Vous êtes sur la page 1sur 14

Politique du corps dans l’Europe noire

Vers une esthétique afropéenne décoloniale


Alanna Lockward
Dans Tumultes 2017/1 (n° 48), pages 103 à 115
Éditions Éditions Kimé
ISSN 1243-549X
DOI 10.3917/tumu.048.0103
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-tumultes-2017-1-page-103.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions Kimé.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
TUMULTES, numéro 48, 2017

Politique du corps dans l’Europe noire


Vers une esthétique afropéenne décoloniale1

Alanna Lockward
Ecrivaine, réalisatrice et commissaire d’exposition

La conceptualisation de l’esthétique décoloniale est plutôt


récente, néanmoins son point de départ — les déplacements
épistémiques qui ont défié la colonialité dans les pratiques artistiques
et culturelles du Sud Global — sont aussi anciennes que le système
colonial. L’attitude de défi du colonialisme dans la danse et les rituels
Vodou, qui ont fini par mener Haïti vers la première révolution réussie
des peuples esclaves, en est un splendide exemple.
Ce que l’esthétique décoloniale fait est de relier ces héritages et
ces formes actuelles au modèle analytique décolonial. BE.BOP 2012.
Black Europe Body Politics2 a introduit cette approche théorique au
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)


1. Ce texte est une traduction de l’anglais de l’article d’Alanna Lockward, « Black
Europe Body Politics. Towards an Afropean Decolonial Aesthetics », publié dans
Walter Mignolo et Rolando Vázquez (dir.), Decolonial AestheSis, Social Text
Journal, Periscope, 2013. https://socialtextjournal.org/periscope_article/black-europe-
body-politics-towards-an-afropean-decolonial-aesthetics/
2. BE.BOP 2012 — Black Europe Body Politics a été le premier programme
international de projections et de tables rondes transdisciplinaires axé sur la
citoyenneté noire européenne en lien avec les pratiques récentes de l’image en
mouvement et de la performance. L’événement s’est tenu à Berlin en mai 2012 au
Ballhaus Naunynstrasse, un espace théâtral translocal accueillant des artistes issus de
communautés (post)migrantes, fondé en 2008 par Shermin Langhoff et soutenu par
Fatih Akin. Conçu et dirigé par Alanna Lockward, c’est un projet d’Art Labour
104 Politique du corps dans l’Europe noire…

sein des arts visuels en Europe et sur le continent africain avec un


large éventail de projections d’images.
C’est à travers le processus d’organisation de BE.BOP 2012 que
j’ai conceptualisé le diasporique comme approche spécifique de
l’esthétique décoloniale, dans le but de tracer les contours des
particularités de certaines expériences noires de l’Europe continentale.
Ce travail en cours a conduit à la conceptualisation de « l’esthétique
décoloniale afropéenne ». Ce qui suit est une cartographie du champ
des esthétiques diasporiques, ensuite mise en relation avec une
discussion théorique autour de « l’afropéanité » et du décolonial.
Le programme de recherche modernité/colonialité est issu de la
contribution novatrice du sociologue péruvien Aníbal Quijano qui
propose un outil permettant de démanteler le colonialisme dans sa
continuité après la décolonisation formelle. En même temps, ce
programme définit la modernité comme une rhétorique inséparable de
la logique de la colonialité3. Ce qui explique l’exploitation
systématique de populations entières au nom du « progrès » et de la
« civilisation ». L’analyse du caractère inséparable de ces processus
fait émerger le programme de recherche modernité/colonialité. Les
penseurs décoloniaux considèrent que les études postcoloniales ont un
champ limité. Outre leur omission de ce caractère inextricable, leur
généalogie est ancrée dans des théories relativement provinciales de la
(post)modernité, basées largement sur des généalogies historiques et
intellectuelles eurocentriques.
Il y a plusieurs conceptualisations des esthétiques de la diaspora
dans les études postcoloniales, à l’intérieur de ce que
R. Radahkrishnan appelle « l’âge de la diaspora4 ». Kobena Mercer5 a
publié un grand nombre de travaux sur le sujet depuis les années 1980.
Mentionnons également les contributions conceptuelles d’Alexander
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)


