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Oct.

2017

ÉDITO

éagissant aux mauvaises critiques et au bide de • Vous n’avez rien compris, c’est une énorme blague, une comédie

R
son dernier film en salles, Mother !, Darren Aro- méta. Comme tous mes autres films d’ailleurs.
nofsky a lâché à la radio de The Frame : « Com- • Ce film n’est pas plus grotesque, ni plus fou, que la dernière
ment pourriez-vous ne pas mettre un F ? Ce film est un franchise de la Maison-Blanche, Donald vs Little Rocket Man.
énorme coup de poing. Nous voulions faire un film punk Il faut vivre avec son temps, ma p’tite dame.
qui vous saisisse. » Darren serait-il devenu trop • Franchement, ça va, mon truc, c’est La Petite Maison dans la prairie
sauvage pour nous ? Ou est-il simplement parti trop loin dans ses à côté du prochain Refn...
délires « new age » ? Toujours est-il qu’il faut avoir une certaine • Si vous trouvez que c’est le pire film jamais réalisé depuis
confiance en soi pour prétendre réaliser un film « punk » à 48 ans quinze ans, c’est que vous n’avez pas revu The Fountain...
avec la star de Hunger Games qui sort sur plus de 2 000 copies. • C’est vraiment dommage, je suis sûr que Freud aurait adoré.
Jésus aussi d’ailleurs.
Voici un panel de dix réponses alternatives pour ce cher • OK j’avoue, Raël a trop de dossiers sur moi, il m’a fait chanter.
Aronofsky : C’est lui qui a réalisé le film de A à Z...
• Je croyais qu’avec Jennifer Lawrence, c’était le carton assuré. Il
• Vous ne comprenez rien au cinéma. Jodorowsky, lui, il a adoré. faut peut-être que je me trouve une nouvelle meuf.
Enfin, il a lu dans ses cartes de tarot que c’était génial. • Si vous ne m’aimez pas, sachez que je ne sais même pas qui vous
• Si vous êtes resté insensible à la puissance de ce film, c’est peut- êtes. •
être que vous avez des choses à régler avec votre maman.

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Oct. 2017

SOMMAIRE

L’OUVREUSE 22 RETOUR À DETROIT


8. Rewind. L’actu cinéma comme vous auriez souhaité ne Enquête. Pour leur nouveau film, la réalisatrice Kathryn
jamais la lire. Bigelow et le scénariste Mark Boal ont voulu raconter les
12. What If : le poster rétro-futuriste de Peter Stults. Ce mois- émeutes raciales de 1967 qui ont embrasé la ville de
Detroit et leur pic atteint dans la nuit du 25 juillet entre
ci, Thor : Ragnarok
les murs de l’Algiers Motel. Forcément, une telle plongée
13. À quoi reconnaît-on... Un film de Michael Haneke
dans la mémoire honteuse de l’Amérique est à manipuler
14. L  a question qui tue : Les marques vont-elles bouffer avec la plus grande précaution...
l’animation ?
15. Les chiffres du mois 26 ALBERT DUPONTEL
15. Le top 3, une B.D. d’Erwann Surcouf Entretien. Avec Au revoir là-haut, Dupontel signe sa
première grosse fresque historique en racontant les
tribulations de deux Poilus après la guerre. Albert assagi
16 FRANCK VINCENT ? Si la forme change, l’acteur-cinéaste n’a pas fini de
fustiger « les marchands » et les illustres « tueurs » de
Ciné Life. Archétype du mafieux italien chez Scorsese et
l’Histoire de France. Entretien débridé avec un homme qui
les Soprano, immortel Billy Batts des Affranchis, Franck
parle plus vite que son ombre. Où il est question de Brexit
Vincent s’était livré par téléphone au creux de l’été,
culturel, de cascades sans filet et de bastons au nunchaku.
avant de tirer sa dernière révérence le 13 septembre
dernier...
34 DAVID FINCHER
Couverture. Il a commencé dans les effets visuels pour
18 D
 OMINIC WEST ILM, a testé ses obsessions dans la pub et le clip pour
Hors Cadre. Derrière le bar de la Terrasse Mouton les pop-stars des années MTV. Aujourd’hui, le natif du
Cadet, perchée sur le toit du Palais des festivals de Colorado David Fincher a 55 ans et a réalisé pour le
Cannes, un homme prépare un expresso. Geste sûr, cinéma des choses aussi marquantes que Seven, Fight
chemise blanche, il ne s’agit pourtant pas d’un barman Club et The Social Network, et chapeauté le carton House
mais bien de Dominic West. Un paradoxe qui définit of Cards. Ce mois-ci, c’est une nouvelle série pour Netflix
bien le Jimmy McNulty de The Wire, formé dans le plus (Mindhunter, retour aux tueurs en série) qui pourrait bien
prestigieux lycée privé du Royaume-Uni mais originaire le rendre encore plus indispensable sur tous les écrans.
de Sheffield. Car Fincher a réussi son coup : devenir, chose assez
rare, un réalisateur indépendant installé en plein cœur
du système hollywoodien. Pourquoi et comment, il a bien
© DR

voulu l’expliquer.

4
Un thriller VIRTUOSE,
une mise en scène fascinante
Télérama

Entre
Michael Haneke et
Stanley Kubrick
Paris Match
Film4 et New Sparta Films présentent, en association avec HanWay Films avec la participation de Bord Scannán na hÉireann I the Irish Film Board
une production Element Pictures en association avec Limp

Un film de Yorgos Lanthimos


Vertigineux et
MAGISTRAL MISE à MORT du
Le Figaro
CERF SACRÉ
Un thriller DÉJANTÉ Colin Farrell Nicole Kidman
JDD
Barry Keoghan Raffey Cassidy
Sunny Suljic Alicia Silverstone Bill Camp
COLIN FARRELL
crève l’écran
Konbini

Venimeux et
SPECTACULAIRE
Les Inrocks

LE 1ER NOVEMBRE
Oct. 2017

SOMMAIRE

64 RUBEN ÖSTLUND CAHIER CRITIQUE


Portrait. C’est un réalisateur qui cite les noms de
Michael Haneke ou Luis Buñuel pour exposer son 54. Mise à mort du cerf sacré, de Yorgos Lanthimos
programme, mais ne crache pas sur les vidéos YouTube. 56. Logan Lucky, de Steven Soderbergh
C’est aussi un homme qui a fait ses armes en filmant les 57. Jeune Femme, de Léonor Serraille
compétitions de ski. Aujourd’hui, Ruben Östlund, Suédois 58. Twin Peaks : The Return de David Lynch, vu par Hervé
de 43 ans, a gagné la Palme d’or pour The Square. Un Aubron, Jonathan Caouette, Bertrand Mandico.
prix bizarre ramené à un projet de cinéma bizarre. 66. Le Saut du tigre dans le passé, une chronique de Serge
Bozon
70 HOLLYWOOD ENDINGS 67. Un court à voir sur le web : Paparazzi de Jacques Rozier
Reportage. Ça se passe du côté de Mulholland Drive, 68. Le Casting du mois
pas loin des grands studios de cinéma. Depuis des 69. Les bonnes feuilles du Cinémaboule, une chronique de Noël
décennies, la Motion Picture & Television Fund a pris le Godin
parti d’accompagner la fin de vie des acteurs, réalisateurs,
scénaristes et membres de la grande famille du cinéma. HAPPY END
Pour cela, une maison de retraite d’un genre assez unique 90. Mots croisés : David Fincher
a été construite. 90. En chantier : le meilleur du pire des films en production
91. Fooporn : Twin Peaks
76 J
 EAN-LOUIS TRINTIGNANT
Légende. Quand on rembobine sa carrière d’acteur – qui 93. Si vous deviez... Filmer les 40 ans de Macron à l’Elysée,
s’étale sur plus de soixante ans et déroule presque 120 par Manu Payet
films – Jean-Louis Trintignant prend ses distances avec son 94. Le Jour où...Dick Gregory a retrouvé les corps de trois
statut de monstre sacré et lâche « un imposteur, j’en étais défenseurs des droits civiques
un ». Coquetterie ultime au moment où l’homme s’affiche 96. L’art et sa manière, une chronique d’Antonin Peretjatko
dans le dernier Michael Haneke, Happy End, et s’organise
une sortie de champ discrète ? 98. Cinéma, c’est pas un métier : une B.D. de Terreur
Graphique

86 BERNARD LAVILLIERS
Extra. Celui qui reste un des plus dignes rockeurs français
© COLLECTION CHRISTOPHEL

a préféré ne pas rejoindre le club des chanteurs d’ici


qui s’offrent des crochets pas forcément heureux par le
cinéma. Façon de prouver que sur grand écran comme
sur une scène de concert, on ne la fait pas à l’envers à
l’immense Nanard.

6
H a m m e r F i l m s p r é s e n t e

Série limitée coffret DVD et coffret blu-ray


Le Fascinant Capitaine Clegg L’Empreinte de Frankenstein
de Peter Graham Scott de Freddie Francis
• •
Le Baiser du Vampire Paranoï aque
de Don Sharp de Freddie Francis
• •
Les Sévices de Dracula Meurtre par Procuration
de John Hough de Freddie Francis
• •
Le Cirque des Vampires Comtesse Dracula
de Robert Young de Peter Sasdy
• •
La Fille de Jack l’Éventreur Les Maîtresses de Dracula
de Peter Sasdy de Terence Fisher
• •
Le Spectre du Chat La Nuit du Loup-Garou
de John Gilling de Terence Fisher

Le Fantôme de l’Opéra
de Terence Fisher

13 œuvres gothiques des studios Hammer enfin réunies !


Masters Haute Définition 2K et 4K en version intégrales restaurées • Jaquettes réversibles avec les affiches
cinéma Françaises et Originales • Un livre exclusif de 64 pages signé par Nicolas Stanzick écrivain auteur
de l'ouvrage référence « Dans les griffes de la Hammer » • 6 heures de bonus : Présentations et analyses
exclusives des films par Alain Schlockoff - rédacteur en chef de l'écran Fantastique et Nicolas Stanzick
• Interview d'Yvonne Monlaur • Bandes-annonces d'origine

Le cauchemar recommence
le 24 Octobre 2017 7
en partenariat avec
L’ouvreuse

REWIND

UN MOIS DE  CINÉMA
EN FRANCE, DE ÇA ET DE
BONBONNES DE POUDRE
Vendredi 1er septembre de changer son nom pour ça a été une année très pas fait attendre : « Nous
pouvoir travailler. » Beaucoup difficile, et j’ai eu d’autres n’avons pas les moyens de
Il est beaucoup question de
plus freaky, un homme sonne problèmes de santé. Je dois t’établir un contrat. Et pour
whitewashing en ce moment
chez Selena Gomez avec un vraiment faire attention à faire quoi ? » Ne lui reste plus
à Hollywood. Dernier
bouquet de fleurs en forme ma santé. » L’idéal serait un qu’à compter sur un reboot
exemple en date, Chloe
Bennet dont le vrai nom est de pénis dans les bras. Pas médecin célibataire donc. de Sexy Zap.
Chloe Wang. « Changer mon joueuse, Selena prévient la
nom de famille ne change sécurité. Mercredi 6 septembre
Jeudi 7 septembre
rien au fait que mon sang Katie Holmes et Jamie Foxx
est à moitié chinois, que j’ai Lundi 4 septembre peuvent enfin s’afficher Pour troller un arnaqueur sur
vécu en Chine, que je parle Appel aux volontaires, ensemble après quatre ans Internet, un journaliste envoie
mandarin ou que j’ai été Angelina Jolie est disponible. de relation, après le délai le passeport de Jason Bourne
culturellement élevée comme « C’est difficile. Je n’aime pas imposé par Tom Cruise de au lieu du sien pour éviter un
Américaine et Chinoise. Mais être célibataire. Ce n’est pas ne pas s’afficher avec un vol d’identité. Kim Kardashian
je devais bien payer mon une chose que j’ai voulue. autre homme après leur et Kanye West s’apprêtent à
loyer et comme Hollywood Il n’y a rien de plaisant à divorce. Et si ça avait été accueillir un troisième enfant.
est raciste, mon nom les cela, c’est juste dur à vivre. avec une femme ? Pas de Ce qui est a priori une bonne
rendait mal à l’aise. Je fais On pourrait parfois croire délai en revanche pour nouvelle pour tout le monde,
tout ce que je peux avec la que je gère tout super bien, le comédien Franck de sauf pour la mère porteuse,
plateforme qui m’est offerte mais en réalité, j’essaie juste Lapersonne. Après une à laquelle le couple a fait
pour m’assurer que personne d’arriver à la fin de chaque demande de CDD à Marine appel pour des raisons de
© DR

n’aura besoin à l’avenir journée. Émotionnellement, Le Pen, la réponse ne s’est santé. Elle a interdiction de

8
“SOMPTUEUX” L E FIGARO

se teindre les cheveux, ou de leur maison à disposition des


prendre du bon temps dans victimes d’Irma, découvrent
un jacuzzi durant toute sa que cela ne va pas être
grossesse. Dur. possible : elle est détruite.

Samedi 9 septembre Mercredi 13 septembre


« J’ai écrit ce livre tout Frank Vincent s’éteint à
simplement parce qu’à 12 80 ans, dans son New
ans, dans la maison de ma Jersey, où il avait joué dans
grand-mère à la Varenne- Les Soprano. À ne pas
Saint-Hilaire, je me suis confondre avec Francky
retrouvé en pleine nuit dans Vincent qui incrimine l’Etat
le lit et j’ai vu une lampe de dans sa gestion de l’ouragan
poche. Et un homme s’est Irma. Britney Spears aurait
approché de moi et il m’a dépensé 11 millions de
violé avec un couteau. » dollars en 2016. Dont 122
Francis Huster installe la clim’ 613 en massages, soins et
sur le plateau d’ONPC. manucures. De son côté,
Harrison Ford révèle qu’il
Lundi 11 septembre est tombé sous le charme
Manifestation de clowns de Fuck, That’s Delicious, le COLL
N E
russes en colère contre le show culinaire du rappeur IO

CT
Action Bronson. L’acteur de

IT
film Ça, dont ils appellent
75 ans explique que le show 1 DVD

ÉD

OR
à interdire la diffusion en
Russie. Leur message : « Nous
ne sommes pas Ça. » Le
est « un aperçu distrayant
et intéressant de l’univers
+
film « discrédite l’honneur de quelqu’un d’autre ». 1D ELIVRE
76 PAGE S
de la profession et déforme Manger bouger, Manger au
pour des siècles l’image moins cinq fruits et légumes
positive du clown, celle d’un par jour, Pour votre santé,
personnage gentil, intelligent pratiquez une activité
physique régulière.
et honnête. » Le réalisateur
russe Alexeï Fedortchenko
Jeudi 14 septembre
réplique aussitôt en appelant
au boycott de Saw et Françoise Nyssen, la ministre
Massacre à la tronçonneuse de la Culture, annonce
pour atteinte à l’intégrité des un budget en baisse de
bûcherons... Mise en garde 36 millions d’euros pour
du shérif du comté de Pasco, l’audiovisuel public. Plus
en Floride, sur Twitter ? « Ne belle, la vie ?
tirez pas sur Irma. Vous
ne l’arrêterez pas et cela Vendredi 15 septembre
aura des conséquences très George Clooney et les joies
dangereuses. » Make America de la paternité : « Je pleure
great again, qui disait… plus souvent qu’eux. Je pleure
quatre fois par jour parce
Mardi 12 septembre que je suis tellement épuisé. »
Nicholas Van Varenberg, Clap de fin pour Harry Dean
le fils de Jean-Claude Van Stanton, star de Paris, Texas,
Damme, est arrêté en disparu à l’âge de 91 ans.
Arizona. Le jeune homme
de 21 ans aurait séquestré Samedi 16 septembre
son colocataire, avant de le Hulk Hogan fustige sur Twitter
menacer avec un couteau. les victimes de l’ouragan
Dites-lui que c’est pour de Irma se plaignant du manque
faux, ce que fait son papa. d’eau et d’électricité : « Pas
Johnny et Lætitia Hallyday,
qui proposaient de mettre
d’eau, pas d’électricité,
bébés pleurnichards, tout DISPONIBLE
EN DVD , VOD ET DVD COLLEC TOR 9

CINEMA
le monde se plaint. Ces
personnes n’ont pas la
moindre idée que ça aurait
pu être bien pire. Je prie pour
ceux qui ont été frappés fort,
qui ont perdu des maisons,
des vies, des entreprises, qui
ont tout perdu. » Pas de quoi
atteindre Liam Neeson qui en
a marre des films d’action. « Ils
continuent de me proposer des
sommes considérables pour
que je fasse ce genre de trucs,
mais je leur réponds : “Les
gars, vous êtes sérieux, j’ai 65
ans putain, le public va finir
par ne plus y croire !” »

Dimanche 17 septembre
The Handmaid’s Tale (La
Servante écarlate en VF)
braque les Emmy Awards en
repartant avec cinq statuettes,
dont celle de Meilleure série
dramatique.
« Pas d’eau, pas d’électricité, bébés
Lundi 18 septembre
pleurnichards, tout le monde se plaint... »
Divorce de Vanessa Demouy
Hulk Hogan est au sec, mais lui aussi, il en a marre d’Irma & co...
et Philippe Lellouche après
seize ans de relation. « Je ne
veux surtout pas qu’on pense beuglera plus. Jake LaMotta, Pinkett Smith (Mme Will Smith) d’un pilote non qualifié et
que j’utilise les médias pour qui, une fois sa carrière de faisait partie de la secte. « Je non préparé pour un vol
régler quoi que ce soit. Mais boxeur terminée, est apparu sais que Jada y est. Je le sais. dangereux dans un vieil
Philippe entame une nouvelle dans plus d’une quinzaine Elle est scientologue depuis avion qui devait passer entre
pièce et c’est fati­­gant de de films, est définitivement longtemps. » Ce n’est pas beau des montagnes inconnues
répondre cinquante fois K.O. Lors de la séquence qui de dénoncer. Recyclage à par mauvais temps », alors
par jour à : “Pourquoi vous lui rendra hommage durant Hollywood, nouvel épisode. que Tom Cruise désirait un
n’êtes pas dans la pièce ?” la prochaine cérémonie Sarah Connor sera présente « film à risque élevé et plein
ou “C’est qui la dame avec des Oscars, on pourrait dans le prochain Terminator. d’action ». Mise en cause
laquelle on a vu Philippe et apercevoir l’équipe de 120 Toujours interprétée par Linda toujours : Gérard Depardieu
qui n’était pas vous ? ” » Benoît battements par minute, qui a Hamilton, elle sauvera à met en cause la justice
Magimel serait-il en voie de été désigné pour y représenter nouveau le monde aux côtés française dans le décès de
saminacerisation ? L’acteur est la France. Plus au sud, le frère d’Arnold Schwarzenegger. Tu son fils Guillaume. « On ne
interpellé une nouvelle fois de Pablo Escobar conseille vois, Liam Neeson, que tu peux condamne pas un enfant de
après avoir emprunté un sens à Netflix d’augmenter la te reprendre un petit Taken. 17 ans à trois ans de prison
interdit avec à bord du véhicule sécurité sur le tournage de ferme pour deux grammes
des « bonbonnes de poudre Narcos, suite au décès d’un d’hé­roïne. Ils ont tué mon fils
blanche, qui pourrait être de assistant parti en repérages. Jeudi 21 septembre pour deux grammes d’hé­
la cocaïne », selon la police. La police de Colorado Springs Les familles des victimes roïne. Il y a une vieille juge
Il s’avère que le conducteur recherche « Mad Pooper », décédées lors du tournage en colère qui voulait tuer
du véhicule n’était autre qu’un une joggeuse qui défèque de Barry Seal : American mon fils... C’était une juge de
dealer. Après tout, on a tous un depuis deux mois devant la Traffic, portent plainte contre Versailles qui voulait vrai­ment
« bon ami dealer », non ? maison d’une famille. On la production et désignent se faire un Depar­dieu. Donc
attend le film avec impatience. également Tom Cruise elle a eu mon fils, mais si elle
Mardi 19 septembre comme responsable. D’après avait pu, c’est à moi qu’elle
Et bah voilà : les tests de Mercredi 20 septembre elles, « les problèmes de aurait passé les menottes. » •
Benoît Magimel se révèlent L’actrice et ex-scientologue planification, de coordination PA R M AT H I AS E DWA RD S
négatifs. Le Raging Bull ne Leah Remin, déclare que Jada ont entraîné la mise en service ET V I N C E NT RU E L L A N

10
11
L’ouvreuse

L’AFFICHE

ET SI THOR : RAGNAROK
ÉTAIT SORTI DANS LES 80’S

EN SALLES LE 25
OCTOBRE, CET
ÉNIÈME OPUS
MARVEL AURAIT
SANS DOUTE EU
PLUS DE SAVEUR
S'IL AVAIT ÉTÉ
RÉALISÉ PAR
GEORGE MILLER
DANS LES ANNÉES
80 - MAD MAX
STYLE. C'EST EN
TOUT CAS CE
QUE SE PLAÎT
À IMAGINER
L'ILLUSTRATEUR
PETER STULTS.

12
L’ouvreuse

À QUOI
RECONNAÎT-
ON...

Un film de
Michael Haneke20 INDICES QUI NE TROMPENT PAS

1.

1. Ça plaît à ton psy.  au bord du malaise. 11. ...En revanche, il n’y a Laïque du Plan Fixe.
2 . Ça se déguste froid. 6. L’image est clinique.... pas Charlotte Gainsbourg 17. Les parents et les
Comme la vengeance. dedans mais on se enfants ne se parlent
7. Mais on sait que tous
demande pourquoi.  pas. Les maris et les
3. Contrairement au titre les sales petits secrets sont
de son dernier film, ça finit planqués dans les hors- 12. Quand soudainement, femmes non plus. 
rarement bien. champs. du John Zorn. 18. Et plus on est cultivé,
4. Il y a de quoi s’inquiéter 8. Dans la critique, on 13. Et Arno Frisch torture, moins on l’étale.
dès qu’un couteau peut lire : « Un film qui généralement. 19. La famille, c’est le
apparaît au détour d’un appuie là où ça fait mal, 14. L’allemand n’a jamais mal... Mais les gens seuls,
plan. Même si c’est pour qui pointe les conflits et les autant semblé être une souvent aussi. 
couper le beurre.  non-dits de notre société langue en souffrance. 20. Chaque film aurait pu
5. Le décor est blanc, la contemporaine. » 15. La dernière fois qu’on être titré : « N’oublie pas
lumière est blanche, les 9. Isabelle Huppert a les a vu un Autrichien faire que tu vas mourir ».
chemises sont blanches, lèvres pincées. Comme dans autant de mal à la France, I L LU STR ATI O N    :
le thé est blanc, le ruban ses autres films, mais plus. ça ne s’est pas très H E L K A R AVA
est blanc, les acteurs sont 10. Quand la Huppert n’est bien fini...
(bien) blancs. Mais jamais pas là, c’est la Binoche qui 16. Ces films vous sont
autant que les spectateurs danse... présentés par l’Amicale

13
L’ouvreuse

100 000
Le nombre d’abeilles utilisées pour
LES
CHIFFRES 40%
La chute du cours en bourse
de l’action Europa Corp après
PA R M AT H I AS E DWA RDS l’échec de Valérian et la Cité des
la promotion du film Blood Honey.
La production engage un homme mille planètes au box-office.
qui se fait recouvrir de 100 000
abeilles pendant une heure, record En années, l’âge réel de la Tahitienne que Gauguin prit pour
du monde battu au passage. épouse, comme le rappelle le magazine Jeune Afrique. Un
Heureusement que la même détail pour le moins « problématique », même à l’époque, mais
équipe ne s’est pas occupée passé sous silence dans le biopic actuellement en salles. La
de la promo de Salò ou les 120 jeune fille est d’ailleurs interprétée par une actrice de 17 ans...
Journées de Sodome…
Le nombre de fois que Julia Louis-Dreyfus a reçu
Le nombre de réalisateurs virés sur un Emmy pour son rôle dans Veep. Ce qui fait d’elle
les prochains Star Wars. Après Phil l’interprète à avoir reçu le plus de prix pour un seul
Lord et Chris Miller, c’est au tour de rôle de l’histoire de la télé.
Colin Trevorrow de se faire dégager
pour être remplacé par Ron Howard. Le nombre de spin-offs en forme de prequels annoncés
Don’t mess with Mickey Mouse. en développement pour pallier à la fin de Game of
Thrones après la saison 8. Largement de quoi financer
les frais de barbe de George R. R. Martin.
Le nombre d’artistes à avoir
compléter l’EGOT, à savoir, le
Le nombre de romans de
combo improbable « Emmy
Stephen King qui vont être
+ Grammy + Oscar + Tony
adaptés en films ou en série.
Awards (prix du théâtre U.S.) »,
Après les 42 adaptations
dont Audrey Hepburn, Mel Brooks,
cinéma et 32 télévisées déjà
Mike Nichols et Whoopi Goldberg.
diffusées en 40 ans.

14
L’ouvreuse

LA QUESTION
QUI TUE

Les marques sont-elles en


train de bouffer l’animation ?
Emoji the movie, My Little Poney, Lego Ninjago... Ces trois films d’animation sortent
en salles ce mois-ci pour vendre toujours plus de produits dérivés. Énième symptôme de la panne
d’inspiration des grands studios ? Phase terminale de l’entertainment néo-libéral ?
Éléments de réponse avec François Alaux et Hervé de Crécy, coréalisateurs (au sein de H5,
avec Ludovic Houplain) de l’oscarisé Logorama (2011), ce génial court d’animation
satirique intégralement composé de logos et de marques.
P RO P O S R EC U E I L L I S PA R R A P H A Ë L C L A I RE FO N D

François  Alaux : Les marques dans la production de cinéma F.A. : Attends, ils ont un super partenariat avec Candy Crush !
ça remonte à loin. À l’époque, dans James Bond, c’était du (rires)
Dom Perignon, alors la famille Broccoli était allée les voir pour
avoir le droit d’utiliser la marque, ils ont refusé et c’est devenu HdC : Alors Mon petit poney à la limite, y’a toujours eu des
du Bollinger. Là, c’est du placement, mais nous on avait des films Barbie à la con comme ça, mais si y’a cinquante ans
anecdotes de copains qui étaient dans des réunions de briefing quand on faisait Le Livre de la jungle, on avait imaginé ce que
pour Hulk où il y avait le mec d’Hasbro qui comprenait pas deviendrait le film d’animation et que ce serait des films Emoji...
pourquoi il retrouvait pas son produit dans le storyboard... C’est martien. Je sais que Disney, quand ils ont commencé
à faire des films moins bons, c’est qu’ils avaient recruté des
Hervé  de Crécy : Il se trouve équipes marketing qui leur
que dans l’animation c’est plus disaient : « On arrête de faire des
évident parce que ça se voit tout histoires, on commence à créer
de suite, mais Transformers c’était des licences », pour vendre des
aussi du placement de marques. tonnes de produits dérivés. Pour
Enfin c’était plutôt un film créé moi, on est à l’aboutissement de
pour vendre des produits dérivés. cette logique.
Je dirais même que ceux qui
ont ouvert la porte c’est Pixar F.A. : Pour revenir à Lego, le
avec Toy Story même si le but à premier n’est pas mal, il y a des
l’époque n’était pas forcément blagues auxquelles on rigole. Par
de vendre des produits dérivés. contre dans dix ans, est-ce qu’on
Mais maintenant, c’est vraiment les comprendra encore ?
l’inverse : le film devient un
produit dérivé de la marque. HdC : La limite de l’exercice, c’est que ça se base sur une
culture télévisuelle et de marques. Tout est lié à des marques
F.A. : À mon avis, ce qui faisait la force de Toy Story, c’est qu’ils avec des référents très temporels, là où Le Livre de la jungle,
ont placé des produits, mais c’est pas les produits qui étaient c’est atemporel. Si la marque Lego fait faillite sans doute que
les héros. Les héros, c’étaient leurs propres produits. Quand ils plus personne ne comprendra ce film dans trente ans.
rendent hommage à Miyazaki dans le dernier opus où tu vois
Totoro qui ne fait rien, tu perçois qu’ils atteignent la troisième F.A. : Quand on a fait Logorama, on a pris un certain temps
génération pour chercher des trucs comme ça et que ce n’était à éviter que dans les dialogues, on aille chercher des choses
pas leur fonds de commerce avant. Effectivement, ils ont eu une de la pub. On a fait un film avec des marques et on aurait
idée géniale mais je pense pas que derrière il y avait un mec pu reprendre des slogans, mais on s’est dit que ça allait être
qui disait « on va vendre des jouets ». ringard très vite.

HdC : Après, des films comme Emoji, pour moi c’est un peu HdC : Pour nous, Logorama, on le voyait un peu comme un
comme Trump aux Etats-Unis, c’est la fin d’un cycle, un peu la droit de réponse. On vit dans un monde où on est submergé
fin du monde. C’est le vide absolu, c’est la société consumériste de marques, et on a le droit de rien dire. L’idée c’était de se
la plus vide de sens qui soit, qui n’arrive plus à se nourrir de réapproprier notre environnement et d’en jouer. Tandis que
rien. Ça tourne en boucle pour en arriver à faire des films sur dans Emoji, je suis pas sûr qu’il y ait un discours critique
des Emojis... derrière ou alors il est très, très, très cynique... •
L’ouvreuse

CINÉLIFE

The King
of New Jersey
Frank Vincent est mort le 13 septembre dernier à l’âge de 80 ans. Aperçu dans Les
Affranchis, Casino, Do The Right Thing ou Les Soprano, l’homme était un de ces
acteurs dont on connaît la « gueule » mais pas le nom. Enfant du New Jersey et éternel
banlieusard, il aura passé sa vie à raconter New York, cette mégalopole qui le toisait
depuis l’autre rive du fleuve Hudson, sans jamais en faire tout à fait partie.
PA R DAV I D A L E X A N D E R CASSA N

uand vous raconterez cette interview à vos amis, attendant, c’est affublé d’une superbe coupe italo-afro et d’une
«
Q qu’est-ce que vous allez leur dire à mon sujet ? »
L’homme, que l’on imagine enfoncé dans un confor-
table fauteuil en cuir à son domicile de Nutley, New
belle moustache que Vincent rencontre Joe Pesci, d’abord guita-
riste des Aristocats, avant que les deux acolytes ne décident de
former un duo comique pour échapper à la concurrence déloyale
Jersey, s’amuse de sa question sans attendre de réponse hon- de la musique enregistrée.
nête ou précise. Parce que Frank Vincent (à ne pas confondre
avec son célèbre homonyme, chanteur à textes guadeloupéen) Parrain de carnaval
était ce que l’on appelle un character actor, c’est-à-dire, abon- Après sept ans de tournées qui les emmèneront bien loin des
né aux seconds rôles, le genre à promener une tronche assez frontières de l’Empire State et une séparation de courte durée,
reconnaissable pour raconter quelque chose en quelques plans Pesci et Vincent se retrouvent en 1976 sur le petit film de ma-
ou quelques répliques. Tout juste de quoi en parler à ses amis, fieux Death Collector, avant de marquer les esprits avec Raging
en somme. Bull, en 1980. Vincent aura eu la chance de passer son audition
Sa jeunesse, Frank Vincent Gattuso la passe dans le New Jer- avec un Pesci déjà engagé. Le rôle qui cimentera sa place dans
sey : « On a le bord de mer et pas mal de parcs… La seule raison l’imaginaire des cinéphiles viendra quelques années plus tard,
qu’on avait d’aller à New York, c’est qu’on avait de la famille à toujours chez Scorsese ? Billy Batts, qui n’a que quelques minutes
Coney Island. » Son père tient une petite usine de vêtements et de présence à l’écran mais une place centrale dans l’intrigue des
une station-service, où le fiston travaille comme pompiste quelque
temps, après avoir quitté le lycée à 16 ans. Attiré par la lumière,
il devient batteur de jazz, découvre la ville qui ne dort jamais,
enregistre avec Paul Anka, Del Shannon ou les Duprees le jour, « Vous êtes obligé de prendre
enfile un costard rouge la nuit pour jouer plusieurs heures du-
rant avec son groupe, les Aristocats. Du jazz pas forcément très des acteurs new-yorkais si
free. « Les clubs dans lesquels on jouait étaient majoritairement
italo-américains, dans des quartiers majoritairement italo-améri-
vous faites un film de mafia,
cains, observe-t-il. J’admirais les batteurs noirs Bernard Purdie
ou Count Basie, et j’ai eu la chance de jouer avec l’immense
pas des Californiens ! »
bassiste Milton Hinton, mais Blancs et Noirs ne se mélangeaient
pas. Ce n’était pas à la mode de connaître des Noirs, et même
assez mal vu. » Est-ce dans ces ambiances tamisées où les cols Affranchis, après une chamaillerie qui tourne au passage à ta-
pelle à tarte font fureur qu’il a préparé les rôles de gangster qui bac. « On n’avait que les grandes lignes de la scène du bar, mais
feront bientôt sa légende ? « À votre avis ? rigole-t-il. J’ai travaillé Marty nous a fait confiance parce qu’il connaissait notre relation,
pendant près de vingt dans le milieu de la nuit, sur toute la côte à Joe et moi. Il vous laisse toujours essayer des choses comme la
Est ? tous ces bouges étaient tenus par des mafieux, et je leur ai “putain de boîte à cirage”, il laisse beaucoup de liberté aux ac-
© DR

pris plein de trucs, de mimiques, de tournures de phrase. » En teurs », juge l’interprète de Batts, qui passe pourtant le plus clair

16
Frank Vincent

de son temps dans le coffre d’une Pontiac Grand Prix de 1968. plus tard. Racisme, toujours ? le voici en père qui ne supporte pas
Avec « Marty », Frank Vincent découvre la puissance du cinéma ? que sa fille sorte avec un Noir (Wesley Snipes, plus précisément).
« J’ai rencontré une institutrice, donc a priori pas une idiote, qui « Spike m’a tout de suite demandé si j’étais prêt à dire les mots
m’a demandé comment je faisais pour respirer, dans le coffre, du scénario devant une équipe à majorité noire… Après chaque
pendant que les autres mangent chez la mère de Tommy ! Avec le prise, Annabella (Sciora, ndlr) et moi nous nous enlacions, parce
cinéma, on peut faire croire aux gens ce qu’on veut… Du coup, qu’on en tremblait, de dire ces choses-là », murmure-t-il encore
je lui ai dit que je respirais avec une paille ! » Vincent s’en amuse, de sa voix grave. Si Frank Vincent a eu peu d’opportunités de
mais il a aussi souffert des fiers-à-bras émoustillés à l’idée de donner dans la composition, c’est qu’il pouvait se contenter d’être
provoquer un gangster de fiction, son aura évidemment renforcée devant une caméra, de faire danser un peu de New York entre
par le rôle du parrain Phil Leotardo dans les deux dernières sai- ses immanquables sourcils noirs. « Vous êtes obligé de prendre
sons des Soprano. Une drôle de célébrité qu’il aura monnayée en des acteurs new-yorkais si vous faites un film de mafia, pas des
jouant au parrain de carnaval dans un clip du rappeur Nas, en Californiens ! La Californie, ce n’est pas aussi sauvage, pas aussi
prêtant sa voix à plusieurs jeux de la série GTA, en vendant des sale, pas aussi tendu. » Un centre du monde, de son monde qu’il
t-shirts sur son site officiel ou encore en apparaissant dans un spot n’aura jamais voulu quitter, même en partageant sa vie entre
de pub pour le GoodFellas Ristorante de Garfield, New Jersey. son New Jersey natal et un appartement avec vue sur l’Océan à
Fort Lauderdale, en Floride. « Vous ne vous rendez pas compte,
Sa tronche de bandit, Frank Vincent l’aura mise au service d’un en France, mais votre pays pourrait faire la taille d’un burrough
autre grand cinéaste new-yorkais, occupé à traiter la « ségréga- de New York, estime-t-il, à la louche. Chaque quartier est très
tion mentale » rencontrée par l’acteur durant sa jeunesse de mu- différent, et c’est une ville qui change tout le temps, une ville folle,
sicien ? Spike Lee. En 1989, il n’a besoin que d’une scène pour folle ! »
brûler la pellicule de Do the Right Thing, interprétant un m’as- Il y a quelques mois, Frank Vincent attendait une offre de Martin
tu-vu grossier et raciste. « C’est une scène qu’on n’oublie pas, Scorsese pour retrouver Joe Pesci (avec De Niro et Pacino) sur
fanfaronne-t-il, et elle a été improvisée à 80 %. J’avais refusé de The Irishman. Finalement, il s’est éteint des suites d’une crise car-
répéter la scène avec les deux flics que j’interpelle, et ne m’étais diaque le 13 septembre dernier dans un hôpital du New Jersey.
pas attardé sur le plateau, même si l’ambiance était super ? je ne Il avait 80 ans, même s’il s’en était longtemps donné deux de
voulais aucune interaction avec les autres parce que je devais moins dans le movie business. Il emporte avec lui de drôles de
jouer ce raciste, ce mec qui les déteste. Et au final, Spike a adoré moustaches, quelques répliques inoubliables et une certaine idée
ce que j’ai fait. » Le cinéaste de Brooklyn est tellement convaincu de New York. Voilà, par exemple, ce qu’on peut raconter à ses
qu’il convoque à nouveau Vincent pour Jungle Fever, deux ans amis à propos de Frank Vincent. •
Wild Wild West

18
H O R S - C A D R E

Dominique West

“ La notion de classe


ne dépend pas
entièrement
de l’argent ”
Derrière le bar de la Terrasse Mouton Cadet, perchée
sur le toit du Palais des festivals de Cannes, un homme
prépare un expresso. Geste sûr, chemise blanche, il ne
s’agit pourtant pas d’un barman mais bien de
Dominic West, au casting de The Square, Palme d’or
2017. Un paradoxe qui définit bien le Jimmy McNulty
de The Wire, formé dans le plus prestigieux lycée privé
du Royaume-Uni mais originaire de Sheffield.
Entretien Different Class.
P RO P O S R EC U E I L L I S PA R DAV I D A L E X A N D E R CASSA N
ET F E RN A N D O G A N ZO , À CA N N ES - P H OTO   : M AT H I EU Z A Z ZO

T
he Square dresse un portrait On sait que vous avez fait vos études à
au vitriol du monde de l’art Eton (fleuron des Public Schools bri-
contemporain. Quel est votre tanniques et lycée d’excellence, ndlr)
rapport à ce milieu dominé d’où sont sortis dix-neuf Premiers mi-
par les ultra riches ? nistres anglais jusqu’à David Cameron.
Aujourd’hui, les milliardaires investissent Comment on se forge un destin d’ac-
leur argent dans l’immobilier et l’art teur dans ce genre d’institution ?
contemporain, L’art est devenu une es- C’est vrai qu’à mon époque, beaucoup de
pèce de décharge pour ces milliards de futurs hommes politiques étaient passés
dollars, un bête espace de stockage pour par Eton. Maintenant, les choses ont un
tout cet argent qu’on pourrait donner à peu changé. Pas mal d’anciens étudiants
des gens pour qu’ils en fassent quelque sont devenus acteurs ? Eddie Redmayne,
chose d’utile. Quand on a autant d’argent, Damian Lewis, Hugh Laurie… On en est
il devient nécessaire d’en jeter une partie même arrivé au point où les gens com-
sur quelque chose qui n’a pas de valeur mencent à se plaindre que trop d’acteurs
intrinsèque, comme un tableau de Bas- en vogue ont fait Eton ! Ces écoles doivent
quiat, parce qu’on ne peut pas en estimer permettre au talent de s’exprimer et elles
la valeur. On met des centaines de millions en ont les moyens, alors que les écoles pu-
de dollars dans les œuvres d’un artiste qui bliques n’ont pas les mêmes ressources,
est mort pauvre et dont le père venait pas les mêmes locaux… C’est une ten-
d’Haïti, l’un des pays le plus pauvres du dance inquiétante, et c’est vrai qu’il y a
monde. beaucoup moins d’acteurs qui viennent de

