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Les postmodernismes philosophiques en question

Claire Pagès
Dans Tumultes 2010/1 (n° 34), pages 115 à 134
Éditions Éditions Kimé
ISSN 1243-549X
ISBN 9782841745203
DOI 10.3917/tumu.034.0115
© Éditions Kimé | Téléchargé le 03/09/2023 sur www.cairn.info par Mestefa Belkecir (IP: 41.103.198.155)

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TUMULTES, numéro 34, 2010

Les postmodernismes philosophiques


en question 

Claire Pagès
Université Paris Ouest Nanterre La Défense – Paris X
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Les théories philosophiques du postmodernisme dont le
nom et le développement doivent beaucoup à la publication en
1979 du livre de Jean-François Lyotard, La condition
postmoderne, ont depuis longtemps suscité les critiques les plus
vives, si bien que l’on considère souvent aujourd’hui qu’elles
auraient été réfutées. Les objections qui leur ont été faites sont
de plusieurs ordres, divergentes et d’inégale précision et
radicalité. Nous en distinguerons six, mais on pourrait en trouver
bien d’autres. Ont été invoqués : 1. la superficialité des analyses,
2. la nature politiquement contestable du diagnostic formulé,
3. le caractère erroné du présupposé, 4. le caractère dépassé de
l’état des lieux, 5. les contresens sur les concepts centraux
comme celui d’identité et 6. les amalgames dont est porteur le
traitement postmoderne de l’État-nation soutenu par l’idée que la
postmodernité serait une réalité originale et neuve, distincte de la
modernité.

On a pu voir d’abord dans l’appel postmoderne au


dépassement des dualismes une injonction superficielle, dans la
mesure où l’effet était alors pris pour la cause. Ainsi Bourdieu, à
propos de la domination masculine, s’en prend au statut du
discours chez les penseurs du postmodernisme. La domination
116 Les postmodernismes philosophiques en question

ne procède pas d’une domination verbale, elle n’est pas affaire


de jeux de langage ostracisés ou de voix inarticulées, mais
d’effets de pouvoir incorporés dans des structures, enracinés
dans les corps, et qu’on ne peut libérer par un usage performatif
du langage ou l’accès à une articulation : cela « contraint enfin et
surtout à apercevoir la vanité des appels ostentatoires des
philosophes “post-modernes” au “dépassement des dualismes”
[…] C’est l’ordre des genres qui fonde l’efficacité performative
des mots — et tout spécialement des insultes —, et c’est aussi lui
qui résiste aux redéfinitions faussement révolutionnaires du
volontarisme subversif 1 ».

On trouve un exemple probant de contestation politique


du diagnostic postmoderne chez Richard Rorty. S’autorisant de
Dewey, Rorty défend la possibilité et la nécessité d’une histoire
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universelle de l’humanité pragmatiste, s’opposant à l’idée
lyotardienne que tout discours encourageant sur l’histoire s’écrit
sur fond d’une métaphysique et d’un nous métaphysique. Rorty
argue de la possibilité de forger des récits cosmopolites, des
récits du progrès qui ne sont pas des récits d’émancipation, mais
qui garantissent la distinction persuasion / force. Il affirme que la
possibilité d’une histoire universelle est liée à celle de la
traduction linguistique, possibilité qui n’implique néanmoins pas
l’existence d’un idiome universel unique dans lequel toute forme
nouvelle pourrait être retraduite. Autrement dit, contrairement au
diagnostic postmoderne, sonner le glas d’un discours
métaphysique commensurable n’induit pas une disqualification
de l’idée de progrès social général : « L’histoire de l’humanité
sera une histoire universelle selon la quantité de libre consensus
qu’on obtiendra entre les êtres humains, c’est-à-dire à mesure
qu’on remplacera la force par la persuasion, le différend par le
litige 2. » Le fond de la critique de Rorty est politique et tient à sa
défense de la démocratie libérale comme porteuse de
changements et de progrès. À l’anti-utopie qui résulterait de
cette théorie postmoderne, il oppose ses espoirs en une politique
réformiste. Dans le postmodernisme, quoi qu’il partage la

1. Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Points Seuil, Essais, 2002,


p. 141.
2. Richard Rorty, « Le cosmopolitisme sans émancipation (en réponse à Jean-
François Lyotard) », Critique, n°456, mai 1985, Éditions de Minuit, p. 576.
Claire Pagès 117

méfiance à l’égard des métarécits, il attaque alors la place qui est


réservée à l’intellectuel et au philosophe. Les intellectuels
postmodernes devraient se soustraire comme avant-garde aux
règles, pratiques, institutions pour être critiques, pour n’être pas
« utilisés ». Rorty oppose à cela qu’ils ne servent aucune fin
sociale quand ils satisfont leur besoin d’ineffable, de sublime, de
radicalité3. Les intellectuels postmodernes, dont Lyotard,
poseraient que toute politique sérieuse est révolutionnaire, quand
Rorty prend le parti des intellectuels pour lesquels celle-ci est
réformiste4. Finalement, il qualifie le discours postmoderne de
littéraire et lui dénie toute effectivité politique5.

