faut pas oublier que Van Warmerdam a toujours parfois violentes, et la folie de Francisca jusqu’à un
cité Laurel & Hardy comme son influence principale, finale des plus imprévisible. Les marécages ont toujours
manifeste ici. Inventif de bout en bout, La Peau de été associés aux pulsions et aux émotions réprimées
Bax reprend bon nombre d’éléments présents dans qu’ils font exploser et qu’ils ramènent à la surface. Le
ses films antérieurs : la critique de la bourgeoisie, les cinéaste reprend cette métaphore et en fait, selon ses
adultes au comportement infantile (la scène avec propres dires, « une étude sur la lumière et l’espace ».
Francisca dans les toilettes est un summum), le décor Dans ces eaux stagnantes, on peut aisément se perdre
sauvage et naturel, le portrait de l’artiste (avec évidem- mais aussi se camoufler, épier sa proie ou préparer l’as-
ment le cinéaste dans ce rôle), etc. La Peau de Bax saut, et sans crier gare, nous nous retrouvons plongés
joue aussi avec les attentes du spectateur, bouscule ses dans une ambiance proche des westerns d’antan. C’est
certitudes et ses préférences. Schneider, plutôt sympa- d’autant plus fort que le film a été tourné aux Pays-Bas.
thique d’abord, se révèle au fur et à mesure implacable, Aussi divertissant qu’exigeant, entre le film d’auteur
calculateur et terrifiant, alors que Bax passe d’un sta- et le film de genre malmené, La Peau de Bax n’a peut-
monstrueux, du ou des protagonistes. Le décor les les jeux érotiques cruels et pervers auxquels s’adonnait
tut de loser antipathique (il vire sa copine comme une être pas la puissance de Borgman, œuvre antérieure du
pousse à engager un voyage intérieur, à plonger dans ce couple toxique ? Le point de vue réaliste et celui fan-
malpropre parce que sa fille déboule) à une figure bien cinéaste, mais il ne relâche jamais la tension, joue des
des cercles concentriques de névroses qui peuvent tastique se font face sans que le réalisateur ne prenne
plus humaine, voire héroïque dans sa façon de gérer incidents pour provoquer le rire et se révèle technique-
mener à leur propre destruction ou la destruction de parti jusqu’à un dénouement choquant qui laisse libre
ses conflits de famille. ment irréprochable. Et c’est toujours un bonheur de
ceux autour d’eux. cours à l’imagination. L’interprétation de Deborah Kerr
Un autre aspect fort du film est son esthétique, très se laisser entraîner dans un monde délirant où chaque
Afin de rendre cette tension, Jack Clayton a fait appel (c’était son meilleur rôle, selon elle) ne laisse à aucun
picturale, presque conceptuelle. N’oublions pas que phrase de dialogue est parfaitement bien sentie et où
à Freddie Francis à la photographie – qui réalisera plus moment percevoir la folie qui habite Miss Giddens
Van Warmerdam est peintre et qu’il est aussi un génie l’hilarité peut émerger des situations les plus tragiques.
tard ses propres films d’horreur et allait travailler aussi (dans le roman, elle n’avait pas de nom), tentant de
de la caméra. Regardez avec attention certains angles Van Warmerdam est un manipulateur et c’est ce qu’on
bien avec David Lynch pour Elephant Man ou Dune protéger une innocence qu’elle croit déjà pervertie
et vous serez admiratifs des cadrages réalisés. Ce aime chez lui. Alors pourquoi se priver ?
qu’avec Martin Scorsese pour Les Nerfs à vif – afin (la prière un brin tordue du générique de début). Le
décor de marécages et de roseaux devient le véritable
qu’il approfondisse les noirs et crée des contrastes de comportement des enfants est en revanche bizarre et
lumière forts et inquiétants, où chaque détail du cadre Clayton a choisi de nous poster, en tant que specta-
nourrit l’ambiance. Pour la musique, il a l’idée ingé- teurs, du côté de la gouvernante. L’attitude très adulte,
nieuse de débuter le film par la comptine « O Willow voire autoritaire, de Miles (joué par Martin Stephens
Waly » sur fond noir, récurrente par la suite. Il éveille du Village des damnés), ses conversations avec Miss
LES INNOCENTS (1961) de Jack Clayton ainsi l’ouïe du spectateur et semble suggérer que les Giddens et les baisers qu’ils échangent perturbent
Date de sortie DVD/Blu-ray : 3 mai 2016. sons vont dire plus que les images. L’interprétation encore aujourd’hui – la scène finale avait même failli
Avec Deborah Kerr, Peter Wyngarde, Megs Jenkins, Martin Stephens, Pamela Franklin (1 h 39). par Isla Cameron de cette chanson de Georges Auric, valoir un X au film. Doit-on voir l’esprit du ténébreux
Genre : gothique, épouvante. avec des paroles écrites par Paul Dehn, creuse le sillon Peter Quint à l’intérieur du corps de ce gamin ? Flora
Nationalité : britannique. mélancolique, berceuse terriblement triste sur l’amour et Miles ne sont-ils que la face lumineuse et la face
et la mort, qui acquiert au fur et à mesure du film sombre de l’esprit tourmenté de Miss Giddens ? Est-ce
Grand classique du gothique et de la terreur psy- Gothic ». En effet, l’auteur des Domaines hantés y a une dimension de plus en plus sinistre. Les Innocents que réveiller un enfant d’un mauvais rêve c’est lui faire
chologique, adaptation du Tour d’écrou, ghost story infiltré une dimension de perversion sexuelle et de bénéficie aussi d’un travail sur le son très novateur via perdre son innocence ? Les questions fusent.
essentielle de Henry James, Les Innocents fascine nature pourrissante qui ajoutent de l’ambiguïté à une l’implication de Daphne Oram, figure de l’avant-garde L’univers des Innocents est celui de deux mondes en
encore aujourd’hui par son atmosphère trouble et par histoire déjà bien chargée en tensions et en non-dits. électronique et de la musique concrète. Inutile donc confrontation : celui des adultes et celui des enfants ;
la perfection de son montage, de sa mise en scène, Aux côtés de La Maison du diable (1963) de Robert de préciser que ce conte horrifique demeure une expé- celui de la vie et celui de la mort ; celui du réalisme
de sa photographie et de sa musique. Bien loin des Wise, le film, bien que britannique, résonne étonnam- rience totale, travaillant autant la forme que le fond, et celui du fantastique. Les moments où les spectres
films de la Hammer ou des exemples italiens du genre ment avec la définition du néo-gothique américain que qui se laisse apprécier avec plus d’intensité encore dans apparaissent demeurent glaçants : la silhouette de Peter
qui pullulaient en ce début des années 1960, tout n’y donnait Irving Malin dans son ouvrage de 1962 (New cette version superbement restaurée. Quint (interprété par l’impénétrable Peter Wyngarde)
est qu’élégance et froideur, bien que le décor et les American Gothic), insistant sur les préoccupations La narration elle-même, bien qu’elle soit passée par à travers la fenêtre dans le silence complet, celle de
effets soient sensiblement les mêmes : grande bâtisse freudiennes, où l’angoisse ne provient plus de l’archi- l’adaptation théâtrale de William Archibald, renoue avec Miss Jessel dans les herbes qui jouxtent le lac. Même les
gothique, portes qui grincent, longs corridors obscurs, tecture elle-même mais des obsessions et pulsions que l’indécision et l’ambiguïté d’interprétation du texte d’ori- rires innocents peuvent devenir cruels, démoniaques.
présences spectrales, chambres secrètes, tempête qui les personnages projettent sur leur environnement. gine. Est-on face à une gouvernante détraquée sexuel- Le langage lui-même semble cacher des choses, et
fait claquer les fenêtres, voix étranges qui résonnent… Les miroirs, corridors et statues acquièrent alors une lement qui imagine tout un tas de choses ou les enfants qu’entendre par le terme « vérité » que Miss Giddens
Mais c’était sans compter sur l’adaptation scénaristique dimension symbolique en accord avec la quête identi- sont-ils bel et bien possédés par les esprits du valet de prononce ? L’étrangement inquiétant s’immisce par-
brillante de Truman Capote très typée « Southern taire, le désordre mental et le besoin d’amour, parfois maison et de la précédente gouvernante, reproduisant tout : ce cafard sortant de la bouche de Cupidon,

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

ce pigeon mort sous l’oreiller de Miles… L’inanimé et


l’animé se mêlent. La boîte à musique pourrait bien être
vivante sous le regard des marionnettes. Les mondes
se contaminent comme dans le cinéma de David Lynch
des années plus tard. Le désir ici est mortifère et toute
la répression sexuelle de l’époque victorienne est très
bien rendue. L’effroi ne se contente pas de la nuit mais
peut émerger en pleine lumière du jour, alors que les
ralentis et surimpressions d’images tendent à nous faire le surréalisme organique) pour un résultat sans équiva- question de la métamorphose du corps et du passage
penser que tout n’est qu’hallucination. lent, entre avant-garde et cinéma de genre. Envoûtant, de l’enfance à l’âge adulte est encore une fois au centre
Influent sur toute l’esthétique gothique au cinéma immersif et terrifiant, le film ne laisse rien au hasard, du récit. Mêlant des éléments de science-fiction et de
(on ne s’aventurera pas à citer des titres de films tant nous submerge progressivement dans les sons et les body horror, Évolution est surtout une expérience de
il y en a), Les Innocents a bénéficié d’un prequel pas couleurs, proposant une expérience de synesthésie cinéma peu commune, un autre de ces films-trips que
inintéressant, Le Corrupteur (The Nightcomers, 1971), absolue. Il y est question d’opérations chirurgicales Potemkine admire tant, une plongée en eaux troubles
de Michael Winner, où la relation sadomasochiste entre monstrueuses et de rites sexuels étranges au sein d’une dans un monde clos rendu avec une beauté pictu-
Peter Quint et Miss Jessel est explicitement montrée, île peuplée par une communauté de jeunes femmes rale époustouflante. Ce statut de film hybride – trop
ainsi que son effet toxique sur les enfants transformés dont les liens avec l’univers maritime en font des ambiancé et arty pour être un film d’horreur pour cer-
en meurtriers pervers. Mais en supprimant tout secret sortes de sirènes d’un conte noir et mystérieux. Dans tains, répondant trop aux codes horrifiques pour les
et tout mystère, Winner enlève ce qui faisait la force du ce monde dont on ne connaîtra pas toutes les clés, le autres – a rendu difficile la diffusion du film dans les
récit d’origine. Car c’est bien ce qu’on ne voit pas qui jeune Nicolas (Max Brébant) se pose des questions, salles françaises et a relancé le débat sur ces frontières
rend Les Innocents terrifiant. Des classiques édités par remet en doute la parole des adultes et appréhende ce et ces chapelles de pensées qui semblent après coup
Potemkine, Nils Bouaziz avoue que c’est sûrement celui que lui et les autres garçons de son âge vont subir. La bien absurdes.
dont il est le plus fier : « C’est un retour à ma première
époque cinéphile, un de mes films de chevet, une œuvre
parfaite, aussi importante que La Nuit du chasseur. »
ENTRETIEN AVEC LUCILE HADZIHALILOVIC Je trouve que la tradition du fantastique espagnol nourrit
LE 6 MARS 2016 AUTOUR D’ÉVOLUTION. votre film – cela va en gros des Révoltés de l’an 2000 de
Serrador aux premiers longs métrages de Villaronga. Vers
Quand l’idée du film Évolution a-t-elle germé et quelles ont quoi s’oriente votre fantastique ?
été les différentes étapes de son évolution ? Bien que le film soit tourné en Espagne, je ne pense pas
ÉVOLUTION (2015) de Lucile Hadzihalilovic C’est un projet que j’ai depuis très longtemps. C’était avant qu’il se relie tellement à la tradition gothique fantastique
Date de sortie DVD/Blu-ray : 6 septembre 2016. Innocence. J’avais écrit une petite version qui n’était pas espagnole. Il me semble plus proche de films à la lisière de
Avec Julie-Marie Parmentier, Max Brebant, Roxane encore un scénario. Cela commençait par un enfant que sa l’imaginaire même si j’ai été plus directement dans le fan-
Duran (1 h 21). mère amène à l’hôpital, et là on lui fait des choses étranges. tastique. Pour moi, ce serait plutôt un film comme L’Esprit
Genre : fantastique. J’avais envie de faire un film de genre, un film fantastique, de la ruche de Victor Erice. C’est un monde de l’enfance qui
Nationalité : française. presque d’horreur. Ensuite, je suis tombée sur la nouvelle s’invente un univers imaginaire aux frontières de la réalité.
qui a donné lieu à Innocence et je l’ai adaptée. J’ai donc Cela m’est plus familier. C’est vrai que le film de Serrador
Rare, Lucile Hadzihalilovic a débuté dans le cinéma laissé le projet de côté pour le reprendre plus tard. À ce m’avait beaucoup marqué pour son ambiance plus que
avec son court métrage de fin d’études à la Fémis : La moment-là, les étapes d’écriture se sont succédées. Cela pour l’histoire. Mais je me sentirais plus proche des films de
Première Mort de Nono (1987). Collaboratrice de partait plus d’émotions, d’images, d’une situation plus que l’Est, de la façon dont les Russes, les Polonais, les Tchèques
longue date de Gaspar Noé, le public la découvre avec d’une histoire. J’ai donc essayé d’écrire une histoire ou des utilisent la science-fiction, surtout dans les années 1960
son moyen métrage La Bouche de Jean-Pierre (1996). histoires afin que ces éléments-là surgissent. Ce qui a été et 1970. Leurs films s’apparentent à des métaphores de la
On y trouve déjà son intérêt pour l’enfance abusée et très long, ce n’était pas de l’écrire mais de trouver l’argent société. Dans Évolution, ce n’est pas le cas : on est plus sur
la période de la puberté. Son premier long, Innocence pour le faire. Je pensais que le fait que ce soit une produc- l’enfant, son monde et ses émotions sont au centre.
(2004), adaptation du court texte Mine-Haha (1903) tion de genre, ça aiderait un peu, ça permettrait de l’identi-
de l’auteur allemand Frank Wedekind, plonge dans le fier, mieux qu’un film comme Innocence – il est bien difficile Il y a aussi une tradition de l’horreur gothique féminine qui
genre fantastique et dans un imaginaire étrangement de lui coller une étiquette. En réalité, c’est le contraire qui a souvent représenté la maternité, l’enfantement comme
inquiétant aux paisibles relents gothiques. Évolution s’est passé. Je pense que c’est très difficile en France de quelque chose de monstrueux, depuis Mary Shelley avec
partage de nombreux points communs avec ce pré- faire un film de genre. À cela s’ajoute que c’est aussi un film Frankenstein jusqu’à Margaret Atwood avec La Servante
cédent opus, sur les plans thématique et plastique, d’auteur : il n’est pas très commercial et pour un film de écarlate. Ce sujet est principalement traité par les femmes
d’où le choix de Potemkine de les jumeler dans l’édi- genre, il n’est guère frontal, explicatif et narratif. Dans le cir- et dans le film vous utilisez des symboles à foison liés à la
tion combo Blu-ray+DVD, en y ajoutant aussi l’excellent cuit du cinéma d’auteur par lequel il fallait le faire financer, maternité.
court métrage Nectar (2014). Véritable œuvre d’art le genre est considéré comme quelque chose de pas assez Je ne pense pas qu’il y ait un cinéma féminin ou un fantas-
sensorielle, Évolution pioche dans des références pas- sérieux, voire de pas intelligent. Du coup, ça coinçait tout tique féminin. En revanche, la question de la maternité est
sionnantes (le fantastique espagnol, l’horreur féminine, le temps. forcément une question qui préoccupe les femmes ou qu’on

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

leur impose. Le fait de passer par le fantastique permet dans mais beau aussi. La première couleur qui m’est venue à l’es- En fait, seul le héros, qui remet en cause sa parenté, est un Je m’étais dit qu’il fallait chorégraphier la scène. On tour-
mon cas d’aller plus directement vers le subconscient plus prit est le rouge de l’étoile des mers. On pense toujours à peu plus brun que les autres. nait à Lanzarote, et la production m’a dit que le budget ne
que le mental. Peut-être que les choses qui ont à voir avec des étoiles rouges. À partir de là, s’est ajouté le vert de la Parfois cela reste inconscient ce qu’on souhaite. Je pense permettait pas d’amener des danseuses en plus sur l’île. Il a
le corps passent bien par ce prisme. mer, le vert qu’on remet dans l’hôpital pour rappeler la mer. que j’ai cherché des garçons avec une certaine fragilité, une fallu trouver des figurantes sur place. Et ils ne voulaient pas
On a travaillé le décor et la lumière en même temps dans certaine beauté. Par exemple, celui qui a les cheveux très payer un chorégraphe non plus. Il se trouve que je connais
David Cronenberg en parle très bien aussi dans cette optique. blonds, qui est très pâle, je me suis dit que cela marchait Gisèle Vienne, j’adore ce qu’elle fait, et on se comprend vrai-
Chromosome 3, même si l’approche est très différente. très bien. Max, le protagoniste, a des traits très fins, un côté ment bien. Je lui ai demandé de venir et de préparer un
On m’a fait remarquer qu’il n’y avait pas beaucoup de films Vous avez retraité les couleurs, elles semblent vraiment un peu féminin. En même temps, il est plus âgé qu’il n’a l’air, peu ces femmes. On a parlé, et on s’est dit qu’il ne fallait
qui parlaient de la puberté des garçons au sens physique du saturées. mais il a ce corps assez frêle et une tête un peu grosse. Ce pas des danseuses, mais plutôt des femmes qui faisaient du
terme. Dans mon film, je trouvais cela beaucoup plus inté- Oui, on a poussé la saturation à l’étalonnage. On voulait des sont des petites choses… yoga, pour qu’elles puissent savoir respirer, maîtriser leurs
ressant avec un petit garçon, mais je pense que ce garçon couleurs bien intenses. Mais on ne les a pas tellement modi- corps non pas dans l’expression mais plus dans la respira-
me représente moi, petite fille. Je pense que ce n’est pas dif- fiées, car on avait ça à la base dans les costumes, les décors. Cela colle bien avec la dimension solaire du film. tion. Quelque chose de très physique. On a fait passer un
ficile en tant qu’enfant de se représenter sous les traits d’un L’idée n’était pas de les éteindre mais d’en faire ressortir Le soleil est présent, mais est-ce vraiment dans le Sud ? On a casting. Il fallait en plus qu’elles se ressemblent un peu. On
garçon – ce qui est moins vrai pour un adolescent. Mais c’est le grain. essayé de voiler un peu le ciel pour brouiller la localisation. a trouvé juste le nombre qu’il fallait. Gisèle a travaillé une
peut-être une manière déguisée de parler de la procréation, Ni ces enfants ni ces femmes ne sont bronzés par le soleil. journée avec elles. Elle a réussi à préparer ça en quelques
même si c’est un garçon. La photographie est magistrale. On joue sur des choses contradictoires, ambivalentes sus- heures et le soir on a tourné.
J’ai eu la chance de travailler avec Manu Dacosse, un chef ceptibles d’apporter un peu de trouble, d’instabilité.
Mêler le désir et l’enfance est un sujet glissant, vers lequel opérateur belge, qui avait fait l’image pour Amer et L’Étrange Puis il y a les matières aussi.
peu d’artistes osent s’aventurer car ils ont peur d’être mal Couleur des larmes de ton corps, entre autres. Amer alter- Le film part du silence et se développe très calmement Oui, et le son en a rajouté une couche. L’idée était que cela
compris. nait un parti pris artificiel avec des couleurs très fortes, très avec des chuchotements, des drones, qui créent une ten- reste un peu mystérieux. J’avais vraiment peur que ce soit
Dans le film ce n’est pas encore la sexualité. C’est plus l’éveil marquées, et des choses en lumière naturelle qui sont très sion certaine. Une sorte d’anti Zulawski. Puis à la fin le ridicule. J’avais aussi imaginé des choses avec plus d’étoiles
des sens et un rapport au corps à plusieurs niveaux. À un belles aussi. Il a une palette vraiment très large. Nous étions petit garçon pousse un cri et appelle « Stella », dont le de mer et plus de matières. Mais je trouve qu’on a trouvé
moment donné, une forme de sensualité se déploie. Je ne d’accord sur les directions à prendre, notamment travailler nom renvoie à l’étoile de mer, mais on peut y voir aussi un un bon équilibre entre ce qui était possible de montrer et le
pense pas que cette partie-là du film soit dérangeante parce avec de la texture, de la matière, privilégier le plan fixe, le écho à une scène de la pièce de Tennessee Williams, Un flou, l’obscurité. Des gens y voient un accouchement, bien
qu’elle est très poétique. Scope, avoir ces couleurs, la lumière naturelle… Je ne faisais tramway nommé Désir, où le cri de Stan Kowalski est resté qu’elles ne puissent pas accoucher. C’est une célébration
pas de story-board, j’avais un découpage. Il travaillait très mémorable, au point de donner lieu à un festival du Stella très érotique aussi.
En parlant d’éveil des sens, Évolution est une vraie expé-
vite, de manière intuitive. Pour les intérieurs, la chef déco Shouting Contest à la Nouvelle-Orléans.
rience de synesthésie. On a l’impression de sentir, de pal-
et Manu ont travaillé ensemble. C’est la déco qui a fait la C’est drôle, j’ai lu le Tramway il y a très longtemps et j’avais Depuis La Bouche de Jean-Pierre, le film avec lequel je vous
per, de goûter les choses. Comment travailler le sensoriel
lumière et la lumière qui a fait la déco en quelque sorte. complètement oublié ça. Un de mes producteurs me l’a ai découverte, il y a cet intérêt pour la période de la puberté
et donner au spectateur ces perceptions ?
Nous étions vraiment tous sur la même longueur d’onde, y dit : « C’est embêtant, ça fait vraiment penser au Tramway et l’enfance. Qu’est-ce qui fait que vous y retournez ? Vous
Cela me fait très plaisir d’entendre cela. J’ai vraiment essayé nommé Désir. » piochez dans votre propre histoire pour en parler ?
de rendre ce monde imaginaire très concret, très physique. compris avec la personne qui s’occupait des costumes. Ils
trouvaient plein de solutions et d’idées qui allaient dans le Comme Évolution, ce sont des histoires autobiographiques.
Il s’agissait d’avoir de la matière, des choses très simples et En même temps, chez Tennessee Williams le cri peut signi- Même si ce sont des mondes imaginaires, cela parle de peur,
réalistes. Je ne voulais vraiment pas tourner en studio, il sens du film.
fier la fin de l’illusion, le masque qui se brise et la confronta- de désir, et oui j’en reviens toujours à cet âge, autour de dix
fallait que l’on soit dans des décors réels. Ce village existe, la Et les choix physiques pour la société de femmes et la com- tion à la réalité, ce qui me semble pertinent quant à ce jeune ans. Il ne m’est rien arrivé de vraiment particulier mais c’est
chambre de l’enfant aussi, les murs ont cette texture. L’hôpi- munauté des enfants ? garçon qui remet en cause cette société de faux-semblants un moment où des choses se sont nouées. C’est un moment
tal est un hôpital abandonné qu’on a modifié, mais les murs et ce que les adultes lui ont inculqué. Sa perte d’innocence où on découvre et où on imagine ; en même temps, on est
Je suis partie de la mère et de l’infirmière. J’ai aussitôt pen-
sont là, les taches sont déjà là. On a essayé de mettre de se matérialise peut-être dans ce cri final. encore dans l’enfance. Mon histoire personnelle m’y renvoie
sé à Julie-Marie Parmentier pour tenir l’un des rôles car je
la texture partout. Dans l’eau, nous avons dit au plongeur Effectivement. Le nom de Stella se réfère certes aux étoiles, tout le temps, c’est vrai.
trouve qu’elle a une étrangeté, une beauté. Elle peut être
cameraman qui nous a fait les plans sous-marins que nous mais je voulais enlever ce prénom car je le trouvais un peu
aussi très inquiétante. Elle a son monde intérieur. Et je trou-
recherchions de la matière. Essayer de faire sentir la texture trop souligné. En même temps, je me suis demandé quel Cette « évolution » pour vous est-elle liée à ce corps qui
vais qu’il y avait un air de famille avec Roxane Duran qui joue
de ces algues. On n’est pas là pour décrire mais pour faire autre prénom retenir en dehors de Stella. J’ai souhaité très change, ces choses que l’on ne comprend pas forcément ?
l’infirmière. Cela tombait bien qu’elles aient la peau très
ressentir. Voilà pourquoi je voulais tourner en pellicule. Je tôt qu’il y ait peu de paroles, que l’on soit dans le secret, Je pense que c’est un ensemble. C’est le corps qui change,
blanche, qu’elles aient les cheveux un peu roux pour le côté
n’ai pas pu le faire pour plusieurs raisons mais on a essayé que les choses soient dites à demi-voix. Les dialogues entre son statut qui change. Une fille n’est plus perçue par la
étoile de mer. Si ce sont des créatures marines, il ne faut
de remettre de la matière dans la texture de l’image aussi. la mère et l’enfant sont réduits, puis cela devient de plus société de la même façon. C’est le fait aussi de commencer
pas qu’elles soient méditerranéennes. Les autres femmes
sont un peu leur déclinaison. Cela aurait été bien qu’elles en plus silencieux. Le cinéma n’est pas un art verbal : il per- à voir les adultes autrement. Dans mes films, les figures sont
Il y a ces plans extrêmement rapprochés, où la peau du petit
n’aient pas de sourcils – mais je n’aurais pas été jusqu’à leur met de dire les choses autrement qu’en utilisant les mots, et un peu fantasmagoriques mais on sent que les règles sont
garçon devient un paysage et on voit chaque pore. Nous
enlever les cheveux. On n’a pas pu leur raser les sourcils, ils d’atteindre ainsi quelque chose de plus subconscient. imposées de manière arbitraire.
sommes vraiment dans la texture de la peau.
Je ne voulais pas recourir au numérique. Par exemple, les sont juste décolorés. Cela les rend un peu plus similaires.
Une scène nous a fait tomber la mâchoire avec mon voisin Votre conte pour enfants préféré ?
créatures du film, je voulais qu’elles soient un peu comme Pour les enfants, je voulais qu’il y ait un petit doute. À un
car elle est d’un érotisme hallucinant : il s’agit de la danse La Reine des neiges.
dans Eraserhead, très physiques, palpables. moment, l’enfant confie que la mère n’est pas sa mère.
des femmes en forme d’étoile de mer. Pour cela, la choré-
Je voulais qu’on puisse se dire qu’ils n’ont pas les mêmes
graphe et metteuse en scène Gisèle Vienne a été conviée
Sans compter le travail sur la couleur ! physiques. Pour des raisons de production, on a trouvé les
sur le tournage.
La couleur c’est aussi très intense, très physique pour moi. enfants en Belgique, des gamins plutôt blonds, ce qui nous
Par elle on peut rendre ce monde attirant et beau ; effrayant a ramenés à une similarité avec les mères. —— ■ ——

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

COFFRET ROY ANDERSSON TRASH HUMPERS (2009)


Date de sortie : 2 novembre 2016. de Harmony Korine
Avec Nils Westblom, Holger Andersson, Lars Nordh. Date de sortie DVD : 11 janvier 2017.
Genre : comédies noires. Avec Brian Kotzur, Rachel Korine, Harmony Korine,
Nationalité : suédoise. Travis Nicholson (1 h 18).
Inclus A Swedish Love Story (1969), Chansons du 2e étage (2000), Nous, les vivants (2007), Genre : expérimental.
Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence (2014). Nationalité : américaine.
Pour ceux qui connaissent Gummo (1997) ou Julien
et cadavériques. Ces saynètes du quotidien mêlent
Donkey Boy (1999), Trash Humpers ne sera peut-être
humour noir, surréalisme et une certaine forme de
pas si déroutant que cela. Pour les autres, en revanche,
théâtralité figée dans des décors totalement construits
non familiarisés avec cette phase plus brute du cinéma
en studio. Le Village Voice parlera d’un Bergman ver-
de Harmony Korine, on peut dire qu’ils seront soit
sion slapstick, d’autres évoquent Beckett, mais c’est
enthousiastes, soit rebutés par ce concentré de chaos
surtout aux figurines de l’espagnol Isaac Cordal que
et d’esthétique vintage, délibérément hideuse, filmée
l’on pense, avec ses sculptures miniatures d’hommes
dans des décors cauchemardesques de banlieues à
grisâtres qui semblent porter le poids d’une aliénation.
la fois déserts et inquiétants. Le réalisateur n’a jamais
Car, malgré le rire, le monde de Roy Andersson, déve-
caché son amour pour cette Amérique white trash,
loppé dans sa Trilogie des Vivants, est cruel, individua-
pauvre et démunie, et il y revient encore une fois ici.
liste, déshumanisé. Un détenu est mené à la chaise
Comme pour Gummo, le film se construit autour de
électrique. Un singe est torturé alors qu’une femme
séquences sans lien narratif apparent. Nous suivons
juste à côté s’inquiète d’un parent au téléphone. L’hu-
quatre personnages aux masques de vieillards, les
main y est saisi par tout un tas d’angoisses. Dans Nous,
fameux « fornicateurs de poubelles » qui déambulent
les vivants, une femme pleurniche sans cesse, alors
sur des parkings, des espaces de jeux, trailer parks,
que dans Un pigeon perché sur une branche philoso-
recoins de rues et terrains vagues à la recherche de
phait sur l’existence, des clowns tristes et dépressifs
containers contre lesquels ils pourront se masturber. Portant des masques qui évoquent à s’y méprendre
tentent de vendre des farces et attrapes pour apporter
Ils cassent un peu tout sur leur passage, tuent parfois, le grand-père du premier Massacre à la tronçonneuse,
un peu de bonne humeur aux gens. Soucis d’argent,
humilient beaucoup, chantent, dansent, rient et ren- les personnages de Korine – il incarne lui-même celui
impossibilité à communiquer, Andersson voit dans les
contrent tout un tas de personnages, souvent musi- qui porte la caméra, bien sûr – s’inscrivent non seu-
faiblesses et les vulnérabilités de l’humain un pathos
ciens. De ce fait, Trash Humpers entretient autant de lement dans une tradition du monstrueux typique
étrangement comique. Ainsi, certaines scènes sont de
liens avec les récits picaresques qu’avec la comédie du « Southern Gothic » mais aussi dans une histoire
purs bijoux d’hilarité, comme ce cours de flamenco où
musicale. Le chant, le tap dancing, les berceuses et airs de l’art aux États-Unis. Ils démarquent les photogra-
l’enseignante ne peut refréner son désir, cette vieille
traditionnels fredonnés y sont très présents, entrecou- phies de Ralph Eugene Meatyard et Diane Arbus, les
sur son lit de mort qui ne veut pas lâcher son sac plein
pés par le souffle et les saturations de l’enregistrement installations d’Edward Kienholz ou les travaux vidéo de
de bijoux ou cette serveuse qui ne sait que faire de
sur cassette VHS. Paul McCarthy. Les masques perturbent par le carac-
Si l’œuvre de Roy Andersson reste associée à un la commande d’un client qui vient de faire un arrêt
Trash Humpers est avant tout un essai esthétique. tère indéfinissable des personnes qui les portent. Ils
humour absurde et à des tragi-comédies poétiques, cardiaque. Dans ces fragments polyphoniques, il y a
Attention, le réalisateur n’est pas en quête du beau, menacent la normalité, rendent la question du genre
son parcours est assez singulier. En effet, entre 1975 presque quelque chose d’orchestral ou de l’ordre de la
mais au contraire d’une poésie qui naît de l’abject, de absurde et sont un rappel grotesque et constant de
et 2000, le réalisateur suédois ne réalisera que deux comédie musicale (la scène avec la boiteuse de Göte-
l’obscène, de la vulgarité. Le Marquis de Sade disait la mort à venir. Les plans où les personnages se figent
courts métrages (Quelque chose est arrivé, Monde burg est un régal). Minuscules dans ces décors filmés
dans ses 120 Journées de Sodome : « La beauté est la sont d’ailleurs les plus forts et les plus terrifiants. Le
de gloire), se consacrant entièrement au monde de avec une grande profondeur de champ, les person-
chose simple, la laideur est la chose extraordinaire. » masque a donc valeur de miroir quant à cette autre
la publicité dans lequel il s’est révélé particulièrement nages témoignent de notre caractère éphémère. Le
Les bacchanales prennent ici une dimension d’horreur Amérique que Korine cherche à dépeindre dans ses
créatif. Potemkine a d’ailleurs eu la très bonne idée burlesque et le cocasse se teintent de spleen. Dans ces
sociale bien typée redneck. Le sexe se fait toujours en films. Du coup, ces êtres sont presque allégoriques,
d’ajouter quelques-unes de ses réclames inventives et bars, ces rues, ces appartements, ils sont ensemble
solitaire : fellation de branches, masturbations avec et ils ne font que concrétiser inlassablement l’obses-
très drôles en suppléments. C’est avec Chansons du mais toujours définitivement seuls, tellement accablés
des légumes et viols de poubelles encore et encore. La sion humaine pour la jouissance. Ils sont réduits à des
2e étage, prix du jury à Cannes en 2000, que le public et zombifiés qu’ils en deviennent drôles, tétanisés par
baise à deux n’apparaît que dans les paroles des chan- besoins élémentaires : manger, déféquer, rire, pis-
français commencera à s’intéresser à ce cinéaste sans la vie… comme cet homme pétrifié dans un muséum
sons, à l’exception peut-être de la scène avec les pros- ser. Ils participent aussi à l’atmosphère d’inquiétante
pareil. Le film aligne les tableaux et les plans séquences, d’histoire naturelle, dont l’image forte et superbe
tituées obèses mais les vieux passent plus de temps étrangeté du film, car monstrueux ils le sont à plusieurs
avec une esthétique épurée, froide, décolorée, où sert de couverture au DVD d’Un pigeon. Ah la vie,
à leur donner des fessées qu’à faire autre chose avec niveaux. Obsessionnels, sadiques, ils n’hésitent pas à
tous les personnages possèdent des teints blafards quelle blague !
elles. Entre les blagues racistes et homophobes, l’his- rabaisser l’autre, comme ces pseudo frères siamois
toire d’un gars qui se fait rouler dessus par un tracteur, reliés par un collant sur la tête qui font un spectacle
les tenues aux couleurs du drapeau confédéré et les de marionnettes inspiré de Chang et Eng Bunker. Ils
accents bien marqués, pas de doutes, on est dans le finiront par devoir manger des pancakes au produit
Sud profond. vaisselle. Pas très cool.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

de transe utopique. Le réel et l’irréel fusionnent jusqu’à film qui se mérite et se subit, mais on en sort définiti-
l’abstraction poétique. Alors oui, Trash Humpers est un vement grandi.

ENTRETIEN AVEC HARMONY KORINE J’ai grandi à côté d’un endroit où on mettait les vieux dans
RÉALISÉ LE 10 JUILLET 2017. une cave. Pour neuf dollars par mois, on pouvait y dépo-
ser les grands-parents. Quand j’allais à l’école, j’y passais
Le sens du lieu est très important dans votre travail, en par- devant tous les jours. Ils étaient forcés de porter des pulls à
ticulier la ville de Nashville dont la représentation dans vos col cheminée et ils ne pouvaient manger que de la viande.
films est bien loin des clichés mais se résume plutôt à des C’était comme un film d’horreur vivant. La nuit, je pouvais
parkings déserts, des recoins de rues, des réverbères et des voir dans la brume beaucoup de vieillards qui sortaient par
voisinages inquiétants. la fenêtre en rampant et ils erraient dans les ruelles. Ces
En fait, j’ai déménagé à Miami l’année dernière mais j’ai tou- images sont toujours restées dans ma tête. Les masques
jours une maison à Nashville. C’est la ville où j’ai grandi, je furent une manière de communiquer avec cet épisode de
l’adore et elle m’a toujours intrigué, en particulier l’ancienne mon enfance. Ils étaient comme des métamorphes dans
version de Nashville. Aujourd’hui c’est devenu plus cosmo- un film de science-fiction. Ils étaient des hommes et des
polite. On y trouve une population sudiste très distincte. femmes dans l’ombre. Et c’était la véritable horreur. Peut-
Trash Humpers suit donc ce gang de vieillards mal- Le vide d’expression des masques renvoie-t-il au vide
Les films reflètent une grande partie de mon enfance et être que l’horreur des masques est reliée au Sud même ? Et
frats pervers et stupides, qui ne pensent qu’à mettre de leurs actes ?
comment c’était d’y vivre avec ce monde souterrain crimi- à sa chaleur aussi !
le boxon comme de jeunes enfants ingérables. En se Principalement tourné la nuit, Trash Humpers, avec
nel. Évidemment, les parkings, les réverbères, les ponts, les
mêlant à eux, le cinéaste devient lui-même un vandale, son aspect found footage comme retrouvé dans un
passages souterrains, les ombres, la couleur des cieux ont Vous aviez dit de Gummo que c’était comme une collection
et certains y verront de l’ironie puisque l’artiste a parfois débarras, mêle le documentaire et l’apocalyptique.
imprégné visuellement tous mes films et illustrations. de photographies, et on trouve beaucoup d’images fixes et
été considéré comme un imposteur du septième art. Le Dans ce wasteland, ces personnages ne semblent
de polaroids dans vos films. Voyez-vous le cinéma comme
cinéma de Korine est définitivement punk et c’est là sa choquer personne. Ils transportent des poupées Eudora Welty, l’écrivaine sudiste, disait que toute fiction tire des photographies animées avec du son ?
force : il s’affranchit de toutes les règles du politique- accrochées par un fil à leur vélo et croisent parfois un son essence vitale du lieu. Pensez-vous que votre cinéma Oui, le cinéma ce sont des photographies qui bougent,
ment correct et de ce qui est considéré comme beau. macchabée recroquevillé dans des herbes sombres, doit beaucoup au fait d’avoir grandi dans le Sud ? des photographies augmentées. Mes films ont été toujours
Le choix de tourner en VHS donne une force particu- mais tout le monde semble s’en moquer, vu qu’ils sont Absolument. Cela en constitue une part très importante. J’y conçus à partir d’images vues ou fabriquées par mon esprit
lière à ce film. Le son brut, l’image granuleuse, presque tous enfermés dans leur bolide ou leur tanière. Parfois ai grandi avec tous ces personnages et l’étrangeté que l’on et que j’utilise comme point de départ pour une histoire.
abstraite, les couleurs fades, tout contribue à créer un chien fait une apparition, mais Korine met bien en y trouve. J’ai toujours voulu que mes films se focalisent sur Pour moi, les films commencent toujours par les images,
une certaine angoisse, sans parler des rires crispants avant le caractère dévasté et déshumanisé de ces ban- un sentiment, un environnement, une tonalité. J’ai toujours puis je construis les histoires autour de ces images.
de Hervé, le personnage que Korine incarne. C’est cet lieues maussades. Le moins que l’on puisse dire c’est cherché à rendre l’idée même de respirer l’air de ces lieux,
aspect qui nous renvoie à l’une de ses influences princi- qu’il n’incite pas au tourisme et qu’on est à des lieues ces villes. Mes films s’intéressent plus à ce sentiment plutôt Trash Humpers peut être aussi vu comme un hommage à la
pales : le Werner Herzog des Nains aussi ont commencé de l’ambiance country et paillettes que les clichés asso- qu’à une histoire en particulier. VHS. Quels sont vos meilleurs souvenirs de VHS ?
petits. Même sens du grotesque et de la répétition, cient à Nashville. Je suis un enfant des années 1980. Et quand mon père
jusqu’à provoquer le malaise pur et simple. Au bout du compte, ce sont souvent les séquences Et pourquoi ce choix d’avoir transformé Nashville en Xenia, m’a acheté ma première caméra, c’était une caméra VHS
L’autre qualité de Korine est sa perception de l’envi- les moins explosives qui restent en tête : ce personnage Ohio, pour Gummo ? énorme. Avec mes potes, on faisait du skateboard dans les
ronnement. Il filme ce Sud banlieusard moche et terne, à demi assis qui défèque devant un garage, ce moment Le film était conçu comme une métaphore autour de ruelles et je filmais avec ma caméra. Des documents visuels
éclairé par des lampadaires et des lumières artificielles, où dans son fauteuil roulant la vieille explique à un jeune l’idée d’une tornade. J’avais ces amis qui étaient des frères qui attestent surtout des méfaits auxquels on s’adonnait :
que personne n’oserait montrer car peu spectaculaire. garçon comment cacher un rasoir dans une pomme, jumeaux identiques et ils étaient originaires de Xenia, en mes amis en train de piller dans les magasins, voler des voi-
Des rues tristes et vides, des terrains de jeux où aucun cet homme qui danse étrangement comme imitant le Ohio. Et Xenia est l’endroit des États-Unis qui a connu la pire tures, foutre le boxon et tout casser. Je filmais la pagaille,
enfant ne va, et des poubelles toujours. Au loin, on son d’une locomotive… On retiendra aussi le slogan de tornade de l’histoire dans les années 1970. J’y suis allé car je des petits actes criminels mais c’était pour s’amuser. J’ai-
entend le flux incessant des voitures, mais personne ne la bande : « Make it, don’t fake it ! » Et ces chansons comptais tourner là-bas mais cela s’est révélé moins intéres- mais le look de la VHS et j’ai voulu retrouver ce grain, la
semble exister en dehors de sa maison et son véhicule. qu’ils fredonnent sans cesse : « Three little devils… » sant que tourner à Nashville. J’aimais quand même l’idée de façon dont cela se dégrade et comment certaines images
De fait, quand Hervé s’exprime sur cette souffrance des Ces diables, ne serait-ce pas eux ? Tous ces instants de Xenia comme un centre de l’Amérique fortement perturbé apparaissent par-dessous certaines autres. Cela crée une
personnes enfermées dans leur quotidien et dans leurs poèmes récités et de ritournelles rapprochent le film par cette tempête, ce lieu comme un monde en soi. Plus un sorte de narration analogique étrange et qui déconne. C’est
petites vies de gens moyens, il semble faire référence du conte, et les vieillards en seraient les ogres ou les lieu imaginaire ou un symbole. Nous avons tourné dans les là où se fait la connexion avec Trash Humpers.
à ce contexte. Certains pourront y voir une critique croque-mitaines. endroits où j’ai grandi avec les gens que j’ai connus.
sociale quand les quatre frappadingues détruisent des On s’aperçoit ainsi que, derrière l’aspect improvisé, Parmi tous les formats que vous avez utilisés dans vos films,
téléviseurs et des postes radio. Mais comme le disait sans fioritures et repoussant de Trash Humpers, le Vous avez aussi ce point commun avec beaucoup d’artistes du Super 8 au 35 mm en passant par le numérique, quel est
Harry Crews, « il n’y a rien de plus monotone que le vice film en appelle à tout un héritage culturel que Korine du Sud, l’attirance pour les masques. On peut penser aux celui que vous préférez ?
humain » et, malgré leur rejet de tout et leur quête de a parfaitement intégré. Comme le disait Baudelaire, la photographies de Bellocq, de Meatyard, de Laughlin mais Je les aime tous. J’ai toujours dit que je ne pouvais me limiter
la liberté à tout prix, ces vieux semblent aussi avoir un laideur est le meilleur moyen d’accéder au sublime. Au aussi à un film comme Massacre à la tronçonneuse. Et Trash à un seul média. Je les combine dans mes films car ils sont
besoin de transcendance comme la fin le prouve, ache- fil des rencontres, les quatre cavaliers de l’Apocalypse Humpers est votre film entièrement consacré aux masques. tous comme des instruments. Les Polaroids, le Super 35, les
vant ce chaos visuel et sonore sur une touche apaisée. de cette Amérique redneck nous mènent à une forme Que représentent-ils pour vous et que cachent-ils ? objectifs anamorphiques, la VHS, la Pixel Vision, la HD, ils

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

apportent chacun une couleur comme sur une peinture. Et Il est fabuleux. Il n’y a personne comme lui. C’est l’une de l’optique de créer cette dimension hypnotique dont nous du plaisir ou que de l’horreur. Il y a une zone grise d’émo-
leur son est différent aussi. J’aime les utiliser en me basant ces personnes que tu ne rencontres qu’une fois sur Terre. parlions ? tions. Dans leurs excès, dans leur façon d’être si anéantis
toujours sur un sentiment. Oui. Je passe beaucoup de temps dans la salle de mon- et de vivre avec une telle désinvolture, mes personnages
Vous avez parlé de transcendance et cela me rappelle sont admirables. Ne rien en avoir à foutre et faire ce qu’ils
tage et pour moi c’est toujours plus comme de la musique
Étiez-vous présent lors des tournages de documentaires de une écrivaine que vous avez parfois citée, c’est Flannery veulent. J’aime ce genre de personnages. En même temps,
que comme un film traditionnel. J’essaie de composer les
votre père Sol Korine qui s’est intéressé aux traditions des O’Connor et sa notion du « mystère ». Les films sont-ils pour ils ont des vies difficiles car ils sont en opposition perma-
films comme on compose des chansons. Spring Breakers
Appalaches et qui rappellent la mémoire de tout un folklore vous comme des trips, des hypnoses, des « mystères » ? nente au système. L’humour est là, ce mode de vie est célé-
serait comme une chanson pop où les choses, les images
enraciné ? Les meilleurs films le sont. Je ne me suis jamais intéressé à bré mais la tristesse est tout aussi présente.
se répètent et où il y a des chorus et des refrains. Julien
Oui, j’ai traîné sur pas mal de ces tournages. Quand j’étais la narration linéaire. J’ai toujours voulu faire des films qui Donkey-Boy est plus proche du free jazz, plus libre avec ces
petit, j’ai passé du temps dans un cirque itinérant. Mon père s’apparentaient plus à un trip sous drogue ou à quelque Depuis Gummo, beaucoup vous ont associé à des auteurs
images qui s’incrustent et qui disparaissent, elles viennent
devait faire un documentaire sur ces attractions. Je suis res- chose qui avait un élément physique. Je voulais qu’il y ait et à la littérature. À l’époque, on a parlé de Winesburg, Ohio
de nulle part, elles t’explosent au visage et elles s’évaporent.
té longtemps sur les fêtes foraines, avec les gens des foires une physicalité dans mes films ou mes illustrations. Comme de Sherwood Anderson. Quels sont les livres qui vous ont
Les films doivent obéir à une certaine rythmique qui les rap-
aux monstres, les avaleurs de sabre, les nains, les Pygmées. s’ils te frappaient en plein visage. C’est comme si tu le vivais inspiré ?
proche de la musique.
Cela fait partie de mon enfance. Et les bouilleurs de cru qui vraiment, que tu avais une expérience qui serait infligée à ta Quand j’étais gosse, je lisais les romans de S.E. Hinton
vivent dans les marécages, les gens qui faisaient de la gnôle vie pour la déformer. Vous disiez ne pas aimer le cinéma vérité, mais dans vos comme The Outsiders (1967), That Was Then This Is Now
illégale, c’était comme ma famille. films, on devient le témoin de toutes ces narrations et ces (1971) ou Tex (1979), tous les livres qu’elle a écrit. Jim
Sade disait que la beauté était trop simple, la laideur bien Carroll a écrit The Basketball Diaries (1978), qui a eu un
Dans vos films, on retrouve beaucoup cette musique des histoires qui semblent vraies, comme ce personnage dans
plus extraordinaire. Quelle serait votre définition de la gros impact sur moi. Je pense aussi à The Life and Opinions
Appalaches et du Sud, comme avec le chant d’Almeda Riddle Trash Humpers qui dit qu’un camion lui a roulé dessus.
beauté et la beauté est-elle toujours sauvage ? of Tristram Shandy, Gentleman (1759-1767) de Laurence
dans Gummo, le tap dancing, les chansons qu’écoute le père Qu’en est-il de cet aspect documentaire ? Sont-ce de vraies
C’est intéressant, car la beauté c’est une abstraction, n’est- Sterne que j’adore. Et j’ai toujours aimé Flannery O’Connor.
dans Julien Donkey-Boy. Sans compter toutes ces figures du histoires ? Sont-elles écrites ?
ce pas ? Ce qui est beau pour moi peut être horrible pour
Sud plus populaires comme Burt Reynolds. Qu’avez-vous toi. Ce qui est horrible pour toi est peut-être beau pour moi. Des choses sont vraies et se sont vraiment déroulées mais La religion, le prêche, le gospel reviennent dans vos films.
appris en regardant votre père faire ses documentaires ? Où commence l’un et où s’arrête l’autre ? C’est si subjectif, je les manipule aussi beaucoup. Quelque chose peut être Certaines de vos images pourraient être jugées blasphé-
Beaucoup, surtout en étant auprès de ce type de personnes, et parfois on trouve de la beauté au sein de l’horreur. Et vrai et je le pousse vers quelque chose qui ne l’est pas. Je matoires, comme cette nonne qui se masturbe dans Julien
en captant leur énergie et me fondant dans ce monde. C’était l’horreur peut se mêler à la beauté. À quel moment elles télescope la fabrication et le documentaire. Je veux qu’il Donkey-Boy. Mais vous semblez aussi fasciné par certains
une époque bien différente, bien avant Internet, Instagram. s’interceptent ? À quel moment une chose arrête d’être hor- soit impossible de discerner dans les films ce qui est réel et aspects de la foi ?
Il était plus facile d’être isolé et d’inventer sa propre réalité. rible pour devenir belle ? ce qui ne l’est pas. Beaucoup d’événements sont vrais mais Je ne sais pas, mais j’ai grandi au sein de tout cela dans
J’ai grandi au milieu de ces excentriques isolés qui créaient ils sont détournés ; d’autres sont totalement inventés mais le Tennessee. Tout le monde prêchait en permanence, aux
leur propre langage. C’était un monde tellement différent Des critiques ont dit de vous que vous aimiez les freaks. je fais croire qu’ils sont vrais dans ce contexte. C’est comme coins des rues ou même dans les écoles où les enseignants
d’aujourd’hui. Il y avait vraiment de quoi être perdu au fin Mais quelle est votre relation à la normalité ? Le person- du documentaire manipulé ou du réalisme magique. te faisaient le prêche. Tout le monde essayait de te dicter
fond de cette Amérique. nage que vous incarnez dans Trash Humpers s’exprime à comment vivre. Ils t’expliquaient qui était Dieu et que la
un moment sur les gens de classe moyenne enfermés dans Et cette idée des « baiseurs de poubelles » a-t-elle un fond
colère de Dieu était bien réelle. Cela m’a toujours fait rire
Je voulais revenir sur Werner Herzog, une sorte de figure leur mode de vie banal. de vérité ?
car c’était toujours ceux qui prêchaient le plus qui buvaient
paternelle. Il joue dans certains de vos films (Julien Donkey- Je hais la normalité et je trouve que le monde devient tel- Tout vient de mon imagination. Je ne me base pas sur des le plus et qui baisaient le plus. Ça m’amusait de voir les
Boy, Mister Lonely) et Les nains aussi ont commencé petits lement lié à la sphère des affaires et de l’entreprise. Cette livres ou des articles, cela m’apparaît souvent comme des gens déblatérer alors qu’ils étaient en général les plus foi-
a eu une influence considérable sur vous, film que vous a idée que les choses deviennent de plus en plus globalisées et rêves lucides, des images que j’ai envie de voir et que per- reux.
fait découvrir votre père. Qu’avez-vous retenu de lui en unifiées, dans le seul but de faire en sorte que tout le monde sonne d’autre ne m’a montrées. J’essaie alors de les rendre
termes de réalisation ? soit pareil. Cela produit des gens qui pensent la même chose, tangibles. Beaucoup ont qualifié vos films de réalisme surréel. Quel
Je ne pourrais pas citer quelque chose en particulier, mais qui s’habillent pareil, qui bougent pareil. Ils se lèvent de la est le rôle des rêves et les écrivez-vous sur des calepins
quand j’étais adolescent, j’aimais ses films. Les nains aus- même façon au réveil et ils sont tous en piste pour aller nulle La quête de plaisir permanent des personnages de Trash pour vous en souvenir ?
si ont commencé petits ou La Ballade de Bruno étaient part. C’est une façon de vivre et une logique corporatistes. Humpers fait ressentir une tristesse et un pathos : ils se Non, je ne prends jamais de notes sur mes rêves. De toute
comme des films de science-fiction, c’était comme si le Cela ne m’a jamais intéressé, j’ai toujours voulu aller vers le masturbent, mangent, défèquent, etc., mais leur obsession façon, je rêve en permanence. Mais quand c’est une idée
monde réel avait été transformé en quelque chose de très monde du cinéma et vers des gens qui sont divertissants, qui de la jouissance est immédiate, vide. qui semble bonne, elle reste en moi. En général, je déteste
étrange et très poétique. Je comprenais les sujets car j’avais rendent la vie drôle. Je veux voir les blagues et raconter des Tous mes films sont traversés par cette tristesse. Toute célé- quand les gens me racontent leurs rêves. Quand ils te disent
grandi parmi ce type de personnages. Ce fut plus une inspi- conneries, je voulais danser et causer des problèmes. Tant bration de la folie suppose de la tristesse. C’est comme dans qu’ils ont un super rêve à te raconter, c’est qu’ils essaient
ration dans le sens où il m’a prouvé qu’on pouvait faire des que les gens peuvent vivre de façon divertissante, je suis la vie. Les choses ne sont pas univoques. Ce n’est jamais que de te torturer.
films de cette façon avec ce type de personnes. On peut heureux, sinon je n’ai pas le temps pour ça.
faire un film qui semble réel mais cela n’en fait pas obliga- —— ■ ——
toirement un film réaliste. Je ne me suis jamais intéressé au Quand vous vous intéressez aux spring breakers, sont-ils
cinéma vérité, à l’école documentaire. J’essayais de trouver pour vous aussi monstrueux que les personnages masqués
quelque chose de plus transcendant et poétique qui va bien de Trash Humpers ?
au-delà de cette idée de vérité. Et cela a toujours été le cas Par certains aspects, ils sont très liés, oui.
dans les films de Werner.
Le montage est très important dans vos films car vous avez
Dans Julien Donkey-Boy, il livre une performance halluci- choisi de les construire comme une suite de séquences.
nante. Comment était-ce de travailler avec lui ? Travaillez-vous vraiment dans la salle de montage avec

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

LE DÉCALOGUE (1988) Les esthétiques peuvent être très variées, documen- du bourreau dans le Décalogue 5, et le crime trop réa-
de Krzysztof Kieślowski tant le quotidien ou privilégiant les ambiances plus liste, trop long, qui pourrait rappeler le film Schizophre-
oniriques. La musique, alliée à la beauté plastique, par- nia (1983) de Gerald Kargl. Ces films inquiètent plus
Date de sortie DVD/Blu-ray : 7 février 2017. ticipe à la cohérence de l’univers du Décalogue. la morale qu’ils ne sont moraux – seul l’opus 5 adopte
Avec Miroslaw Baka, Krystyna Janda, Henryk Même si les références religieuses sont constantes, le un point de vue évident contre l’exécution capitale.
Baranowski, Artur Barcis. cycle s’intéresse plus à la transgression, à la mémoire et Ils mettent en scène le hasard et les coïncidences. Et
Genre : drame. à l’humanité des personnages. Il y est question d’amour, derrière tout cela s’esquisse un portrait de la société
Nationalité : polonaise. de perte et de douleur. Le Décalogue 6 semble d’ail- polonaise des années 1980, d’où la force du Décalogue
Parler d’une série pour Le Décalogue ne serait pas leurs nous dire qu’observer une personne c’est l’aimer. pour toute une génération. Ce sommet incontesté de
exact, il s’agit plutôt d’un cycle, voire d’un film de dix Et on ressent derrière chaque film la profonde affec- l’œuvre de Kieślowski, admiré par Stanley Kubrick, n’a
heures découpé en chapitres ou même d’un recueil de tion de Kieślowski pour ces êtres qu’il a créés avec son rien perdu de sa puissance, nous poussant à considérer
nouvelles avec leur sens de la conclusion et de la chute. rappelle ce grand cinéma russe que Potemkine défend coscénariste, Krzysztof Piesiewicz, lui-même ayant la possibilité d’un ailleurs et d’une force supérieure à
Avec le recul, il est difficile de dire à quel point ce fut depuis les débuts, celui de Tarkovski ou de Klimov, celui eu une formation d’avocat (un passé flagrant avec l’homme, sans jamais tomber dans la condamnation du
une révolution dans le paysage télévisuel, peut-être au des philosophes poètes du septième art. le Décalogue 5). Le motif de la solitude prédomine, péché (sauf peut-être pour ce même épisode 5). N’y
même titre que Twin Peaks de David Lynch au début Les dix histoires s’intéressent aux habitants d’un faisant se rencontrer des individus seuls, des familles a-t-il rien de plus beau que ce jeune employé de poste
des années 1990. Évidemment, auparavant il y avait même quartier de Varsovie, des immeubles fades d’une meurtries, des couples séparés. Les thèmes sont on romantique qui ne peut exprimer son amour envers sa
déjà eu des séries télévisées à portée métaphysique cité dortoir qui abritent des médecins, des musiciens, ne peut plus noirs : deuil, suicide, inceste, voyeurisme, voisine que par une pulsion voyeuriste dans le Déca-
ou inscrites dans un contexte moralisé, à la limite du des professeurs et un peu tous les corps de métiers. avortement, occupation nazie, meurtre de sang froid, logue 6 ? N’y a-t-il rien de plus salutaire que ce rire franc
fantastique : La Quatrième Dimension, Le Voyageur… D’un épisode à l’autre, les personnages se retrouvent, peine de mort… En jouant du mystère, Kieślowski par- et complice entre les deux frères à la fin du Décalogue
La différence avec les dix films d’un peu moins d’une passant du centre du récit à des apparitions fugaces. vient à créer un sentiment d’angoisse, en écho avec le 10 ? Dans ce dernier épisode, le matérialisme est objet
heure réalisés par Kieślowski (1941-1996) et financés Chaque narration met les protagonistes face à des mal-être des personnages dont on croise le destin. Seul de satire, et chaque épisode nous amène à réfléchir à
par la télévision polonaise, c’est que l’on a l’impression choix cruciaux quant à leur trajectoire de vie, souvent le Décalogue 10 aborde un ton de comédie grinçante la complexité du monde, de nos vies et de nos actions.
d’assister à une expérience cinématographique sans en lien avec le commandement qui sert de titre : Tu et presque loufoque – l’un des personnages échange Tourné et monté en un an et demi, Le Décalogue reste
équivalent. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si des ver- ne tueras point, Tu ne seras pas luxurieux, Tu ne vole- un rein contre un timbre ! une prouesse d’une grande complexité émotionnelle.
sions longues du Décalogue 5 et 6 ont bénéficié de sor- ras pas, Tu ne mentiras pas, etc. Quand ces décisions Certaines scènes ont profondément marqué les Pas étonnant qu’il ait permis de faire découvrir au
ties en salles, le premier remportant même le Prix du s’opèrent, un observateur muet intervient généra- téléspectateurs : la précision glaçante des préparatifs monde entier le talent incontestable de son réalisateur.
Jury à Cannes. Il suffit de regarder les premières images lement, toujours incarné par le même acteur, Artur
pour plonger dans un univers froid et mélancolique, qui Barcis, mais dans des rôles différents (conducteur de
tram, géomètre…). Il fixe le spectateur au début du
cycle, nous invitant à la fois dans le film et question-
nant notre propre regard. Peut-on changer l’itinéraire DEAD SLOW AHEAD (2016) de Mauro Herce
d’une vie ? Quels choix faire ? Quel regard porter sur le Date de sortie DVD : 7 mars 2017.
monde ? Où réside la vérité profonde, est-elle dans ce Genre : documentaire (1h14).
monde tangible ? D’emblée, Le Décalogue s’inscrit ainsi, Nationalité : espagnole.
avec cet être mystérieux venu de nulle part, dans un
territoire à la limite de l’irrationnel et de la parabole. Si vous aimez le cinéma narratif, Dead Slow Ahead du premier film – mais sa réputation est déjà faite en
À cela, on peut ajouter les animaux qui meurent sans ne pourra vraiment pas assouvir vos attentes. Nous tant que chef opérateur. C’est d’emblée à La Mélodie
explication ou le retour des fantômes et la question de sommes dans une tout autre démarche ici, un émer- du monde (1929) de Walter Ruttmann ou même
la hantise (Décalogue 1). D’un film à l’autre, Kieślowski veillement presque enfantin face au médium, une au Koyaanisqatsi (1982) de Godfrey Reggio que l’on
utilise des motifs à la symbolique forte permettant de immersion dans un ailleurs fascinant bien qu’inquiétant. pense : une symphonie visuelle aux allures de film-
cerner les dilemmes psychologiques des personnages Dès les premiers plans, on est envoûté par le travail monde. Sons et images se mêlent pour un résultat qui
avec une efficacité rare : les vitres brisées, les écrans, du son et on aimerait que l’écran de cinéma soit plus s’apparente à un véritable album de musique ambient,
les liquides (le lait et l’eau en particulier), les taches, les grand encore. Il y a quelque chose de maximal dans avec cette capacité à nous faire perdre les notions d’es-
chutes, les différents axes de perspective… Il est d’ail- le parti pris du réalisateur, Mauro Herce, dont il s’agit pace et de temps. Si Brian Eno faisait du cinéma, cela
leurs fou de voir comme Kieślowski nous fait rentrer ressemblerait peut-être à ce Dead Slow Ahead dont le
rapidement dans les différentes histoires de ce voisi- titre évoque une lenteur hypnotique.
nage, nous amenant à changer de point de vue sur les À travers un travail minutieux sur le son, Herce et
personnages au sein d’un même épisode. Le montage, ses collaborateurs proposent une sorte d’étrange
alternant plans serrés sur les visages et ouvertures plus odyssée dans la musique électronique du xxe siècle,
larges sur l’environnement, le travail de la caméra, pas- de l’électro-acoustique et les sons concrets jusqu’à la
sant d’un point de vue à l’autre (les plongées semblent scène glitch et click’n’cut. De là à penser à L’Art des
suggérer le point de vue de Dieu), et l’élaboration des bruits de Luigi Russolo et à la fascination des futuristes
gammes chromatiques et de la lumière par les neuf pour la mécanique, il n’y a qu’un pas. En effet, Dead
chefs opérateurs contribuent à cette immersion totale. Slow Ahead est une ode à la machinerie, une sorte de

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

poème visuel postindustriel subjugué par ce monstre ce décor qui pourrait être aussi bien futuriste qu’ob- où se trouvent ses entrailles, comme dans un puzzle essai visuel qui se rapproche de l’art total. Éloge de la
mécanique qu’est le cargo Fair Lady, prouesse archi- solète. L’équipage philippin devient une humanité en cosmique. technologie ou critique du capitalisme ? Toute interpré-
tecturale dans laquelle les hommes errent comme des errance, ombres mouvantes et aliénées. Qu’est-ce qui Avec ce brillant exercice, monté à partir de plus de tation sociopolitique est en revanche vouée à l’échec.
présences spectrales, semblant si insignifiants face à les a conduits à avoir ce genre de vie ? Nous ne le sau- deux cents heures de rushes, Mauro Herce a raflé pas Dead Slow Ahead nous laisse face à la force métaphy-
cet engin colossal perdu au milieu d’une immensité rons jamais. Ils semblent aller vers un naufrage dans mal de prix en festivals. Ce voyage hypnotique dans un sique du silence et du vide, dans une orchestration qui
encore plus terrassante. ces espaces qu’ils traversent mais qu’ils ne peuvent infini aux allures de dystopie combine en effet peinture crée une symphonie de l’indicible. L’œuvre est onirique,
Voyage presque métaphysique dans une autre réa- pas habiter. Condamnés comme nous le sommes tous, (un plan renvoie même aux natures mortes), musique, en apnée entre ciel et mer, et nous fait glisser en cargo
lité, le film a pu évoquer chez certains l’univers de la leurs portraits font déjà d’eux des défunts. architecture, photographie et arts plastiques pour un vers l’inconnu d’une envoûtante noyade.
science-fiction et de l’horreur. Ils y ont sûrement vu Herce nous plonge dans une ambiance méditative,
des similitudes avec les plans introductifs d’Alien, le faite de confrontations entre lumière et obscurité, où
huitième passager (1979) de Ridley Scott ou 2001, l’homme semble de trop. Puis tout à coup, un incident
l’odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick car, au brise la léthargie : la cargaison de blé est imbibée d’eau.
bout du compte, c’est pour un grand nombre d’entre Illusion de l’action pour cet équipage sans nom. Pour- IL PIANETA AZZURRO & NOSTOS : IL RITORNO (1982-1989) de Franco Piavoli
nous les seules fois où l’on a pu se plonger vraiment tant, quand cela intervient, nous sommes déjà partis
Date de sortie DVD : 7 mars 2017.
dans un vaisseau coupé du monde. Dead Slow Ahead dans une irréalité, habités par le rituel extatique qu’est
Avec Luigi Mezzanotte, Branca de Camargo, Alex Carozzo, Paola Agosti.
ménage des sensations de claustrophobie, de ténèbres l’avancement/stagnation de ce cargo. Nous avons déjà
Genre : documentaire, expérimental.
englobantes et de menace, mais sans utiliser le lan- accepté l’inéluctabilité des choses, comme quand on
Nationalité : italienne.
gage de l’épouvante, recourant plutôt à une approche allait se confronter à nos peurs dans les fêtes foraines
plastique et hallucinée qui l’éloigne par moments des jusqu’à cette paralysie qui nous faisait dire que plus Avant que Potemkine ne publie deux doubles DVD fine portée au design sonore alors que les dialogues
codes parfois stricts du langage documentaire. Pour- rien n’a d’importance. Reste que Dead Slow Ahead regroupant l’essentiel du travail de Franco Piavoli, sont quasiment absents ou dans des dialectes parfois
tant, à première vue, certains plans pourraient être n’est pas une expérience sensorielle désagréable ou celui-ci restait un trésor bien gardé du cinéma ita- étranges et volontairement non sous-titrés pour lais-
issus de plusieurs films vus ces dernières années (The désabusée ; bien au contraire, il s’en dégage aussi lien. Né en 1933, il commence à tourner ses premiers ser leur musicalité envahir le spectateur. Potemkine
Forgotten Space [2010] d’Allan Sekula et Noël Burch, une plénitude, l’impression de vivre quelque chose courts métrages documentaires dans les années 1950 a ainsi rassemblé quatre longs métrages, Il pianeta
Leviathan [2012] de Lucien Castaing-Taylor et Véréna d’unique et fantastique. Ne serait-ce que la jouissance et restera attaché à sa Lombardie natale qu’il ne ces- azzurro (1982), œuvre qui avait enthousiasmé Andreï
Paravel, Exotica, Erotica, etc. [2015] d’Evangelia Kra- de se couper de notre quotidien pendant un peu plus sera de filmer. S’étant essayé à la photographie et à la Tarkovski, Nostos : Il ritorno (1989), Voci nel tempo
nioti) et le périple en cargo n’est pas si original que d’une heure comme seul le cinéma peut le permettre. peinture, le réalisateur manifeste une sensibilité artis- (1996) et Al primo sofflo di vento (2002), ainsi que
cela. Mais c’est bien le travail sur la matière sonore et Nous parcourons les matières, les espaces vides, les tique puissante, rompue à la recherche formelle. Les huit courts et moyens métrages (Ambulatorio, 1954 ;
le regard porté sur l’environnement qui font de ce long couloirs sombres, l’infiniment petit comme l’infiniment relations entre l’humain et la nature sont au centre de Le stagioni, 1961 ; Domenica sera, 1962 ; Emigranti,
métrage une expérience unique. grand, jusqu’à essayer de saisir le cœur de ce cargo, là ses préoccupations, avec toujours une attention très 1963 ; Evasi, 1964 ; Lo zebu e la stella, 2007 ; Fram-
Ayant vécu à bord du Fair Lady pendant deux mois menti, 2012 ; Festa, 2016) et un entretien réalisé par
et demi, partant de l’Ukraine jusqu’à la Jordanie pour Nicolas Giuliani lors de la rétrospective de 2016 du fes-
décharger du blé et ensuite jusqu’au Mississippi pour tival Cinéma du Réel.
charger du charbon, Mauro Herce a décidé de nous De toutes ces œuvres, Nostos : Il ritorno est la seule
faire perdre pied, d’abandonner toute indication spa- à intégrer vraiment la fiction à l’intérieur de l’approche
tio-temporelle pour nous laisser seuls face aux couleurs avant-gardiste du langage documentaire conduite par
(le rouge, le vert, le noir…), aux bruits (les craque- le cinéaste, et c’est aussi celle qui s’inscrit le mieux dans
ments, bips et autres grincements métalliques), aux le style halluciné et hypnagogique si cher à Potemkine.
formes (humaines ou machiniques). L’esprit entre Le métrage commence, tout comme Le Cuirassé
alors dans un processus onirique, s’évade pour par- Potemkine, par l’équipage d’un bateau entièrement
fois revenir au film, suivant une sorte de principe de assoupi. Odysseus rêve et se souvient avec nostalgie
double réalité. Tout comme l’équipage, nous voguons de son enfance. Il va ainsi errer tout au long du film
dans une forme d’inconscience, simples rouages dont comme dans un songe au sein de paysages à la beauté
chaque action semble si anodine : qui sommes-nous à couper le souffle (les séquences dans la grotte sont
face à l’immensité du monde, ces cieux insondables et saisissantes). Le caractère irréel de l’ensemble sera
cet océan infini ? Les conversations téléphoniques d’une souligné à la fois par le mélange de plans extrême-
grande banalité entre les hommes et leurs familles qui ment rapprochés et d’autres beaucoup plus larges où
les attendent relèvent là aussi d’un absurde tragique l’homme n’est plus qu’un détail infime, mais aussi par
et renforcent l’idée d’insignifiance liée à notre passage l’utilisation de la musique et des sons, ainsi que par
sur terre. Nous sommes tous déjà des fantômes dans des passages à la limite du psychédélisme et du sur-
cet univers, et le terme dead (les morts) du titre peut réalisme. Avec un sens de l’épure et du mystique qui
être pris au sens littéral. Herce a parlé lui-même d’une n’aurait pas déplu à Pasolini, Piavoli reprend l’épopée
expérience terminale : « Filmer le dernier navire de classique d’Homère mais n’en retient que quelques
l’espèce humaine. » Cependant, malgré la froideur des bribes pour en faire un film éminemment intime et per-
plans et la lancinance du vide, l’émotion pointe dans sonnel, le voyage intérieur et douloureux d’un homme,

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

seul survivant d’un naufrage, qui tente de revenir chez visages et d’airs lyriques et anciens. Il s’agit peut-être un parcours différent, ayant commencé dans la comé-
lui après avoir connu les horreurs de la guerre et le en définitive de la plus belle adaptation jamais faite de die satirique avant de se tourner vers des œuvres plus
sentiment de culpabilité. Plus encore, le film s’offre l’Odyssée d’Homère. épiques, dramatiques et ambitieuses. Un point com-
comme une lutte terrible contre une nature infinie et Les autres films présents, notamment Il pianeta mun les unit, celui de filmer les visages au plus près,
implacable. Le réalisateur insiste d’ailleurs dans l’en- azzurro, témoignent du talent sans égal du réalisateur capter l’émotion par le gros plan.
tretien sur le mal-être et la souffrance qui assaillent à filmer la beauté du monde et l’univers paysan. Son Bienvenue, ou accès interdit aux personnes non
son personnage. Il suffit de regarder la scène où il se sens de la suggestion et de la synecdoque est parti- autorisées pourrait apparaître comme une œuvre de
débat dans la mer après la destruction de son radeau culièrement frappant, mélangeant sans cesse le micro jeunesse, légère et anecdotique au premier abord.
par les eaux. Le passage est presque interminable tant et le macro. Comme Nostos : Il ritorno racontait un Il n’en est rien. À travers le quotidien d’une colonie
on sent l’homme sans défense, seul dans l’immensité cheminement géographique et surtout introspectif, le de vacances, le film dresse le portrait d’une société
avec personne pour le voir si ce n’est la lune. Dans une premier film du cinéaste fait croire qu’il se déroule sur soviétique presque carcérale, qui prive les individus
superposition inspirée, il se retrouvera à s’agiter tel un une seule journée alors que c’est l’histoire de l’huma- de liberté, d’indépendance et de la fantaisie d’être
spermatozoïde fécondant l’ovule que serait l’astre de nité et de la chaîne alimentaire qui nous est contée, des soi. Derrière un discours en apparence permissif, qui
la nuit. Il échouera ensuite comme par miracle sur un premières espèces étant apparues sur terre jusqu’à l’ar- stipule qu’ici les enfants sont les maîtres, se cache la
déshumanisant et traumatisant de la guerre. On
rivage, sain et sauf, celui de sa terre natale. rivée de l’homme. Avec l’ambition d’un Koyaanisqatsi, figure tyrannique, autoritaire de Dynine, le directeur
entendait ainsi parler, par le biais de ce trip cauche-
Piavoli joue ainsi avec les registres du fantastique et sorti d’ailleurs la même année, Piavoli nous donne le de l’établissement. Le jeune Inotchkine, renvoyé après
mardesque, du nom de Klimov. Mais jusqu’alors ses
de l’imaginaire tout en portant un regard quasi biolo- sentiment semblable de grandeur et d’éternité sans avoir fréquenté les autochtones d’une île voisine, va
films – peu nombreux car il fut confronté toute sa vie
gique sur la faune et la flore, les mouettes, les serpents, s’aventurer dans le monde urbain. Son environnement alors semer le trouble et rallier les autres à sa cause afin
à la censure du système communiste de son pays – ou
les paons, les chevaux, les flamands roses, les feuillages est celui des petits villages, des moissonneuses-bat- de résister à des règles strictes et absurdes. Véritable
ceux de sa compagne, Larissa Chepitko, également
des arbres, les falaises, les nuages… Le protagoniste se teuses et des fermes, avec toujours cet intérêt pour la hymne à la liberté, jouant allègrement avec l’esthétique
grande cinéaste de son époque, n’étaient pas arrivés
retrouve souvent étalé sur le sol ou lascif, partagé entre lune, la nuit, les spectres, le sommeil et cette obsession du burlesque et se permettant de vrais moments déli-
jusqu’à nous. Ce coffret nous permet ainsi de déceler
l’état de transe, de fièvre et de fatigue. Assiste-t-on à du temps qui passe, de la jeunesse à la vieillesse. Et au rants (la fin, la procession en point d’interrogation,
les thèmes, obsessions et trajectoires de personnalités
des visions ? Les autres personnages ne semblent pas milieu de ce cycle de la vie résonnent les pleurs d’une les statues qui s’animent), le film reçut le Prix du jury
fortes, intransigeantes, qui ont essayé de faire un art le
plus vifs, comme des images figées ravivées par sa femme. Ils semblent infinis et porter le désespoir des pour la jeunesse à Cannes en 1966 ; il ramènera plus
plus libre et le plus sincère possible dans un contexte
mémoire. Les reflets de lumière paraissent eux-mêmes hommes alors que la brume et le givre reviennent et de treize millions de spectateurs en Union soviétique
sclérosant pour la créativité.
irréels, alternant avec la pupille d’un œil. Les couleurs, qu’une musique presque funèbre nous accompagne et fera de Klimov un réalisateur star. Pourtant, il faillit
Klimov (1933-2003) et Chepitko (1938-1979) font
trop bleues, procurent la sensation de pénétrer des jusqu’à la fin du film. ne pas paraître sur les écrans. Pour certains, le portrait
partie de cette génération de cinéastes russes, à l’ins-
tableaux, tout comme les natures mortes de la fin du Portes d’entrée conseillées pour ensuite pouvoir se de la grand-mère du jeune garçon ressemblait trop à
tar d’Andreï Tarkovski ou Andreï Kontchalovski, han-
film ou les corps étendus du début, renvoyant à toute plonger dans les autres réalisations de Piavoli, ces deux celui de Khrouchtchev. Par chance, ce dernier aima le
tés par la guerre et qui ont traversé tous les remous
une tradition picturale italienne dont Piavoli est le digne films-poèmes sont de véritables perles immersives, où film et lui permit d’exister. Les projets suivants auront
politiques qui ont suivi. Tous les deux admis à l’Insti-
héritier. Ce jeu sur les ombres nous donne parfois l’im- l’esprit et la matière se conjuguent. Ils sont d’autant moins de chance. Quasiment invisible aujourd’hui, Les
tut du cinéma de Moscou, le VGIK, ils commencent
pression d’assister à une installation artistique. Les élé- plus puissants qu’ils arrivent à nous parler de solitude, Aventures d’un dentiste, ne figurant pas sur ce cof-
par réaliser des films de fin d’études mais vont vite
ments, entre perception tactile et abstraction, jouent d’angoisse et de mélancolie sans jamais tomber dans fret mais que Joël Chapron mentionne dans les sup-
devoir faire face à une censure qu’ils s’ingénient à
un rôle essentiel comme chez le maître Tarkovski : l’eau, les travers du cinéma psychologique et sans utiliser les pléments, demeure dans la même veine satirique et
contourner. Chepitko finalise quatre longs métrages
le feu, le vent, la pierre… Mais le rapprochement ne va mots. On trouve ici une force évocatrice et universelle raconte les péripéties d’un dentiste qui a le don d’en-
(Chaleur torride, 1963 ; Les Ailes, 1966 ; Toi et moi,
pas plus loin. Nostos : Il ritorno est une vraie étran- sans pareil et jamais le réel et la nature n’auront été lever les dents sans faire mal à ses patients. Le film eut
1971 ; L’Ascension, 1977), quand Klimov en mène à
geté, une féerie tourmentée, une symphonie faite de gravés sur pellicule avec une telle sensualité.
bien quatre aussi (Bienvenue, ou accès interdit aux
personnes non autorisées, 1964 : Les Aventures d’un
dentiste, 1965 ; Raspoutine, l’agonie, 1981 ; Requiem
pour un massacre, 1985), auxquels il faut ajouter une
œuvre superbe, commencée par Chepitko et terminée
COFFRET LARISSA CHEPITKO / ELEM KLIMOV par Klimov suite au décès tragique de sa femme dans
Date de sortie : 25 avril 2017. un accident de voiture : Les Adieux à Matiora (1983).
Avec Mayya Bulgakova, Boris Plotnikov, Aleksey Petrenko, Vladimir Gostyukhin. Au-delà d’un amour absolu, ce qui rassemble
les deux cinéastes c’est de s’être battus pour leurs
Genre : comédie, drame.
convictions et pour partager leurs visions du monde.
Nationalité : russe.
Si leurs films les plus aboutis possèdent une dimen-
Inclus Bienvenue, ou accès interdit aux personnes non autorisées – Les Ailes – L’Ascension – Raspoutine, l’agonie
sion hautement tragique, voire sinistre et pessimiste
– Les Adieux à Matiora (L’Ascension, Les Adieux à Matiora, Requiem pour un
En 2007, Potemkine lançait sa maison d’édition DVD de cette œuvre fut un choc. Justement considéré massacre), cela tient au fait qu’ils s’y impliquent sans
avec Requiem pour un massacre d’Elem Klimov. Mis à comme l’un des plus grands films – sinon le plus grand retenue, émotionnellement et physiquement. Dans
part pour les habitués de cinémathèques ou les heureux – sur la guerre, ce long métrage, d’un macabre apoca- son art, Chepitko ne cesse d’interroger le sens de
possesseurs d’une VHS à l’esthétique typée nazisploita- lyptique et éprouvant, avait su capter sur un seul visage l’existence et analyse les contradictions, dilemmes et
tion qui connaissaient déjà ce joyau noir, la découverte d’enfant – celui d’Alexei Kravchenko – le processus déchirements qui nous rendent humains. Klimov, lui, a