19
H O R S - C A D R E

la classe ouvrière qu’il n’y en avait dans les Trump n’aurait jamais été élu au Royaume- par les médias : ils sont entre les mains de
années 60 ou 70. Aujourd’hui, il faut payer Uni. Il a été élu aux États-Unis parce qu’il richissimes propriétaires comme Rupert
pour aller au Conservatoire d’art drama- est milliardaire, et pas en dépit du fait Murdoch, et c’est dans leur intérêt de sa-
tique alors que je n’ai jamais eu à payer ; il qu’il est milliardaire. En Angleterre, il y a per les piliers traditionnels de l’establish-
faut payer pour aller à l’université alors aujourd’hui un snobisme inversé, une ment et de la démocratie pour obtenir plus
que je n’ai jamais eu à payer non plus. aversion envers les gens qui disposent du de pouvoir. Ces journaux qui appar-
pouvoir. La presse exerce un travail tiennent à Murdoch sont la raison pour
Est-ce que le fait d’aller dans une école constant de sape des hommes politiques, laquelle nous avons voté pour le Brexit : si
où vous étiez confronté à des gens de de l’Église, de piliers de la société qui sont vous les lisiez tous les jours, vous vous di-
différentes classes sociales vous a très fragilisés depuis une ou deux généra- riez qu’il fallait sortir de l’Europe, que
poussé à jouer la comédie, déjà, à tra- tions. C’est différent aux États-Unis, où c’était une catastrophe. Murdoch s’est
vailler votre accent par exemple ? ces hiérarchies traditionnelles semblent toujours vanté de pouvoir rencontrer le
Absolument ! J’ai changé mon accent encore plus rigides, d’une certaine façon, Premier ministre en un claquement de
quand je suis entré à l’école, déjà. Les parce qu’elles dépendent de l’argent… Et doigts ; ce qui est sûrement moins vrai
gens étaient beaucoup plus BCBG, beau- pourtant, en Grande-Bretagne, une bonne pour le Président de la Commission euro-
coup plus bourgeois, et moi qui venais de partie des terres appartient encore à l’aris- péenne… Murdoch a des idées derrière la
Sheffield et d’un milieu classe moyenne,
il fallait que je m’adapte… Je suis devenu
un acteur à ce moment-là, parce que j’ai
changé mon accent et certaines façons de
“  Comment s’appelait cette comédie
me comporter, mais aussi sur les planches :
dans une école de ce genre, avec beaucoup
un peu gênante, avec le pervers sexuel ?
de gens intelligents et doués, vous devez
trouver votre « truc » si vous voulez exister. Le Cosby Show. Voilà une série sur
Eh bien pour moi, c’était la comédie, donc
je jouais Hamlet. Il paraît que le truc de les Noirs pour les Blancs ! ”
Damian Lewis (le Brody de la série Home-
land, ndlr), c’était le foot : chacun sa
spécialité. tocratie ! Je l’expliquerais par le fait que le tête, on le voit avec Fox News. Ça n’a rien
fossé entre riches et pauvres est encore de nouveau, mais les oligarques vivent une
L’accent peut être stigmatisant en plus large aux États-Unis, mais il se creuse espèce de renaissance en ce moment : ce
Angleterre à ce point ? Parce qu’on partout ailleurs : où je vis, à Londres, il est sont eux qui ont causé le Brexit, ce sont
peut identifier votre origine géogra- beaucoup plus apparent que pour la géné- eux qui ont fait élire Trump.
phique ? Votre origine sociale ? ration de mes parents, dans les années 60.
Les deux ! Mais je pense que c’est pareil À l’époque, vous pouviez y acheter un ap- Vous parliez des rapports de classe et
ailleurs : ma fille veut apprendre l’espagnol partement. Aujourd’hui, un tel investisse- de race aux États-Unis, The Wire a
mais elle ne veut pas aller en Amérique du ment n’est possible que si vous êtes super parfois la réputation d’être une série
Sud parce qu’elle veut avoir un bon accent riche, parce que la ville a été envahie par « sur les Noirs pour les Blancs ». Qu’en
castillan. En Angleterre, c’est l’accent du des milliardaires étrangers, les oligarques pensez-vous ?
Nord qui est stigmatisé, et c’est de là que russes, tout ça... C’est une évolution très Je peux vous assurer d’un truc : beaucoup
je viens. Pourtant, les banques ou les en- inquiétante. Je pense que ça ne devrait de Noirs adorent la série en tout cas. Com-
treprises un peu malhonnêtes utilisent un pas s’améliorer avec Donald Trump et des ment s’appelait cette comédie un peu gê-
accent du Nord dans leurs publicités parce gens comme lui. nante, avec le pervers sexuel ? Le Cosby
qu’il est censé susciter la confiance, l’hon- Show. Voilà une série sur les Noirs pour les
nêteté… Pour la compétence, on préfére- Vous diriez qu’au Royaume-Uni le suc- Blancs ! The Wire employait plus d’acteurs
ra un accent écossais. On aura tendance à cès et l’argent sont toujours sources noirs qu’aucune autre série et allait cher-
se méfier de mon actuel accent à moi, par de soupçon ? cher un public plus large qu’une série
contre : parce que c’est un accent de l’esta- A vrai dire je ne sais pas pourquoi on se comme Oz, par exemple. Les thèmes
blishment, très BCBG, et qu’on s’en méfie méfie du succès. Il y a aujourd’hui une qu’elle traite comme le fait que si dix ga-
aujourd’hui. Au Royaume-Uni, je n’aurais sorte de snobisme inversé contre les gens mins noirs se font tuer dans la rue per-
sans doute jamais eu ce rôle de flic issu de qui sont au pouvoir historiquement. Dans sonne ne bouge un doigt alors que si une
la classe ouvrière dans The Wire. l’histoire récente du Royaume-Uni, on blonde est assassinée dans une chambre
avait connu ça. Au sortir de la Seconde tout le monde devient fou… Ces pro-
Vous dites que le système de classe Guerre mondiale, Churchill a perdu l’élec- blèmes sont toujours aussi actuels, et la
britannique n’existe pas aux États- tion contre les socialistes, qui nous ont série plus pertinente que jamais à l’heure
Unis ; comment est-ce que les gens y offert un système de santé et un système du mouvement Black Lives Matter. Puis,
marquent leur position dans la socié- scolaire gratuits. Comment en est-on arri- on a maintenu une tradition incontour-
té, alors ? vé là Parce que l’ancien ordre des choses nable pour les séries de Noirs : ne jamais
Grâce à l’argent ! Et la race bien entendu, avait lourdement échoué en nous menant être nommé pour une récompense ! On a
mais surtout l’argent. En Angleterre, la à la guerre. Nous sommes de retour dans été nommé pour un Emmy au meilleur son
notion de classe ne dépend pas entière- ce schéma où l’on reproche à l’ancien et David Simon était furieux : « Fuck
ment de l’argent que vous avez, mais de la monde d’avoir échoué. Ce sentiment est Sound ! On faisait un sans faute jusque-là ! » •
famille dans laquelle vous êtes né. Donald aussi largement alimenté par les journaux,

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“VOYEZ-LE, MAIS PAS SEUL” STEPHEN KING

EMILE HIRSCH BRIAN COX

“UNE RÉUSSITE TOTALE”


le jdd

“AUSSI FLIPPANT QUE MAÎTRISÉ”


studio ciné live

“JOUISSIF”
rock & folk
© 2016 Autopsy Distribution, LLC. Tous droits réservés.

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21
Pour leur nouveau film, la réalisatrice Kathryn Bigelow et
le scénariste Mark Boal (Démineurs, Zero Dark Thirty) ont
voulu raconter les émeutes raciales de 1967 qui ont
embrasé la ville de Detroit et leur pic atteint dans la nuit
du 25 juillet entre les murs du Algiers Motel. Forcément,
une telle plongée dans la mémoire honteuse de l’Amérique
est à manipuler avec la plus grande précaution. Surtout
quand il est question de Detroit, une ville qui aimerait
enfin s’entendre sur son passé et aller de l’avant.
Reportage pour comprendre ce que ne dit pas le film.
PA R FAUST I N E SA I N T-G E N I ES ( À N E W YO RK )

© MARS FILMS

22
R E P O R T A G E

D
ans ce quartier du nord de Manhattan, les rayons Tout bascule le 23 juillet 1967 au petit matin. La police fait une
du soleil de fin d’après-midi viennent caresser les énième descente dans un blind pig, un bar clandestin des quartiers
façades en briques rouges des vieux immeubles noirs, sur la 12e rue. Il est bondé, les participants célèbrent ce
décrépits. Entre un Starbucks et une agence ban- soir-là le retour de deux GI’s du Vietnam. Les officiers em-
caire flambant neuve, des vendeurs à la sauvette proposent des barquent tout le monde. Les héros d’hier sont redevenus des
portraits de défenseurs des droits civiques ou des tissus wax. Bien- Afro-Américains comme les autres. À Detroit, le harcèlement
venue à Harlem ouest, berceau historique de la culture afro-amé- policier est quotidien mais cette nuit-là, c’est la fois de trop. La
ricaine à New York, situé au nord de Central Park. Ici, les rues par- tension monte avec les habitants massés dans la rue. Un projectile
faitement quadrillées portent des noms de leaders noirs. Au croi- part, la ville s’embrase. L’écrivaine Pearl Cleage, 18 ans à l’époque,
sement de Martin Luther King Jr Boulevard et de Frederick Dou- se souvient très bien du début du soulèvement : « Nous entendions
glass Boulevard, du nom d’un esclave affranchi devenu l’une des des bagarres, des bris de vitres et des coups de feu pas très loin de chez nous.
plus grande voix abolitionniste du 19e siècle, se dresse le cinéma Il y a eu une telle escalade de violence que, dès la première nuit, nous pouvions
Magic Johnson, un cube de verre comme posé au milieu de la rue. voir des maisons brûler depuis le porche. On reconnaissait même la maison
Mais si Harlem ouest reste imprégnée des combats anti-raciaux, de tel ou tel camarade de classe. C’était terrifiant ! » La police et la garde
elle n’a plus rien d’un ghetto malfamé et devient même un quartier nationale sont débordées. Le président Lyndon Johnson envoie
gentrifié comme un autre. L’ancien président Bill Clinton y a ouvert l’armée et ses chars d’assaut, la ville devient une zone de guerre.
ses bureaux et les jeunes actifs new-yorkais s’y installent, fuyant la Les images font le tour du monde.
flambée des loyers dans le reste de Manhattan. Consultant pour le film Detroit, Isaiah McKinnon a décrit au scé-
Ce soir-là, des familles et des adolescents du quartier se pressent nariste et aux producteurs les descentes dans les bars sans li-
aux guichets du cinéma. Detroit de Kathryn Bigelow est sorti de- cence, les patrouilles, les arrestations, mais surtout l’attitude des
puis un peu plus d’un mois déjà. Le flot de spectateurs qui a forces de l’ordre, y compris à son égard. Le premier soir des
déferlé les premières semaines s’est tari. La salle est presque émeutes, il rentre chez lui en voiture, épuisé après seize heures
vide. Une dizaine de personnes resteront silencieuses, les yeux de travail. « J’avais encore mon uniforme et mon badge sur moi et tout à
rivés sur l’écran pendant plus de deux heures et demie. « C’est coup deux policiers blancs m’arrêtent et sortent de leur voiture avec leurs
terrible ! », s’exclame Mona Lisa, 48 ans, les yeux embués de pistolets braqués sur moi. J’ai crié : “Officier de police, officier de po-
larmes, en sortant de la salle. Du haut de son mètre cinquante, lice !” Et l’un des deux hommes me répond : “Ce soir tu vas mourir sale
cette Afro-Américaine, installée à Harlem depuis treize ans, nègre !” À ce moment-là c’est comme si le temps s’était arrêté, j’ai vu son
ajoute d’une voix volontairement grave comme pour se donner de doigt appuyer au ralenti sur la gâchette. » McKinnon plonge dans sa
l’assurance : « Ce que ces gens ont vécu, je l’ai vécu moi aussi. J’avais une voiture et parvient à s’enfuir sain et sauf. En état de choc, il ra-
vingtaine d’années et j’ai été ciblée par la police parce que je suis noire. Ça conte la scène à son sergent qui lui répond alors : « Tu sais Ike, il y
m’a vraiment ébranlée d’être assise dans cette salle à regarder ce film, ça a a des connards dehors. » « Si des policiers pouvaient me tirer dessus avec
fait remonter tellement de souvenirs. » « Il n’y a pas de mots », ajoute Mark, mon uniforme, qu’allaient-ils donc faire aux gens dans la rue ? – Ils pou-
l’ouvreur du cinéma, d’un œil pétillant. Le jeune Afro-Américain vaient les tuer », s’indigne McKinnon.
d’une vingtaine d’années s’anime, secouant tout à coup ses che- Le deuxième jour des émeutes, dans la nuit du 25 juillet 1967,
veux crépus mi-longs, qu’il porte dressés sur la tête : « C’est comme les forces de l’ordre à cran, font irruption dans l’annexe de l’Al-
un gros coup de massue. On ressent physiquement l’injustice ! » giers Motel, sur Woodward Avenue. Elles suspectent un sniper de
se cacher dans cet hôtel bon marché, situé tout près du siège de
« Ce soir tu vas mourir sale nègre ! » General Motors et fréquenté aussi bien par des cadres de la firme
Le film Detroit est sorti cinquante ans après les émeutes raciales que par des prostituées. Un agent de sécurité noir d’une épicerie
de juillet 1967 dans la ville éponyme, les plus meurtrières des voisine accourt lui aussi, ameuté par le bruit. Au cours de cette
Etats-Unis. Pendant cinq jours, la ville qui inventa l’automobile nuit, des policiers blancs vont torturer une dizaine de personnes
est mise à feu et à sang. Quarante-trois morts, plus d’un millier et tuer trois jeunes Afro-Américains : Carl Cooper, Fred Temple
de blessés et près de 2 000 bâtiments détruits. Contrairement et Aubrey Pollard.
aux idées reçues, les discriminations raciales sont alors tout aussi
tenaces dans les Etats du Nord que dans le Sud du pays. Certes, Non coupables
les Noirs y ont le droit de vote, contrairement aux Etats du Sud Si les émeutes de 1967 sont entrées dans les mémoires, le nom
avant la loi de 1965, mais la ségrégation y est omniprésente dans de l’Algiers Motel, lui, n’évoque pas grand-chose. Mais depuis
les quartiers, les écoles et les logements. « Les lieux les plus soumis à quelques mois, l’énigmatique bande annonce du film pro-
la ségrégation se trouvaient presque tous dans le Nord », décrit Thomas met :« Découvrez la vérité derrière l’un des événements les plus terrifiants
Sugrue, historien né à Detroit et auteur du livre Les origines de la de l’histoire des Etats-Unis. » Dans cet extrait, deux détectives blancs
crise urbaine  : race et inégalité dans le Detroit d’après-guerre. « Sans doute interrogent l’agent de sécurité noir, interprété par John Boyega,
les Afro-Américains qui ont migré vers le nord nourrissaient beaucoup d’es- l’une des stars du dernier Star Wars : « Que s’est-il passé dans ce mo-
poirs [...]. La distorsion entre leurs attentes et la réalité a dû être particu- tel ? » Telle est la question à laquelle tentent de répondre la réali-
lièrement bouleversante. » La police de Detroit, à l’époque blanche à satrice Kathryn Bigelow et le scénariste Mark Boal, connus pour
93 %, dispose même d’une unité d’élite redoutée, les Big Four, adapter des faits réels à l’écran.
connue pour ses méthodes illégales. Isaiah McKinnon en a fait les Ils signent ainsi leurs troisième collaboration après Démineurs, sur
frais. À l’âge de 14 ans, il est insulté et battu gratuitement dans la guerre en Irak, récompensé par six Oscars en 2010 dont ceux
la rue par cette brigade. Sa seule faute : se trouver au mauvais de Meilleur réalisateur, Meilleur scénario original et Meilleur
endroit au mauvais moment. « Je n’ai rien dit à mes parents. Ils auraient film, et Zero Dark Thirty en 2012, sur la traque d’Oussama Ben
sans doute été arrêtés et frappés eux aussi. Mais je me suis fait une promesse Laden par la CIA. L’idée du film émerge en 2014, alors que l’Amé-
ce soir-là, celle de devenir officier de police », se souvient-il. Ce qu’il fait rique est secouée par des émeutes, suite au meurtre de Michael
en 1965, deux ans avant les émeutes. Brown à Ferguson dans le Missouri, cet adolescent noir, non armé,

23
R E P O R TA G E

Kathryn Bigelow sur le tournage du film

tué par un policier blanc qui ne sera pas inculpé. « [Les violences développe-t-il, avant de conclure dépité : Si vous ne donnez pas d’élé-
policières] n’ont pas commencé avec tous les noms que nous entendons ré- ments politiques, judiciaires, comment voulez-vous changer le système ? »
cemment. C’est un problème persistant partout dans ce pays », insiste Pearl Les détracteurs du film regrettent aussi le traitement expéditif
Cleage, écrivaine et ancienne camarade de lycée d’Aubrey Pollard, des procès des policiers de l’Algiers Motel, condensés en un seul
l’une des victimes de l’Algiers Motel. dans le scénario, avec ce verdict qui tombe sans explication : non
Pas pour rien que la première du film à Detroit a eu lieu le 25 coupables. Certains notent l’absence à l’écran d’un autre procès,
juillet 2017, cinquante ans après la nuit de l’Algiers Motel, au Fox factice cette fois, qui rendit un verdict opposé et marqua la vie
Theater. Un calendrier parfait, une intrigue ancrée dans l’Histoire politique locale. Ce « Tribunal du peuple » se tint un mois après
des Etats-Unis, une réalisatrice et un scénariste oscarisés, un cas- les émeutes, dans l’église du révérend Albert Cleage, acteur ma-
ting prometteur, Detroit avait tous les ingrédients pour prendre la jeur de la lutte pour les droits civiques de la ville et père de Pearl
tête du box-office. Mais le public en a décidé autrement. À la Cleage. « Ce procès était un moyen d’aider les gens à canaliser leur colère,
mi-septembre le film n’a enregistré que 17 M$ (14 M€) de re- mais aussi une manière de dire aux autorités : il y a un moyen de répondre à
cettes aux Etats-Unis, soit deux fois moins que son budget de 34 cette violence, il devrait y avoir un vrai procès, il devrait y avoir un jury, il
M$ (28 M€). Son distributeur Anapurna espère que la saison des devrait y avoir une condamnation pour les auteurs de ces actes », analyse-
remises de prix apportera un sursaut, comme ce fut le cas pour Dé- t-elle. Plus de 2 000 personnes se massèrent dans l’église, des
mineurs. Mais le public est déçu. Alléché par la bande-annonce et militants, des gens non politisés et même des caïds du quartier.
la campagne de promotion, beaucoup s’attendaient à un film an- Tous écoutèrent religieusement l’exposé des preuves et le ver-
niversaire sur l’ensemble des émeutes. « Le film Detroit n’a pas bien dict : « Coupables ». Parmi les jurés, l’icône des droits civiques Rosa
marché parce que c’est un fiasco marketing ! », analyse April Reign, fon- Parks et l’écrivain John O’Killens. « Le Tribunal du peuple, l’extension
datrice du hashtag #OscarsSoWhite, pour dénoncer l’absence significative du mouvement Black Power et l’élection du premier maire
d’acteurs de couleur parmi les nommés aux Oscars. « S’ils avaient afro-américain au début des années 1970, tout cela a découlé de la mobilisa-
appelé le film Algiers Motel et pas Detroit, je pense qu’ils n’auraient pas tion politique autour de 1967 à Detroit. Cette histoire est totalement absente
eu toutes ces controverses et ils auraient fait un bien meilleur score au box-of- du film de Bigelow », souligne l’historien Thomas Sugrue.
fice. » Ce choix de titre a même blessé certains habitants. John
Sims, un artiste de 49 ans né à Detroit, regrette, désabusé : « Avec Un film par des Blancs pour les Blancs ?
ce titre, ils ont colonisé l’histoire et ils en ont fait une marque qui restera pour Kathryn Bigelow espérait sans doute ouvrir un débat sur les vio-
toujours attachée à la ville de Detroit. C’est comme si vous faisiez un film sur lences policières contre les Noirs aux Etats-Unis. Las, c’est une
l’attentat contre Charlie Hebdo et que vous l’appeliez Paris ! » Bankole autre polémique qui a mis le feu aux poudres tout l’été : Une
Thompson, l’éditorialiste du Detroit News, va plus loin. « Le film femme blanche peut-elle s’approprier l’histoire des Noirs améri-
a desservi les commémorations ! Il a échoué à inscrire 1967 dans l’histoire cains ? Ainsi, le magazine Variety s’interroge : « Des réalisateurs blancs
nationale des Etats-Unis, s’emporte-t-il. Il y a eu une série d’émeutes à devraient-ils raconter l’histoire de Detroit ? » Le Huffington Post sou-
cette époque à Los Angeles, New York, Jersey City, Newark. Le film laisse ligne « le problème est dans le fait de regarder la souffrance des Noirs avec
entendre que Detroit est un cas isolé mais c’est faux. Toutes ces émeutes raciales des lunettes de Blancs. » À froid, April Reign, relance : « Les dirigeants
s’inscrivent dans un système de violences policières, de droits bafoués, qui n’est de studios et les décideurs qui donnent le feu vert à un film sont des hommes
pas montré dans le film. [...] Les policiers accusés d’homicide sont présentés blancs, hétérosexuels, d’un certain âge. Ce n’est pas nécessairement qu’ils sont
comme quelques pommes pourries alors que tout le système l’était, racistes, simplement ils arrivent avec leur propre système de références pour

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R E P O R TA G E

forces de police intégrées qui œuvrent en bonne entente avec les communautés.
juger un film. » « Bien sûr qu’il y a des éléments d’Hollywood, mais l’histoire
devait être racontée », s’exclame Isaiah McKinnon, ancien policier de [...] Nous ne nions pas que la faillite et les émeutes ont existé, nous ne nions pas
Detroit et consultant pour le film. Désormais professeur à l’uni- le phénomène de ruin-porn [ces photos du délabrement urbain de De-
versité, il défend la réalisatrice: « Le monde ne connaissait pas l’histoiretroit qui ont fleuri sur les réseaux sociaux, depuis 2010 ndlr], mais
de ce motel. Kathryn Bigelow a voulu la raconter et elle l’a fait ! Aurait-elle
nous voulons montrer que ce ne sont pas les seuls événements à Detroit »,
ajoute-t-il. Il met en valeur les multiples communautés de la ville
dû être de la même couleur, du même sexe, ou quoi que ce soit ? Non ! N’y a-t-il
que les Noirs Sud-Africains qui peuvent raconter l’histoire de l’Apartheid ?et la lutte de la mairie contre la gentrification qui s’annonce avec ces
Non ! » populations pauvres du centre-ville, chassées par une nouvelle
En pleine promotion du film, la polémique classe moyenne blanche. Pourtant, la ville
est alimentée par les événements tragiques reste l’une des plus divisées racialement des
de Charlottesville, huit jours après sa sortie, Il y a eu Etats-Unis.
mais aussi le projet de série Confederate de
HBO, qui imagine à quoi ressemblerait
une telle escalade « À plusieurs égards la situation des Afro-Américains
de Detroit est pire qu’en 1967. Le taux de pauvreté
l’Amérique contemporaine si les Confédérés de violence que, est très élevé, les logements sociaux et le système éduca-
avaient gagné la guerre de Sécession.  des la premiere tif sont désastreux », analyse l’historien natif de
la ville Thomas Sugrue. La fameuse 8 miles,
« Le renouveau dépend de la profon- nuit, nous pouvions cette route qui coupe horizontalement la mé-
deur de vos poches »
Si le film n’a pas pu être tourné intégrale-
voir des maisons tropole rendue célèbre par le rappeur Emi-
nem, sépare toujours les quartiers noirs
ment sur place, en raison de la suppression bruler depuis pauvres des banlieues blanches. « Le renouveau
des crédits d’impôts pour le cinéma par le porche.  dépend de la profondeur de vos poches », pointe
l’Etat du Michigan, beaucoup se réjouissent Pearl Cleage, ecrivaine Bankole Thompson, l’éditorialiste du Detroit
de voir les projecteurs braqués sur Detroit et News. « La croissance et les créations d’emplois sont
son renouveau. Déclarée en faillite en 2013, concentrées dans quelques quartiers de Detroit, à
la ville renaît de ses cendres et vit son rêve américain. Après les Midtown et Downtown. La colère et le ressentiment sont toujours là. » Selon
artistes, attirés par l’immobilier bon marché, les capitaux, les com- une étude de Detroit Future City publiée en août dernier, un tiers
merces et les emplois affluent dans le centre-ville. Detroit rivalise des emplois seulement sont détenus par des Afro-Américains, alors
avec New York pour accueillir le nouveau siège d’Amazon. La ville qu’ils représentent 80 % de la population. « Aujourd’hui les gens disent
a gagné 30 000 emplois privés entre 2010 et 2016, soit une hausse que c’est génial parce que les artistes s’installent à Detroit, achètent des maisons
de 17 %, un peu plus que la moyenne nationale. Sa population, pour un dollar et les transforment. Mais qu’est-il arrivé aux anciens proprié-
presque divisée par trois depuis 1950, commence enfin à se stabi- taires ?, s’inquiète Pearl Cleage. Il faudra bien plus que des artistes pour
liser autour de 670 000 habitants. « Je ne pense pas que les ingrédients de changer tout cela, et j’en suis une… Maintenant que nous ne sommes plus Motor
1967 soient toujours là », assure Aaron Foley, un jeune journaliste noir City, que voulons-nous être ? » •
de 32 ans, recruté comme « Chief Storyteller » par la mairie, pour TO US P RO P OS REC U E I L L I S PA R F.S-G SAU F
raconter la vie et la diversité des quartiers. « En 2017, nous avons des M E NTI O N S

John Boyega
© MARS FILMS

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I N T E R V I E W

Albert Dupontel

« Vous savez,
je ne suis pas
si punk que ça »
Avec Au revoir là-haut, Dupontel signe sa première
grosse fresque historique en racontant les tribulations
tragi-comiques de deux Poilus après la guerre.
Albert assagi ? Si la forme change un peu, l’acteur-cinéaste
n’a pas fini de fustiger « les marchands » et les illustres « tueurs »
de l’Histoire de France. Entretien débridé avec un homme
qui parle plus vite que son ombre. Où il est question de
Brexit culturel, de cascades sans filet et de bastons
à coups de nunchakus en banlieue.
P RO P OS REC U E I L L I S PA R A RT H U R C E RF ET R A PH A Ë L C L A I RE FO N D. P H OTOS : J É RÔ M E PRÉ BO I S

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O
I N T E R V I E W

n est ici dans l’hôtel particulier film de Lewis Milestone. Ça fait partie d’ailleurs des
qui sert de bureaux à votre so- films qui ressortaient de tout ceux qu’on a vus, avec Les
ciété de production, et où ont Croix de bois, Wings aussi, de William Wellman, un film
été tournées des scènes de 9 muet sur les aviateurs de la Première Guerre mondiale
mois ferme et Au revoir là-haut. qui est extraordinaire. Les scènes de combats aériens
Vous bénéficiez d’un loyer très ont toutes été faites pour de vrai, c’est magnifique.
modique de la part de la Région Quand on voit Les Croix de bois, tourné en 1931, sur les
Île-de-France qui vous le loue mais apparemment anciens lieux de bataille, il y avait encore des cadavres
c’est bientôt terminé ? et des obus… Il n’a engagé que de vrais soldats qui
Oui, la Région veut vendre cet hôtel particulier. Il y a avaient fait la guerre pour la figuration... Mais la caméra
des gens qui l’ont visité, mais c’est compliqué pour eux est très statique, c’est marrant. Il y a des mecs qui sont
parce que ça vaut 11millions d’euros et c’est classé mo- très près des explosions, je me dis : « C’est pas possible il y
nument historique, donc ils ne peuvent rien casser. Mon en a qui se sont esquintés ! »
espoir secret, c’est que si jamais dans deux ans ils l’ont
toujours pas vendu on pourra peut-être le récupérer... Et vous avez vu Dunkerque, du coup ?
Oui, j’ai pas accroché. Pas d’histoire. Christopher Nolan,
C’est drôle de retrouver ici celui que certains sur- il est bon quand il bosse avec son frère sur Interstellar et
nomment encore parfois le « punk du cinéma fran- Inception. D’ailleurs, je pense que c’est le frangin, le cer-
çais », non ? veau. Là, même en termes de mise en scène j’ai été déçu.
Oh vous savez, je ne suis pas si punk que ça, moi je suis Je n’ai pas compris ce qu’il a voulu faire. Il y a des maisons
un petit bourge. Je conteste le monde ambiant avec mes modernes qui sont à l’image et qui auraient dû être vi-
films, mais c’est des contestations bien bénignes. À rées... Et puis quand Branagh dit : « On a rapatrié 330 000
l’époque de Bernie (1996), j’appartenais à une mouvance hommes », et qu’on voit 17 chalutiers... Et après c’est : « Oc-
de jeunes trentenaires avec Gaspar Noé, Jan Kounen, cupe-toi de boucher le trou », alors que la coque est criblée
etc. La façon de s’exprimer était virulente, donc, à la d’impacts... Mais ils sont cons ou quoi ? Bref, il y a plein
limite, le terme pouvait être associé. Mais c’était il y a de trucs comme ça qui ne vont pas, j’ai pas compris. Ça a
vingt ans, ce mec est mort depuis longtemps. Sinon, on coûté 170 millions de dollars, quand même !
dirait de moi : « Il ne se renouvelle pas, toujours avec ses conne-
ries et ses coups de pelle. » Si on parle d’histoire, on dirait que vous êtes fas-
ciné par Napoléon, non ?
Au revoir là-haut est votre premier film à très gros Pas par Napoléon, non : par l’épopée napoléonienne.
budget... Napoléon, je m’en fous, c’est un tueur... doué. Je trouve
Oui mes films précédents se sont tournés à environ 5 que l’épopée a toujours été racontée de manière carica-
millions d’euros parce qu’ils n’avaient pas besoin de turale et quand on se plonge dans les bouquins de
plus. Là, c’est trois fois plus, mais à partir du moment l’époque, le discours naïf des gens pour qui la vie d’une
où vous adaptez un récit épique de 600 pages qui se personne n’avait aucune espèce d’importance, c’est vrai-
passe pendant la Première Guerre mondiale, c’est indis- ment très intéressant. C’est une époque ultra-barbare. À
pensable. Maintenant, je relativise : le film a été fait Austerlitz, il y a 40 000 morts en une journée avec des
pour 17 millions, c’est le cachet d’une star américaine. flingues qui n’étaient pas précis à dix mètres. Le débar-
Ça reste très humain par rapport à l’économie du ciné- quement, c’est 2 000 morts avec des avions, des canons
ma mondial, ça reste de l’artisanat français, certes, assu- et tout. Vous comprenez la différence ? C’est dingue.
mé, mais ce n’est pas non plus le budget de certains L’histoire tamponne cette violence-là, elle la magnifie.
films que je vois. Parfois sur certains films, je tombe à la Non : c’était une boucherie sans nom, et on est issus de
renverse, je me dis : « Où est passé l’argent ? » cette boucherie. Et on continue à la perpétrer. C’est une
vraie hypocrisie de nos démocraties. Un mec me deman-
La scène de guerre au début est assez impression- dait l’autre jour : « Pourquoi vous êtes révolté ? » Mais je ne
nante, vous l’avez tournée comment ? suis pas révolté, je suis lucide. S’il y en a qui sont contents
Il suffisait de trouver un champ de 150 hectares, tout parce que le PSG gagne, tant mieux pour eux.
détruire pour en faire un champ de bataille, et numéri-
ser les alentours parce qu’il y avait encore des forêts et Vous pensez du coup que l’histoire devrait être en-
je voulais que ce soit complètement lunaire. Après : seignée différemment ?
artifices, répétitions et puis voilà on est partis. On a tout Elle ne devrait pas être enseignée, elle devrait être criti-
fait en deux semaines. Mais c’est vrai qu’on n’a pas le quée. François 1er, Marignan 1515. Il faut apprendre la date,
droit à l’erreur, il y avait des drones, des caméras enter- mais qu’est-ce qu’il venait foutre là-bas ? À part piquer les
rées, des mecs qui couraient avec des caméras, enfin richesses des Italiens dont il n’avait pas besoin. Tant qu’on
tout un aréopage d’installations techniques. n’apprend pas aux enfants qu’on a été ça... Un bouquin de
l’Histoire de France, c’est mille ans de meurtres, de bou-
Vous aviez de grosses influences en tête pour cheries, d’aberrations, de bêtises... On nous apprend ça
cette scène ? sans même chercher à comprendre ce qui s’est passé.
J’avais déjà lu beaucoup de choses, mais là j’ai pratique-
ment lu tout ce qui pouvait exister sur la Première C’est amusant de vous retrouver produit par Gau-
Guerre mondiale. J’ai relu Erich Maria Remarque qui a mont, alors qu’ils n’avaient pas voulu de Bernie à
écrit À l’Ouest, rien de nouveau, qui a donné un excellent l’époque...

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I N T E R V I E W

Je leur avais envoyé le scénario et mon court métrage,


Désiré. Quelques jours après, ils me convoquent, vrai-
ment comme le proviseur, et ils me disent avec une
tronche absolument sinistre : « Vous savez, on a lu les fiches « Je n’ai rien de Belmondo en moi :
de lecture... Ce n’est pas très bon... » Moi, j’étais inquiet, je
me dis que c’est pas compréhensible, mais ils me
il est décontracté, je suis flippé... »
disent : « C’est noir, hystérique, violent... Et ça n’arrête pas ! »
Je leur réponds : « Ça fait un an que je fais tout pour que ce
soit comme ça, c’est pas votre came, c’est dommage pour moi, la saison 1 ; la saison, 2 j’ai un peu décroché... » C’est vrai que la
mais merci. » Je suis vraiment parti rassuré. série télé, c’était péjoratif il y a quelques années, mais
maintenant ça ne l’est plus. Tout d’un coup, il y a de
Et le CNC ? bonnes histoires filmées qui s’appellent « séries télé ».
Ah vous êtes au courant… Il y avait eu une petite ba- Donc j’ai vu Westworld, Mr. Robot, The Night of, Taboo... Au-
taille autour de Bernie. Le CNC avait envoyé un mot à jourd’hui, il y a des grands moments de cinéma dans les
la production en disant : « C’est le genre de films qu’il ne faut séries télé. Dans Mr. Robot, il y a des cadrages très inté-
absolument pas faire en France. » Après, les lecteurs de ressants, l’arrivée de la musique classique, l’utilisation
France 3 disaient qu’il fallait de l’aspirine pour lire le des focales larges... Les gens s’amusent beaucoup et ont
scénario tellement c’était abject... Moralité, grâce à une liberté incroyable. Dans les années 50, la télé est ar-
Alain de Greef à qui je rends hommage en ouverture du rivée et le cinéma a paniqué, pensant qu’on allait lui pi-
film, qui était directeur des programmes de Canal à quer son public. Donc le cinéma est devenu subversif :
l’époque, j’ai pu trouver 1,5 million d’euros pour le faire. l’idée, c’était qu’on irait voir au cinéma ce qu’on ne pou-
Alors que Canal commençait déjà un peu à s’embour- vait pas voir à la télévision. D’où le sexe et la violence des
geoiser. L’argent était là, mais l’esprit frondeur avait déjà années 60, 70. Et puis, dans les années 80, les grands
un peu disparu. Là, je sais que plein de gens que je comme Spielberg et Lucas ont ramené les familles dans
connais sont partis, des gens passionnés de cinoche... les salles. Donc les subversifs étaient un peu coincés. De-
C’est dommage. D’après ce que j’ai cru comprendre, ils puis une dizaine d’années, on retrouve un domaine d’ex-
passent beaucoup de choses en crypté, j’ai l’impression pression formidable dans les séries. Je suis surpris, même
qu’ils veulent faire HBO. quand je vois Boardwalk Empire, surtout le premier épi-
sode réalisé par Scorsese, il y a beaucoup de nudité, de
On vous en propose, des séries télé ? violence comme dans le cinéma quand j’étais petit. Le
Non, mais je suis assez client. J’ai un micro-réseau de cinéma, c’est de nouveau fait pour les mômes et le pop-
goût, on s’appelle, on se recommande des trucs. Jan corn. Ça rechangera peut-être, mais quand les mar-
Kounen m’appelle par exemple et me dit : « Vois Sense 8, chands tiennent un truc, ils le lâchent rarement.

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tous les films. Quand je l’ai rencontré, je ne pensais pas
mais si, il avait vu Bernie, et il m’a fait une critique très
précise. Un soir, il est venu chez moi avec Marielle et
Rochefort, dans ma cuisine à la campagne, tous les trois.
Je les ai fait parler : « Alors comment vous avez commencé,
etc. » Jean-Paul était esquinté, mais il déconnait et ses
potes allaient jusqu’à dire : « T’as vu jusqu’où ça t’a amené,
tes cascades ! » Ils se marraient. Jean-Paul a encore toute
sa tête, Rochefort, il la perd un peu, Marielle n’est plus
très lucide, il ne se rend plus compte de rien, il est déjà
parti... C’est triste. Mais en même temps, c’est doux ce
qui se passe, ils partent tout doucement.

C’est fou, également, le nombre de fans célèbres


de Bernie, non ?
Terry Gilliam bien sûr et Terry Jones m’ont écrit deux
lettres. Robin Williams en a parlé aussi... Jones m’avait
dit : « J’ai dû le voir en deux fois, tellement c’est horrible. » Et
puis j’ai eu un message de Verhoeven des années plus
tard. Il m’a demandé si les Français avaient été assez
post-modernes pour comprendre le film. C’est marrant,

« À Triel, en banlieue


parisienne, j’étais allé
faire un tournoi de
tennis et je m’étais fait
tabasser : ma raquette,
terminée, plus rien. »
quand j’étais jeune, au cours de Vitez, je tombais à la ren-
verse quand je voyais Brazil ; quand je voyais Robocop,
j’admirais Robin Williams... Et un jour, Robin Williams
m’appelle. Il me dit : « C’est bien, c’est Chaplin sous acide. »

Robin Williams, la rencontre, ça s’est passé


comment ?
En fait, on avait un copain commun. Et un jour on m’ap-
Belmondo a dit récemment en interview : « L’héri- pelle : « C’est Robin Williams, j’ai vu le film. » Je dis : « Mais non
tier c’est Dupontel, par son jeu, sa folie », vous le c’est une blague. » Il me fait : « Mais non, je vous passe ma mère. »
saviez ? Et il me passe sa mère : « This is Robin, this is my son ! » Donc
Ah non, je ne savais pas. Mais je n’ai rien de Belmondo rendez-vous est pris au Ritz. J’ai passé deux heures dans sa
en moi : il est décontracté, je suis flippé... J’ai un seul piaule à discuter et après sa femme est arrivée, elle avait
regret : si je pouvais, je remonterais le temps pour l’air un peu austère alors je me suis éclipsé. Plus tard, je
m’inscrire au Conservatoire dans les années 50 avec suis allé lui montrer Le Cerveau, à San Francisco, il a trouvé
eux, puis avec les Monty Python dans les années 70. ça très bien... Plusieurs fois j’ai eu des messages de Robin,
Qu’est-ce que j’aurais aimé les regarder. Chez Belmon- mais le problème c’est que c’est une star, donc je n’ai pas
do, il y a une vitalité stupéfiante. Moi, je l’ai surtout envie de l’emmerder. Il y a trois ou quatre ans, j’étais sur le
connu malheureusement après son pépin de santé, mais point de l’appeler pour lui montrer 9 mois ferme, je ne l’ai
il m’a encore plus impressionné parce que l’individu est pas fait et il est mort. Comme quoi, c’est crétin. Robin est
là. Il y a une phrase de Churchill qui dit : « Un optimiste, simple, mais le système veut qu’il soit entouré de gens pas
c’est quelqu’un qui sait que la vie est dure et un pessimiste, c’est simples. Boire des coups, rigoler, très bien. Mais travailler
quelqu’un qui le découvre tous les jours. » Et Jean-Paul est un ensemble : compliqué. Terry me disait : « En France, tu peux
mec optimiste, en dépit de ses déboires. Quand on voit faire ce que tu veux mais aux Etats-Unis, tu ne pourrais jamais
ce qu’il était et ce qu’il est aujourd’hui, c’est quand faire la même chose. » 
même le pire qui pouvait lui arriver. Et bah, dès le mer-
credi soir, je peux vous dire qu’il en a déjà vu beaucoup Vous vouliez faire 9 mois ferme en anglais à l’ori-
des films de la semaine. C’est impressionnant, il a vu gine, c’est ça ?