D’autres ont mis en cause la nature d’un présupposé


massif des théories postmodernes, à savoir le caractère dépassé
du projet fondateur de la modernité. Habermas présente les
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penseurs du postmoderne qu’il assimile aux post-structuralistes
comme des anti-Aufklärer : « La modernité est-elle aussi
obsolète que le prétendent les post-modernes ? Ou, à l’inverse, la
post-modernité proclamée par tant de voix n’est-elle pas pour sa
part pur battage ? Le “post-moderne” n’est-il pas un slogan qui
permet d’assumer subrepticement l’héritage des réactions que la
modernité culturelle a dressées contre elle depuis le milieu du
dix-neuvième siècle6 ? » Leur diagnostic reposerait sur
l’imputation des défauts de la modernisation capitaliste de
l’économie et de la société à la modernité culturelle, dont
Habermas reconnaît néanmoins les apories. Loin de rejeter en
bloc la modernité et les Lumières comme le font les intellectuels
postmodernes, il faudrait tirer les leçons des égarements de la
modernité économique et sociale. On incrimine alors à tort la
modernité au lieu de considérer la désagrégation du complexe
science-morale-art et on sous-évalue son impact sociologique et
politique positif. Partant du défi que constitue la critique de la
raison conduite par le néo-structuralisme et popularisée par ses

3. R. Rorty, « Habermas, Lyotard et la postmodernité », Critique, n° 442, mars


1984, Éditions de Minuit, pp. 195-197.
4. R. Rorty, « Le cosmopolitisme sans émancipation », op. cit., p. 580.
5. R. Rorty, « Brigands et intellectuels », Critique, n° 493-494, juin-juillet
1988, La philosophie, comme elle continue…, Éditions de Minuit, pp. 466-467.
6. Jürgen Habermas, « La modernité : un projet inachevé », Critique, n° 413,
octobre 1981, Vingt ans de pensée allemande, Éditions de Minuit, p. 951.
118 Les postmodernismes philosophiques en question

suites postmodernes, il propose de reconstruire le discours


philosophique de la modernité et de dégager l’intérêt irréductible
du projet de la modernité 7. Mais sa critique se radicalise ainsi :
« Ils prennent pour prétexte de leur position conservatrice la
déception engendrée par l’échec des faux dépassements de l’art
et de la philosophie et les apories manifestes de la modernité
culturelle 8. » Cette critique du modernisme aurait pour envers un
renouveau du conservatisme. Habermas le distingue néanmoins
de la position des vieux conservateurs partisans d’un retour au
pré-modernisme intégralement hostiles à la modernité culturelle,
ainsi que de la position des néo-conservateurs qui se félicitent du
développement de la science moderne mais encouragent une
politique de désamorçage des forces explosives de la modernité
culturelle. Les postmodernes / post-structuralistes sont présentés
comme de jeunes conservateurs rejetant le monde moderne au
nom d’une subjectivité décentrée, d’un esthétisme et d’une
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liberté d’inspiration nietzschéenne. S’ils sont conservateurs,
c’est qu’en abandonnant toutes les normes, ils ont perdu la
possibilité de critiquer rationnellement les institutions existantes,
critique qui suppose la préservation d’une norme ; leur
philosophie se couperait ainsi de la réforme sociale9.

Un quatrième type de critique vise le caractère daté ou


obsolète du diagnostic postmoderne. On trouve en particulier cet
argument chez Gilles Lipovetsky. Celui-ci reconnaît au
néologisme « postmoderne » le mérite d’avoir mis en avant dans
les années 1980 l’émergence d’une nouvelle temporalité sociale
dominée par le présent et l’avènement d’un régime socio-
culturel nouveau faisant rupture avec celui de la modernité
marqué par les grandes utopies. Pourtant, Lipovetsky juge

7. J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard,


NRF, Bibliothèque de philosophie, 1988, Préface, p. IX.
8. J. Habermas, « La modernité : un projet inachevé », op. cit., p. 966.
9. R. Rorty, « Habermas, Lyotard et la postmodernité », op. cit. , p. 192. Pour
une analyse détaillée du débat Habermas / Lyotard, on lira : Emilia Steuerman,
« Habermas vs Lyotard : modernity vs postmodernity ? », in A. Benjamin (ed.),
Judging Lyotard, New York, Routledge, 1992, pp. 99-118 ; Stephen Watson,
« Jürgen Habermas and Jean-François Lyotard : Post-Modernism and the Crisis
of Rationality », in D. Robbins (ed.), Jean-François Lyotard, TI Contextual
and comparative explication, SAGE, Sage masters of modern social thought,
2004, pp. 285-306.
Claire Pagès 119