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

fait le portrait de deux partisans en quête de nourri- véritable ode à la nature, formellement magnifique
ture dans la neige hostile et qui finiront condamnés à la comme une succession de tableaux, baigné dans le
pendaison par les Allemands durant l’occupation nazie folklore, le rituel et une spectralité diffuse, Les Adieux à
en 1942. Sotnikov (Boris Plotnikov), véritable figure Matiora reste un film hors normes, symbiose des deux
christique, accepte son sort avec presque une forme styles de Chepitko/Klimov mais aussi d’une mélancolie
de béatitude face à la mort, alors que Rybak (Vladi- parfois proche de Tarkovski. Relatant le dernier prin-
mir Gostyukhin) choisit la collaboration pour survivre. temps de Matiora, une île qui va être inondée pour lais-
Livré au désespoir de la trahison, il essaiera de se suici- ser place à une centrale hydro-électrique, le métrage
der sans succès. Austère, dramatique, totalement glacé alterne des scènes de célébrations de l’instant (bai-
et accompagné par une partition faisant la part belle gnades, chants polyphoniques) et de purs moments de
aux cuivres, L’Ascension sera l’œuvre de la consécration tragédie (incendies, refus d’abandonner les souvenirs
pour Chepitko, remportant l’Ours d’Or à la Berlinale de et acceptation de la mort). Les éléments (le feu, l’eau,
1977. Elle y aborde tous ses thèmes chers : la nature et la terre) jouent un rôle majeur dans cette atmosphère
sa cruauté, la guerre, la trahison, la foi, les tourments existentielle et accablée où les personnages sont en
intérieurs, l’acceptation de l’inéluctable. proie à des déchirements et des dilemmes dont ils ne
Tous ces thèmes se retrouveront dans son projet sui- connaissent pas la réponse. Le film se transforme en
vant, qui peut aussi s’apparenter à une lente agonie : véritable requiem dans le brouillard funeste, les cris
Les Adieux à Matiora. Mais ce qui aurait pu être un apo- étouffés par le vide inconsolable de la perte. Un sens
gée pour elle tournera court suite à un accident lors de l’affliction et de la destruction qui aboutira à cette
de repérages où elle trouve la mort avec cinq autres œuvre terminale et indépassable qu’est Requiem pour
aussi des déboires avec la censure car il était inconce- comme immortel) être juxtaposé à de purs moments
personnes de son équipe. Dévasté et bloqué dans un massacre. Klimov ne pourra d’ailleurs plus jamais
vable et anti soviétique qu’un homme avec un pareil de poésie sombre (le tsar qui tire sur les corbeaux qui
ses propres projets, Klimov n’aura d’autres choix que faire de films après. Ce coffret nous permet ainsi de
talent soit stigmatisé par ses confrères ! Inutile de dire s’échouent dans la neige). Le jeu d’acteur envisagé
de terminer ce film posthume qui reste terriblement mesurer le cheminement de deux artistes passionnants,
que, dans un tel contexte, pas simple de pouvoir faire comme une performance-limite, avec un goût pro-
poignant encore aujourd’hui, un chant d’amour d’une totalement dédiés à leur art et dont les œuvres finales
quoi que ce soit et le projet suivant de Klimov va être noncé pour la démence et le décadent, annonce celui
désespérance infinie à celle qui a définitivement mar- bouleversent toujours autant par leur morne fatalité et
un véritable parcours du combattant. de l’enfant dans Requiem pour un massacre. Ambigu
qué sa vie. Lyrique, poétique, élégiaque, contemplatif, leur caractère écorché, humain et terriblement triste.
Œuvre folle et baroque, Raspoutine, l’agonie est en termes de point de vue, il semble étonnant que le
l’une des grandes découvertes de ce coffret. Mêlant film ait pu être tourné avec des moyens aussi consi-
archives documentaires et passages proprement dérables. En effet, la famille impériale est représentée
hallucinés, à la limite d’une certaine forme d’expres- de façon assez naturaliste et presque sympathique. Le
sionnisme, le film pourrait se rapprocher de Sibériade fanatisme religieux et la sexualité y sont aussi très pré- SALT & FIRE (2016) de Werner Herzog
(1979) de Kontchalovski. Terminé en 1975, il restera sents. Du coup, Tarkovski dira à Klimov qu’il avait signé Date de sortie DVD : 2 mai 2017.
invisible pendant des années et ne sortira en Union son arrêt de mort avec ce film, qui fascine encore par Avec Michael Shannon, Veronica Ferres, Gael García
soviétique qu’en 1985 où il rassemblera dix-huit mil- ses aspects les plus fantastiques et excessifs – la scène Bernal (1 h 33).
lions de spectateurs. Menée par une performance où Raspoutine a des pièces d’or sur les yeux évoque Genre : comédie, thriller.
proprement cinglée d’Aleksey Petrenko, acteur issu même étrangement les délires éthyliques du Wake in Nationalité : allemande, américaine, française,
du théâtre, cette grande fresque historique relate la Fright de Ted Kotcheff ! bolivienne, mexicaine.
chute du tsarisme. Ses extrémités et sa décadence Bien moins excentrique et beaucoup plus intros-
dans la Russie de 1916 sont alors incarnées par la pectif, le cinéma de Larissa Chepitko n’a peut-être pas La presse n’a pas été tendre avec ce film de la der-
figure de ce prédicateur errant, guérisseur lubrique, la force directe de celui de Klimov mais se révèle très nière période de Werner Herzog. Certains y ont vu
prophète égocentrique et manipulateur, Christ pour les touchant dans sa sincérité et dans sa finesse d’analyse un ratage complet, un foutage de gueule, un nanar
uns, Anti-Christ pour les autres, figure impie et martyr, psychologique. Les Ailes en est un bon exemple. Ins- incompréhensible fait par un réalisateur dominé par sa
qu’est Raspoutine, devenu influent à la cour après avoir piré par l’histoire de la mère de la cinéaste, le film suit propre folie. Pourtant, cette fiction est loin d’être hon-
guéri comme par miracle le fils du tsar. Vu la durée une ancienne pilote de guerre (interprétée par Mayya teuse et trouve tout à fait sa place dans le catalogue
du tournage, on sent bien que Klimov a voulu tout Bulgakova) devenue une directrice d’école solitaire et Potemkine, dont c’est la première coproduction sous
mettre dedans. Film monstre, film patchwork, le réali- maladroite dans les relations humaines (la séquence le nom de La Bête Lumineuse. Quand on connaît bien
sateur y intègre autant des restes de son passé satiri- où elle fait une demande en mariage au directeur de le travail de la maison d’édition et les trois coffrets du
co-burlesque (les archives de mutilés de guerre sur une l’établissement). Son quotidien, triste et banal, ne fait cinéaste allemand parus précédemment, on comprend
musique accélérée au piano) que de purs moments que la renvoyer à la nostalgie d’une époque révolue et ce qui les a séduits : une esthétique entre le documen-
d’excessivité frappadingue, soulignés par une musique le rêve d’un ailleurs. Mêlant intériorisation et approche taire et la fiction, une approche ironique et ludique du
comme passée sous des effets électroniques et divers quasi documentaire, le film a une dimension désen- sujet, un questionnement sur les rapports de l’homme
filtres. Le documentaire historique peut laisser place à chantée qui décolle vraiment dans un envol final vers à la nature dans ce qu’elle a de plus menaçant et apo-
des décors artificiels, le morbide le plus sensationna- les cieux brumeux. Plus abouti, L’Ascension ajoutera à calyptique, un brouillage des genres et surtout une
liste (images de cadavres et de famine) et grand-gui- cette analyse des tourments humains une force émi- ambiance onirique qui n’obéit à aucune logique. Nous
gnolesque (la fin de Raspoutine, qui se relève toujours, nemment mystique. Véritable chemin de croix, le film parlions plus haut de « cinéma hypnagogique » en

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

prenant l’exemple de Fireworks de Kenneth Anger, le l’écran : sorte de parodie de thriller à l’américaine, avec LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI (1920) de Robert Wiene
film étant une plongée dans les songes d’un réalisateur/ des dialogues emphatiques comme sortis d’une série B
dormeur/somnambule. De la même façon, dès le début de science-fiction. Date de sortie DVD/BluRay : 6 juin 2017.
du métrage, nous voyons Werner Herzog assoupi sur Pourtant, la seconde partie du métrage nous pro- Avec Conrad Veidt, Werner Krauss, Lil Dagover (1 h 18).
un siège au fond d’un avion. Il se créditera d’ailleurs pulse ailleurs, à Salar de Uyuni, impressionnant désert Genre : horreur.
à la fin comme « un homme avec une histoire » et de sel de Bolivie. Dans le film, il devient El Diablo Nationalité : allemande.
cette histoire à raconter ne pourrait être que ce film Blanco, jouxtant le volcan Uturunku qui menace de
qu’il définit lui-même comme « un rêve éveillé ». Salt rentrer en éruption à n’importe quel moment. À eux
and Fire ne dénote pas aux côtés de ses autres essais deux, le sel et le feu peuvent emporter toute l’huma-
dans le domaine de l’imagination hallucinée, mâtinée nité dans leur sillage… du moins c’est ce que dit Riley.
ici d’une grosse dose d’humour et d’ironie – comme La transition de la première partie à la seconde est
Herzog en a l’habitude. Le film explore ainsi le carac- on ne peut plus bizarre : les docteurs Cavani et Meier
tère illusoire et multiple de la réalité (Michael Shannon sont pris de diarrhées mortelles après avoir mangé
parlant des « perceptions de réalité ») et, comme dans des boulettes ; on voit le couloir d’un cloître en Ita-
tout rêve, l’absurde joue un rôle non négligeable. lie puis Laura Sommerfeld est abandonnée dans le
D’emblée, le casting opte pour le grotesque. désert avec deux enfants aveugles afin de réveiller en
Veronica Ferres, sorte de version teutonne de Kim elle l’instinct maternel et lui faire comprendre l’éten-
Basinger, incarne le professeur Laura Sommerfeld, due du désastre, mais ils ont des jeux de société pour
mandatée par l’ONU pour enquêter sur une catas- tuer l’ennui et de l’eau pour tenir une semaine ! Si je
trophe naturelle. Elle est accompagnée de deux autres dis qu’il y est aussi question de la quête du meilleur
scientifiques qui apparaissent comme des nains à ses selfie et d’une bouteille de champagne lancée vers on
côtés : les docteurs Fabio Cavani (Gael Garcia Bernal) ne sait où sur un fauteuil roulant, vous ne me croi-
et Arnold Meier (Volker Michalowski). Le comique se rez sans doute pas. Herzog nous mène par le bout du
fait potache très vite, à l’image du jeu théâtral avec nez, joue du ridicule, s’amuse et nous amuse aussi. Son
une Ferres inexpressive au possible qui semble lutter cinéma s’y révèle plus libre que jamais, à mille lieues
avec chaque phrase qu’elle doit prononcer en anglais. des conventions hollywoodiennes, et malgré tout le
Le seul moment où elle est plus naturelle, voire tou- mal qui a pu être dit sur Salt and Fire, aucun autre film
chante, c’est quand elle chante une berceuse dans sa ne peut prétendre à ressembler à cet ovni. D’ailleurs,
propre langue avec une voix tout à fait plaisante. Pris cela a peut-être été une erreur de la part de Potemkine
en otage par une milice armée, les trois collègues vont de l’avoir présenté comme un « thriller écologique »
faire la connaissance de deux personnages encore plus alors qu’il s’agit peut-être d’une des comédies les plus
hauts en couleur : Matt Riley (Michael Shannon), phi- drôles qu’ait faites Herzog.
losophe de pacotille à la tête de l’organisation nom- Basé sur la nouvelle Aral de Tom Bissell, le film n’est
mée le Consortium, et Aristidis (Lawrence Krauss), pas exempt d’une poésie surréaliste et on sent bien
qui décide de reprendre son vrai nom patronymique que c’est le paysage qui finit par être la vraie star de
en plein milieu du film et de se lever de son fauteuil Salt and Fire, magnifié par les envolées mystiques
roulant, car il avoue ne l’utiliser que quand la vie est de la musique. Herzog a toujours été fasciné par les
trop lourde à supporter. Le film devient alors extrê- paysages fantastiques dans lesquels les personnages
mement bavard avec des dialogues plus hilarants les apparaissent comme de minuscules poussières (Fata
uns que les autres. Riley remporte la palme avec ses Morgana, Leçons de ténèbres). Il a toujours cherché
théories sur les femmes américaines obèses violées la science-fiction dans le réel et avoue n’avoir jamais
par des extraterrestres, son intérêt pour l’art anamor- fait de documentaires mais des « fictions dégui-
phique ou son perroquet M. McMurphy à qui il fait sées » ! Il ne s’agit donc peut-être pas d’un grand film
répéter du Nostradamus. La musique, ample, incan- de Herzog mais c’est du Herzog tout de même, plein
tatoire et mélancolique, crée aussi un gros contraste. de surprises et d’aberrations. Et quand bien même il
Dans la lignée de Popol Vuh, le violoncelliste néer- s’agirait d’une auto-parodie, le cinéaste pratique cet
landais Ernst Reijseger fait partie des compositeurs exercice depuis toujours (La Soufrière) et peut faire Œuvre matrice, référence absolue de l’expression- Murnau, le film se redécouvre dans toute sa splendeur.
avec lesquels Herzog aime beaucoup travailler (The preuve d’une grande ironie vis-à-vis de lui-même ou nisme allemand et considérée comme l’un des premiers Jamais film muet ne s’est donné à voir avec une telle
White Diamond, The Wild Blue Yonder, Dans l’œil du des codes du cinéma commercial (Bad Lieutenant. grands films d’épouvante, Le Cabinet du docteur Cali- beauté. On parlerait presque de renaissance. Ajoutez
tueur, La Grotte des rêves perdus) et mêle ici ses dif- Escale à la Nouvelle Orléans). Un film unique dans son gari a profondément marqué un siècle de cinéma, et à cela la musique créée spécialement pour le film par
férentes influences (musique de chambre, improvisée genre, illogique et fier de l’être, divertissant pour tous avec cette version restaurée en 4K par la fondation la formation britannique In the Nursery11 en 1996, et
ou world). Ces chants d’élévation et ce caractère élé- les amateurs de Herzog qui, à soixante-quinze ans, n’a
giaque entrent presque en collision avec les images à toujours rien perdu de son excentricité. 11. Les jumeaux Nigel et Klive Humberstone forment le groupe In the Nursery en 1981. Initialement associée au post-punk, à la cold wave
et à la scène martiale industrielle, leur musique s’est faite plus théâtrale et atmosphérique avec l’évolution des samplers et synthétiseurs.
Après plusieurs formats courts sur vinyles, leur premier album, Twins (1986), intégrait des sonorités plus néoclassiques, symphoniques et

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

vous obtenez l’un des plus troublants moments d’hallu- pour nous impliquer dans le film, nous devenons lui, Considéré comme l’un des grands classiques du
cination et de film-trip dont on puisse rêver. En mêlant victimes manipulées, totalement immergées dans un fantastique et du récit vampirique, au même titre
électronique spectrale, romantisme synthétique néo- réel distordu. Moderne dans ses différents niveaux de que Nosferatu le vampire (1922) de Murnau, le film
classique et expérimentations sombres et oniriques, narration et de perception, fascinant dans son symbo- condense toutes les séquences obligées des adapta-
les jumeaux Humberstone, actifs depuis le début des lisme et ses perspectives étranges, ce film d’angoisse tions du roman Dracula (1897) de Bram Stoker, bien
années 1980 et très portés sur les soundtracks, ont psychologique capte avec une justesse incroyable les que Dreyer se soit inspiré de deux nouvelles extraites
totalement saisis les enjeux de ce film-cauchemar, his- tourments d’une Allemagne tout juste sortie de la pre- du recueil In a Glass Darkly (1972) de Sheridan Le
toire de fou racontée par un aliéné, largement inspirée mière guerre et prête à se laisser envoûter par une Fanu, « Carmilla » et « L’Auberge du dragon volant ».
par la littérature gothique du xixe siècle et par les avant- figure tyrannique. Le fantastique devient prémonitoire Nous avons bien la halte à l’auberge de Courtempierre,
gardes de son époque. Avec son vieux vinyle qui craque au sein d’une œuvre tout simplement révolutionnaire. les villageois bizarres, le livre qui contient le secret des
et sa fantasmagorie enivrante, la BO d’In the Nursery Musique, décors et objets se trouvent alors investis vampires, le voyage vers le château menaçant, les
crée un monde parallèle et hors du temps, qui colle d’une dimension mentale. Le monde se déstructure, jeunes filles belles et exsangues, le docteur maléfique,
parfaitement à cet éventail fascinant de couleurs, de sort de ses gonds, et les envolées mélancoliques et la brume au-dessus du lac… En revanche, le vampire
décors peints, de rues qui zigzaguent et de structures glacées d’ITN maintiennent la tension jusqu’à faire est ici une vieille dame aveugle du nom de Marguerite
obliques qui semblent toutes prêtes à s’effondrer. L’une exploser l’émotion par la juxtaposition de l’image et du Chopin, et malgré une scène fascinante où elle suce le
des intentions de l’expressionnisme était de rejeter le son. L’artifice des maquillages et décors nous offre sa sang de Léone, l’une des deux filles du châtelain, l’éro-
naturalisme pour trouver des formes nouvelles plus force d’évocation, et on plonge dans cet univers total tisme a été gommé au profit d’une ambiance nébu-
en accord avec la subjectivité de l’esprit. Ici, les sons dont on ne sort pas véritablement indemne. Une édi- leuse, plus proche du monde des esprits. Car Dreyer
de la fête foraine flottent comme en apesanteur. Tout tion magistrale, accompagnée des documentaires De ne tombe ni dans l’expressionnisme ni dans le style
devient instable, comme si nous assistions au film dans Caligari à Hitler et Caligari, ou l’invention du film d’hor- gothique tel qu’il allait être popularisé par la suite mais
un état de demi-sommeil. La fascination croît avec cette reur, qui soulignent la force, l’inventivité et le caractère propose une œuvre qui doit peut-être plus au surréa-
histoire de somnambule manipulé par un hypnotiseur inspirant de ce Cabinet du docteur Caligari, souvent lisme et à l’avant-garde poétique. Les images du film
pour commettre des meurtres. Tout comme Cesare imité jamais égalé. hantent, que ce soit celle de l’homme à la faucheuse qui
(joué par Conrad Veidt) qui nous regarde en gros plan sonne le glas, la main de squelette qui tend un poison,
le garde-chasse estropié dont l’ombre a une vie propre,
le bal des fantômes, le docteur recouvert de farine
jusqu’à l’étouffement ou encore ces plans en caméra
subjective où l’on devient le protagoniste assistant à
COFFRET CARL THEODOR DREYER son propre enterrement. Formellement, Dreyer s’en
Date de sortie Blu-ray : 6 juin 2017. est donné à cœur joie sur les ombres, reflets, surim-
Avec Johanne Meyer, Astrid Holm, Julian West, pressions, flous, mouvements de caméra, et Vampyr
Maurice Schutz, Karin Nellemose. finit par ressembler à un pur film de transe, fiévreux
tout comme les jeunes sœurs maladives, ce style même
Genre : drame, fantastique.
que Potemkine a décidé de faire sien.
Nationalité : danoise.
Inclus Le Maître du logis (1925), Vampyr (1932), Jour Là où le film fascine aussi c’est qu’il est sonore mais
de colère (1943), Ordet (1955) et Gertrud (1964). qu’il a tout gardé du muet, dont les intertitres et les
passages filmés de livre. Pour Dreyer, les premières
Grand cinéaste du mystère et de l’invisible, Carl Theo- œuvres parlantes étaient du théâtre filmé et non du
dor Dreyer (1889-1968) trouve tout naturellement sa cinéma. Ici, les dialogues sont quasiment inexistants,
place dans le catalogue Potemkine, tant sa pensée et ajoutés en post-production. Les acteurs étant de natio-
son goût pour ce qu’il nomme le « réalisme psycholo- nalités différentes, le film a été tourné en trois langues
gique » ou l’« abstraction » résonnent avec la vision du Le protagoniste du film, David (ou Allan selon les ver- (français, anglais, allemand), et cette incompréhension
cinéma défendue par Nils Bouaziz et ses comparses. sions) Gray, est d’emblée décrit comme un être rêveur linguistique ajoute au caractère ahuri de chacun des
Si ce coffret rassemble cinq films majeurs de sa car- qui ne perçoit plus la frontière entre la réalité et le sur- personnages, notamment Gisèle qui semble en léthar-
rière, c’est vraiment avec Vampyr qu’il développe au naturel. Cet étudiant des forces occultes va ainsi errer gie permanente. David Gray offre son sang à Léone,
mieux son goût pour l’onirisme et pour ce que je comme un somnambule, avec un air hagard, en proie et cet état de faiblesse ne peut que convenir au carac-
nomme le cinéma hypnagogique. Dreyer lui-même à des visions terrifiantes jusqu’à ce qu’il se dédouble tère halluciné et hypnagogique de l’ensemble. Malgré
disait : « Je voulais créer un rêve éveillé sur l’écran et lui-même, observant son propre enterrement, car la son rejet du naturalisme, Dreyer n’en était pas moins
montrer que l’horreur ne se trouve pas dans les choses mort et le songe sont ici étroitement mêlés. L’ambiance en quête de l’authentique, d’où son désir de travailler
qui nous entourent mais dans notre subconscient. » fantasmatique est soulignée par la logique narrative avec des non professionnels – dont le baron Nicolas
du film, qui se déroule comme un rêve, et par le grain de Gunzberg qui joue le rôle principal sous le nom de
des ambiances cinématographiques qui seront développées dans les disques suivants : Stormhorse (1987), Köda (1988). Avec la bande
originale du Cabinet du docteur Caligari en 1996, plus ambient et expérimentale, ils inauguraient l’Optical Music Series. Depuis, ils sont
de l’image, brumeux, flou et grisé dans les plans exté- Julian West et qui était le producteur du film –, d’utili-
reconnus pour leur travail d’interprétation musicale pour un grand nombre de films muets : Asphalt (1997), Man With a Movie Camera rieurs en raison d’une erreur technique qui va tourner ser du vrai sang animal ramené de l’abattoir pour faire
(1999), Hindle Wakes (2001), A Page of Madness (2004), The Passion of Joan of Arc (2008), The Fall of the House of Usher (2015)… à l’avantage du film. croire à de réelles gouttes de sang sur le cou de Léone

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

ou encore d’utiliser de vraies pierres tombales louées la modernité qui ne peut que renvoyer au Cabinet se terminera qu’en 1976. La finalisation d’Eraserhead représentation du corps y est tellement organique,
à un cimetière. du docteur Caligari, qui positionnait ses personnages devient alors une obsession pour Lynch. Il ne vit que que certains iront même jusqu’à parler de film gore.
On le comprend bien, l’intrigue n’a aucune impor- dans des architectures et environnements étranges et pour ça, passe des nuits entières au milieu des décors Le terme body horror qualifiera une dizaine d’années
tance ici, et le thème du vampire n’est qu’accessoire. Ce menaçants, semblant eux-mêmes n’être que les visions et néglige sa famille, ce qui aboutira à son divorce. Son plus tard ce genre d’esthétique viscérale, mêlant muti-
qui intéresse Dreyer, c’est le mystère filmé, cette idée fantasmées d’un esprit fou ou embué. Hitchcock dira père et son frère essaient de le persuader de laisser lation, maladie et matières organiques, un style qu’à
d’un monde de l’inconscient, parallèle au nôtre, comme de Vampyr que c’est le seul film de l’Histoire qui mérite tomber mais rien à faire. Lynch trouve un emploi de la même époque le cinéaste David Cronenberg est en
si derrière chaque objet réel se cachait un double spiri- vraiment d’être vu deux fois, mais même si les cri- livreur du Wall Street Journal afin de pouvoir avancer train d’explorer au Canada. Eraserhead est souvent
tuel. Pas étonnant qu’en allemand le film ait été sous-ti- tiques percevront l’incroyable audace de cette œuvre sur ce projet qui lui tient tant à cœur, et il obtient le considéré comme un film matrice quant à ce sous-
tré Der Traum des Allan Gray, puisque le métrage n’est hors normes, ce sera un échec commercial terrible qui soutien d’amis chers comme Jack Fisk, sa femme Sissy genre de l’horreur. Le corps s’y vide, devient matière,
qu’un rêve où les visions macabres s’enchaînent sans affectera profondément Dreyer. Ce dernier ne retour- Spacek, ainsi que Catherine Coulson, la compagne de révélant une intériorité bien trop grande au sens lit-
explications. Dreyer touche ainsi à l’essence des cau- nera au cinéma que dix ans plus tard, avec le très beau Jack Nance. Il se constitue une petite équipe avec Alan téral et métaphorique. Les échelles sont perturbées.
chemars avec un goût pour les expérimentations et et austère Jour de colère. Splet au design sonore avec qui il avait déjà travaillé Les membres s’individualisent, se détachent. Tout ici
sur The Grandmother, Herb Cardwell puis Frederick est extrêmement visqueux et palpable, Eraserhead se
Elmes à la photographie, et Doreen Small, chargée de faisant véritable film de la perception.
production. Refusé au festival de Cannes, la première du film a
Tourné entièrement la nuit, Eraserhead sera un long lieu au festival Filmex à Los Angeles le 19 mars 1977,
ERASERHEAD (1977) de David Lynch parcours du combattant pour David Lynch et sa raison mais le public ne s’y précipite pas. Le distributeur
Date de sortie DVD/Blu-ray : 3 octobre 2017. de vivre, ce qu’il relate très bien dans le documentaire convainc le Cinema Village d’en faire un film pour les
Avec Jack Nance, Charlotte Stewart, Allen Joseph David Lynch : The Art Life. Le film marque l’apogée projections de minuit. Il restera à l’affiche un an et
(1 h 29). d’une première époque « expérimentale » où l’aspect devient l’un des gros succès du circuit des Midnight
plastique (le rapport à la matière) reste encore très Movies.
Genre : horreur, expérimental.
fort bien qu’en comparaison aux courts métrages,
Nationalité : américaine. « Le noir et blanc rend les choses étranges car nous
­Eraserhead utilise très peu les techniques d’animation.
« Dans mon esprit, c’était un monde situé entre une usine sommes habitués à les voir en couleur ; cela ôte
et un voisinage d’usine. « J’aime parler d’Eraserhead car cela me renvoie quelque chose au sentiment de normalité. C’est ainsi
Un petit endroit perdu où les gens luttaient dans le noir. » à une époque merveilleuse. Et de beaux souvenirs. plus facile de pénétrer dans un autre monde et de
(D. Lynch)12 Entre-temps, quand nous n’avions plus d’argent, je revenir en arrière dans le temps […]. Cela permet
L’histoire et la conception du film Eraserhead sont Il y aborde le thème de l’enfance traumatisée et ses suis toujours resté fasciné par toutes ces choses qui aussi de voir plus clairement. Selon moi, un cadre en
entièrement liées à une ville, Philadelphie dans l’État maquillages rappellent le cinéma muet. Les fonds noirs m’ont permis de poursuivre le tournage. Les cheveux noir et blanc est plus pur qu’un plan en couleur. C’est
de Pennsylvanie. Décadente, sordide, rongée par la vio- et les ambiances sonores hallucinées font de ces films de Jack n’ont pas changé tout d’un coup, les étables moins distrayant. On est probablement plus apte à
lence et le racisme, Philadelphie a inspiré à David Lynch des expériences à la fois oniriques, angoissantes et et l’American Film Institute étaient toujours là. Il y a voir et à entendre un personnage en noir et blanc. »
un monde industriel, gris et déshumanisé, un espace perturbantes. Cette dernière réalisation le convainc un plan où Henry marche dans le couloir et tourne (D. Lynch)
post-apocalyptique où si un enfant naît, il ne peut de poursuivre dans le cinéma à l’AFI Conservatory. Il la poignée, et un an et demi plus tard il passe la porte !
Ces choses peuvent être extrêmement terrifiantes Aujourd’hui, l’adjectif « lynchien » est utilisé à tort
être que monstrueux. Tout au long du film, on sent quitte alors l’ambiance miséreuse et inquiétante de
quand on y pense, parvenir à garder une ambiance et à travers pour désigner l’étrange au cinéma. Avant
le personnage de Henry Spencer terrifié par quelque Philadelphie pour un Los Angeles ensoleillé en 1971.
et une exactitude, conserver la cohérence sur cinq que ce terme n’entre dans le vocabulaire, Lynch créait
chose d’insondable qui serait, selon le réalisateur, un Sur le campus, il décide d’installer ses quartiers dans
années. » (D. Lynch) un monde qui n’appartenait qu’à son imagination.
condensé des effrois ressentis dans cette ville. « Entrer d’anciennes étables et commence à travailler sur son
Dans Eraserhead, des motifs obsédants se devinent
dans cette ville, c’est entrer dans un océan de peur. » futur projet.
« Bizarre » et « dérangeant » sont des adjectifs sou- qui vont constituer sa marque de fabrique. Des détails
La vie à Philadelphie est troublante pour le jeune
vent utilisés pour qualifier ce film-cauchemar qu’est à première vue anodins comme le bruit du vent, les
Lynch après avoir grandi au sein d’un cocon familial « J’éprouvais de la terreur partout où j’allais. Je ne
Eraserhead. David Lynch préférera l’adjectif « abstrait » ampoules qui explosent, la cigarette qu’on allume,
où ses parents l’ont toujours soutenu et protégé. Il y vivais pas dans les bons endroits de Philadelphie, donc
qu’il aime à répéter dans les entretiens qu’il accorde. jusqu’aux décors de petits appartements et de petites
associe des visions horrifiques de misère et de folie, l’effroi était un sentiment permanent. Je détestais ça.
Les hallucinations sinistres du film ne restent pas impé- pièces… Tout cela va se propager dans ses films futurs.
une atmosphère infernale « de haine et de saleté ». Et j’aimais ça aussi. » (D. Lynch)
nétrables. Bien au contraire, s’en dégage une grande Lynch nous donne à ressentir l’infini à l’intérieur du
C’est également à Philadelphie que David Lynch com-
force émotionnelle et Lynch instaure une relation confiné et du minuscule. Certains parleront d’un sur-
mence à réaliser ses premiers courts métrages en se Dans la lignée des surréalistes, Lynch s’est basé sur
avec le public qui ne se démentira pas avec le temps. réalisme typiquement américain en raison du rapport
lançant dans des peintures animées avec du son. En un rêve éveillé pour l’histoire d’Eraserhead, celui de la
Chaque spectateur peut avoir son interprétation et, paysagiste à l’immensité, même si Eraserhead se révèle
1966, avec son ami Jack Fisk, il réalise son premier tête d’un homme transportée par un jeune garçon à
selon le cinéaste, toute interprétation est valable, lui- un film plutôt claustrophobe.
court avec une caméra 16 mm : Six Figures Getting une usine de crayons. Même si le scénario ne fait que
même s’évertuant à entretenir le mystère et à donner Le lien avec le surréalisme tient aussi au fait que
Sick. Lynch affirme d’emblée un rapport à l’organique vingt et une pages, il est accepté et Lynch se lance
le moins de clés de compréhension possible. Il se dis- Lynch est sans cesse à l’écoute de ses visions, et base
qu’il ne fera que développer par la suite. Il continue à dans la pré-production dès 1971. Le tournage pour un
tingue d’emblée d’autres cinéastes expérimentaux dont souvent ses scénarios dessus. L’espace où il se sent le
expérimenter prises de vue réelles et animation dans film supposé durer quarante-deux minutes commence
les codes esthétiques peuvent paraître hermétiques au mieux est nocturne. L’inconscient et les états oniriques
The Alphabet (1968) et The Grandmother (1970). le 29 mai 1972 et est prévu pour six semaines. Il ne
grand public. sont des domaines où les pulsions se révèlent, notam-
12. Certaines des citations qui parsèment le texte sont extraites d’un entretien personnel avec David Lynch mené par téléphone le Ce n’est pas au cinéma d’avant-garde qu’Eraserhead ment sexuelles. Le passage d’un monde à l’autre chez
16 décembre 2010. sera associé, mais au cinéma d’horreur. En effet, la Lynch signifie aussi le basculement dans le fantastique.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

en charge d’une progéniture dont il ne sait que faire les spectateurs dans l’image. Les drones et textures d’orgue réverbérés évoquant un croisement entre le
(la pauvre Jennifer et son pied-bot), au sein d’un complexes enveloppent dans une immersion totale, Freaks de Tod Browing et le Carnival of Souls de Herk
décor industriel et déprimant (Philadelphie) ? Pour ne avec parfois des cassures, afin de provoquer une ten- Harvey !) et les délires sexuels hallucinés (la séquence
plus subir le monde et ne plus être qu’un personnage sion souvent inquiète. La musique se fait mentale, chez les beaux-parents, les spermatozoïdes écrasés…)
passif, Henry décide de se livrer aux rêves et à l’ima- psychologique, elle nous permet de pénétrer plus se teintent d’une mélancolie toujours plus grande face
gination afin de s’affirmer, quitte à devoir détruire ce avant dans l’inconscient de Henry Spencer. Les sons dans les pas de ce personnage aliéné qui échappe au
réel qui le sclérose (le bébé en l’occurrence, symbole de machineries, de mécaniques, de trains qui passent, monde par le rêve. C’est profondément triste et tel-
de la famille). L’infanticide (thème qui reviendra dans les bourdonnements électriques, tout cela participe à lement magistral qu’aucune des œuvres suivantes du
Twin Peaks. Fire Walk With Me) devient alors un acte l’évocation d’un environnement froid et étouffant, une maître de l’étrange n’atteindra cette excellence.
de (re)naissance et de libération pour Henry. D’autres véritable « symphonie industrielle » pour reprendre le Cette « Philadelphia story » continue à inspirer
percevront cet acte non pas comme une délivrance titre d’une série de tableaux de Lynch qui aboutira autant les arts populaires que les avant-gardes. Revoir
(s’affranchir de la peur), mais comme une castration en 1989 à un spectacle filmé. La concomitance de la Eraserhead aujourd’hui dans cette version restaurée
et une allégorie du suicide. sortie du film avec l’émergence du courant musical 4K à partir des négatifs originaux et supervisée par le
On peut aussi voir Eraserhead comme un film sur industriel a contribué là encore au statut culte du film. cinéaste lui-même, c’est se replonger dans cette pla-
l’engagement et l’implication artistiques. Il s’agit du David Lynch n’a d’ailleurs jamais caché sa fascination nète-cerveau, berceau d’un inconscient tourmenté,
cheminement d’un homme choisissant de se livrer pour tous les sons liés à l’industrie et qu’il continue à et dans une œuvre d’art totale, toujours aussi fasci-
totalement à l’art, ce qu’a fait David Lynch. Il y a du explorer dans ses albums13. Avec Alan Splet, il avait nante, qui reste à ce jour et, selon les propos mêmes
coup une dimension révoltée envers les institutions trouvé un vrai collectionneur de sons et, à eux deux, de Lynch, son meilleur film et « la plus belle chose
(que sont par exemple la famille ou le monde du tra- ils ont proposé une musique sans équivalent, entre de[s]a vie ».
vail) et une société normée qui va à l’encontre des pul- bruitages, habillage sonore atmosphérique et pures
sions et des besoins fondamentaux de l’humain. Même compositions musicales. « C’était une vie étrange. Pour la première fois, je vivais
si le cinéma de Lynch n’a rien de sociopolitique, on La musique agit comme dans un rêve. Omnipré- vraiment en dessous de la surface. Je n’étais plus dans
ne peut s’empêcher de percevoir Eraserhead comme sente, elle crée une continuité, elle dissout la notion la normalité. J’étais juste conscient de ce monde fait
un film punk avant l’heure – sa sortie en 1977 corres- de séquence et de temps, elle est un flot qui joue de d’art et d’angoisse. Je vivais à l’intérieur de ce cocon
pondant à l’explosion du mouvement. Reste que Era- la crispation. Lynch et Splet montent le son comme de peur. » (D. Lynch)
serhead est ouvert à une pléthore d’analyses, et c’est ils montent les images. Ils se font chefs d’orchestre
La normalité est redéfinie, et cela passe par la diffor- « J’ai un rapport assez particulier à David Lynch. C’est
ce qui en fait une œuvre inépuisable, bien plus qu’un menant le trip au sein même d’un monde-machine. Les
mité physique. Le monde lui-même ne semble être un cinéaste qui m’a soufflé dans le cou toujours à
simple film d’horreur surréaliste. voix et dialogues s’intègrent aux compositions, entre-
qu’un corps, un corps-machine plus exactement dans des moments assez importants dans ma vie. Cela a
coupés de silence et de sons ambiants. Chaque phrase,
Eraserhead, et la bande sonore nous fait ressentir les « J’aime les bruits de la ville. Les trains à grande commencé par la télévision où j’ai vu dans Temps X,
séparée ainsi, souligne une forme d’incommunicabilité
drones et les pulsations comme un cœur qui bat et vitesse, les sirènes des trains, les chaufferies géantes une émission avec les frères Bogdanoff et leurs
et devient effet musical.
à l’intérieur duquel les personnages « luttent dans le dans les usines de sidérurgie, le son de l’acier, les tenues en papier d’aluminium, un extrait d’Eraserhead.
noir » pour reprendre l’expression de Lynch. Dans ces cheminées, le son provenant de toutes sortes de « C’est très clair, très beau. C’est comme du Beckett C’était la scène du repas avec le poulet qui lâche
mondes parallèles, les personnages font aussi face à machines, les éoliennes et le son du feu à l’intérieur ou du Ionesco. Et c’est très émouvant. » (Mel Brooks) des matières organiques épouvantables. Cela m’a
des doubles, à des alter ego. Lynch se réapproprie le des chaudières, tout ce qui provient des usines, vraiment traumatisé quand j’étais gosse. Je l’ai gardée
thème fantastique du doppelgänger afin de provoquer les sifflements, les sirènes d’alarme. Toutes ces choses De H. R. Giger à John Waters en passant par Stan- en tête, et il fallait à tout prix que je voie ce film, en
des interrogations stimulantes. Ces doubles traversent me transportent. » (D. Lynch) ley Kubrick, de nombreux cinéastes ont été marqués me souvenant qu’il y avait un mec avec des cheveux
des espaces vides à l’atmosphère profondément par cette expérience cinématographique unique qu’est en l’air et un poulet qui déféquait un liquide noir.
mélancolique où parfois pointe un humour très noir et Avec la bande originale d’Eraserhead, David Lynch Eraserhead. Pièce maîtresse de la culture post-punk, J’avais même fantasmé un plan qui n’existe pas, que j’ai
visuel (dans la première partie). Un entre-deux entre et Alan Splet créent un véritable manifeste musical. industrielle et cold wave de la fin des années 1970, mis dans Le Cavalier bleu par la suite : les aiguilles de
rire et terreur, typique de la tradition du grotesque en Le son devient partie intégrante du film pour amener l’influence de ce poème visuel a été phénoménale. l’horloge dans la cuisine qui tournent très vite. Après,
art, que le cinéaste va continuer à explorer par la suite. De Combat Shock à Tetsuo, on en trouve des traces j’ai vu Elephant Man sans savoir que c’était lui, en
partout, sans parler du morceau composé par Peter traînant mes parents au cinéma, en leur faisant croire
« Eraserhead est mon film le plus spirituel. Personne Ivers, « In Heaven », qui a été repris des dizaines et des que c’était un film pour enfants. J’ai adoré là aussi,
ne comprend quand je dis cela, pourtant ça l’est. » dizaines de fois (Tuxedomoon, Bauhaus, Pixies, Norma et ç’a été pareil pour chacun de ses films qui sont
(D. Lynch) Loy, Pankow, Miranda Sex Garden, Haus Arafna, Zola arrivés à des moments importants de ma vie. Pour
Les interprétations du film sont nombreuses mais Jesus…). Les effets spéciaux (les rumeurs continuent Blue Velvet, j’avais amené mon père dans le cinéma
celle qui revient le plus souvent fait de Eraserhead d’aller bon train sur l’origine du bébé), la complexité d’une station balnéaire, en lui disant : “Tu vas voir, c’est
l’étude des affres de la paternité, et plusieurs critiques de la bande-son (une symphonie dark ambient/indus- un film policier, tu vas aimer.” La pellicule s’est bloquée
n’hésitèrent pas à esquisser un parallèle entre la vie trielle superbe), les personnages comme issus d’un pendant la projection et un photogramme s’est
personnelle de Lynch et Henry Spencer qui préfère freakshow (ah, la dame du radiateur, et ces vieux airs enflammé en pleine crise de Dennis Hopper, ce qui
entrer dans son monde intérieur plutôt que faire face
à la réalité. En effet, Eraserhead ne parle-t-il pas d’un
13. Même s’il s’est véritablement lancé dans une carrière solo sur le tard (Crazy Clown Time, 2011 ; The Big Dream, 2013), David Lynch a
homme aliéné, abandonné de sa compagne (la pre- été très actif dans le domaine musical, notamment via ses diverses collaborations avec Angelo Badalamenti, Julee Cruise, John Neff, Marek
mière femme de Lynch avait demandé le divorce) et Zebrowski, Jocelyn Montgomery, Chrysta Bell ou les projets BlueBob et Thought Gang parmi tant d’autres.

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ajoutait de la terreur à la terreur. D’ailleurs, ça me l’a très fort. Je me suis dit Lynch me parle. Il brûle qui comprend quelques-uns des plus grands noms en Eric touchent juste. On pourrait citer la séquence dans
fait deux fois, la seconde fois c’était avec Twin Peaks. la pellicule et m’envoie de la lumière directement dans matière de guitares aériennes et veloutées – la BO est le drive-in où Neil et Wendy regardent l’écran blanc et
Fire Walk With Me lors de sa sortie à l’Escurial. La la rétine. Ces moments m’ont mis en extase. » signée Harold Budd et Robin Guthrie et fait la part belle fantasment d’y voir le film de leur vie alors que la voix
pellicule s’est bloquée à un moment moins terrifiant, Bertrand Mandico, réalisateur de Boro in the Box aux chansons de Slowdive, Cocteau Twins, Sigur Rós ou de Dieu résonne dans le haut-parleur.
une scène de moto sur une colline, mais l’effet était et Les Garçons sauvages14 Ride. Certaines images relèvent d’ailleurs du fantastique Pour un film tourné en trois semaines avec un tout
comme la main de l’extraterrestre caressant le visage petit budget, Araki impressionne et atteste d’une belle
de Brian, la soucoupe volante au-dessus du jardin, le compréhension de l’écriture de Scott Heim, mi-poé-
bétail mutilé et vidé de son sang par on ne sait quelle tique mi-naturaliste. La réalité peut toucher au mythe,
entité, sans parler du générique du début, abstraction et comme Brian le sait avec sa myopie, personne ne
MYSTERIOUS SKIN (2004) de Gregg Araki de formes sur fond blanc avant qu’on ne s’aperçoive voit le monde de la même manière, chaque expé-
Date de sortie DVD : 3 octobre 2017. qu’il s’agit de céréales tombant sur le visage de Neil rience n’étant que question d’interprétation. Le réali-
Avec Brady Corbet, Joseph Gordon-Levitt, alors que la reprise du « Golden Hair » de Syd Barrett sateur ne tombe jamais non plus dans la dénonciation
Elisabeth Shue (1 h 41). par Slowdive et son chant révérbéré, perdu dans les facile. L’entraîneur sportif lui-même ne ressemble pas
limbes, ajoute à l’irréalité. à un monstre mais plutôt aux hommes séduisants et
Genre : drame.
Mysterious Skin joue donc sur deux registres, celui moustachus qu’on trouve dans Playgirl. Il ne fait jamais
Nationalité : américaine.
du film-trip et celui beaucoup plus terre-à-terre d’ado- preuve de véritable agressivité envers les enfants. On
« C’était une lumière qui éclairait nos visages, nos lescents qui s’ennuient dans une petite ville et qui s’étonne presque de voir tant de bienveillance dans
blessures et nos cicatrices. C’était une lumière tellement passent le temps en regardant des films d’horreur un film d’Araki, notamment entre les jeunes et leurs
blanche et éclatante qu’elle aurait pu provenir du paradis, et, comme dans le roman, en écoutant des groupes familles. Des personnes qui se respectent, qui s’ac-
et Brian et moi aurions pu être des anges s’y prélassant.
aux noms aussi évocateurs que Suicide ou Throbbing ceptent et qui s’aiment sans se juger. Au-delà de cette
Mais la réalité était tout autre. »
Gristle. Outre les performances d’acteurs impeccables étude de personnages, Araki et Heim prouvent que,
Scott Heim, Mysterious Skin
de Brady Corbet et Joseph Gordon-Levitt, on est aussi même si nous sommes définis par nos expériences
touché par la sensibilité de leurs mères qui essaient de l’enfance, rien n’est une fatalité, et Mysterious Skin
de les élever comme elles peuvent en leur donnant réconcilie surtout avec la vie. À la fin, les garçons ne
tout l’amour possible et de leurs amis, Eric (Jeffrey sont plus seuls, ils sont ensemble, et cela change tout.
Licon) et Wendy (Michelle Trachtenberg). Les scènes Le monde a beau être cruel, le lyrisme demeure et
de complicité entre Wendy et Neil ou entre Brian et l’amitié pourrait bien être l’ultime geste romantique.

DAVID LYNCH, THE ART LIFE (2016)


de Jon Nguyen, Rick Barnes &
Olivia Neergaard-Holm
À l’époque où Mysterious Skin est sorti sur les écrans, McCormick (Joseph Gordon-Levitt) se lance dans une
en 2004, le nom de Gregg Araki avait été un peu oublié, homosexualité affirmée et effrénée quitte à faire sortir Date de sortie DVD/Blu-ray : 3 octobre 2017.
relégué à un cinéma de la transgression et du malaise le fusil aux rednecks de Hutchinson, Kansas. Dès quinze Avec David Lynch (1 h 30).
adolescent si présent dans les années 1990 (Larry ans, il se prostitue et refuse l’attachement. Brian Lackey Genre : documentaire.
Clark, Todd Solondz, Gus Van Sant…) et teinté de (Brady Corbet), de son côté, est presque asexué. Il Nationalité : américaine.
culture indie pop. Avec son huitième film, adaptation pense s’être fait enlever par des extraterrestres, note Poignant parcours dans l’enfance et les années de for-
du roman de Scott Heim paru en 1995, il allait changer ses rêves dans un cahier et tente désespérément de mation de David Lynch, The Art Life nous dévoile l’âme
complètement la donne. En effet, il s’agit de l’œuvre comprendre ce qui s’est passé pendant ces cinq heures d’un peintre qui s’est retrouvé dans le cinéma un peu
d’un réalisateur en pleine possession de son art, ne qui ont profondément marqué ce qu’il est devenu. Le par hasard. Porté par la poésie des souvenirs racontés,
niant pas son passé mais s’ouvrant à un plus large public film se fait donc en-quête, Brian cherchant à travers le documentaire explore l’apprentissage d’un regard,
par la puissance visuelle, dramatique et émotionnelle le jeune garçon qui lui apparaît la nuit à revenir à l’ori- d’une vision du monde qui donneront naissance à l’un
qui s’en dégage. Mysterious Skin est un film poignant gine du trauma. Et si la révélation finale est particuliè- des plus grands génies du septième art.
sur l’adolescence, le trauma, le désir et l’amitié. Jamais rement crue et brutale – tout comme le viol de Neil Situé entièrement dans son studio sur les collines
on aura parlé de la pédophilie avec autant d’élégance alors qu’il tente d’échapper au bled en allant à New d’Hollywood, David Lynch : The Art Life commence
et de tendresse pour les victimes et leur entourage. York City –, l’ambiance générale baigne dans la couleur comme un documentaire étrangement convention-
La force du récit est d’abord de montrer deux bleue et un onirisme halluciné, portée par les voix off, nel. La voix se lance dans un parcours biographique
parcours différents, deux façons très distinctes de les gros plans de visages qui semblent détachés de ce tout à fait logique et compréhensible. Pas de chaos, pas
vivre l’après quand on a été abusé très jeune. Neil qui leur arrive et une musique shoegaze/dream pop d’abstractions, pas de surréalisme. Juste l’intimité d’un
homme enchaînant les clopes dans son atelier et pas-
14. Entretien mené le 21 septembre 2017. sant un grand nombre d’heures à observer ses propres

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été de capter ce Lynch secret, pudique et terriblement artiste peintre, Jack Fisk. Par eux, il découvrira le bon-
touchant (le plan final vous fera couler une larme), heur de vies dédiées à l’art. Par la suite, ce sera la vision
celui-là même qui stoppe un récit en plein milieu sur d’une de ses peintures en mouvement avec du son qui
un certain monsieur Smith car il sent qu’il est allé trop lui fera opter pour l’animation qu’il mêlera à des prises
loin dans les révélations. Il existe toujours des endroits de vue réelles dans ses premiers courts métrages : The
où la pudeur l’empêche d’aller et cela ne le rend que Alphabet (1968), The Grandmother (1970). Viendra
plus attachant, alors que sa fille, toute jeune, parcourt ensuite un grand bouleversement dans sa vie : l’attri-
l’atelier et écoute avec lui quelques-unes de ses der- bution d’une bourse de l’American Film Institute afin
nières compositions. de réaliser son premier long métrage, ce qui donnera
On en apprend néanmoins beaucoup durant cette l’une des plus grandes œuvres filmées du xxe siècle,
heure et demie, tout d’abord sur une enfance heu- Eraserhead (1977), dont le tournage clôt ce périple
reuse et banlieusarde qui peut rappeler les premiers confidentiel.
plans de Blue Velvet. Des parents aimants et encou- Si Jon Nguyen a pu obtenir une telle profondeur
rageants, un frère et une sœur avec lesquels il s’en- dans les révélations, c’est parce qu’il connaît bien
tend bien, et plein de camarades avec qui il se livre à Lynch sur lequel il avait déjà réalisé Behind the Scenes
des jeux de boue qui l’enthousiasment. Pourtant, déjà (2005) à propos du tournage d’Inland Empire puis
pointent quelques touches sombres : le souvenir de la Lynch en 2007. Les entretiens (environ vingt-cinq)
guerre encore frais, le racisme, et même le nom de ont été dirigés sur une période de trois ans. L’équipe
son premier meilleur ami, Dick Smith, semble être une retrouvait alors Lynch dans cet environnement de
contraction des tueurs immortalisés par De sang-froid création pure, solitaire et avec des vêtements souvent
de Truman Capote, Dick Hickock et Perry Smith. Cet identiques. Dans ces instants, l’artiste est totalement
aspect plus sombre va se matérialiser lorsqu’un soir dans le présent, dans ces « idées » qu’il dit « colo-
une femme entièrement nue à la bouche ensanglantée rées » parfois par des éléments du passé. On peut
s’avance vers lui avant de s’effondrer en larmes. Déjà, découvrir une reproduction de Jérôme Bosch mais
on retrouve le motif des pleurs et de la bouche grande l’influence principale reste le vécu et l’enthousiasme à
ouverte qui hanteront toute l’œuvre à venir. partager ses recherches visuelles avec les autres. Lynch
Les déplacements géographiques, dus au travail de raconte alors cette anecdote tragi-comique : son plaisir
son père dans le domaine de la recherche scientifique, immense à montrer son lieu de travail à son père, là où
vont aussi beaucoup nourrir l’imagination du jeune il fait pourrir des fruits et collecte les oiseaux morts.
homme, de Missoula dans le Montana jusqu’à Boise en Son père, incrédule et perplexe, lui répond alors : « Fils,
Idaho, puis les décors plus déprimants et terrifiants de il vaut mieux que tu ne fasses pas d’enfants » (manque
la Virginie Occidentale (« une nuit sans fin ») et de Phi- de bol, c’est déjà trop tard). Lynch restera très mar-
ladelphie. Installé devant un micro suspendu au plafond qué par cet épisode décevant, qui se répétera quand sa
et fumant comme un pompier, Lynch explore alors tout famille, après qu’il a vécu et travaillé depuis déjà quatre
ce qui l’a conduit à la vie d’artiste, et ces endroits en ans à l’élaboration d’Eraserhead, lui conseille d’aban-
font partie avec leurs habitants parfois un peu inquié- donner ce projet qui, selon elle, n’aboutira jamais.
tants. Il évoque une voisine qui se prend pour une En définitive, David Lynch : The Art Life est bien plus
poule (on pense aussitôt à la scène finale de Freaks qu’un simple portrait d’artiste, car il y est question de
et à tout l’érotisme monstrueux d’Eraserhead), un bad tout ce qui nous rend humain : la passion, les accidents
trip sur l’autoroute causé par la marijuana qui le fait de parcours, les désenchantements qui rendent plus
s’arrêter sur la voie du milieu (l’obsession des routes forts, les rencontres qui élèvent l’esprit, les images qui
qui dominera Sailor & Lula et Lost Highway), etc. Les hantent et l’essence même du vivant. En juxtaposant la
anecdotes s’enchaînent, souvent très révélatrices et parole révélatrice de moments signifiants selon l’artiste,
touchantes, comme quand sa mère refuse de lui offrir les images d’archives bon enfant (photographiques ou
un cahier de coloriage car cela limiterait son imagina- filmées) et les tableaux, parfois très sombres et tortu-
tion déjà très active, ou celle plus drôle d’un concert rés (certains font penser à du Francis Bacon), se crée
de Bob Dylan où il se casse en plein milieu, signant du un niveau de lecture qui se fait bien plus complexe que
même coup la fin de sa colocation avec Peter Wolf de le dispositif lui-même. Lynch affirme aussi sa schizo-
J. Geils Band. phrénie et son désir à ne pas conjuguer ses différentes
toiles. Les réalisateurs affirment ainsi leur volonté de de rêves et de visions puissantes qui ont marqué toute Après le passage par une adolescence plus turbu- vies. C’est là que les réalisateurs prouvent l’excellence
mettre en avant non seulement le travail plastique de sa vie. Pour l’avoir déjà interviewé, on sait qu’il est tou- lente (mauvaises fréquentations, alcool, esprit de de leur travail et leur profonde compréhension de
l’artiste mais aussi le processus et les réflexions liées à jours réticent à livrer trop de son intimité, préférant se rébellion et désintérêt pour l’école), Lynch connaîtra l’œuvre. Un must pour les aficionados de Lynch et pour
l’acte de création. Lynch devient narrateur de sa propre cantonner à la description de visions, d’idées, de sons plusieurs révélations, tout d’abord la rencontre du père tous ceux qui sont attirés par le caractère fondamental
histoire mais celle-ci bifurque vite vers la description ou d’impressions. La grande force des réalisateurs a d’un camarade, Bushnell Keeler, et celle d’un autre de l’acte de création et de la poésie.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

TWIN PEAKS. FIRE WALK WITH ME (1993) de David Lynch


Date de sortie DVD/Blu-ray : 3 octobre 2017.
Avec Sheryl Lee, Ray Wise, Chris Isaak, Harry Dean Stanton, David Bowie, Kyle MacLachlan (2 h 15).
Genre : drame, horreur.
Nationalité : américaine.
« Je n’arrivais pas à quitter le monde de Twin Peaks.
J’étais amoureux du personnage de Laura Palmer et de
ses contradictions : radieuse à la surface mais morte à
l’intérieur. Je voulais la voir vivre, bouger et parler. J’étais
amoureux de ce monde avec lequel je n’en avais pas
fini. Mais faire ce film ce n’était pas juste s’y accrocher, il
semblait qu’il y avait bien plus à faire. » (D. Lynch)

Au début des années 1990, la réputation de David


Lynch n’est plus à faire. Certains de ses films sont déjà
considérés comme des chefs-d’œuvre, le dernier en
date, Sailor & Lula, a remporté la Palme d’Or à Cannes,
et la série télévisée Twin Peaks fait beaucoup parler
d’elle. C’est dans ce contexte que le réalisateur est
approché par Francis Bouygues, magnat de la construc- quintessence du cinéma de David Lynch. Sheryl Lee/ tonalités incroyablement mélancoliques quand Julee
tion et homme d’affaires qui vient de racheter la chaîne Laura Palmer, déchirante et fascinante, y est l’arché- Cruise pose sa voix éthérée dessus (« Questions in a
TF1. Souhaitant se lancer dans le milieu du cinéma, ce type de ces femmes-troubles qui hantent le metteur World of Blue »). C’est alors que les univers se conta-
dernier inaugure Ciby Pictures à Los Angeles et Ciby en scène depuis toujours, femmes-miroirs entre rire et minent, que le retour du refoulé (incarné par Bob)
2000 à Paris afin de produire des films pour le marché larmes, entre silence et cris. Selon Lynch, le film s’inté- s’immisce dans le quotidien jusqu’à le consommer
international. Il offre la coquette somme de dix millions resse à « la solitude, la honte, la culpabilité, la confusion comme un brasier. Le Twin Peaks de Fire Walk With
à Lynch afin qu’il fasse ce qu’il souhaite pour son pro- et l’anéantissement de la victime d’inceste. Il parle aussi Me est sans échappatoire, entièrement dédié à la nuit.
chain long métrage. du tourment du père – la guerre en lui. » Kim Newman écrivait dans Sight & Sound : « Les nom-
L’idée d’un prequel à Twin Peaks n’avait pas été breux moments horrifiques du film […] démontrent à
« Twin Peaks. Fire Walk With Me, long métrage quel point le film d’horreur basique des années 1980
conçue dès le départ de la série télévisée, mais étant malade et à l’énergie folle, est bien le plus grand
tombé amoureux du lieu de Twin Peaks et du person- et 1990 [était] devenu ordonné, conventionnel et
film romantique de la fin du siècle. David Lynch y domestiqué. » Le film de Lynch, lui, a choisi le langage
nage de Laura Palmer (la morte de la série qui n’ap- cherche l’unité au cœur de la désarticulation et
paraît que sous forme de flash-back), Lynch a l’envie du chaos.
du chaos, avec Laura Palmer au centre de la toile et
de lui donner corps et de retracer ses sept derniers « Je n’aime pas les films qui répondent aux un immense fourmillement morbide autour d’elle. « L’intuition est irrationnelle. La différence entre
jours d’existence, en se basant notamment sur le livre questions. La dernière bobine devrait continuer Romantique, le film l’est surtout par son attachement la réalité et l’imagination n’a jamais été vraiment claire
écrit par sa fille Jennifer, Le Journal secret de Laura à rouler dans l’esprit du public. C’est pourquoi je aux interstices et à l’expérience du gouffre, par pour moi. Je serai très surpris si un jour je trouvais
Palmer. Il coscénarise le film avec Robert Engels et refuse généralement de donner des interprétations son attirance pour les aspects nocturnes de la vie, de quelle différence il s’agit. » (D. Lynch)
rassemble un casting impressionnant. Chris Isaak, des éléments ou des motifs dans mes films. Tout par sa manière de frayer aussi bien avec le sacré
David Bowie, Kiefer Sutherland, Harry Dean Stanton le monde veut savoir ce que représente la Chambre (les anges) qu’avec les tabous (la prostitution et Avec Twin Peaks. Fire Walk With Me, Lynch retrouve
et beaucoup d’autres viennent s’ajouter aux acteurs Rouge dans Twin Peaks, que l’on voit apparaître l’inceste), par son imaginaire de la femme-monde, le peintre qui est en lui et l’esprit d’avant-garde de ses
connus des amateurs de la série : Michael Anderson, encore dans le film. Même moi je ne sais pas par sa volonté, enfin, de tenir ensemble la perte débuts. Il expérimente le design sonore, les éclai-
Kyle MacLachlan, Frank Silva, Dana Ashbrook, Grace ce que cela signifie. » (D. Lynch) et l’excès. » (Guy Astic) rages, superpose les narrations, crée un parasitage
Zabriskie… Pourtant, après un prologue d’une demi- de mondes en jouant allègrement des possibilités du
heure au ton absurde et délirant, le film se fait beau- Ayant carte blanche sur le contenu, Lynch décide Twin Peaks. Fire Walk With Me pourrait bien être l’un montage. Il brouille plus que jamais les limites entre le
coup plus noir et se resserre sur les personnages de d’en revenir non seulement à des thèmes qui l’obsèdent des films d’horreur les plus originaux à avoir vu le jour, conscient et l’inconscient, le réel et son envers, per-
Laura Palmer (Sheryl Lee) et Ray Wise (Leland Pal- depuis le début de sa carrière (l’innocence perdue, à la fois troublant de réalisme et baigné de surréalisme, vertit le langage du conte pour refléter le miroir hideux
mer). Ainsi, Lynch va à la fois offrir ce que les fans de l’enfance abusée, le rapport entre rêve et réalité, les s’inscrivant dans des décors bien connus (la banlieue d’une Amérique qui se veut bien sous tous rapports. Il
la série attendaient (mieux connaître Laura Palmer) mondes parallèles, le vice sous les apparences de res- pavillonnaire à la Halloween, la forêt aux arbres noueux crée ainsi un univers schizophrène où chaque person-
mais aussi désamorcer les attentes en proposant un pectabilité…) mais il met aussi en place des structures des contes…) et reprenant les codes du genre (la peur nage est à double face. Il subvertit les codes du teen
long métrage totalement libre et expérimental autour narratives gigognes, utilise un décor et dépeint un du monstre, le double, la hantise…) pour dresser un movie et du drame domestique pour développer une
d’un sujet particulièrement tragique (l’inceste et l’in- personnage (Laura Palmer) qui vont contenir tout ce vrai tableau gothique de la face noire de l’Amérique. mythologie qui renferme toutes les clés de son cinéma.
fanticide). Les deux acteurs incarnent avec un enga- que sera son cinéma par la suite. Incompris à sa sortie, Comme dans Blue Velvet, sous la surface lisse, tout
gement total des personnages-doubles, Ray Wise en hué à Cannes et lynché par la critique américaine, Twin un monde de perversions se révèle, un engrenage « Twin Peaks est un endroit très mystérieux. Cela
schizophrène soumis à ses pulsions et Sheryl Lee, écor- Peaks. Fire Walk With Me est non seulement devenu qui mène à une descente aux enfers inévitable, un jeu m’amène à faire des rêves. Des rêves sombres. J’aime
chée, entre pureté et autodestruction. une œuvre culte mais représente peut-être aussi la néfaste et malsain (« wicked game ») qui prend des les rues, les bâtiments, l’atmosphère de petite ville et

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

la forêt juste à proximité. Je voulais déjà tourner Blue l’immensité du monde, dans sa disparité, ses ruptures à une agent de sécurité de son usine, Christina, qu’il
Velvet dans cette zone où nous avons fini par faire de ton, son sublime et son dérisoire. Nous parlant rémunère comme une prostituée. On aura rarement
Twin Peaks. À l’époque cela avait échoué en raison de de nous dans la totalité, la déréliction de notre vu des scènes de sexe aussi non érotiques, sans parler
l’objection de mon producteur, Dino De Laurentiis. » expérience humaine. Et alors que le monde tend des parents qui écoutent de la musique au walkman en
(D. Lynch) à l’abstraction et à la répétition, renouant le libre faisant l’amour.
lien entre l’homme, ses émotions intimes et l’infini Mais l’introduction de Christina dans ce cocon où
En s’intéressant au cauchemar personnel d’une
du cosmos. toutes les références au monde extérieur sont bannies
jeune femme et en décrivant avec fidélité son calvaire
Pour tout cela, effectivement, il n’y a pas de meilleur va semer la panique, notamment quand la fille aînée
(les parallèles troublants entre anorexie et inceste) et
mot que : romantique. lui fait du chantage pour emprunter ses cassettes VHS
les échappatoires vaines qu’elle tente de trouver (la
Romantique d’abord au sens d’artistes qui ont déjà de Rocky et des Dents de la mer. Si les récompenses
drogue, la prostitution), Lynch crée d’une part une
existé : au sens d’E. T. A. Hoffmann, d’Achim von Arnim se limitent à des autocollants, des visionnages de films
œuvre très émouvante, nous invitant à marcher aux
et d’Edgar Poe, mêlant le grotesque et le terrible, de famille ou l’écoute de « Fly Me to the Moon » de
côtés de Laura jusqu’à rencontrer ce feu qui la brûle.
le surnaturel et le familier. Au sens de Liszt et Berlioz, Frank Sinatra, dont le père prétend que c’est une chan-
D’autre part, il fait aussi d’elle bien plus qu’une per-
cherchant des formes nouvelles, à la recherche son du grand-père, en livrant une traduction saugre-
sonne, une abstraction sur laquelle il va transposer
d’autres techniques et d’un autre espace. nue, les punitions, elles, sont bien plus sévères et les
toutes ses obsessions. Il se réapproprie ainsi le lieu
Romantique encore au sens de Victor Hugo, brassant enfants ont une capacité à s’adonner à la violence et à
de Twin Peaks et le réinvente, frustrant par là même
les thèmes et les genres populaires et y mêlant
ceux qui voulaient juste voir la même chose que dans
ses plus noirs élixirs : structurant tout par le contraste
la série – le film s’ouvre par un écran de télévision qu’on
et l’antithèse. Mais pas le barbu des livres de
brise. Plus sombre encore qu’Eraserhead et nous plon-
classe – plutôt Hugo tel qu’on le voyait à son époque,
geant dans les cercles concentriques d’un Enfer intime
en particulier au moment de ses succès théâtraux :
et infini, Twin Peaks. Fire Walk With Me est bien le chef-
morbide et larmoyant, amateur de trivialités et
d’œuvre incompris de David Lynch.
de choquantes bizarreries.
« L’important est que dans l’histoire du cinéma, Et enfin romantique dans le sens le plus cliché : en tant
Lynch fait partie de ceux qui augmentent sa gamme qu’amoureux de l’effusion amoureuse, donnant pour
d’expression, le rendent à sa richesse composite. théâtre à ses sentiments le vaste monde et la nature,
apparence aurait pu ressembler au nôtre. Vous vous
Cinéaste qui nous fait respirer l’air de la nuit, et les peuplant de figures colorées et contrastées
souvenez de l’enfance de Bubby séquestré par sa mère
sentir la force du vent, qui touche au mythique et à l’infini. » (Michel Chion à propos de Twin Peaks.
dans Bad Boy Bubby (1993) de Rolf de Heer, ou des
à l’archaïque directement. Célébrant la beauté et Fire Walk With Me)
adultes réduits à un stade infantile dans American
Gothic (1988) de John Hough, ou encore de la vision
glaçante de la famille dans Cutting Moments (1997)
de Douglas Buck ? Vous y ajoutez l’intrigue du Château
de la pureté (1973) d’Arturo Ripstein et vous aurez
une petite idée de ce dont il est question dans Canine.
CANINE (2009) de Yorgos Lanthimos Tout commence par une redéfinition du langage.
Date de sortie DVD : 7 novembre 2017. Afin de protéger leurs enfants (deux filles et un fils)
du monde extérieur pour les garder le plus longtemps
Avec Michele Valley, Christos Passalis, Christos Stergioglou, Aggeliki Papoulia (1 h 36).
possible avec eux, les parents – personne n’a de nom
Genre : comédie noire.
– leur fournissent des enregistrements sur cassettes
Nationalité : grecque.
où le vocabulaire se réinvente. Une autoroute est un
C’est le long métrage par lequel on a découvert le cachent une satire de l’autorité, un humour terrifiant vent très violent. Une carabine est un oiseau blanc
travail de Yorgos Lanthimos en 2009 bien qu’il ait réa- où la violence peut éclater à n’importe quel moment des régions chaudes. Un zombie est une petite fleur
lisé auparavant Kinetta (2005), et depuis, le réalisa- jusqu’à un finale choc suivi d’un long silence. Si beau- jaune. Et quand un des enfants demande ce qu’est une
teur grec a su prouver son talent incontestable avec coup ont évoqué le cinéma de Michael Haneke ou « foufoune », la mère répond que c’est un plafonnier en
les tout aussi dérangeants Alps (2011), The Lobster Ulrich Seidl, le rire jaune, crispé et incontrôlable que porcelaine. Pour passer le temps, les trois jeunes gens
(2015), Mise à mort du cerf sacré (2017) et La Favo- provoquent les films de Lanthimos se rapproche plus doivent aussi répondre à un entraînement singulier
rite (2018). Canine est presque la quintessence de des grands maîtres contemporains de l’absurde le plus comme se dépenser dans la piscine et aboyer afin de
tout ce qui allait suivre : des dialogues récités robo- noir, comme Roy Andersson ou Alex Van Warmerdam. se protéger de ces créatures sanguinaires que sont les
tiquement comme des phrases courtes apprises La cible privilégiée du cinéaste est bien évidemment chats. Ils peuvent aussi recueillir les avions dans le jar-
sans entrain, une froideur des relations humaines qui la famille de classe moyenne qu’il maltraite avec bon- din qu’ils croient tombés du ciel, tester leur résistance à
touche au comique, la description de mondes clos qui heur. Sa technique est celle de nous faire peu à peu l’eau chaude et aux anesthésiques, mutiler des poupées
obéissent à des normes grotesques, des règles du jeu entrer dans un monde dont les normes sont aberrantes et se livrer à des séances de léchage. L’inceste est auto-
basées sur des mensonges sans queue ni tête, une mise et insensées, en révélant par bribes et par tableaux le risé, mais pour assouvir les besoins sexuels du jeune
en scène stylisée au possible, des traces de dystopie qui caractère complètement fou de ce microcosme qui en homme déjà en âge d’être adulte, le père fait appel

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

l’autodestruction plutôt perturbante (le bras du frère un chat. Lanthimos pose ainsi les bases d’une nouvelle parfois sinistres, voire effroyables. De ce petit théâtre de comptines et de cris (The Alphabet), film-pain-
tailladé par simple jalousie, le chat tué au sécateur…). forme de bouffonnerie, une parodie d’éducation drôle des pulsions naît un symbolisme noir, entre l’abject et ting pour installation d’art contemporain (Six Figures
Le seul moyen de fuir la maison et de s’aventurer et glaçante à la fois. Il nous pousse à rire des normes le sublime, le grotesque et l’alchimique. Getting Sick), exercice sous contrainte (Premonitions
hors du jardin (où l’on ne peut sortir qu’en voiture) tout en présentant la famille comme une prison cachée Fantasmatiques, ces courts parlent du trauma de Following an Evil Deed) ou boutade à l’humour fort
est de perdre sa canine. Quand celle-ci repousse, sous un confort apparent (la piscine, la télévision, le l’enfance (en particulier The Grandmother), et même
singulier (The Amputee), les courts métrages de Lynch
il est enfin possible de conduire. Bien éduqués, les grand jardin…). Cette réalité dingue, où même les rites l’alphabet peut devenir pur objet de cauchemar. Toutes
enfants attendent patiemment jusqu’au jour où l’iné- sexuels sont devenus burlesques, suggère que chaque sortes de matières s’écoulent des corps dans des ten- révèlent les tourments d’un esprit libre qui utilise le
vitable arrive… société fondée sur des règles strictes peut être remise tatives d’échapper à soi, rappelant les tableaux d’un cinéma comme une forme d’art absolue mêlant sculp-
Avec des plans fixes dans lesquels les personnages en cause. Qu’est-ce qui fait que tel comportement est Francis Bacon, alors que le travail sur le design sonore, ture, peinture, création musicale et arts plastiques.
bougent, quitte à ce qu’on ne voit que leurs pieds ou plus inapproprié qu’un autre ? Comment le proces- parfois délirant, provoque hallucination, terreur et Le film devient alors une expérience immersive, à la
que leurs têtes soient coupées par le cadre, Lanthimos sus d’endoctrinement se met-il en place ? Comment oppression, comme ces boucles de sirènes d’ambu- fois physique et cosmique, ouvrant vers des possibi-
offre une mise en scène sans équivalent, d’une grande échapper au protectionnisme de ceux qui décident lance dans Six Figures Getting Sick. La chambre, lieu lités visuelles infinies, là où les limites entre l’humain,
beauté formelle, presque onirique parfois. Les tenues quand on a totalement intégré les dogmes imposés ? de l’intime et du rêve, se fait porte d’entrée vers des le végétal, le bestial et l’inanimé demeurent obscures.
blanches et murs immaculés donnent un aspect clinique De fait, Lanthimos renvoie aussi à la force subversive espaces infinis, inventifs et perturbants où se décèlent Le médium retrouve ainsi une magie première (Pre-
à l’ensemble, qui ne fait que souligner les décalages de l’imaginaire et nous propose avec Canine une œuvre déjà toutes les obsessions du maître : les naissances
comiques. On rit de bon cœur quand Christina avoue dont on peut volontiers faire une lecture allégorique monitions Following an Evil Deed), renvoyant à l’acte
monstrueuses, le feu, le souffle du vent, les corps qui
à l’aînée que son plat préféré est le bifteck alors que et politique. Derrière les rires malaisants et une fin qui se métamorphosent, le goût pour les drones inquiets créatif en lui-même. Denses et fragmentés, ces films
décor et diction n’évoquent que froideur. De même, on marque durablement, c’est un hymne à l’émancipation et la nuit… illustrent toute la richesse d’une œuvre qui invente son
ne peut qu’être hilare devant le père qui s’est couvert et à la liberté qui se dessine, sans que soit apporté Entre chef-d’œuvre spectral et poignant (The propre vocabulaire et ne suit aucune logique. Unique,
de sang artificiel pour faire croire que le fils imaginaire, de jugement moral et en déstabilisant toute logique, Grandmother), étrange condensé de peur sur fond visionnaire et hantée.
coincé de l’autre côté du mur, aurait été dévoré par comme au temps du surréalisme. Un grand film.
■ SIX FIGURES GETTING SICK (SIX TIMES) – 1966 (4 minutes)
Réalisé lors de sa deuxième année d’études à l’Acadé- organique, sa fascination pour le feu et la maladie,
mie des Beaux-Arts de Pennsylvanie et initialement ce film-boucle s’offre tel un cauchemar obsessionnel
THE SHORT FILMS OF DAVID LYNCH (1966-1995) nommé Six Men Getting Sick, ce film prévu pour une rythmé par d’inépuisables sirènes d’alarme. Expéri-
installation témoigne du désir de David Lynch de voir mentation de jeunesse, le film a coûté tout juste deux
Date de sortie DVD/Blu-ray : 5 décembre 2017. ses peintures/sculptures s’animer et devenir sonores. cents dollars et a été projeté en continu lors de l’ex-
Avec Peggy Lynch, Catherine Coulson, Richard White, Virginia Maitland. Des têtes et bras génèrent des estomacs avant de position de fin d’année à l’Académie, où il a remporté
Genre : horreur, expérimental. prendre feu et vomir. Dans son goût pour l’horreur le premier prix.
Nationalité : américaine.
Avant le culte de Eraserhead et la renommée à suivre, ■ THE ALPHABET – 1968 (4 minutes),
David Lynch a commis nombre d’expérimentations avec Peggy Lynch
visuelles et sonores, en lien avec son activité de peintre
et ses études en art. Ses premiers courts métrages à la Après avoir obtenu un prix au Dr. William S. Biddle Cad- Peggy (qui joue aussi dedans) dont la nièce avait fait
fin des années 1960 s’appréhendent comme des toiles walader Memorial, l’un des membres du jury, H. Bartin un cauchemar et récitait l’alphabet dans son sommeil.
en mouvement qui auraient intégré le son. Les formes, Wasserman, décide de financer le projet suivant de Lynch a repeint tous les murs en noir de sa maison
matières et collages musicaux créent des abstractions Lynch à hauteur de mille dollars. Pour la première fois, pour y tourner, et blanchi le visage de Peggy dans le
mystérieuses et oniriques, sans aucun équivalent dans David Lynch mêle animation et prises de vue réelles.
but de renforcer les contrastes. Dans la bande-son, on
le monde cinématographique. Si les teints blafards et Manipulant l’abstraction et la terreur, le réalisateur
transforme l’alphabet en comptine horrifique, créant peut entendre les cris de sa fille Jennifer qui venait de
les maquillages outranciers peuvent évoquer l’expres-
sionnisme, les mélanges de prises de vue réelles et de malaise et inconfort grâce au design sonore et à un naître. La qualité du film lui permettra d’obtenir une
séquences animées relèvent de l’inconnu, de l’imprévi- imaginaire à donner la chair de poule. L’idée du film bourse de l’American Film Institute, la suggestion de
sible. Lynch fabrique déjà des mondes parallèles où le provient de la femme de l’époque de David Lynch, postuler venant de Bushnell Keeler.
corps et l’espace sont redéfinis. Des personnages-vi-
sages reliés à des estomacs pleurent et vomissent (Six
Figures Getting Sick (Six Times), 1966) ; une jeune
■ THE GRANDMOTHER – 1970 (34 minutes),
fille crache du sang sur les draps immaculés de son avec Richard White, Dorothy McGiniss, Virginia Maitland, Robert Chadwick
lit (The Alphabet, 1968) ; un garçon fait pousser une Considéré comme le premier chef-d’œuvre de David avec Alan Splet avec qui Lynch continuera à travailler
grand-mère comme une plante afin d’échapper à un Lynch, The Grandmother prolonge l’exploration d’un jusqu’à Blue Velvet, le moyen métrage bénéficie d’un
environnement parental abusif (The Grandmother, cinéma conjuguant prises de vue réelles et animation. design sonore plus complexe que par le passé, rempla-
1970) ; une femme-tronc élabore une lettre qu’elle Maltraité par ses parents, un jeune garçon fait pousser çant toutes formes de dialogues. Les bruitages prirent
n’enverra sûrement jamais (The Amputee, 1974). une grand-mère à partir de graines magiques afin de soixante-trois jours à être exécutés. Les couleurs
Lynch accouche ainsi de visions poétiques, surréalistes, trouver l’amour et le réconfort. Première collaboration désaturées, les fonds noirs, les pièces qui ouvrent sur