Archives réalisé en collaboration avec la fondation Allianz Kulturstiftung et le
Ballhaus Naunynstrasse.
3.Walter Mignolo, Delinking. The Rhetoric of Modernity, the Logic of Coloniality and
the Grammar of De-Coloniality, North Carolina, Duke University Press, 2008.
http://townsendcenter.berkeley.edu/pubs/De-linking_Mignolo.pdf
4. R. Radhakrishnan, « Ethnicity in The Age of Diaspora », Transition, n°54, Indiana
University Press, 1991, pp. 104-115. http://www.jstor.org/stable/2934905
5. Voir en particulier « Recording Narratives of Race and Nation », in Welcome To
The Jungle. New Positions in Black Cultural Studies, London, Routledge, 1994,
pp. 69-96.
Alanna Lockward 105 105

Weheliye avec son « esthétique afrodiasporique6 » et de Krista


Thompson avec « les formes diasporiques africaines7 ». Ces concepts
et approches théoriques se placent dans la lignée des écrits fondateurs
de Stuart Hall sur la diaspora et les représentations culturelles8. Ils
partagent aussi une résistance dialogique dans leurs analyses. Les
auteurs choisissent systématiquement d’énoncer leurs idées en se
focalisant sur des pratiques culturelles spécifiques plutôt que
d’essayer d’établir un universalisme abstrait. En d’autres termes, ce
sont des conceptualisations spécifiquement situées, comme il faut9.
Dans le cas de Thompson, l’accent est mis sur le statut social présent
dans les rituels inspirés du hip-hop des Bahamas. Weheliye,
« accompagné » de W. E. B. Du Bois, Walter Benjamin et Ralph
Ellison, introduit l’« afro-modernité sonique » comme indicateur de la
disjonction entre son et source exemplifiée par « Souls ».
Dans la réflexion paradigmatique de Mercer sur l’esthétique
diasporique, l’image en mouvement joue un rôle important. Nombre
de travaux présentés et discutés durant BE.BOP 2012 partagent avec
les premiers cinéastes noirs britanniques analysés par Mercer la
remise en question des stéréotypes, et le déplacement des conceptions
d’une identité noire essentialisée. Ce qui distingue les travaux de
BE.BOP 2012 de ceux qu’étudie Mercer est un élément plutôt
étrange : le fait que les cinéastes noirs britanniques n’ont pas eu à
« prouver » que le colonialisme et l’impérialisme ont réellement
« existé ». Ils/elles n’ont pas non plus eu à « prouver » leur
« pertinence », à la différence du cas des Pays-Bas, où l’on pense que
le colonialisme et l’impérialisme se sont produits « il y a si
longtemps » qu’ils ne sont plus pertinents.
L’esthétique afropéenne décoloniale contribue aux
conceptualisations actuelles de l’esthétique diasporique, en apportant
un éclairage sur les manières dont les créateurs de la diaspora
abordent les aspects occultés par la modernité qui cache le sale boulot
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)


6. Alexander Weheliye, « The Grooves of Temporality » Public Culture, 17(2),
printemps 2005, (pp. 319-338) p. 324. http://dx.doi.org/10.1215/08992363-17-2-319.
7. Krista Thompson, « Youth Culture, Diasporic Aesthetics and the Art of Being Seen
in the Bahamas », African Arts, printemps 2011, p. 38. http://www.mitpressjournals.
org/doi/pdf/10.1162/afar.2011.44.1.26 (consulté le 20/10/2012)
8. Voir Stuart Hall, « Cultural Identity and Diaspora », Framework, n°36, 1989 ;
Critical Dialogues in Popular Culture (ed. David Morley et Kuan-Hsing Chen),
London/New York, Routledge, 1996/2005. http://wxy.seu.edu.cn/humanities/
sociology/htmledit/uploadfile/system/20110213/20110213135536108.pdf
9. En français dans le texte.
106 Politique du corps dans l’Europe noire…