aujourd’hui désuet le vocable « postmoderne 10 ». Les idées de


décompression du social, de réduction des contraintes, de
pluralisation des identités signifiaient un dépassement de la
modernité. Le « post » impliquait sa disparition. Or, l’évolution
des sociétés ferait signe vers tout autre chose — non pas la fin de
la modernité mais son parachèvement11. Face au phénomène de
modernisation superlative, où rien ne résiste plus, où tout, même
le prémoderne, fonctionne de façon absolument moderne, le
diagnostic postmoderne serait devenu inadéquat. Ce régime
absolument dominé par le marché, l’efficacité technicienne et
l’individu est caractéristique de l’ère hypermoderne, qui
modernise la modernité : « Du post à l’hyper : la post-modernité
n’aura été qu’un stade de transition, un moment de courte
durée12. » Quand l’époque postmoderne diagnostiquée par
Lyotard constituait un premier présentisme, l’époque de
l’hypermodernité présente un présentisme de seconde
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génération. Celui-ci disqualifie le précédent en trois sens qui
mêlent le constat de péremption et la critique. Lipovetsky
indique d’abord que les grandes utopies sont davantage et plus
anciennement mises en échec par la révolution de la vie
quotidienne et des mécanismes subpolitiques que par
l’ébranlement des projets d’émancipation consécutif aux
désastres historiques. Il souligne ensuite le changement de
tonalité : le présentisme postmoderne était optimiste,
libérationniste, dionysiaque ; le présentisme hypermoderne est
marqué par l’incertitude : « L’allégement se fait fardeau,
l’hédonisme recule devant les peurs, les servitudes du présent
apparaissent plus prégnantes que l’ouverture des possibles
entraînée par l’individualisation de la société 13. » C’est
pourquoi, enfin, Lipovetsky dépeint l’hypermodernité comme
une revanche du futur sur le carpe diem postmoderne.
L’assouplissement de la personnalité n’est plus corrélatif d’une
libération des identités mais le résultat d’une contrainte sociale
imposée par la déstructuration et la dérégulation du marché du
travail. L’hypermodernité signifie la plasticité subie plus que

10. Gilles Lipovetsky, « Temps contre temps ou la société hypermoderne », in


Gilles Lipovetsky, Sébastien Charles, Les temps hypermodernes, Grasset,
Nouveau collège de philosophie, 2004, p. 71.
11. Ibid., p. 72.
12. Ibid., p. 80.
13. Ibid., p. 91.
120 Les postmodernismes philosophiques en question

revendiquée. Finalement, la notion de postmodernité vaut à une


époque définie aujourd’hui révolue14.

Un autre type de critique vise dans les théories


philosophiques postmodernes le destin de la catégorie d’identité.
La catégorie postmoderne d’identité reposerait d’abord sur
l’idée d’identité pleine et trouble. L’individu disposerait
immédiatement de ce qu’il est ; ce qui signifie qu’il n’est pas
privé d’une part de son identité, qu’il n’est pas aliéné et qu’il ne
peut de ce fait s’inscrire dans un procès d’émancipation. Mais il
est aussi quelque chose de multiple et de toujours autre et non
une identité constante. Être autre est son lot et sa chance. En
cela, la catégorie postmoderne d’identité serait tributaire de la
critique massive des catégories d’aliénation et d’émancipation
des années 1970, conduite aussi bien par des intellectuels qui
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représenteront durablement ou temporairement le courant du
postmodernisme que par des auteurs étrangers voire hostiles à ce
mouvement. On trouve des exemples de cette critique aussi bien
chez Althusser, Baudrillard, Foucault, Deleuze et Guattari, que
chez Derrida, Lyotard, Lipovetsky, etc. La notion postmoderne
d’identité hérite incontestablement chez Lyotard de sa critique
de la notion d’aliénation conduite en particulier dans Économie
libidinale (197415). La seconde caractéristique réside dans la
perspective assez optimiste dans laquelle sont abordées la
pluralisation et la plasticisation de l’identité. Il en est plutôt fait
l’éloge et l’on place en elle de grands espoirs. Ces deux points
sont aujourd’hui remis en cause. Les catégories d’aliénation et
d’émancipation sont défendues comme indispensables à la
compréhension de la perte du sentiment de sa propre valeur
engendré par un type de rapport à l’altérité et de l’exigence de
restauration d’une autonomie conditionnant un rapport positif à
soi. La critique sociale travaille à réinvestir ces catégories en
soulignant aussi la naïveté et l’inconscience du constat
postmoderne qui n’aurait pas mis en avant la dimension de

14. Lipovetsky tente alors de spécifier la posture et le rôle des intellectuels de


l’hypermodernité par rapport à ceux de la modernité (Ibid., p. 155).
15. Ce qui est présenté comme déconstruction du marxisme dans Économie
libidinale au nom de la libre expression des intensités, est dégagé comme
tendance historique dans La condition postmoderne, Le postmoderne expliqué
aux enfants.
Claire Pagès 121

souffrance, de précarisation des individualités inhérente à ces


tendances sociales. Emmanuel Renault le formule ainsi : « Ce
post-modernisme voit bien que la société moderne tend soit à
faire disparaître les identités, soit à juxtaposer en un même
individu des identités contradictoires. Mais […] il ne voit pas les
souffrances morales qui en résultent16. »

