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Claire Pagès
Dans Tumultes 2010/1 (n° 34), pages 115 à 134
Éditions Éditions Kimé
ISSN 1243-549X
ISBN 9782841745203
DOI 10.3917/tumu.034.0115
© Éditions Kimé | Téléchargé le 03/09/2023 sur www.cairn.info par Mestefa Belkecir (IP: 41.103.198.155)
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Claire Pagès
Université Paris Ouest Nanterre La Défense – Paris X
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Les théories philosophiques du postmodernisme dont le
nom et le développement doivent beaucoup à la publication en
1979 du livre de Jean-François Lyotard, La condition
postmoderne, ont depuis longtemps suscité les critiques les plus
vives, si bien que l’on considère souvent aujourd’hui qu’elles
auraient été réfutées. Les objections qui leur ont été faites sont
de plusieurs ordres, divergentes et d’inégale précision et
radicalité. Nous en distinguerons six, mais on pourrait en trouver
bien d’autres. Ont été invoqués : 1. la superficialité des analyses,
2. la nature politiquement contestable du diagnostic formulé,
3. le caractère erroné du présupposé, 4. le caractère dépassé de
l’état des lieux, 5. les contresens sur les concepts centraux
comme celui d’identité et 6. les amalgames dont est porteur le
traitement postmoderne de l’État-nation soutenu par l’idée que la
postmodernité serait une réalité originale et neuve, distincte de la
modernité.
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universelle de l’humanité pragmatiste, s’opposant à l’idée
lyotardienne que tout discours encourageant sur l’histoire s’écrit
sur fond d’une métaphysique et d’un nous métaphysique. Rorty
argue de la possibilité de forger des récits cosmopolites, des
récits du progrès qui ne sont pas des récits d’émancipation, mais
qui garantissent la distinction persuasion / force. Il affirme que la
possibilité d’une histoire universelle est liée à celle de la
traduction linguistique, possibilité qui n’implique néanmoins pas
l’existence d’un idiome universel unique dans lequel toute forme
nouvelle pourrait être retraduite. Autrement dit, contrairement au
diagnostic postmoderne, sonner le glas d’un discours
métaphysique commensurable n’induit pas une disqualification
de l’idée de progrès social général : « L’histoire de l’humanité
sera une histoire universelle selon la quantité de libre consensus
qu’on obtiendra entre les êtres humains, c’est-à-dire à mesure
qu’on remplacera la force par la persuasion, le différend par le
litige 2. » Le fond de la critique de Rorty est politique et tient à sa
défense de la démocratie libérale comme porteuse de
changements et de progrès. À l’anti-utopie qui résulterait de
cette théorie postmoderne, il oppose ses espoirs en une politique
réformiste. Dans le postmodernisme, quoi qu’il partage la
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penseurs du postmoderne qu’il assimile aux post-structuralistes
comme des anti-Aufklärer : « La modernité est-elle aussi
obsolète que le prétendent les post-modernes ? Ou, à l’inverse, la
post-modernité proclamée par tant de voix n’est-elle pas pour sa
part pur battage ? Le “post-moderne” n’est-il pas un slogan qui
permet d’assumer subrepticement l’héritage des réactions que la
modernité culturelle a dressées contre elle depuis le milieu du
dix-neuvième siècle6 ? » Leur diagnostic reposerait sur
l’imputation des défauts de la modernisation capitaliste de
l’économie et de la société à la modernité culturelle, dont
Habermas reconnaît néanmoins les apories. Loin de rejeter en
bloc la modernité et les Lumières comme le font les intellectuels
postmodernes, il faudrait tirer les leçons des égarements de la
modernité économique et sociale. On incrimine alors à tort la
modernité au lieu de considérer la désagrégation du complexe
science-morale-art et on sous-évalue son impact sociologique et
politique positif. Partant du défi que constitue la critique de la
raison conduite par le néo-structuralisme et popularisée par ses
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liberté d’inspiration nietzschéenne. S’ils sont conservateurs,
c’est qu’en abandonnant toutes les normes, ils ont perdu la
possibilité de critiquer rationnellement les institutions existantes,
critique qui suppose la préservation d’une norme ; leur
philosophie se couperait ainsi de la réforme sociale9.