de la colonialité. En se sens, notre présence dans ce que Quinsy Gario


décrit comme « modern art plantations10 » — et je paraphrase « the art
plantations of modernity » (les plantations artistiques de la
modernité) — n’est ni approximative ni accidentelle. C’est en effet la
mentalité du système de plantation à laquelle on ne peut pas échapper
superbement décrite par Antonio Benítez Rojo dans La Isla que se
Repite11 que les artistes des Caraïbes et de la diaspora noire ont choisi
de défier. Ils/elles défient la colonialité du savoir et de l’être, créent
des possibilités de perception qui mettent à nu la « suprématie »
hégémonique de la modernité. Le collage-vidéo Other par l’artiste
aborigène-australien Tracey Moffatt est à cet égard un chef-d’œuvre.
L’esthétique décoloniale afropéenne considère la diaspora des
Caraïbes comme organiquement impliquée dans la diaspora noire
et/ou africaine en Europe. Il existe une bibliographie mondiale très
vaste concernant les études sur la diaspora, particulièrement en
Europe, des re-sémantisations spécifiquement situées du terme se
multiplient partout. Par souci de clarté, je choisis de citer la définition
que donne Agustín Lao Montes de la diaspora africaine, qui semble
plus proche de ma propre expérience en tant que membre de la
diaspora des Caraïbes : « Si le champ historique mondial que nous
appelons maintenant diaspora africaine, comme condition de
dispersion et processus de déplacement, est fondé sur des formes de
violence et de terreur centrales à la modernité, cela signifie aussi un
projet cosmopolite d’articulation des histoires diverses des peuples
africains, et crée en même temps des courants intellectuels/culturels et
des mouvements politiques trans-locaux12. »
Le « décolonial » dans l’esthétique étaye l’idée que nous
sommes et avons toujours été partie intégrante de la modernité. C’est

10. « So let’s say goodbye to easy and comfortable generalizations, lain to rest among
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)


the ashes of the suspension of disbelief. We are the invaders and squatters of the
modern art plantations that drive us to and beyond the brink of sanity and the
sanitarium and the sanitized. » In « Nets have many holes », performance de
T. Martinus et Glenda Martinus présentée dans le cadre du programme Close
Encounters of the Carribean Kind organisé par Framer Framed en collaboration avec
Quinsy Gario à Amersfoort, aux Pays-Bas en 2012. http://framerframed.nl/en/dossier/
nets-have-many-holes/
11. « L’île qui se répète » in Antonio Benítez-Rojo, The Repeating Island. The
Caribbean and the Postmodern Perspective, Durham, Duke University Press, 1996.
12. Agustín Lao Montes, « Hilos Descoloniales. Trans-localizando los espacios de la
Diáspora Africana », Bogotá, Tabula Rasa, n°7, juillet-décembre 2007, (pp. 47-79)
p. 55.
Alanna Lockward 107 107

pourquoi nos stratégies de ré-existence13 sont analysées comme partie


intégrante de la modernité : plutôt que de nous définir comme
appartenant à « d’autres modernités », nous considérons faire partie
d’« une colonialité décolonisée » .
La citation suivante de Stuart Hall illustre une contestation clé
de la pensée et de l’esthétique décoloniale en relation avec les études
postcoloniales et culturelles : « Réfléchissant sur le sens de mon
identité, je me rends compte qu’elle a toujours dépendu du fait d’être
migrant, à la différence de beaucoup d’autres. L’un des éléments
fascinants dans cette discussion est de me retrouver enfin centré.
Aujourd’hui, à l’époque postmoderne, vous vous sentez tous tellement
dispersés, que moi je suis centré. Ce que je pensais dispersé et
fragmenté devient de manière paradoxale représentatif de l’expérience
moderne. C’est “rentrer chez soi” avec une vengeance14 ! »
Selon la perspective décoloniale, nous n’avons jamais
abandonné le « chez soi » (home) (la colonialité). Le processus de
décolonisation de nos esprits implique qu’on prenne conscience de ce
fait. Nous avons toujours été ici comme la face cachée de la
modernité, et notre présence s’explique donc par elle-même. L’agency
personnelle, d’autre part, est quelque chose que la pensée et le faire
décolonial partagent avec la maxime de Hall, parce qu’en fin de
compte notre reconnaissance par les miroirs déformants de la
modernité nous rend solidaires et nous unit. De plus, l’esthétique
décoloniale afropéenne fait sien le « fardeau de la représentation » de
Hall comme un beau cadeau : le cadeau de la conscience de soi, le
cadeau de la décolonisation mentale, sensorielle et esthétique. Comme
le décrit Hall, durant BE.BOP 2012, nous nous sommes recentrés sur
notre propre expérience au sein du contexte pan-européen. Nous
avons parlé entre nous, à nous-mêmes, de nous-mêmes : ce fut un
banquet des identités. La prétendue ère post-raciale, post-identitaire,
ou post-noire dans notre vocabulaire est un oxymore.
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)