Les théories philosophiques postmodernes ont pu


diagnostiquer l’écroulement de la forme de l’État-nation, et avec
lui, le discrédit des entreprises collectives d’émancipation qui
avaient eu justement cette forme pour cadre. Avec la dissolution
de l’État social, de l’unité et de la centralité politiques, avec la
promotion des individualités, la perspective d’un progrès
collectif national aurait fait long feu. La postmodernité se
déploierait alors à partir du dépassement de la forme moderne
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par excellence, celle de l’État-nation, dans laquelle ont été
pensables les catégories de citoyenneté, de volonté générale, de
souveraineté, etc. Ce diagnostic a pu être corrigé sur plusieurs
points. D’abord, les théories postmodernes ont souvent
subrepticement transformé un constat ponctuel en contenu
normatif. Dans cette perspective, le recul du cadre de l’État-
nation ne constitue pas une fin de la modernité mais un moment
dans la modernité. Jacques Bidet parle de c o n j o n c t u r e
postmoderne au sein du moderne qui transitait vers la forme de
l’État-monde et de l’ultimodernité. De plus, de très nombreux
phénomènes dits postmodernes relèvent de processus inhérents à
la modernité. L’individualisme croissant comme facteur de la
dissolution des logiques collectives est ainsi imputable à la
tendance moderne qui voit les « médiations » que sont le marché
et l’organisation l’emporter sur les formes de socialisation
familiales, tribales ou locales en faisant émerger des
individualités. Par ailleurs, le diagnostic de fin de l’État-nation
ne rend pas compte de la persistance de cette forme, qu’elle soit
appelée de ses vœux par des masses non encore reconnues
comme nations ou qu’elle soit défendue sous le trait de l’identité
nationale. Enfin le procès, fait à juste titre, de la forme étatique-
nationale, dû au rapport de classe externe / interne présupposé
par cette forme et mis en avant par la critique anticoloniale, ne

16. Emmanuel Renault, Mépris social, Éditions du Passant, Poches de


résistance, Essai, 2000, p. 90.
122 Les postmodernismes philosophiques en question

fait pas tout à fait droit à l’inscription de cette forme dans le


système monde et aux conséquences de cet enracinement.
Finalement, « on peut penser que le concept de postmoderne, s’il
est un instrument heuristique suggestif, conduit en même temps
à amalgamer des éléments disparates. Il donne une unité factice
à des phénomènes qui parfois relèvent de la modernité plutôt que
d’une postmodernité supposée. Sur un point cependant, il semble
irrécusable : c’est la thèse selon laquelle une certaine
philosophie de l’histoire moderne ne peut plus avoir cours17 ».
D’autres tentatives critiques consistent à penser l’appartenance
de la postmodernité à la modernité comme processus de scission
faisant partie intégrante des conditions d’existence de l’âge
moderne, comme réalité engendrée par la dialectique de la
modernité. Pour cette raison, il n’y aurait pas lieu de renoncer à
la dialectique historique au sein de laquelle cette rupture
postmoderne trouve sa place : « La rupture peut être dialectisée
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comme l’instant d’une décision d a n s le destin de la
rationalité 18. »

On n’entrera pas dans le détail de ces critiques-là des


postmodernismes philosophiques, mais on exposera le débat
qu’on trouve chez Honneth à leur sujet19. On abordera ici quatre
aspects de la critique honnethienne qui présente l’avantage
d’être à la fois assez complète, nuancée et étayée sur une lecture
précise des thèses de certains de ses représentants. On
considérera plus particulièrement la discussion des positions de
Lyotard. Surtout, cette critique nous semble prendre acte des
fondements philosophiques des propositions de La condition
postmoderne exposés dans Le différend. À partir de là, la
discussion du projet postmoderne lyotardien peut être plus

17. Jacques Bidet, « Postmodernity within Ultimodernity », Colloque


« Postmodernism and Marxism », Département de Philosophie, Fudan
University, Shanghai, octobre 2008. Cf. « La postmodernité dans
l’ultimodernité », 2008.
18. Gérard Raulet, « Marxisme et condition postmoderne », pp. 289-313, in
Philosophiques, vol. X, n° 2, octobre 1983, p. 313.
19. Cf. l’excellent article de Marie Garrau et Alice Le Goff, « Témoigner du
différend ou politiser le tort ? À propos des usages du concept de tort dans la
théorie critique contemporaine », in Claire Pagès (dir.), Lyotard à Nanterre,
Paris, Klincksieck, Continents philosophiques, 2010.
Claire Pagès 123

rigoureuse. On verra que la critique honnethienne formule à


l’encontre des postmodernismes philosophiques des griefs déjà
évoqués dans les six exemples de critique ci-dessus. Il semble
qu’elle permette de synthétiser et d’articuler une part
significative des points problématiques. On fera avant cela deux
remarques.
Remarque 1 – La critique honnethienne pointe de façon
systématique le déficit de clarté qui grève les théories
philosophiques du postmodernisme. La clarté que possède le
concept dans le champ de l’architecture, où il s’oppose au
fonctionnalisme, et où le partage entre moderne et postmoderne
est bien défini par les césures du développement de
l’architecture ou de l’art contraste avec le flou dont il est porteur
une fois introduit dans les sciences humaines et sociales. Cette
perte de sens technique et temporel clair serait responsable de
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grandes confusions. Par exemple, on n’a pas d’idée précise de ce
que désigne précisément l’émergence d’un sujet postmoderne ou
de ce que recouvre l’idée de personnalité multiple, mais sont
aussi laissés dans l’indétermination des problèmes décisifs. Il
n’est jamais précisé s’il s’agit de considérations empiriques,
d’un diagnostic d’époque qui dresse le constat d’une
constellation changeante dans la réalité culturelle, ou bien de
revendications normatives, d’une nouvelle forme d’intégration
sociale plus ou moins espérée par les théoriciens postmodernes.
Dans cette critique sont alors aussi déclarés parents l’intention
post-structuraliste de dépasser le rationalisme moderne et le
procès postmoderne fait au principe de raison moderne. Honneth
est plus précis néanmoins : alors que la critique de la modernité
s’instancie dans le post-structuralisme dans une déconstruction
de la philosophie moderne, le postmodernisme tente de la saisir
comme phénomène actuel de l’histoire initiant de nouvelles
formes de connaissance en rupture avec les principes
rationalistes20. Pourtant, sont vite amalgamées les pensées de
Derrida, de Foucault, de Lyotard, de Baudrillard…