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

d’autres mondes, l’imagerie monstrueuse et surréaliste portes du AFI’s Center for Advanced Film Studies à quand on se penche sur le travail de Potemkine. Techni-
en font un film bouleversant, annonçant Eraserhead. David Lynch qui déménagea alors pour travailler sur quement et esthétiquement supérieur, c’est surtout le
Il coûta 7 200 dollars et remporta des prix à Bellevue, son premier long métrage. coffret paru au début de l’année 2018 qui mérite toute
Atlanta et San Francisco. Ses qualités ouvrirent les notre attention, tant les versions restaurées sont d’une
somptuosité à couper le souffle et rendent hommage
au travail de la couleur, de la photographie et du son
■ THE AMPUTEE – 1974 (5 minutes), dans les films de Tarkovski. En plus de figurer dans le
avec Catherine Coulson, David Lynch
trio de tête des plus beaux objets d’art créés par les
Élaboré pendant les creux et les tourments financiers Eraserhead, devait tester la qualité de deux stocks éditions (avec les coffrets Rohmer et Epstein), cette
de la production de Eraserhead à l’American Film Ins- vidéo noir et blanc. C’est ainsi que la scène a été tour- intégrale rassemble un nombre de suppléments consi-
titute, le scénario de The Amputee fut écrit en une née deux fois, attestant déjà de l’humour décalé du dérables, que l’on trouvait pour certains déjà dans la
nuit par Lynch et Coulson, qui se fera connaître plus cinéaste. Une femme amputée des deux jambes écrit première édition de 2011, mais qui bénéficient ici des
tard comme la fameuse femme à la bûche de la série une lettre qu’elle se lit à elle-même en voix off alors interventions fort didactiques d’Eugénie Zvonkine et de
Twin Peaks. La raison de ce film peut sembler triviale : qu’un David Lynch travesti en infirmière (son premier deux livres, l’un rassemblant textes de Tarkovski, pola-
Frederick Elmes, directeur de la photographie sur caméo !) lui change les bandages. Une curiosité. roids, photos de tournage et un volume entier consa-
cré aux affiches d’exploitation des films.
■ LUMIÈRE : PREMONITIONS FOLLOWING AN EVIL DEED – 1995 (52 secondes) Tarkovski fait aussi figure de référence quant au
avec Jeff Alperi, Mark Wood, Stan Lothridge, Russ Pearlman, Pam Pierrocish… cinéma onirique, à ces « films de transe » et « films-
trips » que nous avons largement évoqués, tant ses
Segment du film de Sarah Mohn Lumière et com- une durée définie. Des événements sans lien appa-
œuvres développent des espaces mentaux qui font
pagnie pour les cent ans du cinématographe des rent s’y déroulent dans une atmosphère spectrale et
autant appel au sensoriel qu’à des questionnements
frères Lumière auquel quarante réalisateurs ont par- inquiétante impliquant un corps mort, des policiers,
métaphysiques. Son premier long métrage, L’Enfance
ticipé, il s’agit d’un exercice de commande et sous des femmes nues et des hommes étranges dans une
d’Ivan, débute d’ailleurs par un rêve, et les songes
contrainte, sans son, en lumière « naturelle » et avec usine.
seront légion dans les films à venir, proposant une
réflexion souvent nostalgique sur la mémoire et le
passage du temps (Le Miroir, Nostalghia) ou en appe-
lant à des visions et au surnaturel (Le Sacrifice), qui
peuvent aussi s’appuyer sur un travail particulièrement
COFFRET ANDREÏ TARKOVSKI envoûtant sur le son et les couleurs (Solaris, Le Miroir,
Prix du meilleur coffret Blu-ray/DVD au festival international Cinema Ritrovato à Bologne. Stalker). La quête d’une pureté cinématographique
Date de sortie DVD/Blu-ray : 15 janvier 2018. absolue chez Tarkovski, à l’opposé de la littérature et
Avec Alexandre Kaïdanovski, Donatas Banionis, Anatoli Solonitsyne, Ivan Lapikov, Nikolaï Bourliaev, du théâtre filmé, est la même qui habite Potemkine, et
Margarita Térékhova. malgré tous les ouvrages brillants et les thèses écrites
Genre : drame, science-fiction. sur l’œuvre du maître, c’est sans aucun doute son livre
Nationalité : russe. Le Temps scellé et son journal tenu de 1970 jusqu’à
Inclus Les Tueurs (1956), Il n’y aura pas de départ aujourd’hui (1959), Le Rouleau compresseur et le Violon sa mort qui nous donnent le plus de clés pour com-
(1960), L’Enfance d’Ivan (1962), Andreï Roublev (1966), Solaris (1972), Le Miroir (1975), Stalker (1979), prendre ce cinéma qui soulève toujours beaucoup plus
Nostalghia (1983), Tempo di viaggio (1983), Le Sacrifice (1986). de questions qu’il ne donne de réponses. Un cinéma où
« La vie n’a aucun sens, bien sûr. Si elle en avait un, l’homme ne serait pas libre ; il deviendrait l’esclave l’on peut s’abandonner aux émotions et où la fonction
de l’art, de l’artiste et du beau est sans arrêt interrogée Stalker (1979)
de ce sens et sa vie s’édifierait sur des critères tout à fait nouveaux, des critères d’esclave. Comme pour
les animaux : le sens de leur vie est dans la vie même, dans la continuation de l’espèce. L’animal exécute (presque littéralement dans Andreï Roublev). matière et esprit, quitte à parfois introduire l’esprit
son travail d’esclave parce qu’il sent instinctivement le sens de la vie. Sa sphère est donc fermée. Considéré à tort comme « pessimiste », l’art de Tar- dans la matière et les objets (la séance de télékinésie
L’ambition de l’homme, au contraire, est de tendre vers l’absolu. » kovski est plutôt de ceux qui donnent force et espoir, qui conclut Stalker). Pour le cinéaste, l’art est d’es-
Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986 même si l’exil forcé le poussera à explorer sa propre sence religieuse et il est nécessaire à l’homme. Il puri-
douleur et sa mélancolie (Nostalghia). Bien sûr, il y fie et Tarkovski tient en très haute estime la pratique
On pourrait dire d’Andreï Tarkovski (1932-1986) qu’il déjà sentir l’ombre de Tarkovski dans les deux pre- a beaucoup de noirceur et de violence dans son uni- artistique, lui-même fils du poète Arseni Tarkovski et
est l’âme de Potemkine tant sa pensée et son œuvre mières sorties DVD de Potemkine : Requiem pour un vers (les cadavres de L’Enfance d’Ivan, les tortures ayant étudié la musique et la peinture avant le cinéma.
ont imprégné la vision du cinéma défendue par Nils massacre et Mère et fils. C’est comme si le grand réa- médiévales d’Andreï Roublev, les archives du Miroir, Pour lui, « le refus du spirituel ne peut engendrer que
Bouaziz avant même qu’il ne fonde la boutique et la lisateur russe avait toujours fait partie de la maison, Domenico qui s’immole par le feu dans Nostalghia…) des monstres15 ». Ce qui l’intéresse, c’est avant tout
maison d’édition. En une vie, Tarkovski réalisera sept même avant le premier coffret regroupant son inté- mais, en mettant l’homme face aux horreurs qu’il a l’invisible, rendre perceptible ce qui n’est pas montré.
longs métrages qui peuvent tous prétendre au statut grale et paru en 2011. En termes plus prosaïques, on pu engendrer, le cinéaste convoque le spirituel et la De fait, son cinéma implique une participation émo-
de chefs-d’œuvre, auxquels on pourrait ajouter le très pourrait dire que Tarkovski est le blockbuster et la loco- foi. Tous ses films ne feront d’ailleurs que confronter tionnelle du spectateur. Tarkovski se moque de la
beau film pour enfants Le Rouleau compresseur et le motive Potemkine, celui qui se vend le mieux et dont
Violon. L’impact de son cinéma sera tel que l’on peut le nom est souvent le premier qui vient à la bouche 15. Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 10.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

linéaire : « Je suis convaincu que le temps est réversible. pour les collaborations avec Edouard Artemiev qui vie morne, il va plonger loin dans ses émotions intimes,
En tout cas, qu’il ne se déroule pas en ligne droite19. » ont laissé une empreinte profonde sur l’histoire de la les confronte à la grande histoire de l’humanité et nous
Et le temps est bien sûr lié chez Tarkovski à la mémoire musique électronique, avec leur mélange de synthé- les redonne avec un sens du partage qui bouleverse –
comme en atteste son film Le Miroir, celui qui se rap- tiseurs cosmiques « à l’allemande » et de bruitages surtout quand on relit ses écrits. Sa vie a eu beau être
proche le plus d’un manifeste de pensée cinémato- électro-acoustiques. tragique, marquée par la maladie, le déracinement, les
graphique : « Privé de mémoire, l’être humain devient Si le cinéma de Tarkovski est celui des angoisses déboires sur ses films, il a néanmoins réussi à produire
le prisonnier d’une existence toute en illusions. Il est humaines, de l’avant ou après catastrophe (Le Sacrifice une œuvre cinématographique qui reste parmi les plus
alors incapable de faire un lien entre lui et le monde, se déroule juste avant la troisième guerre mondiale, importantes de l’histoire ; et c’est un grand privilège de
et il est condamné à la folie20. » Admirateur de Buñuel, Stalker a annoncé de façon prémonitoire l’accident pouvoir, grâce à Potemkine, la posséder dans une boîte
Mizoguchi et Bresson, Tarkovski s’évertue à mettre nucléaire de Tchernobyl), de la révélation et de l’énig- magique, sachant qu’on pourra y revenir quand on veut
en images ce mystère qui habite nos existences. C’est matique, il demeure incroyablement ouvert, et c’est pour en goûter l’incroyable richesse.
pourquoi chacun de ses films est lié à notre réception peut-être sa plus grande force. Chacun peut y trou- « Si Tarkovski est pour moi le plus grand, c’est parce
et notre ressenti personnel, et pas à une approche ver quelque chose qui le touchera et l’inspirera. Si qu’il apporte au cinématographe – dans sa spécificité
Le Miroir (1975) intellectuelle qu’on lui a pourtant reprochée. Tarkovski a toujours dit qu’il y avait quelque chose de – un nouveau langage qui lui permet de saisir la vie
Lyrique et élégiaque, son cinéma est aussi porté par magnifique dans le chagrin car ça signifie que l’on a comme apparence, la vie comme songe. »
linéarité narrative, ce qu’il veut c’est sculpter le temps cette âme russe et cette recherche poétique qui passe connu le bonheur et qu’il vaut mieux cela plutôt qu’une Ingmar Bergman
et rendre compte de la complexité de la vie, comme par une relation de l’homme à l’espace naturel et aux
dans ses deux œuvres les plus autobiographiques, Le éléments. L’eau, le vent, le feu, la terre y sont omni-
Miroir et Nostalghia. Ce qu’il recherche c’est la vérité présents et se mêlent souvent entre eux. Et il est frap-
poétique, d’où sa redéfinition totale du réalisme dont pant de voir à quel point les thématiques de l’œuvre
la fonction est, selon lui, de rendre palpable un res- sont présentes depuis le début et se développent de
senti du monde. façon quasi obsessionnelle à partir de Solaris : le sens
FAUST (1926) de Friedrich Wilhelm Murnau
Plus encore, ses films sont comme des quêtes d’un du sacrifice, la nostalgie, la perte et la culpabilité, la Date de sortie Blu-ray : 27 février 2018.
infini et d’un absolu qui, même si le but est rarement quête d’un absolu, la relation des hommes à la terre, Avec Emil Jannings, Gösta Ekman, Camilla Horn,
atteint, prennent sens dans la démarche même, le l’environnement comme une projection de la psyché, Yvette Guilbert (1 h 43).
rituel, le processus (Solaris, Stalker, Nostalghia). le passage d’univers en noir et blanc à d’autres en cou- Genre : fantastique.
Comme le disait l’écrivaine Willa Cather : « The end leurs, les références à la peinture (Pieter Brueghel dans Nationalité : allemande.
is nothing, the road is all » que l’on pourrait traduire Le Miroir), aux grands auteurs (Nietzsche et Tolstoï
Avec cette édition Blu-ray de Faust, une légende alle-
par : « La finalité n’est rien, tout est dans la route qui y dans Solaris) ou compositeurs (Jean-Sébastien Bach
mande, Potemkine continue, comme avec Le Cabinet
mène. » Ses écrits sont explicites : « Accéder au sein de comme une hantise)… Chaque film porte en lui des
du docteur Caligari, à revisiter la modernité de l’ex-
nos limites […] à la grandeur, c’est démontrer que nous images qui ont marqué tous ceux qui les ont regardés
pressionnisme allemand, en proposant non seulement
sommes humains, ni plus ni moins16. » Il reprend d’ail- avec leurs visions fantastiques. Comment oublier ce
des versions restaurées de toute beauté mais aussi
leurs presque l’expression de Willa Cather : « La vérité plan de la mère en lévitation dans Le Miroir – il illustre
en apportant des interprétations musicales électro-
n’existe pas en elle-même ; elle réside dans la méthode, le couvercle du coffret ? Ou les séquences finales de
niques recherchées qui mettent en avant la dimension
dans la voie17. » Et si ces buts que nous nous fixons ne Nostalghia et du Sacrifice ? Le sentiment de beauté y
avant-gardiste et hallucinée d’œuvres toujours aussi
peuvent jamais être atteints, cela fait partie de notre est tellement fort qu’il est presque terrifiant. Malgré la
pertinentes aujourd’hui, même si presque un siècle
propre condition humaine : « L’idéal est inaccessible, et censure soviétique féroce et les nombreux déboires et
nous en sépare. Dernière œuvre réalisée en Allemagne
c’est de comprendre cela qui fait la grandeur de la rai- tournages à recommencer (L’Enfance d’Ivan, Stalker,
par F. W. Murnau (1888-1931), considéré à juste titre
son humaine. » Son cinéma va ainsi chercher et donner Le Sacrifice), le cinéma de Tarkovski en appelle à une
comme l’un des plus grands cinéastes de son temps
l’illusion de cet infini immatériel. Pour cela, il s’emploie liberté de la pensée au-delà du monde matérialiste. Le
(Nosferatu le vampire, Le Dernier des hommes…),
à sculpter le temps et à le redéfinir dans ses films : « Je profane et le sacré se rencontrent. La caméra nous
Faust a bénéficié d’un budget colossal – le but de l’UFA
crois que la motivation principale d’une personne qui hypnotise, tel le jeune bègue au début du Miroir. Les
était notamment de séduire Hollywood – et a apporté
va au cinéma est une recherche du temps : du temps films s’immiscent en nous et nous tétanisent par leur
de nombreuses nouveautés techniques et trouvailles
perdu, du temps négligé, du temps à retrouver. Elle perfection formelle. Même quand les monologues phi-
visuelles qui seront reprises par d’autres (notam-
y va pour chercher une expérience de vie, parce que losophiques se font un peu longuets (Stalker, Le Sacri-
ment Fritz Lang pour Metropolis qui sortira en salles
le cinéma, comme aucun autre art, élargit, enrichit, fice), la composition des plans est toujours là pour
un an plus tard). Le projet n’est pas qu’ambitieux en
concentre l’expérience humaine18. » Pour travailler nous rappeler que le cinéma est un art magique, sans
termes de décors, d’effets spéciaux, de costumes, de qui influencera la tragédie élisabéthaine de Christopher
cette notion, il faut évidemment oublier la narrativité parler de l’utilisation fascinante du son, notamment
maquettes et de portée dramatique, mais s’attaque à Marlowe, Doctor Faustus (1592), jusqu’aux tableaux
l’un des plus grands monuments littéraires de l’histoire de Friedrich, Rembrandt ou Franz von Stuck, Murnau
16. Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, traduit du russe par Anne Kichilov avec la collaboration de Charles H. de Brantes, Paris, Philippe allemande que Johann Wolfgang von Goethe passera sa couvre toute une histoire de l’art, avec une prédilection
Rey, 2017, p. 23. vie à écrire. Plus encore, Murnau se dit que pour adap- pour le romantisme et le symbolisme (Gustave Doré,
17. Ibid., p. 307 ; p. 23 pour la citation qui suit.
ter la légende populaire qu’est Faust, il doit s’en référer Max Klinger, Franz Stassen, etc.). En effet, l’expres-
18. Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 75.
19. Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, op. cit., p. 131. à toutes les œuvres, peintures, illustrations, adaptations sionnisme a souvent pioché dans le romantisme noir
20. Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, op. cit., p. 68. musicales qui en ont découlé. Du premier livre anonyme du xixe siècle et dans les grands mythes fantastiques.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

et Mephistophélès). Même les moments légers sont film : en appeler à une banque d’images profondément village de leurs ombres, l’apparition des quatre cava-
ainsi enrobés par ces nappages ténébreux et suggèrent ancrée dans notre subconscient (comme les grimaces liers de l’Apocalypse, le voyage sur la cape du Diable, le
que tous ces personnages vont être condamnés. Car, d’Emil Jannings avec sa langue de serpent qui nous ren- vieux Faust attendant à un croisement à la lumière de
malgré sa rédemption finale, Faust est un film d’un pes- voient au Häxan de Benjamin Christensen). la pleine lune, Gretchen épuisée dans la neige posant
simisme des plus sinistre. Avec cette brillante allégorie sur la complexité de son enfant dans un berceau imaginaire, etc.). La
Après des séquences d’ouverture époustouflantes qui l’homme et les dilemmes qui l’assaillent, ce désir de preuve qu’innovations techniques et émotion peuvent
mènent au fameux pacte de sang entre le vieux Faust dépasser l’imperfection, les faiblesses et la mortalité fonctionner ensemble, d’où la pertinence d’avoir inté-
(Gösta Ekman), désireux de connaissance et d’épar- qui constituent chaque être humain, Murnau avait gré des accompagnements sonores qui font appel aux
gner les pauvres mortels de la peste, et Mephistophélès déjà en tête sa venue aux États-Unis, qui se concréti- techniques électroniques contemporaines, comme les
(Emil Jannings), le bien intentionné Faust va devenir le sera dès l’année suivante dans la réalisation d’un autre drones vibrants, maléfiques et tétanisants de Thomas
martyr même de la population qu’il veut sauver. Déses- chef-d’œuvre, L’Aurore. Même si les réactions furent Köner. Faust se révèle alors aussi inspirant qu’il avait
péré par la cruauté du monde, il cède aux plaisirs que le très contrastées à la sortie du film – tout le monde ne pu l’être à l’époque, et Potemkine s’amuse encore une
Témoignage des tourments de l’âme et d’états émo- Diable lui propose : la jeunesse, la luxure (avec l’appari- peut pas s’attaquer à Goethe ! –, Faust est devenu un fois à brouiller les repères temporels et à suspendre la
tionnels intenses, le cinéma expressionniste s’attache tion d’une femme dénudée qui avait dû créer de vives classique surtout pour ses idées visuelles brillantes réalité avec cette édition soignée et riche en contenus.
à retranscrire ces sentiments en les projetant sur le réactions en son temps) sans savoir qu’il va découvrir (les ailes de l’ange noir Méphistophélès recouvrant le
monde extérieur, et en s’éloignant de toute forme de l’amour et que cela va l’entraîner dans des tourments
réalisme. Architectures obliques, perspectives étranges, plus terribles encore. La pécheresse Gretchen (Camilla
jeu d’acteurs excessif, triomphe de l’imagination, les Horn) devient à son tour la victime d’une population
films attachés au genre décortiquent l’inconscient intolérante, brutale, lui faisant connaître le pilori puis CÉLINE ET JULIE VONT EN BATEAU (1974) de Jacques Rivette
collectif et se révèlent parfois extrêmement prémoni- le bûcher. Le recours à une imagerie religieuse (Faust
Date de sortie Blu-ray : 14 février 2018.
toires, à l’instar du Cabinet du docteur Caligari, quant en figure christique, Gretchen en Marie) semble souli-
aux maux qui allaient marquer tragiquement le siècle. Avec Juliet Berto, Dominique Labourier, Bulle Ogier, Marie-France Pisier, Barbet Schroeder (3 h 26).
gner l’injustice et l’insensibilité de ces dogmes spirituels
basés sur un manichéisme absurde et intransigeant. Genre : fantastique, comédie.
Murnau revenait avec Faust au cinéma d’épouvante Nationalité : française.
quatre ans après son Nosferatu le vampire et certaines Tous ces dilemmes entre le bien et le mal sont rendus
des séquences d’introduction engendrent des images par un travail splendide sur les ombres et les lumières. les prémices d’un cinéma des mondes parallèles qui
qui restent cauchemardesques aujourd’hui encore, Murnau laisse libre cours à son imagination pour sou- annonce le travail que mènera David Lynch des années
surtout quand elles sont soutenues par une mise en ligner les doutes et les peurs qui agitent l’Allemagne plus tard, notamment dans Mulholland Drive, ce que
musique lugubre et menaçante comme celle de Thomas d’alors. Ces villageois justiciers et intolérants en quête soulignent fort justement l’écrivain Pacôme Thielle-
Köner, que l’éditeur a choisi de mettre en avant dans le de bouc-émissaires apparaissent comme une masse ment et le cinéaste Bertrand Mandico dans les sup-
menu. Création pour l’Auditorium du Louvre, sa bande manipulée par des forces obscures, ce qui résonne de pléments de cette édition. C’est aussi la combinaison
originale s’affirme comme la plus satisfaisante, bien que façon presque prophétique dans cette période d’entre d’influences disparates, qui vont d’un humour slapstick
celle de Jacco Gardner dans un style plus planant élec- deux guerres. et burlesque à un récit néogothique de maison hantée
tronique s’en sorte plutôt bien – celle de Javier Pérez En élargissant les possibilités de la profondeur de inspiré du roman L’Autre Maison de Henry James où
de Azpeitia se contente de reprendre la partition au champ, en s’éloignant de la vraisemblance pour cher- la théâtralité mélodramatique se fait parfois très amu-
piano composée par Paul Hensel en 1927. Artiste mul- cher une vérité plus profonde, en stylisant le monde, sante. Car Céline et Julie vont en bateau est une comé-
timédia bien connu des amateurs de musiques expé- Murnau n’a pas juste proposé un spectacle basé sur die, du moins était-ce l’intention du réalisateur même
rimentales et ambient, Köner s’est fait remarquer par des grands thèmes populaires mais aussi une œuvre si on ne rit pas beaucoup. De toute façon, la durée du
ses collaborations avec Asmus Tietchens ou Nine Inch d’art exigeante, qui manifeste de son goût poussé pour De Jacques Rivette, on a surtout gardé l’image Nou- film aurait dû nous mettre sur la voie. L’intérêt du long
Nails. Il a en parallèle adapté musicalement un grand le perfectionnisme, faisant parfois rejouer les scènes velle Vague et Cahiers du cinéma avec tous les mau- métrage n’est ni dans ses gags (comme les cartons qui
nombre de films muets, et ce Faust proposé ici dans aux acteurs jusqu’à épuisement total. Il est d’ailleurs vais clichés que cela peut impliquer : un cinéma daté, répètent les mêmes phrases pour ponctuer chaque
une version enrichie est une de ses grandes réussites passionnant de voir le documentaire Le Langage des ennuyeux, prétentieux et hermétique. Pourtant, il est jour) ou les fous rires de ses deux comédiennes prin-
dans le domaine. À base de drones angoissants et de ombres proposé en supplément car, en plus des pho- passionnant de redécouvrir aujourd’hui la veine la plus cipales, Juliet Berto et Dominique Labourier (dont l’in-
textures obtenues avec des field recordings, la musique tos de tournage, croquis, maquettes, y sont exposées fantastique et « magique » de son œuvre, très bien fantilisme se révèle plutôt navrant, voire exaspérant),
s’apparente à un souffle sombre, comme émergeant les différences entre les nombreuses versions du film représentée par Duelle (1976) et ce Céline et Julie mais dans son inventivité à faire se croiser deux réalités,
de la bouche même du Diable, qui monte progressi- (la française bâclée, l’américaine très chiadée…) mais vont en bateau (1974), considéré souvent comme deux histoires, par le prisme d’un montage qui utilise
vement jusqu’à atteindre une tension incroyable – une aussi les références iconographiques et les secrets de l’une de ses plus grandes réussites. Sorti en Blu-ray, les ellipses, la répétition ou les écrans noirs. Avec des
bourrasque – dans les derniers moments du film, évo- certains trucages. De son côté, l’historienne Élisabeth en parallèle ou en combo avec le plus rare Le Pont moyens modestes, Rivette parvient ainsi à impliquer le
quant autant le son de la neige implacable que celui Brisson, dans un entretien inédit fourni dans cette édi- du Nord (1981), les deux films partagent un même spectateur dans le film et à proposer une expérience
des flammes qui brûlent les amants. Une expérience tion, apporte des éclairages précieux quant à l’évolu- décor parisien (une ville qui obsède le cinéaste depuis unique qui brasse des influences hétéroclites et origi-
sensorielle, irréelle, qui non seulement colle au carac- tion de la figure de l’homme faustien aussi bien dans la son premier film, Paris nous appartient) et un sens de nales : Lewis Carroll, Louis Feuillade, les romans-feuil-
tère allégorique et non rationnel du film, mais qui en culture populaire que dans les réseaux plus cultivés. Par l’étrange où derrière l’esthétique réaliste à première vue letons et la bande dessinée, le théâtre, le music-hall,
plus rehausse certaines séquences un peu plus faibles sa richesse picturale, le Faust de Murnau donne parfois se cache un univers qui en est tout le contraire. Céline le soap opera ou même l’histoire du cinéma, du muet
(en particulier les scènes de séduction entre Faust cette impression de déjà vu, comme si on avait déjà et Julie vont en bateau, tout comme Duelle, acquiert jusqu’au style libre de ses contemporains, en passant
redevenu jeune et Gretchen, ou entre la tante Marthe apprécié tel ou tel plan ailleurs. C’est là aussi la force du aujourd’hui une dimension qu’il n’avait pas à l’époque : par les classiques hollywoodiens.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

Demandant aux actrices de participer activement dans le monde réel comme pour rappeler que les l’impression d’une suite de scènes de vie (et de deuil)
à l’écriture du film, Rivette rend primordiaux les rôles enjeux de pouvoir ne disparaissent pas comme ça, par disparates plus que d’un tout, mais c’était sans comp-
de Juliet Berto, Dominique Labourier, Bulle Ogier et un simple coup de baguette magique. Les mondes se ter sur l’excellence des interprètes et sur l’originalité de
Marie-France Pisier. Alternant passages improvisés contaminent alors, telle une menace qui ne s’annonce ces personnalités. Des fantaisies sadomasochistes de
et séquences totalement écrites et répétées, Céline pas, car Céline et Julie aiment rire et tourner en ridi- Zdzislaw aux goûts du fils pour la musique néo-roman-
et Julie vont en bateau est en soi la confrontation de cule ces vermines en belles tenues, qui finissent par se tique – il fut un DJ très important en Pologne – et ses
deux formes de travail antithétiques. Le récit, quant à figer en poupées de cire au teint cadavérique. Construit doublages hauts en couleurs, The Last Family explore
lui, est simple au premier abord : deux jeunes femmes comme un jeu, où l’on reviendrait à la case départ pour les dichotomies entre vie privée et vie publique et fait
se rencontrent et vont vite devenir amies. Les deux redistribuer les rôles, le film se réfère constamment mouche quand il s’intéresse à toutes les bizarreries d’un
sont passionnées par la magie. L’une, Julie (Domi- au monde de l’enfance. Cela passe par les poupées, les quotidien mi-cocasse mi-pathétique.
nique Labourier), bibliothécaire, l’appréhende dans les jouets, les bandes dessinées ou le titre très comics du Programmée par Potemkine au début de l’année
livres et s’exerce parfois au tarot. L’autre, Céline (Juliet film même. Jeux de cour de récréation comme 1, 2, 2018, la sortie du film en salles a coïncidé avec une
Berto), illusionniste, la met en pratique dans un petit 3 Soleil ou Am Stram Gram, jeux de rôles, jeu de l’oie, exposition de l’artiste Beksinski à la galerie du Roi Doré
cabaret de Montmartre. Déambulant dans la ville, elles cache-cache, déguisements, la vie ici n’est qu’un jeu à Paris. Les entretiens avec Andrzej Seweryn et Jan
tombent sur une maison, au 7 bis rue du Nadir aux permanent. Et imprévisible, tout comme le film. Rivette P. Matuszynski, que j’ai eu le plaisir de diriger, en sup-
Pommes, qui ramène Julie à ses souvenirs d’enfance. affirme ainsi son goût pour l’expérimentation, tout en pléments du DVD ont donc pour décor, tout comme
En avalant des bonbons verts aux vertus magiques proposant son œuvre la plus tout public. Avec son duo dans le film, les tableaux post-apocalyptiques du maître
proches des acides (le look des actrices nous renvoie d’actrices, qui deviennent aussi parfois spectatrices, le polonais, impressionnants par le travail sur la couleur.
aux années post-hippie), elles vont faire revivre les fan- réalisateur instaure un dispositif à la fois déconcertant Plus encore, la très belle édition bénéficie d’un docu-
tômes de la demeure et le drame qui s’y est produit et de simplicité et fascinant de complexité. Céline et Julie mentaire passionnant, Les Beksinski : album de sons et
se répète alors comme dans une boucle. C’est là que le peuvent commenter le film comme nous pourrions le d’images (Marcin Borchardt, 2017), construit à partir
récit de Henry James intervient. Un riche aristocrate, faire et se repasser des séquences comme avec la télé- d’archives filmées et enregistrées, ainsi que des inter-
Olivier (Barbet Schroeder) a promis à sa défunte commande d’un magnétoscope. Elles aiment mettre views d’époque et des photographies, le tout accom-
épouse de ne jamais se remarier pour le bonheur de le souk à l’instar des héroïnes des Petites marguerites pagné d’une bande-son tout à fait appropriée – on y
leur enfant Madlyn ; mais deux femmes rivales, Camille (1966) de Vera Chytilova. Elles nous invitent parfois reconnaîtra notamment le glaçant « Be Brave » du
(Bulle Ogier) et Sophie (Marie-France Pisier), n’ont aussi à sortir du film pour mieux y entrer. Au-delà de Loin du biopic traditionnel et d’une maîtrise formelle projet californien Tropic of Cancer. On se rend ainsi
d’yeux que pour lui et l’une d’entre elles va tuer l’enfant, sa construction même – certains parlent de méta-ci- impressionnante, The Last Family fait le portrait d’une compte que l’humour très noir et tragique n’est pas
alors que la maladie et la décadence envahissent peu néma –, Céline et Julie vont en bateau a pu inspirer des famille d’artistes sur une période s’étendant de 1977 à une invention de Matuszynski mais bien le quotidien
à peu le lieu. Le but des deux copines, Céline et Julie, analyses autant féministes que politiques. On peut en 2005. Zdzislaw Beksinski, le père, peintre surréaliste, de cette famille pas comme les autres. On peut aussi
sera de sauver la petite fille de cet environnement mor- effet s’attacher aux luttes de sexes et de pouvoir, mais manie l’humour noir avec dextérité alors que son fils apprécier d’autant plus les performances des acteurs
tifère et meurtrier en pénétrant dans cette réalité pas- Rivette a surtout enfanté un film fantastique qui ne res- Tomasz, névrosé et schizophrène, fait face à son chaos de The Last Family qui ont su reproduire les gestuelles
sée pour revenir avec Madlyn dans le monde présent. semble à aucun autre, un conte de fantômes d’une rare intérieur et son incapacité sexuelle. La mère, elle, se et intonations de leurs modèles. Si Beksinski fut une
Film coloré, estival, en apparence optimiste, Céline originalité. Inventif, mystérieux et léger, Céline et Julie coltine ces deux excentriques et essaie de faire tampon. figure très importante en Pologne, son art mérite d’être
et Julie vont en bateau n’en ramène pas moins, dans vont en bateau est une expérience à vivre au moins une Basé sur les nombreuses archives vidéo et audio (re)découvert en France. Il est devenu plus célèbre
un plan qui intervient vers la fin du film, les fantômes fois dans sa vie. de Beksinski, grand artiste polonais, ce premier long à l’étranger par les nombreuses reproductions de ses
métrage de fiction de Jan P. Matuszynski tourné en peintures pour des pochettes de disques, en particu-
CinemaScope utilise le plan séquence pour mieux lier pour des groupes heavy metal, prog et gothiques.
capter l’agitation des personnages et bénéficie de S’inscrivant dans la ligne tenue par Potemkine depuis
l’expérience passée du réalisateur dans le documen- les débuts sur les portraits d’artistes, et avec le goût
THE LAST FAMILY (2016) de Jan P. Matuszynski taire. Chronique tragi-comique, domestique et un brin bien affirmé de la maison d’édition pour les plans
Date de sortie DVD : 17 mai 2018. claustrophobe – l’essentiel de l’action se passe dans séquences, le film trouve naturellement sa place au
Avec Andrzej Seweryn, Dawid Ogrodnik, Aleksandra Konieczna, Andrzej Chyra (2 h 03). deux appartements voisins –, le film aurait pu donner sein du catalogue.
Genre : biopic.
Nationalité : polonaise.

ENTRETIEN AVEC JAN P. MATUSZYNSKI La personnalité de Zdzislaw Beksinki m’intrigue depuis


LE 4 SEPTEMBRE 2017 AUTOUR DE THE LAST FAMILY. tout jeune. Il n’a jamais été mon peintre préféré mais je
connaissais bien son travail. Quand j’étais à l’école de ciné-
Pour The Last Family, vous avez fait le choix non pas de faire ma, j’avais déjà pensé à faire un film sur lui et sa famille,
un portrait du peintre Beksinski mais de toute sa famille. mais je n’avais pas encore trouvé la forme adéquate pour
L’approche est originale, car l’art et les peintures sont bien cela. Deux années plus tard, j’ai trouvé un scénario écrit
présents mais accrochés sur des murs. Ils ne sont qu’une par Robert Bolesto qui se nommait The Last Family. Je l’ai
toile de fond. Pourquoi vous être concentré sur les relations lu et j’y ai trouvé ce que je recherchais. La première fois
entre le père, sa femme et leur fils ? que j’avais travaillé sur le sujet, je ne voulais déjà pas faire

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

uniquement le biopic d’un peintre. Il y avait tellement plus cations les plus évidentes. Une autre raison peut être que on l’a choisie. Et Dawid Ogrodnik est l’un des jeunes acteurs Gustav Mahler. Et on entend aussi la radio qui provient de
qu’un portrait d’artiste dans ce texte qui démarre en 1977 Zdzislaw et Tomasz ont voulu être des cinéastes à certains les plus en vue en ce moment en Pologne. Il a joué dans Ida la chambre de la grand-mère. Dans une famille, il se passe
et s’arrête avec la mort de Zdzislaw en 2005. Les membres moments de leurs vies, mais cela ne s’est pas fait. Enfin, notamment. Il était évident qu’il serait parfait pour le rôle. tellement de choses en même temps, je voulais rendre cela
de cette famille disparaissaient les uns après les autres et Zdzislaw voulait tourner un journal intime en vidéo. On Mettre ces trois acteurs ensemble a été merveilleux, mais avec du son et de la musique.
ils vivaient tous dans un même espace constitué de deux peut le voir dans ses archives, dont certaines se retrouvent aussi risqué car on ne savait jamais ce qui allait se passer. La Je ne voulais pas non plus avoir une bande originale
appartements très proches l’un de l’autre. Et cette famille sur YouTube. Plusieurs réponses sont donc possibles, sans magie est née de là. classique, je voulais entendre ce qu’ils entendent. Pour ce
était si bizarre et intrigante. Sans compter la masse d’ar- qu’aucune ne soit plus valable qu’une autre. J’aime cette qui est du choix des morceaux, ç’a été une grande aventure
chives (lettres, journaux intimes, cassettes audio et vidéo) idée car c’est très cinématographique. Comment voyez-vous le rôle de la mère, plutôt occulté par d’explorer les programmes radiophoniques de Tomasz. Il
qui témoignent de leur vie au quotidien. Cette histoire m’a l’histoire jusqu’à présent ? avait des goûts sûrs. Il a amené en Pologne tout le mou-
happé, elle était si touchante pour moi que je me suis dit Quant au choix des plans séquences… Zdzislaw et Tomasz étaient des figures connues en Pologne, vement néo-romantique, y compris les premiers morceaux
que je pouvais passer trois ans à essayer d’en faire un film. Quand j’ai commencé à penser au film, je ne voulais pas souvent présentes dans les journaux. Zofia restait plutôt de Depeche Mode. « Dancing with Tears in My Eyes » était
La chose importante, c’est que je suis un réalisateur et je qu’il y ait trop de plans, un peu dans un esprit documen- derrière le rideau. On avait peur qu’elle soit effacée par une chanson importante pour lui. « Night in White Satin »
cherchais vraiment à ce que ce soit quelqu’un d’autre qui taire. J’aime beaucoup les prises longues chez Paul Thomas leurs personnalités dans chaque scène. En fin de compte, de Moody Blues a été ainsi choisi parce que c’est un mor-
s’occupe du scénario. Anderson ou Martin Scorsese. C’était pour moi une histoire elle est très normale, n’a rien de foutraque. On peut facile- ceau qu’il jouait dans ses programmes radio trois ans après
de famille, donc je ne voulais pas souligner un personnage ment comprendre ses sentiments, ses tracas. la disparition de sa mère. Presque toutes les chansons du
Zdzislaw Beksinski était passionné de technologie et archi- plus qu’un autre. C’est aussi pour cela que j’ai choisi le Cine- film ont leur histoire. On sait de source sûre que Zdzislaw
vait tout, donc vous vous êtes pas mal servi de ce qui exis- maScope même si c’est une histoire très intime, afin que Zdzislaw et Tomasz possèdent chacun une face sombre et et Tomasz adoraient tous les deux « Song to the Siren »,
tait. La limite devient alors floue entre documentaire et toute la famille puisse apparaître dans le cadre. Je voulais une face plus drôle. cette grande reprise faite par This Mortal Coil. Les paroles
fiction. Est-ce de la vérité documentaire tournée comme avoir cette perspective épique à l’intérieur d’un cadre très Nous en avons beaucoup parlé avec les acteurs et le scéna- sont liées en quelque sorte à l’histoire du film. Quand je
de la fiction ou une fiction qui ressemble à un documen- intime. D’un autre côté, un cut dans le film correspond à riste. Les deux m’intéressaient car chaque être humain a ses l’ai entendue, je savais que je voulais cette chanson pour
taire ? Quelles sont vos propres relations à la fiction et au une ellipse. Parfois c’est court, parfois cela représente moments lumineux et ses heures les plus sombres. Les simi- conclure le film. Mais elle a été difficile à obtenir, le seul film
documentaire ? des années. litudes entre le père et le fils m’intriguaient. Quand on les ayant pu s’en servir était Lost Highway – et David Lynch avait
Je suis très connecté au cinéma documentaire et j’avais voit la première fois ils diffèrent l’un de l’autre. La noirceur déjà souhaité l’utiliser pour Blue Velvet. Les ayants droit et
pensé à l’histoire comme à un documentaire. Mon film pré- Les acteurs offrent des performances habitées. Était-ce un de Zdzislaw est totalement contrôlée, pas celle de Tomasz. le groupe ont d’abord dit non. J’ai pensé alors mettre un
cédent se nomme Deep Love et c’est un documentaire, mais défi de travailler avec des comédiens aux parcours très dif- Et en tant que personnage, Zdzislaw est le témoin de toute morceau de Lisa Gerrard : sans être pareil, on ne s’éloignait
je l’avais tourné presque comme une fiction car j’ai eu cette férents ? Avez-vous beaucoup répété ? la désintégration de Tomasz. Comme l’histoire est plutôt pas trop non plus. Mais cela ne collait pas. Du coup, j’ai fait
opportunité de rencontrer le personnage principal au préa- Oui, le casting et la préparation des acteurs ont été assez sombre, nous recherchions les moments de comédie ou une seconde tentative et j’ai écrit une très longue lettre à
lable. J’ai pu le suivre et la force narrative était comme celle longs. La pré-production a pris plus de dix-huit mois. Je de légèreté. Je connaissais le peintre Beksinski depuis très la compagnie. Je leur ai expliqué que ce n’était pas parce
d’une fiction. Avec The Last Family, c’était le contraire. Il y n’avais pas de noms d’acteurs en tête. On y a beaucoup longtemps mais la première fois que j’ai lu le scénario, j’ai que c’était une jolie chanson pour clore le long métrage,
avait tellement de faits réels que nous pouvions les recréer réfléchi et un soir, j’ai eu l’idée d’Andrzej Seweryn. On l’a été très surpris par cet humour noir présent dans la famille. mais parce que c’était la seule chanson que le père et le fils
en trouvant le bon contexte et sous-texte, et c’est ce qui rencontré avec mon producteur, et après plus d’un mois de Tomasz a été le meilleur traducteur de Monty Python’s aimaient en commun. Je me souviens avoir envoyé un lien
en ferait un bon film. Personnellement, je ne vois pas de répétition, on s’est dit que c’était probablement lui. Mais Flying Circus, et quand j’ai lu le scénario, cela m’a sauté aux vers le film en rough cut, et ils ont dit OK. Je suis heureux
grandes différences entre le documentaire et la fiction, je comme c’était l’histoire d’une famille, que nous n’avions pas yeux. On a voulu intégrer un extrait du sketch sur l’Inquisi- d’être la seconde personne à l’utiliser dans un film après
cherche juste à faire de bons films, que ce soit de la fic- encore trouvé les acteurs pour les autres rôles, je n’étais pas tion espagnole mais nous n’avons pu obtenir les droits. David Lynch.
tion ou du documentaire. Le scénario de Robert était aussi sûr à 100 %. On lui a dit qu’on avait besoin de temps et cela
plus postmoderne que le film et j’ai d’abord pensé l’histoire a pris près de six mois avant de lui donner confirmation. Le Les extraits musicaux sont importants dans le film et nous Zdzislaw devient parfois plus observateur de sa vie et de
avec pour base ces archives. C’est sans doute la famille sur moment magique est apparu lors d’une scène : au milieu du sentons qu’il existe des histoires secrètes derrière des ceux qui l’entourent avec son désir de tout archiver et fil-
laquelle on trouve le plus de documentation au monde ! film, Zofia parle avec Tomasz et il confie ses problèmes avec choix comme « Song to the Siren » de This Mortal Coil, mer. Pensez-vous que le rôle du metteur en scène est plus
Beksinski a commencé à enregistrer ses proches sur un les filles. C’est une re-création exacte d’une conversation « Dancing with Tears in my Eyes » d’Ultravox ou « From Her d’observer comme Zdzislaw ou d’être plus impliqué émo-
magnétophone en 1957, un an avant que Tomasz naisse. qui, dans la vraie vie, a pris presque deux heures. Nous en to Eternity » de Nick Cave… Comment avez-vous sélectionné tionnellement dans l’action ?
Il enregistrait quasiment tous les jours et les archives sont avions retranscrit tous les mots. Je me souviens que David ces chansons ? Certains morceaux sont d’ailleurs associés à Je ne sais pas, probablement les deux à la fois. Dur de dire
impressionnantes ! Pour moi, il était impensable de ne pas y qui joue Tomasz m’a appelé un soir et m’a dit que la scène d’autres films (Les Ailes du désir, Lost Highway). ce qui est le plus important… Bien qu’il ait touché à toutes
recourir. D’où le choix de l’esthétique documentaire. était probablement trop courte dans le film. Deux jours Zdzislaw et Tomasz écoutaient des tonnes de musique. formes d’art, Zdzislaw n’a jamais eu l’intention d’enregis-
après, j’ai voulu m’asseoir avec les trois acteurs et Robert, Comme on peut voir dans le film, les murs de l’appartement trer quoi que ce soit pour faire œuvre d’art. C’était plus de
Qu’est-ce qui poussait Zdzislaw à tout enregistrer ? le scénariste, à qui j’avais donné l’intégralité du texte qui sont couverts de CD et de vinyles. Tomasz faisait de la radio, l’ordre de l’information, de l’intime, juste pour lui.
Il y a plusieurs réponses à cette question. J’en aime cer- faisait dix-huit pages en police toute petite. Et ils ont com- donc rien de plus normal. Zdzislaw était aussi un fan de
taines. L’enregistrement vidéo ou audio serait une manière mencé à lire toute la conversation. Après trois ou quatre musique depuis son plus jeune âge et ils se disputaient tou- Cela me fait penser à l’un de vos propos : « L’acteur est
de contrôler le monde. Ce que tu vois dans la caméra c’est pages, ils sont vraiment devenus la famille en temps réel. jours sur ce qu’ils voulaient écouter. J’ai un peu simplifié en aussi un cinéaste. » Quelle était votre pensée quand vous
quelque chose que tu peux contrôler. Pendant des ques- C’était un moment incroyable et là j’ai su que c’était bon. la matière au regard de la vraie vie. J’ai décidé de réserver avez dit cela ?
tions-réponses après la projection du film, les gens disent Tous les trois sont très différents. Andrzej est un perfection- la musique classique pour Zdzislaw – alors qu’il n’écoutait Je ne me souviens pas l’avoir dit mais je suis assez d’accord.
qu’il était un salaud, un égoïste car on ne le voit jamais pleu- niste, il a beaucoup tourné, notamment avec Andrzej Wajda. pas que ça – et tout le reste est de la musique moderne J’aime parler avec chaque membre de l’équipe autour d’une
rer ou ce genre de choses. Zofia oui, lui non. Quand on le Il a fait des choses merveilleuses pour le théâtre à la fois en en lien avec Tomasz. Cela crée des tas de petits conflits table, peu importe que ce soit le directeur de la photogra-
voit filmer sa femme après sa mort, c’est parce qu’à mes polonais et en français. C’est quelqu’un de très reconnu ici. dans le film. Quand Piotr Dmochowski est à l’appartement, phie, le scénariste ou les acteurs. Je comprends l’idée que
yeux il est tellement terrifié par la situation qu’il ne peut que Aleksandra Konieczna a beaucoup joué au théâtre mais elle Tomasz a son casque et il écoute de la musique rock ; de l’acteur soit comme un réceptacle pour le metteur en scène,
la filmer. Cela apporte une autre perspective que les expli- n’était pas très connue en tant qu’actrice de cinéma quand son côté, Beksinski passe dans sa chambre la symphonie de mais j’aime surtout entendre ce qu’il pense de la scène ou

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

qu’il expose ses idées. Un acteur est aussi un cinéaste car il être mis en avant et soulignés avec une date. Cela nous a L’ARGENT (1983) de Robert Bresson
donne vie, il est la première étape par laquelle passent les pris beaucoup de temps, le scénariste, le monteur et moi
Date de sortie DVD/Blu-ray : 3 juillet 2018.
émotions. On peut le diriger mais il/elle est celui/celle qui avant de nous décider vraiment. Nous voulions une bonne
offre son âme à l’écran. J’aime vraiment travailler avec les Avec Christian Patey, Sylvie Van den Elsen, Michel Briguet, Caroline Lang (1 h 24).
structure dramatique pour l’histoire et les personnages. Le
acteurs. On peut apprendre tellement d’eux, en particulier scénario commençait en 1977 et il était évident que l’année Genre : drame.
quand on côtoie quelqu’un comme Andrzej Seweryn. Il avait 2005, quand Beksinski fut assassiné, allait être incluse dans Nationalité : française.
presque soixante-dix ans quand il a commencé à se préparer le film. Mais entre ces dates, quels moments privilégier ? Les trahisons, mensonges, vols et meurtres. Hypocrisie,
pour son rôle. Il est donc bien plus âgé que moi et il apporte dates que l’on voit sur les cassettes vidéo ont été retraitées égoïsme, cupidité, désespoir, tout dans le film n’est
tellement de perspectives différentes sur tout. J’ai vraiment pour le film. Nous savions que ces événements s’étaient que la conséquence de ces échanges de billets. Même
adoré les préparatifs pour ce film qui, en définitive, sont déroulés mais nous ne savions pas la date exacte. Alors nous le finale sanglant semble inéluctable, pas de retour en
peut-être plus importants pour moi que le produit fini. avons utilisé des dates de naissance de certaines personnes arrière possible. L’argent a détruit nos âmes et les a
de l’équipe. Le 30 septembre 1985 correspond par exemple aliénées, tout cela aboutissant à des actes insensés et
Un thème important du film relève de la fatalité, de la mort. à la date de naissance du directeur photo.
Certains ont évoqué une malédiction familiale, peut-être nihilistes.
causée par la noirceur de l’imagination du père. Que pen- Quels ont été les cinéastes qui vous ont donné envie d’en Ce qui frappe avant tout, c’est l’énergie du film et la
sez-vous de tous les mythes et rumeurs sombres autour du devenir un vous-même ? tension qui s’en dégage, jamais aussi forte dans les films
peintre et de l’histoire tragique de sa famille ? C’est assez difficile à dire car j’ai commencé à regarder des précédents du maître. On pourrait même y voir une
C’est l’interprétation la plus simple que l’on puisse avoir, films vraiment très jeune. J’en ai vu des tonnes. Il y a bien anticipation du Elephant (1989) d’Alan Clarke, de Tu
c’est pourquoi elle n’a pas ma préférence. J’aime quand l’art sûr ceux dont j’attends les nouveaux films avec impatience : ne tueras point (1988) de Krzysztof Kieślowski, de Cut-
fait réfléchir. Quand on voit les peintures de Beksinski, elles Martin Scorsese, Paul Thomas Anderson, Michael Haneke… ting Moments (1997) de Douglas Buck et de certains
recèlent certes de la noirceur mais on perçoit aussi beau- Je pourrais en citer beaucoup. Stanley Kubrick était un des premiers films de Michael Haneke, avec toujours
coup d’humour noir et d’autres couches d’interprétations maître. Je suis quelqu’un qui aime revoir les films à de ce minimalisme glaçant et cette épure propre à Bres-
possibles. Je voulais obtenir la même chose avec le film car nombreuses reprises. J’en ai vu certains au moins soixante son, froide comme un couperet. C’est d’autant plus
je n’y vois pas qu’une histoire sombre. La fin y est presque fois, et je comprends pourquoi Quentin Tarantino a appris remarquable que le cinéaste avait quatre-vingt-deux
heureuse puisque chaque personnage obtient ce qu’il pro- tellement de choses sur la fabrication des films quand il tra- ans au moment où il réalise cette œuvre d’une moder-
jetait. Tomasz voulait se suicider et il finit par y parvenir ; vaillait dans un magasin de location de vidéos. J’apprécie nité incroyable. L’histoire peut se résumer en quelques
Zofia voulait partir en premier et c’est ce qui s’est produit ; bien sûr des cinéastes polonais comme Polanski, Kieślowski, lignes. Des adolescents de bonne famille refilent trois
Zdzislaw fantasmait sur l’idée d’être tué. Si tu vois les choses certains films de Wajda, mais je ne pourrais pas citer des faux billets à un photographe qui les refourgue à un
sous cet angle, elles ne se limitent plus à une vision tra- films influents pour moi. livreur, Yvon. Alors que ce dernier règle sa facture
gique et sombre. J’ai lu il y a deux semaines un commen- au restaurant, il est accusé d’escroquerie. Par le faux
taire sur Seven de David Fincher, Le Silence des agneaux et Qu’en est-il de l’état de santé du cinéma polonais témoignage du photographe, il atterrit en prison, perd
d’autres histoires très sombres étaient mentionnées. Toute aujourd’hui ? son emploi, se retrouve impliqué dans un braquage
l’interprétation tournait autour de la lumière au sein des C’est une période intéressante, beaucoup de bons films sont Paru en parallèle à la restauration 2K de Pickpocket de banque, et la descente aux enfers ne fait que com-
ténèbres. Pour moi, faire des films pose plus de questions sortis ces trois ou quatre dernières années, sélectionnés (1959) et inaugurant un long et grand travail sur les mencer. Sa fille meurt, sa femme le quitte, il tente
que cela ne donne de réponses ; c’est la fonction de l’art. dans certains des plus grands festivals au monde. Et je ne films de Bresson (Procès de Jeanne d’Arc, Au hasard une overdose jusqu’à commettre l’irréparable. Très
parle pas que de Ida. Chaque année, le public des salles de Balthazar, Mouchette…), L’Argent entretient de nom- chorégraphique, cette chute est celle d’un innocent,
Vous avez dit qu’« un bon film est un bon spectacle ». Vous cinéma augmente, mais rien n’est gagné. Je ne sais pas ce breux points communs avec cette œuvre antérieure mise en parallèle avec son double cynique, Lucien, le
aspirez à divertir le spectateur ? que nous réserve la suite avec le gouvernement qui a chan- mais s’affirme aussi comme l’apogée d’un cinéaste petit escroc aux grandes idées à l’origine de cette spi-
J’ai dit cela mais pour moi Le Ruban blanc de Michael gé et qui a des idées différentes sur la question du cinéma. en pleine maîtrise de son art. Dans la veine sombre rale de malheurs. Comme chez Flannery O’Connor, la
Haneke est du grand spectacle. Il y a une sorte d’arène pour Nous verrons, mais ce serait dommage de perdre ce qui a et désabusée du précédent Le Diable, probablement rédemption sera offerte à Yvon à la fin (tout comme
l’histoire et on y pénètre par le biais d’une grande palette été construit ces trois ou quatre dernières années. (1977), le dernier film de Bresson questionne aussi dans Pickpocket), mais la mécanique destructrice reste
d’émotions. Ce n’est pas que du divertissement, on y trouve l’emprise du Mal sur le monde moderne et opte pour inébranlable et plus forte que tout.
beaucoup plus de choses. Mais les leçons sur la vie au ciné- Quelles seraient les leçons principales que vous avez tirées une logique cauchemardesque, bien en accord avec le
ma ne m’intéressent pas. de ce tournage ? style Potemkine. La dimension elliptique de la narra-
Qu’il est bon de croire en soi et d’être à l’écoute de ses tion renvoie elle-même à un mauvais rêve, nous fai-
Comment avez-vous travaillé le temps et la chronologie émotions. Il y a tellement de décisions que j’ai prises parce sant passer d’un espace à l’autre juste par la fluidité
dans le film ? que je pensais que c’étaient les bonnes. Je me sens plus du montage. Inspiré par une nouvelle de Tolstoï (« Le
La plupart des films faits en Pologne qui se situent dans ces confiant dans mes idées. Le film a été sélectionné parmi les faux billet » ou « Le faux coupon »), le film doit aussi
années-là mettent en scène d’importants moments histo- cinquante meilleurs pour le Prix du cinéma européen. Il a beaucoup à une influence majeure pour le cinéaste,
riques du pays ou du monde. Je ne voulais pas inclure la été montré dans tellement de festivals, ce qui est impor- Dostoïevski, et peut-être encore plus à Beckett tant
chute du mur de Berlin ou la guerre civile en Pologne dans tant pour moi. 500 000 personnes ont vu The Last Family en il pose un regard absurde sur l’existence, elle-même
le film car je savais que cette famille ne s’en préoccupait pas Pologne, ce qui est énorme pour ce genre de films. Cela me broyée par ce que Bresson considère comme l’origine
trop. Je me suis alors demandé quels moments pouvaient rend heureux car j’aime vraiment ce que je fais. de tous les maux : le capitalisme. L’argent se propage
ici comme un virus, contaminant tous ceux qui le
—— ■ —— touchent et le désirent, provoquant dans son sillage

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

Plus que jamais, le style robotique des acteurs nous prouve ainsi avec une efficacité indéniable que ces
fait comprendre qu’ils sont au service du sujet du film, « modèles » ne sont que des moyens pour atteindre ce
évitant le pathos qui pourrait être insupportable avec qui l’intéresse : la vérité de l’âme humaine. Et sa méta-
un tel sujet. Leurs phrases répétées sur un ton mono- physique passe par la forme et un montage millimétré.
tone atteignent ici une forme d’incantation, soulignant Chaque mouvement est pensé, chaque geste découpé,
un peu plus l’aspect presque irréel du film, comme issu engendrant une intense sensation de mystère, comme
d’un cauchemar. Plus encore, c’est le caractère déshu- si tout était dicté par des forces supérieures et machia-
manisant du capitalisme qui trouve un écho dans ces véliques. Bresson parlait de ses films comme des essais
êtres qui reçoivent le désespoir avec autant d’émotion et cette expérimentation obtiendra le Grand Prix du
qu’ils reçoivent une lettre. Une attitude d’automates cinéma de création à Cannes en 1983 – la moindre
qui touche toutes les strates de la société. Bresson des choses.

LE CUIRASSÉ POTEMKINE (1925) de Sergueï Eisenstein


Date de sortie DVD/Blu-ray : 4 décembre 2018.
Avec Alexandre Antonov, Grigori Alexandrov, Vladimir Barsky (1 h 09).
Genre : drame, guerre, propagande.
Nationalité : russe. d’Octobre 1917, Le Cuirassé Potemkine transcende Étienne Jaumet, a exploré à travers une interprétation
une histoire assez caricaturale, et à laquelle il est dif- qui remonte aux débuts de la formation. Suivant le
À la fois film de propagande bolchevique et œuvre Del Rey & The Sun Kings (2007) et Zombie Zombie ficile d’adhérer (n’oublions pas qu’il s’agit du film de découpage en cinq actes, ils proposent cinq pièces à la
d’avant-garde dont le montage et le rythme ont profon- (2009). Les formations, habituées aux liens entre propagande du régime soviétique le plus efficace qui fois en accord avec leur univers sonore et en adéqua-
dément marqué l’histoire du septième art, le deuxième musique et cinéma, ont su adapter leurs univers à cet soit et que même Goebbels en était admiratif), par un tion avec les vœux d’Eisenstein. Même s’ils utilisent des
long métrage de Sergueï Eisenstein a pu figurer parmi exercice périlleux et le résultat est enthousiasmant. sens du mouvement époustouflant. Eisenstein travaille instruments à vent (saxophone, flûte) ou des boucles
les titres en tête des classements des plus grandes Divisé en cinq actes (Des vers et des hommes, la géométrie des lignes et des formes bien en accord et sons atmosphériques, les basses électroniques et
réussites du cinéma. La scène mythique de l’escalier Drame dans la baie de Tendra, Un mort réclame jus- avec cette histoire dont le personnage principal est les toms de batterie pulsent jusqu’à atteindre chaque
d’Odessa reste l’un des moments les plus célèbres et tice, L’escalier d’Odessa, Rencontre avec l’escadrille), tout de même un cuirassé ! On comprendra aisément fois une densité et une puissance haletante résonnant
cités de la période du muet. Or, cette édition n’a pas Le Cuirassé Potemkine suit une trame assez simple : pourquoi cette fascination pour les machineries inspi- avec les découpages-choc du cinéaste, qui cherchait
attiré notre attention parce qu’il s’agit de la version la l’insurrection de marins qui refusent de manger de la rera à Del Rey & The Sun Kings, projet américain mené à en mettre plein la vue à ses spectateurs et à parler
plus complète jamais sortie à ce jour en combo Blu- viande infestée de vers, cette mutinerie ayant pour par Jackson Del Rey/Philip Drucker (Savage Republic, directement à leurs sens et à leurs perceptions. Fran-
ray + DVD, ou parce que la copie restaurée y est de issue tragique la mort de Vakoulintchouk, le meneur de 17 Pygmies), tout un travail autour des boucles, des çois Albera parle d’ailleurs de la caméra-poing, celle
toute beauté, ou parce que le packaging métallisé et la rébellion. Au port d’Odessa, la foule venue accueillir percussions martiales, des drones et des mécaniques qui donne des coups et qui martèle. Pourtant, Zombie
tactile rend grâce comme jamais au film d’Eisenstein, l’équipage transporte le corps et compte se venger de rythmiques, intégrant sonars et code Morse. Alternant Zombie n’en font pas des tonnes dans le dramatique,
mais parce que nous avons été subjugués par ce tra- la tyrannie tsariste, mais les soldats de la garde impé- ces parties industrielles avec des passages plus solen- au contraire de la partition symphonique, complexe et
vail d’édition nous replongeant dans tout le cinéma riale abattent hommes, femmes et enfants sur les nels et inquiets où les nappes de violons se superpo- parfois pompière d’Edmund Meisel. Leur adaptation
révolutionnaire russe des années 1920, proposant un marches de l’escalier interminable à l’entrée de la ville. sent, évoquant le flot des vagues qui échouent sur le reste assez subtile – même si le terme peut étonner
véritable manuel d’étude en soi, pensant notamment Les libérateurs arriveront après le massacre, marquant bateau, Del Rey & The Sun Kings ont travaillé autour pour un tel film – et décalée (les voix samplées en
l’adaptation musicale de ce classique au travers de la Révolution russe de 1905. de différents thèmes récurrents, piochant autant dans anglais dans la troisième partie). On sent bien que
trois interprétations sonores très différentes, chacune Film de commande pour commémorer les vingt les sonorités modernes qu’anciennes – la musique qui Zombie Zombie ou Del Rey & The Sun Kings ont un
passionnante. ans de cette insurrection qui a anticipé la Révolution accompagne le personnage de Vakoulintchouk semble recul par rapport au sujet que peut-être Edmund Mei-
L’édition comprend aussi bien des documentaires presque médiévale. Les arrangements néoclassiques sel avait moins à l’époque, et qu’ils assument pleine-
(L’Utopie des images de la révolution russe d’Emma- ou les passages plus mélancoliques et funèbres (à leur ment leur subjectivité.
nuel Hamon, Naissance d’un cinéma révolutionnaire paroxysme dans le quatrième acte) ne se contentent Il est intrigant de savoir que Michael Nyman ou
de Luc Lagier, Survivance et antécédents du Cuirassé pas de suivre le découpage mais soulignent la misère, la Pet Shop Boys ont aussi fourni leur propre interpré-
Potemkine : Eisenstein au miroir de Zamiatine par Fran- pauvreté et le désespoir d’une population asservie qui tation musicale du Cuirassé Potemkine et on serait
çois Albera et un documentaire allemand sur l’histoire ne peut que s’insurger pour atteindre la dignité, quitte bien curieux de les entendre, car c’est là tout le tra-
de la restauration du film, Sur les traces du Cuirassé à être fusillée. Eisenstein disait qu’il ne souhaitait pas vail inspirant qu’ont fourni les éditions Potemkine : en
Potemkine), la version sonore allemande censurée de que les mélodies suivent l’action mais qu’elles créent comparant les différentes partitions, on se rend bien
1930, un entretien brillant de plus d’une heure avec la tension. compte que certains aspects, images ou scènes du film
François Albera, spécialiste de l’avant-garde russe de Le réalisateur était aussi fasciné par le rythme et il acquièrent plus ou moins de force. L’esprit s’attarde
l’époque, et trois bandes-son originales : celle d’ori- voulait que la partition qui accompagne son film en alors sur la séquence du début du film où les corps
gine d’Edmund Meisel en 1926 et celles, plus contem- fasse grand usage. C’est cette dimension que le projet musclés des matelots sont étendus sur des hamacs. Ne
poraines et en adéquation avec nos sensibilités, de français Zombie Zombie, créé par Cosmic Neman et sont-ils pas en train de se réveiller d’un long sommeil ?

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

Le film serait-il une renaissance pour eux, comme si (à laquelle Brian De Palma rendra hommage dans Les Potemkine, à l’occasion d’une rétrospective Eisenstein, me CN : Plusieurs émotions véhiculées par le film corres-
le cuirassé était une matrice d’où une nouvelle vie est Incorruptibles ou Terry Gilliam dans Brazil), pour finir semble-t-il. pondent à ce qu’on aime vivre dans notre musique. On
prête à naître ? Ou alors ne traversent-ils pas le film par les trouver tout aussi fascinantes. EJ : On avait le choix entre plusieurs films d’Eisenstein et on apprécie d’amener quelque chose très lentement. Quand il
comme dans un état de demi-sommeil ? Le Cuirassé Manifeste du « montage-attraction » et de l’esthé- a retenu Le Cuirassé Potemkine. y a la mutinerie par exemple, il prend son temps même si
Potemkine ne serait qu’un mauvais rêve où les images tique d’une époque du cinéma russe, objet spectacu- CN : C’était pour une soirée à la Cité de la Musique, ensuite le montage peut paraître saccadé par moments. Les scènes
cauchemardesques fusent (les asticots qui grouillent laire dont les expérimentations formelles et techniques on l’a joué plusieurs fois, à Londres au British Film Institute, sont quand même assez longues pour arriver à quelque
en gros plan sur la viande pourrie, l’enfant tué et pié- ont marqué un siècle de cinéma, Le Cuirassé Potemkine au Jersey Film Festival avec l’écran sur un remorqueur et les chose. Dans notre musique, on se plaît à développer le
tiné, le hurlement de la dame âgée aux lunettes brisées est un incontournable, maintes fois censuré dans de gens qui étaient sur le quai. rythme lentement pour peu à peu donner de la puissance,
qui inspira tant les visions d’horreur de Francis Bacon, nombreux pays car jugé dangereux pour maintenir EJ : Il caillait mais visuellement c’était extraordinaire de et il y a ça dans le cinéma d’Eisenstein.
etc.) ? Et pourquoi ne parle-t-on jamais de l’homo-éro- « l’ordre public et la sécurité ». Symphonie visuelle jouer au milieu des lumières du port. Un film sur un port
tisme de cette séquence ? Les censeurs avaient, cela d’une urgence et d’une énergie folles, l’œuvre n’a rien projeté au milieu du port ! Les images ont-elles dicté l’instrumentarium électronique
dit, d’autres chats à fouetter avec les actes de bruta- perdu de sa virtuosité. S’il ne fallait posséder qu’une CN : Comme on a pas mal tourné avec, Nils l’a vu et il a déci- que vous avez utilisé ?
lité qui jalonnent le film. Mais Le Cuirassé Potemkine seule édition, ce serait de loin celle-ci qui n’en reste dé de l’éditer en supplément. Mes parents sont professeurs EJ : Non, on a fait la musique avec ce qu’on avait. Peut-être
demeure une œuvre à voir et revoir, et comme dans pas au film mais explore tout l’art révolutionnaire des de russe, ils ont été ravis que le DVD sorte ! des gongs, parce qu’à un moment il tape sur une cloche.
cet exemple, l’esprit, porté aussi par la musique, va années 1920, tout en proposant des partitions musi- CN : C’était à nos débuts, notre son était énergique alors.
pouvoir s’attarder sur des scènes moins marquantes au cales qu’on a envie d’écouter encore et encore pour Entre la première création et cette version actuelle, j’ima- Nous n’étions que deux, il n’y avait pas encore Doc Schon-
premier abord que celle du landau qui dévale l’escalier en découvrir toutes les richesses. gine que cela a dû un peu évoluer. berg qui joue des percussions et de la trompette. Mais pour
CN : Il s’agit d’un enregistrement live, ce qu’on trouve bien le concert à Jersey il était là, c’était l’une des premières fois
parce que cette musique n’a jamais été enregistrée en stu- qu’il jouait avec nous.
dio. Elle n’existe que sur ce DVD/Blu-ray et le son est vrai-
c’était un film en marge, qui invite à la rêverie, avec un vrai ment bon. C’était votre premier ciné-concert ?
ENTRETIEN AVEC ZOMBIE ZOMBIE CN : Oui.
parti pris artistique dans l’image comme dans le son.
RÉALISÉ LE 4 OCTOBRE 2018. Chez Eisenstein, le travail de montage rythmique des images
CN : Ce qui est très difficile à Paris, et sans doute ailleurs, EJ : On n’avait pas encore fait l’hommage à John Carpenter,
c’est que, comme nous sommes catalogués « musique », on est important. Comment l’avez-vous pris en compte ? c’était notre premier essai lié à l’image.
Comment avez-vous croisé le chemin de Potemkine ? EJ : Le film est découpé en actes avec des tableaux précis.
a eu beaucoup de mal à faire venir les personnes à cette
Etienne Jaumet : C’est tellement ancien, tu t’en souviens ? On a suivi ce découpage, en développant de longs morceaux Que vous a appris cette aventure musicale sur Le Cuirassé
soirée. C’était gratuit et les conditions étaient bonnes, mais
Cosmic Neman : C’est une bonne question. On a des rela- le public était réduit. Dommage, car ce n’est vraiment pas d’ambiance pour chacune des longues parties, d’en retrans- Potemkine, vu que c’est une direction que vous avez pas
tions avec la famille parce que le frère de Nils, Joakim, a un film que les gens ont vu quinze mille fois. Kenneth Anger crire les émotions comme la panique, la vitesse… On s’est mal suivie par la suite ?
produit deux disques de Zombie Zombie. Nils connaît bien encore, je peux comprendre. laissé porter par le flot des images, plutôt que caler des sons EJ : On se demandait si on allait réussir à relever le défi.
aussi Gilbert, le boss de notre maison de disques, Versatile, EJ : Les milieux sont plutôt cloisonnés et Nils n’a pas peur au millimètre. De toute façon, ce n’est pas notre manière Notre musique allait-elle coller à cet univers vieux de près
qui est un ami proche. de rapprocher musique et cinéma. Mais ces deux mondes de fonctionner. On n’est pas assisté par ordinateur, on ne d’un siècle ? Nous ne voulions pas être invasifs, plutôt faire
se rencontrent assez peu. Organiser une séance de cinéma se cale pas sur un timecode, on ne joue qu’avec des ins- en sorte que la musique laisse place à l’imaginaire. On a
Il y a eu des collaborations précédentes avec Potemkine, dans une salle de concert, cela reste bizarre dans l’esprit truments. On s’installe de manière à voir les deux, le public réalisé qu’on y parvenait bien, ce qui nous a encouragés à
notamment à la Gaîté Lyrique où vous avez fait un ciné- des gens. et l’écran, pour faire lien en quelque sorte, car on nous vivre d’autres expériences de ciné-concerts et à réaliser des
concert sur Jean Painlevé le 8 janvier 2016. voyait jouer. Notre liberté est ainsi plus grande, à deux nous musiques de films par la suite.
CN : On l’a refait pour fêter les dix ans de la boutique, En parlant des musiques de films, vous en faites de plus en improvisions, les choses variaient d’une fois sur l’autre. Cela CN : C’est une bouffée d’air de travailler l’image. On fait des
mais la première fois c’était à l’initiative de l’Auditorium du plus (L’Heure de la sortie, Irréprochable, Loubia Hamra…). tombait bien parce que les versions projetées n’étaient pas disques, des concerts, un peu toujours la même chose, et
Louvre et de Rubin Steiner. On devait choisir un artiste et Mais Le Cuirassé Potemkine est une création qui date, cela toujours les mêmes. Sans cette souplesse qui était la nôtre, ça fait du bien de se retrouver ainsi dans le cinéma. Notre
notre choix s’est porté sur Jean Painlevé. La Gaîté Lyrique a doit remonter à 2009-2010. Vous étiez alors influencés par ç’aurait été impossible. musique étant instrumentale, elle est plus suggestive à
une salle avec des écrans à 360°, ce qui permet une réelle la musique de films d’horreur ou plutôt proches de la veine CN : Nils a sorti une version qui n’est pas celle sur laquelle l’écran – et en elle se dégage notre amour des musiques de
immersion – dans l’eau puisqu’ils passent des films scienti- plus planante Seventies à la Herzog ? on a joué. Il a fallu qu’on remonte un peu la musique. films. Je pense que le cinéma s’est intéressé à nous pour
fiques sur le monde sous-marin. EJ : C’est sûr que c’est notre esthétique. EJ : Comme elle était plus courte, il a suffi de raccourcir la ça. On a comme réaliser un rêve. Ce n’était pas gagné car
CN : C’est ce qui nous a plu avec les films de Sébastien musique pour quelques scènes. tout est bien séparé en France : d’un côté ceux qui font les
Plus récemment, le 11 mai 2017, vous aviez carte blanche à Marnier et de Narimane Mari, ne pas écrire de la musique CN : Ce n’était pas le même nombre d’images par seconde, musiques de films, de l’autre ceux qui font des concerts
la Machine du Moulin Rouge et vous avez projeté des films trop référencée film d’horreur. Évidemment Le Cuirassé donc ça décalait… et des disques. C’est un peu toujours les mêmes qui font
de Kenneth Anger et Dead Slow Ahead dans le cadre de Potemkine nous a marqués, comment ne pas s’y atteler ? les musiques de film, on les voit un peu trop souvent à
Zombie Jamboree. C’est un film tellement moderne, tellement avant-gardiste ; Quels ponts avez-vous trouvé entre votre univers sonore mon goût.
EJ : On nous a donné trois jours de programmation : le pre- on a envie de mettre de la musique encore plus moderne bien identifié, plutôt hypnotique, et ce film-là ?
mier consacré à la musique, aux concerts ; le deuxième à la dessus et c’est très excitant. CN : Franchement, la musique c’est du pur Zombie Zombie. Quand vous travaillez avec des artistes contemporains il y
programmation cinéma, c’est là qu’on a invité Nils ; le troi- EJ : On n’a pas fait de la musique russe du tout. a collaboration mais quand vous travaillez sur des artistes
sième c’était plus club. Pour la soirée avec Potemkine, notre On vous a passé commande pour Le Cuirassé Potemkine ? CN : Nous aimons les montées en tension et le film n’en morts depuis des décennies avez-vous le sentiment d’être
choix s’est vite arrêté sur Dead Slow Ahead, un film qui nous CN : Oui, l’initiative vient de Vincent Anglade qui travaille manque pas. en discussion avec eux ?
avait marqué au cinéma. Nous trouvions qu’il n’avait pas été à la Cité de la Musique, devenue la Philharmonie de Paris. EJ : Et puis les moments calmes aussi où on se demande ce CN : Avec leur œuvre, leur travail, oui. Avec Eisenstein, le
assez vu. Et notre envie était de le faire partager parce que Il nous a proposé de faire un ciné-concert sur Le Cuirassé qui va se passer. C’est un peu planant… feeling est passé, son côté très expressionniste…

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

EJ : Les images ne laissent pas indifférents quand on les choisir la bande-son du film, d’en mesurer l’impact sur la se permet de recycler des séquences de ses propres critiques à son encontre sont toujours acerbes. Pour-
reçoit. Ces ambiances si fortes, ça aide beaucoup, ça ne fait réception du film. Notre musique on la connaît mais je œuvres mais il répond aussi à ses détracteurs qui l’ac- tant, cet aspect testamentaire est gommé par une
que porter la musique. suis très curieux de voir comment fonctionnent celles des cusent de misogynie, de sadisme ou d’un certain goût inventivité formelle réjouissante et par une confron-
autres. pour le IIIe Reich. Il leur donne ici ce qu’ils attendent tation d’esthétiques qui pourrait bien être l’avenir du
Souvent le rapport qu’on a aux œuvres cinématographiques, mais en forçant tellement le trait que cela prête à rire, cinéma.
c’est par la vidéo qu’il s’opère, et la version DVD peut deve- Avez-vous fait d’autres collaborations avec Potemkine ? et The House That Jack Built, malgré deux ou trois Plus encore que Melancholia, The House That Jack
nir une version officielle d’un film parce que c’est la seule EJ : On a fait un DJ set au Silencio pour la sortie du coffret passages bien gore, est bel et bien une comédie. Le Built est l’œuvre la plus romantique de Lars von Trier
accessible. Que ressentez-vous à l’idée d’en faire partie ? Kenneth Anger. On a passé des morceaux en lien avec les cinéaste cherche moins à susciter la peur et l’épou- à ce jour, piochant allègrement dans ce xixe siècle
CN : C’est un honneur. Je trouve ça stimulant de pouvoir ambiances du cinéaste. vante chez le spectateur qu’à le faire grincer des dents qu’il affectionne tant. La reproduction de La Barque
en insérant de la distanciation, du ludique et une dis- de Dante (1822) est bluffante et souligne ce mélange
—— ■ —— sonance de tons qui font que même les scènes les plus de grandiose et de trivial qui est la marque de fabrique
horrifiques (la partie de chasse en famille, l’ablation de du cinéaste dans ses dernières productions. Si la nar-
sein…) sont toujours vues avec dérision. ration alambiquée témoigne d’une certaine ambition,
Faisant de son protagoniste et alter ego un tueur elle passe aussi par des analyses de bas étage et des
THE HOUSE THAT JACK BUILT (2018) de Lars von Trier psychopathe, von Trier en rajoute encore une couche purs moments de désaccord (le tube « Hit the Road
Date de sortie DVD/Blu-ray : 5 mars 2019. dans la provocation en faisant des parallèles entre Jack » après la chute dans les flammes de l’enfer !). On
Avec Matt Dillon, Bruno Ganz, Uma Thurman, Riley Keough, Siobhan Fallon Hogan (2 h 32). meurtres et œuvres d’art. Et si Jack ne finit jamais se prend à aimer de plus en plus ce film mutant, mêlant
Genre : comédie noire. les plans de cette bâtisse qu’il cherche à construire, il puérilité pure et malaise macabre, et à avoir envie de le
Nationalité : danoise, française, allemande, suédoise. parachève néanmoins sa plus grande réussite installée revoir, juste pour sa liberté et son impolitesse.
dans l’immense chambre froide d’une ancienne pizze- Mais si le fil du film n’en fait qu’à sa tête, The House
désigner comme post-mondo21 – d’ailleurs, comme ria : une maison faite à partir de cadavres taxidermisés That Jack Built obéit à un crescendo, en accumulant
dans le genre des Mondo Movies, la cruauté animale qui fait se rencontrer les installations d’Edward Kien- les corps pour finaliser un grand projet artistique,
ne nous est pas épargnée. Found footage, peintures holz et les sculptures des frères Chapman revisitées une symphonie. Un artiste peut-il se débarrasser des
de maîtres animées, archives télévisuelles, animation, par le regard de Leatherface. C’est alors que le visage cadavres laissés dans son sillage ? Aller de plus en plus
home movies, recherches d’images sur Internet, tout de Verge (Bruno Ganz) se révèle, guide et théoricien profondément en soi, cela implique-t-il des sacrifices
se mêle au récit de fiction pour créer une nouvelle inspiré du Virgile de la Divine Comédie de Dante qui, et des mises à mort ? La démesure de l’esprit créatif
forme de cinéma incroyablement moderne. Cette dans l’épilogue nommé « Katabasis », accompagne a-t-elle des limites ou est-elle aussi infinie que cette
œuvre est aussi l’occasion pour le réalisateur de regar- notre tueur dans les profondeurs de l’Enfer citant représentation des enfers ? Comme Jack, von Trier se
der en arrière, sur quatre décennies de bons et loyaux sublimement les peintures de John Martin et d’Eugène sent-il enfermé dans sa propre œuvre ? Pourtant, ces
services, et de se questionner sur la création artistique Delacroix ou les gravures de Gustave Doré. Cette dam- murs ne semblent pas si infranchissables, tant le réali-
à travers son personnage principal, Jack alias Monsieur nation de l’artiste, c’est bien celle aussi de Lars von sateur semble avoir retrouvé l’énergie de ses débuts22
Sophistication (Matt Dillon). Centré autour de cinq Trier, prisonnier de sa propre réputation. Adolescent et continue à expérimenter la forme pour notre plus
incidents choisis subjectivement dans le parcours de attardé, punk vieillissant ou bourgeois incompris, les grand plaisir.
vie d’un tueur en série que ce dernier relate à un être
invisible, Verge – on ne le rencontrera que dans la
dernière partie du film –, The House That Jack Built
intègre au fur et à mesure que la fiction se déroule de
plus en plus d’images récupérées et s’écarte du récit
autobiographique. Sont abordées la fermentation du
raisin, l’architecture gothique, l’esthétique des ruines,
les expériences nazies, les figures de Goethe, Blake
ou de certains dictateurs, nourrissant une réflexion
sur le Mal dans l’art et la question des limites et de
Projet que Potemkine a suivi dès sa phase d’écriture, l’achèvement d’une œuvre. Mais Lars von Trier est
The House That Jack Built est indissociable du précé- loin de se prendre au sérieux. Tout comme il parsème
dent film de Lars von Trier, Nymphomaniac, par leur son film de séquences de Glenn Gould au piano ou du
structure (le protagoniste se confesse à une personne titre « Fame » de David Bowie pour créer des déca-
qui livre son interprétation des propos) et par leur lages, il se plaît à être ironique et cumule les clins d’œil
esthétique du collage et de l’incongru qu’on pourrait adressés aux familiers de son travail. Non seulement il

21. Le genre Mondo ou « chocumentaire », initié par le film de Gualtiero Jacopetti, Franco Prosperi et Paolo Cavara, Mondo cane (1962),
se caractérisait par un tour du monde d’images exotiques, choquantes et cruelles, parfois trafiquées pour plus de photogénie, rassemblées
autour d’une voix off au ton moralisateur et d’une musique souvent grandiloquente. Ce dispositif permettait aux réalisateurs de passer du
coq à l’âne dans un esprit proche du collage, faisant des films des sortes de catalogues hétéroclites de l’absurdité de la condition humaine. 22. Lars von Trier n’avait pas mis un personnage masculin au centre de ses récits depuis bien longtemps, un obsessionnel compulsif qui plus
Pour plus de détails, voir l’ouvrage que j’ai coécrit avec Sébastien Gayraud : Reflets dans un œil mort : Mondo movies et films de cannibales est, doué d’une chance peu commune (la pluie qui lave les traces d’un cadavre traîné sur la route alors que la police est à deux doigts de le
(Bazaar & co, 2010). piéger).