Durant l’événement à Berlin, il y a eu tous les matins deux
heures de sessions de projection, suivies de discussions en table ronde

13. Adolfo Albán Achinte, « Comida y colonialidad. Tensiones entre el proyecto


hegemónico moderno y las memorias del paladar », CALLE14, Bogotá, vol. 4, n°5,
juillet-décembre 2010, p. 20.
14. Cité par Kobena Mercer dans « Diaspora Aesthetics and Visual Culture », in
Harry Justin et Jackson Iam Kennell (dir.), Black Cultural Traffic. Crossroads in
Global Performance and Popular Culture, Ann Arbor, University of Michigan Press,
2005, pp. 141-161.
108 Politique du corps dans l’Europe noire…

sur les thèmes suivants : esthétique et aesthesis décoloniales,


citoyenneté (noire européenne), activisme anti-Blackface, mode et être
femme en Afrique, la conférence de Berlin sur l’Afrique, génocide des
Herreros, amnésie coloniale en Allemagne et en Scandinavie.
Les artistes, activistes et chercheurs ont partagé leurs
connaissances à égalité à la faveur de discussions riches et diverses.
L’art filmique à caractère industriel et la vidéo ont été considérés à
statut égal. La performance a été discutée dans le cadre d’un espace de
théâtre expérimental postmigrant. Le travail de recherche des
théoriciens a été discuté dans un espace extra-académique. Les
activistes ont eu de nombreux espaces pour faire valoir leurs
campagnes et faire circuler leurs messages. Cet événement a créé un
déplacement de paradigme dans le sentiment, la pensée et le faire
décolonial. Les différents niveaux de cet échange sont documentés
dans les évaluations des participants, collectées sous la forme d’essais
longs ou de déclarations courtes et émouvantes15.
L’amnésie coloniale généralisée en Allemagne, aux Pays-Bas et
dans les pays scandinaves illustre clairement le scénario pan-européen
du déni de la colonialité. Le déni de l’engagement systématique dans
les réseaux financiers du commerce transatlantique des esclaves et
plus tard de la conférence de Berlin sur l’Afrique (1884-1885), n’en
sont que deux exemples.
Des artistes en différents lieux d’Europe s’impliquant
entièrement pour répondre à ces vides historiques, le choix que j’ai
fait de les relier à ma pratique de commissaire d’exposition répond à
ce qu’Erna Brodber décrit comme « continent de la conscience
noire16 », à partir de la situation de la vie en Europe et non dans les
Caraïbes. Ainsi, le fait de la désigner par le terme « afropéenne »
renvoie à l’émergence de cette conscience noire en Europe à partir
d’une perspective pan-africaniste.
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)


Durant BE.BOP 2012, nos dialogues se sont focalisés sur les
travaux d’artistes, de penseurs et d’activistes habitant le continent de
la conscience noire en Afrique (Simmi Dullay), dans les Caraïbes et
en diaspora africaine en Europe (Teresa María Díaz Nerio, Jeannette
Ehlers, Quinsy Gario, Ylva Habel, Grada Kilomba, Adetoun Küppers
Adebisi, Michael Küppers Adebisi, Ingrid Mwangi Robert Hutter,

15. Dossier publié dans IDEA. Arts + Society, n°42, 2012, https://blackeuropebody
politics.files.wordpress.com/2012/04/idea-42-be-bop-2012.pdf
16. Edna Brodber, Louisiana. A novel, Londres, New Beacon Books, 1994.
Alanna Lockward 109 109