20. Axel Honneth, « An Aversion Against the Universal. A commentary on


Lyotard’s Postmodern Condition », in Theory, Culture and Society, II, n° 3,
1985, Explorations In Critical Social Science, « Special Issue on The Fate of
Modernity », pp. 147-156 (p. 148). Cf. aussi A. Honneth, « Der Affekt gegen
das Allgemeine. Zu Lyotards Konzept der Postmoderne », pp. 893-902, in
Merkur, n° 430, 1984.
124 Les postmodernismes philosophiques en question

Remarque 2 – Cette critique coexiste avec la tentative de


saisir la positivité des doctrines philosophiques postmodernes.
Quoique confuse, la catégorie de postmodernité possède
indéniablement une suggestivité. Même vague, elle constitue la
réussite d’un projet délicat, celui de formuler les expériences
complexes et confuses du temps présent. La notion permet de
signifier un changement socio-culturel et une situation singulière
des états de conscience21. Outre la trouvaille conceptuelle, il
semble que ce qu’elle vient nommer constitue une réalité qu’il
faut considérer. L’affirmation d’une transition d’un individu
totalement adapté et non autonome à une individualité intense et
à l’identité intérieure multiple, soit d’une personnalité moderne à
une personnalité postmoderne, possède une certaine vérité22.
C’est pourquoi Honneth examine sérieusement la question
de savoir si les théories psychanalytiques ne seraient pas
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périmées face à cette tendance identitaire postmoderne : leur
conception du développement du moi, de la santé psychique et
de l’identité ne les rend-elles pas incapables de saisir ces
tendances à la pluralisation intrapsychique des sujets ? Honneth
y répond en montrant au contraire comment les théories
psychanalytiques des relations d’objet relèvent parfaitement ce
défi de l’identité postmoderne. Enfin, il est sensible à
l’originalité et aux avantages de l’argumentation lyotardienne,
qui non seulement dépasse les arguments post-structuralistes,
mais, s’efforçant d’enraciner sa critique du logocentrisme dans
un fondement social-scientifique en l’adossant à la pensée de
Wittgenstein et au concept de jeux de langage, a su aussi donner
du champ à la théorie postmoderne et ouvrir un dialogue avec les

21. Cf. A. Honneth, « Pluralization and Recognition : On the Self-


Misunderstanding of Postmodern Social Theories », in Charles W. Wright
(ed.), The Fragmented World of the Social, Essays in Social and Political
Philosophy, State University of New York Press, 1995, pp. 220-230 (p. 220) ;
« Pluralisierung und Anerkennung. Zum Selbstmißverstandnis postmoderner
Sozialtheorien », in Merkur, n° 508, janvier 1991, pp. 624-629 ; « Diagnose
der Postmoderne », in Desintegration, Bruchstücke einer soziologischen
Zeitdiagnose, Fischer Taschenbuch Verlag, 1994, pp. 11-19.
22. «  Théorie de la relation objet et identité postmoderne. À propos d’un
prétendu vieillissement de la psychanalyse », in A. Honneth, La société du
mépris, Paris, La Découverte, Armillaire, 2006, pp. 325-348 (pp. 327-328).
Claire Pagès 125

traditions contemporaines aussi bien anglo-saxones


qu’allemandes23.

Objections méthodologiques
Celles-ci ont trait à l’entreprise postmoderne de définition
sociale des catégories de modernité et de postmodernité. La
notion sociale et culturelle de modernité que présuppose le
discours postmoderne relatif au dépassement de celle-ci manque
de détermination. Ériger la postmodernité en époque
contrastante est alors source de confusions. Honneth pointe les
défauts de la solution lyotardienne : loin de procéder d’une
combinaison réfléchie entre périodisation abstraite et
différenciation historique et empirique, le concept de modernité
sociale résulterait d’une projection téméraire et non justifiée de
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distinctions philosophiques sur la sphère sociale. Les processus
sociaux visés sont subsumés comme cas particuliers du discours
nietzschéen sur la culture ou de la critique heideggérienne de la
métaphysique. Tous les aspects de la modernité, y compris
sociaux, sont rapportés à un unique principe, le principe de
rationalité. La modernité serait alors déductible de façon
homogène du principe de raison. À cela Honneth oppose déjà
l’existence d’acquis institutionnels et culturels caractéristiques
de la modernité irréductibles à ce cadre 24. Parce que le concept
de modernité procède de cette réduction et que la notion de
modernité sociale est produite de façon non rigoureuse, la trame
d’analyse du changement social qui ferait signe vers un
dépassement de la modernité est aussi beaucoup trop étroite25.
Lyotard opérerait de la même façon, mais en déterminant le
principe autour duquel tourne toute la modernité, non comme
volonté de pouvoir ou raison instrumentale, mais comme
principe de légitimation. Cette représentation du principe
structural de la modernité sociale pècherait en plusieurs sens.
D’abord, reste à expliquer comment le principe de légitimation
fait consensus parmi les participants. Surtout, la composition de
l’arrangement institutionnel spécifiquement moderne qui aurait
canalisé et restreint ce processus de création linguistique ludique