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Oui. J’ai perdu du temps là-bas, mais c’est aussi que enfant, il passait ses vacances dans la ferme de mes
j’étais un peu échaudé par l’échec du Créateur, j’avais grands-parents. Et mon père me disait que le soir,
très peur d’y retourner donc je me faisais construire ce quand ils couchaient tous les mômes ensemble, il y
rêve (sic). Le mec de la Warner, Richard Fox, m’a dit avait Truffaut qui racontait Flaubert, Balzac. Mon père
qu’il avait vu Bernie dans l’avion en cachant l’écran pour ne connaissait pas tous ces bouquins, il disait : « C’est qui
pas que son voisin regarde... C’était Jeunet qui lui avait ce petit Parisien, il connaît vachement de choses ! »
passé le DVD. Il me dit : « Super », et puis on a rencontré
l’agent de Penelope Cruz, de Nicholson... On rencontre Truffaut allait en vacances dans la ferme de vos
les agents facilement, les stars plus difficilement. Le grands-parents ?
problème c’est qu’ils ont toujours peur de rater une Ouais, dans une maison de ma famille. J’ai une grande
bonne affaire, donc ils rencontrent tout le monde, mais tante qui s’est occupée de lui. Tout ce qu’il raconte
après il ne se passe plus rien. dans Les Quatre Cents Coups est vrai. Elle m’a raconté le
coup de la machine à écrire. Il venait parce que sa mère
Vous dites souvent que vous êtes angoissé, com- connaissait quelqu’un de ma famille. Il racontait que sa
ment vous le gérez ? mère ne s’occupait pas beaucoup de lui, ce qui devait
J’écris et je fais de la gym. Bon là, je commence à vieillir, être vrai, donc il était embarqué là-bas, mais il n’a jamais
mais j’ai toujours fait beaucoup de sport parce que ça me cherché à reprendre contact. Quand on a commencé à
calmait. Bernie, c’était de l’angoisse quasi métaphysique, me rabâcher la Nouvelle Vague, je me suis dit : « Ils au-
je disais : « Le monde est fou, il y a un suicide en cours... » On raient dû l’étouffer avec un oreiller ! » (Il mime la scène). Ils
peut voir les coups de pelle, mais je raconte juste l’his- parlaient très bien de cinéma, ils en ont fait certaine-
toire de quelqu’un qui n’a pas eu de câlins et pas de bi- ment de façon magnifique mais je n’y suis pas très sen-
sous. Après, pourquoi je passe par ce folklore ? Je ne sais sible. J’ai mis longtemps à voir Les Quatre Cents Coups
pas. A l’époque, j’étais fan de Ken Loach et de Depardon parce qu’on nous embête avec ça.
qui osent ce que je n’ose pas, à savoir la simplicité. Est-ce
que c’est de la séduction sociale ? Peut-être. Est-ce que Et en comédie française populaire, quel diagnostic
c’est de la pudeur parce que je ne me sens pas légitime faites-vous de ces dernières années ?
pour revendiquer des causes comme ça, parce que je suis La comédie, c’est quoi la comédie ? Ça va de Chaplin à
un fils de petit-bourgeois et que tout va bien dans ma des gens que je ne nommerai pas. Et Chaplin, déjà, ce
vie ? Est-ce que c’est une forme d’élégance de dire « ma n’est pas de la comédie. Le Kid, c’est des mecs de la DASS
fonction c’est de distraire » ? Donc je reviens vers Chaplin, qui qui arrachent un enfant, La Ruée vers l’or, il y a un
est un grand cinéaste politique et qui a toujours raconté meurtre... Moi, quand je prends le pitch d’un gars qui a
des histoires tristes en distrayant les gens. Il y a différents été jeté dans une poubelle et qui va retrouver sa famille
niveaux de lecture : on peut le voir quand on a dix ans à coups de pelle, est-ce que c’est vraiment un pitch de
parce qu’il marche les pieds en canard et qu’il se gratte comédie ? Je me méfie de ce terme qui peut être réduc-
les fesses avec sa canne, et puis adulte, on comprend ce teur. Le cinéma français est un des rares bastions de ré-
qu’il raconte. Moi je suis très sensible à ça. Même chez sistance à la culture manichéenne et envahissante qu’est
Ariane Mnouchkine, par exemple. Quand elle fait la culture américaine. Quand je présente mon film en
Shakespeare, les mecs font des galipettes sur scène. Alors tournée, les gens s’étonnent : « Ah, on peut faire ça en
que c’est Shakespeare et qu’ils respectent le texte, mais France ! » C’est quand même le pays de Carné, Duvivier,
elle distrait les gens. Souvent, on vous le reproche. Chez Renoir... Les gens n’ont plus ce regard-là. C’est une
Antoine Vitez, il ne fallait surtout pas être distractif, culture et un peuple qui doutent d’eux-mêmes. C’est
parce que c’était être vulgaire. Non ! Il y a une nuance dommage. Aujourd’hui, la mondialisation fragilise tout le
entre faire « mon cul sur la commode » et emmerder le monde. Elle provoque des réflexes identitaires, on vote
monde. aux extrêmes, on se réfugie dans la religion. Les mar-
chands ont tort. Même quand ils veulent marchandiser
On dirait que vous n’êtes pas très branché Nou- la culture, ils ont tort. Moi, quand j’étais petit, il y avait
velle Vague… des films franco-italiens, on connaissait les stars ita-
Non, je ne suis pas fan du tout. Je ne sais plus qui disait liennes. Maintenant, l’Europe existe et on ne sait plus, il
que c’étaient des gens très maladroits. C’est vrai. À part n’y a plus rien. En Italie, ils nous ont proposé de faire un
Godard, qui a eu des éclairs de génie. Ce sont des gens remake de 9 mois ferme. Mais c’est la même culture !
qui parlent très bien de cinéma mais qui n’en font pas Achetez-le le film ! Le Brexit culturel, il est partout en
forcément très bien. Souvent à l’étranger, le cinéma Europe. Dans les années 80, 90, c’était pas comme ça.
français, c’est ce qui ressemble de près ou de loin à la Les gens étaient plus relâchés, plus contestataires. J’ai eu
Nouvelle Vague. Quand je suis arrivé avec Bernie, ils le la chance de pouvoir m’exprimer dans ces années-là.
passaient au Lincoln Center à New York, les mecs fai- Mais ça peut changer encore, les années 50 étaient fri-
saient la queue avec le Times, c’était foutu, c’était mort. gides aussi. C’est pour ça que le rock’n roll est arrivé. Ce
La moitié de la salle s’est barrée. Moi, c’était les frères « Brexit culturel » va générer une contre-culture très
Coen et Terry Gilliam que j’aimais, pas la Nouvelle forte mais, aujourd’hui, c’est pas rigolo, c’est sûr.
Vague. Donc on finit par dire : « Bah, elle fait chier cette
Nouvelle Vague ! » Ceci dit, j’ai découvert Les Quatre Cents Quand vous étiez gamin, vous aviez déjà ce
Coups, il n’y a pas longtemps, j’ai trouvé ça très bien. Et ressenti ?
Truffaut parle intelligemment de ce qu’il se passe, J’ai grandi à Conflans, dans une cité ouvrière, mais mon
parce que c’est son histoire. D’ailleurs, quand il était père était médecin, donc je ne subissais pas du tout les

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I N T E R V I E W

affres d’une dérive sociale. J’étais dans une classe pu- On ne peut pas faire plus grand écart.
blique et certains étaient perdus. Il y en avait un qui Oui mais on fait ce qu’on peut, pas ce qu’on veut. Vitez
avait trois ans de retard et c’était mon meilleur pote. Il me prend dans son école, coup de bol ! À la fin de l’école,
me ramenait en moto chez moi, ma mère était terrori- il prend des gens et pas moi. Moi, je suis à la rue et je
sée. J’étais touché par ce mec et quand j’ai enfin eu le tombe malade : j’ai chopé une saloperie, je passe neuf
pouvoir de m’exprimer, c’était ces gens-là que j’avais mois à l’hosto. Le seul truc que j’ai c’est un petit sketch.
envie de raconter. Cioran disait qu’il est intéressant Je faisais marrer mes copains avec ça. Donc je joue au
d’observer les pseudo-fous parce qu’ils annoncent la théâtre et le mec me paye l’équivalent de 100 euros.
suite du monde. Ces gens-là sont les témoins de la vraie Une cassette a été faite, même pas par moi. J’ai dû jouer
folie qu’on ne voit pas. une vingtaine de fois dans de petits théâtres en pro-
vince. Et un an après que j’ai arrêté ce truc-là, les mecs
Comment réagissaient vos proches face à un film de Patrick Sébastien m’appellent. J’étais dans une telle
comme Bernie ? débâcle, je demande : « Vous payez combien ? » Et ils
Mon père n’est plus là malheureusement, il aurait peut- payaient 1 000 euros pour un sketch. « Putain je viens. » Je
être été content de voir mon dernier film. Quand il m’a fais mon sketch, je me barre et le lendemain, le meilleur
vu à la télé pour la première fois, j’avais laissé tomber pote de Sébastien dit qu’ils vont me produire. « Pas de
mes études et je ne lui avais pas dit, je m’étais planqué, problème, tu payes combien ? » C’était ça le truc. Je fais dix-
j’avais changé de nom... Il a dit : « Ah, c’est ça qu’il fait ce huit mois de tournée de spectacle. Et avec les sous,
con. » Lui, il sortait d’une ferme, vraiment très modeste. j’attaque mon court métrage Désiré. J’avais 26 ans.
Il était venu à Paris, il avait fait son trou, il était très fier
de nous offrir des études à mes frangines et moi. Avo- Avant la tournée, vous avez aussi joué dans des
clubs de vacances.

« Jean-Paul Belmondo était Oui, j’ai fait des trucs assez touchants. Un jour, j’allais
jouer dans un camping dans le Larzac et les mecs sont
esquinté mais il déconnait venus me chercher avec la 4L et des poules à l’arrière.
On arrive dans une petite salle des fêtes, et ils faisaient
et ses potes allaient jusqu’à sauter les plombs de tout le camping pour faire les noirs
entre les sketchs. Dans le noir, on entend le mec de la
dire : “T’as vu jusqu’où ça buvette (il crie, accent du Sud) : « Vous faites chier, ça décon-
gèle ! » Je joue le soir et je bricole, je me démerde. C’était
t’a amené tes cascades !” » une bonne école. Vous n’avez plus peur, l’Olympia et
tout, ça peut pas être pire.

cate, pharmacienne, médecin. C’était quand même une Sur vos tournages, vous faites beaucoup de cas-
réussite pour cette génération-là qui était enfant pen- cades vous-même ?
dant la guerre. Et j’ai détruit ça. Quand il a vu Bernie, il Il y a un film où on a été vraiment au bout, c’est Enfermés
m’a demandé : « Mais qu’est- ce qu’on t’a fait ? – Papa, rien, dehors. C’était un film très dur. L’idée était très théo-
rien... » Le Créateur, par contre, il avait aimé, mais ça n’a rique et un peu stupide. On voulait faire un cartoon
pas marché. On met beaucoup de temps à comprendre social. L’hommage à Chaplin et à Keaton se devait d’être
que nos parents sont des braves gens. Et qu’ils nous magistral, donc j’ai tout fait et on s’en est pris des ga-
éduquent comme ils ont été élevés. C’est dur parfois. melles. On avait tellement peu d’argent... Une fois, on
Mon père a été élevé dans les années 30-40, dans une devait être sur un Novotel, porte d’Orléans à 40 mètres
ferme, vous imaginez le nombre de baffes que j’ai prises. de haut : je marchais comme ça en équilibre sur la fa-
Mais je l’adorais ce mec-là. çade et il y avait un petit mousqueton de sécurité qui
m’assurait et qu’il fallait gommer numériquement
Au fait, comment avez-vous choisi votre pseudo- après. On n’avait tellement pas de sous, que je le virais
nyme, Albert Dupontel ? parce que le bord me paraissait assez large. Donc, hors
En rentrant dans un cours de théâtre. J’étais là juste pour champ, il y avait des cascadeurs qui cherchaient le
voir ce qu’il se passait et je ne comptais y rester qu’une mousqueton, complètement paniqués. Une autre
semaine. La prof me demande mon nom et je donne le fois, une mobylette me percutait et je partais en l’air
premier qui me passe par la tête. Je ne veux surtout pas donc je devais mettre des cartons partout pour amortir.
que mon père le sache et je trouvais ça marrant comme Mais pareil, je dis : « Putain il faut les gommer après ! Vire-moi
nom. Si vous voulez, je n’avais pas peur du courroux de ça. » Putain je me prends un gadin, j’ai eu super mal,
mon père, j’avais peur de lui faire de la peine. C’est très mais je me suis relevé, l’air de rien : « Ouais, bon, vas-y,
différent. Et je lui ai fait de la peine quand je n’ai pas pu mets tes cartons si tu veux ! » La veille de la cascade où je
cacher plus longtemps que je faisais le guignol, voilà. Il devais tomber d’un immeuble, j’avais appelé Belmon-
est venu me voir une fois à l’Olympia.  do : « Comment tu faisais tes cascades ? – Bah tu respires un bon
coup et puis t’y vas. – C’est tout ce que t’as à me dire ? – Je peux
D’ailleurs, il y a un truc qui est assez frappant dans rien te dire d’autre et si demain j’entends pas parler de toi à la
votre carrière, c’est que vous avez été formé avec radio, c’est que ça s’est bien passé. »
Vitez, et vos deux premières apparitions au ciné-
ma c’est chez Rivette et Vecchiali... Dans votre jeunesse, il y a un épisode que vous ra-
Et après Patrick Sébastien !  contiez, apparemment assez traumatisant où

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I N T E R V I E W

vous aviez été témoin d’une bagarre où quelqu’un quand j’ai découvert que j’étais myope les mecs ont
se faisait arracher l’œil ? dit :« Arrêtez parce que votre rétine va se barrer. »
En banlieue, ouais. C’était à la gare, j’ai vu un mec se faire
énucléer. C’était dans un bar, hyper violent. J’ai gardé ça Dans 9 mois ferme, vous aviez parodié les chaînes
pour moi, comme tous les traumatismes, j’en ai parlé très de télé, comme peuvent le faire vos amis de
tard à mon père. Il s’en voulait, parce qu’il disait que ce Groland...
n’était pas une ville fréquentable pour des mômes. Du Oui, les quelques fois où j’ai vu la télé, il y avait ce ban-
CES, il nous a foutus dans un lycée privé. Un jour, j’ai deau, ils appellent ça l’infobésité. C’est arrivé très tard, on
ramené une seringue à la maison, il a dit : « Ça suffit on a rajouté des blagues pour montrer à quel point le monde
arrête les conneries. » Il y avait une mixité sociale, des gens est taré. Mais on n’est pas très loin de la vérité. J’avais vu
aisés, des gens qui l’étaient moins. Donc cette bagarre, un truc qui m’avait frappé : « Le Pape promet des mesures sé-
je m’en souviens, il y avait des nunchakus et tout. vères contre la pédophilie. » Comment on peut annoncer sé-
rieusement un truc pareil ? Il ne dit pas qu’il va l’interdire,
Des nunchakus ? il promet des mesures sévères. Et puis il y a la bourse, le
Oui, c’était les années 70-80. C’était la mode, les mecs CAC40, la météo... On est submergés par ça. Je me rap-
se battaient avec ça, ils s’en servaient très mal mais ils pelle arriver un jour dans une chambre d’hôtel, allumer la
savaient se faire mal avec. C’était fréquent. Cette pu- télé et tomber sur une image en Irak où ils traînent le
tain de gare, quand j’allais prendre le train, j’avais la corps d’un soldat américain dépecé. Je ne suis pas prêt
pétoche. Après, je suis parti en internat et j’ai voulu fu- pour ça. Et j’y suis d’autant plus sensible qu’on nous a
guer. Je vais sur Paris, ça me paraît encore plus terrifiant, reproché à l’époque de Bernie ou d’Irréversible de faire des
ça hurle, ça crie partout et le seul refuge que j’aie trouvé, films violents. Faut pas déconner, c’est du cinéma. C’est
c’était L’Incorrigible, de Belmondo. Je l’ai vu trois fois, puis comme aller au musée d’Art moderne ou voir L’Origine du
je suis rentré chez moi. J’adore Belmondo, c’était un re- monde de Courbet. Quand vous êtes là, vous savez ce que
fuge de bien-être pour les parents et les enfants. Encore vous faites. C’est ce que je n’aimais pas quand je faisais
une fois, j’étais dans un milieu protégé, moi. J’ai été aimé des sketchs qui passaient à la télé, vous rentrez gratuite-
par mes parents, c’est pas donné à tout le monde ! Mais ment dans la vie des gens, c’est une infraction mentale.
c’était dans un monde qui était assez violent. À Triel, en Ce sont des objets d’art, contemporains, agressifs, noirs.
banlieue parisienne, j’étais allé faire un tournoi de tennis À la télé, il n’y a pas d’interdiction, ils ont cet alibi intel-
et je m’étais fait tabasser : ma raquette, terminée, plus lectuel formidable : « C’est au nom de l’info ! » Môme, j’ai vu
rien. Les mecs m’ont chopé et j’ai passé un mauvais quart des images de la guerre du Vietnam, de mecs qui se fai-
d’heure. Plus tard, j’ai fait de la boxe. J’en faisais à saient exécuter en direct. C’est très violent. Au cinéma,
Conflans d’ailleurs. Il y avait le cinéma Le Palace et le je suis prêt à voir ce que je vais voir.
garde de sécurité du cinéma, parce que c’était un peu
chaud, était un champion de France amateur de boxe. AU REVOIR LÀ-HAUT, UN FILM D’ALBERT DUPONTEL,
C’était mon pote. Quand ça dégénérait, je me planquais AVEC NAHUEL PEREZ BISCAYART, LAURENT LAFITTE,
derrière lui, c’est lui qui m’a emmené à la salle. J’ai fait MÉLANIE THIERRY, EMILIE DEQUENNE... EN SALLES
trois petits combats, j’ai pris des bonnes raclées, mais LE 25 OCTOBRE.

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E N C O U V E R T U R E

Il a commencé dans les effets visuels pour


ILM, a testé ses obsessions dans la pub
et le clip pour les pop stars des années
MTV. Aujourd’hui, le natif du Colorado
David Fincher a 55 ans et a réalisé pour le
cinéma des choses aussi marquantes que
Seven, Fight Club et The Social Network
et chapeauté le carton House of Cards.
Ce mois-ci, c’est une nouvelle série pour
Netflix (Mindhunter, retour aux tueurs en
série) qui pourrait bien le rendre encore
plus indispensable sur tous les écrans. Car
Fincher a réussi son coup : devenir, chose
assez rare, un réalisateur indépendant
installé en plein cœur du système
hollywoodien. Pourquoi et comment,
il a bien voulu l’expliquer.

D AV I D F I N C H E R
© COLLECTION CHRISTOP

PA R A X E L CA D I EU X , DAV I D A L E X A N D E R CASSA N ET B E N O Î T M A RC H I S I O

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E N C O U V E R T U R E

À 
l’époque de Millenium : Les hommes qui disco, la naissance du punk… Joe a écrit dix épisodes,
n’aimaient pas les femmes, vous disiez on a donné tout ça à Netflix, ils ont trouvé ça super et
qu’à chaque fois qu’une histoire de se- nous voilà !
rial killer circulait à Hollywood, les
gens disaient : « Envoyez-la à Fincher. » ; c’est ce Vous aviez besoin de dix heures pour raconter
qui s’est passé pour Mindhunter ? cette histoire ? Vous n’avez pas pensé à en faire un
J’avais entendu parler de John Douglas (auteur du livre film ?
sur lequel est basée la série, ndlr) il y a longtemps, alors qu’un Jamais. J’ai repensé à Zodiac, qui explore des territoires
de mes collaborateurs voulait adapter le bouquin de son similaires et, avec le recul, je me rends compte que ces
acolyte Robert Kessler, Whoever Fights Monsters. À histoires de malaise existentiel sont très difficiles à dra-
l’époque, ils voulaient des gens qui courent dans tous matiser… C’est une chose de faire un film qui finisse
les sens avec des flingues alors que c’est une histoire sur une question non résolue, mais faites-le en une
d’introspection, avec des gens qui essaient de com- heure et cinquante-huit minutes : si ça dure deux
prendre l’incompréhensible. Ça a croupi pendant des heures quarante-cinq, au nom du ciel, faites qu’il y ait
années, jusqu’à ce que Charlize (Theron, ndlr) m’envoie une conclusion ! C’est sans doute en demander trop à
le bouquin de Douglas, Mindhunter, que j’ai dévoré en un public de cinéma moderne… Là, avec Mindhunter,
me rappelant que c’était le partenaire de Ressler, avec il n’y a pratiquement aucune urgence : Charles Manson
qui il avait interviewé plusieurs tueurs en série dans les ou Ed Kemper (deux tueurs en série présents dans Mindhun-
années 70. C’était il y a très longtemps, avant House of ter, ndlr) purgent plusieurs peines de prison à vie, ils les
Cards, et le projet était déjà chez HBO… Je ne voulais trouveront encore en prison pour les interroger dans un
pas de trames secondaires, et je ne voulais pas de cette mois ! Ça peut sembler réducteur, mais c’est difficile de
proximité entre chasseur et chassé. J’ai beaucoup de faire un film sans compte à rebours… Les confronta-
respect pour le Manhunter de Michael Mann ou pour le tions avec les serial killers devaient durer assez long-
travail de Ted Tally (scénariste, ndlr) sur Le Silence des temps pour être à moitié réalistes et le format de la
agneaux, mais j’ai toujours considéré que ça relevait série s’imposait de lui-même pour saisir cette ma-
d’une forme de vanité littéraire, de croire que les agents tière-là, presque spongieuse.
du FBI pouvaient être assez proches psychologique-
Pour Zodiac, vous avez fait des tonnes de recherche.
Ça a été la même chose pour Mindhunter ?
Pas vraiment : on utilisait du matériel préexistant, de
«  J ’A I I N T É G R É L E G R A N D C I R Q U E vraies interviews, et on respectait les grandes lignes de ce
D É P L OY É PA R N E T F L I X À U N qui s’est vraiment passé, mais on brodait nos histoires
là-dessus. Il y a sans doute 70 % de fiction pure ici, même
M O M E N T O Ù I L S AVA I E N T B E S O I N si les entretiens eux-mêmes sont souvent le plus proche
possible de la réalité. Il existe plein de livres, de
D E D É P E N S E R D E L’A R G E N T comptes-rendus d’interviews avec Kemper, alors que
E T D ’ U N E T Ê T E D ’A F F I C H E Q U I c’était plus compliqué avec Zodiac : il y avait différentes
histoires selon la théorie à laquelle vous adhériez. On a été
P R E N N E E N C H A R G E L’A S P E C T faire des photos, prendre des mesures dans les locaux du
FBI à Quantico pour les reproduire en studio – on n’allait
ARTISTIQUE. »
quand même pas obstruer la justice pendant des mois
pour tourner une série télé ! Là, j’ai rencontré des agents
du FBI à la retraite qui m’ont dit qu’Hannibal Lecter
ment des meurtriers pour anticiper leurs actes, prédire avait été un argument de recrutement phénoménal ! Ils
le futur. Et, en même temps, ce serait étrange de tra- m’ont demandé si on allait refaire Le Silence des agneaux,
vailler là-dessus toute la journée pour rentrer à la mai- dont ils sont hyper fiers, et je leur ai expliqué qu’on es-
son et regarder I Love Lucy, non ? J’ai demandé à Char- sayait justement de revenir de l’idée selon laquelle les
lize quel était le meilleur scénariste avec qui elle avait tueurs en série sont des super-méchants de comics books…
bossé, et elle m’a dit qu’elle adorait ce gars, Joe Penhall, Évidemment que Ted Bundy avait un certain charme,
qui avait écrit La Route. Il m’a tout de suite dit : « Je suis puisqu’il arrivait à prendre des auto-stoppeurs dans sa
dramaturge au départ, je ne veux pas écrire de cliffhangers ni Coccinelle Volkswagen alors que les gens savaient qu’il y
de gros ressorts dramatiques, je ne veux pas faire de la télé », et avait des disparitions. Si vous regardez ses interviews, Ed
j’ai compris qu’on était sur la même longueur d’onde. Kemper est un mec malin, qui s’exprime très bien et dé-
Quatre ou cinq mois plus tard, il nous a dit qu’il allait veloppe une vision intéressante de lui-même. Mais Hol-
prendre des libertés avec l’histoire de Ressler et Dou- lywood a fantasmé cette frontière ténue entre Will Gra-
glas pour la dramatiser, et il est parti dans tous les sens : ham et Hannibal Lecter : la plupart de ces mecs sont très
Douglas est devenu Holden Ford, avec cette petite esquintés par la vie, mal à l’aise socialement… Ce ne sont
amie bien plus calée en psychologie que lui. Il en a fait pas tous des charmeurs avec un QI de 163 !
l’histoire du passage à l’âge adulte du FBI, incarné par
notre adorable inspecteur. Ça nous a évité d’avoir Vous avez dit avoir déjà croisé des gens, notam-
constamment à vérifier qui avait fait quoi, et on a pu ment des patrons de studio, à la personnalité
replacer cette histoire dans son contexte : la fin des an- proche de celle de Frank Underwood.
nées 70, le début de la « décennie du moi », la mort du Disons que la vénalité de Frank Underwood ne m’était

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Mindhunter

pas étrangère. Il me fait penser à pas mal de gens que Peut-être qu’ils seraient angoissés s’ils avaient le temps
j’ai pu rencontrer pour le travail, même si tous ne di- mais ce qu’ils essaient de faire en ce moment est fran-
rigent pas des studios. Sinon, bien sûr que je travaille chement dingue : ils veulent sortir une nouvelle saison
avec des gens qui me font penser à des tueurs en série ! chaque vendredi. Les grands producteurs du passé se-
Ils bossent souvent dans les agences artistiques (il se raient bouche bée devant cette productivité-là !
marre). Je ne pourrais même pas les compter sur les
doigts des deux mains, mais j’ai travaillé avec des gens C’était excitant pour vous, de savoir qu’avec Netflix,
qui ont des instincts, des comportements destructeurs. vous pouviez toucher 100 millions d’abonnés par-
Et comme pour les serial killers, ça s’explique souvent tout dans le monde en appuyant sur un bouton ?
par des blessures très profondes… Ce n’est pas tout à fait vrai : il y a 100 millions d’abonnés
au service, mais il faut encore les convaincre de regarder
Dans Mindhunter, il n’y a pas de grande star, le votre programme ou pire, de le binge-watcher. La diffé-
budget n’est pas énorme… C’est un vrai change- rence, c’est que quand vous faites un film pour Sony,
ment d’échelle pour vous, par rapport à ce que tout est cool pendant six ou sept mois, tout le monde
vous avez pu faire par le passé ? adore les rushes et puis quand on arrive aux deux der-
C’est peut-être de la télé indépendante… J’ai intégré le niers mois, tout le monde commence à suer à grosses
grand cirque déployé par Netflix à un moment où ils gouttes, on vient vous dire : « Vous êtes sûrs, pour le slogan
avaient besoin de dépenser de l’argent et d’une tête d’af- “the feel bad movie of Christmas” ? » (slogan utilisé pour Mil-
fiche qui prenne en charge l’aspect artistique et les laisse lenium aux États-Unis, ndlr), alors que ce sont des ques-
se concentrer sur ce qu’ils savent faire. C’est tout ce dont tions discutées cent fois auparavant. Leur angoisse
j’ai toujours rêvé : je fais mon truc, ils font leur truc, je n’ai s’infiltre partout dans le quotidien. Le catalogue d’un
pas besoin qu’on me supervise ou qu’on me manage. Je studio pour une année coûte quoi ? Un milliard de dol-
sollicite leurs remarques comme je le fais avec le costu- lars ? Netflix va dépenser 6 milliards sur du contenu
mier ou le directeur de la photo, jamais leur permission. l’année prochaine : c’est l’équivalent de tous les grands
Je ne sais pas comment ça marchait à Hollywood dans les studios hollywoodiens réunis !
années 70, parce que je n’y travaillais pas, mais j’ai pas mal
travaillé avec de grands studios, et je ne veux plus être en Vous avez la réputation d’être un cinéaste extrê-
contact avec cet espèce de nuage noir qui se déplace avec mement conscient de son budget, de ce qu’il peut
© NETFLIX

eux. Cette espèce… d’anxiété. Ce qui est génial avec se permettre ou non… Est-ce aussi ça qui vous
Netflix en réalité, c’est qu’ils sont juste trop occupés ! rend « soluble » dans la télé ?

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E N C O U V E R T U R E

Alien 3

Fight Club

L'Étrange histoire de Benjamin Button

Seven

© COLLECTION CHRISTOP

The Social Network

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E N C O U V E R T U R E

Ce n’est rien d’autre que de la prudence, de comprendre société de consommation, voilà pourquoi il y a plein de
tout ce qui se passe sur un plateau et l’impact que ça aura marques dans le film. En ce qui concerne les marques
sur votre liberté créative. Si vous ne comprenez pas que dans House of Cards, c’est complètement de ma faute si
quatre coups de fil peuvent vous économiser un million Frank Underwood joue à la Playstation, parce que je
de dollars, vous vous exposez à ce que le boomerang vous joue en rentrant à la maison : ça me permet de me vider
revienne en pleine tête. Dans ce métier, vous vous en- la tête. J’aimais le fait qu’Underwood passe ses journées
tourez de gens très impliqués mais il faut leur montrer à soigner les apparences, et qu’il rentre trouer des gens
votre propre implication : je veux que tout le monde à la console. Ça aurait pu être une autre marque comme
sache ce qui est important pour moi, que l’on a quatre la Wii, mais je voyais mal un homme de 60 ans jouer au
jours pour tourner ces scènes dans ce décor et que ces ping-pong virtuel. À une autre époque, si ça avait été
130 mises en place doivent toutes être nickel. Sherlock Holmes, par exemple, peut-être qu’il se serait
enfilé quelques traces de coke et il aurait lu plein de
Et ça n’a pas été compliqué, au début, de tourner livres, mais les temps ont changé. Contrairement à Un-
à un rythme beaucoup plus élevé qu’au cinéma, de derwood qui ne joue qu’à des trucs hyper violents, je ne
faire deux fois cinquante minutes en vingt-sept joue pratiquement qu’à Madden (jeu vidéo de football amé-
jours pour les deux premiers épisodes de House of ricain, ndlr). Je rentre chez moi, je dîne, je joue à Madden
Cards, par exemple ? quand je n’arrive pas à dormir.
C’était un vrai challenge, et ça l’est toujours, mais la narra-
tion est plus simple, moins subtile à la télé, et ça aide.
Comme il y a moins d’argent, on est contraint de travailler
différemment : à la télé, on fait une heure de programme «  J E R E N T R E C H E Z M O I , J E D Î N E ,
pour 5 à 7 millions de dollars, alors que Gone Girl en a coûté ET JE JOUE À MADDEN QUAND
60 au studio pour un peu moins de deux heures et trente
minutes. C’est difficile, mais si c’est assez petit, s’il y a J E N ' A R R I V E P A S À D O R M I R  »
moins de décors, moins de mouvement, vous pouvez y
arriver ! Cet âge d’or de la télé profite d’abord aux scéna-
ristes, mais il y a sans doute des jeunes qui se font les dents
sur des séries pour Hulu, Amazon ou Netflix. Alors qu’il Quel est votre rapport avec la télévision ?
faut des références pour bosser chez HBO, c’est presque Je ne regarde pas la télé, seulement parce qu’il y a tel-
comme un studio de cinéma et c’est normal : leur temps lement de choses et que je n’ai pas vraiment le temps.
d’antenne est limité. J’ai regardé Breaking Bad mais j’ai commencé au mo-
ment de la saison 3, et c’est parce que Steven Soder-
Qu’est-ce qui vous a passionné dans Mindhunter, bergh, qui dévore tout, m’a dit : « Tu dois regarder ça. »
au-delà du motif récurrent des tueurs en série ? Le J’adorais certaines séries en grandissant : Dossiers bru-
personnage principal semble sur la piste de l’ori- lants, La Grande Caravane… Certaines sitcoms aussi…
gine du mal.
L’origine du mal, je ne sais pas… Je pense que l’esprit Et le fait de ne pas regarder de séries ne vous han-
humain n’essaie pas de comprendre quoi que ce soit, dicape pas lorsqu’il s’agit d’en réaliser une ?
qu’il a plutôt tendance à mettre dans des cases. Est-ce C’est marrant, parce que j’ai envoyé les deux premiers
qu’Ed Kemper est méchant ? Oui, parce qu’il fait passer épisodes de Mindhunter à un pote à moi qui est un scé-
ses inclinations sexuelles avant la survie d’une au- nariste de télé extrêmement talentueux, et il m’a écrit :
to-stoppeuse de quinze ans. Je ne crois pas vraiment en « Parce que tu ne connais rien à la télévision, tu ne te rends pas
la notion de Mal, mais plutôt dans un sens des priorités compte que tu as commencé cette série d’une façon qu’aucune per-
complètement foutu. On vit dans un monde où le sexe sonne avec l’expérience de la télévision n’aurait envisagée. » On
est utilisé pour vendre des téléviseurs, du déodorant, commence avec l’angoisse existentielle de cet homme,
de l’alcool et en tant que personnes « normales », nous qui s’interroge sur sa place dans le monde, sur la com-
parvenons à faire abstraction de ce chatouillement qui préhension du comportement criminel… C’était fasci-
influence tout de même la façon dont on essaie d’être nant pour moi, de voir cet homme se prendre la tête
séduisant pour autrui. Mais qu’en est-il de Jeffrey alors que tout le monde lui dit : « Détends-toi, on est encore
Dahmer ? Si votre libido est détraquée, qu’une femme le FBI ! Si tu veux retourner à la fac, vas-y. » Normalement,
en maillot de bain avec les paupières closes et du rouge la série devrait commencer avec l’épisode 2 ! C’est pour
à lèvres ne vous fait aucun effet, mais que ce qui est ça que je pense que la télévision est « ghettoïsée ». On
érotique pour vous, c’est de tenir quelqu’un prisonnier y trouve moins de poésie qu’au cinéma. Mon défi au-
et de l’écouter crier au secours, c’est un vrai problème ! jourd’hui, c’est de raconter ces histoires étranges
Pour vous et pour la société, qui doit comprendre à quel qu’Hollywood ne fera peut-être plus jamais, car elles
moment ça a déraillé. représentent un trop grand risque. The Social Network est
un bon exemple : Sony est sans doute content de l’avoir
Dans Mindhunter ou Zodiac, vous utilisez des ré- dans son catalogue, mais le film n’a pas été aussi profi-
férences musicales ou cinématographiques pour table que d’autres films sortis la même année dont per-
installer l’époque. Dans Fight Club et House of sonne ne se souvient aujourd’hui. Le vrai problème,
Cards, ce sont plutôt des marques qui jouent ce c’est que les gens à Hollywood ne s’intéressent plus aux
rôle. C’est un choix conscient ? histoires. Leur truc, c’est le profit. Est-ce qu’on referait
Fight Club parle d’un personnage qui peste contre la Harold et Maude aujourd’hui ? Ou L’Exorciste ? Je ne vois

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E N C O U V E R T U R E

pas ces films correspondre à la culture du moment. sur l’écran… Si c’est ça, aller au cinéma aujourd’hui,
C’est vraiment triste mais voilà où en est le système non merci : je préfère encore rester chez moi et regarder
aujourd’hui. Le jour où on fera des séries pour ces plate- un film sur mon écran plat Samsung OLED de 190 cen-
formes qui coûteront entre 12 et 15 millions de dollars timètres, dans un environnement que je connais. Je
par heure, on ne fera plus de films pour 50 millions de comprends la douleur de ceux qui regrettent la dispari-
dollars (c’est, environ, les budgets de The Social Network et tion des movie palaces (salles luxueuses pouvant accueillir
Panic Room, ndlr). On pourra les faire en dehors des jusqu’à 3 000 personnes construites dans les années 20 aux Etats-
studios. Donc quand Ted Sarandos (chef des contenus chez Unis, ndlr) mais quand on me parle de la fermeture d’un
Netflix, ndlr) ou Jeff Bezos (grand patron d’Amazon, ndlr) truc comme le Regal 19 (multiplex de 19 salles au nord de
vous disent qu’ils aiment votre job et qu’ils veulent New-York, ndlr), je ne parviens pas à être ému…
vous soutenir, c’est génial.
Pensez-vous que les jeunes d’aujourd’hui peuvent Certains en France regardent Netflix comme le
avoir le frisson que vous avez ressenti devant But- fossoyeur de la salle de cinéma et…
ch Cassidy and the Sundance Kid, le film qui vous (Il coupe) Attendez… 70 % des salles de cinéma sont
d’une qualité médiocre. Je pense vraiment qu’on a tou-
ché le fond dans ce domaine. Et quand on me dit : « Hey,
les gens qui ont construit des multiplexes en béton et sans âme vont
«  7 0 % D E S S A L L E S D E C I N É M A faire faillite », franchement, ça m’est égal. Ce n’est pas ça,
SONT D’UNE QUALITÉ MÉDIOCRE. aller au cinéma. C’est juste un moyen de soutirer vingt
dollars au public en lui montrant le dernier truc qu’a
JE PENSE VRAIMENT QU’ON A produit Hollywood. Aujourd’hui, on va à l’abattoir : en-
trez, BOUM ! Voici le film, merci, au revoir et au sui-
TO U C H É L E FO N D DA N S C E vant. C’est une version pervertie de ce en quoi je crois.
DOMAINE. » Et aussi, quand des critiques français disent que pour
que l’on considère un film comme un « vrai », il doit être
vu dans une salle de cinéma, mais que cela signifie de
le voir dans une salle merdique avec un écran minuscule
a poussé à prendre une caméra, en regardant une et des enceintes qui grésillent, c’est n’importe quoi. Si
série à la télévision ou sur leur ordinateur ? Netflix fait fermer cette salle, ça ne me dérange pas du
En 1969, ce film était un spectacle. Pour moi, c’était : tout.
« Mon Dieu, ils ont fait sauter un train ! Comment ont-ils fait cette
cascade ? » Il y avait une superbe relation entre les deux On a l’impression que vous décrivez un système à
protagonistes, la formidable Katharine Ross qui était bal- bout de souffle.
lottée entre eux, tous les trois entourés de criminels et Je faisais Gone Girl quand Netflix s’est implanté en
de hors-la-loi… Ces personnages étaient nuancés, ils France, et je me suis retrouvé dans une pièce avec une
volaient aux riches pour leur propre profit, et dépen- bande de critiques qui me demandaient pourquoi ils ne
saient leur argent dans les bordels et les saloons. Des devaient pas avoir peur de Netflix. Je leur ai dit : « Y’a un
clichés de films de western, en somme. Mais j’avais aussi truc que vous ne comprenez pas : les gars à la tête des cinq plus
vu le making-of du film à la télévision, narré par George grands studios d’Hollywood vivent dans la peur permanente de
Roy Hill, avant de le voir en salles. Si j’avais vu un film perdre leur job entre vendredi et lundi… » Alors ils couvrent
merdique, je me serais sans doute dit qu’il n’y avait pas leurs mises en mettant au point des portefeuilles de
grand-chose à sauver de tout ça… Mais ce qui me fasci- films : une comédie romantique, un film d’horreur, un
nait, c’était de me rendre compte qu’un film n’était pas film de science-fiction, un film de super-héros en span-
tourné en temps réel, qu’il fallait des mois et des mois dex… Netflix, c’est tout l’inverse : ils ont un catalogue
pour que tout soit fait. Découvrir ce qu’était qu’un très varié, et ils font des choses vraiment barrées parce
champ/contre-champ à 7 ans, cela a été un choc : de l’un qu’ils font confiance aux gens passionnés, qui ont des
à l’autre, la lumière doit changer, toute une équipe doit idées. « …T’es sûr, tu veux faire une comédie avec le gamin de
se déplacer… Et quand j’ai vu le résultat sur grand écran, The Omen ? Allons-y, c’est tripant ! » C’est un environne-
je me suis dit que c’était formidable. ment sain dans mon expérience, parce qu’ils essaient
juste d’offrir aux gens des programmes de qualité et des
Vous pensez que l’expérience de la salle est encore programmes variés. Ça va être une bonne chose pour le
importante pour les gens ? storytelling, parce que de nouvelles voix, des voix diffé-
Je crois en la sainteté de la salle de cinéma, c’est un rentes vont avoir un porte-voix, et ça ne peut que faire
autel pour moi. Je suis convaincu que se rendre volon- du bien à Hollywood. Parce qu’aujourd’hui, quand tu vas
tairement dans un endroit avec 700 personnes que vous voir un gros studio et que tu ne proposes pas un Marvel,
ne connaissez pas et rire en même temps que tous ces un Transformers ou un Star Wars, c’est compliqué…
gens, ça vous aide à vous rendre compte que vous n’êtes
pas seul dans l’univers. Mais si cela signifie se rendre Un Marvel, un Star Wars… ou la suite de World War
dans un centre commercial et entrer dans une salle où Z (que Fincher doit réaliser, ndlr) ?
vous avez l’impression que l’écran est aussi grand que Haha ! Exactement ! Mais vous savez, c’est très dur de
si vous teniez votre iPad à bout de bras, entouré de gens faire dire à l’un de ces boss : « Ok, allons-y, ça m’a l’air
qui sont sur leur téléphone, qui mangent et qui ra- d’être une bonne façon de risquer 150 millions de dollars ! » J’es-
content de la merde alors que quelque chose se passe père qu’on arrivera à faire quelque chose avec World War

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E N C O U V E R T U R E

Mindhunter

Z 2, mais on n’a pas encore de script, et tout part de là. J’en ai fait, mais je les ai juste faits au sein des studios.
On croise les doigts. Quand vous dites « indépendant », vous pensez au finan-
cement, et dans le cinéma indépendant, Dieu sait d’où
Est-ce qu’un jour on retrouvera cette expérience l’argent peut venir… Parfois, on monte un film en ven-
de la salle que vous chérissez chez soi, moins, bien dant les droits d’exploitation à l’étranger, mais pour
sûr, l’aspect collectif ? d’autres, ce sont des orthodontistes ou des managers de
Non, parce que c’est comme aller au stade. Je me sou- hedge fund qui mettent au pot… (en 2000, c’est un fonds géré
viens avoir assisté au Superbowl XXXII, quand les Den- par des orthodontistes qui rachètent Propaganda Films à Seagram,
ver Broncos ont remporté leur premier trophée face aux ndlr). Mais pour moi, être indépendant, c’est ne pas avoir
Green Bay Packers, au milieu de 75 000 personnes. à demander la permission de faire quoi que ce soit à qui
Dans le public, 50 000 mecs étaient vêtus de vert et de que ce soit. C’est exactement ce que j’ai dit à Jim Giano-
jaune, les couleurs des Packers. Le match aurait aussi pulos (patron de la Paramount, studio qui finance World War Z
été super à la télévision, mais de voir ces 50 000 fans 2, ndlr) : « Voilà à quoi t’attendre, voilà ce que je ne ferai pas. »
perdre tout espoir, d’un coup, au moment où les Broncos Avant le tournage de Mindhunter, j’ai rencontré Jonathan
ont renversé la tendance, c’était extraordinaire. C’était Groff (acteur principal, ndlr) et l’ai bombardé de questions :
palpable, électrique. Est-ce que c’est reproductible est-ce que tu fumes, est-ce que tu bois, est-ce que tu te
chez soi ? C’est le même match, on le voit mieux, d’une drogues, est-ce que tu fais du sport et si oui à quelle fré-
certaine façon, mais vous n’aurez jamais ce frisson que quence… Il m’a demandé pourquoi je lui posais toutes
provoque l’excitation de la foule. On peut comparer cela ces questions, et je lui ai répondu que la série adoptait
à l’expérience de la salle de cinéma. Si j’avais vu Titanic son point de vue, qu’il était dans toutes les scènes. C’est,
pour la première fois en DVD, cela aurait été différent. je crois, du jamais-vu dans un show télé – même dans I
Est-ce que j’ai été irrité par les gamins qui pleuraient love, Lucy, je crois que Lucy était absente de certaines
devant moi pendant la projection ? Oui, je dois l’avouer séquences (rires). Donc je ne peux pas me permettre de
(rires). Mais c’est formidable qu’un film puisse provo- perdre un seul jour de tournage parce que mon comédien
quer cela chez les gens. a le nez qui coule. C’est une immense responsabilité
qu’on me confie, et je veux être sûr que Jonathan prend
Vous avez dit que Mindhunter pouvait être considéré ce projet au sérieux, de la même manière que moi. Et ce
comme une tentative de télévision indépendante. fut le cas. Sur 170 jours de tournage, je crois qu’il s’est
© NETFLIX

Pourquoi n’avez vous jamais fait de films reposé quatre jours. •


indépendants ?

