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Ouvrage publié à l’occasion de la manifestation Remerciements.

Chantal Akerman Claudine, c’est Claudine Paquot. Elle est arrivée un peu en retard ce jour-là.
Centre Pompidou, Paris Heureusement. Je m’étais enfermée dehors vers sept heures du matin avec le
du 28 avril au 7 juin 2004 chien, Bic Bic, le nouveau chien - saucisse toute noire qui ressemble un peu
à Kafka et qui avait dévasté mon appartement.
Au bout de quelques heures, Martine Vidalenc qui travaille avec moi est arri­
vée de l’autre côté de Paris avec les clés et on a pu entrer.
Claudine Paquot, éditeur Puis, il y a eu Philippe. Philippe, c’est Philippe Bouychou. Philippe et moi
Paul-Raymond Cohen, création graphique avons essayé d ’enrayer un peu du désastre bic biquien. Quand même, je
Claude Morin, fabrication n’avais pas envie, pas pour une première fois en tout cas, que Claudine voie
Philippe Bouychou, Ewa Einhorn, filmographie tout ça.
Et puis, je ne me souviens plus très bien de ce qui s’est passé, on s’est revu
En couverture encore une fois et je leur ai dit. Je ne peux pas pour l’instant. Un jour, bientôt,
Chantal Akerman, montage des Rendez-vous d ’Anna peut-être.
photo Marilyn Watelet Claudine et Philippe ont attendu et le bientôt est devenu aujourd’hui.
Entre-temps, le chien s’était attaqué à mes plus belles photos. Tranquillement
Centre national d’art et de culture Georges Pompidou Claudine a pensé qu’il ne pourrait s’agir que d’un puzzle et il n’y avait plus
Bruno Racine, président - Bruno Maquart, directeur général qu’à se mettre à jouer. Non. Le chien, petit malin, s’était dit, je mordrai les
Dominique Païni, directeur du Département du développement culturel photos, jusqu’à ce qu’elle s’occupe de moi. Moi, je dormais, je ne l’enten­
Alfred Pacquement, directeur du Musée national d ’art moderne - Centre de dais pas. J’ai compris plus tard.
création industrielle Enfin tout ça pour dire que ce livre n’aurait pas dû avoir lieu, mais Philippe et
Claudine travaillaient, rassemblaient photos et textes, Sylvie Pras se lança
Les Cinémas dans une quête éperdue de mes films et que quand je m’y suis mise et que
Sylvie Pras, responsable des cinémas j ’ai dit, j ’y suis presque, Paul Raymond Cohen est arrivé en même temps, je
Marie José Charo, Baptiste Couturcau, Géraldine Gomez, Gilles Hahn, Judith crois, que les photos rassemblées par Marilyn Watelet sur ce que j ’appelle
Revault-d’Allonnes, Michèle Sarrazin et Thibault Caperan, Emeric de Lastens nos quatre cents coups.
Marilyn sans le savoir nous avait envoyé ce jour-là ce qui est devenu la cou­
Direction des Editions verture, une photo qu’elle avait fait un jour, alors qu’on montait Les Rendez-
Philippe Bidaine, directeur des éditions - Benoît Collier, responsable vous d'Anna.
commercial - Matthias Battestini, Claudine Guillon, droits et contrats Paul Raymond, je ne sais pas pourquoi, je n’arrivais pas à retenir son nom au
Nicole Parmentier, administration des éditions début, mais cette fois, il est là, bien inscrit, et je ne l’oublierai plus jamais.
Josiane Peperty, administration des ventes Ni le long café qu’un après-midi, on a pris à la place de travailler. Enfin
presque.
Philippe, Claudine, Paul Raymond, je vous remercie du fond du cœur.
Presse Aujourd’hui, c’est fini. Dommage. Quand je pense que je ne me pencherai
Albane Jouis-Maucherat, Agnès Béraud plus au milieu de vous pour regarder ces feuilles, y placer ma famille, mes
amis, pas tous malheureusement, excusez-moi Christian et Christian et
Cette manifestation est présentée en collaboration d’autres aussi, des photos de films, et puis pas d’autres, parce que ça n’allait
avec le Ministère de la Communauté française de pas, parce que ça n’allait plus.
Belgique (Direction générale de la Culture et Centre Mais, on se penchera autrement, Claudine, tu me fais penser à Babette,
du Cinéma et de l’Audiovisuel), # Babette Mangolte, elle aussi, chaque fois que je dis quelque chose pour rire,
du Commissariat général aux Relations M inistère elle me regarde effarée, comme si c’était pour de vrai.
ttWWWISÙâ j, u Communal

internationales de la Communauté française fra n ça ise Et j ’ai vu souvent de l’effarement dans tes yeux, ça veut dire qu’on s’est bien
de Wallonie-Bruxelles et de la Délégation amusé.
générale/Centre Wallonie-Bruxelles à Paris. Voilà, merci.
COMMUNAUTE Chantal
franche
DE B E I ^ Ç U E Je remercie aussi mon ami Dominque Païni qui a voulu ce livre, cette rétros­
pective, cet événement, Dominique que je connais depuis si longtemps et qui
a toujours été là au bon moment.
Je remercie encore Agnès, Agnès, c’est Agnès Fierobe, je remercie Agnès
pour beaucoup de choses. Elle comprendra.
© Éditions du Centre Georges Pompidou/Éditions Cahiers du cinéma/2004
P.S. Je remercie aussi Dean Tavoularis de m’avoir permis d’emporter avec
ISBN 286642 385 2 moi et dans ce livre un de ses dessins, une de ses peintures.

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La route de Sud.
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*- . a rap : r.se. j'ai une réponse.
E)u — r. ; question ?
Lnc *rT> rse à quoi.
Lis- jù . -* : ns. je les entends, j ’y ai souvent déjà répondu.
Itefaes - am parfois, mal. Mais toujours en ressassant. Je
bi . . .masseuse. Je le sais bien. Et parfois à force de
tîss*. ■• ;e m'ennuie moi-même. Ma vie est longue, un
*_ '.-"assement.
rair- ar.a are en passer par là ? C’est ma première
.BKSEm.
Sais -sr : r.se pour moi pour l’instant.
Om_ il :a_: ressasser parce que c’est ce ressassement, c’est
ac .. m—assement qu’est sans doute né tout ça.
pour aujourd’hui.
ï a if _. e e relis ce que je dis au début du film Chantal
Éünit. : par Chantal Akerman et que je me demande
«■■mer.: écrire autre chose.
: a rresque y était déjà. Histoires d ’Amérique, Food,
»= - aussi d’autres choses, des interviews données en Family and Philosophy.
en anglais, et je vois se dessiner une fois de plus Qui a une question ?
auc. a_'un qui ressasse. Moi ! crie tout le monde.

>------an qui ressasse, mais je n’aimc pas ce qu’elle

r » ara. ie dans un ressassement toujours de dire le


. re mais pas toujours.
le ~ . remande si un jour, il y aura encore quelque chose à
amasser.

Mjtrdi
Ci ~a::n faut y aller mais où ? En moi, autour de moi,
tcrer.ser à mon travail.
Quand on fait du cinéma,
’ : - ça sort tout ça. Pourquoi ? Comment ? faut se lever. Bon, je me lève.
E l . e moment, je préférerais l’ignorer. Tout, moi d’abord Chantal Akerman
~ la travail ensuite, ou en même temps sans doute. et Aurore Clément
: arquoi ? Parce que. dans Lettre d ’une cinéaste.

LÉ j |
■ ■■
-!
X 11
E:
Ça va passer, on me dit, ne t’inquiète pas.
Mais je m’inquiète. Je m’inquiète, je m’inquiète. Si fort
que j ’en ai mal partout.
On me dit, ce serait bien pour le lecteur, le spectateur qu’il
comprenne à demi-mot, et à mi-voix pourquoi tu
commences par une tragi-comédie où tu joues toi-même.
Puis pourquoi tu t’en détournes apparemment pour aller
vers des films expérimentaux et muets.
Pourquoi ceux-là à peine achevés de l’autre côté de
l’océan, tu reviens par ici, et à la narration.
Pourquoi tu ne joues plus et que tu fais une comédie
musicale.
Pourquoi tu fais des documentaires et puis que tu adaptes
Proust.
Pourquoi tu écris aussi, une pièce, un récit. Pourquoi tu
fais des films sur la musique.
Et enfin à nouveau une comédie.

Puis aussi depuis quelque temps tu fais des installations.


Sans vraiment te prendre pour une artiste. À cause du mot
artiste.

Lors du synopsis du film Chantal Akerman par Chantal


Akerman, j ’écrivais que si c ’était quelqu’un d ’autre qui
réalisait ce film, il pourrait faire « comme si » plus
facilement. Comme si les paroles du cinéaste étaient vérité
sur son travail, comme si elles ouvraient vraiment une
brèche sur l ’origine de son désir de faire, et puis de
continuer à faire. Comme si lui, le metteur en scène, son
visage, son sourire, ses silences et son corps en diraient
plus long sur son travail et que c ’était toujours une
tentation que d ’aller chercher la parole de l ’auteur, que
d ’essayer à travers lui d ’en savoir plus et qu ’enfin, il se
dévoile, si voile, il y a.
J’écrivais quç faire quelque chose sur soi, sur son propre
travail, pose de multiples questions, des questions
troublantes. (...)
La question du je et du documentaire, de la fiction, du
temps et de la vérité et donc trop de questions, et bien sûr
que je n 'arriverais jamais ci y répondre dans ce film-là.
Ni dans ce livre.
Et pourquoi pas ? Parce que. Parce que moi-même je ne
comprends pas, pas tout. Et que sans doute si je
comprenais tout, je ne ferais plus rien.

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-joutais, toujours dans le synopsis de Cha par Cha À Los Angeles (1977).
: mme j ’appelle ce film : C ’est le questionnement de
:ne une vie et même de plusieurs autres. Alors quel pacte
. :<-je passer avec moi-même, comment puis-je faire
mme si ?
1 pacte pourrait être celui d ’un bilan. Cela fait
contenant 25 - 36 ans aujourd’hui - que je travaille et
...parfois l ’impression d ’une gesticulation désespérée,
ncore un film et encore un film et un autre et toute cette
:c rgie dépensée, une façon d ’être dans le réel. (...)
:tt serait si simple, si c ’était possible, s ’il y avait un
ngrès, une tension vers ce qui serait un mieux défini,
::re à chaque fois un meilleur film et qu ’est-ce qu ’un
:eilleur film. Tout serait si simple si un bilan était
ssible.
Je pourrais me présenter comme mon double, un double
plus fort, plus intelligent, qui aurait compris ce que son
autre double cherchait à faire depuis tant de temps.
Mais rien que d ’y penser, je suis prise d ’effroi comme le
héros du récit de Dostoïevski qui entra tout hagard dans
son logement sans quitter ni manteau ni chapeau, il
traversa le couloir et, comme frappé par la foudre,
s ’arrêta sur le seuil de sa chambre.
Je pourrais aussi comme je l ’ai déjà fait dans certains
films où je joue à l ’actrice, me présenter d ’une manière
burlesque pour éviter de me prendre au sérieux.
Je pourrais dire la même chose pour ce livre. Mot à mot.
Arrête de ressasser disait mon père et ne recommence pas
avec ces vieilles histoires, et ma mère tout simplement se
taisait, il n ’y a rien à ressasser disait mon père, il n ’y a

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ien à dire, disait ma mère. Et c ’est sur ce rien que je
Travaille.

Ma mère... J’en ai tant parlé en parlant de mes films. Ai-


e vraiment travaillé tant d’années pour elle, autour d’elle,
er. rapport à elle ? (Ou bien comme je viens de le lire dans
-r. essai, contre elle, pas elle sa personne bien sûr, surtout
res sa personne, enfin, c’est plus compliqué que ça, dans
fessai.)
"ai, même été la filmer un dimanche après-midi avec
- enaud Gonzalez. Renaud, c’est un assistant qui est
aavenu un ami.
. _and je dis, j ’ai été la filmer, c’est pas tout à fait vrai,
f erait Renaud qui filmait, qui nous filmait, elle et moi.
_ était pendant le tournage de Demain on déménage et
ferait la première fois qu’elle et moi étions ensemble
ae . ant une caméra, même si ce n’était qu’une petite
caméra digitale.
£fe s’est laissé filmer le plus naturellement du monde,
. mme si elle avait passé sa vie devant une caméra.
: : artant elle se méfie du cinéma. Surtout du cinéma qui
"cite des juifs.
a lui avait dit, une amie à elle, Irka, je crois, va voir La
f it est belle, c’est amusant, je t’assure, vas-y. Elle a été,
rfe n’a plus dormi pendant un mois. C’est ce qu’elle m’a
:::. Pour elle, ce n’était pas amusant du tout.
-baque fois qu’il y a un film sur les juifs, on lui dit vas-y
e: après, elle fait des cauchemars pendant des mois. Elle
aime pas ça faire des cauchemars, elle rêve beaucoup et
r le raconte ses rêves mais seulement si ce ne sont pas des
--achemars. Les cauchemars, elle les garde pour elle. Bien
- '.fouis, en elle.
fais moi, je les devine. Je crois les deviner. En fait, je ne
-a s rien ou très peu, ni de ses cauchemars, ni de son
"essé, alors je les imagine et les cauchemars et le passé. Je
es réinvente.
i aand j ’étais petite, j ’en faisais aussi, toutes les nuits ou
"resque et puis c’est passé, enfin il me semble,
fêla a commencé quand j ’avais à peine trois ans et cela
'est terminé deux-trois ans plus tard. Pourtant, je ne
_vais rien. Rien de rien.
é 'étaient des cauchemars terribles et récurrents. J’en avais
ce deux sortes. L’un des deux, je l’ai reconnu quand j ’ai vu
-ne des pièces de Pina Bausch. Celle où il y a une ronde

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La gare de Biélorussie,
à Moscou, dans D’Est
(1992/93).
En bas. Un jour Pina
a demandé... (1983).
sur de la musique, puis la musique s’arrête et on n’entend
plus que les pas dans le silence.
C’était presque comme dans mon rêve si ce n’est que
derrière la ronde, Hitler était assis sur une chaise très
haute. Les gens qui faisaient cette ronde en effet souriaient
comme chez Pina mais en jouant d’un instrument à cordes.
Ils souriaient tous d’un air crispé.
L’autre rêve récurrent, je vous l’épargne, c’était encore
pire. Bien pire. Une histoire de boucherie. A la fin du rêve
tout s’arrangeait, mais seulement à la fin. Et quoi que je
fasse, je ne pouvais pas tout de suite aller à la fin. Fallait
passer par le début et le milieu.
Maintenant, je ne rêve plus, mais comme on dit que tout le
monde rêve, je rêve sans doute encore mais je ne me
souviens plus de mes rêves.
C’est un cauchemar, ça aussi. Mais pas aussi terrible sans
doute que si je m’en souvenais. Et en fait, ce n’est ni un
cauchemar, ni terrible de ne pas rêver. Ça ne fait pas
souffrir, c’est juste comme de porter des lunettes comme
dit Charlotte à Monsieur Popernick dans Demain on Un jo u r Pina a demandé...
déménage. Et elle ajoute, c’est embêtant. Ils écoutent la cinquième
sonate de Beethoven
Enfin, c’est pas de ça que je dois parler. Parle de ce qu’on interprétée par Casais.
La demandé de parler. Mais j ’ai pas envie aujourd’hui. Et C’est comme ça que je l’ai

nuis est-ce que je commencerais par la fin ou le début ? découverte.

L'envers ou l’endroit ?
A l’envers, c’est peut-être mieux. La tête à l’envers, j ’ai, et
e cœur serré. Oui, en partie parce que j ’ai un film qui va
>ortir. Et je sens que ça va mal aller.
Pourquoi ? Parce que !
Ou bien, comme disait mon père, « c’est comme ça ! »

Ce sois pas si pessimiste me disent Paulo Branco, mon


rroducteur et Marilyn Watelet, mon amie avec qui j ’ai fait
es quatre cents coups.
?aulo a rempli la ville d’affiches. Il y en a partout. C’est la
“remière fois que ça m’arrive. Il y croit dur comme fer. Et
Lest sa force. Et il arrive même parfois à me la
. mmuniquer. Et même presque toujours.
Mec lui tout semble possible.
E: quand il dit, on tournera en septembre, on y croit et
Lest souvent vrai.
D'ailleurs c’est ce qui s’est passé avec La Captive, à part
eu'on a tourné en août et puis aussi en septembre.
Un jour, j ’étais dans mon lit, encore un peu abattue par
l’échec cVUn Divan à New York, et j ’écoutais la radio
comme d’habitude. Et soudain, je l’entends, lui Paulo, dire
qu’il allait produire Le Temps Retrouvé, je me dis je
devrais l’appeler, cela faisait au moins 20 ans que j ’avais
envie d’adapter AIbertine prisonnière.
Je ne l’ai pas appelé ce jour-là, ni le suivant d’ailleurs.
Quelques mois plus tard, j ’étais de passage à Paris pour
trois jours seulement, j ’avais rendez-vous chez des amis et
j ’étais en avance, je me dis, faut surtout pas arriver en
avance, surtout à dîner, je serais dans les pieds, alors j ’ai Un piano dans le ciel
été m’asseoir dans un café en attendant que l’heure tourne, (Demain on déménage,
et là dans ce café, je le vois lui, Paulo. On se rapproche, se printemps 2003).

dit bonjour, et je lui dis mon envie. 11 ne me demande ni le

h /
'c]p^T.
vA

après le montage des Rendez-vous d ’Anna, 1978.


Marilyn, Michèle et moi vont en bateau sur le lac
au bois de La Cambre (1973, je crois).
Marilyn et moi nous nous reposons à Knokke,
je ne sais plus quand.

16
7
■ -rquoi, ni le comment, ni avec qui, ni quoi que se soit, il
~ r dit. on le fait.
riuit jours après, il m’envoyait un contrat,
hcere-temps, j ’ai été tourner Sud, dans le Sud des Etats-
. _.:s et je suis revenue à Paris. Je pensais que ce ne serait
__r .e début, qu’il y aurait à tourner et à retourner encore.
- - très vite, Claire et moi, on a monté, et le film était là.
_.re. c’est Claire Atherton.
: rs très vite, avec Eric de Kuyper, on a librement
. lapté, on a librement laissé nos souvenirs d’Albertine
*rmonter en nous et c’est devenu La Captive.
_and j ’ai remis le scénario à Paulo, j ’ai dit, Paulo, lis-le
*-.ment, et dis-moi vraiment si ça vaut la peine, je n’ai
miment pas envie de faire un film de plus.
A lu, et m’a dit, on y va. Et on y est allé.
- jours avant que le tournage du film ne commence, à
heures du soir, le téléphone a sonné, c’était lui. C’était
' mplement pour me dire que je pourrais faire le film
. mme je le voulais, que j ’en aurais les moyens, et ce fut
•Tai.
- ::ès. il m’a laissé travailler en toute liberté.
- r. jour, quand Claire Atherton et moi avons senti qu’on Paulo Branco;
- _:i au bord, tout au bord d’avoir terminé le montage, j ’ai né le 3 juin 1950, producteur.
-_relé Paulo et je lui ai dit, viens voir.
. "e projection a été organisée. Tl en est sorti heureux.
A son bonheur nous a soulevées, Claire et moi.
\ : .'.à comment est Paulo. Voilà comment il communique
m force.

A relis le texte, le temps a passé depuis que j ’ai écrit


. _elques lignes plus haut le : c ’est comme ça ! de mon
^ere.
h: en effet, cela ne se passe pas très bien. Le film n’est pas
. " :ore sorti mais l’attachée de presse me dit que les
■metions sont très mitigées.
est une question de génération paraît-il, mais pas
. ..iement, je crois. Et je crois comprendre maintenant
: urquoi cela se passe mal, ou pas très bien. C’est encore
eause de ce foutu ressassement présenté comme si cela
■ en était pas un. C’est le « présenté comme si cela n’en
Page ci-contre.
. -lit pas un » qui éloigne sans doute du film. Je crois que Aurore Clément et Sylvie Testud
h. n'y avait pas de ressassement et que c’était juste une dans Demain on déménage (2003).
. médie, cela passerait sans doute mieux. Et que si ce La mère découvre la campagne,
était pas du tout une comédie et qu’il n’y avait la fille se découvre écrivain.

*9
visiblement que le foutu ressassement, on saurait mieux
sur quel pied danser.
Mais dans Demain on déménage, on ne fait pas que
danser.
C’est aussi sur une histoire pleine de trous que ce film
fonctionne avec comme objet principal le poulet, la fumée,
l’odeur de désinfection, et le tout sous des dehors enjoués.
Je dis toujours, c’est une comédie optimiste comme seuls
les pessimistes peuvent en faire.
Sylvie Testud, le personnage principal du film dit de moi
que je suis un clown triste.
Je n’y avais jamais pensé, mais ce n’est peut-être pas faux.
C’est ça l'envers, ou la fin. Avec Demain on déménage,
j ’ai essayé pourtant de rejoindre le début, le burlesque du
début mais évidemment, je n’y suis pas tout à fait arrivée.
C’est normal. On ne refait pas ses débuts.
Pourtant, il y a quand même du burlesque dans ce film.
Mais, il est peut-être moins visiblement joyeusement
désespéré maintenant qu’alors.
Dans Demain on déménage, Charlotte ne crie pas. Pas du
tout. Elle laisse les événements arriver, sans se défendre.
Sylvie, sans doute sans s’en rendre compte me ressemble,
furtivement.
Elle ressemble à ce que je suis devenue. Quelqu’un qui ne
peut pas crier comme je criais en chantant dans Saute ma Magali Noël chante dans Les années 80,
vie dans ma ville. Et si l ’amour arrivait, me disait laisse la
Non, elle ne crie pas Sylvie-Charlotte. Parfois simplement, Toison d ’or, moi aussi, je partirais...
elle se détourne. Devant elle, de dos, je saute (1982).

Je dis toujours en moi-même quand je pense à elle, ma


petite Sylvie.
Je dis aussi mon petit Marcel. Je me sens si proche de
Marcel, d’un Marcel imaginaire évidemment, et qui
n’existe qu’en moi.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure, dit-il. Et
moi je me couche encore de bonne heure.
Je suis toujours fatiguée le soir. Sauf exception, je suis
fatiguée. J’ai l’impression que continuellement, je lutte
contre la fatigue et puis de temps en temps, je l’oublie.
Lui, il voulait que sa mère lui lise des histoires. Moi je
voulais connaître l’histoire de ma mère.
Marcel, je l’appelle. Je le vois si beau sur son lit de mort.
Mon petit Marcel, comme s’il était l’enfant que je n’ai pas
eu.

20
C _ ' ‘ami qui pourrait me sauver.
Va petite Sylvie, elle, mon double ? Mon alter ego, mon
- rnrne Doinel à moi ?
r -> tout à fait, non. Il y a d’elle dans le film. Beaucoup
. - c. je crois, j ’imagine, je sais.

*r -e dit. mes proches, ce qui compte dans ce métier,


- . -■ce tenir. Tenir à quoi. À ce métier et donc à soi aussi.
I" es: difficile de faire la différence entre soi et le métier,
e - e::er est dans soi et soi dans le métier.
E: raïs est-ce vraiment un métier ?
r.en. peut-être. Ça dépend. De quoi ? Mais de tout.
•i ment ? Vraiment.
:: - - ' est-ce que c’est ce tout ?
: pas. Je dirai donc, ça dépend des jours.

:e la fenêtre et je respire avec volupté l’air frais et


e n : un coup, j ’ai le besoin irrépressible d’écrire et ce
se: . : uuetterie ni humilité aucunes, ce n’est pas moi qui
k : : : ut ça. En tout cas pas le moi qui se trouve devant
l : r menu aujourd’hui.
Sl : c bureau, il y a la pièce Hall de Nuit avec écrit en
r u : au-dessus du titre, Chantal Akerman. Ce n’est pas
me : Je sais que c’est mon nom, mais il me semble
scwca n etranger à moi-même. Dans sa nudité. Juste des
latres noires sur un fond blanc. Je retourne le livre et
jl : - :: sur la quatrième page de couverture que quand
;sr :*:sensible et qu ’on ouvre la porte, pins la referme et
ju r p ^end le bagage et qu ’on tend la main sans vraiment
ic : m u y pour recevoir quelque chose, c ’est comme si tout
œLc. r jnivait pas.
.A me u:s alors, c’est vrai ça.

- - :e du livre, il y a une très belle photo de Sami Frey en


m • e: blanc, prise lors du tournage du film Le
ùcm e nagement.
. ..ne sa bouche avec sa main gauche, ce n’est pas moi
icr - us. mais déjà un peu plus. Il est assis sur une chaise
attend Dieu sait quoi. Moi aussi je suis assise sur une
-:u e: j'attends Dieu sait quoi.
Dfc - e compté pour moi jusqu’à l’âge de dix ans. Puis
Marcel Proust.
.: mement un jour, j ’ai dit à ma cousine que je ne
ump ns plus.
. m b. regardée, elle n’a rien dit. Elle, elle faisait, il me
sc :'.e. des allers-retours entre croire et pas. J’ai dit que je
■. -::>yais plus mais j ’aimais tout ce qu’il y avait autour de
I . - et dont j ’avais été privée à la mort de mon grand-

- : tir au lendemain et en même temps progressivement.


T: ce qui avait à voir avec Dieu et le rituel avait disparu
je i table.
~ ; grand-chose pour le remplacer. Juste le vide à la
tLl . e ces bougies. Et plus de car le matin pour aller à
.. : v. donc plus de cris et de rires et de batailles dans le
-ic Mon père m’avait changé d’école. L’école juive, ça
.et -.ci. Donc juste les pieds pour aller à l’école laïque
t publique. Souvent toute seule, parfois avec Samy, un
H_r.- Samy que celui sur la photo. Samy Szlingerbaum. Je
: . : ".naissais parce que sa mère venait de la même ville
r* ? une que mon père. D’ailleurs dans son film
3 es-Transit, on voit nos deux grands-pères se
. n.trer par hasard à l’arrêt du tram à Bruxelles.
S m n'était pas encore né, mais sa mère le lui avait
. rue des dizaines et des dizaines de fois. Et à moi aussi.
- menant Samy n ’est plus là pourtant il avait beaucoup
: ‘ . •• ar et on dit que l’humour ça sauve. Lui, non, lui
.e u ne l'a pas sauvé. C’est avec lui que je suis partie à
-. York, on partait là plein d’humour et d’espoir.
- . 7 :r fait vivre, on dit, et tant qu’il était à New York,
Set; irait, c’est à Bruxelles qu’il est mort.

ee oie laïque, où nous allions parfois ensemble, Samy


er tl<: il y avait quand même une professeur de religion
Sri . ne comme on disait à l’époque mais on était si peu
àrs; -c classe et puis si désagréables qu’on l’a rendue
nmicce. Elle n’est plus venue. Tant pis. J’en oubliais mon
:c - r .... Maintenant je l’ai presque complètement oublié
: . des moments où il me revient tout entier,
le r arrière grand-mère qui savait tout, faisait semblant de
savoir que je n’allais plus à l’école juive,
railleurs, elle priait. Elle priait pour nous tous.
■b est morte quand j ’avais à peu près 14 ans.
ce parlait pas le français. Elle portait une perruque,
'entait bon. Delphine dans Jeanne.
v n grand-père avait disparu le rituel. Avec le rituel, Jeanne préparant des Wiener
gfe.ee ce qu’on devait faire. En tout cas mon grand- Schnitzel selon la recette
il savait, et je le regardais faire, ou même je de ma tante Tosca.
mpagnais dans une toute petite synagogue où il n’y
avait que des vieux hommes qui chantaient, et
normalement, ils n’auraient pas dû m’accepter en tant que
fille dans leurs rangs à peine serrés, mais j ’étais si petite
qu’ils ne disaient rien. Je connaissais tous les chants, les
prières par cœur et j ’aimais ça \
Et le vendredi soir à la maison, j ’aimais ça aussi.
Ma mère faisait bouger ses mains devant les bougies, la
tête penchée et couverte. Elle faisait bouger ses lèvres
aussi, murmurait quelque chose. Tout ça, j ’aimais. Et puis
non seulement il a disparu du jour au lendemain, mon
grand-père, mais tout le reste aussi.

Quand ma cousine - celle à qui à dix ans, j ’ai dit


fièrement que je ne croyais plus - a vu Jeanne Dielman,
elle a dit oui, tout ce qu’on dit sur ce film, c’est sans doute
vrai, mais personne ne voit que c’est un film sur la perte,
sur la nostalgie du rituel perdu. J’ai réfléchi. Plusieurs
années, et avec les années, c’est devenu totalement vrai
pour moi.
Si vrai que cette histoire de perte est devenue une
souffrance. Enfin, elle l’était déjà sans doute, mais je ne le
savais pas. Pourtant je me suis toujours sentie proche de
Roy Nathanson le personnage avec des moustaches que
Boris Lehman et Hélène Lapiower dans Bruxelles-Transit

* Je crois définitivement que ces rythmes-là, ont influencé certains de Samy Szlingerbaum, Gare du Midi, à Bruxelles, 1980.
de mes dialogues. Ou monologues psalmodiés. Et même les lettres Samy, Marilyn et moi, festival de Venise, 1982.
qui se promènent dans mes films, en tout cas dans deux d’entre eux Samy et ma petite sœur Sylviane, en vacances en Belgique,
J’aime les lettres. aux alentours de 1962.

24
; the Freethinker, ou le libre penseur. Dans
Hss - à 'Amérique, il dit devant un mur qu’un jour par
- est passé devant une synagogue. C’était le jour
Ai _ c Pardon et il ne le savait même pas. Il n’est pas
ne . F ''est souvenu qu’il ne croyait plus et qu’il pensait
n è r . : _e cette croyance maintenait le monde dans
:»>. -nntisme. Il n’est pas entré mais il n’arrivait pas à
: _- er des murs de la synagogue. Une force plus
gar ce eue lui le retenait là immobile. À l’intérieur, ils se
srer ~ s e prier. Et de là où il était, cloué sur place, il
amzz z i :ï les mélodies.
ï* * . - s’est détendu. Le poids qui l’oppressait depuis si
»: : et. mps a fondu.
c t . 'tenant sans doute, il erre dans le monde rasant les
mirs ces synagogues.
-c c pourrait bien être moi, alors que je ne rase Natalia Leibel épouse Akerman, dans Toute
um - * es murs des synagogues même si j ’erre dans le une Nuit, fume devant la porte de sa maison à
Strombeeck.
v . ne les rase pas. Pourquoi devrais-je raser les murs Quelques instants plus tard, une petite voix
ce- ynegogues. l’appelle - maman, maman - elle écrase sa

- - e:e m’a dit un jour, je ne sais plus quand, que la cigarette et rentre chez elle (1982).

-_e fois qu’elle n’a pas rasé les murs, que la


nr - e:e fois qu’elle n’a plus eu peur dans la rue, que la
7t ~rr ere fois qu’elle s’est mise à marcher sans y penser et
fe : -i tranquillement du monde au milieu du trottoir, Chantal
- - - - en Israël. Nous y sommes allés pour la première
Üi en 1961 en bateau, tous les quatre, ma mère, mon Akerman
Hall de nuit

L’Arche

Mon père Jacob Akerman, dit Jacques,


ma mère Natalia, dite Nelly, ma sœur Sylviane
et moi, au bois de La Cambre, Bruxelles,
1961, je crois.
père, ma sœur et moi.
Je n’avais jamais remarqué qu’avant ça elle rasait les murs,
mais puisqu’elle l’a dit, cela devait être vrai.
Alors pourquoi devrais-je raser les murs de la synagogue.

Tant que ma cousine, toujours la même, vivait à Paris, j ’y


allais.
J’allais écouter Levinas commenter la Parachah de la
semaine.
J’aimais ça. Il avait une toute petite voix très basse. Il
expliquait, commentait, ne chantait pas. J’aimerais tant me
souvenir de ce qu’il disait, mais même en allant chercher
tout au fond de moi-même, je n’y arrive pas. Pourtant,
c’était éblouissant, illuminant même parfois.
Ma cousine Esther Orner épouse Merzer,
Souvent même il racontait des histoires. Ce n’est pas lui dite Ethy, au mariage de ma sœur Sylviane
qui m’a racontée celle de l’arbre, de la forêt et du village, avec Claude Franco, en 1980, à Bruxelles.
mais Colette Brunschwig, une peintre qui allait aussi
l’écouter. Histoires d ’Amérique.
Elle savait ce qu’elle faisait en me la racontant, j ’en suis Au pied de l’arbre...
- Je l’ai écoutée, et moi qui oublie tout, je l’ai
mue. Et l’histoire est apparue un jour pendant qu’on
Simprochait doucement de New York dans Histoires
i - rèrique encore. Oui, on s’approchait en bateau. La
s&m ".'était pas agitée, pas vraiment, et la nuit tombait
: : mment. Il n’y avait ni village, ni forêt, ni arbre et je ne
sa ras qui l’entendait.
. me:t une fois de plus une histoire de rabbin et de Dieu.
I *. histoire celle-là qui ne finit pas tout à fait bien.
: . : ; ut à fait bien pour moi en tout cas. En tout cas
, r.d 'ai prononcé la dernière phrase de cette histoire,
*tmme qui n’appartenait pas vraiment à l’histoire telle
e-'m e m’avait été racontée, mais que j ’ai ajoutée comme
- rien n’était, ma voix sans que je m’y attende s’est

:E::e Brunschwig, elle, m’avait simplement raconté


. . - rabbin traversait toujours un village pour se rendre
: -- une forêt et là, au pied d’un arbre, toujours le même,
i st mettait à prier, et Dieu l’entendait.
>: Lis lui aussi traversait le village, se rendait dans la
irm . mais il ne savait plus où était l’arbre et Dieu
| entendait.
> - petit-fils ne savait plus où était l’arbre, ni la forêt,
n* rs il allait prier dans le village et Dieu l’entendait. Son
- -te petit-fils ne savait plus où était l’arbre, ni la forêt,
il le :liage, ni les mots de la prière mais il connaissait
- . re l'histoire, alors il la racontait à ses enfants et Dieu
I entendait. L’arrivée vers New York.

: me m’a dit, c’est une histoire hassidique du rabbi... Eszter Balint, dans Histoires
d ’Amérique, devant le Williamsburg
mlié le nom du rabbi, et sans vergogne j ’ai ajouté en
Bridge. New York, 1988.
Ht mais :
bn histoire à moi est toute trouée, pleine de blancs et je
T - renie pas d ’enfant.
muoi en anglais ? Aurais-je pu le faire en français ?
- me donnait-il plus de liberté ?
_ uis était-il plus proche d’un semblant de langue
~ _ _—elle ?
Iv idish peut-être.
V . • ma mère connaissait mal le yiddish, elle l’a appris
ma ■u mon grand-père paternel est venu vivre chez nous.
Pfecmum. il me semble bien que mon arrière-grand-mère
hhi .melle nous parlait le yiddish, elle aussi, et que ma
mcm dit toujours qu’en revenant de là-bas, elle dit toujours
hmm. elle ne dit pas les camps, qu’en revenant de là-bas,
c’est avec mon arrière-grand-mère qu’elle a vécu, c’est
mon arrière-grand-mère qui s’est occupée d’elle comme de
son enfant.

Dans Les Rendez-vous d ’A nna, sur un quai de gare en


Allemagne, Ida, une amie de la mère d’Anna lui
demande : Tu ne veux pas d’enfants ?
Si, répond Anna
Tu vois bien, dit Ida.
Anna reste silencieuse.
Alors Ida continue, et comme une psalmodie ou une prière
plaintive, ajoute : ton père serait si content. Combien de
fois je l’ai entendu dire qu’il n’était pas sûr de voir ses
petits-enfants avant de mourir. Et puis tu sais quand les
parents sont morts, si on n’a pas d’enfants, qu’est-ce qui
reste ? Rien. Sinon, il reste les enfants.
Ida, elle en connaissait un bout sur la vie. Peut-être même
qu’elle en connaissait trop.
Anna aussi en connaissait un bout sur la vie mais pas le
même bout.
Et sans doute même qu’il lui en manquait un bout.
Aurore Clément dans
Et toutes ces histoires qu’on lui raconte parce qu’elle ne
Les Rendez-vous d ’Anna.
fait que passer ne combleront jamais ce bout. Elle aussi, Le petit pois et les chaussures.
j ’imagine, son histoire est pleine de trous, full o f missing Couloir d’hôtel à Essen.
links comme j ’ai dit en anglais, et elle n’a même pas
d’enfants.

Ma mère toujours elle, a été voir un film qui se passait


dans le milieu religieux en Israël. Des religieux fanatiques,
je crois. Moi je n’ai pas vu le film. Moi, non plus, je
n’aime pas aller voir des films sur les juifs, surtout pas en
ce moment. Même s’ils sont faits par des juifs.
Parfois je me dis qu’il n’y a pas pire ennemi des juifs
qu’eux-mêmes, surtout des juifs qui veulent plaire, plaire
aux européens. Juifs ou non juifs.
À la sortie du film, elle m’a téléphoné. Elle m’a dit son
horreur.
Elle les connaissait bien les religieux vu que son père que
je n’ai pas connu était chantre à la synagogue, qu’il avait
une voix magnifique, et qu’il était très religieux. Elle m’a
dit, je n’ai jamais rencontré d’homme aussi tolérant.
Magali Noël (Ida, l’amie de la mère)
Pourtant, elle s’enfuyait, elle courait autour de la table de et Aurore Clément (Anna) sur
la salle à manger quand il voulait lui apprendre quelque un quai de gare dans Les Rendez-
chose. vous d ’Anna, à Cologne.

28
r à voulu jouer l’avocat du diable et je lui ai dit, mais ce
■: nés fanatiques, ce sont peut-être des fanatiques, mais
: = comme si on montrait que tous les religieux sont des
.mu::eues. Et ce n’est pas vrai.
■.-. a ajouté, si dans ce film il y avait eu des religieux non
uraraues, et puis aussi des non religieux, j ’aurais pu
k. . _a:er le film.
.e rte suis dit, c’est ça le cinéma, et l’emblématisme que
Bda provoque.
e ~e mis dit, une fois de plus, le cinéma, c’est
aereux.

ï * : a moment plus que jamais peut-être.


- - - ce monde binaire. C’est toujours ou ça, ou ça.
- ~ mais tant parfois que cela soit, et ça, et ça, et ça.
■' a. tout ça pour dire que je suis quelqu’un de divisé, ou
raillé en au moins trois, cinq, ou sept.
~ :t oarcours est fait de toutes ces divisions, ces
Basic as. ça tiraille dans tous les sens. Et puis aussi que je
ai s ^.archer à côté de mes lacets.
. c as: mon côté clown triste, comme dirait Sylvie.
^ - etirs je ne voulais pas faire du cinéma dans ma
are adolescence. Je voulais écrire à côté de mes
jl a - Le livre avait et a sans doute toujours plus
I ~ a : atance pour moi que le cinéma.
—a ; tréma reste quelque chose d’« impur » comme tout ce
c. : as: passé après la mort de mon grand-père.
\ . ' 'impur, c’est bien aussi. Le pur peut être terrible.
T\ a v ras pas d ’image. (Exode, XX)
F ai a:s. J’ai l’esprit de contradiction, peut-être, mais pas
~et: am. c'est aussi ça sans doute qui donne toutes ces
■b : Et que souvent je regarde tout droit. En face. En
eu amène moins d’idolâtrie dans ce monde idolâtre.
:L.. Dans un face-à-face. Levinas parle de ça, de
'lafcrienté du visage de l’autre, je crois.
: a_ premier commandement, « Tu ne tueras point », que
ester.ds dès que tu rencontres l’extériorité du visage de
r . Pourtant, tu ne l’entends pas toujours. Non. Parfois
b sarare s'installe, ou bien il y a trop de bruits parasites
m re : et l'autre. Ou bien, toi... tu n’es plus toi-même.
El àc rc .'autre, sans toi, il n’y a pas d’autre.

i . : usine toujours la même, quand elle a vu Z) ’Est -


. s - qu'on appelle un documentaire, on dit même
documentaire de création - a dit, c’est un film sur
l’implosion, ou quelque chose comme ça. Je l’ai dit,
j ’oublie tout. J’ai juste retenu le mot implosion et que ça
ne peut être fait que par un enfant de la deuxième
génération, d’après les camps, d’après l’ère du
soupçon.
Un enfant qui n’a pas le droit d’exploser.
Et ce silence, ce silence est là pour recouvrir les paroles
qui ne sont pas sorties, ou des paroles qui sortent pour en
cacher d’autres.
Comme quand on parle de tout et de rien, et donc de rien,
comme chez moi dans mon enfance.
Un enfant, ça sent tout. Surtout ça sans doute. Ce bruit qui
couvre tout le reste. C’est sans doute pour ça, ces films sur
un quotidien silencieux, pour arracher à ce silence un peu
de vérité. De vérité réinventée. Un enfant avec une histoire
pleine de trous, ne peut que se réinventer une mémoire. De
ça, je suis certaine.
Alors l’autobiographie dans tout ça ne peut être que
réinventée.
Elle est toujours réinventée, mais là, avec cette histoire
pleine de trous, c’est comme s’il n’y avait même plus
d’histoire.
Que fait-on alors ? On essaie de remplir ces trous, et je
dirais même ce trou, par un imaginaire nourri de tout ce
qu’on peut trouver, à gauche, à droite et au milieu du trou.
On essaie de se créer une vérité imaginaire à soi.
C’est pour ça, on ressasse. On ressasse et on ressasse. Et
parfois on tombe dans le trou. Dis-moi la vérité. Raconte-
moi ton histoire. Je ne peux pas.
D’ailleurs, dans n’importe quelles circonstances, même
sans trou la vérité ne se livre pas si simplement, souvent
même elle se refuse.
Je mettrai la caméra là, en face, aussi longtemps qu’il sera
nécessaire et la vérité adviendra. La vérité ? Qu’est-ce que
c’est ? Toute la vérité et rien que la vérité. Toute la vérité,
c ’est ce qui ne peut pas se dire, c ’est ce qui ne peut se dire
qa ’à condition de ne pas la pousser jusqu ’au bout, de ne
faire que la mi-dire dit Lacan. Bien dit !
Certains parleront de réalité, de réél, d’autres d’image
juste.
Le vieil enfant Chantal.
Moi je dis vérité, j ’ai sans doute tort. Et là où j ’ai vraiment La mère et l’enfant à Knokke.
tort, c’est de dire la vérité. Faudrait plutôt dire, un peu de L’enfant devenue adolescente sur la terrasse de la cuisine
vérité. où a été tourné Saute ma ville.

30
_ reau mettre une caméra en face de quelqu’un, Delphine Seyrig et
:_'une et quelque chose, cela ne se donne pas si Jan Decorte, dans
Jeanne Dielman,
7 ement un peu de vérité.
23 quai du commerce,
-t d'un coup, sans qu’on s’y attende, on sent quelque
1080, Bruxelles,
. qui peut être à la fois du plaisir, de la peur, un (janvier 1975).
.ment de cœur. Alors soit on ferme les yeux, soit on
soit on accepte ce trouble. Daphna fille de
s: troublant, oui. Je dirais ça, un trouble s’installe, et Jonathan Merzer
s même une opacité. On n’est pas vraiment habitué. et de ma cousine

_ une rue, une rue, c’est une rue, c’est une rue, c’est Ethy, regardant
vers la cuisine.
rue et bien non. Non, pourquoi non ? parce que.
Paris, décembre
*: voilà une rue, de New York par exemple, et même de
1968
■r.uttan et même du bout de l’île, du West Side, filmée
-.r à la tombée de la nuit, l’été.
Que dit-elle cette rue ? Elle dit bien quelque chose d’elle, Photos de repérages pour Histoires

de sa vérité, de la vérité de son image, mais quoi, et au d ’Amérique. Toutes à Downtown


Manhattan, sauf celle en haut à droite
bout de combien de temps ?
près du pont de Williamsburg à Brooklyn
On voit une rue et alors ? On a l’habitude de voir une rue,
on finira par y tourner tout le film.
alors pourquoi montrer une rue ? Justement parce qu’on a
tant l’habitude de voir une rue qu’on ne la voit plus. Non,
il n’y a pas que ça. Mais quoi d’autre alors ?
Cette rue s’est ajoutée à un moment passé devant une autre
rue, ou à un autre moment face à un trajet dans un métro,
où encore face à un homme assis sur une chaise dans la
rue.
Et tout ce temps passé s’additionne et crée quelque chose,
et dans ce quelque chose, parfois un peu de vérité.
Au bout de combien de temps commence-t-on à la voir
cette rue, à la ressentir, à laisser aller son imaginaire, mais
pas trop loin, pour rester quand même un peu proche de
cette rue après cette autre rue. Et le temps, est-il le même
pour tout le monde ? Certains disent, ça m’a paru long,
d’autres disent ça m’a paru court, et certains ne disent
rien. Qui a raison ? Personne. Quelqu’un doit bien avoir
raison. Peut-être. Je ne sais pas. C’est chacun pour soi. En
général on rajoute et Dieu pour tous. Mais Dieu n’a rien à
voir avec cette histoire. Et puis je pense aussi que ce n’est
ni une histoire de voir, ni de sentir, ni de laisser aller son
imaginaire, je sens qu’il est encore question d’autre chose
mais de quoi ? Deleuze et Guattari parlaient de blocs de
temps, je crois. Mais pour une fois, je ne suis pas
complètement d’accord avec eux. Non, pas complètement.
Dne rue longtemps. Ou un arbre. Mais pourquoi
longtemps et par rapport à quoi et puis c’est quoi
longtemps ? C’est plus que pas longtemps de toute façon.
En tout cas, c’est plus longtemps que pour informer. En
une seconde ou deux, on reconnaît une rue, un arbre.
Donc, longtemps, cela peut être plus que le temps de la
reconnaissance. Cela peut être le temps de la
connaissance, enfin d’un peu de connaissance comme d’un
peu de vérité. Surtout rien d’absolu, enlevons
définitivement les le et la des termes comme vérité,
connaissance, quand les le et la veulent dire tout entier.
Je sais aussi qu’au bout d’un certain temps, on glisse
doucement vers quelque chose d’abstrait. Mais pas
toujours. On ne voit plus un couloir, mais du rouge, du
jaune, de la matière, comme par exemple dans Hôtel
Monterey. La matière même de la pellicule. Dans une sorte

32
de va-et-vient entre l’abstrait et le concret. News From Home.
Mais le concret, j ’ai l’impression, n’est pas le contraire de New York 1976.

l’abstrait. La matière de la pellicule, c’est concret aussi.


Et d'ailleurs au bout d’un moment, on se souvient que ce
jaune luisant, c’est un couloir et que ce rouge foncé, c’est
une porte, une porte qui doit forcément donner sur une
chambre et que cette chambre est peut-être occupée par
Lne vieille dame, celle-là même qu’on a vue en bas dans le
hall de l’hôtel, avec son chapeau et ses jambes toutes
(maigrelettes.
Ipui. on peut penser à tant de choses quand on voit
Pages précédentes.
I : ngtemps un couloir vide dans un hôtel, surtout quand
À gauche : Aurore Clément dans
t ien avant on a vu qui allait s’asseoir un moment ou Les Rendez-vous d ’Anna.
l'autre sur la banquette dans ce même hôtel. À droite : Nicht Rauchen
t : puis un arbre, s’il est filmé dans le Sud des États-Unis, (ne pas fumer).
: a un certain temps, on peut peut être se rappeler News From Home.
^r.s ce Sud-là, il n’y a pas si longtemps, on pendait Le métro a été repeint depuis,
comme presque tout New York
aimes et des femmes.
d’ailleurs. Dommage.
se souvenir de la chanson « Strange Fruits » que
ait. il n’y a pas si longtemps encore une chanteuse
-rpelait, et s’appelle encore Billie Holiday.
étranges en effet.
em trees bear a strange fruit, Les arbres du Sud portent un fruit étrange.
n the leaves and blood at the root. Du sang sur les feuilles et du sang aux racines.
~>dy swinging in the Southern breeze. Un corps noir se balance dans la brise du Sud.
Ce fruit hanging from the poplar trees. Un fruit étrange pendu aux branches des peupliers.

"al scene of the gallant South, Une scène pastorale du Sud plein de bravoure.
dging eyes and the twisted mouth Les yeux exorbités et la bouche tordue
f magnolia sweet and fresh Le parfum du magnolia doux et frais
And the sudden smell o f burning flesh ! Et soudain l’odeur de la chair brûlée !

Here is the fruit for the crows to pluck, Voici le fruit que les foules arrachent,
For the rain to gather, for the wind to suck Que la pluie rassemble, que le vent aspire,
For the sun to rot, for a tree to drop Que le soleil pourrit, et qu’un arbre laisse pendre
Here is a strange and bitter crop. Voici l’étrange et amère récolte.

On peut aussi toujours dans ce même Sud, regarder un


champ de coton vide et bourdonnant.
C’est difficile encore une fois, si on le regarde un certain Arbres dans Sud
temps de ne pas se souvenir qu’il n’y a pas si longtemps, il (septembre 1998).
y avait là des esclaves noirs qui travaillaient sous la
houlette de propriétaires blancs.
Parfois, c’est à ça que sert le temps.
Pas toujours. Mais presque.
Quand Delphine Seyrig est assise dans un fauteuil pendant
des minutes entières dans Jeanne Dielman, ce n’est pas
qu’à un passé proche ou lointain qu’on se met à penser,
mais on se rend compte tout d’un coup que si elle avait si
bien organisé sa vie pour ne laisser aucun trou dans sa
journée, c’était bien pour ne pas laisser place à l’angoisse
du trou.
A la sienne seulement ? Non. Non, pas seulement.
Et puis, elle toujours, et toujours assise dans un tablier à
petits carrés bleus et blancs, dans un fauteuil en velours
doré, peut évoquer aussi une autre femme. Une femme des
années cinquante, ou soixante, ou soixante-dix, ou quatre-
vingt, ou quatre-vingt-dix, ou même une femme de
maintenant.
Et si le plan n’était là que quelques secondes, que les
secondes qui suffiraient à faire avancer la narration, aurait-
il le temps, ce plan, d’évoquer toutes ces femmes et même
ces hommes assis à un moment ou l’autre de leur vie. Non,
je suis certaine que non.
Le temps n’est pas que dans le plan, il existe aussi chez le
spectateur en face qui le regarde. Il le sent ce temps, en
lui. Oui. Même s’il prétend qu’il s’ennuie. Et même s’il
s’ennuie vraiment et qu’il attend le plan suivant.
Attendre le plan suivant, c’est aussi et déjà se sentir vivre,
se sentir exister.
Ça fait du mal ou du bien, ça dépend.
On pleure quand on voit quelqu’un mourir dans un film et
ça fait du bien. On dit, j ’ai pleuré avec une sorte de
satisfaction, de jubilation même, comme quand on dit j ’ai

38
7 sent moins le temps, où le temps vous entraîne
r-; ~édiablement. Surtout si on n’a plus de rituel. Là je
t . perds, je le sens.

a:t souvent, je n’ai pas pas vu le temps passer.


E -:e que le temps se voit ?
7-is si on n’a pas vu le temps passer, n’est-ce-pas
u: ~7ie si ce temps-là vous avait été volé ? Parce que le
.. 75. c*est tout ce qu’on a.
. 77prends cette histoire de temps. Non pas aujourd’hui,
: srr.s que je ne suis pas prête à me lancer dans cette
“■v.erieuse histoire de temps.
"77 suis toujours dit qu’il faudrait que je lise quelques
TT. : sophes grecs et même Heidegger, je me suis toujours
H7 _a. Cela m’aiderait certainement à parler du temps. Je
-. l'ai jamais fait.
'. s par-ci par-là, j ’ai entendu des gens en parler. J’ai
su. quelques phrases par-ci par-là et je me suis
S—.7 :>chée aux branches, sans savoir où était le tronc et
_7 Lan coup, cela a fait une phrase, non pas tout à fait
-7 . 7arase, un concept.
Le temps et l’espace, l’espace/temps.
_ espace p e n d a n t u n c e r t a in te m p s ,
- . •*ace d’une cuisine, dans cette cuisine de la fin des
*7 75 60, une jeune fille saute dans sa ville.
- **75 sept ans, après même, toujours dans le silence de sa
cbes 7e. une femme. De face. Elle boit son café. Absente et
'• . *:ant concentrée. Puis encore avec la fausse vraie
i n _-mère polonaise qui raconte et qui dit « Mange » à la
* - - '. raie petite fille, celle de Saute ma ville, mange
s r 7 je ne raconte plus.
E57-: 7 que manger va avec raconter ?
E- 7rend du temps.
. 75t pas parce qu’on a déjà vu quelque chose qu’il ne
. . -as prendre le temps de voir encore, au contraire sans Dans le plan d’avant la route, l’avant-dernier plan
du film, un homme raconte en parlant de James
Abkvc Tout le monde a déjà vu une femme dans une
Byrd Jr. : Il a été battu près du pont et sur cette
CE' 7e. à force de la voir, on l’oublie, on oublie de la
route. C’est ici qu’ils l’ont traîné, là où il y a tous
*rr _rier. Quand on montre quelque chose que tout le ces ronds sur la route...
~ ae a déjà vu, c’est peut-être à ce moment-là qu’on voit
ro_7 .a première fois. Une femme de dos qui épluche des
t* -tes de terre. Delphine, ma mère, la vôtre, vous-

. r :'emme, oui. Mais un couloir, pendant des minutes...


7. _7 arbre ? Freud a dit, l’inquiétante étrangeté, et s’il y
r _ : aussi de l’inquiétante familiarité. J’ai déjà vu ça
quelque part, mais où.
Ces ombres sont déjà en moi.

C e s v is a g e s D ’Est, je les connaissais, ils me faisaient


penser à d’autres visages. Je l’ai déjà dit souvent et je
pense même l’avoir déjà écrit.
Et ces files d’attentes, ces gares, tout cela résonnait en
moi, faisait écho à cet imaginaire, à ce trou dans mon
histoire... Et dans le Sud, quand je voyais ces arbres,
inquiétante familiarité, et encore plus familière dans le
trou de mon imaginaire.
Dans De l ’autre côté la frontière bordée de lampes
hallogènes de surveillance, je n’ose même pas dire à quoi
cela me fait penser.
D’ailleurs quand j ’ai montré ces plans à ma mère, dans ma
cuisine où Claire et moi commençions à monter, et que je
lui ai demandé, maman, est-ce que ça te rappelle quelque
chose. Elle m’a répondu tout simplement, pourquoi tu me
demandes ça, tu sais.
L’espace d’un quai de gare en Allemagne, dans Les
Rendez-vous d ’Anna, comme une autre cuisine de passage
où il n’y a, ni pain, ni soupe, avec l’amie de la mère qui
n’arrête pas de raconter, elle, sa souffrance, sa vie, ses
joies et ses peines. Avec ces annonces qui n’en finissent
pas, oui, cela peut faire penser à d’autres gares, anciennes
ou nouvelles, avec ou sans valise, avec ou sans paquet.
Lin long monologue psalmodié dans le froid. Anna ne dit
rien, ou presque rien. Qu’y a-t-il à dire, devant une vie qui
se déroule comme un lacet dont on ne voit pas le bout.
Je pense que même si on ne comprend pas les paroles, si
on ne connaît pas le français, et que ça fait juste un chant
qui s’étend depuis la nuit des temps, on comprend. On
comprend vaguement, on s’imagine, on reconnaît.
Et puis toujours dans une gare, mais à Bruxelles cette fois,
et toujours dans Les Rendez vous d ’Anna, avec la mère qui
demande seulement qu’on l’aime, « Anna dis-moi que tu
m’aimes. Oui je t’aime », comme dans la cuisine la mère
demande si c’est bon. Oui, c’est bon.

le titre d’un livre de Georges Didi


D e v a n t le t e m p s ,
Huberman.
Oui, c’est ça. Se retrouver devant le temps. On n’aurait pas
p u mieux dire. Delphine Seyrig
Il commence son livre par deux citations, l’une de Georges dans Jeanne Dieiman.

42
Après la projection de Jeanne
Dielman au Moma
(New York 1976).

Bataille, l’autre de Walter Benjamin.


Bataille écrit dans Méthode de Méditations : « Tout
problème en un certain sens en est un d’emploi du
temps ». Il n’aurait pas pu mieux dire. Et c’est bien un des
sujets de Jeanne Dielman, et puis aussi peut être de
L’Homme à la valise.
Walter Benjamin, lui, écrivait dans Paris, capitale
du XIXe siècle,
« La manière dont le passé reçoit l’empreinte d’une
actualité plus haute est donnée par Vimage en laquelle il
est compris. Et cette pénétration dialectique, cette capacité
à rendre présentes les corrélations passées, est l’épreuve de
vérité de l’action présente. Cela signifie qu’elle allume la
mèche de l’explosif qui gît dans ce qui a été ».
J’ai l’impression que voilà dit en quelques lignes ce que
j ’essaie maladroitement d’écrire depuis quelques pages.
Et au fond, cela répond même à la question du
documentaire et de la fiction. J’adore tout simplement la
dernière phrase et oui, j ’espère bien a posteriori quand je
montre un arbre dans le Sud des États-Unis allumer la
mèche de l’explosif qui gît dans ce qui a été, mais L’écran blanc du Moma.

seulement dans la mémoire. Pas dans un devoir de La mèche de l’explosif.

mémoire dont on n’arrête pas de nous étouffer depuis


quelques années. Ce n’est pas une question de devoir et à
peine une question de mémoire. Comment se remémorer
quelque chose qu’on n’a pas vécu.

A nna, pendant longtemps, je l’ai considéré comme mon


vrai prénom. Je m’appelle Chantal Anne Akerman et mon
arrière grand-mère m’appelait Hanna et si je m’appelle

44
H X «JL : même Chantal c’est parce que ma mère, encore elle, À l’hôtel à Los Angeles,
iindé à ma cousine, toujours la même, trouve-moi un avec Marilyn et son fils Leslie.
Marilyn aime prendre des photos. Dans la
miment français, comme ça, s’il arrivait quelque
chambre d ’à côté, il y a Luc Benhamou.
n n’aura pas besoin de lui changer son nom.
Été 1984, été des Jeux Olympiques.
’a pourquoi Chantal. À droite, Agadir fin 1999, encore une photo
e contraire de l’histoire de Vincent Van Gogh, il de Marylin. Benji, l’enfant qui vivait avec elle ,
mait un mort, un autre Vincent, né à peine avant lui, ne doit pas être loin.
'était « au cas où » pour ne pas mourir trop tôt, et
mm. c’était pas grave. Akerman, cela pouvait être
md, flamand, ou même une marque de champagne.

ne cuisine, à Moscou, il y a une femme debout qui


. tasse de thé, avec un drôle de petit sourire, en La grand-mère qui veut me faire
: de la musique en silence. Elle aussi, elle en aurait manger sinon, elle ne raconte pas
dans Dis-moi (1980).
:er. Rien que d’y penser, non, je préfère ne pas y

- fond, j ’ai l’impression de savoir, et je ne lui ai


:mandé. Maintenant, je regrette, j ’aurais dû.
- m-être m’aurait-elle répondu, comme ma mère, je
- importe quoi, Chantal-Anna, mais pas raconter,
. deviendrais folle. Folle, j ’ai appris que c’est sans
. :ontraire. Mais je n’ai pas voulu aller plus loin, et
:n. Ne raconte pas. Alors j ’ai pris la parole, et je
' mise à ressasser. Silencieusement. Ou en chantant.
_rit. en me faisant sauter comme dans mon
m mm. en hurlant et chantant. N ’est-ce pas moi,
mon image, ou quelque chose de ce genre qui, en
attendant, devenait folle. Mais en attendant quoi ?
J’aurais pu m’arrêter là, au fond. Je chante, je danse, je
mange, je nettoie, et je saute.
Mais non, le cinéma me tenait déjà. Comme une liberté et
un esclavage. Les deux. J’ai fini ce film et maintenant. Et
maintenant quel sera le suivant ? Et le suivant et le
suivant ? Ça fait maintenant 36 ans, depuis 68. Oui, c’est
un esclavage. Parfois l’esclavage a du bon. Cet esclavage-
là vous délivre d’autres esclavages.
Au début, je n’avais pas peur. J’étais dans l’innocence et la
découverte. Je faisais les films pour les faire, pour moi.
Pendant des années Saute ma. ville, mon premier film, est
resté au laboratoire Meutcr Titra, je n’avais pas d’argent
pour le retirer. Une seule bobine. Un jour, le directeur du
laboratoire m’a téléphoné. 11 fallait que je vienne chercher
mon film, et donc que je rembourse mes dettes. Je ne
savais pas quoi faire du film, ni comment le rembourser.
Il m’a conseillé de téléphoner à la RTB ou à la BRT.
Isaac Bashevis
Je ne sais pas pourquoi mais c’est à la télévision flamande
Singer.
que j ’ai téléphoné.
projet de film
Et c’est comme ça que j ’ai rencontré Eric, Eric de Kuyper, adaptation du "manoir”
il faisait une émission qui s’appelait Die Andere film. Il a et du "domaine”
d’isaae bashevis singer
passé Saute ma ville dans son émission et on est devenu un film de chantai akerman
très amis. Jusqu’à aujourd’hui. Eric connaissait tout, enfin,
j ’en avais l’impression.
Avec Eric on a parlé de tout. On a ri de tout. On était
toujours d’accord, sauf sur la littérature. Il avait décidé
qu’il n’aimait pas les romans, il ne lisait que des livres
théoriques et des journaux. Moi, je lui disais, lis au moins
Proust. Un jour, il est tombé malade, j ’étais à New York, il
a lu Proust, et il dit lui-même que cela l’a sans doute
poussé à écrire. A écrire toutes sortes de choses, mais
surtout des romans.
On a écrit ensemble aussi. Le Manoir, Le Domaine, La
Captive et Demain on déménage. Enfin, on parlait et moi
j ’écrivais.
Eric aurait pu écrire bien sûr, mais j ’avais besoin que cela
passe par moi et donc d’écrire.
Le Manoir et Le Domaine n’ont jamais été tournés.
C’était une adaptation de Singer et je l’ai rencontré pour
en parler. Je lui ai téléphoné, son numéro était dans
l’annuaire et il m’a dit viens quand tu veux, on ira

46
wcr : - - café ensemble et bavarder, comme deux vieux Une lettre d’Eric.

mms l'amie et moi le vieux. Et c’est ce qui s’est Eric fume un cigare
en écoutant Aurore
m is je ne sais pas qui était le plus vieux de nous r(A.
et moi qui essayons
fera. E Manoir et du Domaine, nous n’avons jamais
de lire Une famille
■ rc Vais de nous. Il voulait absolument tout savoir de *^ ;
à Bruxelles.
i t ' m ma famille. Il voulait connaître tous les noms et Kunstf estival Coq_ • K*
h*
pesa: ~ I l les a notés dans un petit carnet, des Arts, h “V ,
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' to -

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Ç\ûp>Ate
£/yLXX'\_ Ave.û-N-
oitf r. r.s passé deux jours ensemble de cafétéria en Bruxelles, *et , <*'■“"fl OVjCt -
q.
■ et~ - r.ous avons été chez lui aussi, il faisait de la 2000 .
xtc, m M _ vA> -^«SvVl<M, «\A t'U
A^'W CL
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mam isr.cue dans les couloirs de son building, -- «ioe<, kN C . (
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- ex n ‘^
r* . m ntré sa femme, elle m’a montré les photos de la -'-ve*.E®.--- ' Cjc-, / -
Y'-£>V
ryXj^-K *-vV .
■■ b . iu prix Nobel. )
^ /v<< V€>Ar o(j^ P-y-—
‘ * {/\
: à :’::, ce mon séjour à Miami, alors que je devais o_ va—1-^- ^C> o
WB-—rr i l'hôtel et de-là à l’aéroport, il m’a 'Jfl*vv.£a_ Ar&fiJiL " -C
a- 'pjLoÇ^-^ &' Kû-f
A
V t-j v‘"‘M
^ --ioV '"T /•
U
~ - ~ menée jusqu’à la porte du Singapour Hôtel puis, (^ l
X’C>vU^tVv atL .vC
w , ^ te,'.^ r<
Ht . / M
■■■= me restait encore du temps, je l’ai raccompagné fZï -t ^
■scl . mez lui, et puis lui à mon hôtel et ainsi de suite.
R te x i'un coup devant ma porte, il m’a dit /N

X~
brusquement, je te quitte et il est parti comme un fou sans
se retourner.
Je ne l’ai plus jamais revu. Maintenant il est mort.
Il devait être fatigué. Il avait tant écrit. Et le monde sur
lequel il écrivait, lui aussi se mourait.
De tous les films que je n’ai pas réussi à tourner, Le
Manoir et Le Domaine sont les seuls que je ne regrette
pas. Je ne le regrette pas parce que après, bien plus tard
j ’ai fait Histoires d ’Amérique. Cela me convenait mieux
que de faire une grande fresque que j ’appelais Autant en
emporte le vent chez les juifs.
Autant en emporte le vent chez les juifs, on devait vraiment
être naïfs Eric et moi. On savait qu’on ne trouverait pas le
budget en Europe donc, je suis partie à Los Angeles avec
mes deux scénarios et Eric et son ami. Eux ne sont restés
que quinze jours. Moi trois mois. Trois mois de trop. Au
bout d’un moment les jets d’eau qui tournaient sans arrêt
sur les pelouses de Beverly Hills sont devenus mes
ennemis personnels. Tant qu’ils tourneraient comme ça,
rien n’irait.
Et rien n’allait... Singer venait d’avoir le prix Nobel de
littérature, mais là-bas quand on le connaissait, c’est parce
que Barbra Streisand avait adapté Yentl, une de ses
nouvelles, et qu’elle allait la tourner.
Un jour là-bas, j ’ai rencontré Alan Ladd Jr, il m’a dit,
pourquoi vous ne feriez pas une petite comédie
à la place de cette énorme fresque ? Oui, pourquoi ?
J’ai bien vu au bout d’un moment que je n’y arriverais
jamais. Je suis rentrée à Paris et j ’ai commencé
à penser à cette petite comédie. C’est devenu
cinq ans plus tard, Golden Eighties. Une comédie,
Après Magali Noël, c’est à
oui, mais musicale.
mon tour de chanter. Je viens
Grâce à cette comédie musicale, j ’ai rencontré le de faire une fausse note sans
scénariste Jean Gruault, le compositeur Marc Hérouet, et doute. Marc Hérouet préfère
Henry Bean et Leora Barish. Et ils sont tous devenus des quand c’est juste. Dans Les
amis très chers. Années 80, Bruxelles 1983.
J’ai aussi failli y laisser ma peau, et ce n’est pas une figure
de style.
J’ai failli y laisser ma peau, mais je me suis aussi bien
amusée.
Marc m’a appris comment écrire une chanson, et puis
aussi à faire claquer les doigts à contretemps. J’écrivais
des chansons et je les chantais, seule ou à qui voulait bien
m’écouter.

48
Les Années 80.
Lio et deux shampouineuses, qui se moquent d’elle
dans leur refrain.

’_~ car arrivait, me disait, laisse la Toison d’or, moi


- r mirais, etc. Une de celle que je préfère, c’est
- . _c chante Delphine a cappela, j ’aime quand elle dit,
T * :' e-~oi au lit, je ne pousserai pas un cri, et puis autre
IOB* 5C C_LSS1.
ne naît lors de la projection de Saute ma ville. C’était en
. . “ois. Après, le film a été dans des festivals, je
' soudain une cinéaste, je n’avais fait que ça, ce
—-là. mais j ’étais déjà à ce moment-là, une jeune
caea- •c. comme on dit.
r- :. dans les festivals, j ’étais là avec Eric et son ami.
k asc : crois. On se sentait fort. Avec une énergie terrible,
r c . : cime toujours, était très élégant et peu de films lui
p sa sa ;v. À moi non plus. Nous étions sévères et sûrs de
_ _ est incroyable comme on pouvait être sûrs de nous
' c 'y pense.
■ . . Eve aussi, on a beaucoup parlé du plat, du banal.
f nr ce qui est plat. Plat et banal. Sans effet. Le plat, le
i c a . . sans effet, me bouleversaient totalement. J’avais
:— ; —ion, et je l’ai toujours, que c’est là que tout se
Les Rendez-vous d ’Anna.
Aurore et Helmut Griem.
Aurore seule.
Anna et sa mère Léa Massari, dans
une chambre d’hôtel à Bruxelles.

Jeanne Dielman.
Derrière la porte : la scène primitive.
trouve. Tout ou rien. Le rien dont parlait ma mère.'
Plus tard, j ’ai trouvé dans Deleuze un autre terme.'Mais à
l’époque, plat me suffisait, et on se comprenait.
Eric aussi aimait le plat, mais il aimait aussi les comédies,
les films avec Marilyn Monroe, Marlène Dietri ch/prêta
Garbo et les comédies musicales. Les films de Cukor, et
de Minnelli et de tant d’autres.
C’est lui qui m’a fait découvrir tout ça.
Il aimait danser, et il dansait avec Emile dans le petit
appartement où ils habitaient ensemble.
Moi aussi j ’aime danser et quand je suis vraiment de très
très bonne humeur, je chante et je danse toute seule dans
ma chambre en écoutant la radio ou même en écoutant
mon amie Sonia jouer du violoncelle. Je danse sur )
Prokofief, sur Tchaïkovski et même parfois sur Bach.
Je chante, je danse, je saute jusqu’à plus soif. Bien sûr je
transforme la musique, je claque des doigts, et je ne suis
pas dans les temps.
Je ne fais pas que ça dans ma chambre, parfois j ’écris,
parfois je fais du désordre, parfois je parle au téléphone, et
le plus souvent je ne fais rien. Même pas regarder dans le
vide.
Et toujours je fume.
La chambre, encore un espace-temps.
11 y a presque toujours un couloir qui mène à la chambre.
Et la chambre à un couloir. De jour comme de nuit. Parfois
la chambre est vide. Parfois dans la chambre, il y a un
corps. Parfois deux. Parfois un corps se refuse, parfois se
donne. Parfois mange du sucre, parfois écrit. Parfois quitte
la chambre pour n’y plus revenir. Parfois, c’est une
chambre de bonne, parfois une chambre d’hôtel;
parfois une chambre à coucher dans un apparterpent,
et il y a toujours un lit dans la chambre, sauf quand
k _ ide ou presque et qu’on se met à écrire comme dans
k ‘i i l elle.
r . suis partie. Une toute petite chambre blanche, au ras
éb s l. étroite comme un couloir où je reste immobile,
£T:z~- e et couchée sur mon matelas. J ’ai peint les
n :■ -'.es en bleu le premier jour. Je les ai repeints en vert
Sr dt crème jour Le troisième jour, je les ai mis dans le
tmic ir et le quatrième je me suis couchée sur le matelas.
Je de Je tu il elle.
ü . la pièce est grande je trouve. Bruxelles 1974.
- r~s la parole en quelque sorte, en 68 c’était le
ent. Ma grand-mère, elle, la mère de ma mère, ne
jm. ait pas la prendre publiquement alors elle écrivait
àar - ' :n carnet, son Tagesbuch qui lui venait de Vienne.
- ‘ere me dit souvent, tu tiens de ma mère. Elle aussi
Les quatre premières photos du bas.
ait faire quelque chose de sa vie. Ma mère dit cela Jeffrey Kime et Chantal Akerman dans
sc rathos aucun. Comme une constatation. J’aime bien L’Homme à la valise (1983).
. . . e le dise comme ça, je ne supporterais pas le pathos, Ensuite, La Captive. Et à l’extrême
ten a n t, il y aurait de quoi. Sa mère n’a pas pu faire droite, une chambre d’hôtel.
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.

quelque chose de sa vie. Enfin, elle a pu, mais seulement Le carnet de jeune fille de Sidonie Ehrenberg, ma
jusqu’à 34 ans. Après, elle n’a plus pu. grand-mère (1920). Elle était une femme !

Quand j ai demandé à ma mère si elle regrettait quelque


chose, elle m’a répondu : Oui. De ne pas avoir fait
d ’études, de ne pas avoir fait, quelque chose par moi-
même. J ’ai travaillé avec ton père, je l ’ai aidé, j ’ai fait ce
que j ’ai pu mais ça ne me passionnait pas, ça je peux te le
dire, ça ne me passionnait absolument pas. J ’aurais voulu
faire quelque chose par moi-même, c ’est la seule chose
que je regrette. Tu sais, je n ’ai rien fait. Quand je suis
revenue... Je voulais encore suivre des cours, j ’ai
commencé mais je n ’ai pas continué, ça n ’allait plus.
J ’étais brisée, j ’étais cassée. Je ne savais plus vraiment.
C ’est encore bon que j ’ai rencontré ton père qui était
merveilleux et qui m ’a soutenue toute ma vie.
Il m ’a soutenue toute ma vie. C ’est comme ça que j ’ai
survécu.
D’Est, une femme attendant ie bus à Moscou vers six heures du
matin. Elle ne sait pas qu’elle est devenue une affiche, une premiè'-s
Tout cela aussi ma mère l’a dit sans pathos, avec la plus page de couverture d’un livre et bien d’autres choses... J’aimerais _-|
grande simplicité et bien d’autres choses encore. Qu’elle jour essayer de la retrouver. J’imagine qu’elle prend toujours le bus ;
voulait que je fasse quelque chose de ma vie, quelque la même heure.