23. « An Aversion Against the Universal », op. cit., p. 148.


24. Ibid., p. 149.
25. A. Honneth, « Pluralization and Recognition », op. cit., p. 220.
126 Les postmodernismes philosophiques en question

n’est pas spécifiée ; plus exactement, l’arrangement


institutionnel déterminant la modernité serait superficiellement
caractérisé. Ce cadre serait chez Lyotard composé
principalement des formations de la science comme institution
sociale spéciale. Cette unique forme de récit aurait pris le dessus
sur les autres pratiques discursives. Ce besoin de légitimation
conduirait les sciences modernes à ce paradoxe qu’elles auraient
été obligées pour se justifier socialement de recourir, alors même
qu’elles signifient une critique du récit et des pratiques
discursives traditionnelles, à un métarécit légitimant touchant
leur rôle civilisateur, soit à une philosophie de l’histoire
contraire à leur critère méthodologique 26. Parce qu’il fonctionne
comme garantie de l’émancipation, le discours scientifique
s’arroge le droit de juger toutes les formes de connaissance par
récit. Il n’est alors pas difficile d’établir que ce métarécit
légitimant implique un sujet supra-individuel métaphysique, le
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n o u s à émanciper. Lyotard aurait ainsi montré que les
institutions de la modernité sont tributaires du principe de
légitimation. Mais l’argumentation ne serait assurée d’atteindre
son but qu’à la faveur d’une limitation injustifiée des théories
considérées. Ne sont pas examinées les conceptions de la pensée
scientifique qui usent de prémisses qui ne sont pas incompatibles
avec leurs fondations méthodologiques. Seraient laissées de côté
dans la modernité les pensées scientifiques qui, soit dans la
tradition phénoménologique soit dans celle du pragmatisme
américain, ne se justifient pas par une philosophie de l’histoire
inavouée mais par la démonstration épistémologique rigoureuse
de la connexion systématique entre expériences préscientifiques
du monde et attitudes scientifiques. Sont passées sous silence
des strates décisives de l’épistémologie moderne. À la faveur
d’une série de rétrécissements des champs considérés, on en
arriverait à l’idée de condition postmoderne comme procès
historique de délégitimation consécutive à la crise des grands
récits et par suite à celle d’un effondrement des revendications
scientifiques (raison, vérité) adossées à ces idéologies. Les
tendances postmodernes de la science sont alors la mutation de
la vérité en efficience et l’abandon de la revendication
d’universalité. Pour Honneth, Lyotard ne peut adosser ce
diagnostic qui est le sien aux développements contemporains de
la théorie des sciences initiés par Kuhn et radicalisés par

26. « An Aversion Against the Universal », p. 151.


Claire Pagès 127

Feyerabend qu’en faisant une lecture erronée de ces théories.


Finalement, le concept de modernité sociale n’est pas plus
rigoureusement étayé que le procès de délégitimation n’est
sérieusement fondé sur des processus sociaux, Lyotard se
contentant d’en chercher des indices, des exemples et des
précurseurs historiques.

L’étiologie postmoderne du diagnostic postmoderne


Honneth soutient que, si le constat est opportun, le
phénomène correctement décrit, son interprétation est
contestable. La ligne interprétative ici discutée est parente d’un
mélange des genres souvent reproché aux théoriciens du
postmodernisme philosophique, à savoir que leurs discours
oscillent entre un statut descriptif et normatif, entre un état des
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lieux et une évaluation. Le constat postmoderne prend pour objet
les mouvements culturels et sociaux de la fin des années 1970 et
des années 1980, qui seraient des tendances à l’individualisation
croissante et au relâchement des formes de communauté sociale.
C’est pourquoi ces théories parlent de fin ou de dissolution du
social 27. Il est principalement question de trois complexes
d’expérience28. D’abord, l’organisation complète de la culture
par une industrie des médias et de la publicité qui fait d’elle un
environnement technologique où les hommes évolueraient privés
de leur potentiel esthétique (F. Jameson). Ensuite,
l’affaiblissement des liaisons normatives du médium culturel
(traditions, etc.) décrit par Lyotard comme fin des métarécits
légitimants, d’où naît un risque de précarisation des canaux
d’interaction. Enfin, l’appauvrissement de la capacité du sujet à
communiquer et, sous l’influence des médias surtout
audiovisuels, la perte de la distinction entre fiction et réalité d’où
un procès de fictionalisation du réel (J. Baudrillard). Le premier
défaut pointé par Honneth dans l’étiologie proposée de ce donné
consiste en une surévaluation des facteurs communicatifs aux
dépens des facteurs politiques et économiques. La désagrégation
du social est renvoyée principalement à une perte de crédit des
médias d’interaction qu’étaient les traditions culturelles et