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E N C O U V E R T U R E

D AV I D F I N C H E R

Avant House of Cards, avant Mindhunter, il y eut


les clips avec Madonna et Paula Abdul, les pubs
pour Nike et Coca-Cola. Pendant une petite
dizaine d’années, David Fincher va se faire la main
à la télévision made in 80’s, où MTV règne en
maître, y imposer son style et, déjà, rebattre les
cartes de toute une industrie.

PA R A X E L CA D I E U X , DAV I D A L E X A N D E R CASSA N ET B E N O Î T M A RC H I S I O
© NETFLIX

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E N C O U V E R T U R E

L
e 13 octobre 2017, les dix épisodes de Mindhunter seront « David est toujours capable de transmettre un message. Cette pub, c’était
mis en ligne par Netflix. Environ 105 millions d’abon- exactement cela. Vous voulez savoir ce que cela fait de fumer enceinte ? Mettez
nés répartis sur plus de 130 pays auront un accès immé- une cigarette entre les mains d’un fœtus. Quelle idée brillante ! Techniquement,
diat et intégral à la dernière création de l’un des met- il est aussi bon que des milliers de gens, mais en termes de storytelling, qui est
teurs en scène les plus excitants de sa génération. Les l’essence du métier, c’est le meilleur. » Tout le Fincher des années 80 est
chiffres peuvent donner le vertige, mais ce n’est pas la première dans ce spot de trente secondes : un jeune kid d’une vingtaine
fois que David Fincher, réalisateur de trois des épisodes de la série d’années qui met son expertise technique acquise au départe-
et producteur exécutif sur la totalité du show, s’adresse à une au- ment caméra d’ILM et son sens du storytelling acéré au service
dience globalisée de manière coordonnée. Dès ses débuts, au d’un message précis. Il ne manque à ce talent brut qu’un terrain
mitan des flamboyantes années 80, il prendra l’habitude de réali- de jeu susceptible d’accueillir ses facéties. Un terrain de jeu dont
ser des contenus destinés à des plateformes mondialisées distri- il pourrait même dynamiter les règles et abolir les frontières.
buées par satellite aux millions de foyers équipés d’un poste de
télévision. Parce qu’avant Netflix, Fincher a conquis MTV à une Au moment où Finch’ fait la morale aux futures mamans, MTV,
époque où la chaîne définissait les tendances et propulsait les pour Music Television, n’a que trois ans. Robinet à clips diffusant
groupes et les chanteurs au sommet des charts. vingt-quatre heures sur vingt-quatre la substantifique moelle de
la pop contemporaine, la chaîne bouleverse déjà la culture de
C O M M E U N LO N G M É T R AG E masse. « C’est bien simple, les télévisions étaient constamment branchées sur
Marin County, 1984. L’ambiance est studieuse dans les bureaux MTV », confirme Randy Skinner, responsable de la production de
d’Industrial Light & Magic, la société d’effets spéciaux de George clip chez Warner Bros Records à l’époque du lancement de la
Lucas. Une poignée d’employés apportent la touche finale à la Music Television ? « Dans les foyers, dans les soirées, dans les magasins
post-production de Star Trek 3 : la revanche de Spock et Indiana Jones d’électronique, tout le monde avait les yeux rivés sur cette nouvelle chaîne.
et le temple maudit. Ces superproductions de pur entertainment C’était nouveau. » Aussi, MTV permet à toute une génération de
réalisateurs de bosser. Fincher lui-même contex-
tualise : « Un petit jeune de 22 ans pouvait écrire une idée
de clip sur un bout de mouchoir, le filer à la bonne per-
«  Q U A N D J E F A I S A I S U N C L I P , D AV I D sonne et débloquer comme ça 150 000 dollars le lende-
E N F A I S A I T D I X . I L T R AVA I L L A I T À main, avec un tournage de deux jours la semaine suivante.
S’ensuit un montage de 4-5 jours et trois semaines plus
UNE ALLURE FOLLE. IL A CONFIANCE tard, le truc est à la télé ! » En effet, MTV a tant be-
soin de contenus que les boîtes de production et
E N L U I , I L F O N C E – C ’ E S T PA S
labels de musique donnent leur chance à des dé-
U N TO RT U R É , F I N C H E R … C’ EST butants, parfois même sans aucune expérience,
qui se retrouvent propulsés à la tête d’un plateau
U N C O N Q U É R A N T.   » de tournage avec pour mission de mettre en va-
J E A N-BA PTI STE M O N D I N O, P H OTO G R A P H E ET C L I P P EU R
leur le chanteur, la pop-star ou le groupe de
heavy-metal qui se contorsionnent devant eux.
C’est exactement ce que fait Fincher. Dès 1985,
il travaille pour Rick Springfield, un vieux beau
doivent inonder les multiplex du monde entier quelques mois sans grand talent, et The Motels, un groupe new wave guère plus
plus tard. Dans un coin, un poste de télévision déroule paresseu- enthousiasmant, mais pour qui il signe une vidéo qui va taper
sement les programmes de l’après-midi. Frank Ordaz, peintre sur dans l’œil de Jeff Ayeroff, le boss de Randy Skinner chez Warner
verre, en charge de la confection de gigantesques paysages censés Bros Records : « Dans le clip qu’il réalise pour la chanson “Shame”,
passer pour des décors naturels une fois projetés sur grand écran, Fincher fait sortir Martha Davis (leader de The Motels, ndlr) d’un
jette un œil sur le tube cathodique entre deux retouches sur un panneau publicitaire ; littéralement, il transforme ce qui n’était qu’une affiche
cratère lunaire. À sa grande surprise, il y reconnaît un de ses col- en une femme de chair et d’os qui sort de son cadre ! C’était du jamais vu à
lègues, occupé à répondre à des journalistes qui l’interrogent sur l’époque, c’était révolutionnaire. Je voulais absolument travailler avec ce
son travail pour l’American Cancer Association. « C’était David ! », jeune mec. » Grâce à Ayeroff, Fincher accumule rapidement les tour-
se souvient encore celui qui exerce désormais son art sur de vraies nages. Mais il n’en reste pas là. Avec trois collègues réalisateurs
toiles. « Sa pub contre le cancer avait fait beaucoup de bruit à l’époque. – Nigel Dick, Dominic Sena et Greg Gold – et deux producteurs
Parfois, à ILM, on le voyait travailler dans son coin sur un projet personnel, – Sigurjon « Joni » Sighvatsson et Steve Golin –, il lance Propagan-
mais il ne disait rien, et on ne lui demandait rien non plus. Et le voilà à la da Films, une société de production de clips, puis de pubs et de
télé, en train de donner une interview ! Du jour au lendemain, grâce à ce spot longs métrages. Leur objectif est simple : rationnaliser la produc-
qu’il venait de réaliser, il est devenu un petit phénomène. » Le spot en tion et multiplier les projets. Fincher : « Pour moi, Propaganda c’était
question met en scène un fœtus en train de griller une clope bien du “service business”, 300 vidéos par an. » Jean-Baptiste Mondino, qui
trop grande pour lui. Une voix-off sentencieuse égrène un mes- rejoint l’écurie à la fin des années 1980 grâce également à Jeff
sage clair : « Donneriez-vous une cigarette à votre enfant pas encore né ? Ayeroff, confirme le stakhanovisme de ces jeunes loups assoiffés
Vous le faites, dès que, enceinte, vous en allumez une. » Un message choc de jobs, et du principal intéressé : « Quand je faisais un clip, David en
d’une efficacité redoutable, que Fincher a produit et réalisé avec faisait dix. Il travaillait à une allure folle. Il a confiance en lui, il fonce – ce
un ami, conducteur de camion le jour et bidouilleur de caméra la n’est pas un torturé, Fincher… Surtout, c’est un conquérant, qui plie tout à
nuit, et qui leur rapporte 7 000 dollars. Aujourd’hui encore, cette sa vision. »
première incursion dans la publicité du natif de Denver qui n’a
que 21 ans à l’époque continue d’impressionner Gregg Fienberg, Et sa vision séduit les plus grandes stars du moment. « La première
producteur de nombreux clips du futur réalisateur de Gone Girl ? année, on a un peu galéré, tempère le réalisateur de Mindhunter. Ça a
E N C O U V E R T U R E

vraiment décollé les deuxième et troisième années. Là, les artistes nous deman- convaincu les agences de pub que les réalisateurs de clips, et Fincher en particu-
daient. » Anne-Marie MacKay, directrice de la production des clips lier, pouvaient faire de la pub. »
et représentante des réalisateurs chez Propaganda de 1986 à 1992,
revient sur la rencontre qui va faire de David Fincher le patron des RÉC L A M E
music videos : « Quand je disais à Steve et Joni que c’était sur lui qu’il fallait La publicité est la nouvelle frontière pour l’équipe de Propaganda
parier, ils me répondaient : “Il est quand même très jeune…” Mais ça, Films. Lucratif, bouclé en quelques jours, un spot représente peu
c’était secondaire. Une artiste comme Madonna, par exemple, a toujours voulu d’effort et un retour sur investissement maximal. Seul problème :
travailler avec les réalisateurs dont le potentiel n’était pas encore complètement les codes de ce monde-là sont bien différents de ceux du clip.
exploité. Fincher était très jeune, mais c’était celui qui avait le plus de talent. Ils « Dans l’industrie du clip, les réalisateurs font ce qu’ils veulent. Ils écrivent
se sont rencontrés, et ça a tout de suite fonctionné. » Pour la Ciccone, Fincher et ils réalisent, explique Dickstein. Dans la pub, c’est différent : vous
va d’abord réaliser Express Yourself, où il propulse la chanteuse dans exécutez un script qu’une agence a écrit à partir des demandes d’une marque.
un monde inspiré de Metropolis, le film de Fritz Lang. Le tournage Et vous avez des gens qui vérifient tout ce que vous faites. » A priori, c’est
est monumental : des décors immenses sont construits dans trois un repoussoir pour l’homme qui aime tout maîtriser – « il super-
studios différents, des dizaines de figurants convoqués, chaque cos- visait même l’embauche du personnel chez Propaganda ! », rit encore
tume fait l’objet de longues discussions entre Madonna et Fincher. Nigel Dick, co-fondateur de ladite société – mais Fincher va s’y
Alors qu’on tourne un clip en deux ou trois jours, celui-ci mobilise risquer. Et une fois de plus, il chamboule tout. Pour la marque
les équipes huit jours durant. Madonna se plie aux moindres désirs de bière Colt 45, il reprend la figure de proue de la boisson, Billy
de son réalisateur. Le résultat est exceptionnel. Mieux, avec Express Dee Williams. Il l’extirpe de son fauteuil cossu, dans lequel il
Yourself, David Fincher fait entrer le clip dans une autre dimension. restait vissé dans la totalité des spots pré-Fincher de la marque,
Vidéo la plus chère de l’histoire au moment de sa sortie – Gregg et le jette dans les bas-fonds de New York. Williams avance dans
Fienberg, qui produit le clip, parle de 5 millions de dollars –, elle une ruelle, éclairé de très loin, menacé par des dobermans qui
fait l’objet d’un teaser d’une minute diffusé sur MTV qui annonce lui aboient dessus. Monté très rapidement, alors que les pubs
le premier passage du clip pour le 17 mai 1989 à 20 heures à New précédentes suivaient un rythme de sénateur, le spot détonne
York (17 heures à Los Angeles) sur l’antenne. Une promotion digne dans l’univers jusqu’alors très feutré de la pub – « c’est quand même
© COLLECTION CHRISTOPHE L

d’une sortie de long métrage. Trois semaines durant, Express Yourself un business où j’ai dû faire valider une veste en cuir au patron de Budwei-
est joué toutes les heures sur le réseau de la Music Television. « Ex- ser », se désole Stephen Carter, producteur de pubs pour Propa-
press Yourself, c’est le style Propaganda », résume Stephen Dickstein, ganda. « Avec ce spot, qui porte vraiment sa marque avec sa fumée, ses reflets
homme à tout faire de Propaganda Films pendant la quasi-totalité bleu électrique et ses angles de caméra impossibles, Fincher a vraiment dé-
de la vie de la boîte. « Bleuté, industriel, avec un univers inspiré par la poussiéré le genre », considère David Warfield, producteur égale-
mode… Ce clip et celui qu’il fait pour George Michael, Freedom 90, ont ment, et présent sur le tournage de la pub pour Colt 45. « On a fait

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E N C O U V E R T U R E

du studio à Los Angeles, tourné à New York en pleine nuit, avec les habitants en septembre 2010 qu’il veut réaliser les deux premiers épisodes, nous sommes
du quartier qui nous jetaient des ordures depuis leurs fenêtres parce qu’on véritablement passés dans une autre dimension. » Le « package » David
faisait trop de bruit… David a prouvé qu’on pouvait faire d’une pub un Fincher-House of Cards-Kevin Spacey (rapidement rattaché au
bel objet, bien éclairé, avec un impact maximal. » Dickstein renchérit : projet) fait frémir Hollywood ; les chaînes du câble s’empressent
« une pub que Fincher a faite pour Levi’s, un peu plus tard, va aussi attirer de recevoir ce beau monde. Mais lorsque Netflix prend tout le
l’attention des agences. Il faut se rappeler qu’à l’époque, les marques ne veulent monde de vitesse et décide de pré-acheter les deux premières
plus vendre des produits. Elles veulent justement vendre un état d’esprit, un saisons du show, après que la firme de Reed Hastings a laissé
mode de vie à la génération MTV. “Just do it”, tu vois. Et les réalisateurs de entendre qu’elle n’était pas nécessairement intéressée par la pro-
clip avaient tissé un lien avec les jeunes de cette génération parce qu’ils leur duction de contenus originaux, l’industrie est secouée par un
avaient présenté tous ces chanteurs. » Pour Nike, Fincher fait exactement véritable séisme. Pour la première fois, un metteur en scène de
cela : il juxtapose à une cadence folle des plans de beaux jeunes cinéma va signer une série pour une plateforme de streaming
hommes et de belles jeunes femmes sur le Instant Karma ! de John dont la seule création originale est une coproduction avec une
Lennon. Pour Coca-Cola, il revisite Blade Runner et propose Blade chaîne norvégienne – la série Lilyhammer, coproduite avec la
Roller, où une bande de jeunes Japonais en Rollerblade « libèrent » NRK1. Fincher, lui, s’assure d’une seule chose : sa totale liberté
des bouteilles de soda d’un distributeur dans un Los Angeles tout de manœuvre. « Chez MRC, les artistes développent leurs idées, s’occupent
droit sorti de la fable cyberpunk de Ridley Scott. Il iconise les pro- du budget et du casting et une fois sur le plateau, eux seuls décident de la
duits comme il a iconisé Madonna, Paula Abdul ou Aerosmith. Et manière dont les choses doivent être faites », fanfaronne Wiczyk. Et sur
ça marche. « Quand on me demandait d’obtenir le meilleur, je répondais que le plateau de House of Cards, Fincher rationnalise au maximum – ce
le meilleur, c’était Fincher », explique Doug Biro, boss de Coke Japan à qui en fait un réalisateur unique. Son directeur de la photogra-
l’époque où il commande ce spot à Propaganda. « Fincher obtenait les phie, Eigil Byrd, explique : « C’est très rare pour un réalisateur d’être
plus gros budgets. On a fait une pub pour Pepsi où une minute de spot coûtait aussi conscient du prix des choses. C’est un peu un cliché de Hollywood, mais
plus cher qu’une minute du Batman de Burton », crâne Dickstein. Fincher j’ai travaillé avec des réalisateurs qui essayaient de dépenser le plus d’argent
devient si puissant qu’il peut se permettre de renverser la table en possible, qui considèrent l’équipement comme leur jouet. Avec Fincher, si on
pleine réunion chez Budweiser, en présence du big boss. Olivier Fu- utilisait une grue, c’était pour un plan spécifique que l’on avait entièrement
selier, producteur présent ce jour-là, se souvient d’un épisode mé- préparé à l’avance et dès qu’on l’avait tourné, on renvoyait la grue à la
morable : « On tournait autour du pot, et David fulminait. N’y tenant plus, maison. Souvent, les réalisateurs vont penser à l’envers ? “Puisqu’on a
il se lève et balance : “Vous ne comprenez rien à cette génération. Moi cette grue, qu’est-ce qu’on peut en faire ?” Fincher met la technologie
je la connais, alors laissez-moi faire mon travail.” » In fine, Fincher à son service, et jamais l’inverse. » La série détonne dans le paysage
aura regagné l’indépendance dont il jouissait dans le monde du hollywoodien : économique, casting de stars devant la caméra, ré-
clip : il tournera une campagne entière pour Bud-
weiser. « Quand on y pense, un clip, c’est aussi une pub. On
fait du branding avec des chanteurs, rien de plus, rien de
moins. » Dickstein ne croit pas si bien dire. L’un des «  O N T O U R N A I T A U T O U R D U P O T , E T
derniers jobs de David Fincher pour Propaganda
D AV I D F U L M I N A I T . N ’ Y T E N A N T P L U S ,
Films, quelques mois après le fiasco que furent le
tournage et la sortie d’Alien 3, est un clip pour une IL SE LÈVE ET BALANCE : “ VOUS NE
chanson des Rolling Stones, « Love is Strong », issu
de Voodoo Lounge, leur album de 1994. Au creux COMPRENEZ RIEN À CETTE
d’une vague médiatique après cinq ans de silence, G É N É R AT I O N . ”   »
le groupe a besoin d’un come-back tonitruant. Vir-
gin, le nouveau label des Stones, fait appel à Fin- O L I V I E R F USE L I E R, P RO D UCTEU R
cher. Sa mission est simple ? « Make the Rolling Stones
big again. » « Et c’est ce qu’il a fait, littéralement ! », rigole
Dickstein. En effet, Fincher accouche d’un hybride,
mi-clip au concept fort, mi-publicité pour parfum. Il filme les mu- alisateurs venus du cinéma pour filmer les autres épisodes du show
siciens du groupe et des mannequins qu’il insère dans New York, (Joel Schumacher et James Foley viendront sur le plateau à la de-
donnant l’impression que les humains qu’il filme mesurent une mande de Fincher). John Dahl, ancien camarade de l’écurie Propa-
trentaine de mètres de haut. Lors de la cérémonie des Grammy ganda et réalisateur de deux épisodes de la saison 3 de House of
Awards, équivalent des Victoires de la musique, en 1995, David Cards, résume : « Hollywood est un endroit en perpétuelle évolution où de
Fincher l’emporte dans la catégorie « meilleur clip ». La récom- nouveaux modèles s’imposent chaque jour. Mais ce que David, Beau Willimon
pense est presque anecdotique. Le réalisateur a déjà vendu les et Kevin Spacey ont réussi sur House of Cards est à leur image : spécial. »
parts qu’il possédait de Propaganda Films et le succès de Se7en, la Depuis plus de trente ans, David Fincher utilise la même mé-
même année, l’éloigne des plateaux de clips et de pubs. Ce n’est thode pour occuper le temps de cerveau disponible d’une télévi-
que dix ans plus tard qu’il va revenir à la télévision. sion qu’il n’a connue que globalisée. Une méthode simple mais
révolutionnaire, où la volonté de demeurer fidèle à son indépen-
SÉ I SM E dance revient à profondément bouleverser les règles du jeu. Les
« C’est un stagiaire qui nous a appris l’existence de la version anglaise de Américains ont une expression pour désigner ces femmes et ces
House of Cards au cours d’une réunion », explique Modi Wiczyk, un hommes. Ils les appellent les game-changers. •
des patrons de Media Rights Capital, qui produit la version amé-
ricaine de la série, dans un case study destiné aux étudiants de la TO U S P RO P O S R EC U E I L L I S PA R AC, DAC ET B M SAU F
prestigieuse Harvard Business School. « Nous parlons de ce projet à CEUX DE MODI WICZYK, PARUS DANS MRC’S HOUSE OF
David Fincher qui se révèle très enthousiaste et accepte de s’impliquer dans C A R D S D ’A N I TA E L B E R S E ( H A R VA R D B U S I N E S S
la production exécutive de cette nouvelle version. Mais quand il nous annonce SC H O O L, 2015)

46
CAHIER
CRITIQUE

54 MISE À MORT DU CERF SACRÉ


56. LOGAN LUCKY
57. JEUNE FEMME
58. TWIN PEAKS : THE RETURN
66 LE SAUT DU TIGRE DANS LE PASSÉ
67 UN COURT À VOIR SUR LE WEB
68 LE CASTING DU MOIS
69 LES BONNES FEUILLES DU CINÉMABOULE

47
CAHIER CRITIQUE

MISE À MORT Après avoir excité toute la Croisette avec The Lobster en 2015, le Grec
pince-sans-rire Yorgos Lanthimos, passé maître dans l’art de la fable

DU CERF ubuesque aux cadres ultra-léchés, en a douché certains cette année avec
Mise à mort du cerf sacré, sorte de drama à l’américaine, moderne et

SACRÉ anxiogène, revisité à l’aune de la tragédie grecque. Une sombre histoire


de sacrifice autour d’un chirurgien de renom qui se lie d’amitié avec un
jeune garçon... Le cinéaste livre quelques clés pour aborder un film qui
UN FILM DE YORGOS LANTHIMOS
assume de ne pas caresser le spectateur dans le sens du poil.
AVEC COLIN FARRELL, NICOLE
KIDMAN, ALICIA SILVERSTONE

EN SALLES LE 1ER NOVEMBRE

T
he Lobster avait été producteurs et ça nous a semblé évident. fais des films, j’en parle essentiellement
tourné en anglais avec Mais on n’a pas essayé plus que ça de en anglais et je vis à Londres, donc pour
un casting de stars, l’adapter. Et par exemple, Colin Farrell moi la langue du cinéma, c’est l’anglais.
mais Mise à mort du cerf joue un Irlandais, il a pu garder son ac- Quand je donne une interview en grec, ça
sacré est votre premier cent. Donc au final, c’était un film améri- me fait très bizarre, c’est l’inverse, je dois
film vraiment américain, tourné aux cain mais... pas tout à fait non plus, c’est traduire ce que je voudrais dire en an-
Etats-Unis. Et en même temps, on ne vrai. À vrai dire, je ne sais même pas si glais. Et j’ai toujours peur de paraître pré-
se sent pas tout à fait dans un film j’en serais capable. tentieux parce que le mec se retrouve face
« américain ». Comment avez-vous à un Grec incapable de trouver les mots
travaillé sur ce qui ressemble un peu En quoi est-ce différent pour vous justes dans sa propre langue... Bref, c’est
à un choc des cultures ? de travailler avec des acteurs en an- très naturel pour moi et de toute façon j’es-
En fait, c’est seulement après avoir écrit glais ? saie de pas trop parler aux acteurs. Je n’ai
le script que j’ai commencé à me deman- C’est globalement assez simple. Au final, pas besoin d’un vocabulaire très étendu...
© HAUT ET COU

der où on pourrait le tourner, et j’avais la maintenant, c’est presque plus dur pour
sensation que ça devait se raconter aux moi de parler de cinéma dans ma langue Pour ce film, vous avez été très ins-
Etats-Unis. J’ai eu des discussions avec les natale, le grec, parce que depuis que je piré par Euripide, c’est bien ça ?

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CAHIER CRITIQUE

Pas vraiment inspiré, mais c’est quelque avait donc deux techniciens dans la salle moment pour faire ce qu’ils doivent faire.
chose que nous avons réalisé en élaborant d’opération habillés comme les médecins À chaque fois c’est différent. Et parfois
le script. Qu’il y avait des sortes de paral- et tout le matériel devait être stérilisé... Les c’est aussi une question de chance, on
lèles, notamment avec Iphigénie à Aulis. autres devaient rester dehors. On savait la capte des trucs inconscients. Un acteur
C’est une tragédie où le roi Agamemnon partie de l’opération qu’on voulait filmer peut se sentir mal à l’aise, coupable
est obligé de sacrifier sa fille Iphigénie et on a pu placer une caméra au-dessus ou quoi que ce soit. Je ne sais pas, par
pour permettre à son armée d’aller faire de la table. Ça s’est bien passé au final. exemple si la nuit dernière, il n’a pas bien
la guerre à Troie, car ses bateaux sont dormi et qu’il n’est pas dans son assiette,
pris dans des vents déchaînés par le dieu Il y a eu une scène particulièrement on chope ça. Ce n’est pas forcément in-
Nérée. Donc le roi doit sacrifier sa fille difficile à tourner ? tentionnel mais ça enrichit l’expérience.
afin d’apaiser sa colère et que ses vais- Dès qu’il y a des coups de feu, des pis- Il y a plein de choses qui se déclenchent
seaux aient de nouveau le vent en poupe. tolets et du sang, ça devient compliqué. dans le jeu.
Ça, c’est très clairement en lien avec le Mais c’est comme n’importe quel film
film, bien que ce ne soit pas vraiment je pense. Peut-être que la chose la plus Le film donne toujours l’impression
la même histoire, car notre personnage dure à gérer pour faire un film, c’est le d’être très contrôlé.
a d’autres décisions terribles à prendre. temps. Le temps que vous avez sur le pla- Oui, je suppose. C’est bizarre, c’est dif-
Mais en réalisant cela, nous avons juste ficile pour moi, parce que le film je l’ai
pensé qu’il serait intéressant d’établir une fait et je vois tous les trucs que je n’ai
connexion claire avec un mythe si ancien pas contrôlés. C’est comme si j’essayais
et si ancré depuis le début dans la culture ensuite de masquer les points de suture.
et l’humanité. Et, finalement, rien n’a Pour moi, tout est très brut mais tout le
changé jusqu’à aujourd’hui, parce que « POUR MOI, monde trouve mes films très construits et
nous n’avons toujours pas la réponse à ce
genre de questions.
TOUT EST TRÈS BRUT savamment dessinés. Essayer d’organiser
le chaos, c’est ce qui finit par donner cette
MAIS TOUT LE MONDE impression.
Sans expliquer le sens du titre, qu’est-
ce que le cerf sacré représente pour TROUVE MES FILMS Aviez-vous des inspirations, des ré-
vous comme symbole ou image ?
C’est juste un titre joueur, vu que le film
TRÈS CONSTRUITS férences précises en tête pour ce
film ?
dialogue avec la tragédie et la mytholo- ET SAVAMMENT Non pas en particulier, j’essaie d’éviter
gie. Encore une fois, dans la pièce d’Euri-
pide, l’histoire commence quand le roi tue DESSINÉS. » de poser consciemment des références
sur la table. Je ne vais jamais dire : « OK,
le cerf sacré des dieux. Et c’est pourquoi j’adore ce film de Buñuel et il faut qu’on
ils finissent par exiger qu’il sacrifie sa fille. fasse quelque chose dans le genre », au
Mais plus généralement, c’est une histoire contraire.
de sacrifice. Après, qui est exactement le
cerf ? Est-ce qu’on fait référence à la mort teau avec les acteurs, c’est tellement peu On dirait que ça vous fait plaisir que
qui lance le récit ou celle qui le referme ? par rapport à ce que vous essayez d’ac- le film suscite des réactions, disons,
C’est assez ambigu et on préfère laisser complir… Je demandais sans cesse plus très divisées.
ça à la libre interprétation. Et puis, bon, de temps. Ce que j’aimerais avoir pour Évidemment, la pire chose serait que
ça me rappelle aussi Le Meurtre d’un faire des films, c’est ça  : plus de temps les gens y soient indifférents, du style  :
bookmaker chinois que j’adore ! pour expérimenter, explorer, essayer des « Ouais, ça passe... », ça voudrait dire
choses, pouvoir réfléchir sur le plateau que ce qu’on a fait n’est pas assez fort.
Comment avez-vous tourné la sé- et ne pas avoir tant de choses à prépa- Si on y arrive, forcément tout le monde
quence d’opération chirurgicale hyp- rer en amont pour ne plus avoir qu’à les ne peut pas apprécier. C’est pour cela
notique en gros plan qui ouvre le film ? exécuter. Mais évidemment, quand on que j’éprouve une sorte de plaisir quand
Evidemment, c’est compliqué d’introduire fait des films, le temps c’est de l’argent... les spectateurs sont très partagés. Ce qui
une caméra dans une clinique en activi- fait l’unanimité n’est en général pas très
té. En fait ils enregistrent effectivement Le ton est toujours très malaisant. couillu. •
les opérations, ils ont des caméras dans Même quand le jeune garçon dit : « Je
les salles et ils ont même une salle de suis tellement heureux d’avoir passé P RO P O S R EC U E I L L I S PA R
contrôle. Donc ça, ils le font, notamment une si bonne journée avec vous », la R A P H A Ë L C L A I RE FO N D,
pour des questions d’assurances. On est séquence reste extrêmement incon- AU F EST I VA L D E CA N N ES .
allés sur place plusieurs fois, on a discuté fortable. Comment créez-vous cela ?
du procès avec des chirurgiens, pour sa- Je suppose que ça tient aussi beaucoup
voir ce qu’on pouvait faire ou pas... On aux acteurs qui sont capables de faire
a assisté à plusieurs opérations, ce qui passer ce genre de choses. Mais il faut
est une expérience assez traumatisante qu’ils aient une profonde compréhension
même si j’ai eu l’impression de m’y habi- de la situation, de ce qu’il se passe dans
tuer assez vite. Bref, on a réfléchi au pla- la scène. J’essaie juste de mettre en place
cement de la caméra et du matériel. On l’atmosphère dont ils ont besoin dans le

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CAHIER CRITIQUE

LOGAN Retour au hold-up pour Soderbergh. Mais cette fois-ci, c’est plus white trash
que bling-bling. Y compris pour son système de financement alternatif. Mais,

LUCKY peut-on vraiment réussir un bon braquage qui ne sente pas le Nespresso ?

UN FILM DE STEVEN SODERBERGH


AVEC CHANNING TATUM,
ADAM DRIVER, DANIEL CRAIG

EN SALLES LE 25 OCTOBRE

D
ans une contrée hostile de Le système pneumatique transférant guerre) se fait trace, c’est-à-dire à la fois
la Virginie-Occidentale, l’argent à braquer est… un aspirateur. empreinte physique et souvenir indélébile
se trouve un barman avec Cette évacuation des gadgets modernes, d’un échec national. Pour survivre, il lui
un seul bras. On l’appelle des grands moyens, des cascades, ne faut donc s’en remettre à l’art ancestral de
Clyde Logan. Ce taiseux fait que pointer la fragilité des deux la débrouille. La scène de fête foraine est
passé maître dans la confection du Martini frères, rappelant plutôt le premier film de révélatrice. En lieu et place des attractions
a un frère. Son prénom, c’est Jimmy, un Soderbergh, Sexe, Mensonges et Vidéo, traditionnelles, les héros errent parmi des
vétéran de guerre qui boite et qui doit où on était confronté à une terrible bande jeux complètement foutraques. Il faut
faire trois heures de route pour aller d’handicapés sociaux. Le handicap est voir la gamine de Jimmy slalomer avec
bosser au Charlotte Speed Motorway, un d’ailleurs ici plus physique que psychique, bonheur dans la boue en chevauchant
circuit de course dont il sera rapidement entre Clyde le mutilé et Jimmy le boiteux. un petit tracteur. Ou bien la première
viré. Conséquence  : ils décident de le Les Logan ont la réputation d’être des rencontre entre les Logan et leurs associés
braquer. Ces rednecks tendent un miroir débiles malchanceux et ça leur colle à la autour d’un jeu de lancer de lunettes de
déformant à la saga des Ocean’s dont peau. S’ils ont un air de George Clooney, chiotte. Une simplicité qui est aussi celle
Logan Lucky serait un petit frère crasseux, c’est décidément plutôt celui du O’Brother de la mise en scène d’un Soderbergh
impertinent et foutraque. Ici, les héros des frères Coen. Plus «  George  » que au diapason de ses personnages  : le
sont abîmés, ils ont des failles. Ils ne sont « Clooney », donc. cinéaste s’applique et prend son temps,
ni brillants, ni radieux. Ce sont des culs- en bon artisan indépendant, sans avoir
terreux avec un peu de suite dans l’idée. Great Again ? besoin de gonfler les muscles, préférant
Pas de technologie de pointe, pour leur Cheveux gras pour Driver, vieille laisser les couleurs tapageuses et le sens
braquage. On coordonne les opérations casquette pour Tatum, décoloration à de l’esbroufe aux patrons rapaces des
à venir grâce à une maquette construite l’eau de Javel pour Craig… L’errance courses de Nascar. L’analogie avec son
en cartons d’emballage. On a volé les des personnages est aussi capillaire, une rapport aux huiles des grands studios
plans des galeries souterraines où circule façon de malmener ce casting de stars. est tentante, lui qui a «  court-circuité 
»
le grisbi en les froissant en boule sous Ce qu’on voit ici, c’est une population Hollywood mais sans voler personne, en
son t-shirt, plutôt qu’en les subtilisant avec isolée. Le vol n’est plus un luxe, mais une se débrouillant tout seul pour financer la
finesse. Impossible de les traquer avec leurs nécessité : Jimmy se tourne vers le crime production et la promo de son film. Faute
smartphones, ils n’en ont pas. La bombe car on le renvoie du chantier sur lequel de moyens, on réinvente son quotidien. Et
artisanale pour faire péter le coffre est un il travaille pour des raisons d’assurance sa carrière ? • W I L LY O RR
© ARP

mélange à base de bonbons gélatineux. liées à sa jambe folle. La blessure (de

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CAHIER CRITIQUE

JEUNE Les tribulations d’une femme au bord de la crise de nerf dans Paris.
Un premier film à fleur de peau carburant à l’énergie de Laetitia Dosch

FEMME qui trouve ici un rôle à sa mesure.