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génération. Celui-ci disqualifie le précédent en trois sens qui
mêlent le constat de péremption et la critique. Lipovetsky
indique d’abord que les grandes utopies sont davantage et plus
anciennement mises en échec par la révolution de la vie
quotidienne et des mécanismes subpolitiques que par
l’ébranlement des projets d’émancipation consécutif aux
désastres historiques. Il souligne ensuite le changement de
tonalité : le présentisme postmoderne était optimiste,
libérationniste, dionysiaque ; le présentisme hypermoderne est
marqué par l’incertitude : « L’allégement se fait fardeau,
l’hédonisme recule devant les peurs, les servitudes du présent
apparaissent plus prégnantes que l’ouverture des possibles
entraînée par l’individualisation de la société 13. » C’est
pourquoi, enfin, Lipovetsky dépeint l’hypermodernité comme
une revanche du futur sur le carpe diem postmoderne.
L’assouplissement de la personnalité n’est plus corrélatif d’une
libération des identités mais le résultat d’une contrainte sociale
imposée par la déstructuration et la dérégulation du marché du
travail. L’hypermodernité signifie la plasticité subie plus que
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représenteront durablement ou temporairement le courant du
postmodernisme que par des auteurs étrangers voire hostiles à ce
mouvement. On trouve des exemples de cette critique aussi bien
chez Althusser, Baudrillard, Foucault, Deleuze et Guattari, que
chez Derrida, Lyotard, Lipovetsky, etc. La notion postmoderne
d’identité hérite incontestablement chez Lyotard de sa critique
de la notion d’aliénation conduite en particulier dans Économie
libidinale (197415). La seconde caractéristique réside dans la
perspective assez optimiste dans laquelle sont abordées la
pluralisation et la plasticisation de l’identité. Il en est plutôt fait
l’éloge et l’on place en elle de grands espoirs. Ces deux points
sont aujourd’hui remis en cause. Les catégories d’aliénation et
d’émancipation sont défendues comme indispensables à la
compréhension de la perte du sentiment de sa propre valeur
engendré par un type de rapport à l’altérité et de l’exigence de
restauration d’une autonomie conditionnant un rapport positif à
soi. La critique sociale travaille à réinvestir ces catégories en
soulignant aussi la naïveté et l’inconscience du constat
postmoderne qui n’aurait pas mis en avant la dimension de
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par excellence, celle de l’État-nation, dans laquelle ont été
pensables les catégories de citoyenneté, de volonté générale, de
souveraineté, etc. Ce diagnostic a pu être corrigé sur plusieurs
points. D’abord, les théories postmodernes ont souvent
subrepticement transformé un constat ponctuel en contenu
normatif. Dans cette perspective, le recul du cadre de l’État-
nation ne constitue pas une fin de la modernité mais un moment
dans la modernité. Jacques Bidet parle de c o n j o n c t u r e
postmoderne au sein du moderne qui transitait vers la forme de
l’État-monde et de l’ultimodernité. De plus, de très nombreux
phénomènes dits postmodernes relèvent de processus inhérents à
la modernité. L’individualisme croissant comme facteur de la
dissolution des logiques collectives est ainsi imputable à la
tendance moderne qui voit les « médiations » que sont le marché
et l’organisation l’emporter sur les formes de socialisation
familiales, tribales ou locales en faisant émerger des
individualités. Par ailleurs, le diagnostic de fin de l’État-nation
ne rend pas compte de la persistance de cette forme, qu’elle soit
appelée de ses vœux par des masses non encore reconnues
comme nations ou qu’elle soit défendue sous le trait de l’identité
nationale. Enfin le procès, fait à juste titre, de la forme étatique-
nationale, dû au rapport de classe externe / interne présupposé
par cette forme et mis en avant par la critique anticoloniale, ne
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comme l’instant d’une décision d a n s le destin de la
rationalité 18. »
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grandes confusions. Par exemple, on n’a pas d’idée précise de ce
que désigne précisément l’émergence d’un sujet postmoderne ou
de ce que recouvre l’idée de personnalité multiple, mais sont
aussi laissés dans l’indétermination des problèmes décisifs. Il
n’est jamais précisé s’il s’agit de considérations empiriques,
d’un diagnostic d’époque qui dresse le constat d’une
constellation changeante dans la réalité culturelle, ou bien de
revendications normatives, d’une nouvelle forme d’intégration
sociale plus ou moins espérée par les théoriciens postmodernes.