27. Jean Baudrillard, À l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social,


Paris, Sens et Tonka, Morsure, 1997.
28. A. Honneth, « Pluralization and Recognition », pp. 221-223.
128 Les postmodernismes philosophiques en question

narratives. Surtout, est sévèrement critiquée la trame théorique


interprétative qui conduit à tenir pour une évolution positive
l’érosion du social au profit de l’individu et celle de l’identité
individuelle unifiée au profit d’une identité plurielle. Cette
lecture optimiste — qui ne l’est que partiellement — ressortit à
un motif philosophique. Honneth soutient, mais Habermas et
Rorty l’ont fait également29, que voir dans le relâchement des
liens sociaux une chance pour la liberté individuelle suppose un
concept esthétique de la liberté individuelle. Axé sur l’idée de
libre création de soi, on le trouverait dans toutes les versions du
postmodernisme d’inspiration nietzschéenne. Ce concept n’est
pas seulement négatif, car l’éloignement à l’égard du commun
serait source d’un gain de liberté : non pas vraiment se créer soi-
même mais tester quantité de formes de vie. Honneth vise ici en
particulier l’idée que la liberté serait proportionnelle à l’écart
qu’on arrive à instaurer entre soi et les valeurs dominantes du
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temps. Cet écart n’est plus une possibilité mais une exigence et
la liberté dépend des capacités d’abstraction à l’égard des
attentes et des liens normatifs 30. Un champ social au maillage
serré semble alors un frein à l’expression des inventions
esthétiques de soi : « La “perte du social” porte avec elle […]
aussi la possibilité de créer un espace libre nouveau pour
l’expression ludique des différences individuelles31. » Les temps
postmodernes offrent ainsi — ironiquement — une chance
d’émancipation à l’égard de structures modernes inhibant ces
potentialités linguistiques créatrices32. Honneth va d’abord
contester la possibilité de réalisation de soi solitaire hors des
liens normatifs, et invalider la doctrine esthétique de la liberté
d’inspiration nietzschéenne. Si les relations réciproques de
reconnaissance sont lieu et condition de cet accomplissement, la
dissolution du social n’a plus rien d’une opportunité pour la
liberté. Honneth se réfère à Hegel pour conduire cette critique
des projets solipsistes de libération et présenter la
reconnaissance comme constitutive de la formation de l’identité

29. R. Rorty, « Habermas, Lyotard et la postmodernité », op. cit., p. 197 ;


J. Habermas, « Questions et contre-questions », in Critique n° 493-494, juin-
juillet 1988, La philosophie, comme elle continue…, Éditions de Minuit,
pp. 473-486 (p. 478).
30. « Pluralization and Recognition », p. 225.
31. Ibid., p. 226.
32. « An Aversion Against the Universal. », p. 153.
Claire Pagès 129

et médium d’une existence concrète de la liberté : « La liberté de


réalisation de soi […] se mesure […] au degré de reconnaissance
qu’il peut trouver dans son environnement social pour ses buts
librement choisis33… » La symptomatologie postmoderne a
donc pour étiologie une crise des relations sociales de
reconnaissance dans les sociétés les plus développées.
L’étiologie correcte du diagnostic postmoderne est formulée par
les théories de la reconnaissance. Honneth présente la modernité
des grands récits comme structure éthique des sociétés
industrielles, structure caractérisée par l’estime de soi tirée, pour
les hommes, du travail. Les tendances postmodernes seraient à
rattacher au déclin de la valeur sociale du travail industriel et à
celui, consécutif, des formes de vie éthiques corrélatives.
Honneth isole deux facteurs pour l’expliquer : un facteur
économique, d’abord, l’extension du secteur des services, un
facteur culturel, ensuite, la diminution de la valeur biographique
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du travail. Pour que la pluralisation des formes de vie
consécutive au déclin du milieu industriel devienne une chance,
une nouvelle forme de vie éthique, postindustrielle doit émerger,
qui offre les conditions requises de reconnaissance
intersubjective. Ce support social et culturel fait encore défaut,
ce que n’apercevaient pas les théoriciens du postmodernisme
philosophique. L’étiologie postmoderne est donc fausse parce
qu’adossée à un fondement philosophique contestable. Mais elle
semble aussi dangereuse, quand le discours postmoderne bascule
de l’état des lieux à l’éloge de cet état ou à l’encouragement des
tendances qui le caractérisent. On trouverait ainsi une
valorisation postmoderne systématique de la personnalité
multiple. La détermination du phénomène reste très floue. Avant
tout, la promotion pure de la pluralisation intrapsychique
constitue à la fois un risque et une ignorance des exigences
éthiques — on ajoutera que la pluralisation est maintenant
imposée aux individualités auxquelles on demande de tout être,
tout entreprendre, tout réussir en même temps, exigence qui
signe une précarisation plus qu’une libération : « on fait un éloge
irréfléchi voire irresponsable de la personnalité multiple qui
n’aurait plus besoin d’intégrer les différentes facettes de son
identité dans une unité supérieure34 ».