54
b *>. -.. e ; 'aime. Et que ce n’était pas facile, qu’elle a dû
elt . "ire mon père qui s’inquiétait tant pour moi qu’il
sr - la nuit dans son lit.
Bel ^ement, elle ne me l’a dit que maintenant qu’il
■fcar1 : dans son lit.
» c _ a:s su à ce moment-là...
c i -i ar.iendu qu’une fois mon père pleurer dans sa vie et
*. ras dans son lit mais au téléphone quand on lui a
«âdTI __ y£y mauvaises nouvelles à propos de sa sœur Ruth.
s e me demande si je m’y serais mise comme ça, si
c i . . ' pas une fille de la génération sacrifiée, mon père
rrement était de cette génération-là, sacrifiée,
nt : n sacrifiée est devenu un peu comme devoir de
fcETt; m. mais un peu moins. Parce que là, il ne s’agit pas
üc ~ - :re mais de quotidien. De survivre et d’oublier
d'adolescents.
Üse;_:r. il fallait manger, c’est ce qui comptait. 11 fallait
c irr * e frigidaire, il fallait s’habiller décemment et
__ ent, il fallait remplir la chambre des parents et des
m avec des lits et des draps et des couvre-lits, il
f a r - _'il fasse bon. Pour tout cela, il fallait se sacrifier
s n _ er dur. Et se lever chaque jour de la semaine et et Jacob Akerman,
Bruxelles 1947.
mtr.. : - veek-end.
~ je ne mangeais pas, peut-être parce que je ne
mon. ras coûter à mon pcre et à ma mère, ou bien que je Jacques Akerman, bien des années plus
f i r . ' pas ça ou bien que de ne pas manger, c’était une tard, devant son magasin,
h e m ce se révolter contre la génération sacrifiée. Une La peausserie, dans la Galerie de la
r -e je retournais contre moi. On n’a pas le droit de Toison d’Or à Bruxelles (1981, je crois).
Central Park, New York. Je joue le dialogue
de Juliette Binoche et William Hurt dans
Un divan à New York, pour essayer de le
découper.

se révolter contre la génération sacrifiée. Elle est déjà


assez sacrifiée comme ça.
Sans le savoir, de cette nourriture, de ce sacrifice, je ne
voulais peut-être pas. Je voulais chanter et courir à vélo et
m’enfuir loin dans le bois de la Cambre. Je cachais des
conserves sous mon lit pour m’enfuir dans le bois avec
mon cousin Michel. On ne l’a jamais fait.
Plus tard, j ’ai oublié le bois et j ’ai voulu remplir ce silence
bruyant de bruyant silence, dans un espace-temps. J’ai
voulu faire du cinéma.
J’ai tant aimé le cinéma. Sans peur. Dans l’innocence.
J’aurais fait n’importe quoi. Et j ’ai fait n’importe quoi.
Enfin presque.
A New York et à Paris aussi, et c’est grâce à ça que j ’ai pu
faire Hôtel Monterey et La Chambre. Et puis Je tu il elle.
Avec des bouts de ficelle. Et grâce au vol. C’est ça que je
veux dire quand je dis n’importe quoi. Mais pas
seulement, j ’ai aussi travaillé. J’ai fait de tout. Des
intérims comme dactylo, ça c’était à Bruxelles. À New
York, j ’ai travaillé dans un restaurant sur la seconde
avenue. 11 s’appelait La poularde. Là, il fallait que je porte
une robe et des chaussures à talons. Je me suis donc acheté
une robe rouge dans un magasin de seconde main et des
chaussures, je ne sais plus où. Je commençais à 11 heures
du matin par nettoyer une immense vitre puis je descendais
dans une cave avec deux seaux en fer. Dans cette cave, il y
avait une énorme machine avec un levier que je devais
abaisser. Je poussais sur ce levier de toutes mes forces et
des centaines et des centaines de glaçons dégringolaient
dans un bac en fer sous la machine.

56
: pelle, je remplissais les seaux en fer et remontais
s fi — ers à peine éclairés. J’avais l’impression d’être
wkmà - r déguisée en Petit Chaperon rouge.
: p. _ pins tard, j ’ai travaillé dans un magasin de seconde
eü~ r _ ' dans Hester Street, chez un religieux qui vendait
®rcs aux portoricaines. 11 voulait absolument me
■are- _ son cousin et m’emmenait tous les jours manger
- ■delicacher pour me le faire rencontrer. Je me
■Vt mal comment était le cousin, en tout cas, ça n’a
» a- - et j ’ai décidé d’arrêter de travailler là pour ne
■ donner de faux espoirs. Et finalement, j ’ai été
SE- - - r comme caissière au 55th Street Playhouse.
r es: a que j ’ai volé. Epp Kotkas m’embrasse à la sortie
du Moma, après la projection de Jeanne
Le c o m a projetait un film homoporno. Je travaillais de
Dielman (New York 1976).
ne: _ scpt heures du soir. J’étais mal payée, mais c’était
Epp, je lui ai parlé au téléphone en
Ian ;. que rien. novembre 2001, elle travaillait au World
e - . mon premier jour de travail, un client est arrivé, Trade Center, mais le 11 septembre, elle
Ée • ^ée. Il a sorti un billet de vingt dollars, je lui ai s’est réveillée un peu en retard.
donné un ticket, il n’a pas attendu la monnaie et toujours
tête baissée, il s’est précipité dans l’antre noire du cinéma.
Il avait sans doute peur que quelqu’un passe, le
reconnaisse et apprenne qui il était, ce qui se cachait dans
cet homme bien habillé à l’air affable. Je me suis dit, ce
n’est peut-être pas un si mauvais job que ça, et j ’ai
empoché la monnaie. Je me suis aussi dit ce jour-là, que
cela ferait un film intéressant que de filmer les mains des
hommes qui venaient acheter entre midi et sept heures un
billet de cinéma. Puis j ’ai réfléchi et je me suis dit, non, il
vaut mieux pas. Ne me demandez pas pourquoi.
Peu après, et presque par inadvertance mais pas vraiment,
j ’ai donné à quelqu’un un demi-billet, et l’autre demi à
quelqu’un d’autre, et ainsi de suite. Et je mettais la moitié
de l’argent dans mes poches.
J’étais riche, chaque jour de plus en plus riche.
C’était un sentiment très agréable.
Au bout de trois semaines, le manager a compris, je ne Babette Mangoite me fait courir.

58
■ k - -mment, ce que je faisais, il m’a vidée pour mettre
a. : . :ee à ma place, et que ce soit elle qui devienne

T r _ - mis 4 000 dollars dans mes poches, à l’époque en


-"1 .'était beaucoup d’argent. Avec cet argent, j ’ai vécu
~r- : :s et fait deux films avec Babette Mangolte. Tout
bb . mns la plus grande innocence.
- ne me sentais pas coupable...
- - " meur en scène du film qui passait au 55th Street
' -- .:se avait réuni l’argent pour faire son film en
âas.m la pute à Los Angeles. Je trouvais que c’était une
. ■moire que cet argent-là revienne au cinéma. En
Wl - mnocence.
m:mnt le 55th Street Playhouse est devenu un cinéma
-I d Essai. Babette a mal à l’épaule.
Mangolte, je l’ai rencontrée, grâce à Marcel Downtown Manhattan,
f c œ t m . il m’avait donné son numéro de téléphone, je crois dans les années 70.
- -. . -mit à Hyères ou à Toulon, dans le Sud en tout cas. Au volant, Michael Shamberg.
À New York, je l’ai appelée. C’est sa voix qui m’a frappée.
Une très belle voix.
Elle ne semblait pas très prête à me rencontrer, mais je ne
sais pas pourquoi, j ’ai insisté, et elle a fini par accepter de
me voir un jour, je ne sais plus où. Elle marchait si vite
dans la rue que je n’arrivais pas à la suivre. Même en
courant. Faut dire, je ne cours pas très vite et pas souvent.
Cela me faisait de l’exercice. Peu à peu, elle s’est
apprivoisée.
Elle m’a ouvert sa maison et son monde. Elle habitait près
de St Mark Place et la première fois qu’elle m’a fait à
manger, c’était un soufflé d’omelette ou une omelette
soufflée. Le secret, c’est de battre le blanc des œufs en
neige puis de tout doucement le mélanger au jaune. Je
n’avais jamais mangé ça, et j ’ai adoré, et de toute façon,
j ’étais toujours affamée.
Babette est restée mon amie, une vraie amie, et
maintenant, elle marche à mon pas.

Après Jeanne Dielman, le premier film qui a été produit


normalement, j ’ai perdu l’innocence, et la peur a
doucement gagné du terrain. Sournoisement. Parfois, elle
me lâche. Et je me sens légère, je flotte. Je fonce. J’y vais.
Ce sont de grands moments. D’euphorie et de
concentration.
U n jo u r , j ’a i d it à D e lp h in e , tu sais, je ne sais pas
comment ça se fait, mais je ne ressens plus la même chose
qu’avant quand je fais un film. Ce n’est plus aussi fort. Je
ne me sens plus transportée de la même manière.
Parfois ça revient. Parfois, c’est pas là.
Fais, elle m’a dit, fais. Fais, c’est encore là, un peu moins
Page ci-contre.
à la surface mais ç’est là. Je le sens. Cette passion tu l’as
Circé joue Michèle qui fait l’école buissonnière
encore. Elle s’exprime simplement différemment. Tu n’es
dans Portrait d ’une jeune fille de la fin des
plus une adolescente. C’est tout. Je ne suis plus une années soixante à Bruxelles (1993).
adolescente, comment est-ce possible ? À droite, Thomas Langmann, dans
J’ai pourtant bien l’impression d’être encore une Nuit et Jour, il avait 19 ans (1989).
adolescente. Au milieu à gauche :
Un peu vieille pour une adolescente, mais une adolescente Julien Rassam et Circé dans Portrait d ’une

quand même. jeune fille.


Photo de plateau de Portrait d ’une jeune fille.
Alors je me suis mise à regarder les adolescents dans la rue.
En bas à gauche. Thomas Langmann et moi,
Non, je n’étais plus une adolescente. Que faire alors. Rien, photo de plateau Nuit et Jour. On a
c’est comme ça. Est-ce donc ça l’âge adulte ? Je suis une exactement 20 ans de différence (1991).
adulte. Je dois me conduire comme telle. Je me suis mise à Les jeunes filles en fleur de La Captive. Simon
regarder les adultes dans la rue, je n’étais pas comme ça arrache Ariane du groupe.

60
4Éfc*aj&
È.>>
non plus. Je n’avais pas réussi le passage à l’âge adulte Delphine dans Jeanne.
comme on dit. Il paraît que ça se voit très fort dans Une
famille à Bruxelles, quand on ne sait plus qui parle, de la
mère ou de la fille. Donc la séparation ne s’est pas faite,
paraît-il.

Et e n c o r e u n e fo is ç a m e f a it p e n s e r à u n e h is to ir e ju iv e
qui est dans Histoires d ’Amérique. Dans Histoires
d ’Amérique, il y a plein d’histoires juives, vu que c’est un
film sur les juifs à histoires.
Arrête de commenter et raconte ton histoire. Oui d’accord.
Je commence, j ’y vais, je me lance.
Un homme : Comment va ton cousin ?
L’autre homme : Beaucoup mieux. Le médecin a dit qu’il
pouvait sortir de J’asile psychiatrique.
Le premier homme : C ’était Ici qu 'il était ?
L’autre homme : Oui, il se prenait pour un grain de blé,
mais ça va mieux.

62
- - ~minier homme : Et où il est maintenant ?
I__ :re homme : Sur un arbre, et si tu veux mon avis, il
■B : mieux qu’il y reste.
_ . - minier homme : Et pourquoi, qu ’est-ce qu ’il fait sur
rB _!C .?
I__ me homme. : Eh bien, lui maintenant qu’il est guéri, il
wm j u il n ’est pas un grain de blé mais un homme, mais
fK y z ut savoir ce que les poules pensent ?

: • ::en moi, maintenant que je ne suis plus une


.. . mente mais une femme de cinquante-trois ans, je
' mieux de rester sur l’arbre parce que qui peut savoir
. : :_e les poules pensent ! C’est pas drôle, c’est ça qui est Histoires d ’Amérique.

_ .. que ce ne soit pas drôle.


■ aenéral les histoires drôles sont là pour supporter les
r: mes pas drôles, celle-là, elle n’est pas drôle, donc
- r-r. drôle.
*: cette blague pas drôle du tout, j ’ai compris que je ne
mzms jamais une adulte parce qu’à ma manière, je l’ai
i l -irs été. J’ai toujours été un vieil enfant. Donc jamais Sonia Wieder-Atherton et à côté d ’elle,
son professeur, la violoncelliste Natalia
jh . adolescente. Et toujours une enfant, même vieille. Et
Shakhovskaïa. Une juste d’entre les justes.
se r. les jours l’enfant prend le dessus ou pas.
Un soleil pour son entourage. Une grande
i: . ?art chanter, une des choses qui me fait le plus plaisir violoncelliste.
mi ■ nde, c’est de dire des bêtises. C’est d’une jouissance
li£ nue.
:' dire des blagues pas drôles du tout.
14: ■ amie Sonia est très forte pour les blagues. Elle,
x a : elle raconte une blague, tout le monde rit.
~ _aoi ? Parce que c’est une vraie conteuse. Quand je
lui demande comment ça se fait qu’elle sache si bien
raconter, elle me répond tout simplement eh bien quand je
joue, je raconte, ou conte quelque chose, alors, j ’ai
l’habitude. Sonia, c’est Sonia Wieder-Atherton, la
violoncelliste.

le front froncé,
J e r e g a r d e S a m i a s s is s u r sa c h a is e ,
inquiet, est-ce avant ou après une prise. Il y a un carton de
déménagement derrière lui. Il est assis un peu de côté, je
regarde son autre main, celle qui soutient celle qui se pose
sur sa bouche. Les doigts ne sont pas tendus. Delphine
n’était déjà plus là quand on a fait ce film ensemble. Est-
ce que ça se voit sur cette photo ?
De gauche à droite :
Sidonie, Gusta, Tosca, Esther,
celle de qui je
J e r e g a r d e la p h o to d e m a g r a n d - m è r e ,
mes arrière-tantes.
tiens il paraît et je me rends compte que je ne l’ai jamais
À côté mon arrière-oncle Romek
vraiment regardée attentivement. Je m’aperçois qu’elle Derrière, mon arrière-grand-mère,
porte une montre. Une petite chaîne. Elle ne regarde pas je crois qu’elle s’appelait Rivka.
dans l’objectif, et elle a l’air d’attendre passivement que ça Plus personne n’est là.
passe. Elle porte des collants noirs, enfin, ils ont l’air noir
sur la photo. C’était en 1914. Ses yeux tombent un peu.
De grosses chaussures. Elle a l’air un peu engoncée dans
son corps.
Il y a ses trois sœurs, son frère et sa mère, mon arrière-
grand-mère sur la photo.
Je reconnais mes arrière-tantes, mais pas mon arrière-
grand-mère.
Elle me semble très différente de la vieille femme que j ’ai
connue et adorée.
Ma grand-mère évidemment, je ne peux pas la reconnaître
puisque je ne l’ai jamais connue. Pourtant, je la reconnais.
Quelques années après la photo, elle commençait son
journal. Cinq ans après peut-être.
Pensait-elle déjà au moment de la photo qu’elle ne pouvait
pas dire ses pensées à haute voix par ce qu’elle est une
femme point d’exclamation. Premier mot de ce carnet, je
suis une femme ! Dernier mot, j ’ai le cœur lourd parce que
je n’ai personne à qui penser.
Avec mon grand-père, ça a été un mariage arrangé, je crois.
Avec mon grand-père, ils ont fait deux enfants, ma mère et
sa sœur, en attendant les papiers qui leur permettraient de
venir en Belgique.
Sur la photo, ma grand-mère a l’air d’attendre passivement
que ça passe.

64
Ce rr.me deux agneaux, ils se sont laissé prendre par les
rmands. Ils pensaient que la carte de la Croix-Rouge
-- rrotègerait.
[ - :int-ils fait là-bas, après ? Comme tout le monde,
igine, même si on dit que c’est de l’ordre de
paginable. Pourtant, je m’imagine quand même
c . ..eue chose, et le pire, c’est de les imaginer nus. Lui
» rr.me elle. « Nu comme un ver » on dit.
I . lai, mon grand-père, il ne reste qu’une photo
: -entité. C’est déjà ça, même si ce n’est qu’une image. Il
aussi les quelques phrases qui s’échappent parfois de
t _ mère. Donc, je sais que c’était un homme merveilleux,
r - religieux et qui fermait les yeux sur la modernité de
' _ grand-mère. Il la laissait faire paraît-il.
E: ce ma grand-mère, il reste son carnet de jeune fille. Ma
~t~i me l’a donné. Elle m’a dit, il te protégera. Elle me
r _ conné quand j ’avais bien besoin d’être protégée et
. .'elle-même se sentait impuissante.
- r me l’a donné à la place de parler. Elle me l’a donné,
- point c’est tout. Il est à moi. Il est à moi depuis 1984,
I ; crois.
n 1 9 8 4 , en e ff e t, t o u t a c h a n g é .
J - chanté tellement fort que j ’ai explosé.
I eruis, j ’explose de temps en temps. Après l’explosion, je
mre à nouveau en moi et je reste là pendant des mois
c r.me hébétée.
V_ > pendant l’explosion, je fais le tour du monde à toute
cesse, dans ma chambre ou ailleurs. C’est pendant
r .plosion que j ’ai écrit
t . de nuit, j ’ai mis quatre heures. Il n’y avait rien à
. : rriger.
r . iant l’explosion, je peux parler beaucoup de langues,
I .c .‘hébreu bien sûr me revient tout entier.
? - dant l’explosion, je peux tout, jusqu’à ce que je ne Sami Frey, photo de plateau

sse plus rien. du Déménagement.

menant, je crains l’explosion. Pourtant, il n’y a rien à


*- re. elle vient encore me surprendre de temps en temps.
A rrofite alors de son début et je fais, fais, fais, jusqu’à ce
. . . je m’écrase. C’est aussi pendant une de ces
-\r'.osions, que j ’ai écrit Febe Elisabeth Velasquez, cela
■A pris trois ou quatre secondes.
F r.‘y avait rien à corriger.
A 'v Elisabeth Velasquez a été tuée le trente-et un-octobre
* de neuf cent quatre-vingt-neuf dans une explosion.
Elle y était préparée, elle savait que ça pouvait lui arriver.
Plus de baisers échangés, plus de rencontres improvisées,
plus d ’aube ni d ’aurore, ils t ’ont supprimée, ils t ’ont
supprimée.
Ta bouche s ’est tue, tes yeux se sont fermés, Febe
Elisabeth Velasquez, ils t'ont laissée là étendue dans les
décombres et avec toi neuf autres, et avec toi neuf autres.
Ton sourire Febe Elisabeth Velasquez, oh ce sourire qui ne
tremble pas, ils l ’ont meurtri, l ’ont supprimé, mais pas
effacé. Mais ils n ’ont pas pu l ’effacer.
Elle, Febe Elisabeth Velasquez, elle a osé penser, elle a osé
être, elle a osé sourire. Elle a été, elle n ’est plus, elle a
été, elle n ’est plus.
Ils t ’ont laissée là étendue dans les décombres avec neuf
autres. Neuf autres Ton sourire n ’est plus que dans les
cœurs de ceux qui t ’ont aimée, t ’aiment et t ’aimeront.
Elle, Febe Elisabeth Velasquez, elle a osé penser, elle a osé
être, elle a osé sourire.
Son sourire n ’est plus, Febe, que dans les cœurs de ceux
qui l ’ont aimée, l ’aiment et l ’aimeront.
Ils t ’ont supprimée mais pas de notre mémoire. Ils t ’ont
supprimée avec neuf autres. Et il y en a d ’autres encore et
d ’autres, tortures, cris, pleurs, familles séparées. Assez,
Assez.
Ruines, poussières cendres et sang, assez, ils t ’ont
supprimée. Ils t ’ont supprimée mais pas de notre mémoire,
mais pas de notre mémoire. Ils t ’ont supprimée avec neuf
autres comme toi. Neuf autres.
Il y en aura d ’autres comme toi ou différemment qui
reprendront ta pensée et oseront être un être, Febe
Elisabeth Velasquez de San Salvador et oseront être un
être.
Febe Elisabeth Velasquez, au sourire clair et courageux,
clair et contagieux, ta bouche s ’est tue, tes yeux se sont
fermés et tu reposes déjà.
Toi Febe Elisabeth Velasquez de San Salvador, ton visage,
ton courage et ton nom, nous le garderons, nous le
garderons, ton sourire, ils n ’ont pu l ’effacer, il est là en Page ci-contre.
Catherine Deneuve, dans une rue
moi pour toujours. Pour toujours, en moi pour toujours.
du XXe arrondissement, dans
Febe Elisabeth Velasquez : contre
C’est Catherine Deneuve qui dit ça en avançant vers nous l ’oubli (1991).
dans une petite rue du vingtième arrondissement. A la fin, Catherine Deneuve avait son
elle sort, se jette presque hors du champ. Ce n’était pas anniversaire, ce jour-là. C’était un jour
prévu et j ’en frissonne encore. de novembre, je crois.

66
- dit ça et marche sur la musique écrite par Pablo
-.s. et jouée ce soir-là par Sonia. Enfin diffusée ce
- --la. dans cette rue-là.
'espère que quelqu’un a ouvert sa fenêtre ce soir-là,
:ette rue du vingtième arrondissement. Je ne sais
pn_' e ne regardais que Catherine Deneuve.

. . ~pendant une autre explosion que j ’ai écrit le texte du


-Jcran en trois ou quatre secondes, et il n’y avait rien
x - : rriger.
E - -: rendant une autre explosion encore que j ’ai écrit
r rt-dernière version de Golden Eighties, mais là, on a
ni _ réécrire parce qu’elle coûtait trop cher, encore trop
à ;-. Toujours trop cher. C’est Pascal Bonitzer qui a réduit.
*.■ e ne voulais pas. Je ne pouvais pas. Je regrette
r - . :e l'avant-dernière version. Celle à deux étages avec
r-. i ers roulants.
? -- aant l'explosion, je ne suis jamais fatiguée et je ne me
■ -. f.e jamais de bonne heure, d’ailleurs, je ne me couche
325 -

. ' grâce à l’explosion de 1984, que j ’ai rencontré Serge


I . ‘ ici qui m’a sauvé la vie.
m X il savait faire ça, sauver la vie. Maintenant, il n’est
3 u a s là .
N sa femme d’ailleurs.
_-i rimière fois que je l’ai vu, il tremblait,
è - r! rien pu faire pour lui.

.arnet, c’est ma mère qui l’a signé du nom de sa mère.


Slc : nie Ehrenberg. Elle-même s’en étonne. Pourquoi, j ’ai
s Elle ne le sait pas, moi non plus. Sans doute pour
: "-er un point final. Une sorte de sépulture sans shevah.
lu - :ur l’authentifier. Pourquoi, j ’ai signé, elle se
:. mande. C’est une demande sans réponse, comprendra
;. oudra.
. grand-mère n’a pas signé son Tagesbuch qui lui venait
Menne.
: : sais pas exactement pourquoi, mais ça me fait mal.
M mère a signé après, après la tourmente. Quand elle-
- . . est revenue de la tourmente où sa mère, son père,
- - acle, son grand-père avaient péri, comme presque
xo_- le monde.
- r re. une peinture, un film sont de quelqu’un,
. - : u'une. C’est signé.
Pas un Tagesbuch. On signe quand c’est adressé à
quelqu’un comme une lettre, une carte postale. Ma grand-
mère n’adressait son Tagesbuch à personne, puisque c’était
son seul confident.
Maintenant ce carnet est à moi. Je le regarde, je le touche.
Pas trop. L’écriture commence à s’effacer, surtout celle au
crayon. Le jour où j ’ai été filmer ma mère avec Renaud.,
on a mangé du bouillon tous les trois et puis j ’ai sorti le
carnet de mon sac et j ’ai demandé à ma mère de lire la
première page et de la traduire. Elle a dit oui. Mais avant
de commencer, elle m’a dit en se penchant sur le carnet,
regarde comme c’est joli cette tête, elle est magnifique,
non ? Oui, j ’ai dit. Puis j ’ai insisté pour qu’elle traduise
l’autre page, pas celle où ma grand-mère avait peint une
femme à chapeau, mais celle où elle avait écrit. Et elle l’a
fait, s’y reprenant souvent à deux, trois fois. Avec
difficulté. Elle a un peu oublié le polonais mais
finalement, elle y est arrivée.

Je suis une femme !


Je ne peux donc pas dire tous mes désirs et toutes mes
pensées à voix haute. Je peux juste souffrir en cachette.
Alors à toi ce journal, le mien, je voudrais au moins
pouvoir dire un peu de mes pensées, de mes désirs, de mes
souffrances et de mes joies, et je serai sûre que jamais tu
ne me trahiras parce que tu seras mon seul Confident !
Après nous avons eu un petit dialogue, entre mère et fille
que je ne peux m’empêcher de transcrire.
La fille : Et ça s’est fait en quelle année ?
La mère : Eh bien, il n’y a pas marqué ?
La fille : Si ! Il y a marqué quelque part. Ici ! Mais après,
les dates sont pas tout le temps les mêmes. Qu’est-ce qu’il
y a marqué là ?
La mère : Djeniek Sidonie Ehrenberg : journal... elle
s’appelait Sidonie...
La fille : Ehrenberg.
La mère : Ma maman... Sidonie...
La fille : Ici !
La mère : Ah voilà ! En 21 !
La fille : En 21 ! En quelle année elle est née ? Tu sais ?
Elle... elle... écoute, c’est facile à - malheureusement - à
savoir, en 42 elle avait 34 ans.
La mère : Non, 37... 35.
La fille : En 42 elle avait 35 ans ?

68
: ■ ere : Je crois qu’elle est née en cinq.
. : Ah non c’est pas possible. Si en 42 elle avait 35
. e est née en sept, donc elle avait quinze ans...
Imere : Oui...
:T1. : Elle avait quinze ans quand elle a écrit ça.
t —.ere : Quinze-seize ans.
k : Oui...
i ;re : Regarde son écriture déjà merveilleuse. Regarde
a toutes sortes d’écritures. Tu sais qu’avant je savais
or e lire encore le polonais.
e : Mais ça s’efface. Il faut absolument que je le
r- ■- oie parce qu’on n’aura plus de trace.
-re : Regarde cette écriture toute petite comme ça, tu
- et ça tu as vu ?
" le : Alors elle a écrit de 1900 à... laisse moi voir
.. que je ne vois rien.
~ r:e : Ici au début il y a marqué 20, janvier 1920. La mère, Natalia présente sa fille Chantal à un concours de beauté
le : Donc là elle avait 15 ans... non 13 ans ! pour bébé. Je ne sais pas qui de la fille ou de la mère gagne.
La mère : Non !
La fille : Mais elle est née en sept maman.
La mère : Non, en cinq je crois qu’elle est née.
La fille : Mais... bon là c’est 1920...
La mère : Oui...
La fille : Qu’est-ce qu’il y a marqué là ?
La mère : Stitchnia... janvier... C’est mon grand-père qui
lui a rapporté ça de Vienne parce que tu vois ici c’est écrit
en allemand, « Mein Tagesbuch », c’est en allemand... je
me demande comment c’est resté là, qu’on a retrouvé ce
journal, je ne sais pas, je n’ai aucune idée.
La fille : Mais qui te l’a rendu ?
La mère : Mais je ne sais plus, je ne sais plus du tout. Je
ne me rappelle plus du tout comment est-ce qu’on a pu le
récupérer. Cette écriture que j ’admire ! Si petite !
La fille : Et c’est la seule chose qu’il te reste ?
La mère : Oui...
La fille : Donc ça va de 1920 à ...
La mère : à 21... tu as vu là, c’était déjà son écriture de
grande...
La fille : Là, regarde, 1922. Elle l’a écrit en deux ans.
La mère : Oui, là elle écrit au crayon.
La fille : Là, le 13 du 7...
La mère : Alors c’était de janvier 20 au 13 du 7 de 22...
en deux ans alors. (...)
La mère : Garde-le précieusement c’est tout ce qu’il nous
reste.
La mère : Tu sais c’est une langue difficile le polonais,
comment veux-tu que je sache encore. C’était il y a quoi ?
Soixante ans... soixante-cinq ans, oui soixante-cinq ans...
La fille : Et moi j ’ai appris l’hébreu et j ’ai déjà tout
oublié.
La mère : Alors... je trouve que c’est encore formidable...
Bon je peux plus, je peux plus...
La fille : Laisse-le, laisse-le. On va le fermer, je vais le
ranger.
La mère : Et c’est si merveilleux cette photo...
La fille : C’est pas une photo maman.
La mère : Ce petit portrait, tellement joli ce visage,
tellement beau et ces grands yeux ! Elle était artiste ! Et
mon grand-père la laissait faire, il la laissait apprendre
chez un professeur russe, parce qu’elle faisait partout des
peintures, partout elle dessinait.
La fille : Et ton grand-père la laissait faire parce qu’il était

70
m religieux que ta grand-mère.
La rre : Il a tellement voyagé ! Il était très... à la page,
^ r v J-père là. L’autre pas du tout ! Très très très
RL&ieux.
file : Lequel autre ?
i ~ere : Le papa de papa, que j ’ai connu.
— " e : Alors attends, mais ta grand-mère...
— ere : Elle était très religieuse mais elle a épousé un
— e qui ne l’était pas vraiment, mais tu vois bien que
— ' e temps on ne divorçait pas.
— ~ e : Oui mais alors comment c’est possible que ta
mer. ait eu le droit de prendre des cours de peinture ?
— • : A cause de mon grand-père qui la laissait faire.
w i : t qu’elle avait du talent.

re a v u le film f a it ce d im a n c h e - là . Aurore, c’est


x~ re Clément.
r _e. dans Demain on déménage, a redit les paroles de
i es. ' ,:e et de ma grand-mère. Pas tout à fait. Bien sûr. Je
s ii ~ édifiées. 11 fallait bien en passer par la fiction. Et
E m r c-mère dans le film ne s’appelle plus Sidonie, mais
fasc- u Tocha. Tocha, c’est le nom d’une des sœurs de ma
_-7tère. Une des sœurs qui est revenue de là-bas.
La r.ere Aurore) à un moment dit à Charlotte (Sylvie), sa
Üf- __ns le film : c’est un miracle que je suis là et que tu
I «s A. ru sais.
.re n‘a pas dit ça quand on est allé la filmer Renaud
I Ï1 K .
I l * ~ ?ment donné, Aurore embrasse sa fille.
D r ' e film on ne sait pas pourquoi.
Dtaxs r' images sur ma mère, on ne sait pas pourquoi non
r d’un coup, elle m’embrasse. Moi je le sais, elle
- ' -, découvrir, ce que moi et ma sœur avons ajouté à
— - irr.et. Mais d’abord, ce qu’elle a écrit, elle, après les
fier- =r> mots de sa mère. Elle ne s’en souvenait plus. Elle
?uvenait plus qu’elle avait écrit.

if le journal de ma chère maman disparue si tôt à 40

Sr :r lierai jamais sa vie de jeune fille, et je penserai


pie* à elle comme la meilleure maman qui existe au
Aurore, la mère découvre que la fille
r~e:te de ne pas l ’avoir aimée beaucoup plus et mieux Charlotte a écrit quelque chose dans
i . ai aimée. Elle était si bonne et si compréhensive le carnet. Elle l’embrasse.
qu ’elle sera toujours dans mon cœur, une, seule et unique,
et personne ne pourra me la remplacer jamais. Ma chère
petite maman protège-moi, Nelly. (flô t tL&d c- ^ °l-

m Q
a.\jdjC Ul- Av. -vœ ':L f u-'i
Et puis ce que nous avons écrit, ma sœur et moi. L’une J U ; :/

après l’autre. ^JjL f d j 't Ccœ\.. o.


Chère maman Pé & x £&M k{\aasl J -a (V&c (fn J'-'tp_
Tu ne peux savoir ce que j ’ai ressenti en lisant tes
ü\, s&jPecA^-f !\ j /tj
quelques lignes.
J ’espère que tu te sens protégée et aimée par nous tous et tt ‘K t y 'U C 4*. A *, s p jh X o . j q . \ o a -Vus /v -
que tu es heureuse.
dKjXucO^
U .p u , U
Chantal.

Chère maman
Moi aussi, j'a i ressenti quelque chose dans mon cœur en \ c N'-
lisant ce que tu as écrit. Personne ne pourrait te remplacer eJ ^ jct'XJ'V'C^ j-'^~
maman chérie, moi j ’aimerais connaître ta maman chérie,
yW vw ' w & ^
ta fille qui t ’aime beaucoup.
Sylviane. iijdx. f'yjUÿ- -

Ma mère a vieilli sa mère. Ma grand-mère a disparu à 34 ans.


Pas à 40. Pourquoi, je ne sais pas. îf ,Yr^OYv*-C>.

Après avoir embrassé Sylvie, Aurore continue. trS. Y~ *


C ’est ton père qui m ’a appris le polonais. Il l ’adorait. —U Uiu iU-o^A
C ’est, drôle hein ! Tu vois ce qu ’ily a de merveilleux, c ’est, \ A*- Xla L J» .aÂOU~
c ’est, ce portrait, regarde. C ’est tellement, ce regard et ce ,,om Aom. fk -x-- ka *.
visage, ces grands yeux noirs...
Ah ! C ’était une artiste. C ’était une artiste.
Tosha Ehrenberg, 1924.
f VivLA

Après cela la mère - Aurore qui se plaignait toujours que | ; j . ,


x .'. y j_ h - S - k / 'g - A .. a,A^.A3ïx y . y . K . . \

sa fille fume, prend une cigarette, et fume, avec sa fille en ■!/'•.. -Ï/V-. •ô S- ..... ' S- .3 •!
regardant droit devant elle. ~ ,CiA/J x '‘S S p . J ' . , . y ’ ’ X À ■’X ' S y A .-..r;i< j- ■
A quoi pensait-elle Aurore en regardant comme ça droit
devant elle ? 1 H P ' ' f
k
A m - o s ^ ,
C’est son secret.
Nous étions tous devant elle, toute l’équipe, pourtant, elle
a l’air toute seule.
y
%

W A

On dirait même qu’elle n’a pas d’enfant.


M a m è r e m ’a t o u jo u r s d it, un jour il faudrait que tu
fasses quelque chose avec ce carnet. C’est fait ou presque.
Ma mère a regardé Aurore jouer cette scène et soudain,
j ’ai vu des larmes dans ses yeux. Elle essayait de les

72
■ ''•lais n’y arrivait pas, c’étaient des petites larmes
: arêtes.
r* ;:-main, je lui ai téléphoné, elle m’a dit, tu sais
_r. peu émotionnée hier, mais je me sens enfin bien.
.. ' films m’ont amenée enfin là. Elle se sent enfin

f .e a versé une larme.


:s ans de travail avec tant de tours et détours, elle
. n . '.fin bien.
que je cherchais. Je n’en sais vraiment rien.

le croire.
r.nêtement pas seulement.
:es qu’elle m’écrivait pendant que je vivais à New
z i qui sont apparues dans News From Home, souvent
îs par les bruits de la ville. Ma chère petite
F. ici. c ’est comme d ’habitude les affaires vont mal,
-- u été malade et moi aussi, je t ’envoie vingt
*i espère... Ta maman qui t'aime.
. - n'a pas servi à ça.
ose es d ’Amérique avec l’histoire de l’arbre. Et déjà
Un peu.
. t . ent, c’est mon père cette fois qui a été le plus
r le film, tout en me disant, qui est-ce que ça peut
Nous et puis...
_ ai dit, qu’importe, c’est pour toi que j ’ai fait ce
rapa.
~ ? Et il a eu un petit sourire. C’était au festival de
ru Ues.
u .. pourtant, elle m’a dit, je me suis identifiée à la
. : .'âmes Byrd Junior quand elle cite tous les noms
imille dans l’église. Avec tant de dignité,
s. *eral. c’est le nom des morts qu’on scande. Là,
:> noms des vivants et c’était encore pire.
m ffère bien aimé, les choses ont changé depuis ton
N js cœurs sont remplis de douleur et de tristesse...
- an et papa, tu étais le plus créatif.
rères et sœurs,

News from Home.


Derman et Levonne, Sud. Jasper, Texas.
La sœur de James Byrd Jr.
pour tes enfants,
égrène les noms des vivants.
James,
Une amie à elle, je pense, chante.
Renee,
Roos,
sa mort est une grande perte...

Oui, c’était le nom des vivants, et c’est aux vivants qu’elle


s’est identifiée.
Quand ma mère m’a dit ça, je lui ai répondu, oui, Claire et
moi aussi on s’est identifiées. Et on a pleuré. On a pleuré
chaque fois que la scène repassait devant nos yeux. Au
bout d’un moment, on s’est mises à rire nerveusement.
Ma mère n’avait pas pleuré, pas encore. Il aura fallu
Aurore.
Aurore qui la rejoue. Oui, il aura fallu tout ce temps. Et
passer par la ficton. Enfin presque.
ml lu passer par Aurore qui répétait ou presque ce
>~ème nous avait dit à peine deux jours avant.
. : r.'ai fait ça, prendre ses paroles, les lui
.es mettre immédiatement, et à peine
~ ees. dans une comédie comme seuls les
Vf s peuvent en faire. À peine transformées
nr. sformées quand même.
7 ; pas dire que je cherchais ça. Je cherchais pour
Abord.
bt re si .fis pas, pas vraiment, qu’en cherchant pour moi,
ï Tre ..ait trouver pour elle. Et sans doute pour elle
*1.
. "vrnt, je me dis ça. Maintenant, je me dis que la vie,
e. la mienne ne sera plus jamais pareille.

' :m nom o n le p o r t e , et c’est avec son nom qu’on


r nlus souvent.
~h - :n prend un pseudonyme. Moi pas. Puisque mon
filait un garçon pour le nom, il fallait bien que j ’en
: uelque chose de son nom, même si ce n’est pas la
u chose comme a dit mon père quand je lui ai dit, tu
. f que j ’ai fait de ton nom.
a z zsi pas la même chose, j ’ai beau m’évertuer, je le
. :c ne sera jamais la même chose,
fiant, il n’est plus là, et ce ne sera quand même
s la même chose,
fc* ers. C’est vite dit.
. me suis jamais mariée. Je me demande ce que Photos de plateau des
-En ' fait ? Aurais-je signé du nom de mon mari si Années 80.
Avec John Berry et Myriam Boyer.
John et Myriam vivaient ensemble. Ils ont eu un enfant.
John a quitté l’Amérique à cause de la chasse aux sorcières.
Il était metteur en scène là-bas, il est devenu metteur en scè-T

Pascale Salkin et Maria de Medeiros


dans J ’ai faim, j ’ai froid, 1983.

jamais... Non, je ne crois pas parce que même si ce n’est


pas la même chose, c’est quand même le nom de mon père
qu’on entend quand on entend Akerman, le nom de mon
père, de mon grand-père, de mon arrière-grand-père, etc.
Pourquoi était-ce si important pour mon père qu’il ne soit
pas le dernier à porter son nom. Je ne sais pas. Enfin après
moi et ma sœur. Mais cela ne comptait pas.
Etait-ce vraiment d’ailleurs le nom d’un de ses ancêtres ou
un nom qui lui a été donné à cet ancêtre-là parce que, soit,
il était paysan, soit il vivait dans une ville qui s’appelait
Akerquelque chose. C’est un nom de la diaspora.
Eln nom d’emprunt. En attendant le messie.
J’aurais dû répondre ça à mon père quand il m’a dit pour
le nom. Mais je n’ai pas eu la présence d’esprit. Au fond,
c’est comique. Burlesque même. Non, tragi-comique.

C o m iq u e . Oui, j ’ai envie de ça. Et du burlesque.


Au cinéma, on peut tout se permettre, on peut casser des
assiettes, cirer ses jambes, hurler pipi dans les escaliers.
J’ai commencé par ça. Burlesque. Et tragique aussi. Ça
finissait mal, commençait bien. Souvent ça commence mal
et finit bien au cinéma.
Et puis faire des spaghettis, ça, c’est ni bien, ni mal, mais
les manger salement, ça c’est pas très bien. Sans se laver
les mains d’abord.
Se frotter la bouche avec ses mains, sans serviette, ça,
c’est pas grave, mais pas très bien. Mais jeter tout par
terre, faire tout tomber des armoires, les casseroles et les
boîtes de maïzena et la passoire et enfin tout ou presque,

76
eter de l’eau sur ce tout, c’est pas grand-chose,
crcsque rien, mais c’est presque mal.
. ■avoir l’air j ’ai commencé par le début, Saute Ma

c - ; rends compte que ce film, depuis que j ’ai


Eir cr er.cé ce monologue, que ce film m’obsède. Qu’il y
•air c. tout ce que j ’aimerais encore pouvoir faire. Au
r e _ et dans la vie. Dans la vie, ça m’arrive encore
■ k U mais c’est par inadvertance,
ici 2r. maintenant, ce n’est plus possible, j ’avais dix-
ir _r.s. Et j ’ai mis mon corps dans ce film et je n’avais
K . ■ _ :dée de ce que ce corps allait produire. L’aurais-je Sylvie et Stanislas.
À droite, on essaie le pâté sur mes pieds .
K. . curais-je fait comme ça si j ’avais su ? Un corps
Est-ce que le chien Edgar, rebaptisé
K __ : ut et à la fois pas encore défini mais trop défini.
Roméo, va les aimer ?
. •- :è:e ronde. J’ai rejoué après dans Je tu il elle Il est supposé venir lécher les pieds de
z - _ dans L’Homme à la valise. Mais dans L’Homme à Juliette Binoche.
ci l. faisais déjà la « maladresse ». Enfin à peine. Je crois que la scène a été coupée (Un
Pît; j que je suis restée maladroite, jusqu’à aujourd’hui et divan à New York).
pr; que ça.
mr er oute seule dans une cuisine. L’espace domestique
tm : ' maintenant. C’est moins comique, et pas du tout
"üüur . mue. c’est même triste. C’est comme une réponse à
iieu i. ma ville, où plutôt, Saute ma ville était déjà une
e t : rme à Jeanne Dielman.
farqer toute seule dans une cuisine, face caméra, de
peu -es petites tartines. C’est Delphine. Delphine Seyrig.
. 'est plus là. Elle ne mange plus. Elle mangeait avec
|3 et" ce jubilation dans la vie. Une fois qu’elle avait fini
■ e - n. elle allait dans l’assiette des autres, surtout quand
i -• c. ait des frites.

H
Dte - oassé un mois ensemble à Bruxelles, un mois de Jeanne, Delphine qui fait la vaisselle.
T l'. _ et de jubilation Elle n a Pas 016 'ave vaisseHe automatique-

- . -: là que j ’ai commencé à l’aimer et ce n’est pas fini.


- La vie à la mort.
- _ reaucoup mangé, parlé, de tout et de rien. De soi.
. - ". (celui de la photo) venait souvent.
i ' us faisait rire. Un jour, il m’a dit, tu vois, tu es comme

- peut-être oublié. Moi pas.


- : matin, on répétait, Sami filmait les répétitions. Et puis,
Le chine et moi, on regardait. Au bout de deux-trois jours,
-. ait à Delphine, j ’ai l’impression que le film va être
m - eng. Tant pis, tant mieux. 11 sera,
fe - - comprends pas pourquoi je ne lui ai pas fait faire un
■ burlesque, j ’aurais dû y penser et maintenant c’est
moç tard. Mais j ’ai mis des années à comprendre qu’elle
* x: a la fois une drôlerie qui pouvait aller jusqu’au
r t esque, et que derrière ce sourire se cachait quelque
Aüse de tragique. Et le burlesque, c’est subversif, surtout
—r ? .‘espace domestique - ma spécialité. C’est déranger
'are même en rangeant. Pour le burlesque, je suis prête
- _ er. Sylvie aussi.
- Leurs les noirs devaient savoir déjà ça quand ils étaient
p ria ’-es. Ils jouaient aux noirs comiques. Fais-moi rire. Ma
. encore elle, dit toujours, ne ris pas tant, après tu vas
' :irer. Oui, c’est vrai. Le plus souvent, c’est vrai,
i‘espace-temps ???
; . garder est-ce la même chose que voir, non. Il faut regarder
Te" _ir.t combien de temps pour avoir vu et vu quoi.
:: - _'est-ce que ça veut dire que d’avoir vu.
Es -:e que quand on voit, on entend en même temps ?

r ‘aime le cinéma muet. Il ne prétendait pas à un


■ÉH-iacre. Pas vraiment pas comme maintenant dans ce
-û- : appelle le cinéma naturaliste.
Ihurcnt, les gens y croyaient au train qui entre en gare à
p - .otat.
x. ne le cinéma des origines.

C e :. photo de Sami, cela fait longtemps qu’elle était là


t t . n bureau et mon regard ne faisait que l’effleurer. Je
■e iis pas si Sami savait qu’on le photographiait à ce
et, cr.ent-là. Il a l’air démuni. Le savait-il ?
Dans ma première tentative d’autoportrait, je commençais
par demander de la bienveillance.
Il me semble qu’ici j ’en demande encore plus.
Je parlais après Barthes de l’artifice de la sincérité.
Si j ’écrivais juste une suite de faits, à plat. Platement.
Sortons de l’œdipien.
Mais je suis en plein dedans. N’ai rien résolu. Grand-mère,
grand-père, mère, père. Sortons, sortons.
Chantal Anna Akerman
1950. Née à Bruxelles, le six juin.
1953. Rentre au jardin d’enfant.
1956. Rentre à l’école primaire.
1962. Rentre au Lycée.
1966. Sort du Lycée, au milieu de l’année.
1967. Entre à l’INSAS, en sort trois mois après.
1968. Novembre 68, tourne Saute ma ville puis va vivre à
Paris, etc.

L’é c r itu r e m in e u r e . Quand j ’ai lu le livre sur Kafka, de


Deleuze et Guattari, c’est ça qui m’a frappé. L’écriture
mineure. C’est bien ça que je faisais au cinéma.
Et ça commençait d’abord par de l’écriture.
C ’était un mardi vers la fin de l ’après-midi.
Jeanne est dans sa cuisine.
Elle verse un peu de sel dans les pommes de terre
largement recouvertes d ’eau, sans montrer aucune
hésitation quant à la quantité.
Elle couvre la casserole et allume le gaz.
Elle enlève alors son tablier au coup de sonnette qui ne
semble pas la surprendre.
Elle passe encore ses mains rapidement sous l ’eau qu ’elle
(etc...)

Littérature mineure donne-t-elle cinéma mineur ?


Ça se peut... Deleuze parle aussi de machines célibataires,
je crois. Je ne retrouve plus son livre.
Anna des Rendez-vous est célibataire.
Quelqu’un qui erre, vagabonde ; Et comme dit Kafka dans L’Homme à la valise.
son journal, le célibataire n’a rien devant lui, et de ce fait Je m’inquiète de lui.

rien non plus derrière. Serait-il déjà dans le couloir,


ou en train de se laver ?
Dans l’instant, cela ne fait pas de différence, mais le
célibataire n’a que l’instant.
Il n’a de sol que ce qu’il faut à ses deux pieds, de point
d’appui que ce que peuvent couvrir ses deux mains...

80
E> a: tellement moins que le trapéziste du music-hall
gse _r qui on a encore tendu un filet en bas...
Vr7:i est célibataire.
Cr Motte aussi.
- e aussi. Malgré Jack et Joseph. Elle finira par s’en
ii toute seule... Mais qu’est-ce qu’elles ont toutes ?
1 '.- jeune femme de L ’Homme à la valise aussi.
~a r.a voyage.
Cr Motte pas encore.
v . v o y a g e entre Paris et Bruxelles.
* ’- jeune femme de L’Homme à la valise arrive bien de
: . : rue part.
s «: : mment se retrouve-t-elle dans le même appartement
*aY -.nna, à la fin de ses Rendez-vous ?
jc se retrouve là pour être toute seule, et finira par se
Franz Kafka.
K ' aver toute seule, et célibataire, et en train d’écrire.
-ger, partir, revenir, partir, revenir encore. Bruxelles,
: . Bruxelles, Jérusalem, New York, Paris, Bruxelles,
Et ailleurs.
* ~. nde éclaté. Un appartement où l’on ne fait que

- est cinéaste.
Cr. - saura jamais très bien pourquoi, ni comment. On
ttt ' :*ra d’ailleurs rien, tout au long du film de son
:e qui relève plus immédiatement du cinéma, ni
mge, ni acteurs, ni producteurs, etc.
e saura jamais très bien pourquoi elle est cinéaste,
s Yest que cela lui permet et l’oblige à dériver, à
a être nomade.
C r _ erra voyager de ville en ville, comme un commis
MM r . ar pour présenter son film.
r ■- . erra pas la présentation mais seulement les
k m eres d’un cinéma qui s’éteignent devant ou derrière
rais des gares, des trains, des quais, des chambres
3C des bouts de villes.
:::aà l’homme de service cette nuit où commence
a «<je pense qu’on a réservé une chambre pour
ensuite elle dira son nom, on entendra
“;:ement son prénom, et son nom de famille se
ra pour nous.
' --vdez-vous cl’Anna. On a tourné l’hiver. Avec
re. Encore une actrice que j ’aime,
a .cernent, elle vit encore.

r
I

A u rore, je l’ai rencontrée à Rome. Elle était en haut des


escaliers. Et moi en bas. C’était l’été.
Dans une robe de soie d’un jaune éclatant, avec des cheveux
si blonds et légèrement bouclés.
J’avais écrit pour une brune, j ’étais éblouie. Elle souriait.
Elle était irrésistible.
Elle est descendue ou je suis montée vers elle. Je ne me
souviens plus.
Nous avons passé deux jours ensemble puis elle a pris le
train avec Dean et déjà, elle me manquait. Tant pis pour la
brune, ce sera une blonde. Mais quand même pas si blonde.
On peut arranger ça.
Elle était irrésistible. Elle l’est toujours.
Elle le sera toujours. Et plus que ça.
Sabine Lancelin dit « Aurore, c’est la lumière, Sylvie, c’est
le cadre ».
Sylvie est blonde aussi, mais on a arrangé ça dans Charlotte,
pas dans Ariane.
Sabine Lancelin, c’est une chef-opératrice. Je l’ai rencontrée
grâce à La Captive, elle aussi est devenue une amie. J’ai fait
trois films avec elle.
Et si je continue à faire du cinéma, il y en aura d’autres.
Sabine a deux filles Eisa et Joanne. Les deux filles de
Sabine lui demandent souvent pourquoi tu parles à Chantal
comme à une enfant.
Pour La Captive, je ne trouvais pas de chef-opérateur,
Raymond Fromont, avec qui j ’ai fait mes trois derniers Simon et Ariane,
documentaires et Portrait d ’une jeune fille n’était pas libre. Stanislas et Sylvie,

Alors, j ’en ai vu des opérateurs... photo de plateau


de La Captive.
Et Sabine, je ne voulais pas la rencontrer, je la confondais
avec quelqu’un d’autre. Finalement, le directeur de
production a insisté, et je l’ai rencontrée, elle était habillée
de rouge et souriait, le visage ouvert et les yeux brillants et
immédiatement, j ’ai dit alors, on fait le film ensemble.
C’est comme ça que ça s’est passé. Suis ton instinct me dit
toujours quelqu’un et tu ne te tromperas pas. Parfois mon
instinct se rouille alors tout se brouille et je cours tête
baissée à la catastrophe.
Dans La Captive, ils sont blonds tous les deux, blonds aux
yeux bleus tous les deux. Stanislas et Sylvie. Simon et
Ariane. Ils sont jeunes.
Deleuze, encore, dit d’Albertine, c’est un être de fuite.
Encore une fois, il a raison. Page ci-contre.
Sylvie dans la vie, est un être de fuite. C’est pas qu’elle fuit, Sunrise.

82
'JH*'
qu'elle cache toujours autre chose. On croit la connaître Jeanne peu de temps
avant le troisième client.
non, quelque chose d’insoupçonné apparaît, derrière ce
était déjà insoupçonné.
' ïr»p. parfois j ’ai peur pour elle, pourtant, elle est forte,
et forte. Et quand parfois, je lui dis, fais attention, elle
__: répond, enfin quelqu’un qui s’occupe de moi. Et elle rit.
r~. e son rire.
5anislas. il avait l’impression que ce film, c’était son histoire,
bar Stanislas aussi, j ’ai peur. Et j ’ai envie de lui dire,
.s.as, oublie ton histoire, Stanislas, va de l’avant. Mais je
. lui dis pas, je ne sais pas pourquoi sans doute parce que
■e le vois pas.
doute parce que je ne lui téléphone pas. Pourtant
. j ’en ai envie. Mais Sylvie me donne des nouvelles
ils se voient et sont restés très amis après La Captive.
est pas toujours comme ça.
■ie quand jfe lui ai demandé pourquoi elle voulait jouer
•' e. elle m’a dit Ariane est libre. Je ne le savais pas.
eut le savait-elle ?
comme ça, elle savait.
e elle m’a dit ça, c’était lors d’une audition,
suis dit sans plus jamais le remettre en question,
sera Ariane/'
d'elle, il y avait Stanislas qui la regardait,
a aussi ce jour-là, qu’il est devenu Simon pour moi.
- Aurore, j ’ai toujours peur. Pourtant à sa manière,
. t forte aussi. Mais pas comme Sylvie.
e. Aurore, Sylvie. Toutes les trois font partie de ma
.me si je ne les vois pas souvent. Pas assez souvent,
es ' :it là, dans l’imaginaire. Elles vivent en moi. Circé
-ss: rarfois, et parfois, je la vois,
.m nt. je ne dirais pas d’elle, comme de Sami quand il
u - - >ur une chaise que je me sens un peu comme elle.
_ssi aurait pu être un acteur burlesque. Il peut toujours.
...aine fois que je le vois, je lui dirai. Peut-être.
-.e 'ai rencontré Delphine pour la première fois,
blonde platine et avait les cheveux raides.
- * .. Nancy, non à Annecy. Sur une place. J’ai entendu
b r:'appelait, par un haut-parleur. J’ai été là où il fallait,
: idc suis retrouvée en face de Delphine Seyrig.
- ' 21-23 ans.
. —'a demandé avec un grand sourire de pouvoir
. ■As diapositives que Jane Fonda avait faites sur
.s an à l’heure où devait passer Hôtel Monterey.
C’était trop tard 10 heures pour les dias. Y..-
J’ai dit, « et pour mon film 10 heures ce ne sera pas trop , L S ^ ' ETEKSKAusmu^ -
tard ? », elle ne disait rien continuait à sourire, sourire.
J’ai accepté, comment résister, mais à une condition, c’est " W - j ^ \ fà'-
qu’elle reste pour mon film même s’il ne passait qu’à dix ****** ^ ^ ^ \
heures. Elle a accepté. 1
ofc
Elle a regardé, vu, Hôtel Monterey.
Elle avait accepté ce jour-là comme plus tard, elle a c,A 'B f r.
accepté Jeanne Dielman.
Oui, c’est comme ça. À ce moment-là, elle n’était plus
blonde platine, mais rousse et bouclée.
Quand le scénario de Ils voguent vers l'Amérique qui est
devenu plus tard Jeanne Dielman a été fini, Marilyn et moi
avons été la chercher à la fin de la pièce de Peter Handke,
Delphine Seyrig et loana Wieder, dans
La Chevauchée sur le lac de Constance. Où il y avait aussi les années 70. C’était le bon temps.
Sami. Et Jeanne Moreau qui tapait du pied.
J’avais adoré ça qu’elle tape du pied, je croyais que cela
faisait partie de la mise en scène. Non, m’a dit Delphine,
c’est parce que Jeanne était très fâchée. Je n’ai jamais su
pourquoi.
On est allé chez Joe Allen avec Delphine et Sami et
Marilyn. J’étais étourdie, sous le charme. On riait, on a
tous mangé un hamburger avec des frites et parlé de New
York, je crois. On était tellement de bonne humeur, en tout
cas, moi et les autres aussi, je crois.
Cette bonne humeur, je m’en souviens encore. Sami
éclatait de rire. Delphine avait l’esprit d’escalier et moi,
encore une fois, j ’avais l’impression que la vie
commençait et qu’elle allait continuer comme ça, comme
chaque fois quand je suis de très bonne humeur. C’était en
1973, je crois, il y avait de quoi être de bonne humeur.
Delphine était plongée dans le féminisme. Cela la rendait
forte, combative, mais de toutes façons, elle était
combative et forte. Jusqu’au bout. Comment faisait-elle ?
Un jour avant qu’elle disparaisse, elle avait un foutu
sourire, un sourire que je n’oublierai jamais. Je lui tenais
la main très fort.
Et je souriais aussi fort qu’elle. Pourtant je savais, Sami
nous l’avait dit. Allez les filles, il faut aller lui dire au
revoir maintenant.
Elle a dit avec difficulté : dans trois jours j ’irai mieux.
Sonia et moi, on avait terriblement envie de la croire.
D’ailleurs ses joues étaient toutes roses. C’était l’oxygène
qui faisait ça.

86
L_ riupart du temps, ce n’est pas à ça que je pense quand
. "rnse à elle. Mais plutôt... plutôt, j ’allais dire aux
ments joyeux, mais ce n’est pas tout à fait à ça non
mais presque.
rr. j ’ai oublié qu’elle n’était plus là, et j ’ai eu envie de
Aéphoner, puis je me suis souvenue.
-c rentrée chez moi un jour, j ’ai fait un faux
_ ement sur mon vieux répondeur, et il y avait sa voix,
E&e îous invitait à venir manger sur sa terrasse.
_ ' Angeles, Delphine et moi, on avait été invitées à
nter Jeanne Dielman.
? en train d’écrire Les Rendez-vous d ’Anna et j ’étais
. ... Je n’avançais plus. Plus du tout.
. suis dit et si je trouvais quelqu’un ici pour m’aider,
zi i rican scriptwriter, j ’en ai rencontré quelques-uns.
■- ne traduisait à vue le scénario dans la chambre
■. que je partageais avec Isabelle Huppert. Elle aimait
:■ anglais, mais quand même, c’était long. Elle Lio/Mado, Delphine Seyrig/Jeanne dans Golden
Eighties consolant Mado en robe de mariée.
suit. C’était magnifique.
Si c’est pas celui-là , ce sera un autre... et puis
;e dirais que c’était un don.
tant qu’on a encore à manger...
n m’a demandé à la fin de la projection, où j ’avais
. idée du film, j ’ai dit in a shoe box. Avec une
agressivité.
fagornerie plutôt. En plus, j ’étais fière de moi.
irment.
:•="> venaient de passer trois heures vingt avec un
."__rais pu montrer un peu de respect. Mais je
7-is encore sortie de l’école au fond, où je faisais
e temps des choses comme ça.

Pourquoi tu as dit ça ?
Mais comment veux-tu expliquer où tu trouves
.. - ailes te viennent.
- Tu aurais quand même pu répondre autre chose.
-hose.
Tu crois.
: Oui.
' ‘est éloignée de moi, c’était à une party, comme Sur le toit de Babette Mangolte,
fin des années 70.
si - ai: beaucoup à ce festival, et elle est allée parler à
-r. gTelle connaissait.
b -_ison. Maintenant je ne dis plus jamais ça.
je ne trouve plus jamais mes idées dans des
.. . aaussures. Dans les boîtes de chaussures, il y a
et de temps en temps, on les regarde.
A u j o u r d ’h u i D im a n c h e
Dans la voiture, je me suis dit, c’est trop simple de dire.
J’aime Delphine, Aurore et Sylvie.
J’ai mis une caméra devant elles trois, j ’ai pris quelque
chose d’elles trois. Et de bien d’autres. Elles/ils voulaient
bien. Et heureusement, certains sont encore là. Est-ce que
je savais ce que je prenais. Est-ce qu’elles/ils savaient ce
qu’elles/ils me donnaient.
En partie sans doute. En partie pas et de leur part et de la
mienne.
On dit souvent que c’est à la fois beau et terrible, cette
histoire qui se joue entre metteur en scène et acteur,
actrice.
Mais ce qu’on ne dit peut-être pas, c’est aussi que cela se
joue entre soi et soi, et entre soi et les autres en soi.
Et que parfois, quand le metteur en scène regarde une
scène se jouer, il/elle, dans mon cas, sent qu’il/elle, n’est
plus là pour l’acteur ou l’actrice.
Et souvent, ces moments-là, moments qui échappent, et à
l’acteur et au metteur en scène, sont les moments dont on
se souviendra.
Catherine Deneuve dans Febe ne savait pas que tout d’un
coup, elle allait sortir du cadre. Ni moi, je ne le lui avais
pas demandé, ça lui a pris, et c’est ça qui était beau.
Delphine n’avait pas envie de faire la scène du bain, dans
Jeanne Dielman, surtout que ça devait être une scène de
douche où elle devait être nue et debout et en plan large.
Mais elle m’a dit comment puis-je refuser, après ce que tu
as fait dans
Je tu il elle ?
Je lui ai dit, eh bien ce sera une scène de bain pas de
douche. Je n’avais vraiment pas envie qu’elle se sente mal
à l’aise.
On a beaucoup parlé pendant le tournage, de tout et de la
fin du film, elle m’a dit, tu sais quand on a joui une fois,
on a envie de recommencer. Je disais peut-être, mais là
dans ce film-là, c’est sa dernière liberté de ne pas jouir,
elle m’a regardée avec un sourire sérieux. Elle avait envie
d’argumenter, je le sentais bien. Mais elle ne l’a pas fait.
Pourtant, elle avait vraiment envie. Et autant moi, je suis
une ressasseuse, autant elle était une argumenteuse.
Page ci-contre.
Pour Delphine, les choses devaient être logiques. Jeanne dans sa cuisine ou
Et ma logique à moi la troublait, je l’ai bien senti. dans sa salle de bain, le matin
Le dimanche nous allions ensemble au marché aux puces. du deuxième jour, je crois.

88
I e.phine s’achetait des robes 1930, sans même les essayer.
E: rnis elles lui allaient. Elle aimait les robes longues, pas
K.' robes courtes et certainement pas celles qui
- -. ouvraient les genoux.
F_> on allait manger, une fois on a été dans un vieux café
• mxellois près de La Bourse où des gens âgés chantaient
cansaient sur de vieilles chansons. Delphine les
. : naissaient toutes. Je n’ai jamas osé l’inviter à danser.
Dis si dans Jeanne Dielman, il y a « Bonsoir Madame la
é _ne », le soir après un repas, c’est grâce à ce vieux café
■mxellois.
-. ne sais pas si ce café existe encore mais j ’ai encore les
» ■-rsons dans la tête et les yeux.

Em-ee qu’il se passe autre chose, quand on est dans le


j: .nmentaire et qu’une femme, un homme vous confient
I : :out de leur vie ?
: --quoi tout d’un coup, ils vous la confient. Ils vous
oc "fient la mort d’un fils et d’un petit-fils. Ils se confient.
—e confient à vous.
e sais pas pourquoi ils vous confient tout ça. C’est leur

-T-être parce que vous êtes étrangère. Peut-être parce


<ÇLr .ous allez disparaître de leur vie. Ou simplement
que vous êtes là ce jour-là à la bonne distance.
L. ronne distance, oui, ça compte. Aussi bien pour la
’ . n que pour le documentaire.

. - failli n e p a s f a ir e De Vautre côté.


Mc " texte ne plaisait pas à Thierry. Mais cette fois, je me
au battue. Je dis cette fois parce que je ne me suis pas
*- v pour Du Moyen-Orient. Il a quand même fallu que
t m e un autre texte, cela ne m’a pas vraiment dérangée,
x_~.e écrire. Et j ’ai écrit pour Thierry, comme Sud, je
f pais écrit pour Thierry, rien qu’en pensant à lui.
Tïtcrry. c’est Thierry Garrel. J’aime Thierry Garrel, et je
c m>pecte et pourtant c’est une des rares personnes avec
•m: je me dispute, avec qui je crie même. Becs et ongles.
■■ - me faire violence. Peut-être parce que je sais qu’à la
Mil . ü ne m’en voudra pas. Peut-être qu’il me permet ça,
t z- ::er en conflit, moi qui n’ose pas. Qui ne peut pas.
Sam quand j ’explose d’avoir trop chanté.
Le deuxième texte - en tout cas, son début - que j ’ai écrit
* n ce rendre De l ’autre côté, pourrait presque servir pour
tous mes documentaires. Pour défendre la cause du
documentaire à tout jamais. Jamais est un bien grand
mot, mais là tout d’un coup, il me plaît.
J’ai donc écrit à Thierry « Vous m ’avez demandé de
préciser ma pensée. Vous aimeriez savoir par quel bout
je vais pouvoir prendre ce sujet. Moi aussi, je me
sentirais mieux, plus tranquille, et aussi sans doute
moins intéressée par le projet. Parce que ce qui me
fascine et m ’effraie à la fois, quand je me mets en tête
défaire un documentaire, c ’est bien de le découvrir ce
documentaire, de le découvrir en le faisant.
Et préciser ma pensée serait, je crois, aller à l ’encontre
même du projet documentaire, et me fait donc un peu
peur.
Parce que, en le faisant, je me laisse conduire, je dirais
presque à l ’civeuglette, et je deviens une sorte
“d ’éponge-plaque sensible’’ qui aurait une écoute
flottante et d ’où surnagerait ou se révélerait au bout
d ’un long moment, le film.
Ce qui me fait peur, ce n ’est pas de penser, mais bien
d ’enfermer un documentaire dans du déjà “préprensé”
alors que ce que j ’essaie, c ’est d ’arriver sur les
lieux du crime ’’presque vierge, et que ce soit la matière
même du documentaire qui vienne m ’occuper et pas le
contraire.
C ’est presque impossible bien sûr, et l ’on arrive toujours
quelque part avec tout ce qu ’on traîne, et tout ce qui
vous constitue.
Et peut-être pour ce documentaire-là, cette écoute
flottante est-elle encore plus nécessaire que d ’habitude
parce qu’on a déjà tant d ’images dans la tête, tant
d ’icônes, on peut presque dire, d ’un certain monde
nord-américain en tout cas. Et aussi, même si elles sont
d ’un autre ordre, d ’un certain monde mexicain.
Et bien sûr l ’enjeu ici serait de dépasser ou de déplacer
ces icônes pour que quelque chose existe qui soit - dans
ce déjà vu -, un vu tout nouveau, et donc quelque chose
qu ’on pourrait vraiment voir et sentir comme si c ’était
la première fois.
Une voix dans le désert, de jour. Entre les deux
Et pour cela, entre autres, il s ’agit d ’éviter tout système
montagnes. Une nord-américaine, l’autre
binaire comme : voilà le Mexique, avec ses pauvres et
mexicaine. De jour, l’écran est blanc sous
voilà l ’Amérique du Nord, leur Eldorado. Voilà le le soleil de l’Arizona.
Mexique avec une vieille culture qui a aussi sa cruauté, Sur la montagne de gauche, on peut voir
sa corruption, mais qui est dans la vie, et voilà le D de Douglas.

90
Une voix dans le désert : le jour se lève doucement.
Sur l’écran, on peut encore voir, les fantômes essayer
de traverser la frontière, puis une freeway, à Los
Angeles.
Page ci-contre.
Les fantômes, observés avant d’être attrapés.

92
Amérique oit rodent la mort, l ’acculturation, et ce qui
: primitivement moderne.
~ ut cela qui existe pourtant (mais c ’est bien plus
mpliqué que ça), et qu ’il faut oublier quand on y va.
.'est compliqué, il faudrait trouver une sorte d ’état où
ne jugerait pas. Où l ’on ne serait pas celui ou celle
i arrive là en sachant mieux, en ayant une meilleure
n raie, ou un meilleur point de vue politique.
I: ça aussi, c ’est difficile. Parce que bien sûr, on aurait
. .dance à se mettre du “bon côté”, du côté de ceux qui
v ment le tout pour le tout pour suivivre et à stigmatiser
. autres.
I(sis si dans le film cela devait finalement arriver, il
u dirait que cela soit par des chemins qui échappent, et
Ev lontaires. Mais de toute façon ce n ’est pas ce qui
- mèresse dans un documentaire que de prendre parti,
■Eu >que quelque chose s ’exprime dans toute sa
priplexité, quelque chose qui devrait alors entrer en
és fiance avec ce qui est là, le plus souvent enfoui,
R bien là, chez l ’autre, le spectateur.
I : me laissais aller, je resterais là avec cet homme qui
■y- de par un petit trou de l ’autre côté de la frontière.
sr pertefrontière-là, ce mur, ces barbelés en
m ff lieraient bien d ’autres. Je resterais là des heures,
~ endrais avec lui tous les échanges qui se font entre
Mrderpatrol” de l ’autre côté, leurs rires, leurs
- discussions, leurs réflexions sur leur vie, la pluie
mau temps, je verrais par le petit trou, quelqu’un
<a voiture du garage de l ’autre côté, je verrais
. a. et j ’entendrais tout ça.
*mis avec lui les lampes halogènes s ’allumer
d .a nuit tombe et emplir l ’endroit, où il se trouve
. lumière forte.
Mère lui, j ’entendrais les voix et les bruits dans ce
appelle chez lui.
. u 'avec ça, on peut faire un film. Un film avec des
. qui ne sont pas iconiques, et que l ’on connaît
mm ou reconnaît. Des gens enfermés, d ’autres qui
- -.lent. Et pourtant ce n ’est pas ça. Ce n ’est pas
t m, ce n ’est pas un camp. Ils ont un chez eux. Ils
■: eux, mais ça y fait penser. (...)
-' . laissais aller, je resterais aussi devant, ces
y*zs téléphoniques et je filmerais et enregistrerais,
. que ces gens disent à leur famille restée au
village. Et l ’on pourrait aussi s ’y reconnaître...
Si je me laissais aller, je rechercherais les noms de ces
gens sans sépultures, morts dans le désert. Et aussi leurs
traces. Et de qui, ils étaient le père ou la mère, le fils ou
la fille. Et puis exactement où ils sont morts. Ça c ’est
sans doute le plus facile. Certains officiers de la “border
patrol” se souviennent d ’avoir trouvé ici ou là, des corps
ou ce qu ’il en restait. Pour le reste, rien que poser la
question fait déjà exister le reste, et dit qu ’il y a un reste.
Et là aussi cette question, là, dans ce désert américain
ou mexicain, fait penser à cette même question qui s ’est
posée et se pose encore dans d ’autres endroits du
monde, de notre monde contemporain.
Et je pense à cette femme. Perdue dans l ’immensité de
Los Angeles. Perdue tout court. Sans nouvelles, sans
laisser d ’adresse.
Les conditions économiques font qu ’il faut partir pour
survivre.
Mais que quand on part, on meurt aussi un peu.
Ça je le sens. Un peu.
Je pense à moi, à ma famille et aussi à ma femme de
ménage qui vient des Philippines. Et qui a un frère qui
vit en Californie.
De lui, non plus, elle n ’a plus de nouvelles et plus son
adresse,
Il déménage tout le temps, me dit-elle parce qu ’il a peur
de se faire prendre. Sans papiers.
Elle de son côté, a peur aussi, de tout.
Il faut que ce soit moi qui l ’emmène se faire une piqûre
juste en face par ce qu ’elle a peur de se perdre.
Elle habite à Paris depuis dix ans et elle se perd tout le
temps.
Elle ne connaît toujours pas le français.
( ...)
Dans De l ’autre côté, il y aura bien sûr aussi des
pauvres blancs qui sont pris dans ces discours fascistes
dans le vide de leur vie et aussi dans 1a. violence de ce
vide. Eux aussi, ils me fascinent, je ne leur ai pas laissé
de place dans Sud, on les sent en creux sans doute. Mais
ici, je ne sais pas pourquoi, j ’ai envie de les voir. De les
voir traîner, eux aussi enfermés en quelque sorte,
enfermés dans leur pauvreté, dans leur rien, eux aussi un
jour sont venus d ’ailleurs où ils avaient des traditions,
sinon une culture. Là, ici, en Amérique, ils n ’ont plus

94
,c U S a

vL-mœrmi— w n
rien. Ils sont à nu dans leur brutalité même. Parfois s ’ils De l ’autre côté
ont de la chance, ils deviennent des border patrol, sinon, (Douglas-Arizona).

ils vont de-ci delà, traînent, reçoivent le “welfare ”, ont


plein d ’enfants, vivent dans des caravanes, jouent avec
leurs fusils, tuent parfois.
De face, simplement, ou par détours, je voudrais dire une
situation vieille comme le monde.

Oui, la grande différence pour moi entre un documentaire


et une fiction, avant que l’un ou l’autre ne soient finis,
c’est que quand on part tourner un documentaire, on part
sans scénario et sans acteurs.
Après le documentaire tourné, et monté s’il n’ouvre pas
une brèche dans l’imaginaire, s’il ne s’y glisse pas de la
fiction, alors pour moi, ce n’est pas un documentaire.
Quand à la fiction, s’il ne s’y glisse pas du documentaire
Pages précédentes.
alors, j ’ai du mal à penser que c’est un film de fiction.
De l ’autre côté. Pierre Mertens,
Et toujours dans le synopsis de Chantal Akerman par
à gauche, prend du son, Raymond
Chantal Akerman, j ’écrivais : En 1968 je (Chantal Fromont et Chantal Akerman, filment
Akerman) actrice joue à se suicider dans une cuisine d ’un du pick up truck de Robert Fenz, à la
HLM d ’une banlieue bruxelloise. Maintenant 25 (36) ans frontière, du côté mexicain.

98
Wes. cela devient aussi un documentaire sur les De l ’autre côté (Agua Prieta-

t ries des HLM en 1968, sur la jeune fille que j ’étais province de Sonora-Mexique)

Ce moment-là, sur les vêtements que je (que d ’autres


a» : portais, sur l ’image que j ’avais envie même
i :sciemment de donner etc. Image tragi-comique,
briz que (pour encore une fois) faire passer le tragique.
;f ~ : intenant, et c ’est bien ça qui me trouble,
. WÊsr.d je revois ce film, que je n ’aime pas revoir (même si
i Lime), tout m ’apparaît vrai, biographique sans être
’ic-: hi graphique. Terriblement documentaire,
iwc v plus documentaire si j ’imagine coller en son
mzt. quelques images de Jeanne Dielman. Images
' ■: e1sans paroles, sans cris, mais qui bien que
te r evs sept ans après Saute ma ville font peut-être
b b ' ier ce cri-là.