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

THE END (2011) / THE SEA IS BEHIND (2014) d’Hicham Lasri


Date de sortie DVD : 2 avril 2019.
Avec Salah Bensalah, Hanane Zouhdi, Ismael Kanater, Nadia Niazi, Malek Akhmiss.
Genre : science-fiction, conte, satire.
Nationalité : marocaine.

compte, meurtres, dégradation. Le Maroc y est repré-


senté comme une sorte de dictature en proie aux
« chiens », ceux qui servent une autorité corrompue
et totalitaire, qui sont comme Daoud des « pitbulls du
système ». Que ce soit Mekhi (Salah Bensalah) et Rita
(Hanane Zouhdi) dans The End ou Tarik (Malek Akh-
miss) dans The Sea Is Behind, ils subissent le monde
sans vraiment se révolter. Ils ne sont pas tant des lâches
que des êtres passifs, innocents et déconnectés, par-
fois de leurs propres sentiments (Tarik).
Commencer une carrière de cinéaste par un film qui
répond au titre The End sonne d’emblée ironique. Situé
au mois de juillet 1999, à la fin du règne de Hassan
Né en 1977 à Casablanca, Hicham Lasri est devenu II, le film s’appuie, comme souvent chez Lasri, sur un
une véritable figure de l’underground marocain, à l’at- événement national à partir duquel vont s’opérer un
titude punk assumée, et seul représentant d’une forme petit théâtre délirant et un jeu avec le spectateur qui
de cinéma expérimental dans son pays. Romancier, passe par un travail singulier sur le son et la caméra, qui
dramaturge, scénariste, réalisateur, chef opérateur, respire, virevolte, fait des vagues, s’inverse et opte pour
illustrateur, ce touche-à-tout a d’abord commencé par un mouvement permanent. Nous narrant l’histoire de
des études juridiques. Dès le début des années 2000, il deux amants perdus au milieu d’une guerre entre un flic
s’attelle à ses premiers courts métrages. Son premier aux méthodes expéditives et une fratrie de braqueurs,
long, The End, sort en 2011 et le fait connaître un peu The End est un premier essai d’une ambition presque
mieux à l’international. Très prolifique, Lasri enchaîne symphonique où la trajectoire des personnages s’inscrit
les films au rythme de presque un par an : C’est eux dans la grande histoire du Maroc. Si on pense aux mal-
les chiens… (2013), The Sea Is Behind (2014), Affame frats de Scorsese ou Tarantino, Lasri y affirme aussi son
ton chien (2016), Headbang Lullaby (2017), Jahilya goût pour les marginaux et les freaks qui ne fera que
(2018)… Prenant pour cadre la ville de Casablanca, fil- s’amplifier avec The Sea Is Behind. Unijambistes, vieux
mée souvent comme un paysage post-apocalyptique, édentés, zoophiles, travestis, gamin au visage d’Ele-
ces longs métrages abordent autant des questions poli- phant Man évoluent dans un monde gris où la mer a
tico-sociales, soulignant les maux de la société maro- des ratés et produit des pixels. Cette fois-ci, il n’y a plus
caine, qu’ils relèvent d’une grande recherche formelle. de date mentionnée. Le film ne serait qu’une uchronie
En choisissant de jumeler ses deux seules œuvres en où les horloges auraient arrêté de tourner. Les émo-
noir et blanc, Potemkine a opté pour le versant le plus tions de Tarik lui-même sont au stade du bug. Il aimerait
« film-trip » de son cinéma, ne craignant ni l’abstrac- ressentir de la colère afin d’assassiner l’homme qui lui
tion ni le baroque, avec des mouvements de caméra a tout pris (Daoud), en tuant ses enfants, baisant sa
inventifs et vertigineux parfois dignes d’un Kalatozov. femme et lui confisquant sa maison. Mais Tarik, qui fait
Mais l’onirisme de Lasri est loin d’être élitiste, piochant partie de la tradition des hommes habillés en femmes
allègrement dans la culture populaire et télévisuelle, les animant les cérémonies traditionnelles, ne ressent plus
comics, le manga et dans un humour mêlant satire et rien. Il est en pause, comme le cheval Larbi qui ne veut
absurde. Si The End est comme un conte inspiré par plus avancer et tirer la charrette sur laquelle Tarik se
le western italien et vu par un personnage enfumé au produit. Souffre-douleur d’un monde de plus en plus
cannabis, The Sea Is Behind serait plus une fable exis-
tentielle sur fond de science-fiction crépusculaire. Dans
ces mondes dévastés, les protagonistes errent comme
des zombies dans un environnement hostile et cruel,
qui se plaît à les humilier. Homophobie, misogynie,
racisme. Les hommes exercent sans cesse une violence
envers les autres hommes : vengeances, règlements de

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

intolérant, le film va raconter sa quête pour retrouver et qui n’appartient qu’à ce cinéaste hors du commun, tie de mon existence. Pour moi, le cinéma était mon écran pas forcément liés à une réalité, pas des films sociaux – ce
une humanité alors qu’autour de lui, les gens semblent dont les œuvres avaient été jusque-là très difficiles à face à la vie. Un écran dans lequel on regarde mais aussi un que j’appelle des films de gentil Arabe : on fait des films
avoir cédé à la folie. Le carton du début nous avait pré- voir en dehors des festivals. Seul C’est eux les chiens…, écran qui protège contre une réalité qui ne m’intéressait sur des femmes battues, sur des types qui veulent partir à
venus, nous sommes « dans un pays sans couleurs, où son exercice dans le domaine du found footage, avait pas plus que ça, en tant que gamin rêveur, utopiste, fan de l’étranger pour trouver un job… Je les trouve pleurnichards,
l’homme est animal et l’animal n’est rien ». bénéficié d’une sortie DVD aux éditions Montparnasse. comics, de littérature et d’un certain nombre de choses qui jamais dans la célébration. La célébration, c’est aussi quand
Préférant faire vivre une expérience aux spectateurs En supplément à la parution de ce diptyque, on trouve font de moi un geek. Ce qui m’intéressait c’était vraiment le on n’est nulle part, quand on n’est personne, un peu le prin-
par les sensations et les trouvailles visuelles plus que une rencontre filmée lors d’une rétrospective que cinéma en tant que langue. Je suis aussi romancier, j’ai écrit cipe de l’antihéros.
par les dialogues, Lasri égratigne le conservatisme, j’avais initiée au Fifigrot en septembre 2018. Hicham de la poésie, des nouvelles et du théâtre. Pour moi, ce sont Je suis un grand fan du cinéma des années 1970, de Sid-
la virilité stupide et le radicalisme, mais sans faire du Lasri, volubile, y a révélé de nombreuses pistes pour des choses importantes. Et le cinéma m’a aidé à conjuguer ney Lumet, de Serpico. Comment inventer l’histoire d’un
cinéma politique ou militant. Sa caméra nous prend par mieux appréhender son œuvre. Nous avons choisi de ces pratiques littéraires et artistiques. personnage qui peut être un antihéros dans un contexte de
la main, nous étourdit parfois, nous fait ressentir la cha- reproduire ici quelques extraits des longues discussions Je m’interroge sur la manière de prendre à contre- violence tout en faisant de lui une pure figure de cinéma ?
leur et la crasse. On plonge ainsi dans un univers à part que nous avons pu avoir, afin d’apporter des éclairages pied la société, de la contredire, de faire œuvre de punk. Le propre du cinéma c’est l’iconisation. Comment transfor-
entière, qui ne se laisse pas dominer par les références supplémentaires. Nous sommes dans des sociétés un peu molles, sans vrais mer un loser, un clochard en un personnage génial ? C’est
conflits ; on s’arrange toujours pour satisfaire tout le monde. comme dans le film Invasion Los Angeles de John Carpen-
Du coup, on perd l’essence des choses parce qu’on a envie ter : le clochard est un personnage héroïque ! Même joué
que tout le monde soit d’accord. Il en va ainsi avec la reli- par un catcheur, il est génial parce qu’il raconte des choses
comment on les appelait ; en sortant chaque mercredi de gion : il faut être au centre, il faut fédérer le maximum de fortes, parce qu’il est en marge de la société. Ce n’est pas
ENTRETIEN AVEC HICHAM LASRI
l’école, je passais tout l’après-midi à regarder des films de personnes, et pour cela il s’agit d’éviter tout ce qui ques- forcément un choix mais le fait d’être en marge de la société
LES 16 ET 17 SEPTEMBRE 2018.
baston dans un café. Les gens buvaient des cafés au lait, tionne, tout ce qui est dialectique, tout ce qui fait réfléchir. lui permet de la voir à travers l’artefact des lunettes, à tra-
Quels sont tes grands souvenirs de jeunesse avec le alignés devant un écran où on passait plein de cassettes et Les gens se contentent d’accepter la parole d’un aîné, d’un vers cette idée magnifique qu’on est dominé par des extra-
cinéma ? c’était l’occasion de découvrir de belles choses comme John imam, d’un président, d’un ministre ou d’un scientifique, terrestres et que les messages subliminaux sont un peu par-
Ce sont deux choses très distinctes. D’une part, ç’a été Woo au milieu de films de série Z ou des œuvres comme et sont empêchés de réfléchir par eux-mêmes. Je parle du tout : ils pénètrent notre inconscient, nous conditionnent.
Le Bon, la Brute et le Truand qui passait à la télévision Mondo Cane ! C’était très étrange… Le café était toujours monde arabe et pas que du Maroc. Ce qui n’a pas été fait J’avais envie de travailler sur ces thématiques-là pour dire
marocaine, le souvenir d’un opéra baroque, étrange, sur- blindé de vieux moustachus, des gros qui espéraient voir par les écrivains, par les journalistes, par les sociologues des choses simples et ne pas avoir peur d’en subir les consé-
chargé, coupé pour des flashes info, qui reprenait ensuite. un sein ou un cul car il n’y avait pas de censure sur les VHS. peut être pris en charge par le cinéma, même si ce n’est pas quences. Parce que les vérités finissent toujours par gêner
Je n’ai pas vu la fin du film qui a eu un grand impact sur J’ai aimé aussi beaucoup de films sans les avoir vus parce vraiment son rôle. Sa fonction est plutôt de faire voyager, ceux qui sont dans la posture, ceux qui sont dans l’histoire
moi. D’autre part, le travail d’Hitchcock ; les premiers films que je lisais les vieux Cahiers du cinéma et qu’il y avait des de proposer une singularité du regard, d’explorer, mais je apocryphe si utile pour leurs affaires.
que j’ai vus de lui ont été déterminants. Sont venues après photogrammes. Je pouvais me constituer une sorte de tra- trouve intéressant de relever ce challenge, d’avoir ce cou- Le rôle du cinéma n’a jamais été de régler les problèmes
toutes les séances de cinéma de quartier où je me tapais des jectoire imaginaire de l’histoire, du style, etc. Du coup, la rage-là. Le cinéma est un mass media à sa manière : tout de la société, mais d’agir en parallèle, de refléter les images,
films, dont les bobines étaient parfois mélangées. On aimait littérature sur le cinéma fait autant partie de ma cinéphilie le monde a des yeux, des oreilles, donc tout le monde peut les sons, les radiations de la réalité. Cela permet aux gens
bien les bagarres de Jackie Chan. Il y avait même des films que les films. La lecture du Hitchcock/Truffaut m’a aidé à regarder un film. Certes, des gens ne veulent pas se cas- outillés pour les recevoir de les comprendre, de synthétiser,
érotiques, et on était dans les années 1980 au Maroc ; à l’ar- mieux comprendre le fonctionnement du cinéma, et à l’ai- ser la tête à regarder des films qui demandent un effort, ils d’analyser et d’en faire quelque chose d’intéressant pour
rière des salles, on trouvait toujours des affiches, souvent mer encore plus. veulent juste consommer de l’image, mais il est important questionner la société. Je suis un grand fan de Jean Baudril-
des films italiens érotiques. Tout le monde regardait sans pour moi d’être dans la vérité et se faire violence pour cela, lard et de sa manière de regarder la société de biais : elle
gêne. Ce serait le point de départ pour une grande réflexion Ton cinéma repense la tradition, revient sur l’histoire du pour évoluer. Je ne suis pas un activiste mais je crois en la permet de voir les coutures, où est-ce que ça fuit, où est-ce
sociologique sur le monde arabe : pourquoi cette évolution Maroc avec une vraie ambition, mais tu soulignes aussi les vérité. Si je commence à mettre de la tricherie dans l’illusion que ça a craqué, où est-ce qu’on a mis juste du chatterton
vers la peur du corps, la peur des instincts, des pulsions ? contradictions de ta propre culture. The Sea Is Behind en cinématographique, c’est fini ; il faut instiller de la vérité ou du scotch pour donner l’impression que tout va bien.
La littérature sur le cinéma a été aussi fondatrice pour moi est un bon exemple. D’où vient cette envie, ce besoin ou dans l’illusion cinématographique pour que ce soit plus fort. Mon travail, c’est de réfléchir là-dessus, sans forcément être
car on n’avait pas suffisamment accès aux films. Pendant la cette nécessité de parler de tes origines et des choses qui Quand j’ai levé la tête de mes livres, de mes comics, de dans l’engagement. Je suis juste un être humain, un citoyen
révolution VHS, les films disponibles étaient soit très grand te choquent dans ton environnement ? la musique que j’écoutais, j’ai découvert que je vivais dans du monde, qui vit dans une partie du Maroc, Casablanca,
public, soit des séries Z un peu neuneu et marrantes. Puis Dans mon travail, il y a deux tendances. Je tends d’abord un pays hors du commun. Son histoire est particulière, traversé par son énergie, ses joies, ses peines, ses misères,
sont venus les films enregistrés directement sur Canal + vers la vérité, je raconte des choses qui font mal, une sorte chaotique, étrange, féerique, romanesque, et en même ses malheurs, les gens que je croise et qui viennent me par-
ou sur les chaînes françaises. Mais je n’ai pas de tendresse de catharsis. Notre histoire est complètement inauthen- temps c’est une histoire qui est complètement détournée, ler de leurs histoires… Cela permet un dialogue qui est tou-
particulière pour l’époque de la VHS, un pot-pourri de beau- tique, c’est celui qui a gagné qui réécrit toute l’histoire à subtilisée presque. Comment travailler avec ça ? Comment jours sain parce qu’à partir du moment où on questionne et
coup trop de choses. L’analogique est intéressant dans l’es- sa sauce. Du coup, elle n’a aucun sens, comme les bibles comprendre son entourage proche ? J’ai commencé à écrire on écoute, on peut communiquer. Le film favorise la com-
thétique mais pas forcément dans la manière de recueillir apocryphes. Le système fonctionne de telle manière que ça parce que j’ai voulu ouvrir les yeux et regarder le monde munication, même si mon œuvre reste assez singulière par
une œuvre, comme peut l’être le numérique actuellement, ne laisse pas beaucoup de place au scepticisme ; difficile de autour de moi. Et ce que j’ai vu était suffisamment poétique sa manière de présenter les choses, par sa violence. Mais
le Blu-ray, le DVD, qu’on peut conserver comme des livres : remettre en question ce qu’on pense être notre vécu et le et interpellant pour que je le raconte dans mes films sans son côté baroque fait partie du Maroc que je connais : des
je les range ainsi, pas comme des cassettes, parce que prisme à travers lequel on regarde ce qu’on est. Une défor- me cantonner à la misère. J’ai envie de raconter la poésie tatouages, des cailloux, un ciel avec une couleur particu-
ce sont des documents. Avec la VHS, si le film faisait plus mation s’opère, en lien avec l’histoire, son incompréhension de la violence, l’électricité que je trouve très belle dans ma lière, des murs délabrés… Comment raconter cela en étant
de deux heures, on n’avait pas la fin, ça pouvait casser au ou son flou voulu, suggéré ou maladroitement installé par ville de Casablanca. Je suis un enfant de Casablanca, je n’ai aussi dans l’aspect plastique et dans l’évocation d’un passé ?
milieu, le son n’était pas bon. On ne se rendait pas compte à l’aveuglement des autorités, du pouvoir. pas réussi à quitter cette ville, donc comment raconter ça ? Enfant, j’ai traversé des paysages que je retrouve désormais
quel point cela dénaturait l’œuvre. Mais cela ne nous empê- Puis je tends vers le méta-cinéma. Je suis un enfant de J’ai eu beaucoup de problèmes au début de ma carrière car complètement transformés. Comment travailler aussi à du
chait pas d’aller dans des cafés VHS au Maroc, je ne sais plus l’image. J’ai vécu à travers des films pendant une longue par- mes premiers films étaient des sortes d’uchronies, des films cinéma qui puisse être dans la provocation ? La provocation

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

n’est pas vraiment bien vue chez nous car elle suppose une philosophique. Comment fonctionne le temps ? Comment parle toujours d’un spectateur qui choisit un film mais je personnes que je rencontre, mais ça les effraie d’engager
forme de blocage. On n’a pas de musique punk, on n’est fonctionne-t-on ? Comment fonctionne le regard ? Comment pense que le film a aussi le droit de choisir ses spectateurs. pareille réflexion. Rapidement l’apostasie est évoquée, sur-
pas réceptifs à ce genre d’approches un peu agressives. Il inventer des images singulières à une époque où tout le Je fais tout pour ne pas suivre le dicton qui dit qu’il faut tout dans le monde arabe actuel où ça se crispe du point
faut que les choses soient plus arrondies, plus gentilles, plus monde a une caméra ? Le téléphone est devenu une caméra. faire des films pour tout le monde. Je ne comprends pas de vue religieux. Les gens ont envie d’appartenir à quelque
conciliantes. On a été des tribus jusqu’au début du siècle, Comment peut-on être réalisateur ? Comment peut-on créer qu’on puisse réfléchir comme ça ; un tri doit s’opérer. Cha- chose de grand, mais j’ai toujours l’impression qu’ils se
du coup on a tendance à se retrouver sur un territoire plus des images ? cun est libre d’investir son temps comme il veut. Je trouve mettent dans la plus petite chambre qu’offre ce grand. Ils
neutre, au milieu. C’est le principe de la prière, l’une des Le monde peut proposer des choses malsaines qui sont ça moche quand on me dit : « Fais une comédie, ça va être s’enferment dans des convictions, des valeurs erronées et
phrases majeures des imams étant : « Rassemblez-vous, très belles. Je suis un très grand fan du poème « Une cha- plaisant, ça va fédérer les gens, ça va marcher. » Ce n’est une violence qui nous effraie encore plus que l’Occident,
compactez-vous », quelque chose comme ça. J’aime bien rogne » de Baudelaire, qui incarne parfaitement ce qu’on pas comme ça que je vois le cinéma. Quand je ferme les la violence des islamismes. C’est vraiment effrayant pour
l’idée d’être un outsider, un outlaw en décalage par rapport peut faire de beau avec ce qu’il y a de moche, et inverse- yeux, je vois un cinéma où chaque personne qui regarde un nous car cela remet en question notre mode de vie. Il y a
à la société. ment. C’est le regard posé sur la chose qui lui donne sa film le regarde vraiment. Le nombre de ces personnes peut les gens que cela arrange de ne pas réfléchir et ceux qui ont
valeur. C’est comme en peinture : la manière de dessiner être multiplié par cent, par mille, peu importe. Du moment peur et qui évitent toute forme de contradiction. Il en reste
Tes œuvres sont comme des hallucinations, avec une de Van Gogh fait que ce qu’il a dessiné est puissant. Tout que le film est fait, il est là : il est éternel en quelque sorte, très peu, au milieu, pour mener la bagarre. Cette résistance
dimension de film-cauchemar, de film-trip. On en oublierait ne vient pas du paysage. Comment proposer une singula- il va être découvert, redécouvert. irrigue un peu mon travail, sur un mode un peu sardonique
les éléments narratifs pour se laisser porter par les images. rité ? Comment proposer des images mentales, qui peuvent car il faut toujours s’amuser des tyrans. Comment dire cela
Comment réinventer l’étrangeté dans le cinéma et par le être dérangeantes, pas forcément décryptables facilement, Tes personnages sont un peu des archétypes, des symboles, de l’intérieur et pas depuis l’Occident ? Comment interro-
cinéma ? mais qui deviennent une expérience de cinéma ? Plusieurs ils représentent des émotions, la pureté face à la brutalité ger la foi, la mystique, quelle que soit la religion ? Comment
Depuis toujours, le cinéma ne m’intéresse pas vraiment grands cinéastes que j’admire, comme Lynch ou Anto- par exemple. Comment penses-tu les personnages à l’écri- questionner la perception, la justification de la violence ?
pour ses facultés narratives, on ne peut plus se contenter de nioni, sont des inventeurs de formes. Il suffit parfois d’un ture du scénario ? Dans cette perspective, je crée des personnages qui sont
juste raconter une histoire correctement. Cela appartient plan pour changer la perception d’un objet qu’on connaît Dans mon écriture, le contexte précède, avec les person- dans la société sans y adhérer ; ils ne sont pas au centre
au passé, cette dimension littéraire ou théâtrale du cinéma pourtant bien. Comme dans Eraserhead. Comment racon- nages qui font à la fois partie du décor et qui subissent mais à la marge. Cela m’évite d’être dans des personnages
des débuts pour accrocher le spectateur, pour inventer ce ter avec le son les émotions, les sensations et suggérer le un destin. Mes personnages sont des marginaux, des lais- clichés et me permet d’avoir un regard un peu plus distan-
lien avec un spectateur qui va s’identifier, succomber à des malaise ? Sans forcément comprendre comment cela est sés-pour-compte, des gens qui subissent la société. On a cié, froid, sceptique ou cynique selon le film. En examinant
émotions comme l’empathie. Il est important d’être aussi rendu possible, on est immergé. On sait qu’on traverse une l’impression qu’ils sont toujours traînés. Cela revient à mon la société à travers eux, on perçoit mieux la bêtise, l’ab-
dans une dimension sensorielle, le reste du corps doit aussi expérience, intense voire extrême, et qu’on va à y penser amour des années 1970, les antihéros qui me fascinent et surdité, l’hypocrisie, tout ce qui gangrène le monde arabe
vibrer. On doit éprouver : ça fait chaud, ça fait froid, on pendant très longtemps. L’expérience traumatique, ça ne se qui m’inspirent. Subissant la violence de la société, comment depuis vingt ans.
transpire un peu, on est dégoûté, on est ennuyé aussi… Il ne comprend pas, ça se digère, on s’en débarrasse ou ça reste vont-ils essayer de s’en sortir ? Comment parviennent-ils à
faut pas avoir peur de s’ouvrir à toutes les émotions de la avec soi jusqu’au bout. C’est comme une blessure de foot, garder leur âme ? Ils n’ont pas forcément envie de se battre, Tu a dit qu’avant tu pensais le cinéma comme une architec-
vie, le temps qui s’étire, le temps qui s’arrête. soit on guérit, soit on la traîne pendant le reste de sa vie. Il mais ils veulent survivre. Et parfois pour survivre, il ne faut ture et qu’aujourd’hui le cinéma c’est de la musique.
La plupart de mes films ne parlent que de temps, quand faut ne pas avoir peur de ça à une époque où tout le monde pas se battre mais se coucher. Comment travailler sur des Je n’ai pas fait d’école de cinéma parce qu’il n’y avait pas
les horloges commencent à s’arrêter, à se casser, à accélérer appelle à la McDonaldisation, à l’uniformisation. personnages qui sont un peu des pantins, un peu passifs d’école de cinéma au Maroc. Mon parcours, méthodique et
ou à ralentir. Comment filmer le temps au cinéma dans une J’ai de très belles expériences avec mon premier et mon car ils sont entraînés par un torrent ? J’imagine toujours la pragmatique, a toujours été celui d’un écrivain, d’un scéna-
région où il ne signifie pas grand-chose et n’a pas de valeur ? deuxième longs métrages, The End et C’est eux les chiens… société comme une sorte de fleuve, de crue qui emporte riste plutôt que d’un assistant. En tant que scénariste, on
Les gens peuvent venir deux heures en retard, ce que tu Avec The End, tourné en 2011 et sorti en 2012, on était en les personnages, pareils à des brindilles, qui vont heurter réfléchit toujours au cinéma en termes d’architecture : la
peux faire aujourd’hui tu peux le faire aussi demain. C’est projection 35 mm, et le premier plan est à l’envers. Dans des murs, des troncs d’arbre, qui vont être noyés, etc. Je question de la charpente est très importante pour struc-
intéressant de s’attaquer à cette atemporalité cinématogra- chaque pays où le film est passé, il y avait toujours quelqu’un trouve ça intéressant parce que cette mise en danger rend turer une histoire comme pour structurer un montage ou
phique. Actuellement, on ne vit que des temporalités super pour sortir de la salle et dire : « Oh mon Dieu, on a mis leurs parcours imprévisibles. Les personnages ne contrôlant un tournage. On doit faire de la plomberie… À partir du
accélérées pour ne pas ennuyer le spectateur ; du coup, upside down les bobines ! » Je trouve ça génial de bousculer pas leur destin, le spectateur est aussi perturbé, il n’a pas moment où on se détache un peu de la narrativité, on se
on n’est dans rien, on n’est plus dans l’expérience, on est les habitudes du spectateur, de perturber les règles fonda- de coup d’avance. Trop souvent dans les films, on perçoit retrouve à vouloir plus être dans l’émotionnel, dans l’affec-
juste dans le cirque, on voit passer des images très bien trices de la réception d’un film. Je crois que c’est Ben-Hur les schémas de scénario, la rédemption, la vengeance… Je tif, quelque chose de plus profond et de plus diffus, de plus
faites avec des effets spéciaux qui coûtent des millions de qui commence avec dix minutes de musique symphonique, veux désactiver ces fonctions-là pour raconter l’entropie, complexe à synthétiser pour un spectateur qui n’a pas envie
dollars mais, quand on sort de là, on ne se rappelle rien ça saoule les gens avant de vraiment rentrer dans le film. Je la manière dont les gens se laissent porter par les événe- de prendre le temps, mais qui est plus impactant, parce que
du tout. On a été traversé par des images, des couleurs, me souviens de la projection d’une copie restaurée au Max ments jusqu’au rivage de la mort. Ils ne réagissent pas, se ça ménage une forme d’empathie augmentée, des souvenirs
des flashes, mais ça reste flou. Les plans sont de plus en Linder où tout le monde a poussé un soupir de soulagement laissent mourir. Ils n’investissent rien de leur âme, de leur plus personnels parce qu’on n’est pas soumis aux arché-
plus courts, à la MTV. Comment alors rester sensible à une quand la musique s’est arrêtée pour que le film commence. cœur, de leurs émotions pour sortir de cette situation. Mes types d’une histoire. On a tous traversé des drames, des
œuvre comme Zabriskie Point d’Antonioni ? Un film impose Tout ça pour dire qu’il faut questionner le regard, être personnages sont majoritairement un peu des zombies ou malheurs, des ruptures, mais on n’a pas forcément besoin
sa vitesse à sa réception. S’il y a des moments où les choses méfiant par rapport à la réalité et partir de la perception. des androïdes. Les androïdes ressemblent aux zombies pour de ne recourir qu’aux histoires convenues, on peut le racon-
semblent stagner, cela fait partie de l’expérience filmique. Comment incarner ce que l’on voit, comment le transmettre Philip K. Dick, des individus dominés par le contexte, domi- ter différemment. C’est pourquoi, à mes yeux, le travail du
J’adore les films de Kurosawa pour ses longues plages au spectateur ? Mon deuxième film commence avec un pro- nés par ceux qui sont autour d’eux, dominés par un parent, cinéma s’apparente de plus en plus à une mélodie, pas for-
contemplatives : quelque chose d’élégiaque d’une grande blème de son, une distorsion. J’ai toujours adoré rester les par un flic, par un pouvoir et qui se laissent faire parce que cément audible mais là, traversant le film par la force du
intensité s’installe et c’est assumé. J’aime aussi ça dans cinq premières minutes pour voir la tête des gens. Le pro- c’est plus facile. montage. On en revient à l’essentiel : Eisenstein et ce qui
Paris, Texas ou Soy Cuba, des films où le temps est arrê- blème vient-il du film, de la salle ? Les gens se crispent, leur Voilà en somme une critique de la religion : il est plus a permis au cinéma d’être autre chose que des images qui
té d’une certaine manière par la magie de la caméra sans position de spectateurs est malmenée. Un contrat est passé, facile d’adhérer que de commencer à questionner. Je pose bougent. L’importance de la valeur du plan, d’un mouvement
que ce soit un ralenti. On rentre dans une dimension quasi qu’ils acceptent volontiers ou pas, mais le malaise est là. On souvent des questions sur la religion et son alternative aux de caméra, tout cela rappelle la musique. C’est la grâce du

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Approche d’un cinéma visionnaire

cinéma qui dépasse les images. On ne parle pas simplement autobiographique, comme dire adieu à ce pan de ton Sans ça, je n’ai pas l’impression de faire bien mon travail ; des comédiens, la toile de fond, le choix des couleurs, des
de faire un beau plan mais de favoriser l’impact sensoriel. histoire ? je n’ai pas la sensation de m’éclater si je ne pousse pas mes angles de prise de vue.
Quand je commence à monter, j’oublie presque l’histoire de Depuis toujours je travaille suivant une sorte de double moyens d’expression à leur maximum, quitte à déstabiliser.
base pour me laisser entraîner par les images, par les comé- courant. Je peux partir très loin dans l’imagination, dans le Je jette beaucoup de rushes – pour chacun de mes films, il Et qui sont ces « chiens » liés à une autorité et à une crimi-
diens, vers où je les ai poussés, par toutes les trouvailles qui délire, mais j’ai besoin de m’accrocher à quelque chose qui y a au moins 3 h 30 de prises. Parfois, certains rushes que nalité dans tes films ?
ont surgi sur le plateau, comme des miracles. Le film qui en soit hyper concret. Je trouve ainsi intéressant d’investir les j’ai tournés pour un film se retrouvent dans un autre. Des J’avais une phobie des chiens avant. J’avais tellement peur
résulte ne correspond pas forcément au script, mais il en souvenirs de mon enfance. Chacun de mes films utilise des séquences pour The Sea Is Behind sont ainsi passées dans que je ne pouvais pas passer à côté d’un chihuahua. Il m’a
conserve l’essence. Je trouve ça beaucoup plus beau parce fragments de choses que j’ai vécues. Mais je ne suis pas un le film d’après ; même des rushes tournés pour Affame ton fallu voyager dans des pays où les chiens ne sont pas forcé-
que ça nous libère de la dictature du scénario. Le cinéma documentariste, pas du genre à interviewer les gens pour chien se sont retrouvés dans Jahilya. Je trouve intéressant ment des chiens. Par exemple, en France un pitbull n’est pas
d’Hitchcock poussé à son extrême est devenu le cinéma avoir des idées. Je m’assieds et j’écris. Mon travail consiste que ces idées survivent pour raconter autre chose. Comme forcément un chien qui fait peur parce qu’il est tenu, dres-
américain hyper-rythmé, efficace. Mais l’abondance de cut à être seul pour écrire, faire des dessins et articuler ces pour le travail de scénariste : soit on écrit, on est content, sé. Le chien est un animal très proche de l’homme (la fidé-
dans les films nuit à leur impact : notre cerveau n’a plus le idées. Je ne suis pas un historien ni un activiste politique. et à la fin quand on a cent vingt pages on arrête et on se lité, etc.) mais pas si proche que ça puisqu’on peut deman-
temps d’absorber et il lâche l’affaire. Mais pour rêver il faut dormir, ou il faut être un peu hébété ; dit qu’on a un film ; soit on arrive à cent vingt pages et on der à un chien d’attaquer un être humain et il s’exécutera.
on a besoin d’être assis ou debout, d’avoir des yeux et une revient en arrière en se demandant comment améliorer C’est fascinant. On a toujours célébré le chien mais dans
The End comme titre d’un premier film, c’est singulier. tête, il faut être concret pour pouvoir engendrer du rêve. chaque séquence, chaque ligne de dialogue, chaque plan le monde arabe musulman, le chien n’est pas une bonne
Pourquoi avoir choisi de le situer en 1999 à la fin du règne Pour moi, il est nécessaire de partir de quelques points avec des idées qui vont dans le sens de l’histoire. J’aime chose : il ne faut pas vivre avec un chien parce qu’il est trop
de Hassan II et à une époque propice aux théories sur la d’accroche dans la réalité qui permettent au ballon d’aller beaucoup le travail de Lars von Trier et de Gaspar Noé ; ce sale. Pour moi c’est une métaphore des gens de pouvoir. Il
fin du monde ? très loin. Il ne s’agit pas d’être juste dans un trip. Même si sont des aînés, ils m’inspirent. Fight Club, dans la suren- y a la fonction qu’ils exercent, et la corruption commence à
Au Maroc, passées les émeutes du pain en 1981 à Casablan- mes films sont un peu perchés, ils procèdent d’événements chère qu’il déploie, est aussi un film qui compte pour moi. s’installer et pervertit l’exercice de leur pouvoir. C’est le côté
ca, on a traversé un tunnel de terreur parce que la brutalité réels. Quand je présente mes films un peu partout dans le Je ne sais pas s’il a peu ou beaucoup vieilli mais il a été Bad Lieutenant. Pour moi, l’essentiel est de savoir à quel
policière pouvait s’abattre sur n’importe qui. Les gens qui monde, les gens font des recherches : qu’est-ce que c’est le une claque comme Orange mécanique et tout le travail de point on devient enragé, à quel point on peut se retourner
ont manifesté en 1981 ont été raflés, beaucoup ont disparu, Maroc, qu’est-ce qui s’est passé, c’est quoi les émeutes du Kubrick sur le son, l’image, la caméra, le positionnement contre ses pères, contre sa mission de départ.
des centaines de milliers de personnes ont souffert. C’est pain, le printemps arabe, etc. Cela permet de géolocaliser
un peu les événements que je raconte en filigrane dans mon —— ■ ——
une société. Je peux être dans l’imaginaire autant que je
deuxième long métrage, C’est eux les chiens… On vivait voudrais, mais j’ai besoin de partir de quelque chose que je
dans une sorte de léthargie, cela me rappelle Substance connais, que j’ai traversé, pour que mes émotions passent
Mort de Philip K. Dick. On ne sait pas qui est vivant et qui dans le film.
ne l’est pas. Le cerveau n’arrive pas à imprimer la différence UTOYA, 22 JUILLET (2018) d’Erik Poppe
entre la réalité et le fantasme, le suggestif et la paranoïa. Je Quel est l’impact de la bande dessinée sur ton cinéma ?
voulais une atmosphère qui soit un peu paranoïaque mais Je me suis formé d’abord par le dessin. J’ai eu beaucoup Date de sortie DVD : 7 mai 2019.
avec un côté patchwork, dont l’hétéroclite implique le motif de chance car j’ai grandi avec des parents qui savent lire et Avec Andrea Berntzen, Aleksander Holmen, Elli
de recyclage. Chaque personnage recycle une idée de l’his- écrire, ce qui n’était pas donné à tout le monde. J’avais donc Rihannon Müller Osbourne (1 h 33).
toire. Je trouvais intéressant d’offrir ces Maroc multiples et toujours des livres, des BD, des Strange, des versions fran- Genre : drame, survival, biopic.
de travailler sur une question très simple : que devient-on çaises de Marvel. Ma mère me racontait que, vers six ans, Nationalité : Norvégienne.
quand on n’a plus de père direct ? Et quand le père suprême, j’étais toujours en train de déchirer des pages, de faire des
Découvert à la Berlinale de 2018, ce film tour de force,
le Darth Vador de l’histoire, disparaît ? cochonneries avec les livres. Pour moi, le regard, le cadre,
retraçant le massacre de jeunes du parti travailliste sur
Il y a aussi mon côté mauvais garçon. Je trouvais ironique la délimitation d’une image sont déterminants parce qu’ils
l’île d’Utoya le 22 juillet 2011, a immédiatement séduit
pour conjurer le sort de commencer par la fin. C’est comme impliquent des choix en termes de mouvement, de sens,
l’équipe de Potemkine qui a décidé de le sortir sur les
Irréversible. Cela m’a permis d’être conscient de mes d’ellipse. Ce qu’on ne montre pas est toujours beaucoup plus
écrans français le 12 décembre 2018. Revenant sur les
limites. Quand on se lance dans un premier film, on ne sait complexe que ce qu’on montre. Depuis trois ans, je fais des
crimes du terroriste d’extrême droite Anders Behring
pas où on va, on ne sait pas qui on est, on a toujours la pré- bandes dessinées, j’ai pris du temps pour en réaliser quatre.
Breivik, le long métrage prend le parti de se placer du
tention d’être à la hauteur, d’avoir les qualités pour être un Ce n’est pas de la BD avec des cases et des personnes qui
côté des victimes et de faire ressentir au travers d’un
cinéaste qu’on a envie de suivre. Une voix intérieure nous se parlent entre elles, cela ressemble plus à mon travail de
unique plan séquence de soixante-douze minutes la
le rappelle, on a envie de faire la différence. Le problème de cinéaste : le médium y est envisagé comme une réflexion
terrible angoisse à laquelle elles ont été confrontées
ce film a été que j’ai dû changer de producteur car il vou- sur les images, les cadres. Est-ce qu’un personnage a une sil-
pour survivre. S’appuyant sur plus d’une quarantaine de
lait me pousser vers un cinéma plus mainstream. Ce n’est houette, une ombre ? Quelle matière utiliser ? Quelle valeur ?
témoignages de ceux qui ont pu réchapper à la tuerie,
pas que j’étais contre, mais je suis incapable, même main- Je ne travaille jamais avec une règle, je dessine toujours à la
Erik Poppe a choisi le prisme de la fiction et s’est servi
tenant, d’aller vers un cinéma grand public. Mes démons main, il n’y a jamais de choses qui sont nettes, droites, etc.
de ces propos recueillis pour construire le personnage
intérieurs me tirent toujours vers un truc un peu dark. Les Pour moi, chaque film comble un besoin esthétique, même
de Kaja, que la caméra va suivre au plus près. Ayant fait
démons commencent à se fatiguer, il ne reste que les bons, si je n’aime pas ce terme. Chaque film doit posséder une
des films bien moins radicaux par le passé, le réalisa-
les plus tenaces, mais il faut garder à l’esprit l’endroit d’où forme qui contient le sens de l’histoire.
teur a désiré donner la parole à ceux que l’on n’entend
on vient.
Dans tes films, chaque plan équivaut à une idée, un peu pas et n’a surtout pas voulu glorifier le meurtrier – ce
Cette période de The End correspond aussi plus ou comme chez Gaspar Noé ou dans les premières réalisations qui est souvent le cas au cinéma. Il fait donc le choix
moins à la fin de ton adolescence. Y a-t-il une dimension de Lars von Trier. d’évacuer le spectaculaire, afin d’agir sur la perception

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du spectateur, avec un travail sonore très précis, où On ne peut pas dire non plus que le film soit entiè- 1960, le réalisateur s’est de plus en plus intéressé à la
chaque coup de feu est perçu comme s’il nous était rement une fiction basée sur des faits réels. Une autre psychanalyse, à l’inconscient et à la science des rêves23.
adressé. En effet, nous ne quittons jamais Kaja. De forme d’authenticité gagne le métrage quand un Ses expériences avec le LSD et la révolution hippie ont
ce fait, certains ont évoqué le film Elephant sur la moustique à mi-parcours vient se poser sur le bras de aussi laissé des traces sur cette adaptation du texte
fusillade du lycée Columbine en 1999, à la différence l’héroïne. La caméra se rapproche et le regarde. C’est satirique de Pétrone écrit sous le règne de Néron et
que Gus Van Sant utilisait plusieurs points de vue et le documentaire qui réapparaît au sein de la fiction, dont il ne reste que des fragments. Dans le même
alternait les plans séquences. L’approche de Poppe est en raison même de ce procédé du plan séquence. La état d’esprit, le visionnaire Fellini aligne des séquences
beaucoup plus claustrophobe. durée du film renvoie au temps qui s’est écoulé dans la autonomes, comme des lambeaux de songes, sans lien
Par son décor (la forêt) et son sujet même (des réalité. Le fait que le ou les tireurs ne soient jamais vus, logique si ce n’est la présence d’Encolpe (Martin Pot-
adolescents abattus de sang-froid), le film évoque si ce n’est comme une ombre, donne une valeur univer- ter) qui traverse différentes expériences comme dans
peut-être malgré lui les genres du slasher et du sur- selle à cette expérience. L’incertitude éprouvée entre un récit picaresque. Fellini a bel et bien suivi une trame
vival, suscitant des réactions vives et contrastées – le forcément en écho avec tous les sentiments qu’ont pu découpée en bribes de rêves, épisodes qui s’enchaînent
langage de la fiction en appelle toujours à de nom- traverser les personnes ayant subi le même trauma. surtout pour nous faire pénétrer un monde ne ressem-
breux clichés. Comment parler d’événements réels et Poppe arrive à maintenir cette tension suffocante non blant à aucun autre, un fantasme de l’époque antique
récents au travers du médium cinématographique ? pas par des effets dramatiques mais par ces coups de revisité par la liberté sexuelle de la fin des Sixties et
Pour certains, il est encore trop tôt, le trauma étant feu qui rythment le film et agressent en permanence, par le désir de créer une « science-fiction du passé »,
trop frais. Pour d’autres, il est au contraire important l’accalmie étant toujours de courte durée. À ce titre, comme le disait le cinéaste. Il ajoutait dans Fellini par
de raviver la mémoire, le cinéma permettant d’oublier le prologue est important, car avant d’être acteurs de Fellini : « Je crois que j’ai été séduit par la possibilité de
moins vite ces événements à une époque où, chaque l’action, les jeunes du camp sont spectateurs de l’autre reconstruire ce rêve, sa transparence énigmatique et
minute, une tragédie en chasse une autre. Les actes attaque : celle à la bombe dans le quartier gouverne- sa clarté indéchiffrable24. » La Rome antique lui permet
terroristes ont profondément marqué les années mental d’Oslo. ainsi de donner libre cours à ses fantasmes. Plus que
2010, qu’ils soient d’extrême droite ou islamistes (il Pour maintenir l’intérêt, quelques ressorts fictionnels jamais, les humains vont former un bestiaire et il va se
y est fait référence au début du film), et le besoin sont utilisés (la recherche de la petite sœur de Kaja, la délecter des corps et des visages. Nous tirant par la
de comprendre l’insensé et l’impensable est juste rencontre avec Magnus…) mais ce ne sont pas là les main pour faire un tour dans cette foire aux monstres, une énergie et une liberté qu’il se plaît à pousser le
humain – « vous ne comprendrez pas » prononce Kaja points forts du film. En revanche, la manière d’appré- cette exhibition d’atrocités, Fellini prend du plaisir dans plus loin possible. On rencontrera ainsi un Minotaure,
au début en s’adressant à ses parents au téléphone. hender le décor par bribes jusqu’au bord de la falaise la peinture d’une société décadente et la fixe dans une nymphomane insatiable dans le désert ou un her-
Pour Poppe, seule une approche viscérale et coup de est bien plus efficace. Et si le film ne donne aucune des tableaux vivants, éblouissants de grandeur et de maphrodite aux pouvoirs de demi-dieu que l’on pourra
poing était envisageable afin de rendre compte du sen- réponse, ni aux massacres ni au voyeurisme que l’on beauté. Décors, costumes, photographie, couleurs, chercher en vain dans le texte de Pétrone. Fellini se
timent de terreur extrême qu’ont vécu les victimes, où peut ressentir dès qu’un fait réel est mis en scène, il tout y est somptueux, le réalisateur ayant bénéficié réapproprie cette antiquité pour en faire une folie car-
la menace est réelle et où chaque geste peut être mor- indique qu’en lieu et place des mots incapables à dire la d’un budget colossal pour ce grand délire que certains navalesque et étonnamment mélancolique, comme
tel. Partant, Utoya, 22 juillet est plus un film sur la peur tragédie, le médium cinématographique a le pouvoir de diront surréaliste. Encore aujourd’hui, il est difficile de cette fin abrupte, où les personnages deviennent des
qu’un film d’épouvante. L’idée de tout capter en une nous la faire vivre en devenant, le temps du métrage, trouver des équivalents à cette fresque mystérieuse et peintures sur des ruines. La main a gardé leurs traces
seule prise enlève aussi le risque du découpage, où un une victime innocente parmi tant d’autres. C’est impla- hallucinée. Fellini parlait d’une « galaxie onirique » et alors qu’ils sont tous morts depuis longtemps, Fellini
élément serait mis en avant au détriment d’un autre. cable, dur et sans fioritures, d’où le fait qu’Utoya, 22 précisait : « Le monde antique […] n’a jamais existé, semblant nous rappeler que seul le geste de l’artiste
Le spectateur se retrouve alors en position d’impuis- juillet peut être rangé aux côtés de Requiem pour un mais, indubitablement, nous l’avons rêvé. » Montage, peut vaincre l’inéluctabilité de la mort et notre sta-
sance, emprisonné par ce dispositif éprouvant. Cinq massacre, Scum, Eau argentée et les autres œuvres- doublage, musique, tout est étrange et on se laisse tut éphémère. Derrière les délires de gloutonnerie et
prises ont été nécessaires et on imagine aisément l’état choc des éditions Potemkine où la dichotomie entre hypnotiser par une picturalité et une démesure qui ont de Grand-Guignol, la grande faucheuse n’est jamais
de tension des acteurs qui ont été tout de même suivis fiction et documentaire n’a plus vraiment lieu d’être. sans doute laissé des traces sur le travail à venir d’un absente. Le film semble nous dire que la beauté et la
par une cellule psychologique. Car un film doit faire mal pour faire réagir. Derek Jarman ou d’un Peter Greenaway. jeunesse d’Encolpe, Ascylte (Hiram Keller) ou Giton
Inutile de revenir sur chaque épisode, incluant par- (Max Born), se faneront comme le reste. Telle est la
fois des récits à l’intérieur de sa propre histoire, l’in- cruauté du monde. C’est ce qu’affirmait l’accroche fran-
térêt de Fellini Satyricon25 n’est pas là mais dans les çaise : « Un monde cruel et animal où le péché n’existe
nouveaux horizons que Fellini explore. Sulfureux, le pas. » La débauche et la perversion ne pourraient
FELLINI SATYRICON (1969) de Federico Fellini film n’est pas avare en scènes de violence et présente être que des réflexes humains face à la peur de notre
sans complexe des amours homosexuelles. Orgiaque, finitude. Alors Fellini n’y va pas par quatre chemins et
Date de sortie DVD/Blu-ray : 7 mai 2019.
l’œuvre l’est autant thématiquement que visuelle- embrasse l’excès. Il rassemble nains, éclopés, obèses,
Avec Martin Potter, Hiram Keller, Max Born, Magali Noël, Capucine, Alain Cuny (2 h 10).
ment. On en prend plein les yeux, et plus on avance, lépreux, manchots, travestis, pour créer son propre
Genre : péplum, épopée, érotique. zoo fantastique. Il peaufine chaque détail du cadre,
plus on se rend compte que Fellini s’éloigne du texte
Nationalité : italienne, française. pioche dans un inconscient collectif et joue de nos
originel car il a trouvé dans cette forme fractionnée
De toute l’œuvre du grand Federico Fellini (1920- du grotesque et du monstrueux, ses couleurs psyché-
1993), un film en particulier résonne fortement avec déliques, sa musique insolite et sa volonté d’échapper 23. Nous vous conseillons le gros volume Le Livre de mes rêves (Flammarion, 2010) qui comprend les dessins et écrits que Fellini a réper-
le goût de Potemkine pour les films-trips : Fellini Saty- aux contraintes narratives. Le néoréalisme des premiers toriés dans un état hypnagogique sur plusieurs décennies.
ricon. Son ajout au catalogue apparaît comme une évi- longs métrages du maître est bien loin ; ici, l’onirisme, le 24. Federico Fellini, Giovanni Grazzini, Fellini par Fellini [1983], traduit de l’italien par Nino Frank, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2007,
dence, avec ses recherches formelles folles, son sens fantastique et le baroque priment. Durant les années p. 140, pour cette citation et celle qui suit.
25. Le préfixe « Fellini » a été ajouté car un autre cinéaste, Gian Luigi Polidoro, travaillait à la même époque sur le Satyricon.

238 239
POTEMKINE et le cinéma halluciné

sensations de spectateurs, nous séquestrant dans des irrévérencieux, hédoniste, le long métrage garde une
souterrains avant de faire éclater la lumière extérieure. force visuelle unique, et chacun en retiendra des pas-
Il nous parle d’impuissance sexuelle comme d’une tra- sages : le bordel dans les catacombes, la scène de repas
gédie tout en nous enjoignant à jouir de chaque image. à la villa de Trimalcion (Mario Romagnoli) et le bain
Nommé aux Oscars et primé meilleur film italien à la qui précède, la mort de l’hermaphrodite albinos, le
Mostra de Venise, cette bacchanale plastique n’a pas mariage d’Encolpe et Lichas (Alain Cuny)… Les images
fait pour autant l’unanimité, même si tout le monde a marquantes se succèdent et on finit par se demander
vanté les costumes et décors de Danilo Donati, la pho- si tout cela n’a été qu’un songe ou qu’un cauchemar.
tographie de Giuseppe Rotunno et la partition musicale
de Nino Rota. Celui-ci n’est jamais allé dans des terri-
Avec son Satyricon, Fellini s’est aventuré à son
tour dans le cinéma de transe, entre trip acide et rite
CONCLUSION
toires aussi expérimentaux, produisant une forme de païen. Faisant se rencontrer l’ancestral et le moderne, VIENS ET VOIS – MONTRER L’INVISIBLE
world music atonale et primitive, mêlant percussions, il intègre des tabous contemporains et de la contre-
« Nous sommes de cette étoffe sur laquelle naissent les rêves, et
cithare indienne, traitements électroniques, cordes culture dans son adaptation. Il dépeint une société sur
désaccordées, cuivres de foire (ou foireux), guitares le point de s’effondrer, mais si certains ont pu y voir à notre infime vie est entourée de sommeil. »
progressives et chants primaux. Il pioche ainsi autant juste titre un écho avec un monde moderne fondé sur William Shakespeare, La Tempête
dans les traditions musicales africaines et tibétaines, le pouvoir, la hiérarchie sociale et l’esclavage humain,
mêle orientalisme et danses des Indiens d’Amérique il n’y a aucun discours politique à retenir ici. Fellini
pour engendrer cette sensation d’un monde ancien que brouille les notions d’espace et de temps, plonge à Cette exploration du catalogue de Potemkine pourrait être infinie, tant
l’on aurait complètement fantasmé. D’autres compo- pieds joints dans une esthétique du difforme qui mar- chaque parution semble apporter un nouvel éclairage quant au « cinéma
siteurs contemporains, plus portés sur l’électronique quera David Lynch et Werner Herzog, et se paie une
halluciné ». Nous avons souhaité nous arrêter sur les sorties les plus fortes et
et la musique concrète sont également crédités : Illan hallucination filmique au budget très confortable de
Mimaroglu, Tod Dockstader et Andrew Rudin. Le déca- trois millions de dollars, lui permettant d’enchaîner emblématiques selon nous, mais entre le moment où ce manuscrit a trouvé
lage de la post-synchronisation s’inscrit dans cette près d’une centaine de décors différents. Il crée ainsi son point final et celui où vous le lirez, du temps se sera écoulé et de nom-
même volonté du cinéaste de désorienter le specta- un grand poème visuel et fait se côtoyer un imaginaire breuses autres parutions auront enrichi la réflexion, du bad trip d’une star
teur. Le film nous parle au bout du compte surtout de de bande dessinée avec le grand art. C’est simple, Fellini du rock des années 1990 (Her Smell d’Alex Ross Perry) aux délires scatolo-
cette Antiquité que l’on a rêvée à travers les traces qu’il a voulu tout englober : théâtre, poésie, performance, giques surréalistes de Kuso, premier long métrage du musicien Flying Lotus,
en reste. Fellini Satyricon devient ainsi une sorte de danse, mime, musique, peinture… Ambitieux et sur- des effets spéciaux délirants de l’ovni Hausu (Nobuhiko Obayashi, 1977) aux
pièce de musée sous la forme d’un conte pour adultes chargé, Fellini Satyricon est, à l’instar de la fin du film, visions cauchemardesques d’Onibaba (Kaneto Shindo, 1964) et d’Amuse-
qui n’aurait pu voir le jour qu’en cette fin des années un voyage vers de nouveaux horizons, une œuvre de
1960 qui finit par elle aussi devenir un vestige de l’his- transition dont le réalisateur restera très fier et qui
ment Park, inédit retrouvé de George A. Romero, en passant par l’hypno-
toire du septième art. Audacieux, fantasmagorique, demeure un ovni au charme indéfectible. tique et sensoriel Sortilège d’Ala Eddine Slim. L’édition 2019 de Requiem
pour un massacre peut cependant servir de conclusion temporaire. L’attente
fut longue pour ce Blu-ray du film de Klimov, dans une version qui a obtenu
le prix Venise Classics de la meilleure restauration à la soixante-quatorzième
Mostra de Venise. Accompagné d’une ressortie en salles le 24 avril 2019, ce
film-matrice pour Potemkine vient boucler la boucle, marquant la fin d’une
première période (2006-2019) et la naissance d’une nouvelle.
Potemkine a abouti à quelque chose d’unique au fil des ans : une véri-
table pensée de la tradition onirique au cinéma, du muet jusqu’à la période
contemporaine. Cela signifie-t-il qu’ils n’ont plus rien à prouver aujourd’hui ?
Bien au contraire. Chaque nouvelle parution, chaque événement à venir ne
feront qu’enrichir ce sillon creusé depuis plus d’une décennie, avec tou-
jours cette curiosité qui caractérise le travail de Nils Bouaziz et ses com-
parses. Mais à présent que ce travail de fond a été fourni, il est temps aussi
pour Potemkine d’aller de l’avant, d’ouvrir de nouvelles perspectives tout en
conservant sa ligne de conduite. Aujourd’hui, alors que la presse cinémato-
graphique vit une dure période, agonisante depuis longtemps, les véritables
théoriciens du cinéma sont peut-être les éditeurs, à l’instar de cette maison
au K inversé.
Pour Potemkine, le cinéma est un révélateur de l’invisible. Les réalisa-
teurs phares du catalogue ont tous voulu à leur manière faire entrer l’insai-
sissable dans l’image. Ils ont cherché ou cherchent la possibilité d’un ailleurs Requiem pour un massacre (1985)

243
POTEMKINE et le cinéma halluciné

par les moyens cinématographiques. Que ce soit dans la quête du mystère


comme chez Dreyer et Korine, dans la confrontation entre le Bien et le Mal
(Bresson, von Trier), dans la suggestion d’un infini (Tarkovski) et d’une
« vérité extatique26 » (Herzog) ou dans le travail sur le temps et les rêves
de cinéma (Gonzalez, Lasri), tous explorent, croyants ou athées, les rap-
ports entre l’homme et ce qui le dépasse : le mysticisme, les forces divines,
le surnaturel, le sublime. C’est souvent dans ces conditions que les rêves
interviennent. Bertrand Bacqué souligne dans sa thèse Filmer l’invisible :
vers une esthétique théologique à propos du cinéma de Tarkovski : « Pour
[lui], le rêve est le point de contact entre le visible et l’invisible, le lieu où
le temps même est réversible, le seuil de l’autre monde. Les images qui
surgissent au moment de l’endormissement ont pour lui une dimension
prophétique27. » La recherche de l’état hypnagogique ou de l’hallucina-
tion par le cinéma, chère à Nils Bouaziz, passe par cette recherche d’un
dépassement de l’être, une transcendance qui serait une vérité poétique.
Herzog et Tarkovski, les deux cinéastes les plus importants de l’histoire
de Potemkine, sont tous deux en recherche de cette Vérité derrière la
réalité. C’est ce qui les anime, cette élévation, cette extase. Ils suspendent
ainsi avec d’autres le temps à l’aide de nombreux procédés cinématogra-
phiques : les ralentis dans La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner
de Herzog, le montage et l’esthétique du fragment et de l’ellipse (Bresson,
Roeg), les visions apocalyptiques, fantastiques et cauchemardesques et l’utilisation
de métaphores (Klimov, Tarkovski), le recours aux plans séquences (Angelopoulos).
Le cinéma est une épiphanie, il dévoile cet au-delà du temps qu’est l’éternité. Les per-
sonnages eux-mêmes semblent animés par une puissance supérieure comme chez
Bresson ou dans Cœur de verre de Herzog. Ils n’arrêtent pas de franchir des seuils,
et comme chez Lynch et Tarkovski, les songes deviennent des passages d’une réalité
à une autre.
Entre l’être et l’au-delà, il n’y a que le rêve.

26. Se référer à la conférence de Werner Herzog : « On the Absolute, the Sublime, and Ecstatic Truth » : https://
www.bu.edu/arion/on-the-absolute-the-sublime-and-ecstatic-truth.
27. Bertrand Bacqué, Filmer l’invisible. Vers une esthétique théologique : le cinéma de Robert Bresson et Andreï
Tarkovski, thèse de doctorat, Université de Genève, 2007, p. 107.
LES
TROISIÈME PARTIE
SÉLECTIONS
LA NÉBULEUSE
POTEMKINE
S'EXPRIME
ET SE SOUVIENT
U ne histoire du cinéma, même vue par le prisme très singulier d’une maison d’édi-
tion vidéo, ne peut se détacher de nos expériences personnelles avec les films.
Nous avons tous une intimité, des souvenirs à partager, c’est pourquoi j’ai souhaité
m’effacer dans ce chapitre derrière la parole des acteurs ou proches de la nébuleuse
Potemkine, afin qu’ils reviennent sur leurs cinq titres préférés, ceux qui ont marqué
leurs parcours de vie et laissé des traces émotionnelles fortes. Certains interlocuteurs
ont été brefs, d’autres sont plus allés dans les détails. Certains ont préféré l’écrit et
pour d’autres, nous nous sommes donné rendez-vous dans un lieu public ou nous
avons discuté au téléphone. J’ai sélectionné un peu moins d’une vingtaine d’interve-
nants et j’ai été surpris de voir qu’ils ont tous répondu à l’appel. Il n’a malheureuse-
ment pas été possible avec certains de trouver un moment libre dans leurs emplois
du temps surchargés pour se consacrer à cet exercice. Les témoignages rassemblés
offrent néanmoins une pluralité de ressentis, de multiples portes d’entrée vers les
œuvres du catalogue.

agnès b.
Styliste de renommée internationale avec de nombreuses boutiques dans le monde
entier, agnès b., de son vrai nom Agnès Troublé, a nourri très tôt un intérêt pour le
cinéma. Que ce soit avec les programmes télévisés du dimanche soir ou en salles,
où elle se rendait très souvent avec son premier mari, l’éditeur Christian Bourgois
qu’elle épousa à dix-sept ans, agnès b. a maintenu cette passion, notamment via ses
collaborations avec de nombreux cinéastes mais aussi avec ses propres films (Une
sorte de journal vidéo, 2011 ; Je m’appelle hmmm…, 2013). En plus d’avoir habillé
les acteurs et actrices de certains films cultes (Pulp Fiction de Quentin Tarantino,
Mulholland Drive de David Lynch…), elle lance sa propre boîte de production Love
Streams an 1997 et débute une collaboration de longue date avec Harmony Korine
(Mister Lonely, Trash Humpers, Spring Breakers…). Possédant un de ses magasins
juste à côté de la boutique Potemkine, ainsi que des bureaux, l’entente a aussitôt été
très bonne avec Nils Bouaziz. Dès 2008, elle se joindra aux éditions – devenant une
sorte de marraine – et poursuivra ce partenariat jusqu’à aujourd’hui sur une bonne
partie des titres du catalogue. Certains des films qu’elle a coproduits ont aussi pu sor-
tir en DVD (By the Ways : A Journey with William Eggleston, Innocence, Les Hommes,
Matthew Barney : No Restraint, Dharma Guns…) et elle avoue que « l’accès aux films
est très important. C’est ce qui est formidable avec les DVD ou les coffrets qui ont
cette faculté de donner une image assez complète d’un artiste. » Grande amatrice de
cinéma russe et britannique (Pavel Lounguine, Andreï Tarkovski, Ken Russell, Joseph
Losey, le Ken Loach de Family Life), elle entretient des amitiés de longue date avec
des cinéastes comme Kenneth Anger, Gaspar Noé ou bien sûr Harmony Korine et feu
Jonas Mekas. Elle cite Truffaut quant au plaisir de voir et revoir les films qu’on aime et

247
POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

utilise spontanément le « nous » quand elle évoque Potemkine, avouant l’attachement la même sensibilité, la même histoire entre les femmes et les
qu’elle a à son propre film (Je m’appelle hmmm…) et le bonheur que cela repré- hommes qui me touche énormément. D’ailleurs j’ai filmé un
sente qu’il soit accessible, car très peu vu malgré une sélection à Venise et la création monologue dans mon film à cause de La Maman et la Putain de
d’un prix spécial « Protection de l’Enfance » au festival international d’Abu Dhabi. Jean Eustache, un monologue comme celui de Gena Rowlands
Également collectionneuse d’œuvres d’art, elle ouvre les portes de La Fab. en 2020 dans Une femme sous influence que j’ai donné à Sylvie Testud
dans le XIIIe arrondissement de Paris, un lieu de 1 400 m² dédié à l’art contemporain. qui le dit devant son miroir.

1. TRASH HUMPERS de Harmony Korine 5. OUT OF THE BLUE de Dennis Hopper


J’adore ce film. Je l’ai vu à plusieurs reprises en salles, à Londres ou à New York. J’aimais vraiment Dennis Hopper et il m’appréciait beaucoup
Pour moi c’est une œuvre d’art, une vision métaphorique de la société américaine, aussi. J’ai rencontré son fils et on s’adore. J’avais acheté des
avec ces gens délaissés dans les petites villes qui s’occupent comme ils peuvent, photos de Dennis Hopper il y a très longtemps, certaines sont
une population qu’on traite encore plus mal maintenant avec Trump. C’est poé- dans ma collection depuis trente ans.
tique, philosophique, visionnaire. Politique aussi. C’est un film très important pour De l’influence des rayons gamma
sur le comportement
moi, et pas très connu. On l’avait présenté avec Harmony à la Cinémathèque mais
des marguerites (1973)
il n’a pas été beaucoup vu. Je suis très contente qu’il existe en DVD car sinon il MILIANI BENZERFA
est introuvable. Les échanges qu’on a pu avoir avec des gens suite à la projection
dans des séances de ciné-club ont été très intéressants, mais je trouve que ça Né à Alger et issu d’une famille italo-franco-algérienne, Miliani Benzerfa arrive très tôt
ne se fait pas assez. J’ai l’envie, depuis longtemps, de faire un petit club comme en France. Passionné depuis toujours par le cinéma, il se fait notamment sa culture
ça, où des amis – juste une vingtaine de personnes, en petit comité – pourraient par la télévision et les vidéoclubs, en parallèle à ses études dans la capitale. Il ne
échanger à la fin. manque pas un seul des cycles Dionnet ou les séances de films d’horreur du samedi
soir. Il n’est pas attiré par les écoles de cinéma et se dit autodidacte. Lors de la projec-
2. JONAS MEKAS – Coffret tion de La Reine des pommes, il fait une rencontre qui va l’amener à travailler dans la
Toute son œuvre me touche, elle m’émeut, en particulier le film sur George distribution indépendante avec la structure NIZ ! Le premier film qu’il distribue sera Un
Maciunas, où il commence par l’enterrement et il remonte dans le temps : une monde sans femmes de Guillaume Brac, accompagné du court métrage Le Naufragé,
partie de campagne, un pique-nique… C’est absolument magnifique. J’adore sa programme qui sortira plus tard en DVD chez Potemkine. Avec quarante mille entrées
façon de filmer. C’est de la littérature, de la poésie, de la liberté. J’ai appris la alors que le film n’était d’abord projeté que dans cinq salles, cette première expé-
liberté grâce à lui et Harmony pour faire mon film. J’ai fait un film d’amateur rience est un petit succès. C’est au festival de Cannes qu’il rencontre Nils, Benoît et
parce que j’aime le cinéma et que je n’ai tourné que de petits courts Pierre et qu’ils décident de travailler ensemble sur la partie distribution de Potemkine.
métrages avant de faire ce film-là. Mais tous ces amis m’ont encouragé L’histoire commence avec The Color Wheel d’Alex Ross Perry en 2012 et se poursuit
à le faire. Quand des amis de cette qualité donnent du courage, ça aide encore aujourd’hui étant donné qu’il a pris en charge tout ce qui est programmation
beaucoup. Jonas est venu sur le tournage, il a pris sa caméra et on a et acquisitions. Il a choisi de sélectionner cinq films qui ont été importants pour la
mis certaines de ses images dans une scène. Harmony voulait venir structure en termes de distribution.
aussi mais malheureusement il tournait Spring Breakers.
1. GOD BLESS AMERICA de Bobcat Goldthwait
3. DHARMA GUNS de F. J. Ossang C’était la première fois que je travaillais sur un film commercial. C’était la décou-
Je soutiens F. J. Ossang depuis longtemps. Son cinéma est singulier, verte. Je suis passionné par tous les cinémas. Quand j’étais jeune, mon père
très personnel, très esthétique. Je pense que je ne comprends pas tout m’amenait voir des films de Van Damme sur les Champs-Élysées, mais je pouvais
mais c’est quelqu’un que j’aime beaucoup. Je suis très contente qu’on aimer des films plus compliqués. God Bless America a un côté divertissement
ait publié ses films. assumé et cela m’a fait découvrir les circuits plus commerciaux. Ce n’est pas un
film qui restera dans l’histoire du cinéma mais c’était important pour moi de voir
4. DE L’INFLUENCE DES RAYONS GAMMA que Potemkine pouvait le faire. Et on l’a su dès le début. C’était très drôle comme
SUR LE COMPORTEMENT DES MARGUERITES expérience.
de Paul Newman
J’aime beaucoup cet univers, c’est un peu le même monde que John 2. LE JOLI MAI de Chris Marker
Cassavetes. Ma maison de production s’appelait Love Streams, j’avais Un film qui m’a marqué pour plusieurs raisons. La première, c’est que ce magni-
demandé à Gena Rowlands la permission. Depuis, nous nous sommes fique film était quasiment invisible et on a réussi à trouver les personnes qui
rencontrées et on a déjeuné ensemble. En voyant ce qu’a fait Paul étaient en train de s’occuper de la restauration et à les convaincre de travailler
Newman avec Joanne Woodward, je retrouve la même tendresse, avec nous. Cela a été alors une sortie assez incroyable. On avait fait de l’affichage

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

dans le métro, en reprenant la citation d’Henri Michaux : « On devrait raser la NILS BOUAZIZ
Sorbonne et mettre Chris Marker à la place. » L’affiche avait beaucoup plu. On
est quand même resté vingt semaines en salles à Paris. C’est énorme. Il y avait Il est le corps et l’âme de Potemkine, le rêveur qui a décidé de faire de sa
aussi tout le travail d’accompagnement avec Pierre Grunstein, producteur de passion son métier. Fondateur de la boutique inaugurée officiellement en
l’époque, et Pierre Lhomme, grand chef opérateur qui a notamment accompagné janvier 2006, il se lance dans l’édition en 2007 avec son associé Benoît Dalle
Eustache. Une belle aventure humaine et le public était là. Le grand paradoxe, avant de reprendre seul les rênes en 2016 et de faire perdurer cette aventure
c’est qu’on n’a pas fait la vidéo alors que c’était notre première sortie patrimoine jusqu’à aujourd’hui. Il est aussi la mémoire vivante qui a donné beaucoup de
en salles. C’est Arte qui avait les droits depuis un moment. On s’est demandé si son temps et de sa sensibilité pour me permettre de me plonger à mon tour
on le faisait ou pas malgré cela. Évidemment on aurait préféré avoir les deux mais et totalement dans cet univers de cinéphilie et de poésie. Avec un parcours
ça ne nous a pas freinés pour le sortir uniquement en salles. de vie dont plus d’un tiers a été consacré à l’entité vidéo au cœur de cet
ouvrage, revenir sur cinq des objets qui l’ont profondément marqué a été
3. LES RENCONTRES D’APRÈS MINUIT de Yann Gonzalez une torture : être dans l’obligation de dire quel enfant il aime le plus. Il a donc
C’était notre premier film à Cannes si on fait exception du Joli Mai. Un film actuel dû écarter avec peine Mikhaïl Kalatozov, Roy Andersson, Jacques Rozier,
et un jeune auteur dont je suis totalement amoureux. C’était à la Semaine de la Une sale histoire, Trash Humpers, Les Innocents ou Holy Motors, et a opté
Critique, avec une fête cannoise qui a bien marqué les esprits. La sortie du film a pour des trilogies de titres essentiels pour lui afin de pouvoir se plier aux
été aventureuse mais marquante. Pour moi ç’a été une belle expérience, du genre règles de ce classement. Même l’un de ses films préférés, Au hasard Balthazar
à te rappeler pourquoi tu fais ce métier. J’ai aussi découvert la réelle difficulté de de Bresson, n’a pu trouver sa place dans cette cruelle sélection, alors qu’il
la profession. La programmation n’a pas été simple, on a vraiment senti un boy- l’évoque avec toujours beaucoup d’émotion, se souvenant de l’adoration que
cott de certains exploitants pour cette proposition de cinéma. Plusieurs raisons portait sa mère à cette œuvre. Les coffrets et DVD cités ont donc été choisis
à cela mais certains d’entre eux ont clairement dit qu’ils ne comprenaient pas par rapport à l’importance qu’ils ont représentée à la fois dans sa vie et dans
pourquoi un tel cinéma existait. On s’est même pris des phrases dans la gueule, l’histoire de Potemkine.
du style : « Après La Vie d’Adèle, les films de pédés j’en ai marre. » C’est très flip-
pant d’entendre formuler ce genre de refus. Ça n’a aucun sens, donc comment 1. REQUIEM POUR UN MASSACRE (version restaurée) d’Elem Klimov
négocier ? On ne peut même plus parler de cinéma. Le jour de la sortie, Yann J’aurais pu citer la première édition de 2007 car il y a l’émotion des débuts mais
voulait écrire une tribune. Je pense que ç’aurait été bien qu’il le fasse à l’époque. j’ai choisi la dernière version car elle est beaucoup plus complète et définitive,
et parce que je m’en suis occupé personnellement de A à Z. La rencontre avec
4. HISTOIRE DE JUDAS de Rabah Ameur-Zaïmeche Vladimir Kozlov, qui a été assistant sur le film, a été extraordinaire. J’ai trouvé des
Un cinéaste que j’aime énormément. Une sortie étonnante. Ce n’est pas un film bonus formidables. En plus, je l’ai édité au moment où on le ressortait en salles
conventionnel et on a fait une tournée avec le réalisateur qui était incroyable. Il avec une projection en avant-première très émouvante au Max Linder. C’est vrai-
est assez atypique, frontal et secret à la fois. Du coup, il peut susciter des débats ment un film qui a une place particulière dans mon cœur. Et même si je n’avais
qui électrisent une partie de la salle. jamais travaillé sur ce film-là en tant qu’éditeur, il reste l’une des œuvres les plus
extraordinaires de l’histoire du septième art. C’est une des claques monumentales
5. WERNER HERZOG Rétrospective qu’on peut se prendre dans la gueule devant un écran de cinéma.
On a couplé le travail avec les éditions pour une sortie en salles. L’événement
était d’autant plus excitant qu’il y avait toute une partie documentaire méconnue, ANDREÏ TARKOVSKI – L’Intégrale
comme Le Pays du silence et de l’obscurité, Échos d’un sombre empire ou Les Mon Graal en tant qu’éditeur était de sortir les films d’Andreï Tarkovski. On l’avait
Cloches des profondeurs qui sont des films incroyables que très peu de gens fait une première fois il y a une dizaine d’années et plus tard avec les versions res-
connaissent. Toute l’équipe était vraiment enthousiaste de pouvoir présenter ces taurées, qu’on a aussi ressorties en salles. Cela me tenait à cœur de faire un objet
films en copies restaurées. On a fait venir Werner Herzog en France. Il s’est arrêté particulier qui restera dans le temps (scellé). J’ai pu éditer l’intégrale de celui que
dans des villes comme Strasbourg (où la rétrospective a commencé), Lyon, je considère comme le plus grand cinéaste de l’histoire donc je suis plutôt très
Nantes et Paris, avec un programme qui s’intitulait Les Ascensions de Werner content. Et nous avons ré-étalonné nous-mêmes tous les films, en collaboration
Herzog et couplait Gasherbrum, la montagne lumineuse et La Soufrière. La avec Andreï Tarkovski Jr., pour obtenir ce que je peux affirmer être les plus belles
rétrospective a très bien marché, les rencontres étaient marquantes. Un moment copies au monde des films de Tarkovski.
Les Cloches des profondeurs. très fort de l’histoire de Potemkine. Il faut dire aussi que j’étais assez fou de ce Le Miroir (1975)
Foi et superstition en Russie réalisateur, je m’étais déplacé en voiture avec un ami pour aller voir Leçons de JEAN EPSTEIN – Coffret
(1993)
ténèbres à Berlin. Je n’avais aucune garantie que je le verrais un jour en France. L’un des travaux éditoriaux dont je suis le plus fier. J’ai vraiment découvert la
dimension de son œuvre en travaillant sur ce coffret, et je me suis rendu compte
que c’était un des plus grands cinéastes au monde. Il n’est jamais cité au même

250 251
POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

titre que Fritz Lang, Murnau, Eisenstein ou Chaplin mais il est du niveau de ces de notre époque les plus importants selon moi, Lars von Trier et David Lynch. Ce
monuments. Sa pensée et ses théories du cinéma ont presque cinquante ans n’est pas rien d’avoir un nom pareil dans notre catalogue et c’est aussi notre plus
d’avance. Grâce à la collaboration avec la Cinémathèque, on a pu réaliser ce cof- gros carton. Le cas Nymphomaniac est aussi singulier. Il s’est vu confronté à une
fret exceptionnel avec l’essentiel de ses films restaurés. Si je ne devais en choisir telle censure face aux scènes de sexe non simulées que le vrai film n’est jamais
que deux, ce serait celui-là et Tarkovski. sorti en salles et nous avons eu la primeur et l’exploitation exclusive de cette ver-
sion non coupée en DVD/Blu-ray. C’était ainsi une œuvre inédite, et quelle œuvre !
2. LE CUIRASSÉ POTEMKINE de Sergueï Eisenstein
Quand j’ai choisi le nom Potemkine ce n’était pas du tout pour le film. Je l’avais vu THE MAGICK LANTERN CYCLE de Kenneth Anger
à seize ou dix-sept ans et j’en avais gardé le souvenir d’un film froid et théorique, Je l’ai découvert au tout début de la boutique Potemkine. Je me suis alors rendu
mais en replongeant au cœur de cette œuvre, j’ai compris que c’était bien plus compte de l’impact de ce réalisateur sur tout le cinéma que j’aimais, de Lynch à
que cela. C’est un monument aux strates de lectures infinies. J’ai fait un DVD/ Scorsese, et son influence sur le Nouvel Hollywood. Travailler avec lui directe-
Blu-ray très particulier car c’était aussi historique pour nous au regard de notre ment et projeter la mythique version triptyque d’Inauguration of the Pleasure
nom. C’est très complet, avec beaucoup de suppléments et toutes les versions Dome au Max Linder, ç’a été un très grand moment. C’est une édition particulière
possibles. Une édition définitive dont je suis assez fier. parce que j’étais aussi en contact avec Bobby Beausoleil qui avait fait la musique
de Lucifer Rising. On communiquait de sa prison où il est incarcéré à vie suite à un
INNOCENCE / ÉVOLUTION de Lucile Hadzihalilovic crime commis en 1969 en lien avec la Famille Manson. Cela m’a permis d’inclure la
C’est une amie et une cinéaste que j’aime beaucoup. Innocence est pour moi l’un BO du film au coffret DVD. J’ai aussi pu mettre une partie du livre d’Olivier Assayas
des meilleurs films français des vingt dernières années. Nous étions très contents que j’aime beaucoup. C’est une édition assez complète.
et fiers de travailler sur son deuxième long métrage, Évolution, qui traite aussi
de l’enfance et qui forme un diptyque avec Innocence. On a pu en récupérer les ERASERHEAD de David Lynch / DAVID LYNCH : THE ART LIFE
droits, on l’a numérisé pour fabriquer une magnifique copie Blu-ray. L’édition a de Jon Nguyen, Olivia Neergaard-Holm et Rick Barnes
été faite en collaboration avec Lucile pour créer un très bel objet. Eraserhead m’avait énormément marqué quand je l’ai vu assez jeune. Le
seul film qu’on puisse considérer comme un véritable cauchemar éveillé
WERNER HERZOG – Coffret Vol. 1 – et c’est rare de le vivre les yeux grand ouverts. J’aime particulièrement
On a édité quasiment l’intégrale jusqu’aux années 1990, mais je citerais le ce film qui était l’un des préférés de Stanley Kubrick. Alors qu’on travaillait
premier coffret car ce sont ses débuts qui me touchent le plus. Aguirre, la dessus, on a eu la chance de récupérer un documentaire qui venait d’être
colère de dieu est un film fondateur de ma cinéphilie. J’aime l’Amazonie, le fini, David Lynch : The Art Life. Le film revient sur les débuts du cinéaste et
chamanisme, la spiritualité liée à la nature, sa force de vie et d’âme, et bien son travail de plasticien et de peintre qui l’a fait évoluer jusqu’aux premiers
qu’Herzog ait souvent dit qu’il n’était pas mystique mais plutôt terre-à-terre, courts métrages et jusqu’à Eraserhead qu’il élabore avec le même rapport Eraserhead (1977)
ce film l’est qu’il le veuille ou non. Sillonner l’Amazonie, avec Klaus Kinski artisanal aux choses. Le documentaire parlant beaucoup de cette expérience
transcendé par la musique de Popol Vuh, j’ai l’impression d’être à la « mai- singulière, c’était parfait de les associer. Quand on voit le documentaire et le film
son » ! Je l’ai revu récemment et, à chaque fois, j’hallucine toujours autant après, il se passe quelque chose d’assez magique.
dès la scène d’introduction. Il y a aussi la décharge émotive du documentaire
Le Pays du silence et de l’obscurité qui ne peut pas vous laisser indemne. Et 4. LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI de Robert Wiene
Les nains aussi ont commencé petits reste l’un des films les plus étonnants C’est un film extraordinaire à plus d’un titre mais c’est surtout la plus belle restau-
et dérangeants de l’histoire du cinéma. Rien que pour ces trois films, je me ration que j’ai jamais vue. Elle est exceptionnelle et rend hommage aux décors et
dois de retenir ce coffret. à l’esthétique d’un film totalement unique dans l’histoire. Il n’y avait jamais eu de
Aguirre, la colère de Dieu (1972) belles éditions françaises en DVD et j’ai pu l’associer notamment à ce documen-
3. MELANCHOLIA / NYMPHOMANIAC de Lars von Trier taire, De Caligari à Hitler, adaptation d’un livre mythique, qui fait le parallèle entre
Je citerai d’abord Melancholia. Le film a été en compétition à Cannes, on l’a le cinéma de l’époque et la montée du nazisme dans l’Allemagne des années 1920.
accompagné et il y a eu ce fameux scandale suite aux propos de Lars von Trier C’est fascinant et, comme sur d’autres films muets, j’ai eu la chance de récupérer
lors de la conférence de presse. Le côté paillettes a tourné court, du coup on des musiques qui apportent une vision singulière de l’œuvre et qui montrent à
s’est retrouvés dans sa villa, louée par la production, ce qui était encore plus quel point une musique peut changer en partie le ressenti d’un film.
génial. Ce film marque le début d’une nouvelle ère pour le cinéaste et je l’aime
particulièrement. C’est aussi le début d’une histoire en vidéo avec son œuvre, vu CHEPITKO / KLIMOV – Coffret
qu’on a continué avec Nymphomaniac et The House That Jack Built, et on espère C’est l’un des plus beaux couples de cinéastes. Ils sont aussi bons l’un que l’autre
l’accompagner encore. Cela fait plaisir de travailler sur un cinéaste aussi impor- et leur œuvre est assez monumentale. Je pense notamment à L’Ascension de
tant encore en activité. J’ai eu la chance de pouvoir éditer les deux réalisateurs Larissa Chepitko qu’on peut mettre en parallèle avec Requiem pour un massacre,