UN FILM DE LÉONOR SERRAILLE


AVEC LAETITIA DOSCH,
GRÉGOIRE MONSAINGEON,
SOULEYMANE SEYE NDIAYE

EN SALLES LE 1 er NOVEMBRE

J
eune femme de Leonor medy. Complètement décalé par rapport au lutte du personnage devient d’autant plus
Serraille est une chronique monde qui l’entoure, ce clown en manteau spectaculaire qu’elle paraît transformer le
à la fois drôle et émou- orange parmi la grisaille inverse les codes et petit monde autour d’elle. Dans une hila-
vante  : celle du combat les convenances dans un grand geste jubi- rante séquence d’entretien d’embauche
d’une femme qui apprend latoire. Véritable bourrasque de folie douce, où Paula reprend astucieusement bien des
à exister par elle-même. Situé en pleine elle commence par kidnapper le chat de « trucs » éculés (« mon principal défaut ? Je
capitale parisienne, ce premier long rend Joachim, un gros matou placide, lointain suis maniaque, j’adore ranger  ! »), la ci-
en fait un vibrant hommage à Sue perdue écho du léopard apprivoisé dans L’Impos- néaste met d’ailleurs en scène l’élan triom-
dans Manhattan d’Amos Kollek, où une sible Monsieur Bébé de Howard Hawks. phal du personnage – Paula s’adresse à
jeune femme peinait également à survivre La jeune femme déposera l’animal dans le la caméra, bondit carrément jusqu’à elle.
dans la grande ville. Mise à la rue par son caveau d’un cimetière puis chez une amie Dans les scènes de babysitting de Lila, une
compagnon Joachim après dix ans de vie enceinte, avant de risquer sa place de nou- petite fille très raisonnable, on assiste aus-
commune, Paula, l’héroïne de Jeune femme, nou en le gardant dans son étroite chambre si à une efficace inversion des rôles entre
est brutalement arrachée à une situation de de bonne. Toujours à cause de lui, elle en- l’adulte et la fillette. Paula occupe d’abord
profonde dépendance. Jusqu’à sa rupture, gueule nue et trempée de mousse le gérant la place de l’enfant, Lila lui rappelant sans
celle-ci n’existait qu’à travers une photo- d’un hôtel qui rêve de se débarrasser de la cesse les règles de la maison. Mais la petite
graphie, un portrait d’elle faisant un doigt bestiole. L’itinéraire de Paula révèle ainsi un fille retrouve ensuite sa vraie place, complè-
d’honneur qui rendit Joachim célèbre. Dans premier visage de la capitale plutôt indiffé- tement séduite par l’initiation de Paula au
une perspective clairement féministe, Paula rent voire hostile. La jeune femme aux abois plaisir des bonbons et des bêtises. La ville
doit donc passer d’un statut d’image im- se heurte à bien des portes closes : celle de fourmille alors très vite de rencontres im-
mobile et lisse, où l’on végète dans un état Joachim, mais aussi celle de sa mère qui prévues que Paula ne laisse jamais passer
proche de l’enfance, à celui d’actrice de refuse de la revoir après dix ans d’absence. – celle de Yuki qui l’aborde avec douceur
sa propre vie. Commence alors le sidérant dans le métro, celle d’une femme médecin
spectacle de cette femme-enfant incarnée Babysitting avec laquelle une soudaine confiance se
par une Laetitia Dosch éblouissante que Mais à force de se cogner contre les étroites noue, et enfin celle d’Ousmane le vigile,
le spectateur se prend en pleine figure. Le limites du cadre, Paula parvient à les élar- avec lequel tout commence par une dispute
personnage éclate comme une bombe dans gir pour mieux trouver sa place parmi les en plein air. « En fait il y a énormément de
le cadre, hurle à pleins poumons, se cogne autres. Cette « force qui va » enfonce tout gens avec qui parler », conclut Paula. Au fil
violemment contre la porte de son ex et en- simplement les portes, à commencer par de cet émouvant apprentissage de la matu-
gueule dans une logorrhée rageuse l’urgen- celle du domicile familial où elle s’accroche- rité, l’image de Paris connaît ainsi une ra-
tiste qui songera même à l’interner. Malgré ra au corps de sa mère comme à la proue dieuse métamorphose, devenue une source
© SHELLAC

la dureté de sa situation, on n’est pas loin d’un navire. Même Joachim finira par courir inépuisable de rencontres et de charmantes
d’un humour loufoque façon screwball co- après son ancienne muse. Autrement dit, la épiphanies. • J U L I ET T E G O F FA RT

51
CAHIER CRITIQUE

LE SAU T DU T IGRE DA NS LE PASSÉ

D
ans Trafic n° 5, j’explique leurs films. La beauté de La Femme de
pourquoi Grandeur et l’aviateur, c’est le tout. La construction du
décadence d’un petit récit, si savante, et la fragilité de la mise
commerce de cinéma est en scène, si simple. Il y a d’autres gens,
le dernier Godard qui me perdus et solitaires comme Rivette ou
touche. Vingt-cinq ans après, je pense Godard, qui ne peuvent écrire de films.
toujours la même chose. Ils sont d’autant plus doués pour filmer-
Comme souvent chez lui, la moitié est monter qu’ils ne sont pas doués pour
du remplissage et soudain une scène fait écrire. Alors il faut qu’on leur donne du
pleurer. Ici, trois scènes de casting avec travail brut pour que leur lyrisme naisse.
des acteurs au chômage. Un casting, Chez le premier, c’est le travail des

FAIRE LE
c’est comme une interview, un entretien répétitions au théâtre. Chez le second,
d’embauche ou un interrogatoire. Une c’est le travail du casting au bureau.
personne gueule des questions off, une Le casting des chômeurs – chômeurs
autre essaie de répondre in – elle bégaie,
elle doute. C’est le degré zéro de la télé. MICRO-TROTTOIR de l’industrie dans Y’a personne,
chômeurs du spectacle dans Grandeur et

TOUTE SA VIE
Des interviews en plein film, Godard décadence.
en avait déjà fait dans les années 60, Pourquoi le lyrisme de Godard fait-il
avec Leenhardt, Parain, Jeanson. Mais pleurer ? Par son rapport au temps qui
c’était des à-côtés. Dans les années 70, passe. C’est souvent émouvant, dans un
le micro-trottoir de l’humiliation off et
Le cinéaste Serge Bozon revient film, quand on sent le temps passer. Ce
de l’ânonnement in devient la forme de chaque mois sur des questions sentiment peut baigner tout un récit. Dans
base de son cinéma. Ce n’est plus une de cinéma qui méritent d’être Wait Till the Sun Shines, Nellie (King),
personne qui est interrogée, mais un il s’agit du temps qui passe dans une
peuple, ce ne sont plus des philosophes,
vues plus doucement. Et, à petite ville – l’americana comme mise
mais des anonymes chez qui il va ou l’aide de sa loupe, y découvre en scène du vieillissement démocratique.
qu’il convoque dans ses bureaux – plus toujours une leçon. Ce mois-ci, Le sentiment du temps qui passe peut
besoin de décor. Alors Godard renaît. aussi arriver par surprise, comme une
Sa seconde naissance, après le cinéma, un Godard inédit qui sort ellipse trop dure où on retrouve le héros
c’est la vidéo. Voir Y’a personne, le enfin en salles ? Grandeur et face à l’aventure évanouie. Disons un
premier film de Six fois deux, où Godard
filmait déjà un casting de chômeurs aussi
décadence d’un petit franchissement fitzgéraldien où le temps
mesure l’échec d’une ambition autrefois
agressif que poignant. commerce de cinéma. folle, aujourd’hui vaincue. Typiquement
Avec la vidéo, le lyrisme de Godard l’épilogue de Heaven’s Gate (Cimino)  –
change. Il devient entièrement construit dans la cabine d’un paquebot de luxe,
sur la puissance d’arrachement. Dans Kris Kristofferson, tout grimé, regarde un
les années 60, pas besoin d’arracher, hublot et on sent qu’il voudrait se jeter par-
ça vient tout seul. Il y a une facilité du dessus bord. Le sentiment du temps qui
lyrisme, comme dans Le Mépris – et vous passe peut aussi arriver instantanément,
avez vu les décors ! Dans les années 70 sans ellipse ni dramatisation, comme
et 80, Godard a besoin des briques, dans Les Deux Anglaises et le Continent
ternes et aussi séparées que les lettres de (Truffaut), lorsque Léaud se regarde dans
l’alphabet, avec lesquelles il va construire un pare-brise et dit : « Tiens j’ai vieilli ! »
ce qu’il ne peut écrire : ici un bureau, un comme il dirait : « Passe-moi le sel ! » Dans
abat-jour, deux ordis, un comptable, une les trois cas, le sentiment est lié au récit, à
secrétaire, Mocky et Léaud. Quand le ce qui est arrivé avant aux personnages.
peuple entre par la porte du casting, tous Pas chez Godard. Dans la grande scène
ces éléments séparés se lient enfin. Il suffit de casting de Grandeur et décadence,
d’une phrase de Faulkner, dont chaque le sentiment du temps qui passe n’est
chômeur dit un bout, et de la litanie de pas lié au récit, à ce qui est arrivé avant
l’assistant  : « Respectez la file, essuyez aux personnages, mais juste au travail
vos pieds, ne parlez pas ! » Léaud est off en direct de l’arrachement. Alors ce qui
mais pousse en temps réel les chômeurs bouleverse, c’est l’absence de facilité que
de la main, comme Godard fait en temps Godard inflige aux acteurs, chômeurs
réel ses zooms, fondus et ralentis à la et spectateur pour le rejoindre, dans sa
main. Après l’usine à rêves d’Hollywood, difficulté d’être et d’écrire qui n’appartient
le casting des chômeurs comme rêve de qu’à lui, jusqu’au décollement qui
tournage-montage manuel ? appartient à tous : les lettres finissent par
Il y a des gens qui sont tellement doués faire un mot, les mots une phrase et Marie
© CAPRICCI

et heureux, comme Rohmer, qu’on ne va Valera décolle le regard. Le lyrisme est


pas s’amuser à prendre des bouts dans aussi un travail à la chaîne.

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CAHIER CRITIQUE

UN COURT VU
À CANNES CL ASSICS

PAPARAZZI
UN FILM DE JACQUES ROZIER

L'
un des mini-événements de ce dernier Festival de à Capri, au bord de la villa Malaparte. Eux n’ont qu’une idée en
Cannes, c’était à Cannes Classics qu’il fallait le tête : prendre un max de photos de la star, et si possible nue, lors
chercher, où était présenté en version restaurée d’une de ses baignades auxquelles, dit-on, elle aime s’adonner.
le très beau court-métrage d’un des plus grands
cinéastes vivants : Paparazzi, de Jacques Rozier.
De l’œuvre de Rozier, l’histoire a surtout retenu quatre merveil- Caméra fouineuse
leux longs (Adieu Philippine, Du côté d’Orouët, Les Naufragés de Document formidable sur une furie médiatique encore nouvelle,
l’île de la Tortue, Maine Océan), mettant de côté toute la partie Paparazzi est aussi un film sacrément retors, un emboîtement de
immergée (courts-métrages, émissions de télé, films vidéo, pubs, regards qui ont besoin l’un de l’autre pour exister. A Capri, Go-
bandes-annonces, etc.) d’un iceberg qu’il serait urgent de redécou- dard filme Bardot, elle-même shootée par le photographe officiel
vrir. Paparazzi est assez exemplaire de la méthode Rozier, comme du film, Jacky Dussart, et par les paparazzis planqués dans des
le confirme sa genèse. En 1963, son ami Godard s’apprête à buissons sur les hauteurs, ces derniers à leur tour capturés par la
tourner Le Mépris avec Bardot : le jeune chien fou de la Nouvelle caméra fouineuse de Rozier. Bien sûr, tout en se dérobant aux
Vague qui rencontre la nouvelle star (à la renommée mondiale) appareils, Bardot sait qu’elle a besoin des paparazzis pour son
du cinéma français, voilà du pain béni pour Rozier, qui décide image de star, tout comme Godard pour la promo de son film ;
d’y consacrer un film, Le Parti des choses. Débarqué à Rome, le Rozier, lui, tout en prenant le parti de la star, a aussi besoin des
cinéaste s’aperçoit d’un phénomène nouveau : dans ses moindres paparazzis pour son propre film et, ayant sympathisé avec eux,
déplacements, Bardot est traquée par une horde de photographes n’hésite pas à leur refiler des tuyaux. Tour de vis supplémentaire :
qui la suivent en vespa. On les appelle des « paparazzi ». Le terme la caméra de Rozier capte elle aussi à la dérobée quelques mo-
n’est pas encore connu en France, il vient du nom d’un personnage ments du tournage, de loin, participant à ce qu’elle fait mine
de journaliste de La dolce vita, sorti trois ans plus tôt. Pour Rozier, de dénoncer. C’est dire si ce « petit » film, faux documentaire et
le mot fait tilt. C’est décidé, il leur consacrera un film à part entière, vrai essai sur le voyeurisme, est plus riche qu’il n’en a l’air. •
un film où il s’agira de paparazzer les paparazzis. Et plus parti- M A X I M E W E RN E R
© DR

culièrement trois d’entre eux, les seuls à suivre l’équipe du Mépris PA PA R A Z Z I EST V I S I B L E S U R V I M EO.C O M .

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CAHIER CRITIQUE

TWIN PEAKS : The Return est retourné, et fini. Cependant, Internet explose
d’interprétations et de jeux visuels. Les épisodes sont joués à l’envers,

THE RETURN superposés les uns aux autres, comme pour chercher un message caché,
comme si la vérité que cacherait Twin Peaks derrière un code à décrypter
serait le graal. Mais de quoi nous parle finalement Lynch ? Quelle est
UNE SÉRIE DE DAVID LYNCH
cette mythologie ? Et pourquoi diantre n’arrête-t-on pas d’y retourner ?
AVEC KYLE MACLACHLAN, Bilan d’une troisième saison qui nous a retourné le cerveau.
SHERYL LEE, NAOMI WATTS,
DAVID LYNCH.

Ç
a y est, Twin Peaks est re- pseudo Laura criera pourtant bien une plancher de la Red Room, et c’est à deux
venu et révolu. Mais est-ce dernière fois dans cette nuit-là. Impossible doigts d’arriver, particulièrement dans
la révolution d’une planète, arbitrage : Twin Peaks s’est-il effacé pour l’épisode 3, où Cooper, en transit d’un
vouée à tourner indéfini- « sauver » Laura ou celle-ci doit-elle encore monde à l’autre, se retrouve pris dans des
ment ? Ou un terme défini- se sacrifier, se fendre d’un insupportable limbes syncopés, scratchés, dont un DJ
tif, la mort d’un monde ? D’un côté, de mul- hurlement, pour permettre à la série de se mixeur à l’ancienne semble être devenu
tiples voyages dans le temps ont tressé des relancer ? « The world spins », chante la re- le dieu tyrannique. Pas de deux avec une
scoubidous de paradoxes, « the past dic- venante Julee Cruise, « le monde tourne », femme sans yeux, stridulant comme un in-
tates the future » : une boucle infinie paraît sans qu’on sache dans quel sens. secte pris sur un papier tue-mouches. Dans
s’être nouée, telle celle que souffle, sous Bien des écueils menaçaient The Return et la gelée environnante, chaque mouvement
la forme d’un rond de fumée, Phillip Jef- sa grandeur consiste à ne pas les éviter : est comme électrocuté, vibre sur place
fries (autrefois David Bowie, aujourd’hui il les affronte, les prend parfois de plein entre marche avant et arrière. C’était déjà
une cafetière géante). D’un autre côté, le fouet comme un brise-glace, se mesure à et cela reste la condition des habitants
démon Bob est éliminé et Dale Cooper, té- leur épreuve répétée, tangue et repart dans de la Red Room, parlant et se mouvant à
léporté dans le passé, sauve in extremis sa folle traversée. Un péril est d’emblée l’envers-à l’endroit. Ailleurs, certains per-
Laura Palmer. Le cadavre de l’adolescente identifié : se réduire à un disque rayé. The sonnages apparaissent comme rayés ou
se volatilise sous nos yeux et prive la série Return s’ouvre sur une entrevue entre Dale voilés, comme les disques usagés des re-
tout entière de son socle, de son terreau : Cooper et l’ancien Géant : celui-ci l’invite frains d’antan, à commencer par l’affable
c’est sur ce corps que la forêt de Twin à écouter des sons sortant d’un gramo- Cooper, décliné en (au moins) deux exem-
Peaks a poussé. La séquence inaugurale phone, à l’évidence de mauvais augure. plaires – une brute sinistre s’exprimant de
de la première saison, une fois numérique- Cela ressemble aux scratches d’un vieux manière mécanique et le grand bébé Dou-
ment exfiltrée la morte, se rejoue comme vinyle, tel celui qui, bloqué à la fin d’une gie, qui est un perroquet.
une tranquille partie de pêche sans his- face, tournait autrefois en boucle chez les La peur du disque rayé n’est que le pre-
toire : Twin Peaks n’a plus lieu d’être. Palmer, alors que Leland s’apprêtait à tuer mier symptôme dès lors qu’on revient un
Dans l’ultime séquence de The Return, un à nouveau. Hantise de la répétition, celle quart de siècle après. Bien d’autres pos-
Cooper hagard et un sosie usé de Lau- d’une malédiction, mais celle aussi de la tures ou tentations prévisibles s’inscrivent
ra s’entendent dire, devant la mythique redite, du déjà-vu. dans le tableau :
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maison de la famille Palmer, qu’il n’y a The Return aurait pu rester bloqué dans – La mélancolie, au risque de la nostalgie.
jamais eu personne de ce nom ici. La ces sillons rayés, dans les zébrures du Oui, bien des années sont passées et il

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CAHIER CRITIQUE

est poignant d’en distinguer l’empreinte choux gras dans ses chroniques vidéo. un rêve où Monica Bellucci lui révèle que
sur ces corps que nous n’avions pas revus – La mise en abyme, avec ce que cela le monde est un songe, à la table d’une
pour la plupart, de voir aussi se réanimer comporte de repli dans un jeu solitaire crêperie de Montparnasse. Une galette
à l’écran ceux qui ont succombé entre- de poupées russes. Cette tentation trans- complète avec un œuf et du rêve.
temps, quand ils n’agonisent pas en di- paraît dans la mystérieuse boîte de verre – Après la crêperie, le buffet de l’ésoté-
rect, telle l’interprète de la Log Lady. inaugurale (spectre d’un téléviseur ou d’un risme, que Frost et Lynch savent entretenir,
– L’autodestruction orgasmique. Le film écran d’ordinateur), le cinéma qui sert de avec un maximum de snacks aux ingré-
Fire Walk With Me s’ouvrait sur un télévi- dients inconnus, y compris d’eux-mêmes.
seur brisé, The Return s’achève quasiment
sur le portrait sous verre de Laura Palmer « TWIN PEAKS L’aura de Twin Peaks première manière a
tenu à la prolifération des signes et des
frénétiquement pilonné. L’action est dissé-
minée aux quatre coins des Etats-Unis, et
S’EST-IL EFFACÉ messages cryptés  : une sorte de grande
confiserie cabalistique, renvoyant tour à
la bulle de Twin Peaks ancienne manière POUR « SAUVER » tour à des traditions historiques et à une
est brisée : non seulement la ville n’est plus
le théâtre exclusif du récit mais elle appa- LAURA OU CELLE-CI mythologie propre. Depuis Twin Peaks,
chaque production de Lynch suscite la
raît comme une zone périurbaine lambda
où souffle le blizzard d’un grand Dehors
DOIT-ELLE ENCORE SE même fringale chez ses fans  : révéler le
scénario caché, remettre dans le bon ordre
hostile. Il n’y a plus ici que des surfaces SACRIFIER, SE FENDRE les cailloux semés. Internet a donné à cette
à la fois interconnectées et cloisonnées, à
Twin Peaks ou ailleurs – on est partout au D’UN INSUPPORTABLE passion des proportions folles et le retour
de Twin Peaks s’apparente à un incendie
même endroit.
– La dépression nihiliste. Cette sécheresse
HURLEMENT, POUR de commentaires, où le moindre détail
est scruté, catalogué, tirebouchonné. Il
générale est celle d’une époque que Lynch PERMETTRE À LA SÉRIE ne s’agit pas de s’en moquer  : par-delà
n’aime pas. Jamais il n’a aussi frontale-
ment évoqué son propre temps. La plupart
DE SE RELANCER ? » la myopie maniaque et les bouffées déli-
rantes, il peut surgir de toutes ces hypo-
des nouveaux personnages de ce Return, thèses télescopées, comme dans un accé-
aussi nombreux que souvent vite fauchés sanctuaire au divin Géant, ou le looping fi- lérateur de particules, des illuminations. Il
ou abandonnés, s’avèrent à sang froid et nal du récit, cette figure du film se repliant est plus gênant que cette fièvre collective
bas de plafond, sans merci ni scrupule. sur lui-même, que Lynch cultive depuis Lost du décryptage ait tendance à réduire Twin
Jusqu’ici, les démons de Lynch s’apparen- Highway. « We live inside a dream », c’est Peaks à son seul scénario ou à un jeu de
taient aux grands méchants de toujours. entendu, mais c’est sans doute une fausse société. Et surtout, qu’elle cultive ce que
Ici, ce sont nos contemporains, souvent piste de chercher le « dreamer » ultime, la ce Return remet en cause : un devenir ma-
agrippés au portable – une nouveauté vérité dernière. Ah bon sang, tout cela chine du monde, avec pour unique pers-
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notable. Seul réel horizon : la maladie et n’était qu’un rêve  ! Pure et simple plai- pective un grand data center où tous les
l’addiction, dont le docteur Jacoby fait ses santerie lorsque Gordon/Lynch évoque codes seraient capitalisés (j’ai tout vu plu-

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CAHIER CRITIQUE

sieurs fois) afin de dégager la plus-value Mais il choisit cet instant où, précisé- mique avait déplacé l’axe de la planète et
d’une signification dernière (j’ai cassé le ment, l’histoire n’est plus seulement af- des horloges, avait même irradié ce qu’on
code PIN de Twin Peaks). Il y a là comme faire d’hommes, se noue (ou s’effondre ?) appelait auparavant le passé.
un marché de titres, ou un casino du sens, irrémédiablement. The Return a aussi sa Cette angoisse n’est pas nouvelle chez
et il n’est pas indifférent que le premier bombe – l’atomisation du cadavre de Lau- Lynch, elle est même première. Dans un
lieu où est parachuté Cooper/Dougie soit ra – et l’on se demandait si cela voulait ancien livre d’entretien (1), il l’évoque
une salle de jeux à Las Vegas : appuyant dire que Twin Peaks s’était arrêté ou tour- spontanément lorsqu’il aborde les fifties
sur n’importe quelle machine à sous, il nait en boucle. Dans cette séquence, Lynch de son enfance  : « C’était vraiment une
décroche systématiquement le jackpot, et Frost déplacent la question à l’échelle époque pleine d’espoir, les choses allaient
et l’on ne sait si cela signale une corne de l’humanité. Est-il raisonnable, après vers le haut plutôt que vers le bas. On
d’abondance ou un krach. avait le sentiment qu’on pouvait tout faire.
Que Lynch et Frost sacrifient à ces pas- L’avenir était radieux. Nous n’étions abso-
sages obligés n’est pas regrettable. « LA REPRODUCTION lument pas conscients de jeter les bases
Comme Cooper, dans la peau de Dougie,
se transfigure en négociant avec les céci- EFFRÉNÉE DES FORMES d’un futur désastreux. Tous les problèmes
existaient déjà, mais on glissait dessus  ;
tés et contraintes d’un corps pataud, Twin
Peaks étreint ses propres stéréotypes pour
PARTICIPE DE CETTE on ne les voyait pas. Puis tout le lustre est
parti, tout a pourri, et ça a commencé à
mieux clouer ceux du monde entier. Mais FOLLE ET SUICIDAIRE suinter. […] la pollution commençait à se
sa force ne se résume pas à ce flipper sou-
verain, le tilt est ailleurs. Par exemple, à DÉPENSE D’ÉNERGIE. » faire menaçante. On venait d’inventer les
matières plastiques, d’étranges composés
la fin d’un compte à rebours, le 16 juillet de produits chimiques, les polymères et un
1945. Flash aveuglant, un champignon « la » bombe, de raconter encore son his- grand nombre d’expériences médicales,
atomique s’élève au ralenti : c’est celui du toire et ses histoires sous la forme d’un la bombe atomique et beaucoup de tests.
test Trinity, le premier essai nucléaire amé- axe linéaire : « Is it future or is it past ? », On croyait que le monde était si grand
ricain qui permettra de finaliser la bombe questionne le manchot dans la Red Room. qu’on pouvait y jeter tout un tas de sa-
larguée sur Nagasaki. On approche du Est-ce qu’on avance ou est-ce qu’on s’en- loperies sans que ça ait d’importance. Et
champignon et on plonge dedans, dans fonce ? On ne le sait plus, dès lors que c’est devenu incontrôlable. » « Fire walk
un maelstrom de particules visuelles qui les radiations nucléaires s’exercent à des with me »  : ce feu nucléaire qui nous ir-
laissent entrevoir les coulisses de l’Olympe échelles de temps cosmiques. Lynch en- radie toujours, dont le spectre s’étend
de Twin Peaks : on assiste notamment à la fonce le clou en donnant à voir, onze ans jusque dans l’électricité, dont le réseau est
naissance de Bob, dégueulé par la malé- après le test nucléaire, les premiers effets à maintes reprises décisif dans la mytho-
fique Judy. de sa radioactivité  : l’apparition de ces logie de The Return : c’est par les câbles
Le moment est d’importance dans la filmo- sidérants vagabonds mutants, calcinés, et les prises que les esprits circulent. « Ce
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graphie de Lynch : c’est la première fois dont l’un est incarné par un sosie-zombie genre de feu, disait la Log Lady dans
qu’il reconstitue un épisode historique. de Lincoln – comme si la déflagration ato- Fire Walk With Me, il est très difficile de

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CAHIER CRITIQUE

l’éteindre. Les tendres rameaux de l’inno- entre autres leur misérable existence – le finitif mais une nuée de particules offerte à
cence brûlent les premiers. Puis le vent se problème étant que tous les personnages la collectivité, à son ineptie (il n’échappe
lève, et toute bonté est alors en péril. » de Twin Peaks sont, que nous sommes pas au désastre global) comme à sa joie
L’innocence perdue a certes toujours été la tous, peut-être, sans le savoir, des tulpas. (les hypothèses des spectateurs sont ap-
grande question de Lynch – Laura, l’ado- Lynch radicalise ici une inclination de pelées à tournoyer autour de sa déflagra-
lescente sacrifiée, en fut l’une des plus longue date : il ne fait pas de claire dis- tion, à en devenir le nuage). (Re)vivre,
marquantes incarnations – mais elle prend tinction entre personnages et images, (re)venir au monde, c’est ici disparaître
maintenant l’échelle du globe. Le plus ver- aussi schématiques, fugitives ou outrées et faire disparaître, surgir de la grande
tigineux est que Lynch et Frost n’exemptent puissent-elles paraître. Elles naissent soupe cosmique pour y retourner qua-
pas leur propre travail de la catastrophe comme nous, vieillissent, souffrent, suf- si immédiatement, se dissoudre dans un
en cours : on l’a dit, Bob naît à l’intérieur foquent. Elles n’ont rien d’inoffensif ou de bouillon de germes et d’atomes. À charge
du champignon atomique. On pourrait gratuit. On doit tour à tour les craindre pour nous de ne pas considérer autrement
s’en tenir à une simple allégorie morale : et les considérer. C’était déjà le geste fou nos existences.
le mal que libère l’arme nucléaire. Cela de Fire Walk With Me, biographie et tom- Se sachant mortel, Twin Peaks envisage
va beaucoup plus loin. C’est une manière beau d’une image  : cette Laura Palmer un monde où Twin Peaks ne pourrait exis-
de directement connecter à cette technolo- dont on ne connaissait que le cliché sous ter, où l’on ne s’en souviendrait pas en
gie de mort non seulement l’imaginaire de verre, exhibé à la fin de chaque épisode tout cas, mais où peut-être, sous la terre,
Twin Peaks, mais aussi l’industrie culturelle de Twin Peaks. À sa manière, Lynch est un ses fragments irradieraient encore. Sans
dans son ensemble : la reproduction effré- antispéciste, accordant les mêmes droits doute réside là la déchirante beauté de la
née des formes participe de cette folle et aux personnes et aux personnages, aux plupart des génériques de fin, sur fond de
suicidaire dépense d’énergie, dévore de hommes et à leurs images – quelqu’un concerts au Roadhouse. On est censé être
l’électricité pour déverser sur le monde qui estime que mal traiter nos images, les à Twin Peaks, mais vingt-cinq ans après,
des tombereaux de stéréotypes, d’effigies prendre à la légère, les élever et les tuer à ce sont des spectateurs inconnus qui, dans
humaines bâclées ou tronquées. Ici, les la chaîne, n’est pas sans incidence sur la la pénombre, sourient, s’amusent, pi-
images n’apparaissent pas par immacu- façon dont nous traitons nos semblables, colent, se battent, parlent de leurs obscurs
lée conception, elles sont accouchées, et participe du grand carnage général. problèmes, tandis que défilent à l’écran le
surgissent de la matière au même titre que « Please remember you are dealing with casting, mêlant acteurs vivants et morts.•
nous. Bob n’est pas le seul dans ce cas. the human form » : c’est la toute première H E RV É AU B RO N
On voit aussi le portrait de Laura émerger phrase jamais prononcée dans le cinéma
d’un ovule de verre. On voit Dougie sortir de Lynch, en 1968, dans son court mé- 1. David Lynch, entretiens avec Chris Rodley, en fran-
comme un fœtus d’une prise. On apprend trage The Alphabet. Plus que jamais, il çais aux Cahiers du cinéma.
par ailleurs que certains personnages mesure le poids de cette exhortation.
sont des « tulpas », des hommes et femmes Voilà toute la grandeur de The Return : se
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« manufacturés » de toutes pièces. Ce sont considérer lui-même comme un champi-


des images vivantes, et The Return raconte gnon atomique, non pas un monument dé-

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CAHIER CRITIQUE

séquence STAR

L’ÉPISODE 8 ?
ÇA VAUT
SON PESANT...
J'
ai déjà vu l’épisode 8 cinq la Star Gate de 2001, l’Odyssée de l’es-
fois. Au moment d’écrire pace. La lumière de diverses couleurs
ces lignes, je ressens le muettes pointe à travers les nuages les
besoin de mettre en avant plus noirs. Ça continue pendant cinq mi-
cet épisode en particulier nutes, juste à temps pour que le trip com-
en raison de la rhétorique politique ré- mence à se dissiper. Fondu sur un noir et
cente que je trouve cauchemardesque. blanc plein de noirceur daté à 1945. Un
Personne ne peut remporter une guerre plan classique d’une station-essence avec
nucléaire. On en pâtirait tous. Il suffit de une petite boutique. Le champignon sem-
regarder Le Jour d’après (téléfilm améri- blait marquer l’apparition de ces « Burnt
cain de Nicholas Meyer, diffusé en 1983, Hobos », ces espèces de clochards plein
qui met en scène une guerre fictive entre de suie qui viennent d’atterrir (surnom-
les forces de l’Otan et du pacte de Var- V U PA R més « woodsmen » par la communauté de
sovie, ndlr) ou encore Threads (téléfilm fans, ndlr). Ou peut-être qu’ils sont appa-
en forme de faux documentaire post-apo- jonathan caouette rus en graines de petits champignons de
calyptique, diffusé en 1984, ndlr). RÉALISATEUR fumée, formées quand l’énergie atomique
Qu’on soit spirituellement athée, agnos- a percé un trou à travers le temps et l’es-
tique ou autre, il y a quelque chose d’indé- Calé à mi-chemin de la saison pace, en expulsant des êtres maléfiques
niablement mystique dans cet épisode 8, 3, c’est l’épisode le plus venus d’ailleurs. Peut-être que ces graines
et aussi de prophétique au regard de la étranges ont inexplicablement poussé
récente crise des missiles et ses menaces
expérimental de tout Twin et sont devenues les « Woodsmen », via
qui planent au-dessus de nos têtes. Tout Peaks. À tel point qu’il est des distorsions frénétiques du temps... Ils
ça commence à 16 min 20. Je prends impossible à raconter. Jonathan sortent tous de la station-service chacun à
la liberté d’interpréter ce qui suit comme leur rythme pour se promener autour.
une longue scène chimérique jusqu’au gé-
Caouette (réalisateur du culte La musique de Penderecki s’arrête sou-
nérique. FONDU  : TÉNÈBRES. Un carton Tarnation, entre autres) a voulu dain. Les Woodsmen continuent à errer
indique « 16 juillet 1945, White Sands, relever le défi. Pourquoi ? autour de la station-service. Il n’y a que le
New Mexico, 5:29 AM MWT ». Voici la son délicieusement malaisant d’une vieille
version la plus inspirante des essais nu- Peut-être parce qu’en étant radio, calé sur le rythme de leurs pas. Ça
cléaires Trinity. Une pression lente se pro- diffusé entre deux menaces continue et ça dure. Personnellement, je
duit. Et à partir de là s’enclenche une es-
pèce de Tree of Life sous PCP (psychotrope
de guerre nucléaire, il peut trouve ça cinématographiquement orgas-
mique à 100 %. SMASH ! On se retrouve
hallucinogène, ndlr). Il n’y a plus de temps provoquer une déflagration de nouveau dans le trou de verre. Un
ou d’espace. Soudain, le champignon de puissante chez tout un chacun. corps informe flotte dans l’espace, déga-
fumée s’épanouit, parfaitement syncopé geant un gel épais. Le gel se transforme
par la musique brutalement terrifiante de en fumée. Et de l’intérieur de la fumée
Krzysztof Penderecki, qui rappelle l’univers émerge une sorte de bulle de verre gri-
de Shining. A mesure qu’on se rapproche sâtre avec la tête de BOB à l’intérieur. Là,
du champignon, ça devient particulière- d’un coup, on plane vers un océan violet
ment sinistre et exquis, en un fascinant qui paraît calme, à l’intérieur d’un autre
ralenti, qui nous semble scandaleusement univers, vers un étrange CLOCHER. On
réaliste, grâce aux effets visuels de la très pénètre PROFONDÉMENT dans la tour,
cool BUF Compagnie (société française par une petite ouverture rectangulaire. Ça
d’effets spéciaux, ndlr). On pénètre alors rappelle pas mal la « Lady in the Radia-
À L’INTÉRIEUR du champignon et sans tor » d’Eraserhead. À l’intérieur, se trouve
avoir le temps de dire « ouf », on s’échappe un monde où l’on communique par télé-
par un trou de verre des plus infâmes. pathie. Assise, regardant en l’air, comme
plongée dans un état dissociatif, à écou-
C’est une forme de réalité alternative de ter de vieux enregistrements phonogra-

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phiques lugubres, la ravissante Joy Nash une sorte de gigantesque cor d’harmonie la fuite. Le jeune homme mignon ramène
(Señorita Nido) de The Mindy Project sort déformé à la Dalí. Le cor se retrouve face la fille mignonne chez elle et lui donne un
doucement de cet état, alors que la cloche à l’écran du cinéma où est apparue une petit baiser innocent de bonne nuit. Retour
émet un son électrique comme sorti d’un image de la TERRE. La boule en or sort à la station de radio KPJK. Le Woodsman
autre monde. Puis soudain, le très grand du cor et traverse l’écran, pénétrant dans fait irruption, écrase la tête du présenta-
et très stylé Carel Struycken (The fireman) notre monde (peut-être ?)... En tout cas la teur d’une main et éclate le 45 tours qui
entre dans la pièce... « hmm... bizarre ». boule en or se dirige vers la Terre. On est était en train de passer de l’autre. Puis, le
C’est ce qu’il a l’air de se dire en obser- maintenant le 5 août 1956, dans le dé- voilà qui attrape le micro et se met à ré-
vant mystérieusement la cloche. Carel, sert du Nouveau-Mexique et un œuf éclot. péter la même phrase : « This is the water
dans le hall d’accueil d’un vieux cinéma, Une bête entre la blatte et le crapaud sort and this is the well. Drink full and descend.
monte les marches et disparaît dans une de la coquille. The horse is the white of the eyes and dark
grande salle sans sièges. Il contemple within. Drink full, and descend. The horse
une sorte de replay de brefs moments de Le PCP fait effet is the white of the eyes, and dark with-
ce qu’on vient de voir : l’essai nucléaire, Un jeune homme mignon ramène une in. » La phrase a plongé toute la ville dans
Bob dans la bulle... Joy pénètre à son tour jeune fille mignonne à la maison. Ils le coma. Tandis que la jeune fille semble
dans le cinéma et regarde en l’air toute passent devant la boutique de la sta- inconsciente sur son lit, la bête mi-blatte,
cette imagerie avec un air optimiste sur le tion-service et s’échangent des mots doux. mi-grenouille passe par sa fenêtre et ouvre
visage. Carel se met à flotter. Une sorte Dans le noir du désert, des Woodsmen sa bouche par télépathie avant de ramper
de voie lactée dorée scintille, projetée par fantomatiques débarquent en ville. Sou- dedans. Sans avoir vu le moindre plan de
le haut du crâne de Carel. Cet univers dain, le PCP fait effet. Un couple en voi- n’importe quelle saison de Twin Peaks, on
spatial se teinte petit à petit d’argent, puis ture s’arrête à proximité des Woodsmen peut regarder l’épisode 8 en entier, hors
grandit et s’épanouit jusqu’au plafond. qui font du grabuge au milieu de la route. contexte, et en tirer quelque chose. J’ai
Une grosse boule en or s’en échappe et L’un d’entre eux s’approche de l’homme une théorie sur Lynch et particulièrement
atterrit entre les mains de Joy. Le portrait à la fenêtre de la voiture. Il a une voix de sur l’épisode 8, diffusé en plein milieu de
iconique de Laura Palmer est à l’intérieur. fumeur, profonde, fatiguée et électrique. Il menaces de guerre nucléaire et du 72e
Une musique à l’orgue magnifiquement or- tient à la main une cigarette éteinte et ré- anniversaire d’Hiroshima. La théorie ? On
chestrée commence à résonner, évoquant pète mécaniquement : « Gotta light ? » La peut espérer tendre vers un monde plus
un onirisme à la Carnival of Souls. Joy femme sur le siège passager pousse un cri pacifique en partant de notre expérience
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sourit à la boule en or, l’embrasse et la re- qui ressemble à une version au ralenti du de spectateur face à cet épisode. •
lâche. Celle-ci flotte jusqu’à pénétrer dans rugissement d’un animal. Le couple prend

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CAHIER CRITIQUE

twin peaks :
The return

AMERICAN
SCHIZO

PA R
Préambule. des dix-huit épisodes, Lynch assemble le
Je marche dans la rue avec Pacôme Thiel- Bertrand Mandico miroir brisé au travers duquel il a toujours
lement, nous parlons Lynch, je lui explique CINÉASTE contemplé son propre pays et nous dé-
que je suis en train d’écrire un article sur peint le reflet d’une Amérique morcelée,
Twin Peaks : The Return, à ce moment précis schizophrénique. Une Amérique Hyde  :
un homme s’arrête à notre niveau, agres- violente, perverse, malade, néfaste  ; co-
sif, inquiétant, il me fixe et me dit : « C’est habitant avec une Amérique Jekyll : amné-
pas un article, c’est la mémoire… Pour sique, douce, innocente, illuminée…
moi la mémoire c’est Zéro !... » Puis il re-
part le regard incandescent. Ces deux pôles sont personnifiés par Kyle
MacLachlan. À la fin de la deuxième sai-
0 son de Twin Peaks, MacLachlan (Dale
Je démarre donc à zéro, en essayant d’or- Cooper) et son reflet malfaisant brisaient
ganiser ma mémoire, après le visionnage le miroir, s’assommant dans un baiser im-
hypnotique de cet étrange monument. possible. Et il en va de même de la col-
Ce qui m’a d’abord frappé dans cette laboration entre l’acteur et le cinéaste,
troisième saison de Twin Peaks, c’est la endormie pour vingt-cinq ans. Jusqu’à ce
façon dont David Lynch convoque au fil retour dédoublé, incarnant d’un côté Dou-
des épisodes, la totalité de sa filmogra- gie – le candide inconscient, chanceux
phie y compris ses films de commande, et invincible ; tout droit sorti d’un film de
peintures, photos, musiques et en particu- Capra, entre Pee wee Herman et Mister
lier ses projets avortés restés au stade de Chance – et de l’autre côté un Bad-Coo-
scripts ou synopsis (comme One Saliva per, tout aussi chanceux et invincible que
Bubble, comédie absurde qui devait se Doogie – un personnage nous renvoyant
dérouler à Las Vegas, et Ronnie Rocket, à A History of Violence et aux figures de
l’histoire d’un nain évoluant dans les cir- super-héros malfaisants. Cette notion de
cuits électriques). dualité américaine avait été inaugurée
Le grand kaléidoscope Lynchien qu’est dans Blue Velvet, où Kyle MacLachlan
Twin Peaks 3 converge vers un seul et passait de l’autre côté du miroir pour la
même point, un épisode final qui m’a lais- première fois, en tant que « Peeping Tom »
sé sans voix, la gorge asséchée par un (actif). Regardant le mal dans les yeux,
dernier cri de terreur, portant autant de l’embrassant du bout des lèvres.
certitudes que d’interrogations.
L’amnésie, l’innocence, la pulsion, le mal,
Car TP 3 est plus qu’une boule à facette le dédoublement ; tous ces ingrédients
pour aficionados, c’est l’émergence d’une continuent donc d’irriguer TP 3 au fil des
clef  (sans serrure), la perception inédite épisodes, jusqu’à ce que le huitième de la
d’un discours critique, assez frontal, sur nouvelle série, marque un point d’encrage
l’Amérique et ses fondations. Tout au long inédit dans son œuvre : Pour la première