David Olusoga, Minna Salami, Bonaventure Soh Bejeng Ndikung,


Robbie Shilliam, Jean-Marie Teno et Emeka Udemba), et en Australie
(Tracey Moffatt et Sumugan Sivanesan).
Le décolonial dans l’esthétique afropéenne décoloniale
reconnaît nos luttes communes contre la colonialité telle qu’elle se
matérialise dans des exemples glaçants de racialisation et de mise en
accusation systématique des personnes originaires d’Afrique qui
vivent en Europe, point qui sera discuté plus loin. Dans cette
trajectoire décoloniale pour penser et sentir la décolonisation, nous
n’exigeons pas seulement un châtiment pour l’héritage colonial en
Afrique, nous mettons aussi en évidence la continuité de ces héritages
dans la colonialité, c’est-à-dire dans un colonialisme sans colonie.
La colonialité européenne est présente dans une nouvelle
institution, Frontex, programme de frontières extérieures et intérieures
créé en 2005, avec le budget le plus en expansion de l’Union
européenne, Union européenne connue et conceptualisée comme
inséparable de (l’exploitation de) l’Afrique et nommée par ses
fondateurs « Eurafrique17 ». En effet, il existe des continuités
irréfutables du point de vue historique entre la conférence de Berlin
sur l’Afrique (1884-1885), le projet originel Eurafrique (Union
européenne), et la « cartographie » actuelle des routes migratoires du
continent africain. On pourrait définir cette « initiative »
d’externalisation des frontières comme une « guerre cartographique »
de facto contre l’Afrique ; elle ajoute de la pertinence à
« l’afropéanité » comme outil révélant les imbrications actuelles de la
colonialité en Europe. L’« afropéanité » annonce ces réalités et va au-
delà de la simple réflexion en intervertissant l’ordre des deux termes
qui le composent. Ils disent « Eurafrique » et je dis « afropéen » en
partant de notre propre « histoire communautaire ».
De manière paradoxale, la présence africaine est plus ancienne
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)


en Europe que dans les Amériques. L’occupation africaine (encore
contestée) de la péninsule ibérique pendant huit cents ans n’en est
qu’un cas particulier. La négritude, épigramme qui contribua à la
libération du continent africain durant ce qu’on a appelé le siècle
court18, a été inventée dans les années 1930 à Paris, où s’est tenu l’un

17. Peo Hansen et Stefan Jonsson, « Bringing Africa As A “DOWRY To Europe” »,


Interventions, 13/3, 2011, pp. 443-463. http://dx.doi.org/10.1080/1369801X.2011.
597600
18. Cf. Eric Hobsbawm, The Age of Extremes. The Short Twentieth Century 1914-
1991, Abacus, 1995.
110 Politique du corps dans l’Europe noire…

des cinq Congrès pan-africains européens (la première conférence


pan-africaine s’étant tenue à Londres en 1900).
L’édition de BE.BOP 2013, intitulée « Decolonizing the Cold
War » (décoloniser la guerre froide) a eu pour but d’exposer comment
le corps noir comme espace de dignité, de pouvoir et de beauté,
pénètre l’imagination radicale des artistes et des penseurs en Europe
par-delà les divisions raciales. Nous avons abordé à travers des
performances, des projections et des présentations de tables rondes
l’héritage des Black Panthers. Un des moments phare de l’événement
a été la présence de deux anciens membres des Black Panthers issus
de la diaspora des Caraïbes en Angleterre, Barbara Gray et Neil
Kenlock, le photographe officiel du mouvement.
Autre terrain pour juger de la pertinence de « l’afropéanité »
s’agissant des esthétiques diasporiques et des études sur la diaspora en
général : le fait qu’à la différence des États-Unis, du Royaume-Uni,
des Caraïbes et de l’Amérique latine, la diaspora noire en Europe
continentale ne peut se conforter dans le fait d’être une communauté
acceptée au sein de la nation au sens large, sans même être
pathologisée. À cet égard, « l’afropéanité » apporte une résonance
particulière à la communauté noire en ce qui concerne l’esthétique
diasporique. Tout en s’en distinguant, elle est liée aux discours
académiques hégémoniques, focalisés sur les États-Unis, ainsi qu’aux
cultural studies britanniques noires à la Stuart Hall.
Se démarquant des études diasporiques, « l’afropéanité » (en
relation à l’esthétique décoloniale) clarifie le défi particulier qui
consiste à établir le fait de l’antériorité du colonialisme. Dans les
Amériques (où le terme « esthétique décoloniale » a été forgé) c’est
auto-explicatif jusqu’à en être absurde ; mais dans notre réalité
européenne c’est exactement l’opposé. L’« afropéanité » entend
optimiser la compréhension dialogique entre deux processus de
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)