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

qui est aussi un film sur la guerre et d’une force comparable mais avec une sen- le rapport au film-tableau au-delà de tout ce qui avait été fait. Le minimalisme de
sibilité différente. Les cinéphiles purs et durs connaissaient un petit peu Elem ce portrait d’une mère et de son fils m’a particulièrement touché.
Klimov pour Requiem pour un massacre et Raspoutine l’agonie, mais personne ne
connaissait Chepitko. C’était donc important pour nous de mettre à disposition
en France des cinéastes aussi fondamentaux. Il faut aussi mentionner Les Adieux à
Matiora, commencé par Chepitko et terminé par Klimov, car il définit pleinement HÉLÈNE CATTET & BRUNO FORZANI
leur amour. Après ça, Klimov ne fera que Requiem pour un massacre. Il n’avait
plus rien à perdre après la mort de sa femme, quelque chose s’était cassé dans Même s’ils n’ont jamais été édités par Potemkine, les cinéastes Hélène Cattet et Bruno
sa vie. Forzani ont toujours eu une place de choix dans la boutique, et le fétichisme de leurs
films, qui doit beaucoup à l’esthétique giallo et au cinéma d’exploitation italien, entre
NICOLAS ROEG – Coffret en résonance avec certains titres de la collection. Dès leurs premiers courts métrages
Roeg est unique. Il y a le cinéma et il y a Nicolas Roeg. Autant Eisenstein a inventé autoproduits (Catharsis, 2001 ; Chambre jaune, 2002, La Fin de notre amour, 2003 ;
le montage que tout le monde a copié, autant Roeg a amené le montage dans une L’Étrange Portrait de la dame en jaune, 2004) et jusqu’à leurs longs qui les ont ouverts
autre dimension. Je ne comprends pas pourquoi il n’a pas été plus copié, peut- à un plus large public (Amer, 2010 ; L’Étrange Couleur des larmes de ton corps, 2013 ;
être que personne n’arrive à le faire ? Quand on voit un film de Nicolas Roeg, on a Laissez bronzer les cadavres, 2017), ils ont développé un sens pointilleux du détail
l’impression qu’il est rentré par l’oreille et qu’il monte le film dans notre cerveau. et un art du montage où rien n’est laissé au hasard. Devenus maîtres dans l’art du
Il a compris que le rapport à la mémoire, aux espaces géographiques est très film-trip, tel que l’affectionne Potemkine, leur formalisme postmoderne se teinte de
flou. On a l’impression d’avoir vécu une chose il y a cinq minutes mais c’était il y surréalisme pop, d’abstractions cosmiques, et emprunte autant aux délires arty qu’au
a une heure. Il a totalement saisi la relativité du temps et de l’espace. On pourrait cinéma d’action populaire. Incollables sur le cinéma Bis et les bandes originales de
presque dire qu’il a appliqué à son cinéma la théorie de la relativité. C’est un vrai films italiens, il nous semblait intéressant de les convier à ce petit jeu des cinq titres
cinéaste einsteinien ! préférés du catalogue, pour voir si leurs choix apportaient de nouvelles clés quant à
leur univers onirique et sensoriel.
5. HÄXAN, LA SORCELLERIE À TRAVERS LES ÂGES
de Benjamin Christensen 1. Twin Peaks. FIRE WALK WITH ME de David Lynch
Je l’avais vu avant de l’éditer et je m’étais pris une sacrée claque. Comment Bruno Forzani : J’ai découvert le film quand il est passé au festival de Cannes.
un tel film avait-il pu être fait à cette époque ? Sa modernité est incroyable, le J’habitais dans la région à ce moment-là. J’avais seize ans. J’arrivais à avoir des
réalisateur ayant pensé le concept du docu-fiction des décennies avant que invitations grâce à une parente éloignée qui était monteuse son. J’adorais la série
cela n’existe vraiment. Les effets spéciaux avaient une avance extraordinaire, Twin Peaks, et je mourrais d’envie d’aller voir le long métrage. C’est la première
les surimpressions, les sorcières qui survolent la ville… L’onirisme permanent, fois que je voyais un film au festival de Cannes. L’écran était gigantesque. Au
la thématique de la sorcellerie, tout cela me touche. Et en tant que Suédois, ça début j’ai mis du temps à faire la mise au point tellement l’image était grande. Le
me fait plaisir de faire connaître un autre cinéaste suédois qu’Ingmar Bergman. son était très puissant, et le premier plan où la télévision est explosée m’a fait
La Sorcellerie à travers les âges (1922) littéralement sauter au plafond. J’ai vécu une séance complètement tripesque. La
MIND GAME de Masaaki Yuasa séquence au One-Eyed Jack, où on entend à peine les paroles, m’a fait prendre
Si j’avais pu avoir Paprika, je l’aurais édité. C’est la même veine, mais sans doute conscience pour la première fois de l’importance du son dans un film. Une révé-
en plus fou. Je n’ai pas pu faire beaucoup d’animation même si c’est un genre que lation ! En le revoyant en VHS, avec une VF où l’effet de mix n’était pas le même,
j’aime. C’est un hommage au surréalisme, et pour retranscrire cette folie créative, je n’ai pas pu retrouver cette émotion ; il a fallu attendre que le film ressorte en
ils ont utilisé toutes les techniques possibles depuis quasiment les débuts de DVD avec les pistes VO sous-titrées. Le film m’a aussi beau-
l’animation : dessins à la main, images de synthèse, rotoscopie, des aplats très coup surpris par rapport à la série : il partait d’abord ailleurs,
épurés, des choses très crayonnées, de la 3D, de la 2D, etc. C’est presque un et c’est aussi un superbe film sur l’inceste, comme Seul contre
cours d’école sur l’histoire de l’animation, tout en étant un hommage à l’esprit tous mais d’une autre manière. J’avoue que je ne m’attendais
de création. Je n’ai pas Miyazaki, je n’ai pas Satoshi Kon mais je voulais avoir pas du tout à ça. La séance terminée, les gens avaient détesté.
un grand film d’animation et c’est celui-là. Ils se plaignaient de trop de classicisme dans le cinéma et là
Mind Game (2004) on leur proposait quelque chose d’autre, mais ils n’étaient pas
MÈRE ET FILS d’Alexandre Sokourov contents parce que selon eux ça ne racontait rien, ce n’était
C’est un objet singulier, un film qui ressemble à aucun autre. Je l’ai édité en digi- que de la forme. Alors que j’ai vraiment vécu un voyage, et
pack avec un fourreau, rien d’exceptionnel a priori, mais il y avait cette idée de qu’au niveau de ce que ça racontait, c’était très riche. Pour
reprendre le tableau avec cette petite ouverture dans le visuel qui retranscrit moi, ç’a été une claque. La séquence du One-Eyed Jack est
bien l’aspect pictural du film. Avec son image anamorphosée, Sokourov pousse à l’origine de plusieurs choses que l’on a expérimentées,
Twin Peaks. Fire Walk With Me (1992)

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notamment cet effet stroboscopique et sensoriel qu’on a essayé de développer hypnotique. J’aime beaucoup le travail sur les détails, les décors, les
avec Hélène. C’est comme une matrice. lumières mais je retiens surtout son fétichisme des matières. Dans
Scorpio Rising, c’est le cuir, tout ce qui brille, le métal ; dans Puce
2. ENQUÊTE SUR UNE PASSION de Nicolas Roeg Moment, ce sont les vêtements et les robes. Eaux d’artifice, avec les
Hélène Cattet : J’aime tous les films de Nicolas Roeg, mais celui-ci en particulier. fontaines, m’avait énormément marquée. Tu ne sais pas pourquoi tu
Je me rappelle le moment où je l’ai vu pour la première fois, et pourtant je suis es scotchée, tu vois des formes, des évocations grâce à un montage
quelqu’un qui a une très mauvaise mémoire ! Il y a une quinzaine d’années, alors puissant, avec des associations d’idées, de perceptions. C’est comme
que Bruno était projectionniste au cinéma Flagey à Bruxelles. Je venais sou- quand, petit, tu regardes les bouquins stéréographiques avec les trucs
vent le voir en cabine et je regardais les films de la lucarne de projection. en 3D qui ressortent. C’est vraiment le montage qui rend la dimension
Je suis restée scotchée, du coup je suis descendue dans la salle. J’étais d’hypnose. Et ce film m’a hypnotisée. Ce qui m’avait fascinée dans
happée par un truc et je ne comprenais pas quoi. Le montage m’a vraiment Scorpio Rising c’est le générique – j’adore les génériques, genre Saul Scorpio Rising (1964)
interpellée. D’un côté, le film est construit de manière un peu chaotique et Bass dans L’Opération diabolique de Frankenheimer. Les titres scintillant sur le
ça nous perdait dans la tête et dans les souvenirs du personnage – j’adorais blouson en cuir du motard, je trouve ça simple, efficace, marquant. C’est vrai-
ça, être trimballée d’un souvenir à l’autre –, mais j’ai été surtout fascinée par ment LE générique que j’adore. Les films d’Anger évoluent dans ta tête, tu te les
le montage viscéral, comme si je touchais le cœur d’un mystère sans nom. appropries, ils te suivent. Je suis fascinée par la transe et le montage est essentiel
Se dire : « Il y a un truc qui cloche », mais sans savoir quoi. Tout le film est chez lui pour atteindre cet effet.
monté pour qu’on ressente ça. C’est propre à son cinéma. Il arrive à te tenir
et tu te dis : « C’est quoi le problème ? » Performance m’a tellement inspirée 5. ÉVOLUTION de Lucile Hadzihalilovic
quand je l’ai vu qu’il m’a fallu prendre des notes. Quand j’ai revu Enquête Bruno Forzani : Ce qui me rend encore plus cher ce film que j’adore, qui est pour
sur une passion, j’étais sûre qu’il y avait une scène avec une montre cassée moi une sorte de haïku lovecraftien, c’est le fait d’y retrouver notre plus proche
et que c’était ça le bad timing du titre original, scène que je n’ai pas du tout collaborateur, Manu Dacosse, avec qui on a fait tous nos courts métrages et nos
retrouvée, donc j’ai dû mélanger avec un autre film. J’attendais la scène car films. La Bouche de Jean-Pierre est un film qui nous a énormément influencés,
pour moi c’était la résolution. Il y a pourtant un gros plan sur sa montre. Je pour ses cadres, son montage, ses gros plans, son traitement du son – une œuvre
me suis dit c’est le « pay in » ensuite on va voir le « pay off » avec la montre. séminale dans notre collaboration avec Hélène. Tout d’un coup, avoir notre chef
Mais rien du tout ! La mémoire, c’est étrange ! opérateur qui participe à la création de l’univers de Lucile, ça nous a vraiment
touchés. Comme s’il avait fait un film avec Dario Argento. Qu’il fasse partie de
3. BLUE JEANS de Jacques Rozier l’univers de quelqu’un si important pour nous… C’est comme si on avait participé
Bruno Forzani : Je suis hyper fétichiste de tous les films tournés sur la Côte à ça de loin. Il avait commencé à travailler avec elle sur le court métrage Nectar
d’Azur, ça va de À propos de Nice de Jean Vigo à Pizzaiolo et Mozzarel de Christian qu’on trouve sur le Blu-ray. Jackye, aussi, qui fait les costumes de nos films, a
Gion jusqu’aux eurospy qui exploitaient beaucoup la Côte d’Azur. Adieu Philippine, participé, de même que Colin, assistant caméra. Qu’ils aient tous été impliqués
l’un des films de la Nouvelle Vague que je préfère, se situe en Corse. Blue Jeans dans ce film, c’est génial. D’une certaine manière, nous partageons quelque chose
se passe à Cannes. Sachant qu’il se passait à Cannes, j’ai traqué ce film pendant de concret avec elle.
longtemps. J’ai eu l’occasion de le voir grâce à Potemkine, et ç’a été une sorte de
Madeleine de Proust : découvrir sous ce jour cette région dans laquelle j’ai grandi,
mythique pour moi, la Côte d’Azur de mes parents ; et dans les séries B italiennes BENOÎT DALLE
c’est celle qui correspond à mes années d’enfance, comme les Enzo Castellari
avec ces courses-poursuites sur la côte, à Gênes. N’importe quel film tourné dans Originaire de Lille, Benoît Dalle a commencé par des études d’économie dans
le coin, où il y a un peu de mer et des bâtiments Riviera, je le traque. En plus ça une école de commerce de Toulouse. Mais déjà à cette époque, les seules choses
évoque le farniente qu’il y a l’été, où il ne se passe rien – je l’ai bien vécu. Juste des qui l’intéressent sont le cinéma et les voyages. À Paris, il intègre une petite boîte
gens qui ne font rien, qui traînent. Je n’étais peut-être pas un dragueur comme de production, La Vie est belle, d’abord en tant que stagiaire puis en tant que
dans Blue Jeans mais les décors des vieilles villes de bord de mer, le scooter sans chef de projet d’éditions vidéo. Pendant les deux années qu’il y passe, il devient
casque, tout ça me parle. client de la boutique Potemkine. C’est en discutant avec Nils Bouaziz qu’ils
décident de créer une partie éditions gérée par Benoît. Il y restera de 2007 à
4. THE MAGICK LANTERN CYCLE de Kenneth Anger 2016, et lancera le volet distribution en 2012. Suite à cette expérience de dix ans
Hélène Cattet : Il m’arrive d’avoir peur de mettre des mots sur ce que je res- riche en souvenirs, il décide de s’installer à Nantes pour tenter l’aventure d’autres
sens. Mais Kenneth Anger ça reste dans un coin de ma mémoire et ça ressort projets culturels, notamment avec la création du lieu Belle de Jour, loin de la
d’une autre manière. Ses courts sont riches, ça foisonne, t’es un peu pris dans course contre la montre de la vie parisienne, des relations parfois impitoyables
une espèce de chaos. Ce sont des montées oniriques au pays du fétichisme avec les exploitants de salles.

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1. WERNER HERZOG – Coffret Volume 3 3. LES RENCONTRES D’APRÈS MINUIT


La plus belle découverte avec Werner Herzog, ce fut la partie documentaire. Le de Yann Gonzalez
métier d’éditeur c’est avant tout un métier de découverte. Tu pars de tes bases C’est un premier film très abouti, dense et léger. La pre-
de cinéphile puis tes goûts évoluent au gré des rencontres et des éditions. En mière phase est drôle, très second degré, et la deuxième
matière de documentaire, à part Grizzly Man je n’avais pas vu grand-chose à partie très onirique, cotonneuse, enlevée. Tu es dans un
l’époque. Sa force est de se concentrer toujours sur des personnages fascinants, coussin et tu te laisses bercer. J’ai pris beaucoup de plai-
même s’il a fait quelques trips plus visuels comme Fata Morgana et Leçons de sir à sortir le film et à travailler avec Yann qui est un type
ténèbres. Globalement, ce sont toujours des personnages un peu fous, margi- sympa, convivial et passionnant. Son cinéma mélange tel-
naux, atypiques qui l’obsèdent, même pour ses fictions : Kinski, Bruno S… Il pro- lement de choses, le casting est bariolé, la photo magni-
jette sur eux ses propres fascinations. Gasherbrum, la montagne lumineuse et fique, la BO aussi. Au début, sur deux ou trois scènes
Petit Dieter doit voler sont incroyables. Ce ne sont pas les plus impressionnants tu éclates de rire, et à la fin tu pleures avec la dernière
du point de vue de la mise en scène, mais Gasherbrum est l’un des plus com- séquence au lever du soleil. Pour un premier long métrage
plets : on y retrouve de l’aventure, du comique, du tragique et une bonne dose français, déclencher autant d’émotions, c’est quelque Les Rencontres d'après minuit (2013)
d’émotion. Petit Dieter est l’histoire d’un gars qui a toujours rêvé de voler, tout chose ! Le film est enveloppant, on est bien quand on le regarde. Je connaissais
comme Herzog – ce qui l’a motivé à faire ce film. L’instinct de survie. Des gens qui la productrice, elle m’a dit de passer les voir alors qu’ils finalisaient le montage
sont prêts à tout. Et le rapport homme/nature toujours très fort chez lui. Dans son. Nous y sommes allés avec Nils et Pierre. C’était foisonnant, pas parfait mais
Gasherbrum il y a des scènes magiques, comme quand le sherpa lui masse les che- tout était là. Puis on s’est bien amusé sur la sortie du film. On a pris beaucoup de
veux. C’est tordant, et c’est mis en parallèle avec le pari impossible de ces grands plaisir, notamment à la Semaine de la critique à Cannes. On a organisé une fête
alpinistes. Je trouve que Herzog est l’un des meilleurs intervieweurs au monde, dans le club échangiste de la ville pour ne pas faire comme les autres. C’était pour
et il parvient à dénicher tous ces êtres proches au bord de la démence – je ne te la première du film ! Béatrice Dalle, Éric Cantona, Niels Schneider, Nicolas Maury,
parle même pas du film sur le dictateur Bokassa, Échos d’un sombre empire ou toute la troupe était là.
de Kinski… Reinhold Messner est complètement fou, obsédé par sa personne,
égocentrique. Aujourd’hui il écrit des bouquins, il va vendre des conférences 4. THE COLOR WHEEL d’Alex Ross Perry
une fortune alors qu’il est juste un passionné de montagne, qui a atteint les plus C’est le premier film qu’on a distribué. Cet humour pince-sans-rire, corrosif, c’est
grands sommets du monde. Puis Dieter Dengler, tu te dis que pour s’échapper vraiment ma came. Le 16 mm noir et blanc c’est que du bonheur, avec la fraîcheur
de son camp au Laos après des années de captivité et de torture, le gars ne peut du cinéma indépendant américain et sa noirceur aussi. J’avais découvert le film
que sortir transformé par de telles épreuves. Réussir à lui faire dire toutes ces à Locarno. C’était la première fois qu’on y allait, à l’époque d’Olivier Père. Je l’ai
choses et les raconter dans le détail après le traumatisme qu’il a vécu, c’est très vu dans une salle où on était assis sur des chaises en plastique. J’ai été voir le
fort. Voilà en quoi Herzog excelle : aller chercher des personnages incroyables réalisateur après la projection, il m’a expliqué comment il avait fait le film, tota-
et les faire parler. lement autoproduit, à l’arrache. L’homme m’a beaucoup plu, très proche de son
personnage principal, à part qu’il était un vegan intégriste tout en aimant quand
2. LA LETTRE INACHEVÉE de Mikhaïl Kalatozov même le whisky… Puis on l’a accompagné sur les deux films suivants, Listen Up
Au début nous sommes focalisés sur trois ou quatre géologues lâchés en Sibérie Philip et Queen of Earth. Si j’étais resté à Potemkine, je le suivrais encore. C’était
pour trouver des gisements d’or ou de diamants, mais très vite, on se rend moins la came de Nils, Pierre était assez client. J’avoue qu’il y a aussi ce côté
compte que le personnage principal est la nature elle-même. Il y a ce très long sentimental de la première sortie en salle. Et pour moi c’est un grand réalisateur.
plan séquence hallucinant avec l’incendie et la toundra qui C’est dur de sortir des films indépendants aux États-Unis si tu n’es pas prêt à faire
prend feu, le dézoom en hélico qui crée une sensation de ver- des compromis. Il a du mal à se faire produire car il veut bosser avec ses acteurs
tige… On y ressent tout le talent des Russes pour les superpro- fétiches comme Jason Schwartzman ou Elisabeth Moss. Il ne veut pas prendre les
ductions, un travail incroyable sur l’image, les mouvements de têtes d’affiche que les producteurs lui imposent. Pourtant ses scénarios sont en
caméra, la photo, un chef opérateur hyper inventif. Et ce choix béton armé, du Woody Allen mais en plus noir. Je suis sûr qu’un jour on entendra
de film, c’est aussi pour la découverte. On part pour éditer Soy parler de lui… Quand Netflix le produira…
Cuba ; on intègre la Palme d’Or, Quand passent les cigognes ;
et on finit par ajouter un inédit, et là c’est la bonne surprise. Tu 5. STALKER d’Andreï Tarkovski
t’attends à un film mineur mais tu tombes sur un film du niveau Un classique. Le film le plus étrange que j’ai jamais vu. Le plus grand rêve éveillé.
de Soy Cuba, en tout cas meilleur selon moi que Quand passent Un film dans lequel tu te perds totalement. J’ai été vraiment marqué par le travail
les cigognes. Soy Cuba étant sorti auparavant chez MK2, l’idée sur l’eau, au niveau du son, des ambiances. Du gros, du lourd après ces titres plus
a été de proposer mieux, et surtout le film qui fait le pont entre confidentiels. Ne pas citer Tarkovski, ce n’est pas possible !
les deux œuvres les plus connues de Kalatozov.
La Lettre inachevée (1960)

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

PIERRE DENOITS deux jours de bateau à l’équipe, parce qu’il avait entendu parler d’une île magni-
fique où débarquer Pierre Richard et Jacques Villeret, et y tourner un champ
Ayant grandi en région parisienne à proximité des cinémas du Quartier Latin, Pierre contre-champ : les deux acteurs arrivent de la mer et en contre-champ on voit
Denoits tombe dans la marmite du Nouvel Hollywood et de la Nouvelle Vague très l’île sauvage. Il n’a jamais tourné le contre-champ – tout s’est réduit à une plage
jeune. Parti sur des études d’ingénieur en agronomie à Clermont-Ferrand, il choisit, avec l’eau. Deux jours de travail pour ça !
une fois son diplôme en poche, de revenir à ses premières amours : le cinéma. Il Pour le tournage d’Adieu Philippine, l’ingénieur son s’est avéré être un escroc,
intègre l’École Supérieure d’Audio-visuel de Toulouse. Un jour, le directeur de l’époque sans qualification. Arrivé au montage, Rozier n’a pas de son. Et comme il n’écrit
leur fait une projection surprise et le film n’est autre que Requiem pour un massacre. pas les dialogues, il n’avait rien. Il a mis six mois à retrouver plus ou moins les dia-
Fortement marqué par cette œuvre, Pierre se demande qui a pu sortir un tel film et logues en regardant les rushes et en lisant sur les lèvres des acteurs. Or, ces dialo-
tombe sur le nom de Potemkine. Alors que les manifestations contre la loi Pécresse gues flottants, leur désynchronisation, créent une forme de poésie. Aujourd’hui,
immobilisent l’école et que le mouvement s’enlise, il décide de remonter à Paris au lieu la dictature de la technique l’emporte, tout est parfaitement synchro, bien éta-
de traîner son spleen à la cinémathèque de Toulouse. Il tombe alors sur une annonce lonné, calibré. Quand on voit un Rozier, on peut se dire que le cinéma, c’est aussi
de stage chez Potemkine. Nils et Benoît le cuisinent lors de la première rencontre ça. Ou un Godard. Avec eux, on a l’impression de remettre les pendules à l’heure.
et lui demandent ce qu’il aimerait voir être édité en DVD. Pierre évoque les films de
Jacques Rozier sans savoir qu’ils venaient de signer avec le réalisateur pour travailler 2. LE VOYAGE DES COMÉDIENS de Théo Angelopoulos
sur un coffret. Pierre devient stagiaire en 2008 et ne regagnera jamais Toulouse, Théo Angelopoulos a été un moment vraiment fort de mes années à Potemkine.
pour rester à Potemkine jusqu’en 2016, travaillant aussi bien sur la partie technique, On l’avait rencontré à Athènes. On a réalisé alors à quel point la culture fran-
les suppléments, l’éditorial ou le volet distribution. Se consacrant aujourd’hui à ses çaise avait eu un impact important à un moment donné dans le monde. Il nous
projets personnels et à la réalisation, il reste en contact régulier avec l’équipe. reçoit dans son bureau et parle dans un français impeccable…
Nous l’avons rencontré une seconde fois quand il est venu pré-
1. JACQUES ROZIER – Coffret senter l’un de ses films à Uzès. Nous avons alors réalisé un entre-
C’est l’un des cinéastes qui m’ont donné envie de faire du cinéma. Je citerai plutôt tien fleuve d’1 h 30 entre Ciment et Angelopoulos, mais j’ai peur
Adieu Philippine que Maine Océan, moins parfait, agaçant par moments du fait que personne n’ait pris le temps de voir ce bonus. À mon sens
de l’emprise de la femme de Rozier. Il était toujours en train de racler les fonds de l’entretien était trop long. Michel Ciment était comme un pois-
tiroir et d’être en galère financière en raison du train de vie de sa femme. L’ombre son dans l’eau, dans une forme de trop grande connivence avec
d’une harpie plane sur le film. Si Rozier est un vrai gag, sa femme l’est aussi. Les Angelopoulos. Du coup, ce n’est pas un document d’une grande
champs contre-champs avec un caniche dans Maine Océan ont été imposés par valeur pour découvrir ses films.
elle car elle menaçait de saboter le tournage si son chien n’y figurait pas. Tous les Son film sublime est pour moi Le Voyage des comédiens – je
deux sont dans une forme de paranoïa/tyrannie très étrange, autodestructrice. songe aussi à Athènes, un superbe poème documentaire sur la
C’est un vrai mystère. On a essayé de travailler sur des restaurations de ses films, capitale grecque. C’est une fresque qui arrive avant la dernière
mais là on a compris pourquoi il ne faisait qu’un film tous les dix ou vingt ans. Sa partie de son œuvre où il cède à une forme d’autosatisfaction
femme pouvait arriver aux bureaux à l’improviste, elle s’asseyait et elle déballait en citant ses propres plans séquences. Émotionnellement, il ne
tout un tas d’histoires plus ou moins sordides du cinéma français. C’était passion- tombe pas dans les maladresses du cinéma politique. Voilà un
nant et très gênant en même temps. authentique enjeu : comment faire un film politique sans asséner
Ce qui a été jubilatoire chez Potemkine, sans doute parce que c’est une micros- des messages et en donnant de l’espace pour le spectateur ? Un
tructure, c’est que j’ai tout de suite été dans l’action. J’ai par exemple accompagné film ressemble souvent à la manière dont il a été financé et très
Rozier à Marseille lors d’une rétrospective. Je me suis toujours étonné de voir souvent on trouve du fonds média européen, de l’argent du CNC,
à quel point il est incapable d’expliquer ou de parler de ses films. Il a toujours de l’argent du territoire français pour un film qui a été fait en
refusé, même pour le coffret – qui est à mon avis l’une des plus belles pièces de Patagonie, et qui va finir par reproduire un film fait en Indonésie.
la collection Potemkine –, de donner une interview ou de paraître à l’image. Il Avec Angelopoulos, rien de tout ça : nous sommes vraiment en
n’y a pas très longtemps je suis tombé sur un entretien qu’il a fait pour Cinéma, Grèce. Il subjugue par la façon dont il convoque l’histoire grecque,
cinémas, et c’est du pur Rozier : avec sa dégaine d’expert-comptable, il donne cet héritage fabuleux et colossal de la Grèce antique, dont il injecte cette tragé-
des réponses qui n’en sont pas, à côté de la plaque. Quand on connaît ses films, die grecque dans les années de guerre civile, d’occupation. Dans cette période
cela a une valeur, mais en dehors de ça aucune. Pour Les Naufragés de l’île de la plus politique de son cinéma, il était dans la pureté du plan séquence : l’émotion
tortue, Pierre Richard attendait que Rozier lui dise : « C’est bon on tourne. » Et l’emporte sur la performance, au contraire des films ultérieurs ou plus actuels.
Rozier ne le disait jamais. C’est à l’avant-veille du départ que Rozier se réveille : De manière étonnante, dans toutes ses productions on voit une Grèce enneigée,
« Ah oui, vas-y ! C’est parti ! » Ils ont alors rentré les deux tiers des scènes en 48 dans le brouillard, austère, froide. Des images que l’on a rarement. Peu de temps
heures. Rozier entretient un côté faux tyran. Il y a cette anecdote où il a fait faire après la sortie du coffret on a malheureusement appris sa mort accidentelle.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

3. LES ASCENSIONS de Werner Herzog en choisir un ce serait La Femme de l’aviateur pour son côté enquête policière.
C’est le DVD qui regroupe La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner et Que reste-t-il d’un film ? Souvent un plan ou un agrégat d’image et de musique
Gasherbrum, la montagne lumineuse. Herzog a la capacité de choisir les bonnes qui va vous vriller la tête. Je me souviens du plan serré de la fin où le protagoniste
personnes, de les rendre intéressantes et de les mettre en scène de manière poste une lettre sur une chanson d’Arielle Dombasle, qui est sublime ; on part
passionnante. Aujourd’hui, la tendance est au voyeurisme : suivre chaque pas très très loin.
du protagoniste, chaque difficulté, chaque petit danger, alors que Gasherbrum
laisse une place fascinante au hors champ, aux moments où on ne sait pas ce que
deviennent les montagnards, puis on les retrouve. Ils filment eux-mêmes leur NICOLAS GIULIANI
arrivée au sommet et c’est miraculeux : l’exposition de la pellicule est parfaite
– en tout cas l’étalonnage la rend telle. Qu’ils aient réussi à avoir l’image de la La passion de Nicolas Giuliani pour le cinéma remonte à l’adolescence. Collectionneuse
conquête du sommet, je trouve ça magnifique. S’ensuit un récit quasi mytho- de VHS, sa mère enregistrait les films à la télévision, puis les classait par noms de
logique d’errance au sommet. Pour moi, c’est le meilleur film de montagne réalisateurs. Elle y associait alors une petite page découpée dans Télérama, qu’elle
que j’ai jamais vu. Herzog, c’est une vraie école du documentaire. Gasherbrum scotchait : « À l’époque quand il y avait trois T noirs c’était un grand film, je voyais
est vraiment sur la fabrique d’un film, l’invention d’un documentaire. Quelle les choses comme ça alors qu’aujourd’hui je n’en ai vraiment plus rien à faire ! » Il se
écriture et quelle construction ! Herzog est un chasseur, il n’est du côté de la retrouve assez vite dans les cinéastes de la Nouvelle Vague, surtout François Truffaut
cueillette, où tu passes des centaines d’heures avec des gens et de ces rushes et, dans une moindre mesure, Éric Rohmer : « Je m’intéressais à la littérature, à la
tu extrais un documentaire. Sa fascination pour l’exploit individuel est pure- poésie, mais je n’étais pas un très bon élève, même si j’étais en section littéraire. Le
ment germanique. Il va jusqu’à utiliser du Wagner dans ses documentaires et il cinéma m’a ouvert sur le monde, nourri ma culture et m’a permis de devenir bien
y a cette filiation avec les films de montagne des années 1920, on pense même meilleur à l’école. Du coup, en terminale je faisais partie des meilleurs de ma classe
à Leni Riefenstahl… Herzog n’hésite pas à utiliser quinze fois la même musique, sans vraiment forcer. Les interrogations que je rencontrais dans les films qui m’inté-
ça me plaît. Un jour, il est tombé sur Popol Vuh et il va mettre le motif dans ressaient me donnaient envie de réfléchir et j’ai accueilli la philosophie avec passion.
dix films différents. On se sent à la maison, ça convoque des images d’autres Parce que j’avais déjà entendu les personnages de Rohmer parler de Pascal. » Après la
films. C’est comme s’il le ressortait quand il en a besoin. terminale, il sait qu’il veut faire du cinéma mais ne sait pas trop comment s’y prendre. Il
La rencontre avec Herzog a été assez décevante – tout comme la rencontre suit alors un cursus universitaire : classes préparatoires à Lyon, une licence de Lettres,
avec Reinhold Messner. On a tourné un bonus à Chamonix. Je suis féru de puis départ pour Paris 7. La Cinémathèque devient sa nouvelle maison, il y passe ses
montagne donc le voir en vrai c’était assez émouvant. C’est un vrai commu- journées du matin jusqu’au soir, et fait la découverte du cinéma documentaire. Son
nicant, un grand professionnel, mais cette maîtrise-là n’est pas forcément inté- master 1 se consacrera à Abbas Kiarostami sous le titre Hasard et nécessité dans la
ressante pour un bonus. Le film l’est bien plus, Herzog tordant le cou à la réalité ; trilogie de Koker (Où est la maison de mon ami ?, Et la vie continue, Au travers des
il fait vriller le réel pour arriver à ses fins. C’est un manipulateur de génie et c’est oliviers) et son master 2 sera réalisé à Lussas, où, en parallèle au festival bien connu
ce qui donne le sel de ses films. Je le trouve meilleur quand il déplace le réel que de la commune, a été mise en place une école consacrée au cinéma documentaire.
quand il est dans la fiction pure, à part les éclats d’Aguirre et Fitzcarraldo. Rien à De retour à Paris, fin 2010, débute son histoire avec Potemkine. Sans travail et à la
voir avec des documentaires télé. Comme avec la collection « Documentaire » de recherche d’un producteur pour son premier court métrage de fiction, il contacte
Nicolas Giuliani, il nous montre le champ des possibles dans le domaine. Benoît, dont il connaissait déjà la sœur, pour voir s’il n’aurait pas un peu de boulot
pour lui à Potemkine. Il commence alors en tant que webmaster, même sans com-
4. CINQ SOIRÉES de Nikita Mikhalkov pétences, juste pour apporter du contenu sur le site. Il vient aussi trois jours par
C’est un film mineur de Mikhalkov, un petit huis clos dans un appartement de
Moscou, en noir et blanc. Un homme revient des années après et retrouve la
femme qu’il a aimée. Le couple d’acteurs est incroyable : Stanislav Lioubchine et
Larissa Kouznetsova. Autant Mikhalkov peut être pompier, lourdingue, déplaisant
et politiquement insupportable, autant il peut sortir un huis clos d’une pudeur et
d’une intensité rares. Et on voyage aussi car c’est très russe. C’est un autre pays,
une autre manière de faire du cinéma.

5. ÉRIC ROHMER – Coffret


Rohmer a beaucoup compté dans ma cinéphilie. C’est le mec le plus éloigné de
Rozier. Rohmer fait partie de ces personnes qui m’impressionnent par les films
qu’il arrive à faire avec une économie de moyens. À sa façon, il est une machine
de guerre, réussissant à faire de l’argent avec presque tous ses films. Mais si je dois

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

semaine pour s’occuper des envois et colis. Au bout d’un peu plus d’un an, le reste beauté d’une amitié totalement loyale, la liberté d’un homme souverain qui a fait
de l’équipe étant bien débordé, on lui offre l’opportunité de s’occuper de l’édition du monde son royaume. Dersou est l’ami rêvé. Celui qu’on désire rencontrer
du coffret Jonas Mekas, un cinéaste qu’il aime beaucoup. Le travail en lien avec Pip toute sa vie. Sur un plan éditorial ce serait magnifique de ressortir ce film dans
Chodorov des éditions Re :Voir est long mais passionnant. La sortie est un succès, une belle copie, arriver à le sortir en Blu-ray. Ça me rendrait tellement heureux.
accompagnée d’une rétrospective à Beaubourg. Quelques semaines plus tard, Benoît Il y a des copies 70 mm du film, notamment un propriétaire privé qui parfois la
et Pierre lui proposent de créer sa collection documentaire. Il publiera ainsi plus d’une loue pour des cinémathèques ; donc ce n’est pas inenvisageable.
vingtaine de titres entre 2013 et 2017. Le premier, Nous, les enfants du xxe siècle de
Vitali Kanevsky paraît en mars 2013. Vu ses compétences techniques pour le cadrage 4. MABOROSI et AFTER LIFE de Hirokazu Kore-eda
et le montage, il commence aussi à réaliser des bonus pour le reste des éditions. Il J’adore ce cinéaste et ces deux films font partie de mes films préférés du cata-
demeure à ce jour l’un des plus anciens de l’équipe. logue. J’avais découvert After Life au festival de La Rochelle. Le DVD était déjà
sorti chez Potemkine, je n’y travaillais pas encore. Ce sont deux films impression-
1. JACQUES ROZIER – Coffret nants par leur rigueur formelle et leur beauté visuelle. Certains cadres et certaines
J’ai découvert Potemkine par ce coffret. À l’époque je n’y travaillais pas encore. Je scènes me hantent littéralement : dans Maborosi, les deux enfants qui courent
l’avais commandé à Noël. C’est un cinéaste que j’aime énormément, on a vraiment le long d’un petit étang dans lequel on voit se refléter leurs silhouettes, ou cette
l’impression que ses films sont en train de se créer devant nos yeux. C’est pour procession religieuse, en plan large, où l’on voit des hommes les uns derrière les
moi l’un des représentants les plus importants de la Nouvelle Vague. autres qui passent comme une ombre, ils longent la mer et sortent du plan. C’est
un film très profond, à la fois spirituel et élémentaire. Tu te souviens du plan où la
2. JONAS MEKAS – Coffret grand-mère disparaît ? C’est dans une espèce de hall, la caméra est assez basse, et
C’est le premier coffret que j’ai édité, avec Pip Chodorov et sa société Re :Voir. À elle marche vers la lumière, pour signifier qu’elle va mourir. Il y a quelque chose
ses côtés, j’ai découvert une manière très intéressante d’aborder le travail édito- d’une lenteur japonaise, et les couleurs sont incroyables, les noirs, les blancs, les
rial. J’ai compris que notre mission consistait à être non seulement au plus proche gris, les bruns… J’aimerais énormément connaître les documentaires qu’il a faits
des films, mais aussi au plus proche de la volonté quasi invisible de ses créateurs. avant cette fiction. Quant à After Life, c’est un film que j’ai offert à beaucoup de
Pour l’anecdote, quand on a réalisé le coffret, le graphiste avait fait plusieurs personnes. Une fois, j’ai organisé une projection du film avec ma famille durant les
propositions de jaquettes, et il avait tapé les titres avec son clavier d’ordinateur. fêtes de Noël. On a ensuite eu une discussion magnifique à table où chacun faisait
Pip a dit que ce n’était pas possible car pour lui c’était contraire à l’esprit de Jonas part de la sensation qu’il retiendrait de sa vie, comme si on était dans la même
Mekas. Il a proposé de taper les titres à la machine à écrire pour que l’impression situation que les personnages. Mon père a rappelé un souvenir d’enfance. Il allait
à l’encre sur papier soit différente d’une lettre à une autre. Il n’y a pas un « e » beaucoup à la campagne chez des copains qui étaient fermiers. Il se souvenait de
ou un « o » qui se ressemblent. C’est tout simple mais ça m’avait plu, et ça a agi l’odeur de l’étable après la traite, les martinets qui passent au-dessus des têtes
comme un vrai déclencheur : j’ai réalisé qu’il fallait trouver des astuces d’éditeur et l’odeur du foin, du lait. Et sa joie d’enfant d’être là au milieu des vaches avec
pour tenter de se rapprocher du travail du cinéaste. En l’occurrence chez Mekas, son meilleur ami quand il avait sept ou huit ans. C’est étonnant, je trouve que les
taper les lettres à la machine nous rapprochait de tout un pan artisanal de son premiers films de Kore-eda sont plus intéressants que ce qu’il fait maintenant. Il
cinéma. J’ai beaucoup appris en écoutant Pip. C’était un ami de Jonas depuis des me semble qu’ils étaient plus riches, avec une veine fantastique un peu oubliée.
années et c’était un peu son père de cinéma.
5. LA TRILOGIE DE LA CABANE d’Eric Pauwels
3. DERSOU OUZALA d’Akira Kurosawa VOCI NEL TEMPO & AL PRIMO SOFFIO DI VENTO de Franco Piavoli
Ce n’est pas l’une de nos plus belles éditions, mais c’est vraiment pour le film. Je Dans la collection « Documentaire », j’aime énormément La Trilogie de la
l’ai vu chez moi, en cassette vidéo, quand j’avais quinze ans aux côtés de mon cabane, le dernier film que j’ai édité, notamment Lettre d’un cinéaste à sa fille. Je
frère qui devait avoir huit ans. J’ai complètement craqué en voyant ce film, je me trouve que c’est un film à montrer à tout le monde, en premier lieu aux enfants.
souviens d’avoir pleuré sur le canapé, recroquevillé sur moi-même. Mon frère Quarante-cinq minutes sur le pouvoir du cinéma, sur la question de la représen-
était venu vers moi très gentiment pour me réconforter, il ne comprenait pas, il tation du réel et de l’imaginaire… Qu’est-ce que c’est qu’un récit ? Qu’est-ce qu’un
essayait de me sortir de mes larmes. Je n’arrivais pas à lui expliquer ce qui se pas- regard ? Il y a aussi les mélanges de support, le numérique, le 16, le Super 8. Il
sait. Mais j’avais été transpercé par cette histoire d’amitié, d’inspiration païenne. y a aussi un film de Franco Piavoli que j’aime beaucoup : Voci nel tempo. C’est
C’est un des films moteurs de ma vie. Il fait partie de cette poignée d’œuvres qui un film qui rencontre le silence. Ce n’est pas sous-titré, ce qui pourrait paraître
t’accompagnent toute ton existence, il continue à évoluer en moi. C’est le genre aberrant, mais pour Franco Piavoli la parole est un souffle, pas du langage. Il faut
de film qui te fait toucher des territoires intérieurs insoupçonnés, rencontrer des trouver le sens ailleurs, dans l’écoute attentive du monde. Il y a des moments où
régions de soi-même qu’on ne connaît pas très bien quand on est adolescent. Il les personnages chantent et où ils parlent (assez rares) mais pour lui il ne fallait
y a quelque chose dans ce film de l’ordre de la pureté absolue, qui nous engage pas forcément les sous-titrer. De même qu’on ne sous-titre pas le murmure d’une
à contempler les trésors du monde avec un œil nouveau : la nature sauvage, la rafale de vent… J’ai présenté les films en salles et le public acceptait très bien l’idée

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qu’il fallait essayer de comprendre d’une autre manière, en ouvrant ses sens au à jamais dans un hors-champ ténébreux – ou vers une renaissance extatique.
caractère proprement charnel du film. Voilà qui établit en tout cas le cinéma comme la plus fiévreuse et inquiétante de
nos dimensions parallèles, où les songes et les angoisses de l’enfance seraient
une sorte de passage secret tapi dans les sous-sols de nos tristes consciences.
YANN GONZALEZ
4. QUATRE AVENTURES DE REINETTE ET MIRABELLE d’Éric Rohmer
Né en 1977 et ayant grandi dans la région d’Antibes avant de déménager à Paris, C’est l’un des films les plus ténus et lumineux de Rohmer ; et celui qui contient en
Yann Gonzalez fait partie des cinéastes que Potemkine a fait découvrir à un plus son cœur l’un des secrets les mieux gardés du cinéma (et de la vie) : la naissance
large public grâce à la sortie des Rencontres d’après-minuit en 2013. Auparavant, des d’une amitié. Deux jeunes filles, l’une de la ville, l’autre de la campagne, se lèvent
courts et moyens métrages avaient vu le jour de façon très confidentielle : Something juste avant l’aube pour assister à l’heure bleue – soit les quelques secondes de
Behind (2002), By the Kiss (2006), Entracte (2007), Je vous hais petites filles silence pendant lesquelles les oiseaux de la nuit s’endorment et ceux du jour
(2008), Les Astres noirs (2009), Nous ne serons jamais seuls (2012), Land of My s’apprêtent à se réveiller. Ce n’est rien ou presque, et pourtant, face à cet instant
Dreams (2012). Avec son premier long, il affirme un style singulier, marqué par ces suspendu et fragile, Reinette et Mirabelle prennent conscience des mystères de
expérimentations antérieures. Dans la pure lignée du cinéma onirique défendu par la nature tout en scellant un pacte de tendresse mutuelle. Et Rohmer d’affirmer
Potemkine, s’y mêlent fantasmes, humour, surréalisme et lyrisme mélodramatique alors sereinement la véritable mission, tant dévoyée depuis, du cinéma natura-
au sein d’une ambiance glacée et mélancolique, inspirée par la musique électronique liste : par le simple enregistrement du réel, révéler la beauté nue du monde et
des années post-punk, la culture queer et l’univers des songes et de la nuit. Ses réali- déployer ainsi toutes ses puissances merveilleuses et affectives.
sations suivantes (Les Îles, 2017 ; Un couteau dans le cœur, 2018), plus ambitieuses,
confirmeront sa propension à chercher des formes nouvelles tout en rendant hom- 5. NOSTOS : IL RITORNO de Franco Piavoli
mage à l’histoire du cinéma, de ses origines jusqu’à ses pans les plus mal aimés. Grand Comme un lambeau d’Histoire venu de la nuit des temps, qui tenterait
cinéphile, il était intéressant de voir en quoi ses sensibilités entrent en résonance avec de retrouver à la fois l’innocence perdue de l’enfance et celle du cinéma
d’autres réalisateurs du catalogue. des origines ; mais aussi, un film immémoriel, ranimant une réalité et
une langue si lointaines que celles-ci semblent tressées d’imaginaire.
1. SILENCIO de F. J. Ossang On pense à l’Odyssée d’Homère, à Ulysse et ses compagnons égarés
Le chef-d’œuvre d’Ossang, où les incantations telluriques de Genesis P. Orridge dans l’immensité de la mer, bien que le périple héroïque, ici, ait comme
font trembler les images à coups de magie noire, d’ondes fatales, d’électricité seuls horizons le souvenir et le rêve. Chaque image de Piavoli devient
poison. Nul besoin de fiction ici : les spectres d’un récit millénaire – ou futuriste – ainsi le frêle fragment d’une mémoire errante, sans doute sur le point
émergent dans les recoins de paysages intranquilles tandis que le monde vacille, de s’éteindre ; le ruban déchiré d’une vie semblable à un poème d’eau,
à deux doigts d’être aspiré par le néant. de soleil et de feu.
Nostos : Il ritorno (1989)
2. TRASH HUMPERS de Harmony Korine
Korine convoque les pulsions primitives de l’adolescence et les coiffe du masque LUCILE HADZIHALILOVIC
de la sénilité : puisque les enfants sont des vieillards et vice-versa, alors il ne reste
plus qu’à jouer inlassablement, tous mêlés dans un même corps transgenre, trans- Née de parents d’origine slave, Lucile Hadzihalilovic se découvre très tôt une passion
âge, régressif et mutant. Jouer à chier, baiser, bouffer, et dégueuler toute la bile pour le surréalisme cinématographique tchécoslovaque ainsi que pour le cinéma de
d’une société malade en un long cri terrifiant et joyeux, débraillé et macabre, genre italien et américain. Après une enfance et une adolescence passées au Maroc,
low-fi et revigorant. On aimerait que tous les cinéastes soient un jour assez libres elle se lance dans une licence en histoire de l’art à la Sorbonne avant de rejoindre
et fous pour retrouver, le temps d’un film, cet état d’idiotie magnifique. l’IDHEC devenue la Fémis depuis. Elle réalise alors son premier film, le court La
Première Mort de Nono en 1987. Dans les années 1990, elle se fera repérer pour
3. INNOCENCE de Lucile Hadzihalilovic son moyen métrage La Bouche de Jean-Pierre (1996) et par la société de produc-
Nous sommes tous, au fond, des petites filles prisonnières d’un grand jardin qui tion qu’elle fonde avec Gaspar Noé, Les Cinémas de la Zone. Elle produit et assure le
nous façonne et nous semonce avant de nous laisser, un jour peut-être, déployer montage notamment de Carne (1991) et Seul contre tous (1998). Son long métrage
Trash Humpers (2009) nos ailes. Le premier titre du chef-d’œuvre de Lucile Hadzihalilovic était d’ailleurs Innocence (2005) aura, quant à lui, une existence internationale. Il sera suivi en 2013
L’École, et c’est le souvenir de ces années d’éducation – avec leur part de peur du court métrage Nectar, puis de son second long métrage, Évolution, que Potemkine
et de rigidité séculaires, de réclusion absurde et de jeux violents – qui émane a réunis dans une même édition. Ayant reçu de nombreuses récompenses dans le
des sublimes images du film. La douceur de la cinéaste, ou plutôt sa cruauté en monde, Lucile Hadzihalilovic est devenue une figure importante du cinéma fantas-
forme de caresse, transpire dans chaque plan de ce conte hypnotique, peuplé de tique en France, bien qu’elle préfère la notion d’onirisme, plus en accord avec les
fillettes flottantes, petites somnambules qui ne se réveillent que pour disparaître communautés mystérieuses qu’elle dépeint. Atmosphériques, ses films s’inspirent des

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contes et confrontent le monde de l’enfance à une violence étrange et retenue. Son d’Internet par Mohammed répondent la douceur des plans subjectifs filmés par
attrait pour les décors naturels et les méandres de l’inconscient est souvent magnifié Simav, notamment ses échanges avec l’enfant qu’elle accompagne un moment
par une grande exigence formelle et un goût pour un cinéma de la sensation. En plus dans Homs en ruines, entre les snipers et les bombes… Bouleversant chant de
d’avoir assuré la distribution en salles du film Évolution, Potemkine a aussi fait appel mort et d’amour, Eau argentée est un poème, une élégie… mais aussi une leçon
à elle pour les suppléments du film de Jacques Rivette, Céline et Julie vont en bateau. de vie dans une Syrie dévastée, une promenade avec l’amour et la mort et l’espoir
que, malgré la souffrance et le deuil, la vie, l’amour, la beauté puissent exister
1. LARISSA CHEPITKO & ELEM KLIMOV – Coffret même fugitivement. Simav, « eau argentée », où es-tu aujourd’hui ?
Avec ce coffret, j’ai fait une immense découverte : la cinéaste Larissa Cheptiko !
Le coffret contient deux de ses films (Les Ailes, L’Ascension), ainsi que deux films 3. ROY ANDERSSON – Coffret
de Klimov (Raspoutine, Accès interdit aux personnes non autorisées) et le film A Swedish Love Story est un portrait enchanteur de l’adolescence
que ce dernier a fini à la place de sa femme, morte dans un accident face au monde dysfonctionnel des adultes. 1970 – adolescence – été –
durant la préparation (Les Adieux à Matiora), et dont le sujet (les Scandinavie : la combinaison iconique parfaite ! Ce bijou mélancolique
habitants d’un village doivent abandonner celui-ci) fait écho à la dis- et intemporel, d’une grande simplicité et d’une douceur, premier film du
parition de la réalisatrice. Chepitko tout autant que Klimov (et leurs jeune Andersson, est d’une beauté visuelle à tomber (filmé par le chef
contemporains Tarkovski et Guerman) sont deux cinéastes majeurs opérateur Jorgen Persson). Le coffret permet de voir à côté de ce film
du cinéma soviétique. Et du cinéma tout court. Mais comment cette de jeunesse, en une saisissante évolution/métamorphose esthétique,
réalisatrice – certes victime de la censure soviétique, et morte jeune – la trilogie réalisée vingt ans plus tard : Chansons du 2e étage / Nous, les
a-t-elle pu tomber dans l’oubli et ces deux films, d’une beauté et d’une vivants / Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence.
Chansons du 2e étage (2000)
maîtrise inouïes, d’une profondeur humaine vertigineuse, mettre Absurdité, surréalisme, poésie, trivialité, rituels, humour noir, distanciation esthé-
autant de temps à réapparaître ? tique… Un cinéma unique et très personnel. Et dans notre monde où règne la
Les Ailes (1966), profondément mélancolique, est le portrait inti- dictature asphyxiante du (faux) naturalisme formaté, quelle bouffée d’oxygène
miste d’une ancienne aviatrice de guerre, émotionnellement brisée que ces films d’Andersson !
et sa vie/survie dans une société qu’elle a contribué à créer, mais dans
laquelle elle se sent étrangère. Les plans du ciel que l’on découvre 4. WALKABOUT de Nicolas Roeg
en flash-back à la fin du film, comme une aspiration à s’arracher à ce Encore un film sur le passage à l’âge adulte et sur la fin d’un monde. Un voyage
carcan qu’était la société soviétique des années 1960-1970, rendent initiatique, psychédélique et transgressif. Inspiré et inspirant. Deux enfants de la
Les Adieux à Matiora (1981) le film particulièrement poignant. L’Ascension (1977) est un chef- bourgeoisie blanche, une jeune fille de quinze ans et son petit frère, perdus dans
d’œuvre sublime qui forme avec Requiem pour un massacre un diptyque parfait : le désert, rencontrent un jeune garçon aborigène en train d’effectuer son rite de
même sujet, même approche anti-héroïque, tragique et désespérée. C’est aussi passage à l’âge adulte, un moment solitaire où il doit quitter sa tribu. Ils cheminent
époustouflant que les films de Kalatozov ! Un très grand film sur la guerre qui a ensemble un certain temps… C’est merveilleusement filmé et monté par
inspiré notamment Sergueï Loznitsa pour Dans la brume. Nicolas Roeg, cinéaste anglais magistral inexplicablement sous-estimé
Les ailes, l’ascension… une aspiration à s’élever, s’arracher à ce monde de souf- en France, d’une grande richesse et originalité. Comme souvent dans
france et d’oppression dans lequel Chepitko et Klimov ont vécu. Ils ont trouvé ses films, le rapport au temps et à l’espace sont bouleversés, et les sen-
dans le cinéma une manière de transcender leur vie. sations – entre cauchemar et paradis – très contrastées. Aux artifices de
la forme s’oppose le côté naturel, anti-performance, de Jenny Agutter,
2. EAU ARGENTÉE d’Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan Luc Roeg et David Gulpilil. La danse finale du jeune aborigène est l’une
J’ai vu ce film bouleversant lors de sa sortie en salle en 2014 par Potemkine, un des scènes les plus bouleversantes du cinéma de Roeg. Un film à chérir,
film sur la guerre et journal intime à deux voix qui résonne avec les films de Larissa à rêver, à analyser…
Chepitko et Elem Klimov, L’Ascension et Requiem pour un massacre. C’est le résul-
tat d’une rencontre miraculeuse entre un cinéaste exilé, Ossama Mohammed, et 5. JEAN EPSTEIN – Coffret
une femme, Wiam Simav Bedirxan, « eau argentée », qui ne veut pas quitter son Le cinéma est mort avec le parlant, mais il a donné ses derniers feux
pays. « Je ne fuirai pas », dit Simav. « La Syrie est comme une mère et une mère jusqu’en 1978, tant que la génération des cinéastes du muet a pu trans-
ça unit. » Simav cherche un cinéaste pour la guider, l’aider à filmer ce qu’elle voit mettre son art à la génération suivante… J’ai découvert les films de
et entend autour d’elle, mais c’est elle qui devient les yeux, les oreilles, la voix d’Os- Jean Epstein grâce à la rétrospective à la Cinémathèque française et au
sama, son guide dans Homs ravagée. Leur échange devient leur film à tous deux coffret de Potemkine (quatorze films), dont La Glace à trois faces, La
par le miracle de leur rencontre via Internet. Eau argentée n’est pas seulement un Chute de la maison Usher (films qui regorgent d’idées formelles telles
documentaire ou un témoignage, mais c’est aussi une œuvre cinématographique que les surimpressions, ralentis, accélérés et autres jeux sur le rythme
forte et très personnelle. À la violence et l’horreur des images objectives extraites et le montage) et les merveilleux films bretons de « nature », peut-être
La Chute de la maison Usher (1928)

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

encore plus impressionnants par leur simplicité, entre le poème et le documen- 2. NICOLAS ROEG – Coffret
taire, sans acteurs et sans scénario semble-t-il. Ces derniers films sont totalement Ç’a été une énorme rencontre esthétique. C’est un réalisateur anglais qui a
libérés de la littérature et du théâtre, et inventent littéralement le cinéma. En influencé des cinéastes comme Christopher Nolan et l’on comprend pourquoi.
voyant les films de ce coffret, on jubile comme Epstein semble avoir lui-même Même si j’ai un peu de réserves sur L’Homme qui venait d’ailleurs autour de David
jubilé en découvrant les possibilités uniques du cinématographe. Bowie et qui avec les années paraît plus daté, le travail de montage de Roeg
instaure un rapport au temps proprement stupéfiant. C’est un maître. Ne vous
retournez pas et Enquête sur une passion sont de purs chefs-d’œuvre de lumière,
de photographie et de rythme. Le travail sur l’éclatement et la diffraction du
MANFRED LONG-MBÉPÉ temps inspirerait bien entendu un philosophe comme Gilles Deleuze. Ne vous
retournez pas qui s’ouvre sur un trauma d’une violence hallucinante (la noyade
Après une formation en droit et sciences politiques, Manfred Long-Mbépé tombe d’un enfant) a l’une des plus belles scènes d’amour vues au cinéma et est aussi
dans la cinéphilie sur le tard en finissant ses études (Master 2 de sciences politiques surtout un film sur Venise, que Roeg arrive à transfigurer en labyrinthe pour faire
à la Sorbonne). Le cinéma est tout d’abord pour lui un travail alimentaire (ouvreur, finir son film entre cauchemar et giallo.
caissier) avant de devenir un vrai engagement professionnel (assistant-directeur et
directeur des salles au MK2 Nation, MK2 Beaubourg et MK2 Quai de Seine). « Ces 3. UNE SALE HISTOIRE de Jean Eustache
années de formation ont été très importantes pour ma cinéphilie ; quand j’étais cais- Le critique Jean Douchet, qui a participé aux bonus de l’édition DVD, était venu en L'Homme qui venait d'ailleurs
sier au MK2 Hautefeuille, j’ai écumé toutes les salles art et essai de la Rive gauche. » parler à la boutique. Une sale histoire est l’histoire d’un voyeur et/ou mythomane. (1976)
Découverte de Pasolini, Bergman, Monteiro, Duras, Ozu, Fassbinder ou encore Jean-Noël Picq était connu pour savoir raconter des histoires, c’était un grand
Béla Tarr, Hou Hsiao-hsien… « C’était l’époque où en tant qu’assistant-directeur, je ami d’Eustache, et avec leur bande de grands séducteurs, ils faisaient le tour
pouvais programmer les fameuses matinées du MK2 Beaubourg ; nous avions carte des bars de la rive Gauche. Le film est un petit conte sadien avec un auditoire à
blanche sur une trentaine de films par semaine. » La page MK2 tournée, il découvre majorité féminine. La dimension érotique et philosophique de ce film diptyque est
au détour d’une rue d’un quartier dans lequel il habite depuis quinze ans la bou- envoûtante. Concernant les autres films de Jean Eustache (La Maman et la Putain
tique Potemkine : « En tant que cinéphile, cela a été un choc physique immédiat. que l’on nous demande régulièrement), ils n’ont malheureusement pas été édités
Il y avait trop d’oxygène, il y avait trop de choses incroyables concentrées dans un pour des problèmes de droits. C’est très regrettable. Pour revenir à Douchet, il
seul et même lieu. » C’était en 2013 et il y rencontre Xavier de Finance, le gérant de était très important pour moi de le faire venir dans le cadre de nos rencontres des
l’époque, qui cherche à animer le lieu et à le rendre plus vivant en développant des critiques. Jean Douchet donc, mais aussi Jean Narboni, Jean-Louis Comolli, Alain
discussions et des dédicaces avec des auteurs et des réalisateurs. C’est l’idée des Bergala qui ont connu et accompagné toute la Nouvelle Vague avec les grandes
Rencontres qui venait d’être lancée et qui sont devenues des moments incontour- années des Cahiers du cinéma ! Bertrand Tavernier bien sûr, Jacques Bontemps de
nables de la cinéphilie parisienne. la revue Trafic mais également la « jeune » génération avec Emmanuel Burdeau,
Hervé Aubron, Jean-Baptiste Thoret, Jérôme Momcilovic et, encore plus jeune,
1. ALAN CLARKE – Coffret avec Joachim Lepastier ou Antoine Thirion. Ce sont des penseurs et des passeurs.
J’ai découvert ce réalisateur avec le coffret édité par les éditions Potemkine et Nous voulons que la boutique soit un lieu de transmission. Beaucoup de jeunes
ç’a été une claque cinématographique monumentale. Alan Clarke a travaillé pour qui sont en école de cinéma voient leur culture cinéphilique débuter dans les
la BBC et restitue sans concession l’Angleterre des années 1980. C’est un regard années 1970 avec les figures de proue du Nouvel Hollywood comme Scorsese
documentaire, clinique et sociologique. Il questionne les problématiques sociales et De Palma, voire en 1990 avec les films de Quentin Tarantino. Et dans le même
et sociétales à travers des personnages incroyablement justes. Et comme le talent temps, il y a actuellement une curiosité folle quand on voit le succès des rétros-
est partout, il offre leurs premiers rôles à des comédiens tels que Tim Roth ou pectives Rohmer ou Carpenter au cinéma.
encore Gary Oldman dont on connaît la suite de la carrière. Il y a un avant et
un après avec ses films ; je pense particulièrement à Scum sur les maisons de 4. ENTRE LES FRONTIÈRES d’Avi Mograbi
correction pour jeunes commandé et refusé par la BBC – ce qui l’a obligé à faire C’est l’un des films de la très belle collection « Documentaire » initiée par Nicolas
une seconde version pour le cinéma. Elephant a inspiré Gus Van Sant et The Firm Giuliani, qui réunit un beau panel de réalisateurs (Kanevski, Kawase, Perrault,
est d’une justesse incroyable sur le phénomène hooligan. À tous les niveaux, ce Kossakovski, Des Pallières, Herzog, Hamadi…). Et la présence d’Avi Mograbi,
sont des réussites totales grâce auxquelles on comprend le monde, le mal et le franc-tireur et réalisateur israélien, très engagé à gauche, s’imposait. Entre les
malaise social. Il n’y a pas de jugements. C’est très frontal comme dans Made in frontières n’est pas son film le plus percutant mais il fait partie du parcours d’un
Britain où un jeune nazillon explique à son éducateur la souricière dans laquelle cinéaste exemplaire à mes yeux. Avi était venu à la boutique pour le coffret ras-
il est enfermé, lui jeune à l’aube de sa vie. Il n’y a pas d’issue pour ce personnage semblant tous ses films précédents. C’est un colosse de 1m90 en colère contre la
terriblement contemporain. C’est le portrait d’un nihiliste d’une violence radicale. politique de son pays, Israël. Dans Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à
C’est très puissant. aimer Ariel Sharon, il est allé filmer le leader du Likoud de l’époque en se faisant

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

passer pour un militant de droite ; on est dans l’intimité ses deux premiers DVD achetés – Les Fraises sauvages de Bergman et Donnie Darko
d’un grand-père de famille qui se trouve être aussi le bour- de Richard Kelly –, il met le doigt dans un engrenage et consomme frénétiquement.
reau de Sabra et Chatila… c’est très fort. La caméra de Encore aujourd’hui, les murs de son appartement sont recouverts de DVD du sol au
Mograbi est son arme, c’est une résistance continue face plafond qu’il ne range d’ailleurs en tranche mais en exposant les jaquettes de face. Il
à la politique menée à l’encontre des plus faibles. a une interprétation fort intéressante sur l’ascension rapide et la chute actuelle du
support : « C’est lié aussi à l’ordinateur portable. On peut coller le nez à l’écran et
5. EAU ARGENTÉE être en immersion totale avec son casque, c’est très léger. Je pense que le Blu-ray
d’Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan ne prend pas car ils ne peuvent pas être lus sur la plupart des ordinateurs portables.
Ce film est un poème. Il parle du début du conflit en Syrie. Pour moi, c’est vraiment une industrie et une économie qui sont liées. Tout d’un coup
Ossama Mohammed est un cinéaste engagé, réfugié poli- l’ordinateur portable est arrivé dans les foyers, avec une facilité pour l’avoir partout,
tique en France pour ses convictions contre le régime et c’était vraiment les premiers petits écrans disponibles qu’on pouvait mettre sur
de Bachar-al-Assad. Il était venu à la boutique pour son les genoux comme un bouquin. Pas lourds. Et c’est parallèlement à ça que le DVD a
documentaire Eau argentée ; ce film qui avait fait sensa- explosé. Coïncidence, le DVD est en chute libre au moment où on enlève le lecteur
tion à Cannes avait pour matière première des images de des ordinateurs ! » Il avoue aussi que les DVD lui sont nécessaires quand il part en
YouTubers, des scènes de répression, de tortures filmées tournage : « C’est pour me rassurer. Le soir après avoir tourné, je me noie ou m’enivre
au début du conflit. C’est aussi l’histoire d’une rencontre de passages géniaux de films et cela me force à mettre la barre très haut. Je vais
via le Net avec une réalisatrice amateure, Wiam Simav regarder des séquences virtuoses de Tarkovski, cela m’oblige à être exigeant. C’est
Bedirxan, avec qui Ossama s’est mis à correspondre. C’est un encouragement et un plaisir de les revoir. Même si je pars trois ou quatre jours,
un film à quatre mains, un vrai poème avec plusieurs fils je ne peux m’empêcher de prendre une boîte avec trente/quarante DVD. C’est juste
narratifs. Ossama, ancien bagarreur de rue a été formé pour goûter un petit bout. Et je sais que c’est là. Des fois, je ne vois plus de films,
au cinéma à Moscou (à l’époque des liens étroits entre la je ne fais que picorer des moments que j’aime, j’ai besoin d’y retourner comme on
Syrie et l’URSS). Dans ses cadres et dans son montage, repasse devant une peinture. Bloquer les images. Comme lire des passages dans un
on sent la rigueur et l’intelligence de cette école russe. Il bouquin. C’est pourquoi j’en possède autant. » Dès la première semaine d’ouverture
arrive à partir d’un matériau impur, à capter un moment du magasin Potemkine, il rencontre Nils Bouaziz à la caisse et la discussion s’oriente
d’une Syrie dévastée en ruines et d’un peuple qu’on mar- sur le cinéma russe et la volonté d’éditer des films. Ce n’est que des mois plus tard
tyrise. C’est très dur mais c’est un film essentiel. que le bal serait lancé avec Requiem pour un massacre. À ce jour, Bertrand Mandico
n’apparaît que sur les suppléments du film Céline et Julie vont en bateau et de l’édition
2019 de Requiem pour un massacre, mais il est à parier que d’autres collaborations
BERTRAND MANDICO verront le jour dans un futur proche.

Il est peut-être le plus Potemkine des cinéastes à n’être jamais parus chez Potemkine 1. HOLY MOTORS de Léos Carax
jusqu’à présent. Actif depuis la fin des années 1990 dans le court métrage, Bertrand Si Requiem pour un massacre est un film-monstre, un
Mandico crée des univers étranges, oniriques et hybrides. Avec plusieurs dizaines de autre tout aussi emblématique pour moi est Holy Motors.
films à son actif, il se fait découvrir d’un plus large public avec le long métrage Les Comme s’il y avait plusieurs films en un seul, et j’aime beau-
Garçons sauvages (2017) et les moyens métrages Boro in the Box (2011), Notre coup quand les strates de lecture sont multiples. Holy
Dame des hormones (2015) et Ultra Pulpe (2018). Il est aussi un grand collection- Motors est à mon avis l’une des œuvres les plus impor-
neur de DVD et un client régulier de la boutique Potemkine. Originaire d’un petit tantes de ces dix dernières années. Il trouve sa place chez
village à côté de Toulouse, le cinéma s’offre à lui d’abord par le biais de la télévision Potemkine de façon extraordinaire. C’est un film malade
et de revues achetées ou offertes où il découpait les images en fantasmant les films dans le bon sens du terme. Et il rayonne, entre en réso-
auxquelles elles étaient rattachées. Il ne découvre le cinéma en salle que dans le cadre nance avec tous mes autres choix : Le Privé d’Altman, une
d’une station balnéaire du nom de Port La Nouvelle où les cinémas proposaient des enquête menée suivant un récit fragmenté ; Eureka de
doubles programmes qui combinaient films des années 1970 et des années 1980. Roeg, film-monstre complètement en rupture ; Une sale Raspoutine, l'agonie (1975)
L’arrivée des magnétoscopes et des VHS a été très importante : « Le vrai plaisir c’était histoire d’Eustache, un autre film dans le film ; et le Raspoutine de Klimov, un
de voir les films en direct et les enregistrer en même temps. » Le déménagement film fiévreux qui m’a énormément séduit – je ne m’attendais pas à ce que ce soit
à Paris se révèle décisif pour sa soif de cinéma. Il intègre l’école des Gobelins où il aussi bien.
explore toute la collection de films d’avant-garde et d’animation, tout en allant le J’étais lié à Katia Golubeva avec qui j’avais travaillé, et j’avais croisé Carax pour
plus possible à la Cinémathèque. Quand le DVD arrive, l’idée d’un nouveau support lequel j’ai une grande admiration. Je me souviens du démarrage du film et sou-
ne l’enchante guère : « Encore un piège pour les consommateurs. » Pourtant, suite à dain, le deuil, la disparition de Katia. J’ai trouvé ça d’une grande tristesse et

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j’ai perçu une énergie paradoxale dans ce film, ce deuil atroce à vivre pour un d’Hollywood – c’est plus convaincant que dans The Player –, les histoires de cor-
cinéaste – quand sa compagne disparaît – pendant la préparation d’un film. En ruption, de filles battues, tout ce sordide en lien avec les producteurs, qui ne sont
plus Carax a attendu très longtemps avant de pouvoir refaire un long métrage. jamais entièrement antipathiques chez Altman. Et les situations sont toujours
Cette disparition pèse sur le film et en même temps la pulsion de vie est là. Ce absolument délirantes : je pense à ce personnage de garde-barrière qui fait du
film est une sorte de mort-vivant. Carax sort de terre et fait surgir avec lui tous spiritisme ; quand il s’adresse à Elliott Gould, il imite une star d’Hollywood, il prend
les films qu’il aurait pu faire entre-temps. Chaque segment est comme un possible la voix de James Stewart ou d’autres. Le finale est sombre, désespéré, en rupture,
de Carax et en même temps une façon d’écraser le cinéma ambiant français en même si c’est solaire. Une dimension un peu ésotérique se diffuse dans le film,
disant : voilà, on peut être baroque, flamboyant, passer du rire aux larmes, et sans être appuyée. Altman joue avec la figure de Sterling Hayden, extraordinaire
faire un film qui se tient. C’est cet aspect tentaculaire que j’aime. Le film est aussi acteur qu’on a pu voir dans les films de Kubrick mais qui s’est manifestement
très crépusculaire. Son image numérique renvoie à quelque chose de morbide. comporté de façon minable pendant le maccarthysme. Il en fait une sorte d’He-
Les films précédents de Carax étaient tournés en pellicule. Pour moi la pellicule mingway, alcoolique bien sûr, à la fois sympa et abject. On assiste même à une
c’est la vie, et avec Holy Motors en numérique quelque chose de l’ordre de la prestation grotesque de Schwarzenegger, lors d’une scène de strip-tease hila-
mort l’emporte même si c’est sublimé. J’aimerais vraiment que Potemkine édite rante. Avec les voisines hippies à poil, on se dit que ça va tourner au vinaigre. On
tout Carax. Ce film, c’est aussi du méta-cinéma, du cinéma qui parle de cinéma. est vraiment dans l’après-Manson, l’histoire de Polanski et Sharon Tate plane. Le
Voilà où réside le réalisme. Ce n’est pas nous faire croire que Vincent Lindon est spectre de cet Hollywood noir pèse sur le film, comme chez Ellroy, mais Altman
caissier, c’est nous montrer Denis Lavant se transformer, être acteur, devenir un reste dans un registre plus léger.
personnage beaucoup plus énigmatique qui endosse des rôles et qui questionne
le cinéma, la vie, la mort, la puissance de création. Ce film résonne aussi avec 3. EUREKA de Nicolas Roeg
un autre film du catalogue, fait par un cinéaste contemporain et un ami, Les Je ne l’ai pas découvert par Potemkine mais par un autre éditeur, Ciné Malta. Par
Rencontres d’après minuit de Yann Gonzalez. C’est la même famille. la suite, Potemkine a eu la bonne idée de sortir un coffret avec trois films ; aupa-
Holy Motors renvoie aussi au cinéma populaire, aux films de gangster, aux effets ravant, ils avaient aussi publié le magnifique Walkabout. Si bien qu’on peut dire
spéciaux numériques… Carax est franco-américain, on sent chez lui le fantôme de Nicolas Roeg que c’est un cinéaste Potemkine ! Eureka n’a pas été distribué en
du cinéma américain mais avec tout cet héritage français. C’est un enfant de France à l’époque, une aberration… Il est sans doute le film le plus ésotérique de
Cocteau et de Vigo, Jean-Marc Lalanne et Philippe Azoury en parle dans Cocteau Roeg, qui se permet des libertés et des ruptures hallucinantes. Eureka
et le cinéma, dans le chapitre que j’adore – un livre à lui tout seul – consacré à la n’a rien à envier à Mulholland Drive ou Holy Motors. En dehors de
filiation. Pour eux, Cocteau est le père de Kenneth Anger, de Lynch et bien sûr Theresa Russell, l’héroïne – le film est une cohabitation assez impro-
de Carax. Dans Mauvais sang, d’ailleurs, un personnage dit : « Regarde, on dirait bable d’acteurs des années 1980, Mickey Rourke, Joe Spinell, entre
Cocteau de dos. » Et l’autre répond : « Mais non, Cocteau est mort. » Le début de autres –, les personnages ne sont pas vraiment sympathiques, les
Holy Motors, c’est un peu ça : on dirait Carax, mais non je croyais qu’il était mort ; hommes ayant tous une intense part d’ombre. L’ouverture est tota-
il ne faisait plus de films ; il est un somnambule ou plutôt un zombie, il a la clé dans lement ésotérique avec ce chercheur d’or obsessionnel qui a une
sa main et nous amène dans le cinéma. C’est une super ouverture. sorte d’orgasme avec la montagne ou qui procure un orgasme à la
montagne, devenue femme fontaine puisque, pour le remercier de
2. LE PRIVÉ de Robert Altman ses coups de piolet dans la grotte, elle lui éjacule de l’or au visage. Il Holy Motors (2012)
Un cinéaste très important du Nouvel Hollywood mais très à part, très solitaire. devient milliardaire grâce à ça, mais il va perdre la sorcière mystérieuse qui l’a aidé
On ne voit jamais Altman sur les photos de classe avec Coppola, De Palma, etc. et l’amour de sa vie, une femme qui habite dans un bordel. Le film commence
Il a un rapport très fort avec les acteurs, avec la troupe. Et finalement le cinéaste comme un conte de fées mais opère une rutpure dans sa deuxième partie. Après
auquel il est le plus lié, c’est Bergman. Il parle toujours de Bergman. Son influence le volet mythe, on passe à l’homme dans la vraie vie, installé, qui fait prospérer
est perceptible dans 3 Femmes ou Images. Le Privé est formidable par son ton son argent, la mafia lui tournant un peu autour, ainsi qu’un prétendant de sa fille,
faussement léger. Ça swinge avec Elliott Gould, magistral. Comme dans Holy une sorte de super amant, dont Gene Hackman est jaloux nourrissant un amour
Motors, le film nous amène à rencontrer tout un tas de personnages, à passer quasi incestueux pour la chair de sa chair. Cette seconde partie est assez jouissive,
de strates en strates. Je suis fasciné par le rapport au son chez Altman. Ses per- notamment avec les rapports qu’entretiennent le personnage de Rutger Hauer,
sonnages sont extrêmement bavards et je pense que la postsynchronisation est sans cesse ambigu – ses intentions sont-elles louables ? –, et Theresa Russell, tou-
importante parce qu’il y a des lieux où il tourne, comme dans California Split, jours dans un abandon absolu de son corps et de sa sexualité. Elle y va vraiment,
avec deux cents personnes dans la salle, et tu te dis qu’il n’a pas pu mettre un je suis admiratif de ce qu’elle fait dans Eureka et Enquête sur une passion. Elle
micro. J’apprécie aussi la façon dont « The Long Goodbye » est orchestré de donne tout à Roeg dans ces films-là. Elle est d’une flamboyance extraordinaire ;
manière différente suivant les lieux dans lesquels se rend Elliott Gould ; on passe courageuse, elle écrase tout. Dans cette deuxième partie, la magie finit par sur-
d’une musique de supermarché à une musique jazzy, etc. Je pense que personne gir avec le vaudou, au cours d’une scène délirante de transe et d’état second. La
n’a fait ça avant et après. J’aime beaucoup tout ce qui tourne autour du spectre mort de Gene Hackman est aussi l’une des mises à mort les plus spectaculaires

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

que j’ai vues au cinéma. Dans sa troisième partie, le film tourne au procès, ce qui les femmes est incroyable : tout en abusant de son pouvoir, il fascine, les filles
est généralement assez chiant, mais Roeg le gère de façon passionnante, et il y lui courent après. Le film me renvoie à Sibériade, j’y sens la même énergie, le
a cette photo géante du corps cramé de Gene Hackman. C’est comme Police film de Kontchalovski faisant un peu le pont entre Raspoutine et Les Adieux à
fédérale Los Angeles : on a sacrifié celui qu’on prenait pour le héros et le film Matiora. Dans Sibériade, il y a la dimension fiévreuse à la Raspoutine mais aussi
bifurque. Eureka est d’une liberté folle et d’un ésotérisme absolu. On finit par se cette histoire de sol violé et de village qu’on évacue. Potemkine regarde moins
demander si le personnage n’a pas rêvé toute cette histoire. On serait ainsi dans vers l’ouest, comme la plupart des éditeurs, mais vers l’est et vers le nord. Leur
la tête d’un chercheur d’or qui a fantasmé le fait qu’il allait trouver de l’or et la vie catalogue inclut peu de cinéastes américains ou alors des iconoclastes. Ils assu-
qu’il aurait pu avoir. ment ce cinéma de l’Est en le mettant sur un piédestal et en le célébrant comme
Le film nous offre aussi le cadavre le plus fou et plastique de l’histoire du inspiré, ésotérique, expérimental et délirant.
cinéma. Ça me fait penser à un giallo tardif, L’Affaire de la fille au pyjama jaune, de Dans le supplément du DVD, un intervenant décrit une séquence complète-
Flavio Mogherini. Une fille y est brûlée et, pour l’identifier, on l’expose : le cadavre ment dingue, à la Bosch, sur une montagne avec des freaks. Klimov devait la
est mis sous cloche, on dirait une installation. Sur une musique techno disco de tourner mais il n’a pas pu la faire. J’avoue que je m’attendais à quelque chose de
Riz Ortolani, les personnes défilent comme dans un musée d’art contemporain ; plus classique et j’ai été très agréablement surpris. J’ai enchaîné trois ou quatre
ça n’en finit pas, ils viennent mater et tu vois leurs réactions de dégoût. Cette visionnages d’affilée tant j’étais envoûté, comme possédé. Je n’avais qu’une envie,
scène étrange me rappelle l’homme brûlé de Eureka – on le retrouve aussi dans revoir ce film. Rien d’autre. Je me le suis projeté en grand, et j’ai été transporté.
Walkabout puisque le père se suicide au début en s’immolant sous les yeux de ses Je me souviens de la scène d’apparition de Raspoutine qui met un certain temps
enfants. Il y a des morts atroces presque dans tous les films de Roeg : l’homme à se montrer. Il danse avec des gitans, c’est un faux décor de champ et de cam-
défenestré dans L’Homme qui venait d’ailleurs, la noyade de la petite fille dans Ne pagne dans un restaurant. La mort de Raspoutine est aussi un grand moment, ils
vous retournez pas, et dans Enquête sur une passion c’est l’héroïne qu’on croit n’en finissent pas de le tuer. Raspoutine est un démon – il pourrait être l’un des
morte mais qui va survivre. personnages de Holy Motors. On assiste d’ailleurs à une scène d’exorcisme qui
est un guet-apens délirant avec des prêtres sortant de partout. C’est flippant, du
4. RASPOUTINE, L’AGONIE d’Elem Klimov coup on se retrouve en empathie avec Raspoutine.
Galeshka Moravioff avait édité un DVD, mais je refusais de le voir car il était fabri-
qué à partir de matériel épouvantable. D’un côté c’est formidable de donner 5. UNE SALE HISTOIRE de Jean Eustache /
l’accès à des films inédits, mais quand c’est bâclé et gâché, c’est triste, comme THE MAGICK LANTERN CYCLE de Kenneth Anger
une naissance qui se mêlerait à un deuil. Mais j’achetais les DVD de Films Sans Je vais mettre en lien Une sale histoire avec les films de Kenneth Anger. Cette
Frontières parce que je pouvais accéder aux films que je désirais voir, c’était plus situation de droits bloqués sur les films d’Eustache est d’une grande tristesse,
fort que moi. Pour Raspoutine, j’ai refusé car je savais que l’image n’était pas au mais Potemkine ont réussi à sortir celui-ci. Je trouve la construction du film
format, monochrome, marron, floue… J’étais très curieux de voir ce que Klimov extraordinaire : montrer deux fois le récit, une première fois avec des acteurs et
avait fait avant Requiem pour un massacre qui est un film tellement absolu, la seconde fois la captation originale du récit racontée à un groupe d’individus.
sublime. Grâce au coffret Klimov/Chepitko, j’ai découvert deux cinéastes ! Ses films C’est un procédé de cinéma génial. J’aime beaucoup ces films diptyques, avec
à elle sont prodigieux aussi. Je pense aux Adieux à Matiora, qu’elle a commencé et rupture, comme Mulholland Drive. Ce qui est fascinant aussi c’est l’érotisme de
qu’il a dû terminer, film très touchant sur ce village de Sibérie qui est vidé parce Lonsdale. Il rapporte son histoire et on la vit : on ne voit rien, mais il raconte d’une
qu’il va y avoir une montée des eaux suite à la construction d’un barrage. Mais le façon extrêmement sensuelle. C’est comme un rite secret raconté à un auditoire :
film qui m’a le plus fasciné est Raspoutine. Le personnage de Raspoutine on le il parle de cet endroit où il va mater le sexe des filles qui deviennent des abstrac-
connaît tous, avec sa dimension énigmatique. Klimov nous le montre dans des tions et des créatures en soi, ses cheveux qui traînent dans la pisse. Le mec qui
séquences magistrales, en plans séquences ou avec des plans plus fragmentés, l’a vraiment vécu et qui arrive après nous paraît du coup beaucoup plus fade ;
qui donnent une dimension très fiévreuse à son cinéma, sexuelle pour ainsi dire. on a plus de mal à le croire alors qu’on croit Lonsdale. Ce schéma se retrouve
L’acteur est fabuleux même s’il ne ressemble pas trop à Raspoutine. Il est telle- dans le cinéma d’Anger : un personnage a vécu quelque chose d’extraordinaire
ment magnétique, tellement fou, que ça en devient sublime. Et on retrouve une et le raconte à un groupe d’individus. Il y a un côté gourou, rituel ésotérique et
dimension fellinienne dans les personnages secondaires féminins. C’est vraiment sexuel. Faire le pont entre Anger et Eustache c’est osé, j’avoue ! Potemkine éditant
un film qui sent la vodka et la sueur – on n’est pas simplement dans la reconstitu- Anger, j’attendais vraiment ça, même si j’avais l’édition américaine chez Fantoma
tion historique. La résonance est évidente avec Eureka de Roeg. On ressent cette en deux volumes. Le coffret permet aux jeunes cinéphiles de découvrir Anger.
soif de pouvoir, cette communion avec la terre, avec la neige et cette dimension Ils en avaient entendu parler mais ça restait des extraits sur YouTube. Et là, tout
ésotérique qui parfois tourne à l’expérimental. Il y a ce moment où Raspoutine d’un coup, ces films mythiques deviennent visibles. Désormais Anger est cité
veut à tout prix être réadopté par la famille royale et, avant d’aller les voir, il comme une référence, ce qui n’était pas forcément le cas avant. Anger est telle-
se traîne dans la boue, il arrive fiévreux dans le palais, il fait des prémonitions, ment important, héritier à la fois de Cocteau et de Genet, avec ce rapport au rite
parle de visions d’oiseaux qui volent. Il a un regard de cinglé. Son emprise sur magique, à l’érotisme, à la légende, puisqu’il crée une légende avec son cinéma.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