Dans cette critique sont alors aussi déclarés parents l’intention
post-structuraliste de dépasser le rationalisme moderne et le
procès postmoderne fait au principe de raison moderne. Honneth
est plus précis néanmoins : alors que la critique de la modernité
s’instancie dans le post-structuralisme dans une déconstruction
de la philosophie moderne, le postmodernisme tente de la saisir
comme phénomène actuel de l’histoire initiant de nouvelles
formes de connaissance en rupture avec les principes
rationalistes20. Pourtant, sont vite amalgamées les pensées de
Derrida, de Foucault, de Lyotard, de Baudrillard…
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périmées face à cette tendance identitaire postmoderne : leur
conception du développement du moi, de la santé psychique et
de l’identité ne les rend-elles pas incapables de saisir ces
tendances à la pluralisation intrapsychique des sujets ? Honneth
y répond en montrant au contraire comment les théories
psychanalytiques des relations d’objet relèvent parfaitement ce
défi de l’identité postmoderne. Enfin, il est sensible à
l’originalité et aux avantages de l’argumentation lyotardienne,
qui non seulement dépasse les arguments post-structuralistes,
mais, s’efforçant d’enraciner sa critique du logocentrisme dans
un fondement social-scientifique en l’adossant à la pensée de
Wittgenstein et au concept de jeux de langage, a su aussi donner
du champ à la théorie postmoderne et ouvrir un dialogue avec les
Objections méthodologiques
Celles-ci ont trait à l’entreprise postmoderne de définition
sociale des catégories de modernité et de postmodernité. La
notion sociale et culturelle de modernité que présuppose le
discours postmoderne relatif au dépassement de celle-ci manque
de détermination. Ériger la postmodernité en époque
contrastante est alors source de confusions. Honneth pointe les
défauts de la solution lyotardienne : loin de procéder d’une
combinaison réfléchie entre périodisation abstraite et
différenciation historique et empirique, le concept de modernité
sociale résulterait d’une projection téméraire et non justifiée de
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distinctions philosophiques sur la sphère sociale. Les processus
sociaux visés sont subsumés comme cas particuliers du discours
nietzschéen sur la culture ou de la critique heideggérienne de la
métaphysique. Tous les aspects de la modernité, y compris
sociaux, sont rapportés à un unique principe, le principe de
rationalité. La modernité serait alors déductible de façon
homogène du principe de raison. À cela Honneth oppose déjà
l’existence d’acquis institutionnels et culturels caractéristiques
de la modernité irréductibles à ce cadre 24. Parce que le concept
de modernité procède de cette réduction et que la notion de
modernité sociale est produite de façon non rigoureuse, la trame
d’analyse du changement social qui ferait signe vers un
dépassement de la modernité est aussi beaucoup trop étroite25.
Lyotard opérerait de la même façon, mais en déterminant le
principe autour duquel tourne toute la modernité, non comme
volonté de pouvoir ou raison instrumentale, mais comme
principe de légitimation. Cette représentation du principe
structural de la modernité sociale pècherait en plusieurs sens.