I n a im e d ir e d e s te x te s .
jc .tes que j ’ai écrits et même d’autres.
Êtes De? L’Autre Côté, je finis par dire un texte et dans Le
* -:swn aussi. Le 25ème écran, c’est encore toute une
■ter • stoire.
C’est ma première installation. Enfin la fin de ma
première installation.
Pour arriver au 25ème écran, il faut passer par le film
projeté puis traverser, se promener, ou s’arrêter même
parfois devant les 24 premiers écrans. Ils vont trois par
trois et sont posés sur un piédestal.
Le 25ème lui est caché dans un petit coin par terre, à part,
tout seul, dans le noir.
Dans le noir, avant même qu’on ne pénètre dans la petite
chambre, où il gît, on entend déjà le Kol Nidré, joué au
violoncelle par Sonia. Et puis aussi ma voix. D’abord en
hébreu, puis en français.
On entend, Tu ne feras point d'idole, ni une image
quelconque de ce qui est en haut dans le ciel, ou en bas
sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne
te prosterneras point devant elles, tu ne les adoreras frw '3tttftcnlfïi wb rmrmbr
point ; car moi l ’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu Jaloux, t f w S ÿ oisbv ïtb^ -9 5 tflpbs
qui poursuis le crime des pères sur les enfants jusqu ’à la >»}& vtÿfih '■vstt W fà ffVy'Vy ■
troisième et quatrième génération, pour ceux qui
m ’offensent ; et qui étends ma bienveillance à la millième,
pour ceux qui m ’aiment et gardent mes commandements.
(Exode, XX)
Ecrire un film avant même de le connaître.
Ecrire pour f ermer. Ecrire la lettre au père.
De Kaziemiez sur la Vistule.

J'ai été, puis j'a i écrit. Sans trop comprendre.


Un regard de passage, ébloui par l'été, traversé par
TAllemagne de l'Est, pins par la Pologne. En chemin, au

100
il de course, Tarnow d ’où vient ma mère. Pas vu, pas
mgardé.
i j frontière, l ’été s ’est éteint pour laisser place à
- *mine. Un automne sourd et blanc, recouvert par une
m. >e de brouillard. Dans la campagne, des hommes et
St *emmes, presque couchés sur la terre noire d ’Ukraine,
c i Sondant avec elle, ramassent des betteraves.
'.oin d ’eux, la route défoncée par le passage continuel
t . -lions déglingués dont les gaz viennent couvrir terre
' ■ âges de fumée noire.
: . -.si l ’hiver blanc. Et le ciel immense, et quelques
. • ::tes qui marchent vers Moscou où le film se
I ter-era. Laissera sans doute percevoir quelque chose de
i merde déboussolé avec cette impression d ’après-guerre
* .z. .aie jour passé semble être une victoire... Le vingt-cinquième écran
t&t peut sembler terrible et sans poids, mais au milieu de (Jewish Museum-New York, 1998).
tout cela je montrerai des visages qui, dès qu ’ils sont
isolés de la masse, expriment quelque chose d ’encore
intouché et souvent le contraire de cette uniformité qui
parfois vous frappe dans la foule en marche ou arrêtée. Le
contraire de notre uniformité à nous aussi.
Sans faire trop de sentiment, je dirais qu ’il y a encore des
visages qui se donnent et effacent par moments le
sentiment de perte, de monde au bord du gouffre qui
parfois vous étreint lorsque vous traversez l ’Est comme je
viens de le faire.
Faut toujours écrire, quand on veut faire un film, alors
qu’on ne sait rien du film qu’on veut faire.
Pourtant on en sait tout déjà, mais même ça, on ne le sait
pas, heureusement sans doute.
C ’est seulement confronté au faire qu ’il se révélera.
À tâtons, dans le bredouillement, l ’hésitation aveugle et
claudicante.
Parfois, dans un éclair d ’évidence.
Et c 'est petit à petit que l ’on se rend compte que c ’est
toujours la même chose qui se révèle, un peu comme la
scène primitive.
Et la scène primitive pour moi - bien que je m ’en défende
et que j ’enrage à la fin —,je dois me rendre à l ’évidence,
c ’est, loin derrière ou toujours devant, de vieilles images à
peine recouvertes par d ’autres plus lumineuses et même
radieuses.
De vieilles images d ’évacuation, de marches dans la neige
avec des paquets vers un lieu inconnu, de visages et de
corps placés l ’un à côté de l ’autre, de visages qui vacillent
entre la vie forte et la possibilité cl’une mort qui viendrait
les frapper sans qu 'ils aient rien demandé. Et c ’est
toujours comme ça.
Hier, aujourd ’hui et demain, il y a eu, il y aura, il y a en
ce moment même, des gens que l ’histoire qui n ’a même
plus de H, que l ’histoire vient frapper, et qui attendent là,
parqués en tas, pour être tués, frappés ou affamés, ou qui
marchent sans savoir où ils vont, en groupe ou isolés.
Il n y a rien à faire, c ’est obsédant et ça m ’obsède.
Malgré le violoncelle, malgré le cinéma.
Le film fini, je me suis dit, c 'était donc ça, encore une fois
ça.
D’Est en musique (de Sonia Wieder-
J’ai dit ce texte en français, anglais et en espagnol. En Atherton). À gauche, Sonia, à droite,
allemand, je n’y suis pas arrivée alors j ’ai demandé à Laurent Cabasso.

102
Katharina de le dire. Katharina, c’est Katarina von
Bismarck des Éditions de l’Arche.
Dans De l ’autre côté, c’est à la fin du film sur des
images d’une autoroute à Los Angeles que je raconte
en français l’histoire de David qui ne sait pas
comment sa mère a pu survivre mais elle a survécu.
Ni comment elle a fini par arriver à Los Angeles.
Sans doute a-t-elle fait quelques petits jobs sur Ici
route.
Sans doute a-t-elle dormi dehors ou dans des
granges, ou dans des parcs.
On sait qu ’elle a travaillé à une pompe à essence.
Dans un dîner.
Et souvent comme femme de ménage.
On a pu suivre sa trace de ville en ville.
Et même un peu à Los Angeles.
À Los Angeles au bout d ’un moment, on a perdu sa
trace par ce qu’au bout d ’un moment, les mandats et
les lettres ne sont plus arrivés.
C ’est pour ça, pour la chercher que David a passé
la ligne à son tour.
Elle a été serveuse, un jour elle n ’est plus venue.
Elle a été femme de ménage, un jour elle n ’est plus
venue.
Elle parlait peu, faisait son travail. Elle était polie
mais sombre, quelqu ’un a dit.
Elle a manqué quand elle est partie. Surtout aux
enfants.
Elle n ’a jamais rien volé.
La propriétaire a dit à David, elle habitait ici, elle
est partie. Elle a oublié son manteau, je l ’ai gardé si
jamais... meus elle n ’est jamais revenue le chercher.
Elle a dû rentrer au Mexique. Cela fait déjà quatre
mois qu ’elle n ’est plus là, et je ne sais pas pourquoi,
je n ’ai jamais pu relouer sa chambre. Parfois je me
dis que c ’est de sa faute. Elle a dû laisser une sorte
cl ’atmosphère dans cette chambre, ou un sort.
Je n ’ai vraiment rien à lui reprocher, et je ne vois
pas ce qu ’elle pouvait me reprocher, ni à la
chambre. Pourquoi elle est partie, je n ’en ai aucune
idée, vraiment aucune. Elle a laissé l ’argent du loyer
sur la table et sa veste. Pas de lettre ni rien. Elle
n ’avait pas grand chose. Je n ’étais pas là quand elle
est partie. Elle a dû en profiter.

104
- : pas grand chose à dire sur elle. On n ’était pas
. : s du tout.
. rtant avec moi c ’est facile de se lier. Mais elle...
ne voyait ni homme, ni femme. Un jour, je
:. ais aller au Mexique en vacances et je lui ai
mandé quels étaient les bons coins où aller. Elle a
»t .-s' épaules. Elle a dû marmonner quelque chose
- :e n ’ai pas bien compris, puis elle est montée
sa chambre. Il n ’y a vraiment rien a dire sur

niait toujours vers la même heure et revenait


a même heure, elle ne ressortait presque jamais,
is le dimanche, elle devait aller à la plage, je

: - rse ça parce que le dimanche, il y avait parfois


peu de sable dans les escaliers. Parfois, elle
- quelques minutes pour fumer. Je n ’aime pas
: ".une à l ’intérieur.
rs elle déambulait un peu dans la rue en fumant,
- dit l ’air de réfléchir.
. quoi, je ne peux pas vous le dire. Elle était
rk-w s soignée. On voyait qu’elle repassait ses
- - ms. Dans la cave, il y a une machine à laver et
- - "v pour sécher Les locataires peuvent s ’en
■•*ldors elle s ’en servait.
b eh e devait les repasser dans sa chambre. Quand
*=; dssait, elle allumait la radio. Je l ’entendais.
■ :< -Ale a fait sauter les plombs de la maison. Je
di j . " qu H ne fallait pas à la fois écouter la radio
er les lumières allumées et repasser. Mens ça
btp j. > être de sa faute. Parce qu ’une radio, ça
r.~\epresque rien. Enfin, peu après elle est ÉÉtSSÉr-
£ . - me demande si elle est au Mexique ou
far? Parfois je me dis qu’elle est morte. Mais
:ex e que j ’ai des idées noires souvent. Elle
~_ morte. Elle est ou au Mexique ou ailleurs
tm. je ne peux pas vous le dire. Je ne l ’ai plus
: dans le quartier Enfin j ’ai cru la voir...
: T: suis pas certaine que c ’était elle... C ’était
■à ici... au coin de la rue... et du boulevard...
. _ mp de Mexicains par Ici. J ’étais en
- quand je suis arrivée à cet endroit, il n ’y
7lzj personne, j ’ai dû avoir une hallucination.
' .'installation cela s’appelle Une voix dans le De l ’autre côté,
. Et en effet, c’est arrivé dans le désert. photos de tournage.

* .cran de 10 mètres de base a été placé à la frontière


r- :ano nord-américaine. Et sur cet écran a été projeté
du film De l ’autre côté. Les six dernières minutes,
crois.
--- chaque côté de la frontière, on pouvait entendre
:re de David et de sa mère, en anglais et en
ftgnol et ainsi de suite en boucle.
m. v ;ix dans le désert, la mienne.
: -.:m dans le désert, entre deux montagnes,
m : rord-américaine, l’autre mexicaine. Huit jours
k si nuits.
ir Documenta de Kassel, nous avons envoyé ces
- . - par liaison satellite dans la troisième pièce de
r- - _ .ation ; From the Other Side.
« _r comme de nuit. Parfois, elles arrivaient, parfois
Les textes, je les dis, je ne les joue pas. Je les dis, c’est
tout. Ce n’est sans doute pas tout. Je me laisse prendre par
les textes.

Je les ai écrits puis oubliés et quand je les dis, je me laisse


prendre par eux comme si je venais de les découvrir.
A New York, j ’ai lu quatre jours de suite Une famille à
Bruxelles, en anglais.
Le deuxième jour, j ’ai oublié ou presque qu’il y avait un
public, j ’étais à la fois tellement absorbée et prise par le
texte. Tout d’un coup, je me suis mise à pleurer. J’étais très
ennuyée. Dès que je me suis mise à pleurer, je me suis
rendu compte à nouveau qu’une centaine de personnes me
regardaient. Je me suis demandée qu’est-ce que je fais
maintenant ? Je me suis reprise, j ’ai continué. Dix minutes
après, je recommençais à pleurer. Je me suis reprise. J’ai
été jusqu’au bout. Sans plus pleurer.
Est-ce qu’on joue, dit, des textes pour se laisser prendre
impunément par les larmes ou le rire. Pour être dans un
autre monde que dans celui du quotidien ?
Quand on fait du cinéma, c’est aussi ça. Une sorte de
bulle. Je dis ça, mais c’est pas seulement ça. On se lève
plus facilement comme si les gestes quotidiens sortaient de
leur quotidienneté, et devenaient moins pénibles. Même
quand on se met à penser à l’avenir du cinéma comme
dans Le Jour où, une commande.
Une commande qui se met à tourner dans mon
appartement où je suis assise devant une table où se
trouvent les restes d’un petit-déjeuner et où je dis sans
m’arrêter que : Le jour où j ’ai décidé de penser à l ’avenir
du cinéma (mais malheureusement pas que ce jour-là), je
me suis levée du mauvais pied. J ’ai versé un jus de
pamplemousse sur un verre retourné.
J ’ai laissé mon bain déborder. J ’ai renversé le café d ’un
geste large.
J ’ai mis mon T-shirt à l ’envers. Je n ’ai pas repris ma
monnaie chez le marchand de tabac, j ’ai payé mes
cigarettes sans les prendre.
J ’ai appelé mon chien qui n ’estpas venu.
J ’ai reçu une carte pour mon anniversaire et j ’ai pleuré.
J ’ai répondu au mauvais téléphone quand il a sonné.
Le E de mon clavier s ’est coincé et j ’ai pensé à lui mais
sans me rappeler son nom.
Après je m ’en suis souvenue, il s ’appelle Georges Perec.

108
■'ait-il ci Vavenir de la littérature quand il écrivait ? Lio, dans Les Années 80.
:e suis dit qu ’il est mort parce qu ’il avait trop fumé,
immédiatement écrasé ma cigarette dans mon
.hier et sans plus attendre j ’en ai allumé une deuxième,
téléphoné à ramie qui m ’a envoyé la carte et je suis
:bée sur quelqu ’un d ’autre,
dit excusez moi, je ne suis pas réveillée.

•ur où j ’ai décidé de penser à l ’avenir du cinéma


ve suis dit que je ne le verrais pas.
v suis demandée si l ’avenir c ’était toujours devant soi
~sj'ai regardé devant moi, puis je me suis retournée.
v suis demandée si les gens qui marchaient la tête
ichée
ient le sens de l ’avenir ou si c ’était seulement les gens
qui marchaient fièrement et la tête droite.
Je me suis dit que pour moi l ’avenir était derrière moi
parce qu ’on ne dit plus de quelqu ’un de mon âge qu ’il a
un bel avenir devant lui.
Le jour où j ’ai décidé de penser à l ’avenir du cinéma, je
me suis donc levée du mauvais pied.
Quand on se lève du mauvais pied, on ne peut pas penser
Et certainement pas à l ’avenir du cinéma
Quand on se lève du mauvais pied, on ferait mieux de ne
pas penser.
Et certainement pas à l ’avenir du cinéma.
Quand on se lève du mauvais pied, on ferait mieux de ne
pas se lever
De ne pas se verser du jus de pamplemousse (quand il y
en a)
De ne pas se faire couler un bain
De ne pas se faire du café (quand il y en a)
Et surtout de ne pas appeler son chien.

Quand on se lève du mauvais pied,


Faut pas avoir son anniversaire,
Ni téléphoner,
Encore moins penser à Georges Perec et à la littérature.
Et encore moins dire aux gens qu ’on n ’est pas encore bien
éveillé.

Quand on se lève du mauvais pied,


Vaut mieux se recoucher, Au lit, à San Francisco, 1977.

110
par hasard on se réveille et qu ’on pense sans y penser,
quelque chose qui vous passe sans que vous le sachiez
;:5 votre tête bien éveillée et qui oublie qu ’elle doit
f - user, on se rejouit tout d un coup parce qu ’on se dit
t il se pourrait bien que demain, après-demain ou un
: qui vient, on verra bien quelque chose dans le noir et
■ : le saura, ce sera un beau morceau de cinéma.

I . f relis des anciennes interviews, on sentait que j ’étais


—ns la découverte, je parle vite, on le sent, et même
- _and c’est pour dire des choses contradictoires, il y a de
- confiance et de l’excitation. Je parle, je parle, je parle,
r. sent que je réfléchis, on sent le plaisir de parler. Avec
c : nfiance. Liberté.
L 'est lié à l’époque et à la jeunesse. Il paraît que quand on
cevient vieux, on la retrouve cette liberté parce qu’on a
Flus rien à perdre. Entre-temps, si on a une chose à perdre,
. est bien elle, cette liberté. Surtout si on se met à penser
a_\ entrées.
E: lout d’un coup, la jeunesse n’est plus là.
: .vidant quelques temps, j ’étais toujours la plus jeune.
est fini. À la Berlinale, cette année dans la presse, on
“ "appelait un vétéran de la Berlinale. Maintenant, c’est la
■ eine maturité. Pourtant, je n’ai pas l’impression que les
vus soient plus matures. Peut-être. Je pense aux entrées. Georges Perec.
~es en les faisant, mais ç’est là. Et je n’y arrive jamais à
c:re des entrées. Et c’est une douleur. Faut pas. Ce n’est
:cs ça qui compte, on me dit. Mais ça compte quand
ème. Je voudrais ne fusse qu’une seule fois faire des
.“irées avec un film. Une seule fois. Pour mon père, mon
rroducteur et pour moi.
1 ::s-je dire cela, est-ce que cela fait partie de mon
;c_:obiographie ? Oui.

si j'é ta is r e s t é e a u x USA, qu’aurais-je fait ? Des films


. rérimentaux, ou des films hollywoodiens. Des films

"1
expérimentaux. J’aurais pas su, ni pu faire des films
hollywoodiens, et de toute façon Hollywood n’aurait pas
voulu de moi.
Je suis arrivée à New York en novembre 1971. Sans argent,
et sans anglais.
Je m’y suis sentie incroyablement bien. J’avais
l’impression d’être comme un poisson dans l’eau. J’y ai
rencontré Babette Mangolte, elle m’a fait rencontrer le
cinéma expérimental, j ’en ai été sans doute marquée à
jamais à ma façon. Elle m’a fait rencontrer la danse
nouvelle, le théâtre autre. J’ai été subjuguée. Je voulais
rester.
Je me sentais bien dans mon mauvais anglais, débarrassée
de l’idée qu’il fallait que je parle bien le français, que
j ’écrive bien le français. Ma première rédaction au lycée,
le prof a écrit dessus style populaire. Ce n’était pas un
compliment, pas dans cette école-là. Et aussi ma façon de
manger, de tenir la louche pour servir la soupe a été
critiquée.
Je la prenais par le bas, cela ne se faisait pas.
C’est là que j ’ai compris ce que c’était que la différence de
classe et de culture.
A tout jamais.
Je sais depuis lors ce que c’est que de ne pas appartenir.
Je sais aussi qu’il ne faut surtout pas essayer.
J’ai été très vexée quand j ’ai lu « style populaire » sur
ma rédaction.
Le professeur a lu à toute la classe une rédaction qu’elle
trouvait parfaite. Je me suis dit, je sais faire ça aussi.
Comme Jean dans Nelken (Œillets) de Pina Bausch.
Jean criait aux spectateurs dans la cour du Palais des Papes
à Avignon « vous voulez voir ce que je sais faire, vous
voulez voir un déboulé ? » Et il le fait et « Qu’est-ce que
vous voulez encore que je fasse... vous voulez que... une
pirouette ? », etc. Et il pirouettait. Et l’horreur, c’est que
les gens applaudissaient.

Alors la semaine d’après, j ’ai écrit (vous voulez voir ?)


une rédaction avec plein de comparaisons, et je l’ai fait.
Je riais en écrivant. Je pensais que c’était mauvais, très
mauvais. Le professeur, elle a dit que c’était très bien.
Tout d’un coup, j ’appartenais.
J’aurais pu devenir comme un personnage de Proust et
finir par m’appeler Desrosiers. Une juive honteuse.

112
.'aurais pu. Et j ’ai presque été tentée. Je me mettais même
_ corriger les fautes de français que mes parents faisaient.
Surtout les si j ’aurais su. On dit si j ’avais su, je disais
sentencieusement. Ah bon, alors si j ’avais su répétait ma
'aère après moi sans être vexée.
J'ai presque été tentée de faire comme Desrosiers mais
mon père m’en a sauvée.
_n jour, il fallait lire Le Docteur du Havre, pour l’école.
J'ai laissé traîner le livre sur la table basse du salon et mon
rere, par désœuvrement l’a lu. Puis, il a commencé à en
rarler. Charles Denner et Delphine dans Golden Eighties.
a dit des choses extraordinaires, je ne sais plus quoi, Monsieur et Madame Schwartz, devant leur

mis c’était extraordinaire, avec plein de si j ’aurais su. magasin.


Charles est né dans la même ville que ma mère.
L a tellement mieux senti le livre que le professeur et que
Tarnow. Il me l’a raconté dans un café non loin de la
: as les élèves qui appartenaient que je me suis dit arrête, Gare Montparnasse quand je l’ai rencontré pour la
'•'essaie pas d’appartenir. D’ailleurs tu n’y arriveras première fois. Il m’a aussi dit quand il a arrêté de
.mais, et puis ce n’est vraiment pas la peine. fumer, que celle qui lui manquait le plus, c’était celle
I _ns ma classe, il y avait une autre fille juive. Une seule. qu’il fumait dans son bain.
M.K. Son père était médecin. Elle faisait des efforts Dans la Rolls
pathétiques pour appartenir. A quoi ? Elle-même ne le de La Captive.

savait sans doute pas.


Le nombre de fois que je l’ai entendu dire, mon père est
médecin sur un petit ton pincé et bien élevé dans sa blouse
bien repassée. Elle ne se rendait pas compte que pour
appartenir, il ne fallait pas le dire. Surtout pas. Que quand
on appartient, cela se sait, cela se sent, cela se voit.
Dès qu’on dit, cela devient suspect.
Il se faisait que ce médecin soignait mon grand-père et pas
le grand-père des filles de ma classe.
Mon père l’a appelé quand mon grand-père était très
malade, c’était un dimanche, il n’avait pas envie de se
déplacer. Peut-être que si ç’avait été un samedi, il serait
venu, le samedi ne comptait plus pour lui.
Quand enfin, le lundi, le docteur K. est arrivé, mon père
l’a jeté en bas des escaliers. C’était trop tard.
J’ai raconté tout ça et bien d’autres choses à mon ami

114
-_c Hérouet un jour d’une nouvelle explosion. Sur une Toujours dans la Rolls.
visse dans mon quartier métissé.
~ 'a dit, tu devrais faire un film de ça. C’est comme ça
□e :u pourras toucher beaucoup de gens.
. penses ? Vraiment.

- reut être raison.


i carié ce jour-là pendant des heures. Mais comme
T: abitude, j ’ai presque tout oublié. Le film, il est parti ce
. - a. Il s’est écrit ce jour-là, et il n’y avait rien à
ger.

. H Y o rk , j ’avais l’impression que je pouvais tout.

- . et vivre comme je le voulais. Je me sentais devenir


et e et indépendante.
.iis de petits boulots. Je mangeais des énormes petits-
bevners.
teufs et autant de cafés que je le voulais.
Je courais à gauche à droite. Je volais.
J’en étais venue à penser que la narration, c’était obscène.
Maintenant, je ne le crois plus. Mais là, oui.
Quand je suis rentrée, je m’y suis pourtant lancée dans la
narration.
Je tu il elle, Jeanne Dielman, Les Rendez-vous d ’Anna.
Entre Les Rendez-vous et Jeanne, j ’ai fait News From
Home, ce n’était pas une narration et cela se passait à New
York. Il faisait très chaud, c’était l’été.
Quand j ’ai appelé Delphine pour Jeanne Dielman, j ’avais
presque honte, j ’avais le vague sentiment de trahir, en
faisant de la fiction.
C’est passé.
Je me souviens de Jonas Melcas, de Michael Snow,
d’Yvonne Rainer et d’Annette Michaelson.
Un restaurant italien, un peu populaire. Avec Jonas,
Babette, Annette, et Michael. Jonas filmait avec une petite
Bolex, nous on mangeait.
Après chacun rentrait chez soi en marchant.
J’ai énormément marché à New York, de Harlem à Soho.
De jour comme de nuit.
Tout droit.
J’ai aussi beaucoup déménagé et beaucoup vécu chez des
gens sur des canapés.
À ce moment-là, il faisait froid.
New York a énormément changé. Ça tout le monde le sait,
le dit et c’est vrai. Quand je l’ai connue en 71, c’était une
ville presque délabrée. C’était sa beauté. C’est ce
délabrement que j ’ai tant aimé. Et ces lignes. La ville était
en faillite. Dangereuse, tout le monde le disait. Mais je
n’avais pas peur. Au contraire. J’étais exaltée.
Le deuxième jour de mon arrivée, nous avons marché sur le
pont de Brooklyn. C’était la tombée de la nuit, le pont s’est
retrouvé dans Un Divan à New York. Mon expérience la plus
désastreuse. Je croyais bien que j ’allais m’arrêter là.
Et puis ça m’a repris et il y a eu Sud. Cette route dans
le Sud.
Toujours à cause de la cuisine.
Et du silence. De Faulkner et de Baldwin qui écrit dans
Harlem Quartet que j ’ai tant aimé, qu'ils sont partis à
leurs risques et périls, ils ne savaient pas ce qu ’ils
faisaient. (...)
Le silence est total.
Le silence du Sud.

11 6
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ËpS;Hîjpf• ^ 1
Pages précédentes.
Dos à New York, dans Un divan à New York, je regarde l’intérieur de
l’appartement d’un psychanalyste près de Berlin.
C’est Christian Marti qui l’a imaginé. Je lui ai dit « Old money »
et puis « anal ».

Je relis pour la énième fois la


scène qu’on doit tourner.
Et chaque fois j ’oublie. Derrière la caméra, Ray~ : - :
Fromont, il fait le cadre. i
À côté de lui Serge Hsr-eosd
qui l’assiste.
Je souris à Gaby, Gab .
c ’est Gabriel Julien Lare- - =J
Mon assistant sur Un d.. a* 1
Et quel assistant !

120
Un silence lourd, tendu. William Hurt, Juliette Binoche,
Un silence de plomb. posant pour l’affiche du film

Un silence qui devrait être paisible mais ne l ’est pas Un divan à New York.

On guette le cri qui va briser ce silence.


On redoute le jour qui vient.

Combien de phrases de ce livre m’étaient familières. Je les


avais déjà entendues chez moi à la maison à Bruxelles,
prononcées par mon père ou ma mère dont l’histoire à bien
des égards différait de celle de Baldwin et de ses
protagonistes. Et pourtant ces phrases qui m’obsédaient
depuis toujours leurs étaient communes, toutes ces phrases
liées à la peur, ces maigres phrases échappées et bien sûr
plus marquantes qu’un flot de paroles ou plutôt ces
maigres phrases se glissant parfois malgré elles au milieu
de logorrhées racontant le bonheur d’une journée.
Chez moi à la maison, ce n’est pas du silence du Sud dont
on parlait quand on parlait enfin de quelque chose, mais
du silence du camp, et là c’était la même peur du jour qui
vient, parce qu’avec le jour qui vient, il n’y avait que le
pire qui pouvait arriver.

122
I -- Silence ! Je n ’aime pas quand on entend le silence.
Il : .e silence s ’entend. Y a même que lui qu ’on entend dit
' Frey dans Le Déménagement.

E: puis, après Sud, La Captive.


S: pour l’un, ni pour l’autre, j ’ai pensé aux entrées. Je
ais déjà qu’il n’y en aurait pas, pas avec ce type de
flrr.-lk. Donc j ’étais tranquille.
: :out s’est bien passé, et je me suis remise en selle. La
in -.sur était passée. La blessure refermée. Prête à se
R .. rir maintenant. Et même déjà rouverte.
. comprends les gens qui disent que c’est leur dernier
füm. Puis quelques années plus tard, ils en font un autre.
Dr. eur dit... vous aviez dit que...
IX:. je l’avais dit.
•! . je n’ai rien dit. Mais je l’ai pensé très fort après Un
Z> an, ça avait été trop dur... Ce n’était pas pour ça que
- ais voulu faire du cinéma après avoir vu Pierrot Le
Là, j ’étais carrément entrée dans le monde. Le monde
:. adultes qui se prennent pour des adultes.
a ais quitté le mineur dont parle Deleuze. Et j ’étais
v mbée dans le bruit.
0_:. avec Le Divan, j ’avais arrêté de ressasser ce rien dont sud.
' Me ma mère quand elle dit, il n’y a rien à ajouter. Un soir d’été. Le train passe.
124
-irais sans doute pas dû. Je m’étais enfin un peu éloignée,
is trop mais quand même. Bien mal m’en a pris.
-irais dû écrire. Voilà ce qu’il m’en coûte d’avoir changé
:':dée.
J_G. c’est lui qui m’a fait changer d’idée avec sa ligne de
. ‘.ince.
: Anna K., Jean-Paul Belmondo. Allons-y, Alonzo. C’est
L mer allée avec le soleil.
J avais quinze ans.
J'ii tellement aimé ce film, que dans tous les autres films
. - autres, je voulais le retrouver. Mais il n’y était pas. J’ai
. nsi été aveuglée par la mer allée avec le soleil pendant
les années...
J:- ne voyais rien.
: _ s doucement, petit à petit, j ’ai retrouvé la vue, sans
tmdre ni le soleil, ni la mer. Et j ’ai vu, enfin, je crois, j ’ai
*• - à nouveau, un peu.
C -'est-ce que j ’ai vu entre 15 ans et 21, où je me suis
trouvée enfin face à La Région centrale, je ne sais plus.
: :-ce à ce moment-là que j ’ai vu Pickpocket ou après, je
sr r sais plus. Je me souviens avoir été voir Persona, c’était
-e d’Arenberg à Bruxelles 1000. J’ai vu ce film avec
s -rilyn, ma meilleure amie, mais je n’en ai aucun
s .ivenir, si ce n’est que j ’ai été avec elle.
J'ai vu Belle de jour et sans doute un ou deux films
_ Antonioni et je me souviens du sandwich. Oui, il y avait
lt. sandwich en couleur dans la main d’un ouvrier, c’était

uns le Désert Rouge, je crois, Monica le voulait et je la


. mprenais.
Oui J ’ai vu à Paris en 1969, le film de Bresson, avec
I minique Sanda, je pense que c’est le premier film que
a: vu de lui. Et je l’ai aimé. Intuitivement, sans vraiment
' at comprendre, je crois.
.. me souviens de l’écharpe qui tombe. Il me semble
_-'elle tombait lentement, qu’elle n’en finissait pas de
nimber. Il me semble aussi qu’elle était blanche. Et douce,
- mme la femme qui a suivi ou précédé l’écharpe.
. crois aussi avoir vu L’Année dernière à Marienbad. Oui,
en suis certaine, sinon comment aurais-je su qui était
I elphine.

I ne après le Divan, j ’ai arrêté et j ’ai écrit. Mon père était


m rt. J’ai écrit ça dans Une famille à Bruxelles. Ça, mais
■is que ça. J’ai aussi écrit qu’il conduisait mal sa voiture
Sylvie, Ariane dans La Captive.
Elle chante ou s’apprête à chanter un air
de Cosi Fan Tutte de Mozart.
L’oiseau ouvre sa cage.
En bas : Stanislas /Simon suit Ariane
chez sa tante.
Ariane chantonne....le bois de Chaville...
il y avait du muguet...
Simon l’écoute les yeux fermés. C’est
devenu l’affiche du film La Captive.
et que parfois je m’asseyais sur ses genoux.
J’ai écrit vite, très vite. Avant que ça parte ailleurs. Ça
venait, un mot après l’autre comme si ça n’attendait que ça,
de s’écrire.
Et quand ça a été fini, c’était fini, je le savais. Ça a
commencé quand j ’ai écrit Et puis je vois encore un grand
appartement vide à Bruxelles. Avec juste une femme souvent
en peignoir Une femme qui vient de perdre son mari.
J’ai écrit parce qu’après la catastrophe du Divan, je tournais
en rond, alors mon amie Sonia m’a dit, ne reste pas là
comme ça, écris. Une page tous les jours. J’ai commencé à
écrire n’importe quoi et puis est arrivé le : « Et puis je vois
encore... ».
Mais avant que je vois encore, j ’avais écrit bien d’autres
choses, cousues ou plutôt décousues la plupart du temps.
Et quand après La Captive et De l ’autre côté, je me suis mise
en tête de réécrire une comédie et qu’on n’y arrivait pas, Eric
et moi, j ’ai ressorti tout ce que j ’avais écrit avant le Et puis je
vois encore, et j ’ai dit à Eric, lis un peu tout ça.
11 a lu le tout ça et m’a dit, elle est presque là, ta comédie. Il
y avait plus qu’à... Plus qu’à rajouter la mère et son piano,
plus qu’à rajouter un lien par-ci, par-là, et plus qu’à. Et c’est
ce qu’on a fait et c’est devenu Demain on déménage.
Quand j ’ai lu le scénario à ma mère, elle pleurait de rire. Elle
est définitivement mon meilleur public. Jeanne Dielman
aussi, c’est venu après. Ils voguent vers l ’Amérique que nous
avions écrit ensemble Marilyn et moi.
Puis comme le temps passait entre l’écriture et la production
du film, je me suis mise à chipoter l’écrit. Je changeais les
scènes de place, les remettais ensuite à leur place d’origine et
chaque fois, je téléphonais à la télévision, où Marilyn
travaillait, pour lui demander son avis.
Mais souvent, je tombais mal ou pas très bien. Marilyn
devait gagner sa vie et ne pouvait pas rester pendue avec
moi au téléphone à changer des scènes de place surtout si
après, ces scènes-là reprenaient leur place d’origine.
Une nuit dans mon lit, je réfléchissais, tout en somnolant et
j ’ai vu d’un seul coup le film. Je voulais continuer à somnoler
alors j ’ai juste écrit trois mots sur une feuille qui était là à côté
de moi. Serviette éponge sur le lit, et c’était parti.
Le lendemain j ’ai commencé Jeanne Dielman, et je savais
que c’était là.
La Captive, je ne savais pas. Je me suis dit, que cela allait se
révéler après, le film fini. Mais ce qui s’est révélé, c’est Delphine

128
l’opacité même. Et je l’ai accepté.
Opaque. Oui.

D im a n c h e 15 h e u r e s 4 9
Il va me falloir corriger et couper toutes les complaisances,
dimanche c’est un bon jour pour ça.
C’est comme monter un film. C’est pas toujours des
complaisances qu’on coupe, mais faut surtout pas tomber
amoureux de ses images.
Faut que ce soit bien tendu. Le plus souvent.
Pas comme les bras tendus vers le ciel mais horizontalement
tendu.
Comme le défilement des images sur une table de montage,
(à l’ancienne).
Avec le montage électronique, il n’y a plus de défilement.
Plus de bobines. Plus de presse. On ne coupe plus.
La longueur d’un plan reste toujours aussi mystérieuse. Et
pour bien la sentir, on débranche le téléphone. Ferme tous
les rideaux. Se vide la tête. Et on essaie de recevoir le film,
le plan, d’être au plus proche de ce qu’on sent. D’être dans
une sorte de « senti flottant ». On coupe là, et pas une
image avant ou après, cela reste mystérieux. Tout d’un coup,
ou parfois après de nombreuses projections, cela devient
évident, c’est ici et pas là qu’on coupe. Le pire, c’est quand
c’est fluctuant, aujourd’hui, cela semble long, demain court.
Pour D Est, on est retourné à la table de montage après le
premier mixage. On a coupé un long bout. Ça nous est
apparu à Claire et moi tout d’un coup, qu’il y avait un
bout de trop.

G r â c e à D e lp h in e
Claire, je l’ai déjà dit, c’est Claire Atherton. Nous
travaillons ensemble depuis des années. Grâce à Delphine.
C’est grâce à elle que je l’ai rencontrée, toutes deux
travaillaient ensemble au Centre Simone de Beauvoir avec
bien d’autres et notamment Ioana, la mère de Claire qui
avait été la compagne de classe de Delphine au Liban et qui
était restée sa meilleure amie. Le Centre n’existe plus.
Claire avait 21 ans et moi 33. La première fois, c’était
Letters Home, une pièce écrite d’après les lettres de Sylvia
Plath à sa mère.
Delphine m’avait demandé que je la monte pour le théâtre,
je lui ai dit non, pour une fois. Alors Françoise Merle l’a
montée et moi je l’ai filmée. Delphine jouait la mère,

130
: ralie Seyrig, sa nièce, la fille. Claire Atherton sur le radeau qui nous emmène
ai tout de suite senti quand on a commencé le montage à New York, juste avant la tombée de la nuit.

: ue cela allait être le début d’une longue histoire entre Ses yeux bleus sont presque fermés. On était
tous très fatigués. D’abord, il y a eu la canicule
-ire et moi. Comme ça avait été une longue histoire
même la nuit. Puis des jours de grand vent.
. :re Francine Sandberg et moi.
On ne dormait ni le jour, ni la nuit. Nous
. r. sentait pareil, en tout cas pour le montage. Et pas que habitions, Claire et moi, chez Ellen Kuras, c ’était
: ur le montage. juste à côté du Holland Tunnel et chaque fois
. est avec Claire aussi que j ’ai commencé à faire des qu’un camion passait, il cognait une plaque
r lallations. de fer et faisait un bruit d ’enfer.
: ‘ toutes les deux, on aime ça. Les draps étaient toujours trempés.
(Histoires d ’Amérique).

-.près Claire, j ’ai rencontré la sœur de Claire, Sonia.


- ec Sonia, entre autre, j ’ai changé de point de vue sur la
“ -sique au cinéma.
- avant de la rencontrer, je pensais qu’il ne fallait pas
t ettre de la musique dans les films. A part évidemment
—ns une comédie musicale. Mais ailleurs, non. À part si la
“ -sique sortait d’une radio par exemple, sinon, non. Je
■.usais que cela faisait partie d’une certaine obscénité
- un certain genre de cinéma. J’avais des préjugés. Des
-res bien arrêtées. J’étais un peu dogmatique ou

“31
puritaine, et quand j ’y pense, je pense que le mot
puritanisme a à voir avec le mot pureté. Et maintenant,
c’est un mot que par certains côtés, j ’abomine.
Depuis que je connais Sonia, il y a souvent de la musique
dans mes films et donc, forcément, cela doit changer
quelque chose à mon cinéma.
Et puis aussi grâce à elle, je suis moins complexée
vis-à-vis de la musique classique. Avant, je pensais que
je n’y avais pas accès.
Maintenant grâce à Sonia, je sais que ce n’est pas vrai, ni
pour moi, ni pour les autres.
Ils étaient trois. Sonia, Claire et Marc. Tous les trois ont
joué ensemble quand ils étaient petits. Sonia du violoncelle,
Claire de la flûte à bec, et Marc, du violoncelle.
Maintenant, elles ne sont plus que deux, mais bien sûr,
comme Delphine, Marc est toujours là. En nous et pour Luc Benhamou, lors des repérages

toujours. de Histoires d ’Amérique.

avec la perte de
J e p e n s e q u e la p e u r a c o m m e n c é
l’innocence, quand les gens les mieux intentionnés qui
soient, m’ont dit après avoir vu Jeanne Dielman, et l’avoir
aimé, tout cela c’est formidable, mais maintenant il faut
commencer à penser au public, il faut faire des entrées
comme on dit dans le métier. Des entrées, c’est le nombre
de spectateurs qui va voir le film au cinéma.
Oui, bien sûr, j ’ai répondu, sans vraiment savoir ce que je
disais. Et le ver est entré dans le fruit. Parfois, il dort,
parfois, il se réveille.
Quand il se réveille trop fort, je lui tape sur la tête et je lui
dis, tais-toi, mais tais-toi donc. Il me dit alors d’une voix
très douce, comme tu veux, mais c’est dangereux, surtout
maintenant. Ne sais-tu pas que les temps changent ?
Alors je réponds tout doucement, mais les temps changent
tout le temps, et j ’ai déjà entendu cette chanson.
Et Marilyn et moi, avec des hauts et des bas, on est toujours
parvenues à s’infiltrer dans les fissures du système.
Oui, mais à quel prix ?
Au prix de notre désir et le désir est sans prix.
Les Années 80.
l’une après l’autre, j ’y arriverais
Si j e fa is a is d e s c o m é d ie s
Première partie : les auditions.
bien un jour à faire des entrées. Je suis comique. Je vous le
dis. Comique-triste. A bout de bras, à bout de nerfs.
Je porte un projet à bout de bras jusqu’à ce qu’il me mette
à bout de nerfs.

132
Puis le projet fini, c’est à nouveau le silence dans la
chambre. On descend, puis on remonte. Parfois avec un
' Duveau projet. D’où est venu, celui-là. Je sais, je ne sais
pas.
- .irfois vaut mieux pas, vaut mieux comprendre après. Vaut
-Jeux se laisser surprendre. Dépasser même. Et dire après,
r ne m’attendais pas à ça.
La maîtrise, il en faut un peu, mais c’est pas ce qu’on croit. Aurore devant Anna.

_'est souvent ce qui échappe qui est le mieux.

? La vie m’a
P o u rq u o i n e s u is -je p a s r e sté e à N e w Y ork
ramenée en Europe et à la narration. Parfois je m’en échappe.
Paconte moi une histoire. Quelle belle histoire. On a besoin
L histoires.
Ln toute impunité, surtout dans le noir.
A demain.

-inspiration.
Discours austère, discours coquet, je cours comme un furet
_e l’un à l’autre.
•-rcissime, plainte, exposition de la souffrance, de l’amour,
Lest tout ça ce texte.
I n ami m’a dit quand je lui ai parlé de ce texte, tu vas
■-conter des anecdotes ?
L 'un air ravi.

je me rends compte aujourd’hui que de


J e a n n e D ie lm a n ,
: nner le nom de quelqu’un, d’un personnage comme titre
Anna sur le Pariscope
L an film, fait que le personnage existe plus. Je pense à du mois de novembre
. renne Dielman comme si elle avait existé. 1978, je crois.
Efret de réel, Anna aussi. Madame Bovary aussi. Anna Je crois même
Karénine aussi. que c’était le
•.près je n’ai plus fait ça. 11 novembre.

P ur faire du cinéma, faut se lever. Je me lève.


ur faire du cinéma, faut s ’habiller, je m ’habille.
P ur faire du cinéma, faut être debout, je suis debout.
Aurore aussi à ma suite.
ni. Sans ça, je resterais couchée ou assise comme
~aintenant.
.. cinéma me sort du quotidien. J’ai l’impression de l’avoir
- pià dit. Mais tant pis.
Vais dans le quotidien, normalement, on se lève, se lave,
Lhabille. Etc.

33
Moi je me lève, je me lave, m’habille, pour un jour me
lever, me laver, m’habiller, pour faire du cinéma. Mais on ne
se lève pas de la même manière pour faire du cinéma que
quand on n’en fait pas.
Non. Tout d’un coup, cela devient différent. Hors de la
répétition.
Même si j ’aime ça parfois la répétition et que j ’en ai besoin,
besoin de la filmer cette répétition. Ou bien besoin de crier
pour y échapper.
Surtout depuis que je ne crois plus en Dieu, surtout depuis
la mort de mon grand-père. Surtout après que la répétition
ait perdu de sa sublimation dans la perte du rituel.
J’ai 53 ans, il me reste donc moins à vivre que ça. C’est à la
fois le moment de se débarrasser de ce qui encombre, ou
bien de se dire que pour se lever, on peut trouver d’autres
raisons que le cinéma. Suis-je sincère ?
Honnête ?
Dans l’intime même.
Peut-être, sans doute. Oui. Non. Comment atteindre tout ça ?
Gratter jusqu’à l’os. Et en rire.
J’ai une nouvelle fois envie de partir loin.
Et le documentaire permet cela. On part loin et ça rapproche
sans qu’on le sache.
Parfois, on le sait un peu.
Si je me mettais maintenant à remonter tous ces films,
aurais-je le même senti sur la longueur des plans ?
D ’Est, Sud, De l ’autre côté, c’est devenu une trilogie.
Je tu il elle. Jeanne Dielman, Les Rendez-vous d ’Anna et
Demain on déménage, est-ce que ça peut être une
quadrilogie ? Non, Demain on déménage va mieux avec
Saute ma Ville, J ’ai faim, j ’ai froid, Family Business et
L’Homme à la valise.

Tu ne feras pas d’image...


Je tourne en rond.
Et tu ne te prosterneras pas devant elles.
Sinon tu resteras 40 ans dans le désert.
J’y suis dans le désert.
J’attends la manne qui ne vient pas. Les mots arrachés au
silence.
J’ai pourtant un sujet ; j ’ai plus qu’à rédiger.
Ai-je vraiment cru qu’il me fallait parler pour ma mère ?
Oui. A posteriori.
M’en suis-je vraiment sentie capable ? Parfois.

134
Nous sommes allés chez elle, avec Delphine et Sami,
Sami a filmé le repas. Puis, il lui a montré quelques plans
:e Jeanne Dielman. C’était Delphine qui marchait dans
e couloir de la chambre à coucher à la cuisine, de la
.uisine à la salle de bain, de la salle de bain à la chambre
_ coucher.
Ma mère a dit, c’est comme moi dans les escaliers.
Voilà. Mais ça ne m’a pas suffi.
Maintenant parfois, je pense que je la lui ai volée sa
rarole.

Te matin, j ’ai reçu une carte postale de Sylvie. De l’autre


. ôté de la carte, elle dit qu’elle a peint Aurore et elle dans
Demain on déménage, voici la carte, à gauche, il y a
Sylvie, à droite Aurore.
Sylvie a peint des arbres, il n’y a pas beaucoup d’arbres
ians le film.
On dirait la mer et des arbres.

h y a deux films que je regrette de ne pas avoir faits,


_n documentaire et une fiction.
Du Moyen-Orient e t Les gens d ’en haut.
Dour le Moyen-Orient j ’ai été en repérage avec Renaud, j ’en
ai ramené un texte. Il n’a pas plu et puis je ne me suis pas
rattue non plus pour le faire. J’étais trop inquiète. Je ne me
' .iis pas battue avec Thierry qui disait que le texte que je lui
-vais fait parvenir était comme un sac de plombier. J’ai pas
. ompris sac de plombier, mais j ’étais soulagée.
Thierry, il a des phrases comme ça, sac de plombier ou
~:en le poisson se mange toujours par la tête, rouge impair
n passe. Et d’autres phrases encore. Avec Xavier Carniaux
:ai produit les documentaires, on se demande toujours
: uelle phrase, il aura trouvé cette fois-ci ou cette fois-là. Il
tn a en stock, mais il les renouvelle parfois. Alors on joue
e la devinette. Et le plus souvent on se trompe.
Pour le Moyen-Orient en tout cas, c’était sac de plombier.
Marc, c’est Marc Atherton,
Pt maintenant seulement, je sais pourquoi.
chez lui à Christopher Street, New York.
Alors en voilà des bribes de ce texte vieux de sept ans. Le
Il ne savait pas encore qu’il allait
'este était trop brinqueballant. devenir écrivain (1988).
Jubés a écrit : “Toute interrogation est liée au regard.”
Je ne sais pas si c ’est vrai, mais cela me parle.
Je commençais comme ça mon sac de plombier, et si je
levais recommencer ce texte, je le commencerais encore
tomme ça et peut-être que je m’arrêterais là.

'3 5
Du Moyen-Orient.
Qu’elles sont tristes les fleurs de jasmin qu’on vous vend
dans les restaurants parisiens, aussi tristes et entêtantes
que ceux qui les vendent, et quand finalement, on en
achète et qu’ils disent, c ’est quinze francs, et qu’on dit,
c ’est cher, ils répondent, c ’est du jasmin. Et on entend,
sans que cela soit dit, cela n ’a pas de prix.

Après D’Es t, j ’ai joué pendant longtemps avec l ’idée de


faire un film un peu erratique sur le Moyen-Orient, que
j ’appelerais donc : Du Moyen-Orient. Je me disais, on
procédera un peu de la même manière. Avec une équipe
légère, la même, on vagabondera, ici et là, on ira plusieurs
fois et petit à petit, le film se révélera. Mais quand je suis
rentrée chez moi avec ces fleurs de jasmin que j ’écrasais
un peu bêtement entre mes doigts, j ’ai senti que c ’était le
moment, qu ’il fallait que je prenne ce sujet à bras le corps,
que je ne pouvais plus en faire l ’économie, que ça suffisait
comme ça, que c ’était tout simple, que j ’avais envie de
filmer l ’homme que j ’avais vu à Amman, dans l ’embrasure
d'une porte, un homme presque vieux. Il s ’essuie, se
tamponne lentement le visage avec un mouchoir plié en
quatre, sans prêter attention aux bruits des voitures, des
gens, dans la rue principale de la vieille ville. Il porte des
pantalons de costume et juste une chemise blanche à
courtes manches.
Et aussi cette route, dans les faubourgs d ’Alep qui
débouche sur des bidonvilles, ou cette banlieue sans
trottoir, sans rue goudronnée, avec un sol de sable presque
rouge. Cette trouée, avec au loin des enfants.
Ce paysage lunaire, dans lequel on se perd et ces amas de
ferrailles délabrées, et ces boutiques aux vitrines tellement
pleines.
Ces femmes qui font des petits pas. Et les arbres arrachés,
ou penchés à tout jamais sous l ’effet du vent. Et ces deux
adolescents, aux mains enlacées. Ils ont l ’air de deux
petits paysans s ’accrochant l ’un à l ’autre dans la grande
ville. Et ces fleurs de jasmin.

Mais bien sûr, ou peut-être n ’est-ce pas si sûr, J’homme


Page ci-contre.
n ’est plus dans l ’embrasure de la porte. Reste mon désir et Renaud Gonzalez disparaît dans
ma peur. le désert qui nous mène à Palmyre
Peur à cause D’Est. Parce que je sais ce que c ’est en Syrie (Repérages pour Du
maintenant que de partir à la recherche d ’un film sans Moyen-Orient, 1997).

136
chercher à le maîtriser d ’avance, Et je sais bien aussi que
c ’est de la même manière, à tâtons, qu ’il va falloir faire ce
film- là, sans chercher à reproduire D’Est.

Quand en 1990, j ’ai écrit un texte sur mon envie de faire un


film sur l ’Europe de l ’Est, je disais : je voudrais filmer là-
bas à ma manière documentaire frôlant la fiction, de tout.
Tout ce qui me touche. Des visages, des bouts de rue, des
voitures qui passent, des autobus, des gares et des plaines,
des rivières et des mers, etc.
J ’ai envie de reprendre les mêmes termes pour Du Moyen-
Orient et pourtant, ce ne peut pas être la même chose, pas
seulement parce que j ’ai envie d ’y ajouter, la chaleur et le
froid, la lumière et l ’ombre, le noir et le blanc, le vent et le
sable, la cacophonie des villes et le silence presque mortel
des villages à l ’heure de la sieste, la nuit qui tombe d ’un
coup, alors que les néons verdâtres des minarets s ’allument,
et puis aussi la brise légère venue de l ’intérieur des terres.

Ça ne peut pas être la même chose et bien sûr, c ’est cette


différence dans son opacité même qui m ’intéresse et sans
doute aussi me fait peur mais c ’est souvent du fond de cette
peur que je travaille.
Ce ne peut pas être la même chose parce que quand on
prononce le mot Orient, on entend, tout de suite en écho,
celui d ’Occident, et qu’on sait bien que la culture
européenne s ’est renforcée et a précisé son identité en se
démarquant d ’un Orient qu ’elle prenait presque toujours
comme une forme d ’elle-même inférieure et refoulée. (Cette
phrase-là, je crois bien l ’avoir volée à Edward Sa'ïd,
d ’autres aussi d ’ailleurs mais je ne me souviens plus
lesquelles.)
Peur bien sûr de ce qui a été refoulé. Peur, parce que le
sujet fait peur, en ce moment sans doute plus que jamais.
Parce que quand on y touche, on sent alors qu ’on touche
aussi aux forces souterraines qui s ’affrontent et s ’agitent
tant dans notre société qu ’en nous-mêmes. Certaines de ces
forces, ne sont d ’ailleurs pas si souterraines que ça, comme
la notion même d ’Etat, et de ce qu ’il signifie encore en
Occident, et comment il fait question, ici, comme Ici-bas.
(...)
Peur aussi parce qu ’on entend tout de suite et en vrac, dans
un désordre significatif les mots brûlants de Palestine,
Jérusalem, FIS, Hamas, voile, intégrisme, immigration,

138
: mocratie, xénophobie, banlieues, violence, rapport à Quelque part en Syrie (1997).
. entre, identité, exil, et par dessus tout le mot : étranger,
- ec sa cohorte d ’adjectifs.
E: bien sûr, je ne peux pas prétendre à moi toute seule
s i ter tous ces sujets, mais quelque chose de tout ça devra
~ien transpirer par tous les pores du film,
y.i, dès qu’on touche au Moyen-Orient, comme dit Jabès,
. pose d ’une manière radicale le problème de l ’étranger
■: donc de soi, de la haine de l ’autre et donc de soi, et de
. s utre en so if (...)
•Et cette haine de l ’autre peut vous prendre par surprise,
de biais, presque traîtreusement et à tout moment, pour un
:' ou un non, comme ça m ’est arrivé cette année en
A Manie, à Akkaba, où j ’ai été cet été ainsi qu ’en Syrie et
au Liban.)
L'était pas grand-chose, juste des pas, le bruit, de ces pas,
. bruit de pieds qui traînent. Au début, je ne faisais pas
rention. Et puis à force, j ’entends en moi, “traîne pas les
zieds ” et puis à force encore, cette injonction, j ’ai envie de
* Jais l’autre, soi, haine de soi etc, c’est un peu devenu comme
voir de mémoire, on l’a tant entendu qu’on ne l’entend plus.
I ms tous les sens du mot.

*39
la faire à l ’autre. Et l ’autre, je finis par lui en vouloir,
presque à le haïr, parce qu’il traîne les pieds. J ’y vois une
agression, une agression mortelle qui entraîne une haine
mortelle et la haine même de cette haine. Cette haine qui
se déverse sur le corps de 1’autre. Cet autre qui traîne les
pieds, mais pas seulement, il laisse aussi aller son corps
sans vergogne, il laisse son ventre aller. On ne lui a donc
pas appris, il semble si sûr de son bon droit, de son droit
de traîner les pieds, de laisser aller son ventre, et bien sûr,
je lie ça, cette manière d ’être, sa position, aux femmes qui
marchent derrière lui, et pas à côté.
C ’eut été trop simple de juste ne pas pouvoir supporter de
voir les hommes marcher devant les femmes. De ça, j ’étais
prévenue, je connaissais, donc je pouvais me défendre,
mais, contre le bruit de pieds qui traînent sur le sol, je ne
pouvais rien.
Et bien sûr cette histoire de femmes qui marchen t derrière
les hommes me ramenait à d ’autres histoires, comme celle
épouvantable de ce jeune garçon, sans doute un
américain, il ne devait pas avoir plus de 18 ans, qui s ’était
jeté, littéralement jeté, contre un mur d ’une petite
synagogue de Sfad, lorsqu ’il m ’a aperçue là, entre ces
murs.
Il s ’était jeté contre ce mur d ’une manière outrancière,
dans une sorte de jouissance masochiste, pour éviter la
possibilité d ’une rencontre entre son regard et celui d ’une
femme, d ’une femme impure.
Il devait avoir fait ce qu ’on appelle en hébreu “un retour ”
un retour à la religion comme beaucoup d ’autres jeunes
gens américains ou français qui se promènent dans cette
ville de Sfad, ville sainte, ou à Jérusalem, autre ville
sainte.
Ces jeunes gens, déguisés, f anatisés, tout noirs et barbus,
Encore New York.
qui vous refusent leur main, presque leur parole dans une
sorte de crispation identitaire, d ’une recherche d ’un destin
parfois, d ’une loi sévère toujours. Certains étaient moins
jeunes et étaient déjà passés par le maoïsme ou d ’autres
ismes.
Là aussi, j ’avais été prise de haine, mais sans détour, je
pouvais me permettre, entre guillemets, c ’étaient des juifs.
J ’avais envie de le frapper, de lui dire, petit con, et pire
encore. Que cette volonté de pureté allait nous perdre
tous. Qu ’on irait vers un carnage. (...)
Oui, Jabès a raison, dès qu ’on touche au Moyen-Orient se

140
r >se le problème de l'autre, et il a aussi raison quand il
il. que toute vraie forme de proximité passe par la
différence£ (...)
Oui, dès qu’on touche au Moyen-Orient, on entend des
rots brûlants, et c ’est pour cela que je veux faire ce film.
I es mots à ne toucher qu ’avec des pincettes, sans parler
des images. (...)
Je voudrais commencer le film dans une ville occidentale,
: ii les trois monothéismes se sont combattus, une ville
Espagne par exemple, où le monothéisme du fils et de
i image a fini par s ’imposer, puis traverser certains pays
musulmans qui prennent en charge le deuxième
mmandement, la Turquie, l ’Iran, l ’Irak si je peux, la
■le, l ’Egypte et le Liban pour arriver à Jérusalem en
cassant par Jéricho dans le rêve naïf de faire sonner les
mipettes et tomber les murs. (...)
- voudrais filmer là-bas sans pour autant ne filmer que le
- -sert qui se prête à ce “tu ne feras pas d ’images qui
assemblent à ”, et qui répond à mes vœux pieux de
7 nnadisme et à l ’idée que la, terre qu ’on possède est
: ujours signe de barbarie et de sang, et que la terre
. : on traverse et qu’on ne prend pas fait penser au livre. '
. : voudrais filmer cet ailleurs sans tomber dans l ’exotisme
. annule l ’autre. Dans les visages filmés en Europe de
Est, la question de l ’exotisme ne se posait pas, il n ’y
- •ait que la petite différence. Ici, elle va se poser de face.
C miment faire et que faire pour ne pas tomber dans cet
- xostisme qui fait que l ’autre devient tellement autre qu ’au
' nd, il n ’est plus, ou plutôt que son image est décidée
Encore New York.
d'avance pour mieux l ’apprivoiser et mieux l ’annuler.

Je voudrais filmer parce que j ’ai l ’impression que c ’est,


s '.ire ces trois monothéismes que ça se joue en ce moment
t : sans doute depuis longtemps. « La violence du problème
r sépar l ’étranger aujourd’hui tient sans doute aux crises
J : > constructions religieuses » dit Sibony dans son livre
- es trois monothéismes.

£ : ; ai aussi l ’impression que ça se joue autour du


Zt uxième Commandement, mais j ’affirme ça sans preuve,
* Z ela aussi on Ta tant entendu.
11 ."ai pas trouvé ça toute seule, Blanchot le dit si bien, mais c’est
■ -S facile à dire qu’à vivre et il faut bien parfois se poser quelque
■m. Et quand on se pose, c’est parfois encore plus difficile.

*-1
pure intuition, et peut-être que je me trompe, mais c ’est
aussi ça qui m y fait courir.
Je voudrais filmer pour comprendre et prendre le risque de
ne peut-être rien comprendre en filmant.
Et ça, c ’est au cœur-même de ces trois monothéismes, fais
avant de croire.
Qu ’allez-vous chercher Ici-bas demande quelqu ’un à
quelqu ’un, j ’attends d ’être là-bas pour le savoir. Et
quelqu’un d ’autre a dit, c ’est toujours son père et sa mère
qu ’on retrouve en voyage.

À la fin du film sur l ’Europe de l ’Est, je me suis dit, ces


images-là, je les connaissais déjà. Elles étaient là en moi.
Là, je ne suis même pas au début, et pourtant j ’en sais
plus qu ’avant D’Est et donc je ne peux pas innocemment
ne pas me demander, est-ce qu’à la fin de ce film-là, je me
dirai la même chose.
Quand on me demandait pourquoi D’Est, je disais tant
qu ’il est encore temps.
Là, j ’ai envie de répondre un peu comme une boutade
parce qu ’il est déjà temps. (...) New York.

Et quand on dit Moyen-Orient, résonne aussi le mot


jouissance, une jouissance qui peut faire peur, elle aussi.
Pas seulemen t jouissance de la chaleur dans laquelle on
peut se perdre, se dissoudre presque comme dans le désert,
dans une sorte d ’enivrement, mais aussi celle des odeurs
et des sons et de la langue qui vous enveloppent, pas
seulement celle des corps, mais aussi celle du temps sans
temps comme dirait Jabès.
Et que fait-on quand on fait un film, sinon donner, ou
prendre un peu de temps.
Le temps, l'image, quel temps ? Quelle image ? Pour
l ’instant, je ne peux que me poser la question.
Je parlais aussi de raisons affectives pour le voyage en
Europe de l'Est. De mes parents, de leur mode de vie
encore si proche de ceux de l ’Est. Pour le Moyen-Orient
bien sûr je ne peux pas invoquer des parents qui en
seraient originaires.
Et je me demande pourquoi je me suis sentie si bien
quand j ’ai été en Algérie et au Maroc, en Israël et en
Palestine.
La seule chose que je pourrais peut-être dire, c ’est que
très petite j ’ai entendu, cachée près de mon grand-père,

142
:iébreu sans rien y comprendre, l ’hébreu, chanté à la
nagogue pids plus tard, à six ans, à l ’école j ’ai appris
- le lire et l ’écrire et à le comprendre un peu.
I: quand à Ménilmontant où j ’habite, j ’entends parler
. arabe souvent j ’ai envie de me retourner parce que
entends quelque chose de familier et je reconnais en
ihad, le aihad, le un de l ’hébreu.
'•tais dans cette école, ce n ’estpas seulement l ’hébreu
. le j ’apprenais, j ’apprenais aussi à avoir un
* ennemi », un ennemi qui était loin, c ’était la guerre en
-956, entre Israël et « les arabes » et j ’apprenais à
avoir cet ennemi-là. On faisait des batailles dans la
- ur entre Israéliens et Arabes et la plupart de nos jeux
.raient des guerres entre ces deux « peuples ».
Pu moins, on savait qui était notre ennemi, on ne le
: mnaissait pas, certainement pas et c ’était amusant
mime - j ’ai envie de dire - de jouer aux cow-boys et s✓/*
ss
MWD1Ü1.
aux indiens, d ’ailleurs, ça on le faisait aussi,
les ennemis, ils devaient certainement en recouvrir
autres qui ont du mal à vivre avec le fait qu’il aura fallu
les juifs avant eux. De là sans doute la fatale coupure
- :rrejudaïsme et christianisme. Et un autre qu’on voulait
: ublier parce que la vie recommençait. Et qu ’on n ’était
ras encore à. l ’époque du « devoir de mémoire » mais de
. -Ile de, oublions et recommençons. Paris.
\ lais faut-il absolument justifier un désir par des raisons
affectives qui ont trait à Venfance ? Par une attirance
inspecte ou non.
Par une appartenance ? Ou non. Par un « sale petit
-rcret » comme dit Deleuze.

Pet été pour vérifier mon désir, le confronter, j ’ai été


quelques semaines en Syrie, un peu au Liban et aussi en
5 rdanie. Mais surtout en Syrie.
J"y ai été aussi un peu pour apprivoiser ma peur et aussi
: ur voir si j ’allais être capable d ’échapper à
. Orientalisme » dont parle Edward Saïd. (...)
: i 'allais pouvoir passer au travers. Au travers des images
déjà inscrites. Tant d ’images, même si parfois
- utradictoires.
allais être capable de me laisser faire parce que je
vais, de perdre mes défenses, de ne pas chercher à fixer,
- chosifier.
. e n ’était certes pas la première fois que j ’allais dans un

*43
pays « arabe » ni la première fois que j ’étais en contact
avec les arabes.
J ’avais onze ans, c ’était la première fois que je sortais de
Belgique. C ’était aussi l ’année où j ’ai appris à nager et
j ’en profitais, seule, sans parents, dans la mer
Méditerranée. Quelle liberté. Et puis je sens quelque chose
passer entre mes jambes, m ’effleurer. Et puis je vois un
garçon, il doit avoir huit ans, surgir dessous la mer non
loin de moi.
Comment j ’ai su immédiatement à 11 ans que c ’était un
petit arabe et non un ju if et que cela a bien sûr participé
de mon trouble ? Etait-ce la manière dont il me regardait,
à ses cheveux bouclés et pourtant presque blonds-roux, à
ses dents déjà un peu abîmées, à son vieux maillot déteint
et un peu lâche, à son corps vif et musclé, libre aussi. Je
ne sais pas. Tout ça. A son regard sombre, sérieux et
provoquant aussi, défiant presque. Comme s ’il me disait,
j ’ai fait ça, oui je l ’ai fait et maintenant qu ’est-ce que tu
vas faire, toi ? Voilà mon premier contact.
C ’était à Haïfa.

Je me souviens de mon premier voyage au Maroc en 1971,


c ’était un voyage pour rejoindre là quelqu ’un que
j ’aimais.
A cette époque, j ’avais déjà un peu appris à faire la part
des choses et je ne me serais plus permise de nommer mon
ennemi, et puis les arabes absents de Belgique en 1956,
donc abstraits pour l ’enfant que j ’étais, étaient bien
présents en 1971 et ça changeait tout.
J ’ai pris l ’avion jusqu’à Oran et là un taxi jusqu’à Oujda
et j ’ai regardé par la fenêtre, la rocaille, le désert, et tout
au long, des hommes seuls, debout et qui ne bougeaient
pas. Qui ne prenaient pas la peine de chasser les mouches
de leur visage. Ça m ’a frappé. Je n ’en ai tiré aucune
conclusion et ça reste en moi jusqu ’à aujourd ’hui.
Ce n ’étaient pas les mêmes arabes qu ’en France, je me
suis dit. Ils ne ressemblaient pas à ceux que j ’avais
rencontrés à l ’Université, ceux-là étaient très
Paris.
préoccupés de politique et de marxisme, et bien sûr se
démenaient contre Israël et. je les écoutais dans une sorte
de malaise. Je n ’avais rien à rétorquer à leurs arguments.
Pourtant tout cela, à l ’époque, me semblait bien
rhétorique.

144
LW.dis ce voyage-ci a été différent, bien sûr, ce voyage-ci,
€ - tait à cause du jasmin à quinze francs et à cause du
Uzlm.
( j a commencé au Consulat de Syrie, mon père, j ’ai
me nti, quand il a fallu écrire le nom de mon père sur la
-. mande de visa, j ’ai écrit, Jacques et non pas Jacob.
J'zi sans doute eu tort. Enfin, je m ’appelle bien Chantal
z e n ’ai jamais entendu personne appeler mon père
ÏÀicob sauf à la synagogue quand c ’était à son tour de
p. -ter la Thorah et là, c ’était pas Jacob qu ’on l ’appelait
totais lacov.

I .nul je me suis retrouvée là-bas, je me suis sentie, vue


: mme une occidentale, traitée comme une européenne
c _as une succession de Welcome, welcome, répétés du
ieillard à l ’enfant. Du plus petit village perdu dans le
L i sert à la grande ville.
L... deuxième chose qu ’on vous demande, c ’est d ’où on
aient et souvent alors, sans doute faute de mots en
c mmun, la conversation s ’arrête, en reste là.
. urquoi est-ce que je me sens plus étrangère parfois
■x France ou en Belgique qu ’à Damas ? Ou qu ’en tout
U:as. c ’est là que ça me fait mal, parce que j ’y suis
N' -esque chez moi, et qu’à Damas, là, je suis tout d ’un
!et :ip une occidentale, donc, je suis.
L . tais partie d ’un grand tout indifférencié. Ils n ’ont
P- accès aux codes là-bas, qui feraient de moi une
v rme qui, que, quoi, etc, et le garçon qui
r 'accompagne dans ce voyage est, ne peut bien sûr
êr v. que mon mari et nous sommes en voyage de
evces - c ’est la question qu ’on nous pose, en tout cas,
a: and la conversation ne s ’arrête pas aux welcome et
m Aîfrom where are y ou. Ils n ’ont pas l ’air de
| i‘i aarquer qu’il est beaucoup plus jeune que moi et
a: e son regard suit les jeunes gens. Et je dois faire les
rimes erreurs, j ’ai du mal à reconnaître, l ’épouse, de
.. mère, de la servante ou de la fille. Je comprends
Ifcj/ le rire des jeunes femmes qui se poussent du
: ude en me voyant assise, appuyée contre un mur
À., ns la grande mosquée des Omeyades. Je suis
p urtant recouverte d ’un burnous qui, sans doute à la
m ace de me cacher, me pointe du doigt.
E' quand j ’ai souri à la jeune femme qui m ’a regardée,
é e m ’a souri aussi et a déclenché une cascade de rires

145
chez ses sœurs ? amies ? ou co-femmes d ’un homme que je
ne vois pas.
Pourquoi ? Je n ’ai pas compris. J ’étais troublée. Et plus
j ’étais troublée, plus j ’avais une sensation d ’opacité, plus
je me disais que ça valait la peine.
J ’ai connu là la dysenterie qui m ’a laissée sans force, la
pénurie d ’eau, l ’abattement et l ’abattement je l ’ai connu
partout. Ici et là, un peu plus un peu moins.
J ’en ai aussi eu du plaisir. Parfois quelque chose cède
dans l ’abattement comme dans la dysenterie.

Et tout au long du voyage et encore maintenant, je me suis


dit qu 'il fallait essayer. Que cela ne servait à rien
d ’attendre plus longtemps. Qu’il fallait vaincre sa peur et
ses résistances, tout doucement, sans forcer. En faisant
tranquillement. Et que très certainement, cela en valait la
peine.

PS. 1. Quand je dis « nous » ; je dis « nous » les juifs,


nous les femmes, et en France parfois nous les Belges.
Presque toujours avec un peu de distance et presque
toujours avec une pointe de dérision.
Et c ’est alors de moi que je ris.
Parce que l ’on sait bien « nous les juifs » - enfin certains,
depuis la dernière guerre, qu ’on ne peut dire sans une
pointe de dérision, ou un peu de malaise parfois, ou les
deux, je suis français, allemand ou belge et que ceux
qui ne se sentent pas d ’être Israéliens, vivent alors un
double exil.
Heureusement l ’exil a du bon parfois. Au fond, c ’est
parfois un peu de liberté.
Je dois ajouter que ma mère est très contente d ’être belge
et moi aussi d ’ailleurs et cela sans dérision aucune.

PS. 2. J ‘ai envie et j ’ose et sans culpabilité aucune dire


du mal de tout ce qui a à voir avec la chrétienté. En fait
ça mé fait plaisir.
Pourquoi ? Brighton Beach. Coney Island.
Est-ce parce qu ’ils ont gagné, est-ce à cause de l ’image ? Restaurant russe.
C ’est vrai, je dois reconnaître une haine. Dire cette haine,
je ne le fais qu’en privé, quand je me laisse aller.
Et bien sûr, c ’est une haine abstraite. Elle ne s ’applique
pas aux chrétiens, juste à la chrétienté et au peu que j ’en
connais.

14 6
Les humains sont des humains sont des humains, sont des
wnains. Et parmi ces humains, partout et de tous les
-ôtés, il y a des justes,
Des justes qui ne sont ni dans le dogme, ni dans le
yuritanisme, de gauche ou de droite ou d ’à côté. Ils sont là
Amplement et essaient pour survivre de metttre un pas
Levant l ’autre et de recommencer. Enfin, c ’est juste une
\:çon de chanter II en faut sans doute plus que ça ou
noins parfois pour être un juste dans ce monde-là..
E: le pire parfois, c ’est quand on veut à tout prix être du
" m côté et que ce côté-là dans sa grande bonté vous
"■ouille la vue.
Jn tombe dans l ’amalgame. On crie haut et fort. C ’est si
"on de crier haut et fort quand on se croit du bon côté,
urtout en groupe et même parfois isolé.
Dn s ’est si souvent trompé, malheureusement trompé, le
'iècle passé.

Depuis toute petite, je connais le Christ parce que la jeune


Lie qui travaillait chez mes parents quand j ’étais enfant
w: 'emmenait tous les matins à l ’église, ça c ’était avant que
«:on grand-père ne vienne habiter chez nous ou après, je
mfonds tout, et j ’avais sans en rien comprendre, ni
. mnaître, horreur de cet homme sanguinolent sur cette
:roix.
Après j ’ai su qui était cet homme, un Dieu, on m ’a dit et
i \ie s ’il était là sanguinolent sur cette croix, c ’était la
faute des juifs. C ’étaient les juifs qui l ’avaient cloué là.
Puis j ’ai cru comprendre que c ’était, les Romains avec
accord des juifs et vice versa.
F urtant je crie avec les loups quand je vois, j ’entends des Encore un restaurant russe
a aces de haine, même déguisées parfois, des traces de à Brighton Beach. On a mangé,
-Lue envers les juifs. bu beaucoup de vodka,
Je crie et je dis, ça ne changera jamais. en plein après-midi.

■ai quand j ’étais petite, c ’était très agréable d ’avoir un


■. niemi qu ’on ne connaissait pas et qui recouvrait un autre
qu’on connaissait bien. Et c ’est vrai, je crie avec les loups,
. ne laisse aller, et je répète après Sibony, les chrétiens
nt nos ennemis et nous ne tendons pas l ’autre joue.
L'ils ne nous pardonneront jamais d ’avoir existé avant
eux.
Elis ceci n ’a rien à voir avec cela,
p- ce n ’est pas en me « confessant » justement que je vais
vieux justifier cette envie de faire ce film.

' -7
Ce n ’est pas en racontant « mon sale petit secret »
comme dirait Deleuze que j ’y arriverai.
Même si ce sale petit secret est en partie producteur de
désir.

Et voilà, je ne l’ai pas fait.

Les deux P. S n’appartenaient pas au texte donné à


Thierry et ce n’est pas à cause d’eux que le film ne s’est
pas fait.
Ces deux P.S.-là, je les avais envoyés à Xavier Carniaux
en lui demandant, s’il fallait les y introduire.
Il ne m’a rien répondu et j ’ai compris qu’il valait mieux
pas.
Je n’en suis pas fière et je me demande même s’ils
doivent appartenir à ce livre. Sans doute pas, mais je les
laisse quand même. Même si dans cette tentative un peu
forcenée de dire un peu de vérité, j ’outrepasse les
conseils de Lacan - de mi-dire.

Maintenant, s’il fallait faire un film sur le Moyen-Orient,


ce serait un film sur l’impossibilité de le faire. En tout
cas pour moi.
Un ami, Frank m’a demandé l’autre jour pourquoi
impossible, je n’arrivais pas à expliquer.
Tout ce qu’il me reste, ce sont quelques photos, très peu.
Là-bas, je n’avais pas envie de faire des photos. Et ce
texte que je viens d’amputer.
C’était il y a longtemps. Plus de sept ans. C’était encore
le temps des vaches presque grasses.
Maintenant, il ne nous reste plus que les yeux pour
pleurer, et cela de tous les côtés.

Pour Les Gens d ’en haut, je me suis battue, mais il n’y


avait rien à faire. Aucune actrice ne voulait jouer le rôle
de la jeune arabe qui cache son identité. Encore une
histoire d’arabe qui ne se fait pas. J’ai abandonné, c’est
comme ça qu’est né Un Divan à New York. Parce qu’un
jour Juliette Binoche m’avait demandé de lui écrire une
comédie, et comme la production des Gens d ’en Haut
n’avançait pas, par une sorte d’instinct de survie, je me
suis dit, Juliette voulait faire une comédie, je vais la lui
écrire.

148
M ard i
Rien.

M e rcred i
: :en. Je réponds aux mails, au téléphone. Je me couche.

eu d i
Rien.