décolonisation mentale avec des objectifs communs et un héritage
africain et européen partagés, mais très différents des canons de
l’historiographie. Comme je l’ai dit, l’effacement historique
systématique de l’héritage colonial après la Conférence de Berlin sur
l’Afrique (1884-1885) est exemplaire de cette situation. Pour donner
un exemple révélateur, il n’y a pas de monument à Berlin qui
commémore cet événement extraordinaire.
De plus, « l’afropéanité » a aussi pour but de faire prendre
conscience de l’afrophobie qui grandit de façon alarmante en Europe
continentale.
Alanna Lockward 111 111

Comme l’expose joyeusement Quinsy Gario dans sa


performance Zwarte Piet Is Racisme, aux Pays-Bas une caricature
dégradante de la condition noire est valorisée comme héritage culturel
immuable et « innocent », « sans lien » aucun avec le colonialisme qui
comme on le sait « s’est produit il y a trop longtemps pour être pris en
compte ». La pratique du Blackface19 est aussi institutionnalisée en
Allemagne comme tradition théâtrale « respectable ». Le scandale du
gâteau suédois20 et les exemples innombrables et alarmants de
profilage racial, de harcèlement policier et d’assassinats d’immigrés
africains en Grèce, ne sont que la partie visible de l’iceberg.
Outre ces exemples symptomatiques, je dois admettre que les
discours de haine et la persécution des communautés somaliennes en
Suède, les morts durant les gardes à vue policières en Allemagne, la
condamnation légale du racisme « anti-blanc » en France, la
confiscation de leur permis de séjour à des citoyens afro-espagnols par
la police, ainsi que la longue liste d’actes impensables nous
surprennent encore, en dépit de notre conscience politique formée
avec constance. L’Europe noire et la diaspora africaine vivent de fait
des moments extrêmement dangereux de colonialité et ont besoin
d’autant de solidarité qu’il est humainement possible de mobiliser.
La pertinence de l’esthétique décoloniale afropéenne eu égard
aux débats actuels sur les questions d’identité est rendue évidente par
la déclaration révélatrice du commissaire d’exposition et écrivain
Simon Njami : « J’ai toujours déploré que l’histoire de certaines
parties de la Caraïbe ait été occultée. Cela n’est pas uniquement la
faute des Blancs. Les Blancs comme les Noirs ont adopté une attitude
assez ambiguë à ce sujet. Je citerai de mémoire Césaire qui a dit, en
parlant de la Caraïbe, que ses peuples ne seront jamais capables de
transformer leur situation tant qu’ils n’auront pas accepté tous les
aspects de leur histoire. De quoi est faite cette histoire ? De
l’esclavage bien sûr, et de l’Afrique. Mais à chaque fois que je visite
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)


la région je suis frappé par l’oubli flagrant de ce continent dans les
débats sur l’art. Il ne s’agit pas de s’agiter en faveur des Nègres, c’est-
à-dire des Africains, comme dans les premiers temps de la Négritude.
Il s’agit plutôt d’incorporer ce qui se développe sur le continent
africain comme partie intégrante de leur propre histoire. Il y a peu de
19. Le fait de peindre le visage en noir.
20. Voir l’article de Jonathan Jones « Racist Swedish cake, you say ? Let’s have a
slice of the outrage », publié dans The Guardian du 20 avril 2012.
https://www.theguardian.com/commentisfree/2012/apr/20/sweden-racist-cake-pippa-
middleton
112 Politique du corps dans l’Europe noire…