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fois, David Lynch met en scène une sé- cer ses doigts dans les crânes innocents. sa première apparition dans la galaxie
quence monumentale liée à un fait his- Ce sont les fondations d’une Amérique lynchienne (Dune), Kyle MacLachlan in-
torique daté et localisé – une explosion schizophrène que Lynch convoque finale- carnait un messie  qui s’ignorait, un dor-
nucléaire dans le désert nord-américain. ment, celles d’une nation néfaste se rêvant meur qui devait se réveiller, un homme
Un feu orgasmique inondant ciel et terre, pure... Cette présence des deux Lincoln domptant les vers atomiques d’une pla-
le feu volé qui ouvre la boîte de Pandore, donne une dimension mythique et histo- nète constituée de déserts. Dans son opus
délivrant mauvais génies, brisant l’image final, Lynch réveille son rêveur, il le ba-
d’une Amérique vertueuse et polie par un lance dans un univers sec, mortifère, évi-
Abraham Lincoln bienveillant. La bombe « LYNCH NOUS DÉPEINT dé, d’un réalisme glaçant où l’espoir est
va réveiller les spectres des pionniers
tueurs d’Indiens, ceux qui ont bâti la na-
LE REFLET D’UNE enfoui et la passion se transforme en sou-
venir lointain. Si dans l’épisode 8, l’auteur
tion en massacrant les natifs. La bombe va AMÉRIQUE MORCELÉE, date l’action au 16 juillet 1945, à la fin
brûler le cœur des enfants (tous plus tristes
les uns que les autres dans cette nouvelle SCHIZOPHRÉNIQUE. de l’épisode 18 le personnage principal
interroge directement son auteur  : « En
série). Le feu va rompre le miroir, l’image
de l’Amérique se déforme et se fend, le
UNE AMÉRIQUE HYDE quelle année sommes-nous ? » Ce miroir
fêlé que nous tend David Lynch, nous per-
reflet de Lincoln se dédouble. COHABITANT AVEC UNE met de regarder l’Amérique, autant que

Bad Lincoln AMÉRIQUE JEKYLL. » l’on se regarde tout entier de la tête au


pied. On s’y voit fragmenté en une mul-
Deux sosies du grand homme appa- titude de possibles, sans pouvoir s’identi-
raissent dans TP3 (en générale et dans rique à la série. Et l’agent Dale Cooper fier. La série s’est terminée avec l’éclosion
cette épisode en particulier) de façon ex- peut nous apparaitre désormais comme d’une fleur noire sans pétales sur un miroir
trêmement évidente sous le signe du feu : un fils de Lincoln, missionné pour recoller recollé. On peut désormais tisser à l’infini
Le « Fireman », géant à la mâchoire carrée la faille ouverte par la bombe. autour des épisodes, interpréter, surinter-
(comme une barbe), reprenant la célèbre préter, échafauder, se consoler, revoir, ou-
pose du Lincoln statufié dans son fauteuil. L’espace qui sépare les deux pôles et les blier, pleurer en attendant la bombe… •
Et le trappeur au visage noirci, arborant fragments du miroir se resserrent tout au
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le collier de barbe touffu, quémandant du long des épisodes jusqu’à la sombre et


feu d’une voix rocailleuse, avant d’enfon- sobre fusion du tout dernier volet. Lors de

61
CAHIER CRITIQUE

CASTING DU MOIS
Madeleine dans
Connus ou pas,
L’ours dans
à l’affiche de bons films ou Va, Toto !
Dans ce documentaire poétique sur les
pas, ils n’ont pourtant rien
Braguino
Ce très beau docu de Clément Cogitore
à se reprocher : ce mois-ci,
liens entre l’homme et l’animal, Madeleine,
septuagénaire bien décidée à garder
chez elle Toto le marcassin, est un vrai
(Ni le ciel, ni la terre), colle aux basques eux auront été parfaits. modèle de compassion. De nombreux split-
d’un patriarche russe et de sa famille screens opposent ainsi la douceur de son
vivant en autarcie complète dans la foyer, où la bestiole dort au chaud dans
Taïga. Anachronique et lumineux, on se le panier du chien, à la campagne pleine
croirait parfois dans les Polaroïds 70’s de de chasseurs aux aguets. Mais cette mère
Tarkovski. Clou du spectacle : une scène de Térésa pour sangliers fascine surtout
chasse à l’ours qui s’achève par un plan lorsqu’elle assume son étrange folie,
sur la tête de la bête abandonnée sur une elle qui continue à nourrir au biberon la
souche d’arbre... Avant de retrouver ses grosse bête une fois adulte. Une sorte
pattes portées comme des chaussons par de Max mon amour de Oshima, mais
une gamine. Sidérant. avec des charentaises et du bon pinard.
En salles le 1er novembre. Actuellement en salles

Le fond vert dans Marina Foïs dans

Téhéran Tabou
À défaut de pouvoir tourner sans tabou
L’Atelier
Il faut dire et redire à quel point Marina
à Téhéran, Ali Soozandeh a opté pour le Foïs ne déçoit quasiment jamais. Hyper-
fond vert d’un studio allemand, indispensable drôle dans Papa ou Maman 1 & 2, elle
pour reconstituer en rotoscopie ce monde est aussi à l’aise en écrivaine à succès
poisseux et absurde où jeunes femmes et vieux organisant un atelier d’écriture avec
ayatollahs mènent une double vie, entre des ados de La Ciotat, dans un registre
austérité sociale et débordements sexuels. plus dramatique sans jamais en faire des
Un moyen de transposer littéralement caisses. Tous les humoristes « Canal » ne
l’univers tout en faux-semblants de cet peuvent pas en dire autant...
Iran des interdits religieux ? En salles le 11 octobre.
En salles le 04 octobre
Louise Massin, actrice dans
Vesselin Hristof, chef opérateur de

Taxi Sofia Loulou 


À la tête de cette savoureuse mini-
Non, la franchise de Besson ne s’est pas série qui s’amuse des affres de la
(encore) délocalisée à l’Est. Dans ce film grossesse, la jeune Louise Massin
à sketchs choral qui dresse un état des trouve parfaitement sa place dans un
lieux râpeux d’une société bulgare univers quelque part entre Lena Dunham,
rongée par la corruption et la violence, les girls de Broad City et Sophie Letourneur,
c’est le chef op’ Vesselin Hristov qui avec Noémie Lvovsky comme mère à l’écran
impressionne. Chaque segment s’étire et mère spirituelle tout court. À visionner en
en un seul plan-séquence tendu comme ligne sur le site d’Arte Creative.
un slip. En salles le 11 octobre
Les rêves de Mària et Endre dans

Complexe de
Les monstres du
Corps et Âme
Dans une forêt couverte de neige, les

Frankenstein
Avec ce bestiaire exhaustif du
bouleaux se dressent à la verticale.
Un cerf slalome entre les troncs, les
bois majestueusement déployés comme
cinéma, les journalistes Alexandre deux bras prêts à enlacer la biche à
Poncet et Gilles Penso offrent une ses côtés. Les séquences oniriques du film
réflexion sur l’idée de monstre ainsi de Enyedi suspendent le rythme du récit
qu’un artisanat devenu métier – les et le réchauffent, à mille lieues des deux
effets spéciaux – qui aura faconné protagonistes raides et étriqués qui partagent
l’industrie du cinéma avant d’y être une purée de légumes à la cantine de
fatalement dilué. À la gloire des faiseurs l’usine.
© DR

oubliés. Disponible en DVD & Blu-ray En salles le 25 octobre

62
CAHIER CRITIQUE

L’A C T U D E S L I V R E S D E C I N É M A
P A R L’ E N T A R T E U R C I N É P H I L E
NOËL GODIN

R
appelons pour commen- G. Castellari ou les hommes d’un seul ou
cer, poils au gésier, deux films grisants dont on n’a plus de
qu’une stimulante étude nouvelles tels Elliot Silverstein et ses mé-
sur les mises en scène gé- morables westerns Cat Ballou (1965) et
nialissimes de Jerry Lewis, Un homme nommé cheval (1970) ainsi
fricassée par Chris Fujiwara, est parue il que le Jeannot Szwarc de Quelque part
y a deux ans aux Prairies ordinaires. Sur dans le temps (1979), sa bouleversante

LES BONNES
l’autre Grand Maître de la slapstick co- invitation à l’amour fou plus fort que la
medy moderne, Blake Edwards, que Jerry mort à la Peter Ibbetson. Avec le numé-
plaçait très haut, signalons Entre Temps, ro 5 de mai dernier de Ciné Bazar, plus

FEUILLES
Blake Edwards (éd. Playlist Society), un charnu que les précédents, c’est le zénith.
essai déluré de Nicolas Truffinet où l’on Y a un dossier Mocky fourmillant naturel-
souligne à quel point le « director » de lement d’anecdotes poivrées : Catherine

DU
Diamants sur canapé, à l’instar de Lewis, Deneuve ne s’est jamais entendue avec
fut un vrai inventeur de formes comiques le sourdingue Buñuel parce qu’elle par-
acidulées et un observateur sarcastique lait beaucoup trop vite pour qu’il puisse
pointu des cahotements existentiels struc-
turant les milieux bourges qu’il filmait.
Et épinglons une analyse brillante certes
mais assez tortueusement psy par le pro-
CINÉMABOULE lire sur ses lèvres ; une partie de La Tête
contre les murs (1959) a été co-réalisée
par son interprète clé Mocky étant don-
né que Georges Franju, perpétuellement
fesseur de théorie du droit Laurent de Sut- bituré, n’était pas en état de travailler  ;
ter (éd. Yellow Now) du sommet du rire beaucoup de réalisateurs français consa-
saccageur Quand l’inspecteur s’emmêle crés – des noms : Deray, Verneuil, Lautner,
(1965). On y apprend au passage qu’il Molinaro… – ont dû s’arrêter de tourner
s’agissait au départ d’adapter la pièce car « à partir de 70 ans, on ne vous as-
de boulevard poussive de Marcel Achard sure plus ». De même, aujourd’hui, un De-
L’Idiote (baptisée sur les planches new- pardieu n’est plus assurable.
yorkaises A Shot in the Dark) dont il ne Y a un hommage au légendaire « wolf-
resta plus rien  ; que le film devait être man » espagnol Paul Naschi, l’âme dam-
réalisé par le vieux caméléon Anatole Li- née du « fantaterror », le film d’horreur
tvak et interprété par Peter Ustinov et/ou ibérique plantant ses crocs dans le larynx
Walter Matthau, et par Ava Gardner ou de la censure post-franquiste.
Sophia Loren  ; qu’il existe une parodie Y a une interview fleuve de Roger Cor-
100 % porno de l’ouvrage, A Shot in the man, 91 balais, qui explique comment
Pink (1995), dans laquelle l’inspecteur il a réussi à produire plus de 400 films
Clouseau fornique à tout bout de champ en se ramassant à peine quelques vestes.
contre-champ avec sa pulpeuse boniche Son secret, c’est que ses « mouvizes » à
Cato. minuscules budgets, il sait comme les
planifier futefutement, réglant l’essentiel
Depuis 2014, une fois l’an, grâce aux de ses problèmes pratiques durant les
étonnantes éditions LettMotif, les pires pré-productions.
cinémaniaques peuvent se farcir une co- Y a encore une rencontre canon avec le
pieuse revue de cinoche travaillant réelle- toujours passionnant Yves Boisset qui nous
ment du bigoudi, Ciné Bazar. Car c’est effraie en nous dévoilant que les censeurs
avant tout avec des cinéastes décrétés de pompidoliens qui ont saisi les fameuses
seconde voire de troisième zone par les scènes anti-flics d’Un condé (1970) ont
cinéphiles sérieux qu’on s’y acoquine  : veillé à ce « qu’elles ne puissent jamais
des capitaines de frégates fantastiques être vues par qui que ce soit ». Il n’existe
comme Jack Sholder, Fred Dekker, Lewis donc pas la moindre version clandestine
Teague, Mick Garris, des petits seigneurs du brûlot.
de la série B n’étant plus sur le devant de Et puis Ciné Bazar tire de l’ombre un
la scène comme Budd Boetticher, Delmer autre metteur en scène hexagonal origi-
Daves, Jacques Bral, Monte Hellman, des nal et frondeur, Alain Jessua, qui avoue
condottieri du ciné bis transalpin quel- que, pour pouvoir faire du cinéma, il
quefois très inventifs comme Umberto n’aurait pas hésité une seconde à bra-
Lenzi, Sergio Martino, Aldo Lado, Enzo quer des banques.

63
64
P O R T R A I T

Combiné
nordique
C’est un réalisateur qui cite les noms de Michael
Haneke ou Luis Buñuel pour exposer son
programme, mais ne crache pas sur les vidéos
YouTube. C’est aussi un homme qui a fait ses armes
en filmant les compétitions de ski. Aujourd’hui,
Ruben Östlund, Suédois de 43 ans, a gagné la
Palme d’or pour son excellent The Square. Un prix
bizarre ramené à un projet de cinéma bizarre.

PA R J E A N-V I C C H A P US – P H OTO : M AT H I EU Z A Z ZO

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P O R T R A I T

uand Ruben Östlund en parle il rafale. Les premiers jours, je lui demandais : “Mec, tu es certain d’avoir
fléchit bien sur ses appuis et met choisi la bonne personne pour ce rôle ?”(…) Pendant le tournage, il nous
de côté son flegme nordique. Le a beaucoup parlé de la compétition à Cannes, de son envie d’y être. Normal,
sujet ? La Palme d’or 2017 attribuée mais on lui répondait : “S’il te plaît, arrête de te concentrer sur cet
à son cinquième long métrage The objectif. Ça va porter malheur.” » D’accord, mais Östlund était assez
Square. Cette récompense donc, il tendu vers son objectif cannois. Tellement d’ailleurs qu’il a même
l’a remportée à la surprise quasi gé- construit une scène entière de The Square (le personnage principal
nérale. Au nez et à la barbe du favori en smoking fouillant une décharge municipale) en anticipant l’ef-
120 battements par minute. « Sans la fet produit sur le public du festival. « J’ai écrit en pensant au fait que le
victoire à la fin, ça aurait été juste un jour film pouvait être sélectionné en compétition et projeté au théâtre Lumière, s’al-
horrible, se marre Erik Hemmendor- lume Östlund. J’ai imaginé ces milliers de gens en costard qui verraient un
ff, co-fondateur et patron de Plattform Produktion depuis 2001 des leurs en train de fouiller les poubelles. Parce que moi, personnellement,
avec Östlund. Tu passes ta journée à faire les cent pas. On te dit un truc, puis j’adore aller au cinéma et me rendre compte que je suis confronté à un reflet, à
le contraire. La glorieuse incertitude de la compétition, je veux bien, mais une moi-même à l’écran ! » À Cannes, le facétieux Östlund avait même
journée pareille est gênante. On a d’abord cru qu’on gagnerait le prix du scé- prévu une cascade surprise. Terry Notary – comédien américain
nario. Après, on nous a murmuré que c’était Claes (Bang, acteur principal spécialisé dans les rôles de singe, et ex du Cirque du Soleil – devait
de The Square, ndlr) qui gagnait le prix d’interprétation. Comme il n’y a que en être le détonateur. Dès son arrivée sur le tapis rouge cannois, il
de la confusion, vous devenez une autre personne. » À la seconde où il a avait pour mission de reproduire à l’identique la scène la plus mar-
entendu le nom de The Square associé à la Palme d’or, Ruben Öst- quante du film : un homme-singe déambule, l’œil noir, entre les
lund est devenu autre chose qu’un cinéaste. Quelque chose qui tables d’un dîner de gala, pousse quelques cris, puis agresse un
ressemble plus ou moins à Zlatan Ibrahimovic au moment de célé- invité. « Ruben avait prévu que Terry aille chercher la bagarre au hasard,
brer un but d’importance. Il est monté sur scène en grandes foulées déroule un membre de l’équipe préférant garder l’anonymat. Ça
pour arracher son trophée à un Almodóvar quelque peu déconcerté. devait se passer en pleine montée des marches. Bon, le souci c’est que Terry avait
Enfin, le Suédois propose aux ran- besoin de ses bras mécaniques pour cette
gées de smokings et robes de soi- performance. À l’aéroport de Nice, ils ont
rées d’entonner un cri de guerre. À paumé son bagage. La mort dans l’âme,
en juger par la mine réjouie de Ruben a été obligé d’annuler la cascade.
David Lynch, le happening façon Il ne le dira pas, mais ça a certainement
Club Med est un gros succès. gâché une partie de son plaisir. »

Smoking et ordures
« Les patrons de salles Tour de Palme
Le type derrière The Square et étaient ravis parce qu’en Quelques mois, après son
Snow Therapy ressemble donc à
tout sauf au prophétique auteur leur amenant la Palme on triomphe cannois, Ruben Östlund
a gardé ses airs de grand gaillard
scandinave transpirant l’austérité les associait à notre nourri aux fibres, l’œil discrète-
et les affres du protestantisme. À ment sardonique. Au lendemain
la place, un grand blond, épaules histoire. Ça devenait de sa Palme d’or, il a exhibé sur son
larges et barbe de cinq jours. Un compte Instagram une photo d’un
type capable de parler avec la une fierté nationale. » cageot entier de bières Turborg
même ferveur du cinéma de Mi- E RI K H E M M E N D O RF F
envoyé cordialement par Lars von
chael Haneke et des vidéos You- Trier. Façon de dire que derrière
Tube. Sa préférée ? Une impos- l’allure trompeuse du Suédois ci-
ture dans laquelle un demandeur vilisé, l’auteur de Nymphomaniac
d’emploi, atterrit par erreur en voit en Östlund un compagnon de
plein direct de la BBC et se fait subversion, un vrai ? Pas si fou, si
interroger par une journaliste en l’on rembobine sa filmographie.
sa qualité de… spécialiste d’In- Même si ce cinéma sent l’archi-
ternet. Et alors ? Contre toute attente l’homme assume sa fausse tecture moderne et le clip, il en reste toujours l’impression d’un
identité jusqu’au bout et berne son monde. « Cette séquence prouve désarroi esthétique qui vire parfois au nihilisme. À preuve Play et
qu’en tant qu’êtres humains nous n’arrêtons pas de faire semblant, théorise ses histoires de rackets de jeunes Blancs par des jeunes Noirs, la
Östlund. Nous prétendons être ce que nous ne sommes pas et le mieux c’est charge anti-famille de Snow Therapy, la satire des milieux culturels
que nous avons cette capacité à tenir ce mensonge très longtemps. » dans The Square, sans oublier le très particulier court métrage In-
Possible que cette vidéo lui plaise aussi car il s’y entend pour cident by a Bank (un braquage foireux de l’extérieur de l’agence
passer sous les radars cinéphiles. Vu de l’extérieur, un type sain bancaire).
de corps comme d’esprit qui ressemble plus à un moniteur de ski
qu’au rejeton tourmenté des maîtres nordiques Bergman ou Von Confortablement installé dans le canapé d’un hôtel de la rive
Trier. Vu de l’intérieur, un cinéaste plus sec qu’il n’y paraît, en tout gauche parisienne où Isabelle Huppert a, paraît-il, ses habitudes,
cas motivé par l’envie d’imposer sa vision et pas hyper à l’aise dans Östlund sait slalomer entre les différentes étapes de sa vie et de
l’entre-soi. À Screen Daily, Claes Bang, comédien de théâtre da- sa filmographie. Pour cela, il use du vocable sportif : « temps de
nois et rôle principal de The Square, lâche : «  Ruben refait des dizaines passage », « performance », « compétition »... Et l’applique même par-
de fois les prises. Il est très maniaque de la perfection (…). Pour la scène de fois à son travail de cinéaste. Pendant l’été, lui et son complice
la conférence de presse à laquelle mon personnage participe, il a engagé des Hemmendorff ont planifié un road trip, à mi-chemin entre tour-
vrais journalistes et leur a demandé de me poser toutes sortes de questions en née cinéphile et sportive dans tout le pays. Au programme,

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P O R T R A I T

quelques arrêts incontournables dans les grandes villes box-office pendant trois semaines. Tout sauf un mince
(Malmö, Stockholm ou Göteborg), mais aussi quelques exploit, quand on sait que la même semaine, sortait en
étapes intermédiaires dans les petits bleds reculés de Suède, le nouveau film avec Tom Cruise (Barry Seal).
Laponie. Objectif : s’inviter là où le cinéma d’auteur « Battre Tom Cruise et tous ces action movies américains qui ne
n’est pas toujours le bienvenu. À chaque étape de cette disent rien de plus élaboré que : “Oh regardez, le monde est
« tournée de la Palme d’or », un rituel : chacun des spec- un vaste spectacle” ? Évidemment que ça me rend encore plus
tateurs de ces avant-premières est invité à contempler, heureux », jubile le cinéaste en faisant apparaître une
voire même toucher, le trophée cannois. « Je ne sais pas si rangée de dents blanches sous la barbe impeccablement
vous avez déjà entendu parler de la Stanley Cup, articule taillée.
Hemmendorff en forçant sur les graves de sa voix. Alors
voilà, la Stanley (sic) c’est le trophée suprême dans le monde du Dogme à ski
hockey sur glace. Quand vous la gagnez, chaque joueur a le droit Le producteur français Philippe Bober connaît Östlund
d’emporter la coupe dans sa ville d’origine pour la présenter à depuis 2007, date à laquelle il est devenu l’un de ses
ses proches, famille, voisins… Ainsi, tout le monde est associé à vendeurs officiels. Au téléphone, il résume : « Chez lui, il
la victoire. Individuellement, d’abord, puis localement et enfin y a pas mal d’obsessions qui reviennent : l’humour acerbe, les
nationalement. » « La Palme d’or reste un symbole fort en Suède, plans larges et fixes, l’étude des mécaniques qui régissent n’importe
complète Östlund, radieux. La dernière fois que le pays l’a quel groupe humain et se mettent à dysfonctionner. Son truc, c’est
gagnée, c’était en 1961 (pour Mademoiselle Julie d’Alf Strös- ça : montrer le ridicule des individus dès qu’ils se mettent à suivre
berg, ndlr). On s’est donc dit : “Faisons voyager le symbole la dynamique d’un groupe. » Vrai. Östlund s’y entend dès
avec nous. Partons en tournée des cinémas du pays avec qu’il s’agit d’examiner sous toutes ses coutures qui
la Palme sous le bras.” Résultat : ça a permis d’unir un public craquent la social-démocratie scandinave. Comme c’est
autour du symbole. » À Hemmendorff d’en remettre une ce modèle qui l’a conditionné, il se sent parfaitement
couche, le temps d’une leçon de storytelling réussi ap- légitime à en questionner la sincérité. « L’Amérique a
pliquée au cinéma d’auteur : « Les patrons de salles étaient confiance en les individus et la famille. L’Allemagne a confiance en
ravis parce qu’en leur amenant la Palme, on les associait à notre l’Etat et en la famille. En Suède, nous mettons notre confiance
histoire. Ça devenait de la fierté nationale. Ils ont donc médiatisé dans les individus et l’Etat. La famille passe bien après. Les
l’événement, nous ont proposé des animations. On peut parler Suédois ont une mentalité extrême. On pense que l’Etat devrait
d’une situation gagnant/gagnant. » Cela a aussi permis à un nous protéger de tout ce qui est potentiellement mauvais. » Pour
© BAC FILMS

film de presque trois heures et traitant du monde de autant, le réalisateur a eu aussi le temps de voir la fa-
l’art contemporain de s’installer à la première place du meuse social-démocratie adopter de plus en plus les

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P O R T R A I T

contours, disons, moins poétiques du libéralisme à l’anglo-saxonne tournage de film, en moyenne, dure trente jours. Moi qui viens des films de ski
« Quand je croise des clochards dans les rues de Göteborg, je me dis qu’il y a où les tournages sont, au minimum, trois fois plus longs je me suis dit que le
encore quelques années, cela nous aurait fait réfléchir collectivement. On était “grand” cinéma demandait beaucoup moins de travail. À partir de là, je me
capable de réfléchir à une taxe aussi minime soit-elle sur les transactions finan- suis débrouillé pour obtenir des délais de tournage plus longs, soixante-dix jours
cières pour en faire un outil de Aujourd’hui, la pensée dominante a changé. En au moins. Les étudiants et certains profs se sont mis à me regarder comme si
croisant la route d’un SDF on se met à penser : “Oh ce type n’a pas de toit. j’étais barjot. Ils pensaient que j’allais finir mort de fatigue. On m’a pris pour
Bon. S’il se bougeait, il pourrait créer son entreprise.” » le mec qui, au lieu de se taper un sprint, préfère les marathons. Sauf que moi,
Pour sa part Östlund a passé son enfance entre la petite île de j’aime l’endurance. »
Stryrsö et Göteborg. Dans ce décor tout en bois et en verdure façon
le village du Prisonnier, ses parents, enseignants l’un et l’autre, dis- À l’époque, ce dernier hésite encore entre le cinéma et une carrière
pensent une éducation raisonnée. « Aller au cinéma, ça faisait partie de dans le graphisme. Erik Hemmendorff, quant à lui, regrette parfois
cette éducation intellectuelle que j’ai reçue. On avait le droit de voir n’imported’avoir soldé ses années à jouer dans des groupes de noisy rock ré-
quel film, mais quand on sortait de la salle, il fallait savoir le décortiquer. Uncitant la grammaire de Sonic Youth et Husker Dü, dans les clubs
coup, c’était ma mère qui lançait les hostilités : “Tu as compris quel point interlopes de Göteborg. « Les gens qui nous ont toujours parlé du fameux
de vue sur la société exprime ce film, Ruben ?” Un autre, c’était mon âge d’or du cinéma européen dans les années 60, nous ont toujours déprimés.
père : “Maintenant, discutons de la morale qu’il y a derrière cette On les prenait pour des branleurs. Comment tu peux être jeune et penser comme
scène de crime, veux-tu ?” Mes parents m’ont appris que tout art n’est un vieux ? Avec Ruben, on n’arrêtait pas de se dire : “Rien à foutre des
jamais complètement exempt d’un discours idéologique. » histoires, rien à foutre du passé. Si on identifie un âge d’or, faisons
le commencer aujourd’hui.” » Ce qui tombe bien car Östlund aime
Au sport, ensuite, d’agir comme le contrepoison à cette éducation les différentes possibilités offertes par les caméras numériques et
feutrée. Au milieu des années 90, Östlund se découvre une passion se passionne de plus en plus pour le montage sur ordinateur. Hem-
pour le ski alpin, ses variantes extrêmes, mais aussi les Alpes fran- mendorff, quant à lui, ramène souvent le cinéma à la vitesse d’un
çaises et la Haute-Savoie. Il n’en finit pas de s’imaginer dévaler tout enregistrement rock et au documentaire. « À l’époque, le grand débat
schuss les pentes des domaines de dans cette école de cinéma c’était : “Doit-
Chamonix, Morzine ou La Clusaz. on filmer en 35 mm ou en numé-
En ligne de mire, une vie de vi- rique ?” Nous, avec Ruben, on s’en fou-
tesse et de figures acrobatiques à tait, on trouvait que c’était un débat
la Edgar Grospiron ou, son idole, le d’arrière-garde. Évidemment le numé-
grand Patrick Vallençant, pionnier rique nous attirait, lui surtout. Il a tou-
du ski-alpinisme. C’est à cette oc- jours pensé : “Dès qu’on a une his-
casion que l’homme se dit qu’il « Réservons-nous pour toire, on filme. On ne va pas at-
pourrait mettre au point une sorte le prochain film. La Palme tendre cinq années à développer
de business associant ski et ciné- un projet. Si c’est raté, on reprend
ma. Le voilà donc embarqué à fil- d’or, cette année, je me tout depuis le début.” L’important
mer, monter, puis vendre des films c’est l’urgence, pas les conversations sur
sur le ski. À ce moment, la vogue demande si ça n’est pas comment et pourquoi faire un film. » Ne
du snowboard et des combinai- trop tôt. » manque plus qu’une troisième per-
sons de plus en plus bariolées bat sonne pour pousser le duo. Dans ce
son plein. Il y a donc un marché K A L L E BO M A N, P RO D UCTEU R rôle : Kalle Boman, professeur dans
potentiel pour celles et ceux qui ET M E NTO R D’ÖSTLU N D cette école, et producteur suédois
pourraient trouver les bonnes roulant sa bosse dans les milieux
images capables d’accompagner ce art et essai depuis les 60’s. À son
mouvement. Mais aussi une possi- actif, pas mal de productions dans
bilité de ramer à contre-courant le cinéma nordique, mais aussi une
comme le précise Östlund : « Im- image d’homme de l’ombre der-
possible pour moi de devenir “le réalisa- rière le réalisateur Roy Andersson.
teur cool de films cool sur le snowboard”. Boman est celui qui flaire le poten-
Donc, j’ai trouvé la parade. J’ai proposé aux boîtes de production qui me tiel du duo, les modèles, puis les pousse à travailler ensemble en
faisaient bosser d’inventer le “dogme du film sportif” : beaucoup de plans fixes, créant leur unité de production dès la sortie de l’école. Résultat :
caméra collée au skieur, pratiquement aucune musique et surtout un refus de l’auteur de The Square parle désormais de celui qui a été son profes-
couper quand c’est trop long. Quel est l’intérêt ? » seur et son associé en tant que producteur sur ses films comme d’un
mentor bienveillant. Intraitable aussi dès qu’il s’agit d’examiner les
À nous la défaite temps de passage de son protégé. Östlund s’illumine : « Avant le
Néanmoins, c’est grâce à ces tentatives de cinéma sportif que Ru- palmarès de Cannes, Kalle m’a dit : “Ne brûlons pas les étapes, réser-
ben Östlund fait son entrée, à la fin des années 90, à la prestigieuse vons-nous pour le prochain film. La Palme cette année, je me de-
Göteborg Film School. Et plutôt auréolé d’une image de cinéaste mande si ça n’est pas trop tôt.” » Trop tôt ? Erik Hemmendorff n’est
déjà aguerri. Erik Hemmendorff : « Dans cette école, on était cinq par pas loin aussi de le penser, mais préfère en tirer un semblant de
classe. La plupart des autres élèves inscrits étaient vraiment des rats de ciné- philosophie. « Notre carrière a été construite sur la compétition, jamais sur
mathèque. Hyper-nuls pour la pratique, mais super-calés pour te parler toute la victoire. Nous sommes meilleurs quand nous perdons et Ruben le sait. C’est
la journée des grandes heures de la Nouvelle Vague ou des valeurs de plan dans la défaite qui donne envie de bouffer les autres et rend productif. Si ça se trouve
les films de Tarkovski. » À l’évidence, ce n’est pas le cas de Ruben Öst- les plus grands sportifs devraient craindre la victoire. » •
lund. Par contre, le garçon qui n’a alors que 25 ans a déjà un souffle TO US P RO P OS REC U E I L L I S PA R J-V.C.
plus long que ses condisciples. « À l’école de cinéma, on m’a enseigné qu’un ET A.C. (RU B E N ÖSTLU N D) SAU F M E NTI O N S

68
© Hannes Hubach

69
HOLLYWOOD
ENDINGS
70
T
R E P O R T A G E

ony a 86 ans, Madi, 76. Ensemble, ils se


tiennent tendrement la main. Depuis
quelques temps, ces deux-là vivent une
belle histoire d’amour. Ils sont le pre-
mier couple à s’être marié à la résidence
depuis sa création. Tony a écrit de nom-
breux scripts dont plusieurs films pour
Elvis Presley, avec qui il aimait parler
arts martiaux, philosophie et Baude-
laire. Veuf, mais souhaitant retrouver
une partenaire, il avait réalisé un court métrage basé
sur son expérience, un célibataire qui recherche
sans succès l’amour sur Internet. Il croise un jour
une mystérieuse et élégante femme blonde qui se
promène sur le campus avec une poussette. « J’étais
séduit et intrigué. Que pouvait faire cette femme dans une
maison de retraite avec un bébé ? » Apres « enquête », il
apprend qu’il s’agit de Madi, une veuve qui vient
de rejoindre la résidence avec Dexter, son Yorkie à
trois pattes qui aime se promener en « carrosse, » du
côté de Doggiwood, le parc des animaux de la rési-
dence. « J’étais très intimidé, mais j’ai pris mon courage à
deux mains et je suis allé lui parler. On est tombés amoureux
et rapidement j’ai eu envie qu’elle devienne ma femme. À nos
âges, c’était un peu de la folie mais elle a dit oui. »
Mulholland Drive, près des grands studios hol-
lywoodiens, une dizaine de réalisateurs, monteurs,
scénaristes s’activent dans les locaux de la chaîne
de télévision Channel 22. Entre eux, ils cumulent
facilement plusieurs siècles d’expérience dans le
show business. À preuve, quelques détails. À côté
des projecteurs, il y a un déambulateur. Allongé
dans un coin, un chien d’aveugle somnole. Unique
au monde, cette chaîne de télévision est au cœur de
la maison de retraite du Motion Picture & Televi-
sion Fund (MPTF), où vivent deux cents per-
sonnes. Leur particularité ? Toutes ont fait carrière
dans le cinéma ou la télévision. Parmi elles, il y a
Ruthie Thompson. Dans sa jeunesse, elle a été une
des premières femmes dessinatrices employées au
sein des studios Walt Disney. Sous son stylo des
milliers et des milliers de croquis. Blanche-Neige et les
Sept Nains, Pinocchio, Dumbo, Fantasia… Mais au-
jourd’hui, Ruthie Thompson est surtout connue
pour être la doyenne parmi les résidents de la mai-
son de retraite. Car voilà, si Ruthie Thompson a pris
place entre ces murs il y a désormais trente ans, son
état civil, quant à lui, annonce un chiffre bien plus
étourdissant : 107 ans. « Et alors… », souffle en se
Ça se passe du côté de Mulholland Drive, pas loin des grands studios de marrant l’actrice Connie Sawyer. Il faut dire que
cinéma. Depuis des décennies, la Motion Picture & Television Fund a pris cette dernière est de deux ans la cadette de Ruthie
Thompson. Arrière-grand-mère joviale, elle habite
le parti d’accompagner la fin de vie des acteurs, réalisateurs, dans une allée de petits pavillons cossus ombragés
par des palmiers. Dans son salon, plusieurs souve-
scénaristes et membres de la grande famille du cinéma. Pour cela, une nirs de sa carrière, quelques photos de famille, mais
maison de retraite d’un genre assez unique a été construite. Mais que se aussi des portraits de Barack Obama et d’Hillary
Clinton. « Eh bien Obama m’a écrit pour mes 100 ans mais
passe-t-il entre les murs de cette institution où, pendant que certains il doit faire ça pour tous les centenaires, non, pose calme-
ment Connie avant de relancer : vous savez, j’ai quand
rédigent leurs autobiographies, d’autres rejouent les grandes heures même vécu à une époque où les femmes ne pouvaient pas
d’Hollywood, voire tombent amoureux ? Reportage. voter, j’étais très fière de voter pour Hillary. Malheureuse-
ment, le résultat... quelle horreur ! Sur le tournage de True
TE XTE ET P H OTOS : AU D E G E RU C C I ( À LOS A N G E L ES ) Grit, John Wayne avait essayé de me faire devenir républi-

71
R E P O R T A G E

caine. Il n’a pas trop réussi mais c’était quand même un homme adorable. » les personnes âgées qui vivent encore chez elles, et offrent des aides
financières à ses membres dans le besoin.
Sentir qu’on a besoin d’eux Aujourd’hui, le MPTF fonctionne essentiellement sur fonds pri-
Bienvenue à la MPTF ! Si l’on veut saisir l’histoire de cette véné- vés grâce à la générosité des petits ou gros donateurs tels Jeffrey
rable institution au cœur d’Hollywood il faut remonter dans les Katzenberg, dirigeant de Dreamworks, les Douglas, père et fils,
années 20. À cette époque, le cinéma est encore une industrie George Clooney ou encore Jodie Foster qui a donné les fonds pour
nouvelle, et pour tout dire, incertaine. C’est sans doute pour ça que construire la piscine qui porte son nom. Car il faut bien préci-
des stars comme Mary Pickford, Charlie Chaplin ou D.W. Griffith se ser les choses : s’il se tient deux fois par an (la veille des Emmys
disent qu’il faudrait faire quelque chose pour aider certains comé- Awards et des Oscars), le gala de charité organisé par le MPTF est
diens à payer leur loyer ou acheter des accessoires. Leur devise : le plus couru d’Hollywood. À preuve, le ballet incessant des têtes
« Nous prenons soin des nôtres. »À la fin d’un tournage, Mary Pickford couronnées du business hollywoodien comme cette année Tom
faisait passer un seau, où chaque membre
de l’équipe pouvait apporter une contri-
bution. Fondée en 1942, la maison de
retraite fut construite vingt ans plus tard, « John Wayne avait essayé de me faire devenir Républicaine. Il n’a
à l’initiative de membres du MPTF
comme Ronald Reagan, Shirley Temple pas trop réussi mais c’était quand même un homme adorable. »
et Robert Young. Aujourd’hui, la CONNIE SAWYER
moyenne d’âge des pensionnaires est de
87 ans, et une centaine de personnes
sont sur la liste d’attente. Il est prévu de
doubler la capacité d’accueil dans les prochaines années. Pour postu- Cruise, Leonardo DiCaprio, Natalie Portman, Will Smith, Emma
ler, un candidat doit avoir atteint 70 ans et avoir travaillé dans l’indus- Stone et bien d’autres. Pas rien.
trie pendant vingt ans. Un comité évalue sa santé physique et déter- Même centenaire, Connie Sawyer a récemment tourné dans les
mine s’il aura besoin d’une aide financière. Quand un résident ne séries Ray Donovan et NCIS. À l’entendre, cela fait partie des rares
peut plus payer, le MPTF prend les frais en charge. Tout cela reste privilèges de l’âge dans ce business : « J’ai dû attendre100 ans pour
bien évidemment secret pour ne pas stigmatiser les pensionnaires. enfin obtenir un rôle sans auditionner. » Membre la plus âgée de l’Ac-
L’organisation possède aussi tout un réseau de volontaires qui aident tor’s Guild, elle est aussi l’une des plus anciennes votantes de
l’académie des Oscars, un rôle qu’elle prend très au sérieux,
puisqu’elle tient à préciser immédiatement qu’elle continue à
suivre l’actualité du cinéma : « Cette année, j’ai adoré Fences, avec
Denzel Washington. » Entre une audition et deux parties de poker,
où elle est redoutable, Connie Sawyer vient de terminer son au-
tobiographie. Why I Never Wanted to Be a Movie Star – And I Wasn’t
parle de sa carrière dans le vaudeville, les night-clubs à Broadway
et de son travail avec Frank Sinatra, Kirk Douglas ou Jim Carrey.
Près de chez Connie, en suivant la Spielberg (autre gros donateur)
Drive et à deux pas de la Chapelle John Ford autrefois située dans
le ranch du réalisateur, on retrouve les locaux de Channel 22. Dans
un premier temps installée dans une remorque, la chaîne dispose
maintenant d’un bâtiment spacieux. Cet endroit abrite au-
jourd’hui l’équipe d’employés et de bénévoles qui travaillent avec
les résidents. Créée en 2006, la chaîne est dirigée par Jennifer
Clymer, productrice, qui travaille ici depuis dix ans. C’est dans ce
cadre que 250 vidéos ont été produites dont 180 fictions, visibles
sur la chaîne YouTube de MPTF. Toutes celles et ceux qui y ont
participé ont pu recréer toutes sortes de décors et de costumes
quasiment sans budget, mais avec beaucoup d’imagination. « Il
faut parfois rappeler aux résidents qui ont travaillé sur de grosses produc-
tions qu’ici, on doit se débrouiller avec le système D », théorise Jennifer
d’une voix douce. Un nouveau pensionnaire, un peu intimidé, se
présente pour une interview dans le studio. « Channel 22 prépare
une vidéo sur chaque nouvel arrivant. Souvent il y a un résident que se dit :
“Tiens on a travaillé sur le même film et ça aide à créer des liens.”
La chaîne est très importante pour eux. Cela leur permet d’exercer leur
créativité, de sentir qu’on a besoin d’eux. »