V en d red i
Je commence par relire des bouts, à corriger des fautes
l'orthographe.
Jette nuit, pour la première fois depuis des années, j ’ai
'èvé. J’ai fait un rêve affreux. Je me battais avec quelqu’un
:ni venait de faire 1 400 000 entrées,
v.ec tout l’argent que ça représente, il y a moyen de faire
_n veau d’or. Pourtant je n’ai rien contre l’argent. C’est
raiment agréable d’en avoir et très désagréable de ne pas
en avoir.
gnès Varda quand elle a vu Golden Eighties m’a dit ; tu
fait ce film pour une seule phrase, phrase que Delphine
-à vers la fin du film, tenant Lio-Mado en robe blanche de
variée dans ses bras : tant qu ’ily a encore à manger...
e ne savais pas, mais j ’ai été absolument éblouie par sa
Eairvoyance.
Marguerite Duras a dit de Jeanne Dielman, à Cannes.
Jette femme est folle. Là, ça m’a gêné. Et alors qu’est-ce
: ae ça fait qu’elle soit folle ? Et pourquoi dire ça ? Et En haut. Nicolas Tronc, le fils.
Delphine Seyrig, la mère. Myriam Boyer,
. enfermer dans ce mot-là ? J’ai peur de la folie. Très peur.
celle qui tient le snack bar.
J'en connais un bout. Je n’aime pas.
En dessous : les quatre garçons chantent
à capela, Lili, lili, lili, lili lili au lit. Attention,
attention là voilà....

Les Années 80.


Aurore chante :
Plus rien ne compte, plus rien n’existe.
Que toi, qui t ’abandonnes dans mes bras.
Tes lèvres tremblantes...
Ton sourire lorsque doucement en moi.
Doucement et puis plus fort...

-4 9
Je crois que pour Marguerite, cela devait avoir quelque
chose de romanesque. Pas pour moi.
Je ne sais plus ce que j ’ai répondu à Marguerite mais
Delphine qui était à côté de moi sur la scène me
murmurait, ne sois pas si agressive.
Elle tirait sur ma jupe, j ’avais mis une jupe. Delphine
portait une robe bleue pâle, elle avait les bras nus et
légèrement hâlés. Et toujours les cheveux bouclés roux.

Et moi je lui répondais, je ne suis pas agressive du tout, et


ne tire pas sur ma jupe.
Elle avait voulu rester pendant la séance pour voir les
réactions du public, nous étions toutes les deux derrière,
aux derniers rangs.
On entendait les fauteuils qui claquaient en se relevant.
Les gens partaient, certains restaient.
À chaque personne qui partait, j ’avais un coup au cœur. Et
ça durait, durait, durait. Plus jamais je ne ferai un film si
long, ou plus jamais je ne resterai dans une salle avec le
public.
Cette année-là, à Cannes, il y avait cinq films où Delphine
jouait.
Et puis... Rien.
Je crois que pendant des années on lui a fait payer Jeanne
Dielman.
Elle était sortie de son image.

Ça a été pire pour Aurore au Festival de Paris, elle aussi


voulait respirer la salle. Je le lui ai déconseillé. Très
vivement.
Elle ne m’a pas écoutée.
Un quart d’heure avant la fin du film, j ’ai été voir, je suis
tombée sur Pierre-Henri Deleau, il m’a dit, viens voir ce
qui se passe. Les gens criaient sur le film, sur Aurore.
J’ai tiré Aurore de là. Elle pleurait, je crois. On a été dans
un café, où, le film fini, Delphine nous a rejointes. Elle a
dit, c’est magnifique.
Elle a consolé Aurore autant qu’elle le pouvait.
Je n’ai jamais compris pourquoi les gens criaient.
Après, pour mes autres films, ce n’est plus jamais arrivé.
Et en tout cas, je ne suis plus jamais restée pendant la
projection.
J’ai été très grossière quand j ’ai reçu le prix du meilleur Page ci-contre.
film, j ’ai fait un bras d’honneur. Ça non plus, je ne le ferai Sunrise triste par Dean Tavoularis.

150
mm

d1
Un palmier à _ -
par Dean Ta-. ; . a
Dean, c’est le - e
d’Aurore. Ces-
aussi un gra-;
décorateur.
C’est aussi t " e—
Dean a env e :
chien. Aurore - e
sait pas si c e :
une bonne

152
plus jamais. Quand j ’y pense, j ’ai honte.
Aurore n’était pas là. Dommage, c’était pour elle, pour ce
qu’on lui avait fait subir.
J’ai eu Sylvie au téléphone hier, elle venait de perdre son
grand-père.
Elle avait une toute petite voix. On a un peu parlé. Elle
m’a dit le film (Demain on déménage) va au Panorama,
j'ai dit oui et tu sais, je n’emploie pas souvent ce mot,
même jamais, mais je me sens humiliée. Elle a dit faut
pas, c’est bien le Panorama, du coup, je ne me sentais plus
humiliée.
J'ai tant aimé faire ce film. Nous n’avons fait que chanter.
J'aime chanter. C’est ce que j ’aime le plus. Avec Sylvie,
Aurore, Lucas, Natacha, Dominique, nous n’avons fait que
chanter. Même Jean-Pierre s’y est mis.
On chantait puis on tournait. Quelle joie. Quoi qu’il arrive,
il ne faut pas que j ’oublie ça. Ce bonheur-là. C’est pas si
>ouvent. Loin de là.
Quand Eisa est arrivée à la fin, elle s’est mise tout de suite
-i chanter avec nous.
Dlus on chantait, mieux le film allait.
le chant de fin du film n’était pas prévu, il est venu. Sans
Joute à cause de ça.
Elles vécurent ainsi plusieurs années,
'une écrivant et s ’occupant du bébé,
. appelant Simon, parfois Simone,
Eautre dansant et vivant enfin
tes rêves de jeune fille sans amant.
Eenfant devenait grand avec ses deux mamans
. : n ’aimait rien que de taper très très grand
Sur Vordinateur ouvert de sa vraie fausse maman
-es gros mots cochons que lui glissaient doucement
Aurore et les vaches
Ses grands parents resplendissants comme queue cul bite dans Demain on déménage.
Comme queue cul, comique. Elle n’avait jamais vu une vache
de si près. Elle a l’impression
_e carnet de ma grand-mère non plus n’était pas prévu. Ce qu’elles lui parlent.
était pas dans le scénario. Maintenant, il est devenu le
. :eur du film. Le cœur qui bat. 11 en a sans doute aussi
. rangé le sens.
i a aussi changé beaucoup de choses dans mon existence
sans doute pas que dans la mienne.

courage, il en faut pour faire des films, mais il en faut


: ?ur tout.

*d3
Même pour les choses les plus simples, les plus banales
parfois.
Surtout quand il fait gris.
Quand il fait gris, ferme les rideaux, les tentures pour ne
rien voir, allume les lumières artificielles.

Lundi
Je me suis levée avec un vague à l’âme fou.
Je me suis dit, je n’arriverai à rien aujourd’hui.
J’ai quand même ouvert l’ordinateur, mis mes lunettes
Puis j ’ai commencé à relire ce que j ’avais déjà écrit.
Il y a des moments que j ’aime, d’autres moins, certains
pas du tout.
Hier Dominique Païni m’a demandé ce que j ’écrivais, je
lui ai dit, je ne sais pas. Tout ce qui me passe par la tête. Si
ce livre va exister, c’est parce que Dominique, s’est mis en
tête d’organiser un événement autour de moi, à
Beaubourg. Et je pense qu’avec son enthousiasme, il y
arrivera.
Aujourd’hui, il y a la troisième projection de presse de
Demain on déménage.
J’y pense sans vraiment y penser. Mais j ’y pense. San Francisco.
Faut pas. Pas la peine.
Je me souviens quand on attendait Alain Dahan et moi - il
n’est plus là non plus - quand on faisait les projections de
presse de Jeanne Dielman on attendait et on regardait la
tête des journalistes quand ils sortaient et d’après ça, on se
disait, ça a été, bien, moyen, pas du tout.
Entre temps, on mangeait, buvait, fumait et bavardait.
Alain se frottait la barbe, il était un peu clochard. Pas
totalement.
On se sentait proche. C’était l’hiver, il faisait très froid,
Alain n’avait pas de manteau. Pendant longtemps, on a été
proches et complices.

Il n’avait pas d’argent, pourtant il me nourrissait.


Moi non plus, je n’avais pas d’argent. Ce n’était pas que
ça qui nous liait.
Il fumait encore plus que moi, avait toujours plusieurs
paquets de cigarettes avec lui, de marques différentes.
Alain attendait toujours la dernière minute pour faire les
choses. Il fallait qu’il soit trop tard, ou presque. Comme je
le comprends. Parfois, ça m’énervait, mon Dieu, comme je
me reconnaissais.

154
ruis quand il était presque trop tard, il trouvait une
bu.: n qui lui coûtait très cher.
I ■ i " de grosses lunettes fumées. Des yeux sensibles. Il
était maigre.
II riait quand je lui disais n’importe quoi.
Je ne sais pas pourquoi, mais quand je pense à lui, je pense
à son rire dans le froid de l’hiver.
Quand on a fait Les Rendez-vous cl’A nna, et qu’on en avait
marre Romain Goupil et moi qu’il fasse tout à la dernière
minute jusqu’à se mettre en danger et nous aussi, Romain
m’a dit, ce n’est plus possible, je vais te présenter à
quelqu’un d’autre, un autre producteur.
L'autre producteur voulait bien nous reprendre.
J'ai dit ça à Alain, c’était dans un tout petit bureau de la
me Daguerre, il faisait froid aussi ce jour-là.
Il m’a dit, il me reste 1 000 francs, soit j ’achète des
oantalons à mes enfants, il en avait quatre, soit on part en
Allemagne chercher de l’argent.
'étais mal à l’aise, si on partait, les enfants n’auraient pas
ie pantalons.
N: on ne partait pas, cela voulait dire que nous allions faire
e film avec un autre producteur.
Je savais que lui préférait partir en Allemagne et que ses
enfants n’allaient quand même pas cul nu à l’école.
Romain m’attendait ailleurs pour avoir des nouvelles.
'ai dit cul nu. Non, j ’ai dit allons en Allemagne. Je
". arrivais pas à me séparer d’Alain.
Plus tard, il a produit Léos Carax, il aimait tellement Léos.
C'était vraiment de l’amour, de l’amour fou. J’étais
blouse. J’en voulais à Léos et à Alain.
Alain n’est plus là, sa vie a vraiment mal fini. Il a été si
malade, c’était terrible.
Tous les vendredis, il arrivait sur le tournage avec l’argent
Alain Dahan.
■:>ur payer l’équipe. La nuit, il jouait l’argent, enfin la
memière semaine, il a tout perdu.
r. raconte ça de Paulo Branco que c’est un joueur, mais
ms un perdant. Heureusement parce que Paulo Branco,
Lest le dernier des Mohicans.
. e qui est étrange, c’est que malgré tout, je me sentais
■i'rtée par Alain. Vraiment. Il aimait énormément ce que je
Lisais, et ça me portait. Oui. J’avais terriblement besoin
.. ça, de quelqu’un que je vois presque tous les jours, et
. aime terriblement ce que je fais,
lulo et Alain sont aussi différents qu’on puisse l’être.

D
Pendant des années, j ’ai produit, si on peut appeler cela Jean Pierre Marielle et Aurore
Clément dansent sur Tea for two
produire, mes films moi- même. C’est comme ça que j ’ai
dans Demain on déménage.
rencontré Eric et Jacques Ledoux. Jacques Ledoux était
En dessous.
directeur de La Cinémathèque Royale de Belgique. Aurore la mère, dit : Alors !?
Lui non plus n’est plus là, et ça aussi, c’est terrible. à sa fille Charlotte, toujours
Lui aussi a vu mon premier court métrage et l’a aimé. dans Demain on déménage.
C’était lui qui organisait Le festival expérimental de
Knokke-le-Zoute.
C’était un festival extraordinaire, j ’y ai été deux fois.
La première fois, je suis restée absolument fermée à tout
ce que je voyais, je cherchais désespérément une histoire
dans les films.
J’étais là avec Marilyn. Marilyn aussi cherchait les
histoires dans les films.
Au milieu du Casino de Knokke où se déroulait le festival,
il y avait Yoleo Ono dans un sac de jute, je crois. Ce sac
bougeait parfois.
On sentait 68 arriver. Il y avait une ambiance
indéfinissable de fin d’un monde et de début d’un
nouveau.
J’avais volé une tomate dans une épicerie, je m’étais fait
attraper par l’épicier à ma plus grande honte. Ça fumait
des joints dans tous les coins. Les gens étaient beaux et
habillés de manière incroyable.
Je sais qu’Eric était là aussi, mais je ne le connaissais pas
encore.
Ni Jacques Ledoux d’ailleurs.
Quatre ans après, nous étions là à nouveau, et il y avait
Delphine avec Sami, on s’est promenés sur la digue de
Knokke-le-Zoute. C’était bien.
Jacques Ledoux avait l’impression que ce serait son
dernier festival, il trouvait que plus rien n’était assez
expérimental pour être expérimental.
Moi entre temps, j ’avais compris, senti, aimé les films
expérimentaux. Je les avais vus à New York et je ne
cherchais plus désespérément une narration.
J’étais heureuse. On préparait Jeanne Dielman. J’étais
vraiment heureuse. Je n’ai plus volé de tomate, ni rien du
tout. Je n’ai plus volé. Après Jeanne Dielman, je n’ai plus
jamais rien volé.
Au contraire, je me suis fait voler, mais ça n’a aucun
intérêt.
Jacques Ledoux a beaucoup compté pour moi. Parfois,
j ’étais assise à côté de lui à une projection, et il me

156
caressait doucement l’oreille. Je sais ça ne se fait pas, mais
je n’en prenais pas ombrage, je le laissais faire et c’était
doux.
De temps en temps, il m’invitait dans un très bon
restaurant, et me faisait parler de moi avec ce sourire
indéfinissable qu’il avait. Je me souviens de soles et de
foie à la vénitienne.
Je parlais, j ’étais pas intimidée. 11 y avait tant de
bienveillance en lui, en tout cas avec moi.
A New York, je l’ai vu aussi, il venait rendre visite à Jonas
Mekas.
Et j ’ai été manger avec lui au Taft Hôtel. Enfin, je crois.
On l’appelait Ledoux, rarement Jacques, je ne sais même
pas si j ’ai jamais entendu personne dire Jacques.
Pourtant, Ledoux, c’était son nom de guerre. Son vrai nom
de la diaspora, c’est Ziesman ou Zukerman, je ne sais plus, Je pense que c’est chez Marilyn.
je devrais demander à Gabrielle Claes qui l’a remplacé à la
Cinémathèque.
Elle aussi, je l’ai rencontrée tout de suite, dès Saute ma
ville et elle aussi est devenue une amie.
Eric et Ledoux, s’entendaient bien aussi, mais je crois que
Ledoux était mieux avec les femmes.
C’était très drôle de voir Eric et Ledoux ensemble, l’un
grand maigre élégant et presque toujours affamé, un Mars
collant à la main, et l’autre, petit, rond, quelques cheveux
en bataille, une cravate improbable, des grosses lunettes à
double foyer.
Ils se parlaient de films bien sûr. Ledoux devenait un peu
mordant, enfin son humour devenait mordant. C’était
comme ça qu’ils communiquaient tous les deux. Eric riait.
Il aimait bien ça, cet humour, jamais convenu. On ne savait
jamais ce qu’il allait dire Ledoux, c’était toujours
inattendu, un peu subversif.
Avec moi, il était tendre.
Il paraît qu’il était terrible à la cinémathèque. Il paraît.
Tout le monde regrette Ledoux, tous ceux qui l’ont connu,
et puis des gens comme moi et Marilyn, on regrette aussi
Hubert Baals.
Hubert, c’était le directeur du festival de Rotterdam quand
le festival avait encore taille humaine, qu’on logeait dans Jacques Ledoux souriant
un bateau où l’on faisait des bêtises toute la nuit. Tous les à Delphine. Moi je ne sais plus

cinéastes de ma génération ou à peu près, s’y sont à qui je souris.

rencontrés pour quelques heures, et parfois aimés.

158
j ’y suis née et j ’ai passé là de longues années.
B r u x e lle s ,
Certaines meilleures que d’autres mais ç’est là que j ’ai
tourné pour la première fois. Saute Ma Ville, c’est là.
Jeanne Dielman, c’est là, Toute une nuit, Portrait d ’une
jeune fille. Et l’intérieur de l’appartement de Demain on
déménage et de Nuit et jour.
Toute une nuit, c’est non seulement un film avec beaucoup
d’amis, mais aussi dans les lieux de certains d’entre eux,
ainsi que de mes parents, ainsi que leur rue. Un des lieux
principaux, c’est l’appartement de Marilyn. C’était devenu
un studio, tous les jours, on retapissait, changeait les
meubles. Puis quand on a eu épuisé toutes les possiblités
de l’appartement de Marilyn, on est descendu au premier
étage, chez sa sœur Claudine et on a refait la même chose.
On a détruit quelques plantes par inadvertance et Claudine
adorait ses plantes. J’étais mortifiée.
Avec Marilyn, que j ’ai rencontrée au lycée, j ’ai presque
tout fait. On a même créé une maison de production
ensemble. Pendant des années, elle a produit mes films et
certains autres, elle ne se sentait pas l’âme d’une
productrice mais elle voulait que certains films existent.
Plus tard, à Cannes, quand il n’était plus question de faire Ma mère devant sa boutique.
exister certains films mais d’un statut tout d’un coup, Elle disait toujours « Je me sens en
d'un statut de productrice, elle m’a dit qu’elle se sentait vitrine, il faut toujours sourire, sourire ».

une usurpatrice au milieu de ce milieu. Elle n’a jamais aimé être en vitrine,
elle n’a jamais aimé être en magasin.
Maintenant, elle fait des films, elle aussi, parfois seule,
parfois avec son ami. Elle préfère ça. Elle ne se sent plus
une usurpatrice. Elle les produit ainsi que certains films
que je fais. Mais quand il s’est agi de produire
Un Divan à New York, elle m’a dit, ça, ce n’est pas pour
moi, et elle a demandé de l’aide à Diana Elbaum dont les
parents étaient des amis intimes des miens. Mais ça, elle
ne le savait pas.
Notre maison de production existe toujours, elle a déjà 30
uns. La plupart du temps, elle est au bord de la faillite, et
cuis tout d’un coup, on vend un film et pour un temps cela
va mieux.
Notre maison de production nous a donné beaucoup de
>oucis et beaucoup de liberté. Et toutes les deux, Marilyn
et moi, nous y tenons.

Je su is r e s té e d e u x a n s à P a r is, dans deux chambres de


bonne différentes. L’une rue Bonaparte. L’autre rue
Croulebarbe.

'5 9
Paris, c’était un rêve d’adolescente. C’est là que j ’ai écrit
Je tu il elle.
C’était une nouvelle, pas un film.
Ce n’est que bien des années plus tard que c’est devenu un
film.
À Paris, il faisait très froid l’hiver où je suis arrivée et ma
chambre de bonne n’était pas chauffée. Je passais chaque
fois devant le commissariat avec un panier où il y avait un
bout de pain, un fromage de faux chèvre et un œuf. Et
chaque fois, on me faisait ouvrir mon panier. C’était juste
après 68.
Dans le couloir, où il y avait les chambres de bonne, il y Circé en Jeune fille.
avait un vieux peintre avec sa femme, eux aussi vivaient Les yeux grands ouverts
là. Et depuis longtemps. Je ne sais pas comment ils sur le monde ?
supportaient.
Le couloir était sombre. Au bout du couloir, des toilettes,
et un petit lavabo. Ça changeait de chez mes parents.
J’avais faim, j ’avais froid. Et j ’étais obsédée par les
charcuteries. Jamais, je n’avais vu à Bruxelles des
charcuteries comme ça. Maintenant, je ne regarde plus
les charcuteries et j ’habite dans un quartier où s’il y en a,
elles ne ressemblent pas à celles devant lesquelles, je
m’arrêtais sans jamais y entrer, dans les beaux quartiers.
Bien sûr, tout ça est là, un peu changé, un peu différent,
dans J ’ai faim, j ’ai froid.
La deuxième année, je vivais, rue Croulebarbe, je faisais
très souvent des allers retours en stop à Bruxelles. Faut pas
aller chercher plus loin, de là est sorti Je tu il elle. Je n’ai
aucune imagination.
Quand je vois des films pleins d’imagination, je me dis,
mais où ils ont été trouver tout ça ?
Paresseuse, lève-toi, paresseuse, habille-toi. Ça non plus,
j ’ai pas été chercher très loin.
Autobiographique. Oui. Non. Tout l’est, rien ne l’est.
Les sentiments sans doute...
Les faits, toujours un peu transformés, un peu inventés.
Pas les sentiments. Pas vraiment.
Pareil pour Portrait d ’une Jeune fille.
Michèle, le personnage principal du film dit : je veux
devenir un écrivain, mais un grand.
Je ne suis pas devenu un grand écrivain.
J’ai pourtant un chien.
Mais je fume, je fume, je fume. Je voudrais tant arrêter de
fumer.

160
J’y suis arrivée parfois mais ça n’a pas duré.
Dominique Païni qui me soutient depuis des années m’a
dit lui aussi, Chantal tu devrais t’arrêter. Il a raison, je le
sais.
Puis il m’a demandé si j ’ai vu mon nom flotter rue
Beaubourg.
Non pas encore, je suis bloquée chez moi avec une
bronchite.
Il m’a répété très sérieusement, Chantal tu devrais t’arrêter
de fumer.
Ma mère fume aussi, et comme moi, elle essaye tout le
temps d’arrêter.
Et le jour où on a été la filmer Renaud et moi, elle s’y est
remise une fois de plus.
La mère : Tu sais ce que je vais t’avouer ?
La fille : Tu veux une cigarette !
La mère : Tu sais ce que je vais faire ? Je vais acheter le
patch, parce que j ’ai envie de nouveau de recommencer.
La fille : Mais maman...
La mère : Je dois acheter un patch.
La fille : Alors attends... le feu... C’est des fortes tu sais.
La mère : Mais j ’ai tout le temps envie, ça va plus ! Il faut
que je m’achète de nouveau des patchs. Cinq mois que j ’ai
tenu le coup. Et c’est depuis que je me suis cassé le bras
que je suis comme ça merdeuse, alors... Ça me calme ! Au
lieu de prendre des calmants. Ce serait mieux qu’une
cigarette mais... Maintenant ce sera dans le film parce que
‘ai raconté à personne que j ’ai refumé.
La fille : Ça ne regarde personne.
La mère : Non.
La fille : C’est ton problème maman.
La mère : Mais je vais quand même faire des patchs.
La fille : Écoute, oui, fais le patch.
La mère : Mais allez boire... le thé.
La fille : Reste là, moi je vais amener le thé ici, ce sera
plus...
La mère : Oui... Un petit biscuit... apporte aussi...
La fille : Je vais l’apporter...
La mère (presque pour elle-même) : Un cendrier... D’Est.
Une dame en Pologne au mois de
La fille revient avec le thé.
novembre.
Devant la gare, des gens essayent
Je n’ai jamais filmé la nature avant D ’Est dont j ’annonçais de vendre quelque chose pour
déjà avant de le faire : Je voudrais faire un grand voyage à survivre jusqu’au lendemain.
Travers l ’Europe de l ’Est, tant qu’il est encore temps. (...)

- 61
Je voudrais enregistrer les sons de cette terre.
Je les ai enregistrés. Je ne l’ai pas entendue pleurer.
Ni Pierre, Petrouchka, comme l’appelle, Natacha
Chakovskaïa, l’autre violoncelliste.
Celle qui a tant donné à Sonia, celle qui joue à la fin
de D ’Est.
Celle de Moscou. Un soleil dans une cuisine, dans une
salle de bain, dans une chambre à coucher et sur scène,
quand elle se met à jouer.
Une juste.
Pierre Mertens, c’est mon preneur de son, depuis des
années, il a l’oreille fine, et lui non plus n’a pas entendu
pleurer la terre d’Ukraine.
Ceux qui pourraient pleurer, sont bien trop enfouis dans
cette terre pour qu’on les entende encore pleurer.
Même à Kichiniev, on n’a rien entendu.
On a vu comme à Moscou, des visages et encore des
visages.

Et j'a i appris comment s'effondrent, les visages,


Sous les paupières, comment émerge l'angoisse,
Et la douleur se grave sur les tablettes des joues,
Semblables aux pages rugueuses des signes
Cunéiformes ;
Comment les boucles noires ou les boucles cendrées
Deviennent, en un clin d ’œil, argentées,
Comment le rire se fane sur des lèvres soumises,
Et, dans un petit rire sec, comment tremble la frayeur.
Et je prie Dieu, mais ce n 'est pas pour moi seulement,
Mais pour tous ceux qui partageaient mon sort,
Dans le froid féroce, dans le juillet torride,
Devant le mur rouge devenu aveugle.
Requiem d’Anna Alchmatova

Le mur rouge avec lequel Anna Akhmatova finit son


requiem n’était pas très loin du centre de Léningrad -
maintenant on dit Saint-Petersbourg - j ’ai été le voir, le
mur de la prison. J’ai fait des photos. 11 faisait déjà très
noir.
A la Fnac, ils ne les ont pas tirées.
Je me suis dit, c’est bien. Sans trop analyser.

Anna Akhmatova, n’a pas écrit que ça, loin de là.


En guise de préface de ce même Requiem, elle a dit pire et

162
pourtant pas pire, elle a dit qu’elle croyait encore
à l’écriture. Et mon cœur s’est rempli d’horreur et de joie.
« Dans les années terribles de la « léjovchtchina », j ’ai
passé dix-sept mois à faire la queue devan t les prisons de
Léningrad.
Un jour, quelqu ’un a cru m y reconnaître.
Alors, une femme aux lèvres bleuâtres qui était derrière
moi et à qui mon nom ne disait rien, sortit de cette torpeur
qui nous était coutumière et me demanda à l ’oreille
(là-bas, on ne parlait qu ’en chuchotant) :
Et cela pourriez-vous le décrire ?
Et je répondis :
Oui, je le peux.
Alors, une espèce de sourire glissa sur ce qui avait été
jadis son visage.

Dans Sud, j ’ai filmé encore plus de nature. Plus de nature


mais moins de visage.
Avant Sud, avant D ’Est, c’étaient surtout des intérieurs, ou
la ville.
Mais dans Sud, j ’écrivais à Thierry :
J ’ai aussi envie d ’aller voir là -bas à quel prix se passe le
miracle américain, sur le dos de qui se crée en ce moment
même le plus grand am oncellement jamais vu de richesses
mais aussi et surtout si ce paysage garde les traces ou le
souvenir de quelque chose d ’autre que de leur propre
Olivier Bouffard se réflète dans le piano.
beauté.
Olivier m’a assisté dans Demain on
Et j ’ajoutais : Filmer la nature, nature qui cache sang et déménage. Olivier sait jouer du piano
charnier. Ce reflet du ciel sur une mare boueuse. et connaît tous les noms des fleurs.
Le souvenir peut être imaginaire d ’une partie de Je l’appelle, mon petit poète.
campagne
Et forcément d ’être couché le cul par dessus terre.
Cette chaleur qui s ’entend.
Les abeilles, les moustiques.
Tout est immobile et tout bouge.
Je voudrais faire des images qui évoquent presque trop de
bonheur. Presque de l ’écoeurement.
Et puis ce paysage va se mettre à bourdonner.
Et par le ressassement, toujours le ressassement, j ’espère
vous faire valser du plaisir que peut procurer la nature,
la partie de campagne, le plaisir et son frémissement.
Jusqu ’au doute même de ce plaisir, jusqu ’au sentiment de
l ’horreur et même du tragique dans un silence de plomb.

16 4
Chantal : Regarde-moi ce ciel. Dis ? Est-ce que tu aimes la
nature ?
Ma mère : J’adore la nature.
Dans Demain on déménage, quand la femme enceinte dit,
tout cela à cause du thym, ... et la nature, je déteste la
nature.
Moi aussi, je déteste la nature, les grand-mères et les
armoires bretonnes, répond Charlotte.
Et elle se précipite sur les bouquets de fleurs qu’elle jette
avec une énergie sans pareille dans la poubelle. Aidée bien
sûr par la jeune femme enceinte.

D im a n c h e
J’aime écrire le dimanche.
Je sens que j ’arrive vers la fin de ce texte.
Il va me falloir bientôt relire.
Et censurer.
Natacha Régnier la femme enceinte
C’est très rare que je censure, mais cette fois il va me et Sylvie Testud/Charlotte conversent.
falloir le faire parce que, à certains moments, ce texte est Charlotte : Vous faites souvent l’amour ?
devenu un défouloir. Natacha : Tous les jours.
Un cri. Charlotte : Vous devez aimez ça alors.
Je voulais toucher à l’intime, à certains moments je l’ai Natacha : Non, on s’y fait.

fait, tant et si bien qu’il va me falloir l’extraire du texte.


Cet intime-là était tout juste bon à dériver plus encore vers
la régression.
Bien sûr, quelques-uns vont penser dommage.
Ils auront tort. Tout n’est pas bon à écrire ou à montrer.
Il y a des fois où ça déborde.
Il y a des choses que personne n’a envie d’entendre, ni de
lire. Ni de voir. Je crois.
Pour cet intime-là, il y a le divan à Paris.
C’est pour cela que encore une fois dans Chantal Akerman
par Chantal Akerman, le film, cette fois, je passe par une
blague juive pour parler de moi.
Je disais : qu ’il fallait que je fasse une émission
intéressante, mais comment m ’intéresser avec moi-même. Il
y a une blague juive comme ça, il y a quelqu ’un qui n ’a plus
d ’argent, et qui est obligé d ’aller vendre sa vache au
marché, sa seule vache dont il arrive encore à avoir du lait
de temps en temps. Il va donc au marché et essaie de vendre
Sabine Lancelin, à droite, se repose
sa vache aux flancs si maigres, avec une petite voix, il trois secondes. Rarement plus.
commence : Voyez ma vache, ma vache est une vache, est Tu nous a rincés, m’a-t-elle dit quand
une vache, tandis que tous les autres vendeurs crient à n ’en on est sorti du studio au bout d’un mois
plus finir les mérites de leurs vaches. Toutes les vaches sont (Demain on déménage).

165
vendues sauf la sienne. Il reste là tout seul, avec sa vache,
alors celui qui a si bien vendu les vaches à côté de lui, lui
dit : Comment Yankel, tu n ’as pas vendu ta vache.
Non, dit Yankel, elle n ’est sans doute pas assez grosse ni
assez ? Alors l ’autre lui dit : Tu ne sais pas y faire.
Et voilà que l ’autre se met à crier : Voyez cette vache,
elle fait de si beaux films, etc.
Il est sans aucune vraie ou fausse pudeur, l ’autre. Il livre
tout, le pire et le meilleur, tout ce qui pourra séduire.
Alors Yankel dit : Mais si elle est si bien ma vache,
pourquoi dois-je la vendre ?
Heureusement, elle est déjà vendue, sinon on en serait à
nouveau au point zéro où l ’on échoue à parler de ce qu ’on
aime. Et sans doute j ’aime mon cinéma, surtout quand
c ’est l ’autre qui en parle.
Mais l ’autre dans cette histoire, sait bien que ma vache
est maigre et arrive pourtant à me la faire aimer ;
il n ’en faut pas beaucoup. Aime-là, même maigre,
surtout maigre ! Il n ’est pas sincère, c ’est pas grave,
il dit juste ce que j ’ai envie d ’entendre, et les autres sont
prêts à acheter, etc.

Donc pour parler de moi, j ’ai eu besoin une fois de plus


d’une blague juive. Thomas Langmann et Guilaine Londez

Et ces blagues n’existent qu’à cause de la tragédie. C’est dans Nuit et Jour.

une manière par la dérision de nier ce qui arrive, de s’en


moquer. Non pas tout à fait. C’est surtout une mise à
distance pour apprivoiser l’insupportable, l’insoutenable
même parfois.
Quand l’Histoire ou les histoires deviennent difficiles à
supporter, il ne reste plus qu’une chose à faire, se mettre
en scène dans son propre malheur et rire.
Alors rions. Chantons et Dansons.
Y a-t-il eu des blagues sur les camps ? J’en connais au
moins une.
Mais elle ne fait rire que moi. Et encore.

Je m’apprête à partir à Berlin, Marilyn, sera là, comme


elle a si souvent été là à Berlin et ailleurs. J’en suis
heureuse. On sera au Marriot.
J’aime les grands hôtels, comme tout le monde. Comme
tous ceux qui ne sont pas très riches, et qui rêvent dans les
lumières de la ville ou devant les vitrines à peine éclairées
des grands restaurants.

166
Avec Marylin, j ’ai été à Rotterdam, à Valladolid, à Cuba, Les années 80, quand

à Venise, ailleurs encore et aussi au festival de Cannes. on dansait encore et chantait


toujours.
A Cannes parfois on allait en famille. Son fils Leslie, on
l’a perdu, il devait avoir trois ans, dans le grand blockhaus
où se déroule maintenant l’Officiel comme on dit. Je ne
sais plus comment on l’a retouvé.
En tout cas, il est bien là, il a 23 ans et a travaillé sur
Demain on déménage. Si la chanson Sac à patates,
sac à patates existe, c’est parce qu’un jour, un jour
de sport d’hiver, il était sans doute à peine plus vieux
que dans le blockhaus, nous étions tous les deux en haut
d’une montagne, il était fatigué, si fatigué, que j ’ai dû le
descendre sur mon dos et que pour m’encourager, j ’ai
chanté tout au long, sac à patates, sac à patates, sac à
patates, à patates, à patates,
Le film est sorti depuis une semaine.
La première semaine n’a pas été mauvaise.
Paulo Branco est content.
Nous commençons aujourd’hui la deuxième semaine
d’exploitation.
Nous n’avons pas perdu de salle pour l’instant.
On est mercredi après-midi et avons moins de spectateurs
que le mercredi d’avant.
Christian qui est tout de suite devenu un ami, avant même
de devenir mon décorateur, m’a dit, mais c’est pas possible,
même mes cinq enfants l’ont vu, ou à peu près.
Mais Paulo est toujours content, moi moins.
C’est l’histoire bien connue de la tasse à moitié vide ou à
moitié pleine.
Paris, le 10 mars 2004.

" 67
Photos de plateau
des Années 80.
De dos, Luc Benhamou.
Artiste sans modèle
par Dominique Païni

Pour ma génération, venant juste après La nouvelle vague, Lubitsch ou Strindberg, autres virtuoses de la dramaturgie d’ap­
Chantal Akerman rassura. Elle nous convainquit dans les années partement.
soixante-dix que le cinéma moderne n’était pas éteint et que nous Cette « basse continue » immobilière, de film en film, auto­
avions raison de croire que cette post-nouvelle vague formée par rise d ’exceptionnelles variations entre les genres du cinéma
Eustache, Garrel et elle - rassemblée par le film de Philippe Gar- moderne : le film sur l’art (sur Jean-Luc Vilmouth, sur Pina
rel L e s M i n i s t è r e s d e l ’A r t - prolongeait les insolentes années Bausch), la confession ou le journal intime (N e w s f r o n t H o m e ) ,
soixante. Y E x p a n d e d C i n é m a (installation de D ’E s t ) . En outre, Chantal

Mais ce n’est pas tout. Depuis, Chantal Akerman est, avec Akerman revisite les genres classiques, de manière à la fois cri­
Godard, Ruiz et Marker, l’artiste qui a le plus contribué à émous­ tique et admirative : la S o p h i s t i c a t e d C o m e d y avec U n D i v a n à
ser les frontières du cinéma vis-à-vis des autres arts. N e w Y o r k , la comédie musicale avec G o l d e n E i g h t i e s ou T o u t e

Sans jamais cesser d’être une cinéaste à part entière, elle s’est u n e N u i t , le burlesque avec J ’a i f a i m , j ’a i f r o i d , etc.

risquée à i n s t a l l e r ses images dans une galerie d’art contempo­ Une cinéaste se risquant ainsi dans l’inconnu doit conserver
rain, comme sa magnifique mise en espace de D ’E s t montrée à un point sédentaire, quand bien même celui-ci ne serait qu’ima­
Minneapolis et au Jeu de Paume en 1995. De plus, elle écrit ginaire, métaphorique, bien que pour une part réel : l’apparte­
admirablement, interprète à « voix nue » ses textes, réalise des ment donc.
vidéos consacrées à des plasticiens et à des chorégraphes... Mais qui pouvait supposer enfin, que la cinéaste de S u d , docu­
Comment saisir une cinéaste qui offre tout au long de sa car­ m entai ste « conceptuelle » se perdant dans le sud profond des
rière une telle diversité ? A quel modèle peut-on renvoyer une Etats-Unis et en rapportant un film engagé et lyrique, direct et
œuvre où souvent un film apparaît à première vue si éloigné du contemplatif, allait livrer ensuite, sans crier gare, cette C a p t i v e ,
précédent ? Paradoxalement, le modèle de cinéaste hollywoodien romantique adaptation de L a P r i s o n n i è r e de Proust, puisant au
classique conviendrait : Lubitsch ou Borzage touchèrent à tout, plus profond de la culture européenne.
comédies, polars, aventures exotiques, drames historiques, bur­ Cet aller et retour, d’un lieu à l’autre, des frontières géopoli­
lesques. tiques à l ’appartement intime, du documentaire à la fiction,
S’opposer au film précédent, voilà ce qui pourrait au fond prouve avec force que Chantal Akerman demeure l ’une des
caractériser l’œuvre de cette cinéaste, qui désire pourtant la simi­ artistes les plus exemplaires du cinéma présent.
litude, la répétition, l’homo-sentimentalité, les vertiges du même. On n’a jamais fini l’éloge de Chantal Akerman. Ses inclina­
D ’E s t et S u d se ressemblent, en tant qu’ils s’opposent, tout en tions plastiques et sa parole aisée, sa fermeté intellectuelle et sa
reliant U n D i v a n à N e w Y o r k et L a C a p t i v e . Ces deux films fidélité tendre, sa volonté et ses dons, tout mérite la plus grande
constituent du reste les deux points cardinaux de sa conception admiration.
psycho-géographique » de l ’union amoureuse : un couple D. P.
fusionne malgré l’éloignement géographique, un autre se distend
dans une sorte d’enfermement. Tout s’oppose donc, et tout tient
ensemble par une forte marque stylistique. Il s’agit en fait d’une
des propositions les plus dialectiques du cinéma moderne, où les
appartements forment d ’angoissantes résolutions scénogra-
phiques de contradictions existentielles. Chantal Akerman a
inventé un moderne k a m m e r s p i e l aussi drôle et tragique que chez

171
Saute ma ville
par Jean-Michel Frodon

Ça part vite, vers le haut, ce sont les pre­


mières images, du premier film. Mouvement
de caméra comme un coup donné, un geste
brusque du regard. Les images sont grises, pas
noires et blanches, grises, comme les
immeubles, le béton, le métal des boîtes aux
lettres identiques, grises comme le ciel, les
choses. La petite bonne femme (plutôt que la
jeune fille) apporte des fleurs et un gâteau, à
qui ? A elle-même, mais à nous peut-être
aussi, c’est aimable pour une première ren­
contre. Mais ni elle ni personne ne mangera le
gâteau, elle n’offrira pas les fleurs, elle en fera n’indiquera jamais qu’il s’agit de Char. .
un accessoire funéraire. Le premier film de Akerman, actrice unique de ce qui est a'. *.
Chantal A. ne se veut pas aimable. forcément, son unique film. Elle a 18 an'.
Pour l’heure, elle chantonne, allegro, alle­ Actrice unique ? Pas sûr. 11 y a quelqif . -
gro, elle monte dans les étages, vite vite. d’autre, un fantôme, on l’entend, il - elle. -
Impatience, mais de quoi ? Monte-t-elle vrai­ tôt, rigole sur la bande-son, fait des bruits : ;
ment, d’ailleurs ? Ça bouge, ça défile vertica­ B.D., est-ce son portrait qu’évoque :
lement et à grande vitesse, pas de doute, mais Schtroumpf dessiné sur la porte, est-:; :
dans quel sens ? Ascenseur pour les hauteurs, Claire à laquelle est dédié le film, est-ce . ;
pour les tréfonds, c’est le même - vertige des qu’on voit, forme sombre reflétée pa- Li
trajectoires réversibles, dans l’espace, le bouilloire si bien astiquée ? Ou alors, c'e>: j.
temps et les grands repères éthiques -, pour caméra, cet autre subliminal, à moins que . r
une inquiétude que rien n’apaisera jamais. Ce ne soit la mort elle-même. Ce qui est sûr. : . r
vertige est mis en scène par les plus élémen­ qu’il y a quelqu’un d’autre.
taires moyens, les plus ordinaires véhicules : Dans le journal, rien.
le cinéma de Chantal Akerman est là, il a pris Quelque chose vibre pourtant. Dans
l’asccnscur, rien ne l’arrêtera. sur les apparitions-disparitions du son. r
Pour l’instant, installé dans la cuisine, il les changements de rythme et de ton, mêrr.. -
fabrique un explosif, comme le titre l’indique. sans raison apparente - de costume. Dam a
Il y a plusieurs manières de fabriquer des présence du corps dans la lumière, et ce:
explosifs, celui qui sert ici repose sur le prin­ danse qui fugacement se devine au dét .r
cipe de la compression dans un espace trop d’un geste... Cette vibration est annonciatr....
étroit, trop rigide, d’une accumulation d’élé­ au-delà de l’affichage radical et adolesce:.: _b
ments instables, jusqu’au moment où le trop- film. Aujourd’hui, plusieurs décennies aru
plein fait violemment péter le tout. On est en et connaissant ce que fera Chantal Akern . .
68, non ? si l’annonce programmatique (« je vais : .c
Farce et angoisse, angoisse du dérèglement faire sauter ! ») conserve son pouvoir r .
burlesque, préparatifs ménagers et sabotage tique, c’est parce que le film qui l’énonce . -
beckettien, tout fait munition. Il y a urgence, déjà empreint de cette capacité à capter c
mais de quoi ? L’urgence vient de la ville, vibration intérieure des matières, un treir.r .
dehors, vue avant l’enfermement sans échap­ imperceptible des gestes, une lourdeur ou .
patoire, porte calfeutrée d’adhésif noir, fébrilité qui font symptômes, peut-être sigr.
comme un faire-part. L’urgence vient du (mais de quoi ?), dans l’épaisseur du quoi:: .i
dedans de ce clown destroy et féminin, sérieux exactement comme dans les rouages du spr;-
comme une officiante, concentrée sur sa tâche tacle de fiction.
paradoxale, préparer la tambouille, préparer sa J.-M -
mort, préparer la catastrophe générale. Rien ( C a h ie r s d u c in é m s jt
L'Enfant aimé o u Je joue à être une femme mariée
par Muriel Andrin

À mi-chemin entre S a u t e m a v i lle et H ô t e l sonore (ses appels à Daphna ponctuent tout le f a ite . J ’y a p p l i q u a i s d e s i d é e s tr è s a b s tr a ite s
M o n te r e y , L ’E n f a n t a i m é o u j e j o u e à ê tr e u n e film, résonnant comme un leitmotiv, ou sa s u r le r e fu s d u m o n t a g e e n ta n t q u e m a n i p u ­
f e m m e m a r ié e(1971) semble avoir disparu de confession à Chantal lors de laquelle elle la tio n d u s p e c ta te u r , s a n s t e n i r c o m p t e d u f a i t
la mémoire filmographique de Chantal Aker- avoue que dans ses rapports amoureux, les q u 'o p t e r p o u r la f o r m u l e d u p l a n - s é q u e n c e ,
man. Film renié par la réalisatrice elle-même hommes ne voient parfois plus que sa dimen­ c ’e s t t r è s j o l i , m a i s i l f a u t p r é p a r e r , c h r o n o ­
i comme la plupart de ses films autobiogra­ sion maternelle). Mais la cinéaste en fait éga­ m é t r e r t e r r i b l e m e n t c e g e n r e d e p l a n . M o i,
phiques de la première période), qui quittera lement le portrait d’une féminité non j ’a v a i s l a i s s é f a i r e e t c e l a n ’a v c i i t r i e n
Bruxelles pour Israël puis New York après sa maternante - par ses essayages vestimentaires donné »? Akerman semble découvrir que,
réalisation, il est demeuré très longtemps quasi adolescents et son introspection minu­ même dans les tentatives de reproductions
introuvable, comme si sa trop flagrante imper­ tieuse face à son miroir. La confrontation nar­ techniques, il faut imposer une durée juste et
fection l’avait éloigné d’une reconnaissance cissique primaire et obsessionnelle de la jeune implacable à l’écriture, à l’acte qui s’accom­
pourtant légitime. En effet, cc moyen-métrage femme au miroir (avec ou sans l’enfant) n’est plit et que l’on filme. Pourtant, les prémices
au sous-titre étrange représente l’esquisse d’ailleurs pas innocente - ccttc phase laca- d’une structuration temporelle durative sont
matricielle des futures réalisations de la menne de la construction identitaire est essen­ déjà présentes, comme dans la séquence du
cinéaste, tant du point de vue stylistique que tielle pour ce qui constitue la saisie filmique miroir, la préparation du dîner ou les séances
thématique. Dans ce portrait apparemment du personnage, non pas de l’enfant mais bien d’habillage effectuées en complicité avec l’en­
inachevé tourné à Hyères en Juin 1971, trois de la mère. Dans un des plus longs et fasci­ fant, même si elles ne se radicaliseront qu’ul­
personnages féminins coexistent durant nants plans du film, la jeune femme, à moitié térieurement. Dans ce portrait complexe d’une
quelques heures dans l’espace ouvert et lumi­ nue devant la glace de sa garde robe, se décrit féminité maternelle ou maternité féminine,
neux d’une maison : au centre, une mère et se détaille sans fards. Dans cette auto-des- Akerman cherche donc encore à s’affirmer,
Claire Wauthion, que l ’on retrouvera au criptïon proche de l’autopsie, elle cherche à sc hésitante, comme prise elle-même, au même
générique de J e tu il e lle ) , une enfant prénom­ définir de façon impersonnelle, ne s’enga­ titre que son personnage principal, au cœur de
mée Daplina et une jeune fille (Chantal Aker- geant qu’en tant que corps et non dans un rôle cette phase constitutive du miroir, à mi-che­
man elle-même). Contrairement à S a u t e la prédéfini, échappant du même coup à toute min entre des balbutiements cinématogra­
v ille ou J e tu i l e l l e où elle positionne les per­ appartenance exclusive à l’ordre de l’Imagi­ phiques et la définition affirmée de son
sonnages qu’elle incarne comme points de naire ou du Symbolique. identité en tant que réalisatrice.
convergence absolus de la matière filmique, Malgré la nouveauté et la pertinence de ce M. A.
Akerman se réserve ici le rôle de témoin, dis­ point de vue cinématographique sur la fémi­ ( U n i v e r s i t é lib r e d e B r u x e lle s )
tancié mais privilégié, de l’existence de la nité, on devine ce qui a pu irriter la réalisatrice
mère et de son rapport à l’enfant. qui refuse, depuis lors, que le film soit projeté.
Dans cette captation minutieuse des gestes Présence physique, témoignage intime et
du quotidien, qui annonce les rituels obses­ imperfection filmique semblent étroitement
sionnels de J e a n n e D i e l m a n (les scènes de liés ; la nécessité impérative et urgente de jeter 1. Youssef Ishaghpour, Cinéma contemporain - De ce
rangement de la chambre et la préparation du côté du miroir, Paris : Editions de la Différence, 1986,
sur la pellicule cette introspection autobiogra­
p.257.
repas dans la cuisine, territoire maternel, sont phique sur le rapport à la mère, en se mettant 2. Interview accordée à Jacques De Decker et publiée
ainsi rétrospectivement saisissantes), on en scène dans un rôle périphérique comme dans le journal Le Soir, 14/1/1981.
retrouve déjà l’essentiel : le refus de la drama­ pour violemment s’en détacher, fait que le
tisation, l’importance du récit et de la trans­ film échappe finalement à la maîtrise stylis­
mission orale, la primauté de la nourriture tique qui s’imposera dans les films suivants.
mais aussi l’inscription du corps féminin dans Le parti pris de l’extrême est encore hésitant.
un espace filmique ainsi que l’ambiguïté des Si certaines séquences témoignent de cette
rapports féminins. C’est principalement la représentation où « m ê m e l ’a u t o b i o g r a p h i e
représentation de la féminité qui préoccupe tie n t à la r e p r o d u c tio n te c h n iq u e , à la d is p a r i ­
Akerman, la jeune femme qu’elle dépeint » ', l’ébauche
ti o n d u r é c i t q u ’e l l e e n t r a î n e
oscillant entre maternité universelle et fémi­ d’un montage encore abrupt voire chaotique
nité narcissique. Akerman la présente comme et de mouvements de caméra imprévisibles
figure maternelle, aussi bien du point de vue viennent s’opposer à l’efficacité de ces sus­
visuel (par son association à sa fille, ses gestes pensions filmiques. De son propre et unique
maternants et sa fonction nourricière) que aveu : « C 'e s t u n f i l m q u i n e m ’a j a m a i s s a t i s ­

173
La Chambre 1 et 2 - Hanging Out Yonkers - Hôtel Monterey
Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles
par Babette Mangolte

J’ai rencontré Chantal en automne 1971 à j ’ai appris que le son était ce qui permettait de un son pour une des prises, grâce à l’aide : ;
New York. Elle avait mon numéro de téléphone guider les mouvements de la caméra à dis­ Jacques Ledoux, le directeur de la ciné- _
qui lui avait été donné par Marcel Hanoun avec tance. Chantal et moi et plusieurs de nos amis thèque de Belgique, et donc il y a mainter-.irr
qui j ’avais travaillé longtemps à Paris avant de étions là à regarder de midi à minuit le film deux versions du film, l’un avec son, l'aum
venir à New York en 1970 et qui m’avait tout projeté en boucle. La salle était pleine et les muet.
appris en cinématographie. Chantal était très gens sortaient pour aller fumer mais rentraient Aujourd’hui le film se lit moins comir.; _
jeune, clic revenait d’une visite en Israël et elle vite pour subir la séduction de la découverte hommage à Michael Snow que comme
cherchait quelque chose. On a sympathisé tout d’une nouvelle perception. Chantal et moi métaphore sur le pouvoir sensuel de ce qu: : r
de suite. Je lui ai fait découvrir le New York de pensions que c’était le plus beau film que l’on caché. Les gestes de Chantal, qui est dam ;
l’avant-garde. Je l’ai emmenée à son premier avait jamais vu. Nous avons passé douze lit sous les couvertures, sont captés sans é.r..
concert de Philippe Glass dans un loft sur Eli­ heures à regarder et à nous imprégner de cette révélés complètement. Chantal est devem.
sabeth Street. Je faisais des photos de théâtre grande aventure. actrice. Le film existe en tant que film à ca_--
et de danse et m’apprêtais à tourner un film Et l’idée nous est venue, quelques jours du pouvoir de suggestion de l’actrice : j .
pour Yvonne Rainer1. Yvonne avait en prêt plus tard, de faire un film à la Michael Snow, gestes ambigus. Le film est lumineux de sim­
permanent une caméra, une Arriflex S qui un mouvement continu de la caméra dans un plicité. Le mécanisme du mouvemer/ .
appartenait à Robert Rauschcnbcrg. Je pouvais espace unique. Chantal habitait dans une vitesse constante n’est pas synchronisé a- ..
l’utiliser quand je voulais et c’est ce qui a per­ chambre sur Spring Street dans un Soho qui les gestes. Cette impression de hasard voy ex
mis le tournage du premier film de Chantal à en 1972 était encore désert. La chambre était contribue au pouvoir hypnotique et à Lève..
New York. petite au deuxième étage et avait des fenêtres tion sensuelle de ces gestes. On découvr ~
Tout a commencé avec Michael Snow et à l’est et à l’ouest. On était en hiver, je me plus tard dans J e a n n e D ie lm a n le même
son film L a R é g io n C e n tr a le . Ensemble Chan­ souviens. Le soleil entrait dans la chambre en entre la systématique d’un concept de 7.
tal et moi avons passé une journée mémorable fin de matinée. Le mouvement continu, le lieu caméra et du regard et l’attention portée a_i
à voir le film de plus de trois heures qui pas­ et l’heure étaient donc tout trouvés. Il suffisait gestes d‘une vie.
sait en continu. Le film est défini par un de se procurer la caméra et deux chargeurs de H a n g i n g Out. Y o n k e r s est un film oublie r
déplacement à vitesse variable de la caméra cent vingt mètres soit onze minutes. Le matin maintenant perdu, mais qui a laissé un soir --
qui décrit tous les points d’une sphère. du tournage, je passe une heure à répéter mon nir inoubliable à ceux qui y ont participé.
L’image est celle d’un paysage dans le grand panoramique qui consiste à marcher autour de Le film est le premier documentaire ..
nord canadien, paysage sans présence la caméra sur pied. Je veux réussir un mouve­ Chantal qui a initié le projet avec des adei: ■
humaine et sans arbres. On ne voit que le pay­ ment continu et sans a-coups. Je constate cents pertubés dans un programme : _à
sage aride, sans voix. On passe brusquement qu’un tour complet de la chambre prend essayait de leur faire perdre leur dépende- .e
d’un plan jour avec ciel et terre à un plan où quatre minutes environ en temps réel, donc je à la drogue. Une amie lui avait trouvé ce rê­
l’on ne voit que la lune qui tourne sur fond de peux faire trois tours complets pendant les vai 1 d’assistante sociale, on peut dire, q u i
nuit noire. La rotation continue provoque un onze minutes disponible dans un chargeur. consistait à aller trois fois par semaine dam .e
effet de transe pour le spectateur qui accepte Pendant ce temps, Chantal pense à quoi faire. foyer qui accueillait des enfants à problème .
de se laisser hypnotiser par la vitesse impré­ Il y a un lit dans la pièce. Elle sera dans le lit essayait de leur construire une communal.:;
visible d’un mouvement, quelquefois lent et et à chaque passage, elle changera de position Chantal inventait des jeux et les faisait p a rr
soudainement accéléré ou abruptement inter­ et fera quelque chose de différent. un peu comme dans une psychanalyse >_.
rompu ou repartant en sens contraire. Ses Il n’y a que nous deux dans la pièce et l’on vage. Elle les écoutait et leur parlait. C
sautes de continuité qui sont totalement a l’éternité devant nous. On tourne en muet enfants n’avaient personne à qui parler. Ce~-
imprévisibles nous fascinent... Il ne s’agit que bien sûr. C’est la norme dans les milieux tains venaient juste de sortir de prisor. .
de regarder, mais le regard ne peut être fixe et expérimentaux de l’époque. On pensera au étaient en probation, d’autres avaient déjà
est entraîné par le mouvement sans merci de son plus tard. En deux heures c’est fait. Deux affaire à la police sans être allés en prisor
la caméra. Le spectateur se sent libéré de toute chargeurs, deux prises, mais l’une est un peu foyer était un refuge loin des tentations ce .
contrainte de compréhension. La bande-son, meilleure que l’autre à cause des gestes de rue avec la drogue disponible à chaque rit.
une série de beeps, contribue à l’effet hypno­ Chantal. Une parfaite harmonie dans l’impro­ dans tous les coins. Mais l’attrait de la e
tique par un timbre bref et répétitif. Plus tard, visation. Plus tard, à Bruxelles, Chantal a fait les rongeait. C’est dans la confiance que

174
enfants donneront à Chantal, qu’elle décou­ l’age ingrat de l’adolescence que j ’avais fil­ pour vous ce qui se passe. Les personnes qui
vrira le sujet d’un film à faire. més. On tournait en muet et à un moment, je apparaissent dans le film sont les habitants de
Et puis un jour, Chantal m’a demandé de crois que j ’ai emprunté un magnétophone l’hôtel et ils ne réagissent pas à la caméra.
venir pour voir si on pouvait tourner dans le pour enregistrer leurs voix et leurs histoires. L’équipe est composée de trois personnes,
lieu. Elle s’était attachée à un jeune garçon de Et puis un jour Chantal a décidé de rentrer Chantal, moi, et une assistante qui aide à
13 à 14 ans qui était charismatique, plein de à Bruxelles et les éléments déjà tournés du déplacer la caméra d’un étage à l’autre. Tout
vitalité mais aussi vulnérable et dépressif. J’ai film sont rentrés avec elle en Belgique. Un a été tourné sous la lumière des néons de l’hô­
fait quelques photos de repérage du lieu et des jour, on a oublié une partie des rushes dans le tel sans rajout de lampes supplémentaires sauf
enfants en essayant de me rendre invisible métro. On ne faisait pas de liste. Il n’y avait quelquefois dans les chambres. On voulait
pour ne pas les troubler par des regards inqui­ pas de scénario. On tournait en inversible et capter cette lumière glauque des néons dans
siteurs, et de les apprivoiser dans le silence de donc on ne voyait pas les rushes en projection les couloirs tous semblables à tous les étages,
mon regard attentif et compatissant. L’appren­ pour ne pas abîmer l’original, car il n’y avait les escaliers étroits, les portes fermées et les
tissage a pris quelques jours. On était prêt à pas d’argent pour faire une copie. Mais j ’ai murs avec ces traces laissées à mi-hauteur par
apporter le matériel de tournage avec l’espoir une mémoire vivace du lieu, du mur peint en les innombrables mains sales qui s’y étaient
que la caméra ne transforme pas le comporte­ bleu de la pièce du foyer où les enfants appuyées. La pellicule inversible sera poussée
ment de ceux que l’on voulait voir au naturel. essayaient d’oublier leur angoisse. Les rushes au développement et créera une image épaisse
On voulait les comprendre, on ne voulait pas étaient en couleur et je les vérifiais à la rem- avec du grains et des couleurs saturées.
les changer. bobineuse et au dépoli. Les enfants étaient là C’est dans ce film. H ô t e l M o n te r e y , que la
Chantal a trouvé l’argent pour acheter de la sur l’image 16 mm avec leur rage et leurs stratégie de la caméra statique a été élaborée
pellicule et l’on a utilisé des caméras que espoirs. Il y avait un film dans ces frag­ par Chantal. L’interchangeabilité entre lieu et
j ’empruntais à droite et à gauche. Le tournage ments. Chantal aussi y croyait et avait bien temps immobile qui est décrit métaphorique­
a été fait par petits bouts, ici et là quand l’intention de terminer le film qu’elle avait ment par l’absence ou la présence fait l’origi­
j'avais la possibilité de quitter mon travail de titré H a n g i n g O n t Y o n k e r s . Ce qui reste du nalité du film. La caméra fixe et les plans de
jour2 et quand Chantal avait un autre rouleau film doit être à Bruxelles dans les caves de la longue durée formant une stratégie pour capter
de film. Les enfants avaient des difficultés à cinémathèque. un temps entre inertie et attente. A mesure que
se concentrer et ce que l’on tournait n’était A son retour à New York quelque mois plus la nuit progresse, il y a de moins en moins de
pas toujours très intéressant à monter. On ne tard, Chantal travailla à un autre boulot où elle gens qui apparaissent brièvement dans ces cou­
pouvait tourner que l’après-midi et l’on tour­ était caissière d’un cinéma à clientèle spéciale. loirs. La porte de l’ascenseur s’ouvre, mais per­
nait peu mais les enfants étaient beaux et le Elle gagnait plus d’argent que dans le passé et sonne ne sort à l’étage. La porte d’une chambre
heu était poignant à cause des conséquences le film suivant a pu se faire rapidement. Le entrouverte laisse voir quelqu’un à l’intérieur
tragiques de l’échec possible et de la difficulté concept est proche de celui de L a C h a m b r e . qui ne bouge pas. La porte est juste ouverte
à croire que les efforts des gens de bonne C’est l’exploration d’un lieu, celui d’un hôtel pour une ventilation éphémère qui ne rafraîchit
volonté qui s’occupaient d’eux arriveraient à de « transients » (rmistes) qui était situé dans pas. Les lieux, même occupés, apparaissent
changer les destinées de ces enfants mal­ le haut de Broadway, H ô t e l M o n t e r e y . Chan­ vides. En voyant le film le spectateur peut ima-
aimés. tal y a habité quelque temps pour s’imprégner ger que tout est accidentel mais peut aussi
Chantal prenait des notes sur leurs histoires de l’atmosphère du lieu et comprendre com­ concevoir que tout a été mis en scène et calculé
et l’on parlait entre nous dans le long voyage ment la capter en film. par la réalisatrice. L’authenticité des regards
de retour en métro de Yonkers à New York. Le film est très simple. On commence dans mornes et vides n’est pas un jeu d’acteur. Le
Yonkers est au bout de la ligne. Cela prend le hall d’entrée juste avant la tombée du jour vide de ces vies crève l’écran. Pourtant le film
plus d’une heure et demie du centre de New et l’on monte aux étages à mesure que la nuit n’est pas morbide. L’impression principale est
York, on avait donc beaucoup de temps pour progresse. On se retrouve sur le toit à l’aurore celle de l’objectivité d’un vécu. La distance se
discuter. Le film devait de se faire autour de où l’on voit le lever du soleil dans une lumière mêle à la compassion. On observe pendant plu­
leurs histoires que Chantal voulait écrire et éclatante. Fin du film qui dure un peu plus sieurs minutes l’absence de mouvement de la
avec les images fugaces des colères, de l’éner­ d’une heure. Il n’y a pas d’intrigue ou d’ac­ personne solitaire vue par la porte entrouverte
gie, du plaisir et des frustrations qui transpa­ teurs. Il n’y a pas de voix de commentaire qui de sa chambre. Les gens qui sont là attendent.
raissaient dans les activités de ces enfants à vous explique comment regarder ou juger On attend avec eux.

175
Quand le film a été terminé, Chantal a non-dit. Un ordre, fait de surfaces qui brillent 1. Le film Lires o f Performers par Yvonne Ri - -
décidé de rentrer en France. d’être trop astiquées, soudainement se désa­ (1972) représente mon premier travail de chef -
teur aux Etats-Unis.
Et puis le film a été sélectionné dans un grégé. Le contrôle n’est plus possible, la tragé­
2. Je gagnais ma vie en travaillant dans un labor^ rr
programme de films expérimentaux par le fes­ die feutrée presque sans bruit, le sanglot de photo en faisant des tirages pour des photog:_- re-
tival de théâtre de Nancy en 1974. C’est là où contrôlé mais qui est comme un aveu, la libé­ de mode. J’étais payée au SMIG. C’était mon :
Delphine Scyrig a vu le film et a rencontré ration dans l’attente du retour du fils aimé. de jour. Je passais mes soirées à photographia - ..
Chantal. Il est possible que, sans cette ren­ L’ordre et le temps du film sont inscrits spectacles de danse et de théâtre d’avant-garde, tri . i
pour lequel j ’étais peu ou pas payée.
contre, l’avenir de Chantal aurait été autre. dans la lumière réaliste, les matins gris de
Stimulée par le désir de travailler avec une Bruxelles, le bruit de l’ascenseur qui est PS : La mémoire réorganise les faits dans un c . I
actrice si attachante, Chantal a écrit un scéna­ contre le mur de la cuisine et qui règle la vie qui fait sens et qui n’est pas nécessairement f . I
rio inspiré de D e u x o u tr o is c h o s e s q u e j e s a is de Jeanne et de sa solitude. Comme Jeanne chronologique. C’est ce qui est reflété dans ce teux I
d ’e l l e . Très rapidement Chantal a compris elle-même, le film refuse le compromis du écrit entre février et mars 2004 et entre la Cal - -
qu’elle devait faire ses preuves et a tourné récit filmique qui pré-digère une histoire pour nie et New York. Les faits sont justes, mais > t
rapidement un long-métrage en 35 mm et en un spectateur blasé. Le film exige la passion présentés dans un ordre qui n’est pas l’ordre ce .t
une semaine, J e tu i l e l l e , son premier chef- chez le spectateur comme chez Jeanne. passé lointain.
d’œuvre. Avec J e tu i l e lle , et son scénario sur Pour le chef-opérateur que je voulais deve­ Après vérification des quelques notes conser . .s
deux femmes, Chantal a obtenu l’avance sur nir, le film était un rêve, avec son décor voilà les faits : L a R é g io n C en tra le a été proie:; _ il
plusieurs reprises entre janvier et avril 1972. :: ?
recette en Belgique et après révision du scé­ unique et contrôlable, une actrice exception­
fois à 1’Anthology Film Archives, au Cinéma Ei cr­
nario et épuration du sujet par élimination nelle d’intelligence et de métier, et une réali­
ie 24 février 1972 et aussi au Millenium le 29 ^ ~ l j
d’un des deux personnages féminins prévus à satrice à conviction et sans compromis. 1972. J’ai vu le film au moins trois fois pencici
l’origine, J e a n n e D i e l m a n est née. L’histoire s’inscrivait dans la clarté faible de cette période. Entre février et mars, mon age' e_ |
Qu’un film qui semble représenter l’es­ journées d’hiver et des lumières de l’apparte­ montre des rendez-vous de préparation de plusiecs
sence d’une époque puisse aussi la transcen­ ment que Jeanne, élevée pendant la guerre, tournages sans que ni titre ni sujet soit i n d iq u é .-
der semble ce qui m’apparaît le plus marquant savait économiser. Il s’agissait de révéler com­ conclus que l’un des tournages pourrait être le f cr
avec J e a n n e D ie lm a n , 2 3 Q u a i d u C o m m e r c e , ment la lumière bouge dans un appartement de L a C h a m b r e . Mais cela est en contradic
1 0 8 0 B r u x e l l e s . Le film a été fait rapidement au cours d’une journée et cela, enfin, à un avec la mémoire de Chantal qui situe ce tourr._;
entre février et avril 1975. Toutes les idées moment où depuis La Nouvelle vague, le plus tard. Pour moi le film a été fait très vite et
étaient déjà présentes dans les films précé­ spectateur s’impatientait des lumières de stu­ test préliminaire au contraire de H ô te l M o n :.
qui a été préparé avec des photos. 11est aussi
dents même si elles n’étaient qu’esquissées. dio, et voyait les décors naturels comme une
tain que pendant cette période, j ’ai été très occur..
Le scénario aussi avait été écrit vite, entre nécessité.
avec la préparation et le tournage fin mars du f t
décembre et janvier. Mais dans l’exécution, Mais c’est aussi parce que ce naturel est d’Yvonne Rainer L ire s o f P erfo rm ers, et puis _ t
dans cette vie sans tourment de Jeanne, on stylisé au point d’en devenir abstrait que le monter et le sonoriser jusqu’à la fin avril. .' j
comprend toute la lenteur du monde. film n’a pas pris une ride. conclu le montage de l’original du film d’Yvc - - * ]
C’est un film sur l’absence de drame, l’iné­ Rien ne vieillit plus vite que le réalisme le 19 mai et mon agenda indique pour le 20 - _?
luctabilité d’un drame à venir, et sur le temps immédiat du moment, et que ce film fait avec l’adresse de l’hôtel Monterey, avec un numér .
mythique, celui qui enferme l’être et le prive. les conventions des années soixante-dix puisse chambre 306 et un téléphone. H ô te l M o n terey - t
Et dans la réalisation de Chantal Akerman, il y encore nous émouvoir à cause de sa force de tourné le dimanche 21 mai 1972 et les rushe> r
a cette conviction que cette vie appartient à un conviction dans le pouvoir du réel, aujour­ été visionnés le jeudi 25 mai avec .
mythe universel. d’hui au vingt-et-unième siècle, alors que l’on mention « rushes : very good ».
Maintenant il y a un monde entre ces deux fîin l
Jeanne a une vie bien organisée faite de dis­ vit dans un monde d’images qui a tellement
L’un est tout improvisation et légèreté et débo_. -; I
cipline et de contraintes assumées. On pourrait changé, est une sorte de miracle. Et ce sur une fiction, l’autre est totalement calculé e: r - I
penser que cette vie exulte l’abnégation, la miracle, je le vois dans la passion refoulée et nifié, mais atteint un concept métaphysique I
gêne et l’absence de plaisir. Au contraire indicible de Jeanne qui incarne l’immobilité monde et est centré sur l’autre. Et l’attention pc . I
Jeanne incarnée par Delphine Seyrig a des du monde et la transformation soudaine de ce à l’autre est si essentielle dans H a n g in g O u: >
gestes qui rayonnent du plaisir de bien faire, monde en mystère. Tout commence et finit kers. Cela semble être la source de la confusk e I
d’efficacité rapide et de grâce élégante. Tout est avec l’acteur. ma mémoire qui présente ce film comme ë\i :t
dans l’action accomplie et non subie. Mais un B. M. tourné entre les deux autres et non l’année ^- - I
jour, une faille se produit, et le monde de ( C in é a s te , c h e f- o p é r a tr ic e ) vante.
Jeanne commence à se défaire. Tout est dans le

176
Le 15/08
par Patrice Blouin

En 1967, Eric Rohmer filme Nadja port de séduction qu’il entretient avec la
Tesich, étudiante américano-yougoslave caméra au point d’en jouer parfois jusqu’à la
logeant à la Cité Internationale. Le court minauderie.
métrage d’une quinzaine de minutes s’inti­ Plus cependant que par sa construction
tule N a d j a à P a r i s . Cheveux courts et pull visuelle, L e 1 5 /0 8 se distingue par sa bande-
marinière, la jeune fille y traverse prestement son - un long monologue troué, délivré d’un
les différents quartiers de la capitale (Quar­ ton incroyablement traînant, dans un b r o k e n
tier Latin, Montparnasse, Belleville) en assu­ e n g l i s h , à l’adresse d’on ne sait qui mais pas
rant, dans un français des plus soutenus, le de celle qui règne en despote éclairé sur l’en­
parfait commentaire o f f de l’étrangère fran­ clos domestique (« C h a n t a l a s k e d m e to s t a y
cophile, suffisamment naïf et critique à la i n t h i s r o o m »). Cette parole sans maître
fois pour que le précieux hommage au pays tourne elle aussi en rond selon les fluctuations
d’accueil n’en soit que plus convaincant. Ce atmosphériques de l’humeur du moment -
tour express d’un Paris intellectuel, artis­ « h a p p y », « c o n f u s e d », « d e p r e s s e d »,
tique, populaire, possède, comme tout conte « O K » - sans pour autant chercher à plaire ni
de l’auteur, sa (fausse) morale finale : « Mon même à maintenir l’intérêt de son auditeur.
séjour ici m’aura marquée. C’est naturel car Elle s’applique simplement à fouiller son inté­
il coïncide avec la partie de votre vie qui est rieur. Au cours de cet intime ressassement, la
peut-être la plus importante : celle où vous violence banale de confrontations quoti­
vous dégagez des influences et où votre per­ diennes ramène des fragments oubliés du
sonnalité se dessine ». passé. Une gêne, un harcèlement, la peur d’un
En 1973, Chantal Akerman filme, avec chien évoquent tour à tour d’autres souvenirs
l’aide de son ami et cinéaste Samy Szlinger- plus anciens, plus scellés et plus troubles.
baum, une autre étudiante étrangère durant Si Chris est condamnée au surplace, c’est
son séjour parisien - la finlandaise Chris Mil- qu’elle est prise au piège d’une double actrices confirmées (Delphine Seyrig dans
lykosky. Le film ne s’appelle pourtant plus attente entre un regard qui la traque et une J e a n n e D i e l m a n , Aurore Clément dans L e s
C h r is à P a r is mais L e 1 5 /0 8 . Du croisement écoute qui la sonde. Coupée en deux, mi- R e n d e z - v o u s d ’A n n a ) . On aurait tort cepen­
attendu entre un individu en pleine formation corps mi-voix, elle est dans l’incapacité dant de négliger la prestation plus incertaine,
et une ville chargée d’histoire, il ne reste absolue d’accéder au statut de sujet. Le film plus indécidable, de Chris Millykosky dans L e
qu’une date estivale synonyme de vacances et ne trouve ainsi de dénouement que dans un 1 5 /0 8 . De cette assomption ratée se dégage
de chaleur excessive. Cette divergence de titre étrange accord par en dessous. Un unique une langueur et un désarroi sans véritable
est un changement de programme. Elle mouvement de caméra relie en boucle le équivalent.
indique qu’est pour de bon révolu le temps corps roulé dans les draps au carreau blanc P. B.
des petites filles modèles et des récits initia­ de la fenêtre tandis qu’un grondement sourd, ( A r t P r e s s . L e s I n r o c k u p tib le s )
tiques aussi ironiques soient-ils. annonçant l’arrivée prochaine d’une averse,
Evacuant toute idée de progression recouvre les dernières paroles prononcées. À
ùnéaire, L e 1 5 / 0 8 est un film qui tourne en défaut de former un individu complet, Chris
rond dans un appartement surchauffé. Il ne 1 et 2 disparaissent ensemble dans un même
''agit pas cependant, pour Akerman, de pro­ bain sonore et lumineux. Si L e 1 5 / 0 8 était
longer l’exploration systématique de l’espace malgré tout un conte, ce serait l’histoire de
entreprise dans les précédents opus améri­ sœurs siamoises, captives d’un anticyclone,
cains, I L o te l M o n t e r e y et L a C h a m b r e 1 e t 2. qu’un charmant orage viendrait libérer en les
l'enquête concerne bien ici un personnage et dissolvant d’un coup avec les murs de leur
'a façon spécifique d’habiter un plan. A prison.
'image, Chris est une d i r t y b l o n d en robe Il est facile de passer, dans les débuts de la
i'été, un corps inactif qui distrait son ennui filmographie d’Akerman, des premiers por­
en fumant des cigarettes, en se penchant par traits de femmes où la réalisatrice se met per­
i fenêtre ou en inspectant le contenu de son sonnellement en scène (S a u l e m a v i l l e , J e tu
'ac. C’est aussi un corps conscient du rap­ il e l le ) à ceux, plus tardifs, où elle dirige des