Tous les cinéastes que j’ai cités ont eux-mêmes créé des légendes. Les vies de 2. LE PONT DU NORD de Jacques Rivette
Carax, Eustache ou Klimov sont totalement romanesques. De la même façon, Je travaille souvent sur des réalisateurs morts mais, grâce à Véronique Rivette,
Anger entretient le mystère : ce qu’il a tourné ou qu’il n’a pas tourné, les négatifs sa veuve, nous avons rencontré plusieurs membres de l’équipe du film – pour
enterrés ou pas, son rapport avec les rock stars, avec Aleister Crowley, avec certains, il s’agissait de leur première expérience de tournage : l’ingénieur du son,
Manson, etc. Étrangement, voir Anger chez soi fonctionne mieux que de le voir la productrice, le régisseur, la monteuse, l’actrice principale, Bulle Ogier, la chef
en salle ; c’est vraiment un plaisir solitaire, avec cette impression qu’il s’adresse à opératrice, Caroline Champetier. Cela n’a pas de prix, surtout quand il s’agit d’un
moi. C’est mon ressenti avec son cinéma. grand réalisateur sur qui tu as lu tant de choses et sur lequel il y a pas mal de
fantasmes. Eux, ils étaient là sur le tournage, tu peux toucher du doigt la fabrique
du film de l’intérieur. Les témoignages te permettent de mieux comprendre cette
NATACHA MISSOFFE œuvre si particulière dans la filmographie de Rivette, de sortir de certaines idées
toutes faites apprises lors d’études en cinéma.
Natacha Missoffe démarre ses études en cinéma à la faculté de Paris 1 avec l’idée de
réaliser des films. Mais elle se rend compte qu’elle préfère lire des livres sur le sujet 3. THE END / THE SEA IS BEHIND de Hicham Lasri
plutôt qu’en faire. Son année à Montréal pour sa maîtrise se révèle déterminante. Cela rejoint une partie du travail que je faisais chez ED Distribution. Je crois à
L’enseignement y est tout autre qu’en France, bien plus critique, et elle y suit un l’idée d’être utile dans la société grâce à ce métier en contribuant à faire décou-
cours sur les cinémas « différents ». Elle découvre ainsi Mère Jeanne des Anges de vrir des réalisateurs talentueux mais qui n’ont pas l’exposition et la notoriété
Kawalerowicz auquel elle consacre son mémoire. C’est aussi dans ce contexte qu’elle qu’ils méritent. Tu participes à l’émergence d’un auteur contemporain qui a une
met la main en bibliothèque sur The Saddest Music in the World de Guy Maddin qui manière différente de filmer et de voir le monde. Il est singulier, jeune et a plein de
sera une révélation. De retour en France, elle lâche les études pour entrer dans le films à faire. Soutenir ce genre d’artistes, c’est tout ce qui compte dans ce boulot.
monde du travail. Elle est d’abord stagiaire chez Bis Repetita, une boîte de distribution
spécialisée dans les films de patrimoine. Serge Fendrikoff, qui monterait plus tard 4. LES TEMPS MODERNES de Charles Chaplin
Splendor Films, l’amène partout avec lui et lui explique le métier. Suite à la faillite de C’est assez compliqué de s’atteler à une figure aussi connue, aussi analysée et
l’entreprise, Natacha se diversifie, fait du sous-titrage, rédige des textes pédagogiques, mise en avant avec des éditions vidéo déjà existantes et tellement fournies ; c’est
fait un tour chez Eurozoom, un stage chez Vodkaster ; elle réalise aussi un service comme réinventer l’eau chaude… Ce n’est pas facile et, en même temps, tu es
civique volontaire en menant des ateliers cinéma avec les scolaires. Elle décroche son fasciné d’en découvrir autant sur un réalisateur que tu pensais connaître. En tra-
premier vrai contrat chez Zootrope Films, éditeur et distributeur indépendant au cata- vaillant dessus, j’ai mesuré à quel point c’était un génie, à quel point tout était
logue de haute tenue. Elle enchaîne avec une expérience décisive de parfait dans son cinéma. Cela m’a vraiment apporté quelque chose sur le plan
sept années au sein d’une autre boîte indépendante, ED Distribution, personnel. Une vraie redécouverte.
qui s’occupe des films de Guy Maddin. Leur éthique sans failles sera
la meilleure des écoles. L’opportunité d’intégrer Potemkine, suite au 5. MYSTERIOUS SKIN de Gregg Araki
départ de Noémie Moreau, se présente en 2017 à un moment où Une grosse déception. Je suis malheureuse d’avoir fait ce DVD. L’édition n’a aucun
Natacha veut se renouveler. Cliente de la boutique, et bien au fait de intérêt, elle reprend l’édition MK2 avec un nouveau packaging. Le contrat le sti-
leur travail éditorial, Natacha Missoffe est aujourd’hui chef de projet pulait, il s’agissait juste d’une réédition, mais j’ai honte car c’est un film qui m’a
en édition vidéo chez Potemkine. bouleversée à un point phénoménal et il aurait mérité qu’on obtienne la version
restaurée. Le titre était demandé, épuisé, et correspondait à la ligne éditoriale de
1. TABOU de Friedrich Wilhelm Murnau Potemkine. Nous étions au début du deal avec MK2, et nous n’avions pas encore
Une super expérience. Je ne connaissais pas le film, il m’a fascinée, bien défini la marche à suivre. L’idée en gros était de ressortir les films dans la
c’est la plus belle histoire d’amour de tous les temps. J’ai pu déployer veine Potemkine avec une plus jolie couverture – celle de Mysterious Skin, aussi
une réflexion éditoriale personnelle d’un bout à l’autre. J’ai commencé belle soit-elle, n’est pas celle que je voulais au départ. Le film n’est plus là, il n’est
à lire, à aller à la BIFI, à chercher autour du film. De brasser toutes plus édité. Prends-tu le temps de restaurer un master que tu n’es pas sûr d’avoir
ces ressources a fait que le film est devenu un mythe pour moi. Je l’ai parce que tu n’as pas les moyens ? Ou choisis-tu de remettre plus rapidement sur
souvent conseillé et les gens adorent. Vivre une expérience intense, le marché parce qu’il manque ? En se disant qu’un jour on fera une belle édition.
la transcender en travaillant dessus et partager le film, il n’y a rien de Rendre accessible est important, beaucoup se moquent de l’éditorial et des bonus,
mieux. J’ai redécouvert Murnau aussi en rencontrant des gens extraor- cela n’intéresse qu’une poignée de gens. J’essaie de me dire que ce n’est pas grave
dinaires. J’ai pu trouver une affiche ancienne, et cela m’a donné le de ne pas faire une édition ultime, le film sera vu… Désormais, on represse à l’iden-
goût de travailler sur les éditions avec des affiches d’époque. C’est rare tique sans estampiller Potemkine, en gardant la même couverture d’époque. Pour
de ressentir que tu as fait quelque chose d’assez complet mais j’avoue Tabou ou Faust, on a sorti de meilleures éditions, avec des bonus inédits, une
que c’est un objet que j’aime vraiment. super couverture, un livret. Dans ce cas, le K de Potemkine se justifie pleinement.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

NOÉMIE MOREAU les recherches graphiques avec les affiches d’époque, la direction artistique du
projet, les contenus. C’est aussi le premier bonus que j’ai réalisé pour Potemkine,
Quand elle regarde en arrière pour chercher ses premières traces de cinéphilie, et je me souviens de ma rencontre avec Jean-Baptiste Thoret, puits de science
Noémie Moreau en revient à des souvenirs de découvertes télévisées, souvent hasar- cinéphile avec qui j’ai tourné de nombreux autres bonus par la suite, tant il est
deuses. Mais un événement l’a particulièrement marquée. Alors qu’elle avait onze ans, captivant de l’écouter parler des films de cette période. Nous avions tourné dans
en 1991, elle tombe sur la première saison de la série Twin Peaks qu’elle regarde en la foulée un bonus pour Eureka de Nicolas Roeg, un 15 août, alors que tous mes
famille avec ses parents et ses deux grands frères. C’est un choc pour elle et le person- collègues étaient en congés et que je savais à peine me servir de la caméra ! Une
nage de Laura Palmer l’accompagnera jusqu’à ce jour. Une autre série, Heimat, laissera sorte de baptême du feu. Nous avons aussi collaboré un peu plus tard sur De
son empreinte, tout comme le cinéma anglais de Mike Leigh et Ken Loach, les films de l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites qui fait pour
David Lynch, James Gray ou Quentin Tarantino qu’elle découvre à l’adolescence. En moi partie de la même famille de films, et que j’aime énormément. Dans le même
parallèle, elle effectue un parcours littéraire et prend goût aux études, en se dirigeant genre, je pourrais mettre dans ma sélection un long métrage qu’on n’a finalement
vers l’histoire à la faculté. Avec la volonté de travailler dans la culture, elle intègre la pas sorti car les droits nous ont échappé au profit d’un autre éditeur : Wanda de
BNF au service des manifestations culturelles dans les auditoriums. Mais les émotions Barbara Loden. Un autre portrait de femme à la dérive, qui m’évoque Cassavetes,
fortes que lui procure le septième art la pousse à arrêter cette activité pour trouver l’un de mes cinéastes de cœur.
un emploi plus en adéquation avec ses envies. Elle tombe alors sur une annonce En arrivant chez Potemkine, je n’avais pas de formation spécifique en histoire
concernant un poste d’assistante administrative pour Potemkine, un nom qu’elle avait du cinéma, j’aimais follement tout un tas de films et de périodes, mais des pans
vu sur des DVD à MK2 ou à la FNAC. C’est surtout la teneur de l’annonce qui l’attire, entiers manquaient à ma culture, et j’ai toujours eu un regard bien plus émotion-
il y est question de « double ambition poétique et politique », d’une approche « en nel qu’analytique. Or, c’est justement ce qui m’a plu dans ce métier. J’arrivais avec
prise avec le monde » mais aussi « dans l’imaginaire et la beauté des choses ». Elle un regard un peu « ignorant » et neuf parmi cette bande de cinéphiles avertis.
dépose son CV à la boutique et se retrouve face à Benoît et Pierre qui semblent tout J’avais envie de comprendre, de savoir, adoptant en fin de compte la position
aussi impressionnés qu’elle. Elle est invitée à une seconde entrevue la semaine d’après d’un bon nombre des gens qui achètent les DVD. J’ai toujours aimé le monde de
sauf qu’elle arrive en béquille suite à un accident de scooter. Hésitants, ils la font la recherche, les gens passionnés qu’on y trouve, entièrement habités par leur
encore revenir mais cette fois-ci ce sont Nils et Xavier qui lui font passer l’entretien. sujet ; j’ai adoré mes études en fac d’histoire pour cette raison. Me retrouver à
Elle apprend alors qu’elle n’est pas retenue car ils craignent qu’elle s’ennuie un peu à travailler quelques années plus tard sur l’éditorialisation de films de patrimoine a
ce poste. À ce moment-là, Potemkine se lançait dans la distribution et ils cherchaient été pour moi une belle continuité. C’était excitant de dénicher la personne la plus
également une chargée d’édition. Sans expérience dans le domaine et déprimée avec à même de parler de tel ou tel film, celle qui apporterait le regard le plus éclairant,
sa jambe dans le plâtre, elle postule à nouveau. N’ayant trouvé personne, au bout de se demander de quel point de vue on a envie de se placer. J’ai fait appel à des
trois semaines, Benoît l’appelle pour lui proposer un essai de six mois. Elle restera critiques bien sûr, mais aussi à des universitaires, historiens, linguistes et autres
chargée des éditions vidéo pendant les cinq années qui suivront. Cette période au spécialistes. J’étais à chaque fois captivée. Je suis une spectatrice et j’ai fait les
sein de Potemkine entre 2012 et 2017 lui évoque beaucoup d’émotions et de bons choses comme une spectatrice.
souvenirs, des premiers titres dont elle a eu la charge (Dersou Ouzala, Sibériade,
Dharma Guns, Le Privé, Holy Motors…) jusqu’aux derniers (Chepitko/Klimov, Une 2. NICOLAS ROEG – Coffret
sale histoire ou Lynch). Elle est aujourd’hui responsable des éditions Pyramide Vidéo. Walkabout et Eureka, l’un des premiers titres que j’ai édités, figuraient déjà
au catalogue Potemkine. Le coffret contient L’Homme qui venait d’ailleurs
1. LE PRIVÉ de Robert Altman / DE L’INFLUENCE DES RAYONS GAMMA avec Bowie, le magnifique Ne vous retournez pas, et surtout Enquête sur
SUR LE COMPORTEMENT DES MARGUERITES de Paul Newman une passion, énorme claque, qui nous entraîne au cœur de la passion dans
C’est l’un des premiers titres que j’ai édités à mon arrivée chez Potemkine ce qu’elle a de plus destructeur ; ce film est dément. Nicolas Roeg est vrai-
en 2011. Le Privé, c’est vraiment le désenchantement de l’Amérique des ment très puissant, avec ses montages kaléidoscopiques où s’entremêlent le
années 1970, le Nouvel Hollywood, un univers qui me captive. J’adore ce passé, le présent, le futur, le rêve, le fantasme. Ça touche à la psychanalyse
film d’Altman pour sa profonde mélancolie et la bande originale magnifique parfois. Roeg fait partie de mes grandes découvertes.
de John Williams, qui décline le même thème (« The Long Goodbye ») dans Enquête sur une passion (1980)
différents styles musicaux, qui se complètent d’une scène à l’autre. Ce Philip 3. WERNER HERZOG – Coffrets
Marlowe limite dépressif et indolent interprété par Elliott Gould me touche Découvrir l’immense travail de Herzog, le rencontrer en personne, travailler avec
beaucoup, et j’adore l’ambiance du film, tous les détails, le chat du détec- Emmanuel Burdeau et Hervé Aubron sur les textes et la structure des trois cof-
De l'influence des rayons tive, les voisines hippies tout le temps à poil sur leur balcon, le personnage frets, et recevoir un prix ! Je dois dire que ce fut très fort. Surtout m’immerger
gamma sur le comportement magnifique de Sterling Hayden, et cette étrange scène à l’hôpital avec un voisin dans la filmographie de Herzog, dont je ne connaissais que quelques films de fic-
des marguerites (1972)
de chambre bandé des pieds à la tête qui m’intrigue encore aujourd’hui… Ce tion. C’est finalement tout le pan documentaire de son travail qui m’a le plus fasci-
film a été une grande découverte pour moi au cours de mon travail éditorial : née. Cette transe qu’il crée parfois m’impressionne, elle dépasse le documentaire.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

Le premier film qui me vient en tête est How Much Wood Would a Woodchuck Je voudrais juste rajouter deux coffrets par lesquels j’ai découvert le travail de
Chuck. Un vrai film de cow-boys qui nourrit tout mon imaginaire américain. Une Potemkine : Alan Clarke et Jacques Rozier. Alan Clarke, c’est incroyable, c’est
litanie. Une hypnose. À l’instar de La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner, social, punk. Made in Britain porte un regard sur la jeunesse, empreint de violence
La Soufrière, Gasherbrum ou Fata Morgana. Mais l’un des films qui me touche le mais aussi très empathique, bien que désespéré. Le personnage de Tim Roth est
plus reste le court métrage Personne ne veut jouer avec moi. Extraordinaire film captivant : plein de potentiel, il ne cesse de se saborder. Clarke porte son regard
sur l’enfance, d’une simplicité désarmante. Un petit garçon esseulé invite une sur les bad boys, les fauchés, les bas-fonds de la société, et montre que ces gens
camarade de classe chez lui. Dans un élan de gratitude, il lui offre son oiseau, ne sont pas plus cons que les autres. Seulement ils franchissent tout le temps
sa seule compagnie. La fillette, touchée par sa solitude, lui prépare une surprise la limite et refusent la norme. Rita Sue & Bob Too ! est hallucinant, totalement
avec tous leurs camarades de classe… C’est un film sur la gentillesse, parfaitement amoral tout en étant une comédie. Et Rozier, surtout pour Du côté d’Orouët…
désintéressée. C’est simple et très beau. Perdu au sein des trois coffrets, ce petit Pour moi le cinéma des années 1970 qu’il soit américain, anglais ou français a une
court métrage m’a marquée. saveur très particulière, et je m’y retrouve complètement.

4. ÉRIC ROHMER, JACQUES ROZIER, ALAN CLARKE – Coffrets 5. LE DÉBUT de Geb Panfilov / L’ASCENSION de Larissa Chepitko
Je ne peux pas ne pas parler du coffret Rohmer… Des mois de travail, vingt-sept La découverte du cinéma russe par le biais de Potemkine a été très
DVD, vingt-deux Blu-ray, des heures de tournage de bonus et de vérifications… importante pour moi. Je retiendrai deux scènes. La scène du bal dans
Un sacerdoce. Professionnellement, c’est le truc le plus énorme que j’ai réalisé. Je Le Début de Panfilov me bouleverse. Le cinéaste te plonge dans des
n’ai pas impulsé le projet bien sûr, Benoît et Pierre avaient envie de ressortir les plans fixes, obligeant toute ton attention à se focaliser sur le sujet : tu
films et ont négocié les droits avec les Films du Losange. Moi j’ai piloté l’édition. te concentres sur les émotions des visages, sur les personnages. C’est
Ce n’était pas évident, Rohmer avait déjà été édité, beaucoup écoulé, on trouvait très mélancolique, toute l’âme russe est là. Ces femmes qui attendent
de petits coffrets disponibles partout à dix euros. On s’est vite dit que la meilleure qu’on vienne les inviter à danser… Le visage d’Inna Tchourikova est hyper
manière de ressortir ces films était d’offrir à ce cinéaste mythique une très belle expressif. On lit en l’espace de quelques minutes la déception, l’espoir et
intégrale. Amatrice de BD indépendante, je me suis dit que c’était l’occasion de la joie d’être finalement choisie. De façon générale, j’adore les scènes de
faire se rejoindre édition DVD et illustration. Nous avons parlé très tôt de recourir danse et de bal dans les films. J’y vois une espèce de transe.
à un illustrateur pour créer une nouvelle identité visuelle forte, cohérente et poé- Et puis il y a le regard final dans L’Ascension de Chepitko, la tension et
tique. Une illustratrice en l’occurrence, puisque nos recherches nous ont menés l’émotion qui montent. Le film est un chemin de croix, avec ce poids de
vers Nine Antico. Ce fut un immense plaisir de voir arriver les dessins qu’elle nous la culpabilité. Celui qui a été faible en allant dans le sens de l’ennemi s’en
proposait pour chaque film, d’échanger avec elle pour affiner le travail, et d’abou- sort, mais à quel prix ! Face à lui, le personnage central ne lâche rien, avec
tir à un corpus de vingt-huit illustrations originales, si ma mémoire est bonne. un sens du sacrifice et de l’honneur sans faille. Puis à la fin, les yeux de cet
C’était une nouvelle façon passionnante d’aborder mon travail. Sans compter enfant dans l’assistance. Le moment où ces deux regards se rencontrent
les dizaines de rencontres avec les acteurs et collaborateurs de Rohmer qui se est d’une force incroyable. L’humanité nue aux derniers instants de la
sont prêtés au jeu des entretiens filmés. Le contenu de l’édition doit beaucoup à vie, c’est bouleversant et cela passe par des plans fixes sur des visages,
Noël Herpe, conseiller éditorial sur le projet, un autre puits de science. Il a écrit des regards.
les textes du livret, contacté les intervenants et mené les entretiens que nous
avons tournés dans les bureaux des Films du Losange. Quelle aventure incroyable,
jusqu’à la remise du Prix du meilleur coffret 2013 par le Syndicat de la critique qui GASPAR NOÉ
a récompensé ce travail titanesque !
Là encore, je connaissais peu Rohmer quand je me suis attelée à la tâche ; j’ai Originaire d’Argentine où il naît en 1963, Gaspar Noé déménage avec ses parents en
donc commencé par plonger dans sa filmographie. C’est dur de choisir, mais mes France à l’adolescence. Suivant des études de philosophie, il obtient aussi en paral-
préférés restent sans doute aujourd’hui Ma nuit chez Maud et Perceval le Gallois. lèle un diplôme de l’École nationale supérieure Louis-Lumière. Il rencontre Lucile
C’est formidable cette partie du métier d’éditeur tout de même… Découvrir des Hadzihalilovic dans les années 1980 et tous deux commencent à faire des courts
œuvres entières, dans leur intégralité, et comprendre leur cohérence, leurs métrages ensemble, ce qui les amènera à créer leur société de production, Les
détours. Dans le cinéma de patrimoine évidemment on travaille surtout sur les Cinémas de la Zone. En 1991, le moyen métrage Carne impressionne au festival de
œuvres de cinéastes morts. Chez Potemkine je suis rentrée dans leurs univers Cannes. Malgré l’envie de faire de l’histoire de ce boucher un long métrage, Noé
par le biais de gens totalement passionnés et un peu obsessionnels, comme Noël devra attendre 1998 pour que ce projet puisse se réaliser grâce notamment au sou-
Herpe ou Thoret, ou encore Philippe Rouyer dont j’adore l’enthousiasme. Ce sont tien d’agnès b. Seul contre tous se voit récompensé à Cannes. Devenu culte, il a
des gens engagés dans leur passion, qui ont un rapport non seulement analytique imposé internationalement un réalisateur qui n’a pas peur de montrer la violence ou
mais aussi très affectif au cinéma. Cela aboutit à de belles rencontres, originales, d’expérimenter sur la forme. Dans son deuxième long métrage, Irréversible (2001),
qui vous nourrissent. Ces gens sont des passeurs. il reprend le schéma du rape & revenge mais monte ses plans séquences à l’envers,

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

développe l’improvisation et continue l’exploration d’un style rentre-dedans qui fait sur la cruauté de la Seconde Guerre est d’une force si rare qu’il ne peut être
de ses films des expériences parfois éprouvantes pour le spectateur. Son troisième comparé qu’à des films comme Jour de colère de Dreyer, ou ce grand film sur
long, Enter the Void (2009), se montre plus ambitieux dans l’expérimentation, alors la barbarie nazie qu’est Requiem pour un massacre, réalisé par Elem Klimov, peu
que Love (2015) se tourne vers un érotisme explicite qui, encore une fois, ne fera pas d’années après le décès accidentel de sa femme. Leurs deux chefs-d’œuvre sont
l’unanimité de la critique. En 2018, le cinéaste retrouve avec Climax l’humour noir et complémentaires, tout en allant dans la même direction. Ayant subi enfants les
mordant de ses débuts, tout en s’inscrivant dans la lignée de ses précédents films-trips horreurs de la guerre, peut-être que leur plus grand désir de cinéma ne pouvait
où le son, le mouvement et la forme engendrent la transe. Habitué de la boutique que reproduire au plus juste le traumatisme de leur enfance et de leur peuple.
Potemkine, Gaspar Noé apparaît sur plusieurs suppléments des éditions, notamment
pour The Magick Lantern Cycle de Kenneth Anger, le coffret Carl Theodor Dreyer, 5. INNOCENCE + ÉVOLUTION de Lucile Hadzihalilovic
Une sale histoire d’Eustache ou Requiem pour un massacre de Klimov. Son dernier Je ne pouvais que me réjouir de ce coffret réunissant les deux premiers longs
moyen métrage, Lux Æterna (2020), a été distribué en salles par Potemkine Films en métrages de Lucile. Il permettra au plus grand nombre de voir ces films hors-
association avec UFO Distribution. normes que sont Innocence et Évolution à une époque où les copies 35 mm ont
disparu presque partout. Je ne peux dissocier mes films des siens, et les miens
1. HÄXAN, LA SORCELLERIE À TRAVERS LES ÂGES des siens, bien que les siens prennent un chemin diamétralement opposé qui me
de Benjamin Christensen
paraît aussi illogique qu’il lui paraît logique. Heureusement, il reste encore des
Ce film réalisé il y a presque cent ans est, à ce jour, le documentaire le plus
illuminés qui parviennent à donner vie à des films avec les mêmes motivations que
complet et documenté sur cette sinistre période qu’on a appelée l’Inquisition ou
d’autres écrivent de la poésie, transcrivent leur monde onirique dans des romans
« chasse aux sorcières ». Aussi ludique qu’érudit, unique en son genre, il est une
ou peignent des tableaux surréalistes.
grande leçon de cinéma au service de la transmission de l’histoire. Très libre dans
sa pensée, sa description de la dictature chrétienne est clairement celle d’un des
plus brillants militants de l’athéisme.
OLIVIER PÈRE
2. FAUST de F. W. Murnau
De toutes les décennies de l’encore brève histoire du cinéma, celle qui me fascine Né à Marseille, Olivier Père grandit à Saint-Étienne où sa passion pour le cinéma en
le plus est celle des années 1920, en grande partie à cause d’Un chien andalou, salles se déclare très tôt. D’emblée, il aborde le septième art avec un esprit ouvert,
mais plus encore par cette déferlante majestueuse qu’était le cinéma expres- allant voir autant les spectacles populaires, les grands classiques ou les films de genre.
sionniste allemand. Les chefs-d’œuvre sont aussi innombrables qu’ambitieux, et Son arrivée à Paris à dix-neuf ans pour des études à la Sorbonne lui offre une diver-
je suis d’accord avec cet avis largement partagé que Faust en est l’aboutisse- sité plus grande encore dans les films à voir. Il traîne autant à la Cinémathèque fran-
ment majeur. Par la suite, les Américains se sont énormément inspirés de ces çaise que dans les salles de quartiers. Devenu ami avec les programmateurs de la
génies expressionnistes de l’entre-deux-guerres, mais à part King Kong et bien Cinémathèque, il intègre l’équipe dès 1995 alors qu’il a tout juste vingt-quatre ans. Il
plus tard Kubrick avec son Odyssée spatiale, personne n’a réussi à faire d’une salle apprend le métier ainsi, tout en développant son écriture journalistique, notamment
de cinéma quelque chose d’aussi ample et cosmique que cette fable initiatique pour Les Inrockuptibles dès 1997. Il obtiendra par la suite le poste de délégué général
Faust, une légende allemande à multiples étages. de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes de 2004 à 2009, puis sera directeur artis-
(1926) tique du Festival international du film de Locarno de 2009 à 2012, avant de devenir
3. COFFRET C. T. DREYER directeur d’Arte France Cinéma. En parallèle, il tient un blog depuis 2010 où il fait part
Peu de réalisateurs ont pris avec autant de sérieux ce système de communication
de ses coups de cœur sans distinction entre les petits films d’horreur ou les œuvres de
de masse qu’on appelle le cinéma. Ce coffret contient quelques-uns des grands
maîtres. Intervenant notamment dans les suppléments du film Listen Up Philip d’Alex
films de Dreyer : Gertrud, Vampyr, Le Maître du logis… Mais de loin, celui qui me
Ross Perry, Olivier Père a aussi coproduit par le biais d’Arte France un certain nombre
transporte le plus par son absence de manichéisme, de sexisme, et sa notion du
de films qui seront publiés ou distribués par Potemkine : Holy Motors, Histoire de
mal comme un fait collectif et non pas individuel, est Jour de colère (1943).
Judas, Salt & Fire… Il a également participé à plusieurs ouvrages collectifs et coécrit
Encore un film sur l’Inquisition, mais cette fois vu à hauteur des personnages et
un livre sur Jacques Demy.
tourné pendant l’invasion nazie au Danemark. Bien que parlant des temps passés,
on a l’impression que ce film est éternel, qu’il se passe maintenant et décrit au
mieux des événements sociaux et psychologiques d’aujourd’hui.
1. RITA, SUE AND BOB TOO ! d’Alan Clarke
Jour de colère (1943) Potemkine a consacré à Alan Clarke un coffret regroupant les titres majeurs du
4. COFFRET KLIMOV/CHEPITKO + REQUIEM POUR UN MASSACRE cinéaste anglais. Mais Potemkine a aussi sorti en DVD, dans une édition simple,
d’Elem Klimov un film moins réputé et néanmoins excellent : Rita, Sue and Bob Too !, une comé-
Le coffret du couple de réalisateurs les plus géniaux de la Russie des années die scabreuse et déchaînée de 1987 qui figure parmi les très rares films réalisés
1970-1980 m’a fait découvrir ce chef-d’œuvre méconnu sur l’invasion nazie en par Clarke pour le cinéma, l’essentiel de son œuvre ayant été produite pour la
Russie qu’est L’Ascension, réalisé par Larissa Chepitko. En noir et blanc, ce film télévision.

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Comme les autres films de Clarke Rita, Sue and Bob Too ! se situe dans les 2. THE BROWN BUNNY de Vincent Gallo
milieux populaires du Royaume-Uni, ici la banlieue pavillonnaire et les cités du Il faut féliciter Potemkine d’avoir édité en DVD The Brown Bunny en France.
West Yorkshire. Rita et Sue sont deux amies, lycéennes inséparables issues de la D’abord parce que le film est génial, ensuite parce qu’il fallait bien de la patience
classe ouvrière. Pour se faire de l’argent de poche elles gardent les enfants d’un et de l’abnégation pour accepter les nombreuses exigences de son auteur, Vincent
couple de petits-bourgeois, Bob et Michelle. Un soir où il ramène les deux ado- Gallo, connu pour son intransigeance. Présenté au festival de Cannes en sélection
lescentes chez elles en voiture, Bob – prototype du mâle sexuellement frustré par officielle en 2003, dans une version non définitive, The Brown Bunny a déclenché
une morne vie conjugale – leur propose sans détour une partie de jambes un scandale aussi violent qu’injuste. Certains reprochaient au film sa
en l’air que les deux donzelles ne tardent pas trop à accepter avec malice, vacuité prétentieuse, le narcissisme de son auteur complet, Vincent
perdant leur virginité par la même occasion. Cette scène étonnante par Gallo, crédité au générique du film à tous les postes, de la produc-
sa trivialité et sa franchise sexuelle marque le point de départ d’une rela- tion à la photographie en passant par le montage, les décors et la
tion adultérine et triangulaire au cours de laquelle Bob va « rendre visite » conception de l’affiche, autant de preuves d’un réel perfectionnisme
en alternance à Rita et à Sue, régalant les deux copines d’une libido trop et d’une volonté de contrôle qui témoignent davantage de l’inté-
longtemps bridée par une épouse guère portée sur la bagatelle. Mais les grité absolue de l’artiste que d’une prétendue mégalomanie. D’autres
voisins, la famille de Rita et Sue et la femme de Bob ne vont pas tarder à étaient choqués par une scène annoncée par la rumeur et attendue
s’en mêler, semant une belle pagaille. jusqu’à la fin du film, une fellation non simulée pratiquée par Chloë
Avec sa vulgarité et son mauvais goût décomplexés, soulignés par la Sevigny sur la personne d’un Vincent Gallo en très grande forme.
laideur vestimentaire des années 1980, d’affreuses coupes de cheveux Gallo procéda après Cannes à un nouveau montage de son film et
et une bande son à l’avenant, Rita, Sue and Bob Too ! s’inscrit aussi bien c’est uniquement celui-ci qui est visible désormais. Heureusement, il
dans la tradition truculente de Chaucer et du théâtre élisabéthain que y eut des spectateurs pour passer outre l’aveuglement des cuistres.
celle de l’hystérie des sitcoms du petit écran. Clarke est plus radical dans Je n’étais pas à Cannes cette année-là, je n’ai donc pas assisté à la
sa démarche de cinéaste que Stephen Frears ou Mike Leigh qui réalisent bronca de la projection officielle ni vu la version, désormais invisible
aussi à la même époque de très honorables comédies sociales bouscu- à tout jamais, projetée pendant le festival. J’ai vu le film au moment
lant l’Angleterre thatchérienne (Sammy et Rosie s’envoient en l’air et de sa sortie, au calme. Mais Vincent Gallo m’a fait à maintes reprises,
High Hopes). Clarke était le vrai punk du cinéma anglais, sa comédie comme à de nombreuses personnes, le récit de sa mésaventure can-
ne respecte aucune bienséance et fait souffler un tourbillon libertaire noise. Malgré l’humour avec lequel il évoque régulièrement le rejet
qui balaie autant les clichés que les idées reçues. Bob aurait pu être un du film et de sa personne dès les premières minutes du générique,
affreux macho ou un beauf caricatural mais c’est surtout un obsédé il a été profondément affecté par la réception catastrophique de
sexuel sympathique et humain jusque dans sa lâcheté et ses mensonges de mari The Brown Bunny à Cannes, et cela a sans doute participé à sa décision, non pas
infidèle. Rita et Sue ne sont jamais désignées comme des victimes ou filmées avec de ne plus faire des films, mais de ne plus les montrer. Disons-le tout net, The
condescendance malgré leur conduite écervelée. Brown Bunny est un chef-d’œuvre. C’est un film qui porte l’héritage du cinéma
Alan Clarke s’emploie à dynamiter l’esthétique du feuilleton et du théâtre moderne américain et européen des années 1970 mais c’est aussi un objet très
filmé – Rita, Sue and Bob Too ! est adapté d’une pièce d’Andrea Dunbar –, véri- contemporain qui tranche avec le tout-venant du cinéma d’auteur, arty ou pas.
tables institutions de la télévision britannique, ou plutôt leur absence d’esthétique Malgré les apparences, The Brown Bunny n’est pas un film expérimental ou une
en adoptant une caméra très mobile, en mouvement perpétuel au plus près des installation visuelle destinée à orner les murs d’un musée plutôt qu’un écran de
personnages, et en renonçant au champ contrechamp. Dès la séquence géné- cinéma ou de télévision. Silencieux, austère, The Brown Bunny trace la même
rique, de longs travellings latéraux accompagnent les déambulations de Rita et route que quelques grands road movies existentiels étasuniens avant lui : Electra
Sue dans leur cité, avec des chorégraphies sophistiquées qui abandonnent ou Glide in Blue, Point limite zéro. Dans sa quête solitaire et absurde, le person-
retrouvent certains personnages dans des paysages suburbains sordides. Ces nage interprété par Vincent Gallo est-il un héritier de Sam Peckinpah, de Chantal
longs travellings deviendront la signature inaltérable du film suivant de Clarke, Akerman, ou d’un peu des deux ?
Elephant (1989), moyen métrage expérimental sur la violence en Irlande du Magnifique voyage à travers les paysages désertiques américains, The Brown
Nord, qui enregistrait une série d’actions meurtrières sans que l’on ne sache Bunny est avant tout un grand film d’amour fou, et il faut attendre les dernières
jamais qui étaient les assassins et les victimes. Éclat de rire énorme et vivifiant, scènes pour le découvrir. Aucune pose, aucun cynisme dans un film aussi esthé-
éloge de la gaudriole dans une filmographie plutôt sombre et désespérée, Rita, tiquement composé que sincère, émouvant et profondément honnête. Quant
Sue and Bob Too ! est un modèle de comédie politique. Au-delà de la peinture du à la scène qui fit tant parler d’elle, elle est effectivement inoubliable, tant par sa
prolétariat, Clarke réaffirme la puissance libératrice des pulsions sexuelles contre mise en scène que par la charge émotionnelle qui l’entoure. The Brown Bunny a
l’ordre et les institutions, y compris et surtout celle sacrée du mariage. Contre peut-être irrité, agacé, choqué, mais il restera l’un des films le plus originaux, à la
toute attente le film s’achève sur une note positive et joyeusement irresponsable, fois physique et abstrait, incarné et hanté, du cinéma américain des années 2000.
avec un ménage à trois en forme d’utopie anarchiste et hédoniste. En 2010 Vincent Gallo a réalisé un troisième long métrage, le très beau Promises

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Written in Water, nouveau poème au romantisme noir, entre Edgar Poe et Andy contre l’agresseur nazi. Mais L’Ascension dépasse les intentions propagandistes
Warhol, que le cinéaste a montré avec parcimonie, préférant le secret et le silence et la seule glorification de l’Armée rouge et du sacrifice des populations civiles. Le
à l’exhibition critique et médiatique qu’il refuse désormais. film propose une réflexion dialectique sur le Bien et le Mal, confronte le courage
à la lâcheté et à la trahison. Dans cette exploration de l’âme humaine et de nos
3. L’ASCENSION de Larissa Chepitko décisions dans des situations extrêmes, Chepitko rejoint Dostoïevski et renvoie à
Parmi les films du coffret DVD consacré à Larissa Chepitko et Elem Klimov, une culture chrétienne qui déplut fortement aux autorités soviétiques. La scène
cinéastes soviétiques et époux à la ville, je retiendrai L’Ascension (Voskhozhdeniye, de la pendaison, avec son échange muet de regards entre le condamné à mort
1977), quatrième et dernier long métrage de Larissa Chepitko, disparue dans un et un jeune garçon contraint à assister à l’exécution, est touchée par la grâce et
accident de voiture le 2 juillet 1979, à l’âge de quarante et un ans. Ours atteint une forme de pure poésie cinématographique. Huit ans après L’Ascension,
d’or à Berlin et immense succès public en URSS, le film est une forme Elem Klimov consacrera à son tour un film sur les crimes de guerre perpétrés par
de consécration en même temps qu’un testament artistique prématuré. les Nazis en Biélorussie, traversé par des visions apocalyptiques. Titre essentiel
L’Ascension est un film de visages et de regards, souvent filmés en du cinéma soviétique, Requiem pour un massacre est absent du coffret Chepitko/
gros plans, dans un noir et blanc splendide. Il commence comme un film Klimov, mais il est disponible en édition séparée, toujours chez Potemkine.
de guerre, mais évacue rapidement l’action pour se concentrer sur des
dilemmes moraux et atteindre une dimension spirituelle dans sa dernière 4. LES INNOCENTS de Jack Clayton
partie. Le film se déroule durant l’hiver 1942, en Biélorussie. Il débute C’est une très belle adaptation – par Truman Capote, avec la contribution de John
par l’attaque d’un convoi allemand par un détachement de partisans Mortimer et William Archibald – du Tour d’écrou de Henry James. Le film de Jack
de l’Armée rouge. Les échanges de coups de feu ont lieu tandis que le Clayton, au style néo-gothique et au noir et blanc somptueux, pratique l’art de
générique s’inscrit sur les images, comme pour masquer la valeur spec- la suggestion dans le respect de l’écriture de James et semble une réponse aux
taculaire de cette séquence montée et rythmée de manière efficace. La productions de la Hammer qui faisaient sensation à l’époque, et dans lesquelles
réalisatrice accordera beaucoup d’importance, par la suite, aux scènes de horreur rimait avec couleur, celle du sang de préférence. La mise en scène de
fuite dans la neige et, dans la seconde moitié du film, aux conversations Clayton, solidement épaulée par le sens du cadre et de la composition visuelle de
en huis clos. Dans une Biélorussie glaciale et enneigée, les nombreux son directeur de la photographie Freddie Francis, investit un large manoir dans la
L’Ascension (1977) villages sont passés sous le joug nazi, et des collaborateurs locaux ont campagne anglaise. Par de subtils mouvements de caméra, des jeux
rejoint les forces allemandes, en participant aux représailles sur les populations d’ombre et de lumière, de magnifiques et longs fondus enchaînés,
et à la torture des prisonniers accusés de résistance. La famine fait des ravages Clayton et Francis traduisent l’ambiguïté d’un récit naviguant en per-
dans les campagnes, et c’est lors de la recherche dans la steppe de ravitaillement manence entre rêve, illusion, fantasme et subjectivité – le film tout
que deux partisans sont capturés par les Allemands et leurs sbires, dans une entier adopte le point de vue de Miss Giddens (Deborah Kerr), boule-
ferme habitée par une mère et ses enfants. L’un des deux hommes a été blessé versée par des apparitions et des signes qu’elle est la seule à percevoir.
par balles. Emmenés dans un camp de prisonniers, ils vont être interrogés par un La modernité du film cerveau de Jack Clayton, au-delà de ses
agent russe au service de la Gestapo, et confrontés à un choix : mourir ou trahir. brillants effets photographiques, se situe dans la description de la
L’Ascension, film exceptionnel, réunit les qualités formalistes du grand cinéma névrose de son héroïne. La même année que L’Année dernière à
soviétique, mais surprend par sa dimension religieuse. Larissa Chepitko a bravé la Marienbad qui transformait aussi une vaste demeure en labyrinthe
censure pour imposer une vision mystique d’un épisode guerrier, qui place ses dif- mental, Les Innocents est un film sur la hantise d’un lieu par une
férents protagonistes devant les questions du sacrifice, du salut et de la rédemp- passion choquante et scabreuse – la relation sadomasochiste entre
tion. Soumis à la question ou à la tentation, torturés ou soudoyés par la figure le valet Quint et la précédente préceptrice –, produisant un effet Les Innocents (1961)
diabolique du collaborateur – génialement interprété par Anatoli Solonitsyne, violent sur une femme peu habituée ni aux plaisirs des sens ni aux dimensions
l’acteur fétiche de Tarkovski, inoubliable Andreï Roublev et écrivain de Stalker – écrasantes d’une architecture monumentale – comme dans tout bon film anglais
l’un des deux partisans va se transformer en Christ, tandis que son ami épousera qui se respecte les différences de classes y jouent un rôle primordial.
la destinée infamante de Judas. L’allégorie biblique est loin d’être sibylline. Elle est Histoire de fantômes en surface, Les Innocents dresse avant tout le portrait
déclinée dans une série de motifs visuels et narratifs. L’ascension du titre décrit d’une femme sexuellement refoulée, secrètement amoureuse de son employeur
le sentier escarpé que les condamnés à mort devront gravir pour accéder à la (joué par Michael Redgrave le temps d’une scène au début du film, figure d’une viri-
place du village, où des potences ont été dressées, telles un Golgotha. L’exécution lité fuyante) et troublée par des apparitions spectrales qui davantage que l’effroi
publique organisée par les Nazis et les collaborateurs biélorusses est filmée qu’elles provoquent révèlent d’inavouables événements passés. Film sur la corrup-
comme un chemin de croix, à laquelle assiste médusé le traître, qui a échappé au tion – fantasmée ? – de jeunes enfants qui auraient assisté et peut-être participé à
châtiment suprême en promettant de rejoindre les sympathisants de la grande des ébats pervers, et subi l’influence d’un sinistre individu, Les Innocents capte la
Allemagne. Le cinéma soviétique a produit en très grand nombre des films patrio- détresse d’une vieille fille débordée par ses émotions, sous l’emprise d’un lieu qui
tiques exaltant le courage des soldats et du peuple russe dans sa lutte sans merci réveille ses désirs sensuels et maternels. L’atmosphère unique des Innocents, la

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

magnifique interprétation de Deborah Kerr, toujours géniale dans l’expression de La seule comparaison à laquelle le film de Roeg nous invite n’est pas à cher-
tourments intérieurs sous le vernis de la bienséance, en font un film inoubliable et cher du côté de la science-fiction, mais du Citizen Kane de Welles. L’Homme qui
perturbant, dont l’éclat dépasse les limites du genre fantastique. venait d’ailleurs se déroule sur plusieurs décennies – ce n’est visible que grâce
aux vieillissements artificiels et grotesques de certains acteurs, Newton/Bowie
5. L’HOMME QUI VENAIT D’AILLEURS de Nicolas Roeg ne change pas d’apparence physique du début à la fin – et tente de décrypter
Potemkine a largement contribué à la redécouverte du cinéaste anglais Nicolas la vérité profonde d’un être mystérieux et surpuissant, qui aura une influence
Roeg, en éditant en DVD et Blu-ray plusieurs de ses meilleurs films : Walkabout, considérable sur son entourage et son époque. À peine tombé du ciel Newton se
Ne vous retournez pas, Enquête sur une passion… et L’Homme qui venait retrouve à la tête d’une multinationale, la World Enterprises Corporation, grâce
d’ailleurs (The Man Who Fell to Earth, 1976) avec David Bowie. à une série de brevets révolutionnaires comme par exemple le développement
On a souvent relevé l’apport de la mythologie personnelle de la rock photographique instantané. Le film enregistre l’irrésistible ascension de Newton
star anglaise à son personnage d’extraterrestre solitaire exilé sur Terre puis sa chute vertigineuse, provoquée par le gouvernement américain qui prend
sous le nom de Thomas Jerome Newton, cherchant désespérément à ombrage des recherches technologiques du milliardaire. La motivation secrète de
sauver sa famille restée sur une planète ravagée par la sécheresse. Par Newton, incomprise par tous à l’instar du « Rosebud » de Charles Forster Kane,
extension l’univers de Bowie se déploie sur l’ensemble du film de Nicolas est l’amour pour sa femme et l’espoir fou de pouvoir la sauver.
Roeg, qui se nourrit des biographies imaginaires des avatars créés par Comme Welles, Roeg intègre à son style baroque et surdimensionné plusieurs
Bowie sur scène – Ziggy Stardust, The Thin White Duke – et de sa dis- natures d’images, du faux reportage aux prémices du vidéo-clip en passant par de
cographie, sous forte influence de la science-fiction et des voyages dans nombreux extraits d’œuvres préexistantes, consommées comme une drogue par
l’espace. À la fin du film de Roeg, Newton publie un album en forme Newton qui reste rivé devant ses nombreux écrans de télévision. L’autre influence
L’Homme qui venait d’ailleurs (1976) de message à sa femme sous le pseudonyme The Visitor. Inversement, de Roeg est bien sûr la figure de Howard Hughes, qui fut l’un des hommes les
Bowie reprendra bon nombre d’éléments visuels et sonores de L’Homme qui plus riches et puissants des États-Unis, à la tête d’un immense empire, avant de
venait d’ailleurs, faute d’avoir pu en composer la bande originale, dans ses futures sombrer dans la folie et de vivre reclus les huit années qui précédèrent sa mort,
créations – notamment les albums de rock progressif Station to Station (1976) alité, nu et drogué, la plupart du temps devant la télévision, exactement comme
et Low produit à Berlin en 1977. Newton. Ainsi, L’Homme qui venait d’ailleurs est autant un film sur Howard
Il est vrai que L’Homme qui venait d’ailleurs saisit Bowie de manière presque Hughes que sur David Bowie.
documentaire tel qu’il était au moment du tournage. Dans sa période américaine, L’Homme qui venait d’ailleurs demeure un sommet récapitulatif du cinéma psy-
avec un look dandy des années 1920, physiquement affaibli par une consomma- chédélique, certes plus maîtrisé que les délires de Ken Russell, mais aux visions
tion quotidienne déraisonnable de cocaïne, maigre et blafard. Dans le film, cette bien allumées, rendues encore plus agressives pour la rétine par l’usage immodéré
addiction sera remplacée par l’alcoolisme – le gin transforme progressivement de Roeg du montage parallèle, figure de style récurrente de son cinéma. Le film
Newton en épave. Bowie, à la maigreur et à la pâleur inquiétantes, traverse le film peut paraître trop long (il fut souvent présenté dans des versions mutilées par la
comme un fantôme, une âme errante, loin des compositions expressionnistes et censure), boursouflé, ivre de lui-même, mais il regorge d’images et de séquences
flamboyantes qui firent sa gloire en pleine mode glam. stupéfiantes, dans tous les sens du terme.
Pourtant, le film de Nicolas Roeg, très certainement le plus ambitieux et impres- Une autre dimension, non négligeable, de L’Homme qui venait d’ailleurs,
sionnant de toute sa carrière, est aussi une œuvre autonome qui ne doit pas tout concerne le regard d’un cinéaste étranger sur l’Amérique, ses paysages, sa société
à la présence/absence de Bowie, aussi fascinant soit-il. Même si le rôle semble et sa civilisation montrée en déclin. Le long métrage filme la queue de la comète,
écrit pour lui, Roeg envisagea également de le confier à Mick Jagger ou – plus l’explosion de la contre-culture et sa récupération par l’industrie du spectacle et
surprenant – à l’écrivain Michael Crichton. L’Homme qui venait d’ailleurs est les médias de masse. Le britannique Nicolas Roeg appréhende de manière gran-
l’adaptation (assez fidèle) par le scénariste anglais Paul Mayersberg d’un roman diose les déserts et les petites villes du Nouveau-Mexique, aussi bien que New
américain de science-fiction écrit par Walter Stone Tevis en 1963. Mayersberg York et Los Angeles. Ce regard fasciné d’un esthète européen adepte des effets
écrira dans les années 1980 Furyo – l’autre film marquant de Bowie – et Eureka, photographiques sur les immenses étendues sauvages ou urbaines de l’Amérique
de nouveau pour Roeg, qui entretient des correspondances avec L’Homme qui se double d’un jugement moral sur la monstruosité d’un pays contaminé par la
venait d’ailleurs. violence politique et économique, les excès écœurants du consumérisme et de
L’argument science-fictionnel est un alibi pour Roeg qui souhaite dresser un la publicité. La description du luxe et de la richesse est féroce dans L’Homme qui
gigantesque portrait kaléidoscopique de l’Amérique moderne. Le film se présente venait d’ailleurs, rempli de personnages aliénés ou décadents. La sexualité y est
comme une fable critique sur le capitalisme et les médias, le pouvoir corrupteur complaisamment montrée comme un défoulement névrotique, reliquat de la
et destructeur de l’argent. Les rares personnages qui gravitent autour de l’inac- révolution des mœurs. Les nombreuses provocations, les incessants maniérismes
cessible Newton (l’avocat Farnsworth, l’universitaire Bryce) finiront exécutés par du film ne pouvaient venir que d’un cinéaste étranger à la culture et aux mentali-
les services secrets ou intellectuellement détruits par le système après s’être tés américaines. Antonioni voulait conclure son Zabriskie Point d’un « Fuck you,
enrichis au contact de l’extraterrestre milliardaire. America ». Ce pourrait aussi être le mot de la fin du film de Nicolas Roeg.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

PHILIPPE ROUYER particulier. Déjà c’est un objet d’art. Il y a cette idée suicidaire commercialement
d’avoir fait des digipacks pour tous les films et d’avoir demandé à une artiste de
Nous connaissons de Philippe Rouyer l’historien du cinéma. Sa voix de chroniqueur tout dessiner. Et tout d’un coup on a tout le cinéma de Rohmer qui se retrouve
enthousiaste résonne dans nos oreilles au travers d’émissions comme Mauvais genres dessiné, c’est la plus belle des introductions à son œuvre. Quelqu’un est passé
sur France Culture ou Le Cercle sur Canal+ Cinéma. Nous avons lu ses critiques dans après lui et l’a rêvé.
Positif ou même dans Psychologies. Nous avons dans nos bibliothèques ses ouvrages J’ai découvert dans le coffret des choses que je pensais ne jamais voir : des
Le Cinéma gore : une esthétique du sang (1997) ou encore Haneke par Haneke : courts métrages réputés perdus, des essais qu’il a faits, Bérénice par exemple, la
entretiens avec Michel Cieutat et Philippe Rouyer (2012). Certains d’entre nous ont captation de sa pièce de théâtre Le Trio en mi bémol que j’étais allé voir sur les
même pu assister à ses cours en université, ses interventions dans des cinémas, ses Champs-Élysées. À l’époque, Éric Rohmer était mon prof. Quand il avait fait cette
conférences ou même à des projections qu’il organise. Mais Philippe Rouyer est avant pièce il avait invité ses étudiants : « Vous n’avez pas beaucoup d’argent pour aller
tout un boulimique de cinéma et un collectionneur de vidéos. Il se passionne dès au théâtre mais je peux vous avoir des invitations. » J’aimais bien ce côté. On fait
l’enfance pour le cinéma fantastique, le conte et l’imaginaire érotique, en découvrant du cinéma mais on reste très concret, ce que ça coûte de faire un film, ce que ça
la sorcière de La Belle au bois dormant. Il commence à découvrir le cinéma classique coûte d’en voir un. C’est quelqu’un qui a toujours su la valeur de l’argent et que
en salles, notamment 20 000 lieues sous les mers de Fleischer, mais c’est vraiment en c’est l’argent qui lui permettrait de faire son cinéma. À partir du Beau mariage ou
assistant à 2001, l’odyssée de l’espace à douze ans qu’il se décide à devenir critique de de Pauline à la plage, il pré-vend ses films aux États-Unis avant de les tourner et
cinéma. Son projet d’avenir se renforce encore plus quand il voit Voyage au bout de il me dit : « Les films sont remboursés avant que je les tourne. » Du coup, il est
l’enfer le mercredi de sa sortie dans sa ville d’Angoulême. Adepte des salles obscures libéré par rapport au box-office français car il avait le souci de ne pas faire perdre
où il reste pour regarder plusieurs séances à la suite de Barry Lyndon ou Rencontres de l’argent aux Films du Losange. Il savait que si l’un de ses films ne marchait pas
du troisième type, il fantasme de pouvoir posséder un jour ces films chez lui. En 1981, bien, c’était bon quand même. Ce qui est très intéressant dans cette édition, c’est
comme cadeau pour son Bac et pour la Noël, ses parents lui laissent le choix entre qu’il y a un juste équilibre entre les documents existants et les interviews nou-
le permis de conduire ou un magnétoscope. Il choisit la seconde option sauf qu’à velles qui ont été faites. On a alors tout pour comprendre le cinéma de Rohmer.
l’époque, la moindre cassette de deux heures coûte deux cents francs. Les dilemmes Potemkine a eu beau commercialiser les disques à l’unité, c’est vraiment conçu
étaient terribles entre garder les films enregistrés ou les effacer pour en posséder pour qu’on ait la somme. Par exemple, figurent deux entretiens avec Margaret
d’autres. Les cassettes officielles, elles, arrivaient à des prix délirants, pouvant atteindre Ménégoz qui est la patronne des Films du Losange et à travers eux on va avoir un
les mille francs. L’option restait alors la location dans un vidéoclub. Heureusement, les portrait de Rohmer. On fait venir Barbet Shroeder, les collaborateurs de Rohmer
prix allaient devenir plus abordables pendant ce long épisode de la VHS. et à la fois on fait un portrait de lui et de ses méthodes de travail. Puis il y a les
L’épisode laser-disc ne l’attire pas pendant ses années d’études. L’idée de n’avoir comédiens, bien sûr. Mais si on met bout à bout tous les entretiens, on pourrait
qu’une demi-heure par face recèle quelque chose d’impur : on ne coupe pas un film en faire un livre sur la méthode Rohmer, ne serait-ce qu’avec les entretiens menés
plein milieu. De plus, il n’y a pas de sous-titres. En revanche, le DVD va le séduire sur- par Noël Herpe qui est vraiment le maître d’œuvre de cette édition. C’est ça que
le-champ et même changer sa vie et sa pratique du cinéma. L’interactivité le comble, j’aime : Potemkine s’associe à un spécialiste de Rohmer et ils construisent l’édition
les commentaires audio, les suppléments, les scènes coupées, les versions intégrales. ensemble. C’est aussi une édition qui ne sépare pas les grands films des petits
Un de ses seuls regrets est d’avoir publié son livre sur le gore avant que ce nouveau films. Tout le monde a le même traitement dans les digipacks. Évidemment les
support envahisse nos foyers et avant la démocratisation de l’Internet. Il découvre courts métrages sont là, y compris ceux où il n’est sensé n’être que consultant
par la suite le Blu-ray et le Picture in Picture qui le fascine totalement. Respecté au technique mais où il a fait les story-boards. Et il y a une partie des documentaires
fil des ans en tant que journaliste, il devient président du Syndicat français de la cri- pour la télévision scolaire. Des commandes. Au moment de la construction de
tique de cinéma et, dans ce cadre-là, il prime à de nombreuses reprises le travail de Cergy, il était là avec les architectes pour faire un film de la télévision scolaire. Et
Potemkine. Se sentant à l’aise avec la famille Potemkine – « c’est aujourd’hui l’éditeur trente ans après il fait une fiction à Cergy : L’Ami de mon amie ! Il y a cette idée que
qui permet le plus de choses dans les suppléments » –, il participe à plusieurs bonus la vi(ll)e nouvelle, il y croit. Du coup, ça résonne de manière formidable parce
pour la maison d’édition (Nymphomaniac, Code Inconnu, Évolution, We Blew It), que ses personnages y croient encore des décennies après. C’est un vrai coffre
sachant lui-même le mérite qu’il y a à travailler une ligne éditoriale aussi claire malgré aux trésors. Je n’ai pas encore tout vu au moment où je vous parle. Je sais que
les contraintes du marché. j’aurais toujours envie de revenir sur tel ou tel bonus. C’est génial de savoir qu’on
a un trésor chez soi et qu’on n’a pas fini de le picorer.
1. ÉRIC ROHMER – Coffret Ce qui me touche, c’est qu’à l’intérieur il y a un petit étui avec des choses plus
Si on devait me dire, tu gardes une seule édition chez toi, je prendrais l’édition personnelles : des cartes postales à partir des dessins, des sachets de thé aussi.
intégrale Rohmer de chez Potemkine. Évidemment je garderais une édition de Quand tu allais voir Éric Rohmer au Losange, dans son bureau il t’offrait forcé-
2001, l’odyssée de l’espace à cause du film mais pour ce qui est de la conception, ment du thé. Ce matin en venant te voir j’ai ressorti mon coffret et évidemment
je suis tombé amoureux de cette édition. Tout est formidable dedans. On n’a les sachets de thé ont séché. Au moment où tu achètes ton coffret, tu ne vas pas
même pas envie d’isoler une chose ou l’autre, on passe sans arrêt du collectif au boire tes sachets, mais aujourd’hui je suis content de les voir car cela me rappelle

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

quand on allait le voir au Losange. Au-delà de ça, les trois derniers films ne sont premier film. Depuis que je connais Jean-Baptiste, il veut faire des films. Ce n’est
pas sortis au Losange et Potemkine ont aussi acquis les droits. C’est quelque pas un critique lassé qui dit : « Je veux devenir cinéaste ! » C’est comme un rêve
chose qu’ils ont fait aussi pour Herzog, l’idée d’être le plus complet possible. lointain, une idée qui l’accompagne depuis le début, et tout d’un coup il y arrive.
Criterion, les premiers, ont parlé de la leçon de cinéma dans une boîte, avec Ce bonus avec Jean Baptiste ne ressemblera à aucun autre bonus qu’on fera
cette idée que le coffret DVD pourrait être comme la Pléiade. Non seulement on ensemble. C’était intime parce qu’on n’était que tous les deux. On n’avait pas d’im-
a l’intégrale d’un auteur mais on a aussi ses brouillons, ses variantes, ses scènes pératif de temps. Avec Potemkine, les bonus ne sont pas calibrés. Ils sont montés.
coupées, tel micro-récit qu’il a fait, etc. Bien sûr, il n’y a pas toute la télévision sco- Le bonus, c’est quelque chose qu’on ne peut pas accélérer parce qu’on rate ce
laire car ce serait ennuyeux, un choix a donc été opéré. Côté fiction, en revanche, qui est dit. Or trop souvent certains ne sont même pas montés, pas pensés : si ça
il y a tout. On ne peut nier la dimension affective du cinéma. On aime les films fait vingt-cinq minutes au lieu d’une heure, c’est aussi bon. En revanche, même si
comme œuvres d’art mais aussi comme compagnons de nos vies. Il y a un rapport Potemkine n’a pas beaucoup de moyens ils ne te font jamais sentir qu’il n’y a pas
particulier avec les films qu’on aime, ceux qui ont joué dedans, qui ont participé beaucoup de moyens. On a l’impression d’être en famille quand on travaille avec
à leur élaboration. C’est parfait d’un point de vue analytique mais c’est aussi un eux, et pour ce bonus ça s’y prêtait particulièrement.
coffret de l’émotion. De bout en bout c’est un rêve. J’aime ce choix de Potemkine
d’insérer le DVD avec le Blu-ray. Chez moi, j’ai tendance à regarder le Blu-ray parce 3. ÉVOLUTION + INNOCENCE de Lucile Hadzihalilovic
que j’ai une installation pour, mais je n’ai jamais jeté mes DVD quand j’ai le Blu-ray Ce film a été très important pour moi comme critique de cinéma. J’aime énor-
et parfois je me retrouve aussi à acheter le DVD parce que je vais chez des gens mément le cinéma de Lucile, j’avais beaucoup défendu Innocence à l’époque, que
qui n’ont pas un Blu-ray, et je veux montrer un extrait, le faire tourner, le jouer j’avais trouvé injustement attaqué d’un point de vue esthétique et moral. C’était
sur un ordinateur. Cela coûte de l’argent de mettre les deux, mais ils persistent à terrible, certains taxaient le film de pédophile. Pour moi, le cinéma de Lucile est
le faire et je trouve ça très bien. très particulier. J’ai beaucoup soutenu Évolution aussi. On a fait un entretien pour
Positif. Elle voulait d’abord que je fasse l’entretien pour le dossier de presse et
2. WE BLEW IT de Jean-Baptiste Thoret j’ai refusé en disant que si j’acceptais de le faire, je ne pourrais plus être critique
Ce qui est très intéressant avec Potemkine quand on participe à un bonus, c’est de cinéma. C’est de la déontologie. On ne peut pas prendre de l’argent et après
qu’on y réfléchit vraiment ensemble. Tous les autres bonus que j’ai faits sont ultra dire le film est super. Je lui ai dit qu’elle aurait davantage besoin de moi comme
classiques : des entretiens grosso modo, avec soit quelqu’un qui me pose des critique. Je me suis battu comme un chien pour ce film au festival de Gérardmer,
questions, soit moi tout seul et on efface les questions. Cela peut aller jusqu’à j’étais président du jury de la presse, et il y avait une scission avec un autre groupe
des commentaires de scènes sur le principe du commentaire audio. Alors qu’avec qui préférait The VVitch. Le débat a duré trois heures. Du coup je trouvais tous les
Potemkine, on se dit : Qu’est-ce qu’on fait ? Comme avec Jean-Baptiste défauts du monde à The VVitch pour faire triompher Évolution. Je me souviens
Thoret. C’est lui qui a choisi son interactivité mais le résultat est fou. Il a fait qu’au dîner de clôture de Gérardmer, Lucile et Nils étaient là et on s’est dit que
un commentaire audio, il a fait ce livre où il a mis des articles à lui puis il y a ce serait bien d’envisager quelque chose pour le DVD et le Blu-ray. Au moment
ce truc de François Angelier qui est génial : une évocation à partir de pho- de le faire, j’ai dit à Lucile qu’on n’allait pas se lancer dans un entretien comme
togrammes. C’est un bonus qui ne ressemble à aucun autre dans l’histoire pour Positif. La solution c’était d’inviter Manu Dacosse, son chef opérateur, et
de l’édition DVD. Malgré tout ça, on décide avec Jean-Baptiste de faire un à partir de là ça change tout parce qu’on mène un entretien à trois. Ce qui m’a
entretien et on dit à Nils qu’on va faire un entretien différent car toutes les intéressé c’est de les faire réagir tous les deux ensemble, d’être vraiment le cui-
informations sur le film sont déjà là. On a donc décidé de se tutoyer, car sinier qui accommode la viande et les légumes en quelque sorte pour créer ce
nous sommes amis, ce que je ne fais pas d’ordinaire pour ne pas exclure le plat. Potemkine voit les chiffres salles d’Évolution qui sont très limités, et contrai-
spectateur. Là, on estime que ce sont des amis qui se retrouvent. Ça a du rement à d’autres maisons d’édition, ils ne disent pas qu’ils vont ne sortir que
sens puisque nous sommes amis depuis toujours – nous nous sommes ren- le DVD. Le film a cette image géniale, donc on édite un Blu-ray, et du coup, ç’a
contrés à un colloque avant qu’il écrive son premier livre et sommes deve- encore plus de sens de faire cet entretien avec Manu Dacosse. Ils vont même plus
nus amis et voilà. On fait ce bonus où il est question de son implication par loin, ils reprennent Innocence qui n’existait qu’en DVD et ils le proposent aussi en
rapport à l’Amérique, par rapport à l’idée de faire un film, tout ce qui dans Blu-ray ; et ils ajoutent Nectar, le court métrage de 2014 que Lucile m’avait fait
le film me bouleverse. Quand je regarde We Blew It je vois deux films. Tout connaître avant que je fasse l’interview pour Positif sur Évolution. C’est vrai que
d’abord, celui qui est fait, qui analyse la contre-culture et ce qu’il en reste, Nectar, cette relation aux abeilles, à la nature, est une pièce essentielle, char-
et cela me passionne, avec un rôle central du cinéma étasunien, essentielle- nière entre Innocence et Évolution. Ce n’est pas un coffret au sens ronflant du
ment du Nouvel Hollywood, mais pas que ; du pompiste à Michael Mann, tout le terme, mais grâce à cet objet entre les mains on a tout le parcours d’une cinéaste.
monde a la même importance. Puis pour comprendre le film il faut bien voir que Comment, en quelque sorte, les petites filles d’Innocence deviennent le petit
c’est une affaire sentimentale, le lien entre l’Amérique et Jean-Baptiste n’est pas garçon d’Évolution avec l’inversion du rapport au corps…
qu’un lien de cinéphile, c’est un lien de cœur. C’est ce chemin-là que j’ai essayé de Le cinéma de Lucile s’apparente à un travestissement du réel et peut-être que
comprendre, en insistant sur ce qui l’a poussé à choisir ce sujet-là pour faire son la relation au réel serait un angle intéressant pour appréhender la collection

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

Potemkine. Ils ont énormément de cinéastes qui transcendent le réel et d’autres du cinéma qui est passionnante, que Potemkine peut revendiquer
beaucoup plus proches du réel. On pourrait dire de Potemkine que c’est avant et qui a sa place là. Moi qui aime Haneke depuis toujours, je suis
tout la maison d’édition de Kenneth Anger, Werner Herzog, David Lynch, Lars von heureux qu’il rejoigne cette écurie, cette famille.
Trier, Nicolas Roeg, cette espèce de fantastique, et en même temps ils sont dans
un cinéma du réel qui est tellement du réel que ce n’est plus du cinéma naturaliste 5. NYMPHOMANIAC (DIRECTOR’S CUT) de Lars von Trier
du tout. Rien de moins naturaliste que le cinéma d’Éric Rohmer. Même quand il Potemkine c’est aussi pour moi Lars von Trier. Ils n’ont édité que
fait un film comme Le Rayon vert où il dit on part en vacances avec l’héroïne, ça Melancholia, Nymphomaniac et The House That Jack Built, mais
n’a rien à voir avec un documentaire. Son parcours est d’ailleurs comme celui on a l’impression que c’est l’éditeur de Lars von Trier et pas un
d’Alice avec les cartes à jouer qu’elle retrouve sur son trajet. Il y a ce fameux rayon autre. Comme si la vraie maison en France de von Trier ce devait
vert qu’elle va voir à la fin. Cela devient une quête mystique pour elle et pour Éric être Potemkine. De belles éditions de ses films existent pourtant
Rohmer aussi, persuadé qu’il va pouvoir filmer le rayon vert. Jamais ils ne réussi- chez d’autres éditeurs, mais pour moi c’est là qu’il doit être et pas
ront à le filmer, celui qu’on voit dans le film est un trucage. J’adore cette idée de ailleurs. Nymphomaniac est un film que j’adore et qui n’a pu exister
quête qui n’aboutit pas. Et Le Rayon vert c’est comme un film fantastique avec qu’en DVD à cause de la censure. Il existe encore une censure en
des effets spéciaux. Voilà une clé qui unit tous ces films. Celui de Jean-Baptiste France. Le film est sorti en salles en deux parties, avec deux visas
Thoret s’intègre parfaitement là-dedans. D’un autre côté, le cinéma de Lucile se différents, et la seconde partie est désormais interdite aux moins
veut atemporel, mais quand on regarde bien, Innocence a un côté très Sixties au de 18 ans à cause de l’action de Promouvoir. Au début c’était 12
niveau des vêtements, des couleurs, des bâtiments. C’est aussi lié à une économie et 16, et après aux moins de 16 et 18. Du coup tout passage à la
de cinéma. L’atemporel renvoie en fin de compte à sa propre enfance qui est aussi télévision est invalidé. Le CSA refuse de faire la différence entre 18
une clé de son cinéma. Quitte à mettre un enfant enceint autant que ce soit un et X. Quand un film est interdit aux moins de 18 ans, il peut avoir un
garçon. L’alien qui est en moi. Avec le Blu-ray, les fonds marins, l’étoile de mer ont passage télé mais comme un film X, c’est-à-dire qu’il ne peut passer
un rendu équivalent à ce que j’ai pu voir en salles, et ça c’est magique. qu’entre minuit et cinq heures du matin sur une chaîne cryptée.
Arte ne peut donc pas le passer. C’est terrible. Quand Wakamatsu
4. CODE INCONNU : RÉCIT INCOMPLET DE DIVERS VOYAGES s’est vu interdire aux moins de 18 ans pour Quand l’embryon part braconner,
de Michael Haneke l’éditeur en a tiré une leçon et tous les films suivants de Wakamatsu sont sortis
Je suis content d’inclure ce film de Haneke. Ce n’est pas un réalisateur qu’on aurait directement en DVD. S’il passait par la salle, il y avait un risque d’être interdit
imaginé forcément chez Potemkine. Cela ouvre un autre aspect de leur travail, en aux moins de 18 ans. La seule version de Nymphomaniac qui existe, celle qu’on
lien avec la récupération du catalogue MK2, dont sont tirés de nouveaux masters. appelle la version longue mais qui est la vraie version, c’est celle de Potemkine.
Les DVD sont comme les effets spéciaux au cinéma. Quand on voit le premier Von Trier s’est lui-même désolidarisé des versions tronquées. La version originale
Jurassic Park à sa sortie on se dit c’est génial et vingt-cinq ans après on en revient. de 5 h 30 avec du sexe explicite ne pouvant pas sortir dans les salles commerciales
Pourtant c’est le même film. C’est notre œil qui a changé. Les DVD, c’est pareil. traditionnelles, il a bien été forcé de plier par égard envers son distributeur.
Dans cet esprit, Potemkine se pose la question : que pourrait-on mettre de plus ? Ce qui est bon dans ce film c’est qu’il est chapitré comme un DVD, et dans les
On reprend les anciens bonus et on en fait d’autres. Ils ont très bien réussi leur chapitres on ouvre des sous-chapitres. Potemkine est venu me chercher et ç’a
coup avec Tabou de Murnau. Leur édition est très complète, y compris le film été le rêve. Ils m’ont téléphoné en me disant : « On sait que tu aimes Lars von
fait avec les rushes. Et là ils se retrouvent avec Haneke. C’est un peu le chaînon Trier et on sait que tu es fou des versions longues. » J’étais un des rares jour-
manquant entre Éric Rohmer et Lars von Trier dont on retrouve la stylisation nalistes qui avait essoré le coffret Warner Blade Runner. Ce coffret collector
du réel. Code inconnu est un film entièrement en plans séquences. En même proposait cinq montages de Blade Runner et j’ai regardé les cinq montages, mais
temps les histoires, comme chez Rohmer, naissent du vrai. Un bonus propose une deux par deux. Je m’installe un double écran pour littéralement comparer les
conversation entre Yves Montmayeur, qui a fait tous les making of de Haneke, et versions. On n’a jamais assez de mémoire pour se souvenir de tout ça, c’est la
moi auteur d’un livre d’entretiens avec le cinéaste, la confrontation en somme solution que j’ai trouvée. Nils m’a dit : « Je suis sûr que quand tu auras le Blu-ray
de celui qui l’a filmé et de celui qui l’a interviewé. Chacun échange. Montmayeur de Nymphomaniac tu voudras comparer avec la version courte. Tu ne voudrais
raconte comment il a présenté à Haneke, qui cherchait des histoires, un type pas le faire pour le bonus ? » J’ai trouvé ça génial car c’est la première chose que
qui faisait le ménage dans la société de sa femme, un Africain. Ce dernier lui en j’aurais faite, car on a tendance à dire trop peu de choses sur les versions longues,
raconte et elles se retrouvent dans Code inconnu. J’aime cette idée de recréation parfois rien du tout.
du réel dans le film et aussi son rapport à la violence qui est une violence où on Pour Nymphomaniac, je veux bien supprimer la version courte pour ne garder
peut craindre le pire. On peut croire ainsi que le personnage de Juliette Binoche que la longue, car cette version courte est un compromis. Il y a 1 h 30 de diffé-
est enfermé chez un serial killer, mais en fait non. Il ne faut pas oublier que le film rence. Des scènes de conversations coupées prennent tout leur sens dans la
vient tout de suite après Funny Games et on l’a en tête quand on regarde Code version longue – ce n’est pas que du cul. Souvent la version courte zoome dans
inconnu, même si c’est très différent. En tout cas, il y a une réflexion sur la forme le plan, du coup c’est intéressant de le voir sur deux écrans. Je suis vraiment

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

reconnaissant à Potemkine de m’avoir permis de faire le bonus que j’aurais ce qui renvoie évidemment à Sueurs froides de Hitchcock. Le long métrage joue
aimé avoir pour tous les films bénéficiant de versions longues. Une autre petite là-dessus, sur le fait que c’est la même chose et pas la même. Il est aussi beaucoup
chose : le festival de Beauvais m’avait demandé de modérer une masterclass plus cru sexuellement, ce que la série ne pouvait pas se permettre d’être. C’est
avec le cinéaste documentariste danois Jorgen Leith. Je le connaissais à peine comme si on voyait Laura Palmer backstage. Il y a ces scènes où elle est seins nus,
et je découvre qu’il a été le prof de Lars von Trier. J’ai alors appelé Potemkine ivre, au milieu des mégots au sol et des bouteilles vidées. Elle est dans la crasse,
à une époque où il n’était pas encore question que je fasse ce bonus-là sur c’est aussi ça Laura Palmer. Elle est d’autant plus angélique qu’elle est aussi dans
Nymphomaniac, je leur ai dit que je rencontrais ce garçon à Paris et qu’il était le caniveau. C’est presque pasolinien.
d’accord pour me parler de Lars von Trier : « Vous ne voulez pas que quelqu’un Vingt-cinq ans après, David Lynch a réussi son retour avec la saison 3, et c’est
vienne avec une caméra ? » On a fait dix minutes, l’intérêt n’est pas fou, mais c’est unique en termes de télévision et d’histoire du cinéma. Il casse la télévision qui
le témoignage de quelqu’un qui a compté dans la carrière de Lars von Trier. est encore au cœur du film. Et la télévision ne suffit pas. Et l’écran ne suffit pas à
accueillir Twin Peaks qui déborde de partout.
ex aequo avec TWIN PEAKS. FIRE WALK WITH ME
C’est un film que j’ai toujours aimé. Cela a commencé à Cannes en 1992. Il y avait
deux camps, ceux qui avaient vu la série et ceux qui ne l’avaient pas vue. Je faisais PACÔME THIELLEMENT
partie de ceux qui avaient vu la série. Je l’avais vue entièrement, sachant qu’elle
finissait par un épisode ésotérique. Et je savais que, même si l’intrigue du film se Actif dès l’adolescence dans le milieu de la bande dessinée, Pacôme Thiellement a
situait avant celle de la série, Lynch tournait après et n’allait pas se contenter de édité des fanzines et revues avant de devenir un essayiste à l’œuvre dense et ouverte-
retourner au début de la série pour résoudre la question : qui a tué Laura Palmer ? ment obsessionnelle. Passionné d’ésotérisme, de poésie, de cinéma, de rock et d’hu-
C’est une très belle idée au cinéma : si on tourne après ce qui était avant, l’avant mour à la Hara-Kiri, il publie son premier essai en 2002 : Poppermost. Considérations
est marqué par l’après. C’est l’histoire d’Irréversible de Gaspar Noé. Quand on sur la mort de Paul McCartney. Suivront, entre autres, Économie Eskimo. Le Rêve de
arrive à Monica Bellucci qui est heureuse dans son parc à la fin, comme on sait Zappa (2005), L’Homme électrique. Nerval et la vie (2008), Cabala. Led Zeppelin
très bien qu’elle est morte, qu’elle a été violée atrocement et qu’elle a perdu son occulte (2009), La Main gauche de David Lynch (2010), Tous les chevaliers sau-
bébé, ces images de joie sont biaisées. Avec Lynch, impossible de remettre le film vages. un tombeau de l’humour et de la guerre (2011), Pop Yoga (2013), Cinéma
dans l’ordre : les sept derniers jours de Laura Palmer, ce qui précède immédia- Hermetica (2016), La Victoire des Sans Roi. Révolution gnostique (2017) ou encore
tement la série, deviennent autre chose. À Cannes, ceux qui n’ont pas vu la série Serpent (2018) et Tu m’as donné de la crasse et j’en ai fait de l’or (2020). Ses inté-
n’ont rien compris. Et la série se métamorphosait au fur et à mesure et à la fin rêts ne s’arrêtent pas là, vu qu’il est également romancier (Soap Apocryphe, 2012),
elle était le contraire de ce qu’elle était au début. J’ai aimé ce parcours proposé journaliste (des articles pour Rock & Folk, Les Cahiers du cinéma, Fluide Glacial,
par Lynch, du début à la fin. J’étais totalement ouvert à ce qu’il allait pouvoir pro- Chronic’art, etc.), conférencier, chroniqueur (l’émission Mauvais Genres sur France
poser dans le film qui est presque une synthèse entre les deux moments : il garde Culture) et réalisateur (avec des collaborations depuis 1999 avec Thomas Bertay,
le côté policier, mais il approfondit le côté ésotérique avec l’introduction d’un notamment pour la série expérimentale de 52 épisodes, Le Dispositif, ou pour Stupor
ange. C’est un film qu’on a d’abord vu chez MK2 dans une version DVD indigente Mundi). C’est lors d’une invitation dans le cadre du festival international du film gro-
parce qu’elle n’apportait rien de plus. Quand Potemkine la reprend, il y a Hervé landais de Toulouse que la rencontre a lieu entre Pacôme et Nils de Potemkine. En
Aubron et Pacôme Thiellement qui tout de suite embrasent la lecture qu’on peut résulteront de nombreux suppléments DVD, pour Le Cabinet du docteur Caligari, ainsi
faire du film. que pour les films de David Lynch, Eraserhead et Twin Peaks. Fire Walk With Me, le
Dans les premiers plans du film, on détruit un poste de télé à la hache. C’était documentaire David Lynch : The Art Life, Céline et Julie vont en bateau et Jeanne la
un effet de signature génial de la part de Lynch, dire on va oublier la série et faire pucelle de Jacques Rivette, ou encore The House That Jack Built de Lars von Trier.
autre chose. On va aussi sublimer Laura Palmer en la brisant. On pourrait dire
que Lost Highway et Mulholland Drive sont tellement plus beaux, plus forts, plus 1. COBRA VERDE / ENNEMIS INTIMES de Werner Herzog
parfaits si l’on veut. Mais Twin Peaks. Fire Walk With Me jusque dans son titre, C’est le premier DVD Potemkine que j’ai acheté et c’était l’une de leurs premières
cette apostrophe, arrive à nous passionner avec une histoire qu’on connaît déjà. sorties. À cette époque-là, j’étais très à l’affût des films de Herzog car j’ai l’im-
On sait qui est Bob. Du coup, Lynch va l’utiliser à des fins tour à tour ésotériques pression que ce sont des films qui ont été appréciés à leur juste valeur extrême-
et mélodramatiques. Il y a en plus un décalage, vu que tous les acteurs de la série ment tard. Il y a eu de grands fans de Herzog dans les années 1960-1970, mais
n’ont pas voulu reprendre leurs rôles. Donna n’est pas la même, c’est très per- ils n’avaient pas pignon sur rue. Quand on arrivait à dix-huit-vingt ans dans les
turbant. C’est pas gênant quand c’est James Bond, Tarzan ou Zorro parce qu’ils années 1990 et qu’on découvrait les films de Herzog, ce qui était mystérieux
n’existent pas. Mais Donna, la copine de Laura, elle existe. On a passé des soirées c’est que c’était non classifiable. Si on rencontrait des cinéphiles, ils regardaient
avec elle dans notre salon. Elle ne peut pas être jouée par une autre actrice. Et Herzog avec une espèce de méfiance. C’était encore l’époque Wenders, je dirais ;
cela te fait penser à Laura qui a été tuée. Comme il trouvait que Sheryl Lee était en plus raffiné, il y avait Fassbinder. Herzog, lui, restait un objet brut. Je pense que
géniale, Lynch a l’idée de la faire revenir sous l’apparence de sa cousine Madeleine, c’est en grande partie dû à la musique de Popol Vuh qui donne une atmosphère