À côté d’une salle de montage, se trouve le « boyfriends’wall »


d’Anne Faulkner, où, de George Clooney à Russell Brand, on la voit
avec toutes les célébrités qui ont récemment soutenu le MPTF.
Cette énergique résidente de 86 ans, qui fut l’une des premières
femmes vice-présidente d’une station de télévision, s’occupe de
Port de la moustache obligatoire la programmation de la chaîne. Comme elle le raconte en riant,

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R E P O R T A G E

« mes enfants ont grandi et quitté le foyer, puis mon mari a grandi et quitté Brando et Gregory Peck. Il devint ensuite agent pour Tony Curtis
le foyer, et j’ai tout plaqué à 50 ans pour devenir actrice, mon rêve ». Très et Leslie Nielsen. « Des anecdotes amusantes sur Tony Curtis, je n’en ai
vite, elle obtient un rôle récurrent dans la sitcom Roseanne, puis pas beaucoup malheureusement, mais je me rappelle que Leslie Nielsen aimait
dans Sept à la maison. Encore active aujourd’hui, elle fait toujours faire des interviews avec un coussin péteur. Il avait offert un de ses coussins au
des castings, et a récemment joué
dans Getting On, une série HBO
pleine d’humour noir dont l’action
se déroule principalement dans un « J'ai eu la chance de travailler avec Robert Mitchum, un grand type,
hôpital gériatrique. « Avant de vivre
ici, j’ai été bénévole pour le MPTF qui mais sur “l'un des plus mauvais films jamais réalisés”, Matilda,
avait envoyé une équipe faire des répa-
rations gratuitement dans ma maison. l'histoire d'un kangourou boxeur. »
Et puis il y a quelques années, j’ai eu un DAVID KRAMER
cancer et je me suis dit que c’était à mon
tour d’y rentrer. J’avais quelques appré-
hensions en me disant que je me retrou-
verais au milieu de vieux. Mais bon, reconnaissons-le, moi aussi je suis vieille, Prince Rainier de Monaco qui trouvait ça rigolo. Je lui ai quand même décon-
et j’ai tout de suite adoré vivre ici. J’ai guéri et je pense que l’esprit de la seillé de l’utiliser avec la Première Dame, quand on a rencontré Reagan. J’ai
résidence y est pour beaucoup. Mais évidemment, c’est toujours très dur aussi eu la chance de travailler avec Robert Mitchum, un grand type, mais sur
quand, certains jours, on arrive à la cafétéria et on découvre le portrait d’un “l’un des plus mauvais films jamais réalisés”, Matilda, l’histoire d’un kangou-
pensionnaire dans un cadre. Cela veut dire qu’il est mort la veille. » rou boxeur. Souvent, les gens normaux, ceux qui ne travaillent pas dans l’in-
dustrie, connaissent deux ou trois stars mais n’ont aucune idée du nombre de
Face au bureau d’Anne, un large tableau présente un planning de personnes impliquées dans la production d’un film. Ce qui les intéresse, c’est de
production très chargé. Joel Rogosin, ancien producteur du Télé- savoir qui a couché avec qui, c’est gonflant. Ici on se retrouve entre collègues et
thon avec Jerry Lee Lewis, est en post-production avec Amy Wiese- on a des conversations un peu plus poussées sur le milieu. À quelques degrés
neck, une des monteuses employées par MPTF. Ils montent un près, tout le monde se connaît. On parle des films sur lesquels on a travaillé et
documentaire sur le cinéma du campus, le Louis B. Mayer, récem- de nos futurs projets. Tout le monde est très créatif ici. »
ment rénové. De nombreuses séances sont organisées et chaque Vrai. La preuve en est que la petite bande se retrouve chaque
année, réalisateurs et acteurs des films sélectionnés aux Oscars jeudi matin à la Grey Quill Society, animée bénévolement par
viennent pour rencontrer les résidents, car, comme Connie Saywer, Peter Dunne, scénariste, producteur de séries comme Melrose
beaucoup d’entre eux sont des membres votants de l’Académie. Le Place ou CSI, et professeur à UCLA. « On m’a proposé de créer ce club
cinéma devient parfois une scène de théâtre où les pensionnaires qui devait faire quatre séances et cela fait cinq ans que ça dure. On va d’ail-
viennent y réciter des poèmes ou faire un numéro de claquettes. leurs bientôt changer de salle car le groupe ne cesse de s’agrandir. Tous comme
« Enfin, un numéro de claquettes assis », précise Joel. mes étudiants d’UCLA, les résidents m’envoient leurs textes à la dernière
minute le mercredi soir. Il y a des écrivains, mais aussi des acteurs, comp-
Ping pong et West Side Story tables, avocats qui viennent pour écrire des poésies, mémoires ou scripts. »
Pour retrouver le compte-rendu de ces activités, il faut se procu- Ils sont une vingtaine aujourd’hui à se serrer dans une salle aux
rer La Gazette, une petite revue écrite par et pour les résidents. étagères à moitié vides, maintenant que les vieilles cassettes VHS
La Gazette est dirigée par David Kramer, 83 ans, qui, une fois lancé ont été retirées. Si les vannes fusent, l’ambiance reste studieuse.
sur ses souvenirs hollywoodiens, ne s’arrête plus. Il exhibe une Chacun y présente son texte. David Kramer raconte ses souvenirs
photo sur son téléphone, prise dans les années 50 pendant sa d’enfant de la balle dans le New York des années 30 au milieu des
période d’acteur, où il ressemble à un croisement entre Marlon danseuses de cabaret. Anne Faulkner lit un texte surréaliste sur

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R E P O R T A G E

l’histoire d’un œuf. Joel Rogosin est venu avec sa femme, Debo-
rah, ancienne artiste peintre devenue psychothérapeute après
avoir perdu la vue. Ensemble, ils présentent un film humoristique
dont le sujet est tout sauf choisi au hasard : la vie d’un chien
d’aveugle à la résidence.
Pour autant, tous ces résidents ont-ils bien réalisé qu’ils sont les
derniers témoins d’une certaine époque d’Hollywood ? En tout
cas, à tour de rôle, plusieurs d’entre eux ont déjà fait l’objet de
documentaires. Ce mois-ci, la chaîne de films Turner Movie Clas-
sic les met à l’honneur en invitant plusieurs d’entre eux à venir
présenter des grands classiques d’Hollywood avec lesquels ils ont
un lien. Daniel Selznick, fils de David O., le mythique producteur
responsable d’Autant en emporte le vent et qui lança la carrière d’Hit-
chcock aux Etats Unis, présentera Une étoile est née, un autre film
produit par son père. Bob Mirisch, un descendant d’une autre
dynastie d’Hollywood qui produisit West Side Story et Certains l’ai-
L'anti-star Connie Sawyer,
ment chaud, a présenté la veille Dans la chaleur de la nuit, avec Sydney avec un exemplaire de ses mémoires.
Poitier, un autre film de l’écurie familiale. « Je suis un peu déçu, ca-

résidents. « Je prépare aussi une com-


« Je prépare aussi une compétition sportive. On évitera les sports pétition sportive parodique entre rési-
dents. On évitera les sports de combat et
de combat et la course à pied, parce qu'on peut à peine bouger.» la course à pied, parce qu’on peut à peine
bouger. Mais je pense que le jeu de palet,
BOB MIRISH ou peut être un ping pong, serait un bon
choix. On ne peut pas oublier que, même
si on vit dans un endroit très agréable,
on est entouré de personnes qui n’ont plus
botine juste ce qu’il faut le vieux Bob, j’ai juste reçu le coup de fil d’un que quelques années à vivre. Un matin, brusquement, elles ne sont plus là. Au
cousin après ma prestation d’hier. » Dans les locaux de Channel 22, il début, j’avais peur de créer des liens d’amitié trop forts à cause de ça, mais
s’apprête à faire une interview à propos d’un de ses projets et plus maintenant. » Évidemment, ni Madi, ni Tony, ne diront le
s’amuse avec la maquilleuse qui n’arrive pas à faire tenir sa mous- contraire. •
tache. Depuis trois ans, Bob produit et anime le show Champ or TO US P RO P OS REC U E I L L I S PA R A.G. À LOS A N G E L ES
Chump, un quiz sur l’histoire du cinéma auquel participent les

Une vie de Pas-Chat.

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HORS-SÉRIE DE

+ Le grand
city guide
des parents
Paris, Lyon, Nantes,
Lille, Marseille...
272 adresses

Automne /hiver 17

Transgression

En kiosque
Jean-Louis Trintignant
« Les héros
ne sont pas très
intéressants »
© GETTY IMAGES

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Le Conformiste

À première vue, il n’a ni l’aura sulfureuse d’un Delon,


ni le capital sympathie d’un Belmondo et sans doute pas
la stature « auteuriste » d’un Piccoli. D’ailleurs, quand on
rembobine sa carrière d’acteur – qui s’étale sur plus de soixante
ans et déroule presque 120 films – Jean-Louis Trintignant prend
ses distances avec son statut de monstre sacré et se considère
comme un « imposteur ». Coquetterie ultime au moment où
l’homme s’affiche dans le dernier Michael Haneke, Happy End et
© COLLECTION CHRISTOPHE L

s’organise une sortie de champ discrète ? Dernier inventaire avec


celui que Truffaut aurait pu appeler « L’Homme d’à côté ».
PA R RI C O RI Z Z I T E L L I ET J E A N-V I C C H A P US

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J
L É G É N D E

ean-Louis Trintignant a quitté sa tanière de Col- j’avais tort de faire tel ou tel film, mais je continuais, j’essaie tou-
lias, près d’Uzès dans le Gard, pour retrouver Pa- jours de le faire honnêtement.
ris, qu’il a quitté sans regret, il y a plus de qua-
rante ans. Dans la capitale, il est venu assurer la Ce n’est pas une coquetterie d’acteur ?
promo d’Happy End, le nouveau film de Michael Un peu, oui, peut-être. Il y a des gens bien plus intéressants que
Haneke en donnant quelques rares interviews. moi que vous n’interviewerez jamais. Je me demande bien pour-
Un exercice qu’il feint de détester. Au Raphael, un quoi, je me sens comme un usurpateur.
cinq étoiles suranné près de la place de l’Étoile, il
occupe une suite sans âme du deuxième étage et Vous semblez hanté par l’autodestruction. Vous en parlez
fume des Che qu’il éteint dans un cendrier de sans cesse…
voyage. Chemise à carreaux, jeans bleu nuit, gilet et souliers marron, C’est vrai, oui. Pourquoi ? Peut-être parce que je n’étais pas fait
cheveux épars en bataille, l’acteur aux cent-dix-neuf films semble pour être acteur. J’aurais préféré être réalisateur ou coureur auto-
tout droit sorti d’un long métrage d’Ermanno Olmi. Sa voix a un peu mobile. J’aurais adoré. À un moment (dans les années 70, ndlr), j’ai
changé, mais elle demeure envoûtante, hypnotique. Son regard arrêté de faire l’acteur pour la course auto et franchement, je
conserve une humanité désarmante. n’étais pas terrible. Je me sens un peu coupable d’avoir commencé
Depuis plus de soixante ans, l’interprète du Fanfaron a toujours été à être metteur en scène sur le tard (à 41 ans, en 1971 pour Une
dans le game : sur l’écran, dans le poste, à la radio, sur scène. Au point journée bien remplie, ndlr) et mes deux films ont été des échecs.
d’incarner, avec son clan, les Trintignant mais aussi les Marquand, la Je pensais avoir un ton, je ne sais pas… faire un cinéma nouveau.
famille de sa deuxième femme, tout un J’ai eu l’impression d’être en dessous de ce
pan du cinéma français. Pendant deux que j’aurais pu faire…
heures, il est revenu sur sa vie, qui a tra-
versé une grande partie du siècle dernier Pendant vingt-cinq ans, vous tourniez
et le début de celui-ci. À la ville comme « Ma mère était très artiste. trois, quatre films par an : vous aviez
sur les plateaux de tournage. À sa façon,
l’air de rien, toujours prompt à se dépré-
Elle aurait voulu être choisi de privilégier le cinéma plutôt
que votre vie personnelle ?
cier. Mi-sérieux, mi-coquet. Comme s’il tragédienne. Elle souhaitait J’ai fait du cinéma par cupidité. Si j’avais
était entré par effraction dans l’industrie bien gagné ma vie comme acteur de théâtre
du 7e art. Durant ces cent-vingt minutes, jouer Racine, qu’elle ou comme berger en Provence, je n’aurais
il a livré quelques clés sur plusieurs épi-
sodes fondateurs : son enfance à Pont-
connaissait par cœur. Elle pas fait de films.

Saint-Esprit, le rôle de sa mère (vilipen- m’habillait en fille quand Vous avez réalisé des films et fait de la
dée juste après la guerre pour avoir eu course automobile la quarantaine ve-
une liaison avec un officier italien), la j’étais petit. » nue ; plus tard, vous vous êtes mis à
douleur qui l’accompagne depuis trop produire du vin et de l’huile d’olive, vous
longtemps, ses tourments qui l’ont pous- vous êtes initié au piano.
sé près du gouffre, son goût du danger, sa J’ai tout fait un peu tard, j’étais attardé un
frustration de ne pas avoir réalisé plus de films… Si loin d’« une peu (sourire). Maintenant, je n’aurais plus envie d’être metteur en
postérité qui l’indiffère », assure-t-il… scène, trop compliqué. Je me dénigre beaucoup, c’est vrai mais je
ne fais pas exprès. Quelqu’un m’avait dit qu’on ne fait jamais exac-
Qu’est-ce qui vous a motivé pour jouer cet homme suici- tement le métier qu’on devrait faire ; on est sûrement plus doué
daire et indigne dans Happy End ? pour autre chose. L’acteur ne crée rien ; nous, on prend un texte
Le personnage n’est jamais très intéressant. Je suis acteur parce déjà écrit et on essaie de s’introduire à l’intérieur de cette histoire.
que les gens me touchent, c’est ce qui me guide. Je suis attiré par Je n’ai presque rien écrit, c’était très mauvais, c’est pour ça que je
les metteurs en scène, je me fiche un peu du rôle. Il y a certains lis les poèmes des autres. J’en ai fait un, je vous le dis : Elle avait
types (sic), quand je les ai connus, je me disais que je voulais faire un chien/Mais moi j’aimais son chat/Je lui donnais le choix entre son chien
des films avec eux, c’est surtout vrai pour Haneke. et moi/Elle a choisi son chien et j’ai perdu son chat.

Il y en a eu d'autres quand même.... Pourquoi n’avoir réalisé que deux films alors que vous aviez
C'est vrai, mais je n'ai pas tourné avec Fellini ; j'ai joué pour fait l’IDHEC ?
Truffaut mais à la fin de sa vie. Je manquais d’autorité. Je n’avais pas toutes les qualités re-
quises. Quand je vois Haneke, les techniciens l’estiment beau-
coup. Peut-être qu’ils le craignent parce qu’il n’est pas toujours
Dans toutes les interviews que vous accordez, vous passez facile avec eux, alors qu’il l’est avec les acteurs. Moi, j’étais trop
votre temps à vous dénigrer… On a même l’impression par- gentil. Je disais : « J’aimerais bien qu’on mette la caméra là. » Les
fois que vous vous considérez comme un imposteur, un techniciens pensaient : « Il est con celui-là, il ne sait pas ce qu’il veut. »
intrus… Je le savais très bien mais je refusais les rapports d’autorité, je
J’ai été très mauvais comme acteur ; longtemps j’étais à chier. n’aime pas ça. Quand on a présenté Z à Cannes, Montand mar-
Donc, oui, j'étais un imposteur j’en étais un, je ne méritais pas ce chait devant toute l’équipe, grand, facile et nous – plus petits
qu’il m’arrivait. Je n’avais pas de culture. Le premier film où je me – qui suivions. Je me suis dit alors que Montand pourrait être
suis trouvé pas mal, c’était genre mon cinquantième Le Combat metteur en scène. Moi, je ne pourrais pas.
sur l’île d’Alain Cavalier (1962, son 18e, ndlr). J’ai fait un film (Ren-
dez-vous) avec Téchiné que j’aime beaucoup, je pensais que ça Vous aviez entre 9 et 15 ans durant la Seconde Guerre mon-
allait être bien et j’étais très mauvais. Parfois, je me suis dit que diale : quels souvenirs en gardez-vous ?

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L É G É N D E

Mon père était résistant, du bon côté. Il était de gauche, un bour- tournage des Biches de Chabrol (son deuxième mari, ndlr). Je l’ai
geois qui voulait le bonheur des ouvriers. Il a été vigneron puis un aussi revue un peu dans l’intervalle.
petit industriel après-guerre. Il fabriquait des flans, des entre-
mets. Son entreprise a été rachetée par Francorusse, je crois. Ce Vous avez vu beaucoup de femmes en cachette ?
n’était pas un homme d’affaires. Oui, mais on ne peut pas dire que j’ai été un séducteur, au
contraire. J’étais plutôt une victime des femmes (rires).
C’est votre mère qui est à l’origine de votre vocation ?
Elle était très artiste. Elle aurait voulu être tragédienne. Elle sou- Dans Le Mouton enragé, le film de Michel Deville, votre per-
haitait jouer Racine, qu’elle connaissait par cœur. Elle m’habillait sonnage, Nicolas Mallet, explique que son ambition ultime
en fille quand j’étais petit. Au début, je ne le vivais pas mal mais est de « gagner beaucoup d’argent et de coucher avec de
après… Cela a duré jusqu’à mes six ans quand mes camarades nombreuses femmes »… C’est quelque chose que vous auriez
m’ont vu faire pipi debout. Ils se sont moqués de moi. C’était pu dire vous aussi ?
troublant… J’étais déjà un imposteur, comme vous m’avez dit. Ça J’étais un sale type à un moment, je l’ai payé cher. J’aimais bien
a influencé le cours de ma vie et ça continue (rires). J’aime beau- les femmes et je n’étais pas toujours très gentil. Cela m’a beaucoup
coup le corps des femmes mais j’aurais pu être homosexuel. J’ai tourmenté mais j’ai souvent été l’arroseur arrosé également. Après,
été précoce sexuellement, j’avais 12 ans, un soir de Noël, avec une quand on est marié, parfois l’autre nous énerve, et même si on
fille de mon âge, on n’y est pas arrivé… l’aime beaucoup, on a envie d’autres femmes. À cette époque, je
n’étais pas très fréquentable, je suis bien mieux depuis. Après, il y
Au départ, votre famille vous destine à être notaire dans le a les romances de tournage, j’étais assez joli et comme je n’avais pas
Gard. Qu’est-ce qui vous a décidé à monter à Paris ? grand-chose à raconter, je ne disais rien. Une fois qu’elles me
J’avais un grand-père riche qui voulait m’acheter une étude à Vai- connaissaient en revanche, je ne faisais plus illusion…
son-la-Romaine. Comme j’étais un peu lâche et cupide déjà très
jeune (rires), je n’ai rien dit. Finalement, je suis parti faire de l’art Comment vit-on une histoire d’amour avec un mythe du ci-
dramatique dans la capitale parce que ma mère m’avait imaginé néma mondial, une femme libre comme la Brigitte Bardot de
comme comédienne d’abord (sourire) puis comme comédien… 1956 ?
Cela me plaisait plus que le notariat. Très mal. Elle était persécutée par les paparazzi et ça ne me plaisait
pas, non. Bardot était une femme indépendante, en avance sur son
Là-bas, vous épousez Stéphane Audran… temps. Je la trouvais très intelligente, un peu comme Marilyn. Elle
(Il coupe). Je l’ai rencontrée au cours de Charles Dullin, on était a dérivé vers l’extrême droite ; en même temps, elle n’a jamais été
jeunes, on devait avoir 20 ans, on s’est mariés, on a été heureux vraiment de gauche. À ce moment-là, je faisais mon service militaire
quelques années. Je l’ai retrouvée quinze ans plus tard sur le et j’étais souvent sanctionné pour des raisons disciplinaires parce

© COLLECTION CHRISTOPHE L

Un homme et une femme

80
L É G É N D E

Le Conformiste

que j’avais tellement envie de la retrouver que je faisais des bêtises. parlé avec le cascadeur Rémy Julienne, puis avec Guy Mar-
Un soir, alors qu’on ne s’était pas vus depuis plus de trois mois, j’ai chand et ils nous ont dit que vous étiez une tête brûlée…
eu une permission inespérée. Quand je suis entré dans la chambre, Ah bon ? Une fois sur un film de Gérard Pirès (L’Agression, 1975), j’ai
Brigitte a couru et s’est enfermée dans une autre pièce et il y avait remplacé un acteur qui ne voulait pas faire une cascade montée par
un mec dans le lit, un chanteur connu... Il m’a dit : « Je suis désolé, mon Rémy Julienne. On ne me voyait pas. Cela me plaisait de me mettre
pauvre vieux. » Il a été très gentil et m’a demandé s’il pouvait en danger physiquement. J’avais une peur bleue mais je voulais
quelque chose pour moi, je lui ai répondu : « Oui, donnez-moi un quand même le faire. Pareil sur les circuits automobiles.
million. » Il m’a demandé de lui passer son pantalon et il m’a fait un
chèque. Je ne l’ai pas encaissé mais j’étais content. Qu’est-ce qui vous attirait dans la compétition automobile ?
Je ne sais pas. L’aventure du Star Racing
Vous avez souvent tourné avez les mêmes Team avec Moustache et les autres, ça
réalisateurs. Etait-ce par confort ? Pour- m’a plu. J’ai beaucoup progressé dans ce
quoi persistiez-vous quand ce n’était pas domaine. La première course que j’ai
une grande réussite ?
Je les aimais bien, ça devenait des amis. J’ad-
« Souvent, quand on joue disputée, sur un circuit à Dijon, j’étais
tellement impressionné que je ne respi-
mirais beaucoup Michel Drach dans la vie, un premier rôle, on tourne rais qu’une fois par tour, en apnée. Je
c’était un mec très intelligent et puis chaque n’étais pas très bon, j’ai fini au milieu du
fois qu’on faisait un film, je me disais : « Il est des choses peu peloton alors que mon oncle était bril-
vraiment pas terrible comme metteur en scène. » intéressantes. On monte lant, il courait en F1. J’ai espéré avoir un
grand talent et être dans les premiers,
Vous préfériez faire de mauvais films ou on descend mais je n’étais pas très doué. Je n’ai pas
avec des potes plutôt que l'inverse ? tellement l’esprit de compétition. C’est
Après, quand on s’engage sur un film, on ne d’une voiture » un peu comme le poker, ça m’aurait em-
sait pas où on va exactement. Je me souviens bêté d’être premier. Je l’ai été quelques
avoir refusé un film avec Zulawski parce que fois. J’aimais les sensations de vitesse, la
Philippe Noiret m’avait dit qu’il était hysté- beauté du geste. Quand on court en cir-
rique et que je ne tiendrais pas. C’est parfois cuit, il faut aussi du courage. Quand vous
difficile l’autorité. George Franju, avec qui j’ai tourné (Plein feux sur passez dans une grande courbe, c’est vraiment l’accélération qui
l’assassin, 1961) était aussi autoritaire. Comme je suis lâche et obéis- vous tient sur la route ; si vous levez le pied vous partez en tête-
© COLLECTION CHRISTOPHE L

sant, je faisais ce qu’il me demandait. Ce n’était pas n’importe qui à-queue. Je me console en me disant que j’ai commencé trop tard.
Franju, il en imposait. C’était vraiment bien. Peut-être qu’au bout du compte, on ne trouve jamais sa véritable
vocation… Je me souviens que Johnny Hallyday voulait faire des
C’est quand même étonnant que vous disiez : « Je suis lâche. » courses avec nous, mais à ses conditions. Il avait demandé à Mous-
On a un peu de mal à appliquer cela à quelqu’un qui a long- tache : « Moi, il faut que je gagne. » Moustache lui a répondu : « Tu
temps conduit des bolides avec le Star Racing Team. On a gagneras si tu le mérites. » Et Johnny lui a dit  « Non, si je fais de la
L É G É N D E

course automobile et que je ne finis pas premier, c’est très mauvais fois le film monté : « Ce n’est pas de ta faute mais je t’ai tellement fait
pour mon public. Que Trintignant fasse dernier, ils s’en foutent. » petit qu’on ne te voit plus du tout. » On devait retourner des scènes
mais on ne l’a pas fait, faute de moyens. Bon, il se trouve que
Au milieu des années 60, vous commencez à jouer des per- c’était un bon rôle… (Il a eu le Prix d’interprétation à Cannes en 1969
sonnages plus denses, plus ambivalents. Vous souhaitiez et Z a obtenu deux Oscars l’année suivante, ndlr).
salir votre image de jeune premier gentillet ?
Non, mais les héros ne sont pas très intéressants, ce sont des À la même période, vous tournez Ma nuit chez Maud, un per-
héros, quoi. Trop parfaits. Dans les salauds, j’aime le côté humain. sonnage écartelé par d’autres tourments que ceux de Mar-
Il n’y a pas de salauds en soi ; il y a des gens qui le deviennent dans cello Clerici, le personnage du Conformiste…
certaines situations. Rohmer n’était pas le même homme de cinéma que Bertolucci,
ce n’était peut-être pas un vrai réalisateur. C’était très bien, il
Avec le temps, votre voix a un peu changé mais elle de- avait d’autres qualités de rigueur. Rohmer venait de l’enseigne-
meure toujours magnétique. En avez-vous conscience ? ment, il a commencé à faire du cinéma à plus de 40 ans (Il avait
Non, pas du tout. Je n’y crois pas. Même si on me le répète sou- fait six courts métrages avant, ndlr).
vent, c’est un truc qui m’échappe. En Italie, j’étais tout le temps
doublé, personne ne m’en parlait. Je jouais des rôles d’Italien et Si on osait, on dirait que vous avez été doué pour refuser
je ne parlais pas assez bien pour le faire moi-même. bon nombre de films majeurs (The Servant, Le Dernier Tan-
go à Paris, Le Casanova de Fellini, Apocalypse Now…), voire
Vous avez commencé là-bas dès la fin des années 50 avec d’autres encore comme César et Rosalie… Pourquoi ?
Valerio Zurlini… Pour différentes raisons. Le Dernier Tango, c’était par rapport à ma
J’avais un lien plus fraternel qu’amical avec lui. On était proches, fille et à la nudité du personnage, je ne voulais pas que cela lui nuise.
j’ai habité chez lui. Il vivait avec deux femmes. Il passait la moitié Fellini, il me voulait pendant deux ans. Mastroianni m’avait dit :
de sa vie avec l’une puis avec l’autre. Il mangeait deux fois. Un jour, « Fais-le, c’est formidable. » Bon, souvent, en Italie, on se retrouve au
l’une s’est rendu compte de l’existence de l’autre et elle l’a quitté. studio, on discute, on se marre et puis, on ne tourne pas. Pour Apo-
Il était désespéré, il s’est laissé mourir tout doucement. Il avait du calypse Now, c’était loin, ça promettait d’être compliqué. C’est Den-
diabète et il faisait ce qu’il ne fallait pas. C’est une forme de suicide nis Hopper qui a pris le rôle. César et Rosalie, je ne sais plus mais ça
qui est assez belle, qui a duré quatre ou cinq ans. Au moment du m’aurait plu de tourner avec Sautet et puis, j’aime les longues focales
Désert des Tartares, il était déjà cuit, il passait avec son viseur en ti- même si c’est emmerdant de faire comme ça. Là, vous êtes net et
tubant, on tournait très peu. C’est son assistant, Christian de Cha- vingt centimètres plus loin, vous ne l’êtes plus. Faut être précis sur
longe, qui a fait le film en réalité, ce n’est pas Valerio. les marques. The Servant ? Je baragouine en anglais, c’est dommage.

Dans Le Conformiste, une autre adaptation d’un grand livre Au fil des ans, vous avez néanmoins continué à intéresser
italien, vous trouvez presque le rôle d’une vie. Un homme et à susciter le désir des réalisateurs, à faire des films
singulier, différent, qui souhaite absolument faire comme intéressants…
tout le monde pour se faire accepter des autres. C’est un J’aurais pu disparaître mais… Peut-être parce que je n’ai pas une
peu vous, non ? énorme personnalité, que je me glisse plus facilement dans les
Il veut se fondre dans la masse, ça me ressemble un peu, oui. J’ai rôles. C’est plus difficile pour des stars comme Delon ou Belmon-
rencontré Moravia au moment de la sortie du film et il m’avait do, il faut que ça soit une histoire qu’on raconte sur eux. On est une
dit : « C’est mieux que le livre. » C’est gentil et modeste de dire ça, vedette seulement si on a accepté cette idée, je n’ai jamais eu envie
il ne le pensait peut-être pas. Il était charmant Moravia et comme de ça. Je suis un acteur de second rôle ; provincial et de second rôle.
il sentait qu’il était vieux, qu’il ne lui restait plus beaucoup de
temps à passer, il se rendait chaque soir à deux ou trois dîners Provincial peut-être mais de second rôle, pas vraiment…
parce qu’il avait encore soif de connaître encore des gens. Vous recommencez à vous dénigrer…
Quelques personnages principaux oui, mais beaucoup de seconds
Dans le film de Bertolucci, vos vêtements sont étriqués, rôles, quand même. Cela ne me déplaît pas. Souvent, quand on
votre chapeau est d’une demi-taille trop court, vous avez joue un premier rôle, on tourne des choses peu intéressantes. On
souvent les mains dans les poches, votre jeu est réduit au monte ou on descend d’une voiture par exemple. Comme second
minimum : on vous croirait échappé d’un film de Bresson… rôle, on ne vous voit jamais faire ça… J’ai eu beaucoup de chance
Je n’ai jamais tourné avec lui mais je suis un acteur de Bresson. (à continuer à tourner avec des réalisateurs intéressants, ndlr), j’ai fait
J’avais beaucoup réfléchi au rôle, et je voulais en faire encore beaucoup de films d’amis ou pour rendre service, ce n’est pas si
moins que d’habitude. C’était une période douloureuse, spéciale grave que ça, finalement. Rater un film, quelle importance ? Cela
( Jean-Louis Trintignant a perdu sa deuxième fille, Pauline, pendant le n’a pas toujours été aussi rose que vous semblez le dire, j’ai eu des
tournage, ndlr). J’aime beaucoup l’économie de moyens. On en trous, des moments où on ne me proposait rien et puis, c’est re-
fait souvent beaucoup, on souligne trop au cinéma. venu sans savoir pourquoi. J’étais plus angoissé quand on me pro-
posait des rôles que l’inverse. Parfois, je proposais des collègues à
Dans de nombreux rôles, vous êtes économe de vos gestes moi que je trouvais bon… Bernard Fresson, par exemple. Ça m’est
comme avec le juge d’instruction de Z. Est-ce que ça tou- arrivé de recommander Bernard Fresson à des réalisateurs qui, à
jours été le cas ? l’origine, m’auraient voulu pour le rôle.
J’ai été marqué par Humphrey Bogart parce qu’il ne faisait rien,
tout était simple, il ne dramatisait jamais. J’ai compris beaucoup Il y a trente ans, dans Cinéma, Cinémas, vous disiez vouloir
de choses avec lui. Il ne faut rien montrer au ciné, je crois. Costa « faire plus de films intéressants que Piccoli. C’est peut-être
(-Gavras) m’avait dit : « Ton personnage, là, le petit juge, il ne faut pas ma seule ambition ». Y êtes-vous parvenu ?
trop le voir. » Le rôle n’était pas très long et à la fin, il m’a dit une Non, pas du tout. J’aime beaucoup Michel Piccoli, on se

82
L É G É N D E

Michael Haneke

« En plus,
c’est un homme délicieux »
L’Autrichien Michael Haneke a réalisé ses deux derniers longs-métrages, Amour, puis
le récent Happy End avec Jean-Louis Trintignant en premier rôle. Il raconte l’acteur.
« J’ai écrit Amour et celui-là pour Jean-Louis Trintignant parce que Jean-Louis de la même façon dans Amour que dans Happy End. Il
je voulais à tout prix travailler avec lui. Depuis jeune homme, j’ai y quatre générations d’acteurs dans Happy End mais l’âge importe
adoré cet acteur, toujours. Pourquoi ? Parce que je le trouve génial peu. Cela ne joue pas dans ma façon de faire. En réalité, on ne
et c’est, en plus, un homme délicieux. Ce n’est pas un acteur qui dirige personne de la même façon parce que chaque acteur a sa
“joue”, il est profondément humain. Il est là et il a sa propre per- propre personnalité. Je le fais comme je sens. J’adore les acteurs.
sonnalité. Il l’est aussi sur scène. Au théâtre, il y a des comédiens Le défi dans un film, c’est eux, pas la technique, ni le reste autour.
qui peuvent être bons, grandioses même, qui savent tout faire et J’essaie de travailler avec des comédiens que je connais déjà
quand on les voit dans un film, on est déçu. Ils sont pas mal mais parce qu’on sait que ça fonctionne, parce qu’on sait qu’on s’en-
ils ne sont pas “là”. A l’inverse, il y a des acteurs très impression- tend. On ne recommence pas à zéro. Ce n’est pas non plus une
nants au cinéma et qui sont décevants sur scène. Le théâtre est une loi. L’essentiel dans une mise en scène, c’est toujours d’avoir le
question de technique, le cinéma, c’est une affaire de personnalité, casting juste. L’acteur doit correspondre le plus parfaitement au
de “vivre” et de ne pas “jouer” le personnage. Sur un plateau, rôle. Ça ne doit pas être le plus célèbre mais le plus adéquat, là
Jean-Louis se donne. En tant que metteur en scène, c’est la meilleure où il y a une tension, une bascule idéale entre l’acteur et son per-
© COLLECTION CHRISTOPHE L

chose qu’on puisse avoir. Cela se transmet immédiatement aux sonnage. Trouver le comédien adéquat pour le rôle, c’est là le vrai
spectateurs. Les bons comédiens sont des musiciens, comme des talent du metteur en scène. Si le cast est bon, si le scénario fonc-
coauteurs. Les grands moments sur un tournage sont ceux où un tionne, vous devez être assez bête pour gâcher tout ça. Parfois,
acteur donne plus que ce qu’on a imaginé avant. Cela n’arrive pas mes étudiants (à l’université de Vienne, ndlr) me demandent com-
tous les jours mais c’est un plaisir à chaque fois que ça arrive. ment je fais le casting. Je ne peux pas leur dire de quoi cette alchi-
Chaque film a son esthétique et son rythme. Je n’ai pas dirigé mie relève (il renifle fort)… Il faut sentir si c’est juste. » •
L É G É N D E

ressemble, on est un peu de la même famille. Il a tourné avec 1930 à 1964, ndlr) et par… « Taisez-vous Elkabbach » (Georges Mar-
Buñuel, Resnais, Hitchcock, Melville, Sautet. Michel a joué dans chais). Mélenchon ? Si j’avais voté, c’aurait été pour Macron. Il me
bien plus de films intéressants… plaisait, peut-être sera-t-il le Superman qui va nous sortir de la
merde ?
Dans les années 70, vous avez pris pas mal de drogues…
J’ai d’abord fumé des pétards parce que j’étais timide de façon ma- Vous êtes de droite désormais ?
ladive. Dans les cours, je passais tête baissée, tétanisé. Parfois il Non, non, je suis toujours de gauche. J’aurais volontiers voté pour
arrivait qu’on me demande : « Pourquoi voulez-vous être comédien ? » Je Mélenchon mais il me fait peur sur d’autres plans. C’est un vieil
l’ai fait pendant dix ans et ça me plaisait beaucoup. Quand je fumais homme politique, mais c’était quand même un candidat plus
de l’opium, ça me calmait. Après, évidemment, je ne faisais plus intéressant…
grand-chose. J’ai tout arrêté, pas facilement, quand ça m’a procuré
plus d’angoisses qu’autre chose. C’était quand même bien, je ne Vous avez longtemps joué au poker, aussi…
regrette pas, mais évidemment il ne faut pas se vanter avec ça. J’ai commencé comme étudiant à Aix-en-Provence. Je donnais
même de l’argent à mes parents. Après, j’ai un peu subvenu aux
Avant cela, vous étiez politisé. Dans les années 60, vous besoins de ma famille. Un type qui gagnait sa vie comme ça m’a
n’hésitiez pas à dire qu’il fallait « faire des films politiques pris sous son aile. Il ne trichait pas et jouait très bien. Il m’a donné
et s’engager » et ne pas « craindre les conséquences pour la quelques trucs qui m’ont beaucoup servi. J’étais plutôt bon mais
suite de [votre] carrière »… je ne le suis plus, j’ai un peu honte d’avoir été cet homme-là. J’ai
Je vendais L’Humanité à Paris dans les rues dans les années 50 dans même un peu triché. C’est un peu immoral, un joueur de poker.
l’après-guerre. Je trouvais Staline très bien, je pensais qu’il menait
la Russie vers l’émancipation des travailleurs et j’ai fini par com- Vos deux anciens beaux-frères, Serge et Christian Mar-
prendre que c’était un méchant. J’ai connu Sartre et c’était un quand étaient acteurs ; votre fille l’était aussi ; votre deu-
homme que j’aurais suivi partout ; je ne pense plus ça maintenant. xième femme Nadine est réalisatrice ; Vincent, votre fils
Je considérais qu’être de gauche était un grand progrès, que le est assistant-réal ; vos petits-enfants le sont aussi. Le
monde ouvrier serait mieux considéré, que ça permettait d’aider clan Marquand-Trintignant qui s’étale sur trois générations
les gens qui n’étaient pas bien nés. Cela a cessé de m’intéresser du cinéma français signifie-t-il quelque chose pour vous ?
dans les années 70, autour de la quarantaine. Trois de mes petits-enfants ne sont pas sûrs d’être acteurs. Ils es-
saient encore. J’ai fait partie de la famille Marquand avec mon beau-
La dernière élection présidentielle vous a intéressé ? père. Je ne vivais plus avec ma femme, je vivais avec mon beau-
Beaucoup. J’ai regardé les débats des primaires, puis ceux des élec- père. Je m’entendais mieux avec lui. Je ne venais pas d’une famille
tions. Le virage vers la droite de la société française, c’est étonnant à du monde artistique, donc ça m’allait bien. Plus qu’un film ou une
observer. Nous les gens de gauche, on est tous un peu comme ça. On pièce de théâtre, j’aurais surtout voulu faire un concert avec eux
était parfois fasciné par Maurice Thorez (secrétaire général du PCF, de surtout mais ça ne s’est pas fait. On n’était pas musiciens. •