liens, peu de projets visant à créer des ponts entre ces deux parties du
monde pour les rapprocher même si cela pourrait constituer l’avenir.
On nous dit que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Mais
abordons-nous toujours le débat en termes de conquérants et
conquis21 ? »
En quoi cette citation révèle-t-elle certains aspects des
contestations clés de l’esthétique décoloniale et la manière dont
l’esthétique décoloniale afropéenne défie ces présupposés ? Avons-
nous besoin de nourrir l’approche largement théorisée du Caliban
caribéen22 en utilisant le modèle analytique décolonial comme outil
questionnant la colonialité de l’esthétique ? Devons-nous parler
d’esthétique de la colonialité comme aspect de la colonialité du savoir
et de l’être ? Devons-nous concentrer entièrement notre énergie sur les
stratégies de ré-existence par rapport à ce que font aujourd’hui les
pratiques artistiques dans les plantations d’art de la modernité ? Ou
devons-nous faire tout cela en même temps ?
On pourrait donner une réponse très simple à la première partie
de la citation de Njami. Le fait de ne pas avoir lu, vu ou entendu parler
de quelque chose ne veut pas nécessairement dire que cela n’a pas eu
lieu. C’est en effet la désinformation inévitable dans les différents
contextes des diasporas noires, africaines et caribéennes qui exige de
ceux d’entre nous qui sont engagés dans leur conceptualisation,
comme théoriciens ou facilitateurs, de tenter de combler ces écarts et
pas uniquement de les exposer ou de s’en plaindre. La deuxième
partie des propos de Njami concernant le fait d’aborder le débat
comme conquérants et conquis est lapidaire. En effet, du point de vue
de l’esthétique décoloniale, c’est une question de principe dans son
sens le plus littéral. Son point de départ est de dévoiler
systématiquement la rhétorique des conquérants (modernité
européenne = civilisation) dans la logique de la colonialité (n’importe
quel art produit en dehors de l’Europe est considéré comme
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)


« primitif » ou juste comme une imitation de l’essence « universelle »
de l’art européen).

21. Simon Njami interrogé par Jocelyn Valton, « Art in the Caribbean. A Way to Defy
History. Jocelyn Valton in Conversation with Simon Njami », in Nancy Hoffmann,
Frank Verputten et Robbert Roos (dir.), Who More Sci-Fi Than Us ? Contemporary
Art from the Caribbean, catalogue d’exposition, Kunsthal KADE, Amersfoort, Kit
Publishers, 2012, (pp. 134-141) p. 139.
22. Roberto Fernández Retamar, Todo Calibán, La Havane, Fondo Cultural del
ALBA, 2000.
Alanna Lockward 113 113

Simon Njami n’est visiblement pas conscient de la manière


dont l’imagination impérialiste persiste lorsqu’il dépeint sa présence
comme penseur de la diaspora dans les plantations d’art de la
modernité. Je lui propose la description suivante de Documenta 12
ainsi qu’une citation de son co-commissaire d’exposition Roger
Buergel comme un exemple de la colonialité : « L’été pluvieux a été
responsable de la perte d’enthousiasme pour Documenta 12 qui s’est
achevé dimanche dernier. La vie en dehors des salles d’exposition ne
pouvait pas s’épanouir. En effet, l’atmosphère idéale, la vitalité ne
pouvaient pas être alimentées. Les arts ont besoin de chaleur : c’est la
raison pour laquelle la Grèce est à l’origine de la civilisation et
l’Afrique à l’origine de l’humanité23. »
Il est impératif de rappeler à Njami que Hegel a établi une
séparation épistémique entre l’Afrique et le reste du monde24 au
moment même où la première mission civilisatrice protestante
allemande s’établissait sur le continent (1829). En ce sens, on peut
interpréter sa Philosophie de l’histoire comme une formidable
campagne de relations publiques en faveur de la colonisation
européenne. De la même manière, Walter Mignolo (2010-2012)25 a
établi une connexion inextricable entre les discours de racialisation de
Kant26 et l’invention d’une esthétique posant que seuls les Blancs
européens étaient capables de tenter de comprendre le sublime. Le
passage infâme de Hegel sur le caractère anhistorique du continent
africain est la simple continuation de la catégorisation d’un imaginaire
« sauvage » chez Kant.
Dans le pan-africanisme de Marcus Mosiah Garvey il nous est
recommandé de décoloniser nos esprits. Dans un discours prononcé en
Nouvelle-Écosse en octobre 1937 et publié plus tard dans son
magazine Black Man, il nous appelait à nous émanciper de l’esclavage
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)