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vraiment décalée, à mi-chemin d’une tendance que Herzog détestait, le new qu’on n’a jamais vue encore. Une image qui appartient à l’interzone, entre ce
age. Une musique extrêmement planante pour des récits où on sent que le monde et l’autre monde, comme une image frontière. Une fois que tu l’as vue, tu
tournage est aussi important que le film. Entrer dans un film serait comme bascules de l’autre côté. C’est le point commun entre Herzog, Tarkovski et Lynch.
une aventure spirituelle qui se donne sur un mode physique. Cobra Verde Chez Lynch et Herzog, nous sommes dans des univers freaky, ce qui leur a
est une espèce de dernière étape avant l’horizon avec Kinski. J’ai adoré le valu les mêmes critiques. Le côté montreurs d’ours, l’accusation d’être des mecs
film Ennemis intimes qui est sorti en diptyque avec Cobra Verde. Mais mon malsains alors qu’au contraire, ils n’agissent pas ainsi par condescendance. C’est
rapport à Kinski aujourd’hui n’est plus du tout le même : une fois le livre juste que cela les renvoie à leur intimité ; ils se sentent comme eux. Herzog l’a dit
de sa fille sorti, Nastassja confirmant les dires d’abus sexuel, ce qui pouvait pour Les nains aussi ont commencé petits : il vivait avec eux sur le tournage, il
apparaître de l’ordre du théâtre de la cruauté a pris une autre dimension. était un nain parmi les nains.
Kinski était vraiment un psychopathe dangereux. Du coup, c’est comme si
Herzog avait filmé une bête sauvage. Je me souviens d’un entretien très 2. NYMPHOMANIAC (DIRECTOR’S CUT) de Lars von Trier
drôle avec Kinski où il marche avec sa copine : il est presque déguisé en Sortir cette version non censurée est un geste d’un courage et d’une bravoure
John Lennon, il discute tranquillement avec l’intervieweur dans une forêt extrêmes qui répare un scandale : un film qui est sorti mutilé, une censure assu-
automnale, puis il commence à s’énerver tout seul comme d’habitude ; ça mée qui a appliqué l’interdiction maximale obligeant le film à se saccager. Plusieurs
monte, ça va très vite, on voit qu’il peut casser la gueule à tout le monde. pays n’ont jamais eu le director’s cut. Potemkine a eu la force, le culot et le génie
On aperçoit juste le perchman qui passe derrière la caméra discrètement non seulement de sortir la version coupée mais surtout le director’s cut. Une
pour se casser. On sent dans son déplacement qu’il ne veut pas se faire version qui dit toute la beauté lunaire du film et qui rétablit sa cohérence, des
choper, comme s’il était en présence d’une bête sauvage. Il veut éviter scènes de la version coupée étant incompréhensibles, comme celle où Joe va
d’être dans le champ de vision de Kinski. chercher les deux Noirs dans la rue. Dans la scène censurée, on ne pige absolu-
Le cinéma de Herzog, c’est un peu ça. Par la suite, il a pu faire un film sur Grizzly ment pas pourquoi ils s’engueulent dans la chambre. On les voit commencer à
Man, en disant : « Le type a pris un énorme risque, c’est complètement fou, ce palabrer, elle se casse et on comprend rien, alors que dans le director’s cut, on
n’est pas ça être en accord avec la nature, les éléments et ses principes. » Il va comprend bien qu’il y en a un qui est dessous et l’autre dessus, et pour celui qui
jusqu’à interviewer un Indien qui confirme ses propos, et il dit : « Regarde l’Indien est dessous c’est lourd, donc c’est vraiment comique ! À part Lars von Trier, je
pense comme moi, il ne faut pas aller vivre avec les grizzlies. » Mais qu’a-t-il fait n’ai vu que Fassbinder faire une scène comique avec une bite en érection dans le
toute sa vie sinon vivre avec un grizzly en la personne de Kinski ? Cobra Verde c’est plan. Ce n’est pas fait pour exciter, c’est juste grotesque. Je pense à la scène dans
le dernier film avec le grizzly. Il a survécu mais il aurait bien pu en mourir. Le Rôti de Satan où le poète est en quête de lui-même : il se dit qu’il va devenir
En s’attachant à la figure de Herzog, Potemkine a totalement assumé le lien homosexuel, il va chercher un mec dans les chiottes, mais il n’arrive pas à le sucer
Herzog-Lynch, qui sort à la fois Lynch de quelque chose de purement arty et parce que ça l’étouffe. C’est très drôle, et la séquence de Nymphomaniac est à
fait rentrer Herzog dans ce truc arty auquel il ne se destine pas. Ils sont comme mourir de rire aussi : les deux mecs bavardent et ils ne réalisent même pas qu’elle
des frères. Lynch évolue dans un univers de raffinement, d’art, de photo et on l’a s’est cassée.
parfois accusé d’être dans la pose esthétique, tandis que le cinéma de Herzog est Le director’s cut propose d’autres scènes, sublimes, qui ont été coupées
presque viriliste. Il peut être même pénible en interview, disant qu’il n’aime pas les comme celle où Joe parle de son appendicite quand elle était petite et qu’elle
petits trucs raffinés à la Godard. Il dit préférer Hemingway et Clint Eastwood ! Ses avait l’impression d’être seule dans l’univers, un sentiment de solitude qui dépas-
copains, ce sont plutôt les buveurs de bière des montagnes. Évidemment, Lynch sait tout. Je ne peux pas croire que von Trier n’avait pas prévu de façon presque
et Herzog se respectent énormément, mais Potemkine, en accordant une telle démoniaque que le film allait sortir et rencontrer tous ces problèmes. Pour les
importance à Herzog, Tarkovski et Lynch, a très bien compris ce qui les réunissait : spectateurs, c’était extrêmement frustrant : un film coupé en deux, ces deux sec-
le cinéma visionnaire. Herzog parle tout le temps de l’état visionnaire, illuminatif, tions elles-mêmes coupées en morceaux. Le fait d’avoir sorti la version originale
de la poésie visionnaire qui dépasse toutes les poésies et qui vient de Novalis. dans un boîtier blanc, et d’avoir fait le DVD/Blu-ray director’s cut en noir, c’est très
Herzog est quasiment l’archétype du cinéma visionnaire dont Potemkine a nourri classe. On comprend tout de suite, pas besoin d’écrire director’s cut. On sait que
son catalogue. Beaucoup de ses films finissent sur un plan qui n’est pas directe- ce n’est plus le même film. Cela renvoie presque à l’univers des livres interdits.
ment connecté au reste du récit mais qui est une pure intuition, une pure vision. Rien que pour Nymphomaniac, l’existence de Potemkine est indispensable pour
C’est le cas avec le poulet dansant à la fin de La Ballade de Bruno. Ou, à la fin des toute personne qui souhaite accéder à un art qui bouleverse et pas seulement un
Nains aussi ont commencé petits, le chameau avec les pattes cassées qui essaie art qui le conforte dans ses habitudes. Je ne peux pas retracer toute la réception
sans arrêt de se relever et se rassoit, et le fou rire du nain qui lui explose la gorge. critique de ce film qui m’a le plus plu ces dernières années pour un nombre de
Ou encore à la fin d’Aguirre, les masses de petits singes capucins qui recouvrent raisons incalculables, mais je me souviens avoir lu des articles du style : « Ouf,
quasiment l’espace, et Kinski, tel un Hamlet, se lançant dans son monologue final. merci la censure, on en avait besoin ! » D’un côté, abandon total de la critique qui
Le récit tourne en spirale jusqu’au moment où il atteint son centre qui est l’image s’est fait l’agent des méthodes stupides de distribution contrainte par la censure ;
visionnaire, la justification absolue de tout ce trajet, la recherche d’une image de l’autre, Potemkine qui tient la baraque. Or le sexe est filmé avec virtuosité dans

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ce film, en recourant à des effets spéciaux. C’est fascinant car on ne voit pas du qu’il voulait mettre en scène : jusqu’à quel point on peut aller pour dérégler le
tout que c’est du collage numérique. Lars von Trier montre des choses qui n’ont rapport du spectateur au film qu’il est en train de regarder. Ce qu’on voit et ce
pas vraiment eu lieu, ça amène vraiment ailleurs. Il en avait parlé comme d’une qu’on nous dit, ce n’est pas la même chose. C’est jouer ainsi sur la fibre trouble
blague : « Je vais faire un film porno avec des stars. » D’autres avaient essayé de la perception. Une sale histoire soulève des questions qui persistent : quelle
d’aller sur ce terrain-là mais ce n’est vraiment pas facile ! L’avoir fait en effets est la part de scénario ? Quelle est la part de réalité ? Et le voyeurisme dans tout
spéciaux numériques a permis à Charlotte Gainsbourg de n’être pas mal à l’aise ; ça ? Le spectateur n’est pas dans le plaisir voyeuriste mais dans l’angoisse d’avoir
elle n’aurait pas pu jouer, pas été aussi vraie sinon. Là, le cinéaste a pu faire de la été pris dans une configuration où il n’a plus de distance face à ce qu’il voit. Picq
direction d’acteurs. raconte l’histoire d’une addiction : à un moment il doit s’arrêter, il ne peut pas
Nymphomaniac est unique aussi par sa narration. C’est long comme un roman. continuer à regarder dans les chiottes des femmes car ça va le rendre fou. C’est
Nous sommes habitués à ces durées avec les séries télévisées mais là le parti pris comme s’il était égaré dans un labyrinthe, tombé dans un traquenard, et le spec-
formel est tellement fou, tellement exigeant, minutieux, varié ; le feuilleté de styles tateur l’est tout autant. Comment est-on piégé par un film ? On l’est parce qu’il
renvoie aux romans expérimentaux du début du xxe siècle, à Ulysse de Joyce, à travaille en nous, dans des zones obscures de notre psyché, et ces zones-là vont
The Making of Americans de Gertrude Stein, Paradiso de José Lezama Lima, à être envahies par des interrogations, des doutes, des répétitions, des angoisses.
Petersburg d’Andrei Bely. Von Trier en arrive à épuiser la narration cinémato- Le texte qui figure dans le DVD a été confié à une personne pour qui j’ai la
graphique alors que, pour plusieurs cinéastes de sa génération, c’est le retour plus grande estime, Gabriela Trujillo. Son titre est drôle : C’est une histoire
au classicisme (Cronenberg, Fincher, etc.). Lui opte pour un baroque narra- que les femmes n’aiment pas beaucoup. Il y a de la raillerie, du comique dans
tif : plutôt que de se restreindre, il s’agit de s’amuser avec toutes les formes en cette anti-publicité faite au film. Ces deux histoires sont racontées à un public
même temps, d’aller vers le roman comique, dialogué et rempli de parenthèses, de femmes qui deviennent les voyeuses. Cela joue moins sur la pulsion voyeu-
de digressions illustrées, d’oser le n’importe quoi et l’idiotie pour s’amuser. Avec riste de l’homme que sur la femme qui veut en savoir plus sur la sexualité de
des idées farfelues, saugrenues que certains pourraient avoir à quatre heures du l’homme. Elles veulent voir un homme se mettre à nu devant elles. Qu’est-ce que
matin dans une conversation alcoolisée. les femmes n’aiment pas beaucoup dans ce film ? Qu’est-ce que cela révèle sur
Lars von Trier dit toujours à son spectateur qu’il n’est pas obligé de croire à leurs goûts ? Le fait que Potemkine demande à une femme d’écrire sur le film est
l’histoire qu’il lui raconte. Seligman dit dans Nymphomaniac que ce n’est pas une excellente idée.
possible, que ça ne s’est pas passé ainsi. Et Joe répond : « Qu’est-ce qui est le plus
profitable pour vous ? Croire à mon récit ou ne pas y croire ? » Tu sais alors que tu 4. ENQUÊTE SUR UNE PASSION de Nicolas Roeg
es face à un récit qui n’est qu’un récit et qui te le dit, et pour autant les gens en C’est le dernier film de Nicolas Roeg que j’ai vu. J’ai eu ce coffret avec trois films et
sortent choqués. Bien sûr qu’on joue à se faire peur, à se faire mal, à tester ses j’ai halluciné en découvrant ce Roeg que je ne connaissais pas. C’est l’un des plus
limites. On n’est pas chez Haneke avec sa façon de montrer la vérité du monde, subtil en matière de désynchronisation des scènes. Il fait écho au film Je t’aime,
intelligente mais aussi très sérieuse ; il n’est pas là pour jouer alors que Lars von je t’aime de Resnais. Tous deux racontent, sous forme de puzzle, une
Trier est toujours là pour jouer. Ce sont des jeux jusqu’au-boutistes mais j’ai tou- histoire d’amour qui s’est très mal passée. Dans Je t’aime, je t’aime, c’est
jours été surpris des réactions violentes qu’ils pouvaient entraîner, comme si les plus ou moins justifié par la machine à remonter le temps qui déconne et
gens ne pigeaient pas que c’est aussi un gamin qui s’amuse. Comme Joe qui va qui les balade partout. Dans Enquête sur une passion, pas besoin d’expli-
chez le sadique qui la maltraite en laissant son enfant, von Trier joue à se faire cation. Roeg se permet de jouer avec les ellipses temporelles, de partir
peur. On fait tous ça ! en avant et en arrière de manière extrêmement fluide car il a conscience
d’un point où le temps n’existe pas. Je pense que c’est lié au côté mys-
3. UNE SALE HISTOIRE de Jean Eustache tique jungien du cinéaste, à sa vision de la synchronicité. Il voit les points
Bravo à Potemkine d’avoir sorti un film d’Eustache en DVD, tout le monde sait que de convergence et de communication entre des événements, loin du
cela relève de l’exploit ! Beaucoup de gens essaient mais peu y parviennent. C’est caractère arbitraire de la chronologie qui procède d’une vision simplifiée
vraiment le chemin de croix. C’est Une sale histoire qui m’a fait aimer Eustache. de l’existence qu’on s’impose pour tenir les rênes, garder le contrôle. En
Je l’avais loué à Vidéosphère sans savoir ce que c’était. Sur la pochette il n’y avait réalité, dans nos vies, les histoires partent dans tous les sens, et dans la
que la gueule de Lonsdale et je n’étais pas au courant du twist du film. Tu le vois tête c’est un bordel total ; les rêves, les souvenirs, ça va, ça vient…
une première fois avec Lonsdale et tu le revois une seconde fois avec Jean-Noël La musique est extra dans Enquête sur une passion. D’un bout à l’autre,
Picq. Cela crée cet effet, totalement artificiel mais auquel on ne peut pas ne pas la bande son est totalement inattendue et pertinente. Harry Partch y
croire : la deuxième partie est un document. Ce n’est pas une fiction vu qu’on l’a a poussé la complexité rythmique à l’extrême, étendu les gammes au
vu d’abord en fiction. Or, rien ne prouve que Picq a vécu cette histoire-là. Mais maximum. Pour lui, il ne faut pas se limiter à la note, mais trouver vingt,
comme on se dit qu’un mec ne peut pas faire une fiction deux fois, on pense que trente, quarante tons. Des huitièmes de tons, seizièmes de tons… Il faut
la seconde représente la vérité. Ce film, comme Photos d’Alix aussi, me pousse être un monstre de l’oreille pour ça, et il fait la même chose pour les
à croire qu’Eustache n’a pas vécu assez vieux pour aller au bout de cette idée rythmes. Roeg monte en suivant ce travail sur les rythmes irréguliers, les
Enquête sur une passion (1980)

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rythmes impairs. C’est ce qui crée en partie le trouble dans Eureka et intensifie la comme étant la norme. Avoir fait la jonction entre Céline et Julie vont en bateau
sensation de passer dans un deuxième état de conscience. et Bertrand Mandico appuie le fait qu’il faut en finir avec les idées reçues. Si le
Le temps de Herzog est venu, c’est acquis, et Potemkine y a contribué, comme temps est venu pour Les Garçons sauvages, alors le temps est venu pour tout un
il le fera pour Roeg dont le temps n’est pas encore vraiment arrivé. Il manque pan du cinéma du passé qui attendait encore son heure. La victoire de Bertrand
de grands livres sur lui, on ne connaît pas toutes les subtilités de son cinéma et Mandico, c’est la victoire de tous ces films qui ne l’ont pas connue en leur temps :
jusqu’où il va. Ses films ont de l’impact, même dans d’autres arts, mais il reste le cinéma de Walerian Borowczyk, celui des pays de l’Est, etc. Je vois comment
encore un cinéaste sur lequel on a beaucoup à apprendre et à découvrir. On est les gens réagissent désormais à Céline et Julie vont en bateau, rien à voir avec
en train d’ouvrir la boîte à mystère. les réactions que j’ai pu voir quand j’avais vingt ans. À l’époque, si ça passait en
salles, les gens partaient au bout de trente minutes, ils s’emmerdaient. Et les
5. CÉLINE ET JULIE VONT EN BATEAU de Jacques Rivette quelques cinéphiles qui restaient ne comprenaient pas bien l’intérêt de tout ça.
C’est pour des raisons extrêmement intimes. Il est l’un de mes films préférés – j’ai Mais aujourd’hui, les gens comprennent mieux, ce film est magique pour eux,
beaucoup écrit dessus –, et c’est comme Twin Peaks. Fire Walk With Me, je l’ai qu’ils aient ou pas une culture cinématographique. C’est un monument, l’une des
tellement vu… Je me demande des fois si ce n’est pas des temps de vie entiers ; j’ai plus grandes œuvres d’art françaises des quarante et cinquante dernières années.
senti ma barbe pousser, j’ai eu des cheveux blancs pendant que je le voyais. Pour Et il est temps de la prendre au sérieux et de fermer avec lui la porte sur ce monde
moi, c’est presque un trop gros cadeau qu’on m’ait proposé de parler en bonus pourri dans lequel on vit. Voilà l’un des seuls films à s’approprier la dérive surréa-
de deux de mes films de chevet. C’est tellement énorme, intimidant. Ressortir en liste : on se rencontre, on sort, on va se balader, on rencontre quelqu’un, cette
Blu-ray Céline et Julie vont en bateau avec Le Pont du Nord est extraordinaire et personne change notre vie…
ça l’est encore plus de demander à Bertrand Mandico et Lucile Hadzihalilovic d’en
parler, de se décaler ainsi du point de vue habituel sur Rivette, connu comme une
figure des Cahiers du cinéma, de la Nouvelle Vague, plus connu par les cinéphiles SÉBASTIEN ZACCOLETTI
pour ces propos sur le cinéma que pour ses films. C’est un cinéma que les ciné-
philes s’obligent à aimer, mais sans en percevoir la dimension populaire. Le film Dès l’âge de vingt ans, Sébastien Zaccoletti se lance dans la réalisation de courts
met en avant cette guerre constante entre l’art populaire et l’art académique. métrages. Mais la confidentialité de ses productions l’amène à devenir éducateur
Céline et Julie sont reliées à Mandrake, au vampire, à la BD, à Tintin tandis que les spécialisé. Il passe son diplôme, travaille un moment avec des enfants handicapés,
gens du 7 bis rue du Nadir aux Pommes sont associés au théâtre de l’Odéon et aux des schizophrènes et psychotiques. De jour en jour, il sent néanmoins que sa place
répliques de théâtre classique ou à des vers de Valéry. Outre Shakespeare, Céline n’est pas là et qu’il est en train de se trahir par rapport à ce qu’il doit faire de sa vie :
et Julie vont en bateau fait partie des seules œuvres dans lesquelles la magie n’est du cinéma. Il devient pion pendant deux ans afin d’économiser et pouvoir s’installer
pas condamnée. Regardez bien, même dans les œuvres populaires les magiciens à Paris. Il se remet alors à la réalisation et voit ses films sélectionnés dans plusieurs
sont soit des sorciers – des méchants –, soit des apprentis sorciers – des impru- festivals. Il recroise un ami de Besançon qu’il avait connu au lycée, Xavier de Finance.
dents –, parce qu’on n’est pas supposé modifier l’ordre de la nature, influencer Quand ce dernier lui annonce qu’il est devenu responsable de la boutique Potemkine,
le cours des événements. Je ne parle pas de Kenneth Anger car c’est très expéri- Sébastien est impressionné tant il connaît la qualité des éditions. Le magasin traverse
mental ; j’en reste aux œuvres qui racontent des histoires. Dans les narrations, les alors une mauvaise passe. Afin de faire face au coût de la vie parisienne, Sébastien
magiciens sont toujours coupables. Avec Céline et Julie vont en bateau, oubliée intègre la boutique en 2012, l’ambition première étant que ce haut lieu de la culture
la culpabilité des magiciens : il faut au contraire faire de la magie pour s’en sortir. cinéphile ne meure pas. Pari gagné, les affaires reprennent, les finances se redressent
Le film ouvre, on prend l’air enfin ; c’est le dehors du dehors. Une fois dehors, on et l’espace s’agrandit. Continuant ses activités de cinéaste et scénariste en parallèle,
est en prise avec les éléments, les énergies, la psycho-géographie, avec l’esprit des Sébastien assurera l’accueil durant cinq années, et au milieu de cette aventure et de
lieux, l’esprit des rues. Les rues de Paris ont une direction, une âme. ces rencontres, il s’impliquera également dans la réalisation des coffrets Herzog. Selon
Solliciter Bertrand et Lucile, idée géniale de Potemkine, permet de mesurer lui, le rôle d’un éditeur est de révéler et faire découvrir. Ses choix vont dans ce sens.
l’influence de Rivette sur les cinéastes d’aujourd’hui. Rivette, c’est encore un très
jeune cinéma, il est actuel. Regardez un film comme Duelle et vous verrez les 1. JACQUES ROZIER – Coffret
connexions avec Lynch. À sa sortie, Duelle a été un bide total, mais maintenant C’est mon premier DVD acheté à Potemkine. C’étaient des films qu’on ne trouvait
que les gens ont vu Lynch, ils comprennent mieux le film. Les entrées étaient pas, hormis peut-être Adieu Philippine, et encore je ne suis même pas sûr. Je
tellement catastrophiques que le distributeur n’a distribué ni Noroît ni Merry- sais que rassembler le matériel n’a pas été simple, Rozier était quelqu’un d’assez
Go-Round. Les forces convoquées par Rivette dans son cinéma ont continué à chaotique, il avait, par exemple, fourni des photos qu’il pensait posséder, sauf que
agir. Les échos, le relais – conscient ou inconscient – se sont faits dans un cinéma le vrai propriétaire des clichés, un photographe de plateau, a intenté un procès à
d’ailleurs. Aujourd’hui, on voit toutes les portes ouvertes dans et par ses films et Potemkine. Nils et Benoît étaient novices, ils ont cru Rozier et ça n’a pas raté ! Cela
il reste à les exploiter. Le succès des Garçons sauvages a été une révolution, ce reste une sortie importante parce que ça a permis de redécouvrir Rozier. On lisait
film remet en cause trente années de conneries liées au cinéma français estimées son nom mais on ne voyait jamais ses films. Et à partir du moment où le coffret

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les sélections

est sorti, j’ai senti une influence de ce genre de comédies, cette légèreté, cet état 4. REQUIEM POUR UN MASSACRE d’Elem Klimov
d’esprit dans le jeune cinéma français, notamment chez Brac, Betbeder, Peretjako, C’est le premier DVD Potemkine. À Benoît alors client
Triet. Une édition DVD qui va avoir un impact sur un moment du cinéma français, à la boutique, Nils évoque ce film qu’on lui demande
c’est intéressant. Guillaume Brac pourra te dire, je crois, que ce coffret a été tout le temps mais qui n’existe pas en DVD en France.
essentiel pour lui. Benoît et Nils ont vraiment eu le nez creux car ça a parlé à pas Benoît lui dit qu’il travaille dans une boîte d’édition,
mal de gens. J’adore aussi l’art de Rozier à faire jouer les ringards et ça marche qu’il connaît bien le métier et qu’ils peuvent essayer
tellement bien. Je suis fier de m’être fait dédicacer le coffret. Très exactement, j’ai de le sortir. Ils ont installé un bureau d’édition dans
demandé à Rozier de signer pour un ami qui s’est suicidé en se faisant hara-kiri. la cave, ensuite les premiers véritables bureaux là où
se trouve actuellement le Potemkine Café ; c’était cra-
2. ALAN CLARKE – Coffret dingue et folklo. Quand la distribution a commencé ils
C’était la première édition en France de ce cinéaste plus ou moins oublié en ont déménagé à Faidherbe et ils ont loué les bureaux
Angleterre. Les films d’Alan Clarke ont pour certains été des faits de société pendant peut-être un an à ceux qui ont produit Les
à l’époque de leur sortie, notamment Scum sur les prisons pour adolescents, Rencontres d’après minuit. Ce premier DVD a fait illu-
Contact ou Elephant pour la guerre en Irlande. Mais ils ont été un peu perdus de sion à l’époque, mais rien à voir avec nos exigences
vue. Puis Potemkine sort quatre films extraordinaires et là on découvre que le d’aujourd’hui. J’ai vraiment attendu cette version Blu-ray restaurée ! C’est un film
cinéma naturaliste ne se réduit pas à la panacée socialisante, il peut être une expé- important pour beaucoup, un choc pour tous ceux qui l’ont vu. C’était un peu la
rience excitante, vraie et pure, voire sauvage et tellurique. La violence sociale est profession de foi de Potemkine, une manière d’annoncer l’esprit et la passion qui
telle que se taillent ici et là, parmi le peuple des perdants, des diamants de colère, l’animent. Il s’est bien vendu et je crois qu’il a financé les DVD parus par la suite :
d’amour et de haine. Tout ça à la fois. Ce sont des témoignages incroyables sur Walkabout, Sokourov, Rozier, etc.
l’Angleterre de Thatcher. Clarke a révélé énormément d’acteurs. Il a été aussi sen-
sible aux avancées techniques, étant l’un des premiers, notamment, à s’être essayé 5. WERNER HERZOG – Coffret Volume 3
à la steadicam. Ses films sont d’une pertinence et d’une lucidité rares. Sa vision C’est le coffret qui offre le plus de films inédits et qui est le plus proche de mon
la plus simplement empathique pour les gens de rien en Angleterre est aux anti- projet de départ, à savoir sortir les documentaires des années 1980-1990. On
podes de celle, étriquée et finalement bourgeoise, des frères Dardenne. Clarke y trouve deux fictions, Cobra Verde et Le Pays où rêvent les fourmis vertes, et
est un cinéaste d’une intelligence rare. J’ai la chance d’avoir le pour le reste ce ne sont que des documentaires, avec des films fondamentaux
coffret Blu-ray anglais regroupant trente et un films ; y plonger selon moi, comme Petit Dieter doit voler, Les Ailes de l’espoir, Ennemis intimes…
est un voyage fabuleux. La BBC à cette époque-là était un labo- La scène que j’adore dans Cobra Verde, c’est le chœur des nonnes, les jeunes
ratoire extraordinaire pour les jeunes cinéastes. Ils ont révélé des filles africaines qui chantent et qui dansent. Elle me donne des frissons à chaque
artistes comme Ken Russell, Karel Reisz ou Stephen Frears. Ils ont fois. On dirait que Kinski improvise, il part vers une jeune fille et il commence à
pu s’exprimer avec une liberté totale et ça passait à la télévision ! la toucher. On sent une gêne, Kinski s’arrête et sourit. C’est très curieux. Après
Le coffret Potemkine a été pressé deux ou trois fois. Quand on Fitzcarraldo, on a traité Herzog de tout. Il a été mal vu. Ensuite, Kinski meurt et
s’adresse à l’intelligence des gens, ça prend ! on pense qu’il est fini. Certains disent que Kinski était le génie et pas Herzog. Mais
lui continue. Il pense beaucoup à Kurosawa qui, après avoir été un peu malmené
3. BREATHLESS de Yang Ik-June et après une expérience américaine désastreuse, s’est égorgé mais n’en est pas
C’est un obscur film coréen mais une vraie découverte mort ! Cela a beaucoup marqué Herzog et il ne voulait pas finir comme ça. Il
Potemkine. Un film qui n’a que quelques années, tourné par un a alors adopté un autre mode, une autre économie, s’est exprimé sur d’autres
gars dont le métier était de faire de la figuration dans des films supports, d’autres diffusions.
coréens. Il a réuni de l’argent de famille et il joue le rôle principal, Pour tourner un bonus du coffret, le film Échos d’un sombre empire sur le règne
un petit mafieux minable qui fait un peu de racket ici et là. Une de Bokassa, on devait interviewer un éminent spécialiste de la Françafrique, Jean-
petite fille s’attache à lui et il est obligé de la trimballer partout. Pierre Bat, qui ne pouvait être là qu’à Noël. Le bureau étant fermé, je n’avais pas
Se noue alors une relation entre eux. C’est un curieux mélange accès à l’équipement. Du coup, j’ai appelé un ami chef opérateur pour qu’il amène
entre les films de Kitano et Les Dimanches de Ville-d’Avray. C’est son matériel et son éclairage. Il n’avait rien du tout mais il a réussi à emprunter
un long métrage merveilleux, libre, très puissant. Le genre de la caméra et l’éclairage à Bernard-Henri Levy qui était en train de faire son film
production qui passe inaperçue dans les marchés du film obscurs sur les Peshmergas. Le bonus terminé, l’opérateur de BHL a pris l’avion avec le
à Cannes ou ailleurs. Mais Potemkine l’a repéré et a sorti une matériel pour le Kurdistan. Le lendemain, il a sauté sur une mine ; il a eu les deux
belle édition. On en a parlé dans certains journaux, certaines bras quasiment arrachés, qui lui furent regreffés à Paris. La caméra et l’éclairage
personnes ont pu le voir et l’apprécier. L’essentiel est qu’il soit ont explosé dans le territoire de l’État islamique.
accessible aujourd’hui en DVD.

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Q U AT R I È M E PA R T I E
LES
GRAPHISMES
SÉLECTION DE VISUELS INÉDITS ET
PROPOSITIONS ALTERNATIVES DE JAQUETTES

D ès ses premières éditions, Potemkine a marqué les esprits avec sa ligne gra-
phique particulièrement soignée. Un bon nombre d’illustrateurs ont apporté
leur pierre à l’édifice, notamment Guillaume Chabaud dans les premières années, de
2007 à 2013. Poursuivant la cohérence de ce travail, Laure Boivineau, alias Bombaliska,
répond à ses premières commandes pour Potemkine à la fin de l’année 2012. Depuis,
elle joue un grand rôle dans l’identité visuelle de la maison d’édition. Il nous semblait
nécessaire qu’elle nous livre l’envers du décor de la conception des jaquettes et qu’elle
nous ouvre ses dossiers d’archives, où se trouvent de nombreuses propositions alter-
natives et inédites de visuels.

ENTRETIEN AVEC BOMBALISKA RÉALISÉ LE 10 SEPTEMBRE 2018.

Je voulais d’abord en savoir un peu plus sur toi. Comment as-tu croisé la route de
Potemkine ?
Laure, trente-six ans, je travaille sous le pseudo Bombaliska. À dix-neuf ans, après
un bref passage en arts plastiques à Rennes, je suis venue me former au graphisme
dans différentes écoles à Paris, tout en travaillant en parallèle (dans la photo, les
contenus pour téléphones mobiles, la pub et la musique). J’apprenais beaucoup de
choses différentes mais je me suis vite rendu compte que c’était le graphisme print
qui m’intéressait, alors que c’était le webdesign qui semblait être le secteur le plus
porteur à l’époque (début des années 2000). Je voulais faire ce que j’aimais, pas ce
qui marchait.
Le lien avec le cinéma s’est fait plus tard, quand j’ai été engagée par une agence de
presse spécialisée dans ce milieu, qui cherchait un graphiste : nouvelle expérience
très enrichissante et formatrice, et découverte d’un milieu passionnant et stimu-
lant. J’ai quitté l’agence quelques années après pour me mettre à mon compte.
Potemkine Films, qui faisait partie des éditeurs avec qui je souhaitais travailler, m’a
contactée pour me confier un premier projet. C’était en 2012, et depuis la collabo-
ration ­continue.

Quel est ton rapport au cinéma, à l’édition vidéo ?


J’adore le cinéma, ça fait partie de mon quotidien. Je regarde beaucoup de films et
documentaires, que ce soit en salles ou sur les chaînes spécialisées auxquelles je suis
abonnée. Il m’arrive aussi d’acheter des DVD ou des Blu-ray pour découvrir des films
récents que j’ai ratés et dont je sais qu’ils sont susceptibles de me plaire, des coffrets
pour m’initier à l’œuvre d’un réalisateur ou d’une réalisatrice, ou des versions restau-

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les graphismes

rées de vieux films. J’aime aussi l’idée de pouvoir « posséder » un film qui m’a plu, de retouche minutieusement les photos, j’ajuste les placements, les couleurs, les chro-
pouvoir l’acheter, le regarder à nouveau et le ranger chez moi, comme un livre qui mies, je reprends chaque détail pour avoir un visuel quasiment définitif. Viennent
m’aurait marquée et que je garde précieusement dans ma bibliothèque. Mais je suis ensuite la réalisation des packagings complets et la déclinaison sur tous les supports
assez exigeante envers les objets que j’achète, deux critères étant essentiels pour moi : nécessaires à l’édition du titre (argumentaire de vente, dossier de presse, annonces
le travail éditorial autour du ou des films (les bonus vidéo pour en apprendre plus sur presse, etc.). De la création du visuel principal à la réalisation des annonces presses
l’histoire du film, le tournage, le contexte historique, le réalisateur ou les acteurs ; ou annonçant la sortie, cela représente plusieurs semaines de travail pour un film, et
encore les livres avec des analyses, des photos, textes et autres documents d’époque ; plusieurs mois dans le cas d’un coffret.
ou même des goodies) ; l’attention portée à l’objet lui-même, qu’il soit élégant et que
l’éditeur ait fait un vrai effort sur la présentation, le packaging, l’habillage du film. Bref, Quel a été ton premier projet avec Potemkine ?
quand c’est bien plus qu’une galette du film dans un boîtier plastique. Ce n’est pas le premier projet sur lequel j’ai travaillé à pro-
prement parler, mais le premier gros ouvrage a été l’Inté-
Comment en es-tu venue aux graphismes pour le cinéma, les affiches ou les éditions grale Éric Rohmer. C’était une vraie aventure sur plusieurs
vidéo ? mois, et un travail éditorial énorme pour toute l’équipe chez
Ce n’était honnêtement pas une vocation depuis toute petite, plutôt un hasard. C’est Potemkine et tous les différents intervenants. Concernant
lors de mon travail dans cette agence que j’ai découvert cette spécialisation et que je le graphisme, c’est d’abord Nine Antico qui a fait toutes les
m’y suis formée : en travaillant pour des éditeurs et distributeurs pendant plusieurs illustrations du coffret principal. Mon travail était ensuite de
années au sein d’une équipe, en explorant beaucoup de genres cinématographiques réaliser chaque élément de l’intégrale en suivant l’axe gra-
différents, à travers des films de patrimoine ou des sorties récentes, des films d’au- phique de ses dessins, et de les décliner sur les trois petits coffrets qui sortaient en
teur ou des blockbusters, des classiques japonais aux classiques américains, des parallèle (trois cycles de l’œuvre de Rohmer). Le challenge sur ce projet était donc
grandes collections aux sorties plus confidentielles… Plus je baignais dans ce milieu, autant technique que graphique : réaliser les trente DVD, vingt-deux Blu-ray, vingt-
plus j’en apprenais, plus je me passionnais pour la distribution en salles et l’édition sept digipacks, le livre de cent pages, les goodies, la box de l’intégrale et les étuis
vidéo. Et comme j’avais toujours eu envie de m’installer un jour à mon compte, c’est des trois cycles en un temps record. Quand je travaillais en agence on mettait toute
devenu une évidence, et je me suis lancée. l’équipe sur un tel projet, c’était donc un vrai défi pour moi, mais tout s’est parfaite-
ment déroulé.
Quelle est ta méthode de travail ? Change-t-elle systématiquement selon les projets ? Il y a eu aussi le coffret Jean Epstein, autre gros travail éditorial de la part de
La méthode est généralement la même. J’ai plus ou moins de temps à consacrer à Potemkine, quatorze films dans un boîtier rigide, divisés en trois cycles dont deux
chaque étape selon le délai dont je dispose mais une création originale nécessite plu- étaient aussi édités séparément, et un livre de cent soixante pages. En plus de la
sieurs jours de travail. C’est comme pour l’affiche d’un film, il faut juste tenir compte création et de la mise en forme habituelles, ce projet a nécessité un gros travail de
du format plus réduit d’un objet DVD ou Blu-ray. Je commence par m’imprégner du restauration d’images. Les photogrammes, photographies et affiches étant pour la
film, idéalement en le regardant, sinon avec le matériel qui m’est fourni (photos, plupart tachés, griffés, délavés, déchirés ou pliés, il a fallu les nettoyer minutieuse-
textes et documents divers). Ensuite je cherche parmi les images celles qui le repré- ment, les restaurer, et en retravailler les couleurs avant de pouvoir les intégrer sur
sentent au mieux, ou celles qui sont graphiquement intéressantes. J’en fais des moo- les digipacks ou dans le livre. Les captures de ces vieux films devaient également être
dboards d’inspiration, en ajoutant des mots, des idées, des textures, des couleurs, retouchées afin d’être imprimées correctement : les résolutions d’image étant dif-
des combinaisons de nuances, d’autres visuels sur les mêmes sujets, en rassemblant férentes, de grandes images à l’écran sont en réalité très petites une fois converties
divers outils Photoshop… Puis je fais une recherche typographique ; c’est une phase pour l’impression, on doit très souvent les étirer, ce qui les dégrade et nécessite de
très importante pour moi, à laquelle je consacre toujours du temps. les retoucher, voire les redessiner par endroits, à l’ancienne.
Pendant toutes ces premières étapes je prends des notes, je fais des croquis
rapides. Puis je m’attaque aux maquettes : je retouche sommairement les photos Revenons sur certains des gros chantiers et coffrets sur lesquels tu as travaillé. J’ai
que je vais utiliser, je reconstruis du décor, je cherche des chromies, et je fais parfois eu accès à des visuels alternatifs. Pourquoi tel choix plutôt qu’un autre ? Si je prends
appel à des astuces pour pallier la mauvaise qualité des images, notamment quand les trois coffrets Herzog, par exemple ?
je travaille sur de vieux films. Je mets en forme les idées que j’ai notées, je fais mes Pour les coffrets Herzog on avait beaucoup de photos de plateau, dont certaines bien
montages, mes assemblages, des variantes de couleurs, de polices de caractère, de représentatives de l’excentricité du réalisateur. Je trouvais intéressant de le mettre
placements, et ce sont ces ébauches que je présente aux éditeurs. Généralement en avant, sans faire le classique visuel composite d’images de ses films. Il fallait aussi
je propose au moins trois axes graphiques différents. Parfois le choix est immédiat, penser en termes de collection : d’autres volumes allaient suivre, et deux films allaient
parfois il faut faire quelques ajustements ou variantes supplémentaires selon les aussi sortir individuellement en édition collector (Aguirre et Fitzcarraldo). Il fallait
remarques de l’éditeur et des différents intervenants. donc travailler sur une charte déclinable par la suite, sur laquelle on puisse adapter
Je passe alors à la phase de finalisation du visuel choisi pour que la communi- n’importe quelle photo, même celles dont on ne disposait pas encore. Au final, c’est
cation autour du film puisse commencer : je reprends au propre les maquettes, je une composition assez classique qui a été choisie pour le volume 1, mais qui repré-

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les graphismes

sente bien l’univers du réalisateur : une photo décalée qui illustre son impertinence, adeptes des réalisateurs. Il n’existe pas de visuels universels, il faut nécessairement
un bloc titre dans une police à graisse épaisse qui marque son audace. Par la suite, j’ai faire des choix, des compromis, en espérant qu’ils fassent honneur aux artistes, qu’ils
eu plus de mal à trouver des images qui fonctionnent aussi bien une fois détourées et plaisent aux initiés et rendent aussi leur œuvre accessible au plus grand nombre.
qui puissent permettre un jeu de superposition avec le bloc titre. On a donc privilégié Potemkine fait un travail éditorial important pour rendre hommage aux réalisateurs,
l’aspect global des visuels à la cohérence de chaque détail de la « charte Herzog ». ma mission est de concevoir des objets à la hauteur de cet investissement et à l’image
de ces artistes.
Tarkovski aussi a été un chantier énorme. Dans un cas pareil, tu travailles seule ou
y a-t-il beaucoup de concertations avec Nils et l’équipe ? Dans les coffrets marquants, je pourrais citer aussi Kalatozov, Anger, Andersson
Je suis généralement très libre dans mon travail, mais parfois l’éditeur a une idée et beaucoup d’autres. Y en a-t-il certains qui t’ont donné du fil à retordre, d’autres
assez précise de ce qu’il veut et je m’efforce de la comprendre et de m’adapter au pour lesquels ç’a été évident ?
mieux. Évidemment un projet comme les coffrets Tarkovski requiert une commu- Les projets qui me donnent du fil à retordre sont ceux qui m’inspirent moins, aux-
nication constante, j’étais en relation quasi quotidienne avec Nils qui gérait cette quels je suis moins sensible et auxquels j’ai du mal à m’identifier. Cela m’arrive avec
édition. Il avait déjà en tête la forme de l’objet et son contenu quand j’ai commencé des films plus que sur des coffrets, même si ça reste rare. Certains films ne sont pas
à travailler, et il avait également préparé très précisément les chemins de fer des mon truc, mais j’arrive quand même à voir où veut en venir le réalisateur, à saisir
deux livres inclus dans l’Intégrale Blu-ray. C’était un projet particulièrement impor- l’ambiance globale et à en faire quelque chose de cohérent. Mais d’autres me laissent
tant pour lui, il s’y est beaucoup investi, et il s’agissait de ne pas le décevoir et de tellement de marbre que c’est vraiment difficile de s’en imprégner et d’être créative
ne pas décevoir les fans du réalisateur qui semblaient placer beaucoup d’attentes dans ces cas-là. Cela prend plus de temps, c’est plus laborieux, et l’œil de l’éditeur est
dans cette édition. La première étape (la création du visuel principal) a été rapide alors une aide précieuse. À l’inverse, il y a les films qui sont tellement inspirants que le
puisqu’on a utilisé le visuel que j’avais réalisé pour la rétrospective en salles program- temps passe trop vite et qu’on aimerait y consacrer plus de jours. Je pense aux films
mée quelques semaines auparavant. Puis j’ai créé un visuel pour chacun des films de Lynch, Herzog ou Tarkovski, entre autres. Non seulement c’est un grand plaisir de
inclus dans le coffret. Ensuite ç’a été un long travail de restauration des images, et de travailler sur ce genre de projets, mais c’est aussi une grande fierté.
mise en forme pour la boîte Blu-ray, l’étui DVD, les digipacks, les galettes et les livres.
Là aussi, plusieurs mois de travail ont été nécessaires, beaucoup de concertation et Savoir que tes visuels décorent les étagères de nombreuses personnes et qu’elles
d’échanges de mails dans une énergie créatrice et stimulante, avec un résultat à la passent devant tous les jours, comment le vis-tu et quelle est ta relation à cette
hauteur du travail fourni et qui satisfait, je l’espère, les amateurs. pratique graphique ?
C’est gratifiant bien sûr. Plus que jamais, les habitués de l’édition vidéo réclament
La pression doit être plus forte quand on essaie d’accompagner au mieux l’œuvre une certaine qualité visuelle et matérielle, et j’espère répondre à ces exigences à mon
d’artistes aussi importants pour des intégrales. Ce sera en définitive le seul accès niveau. J’aimerais qu’on puisse faire des visuels hyper graphiques, hyper minima-
physique que l’on pourra avoir aux œuvres… listes, ou au contraire hyper travaillés, mais je ne peux pas me limiter à cette vision
Bien sûr ! La création d’un visuel reste très personnelle et subjective, ma vision ne purement esthétique. Je ne dois pas oublier que c’est aussi du packaging, donc un
correspondra pas exactement à celle de l’éditeur, et pas forcément à celle de tous les objet publicitaire, avec toutes les contraintes que ça comporte : l’affiche d’un film

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les graphismes

doit donner envie d’aller le voir, le visuel d’un DVD ou d’un Blu-ray doit donner envie connu, et qu’on réalise un coffret sur lui par exemple. C’est inhabituel et je trouve
de l’acheter, il doit se détacher dans le rayon ou sur la page Internet, être identifiable intéressant de voir le réalisateur au travail. J’aime aussi beaucoup travailler autour de
rapidement, avec un titre lisible de loin, et parfois des exigences contractuelles aux- la typographie, et il m’est arrivé de proposer des visuels plus abstraits ou simplement
quelles on ne peut pas déroger. Ce n’est pas un pur objet d’art, exempt de toute dessinés, sans aucune photo. Mais souvent on dispose de photos emblématiques,
contrainte mercantile. Mais j’aime le défi que cela représente. Et c’est d’autant plus celles qui rendent le film immédiatement identifiable, et je ne peux pas négliger l’as-
gratifiant de savoir que, malgré leur aspect publicitaire inévitable, ce sont des objets pect commercial des objets que je dois créer. Que ce soit un plan spécifique, un
dignes d’être exposés et collectionnés. acteur ou une actrice, si le film est reconnaissable à travers une photo du film, je
propose au moins une maquette à partir de cette image.
Tu aimes mêler plusieurs photos d’exploitation pour les faire communiquer entre
elles, comme pour Les Innocents ou le coffret Roeg. Qu’apprécies-tu dans cette Que penses-tu des jaquettes dessinées comme on en trouvait beaucoup du temps
pratique ? de la VHS ? Regrettes-tu que cela se soit perdu ?
C’est un style que j’aime bien et que je propose souvent, c’est vrai. Quand j’estime que C’est un art au service d’un autre, et c’est dommage que ça ait disparu avec le temps.
c’est justifié, bien sûr. Pour Les Innocents, je l’avais proposé sur certaines maquettes, Mais j’ai le sentiment qu’on est en train d’ y revenir, avec l’attrait d’aujourd’hui pour
la superposition d’images étant un effet visuel présent dans le film lui-même. Concer- les visuels vintage dont font partie ces jaquettes dessinées. On en profite pour faire
nant le coffret Roeg, c’était une façon de faire un composite d’images des films, sans à nouveau appel à des illustrateurs pour proposer leur vision d’un film, et retrouver
les couper brutalement de façon trop géométrique, en mettant l’accent sur les per- ce style bien particulier. Certains titres s’y prêtent évidemment plus que d’autres,
sonnages. Leurs regards dessinent plusieurs trajectoires dans le visuel, on s’égare, et mais ça donne souvent un objet magnifique, idéal pour les collectionneurs. Avec
ça représente à mon sens le cinéma de Roeg : il faut regarder dans toutes les direc- Potemkine on a utilisé sur certaines éditions des affiches illustrées d’époque que
tions, devant/derrière, dessus/dessous, avant/après, quitte à se perdre, pour trouver j’ai donc dû retoucher, voire redessiner (Faust, Tabou, Pickpocket, par exemple),
des réponses. J’avais fait une autre maquette dans le même esprit, les visages étaient d’autres plus récentes (Queen of Earth et Listen Up Philip par Anna Bak-Kvapil, Les
rassemblés au centre de l’image et les regards se perdaient là aussi à l’extérieur du Rencontres d’après minuit par William Laboury), et ils ont aussi fait appel à des des-
cadre. J’ai aussi utilisé le mélange d’images pour le coffret Kalatozov, sur lequel j’ai
dû remplacer des photos par rapport à la maquette initiale pour rendre les films
plus identifiables. Dans le cadre d’un coffret, ces assemblages sont aussi une façon
de mettre en avant le style d’un réalisateur, ce n’est pas un hasard si ces images,
pourtant extraites de films différents, se mêlent si naturellement les unes aux autres.

Cela t’arrive-t-il de ne pas travailler à partir de photos des films ?


Sur le coffret Epstein je suis partie d’une sculpture du visage du réalisateur faite par
SPAT, retravaillée à la façon des affiches de ses films à l’époque. Parfois je fais des
propositions avec des photos de plateau, quand le visage du réalisateur est assez

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Les graphismes

sinateurs pour illustrer dans leur style certains projets vidéo : Nine Antico pour l’In- disant qu’on aurait pu faire mieux, mais qu’on ne peut pas ralentir l’horloge pour y
tégrale Rohmer, Matthias Lehmann pour Armand 15 ans l’été + L’Harmonie, Simon consacrer le temps qu’on voudrait. Il y a aussi les projets pour lesquels on manque
Roussin pour Mon oncle d’Amérique par exemple. de matériel, ou pour lesquels on dispose seulement d’images de piètre qualité étant
donné leur âge. Ces projets sont de vrais défis que je tente de relever à chaque fois.
Pour Twin Peaks. Fire Walk With Me, j’ai vu le dessin d’origine, qui donnera plus tard En ce qui concerne les réalisations dont je suis la plus fière, je citerais l’Intégrale Blu-
cette très belle jaquette avec les différentes superpositions. Peux-tu revenir sur les ray de Tarkovski qui a demandé énormément de travail et qui rend, je trouve, un bel
étapes du processus créatif pour ce Blu-ray en particulier ? hommage à ce réalisateur. Et Le Cuirassé Potemkine, dont le visuel est une adap-
Pour ce projet, c’est Gilles Vranckx qui a réalisé le visuel, c’est aussi une superposition tation modernisée d’une affiche d’époque, en boîtier métal collector. J’aime aussi
de photos, sur un motif emblématique du film. Mais pour détailler le processus créa- particulièrement les coffrets Dreyer, Kenneth Anger, Roy Andersson, et côté films,
tif il faudra s’adresser directement à lui. Ce que je peux dire, c’est que sur des éditions j’aime beaucoup ce qu’on a fait sur Les Innocents et Eraserhead.
comme celle-ci ou celles citées pour la question précédente, quand le visuel principal
est créé par une autre personne, mon rôle est de décliner la totalité des packagings J’aime beaucoup le travail sur Nymphomaniac aussi pour l’édition Blu-ray (la noire)
et des livres en intégrant et en prolongeant leur univers graphique pour avoir des en contraste avec la blanche (la version censurée et écourtée).
objets visuellement cohérents. Sur ce projet-ci on avait d’abord fait le Blu-ray qui rassemblait les deux volumes (ver-
sions censurées). Si l’évidence dont tu parlais plus haut s’est présentée un jour, c’est
Es-tu du genre très maniaque, perfectionniste sur les qualités d’impression, choix lors de la réalisation de ce visuel qui a été assez rapide : le titre en disait déjà bien
de papier, de digipack, etc. ? assez, il n’y avait pas vraiment de mystère quant au sujet traité, le casting était assez
Je n’ai pas vraiment la main sur ces décisions, j’apporte le maximum de conseils et connu et le film avait fait parler de lui lors de sa sortie en salles, on pouvait donc se
je soumets parfois des suggestions mais mon rôle s’arrête là. Bien sûr, j’aimerais que permettre de jouer la sobriété et le minimalisme pour la vidéo. J’ai repris le symbole
les objets soient imprimés dans la meilleure qualité possible avec des finitions spé- du jeu de parenthèses de l’affiche originale, déjà utilisé pour la communication lors
ciales à chaque fois, mais il y a forcément des contraintes budgétaires. Et qui dit de la sortie salles : uniquement ce symbole, avec juste un rappel du titre et du réa-
meilleures impressions, meilleures finitions ou meilleurs matériaux, dit aussi prix de lisateur, sur le fond légèrement beige des affiches des films. Plus tard, pour la ver-
vente plus élevé. Et ce n’est peut-être pas un risque à prendre aujourd’hui. Il faut faire sion director’s cut du film, ça ne me semblait pas nécessaire de créer une nouvelle
des compromis pour proposer des objets de qualité à des prix abordables. Je trouve identité graphique. C’était toujours le même film, mais dans une autre version, plus
en tous cas que Potemkine fait partie des éditeurs qui portent une attention toute extrême et plus confidentielle. Un écrin noir me semblait tout indiqué. J’ai donc uti-
particulière à la qualité des objets qu’ils proposent à leurs clients. Et c’est l’une des lisé le même visuel, en inversant les couleurs : fond noir/symbole beige. La mention
conditions nécessaires selon moi – avec le travail éditorial autour des bonus, livres et Director’s cut a également été ajoutée, en rouge pour souligner sobrement – mais
autres suppléments exclusifs – pour faire vivre le marché de l’édition vidéo. nettement – le caractère subversif de cette édition.

Tes plus grandes réussites et tes plus grands ratages selon toi ? Personnellement, j’adore les éditions de Magick Lantern Cycle et Caligari, les cadres
Les plus grands ratages, en tous cas les plus grandes insatisfactions, sont souvent noirs ayant beaucoup de classe et fonctionnant bien avec le rouge de Potemkine…
les projets pour lesquels les délais de réalisation étaient très courts. On dit que l’ur- Arrive-t-il des fois que tu partes du logo pour travailler tes couleurs ?
gence est un bon moteur pour stimuler la créativité, mais elle peut être aussi terri- Je ne peux pas dire que je tienne compte de la couleur des logos que je dois mettre
blement frustrante, quand on sait déjà qu’on reverra ces réalisations plus tard en se sur les visuels. Non seulement ça limiterait les possibilités et on aurait moins de varié-
té, mais ce n’est souvent pas cohérent avec le film à habiller. C’est d’abord le film, son
atmosphère, son époque, son genre ou son message qui doivent orienter le choix

318 319
POTEMKINE et le cinéma halluciné

des couleurs. Je pense les visuels comme des petites affiches. Les logos s’ajoutent
ensuite et s’intègrent plus ou moins bien à l’image. Il n’est d’ailleurs pas rare que ce
soient les couleurs des logos qui s’adaptent à celles des visuels. La seule chose à
prendre en compte, c’est leur emplacement, je dois veiller à ce qu’ils ne recouvrent
aucun élément important, et c’est déjà suffisamment contraignant.
Concernant le noir j’aime beaucoup l’utiliser parce qu’il donne en effet immédia-
tement une apparence sophistiquée aux objets. Mais il n’est pas toujours adapté
aux films sur lesquels je travaille. Je ne me voyais pas faire un coffret noir pour Roy
Andersson par exemple, alors même que ses films aux ambiances froides traitent
de sujets sombres et dramatiques ; ça aurait été plus difficile de mettre en avant
le côté loufoque de son cinéma qui me paraissait tout aussi important à souligner.
Autre exemple, pour la collection Charlie Chaplin, j’avais proposé une maquette
avec un fond noir et des motifs et lettrages dorés pour le premier titre (Les Temps
modernes), et c’est une version plus légère, avec fond blanc, motif et lettrages colo-
rés qui a été retenue et qui sera déclinée sur la collection.

Pour finir, je te demanderai ce que ce travail avec Potemkine t’a appris non seule­
ment sur ton métier mais aussi sur cette idée de développer une collection
esthétiquement.
Être graphiste pour l’édition vidéo, c’est intervenir dans la chaîne au même titre que
les autres prestataires ; ça demande des compromis, de la rigueur, une certaine res-
ponsabilité, et ça apprend aussi à travailler très vite ! Concernant Potemkine, c’est
vraiment un plaisir de collaborer avec une équipe aussi passionnée, qui a à cœur de
bien faire et de transmettre au mieux un patrimoine cinématographique. Je partage
leurs valeurs à 100 %. Développer un catalogue dans un tel souci d’esthétique et avec
une telle diversité de projets, c’est excitant et gratifiant, surtout quand on admire
en premier lieu le travail de l’éditeur. Et même si nous ne sommes physiquement
pas dans les mêmes locaux (j’ai mon propre bureau chez moi, où je travaille aus-
si pour d’autres éditeurs et distributeurs), on travaille dans une grande confiance
et une véritable énergie créatrice, indispensables pour mener à bien tous ces diffé-
rents ­projets.

320
DE L’ONIRISME

C O N C L U S I O N
COMME ART DE PENSER LE CINÉMA :
Liminarité, hantises et seuils de perception
Explorer les mondes-lisières avec Nils Bouaziz

« Le cinéma est une manière divine de raconter la vie,


de concurrencer Dieu le Père ! Nul autre métier ne
permet de créer un monde qui ressemble à tel point à
celui que nous connaissons, mais aussi bien à d’autres
mondes inconnus, parallèles, concentriques. »
Federico Fellini, Fellini par Fellini

« Les films ne sont pas la réalité… Ce sont des rêves.


Ils sont ce qu’on trouve dans les rêves. »
Harry Kümel

L ’écriture d’un livre est une exploration de soi-même, une décou-


verte, un cheminement. La quête a ici été d’autant plus intime que
j’ai souhaité aborder l’histoire du cinéma en travaillant sur l’étrangeté de
la mémoire, comment elle nous définit et comment des films peuvent
refléter des parcours de vie. Et quelle chance d’avoir eu pour guides les
plus grands visionnaires du septième art et des faiseurs d’images dont
certaines me hantent depuis l’enfance. Ce sont ces esprits libres, sou-
vent mystiques et aux esthétiques révolutionnaires, qui ont poussé Nils
Bouaziz à construire lui-même un monde dans lequel il m’a emporté
durant ces quatre dernières années et qui risque bien de ne jamais me
quitter. En me plongeant dans la vie de Potemkine, j’ai eu l’impression
de pénétrer une œuvre monumentale, somme de talents sans égal,
un monde fait de visions cauchemardesques et sublimes. Je suis entré
dans d’autres formes de réalités, ai récolté des témoignages qui, pour
certains, ont résonné en moi comme une voix intérieure… Plus qu’un
travail d’éditeur, j’ai eu la véritable impression de me fondre dans une
vision du monde et dans une compréhension de l’histoire du septième
art qui passerait par un angle singulier, celui de l’onirisme et des états
liés aux songes, à l’ivresse, l’hallucination, la transe : « En choisissant
le nom de Potemkine, je voulais revenir à l’originel et la connotation
révolutionnaire du cinéma. Tu n’es pas là pour te divertir et passer un
bon moment. Le cinéma est une machine à penser qui décrit le monde
et qui peut aussi partir dans des zones abstraites. Le cinéma sert à

325
POTEMKINE et le cinéma halluciné

montrer ce qui est invisible, c’est sa définition même. On imprime une image de la
réalité qui n’en est plus une. On est très proche du fantomatique. »
C’est au moment de la ressortie de Requiem pour un massacre, et de l’avant-pre-
mière du 23 avril 2019 devant une salle comble au Max Linder, que je me suis dit
que cet ouvrage pouvait trouver son point final temporaire. Avec Requiem pour un
massacre, il y avait l’idée d’un retour aux origines pour la maison d’édition et un regard
rétrospectif s’est imposé lors des projections et rencontres avec le public. « Du temps
a passé entre la première sortie DVD, qui était une copie moyenne, et cette merveil-
leuse restauration douze ans plus tard. Ce qui est rassurant c’est que quand il y a un
film aussi fort – à l’époque il était bien moins connu qu’il l’a été après, notamment
grâce à notre DVD –, le retour est le même : un phénomène, un événement qui a une
incandescence. Le contexte, en revanche, a bien changé. La première fois, c’était un
titre dont je n’avais jamais entendu parler, j’étais encore jeune, dans un état d’esprit de
découverte de cinéphilie, et je l’ai visionné seul chez moi, en DVD. À l’époque, je n’avais
pas de lien professionnel avec le film. Aujourd’hui, je le connais. C’est mon travail,
c’est moi qui organise, j’ai monté la bande annonce en piochant dans plusieurs petites
séquences, donc forcément pendant la projection j’étais autant dans le film que j’es-
sayais de regarder à gauche et à droite pour voir ce qui se passait chez les autres.
Mais la sensation finale est quasiment pareille. J’aurais presque aimé être plus dans
l’analyse de la séance, mais je n’y arrivais pas : le film vient te chercher. Évidemment,
j’aime bien le cinéma subtil, par exemple Bresson qui a toujours dit qu’on ne doit pas
voir la mise en scène, ne pas entendre la musique, ne pas voir les acteurs jouer. Mais le
cinéma que j’aime le plus c’est celui où on voit l’acteur jouer, où on entend la musique,
où on voit la mise en scène de manière quasiment ostentatoire. Michel Chion parle
du cinéma exosquelette par rapport à Kubrick, un cinéma qui ressort de sa propre
chair, car chaque élément de ce qui fait la structure du film se voit. Voilà pourquoi
j’aime Lynch, Kubrick ou Requiem pour un massacre. Cela rejoint la caméra-poing
d’Eisenstein. Il faut mettre des poings dans la gueule à l’humanité, secouer les gens et
les faire réfléchir. Et cela n’empêche pas qu’il y ait beaucoup de subtilité dans Requiem
pour un massacre. C’est plus poétique que ce à quoi certaines personnes s’attendaient
à cause de la réputation du film. »
De la même façon, revoir le long métrage dans ces conditions optimales m’a
amené à repenser aux thématiques de cet ouvrage et à la question qui en est le cœur,
celle de la réalité, le film se situant entre une peinture quasiment documentaire et
la perception d’un enfant qui hallucine les horreurs qui s’enchaînent sous ses yeux.
Plus encore, avec toutes ses faces caméra – un motif que Nils Bouaziz avoue avoir
repris pour de nombreuses autres affiches de films sortis chez Potemkine, d’Utoya,
22 juillet à Ray & Liz –, Requiem pour un massacre nous pénètre directement. C’est
notre propre nature humaine qui est mise en cause, notre peur de la mort (la scène
fabuleuse où les deux enfants essaient de se raccrocher à la vie dans un paysage
édenique), et toutes ces visions, ces visages, ces regards sortent de l’écran comme
pour nous hanter – d’où la teneur traumatique que certains associent au film. S’il
est si important non seulement dans l’histoire du cinéma mais aussi dans celle de
Potemkine, c’est parce qu’il touche à une valeur essentielle selon Nils : « C’est la
transcendance par l’expérience qui m’intéresse bien plus que le cinéma, qui n’est
qu’un bon outil pour atteindre ça. Requiem pour un massacre est plus qu’un film,
c’est un témoignage sur l’horreur et les traces indélébiles qu’elle laisse. En sortant
de cette projection, j’ai su pourquoi j’avais choisi ce métier, voir la tête des gens, les Requiem pour un massacre (1985)

326
POTEMKINE et le cinéma halluciné Conclusion

remerciements, les mails où la personne dit qu’elle a pris la claque de sa vie… Plus que En m’immergeant dans cette aventure, j’ai pu plonger plus encore dans mes émotions,
jamais, j’ai compris que seul m’importe ce côté frontal du témoignage halluciné. Viens comprendre pourquoi des films m’avaient bouleversé si grandement, pourquoi des
et vois ce que tu as à voir. Par le cinéma, j’essaie de comprendre le monde dans lequel personnalités aussi fortes et différentes que David Lynch, Alan Clarke, Werner Herzog
je suis. Je ne peux m’empêcher de creuser la partie la plus immonde de l’humanité, ou Andreï Tarkovski avaient laissé une empreinte indélébile sur la personne que je
jusqu’à en mourir moi-même, jusqu’à me tuer et ne plus en pouvoir. C’est comme suis aujourd’hui… Par moments, j’étais moi-même possédé comme le personnage de
une obsession. Et Requiem pour un massacre est un grand cri : pourquoi l’humanité Cesare du Cabinet du docteur Caligari, somnambule se perdant dans les méandres
fait-elle ça ? Comme le dit le film, il n’y a pas de responsable si ce n’est l’humain. C’est d’un cinéma hypnagogique. La distinction entre réalité et fantasme devenait floue.
ce que signifie la fin : nous sommes tous des Hitler en puissance. » Les images se mêlaient dans ma tête enivrée. Les mots des cinéastes résonnaient
Par les témoignages nombreux rassemblés pour l’édition définitive de Requiem dans mes songes et fusionnaient. Abasourdi par les visions cauchemardesques et
pour un massacre, nous apprenons aussi que l’acteur principal était sous hypnose et fantastiques qui ont défilé devant mes yeux, je me retrouvais comme le dormeur
que l’équipe était constamment en état d’ivresse ou de gueule de bois, ce qui rejoint éveillé de Holy Motors ou comme le protagoniste ahuri de Vampyr, tapant sur mon
des thématiques que nous avons abordées plus tôt. Nils revient sur deux anecdotes clavier éclairé par la lumière de la lune et relisant les mots le lendemain, comme si je
narrées par Vladimir Kozlov, assistant sur le tournage : « Il y avait très peu à manger. n’en avais pas été totalement maître. Ces expériences proches de la métamorphose
Les gens crevaient littéralement de faim. Entre la dureté du lieu géographique, du ou de la transe entraient en contraste avec les moments d’enquête et de récoltes de
tournage et du contexte, la seule manière de supporter tout cela était de boire. Donc, paroles. Pourtant, au contact de la famille Potemkine, les frontières commençaient
l’alcool coulait à flots et ils avaient de gros stocks de vodka. Tout le monde se bourrait encore une fois à se faire nébuleuses, nous étions comme une assemblée de rêveurs
la gueule à la vodka de jour et de nuit, ce qui fait qu’ils arrivaient dans des états qui échangeant avec passion dans un monde qui semble tangible mais ne l’est pas tant que
satisfaisaient totalement Elem Klimov – il encourageait cela plus que de l’arrêter. Il cela. En leur compagnie, le réel s’est craquelé, il a montré ses failles et sa bizarrerie.
voulait que les personnes aient des gueules de bois, des cernes, jusqu’au stade où cela Avec Nils Bouaziz comme hôte et chamane de cet outre-monde, j’ai non seulement
allait si loin que les gens n’arrivaient plus à travailler, notamment les techniciens. Pour mieux compris la beauté du métier de passeur mais j’ai aussi traversé des seuils qui
les acteurs, ça passait, mais pour les autres c’était un peu plus compliqué. Kozlov est m’ont définitivement changé. Le « cinéma halluciné » n’était plus un concept abstrait,
alors arrivé vers le début de l’automne, pour remplacer des gens qui n’étaient plus il était la réalité.
capables de travailler sur le tournage. Il a notamment été accessoiriste animal. L’autre
anecdote que je n’avais jamais lue ailleurs c’était que le film que voulait faire Klimov
n’a pas été fini pour des raisons de tournage trop long. L’hiver dans ces endroits-là
est très rude et la vraie scène apocalyptique, atroce n’a pu être filmée. C’était une
bataille entre les partisans et les Panzer SS, et cette séquence devait correspondre
à l’horreur absolue. Déjà que le film est très dur, je ne vois pas quel niveau de plus il
aurait pu atteindre dans l’insupportable ! »
En parallèle à la sortie en salles de la version restaurée du film de Klimov, la paru-
tion en combo DVD/Blu-ray de Fellini Satyricon confortait le choix de Potemkine de
privilégier les formes oniriques, libérées des contraintes narratives linéaires en inadé-
quation avec le propre fonctionnement de nos mémoires : « C’est bien sûr un cinéaste
important et j’en suis dingue ! J’ai d’ailleurs appris il y a peu qu’un des cinéastes pré-
férés de Lynch, si ce n’est son préféré, c’est Fellini. Si j’avais vu passer n’importe quel
Fellini sur un catalogue j’aurais dit : “J’achète.” J’ai loupé la restauration de Fellini
Roma qui est chez Rimini Editions, mais quand j’ai vu qu’ils n’avaient pas pris Satyricon
ou alors que la restauration n’était pas encore prête, j’ai aussitôt sauté dessus. Tant
mieux, puisque ce film correspond plus à Potemkine. La fin pour moi était un éblouis-
sement, tous ces personnages devenant des peintures sur des ruines. Ils finissent par
disparaître et il ne reste que ce décor. Ils ne sont plus que de vieilles traces mortuaires
sur des murs, comme si tout avait été vain. »

Les décès quelques mois avant de figures majeures comme Jonas Mekas ou
Nicolas Roeg, dont l’accès aux œuvres en France aurait été quasiment impossible sans
l’engagement de Potemkine, m’ont confirmé que le livre que j’étais en train d’écrire
n’était pas qu’une simple investigation sur le milieu de l’édition DVD mais bien la mise
en lumière d’une forme de cinéma poétique pas toujours considéré à sa juste valeur.