L'Ordinateur de pompes funèbres

© COLLECTION CHRISTOPHE L

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E X T R A

Bernard Lavilliers

“SI TU SAIS IMPOSER LE PLAN FIXE,


C’EST TOI LE PATRON ”
Dans un univers parallèle, Bernard Lavilliers aurait pu être un Mel Gibson
français idéal pour les besoins d’un Mad Max lancé à fond de train sur sa
mobylette. Finalement, celui qui reste un des plus dignes rockeurs français
depuis ses tubes « Idées noires » et « On the road again » a préféré ne pas
rejoindre le club des chanteurs d’ici qui s’offrent des crochets pas forcément
heureux par le cinéma. Façon de prouver que sur grand écran comme sur
une scène de concert, on ne la fait pas à l’envers à l’immense Nanard.
PA R J E A N-V I C C H A P US

D
ans une interview, vous disiez : « Je ne vais pratique- exemple L’Horloger de Saint-Paul, de Tavernier. C’est magistral,
ment plus au cinéma. Déjà, faire la queue ça m’em- parce que tu as plein de plans fixes mais remplis de toutes les his-
merde, donc quand je veux voir un film je bouffe sur- toires possibles et imaginables. À une époque de ma vie, j’habitais
tout du DVD. » C’est toujours le cas ? dans un appartement en dessous du sien, dans le quartier du Ma-
Ouais, ouais… La sortie au cinéma, c’est devenu très rare, voire rais. Tavernier, il me les cassait un peu, parce qu’il mettait souvent
quasiment inexistant dans ma vie. Ça tient en effet aux files d’at- des disques de jazz de la Nouvelle-Orléans à fond la caisse. Tu avais
tentes qui m’insupportent, mais aussi et surtout aux acouphènes les murs qui tremblaient. Il était à moitié sourd. Bref, un jour je lui
que j’ai développés en faisant de la musique. Quarante-cinq ans dis : « Vous savez, L’horloger de Saint-Paul, je trouve que c’est magistral.
de rock’n’roll, c’est un truc qui vous gâche le plaisir du ciné. Le Mais attention, hein, c’est magistral parce que c’est un plan fixe. » Tavernier,
son, dans les salles, c’est trop fort. J’ai décroché quand les exploi- ça le fait marrer qu’on se mette à parler ciné. Il m’explique que le
tants ont commencé à mettre en avant la fameuse expérience chef op’ au contraire, il n’y croyait pas du tout à cette histoire de
Dolby Stéréo. C’était le grand truc au début des années 90. Les plan fixe. Lui, il voulait des plans de coupe. Beaucoup. Mais comme
mecs disaient : « Venez goûter la grande expérience cinéma en Dolby Sté- Tavernier n’a pas cédé il a battu en retraite : « Bon, allez, c’est toi le
réo, au Kinopanorama. » Et moi, j’étais là : « Super, mais ça va me casser patron. Fais tes plans fixes. » Ça veut bien dire une chose : si tu sais
les oreilles ton truc avec le son qui crache. » Le cinéma, je n’y vais pas imposer le plan fixe, c’est toi le patron.
pour le son. Le spectacle, c’est pas trop mon truc. Moi ce qui
m’intéresse, c’est l’histoire bien sûr, la réalisation et le rôle des Quelqu’un vous a éduqué au cinéma quand vous étiez ga-
chefs ops’. Et j’ai l’impression que le cinéma actuel cherche plus min à Saint-Etienne ?
à masquer ses lacunes dans ces domaines en allant vers des trucs Nous, on vivait en famille dans un petit appartement sous les
super techniques, des montages à toute blinde. Qu’est-ce qui combles d’un immeuble bourgeois. En face de notre appartement,
m’intéresse aujourd’hui qui échapperait un peu à cette tendance ? il y avait la famille Sanchez : des communistes espagnols qui avaient
Ce film du Mexicain, là : Amours chiennes (d’Alejandro Gonzalez Iñár- fui la dictature de Franco. Ils avaient une fille dont on était un peu
ritu). Tu sens qu’il y a de la mise en scène là-dedans. C’est rapide, amoureux, mon frère et moi. Enfin, amoureux… Comme des ga-
mais pas pressé. De toute façon quand c’est trop rapide ça mins de moins de dix ans peuvent être amoureux d’une nana de 22
m’emmerde. ans, hein, rien de plus. La fille Sanchez, Anita, elle était ouvreuse
au cinéma. Elle nous faisait parfois rentrer en douce, mon frère et
La mise en scène d’un film, c’est la chose à laquelle vous moi, pour voir des films. Je me souviens que mes premières émo-
êtes le plus sensible ? tions de cinéma, c’était grâce à elle. Ce qui était super, c’est qu’elle
Ça et l’utilisation de la lumière, oui, vraiment… Je ne suis pas un choisissait souvent les séances pour nous. Moi, j’étais branché films
réac comme Jean Gabin qui dit : « L’histoire ! L’histoire ! Un grand film d’aventures, cape et épée, tout ça, donc la fille Sanchez elle nous
c’est avant tout une grande histoire ! » Bah non, pas du tout. L’histoire, faisait entrer dans la salle pour voir des trucs comme Quand la Ma-
ce n’est pas ce que je recherche forcément au cinéma sinon j’aurais rabunta gronde (de Byron Haskin). On se mettait à côté d’elle. C’était
mieux fait de rester chez moi et de ne regarder que des feuilletons. une super belle brune, Anita, et puis, elle sentait bon…
Le cinéma, ça se joue sur des sensations beaucoup plus abstraites.
Un cadre, une lumière, des mouvements de caméra. Je ne vais pas Est-ce que la musique avait déjà de l’importance pour vous
vous faire une leçon de mise en scène, parce que vous allez vous quand vous alliez au cinéma ?
foutre de ma gueule, mais pour moi, un bon réalisateur se juge à la Si on parle des films rock, ceux avec Elvis Presley, par exemple, la
façon dont il sait faire un bon profit d’un plan fixe et d’un plan de réponse est : non. J’ai toujours trouvé ça mal joué, kitsch… Pareil,
coupe. T’as pas des tas de façons de remplir un plan fixe sans em- pour les comédies musicales faites à Hollywood. Ça m’a toujours
© DR

merder les spectateurs, donc pour moi, ça reste un art. Prends par paru trop mièvre, pas du tout connecté à la vie telle que je la

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E X T R A

vivais. La seule exception pour moi, ça reste West Side Story. Votre seule et unique expérience d’acteur c’est dans Neige,
Evidemment que c’est l’histoire de Roméo et Juliette, qui reste un film assez culte co-réalisé par Jean-Henri Roger et Ju-
le truc le plus vu et revu du monde. Evidemment que ça res- liet Berto. Comment ils arrivent à vous convaincre de pas-
semble à n’importe quelle comédie de Broadway, mais bon, je ser devant la caméra ?
ne sais pas, j’ai toujours trouvé qu’il y avait un groove un peu Difficile ! Juliet Berto était venue me voir sur scène et elle de-
particulier dans ce film. Il y a ce sous-texte politique avec un mande à me rencontrer après le concert. Au début, on s’entend
petit discours qui passe entre deux chansons sur le rêve améri- bien et elle me propose de lui fournir quelques chansons pour le
cain, sur les immigrés portoricains qui ne se sentent pas com- film. Ils voulaient caler leur histoire de petit dealer à Pigalle sur des
plètement à leur place aux Etats-Unis. Vachement plus mo- chansons, genre un petit reggae en ternaire. Quand j’ai fait la mu-
derne qu’on pourrait le penser. sique pour Rue Barbare (Gille Bréhat, 1984) ça avait été pareil : j’avais
écrit la musique avant le film pour que les acteurs et le réalisateur se
Vous êtes né en 1946, donc votre adolescence se déroule au calent sur ce tempo. Quand je me fais approcher par Juliet Berto, je
moment où le cinéma français va beaucoup changer avec me suis installé à Los Angeles. Je sais bien que je n’ai pas beaucoup
la Nouvelle Vague... Vous étiez client de ces films ? de temps, mais comme elle continue à insister je n’ai pas la force de
J’aimais bien. Cette idée de ne pas être contraint par les studios lui dire non. J’ai laissé traîner les choses… De toute façon, c’est
ça m’intéresse. À bout de souffle, je l’ai vu quand il est sorti. Truf- simple : comme ils faisaient un petit film fauché, ils avaient besoin
faut, c’est pas mal aussi quand même. Tu sens que le mec, il a un d’un nom un peu célèbre pour le casting. Donc je me suis engagé
réel sens du récit, des mots, de la façon de mettre des phrases très pour la musique et après, j’ai accepté de jouer dedans juste pour
littéraires dans la bouche de ses acteurs. Ça dépanner. Mais j’aimais bien ce film. Il était
a son charme. Après, je crois que je préfère naïf et pas mal pensé. Faudrait que je le revoie
Godard, parce qu’il est plus du côté des mais je me rappelle d’un truc à la Cassavetes
images. Godard, pour moi, ça reste le grand
artiste peintre de l’époque, en un sens.
« Tavernier, tourné en extérieur dans Pigalle, pendant le
mois de décembre. Si tu veux comprendre la
Truffaut c’est surtout un littéraire qui
construit cinématographiquement son scé-
il mettait du Jazz singularité de Pigalle, décembre c’est le meil-
leur mois possible.
nario au jour le jour. Ce qui m’a plu dans la de la Nouvelle
Nouvelle Vague, ce ne sont pas tellement Mais pourquoi Bernard Lavilliers n’a ja-
les histoires – qui sont quand même vache- Orléans à fond » mais eu sa petite carrière d’acteur en
ment parisiennes, vachement bourgeoises. parallèle à sa carrière de chanteur ?
Moi, je suis un peu comme Lino Ventura qui Principalement, parce que j’étais la plupart
disait : « La forme de la Nouvelle Vague, forcément du temps sur les routes ou en train d’enregis-
qu’elle m’intéresse. Le fond, par contre, je n’y adhère pas complètement. » trer des chansons. Faut quand même réussir à vous dégager six
Après, si vous me demandez ce que je préfère au cinéma, je vous semaines minimum sur votre agenda. Ensuite, je vais vous dire,
dirais : mes préférés restent Antonioni, Fellini et, au-dessus de j’ai peur de la caméra. Je ne suis pas bon. Je ne suis pas calé sur le
tout, Orson Welles. tempo de ce métier. Pourtant à une période, dès le milieu des
années 80, on m’en a proposé, des rôles. Quasiment que des rôles
Jean-Luc Godard, vous avez continué à suivre son cinéma de gangsters d’ailleurs. Je peux vous dire qu’on m’a proposé pas
après ses années Nouvelle Vague ? mal de rôles qui ont terminé chez Jean-François Stévenin ou mon
Il y a des films pas mal. Prénom Carmen, c’est pas mal. Détective, pote Philippe Léotard…
c’est pas mal. Après, bon, les errances politico-tambien (sic) du
Suisse, tous ses trucs avec le groupe Dziga Vertov, j’avoue, ça m’a Ou chez Richard Berry, comme cette fois où vous avez été
un peu cassé les couilles à la longue. Je trouve ça un peu vain. Je approché par Jacques Demy pour jouer dans Une chambre
lui en ai parlé. Attention, je le connais l’animal. La première fois en ville. Vous pouvez nous raconter ?
que je l’ai rencontré c’était dans son pays. J’étais venu à Lau- Demy, il voulait absolument me donner le premier rôle dans son
sanne, en 1988 pour écrire et enregistrer mon album If. On croi- film Une chambre en ville. Il s’était même déplacé avec sa produc-
sait parfois David Bowie qui vivait dans un château dans le coin trice Christine Gouze-Rénal, la sœur de Danielle Mitterrand,
avec son épouse, le mannequin Iman. Et donc, un jour au restau- pour me persuader d’accepter cette proposition. Je me rappelle
rant, je tombe sur Godard. On se reconnaît. Il sait que j’ai tourné qu’on avait été bouffer tous ensemble avec Roger Hanin vers
avec son ancien assistant Jean-Henri Roger et son actrice de La Montmartre dans un restaurant qui appartenait au frère de Dali-
Chinoise, Juliet Berto. Donc, en un sens, on est liés sans le savoir. da. Le truc était assez moche d’ailleurs, mais bon. Pendant le
Et puis, il me dit qu’il aime bien ma chanson « Pigalle, la blanche ». repas, tous essayent de me baratiner sur le grand bonheur de faire
Partant de là, je me lâche. Je lui dis que ses derniers films, bof, du cinéma. Moi, je ne détourne pas le nez de mon assiette. Déjà,
c’est un peu emmerdant. Je lui raconte aussi que Pierrot le fou, j’ai le scénario je ne le trouvais pas terrible. À un moment, je de-
beaucoup aimé, mais que mes potes bandits m’ont tous dit : « Va mande quand même à Demy : « Mais ton film, là, c’est entièrement
pas voir ce film, Bernard, c’est de la merde, c’est pas la vraie histoire de chanté ? » Lui, un peu gêné : « Ah oui, évidemment, mais bon vous allez
Pierrot le fou. Pas du tout crédible. » Lui, ça le fait rire qu’on l’attaque y arriver. » Je lui ai dit : « Ah non, pas possible pour moi de chanter dans
bille en tête, comme ça. Comme il est très orgueilleux, quand un film que je n’irais pas voir. » Ça s’est arrêté comme ça. Aujourd’hui,
vous osez le critiquer, il vous répond par un petit sourire et il les gens du cinéma m’ont rayé de leur liste parce que j’ai trop dit
hausse les épaules : « Oui, peut-être que ce que vous dites est juste… » non. Après, citez-moi des chanteurs français qui ont réussi à ga-
Godard, c’est un drôle de type parce qu’il a des manières de gner leur vie au cinéma et dans la musique dans les mêmes pro-
Suisse, très bien élevé et un peu radin, mais tu sens aussi le fils portions ? À part Eddy Mitchell, bien sûr. Bon, on va dire Dutronc,
de la bourgeoisie qui aime bien s’encanailler, foutre le bordel par- mais Dutronc c’est un mec qui bosse quand il veut, à savoir pas
tout où il passe. tant que ça... Ça laisse du temps pour le cinéma. •

88
89
happy end

Mots croisés
1 2 3 4 5 6 7 8 9
David Fincher
PA R B E N O Î T M A RC H I S I O
1
Horizontal
1. Lieu de retrouvailles
Vertical
1. Moyen d’expression
2
pour Fight – Acronyme utilisé avant de passer à
de décès utile à la fin la pub, puis au cinéma -
de Button
2. Engin volant utilisé pour
Nom de famille de Kate
et Rooney 3
filmer de très haut 2. Depuis qu’on enregistre
plus sur pellicule,
3. Vu qu’il a fait de la
pub pour le logiciel
FinalCut de chez Apple,
on utilise de grosses
cartes… 4
ce doit être le système 3. Nom de la Russie lors
d’exploitation de son de sa naissance en
1962 – « David, tu veux
téléphone
4. Chiffre qui l’a rendu
réaliser Chapeau Melon
et Bottes de Cuir ? »
5
célèbre
4. Thème principal de
5. On ne lui en connaît pas L’étrange histoire de
de connue
6. Consonnes dans l’ordre
Benjamin Button
5. C’est le prénom du
6
de la chanteuse de monsieur en question –
Vogue, dont il réalisa Unité de 365 jours
le clip – Pas d’école de
cinéma, on apprend
sur le tas : c’est l’apôtre
6. Société de Georges
Lucas où il fit un
7
du … passage remarqué
7. Série en deux lettres 7. Prénom d’une des Mara
aussi présente sur
Netflix avec laquelle il
– On ne lui en connaît
toujours pas de connue
8
n’a rien à voir – Métal 8. « Il est Ok, il est bath, il
de la palme qu’il rata est … »
en 2007
8. Deuxième mot du titre
9. Nom d’un ex de
Madonna et deuxième
9
du troisième film rôle dans The Game –
9. Très mauvais souvenir Copain qu’on verra une
extra-terrestre quatrième fois devant sa
Vertical  : 1. Clip / Mara 2. SD 3. URSS / No 4. Age 5. David / An 6. ILM 7. Rooney / Ex 8. In 9. Penn / Brad

caméra Horizontal  : 1. Club / RIP 2. Drone 3. iOS 4. Seven 5. Ex 6. mdn 7. Oa 8. Game 9. Alien

En chantier

Le meilleur du pire des films en production.


PA R M AT T H I E U ROSTAC

Labirintus 100 % bio Show Dogs Sharracuda


Après le passable Burying Vous avez prévu de vous Après le dyptique Scooby- La copie du modèle
the Ex en 2014, Joe Dante poiler au cinéma dans les Doo et Le Chihuahua de hollywoodien, la signature
prépare son nouveau mois à venir ? Dommage, Beverly Hills, le réalisateur du réalisateur sous pseudo
film, Labirintus, un thriller l’industrie du septième art Raja Gosnell continue dans anglophone, le leading role
fantastique se déroulant dans français a décidé une nouvelle sa thématique préférée avec pour un américain : dans
les souterrains d’une ancienne fois de mettre des bâtons dans Show Dogs, l’histoire d’un Sharracuda – vous avez
base militaire soviétique. les roues du lol. Porte-étendard chien policier infiltré dans le compris, un mot-valise entre
Jusqu’ici, tout va bien. Au du millésime 2018, 100 % monde du spectacle, incarné Shark et Barracuda – tout est
détail près que le casting bio, nouveau long métrage par... Ludacris. Figurent fait pour convoquer l’esprit du
avance un certain... Lorànt de Fabien Onteniente. On également au générique cinéma d’exploitation italien
Deutsch. Après tout, s’il y voit déjà Christian Clavier Shaquille O’Neal, Will Arnett, des années 70-80. Avec
a bien un mec qui sait se et Josiane Balasko pleurer à Stanley Tucci et Natasha néanmoins la désagréable
repérer dans des souterrains, chaudes larmes pendant qu’ils Lyonne. Il est important de sensation qu’on lorgne plus
c’est bien le Métronome déglutissent du quinoa. Un rappeler qu’il n’y a rien de du côté de The Asylum que du
parisien. steak, vite! plus triste dans la carrière blockbuster... On a les héros
d’un acteur que de donner la qu’on mérite.
réplique à un animal qui parle.

90
happy end

Foodporn : manger, binger


Le Garmonbozia
de Twin Peaks
Ingrédients (pour 51.201 personnes)

1 disque
de Nine Inch Nails
Douleur Peine 6 tonnes de 200 litres de 1 grand pour mettre une
maïs en boîte crème fraîche faitout ambiance dynamique
Préparation

3. Faites chauffer à
1. Versez toute votre douleur et toute 2. Encore un petit effort. Pensez à feu doux
votre peine dans le faitout. Ca soulagera Laura Palmer, partie si jeune, à la femme pendant 25 ans
un peu votre psy, pour une fois. à la bûche qui est mal en point, à ce jour d attente pénible.
où il n’ y avait plus de tarte aux cerises au Double R.

4. Mettez le thermostat sur 150


millions de degrés Fahrenheit
(chaleur du cœur d’une bombe atomique)
et laissez griller un bon coup. Quand 5. Servez, mais si un vagabond vous
ça sent l ‘huile de moteur, c ‘est prêt. demande du feu, fuyez.

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92
happy end

L
e film suivrait la gestion en temps réel d’une situation de
crise lors de la soirée d’anniversaire de notre président.
Ce sont ses 40 ans, il a envie de s’amuser. Le film
raconte les 90 minutes qui ont failli faire basculer le
monde dans le chaos. Il serait à la fois une analyse
des rouages politiques et de notre société actuelle mais aussi et
surtout une grosse comédie sur l’histoire d’un mec qui veut fêter ses
40 ans tranquille. Sauf que ce mec, c’est Emmanuel Macron. Tout
commence avec une banale story Instagram. Il est en train de briefer
son community manager pendant la fête : « Agrandissez le drapeau
français, voilà, comme ça... Avec les cotillons de fête... » Puis, Manu
est sollicité par un conseiller qui lui parle à l’oreille. Tandis que le
community manager filme les invités à côté. Problème : sur la vidéo,
on entend le président en arrière-plan dire à son conseiller : « Non,
non, non, attendez les gars, c’est mes 40 piges, vous me parlez pas
de Kim Jung-un, je veux pas entendre parler de ce gars-là, OK ? » Là,
il y aurait un jeune gars dans sa chambre de bonne, à deux pas de
l’Elysée, interprété par Finnegan Oldfield, qui voit la story en temps
réel et qui se dit : « Wooow, ok... » De retour à la fête, c’est Merkel
qui s’approche : « Heu, Manu...Je crois qu’il y a un petit merdage... »
Alors il sort son portable sécurisé, il update la story et manque de
s’étrangler. Evidemment, c’est là que le gâteau arrive, il est obligé de
SI VOUS DEVIEZ... souffler ses bougies, sourire aux lèvres, pendant qu’ils vont chercher
Pascal, le community manager. Finalement, il décide d’improviser une
conférence de presse : « Mes chers compatriotes, vous savez ce que

Fêter les
c’est, on a 40 piges, on fait un peu la fête et puis les mots dépassent
les pensées... Je voulais saluer le Kimou, parce que bon... Il nous
manque ce soir. Il me semblait que le e-carton était parti... Moi, je

40 ans de
voudrais juste lui dire qu’il regarde dans ses spams... » Pendant ce
temps, en coulisses, ils appellent le petit Finnegan qui est un hacker
hyper-fort. Il doit remettre l’invitation dans les spams de Kim en l’anti-

Macron
datant : « Heu, d’accord, mais là j’ai reçu un Gif, il me faut le Pdf... »
Kim répondrait par story interposée comme un clash de rappeurs un
peu nazes : « Bah figure-toi mon pote que t’es mal tombé parce que

au cinéma
je suis un checkeur de spams ! » Sur ce, Manu se rappelle qu’il a
quand même encore les salons remplis d’invités de marque. Or, c’est
un « kiffeur », donc il dit : « Mettez en route le brouilleur de portables
et tout. On arrête les story Instagram, par contre vous montez le son,
par Manu Payet, vous faites péter The Weekend, je veux que les gens ils dansent, et de
toute façon y’a les Daft Punk qui sont prévus, y’a pas de galère. »
comédien
Le colonel a pris une bière
Ensuite, il descend dans la salle de crise où se sont regroupés le vieux
chef des armées et son Etat-majorl. Manu débarque, faussement
Puisque Manu Payet remonte guilleret : « Une petite bière, mon colonel ? Il en reste... » Il ramène le
sur scène pour la première fois community manager qui explique au colonel : « En fait, voilà... On a
fait une story sur Insta... – Mais qu’est-ce qu’il raconte lui ? Il se fout
en dix ans avec un spectacle de moi ? – Pas du tout, on parle des réseaux sociaux... – Hein ? –
sobrement titré : Emmanuel Bon, on a merdé quoi... – Bah voilà c’est plus clair. » Dans le jardin,
(« Manu, ça fait clopeur »), ils ont gonflé un énorme ballon à l’hélium. Manu le contemple avec
satisfaction, tandis qu’il prend l’air sur le balcon. Un conseiller vient
c’était le moment de prendre lui dire d’un air mystérieux : « Dans dix minutes, c’est réglé. » Manu
un peu d’avance et d’imaginer esquisse un sourire. En rentrant, il jette sa clope qui tombe sur le
ballon : « BOOM ». C’est la panique totale, ça court dans tous les
au cinéma la petite sauterie sens... On pourrait finir à la Die Hard avec Macron dans les conduits
du président Macron pour d’aération de l’Elysée... Le titre ? « 40 ans président : mode d’emploi ».

fêter ses 40 ans à l’Elysée. E M M A N U E L , N O U V E AU S P ECTAC L E D E M A N U PAY ET, D U


P RO P O S R EC U E I L L I S PA R 4 O CTO B R E AU 3 1 D ÉC E M B R E AU T H É ÂT RE D E L’Œ U V RE ,
R A P H A Ë L C L A I RE FO N D À PA R I S .
I L LUSTR ATI O N   : F RE A K C I T Y

93
happy end

LE JOUR OÙ

Dick Gregory
a retrouvé
les corps de trois
défenseurs
des droits civiques
21 juin 1964. James Chaney, Andrew Goodman
et Michael Schwerner, trois militants pour
les droits civiques, disparaissent dans la nuit
du Mississippi. Piégés et exécutés par des
membres du Ku Klux Klan. Il faudra 44 jours,
une récompense proposée par Hugh Hefner et
surtout, l’intervention de Dick Gregory pour que
leurs corps soient retrouvés sous un remblai
de terre. La preuve, s’il en fallait encore, que le
comédien mort le 19 août dernier était au front
de la bataille pour les droits des Afro-Américains.
PA R A RT H U R C E RF

A
ucun doute pour lors de l’été 1964. Aujourd’hui David Une sale bronchite
David Dennis Jr., Dennis Jr. n’en démord pas : Mississippi Lors de l’été 1964, David Dennis Sr.,
Mississippi Burning Burning est avant tout un cas flagrant de était directeur du Congress of Racial
est un très mauvais whitewashing. « Beaucoup de gens ont Equality (CORE) dans l’Etat du
film. Sorti en 1989, perdu leurs vies ou ont été traumatisés Mississippi. Il n’a rien oublié du Freedom
le thriller dramatique d’Alan Parker par l’été 1964, resitue-t-il. Mais le film Summer et de cette campagne organisée
raconte l’histoire de deux agents du efface ces personnes et crée une histoire pour encourager les Afro-Américains à
FBI (interprétés par Gene Hackman et fictive centrée autour de personnages s’inscrire sur les listes électorales dans cet
Willem Dafoe), envoyés dans le comté blancs. » Pourquoi cette amertume ? Etat qui ne respectait pas l’autorité
fictif de Jessup pour éclaircir le mystère Il se trouve que l’homme connaît une fédérale en terme d’intégration raciale.
de la disparition de trois défenseurs des tout autre histoire. Dans cette histoire le « Le Ku Klux Klan empêchait les Noirs de
droits civiques. Une enquête policière héros n’est pas un agent WASP du FBI. s’inscrire sur les listes, resitue David
sur fond de lynchages racistes, inspirée Il ressemble plutôt au comédien afro- Dennis Sr. L’atmosphère était tendue, des
par la mort de James Chaney, Andrew américain Dick Gregory. « C’est grâce à bombes explosaient dans les églises, des
Goodman et Mickey Schwerner, tués lui qu’on a retrouvé les corps. » maisons étaient brûlées, des gens se
par des membres du Ku Klux Klan faisaient tabasser ou finissaient en prison,

94
happy end

investis dans le comté de Neshoba. De


plus, Schwerner était juif et blanc, les
membres du KKK lui avaient donné un
surnom, “barbiche”, et avaient même mis
une prime sur sa tête. » Très vite, Dennis
comprend que ses hommes sont tombés
dans un piège de suprémacistes blancs.
Quand j’ai réalisé que Schwerner était
encore sur place, j’ai compris que
quelque chose de grave leur était
arrivé. » Le lendemain matin, Dennis
alerte les autorités de la disparition des
trois militants. Résultat ? Pas de quoi
inquiéter le shérif. Et encore moins J.
Edgar Hoover. « Le FBI affirmait qu’ils
étaient communistes, se souvient David
Dennis Sr. Ils disaient qu’ils avaient soit
fui vers Cuba ou qu’ils avaient été tués
par d’autres communistes. »

« Vous les avez tués,


et on vous aura. »
Quand Dick Gregory apprend la
disparition des trois activistes, il est en
train de participer à une campagne en
faveur du désarmement nucléaire en
Russie. Il entreprend de rentrer aux Etats-
Unis. Un long périple, en trois escales. À
8 h 30, il monte dans un premier avion
pour Londres. Arrivé deux heures plus
tard, il s’envole pour New York,
embarque pour Chicago, et atterrit enfin
dans le Mississippi, le soir même. Sur
place, il rencontre James Farmer,
cofondateur du CORE. Et les deux
hommes mettent au point une stratégie
d’attaque pour rencontrer le shérif Rainey
sur lequel ils portent leurs soupçons dans
cette histoire. Quoi de mieux pour attirer
l’attention des autorités, que de partir
eux-mêmes à la recherche des corps.
beaucoup d’Afro-Américains ont perdu la gorge et les poumons. « Je toussais Seize voitures filent donc sur l’autoroute
leurs vies pendant cette période. » beaucoup, Schwerner et Chaney se sont et se dirigent vers Philadelphie. Des
Malgré les intimidations et la répétition portés volontaires pour aller sur place. Ils policiers de tous les comtés du coin les
des lynchages qui rythment la fin du ont insisté pour que j’aille me reposer suivent à la trace. Gregory et son convoi
printemps 1964, des étudiants accourent chez mes parents, lâche-t-il d’une voix sont finalement arrêtés par un groupe de
de tout le pays pour prêter main-forte au coupable. Finalement, ils sont partis et 150 flics. « Ils nous ont dit qu’ils menaient
CORE. ont emmené Andrew Goodman avec leurs propres recherches et qu’on ne
Alors que le printemps touche à sa fin, eux. » Le plan de route est simple : les pouvait pas enquêter. (…) Mais ils étaient
l’église méthodiste de Mount Zion est trois hommes doivent se rendre à d’accord pour laisser certains d’entre
incendiée du côté de Philadelphie, à Longdale et rentrer dans l’après-midi. Pas nous parler à la police (…) », racontait
quelques heures de route de Jackson. question de traîner. « On avait établi un Gregory en 1964. Méfiants, lui et
Dennis est alerté. « Les types étaient système de pointage pour savoir si on Farmer se rendent donc au commissariat
rentrés, avaient tabassé tout le monde et devait s’inquiéter, c’était crucial, continue de Philadelphie. « Patron, le riche nègre
avaient mis le feu à l’église, raconte-t-il. Dennis Sr. Ils devaient donc rentrer à 16 est là », se rappelait avoir entendu le
À chaque fois que des événements heures. » À 18 heures, toujours aucune comédien en 2011. Là, il trouve le shérif
comme celui-ci se produisaient, on trace des trois hommes. Prévenu dans la Rainey et son adjoint. Une confrontation
envoyait des membres du CORE pour soirée, Dennis commence à redouter le glaçante. Rainey commence par admettre
discuter avec la population et montrer pire. « Tous nos membres étaient visés qu’il a arrêté les trois hommes qui
que nous n’avions pas peur. » Cette fois- par le Ku Klux Klan mais James Chaney faisaient du 120 km/h. Puis l’adjoint
ci, David Dennis Sr. doit se rendre sur et Mickey Schwerner l’étaient Price dit être celui qui a arrêté les trois
© DR

place. Mais une sale bronchite lui serre particulièrement parce qu’ils étaient très hommes. Un moment de flottement.
happy end

Rainey et Price se regardent et lancent


une œillade vers l’avocat de la ville,
présent lui aussi dans la pièce. « On a
tout ce qu’il nous faut », se dit le
comédien quand il quitte le commissariat
en compagnie de Farmer. C’est-à-dire la
conviction que le shérif et son adjoint
sont mouillés dans cette sombre affaire.
En 2011, Gregory racontait une version
plus électrique de sa rencontre avec
Rainey. Une version dans laquelle le
shérif offrait un soda au comédien pas
venu là pour mâcher ses mots. « Donnez-
le plutôt à votre mère », lui rétorquait-il
alors, laissant entendre que la boisson
était empoisonnée. Avant de pointer du
doigt le shérif : « Je sais que vous les
avez tués, et on vous aura. »

Hugh Hefner offre 25 000 $


Mais comment s’y prendre ? « La seule
manière de découvrir la vérité est de
lever une grosse somme d’argent. Si on “Attendez, on est en train de trouver des libérés, ils tombaient dans une
arrive à trouver 100 000 dollars, on peut corps ! ” Mais comme c’était des corps embuscade du KKK. Goodman et
résoudre cette affaire en une semaine », de noirs, ça intéressait moins. » Les Schwerner étaient alors exécutés par
dit Gregory à James Farmer. Seul présumés meurtriers sont finalement balles, tandis que Chaney, noir, était
problème, le Congress of Racial Equality arrêtés. Mais l’Etat refuse de les battu à mort.
est fauché. Impossible de réunir la 28 juin 2014. Une conférence est
somme. Dick Gregory décide alors de organisée au Toolagoo College de
passer un coup de fil à Hugh Hefner qu’il Jackson, Mississippi. L’occasion ? Le 50e
connaît depuis que celui-ci l’a embauché
dans son comedy club de Chicago, un
“ Si on arrive anniversaire du Mississippi Freedom
Summer. Sont présents ce jour-là l’acteur
soir de décembre 1961. Le patron du à trouver Danny Glover, le militant pour les droits
magazine Playboy accepte de prêter 25 civiques Julian Bond et le comédien Dick
000 $ à la star. À Meridian, Dick
100 000 dollars, Gregory. David Dennis Sr. est là lui
Gregory offre la somme à quiconque on peut résoudre aussi. Il va en profiter pour échanger
fournira des informations sur le meurtre et longuement avec Gregory au sujet du
sur la localisation des corps. Dans la cette affaire en Freedom Summer et des trois militants
foulée, le FBI renchérit et offre une
récompense de 30 000 $. Quelques
une semaine. ” morts dans la nuit chaude et humide du
Mississippi, cinquante ans plus tôt. L’état
jours plus tard, Gregory reçoit une lettre Dick Gregory   du racisme aux Etats-Unis alors même
indiquant où se trouvent les cadavres de que Barack Obama occupe la Maison
Schwerner, Goodman et Chaney. « J’ai Blanche fait aussi partie de leurs
donné cette lettre au FBI et ils ont dit préoccupations. « On a parlé des aspects
qu’elle n’avait pas d’intérêt, racontait le poursuivre. Au gouvernement fédéral de positifs d’un mouvement comme Black
comédien au Mississippi Eyewitness en reprendre les charges. En 1967, dix-huit Lives Matter. Il disait que la lutte devait
1964. Mais ils n’ont jamais nié que c’est personnes passent devant le tribunal mais continuer. » Ce sera la dernière fois que
à l’endroit indiqué dans la lettre qu’ils pour la seule inculpation d’atteintes aux David Dennis Sr. croisera la barbe
avaient retrouvé les corps. » Quarante- droits civiques. Dix ans de prison sont blanche du comédien, mort le 19 août
quatre jours après leur disparition, les prononcés. Le shérif Rainey, membre du dernier à Washington D.C., quelques
trois hommes sont donc découverts sous Ku Klux Klan, était alors acquitté et son jours seulement après le rassemblement
un remblai de terre. Pas de quoi apaiser adjoint Price prenait six ans de prison. Il des suprémacistes blancs à
l’esprit de David Dennis Sr. « À l’époque, faudra attendre 2005 pour qu’Edgar Ray Charlottesville, Virginie.•
on retrouvait beaucoup de corps dans la Killen, ancien prêtre baptiste et
région, dit-il. On a par exemple retrouvé responsable du KKK soit reconnu comme
les corps de deux étudiants qui portaient un des principaux conspirateurs des
des t-shirts du CORE en train de flotter meurtres du Freedom Summer et
dans le Mississippi. Quand on apprenait condamné à 60 ans de prison. Quarante
que ce n’était pas les corps recherchés, et un ans après la cruelle nuit du 21 juin
la réaction des gens était intéressante, ils 1964, au cours de laquelle Chaney,
disaient : “Dieu merci, ils sont peut-être Goodman et Schwerner étaient d’abord
© DR

encore en vie.” Mais moi je disais : arrêtés pour excès de vitesse. Sitôt

96
happy end

Ces aides qui


flinguent les films pour se passer du service public en
reconstituant en studio le passage d’un
train ou Belmondo qui marche sur le toit
Ou comment tout ce qui fait un film du métro ? Même Besson filme ses trains
en décor naturel, circulez, il n’y a rien à
peut finir par lui nuire. voir... À quand l’interdiction de dire du
mal de Louis XVI si on tourne au château
PA R A N TO N I N P E RETJAT KO, C I N É AST E
de Versailles ou de dire qu’il arrive à
la justice de se tromper si on tourne au

Ç
a y est, le producteur a réussi C’est parfois plus pervers dans des sociétés tribunal ? Ce fut la mésaventure de Justine
à boucler son budget, la de service public ou semi-public (une Triet, empêchée de tourner dans les
patate chaude est refilée au confusion entretenue ?) comme la SNCF tribunaux de France pour
réalisateur… qui va peut-être ou la RATP, qui imposent un tel cahier des Victoria à cause du chien qu’elle fait té-
déchanter quand il apercevra charges dans leur convention de décor moigner à la barre, alors que n’importe
les conditions que certains intervenants se qu’il est quasi impossible de tourner une quel téléfilm peut faire apparaître un té-
croient autorisés à exiger du film. C’est le scène qui ne soit pas de la guimauve moin-surprise de dernière minute juste
moment où arrive une censure qui ne dit dans ces lieux « mis à disposition » à des avant le délibéré, ce qui est totalement
pas son nom. On croule devant le nombre prix exorbitants. L’accompagnement des contraire à la loi. Il est vrai que la pro-
d’exemples : ce fut le Mexique qui exigea « experts pôle cinéma », dont n’importe position du chien est marrante et que la
d’édulcorer le scénario d›un James Bond quel cinéaste se fout, est en fait un moyen Justice n’a pas l’habitude de rigoler, d’ail-
(Spectre, ndlr) qui se tournait sur place de surveiller ce qui se dit dans la scène leurs elle est toujours représentée avec un
grâce à une grosse subvention. À notre tournée chez eux. Fiction, documentaire, bandeau sur les yeux, preuve qu’elle ne
échelle, il peut s’agir d’une région qui a mis publicité, pour les communicants, un film va pas au cinéma. À quand des films à
de l’argent dans le film sous des conditions est tout cela à la fois, s’arrogeant le droit la mode Facebook où il ne faut pas mon-
de dépenses locales qui font que, parfois, de le faire modifier. Si, si ! trer de sein, de fesses, de sang, de ciga-
la production préfère renoncer à cette aide rette… ? OK, c’est déjà le cas en téléfilm,
(exemple  : dépenser sur place trois fois Bonjour le service public. Mieux vaut où il y a tellement de maillons de la chaîne
plus que la subvention, tourner avec des oublier votre scénario du cheminot qui flippent qu’il faut parfois tourner plu-
techniciens locaux qui n’existent pas…), assassin ou la scène de la pin-up attachée sieurs variantes d’une scène. À n’en pas
puis exprime des mécontentements alors aux rails qui attend sa libération sous douter, tous ces gens-là ont dû crier haut
que tout était dans le scénario : « La scène prétexte que ça n’existe pas, ne doit pas et fort qu’ils étaient « Charlie » après les
de pluie nuit à l’image de la région », « Ce exister ou dessert l’image de marque de attentats, ils vont aussi nous expliquer que
film est mensonger : il n’y a pas de zom- la compagnie… sinon, gare à l’artillerie là, ce n’est pas de la censure, qu’ils ne
bies dans notre département », etc. Pour lourde : menace judiciaire, blacklistage et sont pas responsables et que si on n’est
le film suivant, le réalisateur peut faire une pourquoi pas écartèlement par cheval de pas content, on n’a qu’à pas faire de film.
croix sur l’aide de cette localité, alors il se fer ? D’abord, si on n’est pas content, il faut jus-
dit : « Vive le financement centralisé, à bas On rétorquera qu’il reste la solution du tement en faire un. Ensuite, un réalisateur
le clientélisme culturel local. » studio  : quel producteur est assez riche qui fait tout ce qu’on lui dit est un nul.•

97
happy end

98
Marlon
Brando
3 œuvres essentielles
en Version Restaurée
Haute-Définition
© 1966-1969 Universal Studios. Renewed 1994 Universal Studios. All Rights Reserved.

LE 25 OCTOBRE 2017
EN DVD ET COMBO (BLU RAY + DVD)

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LE SENS DE L’ACCUEIL *

*Le verre Leffe a été spécialement créé pour mieux accueillir les arômes de Leffe.

100

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