177
Je tu il elle
par Magalie Genuite et Philippe Azoury

1. O ù so m m es-n o u s ? plus la vitrine d’une prostituée exhibée :


Dans la chambre d’une jeune femme qui a c’était le terrain vague d’une femme, réinven­
faim, qui a froid. Qui écrit des lettres à un(e) tant dans l’expérience du repli un cosmos,
destinataire inconnu(e), au fur et à mesure autant dire « une chambre à soi » (cf. Virginia
qu’elle vide sa chambre de ses objets inutiles, Woolf). Avant de se reconnaître une identité
un peu comme on vide le grenier de ses dans le reflet de la vitrine, et sortir.
angoisses. Il n’en reste qu’un matelas. Cette
chambre, qui en est de moins en moins une, 2. Avec q u i est-elle ?
commence à être le lieu d’une expérience Elle est avec le camionneur (Niel Arestrup,
intime dont la jeune femme serait à la fois la quasiment warholsien), qui l’a emmenée
rate de laboratoire et l’analyste sauvage. Une (mais où ?) alors qu’elle faisait du stop sur les
expérience physique de la solitude, où elle se routes belges - qu’Akerman filme comme des
perd dans les cycles du temps - au risque de h i g h w a y s nord-américaines. Ensemble, ils échappe à l’emprise du cinéma politiq_;
se perdre, tout court. Une tentative d’épuise­ dérivent, s’arrêtent dans des routiers, laissent C’est sur le magnifique silence d’Akerrr._'
ment d’un lieu (que l’on vide), d’une écriture faire le bruit de la radio, des télés. Il ne com­ que ces deux genres cinématographiques a'.: -s
(que l’on assèche), puis de soi (que l’on mence à se confier qu’après avoir posé sa en vogue achoppent. À des cinémas braillard
enferme ; que l’on fatigue, que l’on oublie). main à elle sur sa queue à lui. Akerman propose un cinéma qui transforma
Assez vite, la jeune femme (le générique En plein moment féministe, ce monologue la parole en des secrets parcimonieuserr.e :
nous dit qu’elle s’appelle Julie, mais c’est sur le mode masculin ébranlé, déplié dans le confiés. Duras parlait d’une durée « d’avant _
bien Chantal Akerman. Ça aurait tout aussi creux d’une vie en camion que d’autres parole, d’avant l’homme ». 11, le camionne
bien pu être la photographe Francesca Wood- auraient jugée misérable, et selon des habi­ parlait, et sa parole roulait sur des kilomètre
man) est nue. Elle ne s’encombre plus de tudes sexuelles que les mêmes auraient regar­ Elles, les femmes, en se caressant trans:li­
vêtements, ce « fonctionnalisme en dérive » dées comme hygiéniques, Akerman choisit de ment la parole en désir, en aveux intime-
supplémentaire que le body art, alors, avait ne pas filmer l’homme en tant qu’ennemi. Le c’est le corps qui parle.
raison de considérer comme une première masculin, c’est un singulier de plus, qu’elle Il n’y a guère de différence, au fond, er.r.
maison. À chambre dénudée, locataire désha­ écoute (est-ce qu’il la rase ? C’est peu sûr : ce troisième volet et le premier : ils se rép: --
billée. L’intérieur de Chantal Akerman est dans la durée, il y a toujours de l’écoute atten­ dent dans le blanc dénuement des corps et _.
désormais la chambre d’écho d’un monde flo­ tive, une empathie, un sourire au final), à qui décor, ils s’écrivent mutuellement dans l’éc_ -
conneux, où il faut apprendre à survivre. elle veut bien offrir un coup de main. Dans sa valente géométrie de leur dispositif. Ce
Pour y respirer à nouveau, pour en faire le grammaire cinématographique personnelle, s’est passé, entre le premier et le dernier tiers
tour, pour s’y retrouver, Akerman tente un jeu Chantal Akerman envisage tous les pronoms, du film, c’est une communication ver._;
(dangereux ?) : atteindre aux limites de l’in­ du moment qu’ils sont singuliers. s’achever dans la caresse. J e tu i l e l l e n è r
ternement. Cloîtré, prisonnier, mis à nu, Le reste n’est que jeu avec le cinéma, avec peut-être rien d’autre qu’un film autour ce L
exposé, nourri de sucre et rien d’autre, son l’attente : et si Arestrup n’incarnait qu’une chaleur. C’est le TU qui a été trouvé. Ce 7.
corps est devenu une œuvre d’art. Toute une sorte de Mc Guffin gros comme un camion, si sans quoi il n’y aurait pas de lettres, pa; ce
terminologie qui va de pair avec l’expérience sa présence n’emmenait que sur une fausse voyage, pas de baisers (« embrassez qui \ : _
artistique (esthétique du vide, du cru, fronta- piste ? Ne pas oublier qu’à l’avant d’un voudrez », credo final et chanté), et enc -.
lité, exhibition, galerie, etc.) est prise à la camion, il y a toujours une place pour une moins de film.
lettre. Ce qui se dit d’un lieu a fini par se troisième personne. Ce Tu, c’est ce qui relie Je à II, à Elle : .
confondre avec ce qu’il est encore possible de Nous.
dire d’elle. Elle est devenue ce dispositif de 3. O ù so m m e s-n o u s ? M.G. et P. -
survie depuis lequel elle (nous ?) écrit. Chez Elle. Chez la destinataire, l’amante. (h i s t o r i e n n e d ’a rt, c r i ti q u e d e cin é -
11 faudra vingt-huit jours, soit une demi- La quatrième personne du singulier (pour
heure de cinéma pur, pour que sa caméra reprendre le beau titre des Cahiers de
pivote sur son axe, et que cette femme qui se l ’époque). Pour une dernière scène faite
croyait perdue à des années-lumière, retrouve d’étreintes entre deux femmes où vient se
enfin une lumière possible, celle du dehors. loger l’entier secret du film. Crue, la scène se
Ce n’était donc pas une galerie pour happe­ présente pourtant comme l ’antithèse du
ning (Gina Pane, Bcuys...), ce n’était pas non cinéma pornographique. Tout comme elle

178
Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles
Dialogue entre Todd Haynes et Gus Van Sant

R écit d ’une c o n v e rsa tio n en tre Todd Gus : J ’essayais de me raccrocher à


Haynes et Gus Van Sant à propos de Chantal quelque chose qui ressemblait à la réalité,
Akerman et de son film J e a n n e D i e l m a n , qui pour moi du moins, et à d’autres films que
a eu lieu au Bijou Café, SW 3rd et Pine St., à j ’avais l’habitude de voir. Le film associait à
Portland (Downtown), dans l’Oregon, le 24 la fois une expérience conceptuelle et un récit
février 2004. dramatique. La forme conceptuelle consistait
à communiquer la réalité de la vie de cette
Gus : J ’ai vu J e a n n e D i e l m a n en 1975, à femme, et cela m’a fortement influencé.
l’École de Dessin [d’Art] de Rhodc Island. Todd : C’est pareil pour moi, et d’ailleurs
Todd : Vraiment... c’est encore vrai aujourd’hui quand je conti­
Gus : Et toi, tu l’as vu... nue à voir les films de Chantal Akerman. Pour
Todd : Je l’ai vu à Brown. On l’a donc vu moi ils constituent un équivalent formel aux
tous les deux à Providence. Le film date de intérêts narratifs ou à la curiosité des créateurs
1975, n’est-ce pas ? que j ’admire le plus ; ils ne reposent pas sur
Gus : Je crois qu’il a été tourné en 1975. une forme préexistante que nous serions obli­
Todd : Tu l’as vu très tôt. Quelle chance ! gés d’utiliser pour raconter n’importe quelle
Gus : Ça dev ait être au c in é -c lu b de histoire. Aujourd’hui certains récits ne peu­
l’école. 11 y en avait un à Brown ? vent plus être racontés dans les formes du
Todd : Oui, et j ’ai vu le film pendant un passé. En ce sens Chantal Akerman est une
cours à Brown. cinéaste formaliste, et elle m’a certainement
Gus : Tu te souviens du professeur ? aiguillonné dans cette direction. Mais je sais
Todd : (il réfléchit) Aucun souvenir... Ça que mon intérêt pour la pensée féministe a
devait être au moment où j ’avais moi-même commencé bien avant que je me mette à vrai­
un poste d’assistant. Je n’ai pas suivi les cours ment l’étudier. J’adorais la manière dont ce
de première année en Sémiotique... courant de pensée s’intéressait à ces sujets
Gus : Tu t ’es contente de débarquer à féminins qui n’avaient pas droit à la parole et
Brown ? à ces existences retranchées. Et je me sou­
Todd : Ils ont été adorables, ils m ’ont viens que, pendant que je regardais le film,
regardé et ils ont vu que j ’avais un an de plus j ’étais très curieux de savoir comment le
que les autres étudiants parce que j ’avais pris grand auditorium de Leeds Hall, rempli des
une année de liberté avant d ’entrer à l’École. étudiants de Brown, allait réagir à ces trois
Je n ’étais pas du tout familiarisé avec cette heures de projection. Ça m’excitait totalement
approche très théorique, très influencée par les - un peu comme si j ’étais face à un échan­
structuralistes français, et pour réaliser un tillonnage-test de gens qui, en temps normal,
film à Brown il fallait commencer par suivre n’auraient pas eu la patience nécessaire pour
les cours théoriques au sein du Département ce genre d’expérience. Et puis au début on est
d’Anglais, il n ’existait aucun départem ent totalement paumé, et peu à peu on prend
d’Art ou d ’Arts vivants à l’époque. conscience de ce dans quoi on est embarqué.
Gus : Quand j ’étais enfant, je pense que Et je pense que la force du film tient aussi à
j ’ai observé ma mère très longuement quand sa précision visuelle. Le cadre est magnifique.
elle était dans la cu isin e, et voilà q u ’un Il a une telle force et une telle présence dans
cinéaste vous communiquait quelque chose à sa simplicité, sans oublier le travail sur la
travers cette expérience, vous montrait direc­ symétrie, et le dos de la femme au comptoir...
tement une expérience, une expérience banale L’essentiel du film tient à ce cadre, et d’après
et qui vous laissait sans voix. moi c’est vraiment passionnant, même si l’on
Todd : C ’est tout à fait ça. se place à un niveau antérieur à l’articulation
Gus : Et puis une expérience qui n ’en finis­ d’un langage. Je regardais les spectateurs
sait pas. entrer dans le film, tout comme on regarde la
Todd : Très, très longue. femme accomplir ses rituels matinaux, et puis

179
je me souviens que vers la fin du film son per­ sexuellement dans son enfance », qu’on rappelle celui de Jeanne Dielman dans >:. ..
sonnage commence à se défaire. apprend à l’acte trois, ce qui explique ensuite sine. L a p a r e s s e montre deux femmes .
Gus : C’est très juste. qu’il fait telle ou telle ehose... Tu sais comme vivent ensemble ; l’une des deux est cou; . :
Todd : J’ai oublié les détails, mais est-ce moi que ces détails jouent un rôle essentiel dans son lit, sans jamais en sortir, et eke . :
qu’elle ne verse pas une tasse d’eau en trop dans notre travail, et que si l’on faisait un censée prendre des médicaments, tandL . .
dans le café ? C’est à cc moment, où clic est choix différent, du genre « Oh, il traversait la sa petite amie est déjà debout, elle jou. . .
en train d’accomplir cette chose insignifiante, rue et une voiture a failli le renverser », eh violoncelle dans la pièce à côté, si bien c_ oœ
verser une tasse de café - que la salle entière bien avec une forme moins dramatique le film entend toute cette magnifique musique - _ -
de Brown est sortie. ne fonctionnerait pas. Pourtant cela revient sique, et l’on passe de la femme qui ne - , _c
Gus : Pas possible... réellement à opposer la forme et le contenu, pas sortir de son lit à celle qui joue du vie
Todd : Et ça m’a vraiment foutu un coup. alors que d’une certaine manière, dans J e a n n e celle. La scène se termine sur un plan ce .
J’avais le sentiment que le récit fonctionnait, y D ie l m a n , les deux sont réunis, et j ’ai adoré la femme qui est censée sortir de son lit. Es:-. ;
compris sur le plan du suspense... Tout le manière dont le contenu était à ce point-là que finalement elle va réussir à sorti: . -
monde s’était adapté au genre de paysage poussé à s’engager envers la forme. Le spec­ qu’aux escaliers du hall d’entrée ? Aloi' i
qu’on voit dans le film quand tout d’un coup tateur veut toujours s’identifier au person­ coupe sur un de ces magnifiques plans d ':
vos signaux narratifs et vos repères devaient nage, mais le film l’empêche de s’identifier rieurs que fait Chantal Akerman, un plan ck ■
être réajustés à cette minuscule modification de manière évidente à cette femme en tant que façade de l’immeuble. On fait des sup:
de choix dramatiques. Pourtant le désir de personnage tridimensionnel chargé d’un passé tions. Et ça marche. On croirait ce supe:
coïncider avec cet univers n’avait pas disparu psychologique. moment vide qui dure. Ce n’est que : . -
si bien que lorsqu’elle a commis cet écart les Gus : Le dialogue est l’une des armes qui d’une heure après être sorti du film que ..
spectateurs ont été choqués et j ’ai ressenti une empêchent une telle identification. Une éclaté de rire. En comprenant la blague . t
excitation de cinéaste en constatant à quel grande partie des informations, des explica­ plan disait que non, elle n’avait jamais réus - .
point le film fonctionnait. Et j ’ai adoré cette tions concernant les personnages et l’histoire sortir de chez elle. Chantal Akerman joue u . ;
manière que le film a de démonter le mini­ d’un grand nombre de films proviennent de ce nos attentes de spectateur, et elle le fait _ . ;
mum requis pour créer un lien émotionnel, à que les gens disent, de la manière dont ils le un humour très subtil.
la différence de la tendance, dominante à Hol­ disent, et en général ils parlent plutôt à l’in­ Gus : L a p a r e s s e se termine comme çc
lywood comme partout ailleurs, qui consiste tention du public qu’au nom de nécessités de Todd : Oui, sur un plan de rue, et puu .
toujours à augmenter et exagérer les effets, à vraisemblance liées aux personnages. Au fondu au noir.
les rendre plus explosifs au point de nous lais­ contraire, les dialogues du film de Chantal
ser totalement assommés, à la fin. Akerman sont un événement qui se produit T. H. et G. Y S.
Gus : Dans un scénario ou un film drama­ exclusivement entre les deux personnages en (c in è a sit. \
tique ordinaires, on m’a toujours appris qu’il train de parler, ils ne sont pas adressés au
fallait donner le plus d’informations possibles, spectateur comme c’est le cas habituellement. (Traduit de l’américain par Hélène Fra: -
peut-être même plus qu’il n’est nécessaire. La On peut être attentif aux dialogues et
quantité d’information spécifique a tendance à apprendre que son fils est en train de choisir
devenir la même dans tous les films parce l’école dans laquelle il ira mais ce n’est pas ce
qu’on veut à tout prix empêcher les specta­ qui suscite le plus grand intérêt. Cela rend le
teurs de s’ennuyer ou de quitter la salle. Ou dialogue pareil à la vie. C’est la vie que le
bien il y a une raison particulière pour laquelle spectateur est en train d’observer.
tu restes à l’intérieur de ces rails, non que tu y Todd : Il y a une forme bizarre d’humour
tiennes particulièrement, mais plutôt parce dans les films de Chantal Akerman. J e a n n e
que cela fait partie de ce que tu as appris pen­ D ie l m a n vous offre tout ce que n’importe quel
dant ta formation de cinéaste, et tu sais que autre film aurait coupé. C’est la négation
c’est ce que l’on attend de toi. Le public même de ce que les films sont supposés faire.
attend certaines choses. Ces règles ne sont pas Le contraire absolu. Dans le film collectif sur
dictées par tes propres instincts. les sept péchés capitaux, Chantal Akerman a
Todd : Et on en arrive à se fourvoyer et à réalisé L a p a r e s s e . Dans ses films, j ’adore les
penser qu’il faut livrer toute cette information plans de rue, les extérieurs, le même genre de
en détail, des faits du genre « il a été abusé plan nettement et symétriquement frontal qui

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News fromHome
par Janet Bergstrom

« Je vis au rythme de tes lettres. » grâce à l'ingéniosité de Babette Mangolte qui


J e a n n e D ie lm a n fut célébré en une du fit l'expérience d'une nouvelle pellicule en 16
M o n d e comme un chef-d'œuvre. Qu'cst-ce mm, utilisable avec très peu de lumière.
que la jeune Chantal Akerman pouvait accom­ Même si personne ne qualifierait N e w s
plir ensuite ? Elle prit la décision intrépide de F r o m H o m e de documentaire, le son mis à
s'éloigner encore plus radicalement du cinéma part, Akerman nous montre une série de
commercial en 35 mm. Afin d’acquérir une « vues » qui ne sont pas sans rappeler l'aspect
plus grande expérience dans la réalisation de étrangement factuel de la vie ordinaire qu'on
ses films très personnels, Akerman revint en voyait au tout début du cinéma. On entend les
mai 1976 à New York, la ville qu'elle avait bruits proches ou lointains des voitures dans
découverte au début des années soixante-dix les rues de la ville lorsqu’elles s'approchent ou
en compagnie de son amie et s'éloignent, la rumeur métallique du métro, on
collaboratrice/chef-opérateur Babette Man- voit des gens surgis par hasard cl qui ne
golte. Au cours de cet été elle tourna avec très deviennent jamais des « personnages ». Et, à lettres que sa mère lui a écrites au cours de
peu d'argent un film en 16 mm non synchro­ chaque instant, on entend la voix plutôt musi­ son premier voyage à New York, lorsqu'elle
nisé, avec Babette Mangolte et quelques cale d'une jeune femme lisant les lettres avait vingt ans, que nous entendons. Néan­
volontaires. qu'une mère à Bruxelles adresse à sa fille, par­ moins, dans ce film comme dans tous les
N e w s F r o m H o m e hérite directement de tie loin à New York, et qui veut devenir autres, Chantal Akerman n'utilise que des élé­
ces jours d'un tournage expérimental sans cinéaste. Parfois les bruits de la ville couvrent ments autobiographiques soigneusement déli­
compromis à New York. Aujourd'hui ce film certains mots, mais c'est sans importance. La mités. Sa vie n'est pas un livre ouvert et l'on
m agnifique, intemporel et émouvant, puissance de ces lettres d'amour provient de la est bien loin du cinéma-vérité.
démontre à chaque instant le sens très sûr du répétition de ces demandes simples : Je t'aime, J. B.
cadre que possède Chantal Akerman (à tra­ tu me manques, je t'en prie réponds-moi. La (e n s e ig n a n te U C L A )
vers des compositions centrées et frontales), mère transmet à sa fille des nouvelles de la
ainsi que le soin apporté à la cadcncc mesu­ famille, cherchant à maintenir les liens. Et (Traduit de l’américain par Hélène Frappat)
rée du montage de l'image et du son. C'est après que beaucoup de temps se soit écoulé :
une variation originale sur la métropole « Je vis au rythme de tes lettres. » Jamais on
considérée du point de vue des marginaux, ne voit la mère dont la jeune voix nous dresse
un portrait ni émerveillé ni aliéné de New un portrait si émouvant, sans la moindre trace
York. Les rues et les banlieues acquièrent de sentimentalisme.
peu à peu la signification d'une expérience Dans un geste encore plus radical de la part
quotidienne, et pourtant mise à distance, de Chantal Akerman, on ne voit jamais la fille
simultanément objective et subjective, selon non plus. Bien que cette voix ne prenne jamais
le style très caractéristique des documen­ corps, il est impossible de ne pas ressentir ce
taires de Chantal Akerman. Les bruits de la que l'on voit à travers ses yeux. Et c'est ainsi
ville ne sont pas exactement irréels : ils sont que, bien qu'on ne la voie jamais, la fille
ponctuellement réalistes. Parfois les voitures acquiert une existence fortement charnelle à
avancent sans aucun bruit comme si elles travers sa voix, son rythme, son attention. Elle
flottaient, du fait du choix délibéré que fait donne vie aux paroles d'une autre génération.
Akerman (comme auparavant dans J e t u il Les lettres sont lues dans des endroits que la
e lle ) de créer une relation non redondante, et mère ne peut pas voir, qu'elle tente d'imaginer,
par conséquent imprévisible, entre le son et même si elle veut que sa fille n'oublie pas
l'image. Les scènes de métro, cruciales pour l'imaginaire du monde qu'elle a laissé derrière
la structure du film, produisent, à travers un elle en Europe.
sentiment de durée, l'expérience de ce que L'œuvre de Chantal Akerman a toujours
Michael Snow appelait « l'espace narratif ». une dimension autobiographique. Dans ce cas
Tourner un film dans le métro sans lumière précis, on en est très proche car, bien que cela
artificielle était encore très rare à cette ne soit à aucun moment énoncé dans le film,
époque. Cela fut techniquement possible c'est la voix de Chantal Akerman lisant les

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Les Rendez-vous d'Anna
par Ivone Margulies

L e s R e n d e z - v o u s d ’A n n a (1978) est un film ami, quelqu’un de bien. Qu’est-ce qu’ils ont


faussement simple. Anna, une cinéaste, ren­ fait à mon pays ? » C’est la répétition de la
contre cinq personnes durant son voyage entre conjonction « et puis » qui confère à cette liste
Essen et Paris. A chaque rencontre correspond son rythme particulier. À travers ce dialogue
une nouvelle scène ou séquence, avec une très tendu, qui mêle des registres historiques
claire division du travail entre le silence et la et personnels, on croirait entendre le récit d’un
parole, Anna et les autres. La rigueur formelle conte d’autrefois. Il atteint ainsi à la puissance
du film est tellement radicale qu’elle pourrait inconsciente des chansons que l’on connaît
avoir pour conséquence qu’un spectateur par cœur.
passe à côté de ses ambitions plus vastes - à Pour Chantal Akerman les lamentations et
savoir, situer des enjeux personnels et histo­ les banalités proférées d’une voix monotone
riques sur un même plan narratif. Dans un par Heinrich, Ida, sa mère, Daniel et l’étran­
entretien, Chantal Akerman explique que ger, ont une qualité de refrain qu’elle nomme
« derrière les événements insignifiants qui psalmodique (et Dieu parla, et Dieu parla...). la réplique à ses interlocuteurs et s’adres- .
sont racontés à Anna, on verra l’ombre de En associant le rythme harmonieux de son sa mère à l’occasion d’un long monologue
grands événements collectifs, l’histoire des dialogue, conçu comme un monologue, aux mais c’est lorsqu’elle se met à chanter.
pays, l’histoire de l’Europe au cours de ses sons de la liturgie juive, Chantal Akerman une chambre d’hôtel impersonnelle don: -
cinquante dernières années... » rend hommage, par son art, à son héritage juif. aperçoit les fenêtres en arrière-plan, à côté
Anna, nomade qui refuse l’idée de racines, A travers une vague association avec des psal­ oscillations d’un poste de télévision, que ■.
est une variation certaine autour de la figure modies - les chants et les litanies religieuses concentre l’émotion qui n’a cessé de se
du Juif errant. Afin de mettre en valeur la dif­ étant des formes d’expression partagées col­ forcer durant tout le film, à chaque fois c _e
férence d’Anna, par contraste avec les ques­ lectivement -, les monologues du film font nous avons contemplé le visage obséc_;_
tions et les plaintes de tous ordres que lui subtilement le lien entre les registres person­ d’Anna (Aurore Clément).
adressent les gens qu’elle croise sur sa route nels et collectifs que contient l’expérience de Lorsque Daniel, accablé par la fatigue e: .
(pourquoi est-ce que vous ne restez pas plus chacun. perte de ses illusions, demande à Ann_
longtemps ? Pourquoi est-ce que vous n’épou­ Cependant il importe aussi d’être attentif à chanter, elle lui répond avec simplicité :
sez pas mon fils ?), le film lance deux formes la manière dont elle dissocie Anna du chant chante faux ». Dans S a u t e m a v ille , J ’a i fa: *
d’adresse verbale l’une contre l’autre : l ’é c h o religieux, identifié à une désillusion au bord j ’a i f r o i d et L e s A n n é e s 8 0 (où Akerman e‘.
- les monologues en forme de plainte des cinq de l’épuisement. La sécheresse de la mise en même s e l a is s e d é b o r d e r 1 lorsqu’elle char.:..
personnages chargés du poids du passé - et la scène engendre des échanges malaisants. les moments désaccordés constituent sa sigr .
v o ix singulière d’Anna. Anna s’assied à côté d’Ida, s’allonge à côté ture. Chantal Akerman rompt alors ave; h
d’Heinrich, de sa mère et de Daniel. Elle par­ rigidité de sa rigueur formelle grâce à la p _ -
É cho tage le même cadre avec eux, mais c’est pré­ sance expressive du chant.
La présence attentive d’Anna déclenche cisément ce partage qui nous conduit à la Anna chante une ballade à propos c ‘_:
une cascade de révélations personnelles et fait différencier si fortement des autres. Le désé­ couple heureux qui s’est suicidé. On croirus
resurgir un malaise spécifiquement européen. quilibre dialogique - l’un parle, longuement, une berceuse, la réponse douce et pervers; .
Le cadre historique dans lequel se situe le film tandis que les autres l’écoutent - fait surgir la la fois à tous les chants plaintifs et gémiss_-
apparaît à travers une notation certes brève, différence d’Anna. Anna peut bien partager que l’on a entendus au cours du film. C’es: .
mais dense. Le fragment d’histoire allemande l’espace fictionnel et cinématique de ses inter­ travers sa propre voix, qui devient music_-
qu’Heinrich récapitule pour Anna ne contient locuteurs, elle ne partage pas leur sens de qu’Anna donne une intensité sèche et boule­
par exemple rien d’autre qu’un résumé de l’histoire. Chantal Akerman met en scène une versante à ce film, lors d’une scène simple .
connaissances génériques, commun à toutes coexistence, certes pleine de compassion, inoubliable dans laquelle une femme deb _i
les consciences postérieures à la Guerre. Il mais « impossible ». vêtue de blanc, se met à chanter.
commence en dressant la liste des événements Y. Ni
récents de l’histoire allemande : « Dans les V oix (e n s e i g n a n t e , H u n i e r C o lle g e , .Y
années vingt, il y eut les communistes... puis Le seul moyen qui permet d’échapper à
en 1933... la guerre... la paix... la recons­ l’épuisement de la mélopée consiste à l’inten­ (Traduction Hélène Frarr.:
truction. » Et puis, poursuit-il, « Un jour mon sifier encore plus à travers le chant. Certes,
ami perdit son travail et moi je perdis mon nous connaissons la voix d’Anna - elle donne 1. En français dans le texte.

182
Mon amie Chantal Akerman, écrivain-cinéaste
par Aurore Clément

C’est en 1977 à Rome que j ’ai rencontré sures que devait porter « Anna ». La hauteur, Là, le travail était à deux
f a m i l l e à B r u x e lle s .
Chantal Akerman pour la première fois. Je le bruit des talons sur le sol. Nous sommes voix. L’une la mère, l’autre la fille, parlant du
n’avais pas vu scs films, je ne connaissais pas allées faire ensemble les magasins. C’était une père disparu. Les voix se mélangeant l’une à
son travail, elle ne me connaissait pas. Del­ façon à elle, parmi tant d’autres, de me faire l’autre, se croisent et se rencontrent d’instinct.
phine Seyrig lui avait parlé de moi. J’étais comprendre qui était « Anna ». Nous avons Pour D e m a i n o n d é m é n a g e , Chantal m’a
avec Dean Tavoularis qui revenait du tournage fait beaucoup de magasins et très longtemps. donné le rôle de la mère. Elle m’a dit : « La
d ’A p o c a l y p s e n o w . Nous repartions les mains vides. Le jour où mère a besoin de s’étourdir, de danser, d’ou­
Chantal est venue me voir en fin d’après- nous avons trouvé ces « chaussures », j ’ai su blier le malheur. La mère se laisse aller à ses
midi d’été dans l’appartement que j ’avais loué que je pouvais rentrer et dans mes chaussures pensées qui sont le contraire de ce qu’elle
pendant le tournage du film de Mario Moni- et dans le corps d’Anna. J’ai compris aussi et montre. Sauf quand elle lit L e C a r n e t . Elle
celli C h e r M ic h e l. Je partais le soir même en surtout l’importance de monter et de des­ m’a dit aussi : « Vérifie toujours où est la
train pour un autre pays. J’avais peu de temps. cendre, droite, les pieds dans le sol, les valise, comme si clic pouvait s’échapper, véri­
Chantal est entrée, m’a observée, je portais marches glaciales des gares en Allemagne. De fie toujours si elle est là ou si elle est partie,
une robe jaune à poix blancs, et tout en partir, de traverser la foule, les quais, de reve­ comme si le passé pouvait revenir ».
fumant sa cigarette, elle m’a dit : « Vous êtes nir, et de continuer. A travers ça, elle racontait Avec Chantal, il n’y a pas d’analyse de
beaucoup trop belle pour mon film. Je vais l’histoire de l’Europe. L’errance d’Anna. texte, sinon ça ferme. Il faut que ça surgisse. Il
chercher quelqu’un d’autre. » Je n’oublierai Puis nous avons fait aussi à Bruxelles T o u te ne faut rien imaginer. Du coup on le fait.
jamais son regard, son courage, son honnêteté, u n e n u it. Un film que j ’aime tout particulière­ Il y a sûrement quelque chose de moi qui
sa voix. Tout de suite, j ’ai voulu travailler avec ment. Là, j ’ai fait la connaissance de son père va dans les films de Chantal Akerman, je n’y
elle. J’étais moi-même à la recherche de ma qui était calme et doux. Moi qui n’avais plus touche pas.
propre voie, de ma propre identité, tout cela de famille, j ’étais si heureuse d’être avec eux. Chantal est claire, aussi bien dans son écri­
était très flou, et je ne savais pas comment Le temps a passé. Et puis il y a eu l’Amé­ ture que dans la vie. Quand on travaille avec
exprimer tout cela, ce qui me rendait très fra­ rique. Nous nous sommes retrouvés à Los clic, elle nous porte à bout de bras.
gile aux yeux des autres. Heureusement j ’étais Angeles et avons fait ensemble F a m ily B u s i ­ Etre avec Chantal dans la vie ou dans le
obstinée. J’ai senti que je devais absolument n e s s . Mon anglais était terrible, Chantal en a travail, pour moi c’est la même chose on
suivre Chantal Akerman dans son travail, dans profité pour me faire jouer en anglais avec elle continue. Chantal est avec Nelly sa mère, son
sa recherche, là où elle irait ; à travers elle et dans le même film. C’était vraiment burlesque. père qui est décédé maintenant, et son amie
son travail, je trouvais mon propre espoir. Ce Nous avons continué notre aventure, et nous Sonia Wieder-Athcrton, la famille que j ’ai
fut le déclic. Je l’ai laissée le soir même dans nous sommes retrouvées pour des lectures choisie.
cet appartement à Rome qu’elle a occupé publiques pour le livre qu’elle a écrit : U n e A. C.
après moi, et je suis partie.
Nous nous sommes retrouvées à Paris et
puis nous avons fait L e s R e n d e z - v o u s d ’A n n a
à Bruxelles. C’est là que je rencontrais Nelly,
la mère de Chantal, qui elle aussi fumait, et
qui aimait rire. C’était extrêmement touchant
d’être avec Chantal et sa mère, surtout la
façon dont Chantal disait à sa mère
« Maman ». Nous avons continué à nous voir
et à faire d ’autres films ensemble. Je ne
m’étais pas trompée, j ’étais sur la bonne voie.
Je me souviens d’un moment précis pen­
dant la préparation des R e n d e z - v o u s d ’A n n a .
Il faut savoir que Chantal s’occupe de tout sur
ses films, en particulier des costumes. Et nous
savons qu’une fois le costume mis et les
chaussures enfilées aux pieds, on peut com­
mencer à entrer à petits pas dans le travail.
Elle me parlait beaucoup de la paire de chaus­

183
Sous les palmiers
par Eric De Kuyper

Vers le milieu des années soixante-dix, fait qu’un tout petit cagibi, bien sombre lui sion d’une étoile supplémentaire et valait e
après avoir travaillé durant de longs mois sur aussi car les volets étaient fermés. Mais il se détour.
l ’adaptation d ’un gros roman en deux trouvait à l’arrière de la maison, là où une vue Anne n’appréciait pas beaucoup ce . -
volumes d’isaac Bashevis Singer, le temps splendide allait nous faire découvrir la piscine portement. J’essayais de lui faire compr-j- , î
semblait venu de se rendre à Hollywood afin à l’eau éternellement bleue à la Hockney. que cela pouvait se comparer à ce c_ . r
d’y trouver les moyens de réaliser ce projet Dès que les bagages furent déposés, et la sociologie on appelle la m o b i l i t é s o c iu . I
ambitieux. Ces fragments sont extraits de E e n porte refermée, je me hâtai d’ouvrir bien n’y avait pas lieu de s’en formaliser puise . ;
t a f e l v o o r e e n ( U n e ta b le p o u r u n e p e r s o n n e grand la fenêtre... qui ne donnait ni sur une le même rituel était déjà en train de se . ur
s e u le ), ouvrage publié en 1990 en néerlandais piscine, ni sur un jardin ou un patio, même autour du nouveau venu ; en bloc, les ir.vi.ri
aux Editions Sun (Nimègue). Sous le nom pas sur une terrasse, mais sur un mur aveugle se tournaient maintenant autour d’un sz
d 'A n n e , on reconnaîtra, sans trop de difficul­ aux briques rouges, éloigné d’à peine un encore plus intéressant que le précéder
tés, Chantal Akcrman. mètre ou deux de notre fenêtre. Des poubelles dont on sc débarrassait bien vite en vous a
L’adresse semblait prometteuse : L a g u n a y étaient entassées. Les volets furent vite jetant dans les bras. D’ailleurs la chorégr_: - ;
D r i v e , B e v e r l e y H i l l s . Oui, en effet : Los refermés. était de nouveau en train de se déplacer. ..
Angeles ! D’emblée, c’était clair. Tout ici n’était que voilà qu’arrivait un certain Jerry qui. c:s_ -
Les palmiers ne manquaient pas. Ils étaient façade, décor, ou comme l’aurait dit Wagner : on, venait de signer un contrat avec O r io r ! ]
du genre dégingandé et rachitiques à souhait. effet sans cause. Bref : Part du trompe-l’œil. comme tout le monde était bien curieux
(Pourquoi s’imagine-t-on toujours que les pal­ Ce qui était peut-être le plus authentique dans savoir comment on s’y prenait pour - efreet
miers sont des arbres luxuriants et exotiques ? cette ville qui n’en était pas une, était le quar­ vement - signer un contrat avec O r io n . c r. s.
Il n’y a que dans les night-clubs des films hol­ tier chinois, ChinaTown (...) pressait autour de lui.
lywoodiens que les palmiers sont vraiment Le couple accueillant et cordial se donnait « P e u t - ê t r e d e v r a i s - j e a l l e r c h e z le d e n ­
tropicaux. Je comprends qu’après avoir erré bien du mal pour pratiquer cette vertu fonda­ t i s t e » me dit Anne.
pendant quarante ans dans le désert, la vue mentale américaine. Elle parce qu’elle était « P o u r q u o i ? Tu a s m a l a u x d e n t s ? »
d’un palmier puisse donner l’impression française et n’avait donc pas été élevée selon « N o n , m a is j e c o n s t a te q u e le s g e n s q: cm
d’être un arbre paradisiaque, mais nous ne ces principes de convivialité débonnaire (elle é c o u t e v r a im e n t o n t le s p l u s b e l l e s d e n tu r e
venions pas du désert, nous venions d’Europe. était la correspondante du M o n d e à Holly­ Les faux pas étaient fréquents, le dé>_- u
De Paris, et de l’avenue Montparnasse. Là où wood) ; lui parce qu’il n’était qu’un Améri­ imminent. Anne qui sur l’ancien continenc
fleurissent les marronniers et les platanes.) cain de la seconde génération et n’avait donc avait l’art de faire passer sans trop de diffL _
La villa appartenait à un couple d’amis qui pas eu beaucoup de loisirs pour pratiquer cette tés son penchant plutôt asocial pour de e u --
s’etait donné comme tâche d’introduire Anne vertu. En plus, il était avocat. (Hollywood est m a n t e s g a m i n e r i e s , se plaignait que te
dans le monde du cinéma hollywoodien. peuplé pour un quart par des avocats, un autre conversation ne semblait vouloir aboutir c _ _
C’était le genre de bungalow qu’on trouve quart pratique le métier d’agent, un dernier une seule chose : découvrir l’ampleur ..
dans un film noir. Pas très grand, sans carac­ celui de comédien. Le reste est p a l m i e r ) . compte en banque. Ou mieux : Combien
tère particulier ; précédé pareillement à toutes Nos guides faisaient donc un effort parti­ p a r t s de réputations l’on possédait. Car ..
les autres habitations de la rue, d’une petite culier pour se montrer cordiaux. Ils organi­ valeur n’était déterminée non pas par l’argerr
pelouse, flanqué des inévitables palmiers. saient de petites réceptions, des rencontres - Hollywood n’est pas Wall Street mais r_-
Comme ses bungalows voisins, il était d’allure amicales et informelles. le nombre et surtout l ’importance d e s
plutôt modeste. J’avais cependant le pressen­ C’était curieux. On vous écoutait avec une contacts ; les valeurs en hausse sur le ma:. -.
timent que cette modestie n’était là que pour attention toute particulière. On buvait vos de la gloire cachées dans son portefeuille.
cacher un grand luxe - et surtout la piscine - paroles. Cela ne durait jamais fort longtemps. « Tu c o n n a i s le s R o ts c h ild , n o n ? », lui c --
qui devait se trouver à l’arrière. Dès qu’une personne plus importante ou plus je. « C ’e s t le m o m e n t d e le f a i r e sa v o ir . »
« C ’e s t u n p e u c o m m e K n o k k e - l e - Z o u t e , célèbre, - ou qui semblait bien pouvoir l’être, Il s’avérait hélas que c’était une Rotscr _
non ? », disait Anne, qui n’avait pas un très ou le serait probablement le lendemain -, fai­ totalement dévaluée (une petite nièce désirer -
bon souvenir de ses vacances passées à la côte sait son entrée, l’attention fléchissait ; le tée et désargentée) (...)
belge. regard de votre interlocuteur attentif devenait Après quelques jours, nous étions pris c' _r
Le living-room était sombre et inhospita­ inquiet, se fixait sur un ailleurs, puis, tout à mal dont auparavant nous n’avions jama s
lier. Anne devait y occuper le divan. La coup on se retrouvait seul. Entre-temps, un souffert. Un genre de mal du pays qui r.: _
chambre d’amis nous étant réservée, à Léon petit cercle s’était formé autour du nouveau faisait rechercher avec hystérie des endr: ::
et à moi. La chambre en question n’était en venu, qui était vraisemblablement en posses­ qui nous rappelaient un peu le contir.er

184
délaissé... Le drugstore en face du Château
Marmont ne ressemblait-il pas à une brasserie
parisienne ? Le self-service yiddish à un res­ projet de film
taurant bien de chez nous ? Non, certes ; mais
adaptation du ’^ a n o i r ”
dans la cité de l’illusion, il est bon de s’agrip­
et d u ”dom aine”
per aux restes de l’imagination.
Une indescriptible tristesse s’empara de d isaac bashevis singer
nous. Un sentiment qui ressemble à celui qui
se laisse voir quand une fissure apparaît dans un film de chantai akerm an
le grand amour. On ne sait pas pourquoi, ni
d’où cela provient, mais c’est comme si le
bonheur tourne au rance, et commence à
prendre la saveur de la tristesse.
Une odeur de deuil s’infiltre alors lente­
ment, et rien ne peut la chasser. C’est conta­
gieux ; l ’annonce de désaccords et de
crevasses plus grandes, qui soudain apparais­
sent alors qu’on était en train ailleurs de cal­
feutrer de petites fissures. Rien ne va plus.
Et puis vous voilà en exil à Hollywood, au
bord d’une piscine, à l’ombre d’un palmier.
Comme le bleu du ciel vous déprime ! On
baisse les yeux : c’est le précipice. En exil de
soi.
E. De K.
( é c r iv a in , c in é a s te , a r t i s t e )

185
Aujourd'hui, dis-moi
par Stéphane Delorme

D i s - m o i , ou plutôt D i t e s - m o i , tant Chantal mères entre elles : pendant que l’une attend dessaisies d’elles-mêmes, le corps abanc r.'.
Akerman semble prendre à la lettre l’intitulé silencieusement à sa fenêtre ou cuisine à par la parole qui l’a animé, se retrom e*:
de la série télévisée proposée par Jean Frapat, contre-jour, la mère évoque la chaleur du débarrassées de tout caractère psycholog: : _.
« G r a n d - m è r e s », a u p l u r i e l : il ne s’agira pas foyer de sa propre grand-mère. La parole pro­ ou historique. Le regard dans le vide, e es
d’aller filmer s a grand-mère pour parler de duit une grande communauté exclusivement s’abandonnent à un portrait collectif où r_ -
ses affaires familiales, pour s e d i r e (« dis- féminine, rassemblée par l’amour des aïeules sent la générosité et la dignité, la fatigue e: _
moi »), mais d’un même mouvement de visi­ et des enfants, et nécessairement, puisque solitude, de toutes les grand-mères du mon;-
ter et d’évoquer d e s grand-mères. Les trois cette histoire-là, particulière, s’organise autour S. D
entretiens se succèdent autour d’une figure des camps, par l’absence et la survivance à ( C a h ie r s d u c in é m a , B a l t h a z -
absente, la grand-mère maternelle de Chantal une famille disparue.
Akerman, déportée lorsqu’elle avait trente Le dispositif dans lequel Akerman recueille
ans. cette parole est contraire par exemple à celui
Ces femmes ne sont pas choisies au de N u m é r o z é r o de Jean Eustache, filmé pour
hasard : juives, elles ont toutes l’expérience de la même série « Grand-mères », où Odette
la migration des pays de l’Est vers la France, Robert, lunettes noires et verre de whisky à la
et de la déportation. Mais le geste d’Akerman main était déjà pleinement un personnage
n’est pas générationnel, elle ne tente pas de d’Eustache. Akerman invitée le temps d’un
dessiner le portrait de sa grand-mère à travers après-midi doit se plier au rituel du goûter. La
des trajets qui s’en approchent. Bien au dernière grand-mère en quelques instants
contraire, elle ne cesse de brouiller les géné­ passe du vouvoiement formel (« V ous v o u l e z
rations : les trois femmes n’ont pas le même q u e j e v o u s r a c o n te q u e lq u e c h o s e d e m a
âge, l’une semble même jeune pour être g ra n d -m ère ? ») au tutoiement familier de la
grand-mère, et les trois s’attardent dans leur mamie gâteau (« P o u r q u o i tu m a n g e s p a s ?
récit sur des générations différentes. La pre­ S i n o n j e te r a c o n t e p a s la s u i t e ! »). Chantal
mière, juive polonaise, parle de ses petits Akerman se filme alors d ’une étrange
enfants : « C ’e s t t r è s g a i q u a n d o n a d e s manière, comme à son insu, attentive au
e n f a n t s . » La seconde parle surtout de sa témoignage, puis presque gênée par la caméra
mère, « é g a r é e » au retour d’Auschwitz : comme une enfant mal à l’aise (un cou d’œil
« J ’a i e u e n v i e d ’a v o i r u n m i l l i o n d ’e n f a n t s furtif à l’objectif, un bras qu’on replie), avant
p o u r e f f a c e r to u t e c e t t e i n j u s t i c e (...) e t j ’a i de basculer dans la fiction lorsqu’elle fait
e u u n f i l s e t j ’a i v u q u e m a m è r e r e p r e n a i t mine de s’endormir dans la dernière scène.
g o ï i t à la vie. » La troisième, la plus longue­ Elle n’est pas là, à côté de la caméra, comme
ment rencontrée, parle surtout de sa grand- intervieweuse (comme le Eustache de N u m é r o
mère, une sainte (« ç a , c ’é t a i e n t d e s z é r o ) , mais de l’autre côté de la table, comme
g r a n d - m è r e s ») : le jour de son enterrement le visiteuse d’abord (d i t e s - m o i ), comme petite-
soleil brillait en plein hiver comme en été. fille ensuite { d i s - m o i ) . Lorsqu’elle s’attarde
Monter et descendre sans cesse l’échelle des bien au-delà de l’entretien avec la dernière
généalogies, passer d’une génération à l’autre, grand-mère pour accompagner son dîner, elle
avec pour seul souci la filiation, c’est ce que est là comme une petite-fille qui ne se décide
redouble encore la discussion discontinue pas à rentrer chez elle après un dimanche en
entre Akerman et sa mère qui ouvre le film et famille. Ce qu’elle quitte alors, à regret, mais
l’accompagne sur la bande-son comme un fil par ennui aussi, tandis que la grand-mère
rouge : à la question inaugurale « D i s - m o i semble captivée par un épisode des I n c o r r u p ­
m a m a n , q u e l s o u v e n i r tu g a r d e s d e ta t ib le s , c’est ce foyer chaleureux dont lui a si
m ère ? », la mère répond en évoquant sa bien parlé sa mère. Le plan prolongé final sur
propre grand-mère qui l’a recueillie au retour la grand-mère muette, qui donne le sentiment
des camps. La voix-off de la mère, montée sur d ’être filmé a p r è s le départ d’Akerman,
les images d’appartement, participe de la reprend un plan équivalent qui ponctuait le
confusion et de l’identification des grand- second entretien : les deux femmes comme

18 6
Toute une nuit
par Dominique Païni

Dans le début des années 80, on avait cou­ douloureuses et dragues dérisoires, corps qui
tume de dire que Chantal Akcrman apparte­ s’aiment ou qui s’affrontent, toute cette agita­
nait à un courant de cinéma dit « de la durée » tion donne le prétexte à des séquences courtes,
dont Rivette, Eustache, Garrel ou Straub brefs « pas de deux » à la Pina Bausch, qui
étaient également exemplaires selon d’autres surgissent et s’évanouissent selon le principe
voies formelles et fictionnelles. Et, en effet, de l’anamnèse.
T o u te u n e n u i t aiguisa un projet qui expéri­ La sentimentalité théâtralisée et chorégra­
mentait depuis longtemps les étirements de la phiée est ainsi organisée, m o n t é e , par une
représentation du temps surtout depuis J e a n n e cinéaste précocement sensible aux novations
D ie lm a n , 2 3 , Q u a i d u C o m m e rc e , 1 0 8 0 plastiques et chorégraphiques des années 60-
B r u x e lle s . Mais T o u te u n e n u i t , ouvrit un nou­ 70 : la sérialité, l’événement fulgurant comme
veau registre du cinéma moderne qui eut pro­ performance, le privilège donné aux élans du
bablement des conséquences sur les autres arts corps, l’interruption narrative, le récit frag­
contemporains marqués par la narration et menté... fois à l’étouffement formaliste. Ce dont elle
dont les techniques numériques permettent En revoyant T o u t e u n e n u i t , vient à la eut conscience. T o u te u n e n u i t fut probable­
désormais l’affirmation. De Dominique Gon­ mémoire l’intuition de l’instant bachelar- ment de ce point de vue, à la fois un film
zalez Forster à Noemi Kawase, quel(le) plasti­ dienne : « Et comment ne pas voir ensuite que charnière et un film libérateur. Marquée en
cienne) ou cinéaste aujourd’hui, ne se livre la vie c’est le discontinu des actes... Si l’on effet par une évidente liberté de filmage, qui
pas à sa dérive urbaine, armé de sa petite regarde l’histoire de la vie dans son détail, on bénéficiait de la radicalité rigoureuse des pré­
caméra numérique ? Chantal Akerman a mar­ s’aperçoit que c’est une histoire comme les cédents films, la cinéaste conquit alors une
qué les représentations d u t e m p s d e n o t r e autres, pleine de redites, pleine d’anachro­ plus grande confiance intuitive dans la musi­
te m p s . nismes, pleine d’ébauches, d’échecs, de calité du montage. Les plans-séquences ne
Cette nuit très agitée, filmée à Bruxelles, reprises... ». s’enchaînent pas selon les lois d’une sage
est constituée d ’une suite de moments, Le discontinu des actes dont parle Bache­ poursuite narrative derrière des personnages
embryons fictionnels, fragments d’existence, lard pourrait être ce qui fonde les continuités évanescents. Ils sont des petits blocs anecdo­
morceaux de narration en forme d ’h a ï k a ï d m - existentielles dans T o u te u n e n u it. Mais c’est tiques qui, séparés, importeraient peu sans
maturgiques, montés selon une savante conju­ également ce qui pourrait renvoyer aussi au doute. Mais attachés, quel qu’en soit l’ordre
gaison de la récurrence et de la perte, du cinéma lui-même et parler sa dialectique tou­ au fond, ils forment une constellation empa­
retour apparemment aléatoire des memes per­ jours hypnotique : discontinuité des photo­ thique, sorte de voie lactée sentimentale scin­
sonnages ou de leur abandon définitif. À la grammes et continuité fluide du mouvement. tillant au gré de l ’errance nocturne.
banalité existentielle et sentimentale des anec­ Comment ne pas supposer que Chantal Aker­ L’enchaînement des séquences paraît aléatoire
dotes représentées, s’oppose un suspense for­ man n’ait pas pensé au cinéma pour concevoir mais l’intensité dramatique de chaque situa­
mel résultant des décisions inattendues de la un tel film dans lequel le décor de la ville tion est suffisante pour que le spectateur
cinéaste de reprendre, de relancer et de pro­ devient une immense salle obscure dont désire en découvrir une suite infinie en dehors
longer la destinée de ses personnages. L’écla­ l’écran des rues, des parcs et des vitrines, de toute logique de récit.
tement narratif s’apparente ici au rêve - reçoit les ombres de la trajectoire des corps et Ce dérèglement très raisonné de l’écriture
congruent avec cette nuit blanche - et ne dis­ les poses momentanées de ceux-ci, croisés filmique dota le film d’une scansion particu­
pense pas d’une sensation de continuité para­ comme par hasard au fil du dédale urbain. La lière qui, en ce début d’années 80, le fit
doxale qui rappelle celle mystérieuse qui forte sensibilité de la pellicule pour capter la échapper au style devenu banal dans de nom­
unifie le songe. Car les personnages parais­ lumière nocturne - et la pulvérulence épaisse breux films caricaturaux de la modernité : la
sent évoluer dans le même sommeil, celui de de son grain - ajoute à cet effet de toile sur dérive, l’errance. L’enjeu de T o u te u n e n u i t
la cinéaste ; mais malgré leur proximité géo­ laquelle s’effacent à peine apparues, des résida dans ce formalisme mis au risque d’une
graphique et filmique, ils sont dénués de toute figures humaines dont on ne connaîtra jamais sentimentalité lyrique et poignante.
:pportunité explicite qui justifie qu’ils soient la destinée. D. P.
-^sociés dans un récit unique. Amants qui Cette décision dans son œuvre de passer de ( C e n tr e P o m p id o u )
-'attendent et s’impatientent, couples qui s’en- l’étirement de la durée des plans à la brièveté
ucent brutalement, dansent et se déchirent, se d’instants sublimés, a libéré Chantal Akcrman
•.parent ou fusionnent, chorégraphies stéréo- d’une rigueur de cadrage, privilégiant la fron-
’.pées d’étreintes, solitudes manifestement talité et la symétrie, rigueur qui confina par­

'8 7
Les années 80
par Jacqueline Aubenas

L e s a n n é e s 8 0 ne sont ni une maquette ni nisme lui propose une somme modique pour cet arpentage, découpé par les jambe;- n. -
un making off ni une simple captation de faire une maquette de 4’. Chantal Akerman femmes qui dessinent les figures géom.
répétition. Il s’agit d’un film de travail qui entre en travail, lance des auditions, sollicite triques, du va-et-vient, diagonales, ligne-,
prépare et précède un film qui va se faire. 11 des acteurs. Tout cela est filmé, répertorié et, apparition, disparition. Jambes haut chau>>:
fait partie d’une chaîne de réflexion et de réa­ au vu de ce corpus de rushes, de ces capta­ de talons qui métaphorisent la séduetmm.
lisation où les titres, de 1982 à 1986, comme tions, la cinéaste décide de le monter comme reprenant les obsessions de L ’h o m m e c :
des projets gigognes vont, du plus bref au plus un « vrai » film, film qui sera sélectionné à a i m a i t l e s f e m m e s de François Truffa.
achevé, se prolonger et s’accoucher les uns Cannes dans la section « Un certain regard » Jambes qui disent le tout du corps. Et le :
des autres. et circulera dans les festivals. quement des pas qui s’approchent, s’éloigrm'C
Le thème de l’amour rêvé, rencontré, Alors L e s a n n é e s 8 0 ? Un documentaire ou s’arrêtent, rythment le temps de l’atternm
perdu, retrouvé était déjà celui de T o u te u n e sur une fiction en devenir ? Une fiction à part de l’espoir ou de la déception. L’Autre e-
n u i t , où une dizaine de personnages du cré­ entière, parcellisée comme les « fragments mouvement vers celui qui l’attend est uni
puscule au grand matin se croisaient, s’enla­ d’un discours amoureux » de Roland Barthes, figure majeure des « Années 80 ».
çaient ou se fuyaient dans une circulation de puzzle proposé à l’imaginaire des specta­ Comme sont aussi les plans de visage : _
désir ou de solitude ponctuée par trois danses, teurs ? Un autoportrait de la cinéaste mettant disent la fin d’un bonheur, ces litanies de .
chorégraphie de l’aimantation des corps. en scène ses recherches et ses interrogations ? souffrance et du chagrin, de l’impossibilité :.
L’idée et l’envie d’explorer ce sujet et de le Un document sur une certaine direction d’ac­ vivre sans être aimé. Les actrices se succède~ t
traiter sous forme de comédie va conduire teurs ? Il semble que toutes ces définitions reprenant les rôles de Mado, la pauvre pe: .
Chantal Akerman à un travail d’approche frag­ s’additionnent pour faire un film certes aty­ abandonnée ou celui de Lili, la belle ra . -
menté. Son achèvement, G o l d e n e i g h t i e s - l a pique, un de ces ovnis qui appartiennent au geuse. La voix de Chantal Akerman les dirig.
g a l e r i e , sera l’aboutissement de cet itinéraire. cinéma vivant, celui qui ne s’embarrasse pas exige, expose, fait reprendre. Comme elle s e'
Triptyque cinématographique commencé avec des genres et des classifications, vivant parce est expliquée lors de la récente sortie de s -
le court métrage H ô t e l d e s a c a c i a s , L e s a n n é e s que justement en train de se faire, fragile et dernier film - une comédie lui aussi - ell. -.
8 0 en seront le volet central. exigeant, bref qui pose la sempiternelle ques­ s’embarrasse pas dans sa direction d’acte, s
Sollicitée par Raymond Ravar alors direc­ tion du « Qu’est-ce que le cinéma ? » d’An­ de psychologie, de construction minutieuse .
teur de l’INSAS (Institut National Supérieur dré Bazin. Chantal Akerman s’interroge et personnages. Elle demande simplement dV -
des Arts du Spectacle), l’école de cinéma de nous donne sa réponse. trer dans l’émotion d’une situation et d’un -
Bruxelles, Chantal Akerman accepte de diri­ Sur les génériques de début et de fin, une tant. Visages et voix, miroirs immédiats _.
ger un exercice de réalisation. Elle propose voix-off. La première, flash-forward sonore, trouble et des sentiments.
aux étudiants un scénario qu’elle a co-écrit répète une douzaine de fois : « À ton âge, un Du scénario, elle ne reprend ici que . -
avec Michèle Blondeel. Deux jeunes voya­ chagrin, c’est vite passé ». Une assertioiLpos- scènes clés des figures amoureuses : je t’aim.
geuses descendues dans un hôtel rêvent au tulat qui informe le spectateur de la catas­ je ne t’aime plus, je te quitte ou je te désire. _
grand amour et d’être emportées par l’homme trophe passionnelle qui traversera la narration. souffrance des ruptures et l’exaltation des re- -
de leur vie. Autour d’elles, le portier, les A la fin, après l’image de la petite mariée contres, des élans.
femmes de chambre et les autres pension­ délaissée et le lent et long pano sur Bruxelles, Et tout cela sera dit ou chanté avec - es
naires entreront dans la danse comme parte­ la voix de la cinéaste remercie tous ceux qui mots à elle, des petites phrases simples et le- -
naires heureux ou malheureux ou tels des ont participé au film. Ces deux voix appar­ pides qui disent juste, sans littérature s
coryphées, en témoins attentifs à commenter tiennent à des registres différents, la fiction et grandes circonlocutions. Vocabulaire du : -
les aléas sentimentaux. Un bal clôturera ces le documentaire. Entre les deux, le film va sens, du déjà su « 11 faut de tout pour faire _*
espoirs et ces aventures où les cœurs brisés osciller, refuser de se laisser enfermer. monde », « Il n’y a pas que l’amour », « Il -.
valseront avec les cœurs comblés. Le point d’ancrage est simple et pragma­ me reste qu’à mourir », antiennes d’une bana­
Confortée par cette expérience, Chantal tique : une cinéaste veut voir si le corps en lité travaillée, transcendée, épurée. Ici ed.
Akerman soumet à la Commission de Sélec­ mouvement de ses acteurs - ici principale­ sont reprises, redites et cette répétition m é~.
tion (organe d’aide au cinéma de la Commu­ ment de ses actrices - correspond au tempo de qui, si elles n’étaient pas si lisses et si plein,
nauté Française de Belgique) son scénario L a désir de son film, à sa constante déambulation les rendraient peu supportables, au contr.
G a le r ie . Déconcerté par ce projet de comédie amoureuse. Tout déplacement est pour aller renouvelle leur sens, dégage l’émotion et Fad­
musicale qui rompait avec l’image d’austérité vers TAutre, passer et repasser, guetter, se hésion, touche et bouleverse. Elles vont dm..
et d’approche expérimentale qui définissait montrer, le troubler, le séduire. L’espace vide, tentent à l’essentiel, à ce qui fonde la vie .
dans les années 80 sa filmographie, cet orga­ abstrait qui ne se veut pas décor ne sert qu’à qu’elle va ou ne va pas. Courtes, denses, e
se succèdent, l’une renforçant l’autre, pour fonctions, celle de la caméra et celle de
arriver sans aucun pathos à créer un irrémé­ l’écran. Elle est le film. C’est le cheminement
diable, celui d’une douleur, d’une décision ou de ses recherches qui ordonne son déroule­
d’une exaltation. Le destin ne fait pas de dis­ ment, ses reprises, ses hésitations. Son travail
cours. fait surgir des bribes de situation, des mini­
La relation de la cinéaste à ses acteurs qui récits qui s’emboîtent ou se répondent pour
est première dans ce film ne s’encombre pas arriver à un kaléidoscope lisible. Lisible
de recherche sur le lieu : murs blancs d’un stu­ comme sa pensée de cinéaste qui ferme son
dio, galerie déserte, accessoire minimum pour film en ouvrant le rideau sur l’autre possible
permettre les gestes professionnels d’un ven­ « Golden eighties » plein de lumière et de
deur, tout le reste est gommé. Seul, reste le couleur dans une galerie animée. Sans oublier
travail sur les vêtements, les petites robes qui le plan final, sorte de signature akermanienne,
virevoltent, les fourreaux qui moulent, les ouverture apaisée et sereine sur un panorama
décolletés qui désignent la moiteur de la peau, urbain. Le paysage comme catharsis. On est à
les bras nus et les jambes gainées, les couleurs Bruxelles, New York ou Paris, villes où toutes
qui appellent la chaleur et l’été. Ils sont les les histoires sont possibles.
accessoires de la séduction, le prolongement J. A.
de cette féminité qui ici se dit, se raconte, ( e n s e i g n a n t e à l 'U n i v e r s i t é lib r e d e
déborde d’inflation sentimentale. Ils font par­ B r u x e l l e s e t à l ’E N S A S )
tie de l’esthétique du romanesque.
Cette esthétique-là qui dépasse le réalisme,
l’habille de couleurs trop vives, déplace les
personnages pour les faire glisser vers des
archétypes, s’appuie aussi pour opérer cette
distanciation sur les règles venues du théâtre.
Huis clos de cette galerie qui enferme les
acteurs dans un espace scénique ; Temps bref
du drame qui prend l’action au moment où les
conflits vont se faire jour avec tout ce que cela
comporte de tension et d’exaspération des
sentiments ; Rythme vif assumé par le chœur
qui vit en empathie avec les héroines repre­
nant le rôle des valets de comédie commen­
tant les péripéties et les rebondissements
d’une action toujours pleine de surprises et de
renversements ; place capitale laissée aux
chansons et à la danse, intermèdes qui résu­
ment un état des lieux ou un état d’esprit, le
transcendent et l’accentuent, associant le spec­
tateur à l’émotion d’un moment dans une
identification fusionnelle.
Film de fragments, de bouts d’histoire, L e s
a n n é e s 8 0 n’en ignorent pas pour autant la
construction dramatique. Elle est portée par
Chantal Akcrman elle-même, d’abord dans le
hors champ puis dans le plan, d’abord dans la
voix off puis dans un chant où elle prend la
place de ses comédiennes. Dévoilement d’une
présence et prise de possession de toutes les

189
Ma nuit avec toi
par Boris Lehman

la valse des prénoms à Bruxelles


sur ton je le soir les quolibets et les moqueries déguisée
où je sortais avec sans te soucier du scandale à l’excès
Nadine de l’hôtel tu avançais souvent
je filmais sans le dans ta nudité un son de violoncelle
savoir ton film et ton courage le cinéma de Chantal
Chantal aux dans l’odeur du cuir de la fourrure est là
allures de gare de nos parents en signes nets
de l’entêtement
galerie des prénoms : force est
Marilyn et Babette de la sombre Histoire à faire surgir la
et Delphine dans un coin beauté de la mère B.L
Aurore Michèle Hélène et toutes les autres la famille l’argent fé v r ie r 1
le film
musique des noms et tout de la terrible amour
des langues mortes dans la synagogue de la sœur et la mère
musiques des morts et des mots ressassés des villes les noms défilent
ressuscités en mélopées du bal les violons PS. :
les mariages sans regrets
saute saute ma fille secrets en pays étranger Ce n’est pas une vie
à la corde et sur le gaz de rester seule
de ville Fatiguée et morose surtout pour une fille
en yiddish écartelée mais encore combative
des témoignages absents narrative romantique tu veux rire
tu ris tu vois capable de ne pas s’arrêter
tu renverses aussi le sucre la vie on ne sait pas quand elle s’arrête
et tu chantes à qui mieux mieux en difficile Allemagne ton corps est en mouvement
sur les gâteaux mangés après Auschwitz évidemment tout le temps
cinéma difficile jusqu’à l’indécence
me hantent toujours les corps lestés avant même après Snow Mekas et se résume
et les images perdues de Knokke à Londres de New York à Paris au rendez-vous d’amour
de la Jeanne du quai de Mexique en Pologne le défilé des villes
aux abords pathétiques du canal à l’est au nord au sud au loin corps qui chante
le son de ma nuit avec toi Moscou Varsovie et qui transpire
tout près de nous fatigué
Sonia Samy après Zapata, après Castro, après Hitler, après exhibé
dans le restaurant de la gare [Eisenstein obscène
sous les grues menacées après Riefenstahl après Singer après Varda zut
de la Côte d’Or Anna la vagabonde
à la mer du Nord et d’yeux dit grande réalisatrice - quel beau métier ! -
dans la chambre d’hôtel aux entrées que c’était bien confinée dans l’espace de la chambre
[magnifiques même si on n’y croyait plus la chambre d’hôtel près de la gare
le café des acacias l’hôtel à Cologne
l’odeur du quartier juif alors on respire à New York
de notre enfance mai 68 les pavés Monterey à Bruxelles
le tour du bloc le soir et la respiration maniaque ce n’est pas vrai
les pas feutrés dans la rue de Fiennes fait surgir les images aime-moi
dans la rue des Fabriques et le flot de paroles et de l’encadrement de la fenêtre
et dans le quai du Commerce en dépression masquée les paysages déserts

190
à l’est et à l’ouest un cadeau dans la main
si loin si proches et un meurtre dans l’autre
parlent de leur blessure
l’histoire des hommes est dans la pierre où es-tu
est dans l’image jusqu’à l’infini monologue
des rendez-vous d’amour je t’attends
à bord d’une voiture qui répètes encore une fois
ou d’un avion comme on prie
l’errance circulaire longtemps
des interminables attentes attends
des corps en exil encore
qui vont de l’autre côté attends
là-bas en Amérique attends plus lentement
l’éden et la misère jusqu’à l’arrêt.
m’indiquent le chemin
oui mon amour embrasse-moi B.L.
( c in é a s te )
remplis mon vide de tes paroles
parle parle avec moi
avec tes mots
des portes coulissantes qui s’ouvrent et se
[referment
des pas dans les couloirs
des ascenseurs qui montent et qui descendent
il va elle va
elle va il la suit
insistant
jusqu’à épuisement
aime-moi

mais le disque s’arrête


et le répondeur répond
(moi j ’essuie des verres)
le téléphone a sonné
il vient elle n’est pas là
elle est loin elle écrit
comme un sang qui circule
et s’en va
élégie
Anna
encore toi

laissant le soin aux films


de te
de me décrire
tendresse et transgression
dans la chambre insolente
sous l’oreiller le cri
l’argent dans la soupière

191
L'Homme à la valise
par Dick Tomasovic

Le film commence par un carton : « 1erjour. Dès lors, tout est perdu, tout le travail de qu’à l’absurde, des gestes inspirés et pas>: - -
Après deux mois d’absence pendant lesquels réintégration de l’appartement, tout le travail nés, ou quelquefois pour élaborer une strat.-r .
j ’avais prêté mon appartement à un ami. Je patient de réadaptation au lieu, toute cette pré­ militaire à partir de la rédaction d’un rapp r
rentre chez moi pour travailler. » Bruit de mon­ cise et rituelle remise en place s’avère vaine. « I l s’est levé à 6h30, à 7h00, I l se lave i.
tée d’escaliers. Akerman est sur le seuil. Du L’ami est toujours là. I l n’est pas parti. C’est dents, donc si je ne veux pas le rencontrer,
film et de l’appartement. Il y a une hésitation, désormais E lle l’étrangère. Alors, avec une fré­ faut que je me lève à 5h30. Si j ’ai fini de ~ .
infime, mais bien compréhensible, à retrouver nésie presque désespérée, E ll e court déplacer laver à 6 h et fini mon petit déjeuner à 6h3' . .
son antre, à commencer un nouveau film (deux les meubles, E ll e change son lit de place, ins­ pourrais même manger dans la grande r - -
en fait, le film présent, mais aussi celui qu'E lle talle un bureau de fortune, déplace la machine à sans jamais le rencontrer »). Une fois de 7 _ -
doit écrire, raison pour laquelle E ll e retrouve écrire et se réinstalle maladroitement dans sa le monde mis en place et en images par AU--
son appartement). E lle entre. E ll e reconnaît à chambre. E lle recule dans ses terres, abandonne man est un univers de concentration, ab>:
peine les lieux. On jurerait qu’£7/e évolue au du terrain, s’enferme dans un espace confiné, ment clos, mais dont le personnage car - f
ralenti. Le film n’a pas besoin d’être en odo- se jette sur sa machine à écrire, ou plutôt s’y constitue, en même temps que les limite'. .
rama. L’appartement sent le renfermé. E l l e a abandonne. centre absent. La personne elle-même de\ ::*r
beau ouvrir les tentures et les fenêtres dans Le film prend ici un nouveau tour, celui à la fois le lieu de l’enfermement et le lieu c. .
chaque pièce, comme un rituel ancestral qui d’une guerre intime pour retrouver son terri­ fuite, de l’échappée. Le corps est fuyant (. a
consisterait à reprendre possession d’un lieu, à toire, celui qui permet l’inspiration et le labeur. fond au milieu des meubles), la personnalité .
lui redonner une vie qui l’avait doucement Il faut qu7/ parte pour qu 'E l l e puisse écrire. les émotions insaisissables, comme si FerU--
abandonnée, l’odeur, logée dans chaque recoin, C’est aussi simple et douloureux que cela. mement et la béance étaient finalement Tou­
ne nous quittera plus. Dehors, une vie, indiffé­ Les jours passent, les cartons sc suivent. I l jours amenés à se confondre. Ce qui trou" ,
rente, qui ne nous concerne pas. Les voitures est toujours là et le silence s’est installé. Pas plus fortement dans ce film, c’est l’incro;. ur e
passent, les enfants crient. La caméra restera celui de l’homme bien sûr, dont les bruits sont énergie que le personnage féminin dép;- ;
toujours dans l’appartement. Parfois, E lle vou­ impossibles à ignorer. Au contraire, le silence pour ne pas résoudre une situation invivable. ..
dra soudainement jeter quelque chose par la les a exacerbés, et l’intimité de l’autre ainsi qui a pour effet de la plonger inévitablen: ; -r
fenêtre : une pulsion centrifuge absurde et sans cesse exhibée est proprement insuppor­ dans un état de frustration et de fa::_..
vaine. Nous sommes désormais dedans. table (les clapotis dans la baignoire, le brossage extrême. On en vient à penser que For 2I
E lle se fait couler un bain, déambule dans le des dents, etc.). Mais au fil du temps, ces bruits emblématique du cinéma d’Akerman pou— -
séjour, inspecte la cuisine, fait bouillir de l’eau. sont devenus autant d’indices capitaux déter­ bien être quelque chose comme une baigr -.
La réappropriation du lieu passe par la minant sa conduite. Avec une maniaquerie qui se vide, ou, mieux peut-être, un sab
mémoire du corps. Il faut retrouver les gestes effrayante, E ll e note sur de grandes feuilles troué.
qui vont avec l’endroit. Qui lui appartiennent. toutes les activités de l’homme : l’heure de son Au neuvième jour, E lle l’entend sortir et o -
Enfin, E ll e retrouve la machine à écrire, E ll e réveil, l’heure de sa toilette, de ses repas, ses talle une caméra de surveillance sur le bal: a
s’y assied, E lle tourne le dos à la caméra bien heures de sortie et de retour. E l l e passe ses Toujours tapie dans sa chambre, prenan:
sûr (moins par pudeur que par pragmatisme : journées à le surveiller, profitant de ses rares plus en plus l’apparence d’un camp de surne
l’impossibilité de filmer l’acte créatif). E ll e est moments d’absence pour courir aux toilettes ou ( E lle se fait livrer à domicile quelques vi\ re .
prête. E lle commencera demain. en cuisine, chercher du ravitaillement et retour­ E ll e guette sur l’écran de télévision son re: .
Le second carton est explicite : « 2ejour : Je ner au plus vite se retrancher dans sa chambre, dans un silence qui n’est pas celui de l'ar_ -
me prépare à écrire ». Tout le film sera struc­ celle qui est au bout du long couloir, qui semble ment ou de la sérénité, pas celui, inspira:..:
turé par ces cartons indiquant une temporalité vouloir l’engloutir, comme un ventre secret et qui doit suivre la disparition de la parole r
périodique, structurant le récit à la manière affamé au bout d’un long œsophage ( E l l e y fa ir e naître l’écriture, mais bien celui, terr.-••:-
d’une interminable scansion. Le seuil de la ramène frénétiquement de la nourriture) ; celle ment coercitif et ankylosé de l’angoisse, ce a
porte. Séquence identique à celle de l’ouverture qui est petite, absolument close, toujours plon­ folie paranoïaque et du deuil. Définitive—.-:,
du film. Sauf q u 'E l l e cherche déjà ses clefs gée dans l’obscurité, au contraire de la pièce où la plus grande qualité de ce film est d’av;— a.
(puissante observation : on est vraiment chez I l vit, lui, celle du séjour, lumineuse, spacieuse, cerner l’extrême fragilité de la position a_-»
soi quand on ne sait plus où l’on a mis les ouverte et dégagée. E ll e se tapit et finit même laquelle se glisse l’artiste non pas au me —. r
clefs). La serrure résiste un peu, la porte par abandonner sa machine (chaque matin, E lle de la création (ou tout est déjà joué d'un. .. --
s’ouvre et laisse apparaître dans l’embrasure simulait une position de travail, de temps à taine manière) mais à cet ultime instant qu: rr->
l’homme (Jeffrey Kime). Ebauche de dialogue : autre E ll e dactylographiait, mais simplement cède l’acte créatif, un temps spécifie_e.
« Henri !/ Je suis là./ Je vois. ». pour donner le change, parfois en imitant, jus­ virtuellement infini, où tous les possibL -

192
tous les affects sont amenés à se rencontrer
dans une forme de chaos extatique.
// ne rentrera qu’au 26e jour. I l se mettra
sans plus attendre, comme pour lui donner un
coup de grâce, au travail (on l’entend dactylo­
graphier). Les plans se sont raréfies, les points
de vue tendent à l’unique. Il n’y a plus de
découpage car plus d’action à découper. La
fixité de la caméra, l’absence totale de mou­
vement d’appareil, la récurrence des angles de
prise de vues que l’on avait pris depuis le
début du film pour une commodité de tour­
nage dans cet espace étriqué, une structure
imposée par l’architecture des lieux rendant
compte symboliquement de la pétrification
ambiante, de la paralysie, voire de la sclérose
dont était atteint le lieu, comme par une conta­
mination provenant des meubles qui refusait
n de laisser partir les gens de passage, jouant
d’eux comme de petits soldats de plomb partis
à la conquête de territoires domestiques, révè­
lent soudainement leur nature véritable.
Immobile, E ll e scrute l’écran, suivant du bout
du doigt la silhouette de l’homme qui dispa­
raît derrière le coin de la rue, prisonnière d’un
dispositif qu 'E l l e croyait maîtriser. Désor­
mais, c’est E l l e la créature que l’on épie et
que l’on surveille. Et cette télévision de
chambre avoue finalement qu’elle est avant
tout une télé-réalité, non pas celle qui divertit,
manipule et pervertit, mais celle qui pousse
aux retranchements les plus radicaux pour
pouvoir, finalement, s’en affranchir.
Le carton d’intertitre annonçant le 28° jour
reste vierge. E ll e l’entend déplacer des objets,
sortir, et, enfin, partir. L’homme à la valise n’est
plus là. I l ne reviendra pas. E l l e se décide à
ouvrir la porte de sa chambre, rase les murs
d’un couloir qui paraît interminable, pénètre
dans la pièce qui fut celle de l’homme, s’y
engouffre très lentement, comme au ralenti,
comme lorsqu’elle était revenue après cette
longue absence. E lle s’assied à la table devant
la machine à écrire, dans l’exacte position de la
première séquence du film, lorsqu’elle se pré­
parait à travailler. E lle est maintenant prête. E lle
écrit. Dos à la caméra, bien sûr...
D.T.
( e n s e ig n a n t à l'U n i v e r s i t é d e L iè g e )