328
Éditions Potemkine 2007-2020

19. Ariane Michel – Les Hommes Ellis, For Your Blossom (2004) de Gaku Kinoshita, Home Sweet
Supplément : Entretien avec Ariane Michel. Home (2004) de Hye-Jung Um, Nachtwake (2008) de Menno
Otten, Exoticore (2004) de Nicolas Provost.
20. Vincent Gallo – The Brown Bunny
32. F. J. Ossang – Coffret
21. Nina Paley – Sita chante le blues Inclus La Dernière Énigme, Zona Inquinata, L’Affaire des
Suppléments : Entretien avec la réalisatrice. Courts métrages ­D ivisions Morituri, Le Trésor des îles Chiennes, Docteur
(The Wit & Wisdom of Cancer, Fertco, The Stork, Fetch !, Lexi, Chance. Suppléments : Livret. Entretiens avec le réalisateur.
Pandorama).
9. Alison Chernick – Matthew Barney : No Restraint
ÉDITIONS DVD ET BLU-RAY Supplément : Entretien avec Julia Garimorth, conservatrice du 22. Hirokazu Kore-Eda – After Life
33. Benjamin Christensen – Häxan, la sorcellerie à travers
les âges
POTEMKINE 2007-2020 Musée d’art moderne de Paris. Galerie d’interviews : Matthew
Barney. Björk. Michael Kimmelman. Fabrice Bousteau.
Supplément : Entretien avec Charles Tesson.
Inclus trois versions : version « officielle » avec bande son de
Matti Bye (2007), version narrée par William S. Burroughs avec
23. Hirokazu Kore-Eda – Maborosi
Supplément : Entretien avec Charles Tesson. bande son de Jean-Luc Ponty (1968), version « recomposée »
10. Werner Herzog – Herzog / Kinski – Cobra Verde et
1. Elem Klimov – Requiem pour un massacre avec tempo d’origine de 18 images par seconde avec bande son
Ennemis intimes 24. Lisandro Alonso – Coffret de Bardi interprétée par le Bulgarian Chamber Orchestra
Suppléments : Interviews du réalisateur, de l’acteur principal, Suppléments : Entretien avec Werner Herzog. Entretien avec Inclus La Libertad, Los Muertos, Fantasma, Liverpool. Supplé- (2006). Supplément : Présentation de Benjamin Christensen
du décorateur. Archives sur la seconde guerre mondiale en Bié- l’historienne Dominique Juhé-Beaulaton. Livret. ments : Dos en la vereda (court métrage). Entretiens avec Lisan- lors de la réédition du film en 1941.
lorussie. Galerie photos. Filmographie. dro Alonso. Plans coupés. Captation de la bande originale de
11. Im Sang-Soo – The President’s Last Bang Fantasma. Bandes annonces. Films annonces. 34. Andreï Tarkovski – L’Intégrale
2. Alexandre Sokourov – Mère et fils Suppléments : Entretien avec Im Sang-soo. Livret. Inclus Les Tueurs, Il n’y aura pas de départ aujourd’hui, Le
Suppléments : Interview d’Alexandre Sokourov en trois tableaux 25. Yang Ik-June – Breathless Rouleau compresseur et le Violon, L’Enfance d’Ivan, Andreï
(la peinture, la bande son, le film). Entretien avec l’écrivain 12. Vincent Gérard & Cédric Laty – By the Ways : A Journey Supplément : Présentation par Charles Tesson. Roublev, Solaris, Le Miroir, Stalker, Nostalghia, Le Sacrifice,
Anne-Marie Garat sur l’héritage de Sokourov et son lien à Tar- with William Eggleston Tempo di vaggio. Suppléments : Présentations des films par
26. Nikita Mikhalkov – Les Yeux noirs
kovski. L’Œil et le Pinceau, Mère et fiils sur la toile, geste créatif. Pierre Murat. Meeting Andrei Tarkovsky (2008) de Dmitry Tra-
13. Maxime Giffard & Félix Tissier – West Coast Theory Suppléments : Entretien avec le scénariste et chef décorateur
Bonus caché. kovsky. Entretiens avec des collaborateurs du cinéaste.
Suppléments : Conseils aux aspirants producteurs. Fredwreck Alexandre Adabachian. Présentation de Pierre Murat.
3. Barry Purves – His Intimate Lives et sa collection d’instruments vintage. Le studio Encore par 35. Dennis Hopper – Out of the Blue (Garçonne)
27. Coffret Nikita Mikhalkov – Années 1970-1980
Inclus Next, Screen Play, Rigoletto, Achilles, Gilbert & Sullivan, Segal. Le studio Boom Boom Room Sean Tallman. Expérience Inclus Le Nôtre parmi les autres, L’Esclave de l’amour, Parti- Suppléments : Entretien avec Dennis Hopper. Commentaire
The Very Models, Hamilton Mattress. Suppléments : Entretien acoustique : analogique vs numérique. tion inachevée pour piano mécanique, Cinq soirées, Quelques audio de Dennis Hopper et des producteurs Paul Lewis et John
entre Barry Purves et Michel Ocelot au Théâtre Le Ranelagh. jours de la vie d’Oblomov, La Parentèle, Sans témoins, Les Simon. Présentation du film par François Guérif.
Présentation des films par Barry Purves. Next et ses références 14. Kevin Fitzgerald – Freestyle : The Art of Rhyme Yeux noirs. Suppléments : Entretiens avec Nikita Mikhalkov, son 36. Jeff Nichols – Shotgun Stories
shakespeariennes. Gilbert & Sullivan et ses références lyriques. Suppléments : Scènes coupées. Freestyles inédits. Bande scénariste et chef décorateur Alexandre Adabachian, son chef Supplément : Entretien avec le réalisateur.
Toilet Duck, publicité. Livret de 80 pages. Édition bilingue. annonce. opérateur Pavel Lebechev, le compositeur Edouard Artemiev et
l’actrice Irina Koupchenko. Présentations des films par Pierre 37. Alan Clarke – Scum
4. Nicolas Roeg – Walkabout 15. Perry Henzell – The Harder They Come Murat. Inclus la version cinéma et la version BBC. Supplément : Présen-
Suppléments : One Red Blood, documentaire sur David Gulpilil. Suppléments : Hard Road To Travel (2001) de Chris Browne. tation d’Andrea Grunert.
« One and all » : autour de la sortie du film. Entretien avec 28. Theodoros Angelopoulos – Le Voyage des comédiens
Entretien avec Jenny Agutter. Table ronde : « Walkabout, le
Jimmy Cliff. Entretien avec le réalisateur. Entretien avec le pro- Supplément : Présentation par Théo Angelopoulos. 38. Alan Clarke – Made in Britain
premier film aborigène ? »
ducteur Arthur Gorson. « The Harder They Come », clip. Suppléments : Entretiens avec Tim Roth et David Leland. Pré-
29. Theodoros Angelopoulos – Coffret 7 films
5. Jacques Rozier – Adieu Philippine sentation d’Andrea Grunert.
16. Nikita Mikhalkov – Coffret Volume 1
Inclus La Reconstitution, Jours de 36, Le Voyage des comé-
Suppléments : Supplément au voyage en terre « Philippine » par diens, Les Chasseurs, Alexandre le Grand, Athènes, Voyage à 39. Alan Clarke – The Firm & Elephant
Jacques Rozier. Bande annonce. Inclus Le Nôtre parmi les autres, L’Esclave de l’amour, Parti- Cythère. Suppléments : Entretien entre Michel Ciment et Théo
tion inachevée pour piano mécanique, Cinq soirées. Présen- Suppléments : Le documentaire Director : Alan Clarke. Présen-
Angelopoulos. Présentation des films par le réalisateur. tation d’Andrea Grunert.
6. Jacques Rozier – Maine Océan tations de Pierre Murat. Livret 16 pages. Documentaire sur Vera
Kholodnaïa. Entretiens avec Nikita Mikhalkov, Edouard Artemiev 30. Collectif – 10 ans de Labo 40. Alan Clarke – Coffret
Supplément : Entretien avec Bernard Ménez.
et Alexandre Adabachian. Inclus Duck Children (2001) de Sam Walker, Délices (2002) de Inclus Scum, Made in Britain, The Firm, Elephant. Supplé-
7. Marcel Camus – Orfeu Negro Gérard Cairaschi, The Raftman’s Razor (2004) de Keith Bear- ments : Version BBC de Scum. Le documentaire Director : Alan
17. Nikita Mikhalkov – Coffret Volume 2 den, Wir sind dir treu (2005) de Michael Koch, I Am (Not) Van Clarke. Entretien avec Tim Roth. Entretien avec David Leland, le
Suppléments : Documentaire À la recherche d’Orfeu Negro. Un Inclus Quelques jours de la vie d’Oblomov, La Parentèle, Sans Gogh (2005) de David Russo, Sea Change (2006) de Joe King et
film brésilien ou un film au Brésil ? scénariste de Made in Britain. Présentations par Andrea
témoins. Présentations par Pierre Murat. Entretiens avec Nikita Rosie Pedlow, Raymond (2006) de Bif, The Tale of How (2006) ­Grunert.
Mikhalkov, Pavel Lebechev, Edouard Artemiev, Alexandre Ada- de The Blackheart Gang, Energie ! (2007) de Thorsten Fleish,
8. Jacques Rozier – Coffret
bachian et Irina Kupchenko. Lila (2008) de Broadcast Club. 41. Andreï Tarkovski – Andreï Roublev
Inclus Adieu Philippine, Du côté d’Orouët, Les Naufragés de Suppléments : Commentaire de Pierre Murat. Entretien avec
l’île de la tortue, Maine Océan, Rentrées des classes, Blue 18. Masaaki Yuasa – Mind Game 31. 10 ans de courts métrages au festival Silhouette l’acteur Youri Nazarov. Images du tournage.
Jeans. Suppléments : Supplément au voyage en terre « Philip- Suppléments : Livret. Le film en animatics. Scènes commentées Inclus Scotch (2002) de Julien Rambaldi, A Heap of Trouble
pine » par Jacques Rozier. Bande annonce. Commentaires de par le réalisateur. Module sur le travail d’animation 3D. (2000) de Steve Sullivan, Comme un chien dans une église 42. Andreï Tarkovski – Solaris
Jean-François Stévenin. Entretien avec Jacques Villeret. Entre- Avant-premières filmées. Série d’entretiens (réalisateur, comé- (2007) de Fabien Gorgeart, Meander (2005) de Joke Liberge, Je Suppléments : Analyse par Pierre Murat. Entretiens avec Marina
tien avec Bernard Menez. Entretien avec Jean Douchet. diens, animateur…). Clip live de la bande originale. m’appelle (2001) de Stéphane Elmadjian, Soft (2007) de Simon Tarkovski et Natalya Bondarchuk.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Éditions Potemkine 2007-2020

43. Andreï Tarkovski – Stalker 57. Jonas Mekas – Walden 68. Vitali Kanevsky – Nous les enfants du xxe siècle Amours d’Astrée et de Céladon, L’Atelier d’Éric Rohmer, Les
Suppléments : Entretiens avec Alexandre Kniajinski, Rashit Saf- Supplément : Extrait de Jonas de Gideon Bachmann. Supplément : Entretien avec Esther Hoffenberg. Aventures de Rosette. Suppléments : Place de l’Étoile. Post-
fiouline et Edouard Artemiev. face à L’Atalante. Postface à Boudu sauvé des eaux. Entretien
58. Jonas Mekas – The Brig 69. Naomi Kawase – Genpin avec Philippe Colin. Scène commentée. Entretiens avec Barbet
44. Andreï Tarkovski – Le Miroir Supplément : Entretien avec Arnaud Hée. Schroeder. Charlotte et son steak. Bérénice. Le Celluloïd et le
Supplément : Newsreel : Jonas in the Brig de Storm de Hirsch.
Suppléments : Commentaire de Pierre Murat. Entretiens avec marbre. Véronique et son cancre. Louis-Lumière. Deux
Alexandre Micharine et Anatoli Solonitsyne. Hommage du 70. Paul Newman – De l’influence des rayons gamma sur le
59. Jonas Mekas – Short Film Works extraits de Brigitte et Brigitte de Luc Moullet. Extrait de Out
­compositeur Edouard Artemiev. comportement des marguerites
Inclus Cassis, Notes on the Circus, Hare Krishna, Report from Suppléments : Entretien avec Jean-Baptiste Thoret. Film One de Jacques Rivette. Nadja à Paris. Les Écrans de la ville.
45. Andreï Tarkovski – L’Enfance d’Ivan Millbrook, Time and Fortune Vietnam Newsreel, Travel Songs, annonce. Une étudiante d’aujourd’hui. Entretien avec Françoise Fabian.
Suppléments : Présentation par Pierre Murat. Entretiens avec Quartet Number One, Imperfect Three — Image Films, Song Télécinéma. Carl Th. Dreyer. Entretien avec Aurora Cornu et
Evgueni Jarikov et Vadim Ioussov. of Avignon, Mozart, Wien & Elvis, Williamsburg. 71. Victor Kossakovski – Tishe ! Pierre Cottrell. L’Homme et la machine. L’Homme et son jour-
Suppléments : Entretien avec Victor Kossakovski. Entretien avec nal. Entretien avec Bernard Verley. Journal TV. Nancy au xviiie
46. Richard Oswald – Cagliostro 60. Jonas Mekas – Lost Lost Lost Arnaud Hée. siècle. Catherine de Heilbronn. Entretiens avec Margaret
Inclus bandes originales de Mathieu Régnault et DJ CAM. Sup- Menegoz. Ciné-regards. Entretiens avec Fabrice Luchini. En
pléments : Livret. Entretien avec Mathieu Régnault. 61. Jonas Mekas – As I Was Moving Ahead Occasionally I 72. Victor Kossakovski – Belovy répétant Perceval. Entretiens avec Marie Rivière et Rosette. Et
Saw Brief Glimpses of Beauty. Suppléments : Entretien avec Victor Kossakovski. Entretien avec dixit le mage. Passage de la vierge. Entretien avec André Dus-
47. Lars von Trier – Melancholia Arnaud Hée.
62. Jonas Mekas – Coffret solier. Éric Rohmer, preuves à l’appui. Entretien avec Amanda
Suppléments : Commentaire audio de Lars von Trier et Peter
73. Victor Kossakovski – ¡Vivan las Antipodas! Langlet. Ville nouvelle, 4 émissions. En compagnie d’Éric
Schepelern. Autour du film. Esthétique du film. Les effets spé- Inclus The Brig, Walden, Reminiscences of a Journey to Lithua-
Suppléments : Entretien avec Victor Kossakovski. Film annonce. Rohmer. Entretien avec Jessica Forde. Captation de Trio en mi
ciaux. Éclairage scientifique. Conférence de presse du festival nia, Lost Lost Lost, As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw bémol. L’Homme et les frontières. Entretien avec Sophie
de Cannes. Filmbyen, documentaire de Pablo Tréhin-Marçot. Brief Glimpses of Beauty, Short Film Works. Suppléments : 74. Jafar Panahi – Ceci n’est pas un film Renoir. La Sonate de Kreutzer. Entretien avec Florence Darel.
Jonas in the Brig de Storm de Hirsch. Extrait de Jonas de Supplément : Entretien avec Arnaud Hée. Extrait du Celluloïd et le marbre. Jean Douchet parle d’Éric
48. Youli Karassik – La Mouette Gideon Bachmann. Extraits de Going Home d’Adolfas Mekas et
Supplément : Autour du film par Marilyne Fellous. Rohmer. Entretien avec Mary Stephen et Pascal Ribier. Entre-
Journey to Lithuania de Pola Chapelle. Édition bilingue. 75. Pierre Perrault – La Bête lumineuse tiens audio. Entretien avec Melvil Poupaud. La Fabrique du
49. Malgoska Szumowska – Elles Suppléments : Livret. L’Oumimag ou l’objectif documentaire Conté d’été. Fermière à Montfaucon. L’Amour symphonique.
63. Léos Carax – Holy Motors (1993). Pierre Perrault, poète, 1980 : extrait de la Nuit de la poé-
Suppléments : Entretien avec l’actrice Anaïs Demoustier. Entre- Bois ton café. Entretien avec Arielle Dombasle et Pascal Gre-
tien avec le scénariste Tine Byrckel. Escort (2011), d­ ocumentaire Suppléments : DRIVE IN Holy Motors, documentaire de Tessa sie. Entretien avec Caroline Zéau. ggory. Jeux de société. Entretien avec Diane Baratier. Making
d’Hélène de Crécy. Louise Salomé. Scènes coupées. Conversation avec Léos Carax
76. Éric Rohmer – Contes des quatre saisons of de L’Anglaise et le duc. Entretiens avec Françoise Etchega-
au Festival de Locarno. Entretien avec Denis Lavant. Bande
50. Andreï Kontchalovski – Sibériade Suppléments : Entretiens inédits avec Melvil Poupaud, Jean ray. Remise du Lion d’Or. L’Homme et les gouvernements.
annonce.
Suppléments : Reportage d’époque. Entretiens avec Andreï Douchet, Margaret Menegoz, Florence Darel, Mary Stephen et Entretien avec Serge Renko. À voix nue. Raphaël par le dessin.
Kontchalovski, avec le scénariste Valentin Ezhov, le compositeur 64. Laurent Chollet – Cinéphiles de notre temps Pascal Ribier. Courts métrages. Making of. Archives audiovi- Entretien avec Andy Gillet. Entretien avec Éric Rohmer. Les
Edouard Artemiev, le décorateur Alexandre Adabachian. Suppléments : L’Écran, c’était la vie 1942-1954, Prochainement suelles. Contes secrets ou les rohmériens. Livret illustré.
sur cet écran 1955-1959, D’un écran l’autre 1960-2012, Pas- Pochette surprise.
51. F. J. Ossang – Dharma Guns 77. Éric Rohmer – Comédies et proverbes
seurs en cinéphilie, L’Écran des maniaques, Le Temps des 80. Spiros Stathoulopoulos – Meteora
Inclus Triptyque du paysage (Silencio, Ciel éteint !, Vladivos- Inclus La Femme de l’aviateur, Le Beau Mariage, Pauline à la
pionniers, La Magie des salles obscures, Le Cinéma à l’assaut Suppléments : Scènes commentées. Making of des animations.
tok). Suppléments : Le clip du Chant des hyènes. Film annonce plage, Les Nuits de la pleine lune, Le Rayon vert, L’Ami de mon
des kiosques, Le Cinéma du samedi soir, Les Enfants de la Scènes coupées. Film annonce. Sélection d’affiches.
de Dharma Guns. amie. Suppléments : Entretiens avec Fabrice Luchini, Marie
cinémathèque française, L’Esprit du cinéma, Mac-Mahon-
Rivière, Rosette, André Dussollier, Amanda Langlet et Sophie 81. Les films autobiographiques de Dominique Cabrera
52. Guillaume Brac – Un monde sans femmes nisme, Une cinéphilie buissonnière, Une influence « insoup-
Renoir. Documentaires d’Éric Rohmer. Films autour d’Éric
Suppléments : Courts métrages Le Naufragé et Le Joli Corps. çonnable » du cinéma… pendant la Guerre d’Algérie, Nouvelle Inclus Grandir (Ô heureux jours !), Demain et encore demain,
Rohmer. Archives audiovisuelles.
Entretien avec Guillaume Brac et Tom Harari, chef opérateur. Vague, Le Cinéma s’affiche, America, America, Melville ciné- Ici là-bas, Ranger les photos (co-réalisé avec Laurent Roth),
Scènes coupées. Commentaires des scènes coupées par Guil- phile, Godard-Eastwood, rendez-vous manqué ?, Cinoche 78. Éric Rohmer – Six contes moraux Goat Milk. Suppléments : Livret, flip books, carte de vœux
laume Brac et Damien Maestraggi, monteur. d’Herbert Blanchard, bande originale de Marilou et les g­ arçons. Inclus La Boulangère de Monceau, La Carrière de Suzanne, La vidéo. Entretien avec Laure Adler.
Collectionneuse, Ma nuit chez Maud, Le Genou de Claire,
53. Nicolas Roeg – Eureka 65. Michelangelo Frammartino – Le quattro volte 82. Edgar Reitz – Heimat : Chronique d’un rêve – L’exode
L’Amour l’après-midi. Suppléments : Entretiens avec Barbet
Supplément : Entretien avec Jean-Baptiste Thoret. Suppléments : Entretien avec Michelangelo Frammartino. Entre- Suppléments : Film annonce. Entretien avec Pierre Eisenreich.
Schroeder, Françoise Fabian, Aurora Cornu, Pierre Cottrell et
tien avec le dresseur de chien. Entretien avec les ingénieurs du Bernard Verley. Courts métrages et documentaires d’Éric 83. Yann Gonzalez – Les Rencontres d’après minuit
54. Akira Kurosawa – Dersou Ouzala son. Scènes commentées. Making of du plan séquence. Anima-
Suppléments : Commentaire de Charles Tesson. Images d’ar- Rohmer. Archives audiovisuelles. Suppléments : Courts métrages (Land of my Dreams, Nous ne
tion préparatoire du plan séquence. La Pita, documentaire sur serons plus jamais seuls, Les Astres noirs, By the Kiss). Scènes
chives. la fête de l’arbre. Planches de story-board commentées. Film 79. Éric Rohmer – L’Intégrale
Inclus Le Signe du Lion, La Boulangère de Monceau, La Car- commentées. Essais costumes. CD de la bande originale du film
55. Robert Altman – Le Privé annonce. par M83.
Suppléments : Rip Van Marlowe, documentaire avec Robert rière de Suzanne, La Collectionneuse, Ma nuit chez Maud, Le
66. Bobcat Goldthwait – God Bless America Genou de Claire, L’Amour l’après-midi, La Marquise d’O, Per- 84. Hubert Viel – Artémis cœur d’artichaut
Altman et Elliott Gould. Vilmos Zsigmond Flashes The Long
Goodbye, interview du directeur de la photographie. Entretien Suppléments : Making of. Entretien avec Bobcat Goldthwait. ceval le Gallois, La Femme de l’aviateur, Le Beau Mariage, Suppléments : Commentaires audio. Avenue de l’Opéra (court
avec Jean-Baptiste Thoret. Entretien avec Tara Lynne Barr et Joel Murray. God Bless TV. Pauline à la plage, Les Nuits de la pleine lune, Le Rayon vert, métrage). It’s Goodbye de Film Noir (clip). CD de la bande ori-
Scènes coupées. Film annonce. Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, L’Ami de mon ginale du film.
56. Jonas Mekas – Reminiscences of a Journey to Lithuania amie, Conte de printemps, Conte d’hiver, Conte d’été, Conte
Suppléments : Extraits de Going Home d’Adolfas Mekas et 67. Alex Ross Perry – The Color Wheel d’automne, L’Arbre, le maire et la médiathèque, Les Ren- 85. Lars von Trier – Nymphomaniac Vol. 1
Journey to Lithuania de Pola Chapelle. Suppléments : Entretien avec Alex Ross Perry. Film annonce. dez-vous de Paris, L’Anglaise et le duc, Triple agent, Les Suppléments : Entretien avec Stacy Martin et Shia LaBeouf.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Éditions Potemkine 2007-2020

86. Jean Epstein – Poèmes bretons 96. Michael Tully – Ping Pong Summer ment is Death de Miron Zownir, Burden of Dreams et Werner 116. Nicolas Roeg – Enquête sur une passion
Inclus Finis Terrae, Mor’Vran, Les Berceaux, L’Or des mers, Suppléments : Le making of du film. Clap de fin de tournage. Herzog Eats His Shoe de Les Blank. Supplément : Entretien avec Jean-Baptiste Thoret.
Chanson d’Ar-mor, Le Tempestaire, Les Feux de la mer. Supplé-
ments : Jean Epstein, Young Oceans of Cinema, film-essai de 97. Mikhaïl Kalatozov – Coffret 107. Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan – Eau 117. Nicolas Roeg – Ne vous retournez pas
James June Schneider. Présentations des films. Entretien avec Inclus Quand passent les cigognes, La Lettre inachevée, Soy argentée Supplément : Entretien avec Jean-Baptiste Thoret.
Viva Paci. Entretien avec Bruno Dumont. La Restauration son Cuba. Suppléments : Présentations des films par Françoise Suppléments : Court métrage Step by Step. Entretien avec 118. Nicolas Roeg – Coffret
du Tempestaire : Entretien avec Léon Rousseau. Entretien avec Navailh. Enjeux esthétiques et politiques de Soy Cuba par Jean-Pierre Filiu. Une lettre filmée de Dominique Cabrera. Pré- Inclus Ne vous retournez pas, L’Homme qui venait d’ailleurs,
James June Schneider. Samuel Blumenfeld. sentation du film à la Cinémathèque. Histoire de la musique Enquête sur une passion. Suppléments : Entretiens avec
d’Eau argentée. La musique de Noma Omran. Jean-Baptiste Thoret. David Bowie au cinéma. Entretien avec
87. Jean Epstein – Première vague 98. Werner Herzog – Aguirre, la colère de Dieu
Suppléments : Livret. Courts métrages Derniers mots et 108. Alex Ross Perry – Listen Up Philip Jean-Marc Lalanne et Linda Lorin.
Inclus Mauprat, La Glace à trois faces, Six et demi, onze, La
Chute de maison Usher. Suppléments : Bandes originales par Mesures contre les fanatiques. Entretien avec Pierre-Henri Suppléments : Making of. Scènes coupées. Entretien avec 119. Nicolas Roeg – L’Homme qui venait d’ailleurs
Neil Brand, Gabriel Thibaudeau et l’Octuor de France, Aufgang, Deleau. Présentation par Hervé Aubron. Commentaire audio ­Olivier Père. Film annonce. Supplément : David Bowie au cinéma.
Stephen Horne, Krikor, Joakim. Présentations des films. Corps par Werner Herzog.
et désir chez Epstein : Entretien avec Christophe Wall-Romana. 109. Werner Herzog – Les Ascensions de Werner Herzog 120. Rabah Ameur-Zaïmeche – Wesh Wesh, qu’est-ce qui se
99. Werner Herzog – Coffret Vol. 1 Inclus La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner, La passe ?
Fin alternative de Six et demi, onze.
Inclus Herakles, Signes de vie, Les nains aussi ont commencé Soufrière, Gasherbrum, la montagne lumineuse. Suppléments : Suppléments : Histoires de vies brisées. Les « double-peine »
88. Jean Epstein – Coffret petits, Fata Morgana, Pays du silence et de l’obscurité, Aguirre, Livret 12 pages par Hervé Aubron. Entretien avec Pierre-Henri de Lyon, documentaire de Bertrand et Nils Tavernier. Entretien
Inclus Le Lion des Mogols, Le Double Amour, Les Aventures de la colère de Dieu, La Grande Extase du sculpteur sur bois Stei- Deleau. Entretien avec Reinhold Messner. avec Madj. Un projet alternatif pour la cité des Bosquets : entre-
Robert Macaire, Mauprat, La Glace à trois faces, Six et demi, ner, L’Énigme de Kaspar Hauser. Suppléments : Livret par tien avec Nicolas Michelin et Rabah Ameur-Zaïmeche. Entretien
onze, La Chute de maison Usher, Finis Terrae, Mor’Vran, Les Emmanuel Burdeau. Courts métrages La Défense sans pareil 110. Kenneth Anger – The Magick Lantern Cycle avec Nordine Iznasni et Carine Fouteau.
Berceaux, L’Or des mers, Chanson d’Ar-mor, Le Tempestaire, de la forteresse Deutschkreutz, Derniers mots, Mesures Inclus Fireworks, Puce Moment, Rabbit’s Moon (version longue
Les Feux de la mer. Suppléments : Jean Epstein, Young Oceans contre les fanatiques, Avenir handicapé. Entretiens avec et version courte), Eaux d’artifice, Inauguration of the Pleasure 121. Rabah Ameur-Zaïmeche – Histoire de Judas
of Cinema, film-essai de James June Schneider. Bandes origi- Pierre-Henri Deleau, Noël Simsolo. Échange avec des personnes Dome, Scorpio Rising, Invocation of My Demon Brother, Kus- Suppléments : Sur le tournage d’Histoire de Judas. Entretien
nales par Mathieu Regnault, Karol Beffa, Neil Brand, Gabriel de petite taille. Présentations par Hervé Aubron. Commentaires tom Kar Kommandos, Lucifer Rising. Suppléments : Livret 88 avec les comédiens.
Thibaudeau et l’Octuor de France, Aufgang, Stephen Horne, de films par Werner Herzog. pages, avec storyboard et textes d’Olivier Assayas. River of
122. Alex Ross Perry – Queen of Earth
Krikor, Joakim. Présentations des films. Entretiens avec Bruno Anger d’Antoine Barraud. Les Sortilèges de Kenneth Anger de
100. Jake Paltrow – Young Ones Suppléments : Coulisses du tournage. Bande annonce.
Dumont, Viva Paci, Christophe Wall-Romana, Éric Thouvenel, Pip Chodorov. Dialogue entre Kenneth Anger et Gaspar Noé à
Suppléments : Scènes du film comparées au story-board. Film la Cinémathèque française. Discussion entre Olivier Assayas et
Léon Rousseau, James June Schneider, Jacques Ayroles. Livret 123. Edgar Reitz – Heimat 1, une chronique allemande 1919-
annonce. Jean-Baptiste Thoret.
de 160 pages. 1982
101. Lars von Trier – Nymphomaniac Director’s Cut Supplément : Entretien avec Margaret Ménégoz.
89. Jia Zhang-ke – A Touch of Sin 111. Asaf Korman – Chelli
Suppléments : Plus c’est long, plus c’est bon ?, commentaire Suppléments : Making of. Court métrage Death of Shula. Film
Suppléments : Entretien avec Jia Zhang-ke. Le contexte poli- 124. Sylvain George – Newsreels expérimentaux
comparé des deux versions par Philippe Rouyer. Entretiens avec annonce.
tique : Entretien avec Marie Holzman et Alain Wang. Inclus L’Impossible — Pages arrachées, Vers Madrid — The
Stacy Martin, Shia LeBeouf, Charlotte Gainsbourg et Stellan
Burning Bright. Suppléments : Livret 12 pages. Courts N’entre
90. Lars von Trier – Nymphomaniac Vol. 2 Skarsgård. Entretien avec le réalisateur Jorgen Leth par Philippe 112. Agnès Troublé – Je m’appelle hmmm pas sans violence dans la nuit, Contrefeux 6, Europe Année 06
Suppléments : Entretiens avec Charlotte Gainsbourg, Stellan Rouyer. Suppléments : Essais de Lou-Lélia Demerliac. Répétitions. Scène (Fragments Ceuta), Un homme idéal (Fragments K.), Ils nous
Skarsgård. Entretien avec le réalisateur Jorgen Leth par Philippe du père. Danseurs de Butoh. Rencontre avec Toni Negri. On the tueront tous, Les Nuées (#2), Armes, le poème noir.
102. Dieudo Hamadi – Examen d’État
Rouyer. Road with Douglas Gordon. On the Road with Harmony Korine.
Suppléments : Entretiens avec Dieudo Hamadi et Arnaud Hée. 125. Joaquim Pinto – Le Chant d’une île
Livret : entretien avec agnès b.
91. Éric Rohmer – Ma nuit chez Maud Suppléments : Courts Algarve, Algarve Fotos, Sol Menor, Porca
103. Alan Clarke – Rita, Sue & Bob Too !
Suppléments : Court métrage Une étudiante d’aujourd’hui. 113. Bent Hamer – 1001 grammes Miséria.
Entretien avec Françoise Fabian. Émission Télécinéma 25 février Supplément : Autour de Rita, Sue & Bob Too !
1974. 104. Tony Gatlif – Geronimo 114. Werner Herzog – Coffret Vol. 3 126. Sylvain George – Des figures de guerre 1
Suppléments : Tony Gatlif raconte Geronimo. Entretien avec Inclus Le Pays où rêvent les fourmis vertes, La Ballade du petit Suppléments : Livret 12 pages. Bande annonce et musique
92. Shirley Clarke – The Connection & Portrait of Jason soldat, Gasherbrum, Cobra verde, Wodaabe, les bergers du d’Archie Shepp. Vues d’ici, vues d’ailleurs : scènes inédites.
Suppléments : Courts métrages Bullfight, Butterfly, Trans. Inter- Céline Sallette.
soleil, Échos d’un sombre empire, Jag Mandir, Leçons de Courts No Border, Les Nuées (#1), Nocturne, Nocturne blanc
view. Photos de tournage de The Connection. 105. Blaise Harrison – Armand 15 ans l’été + L’Harmonie ténèbres, Les Cloches des profondeurs, Petit Dieter doit voler, — chasseur.
93. Arnaud des Pallières – Poussières d’Amérique Suppléments : Bande annonce, repérages et scène coupée. Ennemis intimes, Les Ailes de l’espoir. Suppléments : Livret par
127. Alex Van Warmerdam – La Peau de Bax
Suppléments : Courts métrages Le Narrateur, Diane Welling- Courts métrages Gex, Bibeleskaes, Oostende, Armand, 19 ans. Emmanuel Burdeau. Présentations des films par Hervé Aubron
et Olivier Bitoun. Trois entretiens avec Werner Herzog. Entre- Suppléments : Entretien avec Alex Van Warmerdam. Entretien
ton, I Have a Dream. Livret. Genèse de Poussières d’Amérique, Autour d’Armand, 15 ans l’été par Olivier Moulaï.
tiens avec Reinhold Messner, Pierre-Henri Deleau, Eric avec Marc Van Warmerdam. Film annonce.
débat à Perpignan. 106. Werner Herzog – Coffret Vol. 2 Deshayes, Jean-Pierre Brat et Dominique Juhé-Beaulaton. 128. Jack Clayton – Les Innocents
94. Kelly Reichardt – Night Moves Inclus Cœur de verre, Personne ne veut jouer avec moi, How Suppléments : Présentation par Nicolas Saada. Entretien avec
Suppléments : Entretien avec Kelly Reichardt. Film annonce. Much Wood Would a Woodchuck Chuck, La Soufrière, La 115. Werner Herzog – Fitzcarraldo
Jean-Pierre Naugrette. Court métrage The Bespoke Overcoat.
­Ballade de Bruno, Woyzeck, Nosferatu, Fric et foi, Fitzcar- Suppléments : Livre Conquête de l’inutile, journal de bord aux Livret 20 pages par Jean-Baptiste Thoret.
95. Gleb Panfilov / Inna Tchourikova – Coffret raldo. Suppléments : Livret de 100 pages par Hervé Aubron. éditions Capricci. Cahier photos 16 pages. Documentaire
Inclus Pas de gué dans le feu, Le Début, Je demande la parole, Présentations des films par Hervé Aubron et Olivier Bitoun. ­B urden of Dreams de Les Blank. Commentaire audio par 129. Hubert Viel – Les Filles au Moyen Âge
Le Thème. Suppléments : Présentation des films. Panfilov / Commentaires de films par Werner Herzog. Werner Herzog à la ­Werner Herzog et Lucki Stipetic. Présentation par Hervé Suppléments : Commentaire audio par l’équipe du film. Bouts
Tchourikova, un couple unique, par Françoise Navailh. Cinémathèque française. Documentaires Bruno S. — Estrange- Aubron. d’essais. Discussion avec Patrick Boucheron. Le féminisme

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Éditions Potemkine 2007-2020

médiéval expliqué aux enfants, déclinaison courte et en cou- 140. Collectif – Les Scotcheuses 152. Andreï Tarkovski – Stalker 165. Andreï Tarkovski – Solaris
leur du film. Du temps de Paul Van Eersel, clip d’Hubert Viel Inclus Le Bal des absent.es, Anomalies, Sème ton western, No Suppléments : Analyse du film par Eugénie Zvonkine. Entretien Suppléments : Commentaire d’Eugénie Zvonkine. Entretien avec
tourné en Super 8. ouestern. Suppléments : Montage sonore autour des films. avec le directeur de la photographie Alexandre Kniajinski. Entre- Marina Tarkovskaïa, sœur d’Andreï Tarkovski. Entretien avec
Chronologie de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Florilège de tien avec le décorateur Rashit Saffiouline. Entretien avec le l’actrice Natalia Bondartchouk.
130. Lucile Hadzihalilovic – Évolution Suppléments vidéos. Livret 12 pages. compositeur Edouard Artemiev.
Suppléments : Entretien avec Lucile Hadzihalilovic et Manu 166. Michael Haneke – Code Inconnu : Récit incomplet de
Dacosse, directeur de la photographie, par Philippe Rouyer. 141. Franco Piavoli – Il Pianeta Azzurro & Nostos : Il ritorno 153. David Lynch – Eraserhead divers voyages
Bande annonce. Nectar, court métrage. Suppléments : Ambulatorio (1954), Le stagioni (1961), Evasi Suppléments : Eraserhead Stories, documentaire de David Suppléments : Entretien avec Michael Haneke. Conversation
(1964). Entretien avec Franco Piavoli. Lynch. Entretien avec Pacôme Thiellement. Eraserhead, du cau- entre Philippe Rouyer et Yves Montmayeur. Filming Haneke,
131. Lucile Hadzihalilovic – Coffret Évolution/Innocence chemar urbain aux théâtres de l’intime, texte de Maxime documentaire d’Yves Montmayeur. Michael Haneke explique le
Suppléments : Court métrage Nectar. Présentation par Lucile 142. Franco Piavoli – Voci nel tempo & Primo soffio di vento Lachaud. Bande annonce. tournage de la « scène du boulevard ».
Hadzihalilovic. Innocence expliqué par Zoé Auclair. Bandes Suppléments : Domenica sera (1962), Emigranti (1963), Lo zebu
annonces. Entretien avec Lucile Hadzihalilovic et Manu Dacosse e la stella (2007), Frammenti (2012), Festa (2016). 154. David Lynch – Twin Peaks. Fire Walk with me 167. David Lynch – The Short Films
par Philippe Rouyer. Suppléments : Between Two Worlds de David Lynch avec She- Inclus Six Men Getting Sick, The Alphabet, The Grandmother,
143. Larissa Chepitko, Elem Klimov – Coffret ryl Lee, Ray Wise, Grace Zabriskie et David Lynch. Entretien avec The Amputee, Lumière & Cie : Premonitions Following An Evil
132. Roy Andersson – Nous, les vivants Inclus Bienvenue, ou accès interdit aux personnes non auto- Pacôme Thiellement. Entretien avec Hervé Aubron. Entretiens Deed.
Suppléments : Entretien avec Roy Andersson. Publicités SAP, risées, L’Ascension, Raspoutine, l’agonie, Les Ailes, Les Adieux tirés d’archives. Bandes annonces.
à Matiora. Suppléments : Présentations par Joël Chapron. 168. Friedrich Wilhelm Murnau – Tabou
Preppens (1985)
Larissa, documentaire d’Elem Klimov en hommage à Larissa 155. Eric Pauwels – La Trilogie de la cabane Suppléments : Tabou, dernier voyage, documentaire d’Yves de
133. Roy Andersson – Chansons du 2e étage Chepitko. Inclus Lettre d’un cinéaste à sa fille, Les Films rêvés, La Deu- Peretti. Court métrage Treibjagd in der Südsee. Entretien avec
Suppléments : Entretien avec Roy Andersson. Publicités Trygg xième Nuit. Suppléments : courts Lettre à Jean Rouch et To Bernard Eisenschitz. Livret de 48 pages.
Hansa (1981), HSB (1985). 144. Werner Herzog – Salt & Fire Split Or Not To Split. Entretien avec Arnaud Hée. 169. Andreï Tarkovski – L’intégrale (versions restaurées)
134. Roy Andersson – A Swedish Love Story 145. Jean Eustache – Une sale histoire 156. Jon Nguyen, Rick Barnes et Olivia Neergaard-Holm – Inclus L’Enfance d’Ivan, Andreï Roublev (deux versions), Solaris,
Suppléments : Courts métrages Rendre visite à son fils (1967), Suppléments : « Le Jardin des délices » de Jérôme Bosch, David Lynch : The Art Life
Le Miroir, Stalker, Nostalghia, Le Sacrifice, Tempo di viaggio,
Aller chercher un vélo (1968), Le Samedi 5 octobre (1968) court métrage (1979). Entretien avec Jean Douchet. Entretien Les Tueurs, Il n’y aura pas de départ aujourd’hui, Le Rouleau
Supplément : Présentation par Pacôme Thiellement.
avec Gaspar Noe. C’est une histoire que les femmes n’aiment compresseur et le Violon. Suppléments : Livre de 140 pages
135. Roy Andersson – Coffret pas beaucoup, un texte de Gabriela Trujillo. 157. Gregg Araki – Mysterious Skin avec textes et photos d’Andreï Tarkovski et de ses films. Livre
Inclus Rendre visite à son fils, Aller chercher un vélo, Le Samedi Supplément : Interview de Gregg Araki. de 100 pages réunissant les plus belles affiches des films de
146. Avi Mograbi – Entre les frontières Tarkovski (collection de Michaël Lellouche). Présentation des
5 octobre, A Swedish Love Story, Quelque chose est arrivé,
Suppléments : Entretien avec Avi Mograbi et Chen Alon. The 158. Yorgos Lanthimos – Canine films par Eugénie Zvonkine. À la rencontre d’Andreï Tarkovski
Monde de gloire, Chansons du 2e étage, Nous, les vivants, Un
Rain Is Gone de Noam Enbar à partir d’images d’Entre les fron- Supplément : Scènes coupées. de DmitryTrakovsky. Une journée d’Andreï Arsenevitch — Col-
pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence.
tières. lection Cinéma de notre temps de Chris Marker. Mise en
Suppléments : Quatre publicités. Trois entretiens avec Roy 159. Andreï Tarkovski – Andreï Roublev
Andersson. scène : Andreï Tarkovski de Michal Leszczylowski. Nombreux
147. Carl Theodor Dreyer – Ordet Suppléments : Commentaire d’Eugénie Zvonkine. Entretien avec entretiens avec des collaborateurs du cinéaste (Evgueni Jarikov,
Suppléments : Introduction de Patrick Zeyen. Carl Theodor l’acteur Youri Nazarov. Images du tournage.
136. Grigori Tchoukhraï – Coffret Vadim Ioussov, Youri Nazarov, Natalia Bondartchouk, Marina
Dreyer parle du film. Entretien avec Olivier Assayas.
Inclus Le Quarante et unième, La Ballade du soldat, Ciel pur. Tarkovskaïa, Alexandre Kniajinski, Rashit Saffiouline, Edouard
160. Andreï Tarkovski – L’Enfance d’Ivan
Suppléments : présentations par Joël Chapron. Trois entretiens 148. Coffret Blu-ray Carl Theodor Dreyer Artemiev, Alexandre Micharine, Anatoli Solonitsyne).
Suppléments : Commentaire d’Eugénie Zvonkine. Entretien avec
avec Grigori Tchoukhraï. Le Quarante et unième (version de Inclus Le Maître du logis, Vampyr, Jour de colère, Ordet, l’acteur Evgueni Jarikov. Entretien avec le directeur de la pho- 170. Charles Chaplin – Les Temps modernes
1926) Gertrud. Suppléments : Introduction des films par Patrick tographie Vadim Ioussov. Suppléments : Introduction par David Robinson. Chaplin
Zeyen. Les films commentés par Olivier Assayas, Arnaud des retrouvé : Les Temps modernes. Interview de Marion Fontaine.
137. Harmony Korine – Trash Humpers 161. Andreï Tarkovski – Le Miroir
Pallières, Arnaud Desplechin et Gaspar Noe. Carl Th. Dreyer, Dans les coulisses de l’ère des machines. La Fabrication d’une
Supplément : Court métrage Umshini Wam pour Die Antwoord collection Cinéastes de notre temps, d’Eric Rohmer (1965). Les Suppléments : Commentaire d’Eugénie Zvonkine. Entretien avec
(2011). roue, film promotionnel de Ford. Symphony in F, film promo-
images censurées de Vampyr. Carl Th. Dreyer parle de Vampyr, le scénariste Alexandre Micharine. Entretien avec l’acteur Ana- tionnel de Ford. « Smile » par Liberace. « Titine » en karaoké.
138. Krzysztof Kieślowski – Le Décalogue Jour de colère, Ordet et Gertrud. toli Solonitsyne. Hommage du compositeur Edouard Artemiev. Scènes coupées. Galerie de photos. Films annonces. Livret de
Inclus Un seul Dieu tu adoreras, Tu ne commettras point de 149. Robert Wiene – Le Cabinet du docteur Caligari + De 162. Coffret Abel & Gordon 104 pages.
parjure, Tu respecteras le jour du Seigneur, Tu honoreras ton Caligari à Hitler Inclus L’Iceberg, Rumba, La Fée, Paris pieds nus. Suppléments : 171. Jean-Gabriel Périot – Lumières d’été
père et ta mère, Tu ne tueras point, Tu ne seras pas luxurieux, Suppléments : Présentation par Pacôme Thiellement. Documen- Cinq courts métrages, Merci Cupidon, Rosita, Walking on the Suppléments : Interview de Jean-Gabriel Périot. Témoignage
Tu ne voleras pas, Tu ne mentiras pas, Tu ne convoiteras pas taire Caligari, ou l’invention du film d’horreur. Bande-son com- Wild Side, La Tente qui voulait être dans un film, Petits pas à d’une survivante de la bombe atomique à Hiroshima. Court
la femme d’autrui, Tu ne convoiteras pas les biens d’autrui. posée par In The Nursery. Bande-son composée par Hochschule. la mer. Entretiens avec les réalisateurs. Making of. Bêtisier. métrage : 200 000 fantômes.
Suppléments : Brève histoire du Décalogue : un entretien avec Scènes coupées.
Krzystof Kieslowski, par Eileen Anipare et Jason Wood, docu- 150. Sergueï Loznitsa – 8 Films Documentaires 172. Sergueï Loznitsa – Une femme douce
mentaire (1996). Conférence de Frédérique Leichter-Flack Inclus Today We Are Going To Build A House, L’Attente (The 163. Andreï Tarkovski – Nostalghia Supplément : Interview de Sergueï Loznitsa.
autour du Décalogue 5. Conférence de Pascal Bruckner autour Train Stop), La Colonie (The Settlement), Letter, Portrait, Pay- Supplément : Commentaire d’Eugénie Zvonkine.
du Décalogue 10. sage (Landscape), L’Usine (Factory), Artel. Supplément : Entre- 173. Jacques Rivette – Céline et Julie vont en bateau
tien avec Arnaud Hée. 164. Abel et Gordon – Paris pieds nus Suppléments : Présentation par Pacôme Thiellement. Interview
139. Mauro Herce – Dead Slow Ahead Suppléments : La comédie selon Abel et Gordon. Les coulisses de Jacques Rivette. Interviews des actrices. Hommage à Juliet
Suppléments : Entretien avec le réalisateur. Scènes coupées. 151. Sergueï Loznitsa – Revue & The Event du tournage. Courts métrages : Petits pas à la mer et La Tente Berto. Entretien avec Bertrand Mandico. Entretien avec Lucile
Bande annonce. Supplément : Entretien avec Arnaud Hée. qui voulait être dans un film. Hadzihalilovic.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné Éditions Potemkine 2007-2020

174. Jacques Rivette – Céline et Julie vont en bateau + Le 183. Diego Lerman — Notre Enfant 192. Lars von Trier – The House That Jack Built 204. Jacques Rivette – Jeanne la pucelle : Les Batailles —
Pont du Nord Suppléments : Entretien avec Diego Lerman. Film annonce. Suppléments : Interview de Lars von Trier. Entretiens avec Les Prisons
Suppléments : Présentation par Pacôme Thiellement. Interview Pacôme Thiellement et Stéphane du Mesnildot. Suppléments : Analyse par Pacôme Thiellement. Interview d’Oli-
de Jacques Rivette. Interviews des actrices. Hommage à Juliet 184. Jean Gabriel Périot – Courts métrages vier Bouzy.
Berto. Entretien avec Bertrand Mandico. Entretien avec Lucile Inclus We Are Winning Don’t Forget, Dies Irae, Undo, Eût-elle 193. Hicham Lasri – The End + The Sea is behind
Hadzihalilovic. Interview de Bulle Ogier et Caroline Champetier. été criminelle…, Under Twilight, 200 000 fantômes, L’Art déli- Supplément : Interview de Hicham Lasri. Court métrage Love 205. Mikhaïl Kalatozov – Quand passent les cigognes
Interview de Martine Marignac. Interview de Georges Prat. cat de la matraque, Les Barbares, The Devil, We Are Become in Aleppo. Suppléments : Présentation par Françoise Navailh. Analyse de
Interview de Catherine Quesemand. Interview de Pierre Wallon. Death, Poor Little White Girls, Devil Inside, Médicalement, Si séquence par Engénie Zvonkine. Un pur mélodrame par Fran-
194. Robert Bresson – Procès de Jeanne d’Arc çoise Zamour.
Entretien avec Jean Narboni et Bamchade Pourvali. jamais nous devons disparaître, ce sera sans inquiétude mais
Suppléments : Interview de Robert Bresson (Page Cinéma,
en combattant jusqu’à la fin, Nous, Entre chiens et loups,
175. Friedrich Wilhelm Murnau – Faust 1962). Interview de Florence Delay, Hervé Dumont, Olivier 206. Charles Chaplin – Le Cirque
Looking At The Dead — Regarder les morts, L’Optimisme, Nos
Suppléments : Trois bandes son : Création originale de Thomas Assayas. Module avant/après la restauration du film. Suppléments : Introduction par David Robinson. Entretien avec
jours, absolument, doivent être illuminés, Le jour a vaincu la
Köner. Création originale de Jacco Gardner. Interprétation par Emmanuel Dreux. Chaplin aujourd’hui : Le Cirque, documen-
nuit, Song for the Jungle, De la joie dans ce combat. Supplé- 195. Erik Poppe – Utoya, 22 juillet
Javier Pérez de Azpeitia de la composition de Paul Hensel de taire de François Ede. Séquence coupée. Bandes annonces.
ments : Entretien avec Jean-Gabriel Périot. Parades amou- Suppléments : Making of — Conférence de presse Berlinale
1926. Documentaire Le Langage des ombres : Faust. Livret de reuses. Journal intime. Gay ?. Avant j’étais triste. # 67. Édition 207. Charles Chaplin – Les Lumières de la ville
48 pages. bilingue. 196. Guillaume Brac – L’Île au trésor Suppléments : Introduction de David Robinson. Entretien avec
Suppléments : Le film Contes de juillet (2017). L’Île au trésor : Emmanuel Dreux. Chaplin aujourd’hui : Les Lumières de la ville,
176. Jacques Rivette – Le Pont du Nord 185. Charles Chaplin – La Ruée vers l’or Le Repos des braves, court métrage. Entretien avec Guillaume
Suppléments : Interview de Bulle Ogier et Caroline Champetier. documentaire de Serge Bromberg.
Suppléments : Introduction par David Robinson. Entretien avec Brac et Karen Benainous. Casting des comédiens. Entretien avec
Interview de Martine Marignac. Interview de Georges Prat. Annick Foucrier. Documentaires La Ruée vers l’or et Chaplin Guillaume Brac et Alain Guichaoua. 208. Lars von Trier – Coffret.
Interview de Catherine Quesemand. Interview de Pierre Wallon. aujourd’hui : La Ruée vers l’or. Livret de 108 pages. Inclus Melancholia, Nymphomaniac Director’s Cut et The
Entretien avec Jean Narboni et Bamchade Pourvali. 197. Federico Fellini – Fellini Satyricon House That Jack Built. Suppléments : Entretiens avec Lars von
186. Charles Chaplin – Le Kid Suppléments : Interview d’Italo Moscati. Making of. Interview Trier, Stacy Martin, Kirsten Dunst, Shia LaBeouf, Charlotte
177. Jean-Baptiste Thoret – We Blew It Suppléments : Préface de David Robinson. Entretien avec Ber- de Dominique Delouche. Sur la musique de Nino Rota.
Suppléments : Livret de 100 pages. Commentaire audio de Gainsbourg, Stellan Skarsgård. Commentaire audio. Commen-
nard Chambaz. Documentaires Chaplin retrouvé : Le Kid et taire comparé par Philippe Rouyer. Conférence de presse de
Jean-Baptiste Thoret. Entretiens avec Bob Rafelson, Michaël 198. Virginie Thévenet – La Nuit porte-jarretelles / Jeux
Chaplin aujourd’hui : Le Kid. Scènes coupées. How To Make Cannes 2011. Filmbyen, documentaire de Pablo Tréhin Marçot.
Mann et Stéphanie Rothman versions longues. Memory Road : Movies. Numéro de danse de Jackie Coogan. Nice And Frien- d’artifices / Sam suffit
WBI ou Requiem pour une Amérique défunte par François dly. Enregistrement de la nouvelle musique. Livret de 108 Suppléments : Interviews de Virginie Thévenet, Arielle Dom- 209. Éric Rohmer – Contes des quatre saisons
Angelier. Entretien avec Philippe Rouyer. pages. basle, Caroline Loeb, Jezabel Carpi, Étienne Daho, Eva Ionesco, Inclus Conte de printemps, Conte d’hiver, Conte d’été et Conte
Aure Atika, Rossy De Palma. Court métrage Bavardage en sida d’automne. Suppléments : Entretiens avec Melvil Poupaud, Jean
178. Romain Goupil – Mourir à 30 ans 187. Alain Resnais – Mon oncle d’Amérique mineur. Clip de La Nuit porte-jarretelles par Étienne Chatiliez.
Suppléments : Entretien avec Romain Goupil. Entretien avec Douchet, Margaret Ménégoz, Florence Darel, Mary Stephen et
Suppléments : Entretien avec Alain Resnais. Entretien avec Fran- Pascal Ribier. Courts métrages. Making of. Archives audiovi-
Elsa et Renaud, jeunes militants. Entretien avec Raphaël Jaudon. 199. Alain Resnais – Mélo
çois Taddei et Joachim Lepastier. Entretien avec Jean Gruault. suelles.
Discussion entre Marin Karmitz et Romain Goupil. Deux courts Suppléments : Entretien avec Alain Resnais. De Bernstein à Res-
Contre l’oubli, Pour Esteban Gonzalez Gonzalez, Cuba, lettre à
métrages de Romain Goupil : Le Père Goupil et Je sais pas, je nais, l’adaptation de Mélo : entretien avec Myriam Juan. Le 210. Robert Bresson – Au hasard Balthazar
Fidel Castro par Alain Resnais pour Amnesty International, avec
sais pas. décor de Mélo : Jean-Pierre Berthomé commente les archives Suppléments : Un metteur en ordre, Robert Bresson, émission
ou sans le commentaire de François Thomas.
de Jacques Saulnier. Entretiens avec Pierre Arditi, André présentée par Roger Stéphane (1966). Entretien avec Damien
179. Coffret Mai 68 Dussollier, Jacques Saulnier, Sylvette Baudrot et Marin Karmitz.
188. Sergueï Eisenstein – Le Cuirassé Potemkine Manivel.
Inclus Mourir à 30 ans et Coup pour coup. Suppléments : Pré-
face de Serge Kaganski. Marin Karmitz parle de la sortie de Coup Suppléments : L’Utopie des images de la révolution russe 200. Jean-Luc Godard – Masculin Féminin
d’Emmanuel Hamon. La version sonore allemande de 1930 211. Alex Ross Perry – Her Smell
pour coup. Interview de Serge July, de Louis Joinet et d’Olivier Suppléments : Préambule de Nicole Brenez. Analyse de Suppléments : Entretien avec Alex Ross Perry. Clips de Some­
Rolin. Le journal du tournage de Coup pour coup. Documentaire d’Aloïs Lippl. Documentaires Sur les traces du Cuirassé Potem­ séquence par Nicole Brenez. Masculin Féminin raconté par
kine et Naissance d’un cinéma révolutionnaire. Entretien avec thing She et The Akergirls. Bande-annonce.
LIP ou le goût du collectif de Dominique Dubosc. Entretien avec Alain Bergala. Bande annonce.
Romain Goupil. Entretien avec Elsa et Renaud, jeunes militants. François Albera : Eisenstein avant Potemkine. Analyse. Les 212. Friedrich Wilhelm Murnau & Werner Herzog –
Entretien avec Raphaël Jaudon. Discussion entre Marin Karmitz ­différentes versions. Survivances et antécédents. Bande- 201. Jean-Luc Godard – 2 ou 3 choses que je sais d’elle Nosferatu
et Romain Goupil. Deux courts métrages de Romain Goupil : Le son originale d’Edmund Meisel (1926). Bande-son composée par Suppléments : Présentation du film par Alain Bergala. Analyse Suppléments : Présentation du Nosferatu de Werner Herzog et
Père Goupil et Je sais pas, je sais pas. Del Rey & the Sun Kings (2007). Bande-son composée par de séquence par Alain Bergala. Interview d’Aurélie Cardin. comparaison avec la version de F.W. Murnau par Hervé Aubron.
­Zombie Zombie (2009) Bande annonce. Signé Stella. Le film vu par Sylvain George. Commentaire audio de Werner Herzog.
180. Jan P. Matuszynski – The Last Family
Suppléments : Entretien avec Jan P. Matuszynski. Entretien avec 189. Benedikt Erlingsson – Woman at War 202. Richard Billingham – Ray & Liz 213. Carl Theodor Dreyer – Vampyr
Andrzej Seweryn. Documentaire Les Beksinski : album de sons Suppléments : Bande-annonce. Interview de Benedikt Erlings- Suppléments : Interview de Richard Billingham. Entretien avec Suppléments : Analyse de Patrick Zeyen. Images censurées.
et d’images. son et Halldóra Geirharðsdóttir. Marion Duquerroy. Dreyer parle de son film. Entretien avec Arnaud des Pallières.
181. Robert Bresson – L’Argent 190. Nathan Silver – C’est qui cette fille 203. Elem Klimov – Requiem pour un massacre 214. Charles Chaplin – Le Cube, coffret 10 films
Suppléments : Interview de Robert Bresson (1983). Entretien Suppléments : Interview de Nathan Silver et Damien Bonnard. Suppléments : Making of. Interviews du réalisateur, de l’acteur Inclus The Kid, L’Opinion publique, La Ruée vers l’or, Le Cirque,
avec Eugène Green. Entretien avec Jean-François Naudon. Interview de Ruben Amar, Claire Charles-Gervais et Louise Bel- principal, du décorateur. Entretien avec Vladimir Kozlov, assis- Les Lumières de la ville, Les Temps modernes, Le Dictateur,
licaud. tant d’Elem Klimov. Interviews de Gaspar Noé, Nicolas Boukhrief Monsieur Verdoux, Les Feux de la rampe, Un roi à New York.
182. Robert Bresson – Pickpocket et Bertrand Mandico. Extrait de l’émission Cinéma… par Albert
Suppléments : Interview de Robert Bresson (1960). Les Modèles 191. Ala Eddine Slim – The Last of Us Dupontel. « Un témoignage historique ». La fin de Requiem 215. Elaine May – Mikey and Nicky
de Pickpocket de Babette Mangolte. Entretien avec Clément Suppléments : Entretien avec Saad Chakali. The Stadium et pour un massacre. Archives sur la Seconde Guerre mondiale Suppléments : Entretien avec Jean-Baptiste Thoret. Bande-an-
Cogitore. Bresson et Dostoïevski. L’Automne, courts métrages. en Biélorussie. nonce.

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POTEMKINE et le cinéma halluciné

216. Robert Bresson – Mouchette 224. Abbas Kiarostami – Trilogie de Koker : Où est la maison
Suppléments : Au hasard Bresson de Theodor Kotulla. Entretien de mon ami? – Et la vie continue – Au travers des oliviers
avec Jacques Kebadian. Entretien avec Michel Estève. Analyse Suppléments : Présentations. Entretiens avec Jacques Doillon,
de séquence. Bande-annonce par Jean-Luc Godard. Marjane Satrapi.
217. Rabah Ameur-Zaïmeche – Terminal Sud 225. Alain Resnais – Muriel ou le temps d’un retour
Suppléments : Entretien avec Ramzy Bedia. Interview de Rabah Suppléments : « Boulogne ou le temps d’un retour » par l’his-
Ameur-Zaïmeche. torien du cinéma François Thomas. Delphine Seyrig racontée
218. Wang Bing – Madame Fang
par Alexandre Moussa. L’actrice Nita Klein revient sur le tour-
nage de Muriel. « La guerre d’Algérie au cinéma » par l’historien LISTE DES INVITÉS
Supplément : Documentaire À propos de Madame Fang de
Dominique Auvray.
Pascal Ory.
DES RENCONTRES POTEMKINE
226. Mikhaïl Kalatozov - Soy Cuba
219. Vladimir Menchov – Moscou ne croit pas aux larmes Suppléments : Livret avec la correspondance entre le chef opé- Arnaud Desplechin — Frank Beauvais — Stéphane Batut – Coline Serreau – les frères Quay – Axel Cadieux
Suppléments : Entretien avec Françoise Navailh. Interviews de rateur Sergueï Ouroussevski et sa femme à propos du film. Le – Bertrand Tavernier – Sylvain George – Antoine de Baecque – Marie–Claude Treilhou – Nicole Brenez –
Vladimir Menchov, Valentin Tchernykh, Sergueï Nikitine, Vera Mammouth sibérien, documentaire de Vicente Ferraz sur le Alain Bergala – Judith Davis – Françoise Navailh – Joël Chapron – Eugénie Zvonkine – Nils Bouaziz – Yolande
Alentova, Irina Mouraviova, Raïssa Riazanova. tournage du film. Le contexte historique par François Albera. Zauberman – Marie Losier – Nicolas Saada – Emmanuel Burdeau – Véronique Campan – Marie Martin –
Analyse de séquence par Eugénie Zvonkine. Entretien avec Sylvie Rollet – Virgil Vernier – Virginie Thévenet – Guillaume Brac – Nicolas Philibert – Alain Cavalier – Pierre
220. Abbas Kiarostami – Le vent nous emportera Salvadori – Catherine Corsini – Patricia Mazuy – Jean–Bernard Marlin – Camille Vidal–Naquet – Thomas
Claire Mathon.
Suppléments : Le film vu par Agnès Devictor. La leçon de Lilti – Rithy Panh – Bertrand Mandico – Émeraude Nicolas – Darius Khondji – Jordan Mintzer – Éric Caravaca
cinéma d’Abbas Kiarostami. A Week With Kiarostami de Yuji 227. Chris Marker – La Jetée – Yannick Haenel – Dominique Païni – Pacôme Thiellement – Joachim Lepastier – Yann Gonzalez – Camille
Mohara : journal filmé du tournage. Suppléments : Regards sur La Jetée par Jean-Michel Frodon. Brunel – Antoine Thirion – Clément Cogitore – Jean–Baptiste Thoret – Nurith Aviv – Jean–François Stéve-
Quand La Jetée croise Vertigo. Jean Négroni raconte le tour- nin – Yann Dedet – Hélène Cattet – Bruno Forzani – Christophe Honoré – Alexandre Mourot – Caroline
221. Abbas Kiarostami – Le Goût de la cerise Poggi – Jonathan Vinel – Vincent Dieutre – Jean–Gabriel Périot – Serge Bozon – Jean–Louis Comolli –
nage de La Jetée. Petite visite du bar La Jetée à Tokyo. Livre
Suppléments : Le film vu par Jean-Michel Frodon. Sohanak de Alessandro Comodin – Sylvain George – Warren Ellis – Vincent Macaigne – Serge Bromberg – Prosper
250 pages La Jetée / ciné-roman
Bahman Kiarostami : conversation entre Abbas Kiarostami et Hillairet – Laurent Cantet – Pierre Creton – Mariana Otero – Leonor Serraille – Mathieu Amalric – Jean
son fils. Projet de Bahman Kiarostami : making of du film. 228. Chris Marker – Sans soleil Narboni – Hubert Charuel – Thierry de Peretti – Damien Manivel – Éric Pauwels – Raoul Peck – Charles
222. Ala Eddine Slim – Sortilège Suppléments : Interview de Florence Delay. Le Labyrinthe Berling – Andrea Paganini – Régis Sauder – Helkarava – Abel & Gordon – Jean–François Stévenin – Nicola
d’herbes de Shûji Terayama (1979), dans sa version française Delon – Alice Diop – Tangui Perron – Pauline Gallinari – Alain Gomis – Claire Simon – Lucas Belvaux – Joao
Suppléments : Interview de l’acteur Abdullah Miniawy. Livret de
écrite par Chris Marker et dite par Florence Delay. Tokyo Days Pedro Rodrigues – Dominique Cabrera – Françoise Lebrun – Luc Béraud – Gabriela Trujillo – Koji Fukada
24 pages : entretien avec Ala Eddine Slim et le groupe
de Chris Marker (1988 ). Sans soleil de Chris Marker, version – Jean Douchet – Bruno Muel – Christian Corouge – Tangui Perron – Sébastien Betbeder – Wang Bing – Julie
Oiseaux-Tempête.
anglaise de la voix off, écrite par Chris Marker pour éviter le Bertuccelli – Joël Chapron – Shanti Masud – Stéphane Brizé – Bertrand Bonello – Olivier Favier – Justine
223. Charles Chaplin – Le Dictateur sous-titrage de son film (uniquement sur le Blu-ray). Livre de Triet – Olivier Schefer – Alain Guiraudie – Anna Roussillon – Nicolas Humbert – Jean–Pierre Pagliano –
Suppléments : Livret de 108 pages. Documentaire Chaplin 224 pages : Le Dépays de Chris Marker (1982) : réimpression du Florence Loiret–Caille – Samir Guesmi – Jean–Luc Gaget – Patrick Sobelman – Whit Stillman – Bruce
retrouvé par la Cineteca di Bologna. Supplément jeunesse. livre de Chris Marker, épuisé depuis des années. Textes de LaBruce – Arthur Harari – Jérôme Momcilovic – Eugène Green – Marc’O – Jean–Pierre Kalfon – Raymond
Visite des studios Chaplin par le cameraman Roland Totheroh, Christophe Chazalon sur le film. Le dossier de presse du film. Depardon – Claudine Nougaret – François Ruffin – Amos Gitaï – Pascale Breton – Florence Dauman – Abbas
avec le commentaire de Kate Guyonvarch. The Tramp and the Lettre à Theresa de Chris Marker. Sans soleil de Modeste Mous- Fahdel – Lucile Hadzihalilovic – Dominique Marchais – Alain Bergala – Jacques Bontemps – Renato Berta
Dictator, documentaire de Kevin Brownlow et Michael Kloft. sorgski. Le texte intégral de la voix off. – Maroussia Vossen – Hubert Viel – Benoît Forgeard – Alka Balbir – Anne Steffens – Melvil Poupaud – Fran-
Chaplin aujourd’hui, documentaire de Serge Toubiana. Le tour- çois Margolin – Camille Lotteau – Denis Gheerbrant – Émilie Brisavoine – Valérie Loiseleux – Nurith Aviv
nage filmé en couleurs par Sydney Chaplin. « Charlot barbier », – Marie-José Mondzain – Hans-Jürgen Syberberg – Jean-Michel Frodon – Wafa Ghermani – Wade Davis –
scène coupée. http://www.potemkine.fr Patricio Guzman – Philippe Faucon – Jacques Nolot – Emmanuel Burdeau – Sharunas Bartas – Antoine
Boutet – Pascal Bonitzer – Damien Manivel – Miguel Gomes – Joachim Lepastier – Charles de Meaux –
Nicolas Stanzick – Édith Scob – Pierre Étaix – Jean-Denis Bonan – Gaspar Noé – André S. Labarthe – HPG
– Alain Jessua – Virgil Vernier – Paul Vecchiali – Philip Ridley – Henri-François Imbert – Agnès Varda – Alis-
ter – Rabah Ameur-Zaïmeche – Eugène Green – Carmen Castillo – Pierre Haski – Nicolas Winding Refn –
Antoine Barraud – Bertrand Bonello – Fabien Gaffez et l’équipe du Fifam – Françoise Navailh – Hervé
Aubron – agnès b. – Alessandro Pignocchi-Ossama Mohammed – Peter Greenaway – François Chaslin –
Nathalie Ronvaux – Céline Sciamma – Chu Tien-wen – Céline Gailleurd – Olivier Bohler – Jean-Claude
Brisseau – Patrice Hamel – Thomas Cailley – Istvan Szabo – Dieudo Hamadi – Avi Mograbi – Georges
Didi-Huberman – Stefan Kristensen – Jean-Charles Hue – Tony Gatlif – Arnaud des Pallières – F. J. Ossang
– Serge Bromberg – Jonathan Nossiter – Ariane Doublet – Joseph Morder – Viva Paci – Emily Cauquy – DJ
Krikor – Camille Plagnet – Albert Serra – Hubert Viel – Serge Bozon – Axelle Ropert – Thierry de Peretti
– Antoine Thirion – Claire Denis – la famille rohmérienne (Rosette, Amanda Langlet, Éric Vieillard, Andy
Gillet…) – Pierre Lhomme – Pierre Grunstein – le label Lowave – Solveig Anspach – Séverine Danflous…

https://vimeo.com/boutiquepotemkine

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Crédits visuels

La Chute de la Maison Usher, page 149 © DR / Eraserhead, page 198 © MK2 / Absurda Jaquette The Color Wheel, page 257 © Potem­
Jaquette © Potemkine Films Eraserhead, page 200 © Collections La Cinéma- kine Films
Jaquette Poussières d’Amérique, page 153 thèque de Toulouse / Jaquette © Potemkine Films La Lettre inachevée, page 258 © Mosfilm
© Potem­kine Films Mysterious Skin, page 202 © MK2 / Jaquette Les Rencontres d’après minuit, page 259
Coffret Mikhaïl Kalatozov, page 154 © Potem­kine © Potemkine Films © Sedna Films
Films Affiche David Lynch : The Art Life, page 203 Jaquette Le Voyage des comédiens, page 261
La Lettre inachevée, page 155 © DR © Potemkine Films © Potemkine Films
Coffret Herzog vol.1, page 155 © Potemkine Films David Lynch, page 204 © Absurda / Rick Barnes Jaquette Les Ascensions de Werner Herzog, page
Signes de vie, Les nains aussi ont commencé Affiche Twin Peaks. Fire Walk With Me, page 206 262 © Potemkine Films
petits, Aguirre la colère de dieu @ Werner Her­ © Potemkine Films Affiche Cinq soirées, page 262 © DR

CRÉDITS VISUELS zog Films


Jaquette Nymphomaniac, page 159 © Potem­kine
Twin Peaks. Fire Walk With Me, page 207 © MK2
Canine, page 209 © MK2 / Jaquette © Potem­kine
Jaquettes Piavoli, Pauwels, Kurosawa, page 263
© Potemkine Films
Films Films Trash Humpers, page 266 © Alcove
Twin Peaks. Fire Walk With Me, page 9 © Collec- Le Cabinet du docteur Caligari, page 51 © Collec- Requiem pour un massacre, page 103 © Mosfilm Nymphomaniac, page 160 © Zentropa The Short Films of David Lynch, page 210 © MK2 Nostos : Il ritorno, page 267 © DR
tions La Cinémathèque de Toulouse tions La Cinémathèque de Toulouse / Jaquette © Potemkine Films Coffret Herzog vol.2, page 161 © Potemkine Films / Absurda Les Adieux à Matiora, page 268 © Mosfilm
Cœur de verre, page 12 © Collections La Cinéma- Gilbert & Sullivan, page 51 © Barry Purves Jaquette Mère et fils, page 104 © Potemkine Films Nosferatu fantôme de la nuit, page 162 © Wer- Stalker, page 213 © Collections La Cinémathèque Chansons du 2e étage, page 269 © Co-production
thèque de Toulouse Twin Peaks. Fire Walk With Me, page 52 © MK2 Rigoletto, pages 105 et 106 © Barry Purves ner Herzog Films de Toulouse / © Mosfilm Office
Les nains aussi ont commencé petits, page 13 The Last of Us, page 54 © Potemkine Films Jaquette Barry Purves, page 106 © Potemkine Cœur de verre, page 163 © Potemkine Films Le Miroir, page 214 © Collections La Cinéma- La Chute de la maison Usher, page 269 © Collec-
© Werner Herzog Films Cobra verde, page 57 © Werner Herzog Films Films Jaquette Eau argentée, page 165 © Potemkine thèque de Toulouse tions La Cinémathèque de Toulouse
Inauguration of the Pleasure Dome à la C­ hapelle Les Ascensions de Werner Herzog, page 60 Jaquette Walkabout, page 107 © Potemkine Films Films Jaquette Faust, page 215 © Potemkine Films L’Homme qui venait d’ailleurs, page 271 ©
des Carmélites, Toulouse, page 14 © David Elie © Potemkine Films Jaquette The Magick Lantern Cycle, page 166 Faust, page 216 © Collections La Cinémathèque Studio­canal
Walkabout, page 108 © Max L. Raab Productions
Exposition Kenneth Anger à la Chapelle des Car- © Potemkine Films de Toulouse Jaquette Une sale histoire, page 271 © Potem­
Le Joli Mai, page 61 @ Potemkine Films Jaquette Jacques Rozier, page 109 © Potemkine
mélites, page 15 © Marjory Salles Inauguration of the Pleasure Dome, Fireworks, Céline et Julie vont en bateau, page 217 © DR / kine Films
La Peau de Bax, page 61 © Graniet Film Films Jaquette © Potemkine Films
Le Miroir, page 16 © Collections La Cinémathèque page 167 © Kenneth Anger Jaquette Entre les frontières, page 272 © Potem­
Dead Slow Ahead, page 62 © Mauro Herce Mind Game, page 110 © Studio 4°C / Jaquette The Last Family, page 218 © Aurum Film
de Toulouse Cobra verde, page 168 © Collections La Cinéma- kine Films
Young Ones, page 63 © DR © Potemkine Films thèque de Toulouse Jaquette The Last Family, page 219 © Potemkine
Requiem pour un massacre, page 17 © Collec- Raspoutine, l’agonie, page 273 © Mosfilm
Affiche Inauguration of the Pleasure Dome, page Jaquette After Life, page 111 © Potemkine Films Coffret Herzog vol. 3, page 168 © Potemkine Films Films
tions La Cinémathèque de Toulouse 65 © Kenneth Anger / Potemkine Films Holy Motors, page 275 © Pierre Grise Production
Jaquette Maborosi, page 113 © Potemkine Films Leçons de ténèbres, Gasherbrum, Le Pays où L’Argent, page 223 © Collections La Cinéma-
Vampyr, page 17 © Collections La Cinémathèque Jaquette Tabou, page 278 © Potemkine Films
Inauguration of the Pleasure Dome « triptych », Jaquettes Ossang, page 114 © Potemkine Films rêvent les fourmis vertes, page 169 © Werner thèque de Toulouse / Jaquette © Potemkine Films
de Toulouse page 66 © Kenneth Anger / Potemkine Films Jaquettes Le Pont du Nord / Les Temps mod-
Jaquette La Sorcellerie à travers les âges, page Herzog Films Objet Le Cuirassé Potemkine, page 224 © Potem­
La boutique Potemkine, page 20 © Maxime ernes, page 279 © Potemkine Films
Affiche de l’exposition Tarkovski, page 69 116 © Potemkine Films L’Homme qui venait d’ailleurs, page 171 © Col- kine Films
Lachaud De l’influence..., page 280 © Twentieth Century
© Potem­kine Films lections La Cinémathèque de Toulouse Le Cuirassé Potemkine, page 225 © Collections
Nils Bouaziz, page 22 © Arnaud Baumann Jaquette Out of the Blue, page 117 © Potemkine Fox
David Lynch, page 70 © Collections La Cinéma- Ne vous retournez pas, page 171 © Collections La Cinémathèque de Toulouse
Films Enquête sur une passion, page 281 © RPC
Solaris, page 23 © Collections La Cinémathèque thèque de Toulouse La Cinémathèque de Toulouse Jaquette The House That Jack Built, page 228
de Toulouse Jaquettes Alan Clarke, page 118 © Potemkine © Potemkine Films Coffret Panfilov, page 283 © Potemkine Films
Nymphomaniac, page 71 © Zentropa Films L’Homme qui venait d’ailleurs, page 172 © Stu-
Stalker, page 25 © Collections La Cinémathèque diocanal / Jaquette coffret © Potemkine Films The House That Jack Built, page 229 © Zentropa Affiche Lux Æterna, page 284 © Laurent Lufroy
After Life, page 73 © DR Jaquette Shotgun Stories, page 119 © Potem­kine
de Toulouse Jaquette La Peau de Bax, page 173 © Potemkine The End / The Sea Is Behind, pages 230, 231 Faust, page 284 © Collections La Cinémathèque
Requiem pour un massacre, page 73 © Collec- Films de Toulouse
Screen Play, page 27 © Barry Purves tions La Cinémathèque de Toulouse Films © Collection Hicham Lasri / Jaquet te ©
Requiem pour un massacre, page 28 © Collec- Jaquettes Melancholia, page 121 © Potemkine Les Innocents, page 175 © DR Potemkine Films Jour de colère, page 284 © MK2
Vampyr, page 74 © Potemkine Films Films Jaquette Rita, Sue and Bob too !, page 286
tions La Cinémathèque de Toulouse Jaquette Les Innocents, page 176 © Potemkine Jaquette Utoya, 22 juillet, page 237 © Potemkine
Coffret Andreï Tarkovski, page 77 © Potemkine Melancholia, page 122 © Zentropa Films © Potemkine Films
Walkabout, page 29 © DR Films
Films Jaquette Fellini Satyricon, page 239 © Potem­kine The Brown Bunny, page 287 © Potemkine Films /
Coffret Théo Angelopoulos, page 30 © Potem­kine Sibériade, page 123 © Mosfilm / Jaquette Affiche Évolution, page 176 © Potemkine Films
Metropolis, page 80 © Collections La Cinéma- © Potemkine Films Films Vincent Gallo
Films Évolution, page 177 © Les Films du Worso
thèque de Toulouse Fellini Satyricon, pages 240, 241, 242 © Collec- L’Ascension, page 288 © Mosfilm
Stalker, page 31 © Mosfilm Jaquette Eureka, page 124 © Potemkine Films Roy Andersson, page 180 © Co-production Office
Le Décalogue, page 82 © MK2 / Jaquette © Potemkine Films tions La Cinémathèque de Toulouse Les Innocents, page 289 © Collections La Ciné-
Scum, page 32 © BBC Eureka, page 125 © DR
Enquête sur une passion, page 83 © Recorded Jaquette Trash Humpers, page 181 © Potem­kine Requiem pour un massacre, page 243 © Mosfilm mathèque de Toulouse
Maine Océan, page 33 © Jacques Rozier Picture Company (RPC) Jaquettes Le Privé, page 126 © Potemkine Films / Jaquette © Potemkine Films
Films L’Homme qui venait d’ailleurs, page 290 © Col-
Jean Epstein, Première Vague, Poèmes bretons, Affiche The House That Jack Built, page 84 Le Privé, page 127 © Collections La Cinéma- Jaquette Her Smell, page 244 © Potemkine Films lections La Cinémathèque de Toulouse
thèque de Toulouse Trash Humpers, page 182 © Alcove
page 36 © Potemkine Films © Zen­tropa Le Décalogue, page 186 © MK2 / Jaquette Jaquette Heimat, page 246 © Potemkine Films Jaquette We Blew It, page 294 © Potemkine Films
Coffret Nikita Mikhalkov, page 37 © Potemkine Cœur de verre, page 88 © Werner Herzog Films Holy Motors, page 128 © Pierre Grise Produc- Jaquette Dharma Guns, page 248 © Potemkine Jaquette Code Inconnu, page 297 © Potemkine
© Potemkine Films
Films Vampyr, Le Miroir, page 91 © Collections La Ciné- tions / jaquette © Potemkine Films Films Films
Dead Slow Ahead, page 187 © Mauro Herce
L’Homme qui venait d’ailleurs, page 38 © Studio- mathèque de Toulouse Coffret Jonas Mekas, page 129 © Potemkine Films Jaquette Dead Slow Ahead, page 188 © Potem­ De l’influence..., page 249 © Twentieth Century Jaquette Herzog / Kinski, page 300 © Potemkine
canal The Last Family, page 91 © Aurum Film / Re:voir kine Films Fox Films
Cœur de verre, Cobra verde, page 39 © Collec- Walkabout, page 92 © Collections La Cinéma- Jaquette God Bless America, page 131 © Potem­ Jaquette Il pianeta azzurro / Nostos : Il ritorno, Jaquette Histoire de Judas, page 250 © Potem­ Enquête sur une passion, page 303 © RPC
tions La Cinémathèque de Toulouse thèque de Toulouse kine Films page 189 © Potemkine Films kine Films Jaquette Breathless, page 306 © Potemkine Films
Soy Cuba, page 40 © Mosfilm Vampyr, page 94 © Collections La Cinémathèque God Bless America, page 132 © Darko Entertain- Jaquette Chepitko / Klimov, page 191 © Potem­ Les Cloches des profondeurs, page 250 © Wer- Requiem pour un massacre, page 307 © Collec-
ment kine Films ner Herzog Films tions La Cinémathèque de Toulouse
Coffret Grigori Tchoukhraï, page 41 © Potem­kine de Toulouse
Films De l’influence..., pages 133 et 134 © Collections Affiche Agonie, page 191 © Collections La Ciné- Jaquette Au hasard Balthazar, page 251 © Potem­ Cobra verde, page 308 © Collections La Cinéma-
Fellini Satyricon, page 96 © Collections La Ciné-
La Cinémathèque de Toulouse mathèque de Toulouse kine Films thèque de Toulouse
Le Miroir, page 42 © Collections La Cinéma- mathèque de Toulouse
¡Vivan las antipodas!, page 135 © DR / Jaquette Tournage Raspoutine, l’agonie, page 191 © DR Le Miroir, page 251 © Mosfilm Affiche de Sortilège, page 310 © Potemkine Films
thèque de Toulouse Procès de Jeanne d’Arc, page 96 © MK2
© Potemkine Films Raspoutine, l’agonie / Les Adieux à Matiora Aguirre, la colère de Dieu, page 252 © Werner Visuels de la page 313 à 324 © Potemkine Films/
Eraserhead, page 43 © MK2/Absurda Mysterious Skin, jaquette inédite, page 97 © Noé- Herzog Films
Jaquette La Bête lumineuse, page 136 © Potem­ © Mosfilm Bombaliska/Guillaume Chabaud
La Sorcellerie à travers les âges, page 45 mie Rosset Eraserhead, page 253 © MK2 / Absurda
kine Films Jaquette Salt and Fire, page 193 © Potemkine Fellini Satyricon, page 327 © Collections La Ciné-
© Collections La Cinémathèque de Toulouse Walkabout, page 98 © DR La Sorcellerie à travers les âges, page 254
La Bête lumineuse, page 137 © DR Films mathèque de Toulouse
Affiche Six et demi, onze, page 47 © Potemkine The Last of Us, page 99 © Exit Production Le Cabinet du docteur Caligari, page 195 © Col- © Collections La Cinémathèque de Toulouse Jaquette Ray & Liz, page 327 © Potemkine Films
Films Stalker, Le Cuirassé Potemkine, page 100 © Col- Coffret Eric Rohmer, page 138 © Potemkine Films Mind Game, page 254 © Studio 4°C
lections La Cinémathèque de Toulouse / Jaquette Requiem pour un massacre, page 327 © Mosfilm
Zombie Zombie, page 49 © Marco dos Santos lections La Cinémathèque de Toulouse Meteora, page 139 © Co-production Office © Potemkine Films Twin Peaks. Fire Walk With Me, page 255 © MK2 Affiche Requiem pour un massacre, page 329
La Sorcellerie à travers les âges, page 50 © Col- Andreï Roublev, page 101 © Mosfilm Jaquette Meteora, page 140 © Potemkine Films Coffret Dreyer, page 196 © Potemkine Films Jaquette Enquête sur une passion, page 256 © Potemkine Films
lections La Cinémathèque de Toulouse L’Affaire des divisions Morituri, page 102 Les Rencontres d’après minuit, page 141 © Jean- Vampyr, page 197 © Collections La Cinémathèque © Potemkine Films
Joakim, page 50 © The Posternaks © Collections La Cinémathèque de Toulouse Claude Moreau / Sedna Films de Toulouse Scorpio Rising, page 257 © Kenneth Anger

344 345
Table

DEUXIÈME PARTIE
Les éditions Potemkine
Approche d’un cinéma visionnaire
De songes en songes  89
TABLE Des rires aux larmes : l’union des contraires  90
Pour un cinéma hypnagogique  92
Transe, rêve, possession  97
INTRODUCTION « Films-monstres »  100
Exploration personnelle du catalogue  103
Une autre cinéphilie   7 Requiem pour un massacre  103
Des objets et des hommes    10
Mère et fils  104
Le jardinier et ses roses   12
Barry Purves – His Intimate Lives  105
Inspiration et contamination   14
Walkabout / Entretien avec Warren Ellis  107
Vers une polyphonie de souvenirs   16
Coffret Jacques Rozier  109
Mind Game  110
After Life  111
PREMIÈRE PARTIE Maborosi  112
Le mystère du K inversé Coffret F. J. Ossang  114
Là où naissent les cigognes   21 Häxan, la sorcellerie à travers les âges  115
Le début des éditions   26 Out of the Blue  116
L’art des coffrets   30 Coffret Alan Clarke  118
Le cinéma russe et soviétique   40 Shotgun Stories  119
Les films-trips   43 Melancholia  120
Vision du cinéma documentaire   45 Sibériade  123
Cinéma et musique   47 Eureka  124
L’objet   51 Le Privé  126
L’indépendance ou les derniers romantiques   53 Holy Motors  128
La distribution   60 Coffret Jonas Mekas  129
Rencontres et collaborations   65 God Bless America  131
Les moments forts   70 De l’influence des rayons gamma sur le comportement
Les avortés   71 des marguerites  132
L’éphémère, la disparition, la perte   72 ¡Vivan las Antipodas!  134
Perspectives   79 La Bête lumineuse  136
Coffret Éric Rohmer  138
Meteora  139
Les Rencontres d’après minuit / Entretien avec Yann Gonzalez  140
Coffret Jean Epstein / Entretien avec Joakim  148
Poussières d’Amérique  152
Coffret Mikhaïl Kalatozov  154

346 347
POTEMKINE et le cinéma halluciné Table

Coffret Werner Herzog Volume 1  155


Nymphomaniac (Director’s Cut)  158 TROISIÈME PARTIE
Coffret Werner Herzog Volume 2  160 Les sélections
Eau argentée  164 La nébuleuse Potemkine s’exprime et se souvient
The Magick Lantern Cycle  166 agnès b.  247
Coffret Werner Herzog Volume 3  167 Miliani Benzerfa  249
Coffret Nicolas Roeg  170 Nils Bouaziz  251
La Peau de Bax  173 Hélène Cattet & Bruno Forzani  255
Les Innocents  174 Benoît Dalle  257
Évolution / Entretien avec Lucile Hadzihalilovic  176 Pierre Denoits  260
Coffret Roy Andersson  180 Nicolas Giuliani  263
Trash Humpers / Entretien avec Harmony Korine  181 Yann Gonzalez  266
Le Décalogue  186 Lucile Hadzihalilovic  267
Dead Slow Ahead  187 Manfred Long-Mbépé  270
Il Pianeta Azzurro & Nostos : Il ritorno  189 Bertrand Mandico  272
Coffret Chepitko / Klimov  190 Natacha Missoffe  278
Noémie Moreau  280
Salt & Fire  193
Gaspar Noé  283
Le Cabinet du docteur Caligari  195
Olivier Père  285
Coffret Carl Theodor Dreyer  196
Philippe Rouyer  292
Eraserhead  198
Pacôme Thiellement  299
Mysterious Skin  202 Sébastien Zaccoletti  305
David Lynch, The Art Life  203
Twin Peaks. Fire Walk With Me  206
Canine  208
The Short Films of David Lynch  210
QUATRIÈME PARTIE
Coffret Andreï Tarkovski  212 Les graphismes
Faust  215 Sélection de visuels inédits et propositions alternatives de jaquettes  311
Céline et Julie vont en bateau  217
The Last Family / Entretien avec Jan P. Matuszynski  218
L’Argent  223
CONCLUSION
Le Cuirassé Potemkine / Entretien avec Zombie Zombie  224 De l’onirisme comme art de penser le cinéma : Liminarité, hantises
The House That Jack Built  228 et seuils de perception – Explorer les mondes-lisières avec Nils Bouaziz  325
The End / The Sea Is Behind / Entretien avec Hicham Lasri  230 Catalogue complet  330
Utoya, 22 juillet  237
Bibliographie  342
Fellini Satyricon  238
Crédits visuels  344
Conclusion. Viens et vois – Montrer l’invisible  243

348
Cet ouvrage, composé en Freight Sans dessiné par Joshua Darden
D’IMPRIMER

selon une maquette de Jutta Hepke,


a été mis en page par Ici & ailleurs.
La couverture a été conçue et réalisée par Gilles Colleu.

Il a été achevé d’imprimer, le 26 octobre 2020,


sur de l’Arcoset 120 g des papeteries Fedrigoni
sur les presses de l’imprimerie Centreoffset
pour le compte des Éditions Rouge Profond.
ACHEVÉ

Numéro d’éditeur : 112


Dépôt légal : novembre 2020
Imprimé en Italie

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