23. Der Tagesspiegel, 24 septembre 2007, p 25.
24. Olufemi Taiwo, « Exorcising Hegel’s Ghost. Africa’s Challenge to Philosophy »,
African Studies Quarterly, n°4 (Religion and Philosophy in Africa), 1997.
http://www.africa.ufl.edu/asq/v1/4/2.htm
25. Walter Mignolo, « Decolonial Aisthesis and Other Options Related to
Aesthetics », in Alanna Lockward et Walter Mignolo (dir.), BE.BOP 2012. Black
Europe Body Politics, Berlin, Ballhaus Naunynstrasse, 2012.
http://blackeuropebodypolitics.wordpress.com/catalogue/
26. Voir Emmanuel Chukwudi Eze, « The Color Of Reason. The Idea Of “Race” In
Kant Anthropology », in E. C. Eze (dir.), Postcolonial African Philosophy,
Lewisburg, Bucknell University, 1997. http://blogs.umass.edu/afroam391g-
shabazz/files/ 2010/ 01/Eze-on-Kants-Race-Theory.pdf
114 Politique du corps dans l’Europe noire…

mental. Cet homme à l’autorité légendaire a été paraphrasé de manière


magistrale par Bob Marley dans Redemption Song (1979). Je
considère que l’esthétique décoloniale afropéenne fait écho à la
prophétie de Garvey. Je le constate dans chaque ligne de mes écrits et
dans chaque moment de solidarité entre les diasporas dont j’ai fait
l’expérience depuis qu’a commencé ma propre décolonisation mentale
(en Haïti en 1994, pour être précise). Ainsi, et pour conclure en
répondant encore à la dernière question posée par Njami « Mais
abordons-nous toujours le débat en termes de conquérants et
conquis ? », je réponds : oui en effet, nous le faisons et c’est en effet
exactement ce dont traite l’esthétique décoloniale afropéenne. Il s’agit
d’exiger responsabilité et compensation épistémiques de ceux qui
perpétuent et héritent actuellement du privilège blanc dans les
plantations d’art de la modernité et en même temps de nous célébrer
nous-mêmes dans nos reconnaissances mutuelles. Nous sommes ici
parce que nous l’avons TOUJOURS été mais cela ne signifie pas
nécessairement que nous voulions nous couler dans le moule blanc,
nous sommes ici comme nous le dit Quinsy Gario27 :
… pour parler
de notre travail
de nos situations
de nos corps
de nous-mêmes.
Des soi qui bougent
à portée et hors de portée de vue
entre les pauses
du temps et de l’espace
et au-delà
de la notion de ce qui est légèrement
bancal.
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

27. Nets have many holes, performance de T. Martinus et Glenda Martinus, le 26 mai
2012, dans le cadre du programme Close Encounters of the Caribbean Kind, organisé
par Framer Framed en collaboration avec Quinsy Gario et présenté lors de
l’exposition Who More Sci-Fi Than Us ? Contemporary Art from the Caribbean,
KADE, Amersfoort, Pays-Bas.
Alanna Lockward 115 115

Bibliographie complémentaire
Darlene Clark Hine, Tricca D. Keaton et Stephen Small (dir.),
Black Europe and the African Diaspora, Urbana and Chicago,
University of Illinois Press, 2009.
Kien Nghi Ha et Julia Roth (commissaires d’exposition), Metro.
Facetten der asiastisch-deutschen Diaspora in Berlin, Bundeszentrale
für politische Bildung, 2012.
Audre Lorde, « Age, Race, Class and Sex : Women Redefining
Difference », in Sister Outsider, Los Angeles, Freedom, 1984,
pp. 114-123.
Chimamanda Ngozi Adichie, communication, SPUI25,
3e débat, The Narratives for Europe – Stories that Matter series, 2011.
http://www.youtube.com/watch?v=-YEWg1vIOyw
Tiffany Ruby Patterson et Robin D. G. Kelley, « Unfinished
Migrations : Reflections on the African Diaspora and the Making of
the Modern World », African Studies Review, vol. 43, n°1, 2000,
pp. 11-46.
Kelvin A. Santiago-Valles, « “Race”, Labor, “Women’s Proper
Place” and the Birth of Nations : Notes on Historicizing the
Coloniality of Power », The New Centennial Review, vol. 3, n°3,
automne 2003, pp. 47-69. Michigan State University Press.
DOI: 10.1353/ncr.2004.0010
© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

© Éditions Kimé | Téléchargé le 31/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 154.0.185.29)

Vous aimerez peut-être aussi