193
Lettre d'une cinéaste
par Hélène Frappat

Ce n’est pas un hasard si, en 1984, Chantal alors elle mange et elle boit - mais quoi ?
Akerman adresse sa L e t t r e d ’u n e c i n é a s t e , C’est ainsi que la cinéaste passe (enchaîne) de
tournée en vidéo, à l ’émission C i n é m a la Loi à la vie, de l’interdit au travail, du Ciel
C in é m a - autrement dit au cinéma lui-même, vide à la ville peuplée d’amis.
ou plus précisément à elle-même, Chantal H. F.
Akerman, cinéaste. « S i j e f a i s d u c i n é m a , ( é c r iv a in , c r i ti q u e d e c in é m a )
c 'e s t p a r c e q u e j e n ’a i p a s o s é f a i r e le p a r i d e
», confie-t-elle en ouverture de sa
l ’é c r i t u r e
après un prologue où, sur fond noir,
L e ttr e ,
résonne un texte qui donne tout son sens à
cette déclaration bien éloignée d’une énième
variation sur les frontièrcs/les rapports de
subordination entre le cinéma et la littérature.
« D ie u e s t a r r iv é , o n n ’a p a s p u le voir, il é t a it
d e r r iè r e un n u a g e d a n s un p a y s d o n t on
c o n n a î t p a s l e n o m , e t i l a d i t : “J e s u i s
l ’E te r n e l to n D ie u e t tu m ’h o n o r e r a s , e t tu n e
f e r a s a u c u n e im a g e q u i r e s s e m b le r a à q u e lq u e
c h o s e q u i e x is te s u r te r r e , s u r le s m e r s o u
a u s s i s u r le c i e l »
Ainsi, lorsqu’au plan suivant surgissent
l’image, et le texte - qui plus est celui d’une
le ttr e -, on mesure de quelle audace et de quel
pari il s’agit. « U n e le ttr e e n im a g e s , c ’e s t tu e r
la L e t t r e », dit encore l’auteur de ce double
blasphème, de ce détournement qu’on pour­
rait nommer m y s t i f i c a t i o n : détournement
(sacré/mystique) de la lettre en Lettre, et désa­
cralisation (interdite) de la Lettre en images.
En somme, dans sa L e t t r e d ’u n e c i n é a s t e ,
Chantal Akerman ne nous donne pas seule­
ment de ses nouvelles ; elle résume en
quelques séquences un art poétique.
Comment passer de la Lettre à une lettre,
du Livre aux images, du Commandement aux
règles (de vie) ? De cette interrogation, qui se
trouve au cœur du judaïsme, tout le cinéma de
Chantal Akerman construit l’analogie. Car
plus la question - la Loi - est abstraite, plus
la réponse sera concrète, familière, quoti­
dienne. « P o u r f a i r e d u c i n é m a , i l f a u t d e s
in t e r p r è t e s . » Dans la L e t t r e d ’u n e c i n é a s t e ,
l’interprète (le double) est Aurore Clément,
choisie, à la lettre, pour son prénom (aurore :
le commencement qui vient après la nuit de
l’image interdite). « P o u r f a i r e d u c in é m a , il
f a u t s e lever. » Une fois levée, la cinéaste s’ha­
bille ; une fois vêtue, elle rencontre des gens ;
et si la rencontre advient autour d’une table,

19 4
Unjour, Pina a demandé...
par Stéphane Bouquet

Il est peut-être facile (peut-être facile mais diale, qu’elle était la chorégraphe des ruines,
vrai) d’inventer des rapports entre Pina c’est-à-dire la chorégraphe de ce qui reste. Et,
Bausch et Chantal Akerman sous prétexte que avec le recul, il semble bien que Chantal Aker­
l’une a réalisé un portrait de l’autre, un por­ man soit aussi le/'la cinéaste qui se soit le plus
trait qui est une commande pour une série sérieusement coltiné cette question : non pas
télévisée sur les chorégraphes, un portrait qui le nazisme mais l’événement de ce et de ceux
procède par montage de blocs de spectacle qui reste(nt), après.
comme plus tard l’autoportrait d’Akerman Qu’en est-il de cette présence, de ce
montera les uns à la suite des autres des ex­ constat d’être (-encore) -là ? Si la durée chez
traits de ses propres films parce que : où sont Bausch n’est pas gratuite, ou un simple effet
vraiment le visage et la pensée d’un artiste esthétique, c’est qu’elle est le drame même. ne pas se souvenir alors que, si souvent,
sinon dans ses œuvres ? U n j o u r P i n a a Elle dit l’existence comme le faisait, à leur l’écart chez Akerman est une valeur ambiva­
d e m a n d é laisse presque entièrement Pina hors début, les films d’Akerman avec d’identiques lente, en même temps joie et souffrance, en
champ : ce qui est filmé est ce qu’elle effets de longueurs et de reprises ( J e tu il e l l e , même temps privation et comblement, en
demande à ses interprètes de faire et ce qu’ils J e a n n e D i e l m a n ) . Elle pose la question du même temps désir et effroi.
font. Pas de séances de travail avec recom­ sujet, question à la fois grammaticale et onto­ S. B.
mandation du chorégraphe, pas de vouloir- logique : qu’est-ce que ce « je » qui dure ? ( é c r iv a in )
dire de l ’artiste, seulement des gestes, « Je » par exemple est la série des danseurs
c’est-à-dire de la danse. qui passent devant le micro et disent trois
Le choix d’Akerman de monter à la suite mots qui les inscrivent immédiatement dans
de longs blocs de spectacles, encore qu’abso- un rapport d’identité et de différence :
lument jouissif pour le choréophile, pourra membres d’une même troupe s’adonnant à un
sembler paresseux. Mais ce serait à tort : la exercice commun, et en même temps indivi­
cinéaste a en fait parfaitement compris l’art de dus de pays différents. Une autre question du
Bausch, lequel doit beaucoup à un jeu subtil coup arrive très vite, chez Bausch comme
de différences et de répétitions. Il perd tout chez Akerman, après le constat de la pré­
sens à ne pas s’éprouver dans le temps car la sence : que peut-on se dire ? et comment ? et
force de cette écriture est de dramatiser le est-ce qu’il faut absolument se parler? T o u te
geste moins par sa puissance expressive que u n e n u it, film archi-bauschien, répond : non,
par l’épreuve de la durée. Lorsque Dominique on peut aussi se toucher. U n j o u r , P i n a a
Mercy (danseur) s’approche de spectateurs d e m a n d é semble passer en revue quelques
rendus dubitatifs par la paucité gestuelle et possibilités de contact, quelques moyens de
leur dit : « Mais qu’est-ce que vous voulez communication interpersonnelle. Sc toucher
voir ? Un entrechat, je sais faire ; une ara­ est encore une possibilité ici, mais on sent
besque, je sais faire ; ça, je sais aussi » et qu’il bien à voir tous les danseurs (mâles) tripoter
le prouve, on pourrait croire qu’il oppose le une femme seule qu’à la limite de « se tou­
savoir-faire à presque rien, des claquements de cher », il y a l’horizon du viol ou de la mar­
mains mettons, qui sont le tout-venant de la chandise. Et en un autre épisode une voix
gestuelle de Pina Bausch, qu’il oppose à la hurle : venez/ne venez pas parce que la simple
répétition de la durée l’instant de la virtuosité. proximité aussi est un désir et un danger.
Qu’il réintroduit de la beauté dans l’absence. D’où, sans doute, que revienne deux fois dans
Mais la beauté (justement) de la séquence U n j o u r , P i n a a d e m a n d é cette hypothèse
tient plutôt à ce que Mercy prouve sa maîtrise douce du contact lointain. Deux fois en effet
jusqu’à épuisement, et qu’épuisé, sa maîtrise (une pour la caméra, et c’est la seule excep­
s’étiole, le langage classique se gauchit. La tion à la captation pure de l’événement, une
beauté ne vient pas du langage, mais du lent en spectacle) un danseur traduit en langage
effacement du langage. Ce n’est pas pour rien des sourds la chanson T h e M a n I L o v e . Deux
qu’on a souvent dit de Pina Bausch, née en fois il se redit au cours du film que l’amour
Allemagne à la fin de la seconde guerre mon­ est cette distance du geste. Et on ne peut pas

195
Golden Eighties
par Claire Vassé

1989. J’habite en province, je n’ai pas eu de coiffure est tombé en panne. Non, ces souterraine ou d’un mauvais rêve. Le répit e>:
l’occasion de voir G o ld e n E ig h t i e s . J’en ai à quatre garçons sont des « représentants » de hélas de courte durée. Très vite, un autre cau­
peine entendu parler. Mais je vois l’affiche cette époque où tout se vend et fait de l’argent. chemar se superpose, moins radical ma:-
colorée du film accrochée dans la cuisine d’un Ce sont des petits loubards de l’intime, des monstrueusement insidieux. Celui d'une
ami cinéphile. Elle m’intrigue. Et puis il y a voleurs de rumeurs. On se rappelle alors société qui, définitivement, ne repose plus que
Lio en coiffeuse. Elle dont je ne connais que Alexandre (Jean-Pierre Léaud) dans L a sur des principes mercantiles. Est-ce vraimer:
l’image de Lolita chanteuse venue de Bel­ M a m a n e t la P u t a i n : « Il faut que tout se à ce prix que l’on continuera à tenir debou: ?
gique. L'ami me confirme que le film était très sache ». Mais il s’agissait alors de braver les Soudain nos jambes refusent de nous pon^-
bien. Je ne demande qu’à le croire. petitesses du monde bourgeois, planqué der­ plus longtemps.
1999. J’ai enfin l’occasion de voir le film. rière ses fenêtres. Dans G o ld e n E i g h t i e s , l’in­ Curieusement, c’est quand même la char-
11fait partie d’une rétrospective Chantal Aker- time est devenu un obstacle à l’expansion son la plus entraînante de G o ld e n E ig h t i e s qua
man au cinéma L e R é p u b l iq u e à Paris. Entre­ économique. Une seule solution, en faire une me reste accrochée aux oreilles. Comme A
temps, je suis « montée » à Paris. Entre-temps marchandise comme une autre, un argument première fois où j ’avais vu le film. Je crc •
surtout, j ’ai vu N u i t e t J o u r . Plusieurs fois de vente. L’une des filles du salon de coiffure que c’est ça qu’on appelle l’énergie du dése—
même. Pour sa poésie, son humour, le charme en a l’intuition, qui se demande si le bonheur poir.
de ses acteurs, leurs trois voix si particulières, n’est pas un concept publicitaire. C. V
cette histoire d’adultère qui n’est pas de De G o l d e n E i g h t i e s , j e garderai donc le ( F r a n c e C u ltu r e , P o s i i r
l’adultère, Paris la nuit. C’est charmant et souvenir d’un film où le territoire de l’intime
grave à la fois. est gangréné. Et la gangrène est profonde, qui
G o ld e n E ig h t i e s aussi a cette dualité chère remonte à la tragédie des camps de concentra­
à Jacques Demy. D’un côté, l’air de pas y tou­ tion, incarnée par Delphine Seyrig. Par son
cher parce que l’on chante des blucttes et des corps qui refuse de s’abandonner à l’amour
gros mots, parce que l’on porte des vêtements mais surtout par sa voix, qui porte la mémoire
jaunes et oranges et des grosses boucles du cinéma moderne à défaut de pouvoir expri­
d’oreilles typique « g o l d e n e i g h t i e s ». Et de mer l’innommable. Avec en écho l’accent
l’autre, le prince charmant Robert qui a déjà américain de John Berry, qui nous rappelle un
été croqué par le loup Lili vêtu de rouge. Et autre américain, celui qui tombait aux genoux
puis surtout cette galerie commerciale en de la demoiselle de Rochefort pour lui ramas­
sous-sol, privée de la lumière du jour. ser sa partition de musique et lui proposer
La vie y circule en tous sens. C’est un l’amour, le grand. Et puis il y a aussi les
désordre orchestré. Les figurants passent par­ éraillements de voix d’un Charles Denner fati­
fois au premier plan et bousculent les person­ gué par une maladie qui finira par l’emporter.
nages principaux. Dans cette galerie, on fait Dans cet ultime voyage, il ne sera pas le seul.
des rencontres, on se retrouve, on se trahit, on Et c’est aussi ce qui rend si mélancolique et
vit d’espoirs et de renoncements. D’espoirs mortifère G o ld e n E i g h t i e s . « Filmer la mort
d’amour mais aussi d’espoirs d’argent. Ce qui au travail » selon la définition du cinéma par
est déjà une forme de renoncement. Mise à Cocteau.
part une brève escapade dans une salle de Février 2004. Je revois le film pour écrire
cinéma, l’espace intime n’existe plus. Tout se ce texte. Je me souviens de presque tout. Mais
voit, tout s’entend et tout se sait dans cette curieusement, j ’avais oublié l’une des choses
galerie marchande où les vitrines et les les plus poignantes du film. À la fin, le prince
cabines d’essayage nient que les gens ont des Robert s’est envolé avec le loup Lili et ses
choses à se dire qui ne regardent qu’eux. Et parents (Dernier et Seyrig) sortent enfin à l’air
pas « toute la galerie ». libre avec la princesse Mado éconduite le jour
Dans G o l d e n E i g h t i e s , les amoureux ne de ses noces (Lio). L’impression est saisis­
sont plus seuls au monde. Les quatre garçons sante. Enfin on voit les lumières de la ville, et
qui surgissent intempestivement ne sont pas surtout on entend ses bruits. Les bruits du
quatre garçons dans le vent. Il n’y a pas d’air réel, les battements de la vie. Tous trois font
dans la galerie. Même le climatiseur du salon l’effet de survivants qui sortent d’une prison

19 6
Letters home
par Laure Adler

Face caméra Delphine Scyrig. Sa voix. Les l’autre. Les scènes de la mère venant se cou­
mots de Sylvia Plath. Correspondance mère cher dans le lit de sa fille parce qu’elle a un
fille. Delphine et sa nièce Coralie. Akerman petit coup de blues dans D e m a i n o n d é m é ­
filme la voix et oui et elle y arrive. Dans un n a g e resteront longtemps dans les mémoires.
dispositif frontal qu’on pourrait juger non D’où l’importance d’écrire. La fille de
cinématographique - absence de décor rien D e m a i n o n d é m é n a g e écrit un vague scénario
que objets utiles pour rapprocher les corps porno. Elle ne trouve pas cela terrible mais
dont un lit, le lit. Akerman filme tout près, cela la protège de la relation trop envahissante
tout près de la bouche. Les mots exhalés de la mère. De même dans N e w s f r o m h o m e ,
comme le souffle de l’âme sont, en apparence, les lettres, puisqu’il y a séparation, abolissent
rassurants : maman tout va bien ne cesse de la distance.
répéter la fille à la mère. Dans L e tte r s h o m e , sorte de diptyque trans­
Akerman sait filmer entre les mots. Aker­ fert de sa propre histoire sur celle de Sylvia
man c’est la cinéaste de l’ère du soupçon. La Plath, les lettres, comme le sang invisible qui
faille, la déchirure, la fêlure. Les corps de la circule quand l’organisme est encore vivant.
mère et de la fille sont là, devant nous, sou­ Tourné en vidéo, ce film est ce qu’on
riantes, belles, toutes d’un bloc. Oui elles tien­ appelle dans notre mauvais jargon une « cap­
nent debout. Elles se regardent quand elles ne tation », mot vilain pour dire qu’il n’est pas
fixent pas la caméra c’est-à-dire nous. un film mais, la transmission en différé d’un
Revoir le film aujourd’hui c’est se laisser spectacle, très beau au demeurant, d’un spec­
capter par le courant chaud d’une relation tacle de théâtre mis en scène par Françoise
mère fille tissée d’alternances, d’orages et de Merle.
huttes de protection, c’est réentendre la voix D’où vient alors cette sensation de rage et
d’une femme grand écrivain aujourd’hui trop de bonheur quand le spectateur voit ce film ?
méconnue Sylvia Plath, c’est comprendre à D’où surgit cette angoisse, ce pressentiment
l’intérieur de soi-même comment la perdition de l’avant catastrophe ? Pourquoi est-on épaté,
vous contraint à ne pas assumer le réel, à vous à ce point, par ce vent de liberté à la fois dans
éloigner des autres, à vous mentir. la réalisation et cette atmosphère de suspense
Akerman aime ce qu’on appelle la littéra­ psychologique ?
ture mineure, celle non tutélaire qui nous Sans doute parce que le cinéma a su unir
irrigue et nous nourrit de manière rhétorique deux voix pour composer une sorte de
et par capillarité. Lire Sylvia Plath et s’em­ concerto déchirant d’une mère qui sait qu’elle
barquer dans ses poèmes c’est remonter le ne pourra rien faire pour protéger sa fille,
temps à la recherche de l’essentiel : ce qui fait d’une fille qui sait qu’elle ne peut lutter contre
qu’on est encore du monde. Est-il nécessaire l’inondation de son être qui, par essence, la
de continuer à vivre parce qu’une femme vous voue à disparaître.
a donné naissance ? L. A.
Le thème de la mère et la fille scande la ( F r a n c e C u ltu r e )
filmographie de Akerman. Le dernier D e m a in
o n d é m é n a g e en passant par L e tte r s h o m e sans
oublier J e a n n e D i e l m a n , qui pourrait être la
mère d’Anna, Chantal Akerman qui n’est pas
pour rien une lectrice infatigable de Marcel
Proust, tente de capter simultanément ce qui
fait du mal et ce qui fait du bien entre une
mère et une fille et comment l’absence creuse
un désir de reconnaissance réciproque qui
s’exacerbe du côté de la fille quand elle se
retrouve côte à côte, toutes proches l’une de

197
Une œuvre classique
par Claire Atherton

La première image qui me vient à l’esprit parfois on a simplement l’impression de rece­ Chantal Akerman est une cinéaste qu: sa:
pour parler de mon travail de montage avec voir des ondes, et le film s’impose, comme « lâcher ».
Chantal Akerman est celle d’une sculpture, du une évidence. Il arrive aussi qu’on essaie Au tournage elle lâche le scénario, le : —
façonnement d’un objet qui existe déjà mais d’emmener le film vers une histoire qui n’est naît.
qui n’a pas encore sa forme. pas la sienne, par volontarisme ou par excès Au montage, elle lâche le tournage, le f:
La première rencontre avec les images de de logique. Et, comme dit Chantal quand on grandit.
Chantal est toujours un moment d’une force se rend compte que ça ne marche pas, le film Elle sait s’effacer devant le film, le la: —_-
et d’une importance énormes. Je regarde, résiste. Ce qui nous prouve qu’il est bien là, exister. C’est sans doute pour cela que es
j ’écoute, tous les sens aux aguets mais sans qu’il existe. Il est arrivé un jour qu’après avoir œuvres de Chantal Akerman sont des œu~ res
trop réfléchir, les images et les sons du tour­ regardé le montage d’une séquence, nous nous « classiques », au sens des grands classique ..
nage. J’ai besoin de m’imbiber des émotions, regardions, perplexes. L’une de nous deux a c’est-à-dire qu’elles existeront longten~s
des sensations que provoquent en moi ces dit, en parlant d’un certain plan : « c’est trop parce qu’elles sont libres, ouvertes, vivantes.
images. Pendant cette phase de découverte, court ». Au même moment, l’autre disait :
Chantal est toujours avec moi. J’ai besoin « c’est trop long ». Chantal a immédiatement C.A.
qu’elle soit là, qu’elle redécouvre avec moi enchaîné en disant : « on est d’accord, ça veut (m o n te :. ■.t
ses images dans la salle de montage. Parfois dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Il
j ’ai même l’impression qu’elle les découvre faut chercher ». Chantal n’est pas sûre de
réellement, comme si c’était la première fois, savoir comment faire, mais elle est sûre de ce
parce qu’elle les laisse parler. Elle est, au qu’elle ressent. Elle sait être à l’écoute de son
montage, dans un état de réception et d’atten­ film, accepte de tâtonner pour le trouver,
tion extrêmes. Cette phase du travail est très accepte de ne pas tout maîtriser.
intense, très intime. Chantal Akerman n’est pas une cinéaste
Parfois inquiète, parfois confiante, parfois qui maîtrise, ni qui conceptualise. Elle n’uti­
impatiente, Chantal est toujours curieuse et lise pas le cinéma pour faire passer un mes­
toujours en mouvement. Elle n’est pas accro­ sage, je veux dire qu’elle n’utilise pas
chée aux idées de tournage, aux intentions de consciemment tel ou tel moyen pour faire pas­
réalisation. Elle est à l’écoute, prête à être sur­ ser telle ou telle idée ou sensation. Elle n’obéit
prise, prête à être emmenée par le film en pas à des règles. Elle laisse les choses venir à
train de se faire. Chantal dit souvent qu’au elle, elle suscite mais elle ne force pas. Elle ne
montage, on joue à qui perd gagne. C’est vrai montre pas, elle suggère. Le fond et la forme
qu’il faut choisir : choisir les plans, choisir les sont tellement intimement liés dans le proces­
prises, choisir l’ordre, choisir. Et quand on sus de création de Chantal Akerman que ce
choisit, évidemment, on renonce à quelque n’est parfois que très tard qu’elle comprend le
chose, on peut avoir l’impression de perdre pourquoi de tel ou tel choix, au moment oû le
quelque chose. Mais en réalité on gagne, film trouve sa résonance. La plus belle illus­
parce qu’on se rapproche du film de plus en tration de cela est à mon avis son film d’Est.
plus. Chantal est parfois déçue de ne pas pou­ Les longs travellings sur les visages des gens
voir mettre tel ou tel plan, mais elle ne s’ac­ qui attendent, les images des gens qui mar­
croche pas à ses images, elle est d’une grande chent, renvoient forcément à d’autres gens qui
souplesse. Parfois on assimile le montage au attendent ou qui marchent, à d’autres files, à
« coupage ». J’ai beaucoup plus l’impression d’autres histoires de l’Histoire. Mais ce n’est
de construire que de couper. Si un plan ne que très tard, une fois le film fini, que Chantal
trouve pas sa place, j ’ai plus l’impression de a compris les échos de ces images en elle-
ne pas le mettre que de l’enlever. Si je coupe, même. C’est ce qu’elle explique dans le 25e
c’est plus pour donner de la valeur à ce qu’on écran de son installation « D’Est, au bord de
choisit, que pour enlever ce qu’on ne choisit la fiction » dont les derniers mots sont : « le
pas. Et comment se font ces choix, film fini je me suis dit, c’était donc ça, encore
justement ? Parfois on triture la matière dans une fois ça ».
tous les sens et on se pose mille questions,

19 8
Journal d'une paresseuse - Rue Mallet-Stevens
Trois strophes sur le nomde Sacher - Avec Sonia Wieder-Atherton
par Franck Nouchi
Si vous voulez voir le regard de Chantal font mains, caressant l’interprète et le specta­
Akerman s’illuminer, si vous voulez voir ses teur avec une douceur infinie.
grands yeux verts s’allumer de mille feux, Mais, pour qui connaît Chantal, il est
parlez-lui de la violoncelliste Sonia Wieder- encore plus troublant. L a C a p t i v e , qui est sans
Atherton. Parlez-lui de l’extraordinaire émo­ doute son chef-d’œuvre, est aussi le film le
tion qui vous a submerge en voyant le petit plus involontairement autobiographique
film qu’elle lui a consacré et qui a été diffusé qu’elle ait réalisé. Interrogée par les C a h ie r s
à l’automne 2003 sur Arte. Vous saurez alors d u c i n é m a , Sylvie Testud, l’extraordinaire
que vous venez de pénétrer dans un des jar­ Ariane du film, l’avait en quelque sorte deviné
dins secrets de Chantal, dans un de ces lieux lorsqu’elle expliquait : « C h a n t a l p a r l a i t s o u ­
de perpétuelle inspiration qui l’accompagne v e n t d ’in té r ie u r , d ’e x té r ie u r , d e c h o s e s s e n t ie s
depuis maintenant plus de vingt ans. e t v é c u e s p a r e lle q u e n i m o i n i S ta n is la s
Il est impossible de consacrer un livre à (Merhar, Simon dans le film) n 'a v o n s e n c o r e
Chantal Akerman, à ses films, à son univers e u le te m p s cle vivre. J e m e s e n t a is é c r a s é e p a r
sans évoquer Sonia Wieder-Atherton, la ».
t a n t d ’e x p é r i e n c e
grande violoncelliste, Claire, sa sœur, qui est « Tu sais, m’avait dit Chantal peu avant la
également la monteuse attitrée de Chantal, et sortie du film, tout cela, je ne m’en suis pas
Marc, leur frère aujourd’hui décédé. Les évo­ aperçue sur le moment. Mais maintenant, je
quer, simplement, sans pour autant commettre me rends compte à quel point ils sont présents
d’effraction ; laisser les images parler d’elles- dans le film. » Ils, dans tous ses films, sa
mêmes et tenter de deviner. mère, sa grand-mère, Sonia, Marc, Claire,
Dans P o r t r a i t d ’u n e p a r e s s e u s e , ce petit Aurore, Delphine ; et tous les autres...
court métrage drolatique où Chantal apparaît,
tel Jean-Pierre Léaud, dans son lit, on la voit F. N.
s’asseoir aux pieds de Sonia pour l’écouter (L e M o n d e)
jouer du violoncelle. Dans T ro is s t r o p h e s s i a ­
le n o m d e S a c h e r , elle la filme, simplement,
en train d’interpréter du Dutilleux. Plus
curieuse, l’apparition de Sonia dans R u e M a l ­
l e t - S t e v e n s , un autre court-métrage. Dans un
premier plan, on la voit arriver, de nuit, au
pied d’un immeuble, au volant d’une BMW.
On la retrouve quelques instants plus tard
jouant du violoncelle dans un appartement.
Image fugace, son frère Marc traverse l’écran,
et l’appartement, courant après un enfant.
« Chantal Akerman ne croit pas à l’amour,
au romantisme ; elle ne croit qu’au désir et à
l’affection » a écrit dans L e M o n d e Jean-Luc
Douin à propos de D e m a i n o n d é m é n a g e .
Voire... Regardez bien Avec Sonia Wieder-
Atherton, voyez ce plan magique qui ouvre le
film, ce voile blanc qui semble habiter la
musicienne et venir se poser sur la pellicule,
écoutez comme la musique semble être
« faite » pour le jeu de Sonia, pour l’image de
Sonia ; écoutez ces mélodies juives qui disent
l’histoire de Chantal racontée par le violon­
celle de Sonia. La caméra et la musique se

199
Histoires d'Amérique
par Bérénice Reynaud

Trois plans au début du film ; pas exacte­ n’était pas les survivants de la Shoah, mais au découpage plus nerveux. La figure cem:_ .
ment des plans fixes, car ils sont tournés d’un leurs enfants, héritiers non de / ’h i s t o i r e , mais ( V H is to ir e s d 'A m é r i q u e . .. est celle du per> -
bateau qui tangue doucement, et avance de du s i l e n c e de leurs parents. nage récitant un monologue. Parti pris forrx.
gauche à droite, esquissant un lent panorama. Une autre coupe : les gratte-ciel, vus d’en­ où la sobriété le dispute à l’émotion - qui rar-
On dépasse la statue de la Liberté, on devine core plus près sont maintenant des silhouettes pelle certaines techniques de l’avant-gar_.
Ellis Island - ce purgatoire des immigrants noires percées de fenêtres de lumière. Cette américaine (caméra frontale et statique. : -
qui y passaient des mornes semaines d’attente succession de trois plans suit la progression de presque brechtien dans la distance sur: .
et d’espoir. On arrive à la pointe de Tîle - le l’ombre de la fin de l’après-midi au début de introduite entre le récitant et les paroles pr -
plan est monochrome : la mer est bleue, l’ho­ la nuit. On pense à U n e V oix d a n s le d é s e r t , le noncées). C’est une forme que Chantal Ake*-
rizon est bleu, et le profil si caractéristique du troisième volet de l’exposition Documenta man avait déjà explorée (certains plans des
sud de Manhattan est enveloppé d’une brume 2003, qui en présente la figure opposée - là R e n d e z - v o u s d ’A n n a , certains momenv -
bleue. Tiens, c’est vrai, ce sont les Twin de l’obscurité, lentement, s’affirme la lumière musicaux - des A n n é e s 8 0 et des G o L : . n
Towers - le film a été tourné en 1988 - les - mais toujours, sur la bande-son, la voix de E i g h t i e s ) et à laquelle elle retournera, c.i-
tours ne sont plus, et un certain New York la réalisatrice évoque une absence, qui flotte son autoportrait, par exemple, ou bien d an '.
s’est effondré avec elles. D’ailleurs les fan­ sur l’image, la hante, la démultiplie. Une D é m é n a g e m e n t . On retrouve, parmi ces re: -
tômes arrivent, ils chuchotent sur la bande-son immigrante mexicaine, solitaire, qui un jour a tants, des figures familières de la « contre-:.. -
des mots qu’on entend à peine dans un lan­ disparu sans laisser de traces en plein Los ture » née au sud de Manhattan. Geor_.
gage que l’on ne comprend pas (polonais, yid­ Angeles. Bartenieff, fondateur du T h e a t e r f o r th e Y-
dish ?). On coupe à un plan plus rapproché, Ce préambule fait place à un plan améri­ C i t y , laboratoire expérimental pour le théâ:-.
plus sombre aussi - et les chuchotements sont cain, sur une femme en robe rose, une récente off-Broadway en plein L o w e r E a s t S i c . .
interrompus par une voix que nous avons veuve, racontant son désespoir à la mort d’un Judith Malina, fondatrice du L i v i n g T h e a t M
appris à reconnaître. C’est la voix qui disait mari qu’elle adorait, et son trouble quand elle avec Julian Bcck ; Roy Nathanson, qui vernit
« Je suis partie » au début de J e lu il e lle , et s’est retrouvée, après l’enterrement, dans les de joindre les L o u a g e L i z a r d s de John L u t .
parlait d’un ton monocorde du sucre répandu bras du meilleur ami de ce dernier. D’emblée (de plus, il composa une partie de la musi: _.
sur une lettre d’amour jamais finie, jamais la série de petites scènes qui composent la d’H i s t o i r e s , sous la supervision de Sonia V.
envoyée. Qui lisait, en contrepoint des images première heure d’H is t o i r e s d ’A m é r i q u e trouve dcr-Atherton) ; et surtout, apparition pâle, pré­
de New York tournées en 1976 par Babette son ton - dans le décalage permanent du désir cieuse et électrique, l’incomparable Esz:;-
Mangolte, des lettres envoyées de Belgique des exilés, dans le vacillement, le manque de Balint, la petite Hongroise qui avait grand: e~
par une mère invisible. Qui, dans son autopor­ logique apparente qu’il affiche par rapport au exil dans l’ombre du S q u a t T h e a t e r , trou-,
trait pour C in é m a s , d e n o tr e t e m p s , parle de choix de ses objets. C’est en cela que, sur le d’avant-garde fondée par son père ; elle a\_
cinéma en racontant une histoire juive révé­ plan du contenu comme sur le plan formel, le quinze ans quand Jim Jarmusch lui confia .
lant, en filigrane, celle d’une grand-mère film est la mise en abîme des autres films rôle de la cousine émigrée de John Lurie eux?
(morte) qui peignait en secret. Cette fois-ci, d’Akerman. Comme dans T o u te u n e n u i t , il se S t r a n g e r t h a n P a r a d i s e . Son monologue
elle raconte une histoire de rabbin, et de trans­ compose d’une structure additive, éclatée, oii celui d’une jeune fille violée au cours d‘_-
mission retrouvée dans la perte même : son des personnages entrent et sortent du champ, pogrom, et qui n’ose l’avouer à l’homir..
arrière-arrière-petit-fils ne se souvenait ni du pour nous interpeller le temps d’un geste, qu’elle aime. On connaît cette histoire - e .
lieu où il fallait prier ni des mots de la prière, d’un regard, d’une intonation, avec des bouts alimente plus d’un mélodrame yiddish ou h -
mais il raconta l’histoire à ses enfants, « et d’histoire personnelle que la ville engloutit lywoodien. Elle ne va jamais oser lui dire, es
Dieu écouta sa voix ». La cinéaste ajoute : comme de l ’écume sur les vagues. On y finira par rompre avec lui. L’homme sera
« ma propre histoire est pleine de trous, de trouve des rencontres fortuites, des femmes triste, et très en colère. 11 partira au Brésil. .*
chaînons manquants... et je n’ai même pas amoureuses de deux hommes à la fois, des Afrique, au Canada. Elle épousera le pren::.-
d’enfant ». Signe des temps, d’une génération couples d’inconnus qui se mettent à danser, ou s c h m u c k venu. On connaît cette histoire
qui, pour éviter de s’enfoncer dans la répéti­ se tombent dans les bras, ou se racontent un c’est, à quelques dates et lieux près, celle a.
tion, avait fait le choix, plus ou moins épisode de leur vie ou, mieux encore, une Delphine Seyrig dans G o ld e n E ig h tie s . Lar-
conscient, de ne pas avoir d’enfant. Parce bonne histoire juive aux résonances freu­ tisémitisme a aussi des effets pervers su: .
qu’une catastrophe peut toujours se repro­ diennes (« pourquoi essaies-tu de me faire désir féminin - qu’il déracine, déplace : ‘
duire, comme le dit Delphine Seyrig à la fin croire que tu vas à Washington ? »). réduit à l’insignifiance, face à la catastrophe
de G o ld e n E ig h t i e s , et alors ce serait trop hor­ Mais ces corps en mouvement n’apparais­ S’est-on demandé pourquoi Jeanne Diehr._-
rible. Et ceux qui avaient fait cc choix, ce sent que dans des courtes scènes de transition, était orpheline, pourquoi elle vivait chez >:

200
tantes, pourquoi elle avait finalement l’autre côté de la rivière - et c’est d’ailleurs
contracté un mariage sans amour ? dans le quartier de Williamsburg, à l’époque
Le parti pris tenu par Chantal Akerman peuplé d’artistes et de Juifs Hassidiques (et
c’est de faire reposer H i s t o i r e s d ’A m é r i q u e depuis passé au collimateur de la g e n t r i f i c a -
sur cet en deçà de la narration qui se fait en t i o n des années Giuliani), que le film fut
général éliminer du scénario : non seulement tourné.
les blagues, mots d’esprit, humour de ghetto, H i s t o i r e s d ’A m é r i q u e est donc un film de
mais aussi ces histoires de souffrance fantômes, tourné dans une ville fantôme, et
absurdes que des quidams rencontrés par qui affronte avec une violence sourde le tra­
hasard se mettent à vous débiter. Pari en sym­ vail symbolique de la mort. « Je ne suis ni
biose avec le sujet du film : par rapport à la morte ni vivante » dit Esztcr Balint. « Peut-
s o l u t i o n f i n a l e , la population juive actuelle être sommes-nous des fantômes » dit un pas­
n’est faite que de rescapés, c’est-à-dire du sant à un autre. « Mais des fantômes qui
r e s te de l’histoire. Film sur le souvenir, l’ou­ viennent d’où ? » « Je ne sais pas, et je ne
bli, la vacuité de la parole, H i s t o i r e s d ’A m é ­ veux pas y retourner ! » Chantal Akerman
r i q u e est hanté par le vide - d’où le défi qu’il nous fait franchir ce Styx que constitue FEast
pose au désir du spectateur d’être séduit. Et ce River où ondule le reflet, maintenant mélan­
vide a une histoire - c’est celle du mutisme colique, des gratte-ciel du New York des
des survivants. Les personnages sont tragi­ années 80 ; sa barque nous fait pénétrer dans
quement seuls - leur dialogue est constam­ le royaume des morts et essaie de répondre à
ment en porte-à-faux, entre l’humour défensif cette question encore essentielle pour notre
et la sagesse populaire ; pour arriver à l’es­ temps : « comment peut-on faire du cinéma -
sentiel, il leur faut soliloquer, ce qu’ils sont après Auschwitz ? »
fort capables de faire même en public, comme B. R.
dans la scène du restaurant qui clôt le film. Ils (e n s e i g n a n t e à C a l A r ts , V a le n cia ,
n ’h a b i t e n t pas cette ville qui leur a donné C.A, c r i ti q u e d e c in é m a )
asile : ils y survivent. Des événements qui se
sont produits il y a des années « à Moscou, ou
peut-être à Budapest » minent l’éclosion d’un
amour, l’unité d’une famille, la capacité de
s’ouvrir aux autres. H i s t o i r e s d ’A m é r i q u e
revient sur les lieux du crime - le New York
A 'H ô t e l M o n t e r e y et de N e w s f r o m H o m e -
non seulement parce que c’était encore, à la
fin des années 80, la ville du rejet, du déchet,
de la saleté, des terrains vagues envahis
d'herbe et des coins de rue plongés dans la
pénombre, mais parce que c ’e s t u n e v ille q u i
n 'e x is te p l u s . A la fin de la scène du restau­
rant, un vieil homme (qui par ailleurs insiste
qu’il veut absolument rentrer à Varsovie)
demande le chemin de Stanlon Street, une rue
de l’ancien ghetto juif du L o w e r E a s t S i d e ;
les autres personnages, après avoir futilement
essayé de lui donner une réponse, finissent par
comprendre qu’eux aussi ont oublié le chemin
- comme les arrière-petits enfants du rabbin
du conte originel. La modernisation de l’an­
cien ghetto les a déplacés à Brooklyn, de

201
Histoires d'Amérique et D'Est
Propos de Christian Boltanski

H is to ir e s d ’A m é r i q u e et D ' E s t . .. sont deux qu’elle ne sait pas comment transmettre le autrement que comme des morts. Elle n’essa:;
filins très proches car fondés tous deux sur la savoir des morts, car elle n’a pas d’enfants. pas de leur parler, de leur demander comn:. '
recherche d’une identité. H i s to ir e s d ’A m é r i q u e est une histoire de fan­ c’est de vivre aujourd’hui en Russie. Juste­
Cela fonctionne comme une image subli­ tômes. D’ailleurs à un moment cela est dit ment la beauté D ’E s t , vient de ce regard s_:
minale, l’intrigue démarre sur un Pays rêvé, dans le film, et c’est justement pour cela que des êtres humains dont on ne sait rien. On ne
mythique, mais vers lequel, il n’y a pas de tout est faux, ce sont des fantômes qui parlent. sait rien d’eux, on ne comprend rien, elle le-
désir de retourner. Et puis avec D ' E s t , elle retourne sur les regarde. C’est une sorte de désir de trar --
On a tous comme ça, une sorte de pays lieux-mêmes, mais le sujet est identique, elle mettre, de capter quelque chose de ce mor.ee
inventé à travailler. Moi, par exemple, je suis retourne aux sources. Ce n’est à la limite pas perdu, avec l’impossibilité de le capter. Il ;. _
moitié corse, moitié juif d’Europe centrale, je nécessaire qu’il y ait deux films. Et ce qu’on tous ces gens qui vivent, qu’on ne rever-,
n’allais pas à la synagogue, j ’ai été élevé dans voit, là encore, ce sont des fantômes. 11 n’y a plus, on se souvient seulement qu’ils ont ve: _
la religion catholique, mais je n’ai pas choisi pas vraiment d’hommes, ce sont tous des fan­ On ne se souvient que d’un visage qui pas-,
la Corse, j ’ai choisi les juifs d’Europe cen­ tômes, on ne sait pas qui ils sont, des âmes très vite, il n’y a aucune communication. II _
trale, et je me suis construit un pays rêvé. errantes. Dans les deux cas, il y a l’impossi­ un amour, mais c’est un amour pour les mort-
H i s t o i r e s d ’A m é r i q u e se déroule dans un bilité de retrouver ce monde qui est mort. Il pas pour des vivants.
lieu complètement faux où tout passe par la n’existe plus que dans la mythologie rejouée, Dans mon histoire familiale, il y a un er
parole. C’est la mythologie de nos grands- qui traverse les générations, comme le montre sodé qui n’est pas sans rapport. Quand j ‘et. -
pères, des histoires mythiques que nous avons l’histoire du rabbin au début à ’ H i s t o i r e s petit, mon père nous dit : « On va part:: .
tous entendues dans nos familles. Et j ’ai à peu d ’A m é r i q u e . Odessa en voiture ». Ma famille paternelle esc
près entendu les mêmes histoires que Chantal On peut dire que l’on est comme les der­ originaire de là-bas. Même si le voyre­
Akerman. niers des mohicans, c’est-à-dire que l’on a paraissait difficile à l’époque, on prend la : : -
Elle pioche dans ce fonds d’histoires com­ tout perdu, on n’appartient plus à cette cul­ ture, le matériel de camping et l’on part t _
munes à ceux qui viennent de l’Est, d’un pays ture. On est liés à l ’Occident, au monde mon père, ma mère, mon frère et me
bien réél, mais aujourd’hui complètement moderne, mais, on connaît encore vaguement Odessa. Et puis à une cinquantaine de k: -
mort, celui des juifs d’Europe centrale dont il des histoires, des histoires de fantômes. On est mètres d’Odessa, à la dernière étape. —
reste aujourd’hui quelques traces à New York. plus ou moins la dernière génération à qui l’on père nous dit : « Je ne veux plus abc- .
Elle sait que ce monde est mort. Tout cela a raconté des histoires de ce pays yiddish entre Odessa », et on est revenu.
n’existe plus que dans les histoires, qu’on la mer Blanche et la mer Noire, avec sa C’est-à-dire que l’on est parti pour Oc;- .
raconte et re-raconte dans chaque famille. Si langue, sa littérature, ses films... et qui est on était tout proche d’Odessa et on n’a ja—_
je prends mon cas, on m’a raconté comment mort. Chantal a un désir de retourner là où réussi à retourner à Odessa. Et on a eu ra - l
mon grand-père est arrivé à Paris. Chaque cela s’est passé. Mais là où cela s’est passé, il car il n’y avait plus rien à Odessa, pk:- . i
famille a une histoire comme celle-là. Et je n’y a plus personne. C’est un décor rempli de famille, la ville avait changé. Et lui, il éta:: i
peux même vous dire, les plus petits gestes fantômes, et il n’y a plus aucune tentative de à Paris, il n’y avait plus rien qui le rattacha : i
qu’il a faits en arrivant. Et en même temps retrouver quelqu’un. Et justement dans le cette ville. 11 avait en même temps le dés:: _
cela a été tellement de fois raconté, que je ne film, il n’y a presque pas de parole, à part les aller et au dernier moment la confirma: :rr
sais pas si c’est vrai ou faux, mais c’est l’his­ interviews. Il n’y plus aucun effort de com­ que ce n’était pas la peine. 11 a préféré gar_ s
toire de l ’origine. munication, tout cela est mort... On pourrait les souvenirs que ses parents lui avaient a Bi­
H i s t o i r e s d ’A m é r i q u e , c’est l’histoire des dire que les personnages d ’H i s t o i r e s d ’A m é ­ nés de cette ville, plutôt que de retrou: ec a
origines, comment on a fait le voyage et ce qui r i q u e , parlent de cet endroit-là et de ces gens- réalité de cette ville.
reste de notre monde perdu, c ’est notre là. Ils devaient être habillés un peu comme ça, D ' E s t est un film fait pour les salle: .
mythologie. il pouvait y avoir de la neige un peu comme cinéma et en meme temps, on ne peut pa- cas
Et dans notre mythologie familiale, il y a la ça. C’est en fait le décor d ’H i s t o i r e s d ’A m é ­ qu’il y ait un début et une fin. On resserr.
grande histoire et puis la toute petite histoire, r i q u e qu’elle filme, mais il n’y a plus per­ progression parce qu’on passe de l’été
les anecdotes, qui nous constituent. Et le fait sonne. ver. Chantal Akerman s’est servie du pa- - _.a
d’avoir mélangé la petite histoire avec la Chantal Akerman arrive dans ce pays, à la des saisons dans le découpage, mais i’ .
grande histoire est extrêmement intéressant et recherche de ces lieux. Et il n’y a rien à pas d’idée de progression. D’ailleurs. rr.L- e
très beau. retrouver, c’est fini. dans H i s t o i r e s d ’A m é r i q u e , il n’y avait r_- je
Je trouve absolument splendide, le premier C’est comme une photo jaunie. Tous les vraie progression. C’est un film que Te: - a i
plan du film où l’on entend une femme qui dit gens qui sont là, elle n’essaie pas de les voir voir en plusieurs fois, en le prenant ur -ex

202
*" ..porte où. Mais le fait qu’il y ait la parole, Chantal Akerman est allée chercher le
r ge à être attentif au moins pendant quatre monde de ses origines et elle s’est aperçue que
~ .tûtes pour écouter les histoires. ce n’était plus son pays. Il n’y avait plus rien
Dans D 'E s t , on peut simplement passer. Si pour elle. Elle n’était plus parmi ces gens. Elle
*c r. veut, on peut traverser la salle où c’est en a fait un film, une œuvre intime...
t ' jeté, en regardant l’ensemble et l’on en Dans son film sur le Mexique, D e l ’a u tr e
. re néanmoins quelque chose. C’est une c ô té , on comprend que ça parle du passage de
- _e du XXe siècle, qui se situe entre le son père et de son grand-père, d’un pays
: ■ema et la scuplture. La grande différence qu’on va chercher, du voyage que son père et
- _r moi se situe entre les arts du temps et les son grand-père ont fait. Il y a une passion à
-“ -de l'espace. La littérature, le théâtre, la refaire ce voyage, car on imagine le grand
r _':que, le cinéma sont des arts du temps. Et père. C’est toujours la même histoire, il y a
■- la sculpture et la peinture sont des arts l’arrivée dans cet endroit. Quelqu’un proche
.'espace. de nous, a fait ce voyage, a désiré quelque
D 'E s t est une œuvre hybride. Il a été conçu chose et à passé la frontière. C’est l’idée d’un
. :ime du cinéma, mais il n’a pas vraiment de pays d’espoir. Il y a un passage de valeurs.
*-~poralité. On peut donc le voir du début à Pour moi, c’est l’histoire mythique de mon
. fin., et aussi, comme Chantal Akerman elle- grand-père. Il était chanteur à la synagogue
r ème l’a fait dans son installation D ’e s t au d’Odessa, il avait commencé très jeune, et il
■ rû de la fiction le redécouper et donc de avait une belle voix. Il a connu une jeune fille
«'er. voir qu’une partie. Une fois, elle a même très riche, ma grand-mère. Elle racontait que
* tiré le film sur plusieurs écrans. Le mon- sa famille possédait un traîneau avec des clo­
n'existait plus. chettes. Il est tombé malade et il a perdu sa
I: existe plusieurs versions D ’e s t, version voix. Il est parti aussitôt à Paris. Dés son arri­
I . -.ema et version sculpture. vée, à la gare, il a rencontré quelqu’un qui lui
Chantal est une femme qui fait parler des a donné du travail. Un jour, ma grand-mère
* rts. qui en ressent une nécessité. Elle le décide de quitter sa famille en laissant une
ï . : par l’art. La seule manière de faire lettre derrière elle. Elle part avec un samovar
■. re quelque chose qui n’est plus que dans que j ’ai toujours chez moi. Elle arrive à la
r :re tête, c’est l’art. Dans D ’E s t les gens Gare, mon grand-père vient la chercher et elle
sot: vraiment morts, car il n’y a même plus ne le reconnaît pas car clic avait connu un
C-- construction théâtrale. Dans H i s t o i r e s jeune homme élégant et elle voit un type usé,
é ’A m é r i q u e , ils sont morts aussi, mais il y en un ouvrier. Elle voulait repartir, mais elle n’a
. . .ore qui connaissent l’histoire. Pour don- jamais osé car sa lettre disait qu’elle partait
-r une comparaison, j ’ai fait un travail pho- vers le bonheur et l’amour. Et, le fait même
u'uphiquc Menshlich avec une compilation que je sois né induit que je raconte cette his­
ce isages, venus d’origines très différentes. toire.
E: quand on les voit, tout ce qu’on peut dire C’est cela, parler de quelque chose de tota­
-e st que c’étaient des humains. Mais pas lement personnel, individuel, mais que chaque
*TL$ étaient bons ou méchants. Et dans D ’E s t personne qui regarde reconnaît. Dans les films
. " i. tout ce qu’on peut dire c’est que de Chantal Akerman, on ne découvre pas, on
I D.tuent des humains mais, il n’y a plus de reconnaît. C’est exactement cela, le travail
~>. On peut dire qu’il y a eu des vivants d’un artiste.
- -"? les rues de Moscou. Donc, c’est vrai- C. B.
Bert le minimum. Mais, la distance est tel- ( a r tis te p l a s t i c i e n )
. ~ent grande qu’ils ne sont pratiquement,
: rien. Être une personne tient justement
i _ petite histoire et la petite histoire s’est
I *c'due.

233
Les Trois Dernières Sonates de Schubert
par Jean Narboni

Le dispositif des T ro is d e r n iè r e s s o n a t e s d e régnera tout au long de l’heure que dure le siège, il se voûte progressivement _
Schubert contraste par sa simplicité avec film. Le tournage à deux caméras toujours redresse quand il joue, comme aspiré ou?:,
celui des T r o is s t r o p h e s s u r le n o m d e P a u l fixes propose deux axes alternés. Un plan fié par la musique, et le visage alors tremr - -.
S a c h e r , l’autre film de musique tourné par large majestueux et frontal est consacré Déceptif sur le plan de l’exécution inté­
Chantal Akerman en 1989. Dans celui-ci, presque toujours à Brendel vu de profil droit grale des trois sonates, le film n’en acco~ni£
consacré à l’interprétation au violoncelle par et jouant, plus rarement en train de répondre pas moins le programme didactique que .
Sonia Wiedcr-Atherton des trois pièces pour aux questions de Mildred Clary hors champ. questions averties de Mildred Clary dessiner .
cet instrument écrites par Henri Dutilieux en L’autre axe, diagonal, le montre en plan rap­ Alfred Brendel rappelle ainsi longuement
hommage au grand chef d’orchestre, fonda­ proché ou en gros plan quand il développe ses vénération bien connue de Schubert pour 3 e:-
teur d’ensembles et mécène Paul Sacher, la analyses, mais aussi en train d’illustrer ses thoven et la certitude de sa propre origin_ .
scénographie évoque lointainement F e n ê tr e affirmations par des exemples musicaux par rapport au maître, sa reconnaisse'
s u r c o u r . Sous un éclairage accusé et dans un joués, ses mains restant alors invisibles comme auteur de lieder et la longue sous-: •
bain de vives couleurs contrastantes, on voit (jamais durant le film on ne les verra isolé­ mation de ses formes plus amples, bobse- -
la musicienne entrer dans une vaste pièce ment). répétitive et les « divines longueurs >
délimitée au fond par un grand rideau rouge, Contrairement à ce qu’on pourrait attendre détresse individuelle surmontée et nourrie rir
prendre son instrument avant de s’asseoir face du titre, les trois dernières sonates pour piano son expression même, le vagabondage mus -
à nous et de commencer à jouer, tournant le de Schubert, cet ensemble monumental écrit cal inventant son propre parcours incertain ..
dos à un bâtiment dont il ne nous est pas quelques semaines avant sa mort, au terme côtoiement fréquent de l’abîme, le « ca'.ir.:
caché qu’il est un décor. A travers les fenêtres d’une année 1828 d’une exceptionnelle fécon­ recueillement » brusquement déchiré ou tro_-
« d’en face », on voit dans des appartements dité créatrice, ne seront pas jouées intégrale­ blé de remous... D’autres considérations -
mitoyens une femme, deux hommes, plus tard ment par Brendel. Le seul passage donné en plus spécifiques à Brendel, qu’il a longuent. nt
une autre femme, parfois seuls et le restant, entier est bandante sostenuto de la dernière développées dans ses livres : la définition n.
d’autres fois ensemble, occupés à des activi­ (en si bémol majeur, D.960), fascinant ressas- l’art schubertien à partir d’un mot de Nona >
tés domestiques ou intimes : repasser, se raser sement hypnotique que nombre de composi­ comme « chaos scintillant sous un \
ou se coiffer, refuser le contact d’un amant, teurs, d’interprètes et de musicologues d’ordre », le rapprochement audacieux a\ e; .
déambuler, rester en arrêt, se croiser... Les considèrent aujourd’hui comme l’un des plus Schoenberg atonal dans le frôlement de L
gestes sont stylisés, les mouvements ébau­ beaux mouvements pour piano jamais écrits. déstructuration et de la catastrophe tou; : _ns
chent une chorégraphie, des actions commen­ Pour le reste, la réalisatrice laisse Alfred Bren- évitées in f i n e , avec Bruckner et Mahler c_: :
cent sans jamais se poursuivre. Au début et à dcl s’expliquer longuement, se livrer à des l’art d’évoquer les lointains et l’extrême dis­
la fin de ce film court (une dizaine de rapprochements verbaux ou à des démonstra­ tension temporelle, l’affirmation de sa préfé­
minutes), les appartements mitoyens (il s’agit tions pianistiques empruntées aux deux rence personnelle pour la première version d.
peut-être seulement de pièces séparées) sont sonates précédentes de Schubert, ou à diverses mouvement lent de l’avant-dernière sonat: .
vides ou le redeviennent. Des mouvements de œuvres de Mozart et Beethoven. Brendel à ces le regret que Schubert, comme effrayé par -_
caméra rapprochent ou éloignent de la soliste, moments apparaît conforme à l’image que sa propre audace harmonique, ait renoncé. dzrs
filmée selon différentes grosseurs de plans et renommée a construite depuis longtemps. le passage central déchaîné de ce mouvement,
indifférente durant l’exécution musicale des Vêtu de sombre, attentif, réfléchi, cultivé, l’air à un accord de sol majeur (c’est ce passu_.
trois « strophes » à ce qui se trame dans son pensivement désolé et semblant parfois navré puis le commencement en forme de berce _-.
dos. On ne saisit pas nécessairement, si tant de son propre sérieux (joué ?), le regard clair de cet andantino que Bresson fait entend:;
est qu’une disjonction complète n’ait pas été sous un front immense et derrière de grosses plusieurs fois et inoubliablement, dans
voulue par la réalisatrice, quelles correspon­ lunettes, il laisse fugitivement soupçonner un h a s a r d B a lt h a z a r )...
dances se tissent entre l’interprétation des penchant à l’humour sinon à la farce, rappe­ À la fin, Chantal Akerman revient au pian
trois « strophes » et les fictions naissantes. lant en cela certains érudits austères de l’OU- large frontal, et Brendel à bandante de la cri­
Dans les T ro is d e r n i è r e s s o n a t e s d e S c h u ­ LIPO ou des intellectuels pince-sans-rire du nière sonate, véritable point d’aimantation a.
b e r t au contraire, Alfred Brcndcl apparaît type Dominique Noguez. L’évocation d’une film, dont il joue une deuxième fois en cor.: -
d’emblée assis devant un piano et jouant, seul ressemblance entre Beethoven et Schubert, nuité le moment hagard de reprise en
dans une pièce de vastes dimensions au pla­ non d’ordre musical mais relative à leur mineur qui le clôt. On ne peut qu’être frapr.
fond de verre translucide qui donne sur un amour prononcé pour la boisson, lui donne par le privilège unique accordé dans le film
dehors indistinct d’arbres, de feuillages et de une seule fois l’occasion d’un rire franc, et de façon récurrente, à ce mouvement lan. -
bâtiments. Une lumière de jour gris, uniforme, toutes dents dehors. Grand et très droit sur son nant, à la fois vibrant et figé, dont l’arche

204
double tracée par la main gauche croisant immense portrait de Beethoven accroché au \ V . A__ L - i __ ; l - J __c— i—JL iUL-J;
inlassablement l’autre main semble fixer des mur à côté de lui. Une jeune fille compatis­
limites qui empêchent tout déploiement en sante et secrètement amoureuse vient lui
extension et toute élévation du motif central, rendre visite. Se soulevant à grand-peine sur
pour lequel semble avoir été écrit ce vers d’un son lit, Schubert lui demande de jouer un air
célèbre sonnet sans titre de Mallarmé : « Le de piano. Ce que la jeune fille interprète alors,
transparent glacier des vols qui n’ont pas c’est, bien sûr, ce même début de Bandante
fui ». On est frappé donc et incité à chercher sostenuto de la dernière sonate. Hélas, une
dans le cinéma de Chantal Akerman (peut-être panne de courant et un début d’incendie inter­
à tort, mais qu’importe s’il s’agit seulement rompront la projection, mais la séance se
d’un exercice d’admiration ou de données poursuivra sous la forme d’une représentation
contingentes), les raisons de l’insistance sur théâtrale devant les onze spectateurs. On
ce mouvement que hante l’espoir et désole apprend alors que Schubert, bouleversé à
l’impossibilité de tout développement, dont la l’écoute du mouvement lent de sa sonate joué
beauté vient de cet échec même, moment res­ par une autre, aurait dû dire si la projection
sassant et comme somnambulique, miraculeu­ s’était poursuivie, au lieu du : « je coule »
sement illuminé en son centre par un passage qu’il ne cessait de répéter depuis la décou­
hymnique en majeur, avant la retombée verte en 1823 de son atteinte par la syphilis,
dépressive finale. « non, je ne coule pas, je m’élève ». La jeune
À un moment, Alfred Brendel souligne en fille s’appelle Mizzi, l’inventeur fou, lui-
le déplorant que Schubert n ’avait jamais même interprète de Schubert dans le film
entendu ces dernières sonates jouées par un muet, Akerblom.
autre que lui-même (elles ont été éditées bien Il y a parfois une justice du cinéma, et de
après sa mort et longtemps sous-estimées). troublantes coïncidences.
Mais ce qui était vrai du temps de Schubert, J. N.
et encore au moment où Brendel le mentionne ( c r itiq u e d e c in é m a , e n s e ig n a n t)
dans ce film datant de 1989, ne l’est plus
aujourd’hui, par une grâce du cinéma faite au
musicien. Dans l’un des plus beaux films de
cette dernière décennie et l’un des plus fous
de Bergman, E n p r é s e n c e d ’u n c l o w n , simple
télédrame tourné en vidéo en 1998 et lui-
même rarement mentionné, l’auteur nous
raconte une drôle d’histoire. Un ingénieur
sympathique mais inquiétant, qu’on nous
montre au début du film enfermé dans un
asile en train d’écouter et d’écouter encore,
inlassablement, les premières mesures du lied
qui clôt le V o ya g e d ’h i v e r , le funèbre « Leier-
mann », entreprend de présenter avec l’aide de
quelques proches, dans la salle paroissiale
d’un trou perdu de Suède et devant onze spec­
tateurs venus sous la neige, une invention de
son cru : le spectacle cinématographique par­
lant. Un film muet sera projeté avec, en direct
derrière l’écran, un accompagnement de dia­
logues et de musique. 11 retrace les dernières
heures de Schubert agonisant sur son lit dans
une chambre de la maison de son frère, un

205
Nuit et jour
par Stéphane Bouquet

N u i t e t j o u r , malgré les allusions onomas- manque rater l’heure du jour et de Jack. La


tiques, n’est pas une réécriture de J u le s e t J im . pénétration a symboliquement fracturé le
A Julie, Jack et Joseph, il arrive autre chose. monde, réintroduit le temps, séparé la veille
Ce n’est pas seulement que la mort n’est pas à du sommeil, fait tomber dans le malheur.
la fin de l’histoire ; c’est qu’ils font une autre Joseph s’appelle Joseph : c o m m e d a n s l a
expérience. Le trio de J u l e s e t J i m vivait B i b l e , dit Julie la première fois qu’elle entend
l’aventure d’un grand bonheur : pas tout à fait son nom. Ce qui va leur arriver est aussi
le vert paradis des amours enfantines bien sûr, comme dans la Bible : la perte de l’innocence
mais enfin, pas loin. Celui de N u i t e t j o u r vit dans des mains qui l’avaient tenue. Dans le
plutôt la découverte d’un grand malheur. Au même mouvement, le temps et l’espace et
début, pour Jack et Julie qui ne sont encore autrui réclament leur dû, c’est-à-dire imposent
que deux, la nuit est presque comme le jour et leur existence dans un monde qui en semblait
le monde sans,sommeil. Le bonheur baigne magiquement débarrassé. Tout à coup, les
tout. Il semble que dans cet espace-là tout radios des voisins pénètrent l’appartement et
communique : les corps ensemble, les pièces annoncent la réunification allemande, c’est-à-
de l’appartement, les fenêtres même puisque dire rebranchent ce lieu clos sur la vie du
celles du salon ouvrent directement sur la salle monde. C’est le cadeau empoisonné de
de bain, chaque heure de la nuit avec chaque Joseph, la faute de Julie (ce sont toujours les
heure du jour. Les personnages dorment un femmes qui fautent dans ce monde-là), l’ex­
peu sans doute, mais dans le même élan dont pulsion pour toujours du paradis. Jack pourra
ils vivent. Le monde est sans séparation. Pour faire tout ce qu’il veut, rien n’y fera plus. Et
obtenir cela, il a fallu au couple trouver une le temps alors s’imposera comme sommeil, et
solution radicale : exclure de leur monde tout l’espace alors s’imposera comme danger. Un
ce qui n’est pas eux, parents, voisins, amis. très bel instant, Julie et Joseph immobiles au
Vivre d’amour, et presque d’eau fraîche. Le milieu des voitures semblent toujours au bord
monde n’est cet univers immédiat, absolument d ’être renversés. Jack aura bien l ’idée
transitif, que parce que les trop fortes altérités d’abattre une cloison pour réintroduire du
en sont éloignées : le premier geste de Julie continu, de l’indistinct là où la séparation
quand elle entre chez elle, le matin, est de fer­ gagne. Ce sera une mauvaise idée : abattre le
mer les volets. Ainsi sont-ils protégés. L’arri­ mur, c’est creuser une brèche par où les voi­
vée de Joseph marque le lent déclin de cet sins se ruent et s’interposent, font obstacle à
univers clos, de ce jardin paradisiaque. « Je ne l’ancienne unité. Le monde dans toute sa vio­
me suis pas méfiée, dira Julie, ni de Joseph, lence est désormais, et pour toujours, là. Cette
ni de moi-même, ni de la nuit d’été, ni de brève histoire d’amour est donc une histoire
Paris qui n’en finissait pas sous nos pieds. » de chute : et même si le film est sans doute
Il y avait encore du continu (« ça n’en finis­ une œuvre mineure dans le parcours akerma-
sait pas ») semblait-il, mais c’était déjà le dis­ nien, il dit légèrement une angoisse lourde :
continu qui entrait dans leur vie. Les nuits toujours, entre soi et son désir, la distance
désormais sont à Joseph, taxi de jour, et les s’accroît.
jours à Jack, taxi de nuit. Le temps n’est plus S. B.
la joie du toujours et du pareil.
Alors que ces jeunes gens ne cessent pas de
faire l’amour (Jack avec Julie, Joseph avec
Julie) et qu’ils en ont toujours encore envie, il
est symptomatique que la seule fois où Aker-
man filme, plutôt que des caresses, un sexe et
une pénétration (les cuisses écartées de Julie,
le bassin qui remonte de Joseph), cette seule
fois marque le début de la fin : Julie s’endort,

206
Le Déménagement
par Cyril Beghin

Un homme (Sami Frey) emménage dans « parfaitement dissymétrique », une chambre


un nouvel appartement, « p a r f a i t e m e n t d i s s y ­ qu’il devra meubler par la parole de ses pro­
m é t r i q u e ». Il monologue sur ses impressions, jections. Il sonde d’emblée les bords de sa
s’adressant au spectateur suivant le mode pièce, l’arpente en longueur et largeur pour en
théâtral de la confidence. Très vite, il évoque vérifier la déraison, passer chaque fois hors-
son ancien logement et surtout, son voisinage champ (on ne verra jamais les bords de cet
de « l’été 82 », trois jeunes filles qui, ayant espace) et reprendre sa place, sur une chaise
emménagé là pour la saison, vont tisser avec près d’une baie vitrée. Fenêtre, frontières, par­
lui des liens sur lesquels le récit ne nous per­ fois écran noir coupant le monologue, quelque
met de poser aucun jugement définitif. Ami­ chose d’une image potentielle circule autour
tié, jeu de séduction, courtoisies ou amours, de lui, un au-delà de la disparition où son hal­
l’homme ne fait pas de partage : tout, à éga­ lucination pourrait s’abîmer avec son propre
lité, l’enthousiasme ou comme il le répète, lui corps, comme Simon se découpant en noir etc.), mais aussi de s’individualiser douce­
donne « d e l ’e n tr a in », de même qu’entre ses devant le film adoré. Mais le déménagement ment, le rythme du récit tenant par ce seul va-
trois voisines il s’affirme incapable de choisir, n’est pas l’épreuve orphique de L a C a p tiv e , il et-vient entre le pluriel et le singulier. Ensuite
alors qu’aucun choix ne lui semble permis... est à l’inverse un maintien acharné de distance l’adresse, une manière de toujours adresser la
Ils font des courses ensemble, elles dorment qui fait bruisser l’image à la manière d’un parole qui vaut pour une manière souvent
chez lui, ils vont au cinéma, parfois aussi il les entrelacs invisible de faits, de sensations et mise en œuvre d’adresser l’image, à un desti­
croise séparément, s’extasie et se complaît d’affects. Cloué à l’écran par un lent zoom nataire précisé ou comme envoi vers le simple
dans quelques détails individuels qui les résu­ avant qui le vise pendant les 45 minutes du l’extérieur, explosion de S a u t e m a v i l l e ou
ment entièrement : une robe, une tournure de film, l’homme devient, comme la petite photo écran dans le désert de D e l ’a u tr e c ô té . Enfin
phrase, une humeur. Rien d’autre. Une à une au fond de l’appartement du W a v e le n g th de un primat toujours affirmé de la sensation,
elles se marient, le laissant seul, en souffrance, Michael Snow, cette face intense d’une image qu’elle soit grande et désirante (« l’entrain »)
nostalgique du « s u p p l é m e n t d ’â m e » qu’elles si proche que tout l’espace pourrait soudain y ou petite, détaillée (ici, robes, rayons de
lui avaient amené et dont il nous parle à pré­ être aspiré ; si lointaine qu’il peut aussi s’en soleil...). Ainsi l’image hante la parole
sent. extraire et dire finalement, face à la caméra, comme un processus généré par le déménage­
Comme Simon, au début de L a C a p t i v e , seul : « M e v o ic i. » ment.
fasciné par les images muettes d’un film dont D’où vient que ce monologue se dresse en C. B.
il est irrémédiablement séparé - jeunes image ? Bien sûr, il y a le regard perdu de ( c r itiq u e à B a lth a z a r , e n s e ig n a n t)
femmes jouant sur une plage puis disant face à l’acteur, cette sidération ostensible vers la
la caméra des paroles inaudibles qu’il annône, lumière, ce corps immobile qui ne semble
en hypothèse : « J e - v o u s - a i - m e » - Facteur du plus vivre que par la procuration de mouve­
D é m é n a g e m e n t est le jouet d’un mirage que, ments distants. Mais c’est surtout dans les
tout à la fois, il produit et subit. Pris dans la détails du récit, dans les obsessions de sa rhé­
maille affective de son propre récit, serré à la torique que se dégagent les caractères propres
gorge par les souvenirs qu’il énonce, il semble au visuel selon Akerman, permettant presque
à son tour affronter des images intimement de considérer L e D é m é n a g e m e n t comme une
proches et infiniment lointaines, des images esquisse théorique. L’écart fondamental entre
« pour soi », pour lui seul, qui sont aussi des le « pour soi » et l’« en soi » fait travailler
images « en soi », en elles-mêmes, autonomes dans la parole trois caractéristiques générale­
et vagabondes : ombres de jeunes filles en ment propre à l’image dans l’œuvre de la
fleur. cinéaste. D’abord la démultiplication, le
Déménager est toujours chez Akennan feuilletage répétitif de ce qui pourrait être une
l’action pragmatique minimum qui creuse même figure mais qui malgré tout, par
l’écart entre ce « pour soi » et cet « en soi », et infimes détails, se délite, se divise - ainsi les
permet à la parole de se glisser entre les deux trois jeunes filles ne sont décrites, comme
pour en faire jouer toutes les différences. dans un conte, qu’à travers leur manière d’al­
L’homme qui déménage se sépare des images ler absolument ensemble (elles rient en même
aimées et arrive dans un espace sans raison, temps au cinéma, dorment dans le même lit

207
Portrait d'unejeune fille de la fin des années 60à Bruxelles
par Olivier Joyard

Je tu il elle déambule/nous parlons. Les entre ce que l’on veut voir et ce qui nous est
soixante minutes admirablement précises et dévoilé. P o r tr a it d ’u n e j e u n e f i l l e d e la f i n d e s
pourtant jamais corsetées de ce P o r tr a it... se a n n é e s 6 0 à B r u x e l l e s est le film du
partagent avec un beau sens du swing entre décalage entre les premiers désirs (de vision,
ces deux pôles de la modernité au cinéma. de parole, d’action, de toucher, de goûter : à
Akerman y ajoute discrètement une pointe fond les sens) et ses objets encore mal cir­
autobiographique (son histoire ?), mais se conscrits.
place à distance, et la tentation du monologue C’est déjà bien. Mais à y regarder de près,
est toujours mise en danger par la subtilité du il y a encore un petit peu plus. Est-ce bien
dialogue. Jolie balance pour ce film de la d’une jeune fille dont il s’agit ? Oui. De la fin
rétraction et de l’ouverture, film d’avant l’ex­ des années 60, sans aucun doute. Elle est à
plosion, dont un carton indique la date Bruxelles, encore oui. Et pourtant, rien ne
enchantée : avril 1968. prouve que cette fille, cette époque et cette autres choses marquantes, on marche r:-_
Michèle, 18 ans, théorise sa vie tout en la ville partagent réellement un terrain commun. coup dans la rue... Hommage ? Allons. L:.
vivant plus fort que si elle restait immobile à Comment ça ? Le critique extrapole, dites- cinéaste qui prend à cc point des libertés a ..
réfléchir sur les bancs du lycée. Elle sèche les vous. Elles sont s u r le m ê m e plan, et le carton, son sujet ne peut pas se contenter d’une v
cours et traîne dans les rues. Elle blablate qui indique au début du film la date à laquelle citation. Ce que montre Akerman, via ce -
brillamment. Amour, tristesse et solitude sont se déroule l’action, clarifie la situation... p e n i n g ambulant dans les rues de Bruxe. . ■
ses sujets de saison. Akerman l’enregistre, la Qu’importe. Les 205 Peugeot, vous croyez est plutôt une superposition (une installa:: _
suit, la file, c’est au choix, puis, en quelques que ça courait les rues à l’époque des barri­ une embardée conceptuelle, on dira comme *
instants de retournement volcanique, la double cades ? Et là, il y en ajustement une qui veut) : le cinéma d’aujourd’hui fabriqué a- ..
en l’obligeant à faire face à une trouée d’alté­ passe, il suffit d’ouvrir l’œil. les moyens de celui d’hier, avec les spe:-.
rité, à sortir de sa bulle, éduquer son corps au Détail, certes. Mais ne pas sous-estimer les teurs de ce passage de relais (les passer:
contact de peaux enviées, laisser ses sens détails. On trouve, tapies au cœur de ce film, comme témoins.
s’abandonner à la musique. Arrive le cinéma ce que les esprits chagrins nommeraient des Nous parlions plus haut de « modemue
en même temps qu’un garçon. « La grande incohérences, qui sont plutôt, à tout prendre, La revoici. Une foule regarde deux brebis
affaire de la vie, c’est le sexe », dit à Michèle des anachronismes. C ’est-à-dire : des rées qui déambulent dans une rue et dam
le beau Paul, rencontré dans une salle obscure. absences du temps à lui-même. Ce n’est pas temps censé ne pas être les leurs. Le pay'_r .
Un peu plus tard, alors qu’il veut mettre en systématique. Les chansons sont exactement est indifférent aux corps qui le traversen:. .
pratique sa maxime, elle lui glisse : « Je pré­ d’époque, au mois près pour ce qui est de vice versa. Le temps passe de partout. C‘e>: .
fère dans le noir ». Ce n’est pas difficile à S u z a n n e de Leonard Cohen. Mais on bifurque mécanisme de l’art de Chantal Akern:_:
comprendre : Michèle va apprendre à regar­ quand Paul et Michèle arpentent une rue com­ hanté par la modernité cinématographique :
der, même dans le noir - et nous avec elle. merçante du centre de Bruxelles, tout en res­ fa tout juste précédé, qui est révélé. Alors.
Mais c’est très difficile à faire. D’où, forcé­ tant absolument indifférents aux magasins, années 60, années des premières boun> :.
ment, une certaine violence de la défloration. aux passants et à leur look qui, eux, certifient mademoiselle Akerman, de ses premiers f _ -
Pour la cinéaste, une chronique de l’ado­ que nous sommes dans les années 90. Pour la sers ? Peut-être. Mais surtout : années c
lescence (conditions de la série Arte T o u s le s reconstitution des s i x t i e s acidulées, on repas­ cinéma qui l’a formée, et dont elle ne ce—,
g a r ç o n s e t le s f i l l e s d e l e u r â g e oblige) ne doit sera. Ces scènes ont sans aucun doute été depuis, de réinscrire le vertige dans r.
presque rien aux signes qui lui sont afférents, tournées avec une équipe légère (cameraman, espaces contemporains.
chansons, robes, coiffures ou modes de lan­ preneur de son et basta) car lesdits passants, 0 .1
gage. Quand un tube yéyé crépite sur la ahuris, ne cessent de se retourner et de jeter ( c r itiq u e d e c in é m a )
bande-son, cc n’est pas la nostalgie qui le jus­ des regards interrogateurs en direction du
tifie : il faut comprendre cc que ça fait physi­ couple. La caméra n’évite pas ces paires
quement d’écouter une chanson, le monde d’yeux qui s’invitent au cinéma, elle semble
qu’elle crée, l’imaginaire qu’elle impose. Une même les happer avec joie. Et voilà que l’on
façon pour Akerman de rencontrer l’esprit de remarque un autre détail, la marinière de l’hé­
l’adolescence, le conflit proprement cinéma­ roïne, qui nous rappelle, de loin mais avec
tographique qu’elle convoque (sans qu’à assez de force, celle que porta Jean Seberg
aucun instant le film ne soit une allégorie) dans À b o u t d e s o u f f l e , un autre film où entre