D’abord, reste à expliquer comment le principe de légitimation
fait consensus parmi les participants. Surtout, la composition de
l’arrangement institutionnel spécifiquement moderne qui aurait
canalisé et restreint ce processus de création linguistique ludique
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n o u s à émanciper. Lyotard aurait ainsi montré que les
institutions de la modernité sont tributaires du principe de
légitimation. Mais l’argumentation ne serait assurée d’atteindre
son but qu’à la faveur d’une limitation injustifiée des théories
considérées. Ne sont pas examinées les conceptions de la pensée
scientifique qui usent de prémisses qui ne sont pas incompatibles
avec leurs fondations méthodologiques. Seraient laissées de côté
dans la modernité les pensées scientifiques qui, soit dans la
tradition phénoménologique soit dans celle du pragmatisme
américain, ne se justifient pas par une philosophie de l’histoire
inavouée mais par la démonstration épistémologique rigoureuse
de la connexion systématique entre expériences préscientifiques
du monde et attitudes scientifiques. Sont passées sous silence
des strates décisives de l’épistémologie moderne. À la faveur
d’une série de rétrécissements des champs considérés, on en
arriverait à l’idée de condition postmoderne comme procès
historique de délégitimation consécutive à la crise des grands
récits et par suite à celle d’un effondrement des revendications
scientifiques (raison, vérité) adossées à ces idéologies. Les
tendances postmodernes de la science sont alors la mutation de
la vérité en efficience et l’abandon de la revendication
d’universalité. Pour Honneth, Lyotard ne peut adosser ce
diagnostic qui est le sien aux développements contemporains de
la théorie des sciences initiés par Kuhn et radicalisés par
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lieux et une évaluation. Le constat postmoderne prend pour objet
les mouvements culturels et sociaux de la fin des années 1970 et
des années 1980, qui seraient des tendances à l’individualisation
croissante et au relâchement des formes de communauté sociale.
C’est pourquoi ces théories parlent de fin ou de dissolution du
social 27. Il est principalement question de trois complexes
d’expérience28. D’abord, l’organisation complète de la culture
par une industrie des médias et de la publicité qui fait d’elle un
environnement technologique où les hommes évolueraient privés
de leur potentiel esthétique (F. Jameson). Ensuite,
l’affaiblissement des liaisons normatives du médium culturel
(traditions, etc.) décrit par Lyotard comme fin des métarécits
légitimants, d’où naît un risque de précarisation des canaux
d’interaction. Enfin, l’appauvrissement de la capacité du sujet à
communiquer et, sous l’influence des médias surtout
audiovisuels, la perte de la distinction entre fiction et réalité d’où
un procès de fictionalisation du réel (J. Baudrillard). Le premier
défaut pointé par Honneth dans l’étiologie proposée de ce donné
consiste en une surévaluation des facteurs communicatifs aux
dépens des facteurs politiques et économiques. La désagrégation
du social est renvoyée principalement à une perte de crédit des
médias d’interaction qu’étaient les traditions culturelles et
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temps. Cet écart n’est plus une possibilité mais une exigence et
la liberté dépend des capacités d’abstraction à l’égard des
attentes et des liens normatifs 30. Un champ social au maillage
serré semble alors un frein à l’expression des inventions
esthétiques de soi : « La “perte du social” porte avec elle […]
aussi la possibilité de créer un espace libre nouveau pour
l’expression ludique des différences individuelles31. » Les temps
postmodernes offrent ainsi — ironiquement — une chance
d’émancipation à l’égard de structures modernes inhibant ces
potentialités linguistiques créatrices32. Honneth va d’abord
contester la possibilité de réalisation de soi solitaire hors des
liens normatifs, et invalider la doctrine esthétique de la liberté
d’inspiration nietzschéenne. Si les relations réciproques de
reconnaissance sont lieu et condition de cet accomplissement, la
dissolution du social n’a plus rien d’une opportunité pour la
liberté. Honneth se réfère à Hegel pour conduire cette critique
des projets solipsistes de libération et présenter la
reconnaissance comme constitutive de la formation de l’identité
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du travail. Pour que la pluralisation des formes de vie
consécutive au déclin du milieu industriel devienne une chance,
une nouvelle forme de vie éthique, postindustrielle doit émerger,
qui offre les conditions requises de reconnaissance
intersubjective. Ce support social et culturel fait encore défaut,
ce que n’apercevaient pas les théoriciens du postmodernisme
philosophique. L’étiologie postmoderne est donc fausse parce
qu’adossée à un fondement philosophique contestable. Mais elle
semble aussi dangereuse, quand le discours postmoderne bascule
de l’état des lieux à l’éloge de cet état ou à l’encouragement des
tendances qui le caractérisent. On trouverait ainsi une
valorisation postmoderne systématique de la personnalité
multiple. La détermination du phénomène reste très floue. Avant
tout, la promotion pure de la pluralisation intrapsychique
constitue à la fois un risque et une ignorance des exigences
éthiques — on ajoutera que la pluralisation est maintenant
imposée aux individualités auxquelles on demande de tout être,
tout entreprendre, tout réussir en même temps, exigence qui
signe une précarisation plus qu’une libération : « on fait un éloge
irréfléchi voire irresponsable de la personnalité multiple qui
n’aurait plus besoin d’intégrer les différentes facettes de son
identité dans une unité supérieure34 ».
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rapprochée de l’hostilité à l’égard de la vérité qui dominait les
textes du début des années 197036. Cela expliquerait pour
Honneth l’image restreinte fournie par Lyotard de la modernité
sociale, tableau où n’apparaissent pas du tout les tendances
universalistes que manifeste la sensibilité croissante aux
violations des droits humains 37… Pourtant, la période
« postmoderne » de Lyotard marque un retour à la question de la
valeur, de la loi, de la justice. Contrairement au déploiement des
intensités d’affect dans Économie libidinale, la question des
différentes formes de vie et des différents jeux de langage pose
un problème de justice quant au rapport qu’ils entretiennent. La
représentation lyotardienne du social implique que la justice se
situe du côté de la coexistence et de la compétition équitable de
ces formes, soit dans la garantie du pluralisme en matière de
jeux de langage, de formes de vie, soit dans les droits égaux
qu’ils possèdent : « L’idée de justice qu’il a en vue anticipe une
condition sociale dans laquelle toutes les formes sociales de vie
jouissent du même droit à l’autonomie et au développement non
entravé de leur créativité, sans avoir pour conséquence que la
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ailleurs à déconstruire. On pourrait également faire remarquer
que les espoirs placés dans les tendances postmodernes, à savoir
l’interprétation normative et pas seulement diagnostique de
l’époque, ne sont pas sans impliquer aussi leur propre métarécit
légitimant, celui de l’émancipation des potentialités à la libre
création de soi…
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défendre cette thèse, paradoxale eu égard à la radicalité de
l’opposition de Lyotard au projet habermassien, que cette
éthique est traduisible en termes habermassiens, car elle
partagerait avec l’éthique du discours l’idée que chaque sujet
doit obtenir une chance égale d’articuler ses intérêts et besoins40,
ce qui implique un pluralisme constitutif d’idéaux de vie et
orientations de valeur concurrents : tous les deux visent « une
société dans laquelle des barrières institutionnelles et langagières
sont responsables du fait que seules certaines de ces dispositions
atteignent un niveau de l’articulation publique41. » Honneth
s’applique ensuite à extraire de l’éthique du discours de
Habermas certaines prémisses d’inspiration kantienne à savoir
que, dans le contexte de la modernité, l’éthique ne détermine
plus de valeur particulière de façon normative mais se donne
comme procédure de résolution des conflits éthiques orientée par
l’idée que chaque être humain doit respecter l’autre comme
personne égale. Honneth montre que des idées impliquées dans
ce dispositif interviennent dans l’éthique lyotardienne à trois
40. A. Honneth, « The Other of Justice : Habermas and the Ethnical Challenge
of Postmodernism », in Stephen K. White (ed.), The Cambridge Companion to
Habermas, Cambridge University Press, 1995, pp. 289-323 (p. 295). « Das
Andere der Gerechtigkeit, Habermas und die ethische Herausforderung der
Postmoderne », in Axel Honneth, Das Andere der Gerechtigkeit, Aufsätze zur
pratktischen Philosophie, Suhrkamp, 2000.
41. Ibid.
Claire Pagès 133
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véritable au-delà pour la perspective kantienne de traitement
égal, « au-delà des horizons normatifs qui, constitués par l’idée
de traitement égal, ont été jusqu’à présent le facteur déterminant
de la modernité43 ».
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On devrait aussi faire état des critiques radicales que les
philosophes postmodernes ont formulées à l’encontre de leurs
détracteurs et des principes en vertu desquels ils dressent leur
réquisitoire. En particulier, on pourrait faire valoir les griefs de
Lyotard à l’encontre des théories de Habermas ou Rorty, et sa
critique du prisme de la communication et du consensus dans la
pensée de la communauté. Leur différend semble alors moins
tributaire d’une différence de rapport à la modernité ou au rôle
de l’intellectuel que sous-tendu par des pensées divergentes de la
langue.