208
Un divan à NewYork
par Frédéric Bonnaud

Le « film maudit » de Chantal Akerman : commencé. Mais l’installation est hasardeuse,


incompréhension critique, insuccès public, et et c’est l’Américain à Paris qui craquera le
de fortes tensions avec la production. Un très premier...
mauvais souvenir. Après D ’E s t , le film et Comme toujours chez Akerman, la pré­
l'installation vidéo, Akerman est sommée par gnance du dispositif est un gage de fluidité. La
certains de retourner au musée, lieu noble et précision maniaque de la scénographie permet
protégé, alors que d’autres se plaignent de ne à des corps - qu’ils soient tragiques ou
reconnaître ni leurs chères vedettes internatio­ comiques - de se déployer dans l’espace. Elle
nales (Juliette Binoche et William Huit) ni allège au lieu d’alourdir. Dans l’appartement
‘.'efficacité monétaire de la comédie. Lâchée f a s h i o n de Central Park, la petite danseuse
par les intellos, méprisée par les commerçants, parisienne règle le ballet des entrées et des
\kerman est fermement priée de se tenir à sorties, et la disposition des pièces accuse le
carreau, et de renoncer à son incroyable suspense amoureux tout en le ménageant.
faculté de d é p l a c e m e n t. Elle mettra du temps Comme le labyrinthe haussniannien de L a
a s’en remettre ; il faudra L a C a p t i v e pour C a p t i v e évite la logorrhée proustienne en la
achever de recoller les morceaux. Et D e m a in condensant dans un dispositif de caches et de
n d é m é n a g e pour retrouver le fil rouge de la découvertes.
■comédie immobilière ». U n d iv a n à N e w Y o rk est donc loin de jurer
L’équation pourrait être simple, et U n dans le parcours artistique de Chantal Aker­
d iv a n à N e w Y o r k se résumer à la rencontre man. Ni exercice de style cinéphile ni renon­
entre cette bonne vieille s c r e w b a l l c o m e d y cement momentané, le film ne pêche
genre mort et répertorié, quoique peu préci- finalement que dans son traitement des per­
■:ment défini) et cette bonne vieille moder- sonnages secondaires, tous peu ou mal dessi­
n:té européenne, d’essence antonionienne, nés, du bon copain à la bonne copine en
--■•enue genre à part entière pour quelques passant par l’odieuse fiancée. Eux ne sont là
américains éclairés (voir Gus Van Sant), dont que pour servir le récit, et leur artificialité est
xerman serait la brillante représentante, au criante. En revanche, le golden retrivier du
myon f o r e i g n m o v ie s du vidéo club de Vincent film, nommé Edgar avant d’être rebaptisé
Gallo. Mais le projet est moins concerté, et le Roméo, restera comme l’un des chiens les
: :r. ne se laisse évacuer ni par l’hypothèse plus réussis de toute l’histoire du cinéma,
néphile ni par le côté « petit chimiste » qui final à la H a t a r i ! compris. Premier patient de
"irait présider à l’entreprise. Pas de références la psychanalyste de rencontre et « objet tran­
: en claires, plutôt des titres qui flottent et qui sitionnel » des plus évidents, sa cure est une
i -frisent : F if t h A v e n u e G i r l , M y M a n G o d - éclatante réussite. 11 sera récompensé de sa
■ . . T r o u b le in P a r a d i s e , T h e A w f u l T r u th , ténacité en devenant un chien parisien.
T-: v e r . Mais aussi L ’H o m m e à la v a l i s e , L a F. B.
O s m b r e ou L e D é m é n a g e m e n t . Malgré les ( F r a n c e I n te r )
; "irences, Akerman reste de son côté, et
~.e un échange d’encombrements : tes voix
centre les miennes...
L une a trop d’amants, l’autre trop de
■. ents, et tous deux sont des imposteurs. Ils
"... aient plus personne. Du g o ld e n g h e t t o de
V. * York à Belleville la bigarrée, chacun
■’. " à possession de l ’espace de l’autre,
n'est vivable, trop vide ou trop saturé,
rt _ comédie est d’abord une chorégraphie
m - -eue, une tentative de s’approprier la scc-
»_--rhie intime de l’inconnu(e). L’échange a
Chantal Akerman par Chantal Akerman
par Cyril Beghin

Chantal Akerman semble presque s’excu­ à ce que le genre laisse attendre, ou plutôt un
ser d’apparaître, au début de C h a n ta l A k e r m a n genre de feinte amusée. Si on reconnaît bien
p a r C h a n t a l A k e r m a n . C’est, dit-elle, qu’on des figures possibles de la mère (J e a n n e D ie l-
l’a forcée à introduire quelques images et m a n dans sa cuisine, une moscovite anonyme
paroles d’elle-même, dans ce film commandé de D ’E s t) , du père (l’homme au fauteuil dans
par Janine Bazin et André Labarthe pour la H ô t e l M o n t e r e y ) ou de la cinéaste (elle-même
série « Cinéastes de notre temps ». En bonne dans S a u t e m a v ille ou J e tu il e lle , ses avatars
conceptuelle, elle commence par expliquer dans J ’a i f a i m , j ’a i f r o i d par exemple), elles
qu’elle honore toujours scs contrats, mais ne raccordent guère entre elles : d’emblée, pas
aussi qu’elle perçoit « a v e c d é c o u r a g e m e n t d’histoire de vie ni d’histoire de famille, ces
l 'a r t i f i c e d e la s i n c é r i t é » Elle se carre donc à personnages sont isolés les uns des autres, et
un bord du cadre, habillée en noir, en plan le projet de C h a n t a l A k e r m a n p a r C h a n t a l
large, lisant un texte préparé. Qu’est devenu A k e r m a n ne sera pas d’essayer de les recoudre
le corps de la cinéaste qui se précipitait dans sur la trame autobiographique. Le discours parcourant le monde d’est en ouest, de M; --
les images de S a u t e m a v i l l e ou J e tu il e l l e , selon lequel la cinéaste a toujours laissé cou à New York, au gré de visages et de ce—s
peut-être pas en toute sincérité mais, comme sourdre sa propre vie dans ses images est ici innombrables. Dans l’installation S e l f p o r ^ j h
elle le dit à présent, « s a n s v e r g o g n e » ? Ques­ accepté dans son efficacité suffisante et donne Chantal Akerman reprendra ces matières r _-
tions de déchaînement et de pudeur, d’igno­ prétexte à une sorte de florilège de figures. Ce transformer le désenchaînement en esr_._
rance et de savoir, de jeunesse et de vieillesse. qui motive leurs enchaînements est tout autre. ment des images - comme une autre façon c.
Le temps a passé : « M o i j e , c i n é a s t e d e n o tr e A la fin de son monologue, Chantal Aker­ retrouver la « g r a n d e u r » perdue et sce .
t e m p s / D e n o t r e t e m p s p e r d u », et l’époque a man explique que sa grand-mère peignait en ainsi son seul vrai pacte autobiographique
changé. Il y avait déjà bien longtemps que la cachette - parce qu’il n’était alors pas accep­ C .B
cinéaste n’était pas apparue dans l’un de ses table qu’une femme passe du temps à créer
films (depuis le très court M a l le t- S t e v e n s , en des images... Ces toiles, elle ne les a jamais
1986), mais celui-ci affronte et règle directe­ vues. Sa mère en garde de vagues souvenirs :
ment la question. Au corps muet des débuts se « C ’é t a i t d e t r è s g r a n d e s to ile s . » « Ç a d i s a i t
substitue un corps essentiellement parlant, p r e s q u e t o u t », commente la cinéaste. « D e
monologuant ; au corps propre agissant se g r a n d e s to ile s a v e c d e s v is a g e s q u i m e
substitue un corps virtuel, composé d’images » Dans
v o y a ie n t, a d i t m a m è r e . E t c 'e s t to u t.
provenant d’autres films, proposant - si l’on un
C h a n ta l A k e r m a n p a r C h a n ta l A k e r m a n ,
veut d’abord les accueillir ainsi - autant de désenchaînement des images se substitue au
figurations possibles du sujet autobiogra­ déchaînement du corps pour donner à chacune
phique. L’époque a changé : il faut maintenant ces dimensions, cette grandeur ou cette « vas-
plaider, en acte, pour un peu de réflexion et de titude » flottant comme un sentiment nostal­
discrétion, et trouver un autre mode de déchaî­ gique dans l’évocation des peintures de la
nement. grand-mère. Les séquences, de durées très
C h a n t a l A k e r m a n p a r C h a n t a l A k e r m a n se variables, paraissent toutes autonomes, parce
construit en effet à partir d’une idée simple : qu’elles bouclent un événement narratif ou
élaborer un autoportrait à partir d’extraits de plastique mais surtout parce que, selon l’es­
plusieurs films de l’œuvre, traités comme des thétique de la cinéaste, elles laissent chaque
rushes ne contenant en vérité aucune image fois gonfler toutes les puissances d’une seule
représentant la cinéaste, mais l’évoquant en composition, d’un même rythme de couleur
puissance. L’apparition inaugurale et la lecture ou de mouvement, jusqu’à en épuiser les
d'une sorte de texte introductif est, selon ses influences ou les effets sur le spectateur. Et
mots, « u n d é t o u r » par rapport à ce projet ; il puis, seconde vastitude, l’éclatement des attri­
cède à la commande et pose, comme en équa­ butions de figure par le désenchaînement des
tion, la différence du corps aux images. Mais plans étend l’idée même de l’autobiogra­
on comprend très vite que la seconde partie de phique aux dimensions d’un devenir pluriel,
cet autoportrait est aussi un détour par rapport toute une dispersion de destins sur des lignes

210
Sud
par Vincent Dieutre

Bien sûr, c’était dans le contexte du festival de Ainsi, dépliant dans le temps filmique la sub­ toute son horreur de fait divers. Et, comme
Cannes, mais je sais que moi, je n’ai vu que ça, jectivité radicale des gestes fondateurs du mini­ infectée par la contagion du mal absolu qu’elle
que S u d . Les projections en vidéo n’étaient pas malisme (monochromes, sauts dans le vide, abrite, qu’elle tolère, la beauté des lieux se fait
encore ce qu’elles sont aujourd’hui ; c’était objets absents, retraits), elle les livre avec empoisonnée, lourde de la résignation appa­
d’ailleurs une première à la Quinzaine, le risque « candeur et brutalité » à l’irruption sourde, rente de ceux que l’on a blessés, de l'impuis­
était certain. Beaucoup avaient quitté la salle, dis­ derrière les images, du littéraire, du politique sance renseignée des autorités blanches.
crètement, après avoir regardé leur montre, un aussi. Son S u d ne pouvait ainsi être que le sud Sans complaisance aucune, Chantal Aker­
peu coupables de céder à l’impatience, conscients du sud du Lower Manhattan, celui des planta­ man élabore ce feuilletage terrible et lancinant
de rater quelque chose d’important. Car une tions, celui d’autres H is to ir e s d ’A m é r iq u e s . et resserre peu à peu l’écheveau documentaire
chose était évidente pour chacun : se jouait là un Au départ, il s’agit encore d’établir un terri­ sur le lieu de l’horreur : une route goudronnée,
événement dont l’enjeu trouait le flux confortable toire, d’en tracer les lignes de fuite, de le ponc­ a priori sans histoires. Dans l’église toujours
et coloré du festival, et qui confrontait sans ména­ tuer. Nous sommes au Texas, mais pas celui de aussi blanche, les corps noirs se serrent autour
gement chacun d’entre nous à des questions de Dallas et du pétrole. Celui plutôt qui borde les de leur douleur, ils chantent. Les enfants sont
fond que les effets d’équivalence festivalière états du vieux Sud, vers le comté de Jasper. sur leur trente-et-un.
tamisent le plus souvent : Pourquoi suis-je ici ? Devant l’église immaculée, on tond une Avec la même candeur frontale, les témoi­
Qu’est-ce que j ’attends du cinéma ? D’où vient pelouse. La caméra longe sans faillir les ran­ gnages s’additionnent, du shérif Rowles statu­
que ces lannes m’ourlent d’un coup les paupières gées de maisons de bois rafistolées, puis la frise fié entre deux drapeaux, au frère de la victime
sans que je comprenne immédiatement leur monotone des « Projects » ; de grosses voitures qui n’ose pas vraiment se plaindre, en passant
étrange itinéraire ? anonymes la dépassent, laissant derrière elles par un spécialiste intarissable de l’Aryan
Depuis j ’ai souvent revu S u d , et si j ’ai lon­ de minces fantômes vidéo. L’image de S u d est Supremacy. La nuit tombe quand la caméra
guement réfléchi à la place du film dans l’œuvre d’autant plus impartiale, métallique, qu’elle a numérique reprend son arpentage infatigable ;
de Chantal Akerman, je n’ai jamais pu me perdu son grain pittoresque d’image pellicule. des passants lui font signe. Au chant des
défaire du sentiment d’avoir aussi aimé ce film La caméra ne peint plus, elle témoigne, elle grillons se mêle le crissement des lignes à haute
contre d’autres, comme on choisit son camp, veille, elle glisse. tension, mais nous le savons maintenant : sous
irrémédiablement. N e w s f r o m H o m e m’avait, à L’habitat se fait plus épars ; d’une autre et cette tiédeur moite, rien ne cicatrise de cette
seize ans, fait entrer en cinéma ; et S u d , mainte­ tout aussi blanche église, nous parvient un gos­ guerre du sec, du lisse, contre le vivant. Et la
nant que j ’étais réalisateur, me soufflait qu’il fal­ pel instable. Voilà les champs maintenant, plus force de S u d est de faire ressentir physique­
lait tenir bon, persister et signer, garder le cap. verts que nature. 11 doit faire chaud car l’air est ment, maison après église, rivière après champ
Car c’est à partir des films comme S u d , saturé du bruissement obsédant des criquets, de coton, cette non réconciliation centrale.
qu’on pourrait appeler « documentaires des grillons, et le spectateur suffoque devant la Alors et alors seulement, une fois que ceux
contemplatifs » (H ô t e l M o n te r e y , N e w s f r o m beauté musquée des choses et l’avalanche des qui regardent leur montre auront quitté la pro­
h o m e , D ’E st, D e l ’a u tr e c ô té ) que me semble souvenirs enfouis. Tout revient d’un coup, des jection, nous pourrons refaire la route, suivre le
s’organiser tout le Lavai 1de Chantal Akerman. facéties d’Huckleberry Finn jusqu’au goût chemin de mort de James Byrd Junior, traîné
Comme s’ils étaient l’axe autour duquel vien­ sucré du Southern Confort, et là où finit la sur quatre kilomètres cinq par un camion que
draient s’entrelacer d’autres fils d’Ariane : Le vieille route, un train de rouille passe. conduisaient trois jeunes blancs. Et même si les
burlesque (de S a u t e m a v i l l e à D e m a i n o n Mais (car il y a toujours un mais chez Aker­ lambeaux de corps ne sont plus figurés sur l’as­
d é m é n a g e ), le musical (des A n n é e s 8 0 à A v e c man) il semble y avoir quelque chose de pourri phalte que par les cercles tracés de la main d’en­
S o n ia W ie d e r - A th e r to n ), et la spatialité (les ins­ au pays d’Uncle Ben. Sous les vérandas des quêteurs minutieux, c’est toute la violence du
tallations). C’est cet axe fondateur qui, dans noirs, au roulis des balancelles, les langues se monde qui se dessine lentement quand le der­
mon atlas émotionnel, a toujours lié ces films délient, les Fenders d’occase égrènent un blues nier plan nous emmène par les virages cares­
au grand classicisme minimal américain d’un de mort. Rien ne changera jamais. Tout est si sants de ces trois miles qui n’en finissent pas, la
Richard Serra, d’un Robert Ryman ou d’un terriblement à sa place. caméra figée dans le goudron pâle. Les criquets
Cari André. Et, bien plus, qu’un rejeton ultime S’immisçant furtivement dans ce territoire à continuent de rythmer la beauté des choses, ten­
de La Nouvelle vague, Akerman se révèle la somptuosité engluée de littérature et de mari­ tant de nous distraire, des voitures pressées nous
enfant du cinéma de Michael Snow et de gots, va surgir dans le film le tranchant de la doublent, agacées, mais nous tiendrons jusqu’au
Warhol, fille de Brooklyn plus que de Chaillot. violence la plus tragiquement banale et nous bout, arrimés à l’entêtement de Chantal Aker­
Son œuvre filmée s’ancre davantage dans la comprendrons, allusion après allusion, de man, à la colère sans appel de l’Art.
grande aventure artistique de la modernité amé­ témoignages indirects en relevé juridique, V D .

ricaine que dans la cinéphilie Montparnos. qu’ici à Jasper, le racisme a encore frappé dans ( c in é a s te )

211
La Captive - J'ai faim, j'ai froid
par Sylvie Testud

Après avoir vu L e s R e n d e z v o u s d ’A n n a , d’Ariane ? me demande Chantal.


J e a n n e D i e l m a n , H i s t o i r e s d ’A m é r i q u e . . . je Je suis surprise.
vais rencontrer Chantal Akerman. - Je ne sais pas exactement qui elle est. Je
J’ai 26 ans et je lis un scénario « La Cap­ ne l’imaginais pas passive. Je l’imaginais
tive », une adaptation d’un des livres de Mar­ libre.
cel Proust, L a r e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u Chantal me sourit.
« Albertine prisonnière ». Nous ne nous connaissons pas, mais nous
L’histoire d’Ariane et de Simon. savons qu’Ariane n’a pas besoin de prouver
Je peux à peine dormir, quand j ’ai refermé son existence. Elle est sûre qu’elle existe
le scénario. même sans personne pour en témoigner.
J’ai refermé le scénario, et j ’ai cette sensa­ - C’est Simon le vrai captif, dit Stanislas.
tion que j ’ai refermé un monde que je viens Nous allons Stanislas et moi travailler avec
d’entr’apercevoir. Chantal durant deux mois. Nous serons Ariane
J’ai lu durant une heure et demie. Je me et Simon. Bien d’autres acteurs plus aguerris
suis trouvé plonger dans un univers qui ne me auraient pu tourner ce film. Non, cela importe
quitte pas de la nuit. peu. Elle dit : Sylvie et Stanislas.
Je sais que je n’ai pas compris. Je sais qu’il Je n’ai pas vu tous les films qu’a faits
me manque des éléments. Je sais que je suis Chantal.
bouleversée. Pourquoi ? Comment est-ce pos­ Je vois ses documentaires. Son travail avec
sible ? Delphine Seyrig, Aurore Clément...
Oui, je veux rencontrer Chantal Akerman. Je vois un court métrage : J ’a i f a i m , j ’a i
Je suis impressionnée. fr o id .
Pourvu que la sérénité et le sentiment de Je n’oublierai jamais ces deux jeune filles,
liberté que j ’ai éprouvés durant la lecture ne légères, à la voix claire, entrant dans ces res­
me quittent pas. Le temps s’est arrêté dans taurants pour bourgeois, ces brasseries pour
mon appartement, dans ma chambre. Il n’y nantis. Elles chantent à tue-tête : J’ai faim, j ’ai
avait que Simon et Ariane. froid !
Chantal Akerman ne me donne pas de Je n ’oublierai jamais ces deux petits
réponse. Chantal me sourit. Je découvre un clowns tristes. Leur regard pétillant, leur large
être clair et généreux. sourire, leur gaieté et l’émotion qui était la
Un acteur est là, Stanislas Méhrar. Nous mienne.
allons dire ce texte devant son auteur. L’image si forte de ces deux êtres qui pré­
Le temps s’arrête de nouveau. fèrent sourire.
Nous avons fini de dire ce texte. J’ai le Elles sont si proches de Chantal qui dans
sentiment de n’avoir même pas essayé de S a u t e m a v ille rit de tout. Même de sa propre
jouer. Stanislas non plus. disparition.
Pourquoi ? Les questions s’enchaînent dans Le sourire de Chantal est si lumineux.
ma tête. Pourquoi n’avons-nous pas essayé ? Si lumineux... Que...
Cet acteur a-t-il eu ce même sentiment que - Est-il nécessaire de le nommer ?
moi ? Je pense n’avoir pas essayé par peur - Non, je ne sais pas.
d’abîmer les répliques. Eviter la vulgarité de - Dois-je tenter l’explication ?
la volonté. - Non, je ne peux pas.
Ce texte est plus fort que l’idée, plus fort Lorsque j ’ai abordé pour la première fois
que toute décision, je le sens. Qui est cette un texte de Chantal Akerman, j ’étais heureuse
femme qui nous a mis dans cet état ? Nous de me souvenir du texte de Paul Claudel, P a r ­
n’avons pas fait de bons essais. Nous le ta g e d e m i d i :
savons, Chantal, le sait. Nous discutons un « Il ne faut pas comprendre mon cher
peu tous les trois. Mesa, il faut perdre connaissance... »
- N ’as-tu pas peur de la passivité S. T.

212
De l'autre côté
par Caroline Champetier

Nous étions plus jeunes, et avions le regard de détection, arme avant tout, que cette image,
plus clair qu’aujourd’hui. Chantal était déjà me blesse autant.
plus libre que beaucoup de cinéastes, plus Je dis qu’elle me blesse parce que j ’ai
libre que moi. Elle venait de faire J e a n n e beaucoup de mal à m’en défaire, comme si
D i e l m a n , déjà fait S a u t e m a v i l l e et H ô t e l une brûlure ophtalmique l’avait collée au fond
M o n t e r e y , sa liberté me subjuguait. Avec elle de ma rétine, et quand je revois ou je repense
c’était toujours de l’ordre d’une expérience. au film, chaque plan est chassé par elle,
Au début de son cours sur Spinoza, Gilles enchâssé d’elle.
Deleuze dit : « Nous sentons et nous expéri­ Reprenons au début - le plan d’un jeune
mentons que nous sommes éternels. » Chan­ garçon -, débardeur blanc, peau mate de
tal Akerman m ’a aidé à ça, sentir et mexicain, debout, sans doute devant chez lui,
expérimenter l’éternité avec le cinéma. la porte est ouverte au fond, le trou de lumière
Un jour elle m’a parlé de Michael Snow et d’une fenêtre, blanc transpercé comme plus ricano-mexicaine, puisque tout est fait p : _r
plus particulièrement de L a R é g io n C e n tr a l e , tard les femmes, les corps qui avancent dans qu’ils passent plutôt là qu’ailleurs, et qu'on z::
elle décrivait ça comme une expérience inou­ les champs, sous la caméra infrarouge. Il parle plus qu’à vérifier leur nombre sur l'image e:
bliable, elle comparait le film à un western, lentement, clairement, il a pensé à passer de le nombre des cadavres plus tard. La violence
elle disait tu ne peux pas imaginer le suspense l’autre côté à aller vivre là-bas où tout est pos­ du film, outre l’enchaînement des plans, c'es:
que c’est d’attendre le ciel, la caméra décrit, sible, c’est son frère qui y est allé et voilà ce de nous rendre spectateur de cette image, au
caillou après caillou, le sol en cercles concen­ qui lui est arrivé... 11 est debout, légèrement à même titre que ceux qui s’en servent comme
triques qui s’élargissent autour du point où le droite de l’image ; tout le film sera cadré avec arme. De la douleur entendue, comprise de'
plan a commencé, et tout à-coup, le ciel arrive un grand sens de la composition même plus familles des morts et de ceux qui continueront
là-dedans, là on comprend qu’on est sur une tard les plans du shérif derrière son bureau de passer parce qu’ils n’ont pas d’autre choix,
montagne, perdu, sans âme qui vive, la terre, avec le petit camion jouet posé dessus, ou du de la parole de ceux qui regardent la faim et
le ciel, c’est incroyable. restaurateur raciste qui rentre et sort du champ de ceux qui organisent les passages en créant
Je suis allée voir L a R é g i o n c e n t r a l e peut- espérant ne pas être filmé mais n’ayant pas un goulot d’étranglement vers le désert, on
être même avec elle, j ’étais d’accord, je sen­ peur de ce qu’il dit. Les plans d’espaces, de arrive à l . a .
tais surtout cette addiction au plan, à la durée, paysages, fixes, jouant sur la durée, toujours En quelque sorte, cette image m'a brûlé les
à l’espace que provoquait le cinéaste, cette exacte, ou travellings imperturbables. Souve­ yeux ; vue autrement (hors du film) je l'aurais
puissance à me convoquer, à sentir, sans mots, raineté de chaque plan, évidence de chaque regardée techniquement : comme une perfor­
sans fiction aucune, sinon celle du mouve­ raccord. mance ; voir dans le noir, esthétiquement : du
ment de la caméra, je sentais l’espace et le Le film se déroule des larmes au crime noir et du blanc en mouvement comme de
temps, le cinéma. comme le premier mouvement (dit de la l’huile dans de l’eau (je ne peux pas ne pas
Si je parle longuement de cet épisode, c’est « pelure d’orange » de L a R é g i o n c e n t r a l e ) penser d’ailleurs qu’Akerman y voit une cer­
que souvent les films d’Akerman m ’ont jusqu’au choc, c’est-à-dire en un seul mouve­ taine beauté) mais elle est cinéaste avant tout
convoquée à cct endroit de la sensation et de ment non qu’il soit composé d’un seul plan, et cette image (le plan) arrive au terme d'une
l’expérience, à cette addiction au plan, à sa mais parce que le cercle de la douleur s’élargit pensée filmée sur une situation précise, à la
durée avant qu’un autre me reprenne par le progressivement. De cette vieille femme bri­ frontière du pays le plus dominateur de la pla­
cou, par la main, par la taille. sée de chagrin par la mort de son fils et de son nète, comme le risque ultime de l'image, mer
L’année dernière je préparais un documen­ petit-fils, de plan en plan, on arrive aux bour­ (le deuxième commandement de Dieu).
taire sur Y E s t avec Bojenah Horakova, elle reaux, d’abord ceux qui laissent faire puis Le film ne se termine pas là, les violon­
m’a demandé, elle et Vincent Dieutre, je crois, ceux qui commentent et commettent le crime celles se sont levés pendant le temps comme
de regarder D e l ’a u t r e c ô té . Le film m’a sidé­ jusqu’à cette image noire et blanche filmée la une douleur lancinante qui commence après le
rée. De nouveau je me suis trouvée, sommée nuit par une caméra de surveillance infra­ choc, débute un plan très coloré, phares et
de silence et de regard, mais là, Akerman rouge, on ne voit rien, on est terrifié, il y a des feux arrière des voitures qui roulent sur la
m’emmenait à un endroit que dès le début du bruits comme des tirs, d’explosions, et sou­ route de Los Angeles et Chantal parle d'une
film, on pressent comme invivable. dain on distingue la colonne des hommes, femme, une mère, passée de l’autre côté,
C’est étrange d’ailleurs que faisant moi- enfin des femmes, en file indienne qui passent vivante mais disparue pour les siens.
même des images, celle-là, enregistrée, image la frontière à travers champs et s’enfoncent C. C.
produite, ni élaborée ni pensée, simple moyen dans les zones désertiques de la frontière amé­ ( c h e f- o p é r a tr ic e )

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Demain on déménage (2003)
par Jacques Mandelbaum

Un piano noir flotte dans les airs, découpé sur capharnaüm, où lévitent quelques personnages
un fond de ciel bleu. Ce premier plan de D e m a in en rupture de ban : Madame Wienstein mère
on d é m é n a g e , associé au contrechamp qui le suit (Aurore Clément), professeur de piano évanes­
(une foule concentrée observant depuis le trot­ cente, qui revient s’installer dans le lit de sa fille
toir l’oscillement de l’engin), donne une assez à la mort de son mari. Sa fille, Charlotte (Sylvie
bonne idée de ce qui va suivre : un spectacle Testud), supposée écrire un roman érotique, tâche
incongru, une suspension du sens, un public dont elle s’acquitte avec un sérieux de bénédic­
interdit. Rien que de très ordinaire en somme tin. Monsieur Popemik (Jean-Pierre Marielle),
s’agissant de Chantal Akerman, si ce n’est qu’on agent immobilier cafardeux qui fait visiter des
a affaire, cette fois, à une œuvre à ce point mal­ appartements qui sentent inéluctablement la
aisée et malaisante qu’elle déconcertera jusqu’au Pologne. Et puis le défilé des acquéreurs poten­
cercle des plus fervents admirateurs. 11n’est pas tiels qui passeront par l’appartement quand la
simple d’expliquer pourquoi. Proposons ceci, mère et la fille auront, derechef, décidé de mettre
qu’on emprunte pour l’occasion à un piétiste les voiles. Pendant ce temps, sans discontinuer,
hassidique dont on a évidemment oublié le nom une kyrielle de poulets rôtis embrument le théâtre
(l’impossible remémoration est part intégrante des opérations, tandis que les aspirateurs et les
du sujet) : parce que ce film est « un cri sans voitures crachent d’épaisses fumées noires. Ça
voix, un agenouillement debout, une danse chante, ça grince, ça couac. On croirait du Fass-
immobile ». Et une comédie qui coince, là où ça binder revisité à l’aune du théâtre yiddish. Entre
fait le plus mal, là où tout le monde est en train les deux : un gouffre de six millions d’êtres vola­
d’oublier pourquoi c’est là que ça fait le plus tilisés corps et âme, à partir duquel cette fantaisie
mal, ajoutera-t-on humblement. tente, vaillante et désespérée, de prendre son élan.
Tranchons le mot : D e m a in o n d é m é n a g e est Résultat : un film malade, un film marrane, où
un film juif, le film sans doute le plus juif chaque chose - langage, personnage, objet -
jamais réalisé par Chantal Akerman. Pas un recèle comme une sombre doublure.
film américain (en dépit du burlesque), pas un La comédie y naît des flancs de la tragédie,
film belge (en dépit du surréalisme), pas un le désir y prend son essor depuis l’anéantisse­
film français (en dépit de la langue), pas un film ment. Ce petit monde à l’envers que dépeint le
classique (en dépit du genre), pas un film film révèle rien moins que l’envers du monde,
moderne (en dépit de la subversion du genre), ce lieu destiné à ne jamais être ni vu, ni repré­
et surtout pas un film universel (en dépit du fait senté. Jadis figuré, dans le cinéma de Chantal
qu’il parlera à qui voudra le comprendre). Donc, Akerman, à travers le dénuement de l’espace et
un film juif, pour choquant que puisse paraître l’évidement des personnages, c’est ce même
le qualificatif aux yeux de ceux à qui il poserait lieu qui ne cesse de la hanter aujourd’hui, en
encore problème. Soit, au pied de la lettre et de disant son nom, qui est celui de la promiscuité,
son sujet déclaré, un film qui se demande com­ du chaos et de la mort. Ce trop-plein semble
ment habiter le monde autrement qu’en démé­ rétrospectivement nous éclairer sur la nature du
nageant, mais aussi bien comment y vivre avec vide qui a longtemps hanté son œuvre. Tels les
autrui autrement qu’en faisant bande à part, meubles dont se débarrassent sur le trottoir, nui­
comment se raccorder à une expérience impar­ tamment, les protagonistes du film à mesure
tageable autrement qu’en la vivant comme que l’appartement et la mémoire s’encombrent,
symptôme, comment sc délester de ce poids Chantal Akerman pose donc, plus que jamais,
infini autrement qu’en le fantasmant plus léger avec D e m a i n o n d é m é n a g e la question de la
que l’air ? Un film de plomb qui se rêve en ape­ possible transposition, et plus encore du pos­
santeur, une fantaisie mal aimable, une œuvre sible partage, d’une expérience infiniment
contre nature. Et contre la nature en général. intime, singulière et douloureuse dans l’espace
Rien de politiquement, socialement ou esthé­ public par une opération de l’art.
tiquement correct là-dedans. Un huis clos étrange J. M.
et oppressant dressé dans un appartement- (L e M o n d e )

214
215
D'Est : au bord de la fiction
par Danièle Hibon

« Je dirais que j ’ai envie de faire un film travailleuses, courbées vers la terre et nous autre travelling ultérieur : longue théorie
là-bas, parce que là-bas m’attire. Le film fini, dépassent jusqu’à vider le plan. silhouettes pressées dans la lumière bleutée _.
je me suis dit, c’était donc ç a , encore une fois D ’E s t laisse venir le réel, la cinéaste se petit matin, venant d’immeubles parsem:
ç a . » C’est ainsi que Chantal Akerman for­ laisse aller à sa confiance dans les mouve­ dans un désert glacé et marchant vers d"au:r_
mule alors l’hypothèse d’origine, celle d’une ments du monde. Plusieurs plans sont de véri­ immeubles d’une banlieue de Moscou.
« scène primitive » qu’elle dépasse à chaque tables « Vues Lumière », tel ce carrefour de Le rythme du film s’organise en déplace­
œuvre terminée et qui la pousse aussi à aller routes de campagne : une voiture jaune tra­ ments entre stases et mouvements : les ph_-
ailleurs. Peut-être est-ce aussi ce qui constitue verse rapidement le premier plan, dans le fixes organisent un espace d’ordre pictural
D 'e s t comme un film différent par son effet, silence revenu, un bruit de charrois s’annonce tandis que de longs travellings latéraux <œ
son « chant » d’action, une affaire de tonalité, à droite d’un arbre planté au bord d’une route déplaçant souvent de gauche à droite)
de proximité avec l’inconscient, de l’enfouis­ transversale. Apparaît un petit chien puis deux vaillent la répétition jusqu’à l’hypnose.
sement des affects. chevaux tirant un grand chariot à moisson et Le film est scandé d’une dizaine de por­
Le générique défile sur un plan fixe de le plan s’achève sur ces suspens... traits de femmes :
nuit qui pourrait sortir des R e n d e z - v o u s Ou cette autre « Vue » de nuit : un autre Une jeune femme en robe rouge au
d ’A n n a ou de N e w s f r o m h o m e : confronta­ carrefour dont l’asphalte mouillée reflète les manches bouffantes est assise sur un car..:-;
tion colorée entre les bandes horizontales éclairages tandis que des tramways remplis de vert vif sur la droite du cadre. Ses mains rer -
d’une autoroute, prise entre les voies, palis­ noctambules bruyants, menacent les bords du sent sur ses genoux et tiennent une lettre
sades et glissières. Mais dans cette rigueur cadre, ce plan parait illustrer un poème ( E A l­ ouverte qui frémit. Un souffle d’air gonfle h
formelle familière de la cinéaste, on inter­ c o o l s d’Apollinaire : rideau de voile blanc qui couvre le fond d_
prète aussi la brutalité des voies de pénétra­ L e s tr a m w a y s f e u x v e r ts s u r I ’é c h i n e cadre et éclaire la scène d’une lumière opak>-
tion rapides vers l ’est, sorte d ’entrée M u siq u e n t a u lo n g d e s p o r té e s cente. Elle nous regarde, un sourire indistir._■
chirurgicale dans le vif de la chair géopoli­ D e r a ils l e u r f o l i e d e m a c h i n e s aux lèvres, tandis que le refrain populaire u_
tique tandis que le titre s’annonce dans le On ne peut oublier le seul travelling de la plan précédent remplit son espace et sembie
vrombissement des véhicules hors-cadre. première partie : la caméra se déplace de la en dissonance avec son recueillement à la Yer-
D ’E s t résonne comme un immense espace droite vers la gauche et suit une vieille femme meer.
jusqu’aux confins de la Sibérie, un réservoir que des voitures ou des poubelles cachent de Une autre femme souriante assise au beu:
de nos origines, de notre histoire, de notre temps en temps. Dans la lumière crue d’un d’une table qui vient en biais jusqu’au bord u_
imaginaire, un hors-champ. matin d’été, elle marche sur le trottoir, le long cadre. L’intérieur est confortable et soigné, pi*
Paradoxalement, c’est par une trentaine de d’immeubles d’avant-guerre. Elle marche vite, de télé mais une énorme radio des années 5C
plans fixes interrompus par un seul travelling les pieds nus dans des savates, un sachet de La lumière tamisée par un rideau blanc es:
que commence ce chemin vers l’Est, vers la plastic rouge chiffonné dans sa main, penchée douce, et vient de la fenêtre ouverte sur i;
Russie à travers l’Allemagne et la Pologne. en avant comme un « homme qui marche » de droite qui laisse entrer le vacarme de la circu­
Après le générique, les premiers plans dessi­ Giacometti, comme d’autres « gens qui ont lation estivale. Sur la table, deux tasses à café
nent le début d’une trace comme celle d’un survécu malgré tout et qui chaque jour trou­ et un petit sucrier argenté.
avion dans un ciel d ’été, au-dessus des vent la force de mettre un pas devant l’autre » Une femme âgée assise de biais à gauche
grandes plaines où seuls les peupliers rafraî­ dit Chantal Akerman. du cadre. Le bras gauche posé sur la table, ies
chissent l’air par l’image du bruissement de Tels ces gens encore qui traversent les cinq mains reposant sur ses genoux croisés, eh-
leur feuillage. Ensuite, les bords de mer appar­ derniers plans-séquences de la première par­ regarde devant elle, à l’extérieur du cadr.
tiennent aux oisifs, les rues aux familles en tie. Ils ont la détermination et la force dite Dans son dos, une fenêtre voilée de blar.:
fête, les après-midi aux concerts, les nuits aux « du désespoir », tant leur énergie à traverser éclaire doucement la composition qui évoque
promeneurs et aux danseurs de rock. une nature aussi hostile semble venir du fond de nombreux « intérieurs » Nabis. Le jaune du
On sait que la cinéaste aime intervenir sur de la terre et de l’histoire de l’Europe. Ils gra­ bouquet de fleurs fait chanter le ton du papier
le monde par le cadrage qui structure l’action. vissent de grands paysages de neige, en sui­ peint aux motifs floraux délavés, le rouge du
D ’E s t donne naissance à une nouvelle vant des routes ou à travers champs ; ils corsage à petits carreaux celui des chaises, ie
approche : la géométrie est celle des mouve­ portent tous des sacs, des paquets, résignés, bleu du gilet celui des fleurs du petit tablier
ments dans l’image qui créent les tensions à courageux, aussi démunis que ceux dont les qu’elle porte coquettement. De la table recou­
l’intérieur du plan. Ainsi ce plan du « ramas­ pas crissent sur la neige gelée avec le croasse­ verte d’une nappe de dentelle blanche, peur
sage de betteraves » dont la ligne de fuite des ment des corbeaux de L ’H i v e r de Brueghel. un linge brodé dont les traces de pliage é \ -
sillons de terre gelée, laisse venir à nous les Sont-ce les mêmes qui déambulent dans un quent les natures mortes de l’Ecole du Nord

216
Le silence règne dans cette atmosphère feu­
trée et méditative.
Ces trois portraits de femme font irrésisti­
blement songer à J e a n n e D i e l m a n dans l’ap­
parence paisible de leur isolement, leur
solitude et l’immobilité qui baigne leur envi­
ronnement.
Dans les portraits suivants, le cadrage est
resserré, l’espace rendu souvent étouffant par
le nombre d’objets, de personnes dans le plan
ou hors-champ mais dont on entend la voix.
La télé est omniprésente, l’écran souvent
allumé, et la musique ou les chansons enva­
hissent l’espace sonore.
Toutes ces scènes d’intérieur semblent
construire la fragile structure d’un « chez soi » du lieu, de l’activité, de la destination, du but, Dans une 2e salle éclairée par A -. _ .
désespérément sauvé du désespoir. est révélée par la tonalité de ces fresques : des lumière des téléviseurs, le spectateur r . _:
Tout ce qui touche l’espace privé fait l’ob­ tons incertains de jaune et de vert pour les déambuler dans un espace constitue de r _ :
jet de l’obstination des femmes à maintenir, à intérieurs, des passages de nuit blanche au groupes de trois moniteurs installes à rau::- _r
préserver l’habitation comme refuge contre bleu pour les extérieurs, ainsi que ce ton de d’homme. Cette promenade évoque sur ur.
l’extérieur, l’accumulation de tissus, tentures, rouille du temps qui « en temps qu’élément de autre mode la cohabitation humaine, s: _ ;r:
napperons sous de pauvres objets, habillent le beauté... incarne le rapport entre l’art et la urbaine, du film. Cette impression es: m u r -
dénuement mais aussi créent un espace-tam­ nature » selon Andreï Tarkovski. fiée par le montage en boucles de \ ira: u
pon avec Lespace collectif. Ces femmes ont le Le mouvement latéral mais aussi parfois séquences de trois minutes qui insister.: s .
regard impassible des « gardiennes » du per­ circulaire de la caméra renforce l’impression redites de défilements, de stases, d’ace ris ce
manent. onirique d’irrésolution. De même, la distance couleurs et de sons, de rimes de narra:: : r
Au début du film, Chantal Akerman, avec d’où la cinéaste capte le défilement épipha- bord de la fiction ». L’impression la pl'us :r:
des mots qui évoquent l’intertitre légendaire de nique des visages qui se donnent ou se refu­ blante étant sans doute, dans Tintimi:e ie lu
N o s fe r a tu 1- raconte son voyage et son arrivée sent sur tous les registres de l’émotion ou de nuit bleue, d’échanger un regard, à haum :
à Moscou : « Alors, je suis entrée dans quelque la lassitude. Ces visages laissent affleurer : d’yeux, avec un homme ou une femme. ; _
chose d’opaque ». L’extérieur et l’intérieur col­ « une musique qui s’étend jusqu’aux confins vous fait baisser les vôtres.
lectifs (rues, banlieues, cours, trottoirs, les halls de nos âmes ». Cet effet de dévoilement est, Dans la troisième pièce obscure, rf-s
de la gare de Moscou) sont les décors de longs comme dans le rêve, lié à la volupté de Tin­ intime, sur le sol est posé un moniteur. Sur
travellings, prolongements du récit sous un finiment différé, pendant que le bruissement l’écran l’image dilatée d’un éclairage urbain,
autre mode, celui du temps : « Le temps est un de la vie ou de voix indistincte, nous main­ un halo de lumière ? Un fantôme d'image.
état, la flamme où vit la salamandre de l’âme tient dans l’état d’un seuil cl’cndormisse- Chantal Akerman lit deux textes : un extrait
humaine » écrivit Andreï Tarkovski. ment. de l’Exode qui évoque l’image interdite de la
Cet état temporel est structuré dans cette Le film s’interrompt sur une interminable tradition juive et sur fond de violoncelle solo
partie du film comme le récit du rêve, oral ou file d’attente : « Le temps qui voit tout t’a joué par Sonia Wieder-Atherton un extrait du
écrit. La caméra longe d’interminables ran­ trouvé malgré toi » dit le chœur à Œdipe. synopsis retravaillé :
gées de personnes en attente, comme une frise C’est ce film sans fin qui est la compo­ « Le film fini, je me suis dit, c’était donc
indéchiffrable, dans un temps apparemment sante centrale de l’installation créée d’abord ç a , encore une fois ç a ».
sans fin où les ralentissements et les accéléra­ aux Etats-Unis au San Francisco Muséum of D. H.
tions du mouvement semblent liés à des appa­ Modem Art et au Walkcr Art Center de Min­ (M u sé e d u J e u d e P a u m e)
ritions de destins scellés. neapolis puis à Paris à la Galerie nationale du
La caméra longe d’interminables rangées Jeu de Paume, en 1995. 1. « Après qu’il eut passé le pont, les fantômes vinrent
de personnes en attente. On sait obscurément Dans une première salle obscure, le spec­ à sa rencontre »
2. « Le bleu est l’obscurité devenue visible » Paul
que ces gens attendent le ravitaillement, les tateur est invité à regarder sur un écran, le film Claudel.
trains ou les autobus, mais l’indétermination dans sa totalité.

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Selfportrait - Autobiography in progress
par Cyril Beghin

Découverte avec l’installation D ’E s t : a u


(1995), la possibilité concrète
b o r d d e la f i c t i o n
de séparer spatialement les plans qu’un film
monte temporellement est étendue à l’ensemble
de l’œuvre avec S e lfp o r tr a it/A u to b io g r a p h y : a
w o r k in p r o g r e s s (1998). Là où les images
D ’E s t étaient essaimées sur 24 moniteurs
actualisant par rimes, retours et associations
directes quelques-unes des virtualités de la
bande-film, ce sont maintenant principalement
deux films, J e a n n e D i e l m a n et D ’E s t , et
quelques autres, plus ou moins identifiables (on
reconnaît parfois M o t e l M o n t e r e y ) qui font
l’objet d’une sorte de restructuration. Le mot
n’est pas trop fort : tout comme les plans for­
tement composés de J e a n n e D i e l m a n ou les
travellings à la régularité impérieuse D 'E s t ,
S e lfp o r tr a it impose aux images un schéma spa­
tial d’une simplicité et d’une rigidité frap­
pantes, qui constituent la première impression
de l’installation. Disposées en trois rangées
décroissantes de moniteurs (trois pour D E s t au d’un cycle complet de l’installation elle-même cette oscillation devient avec S e l f p o r t r a i t ter.
premier rang, deux pour J e a n n e D ie lm a n der­ et a les dimensions classiques d’un film de grand mouvement ondulatoire, une sorte ce
rière, une pour des images diverses, intitulées cinéma (lh50). On peut s’asseoir derrière les battement des assignations que viendrait
« Apparitions » dans les fiches techniques), les images D E s t , devant celles de J e a n n e D i e l ­ métaphoriser directement les extinctions rég_-
images forment un triangle qui mime une sorte m a n , et assister ainsi à une sorte de remontage lières d’écrans : on ferme les lumières et cr­
de structure perspectiviste, lignes et point de du film bruxellois accompagné d’une nou­ ies rallume constamment, comme pour tou­
fuite sur lesquels s’agitent des silhouettes de velle bande-son ; ou bien circuler entre les jours remettre à zéro les pendules du récit. Le
tailles à peu près constantes. Jamais de gros moniteurs et cueillir, au hasard des associa­ père, on le cherche partout dans les image'
plans ou de détails : on voit des corps debout tions d’images et de paroles, des séries d’évo­ la mère, elle occupe les écrans de J e a n :-.
ou assis dans des poses fixes, occupés aux cations libres de figures maternelles, D i e l m a n mais aussi chaque apparition ce
tâches les plus quotidiennes ou à d’intermi­ d’histoires d’exil ou d’éloignement, de sensa­ femme sur les lignes de fuite de l’installatier.
nables attentes. Les rues enneigées de Moscou tions de froid ou de chaleur, de désolation ou Le sens est en constante expansion : les tor­
défilent au premier rang et montrent des pro­ de nostalgie. La voix semble tomber en pluie tures très riches de ce qui est dit comme de :.
cessions de foules muettes, comme sur le tamis des images, qui en retient des qui est vu s’entrecroisent non pour se serrer e'
endeuillées ; Jeanne Dielman va et vient, seule, poussières ou des caillots, coagule du sens par trouver des nœuds de montage, mais a_
de sa cuisine à sa chambre, de sa chambre à sa inadvertance, étend un récit singulier à des contraire s’espacer, relâcher dans leurs tor­
salle de bains, éteint et allume les lumières, tue dimensions collectives ou particularise un sions respectives la maille des attributions ce
le temps dans le plus sourd des massacres ; des détail sans importance du texte dans la corps, d’actions et d’histoires. S e lfp o r tr a it es:
corps apparaissent à des fenêtres, un ascenseur concrétude d’un geste filmé. comme son sous-titre l’indique, un « work
s’ouvre, quelqu’un tape sur une machine à U n e f a m i l l e à B r u x e l l e s , récit qu’on croit progress » : moins parce que Akerman l’aug­
écrire, au fond, à l’horizon de ces images. d’abord à la troisième personne, des relations menterait (elle ne l’a pas encore fait) eue
Chacun des plans est accompagné de son entre une fille vivant à Paris et sa mère restée parce que l’œuvre gonfle, s’étend au fur et _
propre son très faible, dans un concert de mur­ en Belgique, oscille constamment entre un mesure de sa diffusion, aménage des clairière
mures formant un fond sonore pour la voix de monologue attribuable à la mère et à la fille, collectives à l’intérieur du drame individuel .
Chantal Akerman qui lit, dans un hors-champ dans une indétermination fluide des identités replante quelques images de cinéma dan> _
non localisable, quelque part au-dessus ou portée par une même obsession, la mort du jardin vidéo sauvage. Manière de les rour r
entre les images, son récit intitulé U n e f a m i l l e père. Décuplée par les attributions de figures, toutes, et de montrer leur vaste puissance.
à B r u x e l l e s . La durée de cette lecture décide les incarnations que proposent les images, C.B

218
Woman Sitting After Killing
par Matthieu Orléan

De toutes les installations de Chantal Aker- motif : d’un côté la femme, de l’autre une sou­
man, W o m a n S i t t i n g A f t e r K i l l i n g est celle qui pière, qui domine à elle toute seule la partie
nous parle le plus de la picturalité de l’image gauche du plan. Cette opposition archétypale
numérique. Elle fut présentée la première fois corps animé/objet inanimé est très présente
à la Biennale de Venise en 2001, selon le dis­ dans toute l’histoire de la peinture. N’y aurait-
positif suivant : sept moniteurs y diffusent en il pas là une réminiscence inconsciente du B a r
boucle, avec un léger décalage chaque fois, le d e s F o li e s B e r g è r e s de Manet (1882), où la
même plan de J e a n n e D i e l m a n , 2 3 Q u a i d u femme siège en maîtresse sur le zinc, le
C o m m e r c e , 1 0 8 0 B r u x e l l e s . À première vue, visage droit, entourée de bouteilles de cham­
ce plan unique semble être un arrêt sur image. pagne et de pots de fleurs ? Peut-être. Sauf
Ce que vient contredire l’imperceptibilité des qu’en héroïne moderne, le corps fatigué de
oscillations du corps de Jeanne Dielman (Del­ Delphine Seyrig - Jeanne Dielman est totale­
phine Seyrig). Le regard du visiteur va de l’un ment anéanti de l’intérieur. La femme chez
à l’autre des écrans, tentant de traquer à Chantal Akerman se délasse après le crime,
chaque fois ces micro-événements furtifs. solitaire et sensuelle, prête à vivre l’expé­
Comme si le bougé avait le pouvoir de créer rience d’une vie sans hors-champ, là où, dans
du sens : le spectateur se rattache à lui, la peinture de Manet, on découvrait un
comme au seul signe visible (encore) de homme en chapeau haute-forme dans le
cinéma. Mais ses yeux vont-ils assez vite pour miroir.
anticiper ces mouvements ? Le spectateur les Cette pose finale des yeux fermés de
découvre par hasard, et ne peut jamais les Jeanne Dielman est à l’opposé de celle du
devancer. L’artiste cherche à nous surprendre, spectateur de cinéma, comme si Chantal Aker­
à bouleverser la logique narrative qui structu­ man avait eu besoin, en passant aux arts plas­
rait ses longs métrages de fiction (même les tiques, de se débarrasser visuellement de ce
plus déconstruits, même les plus expérimen­ cliché des « y e u x g r a n d s o u v e r t s ». L’identifi­
taux). Elle dissout volontairement son propre cation spectateur/personnagc est devenue
film pour en extraire une substance essen­ impossible. De ce déploiement spatial du
tielle, sans début, sans fin, sans cause, sans même, l’artiste a tiré une esthétique de collage
effet. Juste une femme (actrice et personnage qui fait se confronter plusieurs strates de lec­
à la fois), réduite à un mouvement muet, à une ture. Delphine Seyrig incarne alors près de la
attitude primitive. Après être restée longtemps soupière la lutte mythologique du cinéma qui
statique, elle souffle, puis baisse la tête bouge contre la peinture qui ne bouge pas. De
comme pour évacuer une tension nerveuse. leur lutte, certes, et de leur réconciliation
Elle la relève ensuite, et reste ainsi, contem­ aussi. La pratique de Chantal Akerman n’a
plative, les yeux désormais fermés. pour objet que la fusion des genres et la déva­
On a évoqué la picturalité de l’image quasi lorisation des étiquettes. W o m a n S i t t i n g A f t e r
immobile, quasi silencieuse (avec toutefois un K i l l i n g est une réflexion sur la nature phéno­
léger bruit off) qui, dans sa sérialité, évoque ménologique des images en général, image
les T en L i z e s de Warhol, au point qu’on a mentale comprise.
envie ici de parler de S e v e n D e l p h i n e s . Mais M. O.
nous n’avons pas évoqué la picturalité du (critique de cinéma)

219
Une famille à Bruxelles
par Lynne Cooke

Dans l’œuvre de Chantal Akerman, la rateur. Le récit, qui commence in m é d ia s r e s - adresse, dans laquelle elle questionne ses
question de l’auteur est toujours problémati­ « Et puis je vois encore un grand appartement propres réponses et son propre comportemer :
sée de manière complexe. U n e F a m i l l e à presque vide à Bruxelles » - prend la forme Elle ne fait pas davantage allusion à une quel­
B r u x e l l e s (2002) ne fait pas exception à la d’un monologue continu, tournant autour d’une conque relation indépendante qu’elle entretien­
règle ; c’est sa forme tripartite qui le rend famille composée de deux sœurs et de leurs drait avec sa sœur, indépendamment des soins
exceptionnel : un livre, une pièce de théâtre et parents. Le récit a beau démarrer clairement du qu’elles apportent toutes deux à leurs parents.
un disque CD. « Si je fais du cinéma, c’est à point de vue de la sœur aînée, qui se souvient Cet intérêt étroit est encore renforcé par l’insis­
cause de ce que je n’ose pas accomplir dans de sa mère veuve vivant, seule, dans son appar­ tance qui est mise sur la routine quotidienne e:
l’écriture », a confessé Akerman dans sa tement en Belgique (la sœur cadette ne prend les tâches récurrentes rythmant la vie de tous
L e ttr e d e C i n é a s t e , en 1984. Cette affirmation jamais en charge le rôle du narrateur), très vite les jours ; cependant, le quotidien familier es:
provocatrice, voire polémique, trouve particu­ ce souvenir se désagrège imperceptiblement, par moments croisé et associé avec des particu­
lièrement son sens si on la met en regard de dérobant et mélangeant des réminiscences, et larités et des bizarreries, car ce sont ces manie.'
ce projet centré sur ce qui, pour elle, constitue incorporant des perceptions dont l’origine ne et ces petits défauts qui rendent chaque membre
le nouveau territoire de l’écriture. peut se trouver que chez l’un ou l’autre de ses de la famille attachant, et cimentent les liens.
Sa famille a déjà constitué à plusieurs parents. Avec une aisance désarmante, le texte
reprises un réservoir de matériaux et de sujets A ce stade, la chaîne des observations rede­ considère ces personnages avec une tendresse
pour l’art de Chantal Akerman : N e w s f r o m vient personnalisée ; lorsqu’elle converge à qui les relie les uns aux autres, et ccttc atten­
H o m e (1976) est une œuvre épistolaire, un nouveau, elle semble encore personnifier tion se traduit alternativement par une affec­
film dont la bande-son est constituée des quelqu’un d’autre. Tandis que le point de vue tion amusée ou une tolérance emplie de
lettres que la mère de l’artiste a écrites à sa passe sans transition d’un membre de la tristesse, reliant ainsi des courants plus pro­
fille lorsque celle-ci vivait à New York en famille à un autre, un récitant émerge du fonds. Dépourvu ostensiblement de la
1972. La voix off, qui a le timbre rauque très groupe, ou bien, au contraire, se dissout. Au moindre trace d’effort ou de fourberie, le
reconnaissable de Chantal Akerman elle- cours du même processus, ce récitant se trans­ rythme doucereux de ce monologue enlevé,
même, est accompagnée d’images des rues de forme également en une boucle circulaire en fait dévier l’investigation psychanalytique.
Manhattan et de la banlieue. Le contenu devenir. A l’instar du travail de la mémoire, Qu’il soit la conséquence d’un mécanisme de
sonore prend de fait la première place dans les ces points de vue entrelacés ne suivent pas un défense collectif - le produit d’un déni - ou
ralentis de ces longues séquences en plan fixe, cours strictement chronologique ; ils se trans­ d’un manque global de conscience de soi. le
infiltrant le domaine visuel au point qu’il forment même durant un instant en celui du discours ne change jamais de registre, ne
devient un territoire onirique parcouru par la père qui, lorsque la pièce commence, est déjà vacille jamais, ne perd jamais son équilibre
psalmodie sans fin d’une voix. Chantal Aker­ mort. Empruntant au film, Chantal Akerman mesuré. Aucune construction narrative, aucun
man, originellement destinataire de ces lettres, effectue un habile tour de passe-passe, qui telos n’alimentent U n e F a m ille à B r u x e lle s . E:
en est devenue le convoyeur, le récitant : en constitue l’équivalent du flash back cinémato­ parce que sa structure est finalement plus
prenant la place de leur auteur d’origine, elle graphique. En dépit de ce tourbillon circulaire, accumulatrice et circulaire que climatique,
devient son remplaçant, son altcr ego. Dans le texte avance à toute vitesse, selon un fil elle en devient élégiaque : un requiem.
cette union symbiotique entre l’auteur de conducteur qui peu à peu domine et reconduit À la place d’une révélation ou d’une auto­
l’adresse et son destinataire, l’imbrication de finalement jusqu’à l’image originelle de la révélation, un processus semblable à la répéti­
la mère et de la fille crée une charge psycho­ mère seule chez elle ; cette image a elle-même tion et au travail qui surgit dans l’acte de demi
logique très puissante. pour origine la maladie qui a emporté le père, envahit le texte de Chantal Akerman. Néan­
Bien que dans la pièce et le disque CD et ses conséquences sur les vies de tous les moins, au lieu d’exploiter les modalités de la
d’une U n e F a m i l l e à B r u x e l l e s , la voix soit membres de la famille. confession privée, clic s’oriente dans une
celle de l’auteur lui-même (par opposition à Tout au long de la pièce, chaque événement, direction normative, celle des formules
N e w s f r o m H o m e ) , ce procédé en tant que tel anecdote et observation se rapporte à la vie banales du langage, mais sans jamais aban­
n’entre pas en conflit avec le contenu 1. Par le commune au sein de l’unité familiale, plutôt donner le ton chaleureux d’une conversation
biais d’un subterfuge extrêmement subtil, insai­ qu’aux existences séparées de scs membres en- intime. Dans ce processus méditatif entre­
sissable presque duplice, la voix déplace le dehors de la famille, que ce soit le père à son mêlé, qui trame et recrée l’identité en passant
point de vue, au point que les limites entre les travail ou bien les sœurs qui vivent et travaillent et repassant au crible son matériau à partir
personnages individuels s’évanouissent, empê­ ailleurs. Prenant la voix des deux parents vers d’une triade de positions stratégiques, le nar­
chant une fois de plus que l’on puisse attribuer la fin du texte, la sœur aînée, tel un ventriloque, rateur, semblable à un caméléon, cherche à
une quelconque identité singulière figée au nar­ ne se dévoile jamais elle-même par cette donner sens au passé et au présent, révélant à

220
quel point leur identité collective a été mode­ 1. Dans la mesure où Chantal Akerman n’identifie
lée à travers les points de vue des autres - ces jamais aucun personnage à son nom, mais uniquement
à sa place au sein des relations familiales, et dans la
autres dans ce qu’ils ont de plus intime, donc
mesure où les déplacements pronominaux se produi­
de plus problématique, à savoir la famille sent de manière très fluide, sans rompre le récit en
proche et étendue : « Elle raconte beaucoup cours, il ne s’agit pas d’un autoportrait ni d’une auto­
d’histoires, toutes ne sont pas vraies, seule­ biographie en tant que tel : les questions concernant le
ment certaines, et en général ce sont des his­ rapport entre les faits et la fiction ne sont pas perti­
nentes. Bien qu’à chaque représentation qui a eu lieu à
toires tristes, pas des histoires drôles »,
New York, Paris ou Bruxelles, Chantal Akerman ait lu
concède la mère à la fin. L’enjeu n’est évi­ le texte elle-même, en principe il aurait pu être 1u par
demment pas de savoir si l’histoire est littéra­ n ’importe qui d’autre. D’ailleurs Chantal Akerman
lement véridique ou non ; il s’agit plutôt de avait prévu de partager avec d’autres la lecture du texte
savoir comment la voix de l’auteur, à travers en anglais lors des représentations aux États-Unis, ce
qui aurait brouillé le statut d ’un narrateur conçu
les formes et les registres multiples sous les­
comme une personne unitaire. Le livre et le disque
quels elle apparaît, sonne juste. peuvent d’ailleurs être considérés séparément : chacun
L .C . d’entre eux a une existence autonome, la voix du texte
(D IA C e n te r f o r th e A r ts , N . Y.) étant pareillement éloquente, bien que différente de
(Traduit de l’américain par Hélène Frappat) celle de son double parlé.
Une voix dans le désert (3e partie de L'installation : From the Other Side)
par Philippe Azoury et Elisabeth Lebovici

« J e v o u l a i s q u 'u n r é c i t s o i t e n t e n d u d a n s espoir de passer « de l’autre côté », c’est l’his­


le d é s e r t, d e s d e u x c ô té s d e la f r o n t i è r e d e toire de tout le monde, et de tout un chacun
V A r i z o n a e t d u M e x i q u e . » Cette « perfor­ qui « s e tie n t d e b o u t d a n s le d é s e r t, c o m p t a n t
mance », l’installation d’un écran et d’un pro­ le s s e c o n d e s d e s a v ie ». 1
jecteur en plein désert, de la nuit au petit Dans la galerie aussi, le noir est fait, il est
matin, Chantal Akerman l’a donc pensée avant conseillé de camper toute l’heure que dure la
même de terminer le film projeté D e V A u tr e projection, qui enregistre ontologiquement
C ô té . Elle l’a fait. La chose fut enregistrée l’agonie de cette image au fur et à mesure que
avec une petite caméra DV et dûment impor­ se lève ce jour. Il faut veiller durant ce
tée dans le sous-sol d’une galerie parisienne, à moment limitrophe « entre chien et loup »,
l’été 2003. Un écran, des chaises, quatre haut- guetter l’instant où la diégèse reprend son
parleurs, le tout plongé dans l’obscurité, ther­ importance, même si le récit ne constitue
mostat 7, cuisiné en une heure. qu’un ressassement. Au début, on ne soup­
Tendre un écran en extérieur dans la splen­ çonne pas l’existence d’un paysage, du désert
deur du ciel ouvert, l’industrie du cinéma entourant l’écran, menaçant ; on croit, presque
américain l’a pensé avant elle. Ça s’appelait naïvement à une route toute tracée, sans
un D r iv e - I n . Le photographe O. Winston Linlc embûches, sans méandres, sans à-côtés. On ne
l’a représenté en pleine action, en 1956 : c’est s’attend pas à ce qui se révèle. À mesure que
la nuit, trois rangées d’automobiles décapo­ le support redevient blanc, il impose ses
tables emplies de couples rapprochés regar­ limites rectangulaires et ouvre le chemin à
dent le film (un avion à l’atterrissage) alors deux contrées séparées en un paysage brutal.
qu’un train passe, laissant une blanche traînée De même la route se termine dans le cul-de-
de fumée. sac d’une vision étrange de cosmonautes dans
Chantal Akerman a déplacé ce dispositif de un territoire lunaire : encore une inversion,
projection vers un désert sans humanité. Ne mais celle-là disciplinaire, marquée au fer de
s’agit-il pas du rêve américain et de sa réalité la caméra infrarouge, qui repère, implacable­
« déportée » de l’autre côté de la frontière ? À ment, les étrangers traversant la frontière amé­
l’écran, il y a bien un côté où l’image est à ricano-mexicaine. Pour les déporter encore.
l’endroit et un autre côté, où l’image, imman­ C’est la première fois qu’on a vu le jour se
quablement, se retrouve inversée. Politique­ lever dans une galerie. On connaît cette émo­
ment, c’est la même chose : il y a le rêve et tion là quand on s’est fatigué toute la nuit à
l’autre côté du rêve. faire la danse de Saint-Guy dans un territoire
C’est dans l’installation même que se non déclaré à la préfecture de police. Et qu’on
construit le récit et qu’à son tour, le récit va tombe dans les bras de n’importe qui, en
détruire l’écran : une femme disparaît, une pleurs, parce que toute la vie se résume en une
autoroute défile à l’infini jusqu’au petit matin, seule seconde d’attente, celle de l’aube d’un
quand l’aurore lave l’écran de toute image, nouveau jour.
jusqu’au blanc définitif. Reste la voix rauque, « Tout film gagne à être mexicain », disait
enfumée de Chantal Akerman, récitant (Pour il y a cinquante ans dans les C a h i e r s d it
qui ? Pour le désert ?) en anglais et en espa­ C in é m a , Jacques Audiberti. Economiquement,
gnol l’histoire de la mère de David, un peu on ne sait pas si D e I ’A u tr e C ô té a « gagné » à
femme du Gange de Marguerite Duras. « E ll e être mexicain. Mais politiquement, sensuelle­
a é t é s e r v e u s e , u n j o u r e l l e n ’e s t p l u s v e n u e . ment, sexuellement, il est de notre côté.
E ll e a é té f e m m e d e m é n a g e , u n j o u r e lle n ’est- P. A. et E. L.
p lu s venue. »Cette histoire de femme ballot­ ( L ib é r a tio n )
tée de boulot merdique en boulot merdeux,
qui récupère un tout petit peu de son libre
arbitre en décidant de partir, de disparaître aux
frontières du réel blanc, mais qui perd tout

222
Projets non tournés
par Hans Ulrich Obrist

Dans le monde de Tarchitecture il est fré­ qui venait de recevoir le prix Nobel de littéra­ nouvelle du monde allait lui arriver par télé­
quent de publier les projets développés à l’oc­ ture (1978) et vivait alors à Miami. « C’était phone ! C’est ce genre de chose qu’il me
casion de concours même si, après avoir été magnifique, se souvient-elle, c’était le Miami racontait ! C’était un type qui croyait un peu
refusés, ils sont restés à l’état d’idée, au stade d’avant, où toutes les minutes tu entendais une au surnaturel. Un soir, on était sur sa terrasse
de la maquette. Dans l’art ambulance, parce que quelqu’un mourrait. et on voyait sur la mer des petits points rouges
contemporain en revanche, les projets non- Pourquoi ? Parce que là-bas il y avait tous ces lumineux, ce devait être des pêcheurs avec des
réalisés sont rarement connus, et encore moins très vieux juifs. J’étais à l’hôtel Singapour, ma lampes de poches ou quelque chose comme
publiés. Il en va de même dans le monde du chambre était rose, très kitch avec une vue qui ça, mais lui disait qu’il s’agissait certainement
cinéma, ou mis à part quelques mythiques donnait sur la mer, il y avait une tempête ter­ de farfadets ou de petits lutins. »
« films maudits » (le D o n Q u i c h o t t e de rible et des tas de choses cognaient contre les La rencontre à Miami, paradoxalement, eut
Welles, V A lie n de Jodorowsky, etc), les pro­ fenêtres. J’ai été chercher Singer chez lui, il pour principal effet d’atténuer chez Akerman
jets restés dans les tiroirs, ceux des auteurs habitait un de ces condominiums, on a été un son désir de poursuivre ce projet : « Si je n’ai
comme ceux des producteurs, le gros des peu partout. Il ne mangeait pas de viande : pas réussi à trouver l’argent quand je suis
idées de films, des commencements de scéna­ “Only dairy food”, on a parlé, parlé, il me revenue à Los Angeles, c’était sans doute
rio ou les balbutiements d’un tournage avorté disait “Dis-moi encore des noms juifs, je aussi parce qu’après cette rencontre, je n’y
ne sont jamais documentés dans les revues. Il manque de noms juifs pour mes histoires”. Et croyais plus beaucoup. » Il y a des projets
y a toujours pourtant une foule de raisons et puis il m’a dit : “Tu veux que je te dise une auxquels, au contraire, Akennan dut renoncer
de conditions différentes, souvent passion­ chose ? Tu ne te marieras jamais !” Alors je lui à contrecœur, mais sans jamais écarter la pos­
nantes, qui expliquent pourquoi ces projets ai demandé pourquoi : “Parce que tu es beau­ sibilité de les reprendre un jour. C’est notam­
n’ont pu être réalisés. Parfois c’est parce coup trop intelligente pour trouver un ment le cas d’un film sur le Moyen-Orient,
qu’ils étaient démesurés (techniquement ou homme.” Je devais partir, il m’a raccompa­ qu’elle commença à imaginer au milieu des
financièrement), parfois ils ont été censurés gnée à l’hôtel et puis il m’a dit “Bon mainte­ années 90. « Il y avait alors un espoir de paix
(ou auto-censurés) ; dans certains cas il ne nant tu me raccompagnes jusque chez moi.” en Israël, j ’ai été en Syrie, au Liban, en Jorda­
s’agissait que d’une idée floue, d’un rêve, Je l’ai raccompagné à son condominium, et nie pour faire des repérages et j ’ai écrit un
dans d’autres ils ont donné lieu à plusieurs lui à nouveau à mon hôtel et ça aurait pu texte pour lequel, malheureusement, je ne me
années de recherches et de travail avant d’être continuer comme ça si à un moment ou un suis pas assez battue. Je ne sais pas pourquoi,
repoussés ou révoqués. Avec les projets non- autre je n’avais pas dû prendre l’avion ! Je ne j ’ai sans doute eu peur.
réaüsés s’entremêlent le romantique et le l’ai jamais revu. Ca a été deux jours très Thierry Garrel, c’est avec lui que je tra­
cruellement réaliste, le succès et l’échec, le intenses, mais on ne s’est pas revu. » vaille toujours, n’a pas du tout été emballé et
possible et l’impossible, mais aussi le définitif Du film, il ne fut pratiquement pas ques­ je ne me suis pas battue. Après tout, il ne vou­
et le provisoire car dans certains cas, ces pro­ tion, Singer lui donna les droits d’adaptation lait pas non plus que je fasse F r o m th e o t h e r
jets ne sont qu’en attente d’être repris, repen­ sans vouloir l’entendre parler ni de la manière s i d e mais pour celui-là je me suis battue et il
sés, et mis en œuvre. dont elle souhaitait faire ce film ni de rien m ’a laissé le faire. Maintenant il est très
Parmi les films non-réalisés de Chantal d’autre à ce sujet. Et il ne sut sans doute content donc ça ne prouvait rien. D’ailleurs il
Akerman figure un ambitieux projet autour de jamais que le projet fut abandonné peu après. m’a dit récemment : “ Au fond j ’aurais dû te
T h e M a n o r (1967) d’Isaac Singer sur lequel C’est souvent ce qu’il y a de plus intéressant à laisser faire ce film sur le Moyen-Orient”. »
elle travailla à la fin des années 70. « Le film faire remonter à la surface du souvenir les L’idée n’a pas été reléguée et continua de faire
ne s’est pas fait faute d’argent, j ’avais écrit projets non-réalisés : on s’aperçoit alors qu’ils son chemin dans les plans imaginaires de tra­
une énorme épopée, mais j ’étais très naïve ont été l’occasion - le prétexte ? - de ren­ vail d’Akerman, s’adaptant aux transforma­
confiait-elle récemment. Je suis allée avec contres miraculeuses. « On n’a parlé que de tions du contexte. « Aujourd’hui bien sûr, ce
mon texte à Hollywood et personne n’a voulu nous, de nos histoires de famille, des noms ne serait plus le même film. Ce serait davan­
mettre un centime dedans. Il me fallait trente juifs qu’il cherchait, de ce que chaque nom tage sur l’impossibilité de filmer le Moyen-
millions de dollars et je n’avais pas le réseau juif évoquait pour lui, etc. Il voulait que je Orient » expliquait-elle. « J’irai sans doute un
de connaissance qui aurait pu m’être utile. J’ai mange, il voulait savoir si j ’aimais ce qu’il me peu à Paris, à Marseille à Los Angeles et à
perdu deux ans de ma vie, et j ’ai cru alors que faisait goûter. Il faisait sa gymnastique dans le New York. Je procéderais de biais, par le
j ’étais fichue, que je ne pourrais plus jamais condominium, dans le couloir commun, il côté. »
faire de films de ma vie ». Il reste de ce projet marchait, sautillait et quand il entendait le Les projets utopiques ou « utopistiques »,
inachevé les souvenirs d’une rencontre excep­ téléphone sonner dans un des appartements, il pour reprendre un concept développé par
tionnelle avec l’auteur du M a g ic ie n d e L u b lin , sautait parce qu’il pensait que la plus belle Immanuel Wallerstein, constituent une troi-

223
sième catégorie de projets non-réalisés. L’un jours ce qu’on appelle “ repérage-tournage “
d’entre eux, un film qu’Akerman développe c’est-à-dire je fais comme si ce n’était pas
depuis peu de temps porte le titre, provisoire, vraiment le film. Je veux être comme une
de : “ Le haricot et le coton » plaque sensible et recevoir. Tu vas chercher
Ça vient d’une histoire que j ’ai entendue à ton idée, tu trouves ton idée et puis en général
la radio, dévoile t-elle : dans certains pays rien d’autre ne sc passe, donc le mieux est
d’Afrique, des producteurs ont été contraints d’oublier l’idée aussi vite que possible, aller
de faire des “deals” avec les Européens et les là-bas et devenir une plaque sensible. Après
Américains pour vendre le coton à un certain c’est au montage qu’on conçoit et qu’on récu­
prix, très bas, pour que toi tu puisses acheter père l’idée. Il faut plus de temps pour monter
ton T-shirt à 2 dollars. J’ai entendu ça alors un film que pour le tourner, le montage doit
que j ’étais dans mon bain, j ’ai entendu juste être tendu. »
des bribes comme ça. Bref, quand il y a eu des H. U. O.
guerres, des inondations, il y a eu de grands ( M u s é e c l'A r t M o d e r n e d e la V ille d e
déplacements de population : les gens ont été P a r is )
forcés de partir sur les routes. Ceux qui culti­
vaient le colon n’avaient rien à emporter et ils
sont morts, sur la route. Ceux qui cultivaient
les haricots avaient leur récolte sur leurs dos,
l’ont mangé et ont survécu. »
Ce projet de film touche au plus près des
préoccupations actuelles d’Akerman, tendues
par une double utopie, sociale d’un côté, et
cinématographique de l’autre. « Je pense que
ma vie est une totale utopie. Normalement
avec les choses que j ’ai faites, j ’aurais dû dis­
paraître. Et pourtant, j ’ai continué et je pense
que ça tient un peu du miracle. Si je ne crois
pas avoir l’idée d’une utopie à proposer, pour­
tant je toucherai sans doute à ce sujet avec le
haricot et le coton, parce que c’est comme si
réaliser un film sur cette histoire pouvait amé­
liorer la marche du monde, améliorer des
choses ! Je n’y crois pas bien sûr, et je sais
que ce film ne changera rien du tout. Seule­
ment, cette histoire touche à quelque chose
d’essentiel : manger et survivre. Il y a cette
idée étrange que le monde entier est impliqué
dans la survie de la moitié et dans la mort de
l’autre moitié. Ceux qui ont vécu sont ceux
qui n’ont pas eu de rapport avec l’Europe ou
l’Amérique. C’est une histoire inouïe ! » Mais
comme dans le cas du projet de film sur Sin­
ger, l’histoire n’est pas tout, et comme l’ex­
plique Akerman elle est d’abord à oublier :
« Je ne sais pas encore comment je vais faire
pour le filmer, car quand je fais un film
comme ça je veux d’abord oublier le sujet, je
veux partir et voir ce qui arrive. Je fais tou­

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Filmographie

SAUTE MA VILLE mais gros d’attentes indicibles. C’est surtout le Un long et lent panoramique décrit plusieurs
Belgique / 35 mm / 1968 / 13’ / nb / sans beau portrait d’une femme dans son intimité, fois l’espace d’une chambre sans s’arrêter. Au
paroles comme en témoigne exemplairement sa des- lit, Chantal Akerman, d’abord assise immobile
avec Chantal Akerman cription/confcssion au miroir. puis, lorsque la caméra repasse, en train de
Scénario : Récit pour Claire manger une pomme. Il s’agit autant d’un auto­
Prise de vue : René Fruchter Ce film n’a ni générique de début, ni géné­ portrait mystérieux de la cinéaste en son lieu
Assisté de Richard Berlet rique de fin. de prédilection que l’équivalent, pour son
Montage : Geneviève Luciani cinéma, d’une nature morte : rassembler ses
Son : Patrice motifs mobiliers en une description répétitive
Générique : Récité à la fin du film HOTEL MONTEREY pour mieux en disposer par la suite.
Belgique / 16 mm / 1972 / 63’ / coul. / muet
1968. Chantal Akerman a 18 ans et inaugure Scénario : Chantal Akerman Ce film n’a ni générique de début, ni géné­
son œuvre en dynamitant l’espace de son petit Image : Babette Mangolte rique de fin.
studio : un pamphlet burlesque aux airs de mai Montage : Geneviève Luciani
contre les tâches ménagères. Défaire la cui­ Production : Chantal Akerman
sine, salir les murs, se badigeonner les mollets LE 1 5 / 0 8
de cirage, tout en chantonnant, pour un final Film sans récit, H ô te l M o n te r e y est constitué par de Chantal Akerman et Samy Szlingerbaum
détonant. la description fragmentaire et ascensionnelle du Belgique /16 mm / 1973 / 42’ / nb
lieu, du hall au dernier étage en s’élevant au Scénario : Chantal Akerman et Samy Szlin­
« Film de non-sens ou de trop de sens ? Auto- moyen de l’ascenseur. Plans fixes sur les cou­ gerbaum
affirmation adolescente ? Révolte contre la loirs, très lents travellings avant et arrière se Image : Chantal Akerman et Samy Szlinger­
c o n d i t i o n f é m i n i n e ? (...) On peut dire aussi focalisant sur les portes et les fenêtres, et un baum
que le personnage est l’annonce de Jeanne, en a grand panoramique final balayant la ligne d’ho­ Montage : Chantal Akerman et Samy Szlin­
c o n tr a r io , une Jeanne Dielman en turbulence et rizon entre ciel et buildings. gerbaum
en accéléré ». H o m m a g e ù C h a n ta i A k e r m a n , Interprétation : Chris Myllykoski
catalogue dirigé par Jacqueline Aubenas, Com­ Si l’influence du cinéma expérimental décou­
munauté française de Belgique, 1995. vert juste avant est patente, cette pure capta­ Dans la moiteur et le temps suspendu d’un 15
tion délimite les schémas formels à l’œuvre août, Chris, une jeune finlandaise arrivée à
dans ses futures fictions, durée et sérialité. Paris et logeant chez un ami de Chantal Aker­
L'ENFANT AIMÉ OU J E JO U E À ÊTRE UNE Derrière les portes closes et le va-et-vient abs­ man, Samy Szlingerbaum, se confie. D’un
FEMME MARIÉE trait des clients anonymes se devine un fasci­ côté, son long monologue ininterrompu
Belgique / 1971 /3 5 ’/nb nant réservoir de fictions potentielles. enchaînant les banalités, d’où sourd une
Interprétation : Claire Wauthion, Chantal angoisse informulée. De l’autre, son portrait
Akerman, Daphna Merzcr Ce film n’a ni générique de début, ni géné­ en plans fixes, épinglant les gestes de ce corps
rique de fin. désœuvré que l’on suit d’une pièce à l’autre,
Une jeune mère, seule chez elle avec son souvent immobile, seul comme enfermé dans
enfant, se confie à une amie qui n’est autre que l’appartement, se donnant à la caméra tel un
la cinéaste, dans un drôle de rôle, complice et LA CHAMBRE modèle ou un objet d’étude. La jeune fille, par
muet. Si aujourd’hui Chantal Akerman y voit Belgique /16 mm / 1972 /1 1 ’/ coul. / muet la répétition d’un quotidien vide et lancinant,
un emploi inabouti du plan-séquence, plane Image : Babette Mangolte devient une pure figure existentielle.
pourtant déjà le parfum mélancolique d’un Montage : Geneviève Luciano
quotidien apparemment vide d’événements Interprétation : Chantal Akerman

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HANGING OUT YONKERS l’aise. Je n’ai pourtant apparemment plus rien NEWS FROM HOME
de Chantal Akerman de commun avec ce personnage hors du de Chantal Akerman
Belgique / 16 mm / 1973 / environ 40’ / coul. social, désespéré, et qui pourtant pose geste Belgique-France / 16 mm / 1976 / 89’ / coul.
film inachevé après geste, avec une sorte de décision secrète, Scénario : Chantal Akerman
Image : Babette Mangolte un désespoir muet proche du hurlement. » Assistanat à la réalisation : Paule Zadjerman.
Production : Chantal Akerman Chantal Akerman, Archives de la Cinéma­ Epp Kotkes
thèque royale de Belgique. Direction de la photographie : Babette Mangolte
A l’origine, une commande d’un organisme de Cadre : Babette Mangolte, Jim Asbell
Welfare qui s’occupait à New York de la réin­ Montage : Francine Sandberg
sertion de jeunes délinquants et toxicomanes. JE A N N E DIELMAN, 2 3 , Q U A I DU Son : Dominique Dalmasso, Larry Haas
Hélas inachevé, ce film de la période new-yor­ COMMERCE, 1 0 8 0 BRUXELLES Commentaires : Chantal Akerman
kaise n’en constitue pas moins le premier essai de Chantal Akerman Production : Paradise Films
documentaire de Chantal Akerman, fixant son Belgique-France / 35 mm / 1975 / 200’ / coul. Co-producteur : Alain Dahan
regard sur ceux qui sont « de l’autre côté ». Assistants réalisation : Marilyn Watelet, Serge Co-production : Unité Trois (Paris), Institut
Brodsky, Marianne de Muylder National de l’Audiovisuel (INA Paris), ZDF
« Cela se passait ailleurs, au bout du monde. Image : Dominique Delesalle (Mainz)
Je prenais le subway (...) Déjà le trajet était Direction de la Photographie : Babette Man­ Voix : Chantal Akerman
très intéressant parce que je traversais toutes golte
les couches de la population. Et puis j ’arrivais Montage image : Patricia Canino Sur des travellings ou des longs plans fixes de
là et j ’écoutais et je regardais. » Chantal Scripte : Danae Maroulacou New York (métro, rues, façades), qui racontent
Akerman, septembre 1995. Son : Benie Deswarte, Françoise Van Thienen en creux son quotidien, la cinéaste lit en
Montage sonore : Alain Marchai anglais les lettres envoyées de Belgique par sa
Mixage : Jean Paul Loublicr mère, cordon ombilical la rattachant encore à
J E TU IL ELLE Producteur : Evelyne Paul son roman familial.
Belgique-France / 35 mm / 1975 / 90’ / nb Producteurs : Paradise Films Bruxelles, Unité Au seuil l’une de l’autre, la parole et l’image
Image : Bénédicte Delesallc Trois Paris finissent par se confondre quand la ville cède
Assistants : Charlotte Szlovak, Renelde Avec la participation du Ministère de la cul­ le plan au ciel et à l’eau. De l’autre côté de la
Dupont ture française de Belgique mer, la mère.
Montage : Luc Freché Interprétation : Delphine Seyrig, Jan Decorte,
Son : Alain Pierre, Samy Szlingerbaum Henri Stork, Jacques Doniol-Valcroze, Yves
Mixage : Gérard Rousseau Bical LES RENDEZ-VOUS D'A NNA
Interprétation : Chantal Akerman, Niels Ares- France-Belgique-Allemagne / 35 mm /1978
trup, Claire Wauthion Veuve petite bourgeoise ordonnée et mère 127’ / coul.
d’un adolescent, Jeanne arrondit ses fins de Assistants à la réalisation : Romain Goupil.
Lorsqu’elle tourne ce premier long métrage de mois en se prostituant à domicile, calant ses Marilyn Watelet
fiction, largement autobiographique, Chantal rendez-vous entre ses tâches ménagères, selon Direction de la photographie : Jean Penzer
Akerman a 24 ans. Le titre, J e tu il e l l e , scande un emploi du temps immuable, répété jour Cameraman : Michel Houssiau
les quatre temps du film. J e : une jeune femme après jour. Un matin, le lapsus du réveil son­ Montage : Francine Sandberg
(Chantal Akerman), seule chez elle, déplace ses nant une heure plus tôt dérègle cette méca­ Montage son : Suzanne Sandberg
meubles, finit par les pousser contre les murs nique sans vie, libérant d’un coup toute Son : Henri Morelle
et par s’allonger par terre. Tu : en mangeant du l’angoisse refoulée. Éprouvant du plaisir avec Décors : Philippe Graaf
sucre à la petite cuillère, elle écrit des lettres. un de ses clients, elle le tue, pour se retrouver Mixage : Jean-Paul Loublier
Les jours passent, les pages s’accumulent. I l : seule face au vide de son existence. Producteur délégué : Alain Dahan
après plusieurs semaines passées à déchirer et à Co-production : Hélène Films-Unité Trois
recommencer ces lettres, elle sort le soir et ren­ Description obsédante et en t e m p s r é e l de (Paris), Paradise Films (Bruxelles) ; ZDF
contre un camionneur qui lui parle de lui, du l’aliénation, peut-être le chef-d’œuvre de (Mainz)
désir, de son rapport aux femmes. E l l e : en Chantal Akerman, un des plus grands films Interprétation : Aurore Clément, Helmut
pleine nuit, la jeune fille va chez une amie qui qui soit. Griem, Magali Noël, Lea Massari, Hans
la repousse d’abord, puis partage avec elle son Zischler, Jean-Pierre Cassel, Alain Beren-
repas et son lit. Au petit matin, la jeune fille « Je me retournais dans mon lit, inquiète. Et boom, Laurent Taffein, Françoise Bonnet, Vic­
part sans un mot. brusquement, en une seule minute, j ’ai tout vu tor Verek, Thaddausz Kahl
J e a n n e D i e l m a n . » Chantal Akerman, « Nou­
« Chaque fois que je revoie le film, l’image vel Observateur », septembre 1989. Jeune cinéaste, Anna voyage entre Bruxelles.
- la mienne - qu’il me renvoie me met mal à l’Allemagne et Paris pour montrer ses films.

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À chaque étape d’un trajet qui semble sans plans fixes, ces grand-mères racontent leurs Leboutte, Carmela Locantore, Chris Lomme,
but, elle rencontre plusieurs figures ayant la souvenirs, la vie des communautés juives Michel Lussan, Sylvie Mihaud, Claire Nelis-
solitude pour seul dénominateur commun : avant la guerre, puis l’Holocauste, et les sen, Gisèle Oudart, Janine Patrick, Jan Pau-
Heinrich, amant impuissant d’un soir et insti­ efforts pour survivre à l’horreur. Tout un wels, Bénédicte Paquay, Pietro Pizzuti, Juliette
tuteur portant sur lui tout le poids de l’Alle­ monde, disparu dans les camps de concentra­ Pirlet, Roberto Plate, Isabelle Pousseur, Ben­
magne, son amie Ida, un inconnu dans le train, tion, renaît au fil de leurs paroles. jamin Rawitz, Nellie Rosiers, Vincent Rouche,
sa mère et son amant parisien. Autant de sta­ Fanny Roy, Mathieu Schiffman, Marc Schrei-
tions d’une errance circulaire, dessinant une Face aux récits de ces vieilles femmes rappe­ ber, Véronique Silver, Pierre Simon, Sarny
communauté en déshérence : « Europe année lant un passé que l’éloignement rend quasi Szlingerbaum, Jean-Paul Trefois, Nicole Val-
zéro ». mythique, Chantal Akerman a su effacer la berg, Henri Van Lier, Florence Vercheval,
mise en scène, comme Jean Eustache dans son Jacques Viala, Pierre Vaernewijck, Hilde Van
« Le voyage d’Anna à travers l’Europe du N u m é r o z é r o , pour laisser toute la place à la Mieghem, Nathalie Willame, Sandrine
Nord n’est pas un voyage romantique, ni de parole et à sa puissance évocatrice. Willems, Peter Wooitsch, Bernard Yerles,
formation, ni d’initiation. C’est le voyage Simon Zaleski
d’une exilée, d’une nomade qui ne possède
rien de l’espace qu’elle traverse... Les gens TOUTE UNE NUIT Dans la touffeur d’une nuit d’été, à travers les
qu’Anna rencontre sont tous au bord de Belgique-France / 35 mm / 1982 / 90’ / coul. rues de Bruxelles, dans les cafés, les
quelque chose. Il suffirait de peu pour qu’ils Assistants à la réalisation : Lyria Begeja, chambres, les cages d’escalier, des couples se
basculent... Ils ont conscience confusément Ignacio Carranza, Jean-Philippe Laroche, croisent, se séparent, se retrouvent, s’étrei­
que les valeurs sur lesquelles ils ont construit Pierre De Fleusch gnent, se fuient en un ballet indécis, à la fois
leur vie tremblent... Ils se posent la question Image : Caroline Champetier, François Her­ exaspéré et fragile. Electrisés ou écrasés par
du bonheur. Quel bonheur et comment ? Je nandez, Mathieu Schiffman la chaleur, les corps s’animent ou s’abandon­
crois que nous sommes à la fin, au bout de Régie : Stéphane Dykman, Séverine Ver­ nent, hésitant entre l’urgence du désir et la tor­
quelque chose, et que nous allons commencer ni ersch peur. Jusqu’au petit matin, la ville livre ces
quelque chose dont nous ne savons rien... » Montage : Luc Barnier, Véronique Auricoste fragments de scènes amoureuses : rencontres,
Chantal Akerman, Cahier A t e l i e r d e s a r t s , Son : Ricardo Castro, Miguel Rejas, Henri retrouvailles et ruptures.
1982. Morelle, Daniel Deshays
Décoration : Michèle Blondeel « La nuit est plus longue que le désir, la
Mixage : Jean-Paul Loublier caméra est plus patiente que la nuit, la ville se
A U J O U R D 'H U I , D I S - M O I / D I S MOI Co-production : Paradise Films, Avidia Films réveille : Bruxelles va b r u s s e l e r ». Serge
France / 1982 / 45’ / coul. Producteur délégué : Marilyn Watelet Daney, C i n é - j o u r n a l , éd. de F Étoile-Cahiers
film réalisé pour la série télévisée G r a n d - Directrice de production : Nicole Flipo du cinéma.
m è r e s proposé par Jean Frapat Producteurs associés : Gerick Films, Lyric
Collaboration : Cathy Couteau Films, Partner’s Production (Paris), Centre
Image : Maurice Perrimond, Michel Davaud, Bruxellois de l’audiovisuel (Bruxelles), Film LES ANNÉ ES 8 0
Francis Lapeyre, assistés de Jean-Pierre International (Rotterdam), CINE 360 (Qué­ France-Belgique / 35 mm / 1983 / 79’ / coul.
Rouette bec) Assistanat à la réalisation : Jean-Philippe
Montage : Francine Sandberg, assistée Interprétation : Angelo Abazoglou, Frank Laroche
d’Agnès Poullin Aendenboom, Natalia Akerman, Véronique Direction de la photographie : Michel Hous-
Son : Xavier Vauthrin, André Siekierski Alain, Paul Allio, Jacques Bauduin, François siau
Mixage : Elvire Lerner Beukelaers, Michèle Blondeel, Philippe Boni- Scénario : Jean Gruault, Chantal Akerman
Production : Michèle Boig bled, Ignacio Carranza, Gabriclle Claes, Production : Paradise Films, Abilène (Paris)
Producteur exécutif : Institut National de Aurore Clément, Christiane Cohendy, Nicole Lumière : Luc Benhamou
l’Audiovisuel Colchat, Edith De Barcy, Dirk De Batist, Lau­ Cadre : Raymond Fromont
Interprétation : Chantal Akerman rent De Buyl, Jan Decleir, Jan Decorte, Ingrid Costumes : Michèle Blondeel
De Vos, Alix Dugauquier, Marie-Ange Coiffeur : Charles Olivier, Mark Antony
Chantal Akerman a réalisé ce documentaire Dutheil, Luc De Koning, Philppe Ekkers, Scripte : Eva Houdova
dans le cadre d’une série thématique de télé­ Bénédicte Erken, David Errera, Pierre Forget, Régie : Geneviève Robillard
films sur les grand-mères. En écho à la voix Herman Gillis, Catherine Graindorge, Brigid Décor : Michel Boermans
de sa propre mère qui lui raconte ses relations Grauman, Lucy Grauman, Michel Kar- Maquillage : Nicole Mora
avec sa mère et sa grand-mère, la cinéaste chevsky, Tchekv Karyo, Nadine Keseman, Son : Marc Mallinus, Daniel Deshays, Henri
rend visite à trois femmes âgées d’origine Pierre Lampe, Francine Landrain, Grégoire Morelle
juive et leur demande de parler de leurs Lapiower, Hélène Lapiower, Jean-Philippe Musique : Marc Hérouet
aïeules. Assises dans leurs salons, filmées en Laroche, Susanna Lastreto, Christine Paroles : Chantal Akerman

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Bruitage : Jacky Dufour L'HOMME À LA VALISE s’incarne dans les chorégraphies de Pina
Montage : Nadine Keseman, Francine Sand- France / 16 mm / 1983 / 60’ / coul. Bausch.
berg, assistées de Chantal Hymans, Florence film réalisé pour la télévision sur une com­
Madec mande de l’INA
Mixage : Daniel Dcshays, Olivier Boichaud, Série : « Télévision de chambre » FAMILY BUSINESS
Paul Bertault Assistant réalisateur : Jean-Philippe Laroche Grande-Bretagne /16 mm / 1984 / 18’/ coul.
Machiniste : Rick Roesens Image : Maurice Perrimont Film réalise pour la chaine de télévision
Electriciens : Jim Howe, Pierre Stenuit, Léo Son et mixage : Jean-Claude Brisson anglaise Channei 4
de la Bara Montage : Frédéric Sandberg Image : Luc Benhamou
Groupman : Georges Bulterijs Chargé de production : Yves Valéro Montage : Patrick Mimouni
Interprétation : Daniela Bisconti, Amid Cha- Interprétation : Chantal Akerman, Jeffrey Production : Large Door LDT(London)
kir, Patrick Dechène, Ionna Gkizas, Martine Kime Musique : Marc flérouet, thème des G o ld e n
Kivits, Hélène Lapiower, Lio, Florence E ig h t i e s
Madec, Blase Mills, Claire Nelissen, Christine En 1981, l’INA commande à plusieurs Interprétation : Aurore Clément, Colleen
Pouquet, Marie-Rose Roland, Warre Borg- cinéastes un moyen métrage de fiction avec Camp, Chantal Akerman, Marilyn Watelet.
mans, Aurore Clément, Jo Deseur, Lucy Grau- pour seule contrainte celle du lieu unique. Lloyd Cohn, Leslie Vandermeulen
man, Fabienne Lambert, Dominique Lapique, Chantal Akerman met en scène une expé­
Carmela Lacantore, Daniela Luca , Cécile rience vécue. Pendant une longue absence, Tribulations burlesques de la cinéaste à Los
Marchandela, Agnès Muckensturm, Magali elle avait prêté son appartement à des amis. À Angeles, à la recherche d’un riche oncle
Noël, Isabelle Polisseur, Nel Rosiers, Anne- son retour, alors qu’elle devait travailler à d’Amérique qui pourrait l’aider à la produire.
Marie Cappelier, Nicole Debarre, Annick l’écriture de G o ld e n E ig h t i e s (dont des bribes À défaut de le trouver, elle croise deux
Detollenaere, Michel Kartchevski, Francine musicales hantent ce film), l’un d’entre eux femmes dans une villa qu’elle croit être celle
Landrain, Xavier Lukonsky, Estelle Marion, revient et s’installe. Le film est le journal de de l’oncle, dont Aurore Clément en actrice
Anne Nelissen, Yvette Poirier, Christine Ram- cette cohabitation non désirée et obsédante. française désespérée par son anglais. Accep­
seyer, Pascal Sallcin, Nora Tilly, Yvon Vrom- Au fil des jours, la réalisatrice en développe tant de lui servir de répétiteur, la cinéaste
man, Nathalie Williame, Hildc Van Mieghem, tous les avatars burlesques : surprise, dédain, donne un irrésistible cours de prononciation,
Gabrielle Weibach, Jean-Claude Wouters, Guy hostilité, espionnage, évitement, retranche­ mimiques à l’appui. Mais toujours point
Swinnen, Florence Vercheval, Michel Weins- ment et, finalement, soulagement. d’oncle en vue. Peut-être à New York ?
tadt, Bernard Yerles, Simon Zaleski

dessine l’esquisse de G o l d e n
L es A n n ées 80 P IN A BAUSCH J ' A I FAIM, J ' A I FROID
On y voit la cinéaste auditionner
E ig h tie s . « UN J O U R P IN A A D E M A N D É ... » France / 35 mm / 1984 / 12’ / nb
des comédiens, leur faire travailler des France-Belgique / 1983 / 57’ / coul. sketch du film collectif P a r is v u p a r . . . v in g t
scènes, mais aussi concevoir des plans et film réalisé pour la série télévisée R e p è r e s sur ans a p rès
séquences que l’on retrouvera, légèrement la m o d e m d a n s e Image : Luc Benhamou, Gilles Arnaud, Luis
modifiés, dans l ’œuvre finale. Ce film Emission proposée par Alain Plagne Peracta
excède cependant la simple répétition. Par- Assistant réalisateur : Timothy Miller Montage : Francine Sandberg
delà l ’œuvre future, l ’objet principal y Image : Babette Mangolte, Luc Benhamou Son : François de Morant, Jean-Paul Loublier
devient finalement le travail de recherche et Montage : Dominique Forgue, Patrick Producteur : Marc Labrousse
d’expérimentation autour du film, tout ce qui Mimouni Production : JM Productions, Films A2
le précède et par quoi il arrive. L e s A n n é e s Son : Jean Minondo Interprétation : Maria de Medeiros / Pascale
8 0 est un document formidable sur le cinéma Mixage : Jean Mallet Salkin / Esmoris Hannibal
en train de se faire. Production : A2, RM arts, INA, RTBF, B RT
avec la collaboration des danseurs de la troupe Deux jeunes bruxelloises fugueuses débar­
« Comment, entre le scénario toujours irre­ du W u p p e r ta l T a n z th e a te r quent à Paris sans un sou. Dérive urbaine
présentable et sa future représentation, vont ponctuée par leurs dialogues novices sur
peu à peu s’organiser les différents éléments Durant cinq semaines d’été, Chantal Akerman l’amour. Dans un restaurant où elles s’essaient
du réel jusqu’à donner un film ? Comment, a suivi le travail de la célèbre chorégraphe à la manche en chantant, rencontre de hasard
avec du réel, on arrive à la fiction. » Chantal Pina Bausch, de ville en ville et de festival en avec un homme qui les emmène chez lui. Pre­
Akerman, dossier de presse. festival, en en captant les moments forts, fil­ mière expérience pour l’une, évacuée comme
mant au plus près du corps des danseurs. Sans une formalité à accomplir, aussitôt suivie de
jamais tomber dans le documentaire informa­ leur départ précipité dans la nuit.
tif, la cinéaste s’attache à rendre par son
regard la violence passionnelle et politique qui

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Vingt ans après, Chantal Akerman réinvente Delphine Seyrig, Nicolas Tronc, Lio, Pascale Déléguées de production : Ioana Wieder, Mar­
le propre de La Nouvelle vague : un art de la Salkin, Fanny Cottençon, Charles Henner, tine Spangaro
ballade et de la litote, le cruel apprentissage Jean-François Balmer Production : Jacor Productions Théâtrales-
de la liberté des sentiments dans un Paris noir Centre Simone de Beauvoir
et blanc. Dans l’univers pimpant et coloré d’une galerie avec la participation du Ministère de la culture
marchande, entre un salon de coiffure, un Interprétation : Delphine Seyrig, Coralie Sey­
café, un cinéma et une boutique de confection, rig
LETTRE D'UNE CINÉASTE : employés et clients ne vivent et ne s’occupent
CHANTAL AKERMAN que d’amour : ils le rêvent, le disent, le chan­ « 11 février 1963, Sylvia Path, poétesse amé­
France / 1984 / 8 ’ / coul. tent, le dansent. Rencontres, retrouvailles, tra­ ricaine, trente ans, mariée, deux enfants, se
film réalisé pour l’émission télévisée C i n é m a , hisons, passions, dépits. Déclinant toutes les donne la mort. Une longue et minutieuse cor­
c in é m a formes de la séduction et du sentiment amou­ respondance la reliait jusque là à sa mère.
Image : Luc Benhamou reux, les histoires se croisent et s’entremêlent, Françoise Merle avait monté un spectacle en
Musique : Marc Hérouet, thème des G o ld e n commentées par les chœurs malicieux des 1984 autour de cette correspondance, cantate
E ig h t i e s shampouineuses et d’une bande de garçons à deux voix où celle de la mère et celle de la
Interprétation : Aurore Clément, Chantal désœuvrés. fille se confondaient, se répondaient, se sépa­
Akerman, Colleen Camp, Marilyn Watelet, raient ou se cherchaient. Chantal Akerman a
Leslie Vandermeulen, Lloyd Cohn « D’abord l’envie de faire une comédie. Une suivi ce chemin, de la folie à la mort, chemin
comédie sur l’amour et le commerce. Bur­ constamment balisé par cet échange de voix
L’émission C i n é m a , C i n é m a commandait lesque, tendre, frénétique. Une comédie où les fragiles, où se dit la difficulté d’écrire, les
régulièrement à un cinéaste une lettre cinéma­ personnages parleraient vite, se déplaceraient douleurs et les bonheurs de la vie d’amante et
tographique dans laquelle le réalisateur devait vite et sans cesse, mûs par le désir, les regrets, de mère. [..] Il y a dans ce film vidéo une telle
donner de ses nouvelles. les sentiments et la cupidité, se croiseraient intensité de regard, un tel désir d’échanger des
Chantal Akerman a filmé la sienne en 1984, sans se voir, se verraient sans pouvoir s’at­ mots qui réconfortent, et aussi une telle
alors qu’elle travaillait à sa future comédie teindre, se perdraient pour se retrouver volonté de meurtrissure, que les images, que
musicale, G o l d e n E i g h t i e s . Sur le ton de la enfin. » Chantal Akerman, Cahier des A te li e r s les sons, croisés les uns aux autres, finissent
farce, elle énumère tout ce qu’il faut pour d e s A r t s , 1982. par faire mal. De ces incessants croisements
faire un film : se lever, s’habiller, manger, dis­ naît une émotion qu’il est difficile de conte­
poser de comédiens, d’une équipe... et le Entre la naissance du projet de comédie musi­ nir ». Antoine de Baecque, C a h i e r s d u
montre littéralement : elle et sa comédienne se cale G o ld e n E ig h tie s et sa réalisation en 1986, c i n é m a n°399, septembre 1987.
levant du lit, s’habillant, mangeant ... Un plusieurs années s’écoulent avant que Chantal
autoportrait humori sti que. Akerman ne trouve les moyens de tourner le
film. De cette attente forcée, la cinéaste a fait LE MARTEAU
un temps de préparation et de création autour France / 1986 / 4’ / coul.
GOLDEN EIGHTIES de l’œuvre à venir à travers deux films : H ô t e l Image et Montage : Claire Atherton
(LA GALERIE) d e s A c a c i a s et L e s A n n é e s 8 0 . G o ld e n E i g h ­
France-Belgiquc-Suisse / 35 mm / 1986 / 96’ / t i e s hante également, sous forme de bribes « L e M a r t e a u est une commande, un travail en
coul. musicales ou dialoguées, trois autres courts et vidéo sur Jean-Luc Vilmouth [..], sculpteur
Assistants réalisateurs :Serge Meynard, Lor­ moyens métrages réalisés à cette période : conceptuel. Son travail, celui que j ’ai filmé,
raine Groleau L ’H o m m e à l a v a l i s e , F a m i l y B u s i n e s s et était basé sur un marteau qu’il enfonçait dans
Scénario : Chantal Akerman, jean Gruault, L e t t r e d ’u n e c in é a s te . un mur, oui, il creusait un mur et mettait un
Léora Barish, Henry Bean, Pascal Bonitzer marteau dedans et c’était une sculpture. Cela
Musique : Marc Herouet, Paroles des chan­ se passait sur une sorte de terrasse en haut
sons, Chantal Akerman LETTERS HOME d’une maison sur un toit à Paris... Et comme
Image : Gilberto Azevedo, Luc Benhamou France / 1986 / 104’ / coul. il avait fait un travail sur le socle, cela m’avait
Son: Henri Morelle, Miguel Rcjas captation d’un spectacle mis en scène par fait penser aux chaises musicales : les chaises
Mixage : Jean-François Auger,Alain Garnier Françoise Merle en 1984 sont en cercle, et puis il y a de moins en moins
Montage : Francine Sandberg Adaptation : Rose Leiman-Goldemberg, de chaises, et il y a quelqu’un qui reste
Producteur : Martine Marignac d’après la correspondance de Sylvia Plath, debout. Et, si mon souvenir est bon, comme il
Production : La Cecilia Paris, Paradise Films choisie par Amelia Plath avait envoyé une lettre à la NASA, une lettre
Bruxelles,Limbo Films Zurich,Le ministère de Image : Luc Benhamou demandant d’expédier un travail sur l’espace
la culture France, Le ministère de la commu­ Montage : Claire Atherton et que la NASA avait refusé, je crois qu’il
nauté française de Belgique Son : Alix Comte lisait cette lettre, pendant qu’on envoyait le
Interprétation : Myriam Boyer, John Berry, Mixage : Alex Gooses marteau dans le ciel ». Chantal Akerman dans

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catalogue
H o m m a g e à C h a n ta l A k e r m a n , HISTOIRES D'AMÉR IQUE : Co-production : La Sept, Unité de rr -
dirigé par Jacqueline Aubenas, Communauté FOOD, FAMILY AND PHILO S O P H Y grammes spectacle Guillaume Gronier. IN
française de Belgique, 1995. de Chantal Akerman Avec la participation du Centre National ce _
France-Belgique / 35 mm / 1988 / 92’ / coul. Cinématographie et du Ministère de la C_ -
Assistant de Réalisation : Ellen Kuras ture, direction de la Musique
PORTRAIT D'UNE PARE SSEUSE / Image : Luc Benhamou Producteur délégué : INA : Direction des rr -
LE JO U R N A L D'UNE PARE SSEUSE / Montage : Patrick Mimouni grammes de création : Claude Guisard
LA PARESSE Son : Alix Comte Interprétation : Alfred Brendel
Allemagne / 1986 / 14’ / coul. Mixage : Gérard Rousseau
film réalisé sur une commande de la télévi­ Direction de production : Edwin Baily Dispositif minimaliste et transparent de Fée
sion allemande ZDF pour un projet intitulé Producteurs délégué : Bertrand Van Effcn- auquel se plie la cinéaste : le grand piar. - ,
S e p t fe m m e s , se p t p é c h é s. terre, Marilyn Watelet Alfred Brendel, exécutant les sonates de S. '. -
Image : Luc Benhamou Production : Mallia Films, Paradise Films, La bert, est filmé soit en plan large, de profil. - :
Interprétation : Chantal Akerman, Sonia Wie- Sept, La Bibliothèque publique d’information, en plan rapproché, visage face caméra. Il >'__c
der-Atherton Le Centre Pompidou, La R.T.B.F (Télévision non seulement de ne pas distraire l’écoute :.
Belge) ne pas ajouter d’autres contenus à la mus::..:,
Répondant frontalement à la commande, la Avec la participation du Ministère de la culture mais aussi de révéler, par la seule puissance _.
cinéaste livre son journal intime d’une mati­ et de la communication (Paris) et du Ministère l’enregistrement, comment la musique rés : - -.
née de paresse : réveil difficile, cigarette, de la communauté Française de Belgique dans le corps de son interprète.
fumée pour mieux esquiver les tâches pénibles Interprétation : Maurice Brenner, Cari Don,
repoussées hors-champ (faire le lit, débarras­ David Buntzman, Judith Malina, Eszter
ser le petit-déjeuner). En contrepoint, Sonia Balint, Dean Jackson, Roy Nathanson, ... TROIS STR OP HES SUR LE NOM DE SACHE =
Wieder-Atherton au salon joue du violoncelle, France / 1989/ 12’/coul.
la musique remplit peu à peu les pensées de la A New York, sur un terrain vague devant le Image : Raymond Fromont, assisté de F* .
cinéaste, lui offrant le vrai repos avant d’aller pont de Williamsburg, hommes et femmes, Laporte
affronter le monde extérieur. Recueillement de jeunes et vieux se succèdent face à la caméra, Musique : Henri Dutilleux
l’écoute et éloge de la paresse. en plan fixe, et livrent leurs histoires d’émi- Costume : Amélie Mistler, Chantal Glasc.
grants juifs rescapés des pogroms et de l’Ho­ Scripte : Isabelle Cohen-Jonathan
locauste. Entre la mémoire et l’oubli, leurs Montage : Rose Legrand
RUE MALLET-STEVENS récits tragiques disent aussi l’espoir, la déri­ Son et mixage : Nicolas Joly
Belgique / Vidéo /1986 / 7’ / coul. sion, le désir d’une vie meilleure. Décor : Pierre Jaccaud
Image : Luc Behamou Producteur délégué : Bertrand van Effen:e~;
Son : Alix Comte « H is to ir e s d 'A m é r i q u e parle de tous les exils, assisté de Christine Marier
Montage : Claire Atherton de toutes les migrations, de tous les rêves de Production : Mallia Films, La Sept, ARCar __
Interprétation : Sonia Wieder-Atherton, bonheur quand on a décidé de rester vivant. » Centre Georges Pompidou, la particir.: :c
Metchtilde Weyergans, Roberto Prval-Reans, H o m m a g e à C h a n t a l A k e r m a n , catalogue d’intermédia, du Ministère des Affaires co­
Jean-François Schneider, Chantal Akerman, dirigé par Jacqueline Aubenas, Communauté gères, du Ministre de la Culture et de la C : - -
Coralie Seyrig, Marc Atherton, Camille française de Belgique, 1995. munication
Resnais Interprétation : Sonia Wieder-Atherton _
Jean-Christophe Bleton, Francesca Lanmco.
Un appel à la sauvegarde de la cinémathèque LES TROIS DERNIÈRES SONATES Sylvie Seidmann
de Bruxelles sous forme d’un impromptu allé­ DE FRANZ SCHUBERT
gorique. La nuit tombe rue Mallet-Stevens sur France/Vidéo/ 1989 /4 9 ’/ coul. Dans un décor de scène à dominante rouge .
un air de chanson triste : chassé-croisé entre Direction de la photographie : Jean Monsigny violoncelliste Sonia Wieder-Atherton joue
un couple dans la lumière des phares d’une Image : Jacques Pamart, Michel Lecocq assis­ solo. Derrière elle, un artifice de fenêtre c erre
voiture et la femme qui en sort. Intérieur clair- tés de Miche Bort, Marc Seferchian sur une rue la nuit puis le jour : lumière b A u-t
obscur : une androgyne sortie d’Otto Dix Montage : Francine Sandberg de néons puis dorée de l’aurore, porte et r/rere
écoute une violoncelliste, puis la rejoint pour Son : Xavier Vautrin assisté de Pierre Collo- d’un appartement au fond. Alors que la c i ~ . -
un baiser de l’ange. Au sol, archet et rose din, Franck Mercier se rapproche d’elle en gros plans, tourne a _ r
rouge croisés, comme un mystérieux symbole Vidéo : J.-P. Pelletier de son jeu, cet arrière-plan s’anime. Ccm - e
de la beauté menacée, déchiffré par le carton Mixage : Jean-Yves Rousseaux guidées par la musique, les petites silhouens»
final. Chef de production : Jean-Yves Joanny d’un homme et de deux femmes effec:..
Chargée de production : Monique Villeche- quelques saynètes : fumer, repasser (le Fr _. .
noux, assistée de Françoise Buresi la porte), s’étreindre, se repousser. La rr._- .. :

230
comme rythme des jours et des gestes, empa­ Interprétation : Guilaine Londez, Thomas au milieu des cartons pas encore déballés. Un
thie avec la vie qui va-et-vient. Langmann, François Négrct, Nicole Colchat, très lent travelling avant, englobant d’abord tout
Christian Crahay, Sandrine Laroche, Olindo l’espace de la pièce, va finir par butter sur son
Bolzan, Violette Léonard, Pierre Laroche, Luc visage en gros plan. Son soliloque, ainsi
CONTRE L'O UBLI : POUR FEBE ELISABETH Fonteyn, Yves Comliau, Nicole Duret, Cécilia « misen chambre », dévoile une profonde soli­
VELASQUEZ (EL SALV ADOR) Kankonda tude, à travers l’évocation de trois jeunes filles
France / 1991 / 3 ’ / coul. qui ont traversé sa vie. Serait-il passé, à force de
Image : Joan Monsigny « Jack et Julie étaient très jeunes. Ils venaient déménager, à côté du lieu de son existence ?
Musique originale : Mino Cinelu interprétée sans doute de province. Jack était chauffeur de
par Sonia Wieder-Atherton taxi la nuit. 11 préférait la nuit comme cela il
Production : PRV pour Amnesty International passait le jour avec Julie. Ils s’aimaient et cela D'EST
Concept et production : Béatrice Soulé leur suffisait. Il faisait chaud, c’était l’été. France-Belgique / 16 mm / 1993 / 110’/ coul.
Interprétation : Catherine Deneuve et Sonia Jack et Julie étaient insouciants, n’avaient pas Assistant de réalisateur : Szymon Zaleski
Wieder-Atherton d’amis et passaient leur vie entre le lit, la Image : Raymond Fromont, Bernard Delville
douche et la cuisine. Ils ne connaissaient per­ Montage : Claire Atherton, Agnès Bruckert
Pour le trentième anniversaire de sa fondation, sonne à Paris. La nuit, Julie parcourait la ville Son : Pierre Mertens, Thomas Gauder, Didier
Amnesty International a commandé à 30 dans tous les sens. Dormir est une perte de Pécheur
cinéastes 30 films courts sur des victimes temps, pensaient-ils. Aussi ne dormaient-ils Production : Lieurac Production, Paradise
politiques pour rappeler leur combat ou pour jamais. Une nuit, par un concours de circons­ Films, La Radio Télévision Portugaise
obtenir leur libération. tance des plus simples, Jack fut amené à pré­ Direction de production : Helena Van Dantzig
Chantal Akerman rend hommage à Febe Eli­ senter Joseph à Julie. Joseph conduisait le taxi Producteur délégué : François Le Bayon
sabeth Velasquez, syndicaliste salvadorienne de Jack le jour et était donc libre la nuit. Lui Producteur exécutive : Marilyn Watelet
disparue dans un attentat à la bombe en 1989. aussi était un provincial, lui non plus n’avait Co-production : Centre de l’audiovisuel à
La réalisatrice raconte la lutte de cette femme pas d’amis à Paris. Julie se mit à aimer les Bruxelles (CBA), RTBF (Carré Noir),
dont elle présente une photographie. Puis, deux garçons, sans qu’une histoire interfère Avec l’aide du Gouvernement de la Commu­
dans un plan unique sur un carrefour dans une sur l’autre... » Chantal Akerman dans H o m ­ nauté française de Belgique et de la Loterie
ville indéterminée, Catherine Deneuve, venue m a g e à C h a n t a l A k e r m a n , catalogue dirigé par nationale, La Sept/Arte
du fond du champ, dit un poème en prose à sa Jacqueline Aubenas, Communauté française Avec le soutien du Fonds Eurimages du
mémoire. Une musique, jouée au violoncelle, de Belgique, 1995. Conseil de l’Europe
l’accompagne.
Après la chute du mur, la caméra de Chantal
LE DÉMÉNAGEMENT Akerman, tel un sismographe, entreprend
NUIT ET J O U R France / 1992 / 42’ / coul. d’enregistrer, en de longs travellings, le deve­
France-Belgique-Suisse / 35 mm / 1991 / 90’ / Assistant de réalisation : Thomas Cheysson nir de ces pays livrés à eux-mêmes, entre une
coul. Image : Raymond Fromont, Piotr Stadnicki utopie effondrée et un avenir qui semble
Assistant réalisation : Jean-Philippe Laroche Son : Alix Comte, Pierre Tucat impossible. Allemagne de l’Est, Pologne, Rus­
Image : Jean-Claude Neckelbrouck, Pierre Scripte : Isabelle Ribis sie : c’est partout la même désolation, espaces
Gordower, Bernard Delville, Olivier Dcssalles Montage : Rudi Maerten évidés, bâtiments comme abandonnés, foules
Son : Alix Comte, Pierre Tucat Mixage : Gérard Lamps d’anonymes attendant on ne sait quoi, le bus,
Musique : Marc Hérouet Production : Sophie Goupil le train, l’ouverture du magasin ou plus sûre­
Mixage : Gérard Lamps Co-production : Le Poisson volant, La Sept ment la fin définitive de l’Histoire. Visages
Montage : Francine Sandberg, Camille Unité de programme : Isabelle Mestre fermés, interdits, comme absents à eux-
Bordes-Resnais Avec le soutien de la Commission télévision mêmes, scrutant peut-être en hors-champ une
Producteur délégués : Martine Marignac, de la Procirep catastrophe muette, sans nom, qui n’appelle
Maurice Tinchant et la participation du Centre national de la qu’un sentiment, la déréliction.
Directeurs de Production : Pierre Wallon, Cinématolographie
Marilyn Watelet Directeur de collection : Jacques Renard « Et tout cela qui se transforme doucement,
Co-Production : Pierre Grise Productions Interprétation : Sami Frey tout au long du voyage, les visages et les pay­
(Paris), Centre National de la Cinématogra­ sages. Tous ces pays, en pleine mutation, qui
phie (Paris), Canal+, Sofinergie 2, Paradise « J’aurais jamais dû, jamais dû déménager. ont vécu une histoire commune depuis la
Films, Ministère de la Communauté française Qu’est-ce qui m’a pris ? J’étais bien dans guerre, encore très marqués par cette histoire
de Belgique, La RTBF, George Reinhart Pro­ l’autre. Presque. Non, le plus souvent j ’étais jusque dans les replis même de la terre et dont
ductions (Zurich). Avec le soutien du Fonds mal. Pas bien. Fallait déménager. » Ainsi com­ maintenant les chemins divergent. Je voudrais
Eurimages du Conseil de l’Europe mence le long monologue de cet homme, seul enregistrer les sons de cette terre, faire ressen-

231
tir le passage d’une langue à l’autre, avec leurs Son : Xavier Vauthrin On retrouve dans cette comédie leg.--. ..
différences, leurs similitudes. » Chantal Aker- Montage : Claire Atherton situations et des thèmes chers à la c:r.c. st
man, note d’intention, avril 1991. Mixage : Fancisco Camino quiproquo, méprises et chassé-cro:-. .
Co-production : AMIP/Producteur Délégué reux.
Xavier Carniaux-
PORTRAIT D'UNE JE U N E FILLE DE LA FIN La sept Arte/Unité de programme Thierry
DES AN NÉES 6 0 À BRUXELLES Garrcl-INA/Claude Guisard-Chemah I.S. LE J O U R OÙ
France / 35 mm / 1993 / 60’ / coul. Suisse / 1997 / 7’ / coul.
Film réalisé pour la série télévisée T o u s le s Chef opérateur : Raymond Fromont
g a r ç o n s e t l e s f i l l e s d e l e u r â g e d’après une Nul mieux que Chantal Akerman pouvait faire Assistant caméra : Alan Bol le
idée originale de Chantal Poupaud un film sur Chantal Akerman, la cinéaste, à Son : Nicolas Lefebvre
Assistant réalisation : Patrick Quinct l’instar de Godard, n’ayant cessé dans ses Montage : Claire Atherton, assistée ce . - \ i
Image : Raymond Fromont films de réfléchir son rapport aux images, de Macdel
Montage : Martine Lebon mettre en scène son propre travail. Chantal Mixage : Pascal Vuillemin
Scripte : Corine Bachy Akerman ne nous livre pas un autoportrait, Directrice de production : Laetitia Gonz e:
Son : Pierre Mertens mais se confronte au miroir exigeant de ses Production : Si 1via Voser, Waka Films A _
Montage son : Christian Weil, Zofia Menuet images. Le revisionnage notamment est l’oc­ Co-production : TSI -Televisione Sx
Mixage : Gérard Lamps casion de cerner les nœuds travaillant souter- Arte GEIE
Production : Georges Benayoum, Paul Rozen- rainement son œuvre, comme la transgression Avec le soutien de : Repubblica e cantcr.e ..
berg ou la durée. Ticino, Kuratorium des Kantons Aarga_ :.
Direction de production : Pierre Alain Schatz- Forderung Des kulturellen Lebens. Rc rr -
mann, Mylène Azria « Le spectateur doit être un vrai Autre, le kath. Zentralkommission-Zurich, Meg„:^ l
Production exécutive : Marilyn Watelet (Para- cinéma ne doit pas être une machine à englo­ Zurich Hans Steinmann
dise Films), Françoise Guglielmi, Elisabeth ber et à absorber le spectateur. D’où la fronta-
Deviossc (Ima Productions) Yannick Casanova lité de mes plans ou le temps recomposé qui Le jour où l’on demande à Chantal Aker~_c
(SFP Productions) représente une expérience physique. Il ne faut comment elle voit l’avenir du cinéma. ce._ __
Co-production : IMA, La Sept/Arte, SFP pas que le spectateur oublie le temps et soit fait l’effet de s’être levée du mauvais pied 1 .
Avec la participation de Sony Music Entertai- englouti dans l’histoire. Je pense que dans caméra tourne sur elle-même, décrit F inté­
nement, Centre national de la Cinématogra­ mon cinéma le spectateur ne peut jamais s’ou­ rieur comme défait de la cinéaste, pendant
phie blier, donc il ne peut pas être dans un rapport sa parole enroule et déroule, de plus en r _
Avec l’aide du Greco-programme Media de la d’idolâtrie. » Chantal Akerman inquiète, les pensées qui lui vinrent ce ; :
Communauté européenne. où... ressasser, répéter, s’imposer la contra.r :.
Interprétation : Circé, Julien Rassam d’un seul plan, d’une seule pose : qu’en aure ­
UN DIVAN À NEW YORK pensé Perec ?
A la fin des années 60, une lycéenne décide France-Belgique-Allemagne / 1996 / 105’ /
de faire l’école buissonnière. Elle rencontre au coul. / vostf et néerlandais
cinéma un déserteur français avec lequel elle Scénario : Chantal Akerman, Jean-Louis LA CAPTIVE
va déambuler dans Bruxelles. Lors d’une sur­ Benoît France-Belgique / 1999 / 107’ / coul.
prise-partie, elle offrira son ami d’un jour à sa Ecriture et dialogues : Chantal Akerman En collaboration avec Eric de Kuyper
meilleure amie, ne sachant pas très bien où Interprétation : Juliette Binoche, William Assistant de réalisation : Paolo Trotta
sont ses désirs. Flurt, Stéphanie Buttle, Barbara Garrick Image : Sabine Lancelin
Se moquant des anachronismes, Chantal Scripte : Agathe Sallaberry
Akerman traque frontalement le désespoir Henry, psychanalyste à New York, échange Montage : Claire Atherton
adolescent sous l’arrogante logorrhée de son pour six semaines son appartement contre celui Montage son : Valérie de Loof
héroïne, la peur du désir sous la maladresse de Béatrice, danseuse à Paris. Tandis qu’il Son : Thierry de Halleux
des gestes, la chair sous le verbe. découvre la vie de bohème dans un vieil Mixage : Stéphane Thiebaut
immeuble au cœur de Belleville où il est Directeur du production : Antoine Beau
assiégé par les amants de Béatrice, celle-ci, Producteur : Paulo Branco
CHANTAL AKERMAN éblouie par le luxueux appartement situé face Production : Gemini Films
PAR CHANTAL AKERMAN à Central Park, se fait envahir par les patients Co-Production : Gemini Films, Arte Franc.
France / 1996 / 63 ’ / coul. d’Henry qu’elle écoute et conseille. Malgré Cinéma, Paradise Films
film réalisé pour la série télévisée C in é m a , de tout ce qui les sépare, comportements et conti­ Avec la participation de : Canal+, Centr.
n o tr e te m p s nents, ils rêvent l’un à l’autre par appartements, National de la Cinématographie, Gimages3
Image : Raymond Fromont personnes, animaux et objets interposés. Chargées de Production : Elisabeth Bocquet

232
Interprétation : Stanislas Merhar, Sylvie Tes- la Communauté française de Belgique, Les apparaître les instrumentistes comme ce> r a ­
tud, Olivia Bonamy, Aurore Clément, Liliane Télédistributeurs wallons. sons, les séparant ou les rassemblant.
Rovere, Françoise Bertin Distribué avec le soutien du programme
Media de la Communauté européenne.
Simon aime Ariane, follement. Il veut tout DE L'AUTRE CÔTÉ
savoir d’elle, que rien ne lui échappe. Ce En 1998, au cœur d’un voyage entrepris par la Belgique / 2002 / 102’/ coul.
besoin irrépressible de posséder et de cinéaste dans le sud des Etats-Unis, et hantée Image : Raymond Fromont, Robert Fenz,
connaître entièrement la personne aimée l’ob­ par lui, il y a le meurtre de James Byrd Jr. à Chantal Akerman
sède : il la questionne, l'épie, la suit, la tient Jasper, une petite ville du Texas. Le film n’est Montage : Claire Atherton assisté de Fabio
recluse dans la prison dorée de son luxueux pas l’autopsie de ce meurtre, du lynchage d’un Balducci
appartement parisien. L’attirance d’Ariane noir par trois blancs, mais plutôt comment Son : Pierre Mertens
pour les femmes ne fait qu’attiser sa jalousie celui-ci vient s’inscrire dans un paysage tant Mixage : Eric Lesachet
aveugle, son désir aussi. mental que physique. Assistants à la réalisation : Robert Fenz, Clau­
dia Rosas Bocaro, Ricardo « Tato » Padilla
Adapté de de Marcel Proust,
L a P r is o n n iè r e « Sud ? Pourquoi le Sud ? J’avais une sorte
saisit magnifiquement le mystère
L a C a p tiv e d’attirance. Toute littéraire sans doute. Faulk­ Production : AMIP, Artc France, Paradise
et les contradictions du désir et du sentiment ner, mais aussi Baldwin. Et quand j ’ai décidé Films, Chemah LS.
amoureux. de partir là-bas, rien n’était encore arrivé, tout Une coproduction : AMIP/producteurs délé­
semblait calme et puis juste avant mon départ, gués : Xavier Carniaux, Elisabeth Marlian­
« Je me suis sentie très libre face au matériau il y a eu un nouvel incident raciste, c’est geas, Fabrice Puchault, direction de
Proust, peut-être parce que je ne suis pas fran­ comme ça qu’on dit, enfin un lynchage, à Jas­ production : Elisabeth Gérard, Assistantes de
çaise et pas vraiment quelqu’un de culture : per, Texas. A notre époque et plus que jamais, production : Sandrine Sibiril, Sophie Daniel-
moi, Marcel, je le tutoie, c’est comme un il y a de la purification dans l’air. Alors il m’a Paradise Films/Marilyn Watelet-Chemah
familier, alors je pouvais tout me permettre. » fallu aller là-bas aussi. Et au fur et à mesure I.S./Brigitte de Villepoix- Arte France/Unité
Chantal Akerman, L e s I n r o c k u p tib le s , octobre que j ’avançais dans ce Sud, un peu erratique- de programme : Thierry Garrel, chargé de
2000 ment, et où au début je ne voyais rien, rien que programme : Luciano Rigolini-Carré Noir
des arbres ou presque, c’est à Baldwin que je RTBF Liège/ producteur associé : Christiane
pensais quand il avait dit : “Je n’ai jamais vu Philippe, chargée de production : Christiane
SUD autant d’arbres. Autant d’arbres qui évoquent Stefanski
France-Belgique / 1999 / 70’ / coul. autant de pendus”. » En association avec : SBS-TV Australia
Assistant de réalisation : Michael Gracia- Chantal Akerman dans D e l ’a u t r e c ô té , S u d , Avec la participation de : YLE-TV2 documen­
Montoya D ’E s t , t r o i s f i l m s de Chantal Akerman, éd. taires et le soutien du Centre national de ciné­
Image : Raymond Fromont Shellac matographie, de la Procirep, du Centre du
Montage : Claire Atherton cinéma et de l’audiovisuel de la Communauté
Son : Thierry de Halleux française de Belgique
Mixage : Anna Louis, Laurent Thomas AVEC S O N IA WIEDER-AT HERTON Avec le soutien du programme Media de
Production : AMI P, Paradise Films, Chcmah France / 2002 / 52’ / coul. l’Union européenne.
I.S. Image : Sabine Lancelin
Co-production : Carré Noir-RTBF Liège, INA Montage : Claire Atherton Au Mexique, le long de la frontière de palis­
En association avec : La Sept/Arte Son : Pierre-Antoine Signoret sades et de barbelés qui sépare ce pays des Etats-
Une coproduction : AMIP/Producteur délégué Décorateur :Christian Marty Unis, Chantal Akerman rencontre hommes,
: Xavier Carniaux, Elisabeth Marliangeas, Directeur artistique : Julien Azais femmes et adolescents, continuellement traqués
Fabrice Puchault-Paradise Films/Marilyn Interprétation : Sonia Wieder-Atherton, Imo- par les services de l’immigration américaine
Watelet-Chemah I. S./Martine Vidale-La Sept gen Cooper, Sarah lancu, Matthieu Lejeune alors qu’ils tentent d’échapper à la misère pour
Arte/Unité de programme : Thierry Garrel, se retrouver, s’ils parviennent vivants de l’autre
Chargé de programme : Luciano Rigolini. Une sélection de pièces du répertoire de la côté, parias, exilés et exploités.
Carré Noir-RTBF Liège/Producteur Chris­ violoncelliste Sonia Wieder-Atherton en qua­
tiane Philippe. INA-Direction des pro­ tuor. Comment filmer la musique de chambre « Il s’agit d ’éviter tout système binaire
grammes de création : Claude Guisard. ? En la « mettant en chambre noire », soit en comme : voilà le Mexique, avec ses pauvres
Avec le soutien de : DIA Center for the Arts- découpant l’espace d’une scène minimaliste et voilà l’Amérique, leur Eldorado, voilà le
N.Y., Soros Documentary Fund selon les échanges du dialogue musical, à Mexique avec une vieille culture qui a aussi
Avec la participation de : YLE, le soutien du l’aide d’un dispositif de caches cadrant dans sa cruauté, sa corruption, mais qui est dans la
Centre national de la Cinématographie, Proci- l’obscurité des sortes de portes ou de fenêtres. vie, et voilà l’Amérique où rode la mort, l’ac­
rep, Centre du cinéma et de l’audiovisuel de Coulissant latéralement, la caméra fait ainsi culturation, et ce qui est primitivement

233
moderne. Tout cela qui existe pourtant (mais AVEC CHANTAL AKERMAN « DE L'AUTRE CÔTÉ »
c’est bien plus compliqué que ça), et il faut PAR CHANTAL AKERMAN
l’oublier quand on y va. Il faut le savoir et CLAP
de Nathalie Joyeux. France / 2002 / 13’ co_
pourtant l’oublier pour le faire exister. » de Guy Seligman. France / émission du 17-01- avec Chantal Akerman
Chantal Akerman, note d’intention pour D e 1976 / extrait de 6 ’ / coul. Un entretien avec Chantal Akerman sur 2 .
l ’a u tr e c ô té . l ’a u t r e c ô t é réalisé par Nathalie Joyeux, pr -
A l’occasion de la sortie de J e a n n e D ie lm a n ,
2 3 Q u a i d u C o m m e r c e , 1 0 8 0 B r u x e l l e s , le
grammatrice du cinéma Le Trianon, à l’occz-
magazine télévisuel C la p interviewe Chantal sion de la présentation du film dans sa saF,
DEMAIN ON DÉMÉNAGE
Akerman et Delphine Seyrig.
France-Belgique/2004 / 110’/ coul.
Assistant réalisateur : Olivier Bouffard LIVRES
CINÉ REGARDS
H all d e n u i t
Image : Sabine Lancelin COMME RÉALISATRICES
Montage : Claire Atherton Editions de l’Arche, 1992
de Boramy Tioulong. France / émission du 29- Un d i v a n à N e w Y o r k
Son : Pierre Mertens 10-1978/ extraits de 7’ / coul.
Mixage : Thomas Gauder Editions de l’Arche, 1996
Extraits d’une interview de Chantal Akerman U ne fa m ille à B ruxelles
Direction musicale : Sonia Wieder-Atherton invitée à présenter son dernier film, L e s R e n ­
Scénario : Chantal Akerman En collaboration Editions de l’Arche, 1998
d e z - v o u s d ’A n n a , dans l’émission C i n é
avec Éric De Kuyper reg a rd s.
Décors : Christian Marti INSTALLATIONS
D 'E s t : a u b o r d d e l a f i c t i o n
Producteurs : Paulo Branco, Marilyn Watclet HÔTEL DES ACACIAS
Coproduction : Paradisc Films, Gemini Films, 1995. Installation à partir du film D ’Est dans 2
réalisation collective des élèves de F INSAS salles, sur 24 plus 1 moniteur (intitulé la 25
Arte France Cinéma, RTBF (télévision Belge) sous la direction de Chantal Akerman. Bel­
Avec la participation de : CNC, Communauté image)
gique / 1982 / 40’ / coul. avec les élèves de Montage : Claire Atherton
Française de Belgique et des télédistributeurs F INSAS Professeurs associés
Wallons Galerie Nationale du Jeu de Paume, Paris ; Walkc-'
A la réalisation : Chantal Akerman, Michèle Art Center, Minneapolis, San Francisco Museuir.
Avec le soutien de EURIMAGES Avec La Blondeel. À l’image : Michel Houssiau. Au
participation de Canal +, Ciné Cinéma Et le of Modem Art ; Société des expositions du Palais
son : Henri Morellc. Au montage : Suzy Ross- des Braux-Arls de Bruxelles ; Kunstmuseum
soutien de la Procirep berg. A la décoration : Françoise Hardy
Interprétation : Sylvie Testud, Aurore Clé­ Wolfsburg ; IVAM Centre del Carme, Valencia :
En 1982, le directeur de l’INSAS (l’école de The Jewish Muséum, New York.
ment, Jean-Pierre Marielle, Lucas Belvaux, cinéma de Bruxelles) propose à Chantal Aker­
Dominique Reymond, Natacha Régnier, Eisa man de diriger un atelier de réalisation. La S e lf p o rtr a it - A u to b io g ra p h y in p ro g re s s
Zylberstein, Gilles Privât cinéaste fait travailler les élèves sur un scéna­ 1998. Installation à partir d’images de différents
rio écrit avec Michèle Blondeel qui préfigure films de C. Akerman sur 6 moniteurs. Montage :
Après la mort de son mari, Catherine retourne celui de G o l d e n E i g h t i e s . Deux jeunes
vivre avec sa fille, Charlotte, dans son duplex. Claire Atherton. Sean Gallery, New York ; Frith
femmes descendent dans un hôtel. Le proprié­ Street Gallery, Londres. So far away so Close.
La mère est musicienne, la fille écrivain. Tan­ taire, un cœur à prendre, est prêt à s’enflam­
dis que la première donne distraitement des Bruxelles. Voilà, Musée d’Art Contemporain de
mer pour la première venue. Entre eux vont la Ville de Paris et de Clermont Ferrand, Centre
leçons de piano, la seconde peine à écrire le s’interposer les employés et les clients de
roman érotique qu’on lui a commandé. Pour Pompidou (2004)
l’hôtel, tous plongés dans des histoires
travailler au calme, elle veut louer un petit d’amour. Un bal clôture l’histoire, dont la W o m a n S i t t i n g a f t e r K illing
appartement. À moins qu’elle ne vende le morale est déjà très proche de celle de G o ld e n
duplex saturé d’affaires et de meubles pour Installation à partir du dernier plan de J e a n n e
E ig h t i e s : l’amour a ses raisons que la raison
s’installer dans une grande maison à la cam­ D ie lm a nsur 7 m o n ite u r s . 2001. Biennale de
ne peut comprendre ; certains en sont privés Venise
pagne avec sa mère... En un tourbillon ininter­ quelles que soient leurs qualités.
rompu, agents immobiliers et acheteurs
From T h e O t h e r S id e
potentiels font irruption dans la vie des deux LE CERCLE DE M IN U IT, CANNES 1 9 9 9
femmes. 2002. Installation à partir de L ’A u tre c ô té dans 3
de Pierre Desfons. France / émission du 12- salles, la lre avec 1 moniteur, la 2e avec 18
05-1999/extraits de 15’/coul. moniteurs, la 3e avec 1 projection intitulée « Une
« Le personnage de Charlotte est proche de S u d a été présenté au festival de Cannes en
moi, au même âge et aujourd’hui. Chercher voix dans le désert ». L’installation réduite à la lreet
1999 dans le cadre de la Quinzaine des réali­ 3esalle est intitulée « Fragment d’une installation ».
comment vivre dans un lieu, parler à tout le sateurs. À cette occasion, l’émission L e C e r c le
monde, le désordre, le rapport aux objets, ça Montage : Claire Atherton. lre version : 2000.
d e m i n u i t a invité Chantal Akerman à parler
me ressemble. » Chantal Akerman, dossier de Documenta, Kassel ; 2004, Centre Pompidou. 2e
de son film. version : 2003 Galerie Marian Goodman.
presse.

234
Installation :
From the other Side.
Tournage de
Nuit de jour.
Table

Le frigidaire est vide. On peut le remplir, Journal d ’une paresseuse - Rue Mallet-Stevens -
par Chantal Akerman.....................................................7 Trois strophes sur le nom de Sacher -
Avec Sonia Wieder-Atherton, par Franck Nouchi ........ 1
Tout Chantal Akerman, ou presque. Histoires d ’Amérique, par Bérénice Reynaud..............2
Artiste sans modèle, Histoires d ’Amérique et D Est,
par Dominique Païni ................................................. 171 par Christian Boltanski .............................................. 2 2
Les Trois dernières sonates de Schubert,
Les film s par Jean Narboni........................................................2 -
Saute ma ville, par Jean-Michel Frodon ..................... 172 Nuit et jour, par Stéphane Bouquet.............................2 -
L ’Enfant aimé, par Muriel Andrin............................... 173 Le déménagement, par Cyril Beghin ...........................2
La chambre 1 et 2 - Hanging Ont Yonkers - Portrait d ’une jeune fille de lafin des années 60
Hôtel Monterey - Jeanne Dielman, 23 quai à Bruxelles, par Olivier Joyard .................................. 2 S
du Commerce, 1080 Bruxelles Un divan à New York, par Frédéric Bonnaud ..............2
par Babette Mangolte ................................................ 174 Chantal Akerman par Chantal Akerman,
Le 15/08, par Patrice Blouin ...................................... 177 par Cyril Beghin ........................................................21
Je tu il elle, par Magalie Génuite et Philippe Azoury .... 178 Sud, par Vincent Dieutre ............................................211
Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, La Captive - J ’ai faim, j ’ai froid, par Sylvie Testud 2G
1080 Bruxelles par Todd Haynes et Gus Van Sant ...... 179 De l ’autre côté, par Caroline Champetier................... 2.3
News From Home, par Janet Bergstrom ..................... 181 Demain on déménage, par Jacques Mandelbaum ........ 21-
Les Rendez-vous d ’Anna, par Ivone Margulies............ 182
Mon amie Chantal Akerman, écrivain-cinéaste, Installations
par Aurore Clément ................................................... 183 D ’Est : au bord de la fiction, par Danièle Hibon ......... 216
Sous les palmiers, par Eric De Kuyper ....................... 184 Selfportrait, par Cyril Beghin ................................... 218
Aujourd’hui, dis-moi, par Stéphane Delorme .............. 186 Woman Sitting Afier Killing, par Matthieu Orléan....... 219
Toute une nuit, par Dominique Païni .......................... 187 Une famille à Bruxelles, par Lynne Cooke ..................220
Les Années 80, par Jacqueline Aubenas...................... 188 Une voix dans le désert, par Philippe Azoury et Elisabeth
Ma nuit avec toi, par Boris Lehman ........................... 190 Lebovici ....................................................................2
L ’Homme à la valise, par Dick Tomasovic .................. 193
Lettre d ’une cinéaste. par Hélène Frappat ................... 194 Projets non tournés,
Unjour Pina a demandé..., par Stéphane Bouquet .... 195 par Hans Ulrich Obrist ................................................223
Golden Eighties, par Claire Vassé ............................... 196
Letters Home, par Laure Adler................................... 197 Filmographie ........................................................... 225
Une œuvre classique, par Claire Atherton ................... 198 Crédits photographiques.............................................. 239

237
Crédits photographiques

Chantal Akerman : 16 (haut), 18, 19 (bas), 29 (bas), 52 (haut), 53 (haut), Reinhilde Terryn : 47, 221
55 (bas), 109, 111, 132 (haut), 135, 137, 139, 144, 145, 146, 147, 153, Raymond Fromont : 56 (haut)
159 Jean-Michel Vlaeminckx : 61 (haut et milieu droite), 75, 158, 170
Chantal Akerman-Luc Benhamou : 31, 140, 141 Aide : 61 (milieu gauche), 160, 208
Paradise Films : 1, 10, 13, 20, 38, 39, 48, 49, 132 (milieu), 134, 149 Gérard Blaser : 63 (bas gauche)
(bas), 167, 172, 178, 190 Emilie de la Hosseraye : 65, 207
François Goudier : 2 Amnesty International : 67
INA : 6-7, 14, 15, 45 (bas), 52 (bas), 53 (bas gauche), 76 (droite), 80, Gemini Films-Paradise films : 68, 70, 71
193, 195, 205, 210, 212 (bas) Gemini Films-Paradise films (photo Robert Fenz) : 69, 106, 107, 15".
AMIP-Paradise Films : 8, 36, 37, 74, 80, 92, 93, 95, 98, 99, 123, 124, 165 (haut), 214
213 Daniel Keryzaouën : 77
AMIP-Paradise Films (photos Robert Fenz) : 91, 96-97, 199, 215 Cecilia Films-Paradise Films : 87 (haut), 113, 149 (haut)
Mallia Films : 9 (haut), 24 (bas), 63 (haut), 201 Renaud Gonzalez : 114, 115, 164, 165 (bas)
Jean-François Schneider : 9 (bas), 194 Cari de Keyser/Magnum : 118-119, 120, 121,
DR : 11, 16 (bas), 24 (haut), 25, 28 (bas), 61 (bas gauche), 63 (bas Sygma : 122
droite), 76 (haut gauche), 77 (droite) 81, 83, 86, 100-101, 110, 129, 133, Wade Nouy : 154
155 Collection Boris Lehman : 158 (haut), 191
Babette Mangolte, 1976 : 12, 21, 44, 57, 87 (bas), 135, 168-169 Stéphane Pelletier : 163
Epp Kotkas : 58, 59 Pierre Grise-Paradise Films : 166, 206
Lieurac-Paradise Films : 14 (haut), 54 (bas), 102, 104, 105, 161, 203 Jean-Baptiste Mondino : 239
Marthe Lemelle : 103 Cinémathèque royale de Belgique : 177
Marthe Lemelle/Corbis Sygma : 17, 51,53 (bas milieu), 61 (bas droite), Centre Simone de Beauvoir : 197Éditions Gallimard : 21
82, 126, 127 Anne de Brunhoff : 111
Frédéric Poletti : 19 (haut), 183, 212 (haut) Photogrammes réalisés par Philippe Bouychou : 9 (haut), 10, 13, 14
A. Leroy : 22 (haut) (bas), 15, 20, 25 (haut), 26 (bas), 27, 28 (haut), 38, 39, 40, 41, 50
Nadine Keseman : 22 (milieu) (droite), 63 (haut), 67, 68, 70, 71, 73, 76 (droite), 89, 92, 93, 134, 172.
Avidia Films-Paradise : 23 (haut), 188 213,217,218,219, 222, 235
Unité, Trois-Paradise Films : 26, 27, 29 (haut), 28, 29, 34, 35, 41, 42, 43, L’éditeur remercie la galerie Marian Goodman et son équipe, Agnès
50, 62, 73, 78-79, 84-85, 89, 117, 179, 182, 182 Fiérobe et Katell Jaffrès, Marilyn Watelet, Babette Mangolte, Jean-
Marilyn Watelet : 45 (haut), 131 Michel Vlaeminckx, l’équipe de Gemini Films (Laure) et encore...
Jill Krementz : 46 Philippe Bouychou.

Photogravure : Fotimprim, Paris


Impression : Milanostampa, Farigliano
D é p ô t lé g a l : a v r il 2 0 0 4

Printed in Italy
« On me dit ce serait bien pour le lecteur, le spectateur qu ’il comprenne
à demi-mot, et à mi-voix pourquoi tu commences par une tragi-comédie où tu joues
toi-même. Puis pourquoi tu P en détournes apparemment pour aller vers
des film s expérimentaux et muets.
Pourquoi ceux-là à peine achevés de l yautre côté de Vocéan, tu reviens
par ici et à la narration.
Pourquoi tu ne joues plus et que tu fais une comédie musicale.
Pourquoi tu fais des documentaires et puis que tu adaptes Proust.
Pourquoi tu écris aussi, une pièce, un récit. Pourquoi tu fa is des film s
sur la musique.
Et enfin à nouveau une comédie.
Puis aussi depuis quelque temps tu fa is des installations. Sans vraiment
te prendre pour une artiste. A cause du mot artiste... »
C h a n ta l A k e r m a n

C ’e s t p a r c e s m o ts q u e C h a n ta l A k e r m a n o u v r e so n « a u to p o r tr a it en c in é a ste » où elle
d é v id e le fil c o n d u c te u r d e so n œ u v re , d e sa v ie, c o m m e elle m o n te r a it un film , a v ec
d e s e x tr a its d e s c é n a r io s, p h o to s d e p la te a u e t te x te s d e tr a v a il p o u r film s en d ev en ir,
s o u v e n ir s d e fa m ille , p h o to s d e r e p é ra g e , sé q u e n c e s d e p h o to g r a m m e s.
E lle é c r it e t r a c o n te : son œ u v r e e st u n r é cit, ses film s o n t d ’a b o r d été d es tex te s.
J o u r n a l in tim e , jo u r n a l d e b o r d , in tr o sp e c tio n sa n s c o m p la is a n c e d ’u n e c in é a ste au
tra v a il, d a n s l ’a n g o isse im m é d ia te d e la so rtie d e so n d e r n ier film Demain on déménage,
d a n s l ’in q u ié tu d e p e r m a n e n te d e la sin c é r ité d e so n r a p p o r t au c in ém a .
A in s i les liv r e s, les film s, d e to u s fo r m a ts, p o u r le c in é m a , la té lé v isio n , en p e llic u le e t
e n v id é o , p o u r les sa lle s, p o u r les m u sé e s ou d a n s les c ir c u its du film e x p é r im e n ta l,
d o c u m e n ta ir e s ou c o m é d ie s, les in sta lla tio n s v id é o , to u te s les fo r m e s d ’e x p r e ssio n en
a p p a r e n c e si d iv e r se s d e C h a n ta l A k e r m a n s ’o r g a n ise n t-e lle s a u to u r d e la v isio n
- te x te s e t im a g e s é tr o ite m e n t m êlé s - q u ’en r e sse n t a u jo u r d ’h u i leu r au teu r.
L a d e r n iè r e p a r tie d e l’o u v r a g e e st c o m p o sé e d e r e g a rd s d iv e rs et m u ltip le s p o sé s su r
l ’œ u v r e d e C h a n ta l A k e r m a n , à tr a v e r s u n e q u a r a n ta in e d e te x te s, éc rits, film à film ,
ta n t p a r d e s c r itiq u e s d e c in é m a ou c r itiq u e s d ’art, q u e p a r d es c in é a ste s ou a r tiste s,
fr a n ç a is , b e lg e s ou a m é r ic a in s, d es c o lla b o r a te u r s d e la c in é a ste ou a c te u r s :
J .-M . F r o d o n , B . M a n g o lte , P. A z o u r y , G . v a n S a n t, T. H a y n e s, V. D ie u tr e , B . L e h m a n ,
49 € TTC
C . B o lta n sk i, J . B e r g str o m , D . P a in i, J. A u b e n a s, S. T estu d , A . C lé m e n t^ L . A d ler,
F. N o u c h i, C . B e g h in , F. B o n n a u d , C . C h a m p e tie r , J . M a n d e lb a u m , L . C o o k e ...

U n D V D e st in sé r é d a n s le liv r e a v e c d e u x film s d e C h a n ta l A k e r m a n : Saute ma ville


et Hôtel Monterey.

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