33. « Pluralization and Recognition », p. 227.


34. A. Honneth, « Théorie de la relation objet et identité postmoderne », op.
cit., p. 327.
130 Les postmodernismes philosophiques en question

Contradictions et présupposés postmodernes


Honneth dépeint un Lyotard qui miserait sur la tendance
optimiste, tendance à l’émancipation de tous les jeux de langage
à l’égard des principes centralisateurs de raison, de légitimation,
alors même qu’il désigne aussi le risque que fait courir sur les
sociétés postmodernes la domination anonyme de la technologie
et du critère d’efficience35. Honneth dégage pour justifier ce
parti pris le concept philosophique de la liberté énoncé plus haut.
Ce dispositif implique et repose sur le discrédit de la
revendication des sciences modernes quant à la raison et des
projets de reconstruction des implications universelles de
l’action humaine. Honneth impute cela chez Lyotard à une
antipathie voire une aversion à l’égard d’un universel qu’il tient
pour la signature de la volonté de supprimer les différences
culturelles. Cette hostilité postmoderne pourrait d’ailleurs être
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rapprochée de l’hostilité à l’égard de la vérité qui dominait les
textes du début des années 197036. Cela expliquerait pour
Honneth l’image restreinte fournie par Lyotard de la modernité
sociale, tableau où n’apparaissent pas du tout les tendances
universalistes que manifeste la sensibilité croissante aux
violations des droits humains 37… Pourtant, la période
« postmoderne » de Lyotard marque un retour à la question de la
valeur, de la loi, de la justice. Contrairement au déploiement des
intensités d’affect dans Économie libidinale, la question des
différentes formes de vie et des différents jeux de langage pose
un problème de justice quant au rapport qu’ils entretiennent. La
représentation lyotardienne du social implique que la justice se
situe du côté de la coexistence et de la compétition équitable de
ces formes, soit dans la garantie du pluralisme en matière de
jeux de langage, de formes de vie, soit dans les droits égaux
qu’ils possèdent : « L’idée de justice qu’il a en vue anticipe une
condition sociale dans laquelle toutes les formes sociales de vie
jouissent du même droit à l’autonomie et au développement non
entravé de leur créativité, sans avoir pour conséquence que la

35. « An Aversion Against the Universal. », p. 153.


36. « La profondeur référentielle chez Jean-François Lyotard », i n
C. Enaudeau, J.-F. Nordmann, J.-M. Salanskis, F. Worms (dir.), L e s
transformateurs Lyotard, Sens et Tonka, Collège international de philosophie,
2008, pp. 223-243.
37. « An Aversion Against the Universal. », p. 155.
Claire Pagès 131

régulation d’une telle équité ignore ou réduise nécessairement


leurs différences38… » Cette forme postmoderne de justice,
tributaire de l’aversion pour l’universalisme et qui selon
Honneth conduit Lyotard à une véritable incompréhension du
dispositif éthique habermassien, a un présupposé de taille, non
discuté, à savoir que les jeux de langage sont hétérogènes et
organisés selon des règles hétérogènes, ce qui exclut
l’orchestration de la communication humaine par des principes
moraux universels. Pourtant, fait remarquer Honneth à juste titre,
il faut bien une telle règle pour garantir l’égalité postmoderne
des formes de vie : « Car, comment les droits égaux de tous les
jeux de langage pourraient-ils être fondés comme un principe
moral, si en même temps toute régulation des relations sociales
qui vont au-delà des normes des cultures particulières doit s’en
passer39 ? » La justice postmoderne suppose donc malgré elle un
de ces principes universels de la modernité qu’elle travaille par
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ailleurs à déconstruire. On pourrait également faire remarquer
que les espoirs placés dans les tendances postmodernes, à savoir
l’interprétation normative et pas seulement diagnostique de
l’époque, ne sont pas sans impliquer aussi leur propre métarécit
légitimant, celui de l’émancipation des potentialités à la libre
création de soi…

Reformulation moderne des éthiques postmodernes ?


Honneth souligne la transition à l’intérieur du mouvement
philosophique postmoderne, depuis le refus de toute théorie
normative jusqu’au regain d’intérêt pour les questions d’éthique
et de justice, qui permet sans doute de parer aux objections
touchant à l’indifférence éthique pouvant procéder du projet
philosophique de critique de la raison moderne. Les théories
philosophiques postmodernes possèdent des contenus normatifs
et aboutissent à la formulation d’éthiques dont l’exigence
commune de justice tiendrait au souci du particulier, de
l’hétérogène, du non identique. Honneth propose de reconstruire
trois éthiques postmodernes en mettant à l’épreuve leur projet de
constituer une alternative aux éthiques modernes inspirées de la
tradition kantienne : celles de Lyotard, de Stephen K. White et

38. Ibid., p. 154.


39. Ibid., p. 155.
132 Les postmodernismes philosophiques en question

de Derrida. Ces éthiques sont-elles proprement postmodernes ?


Honneth soutient que seule la troisième l’est, quand les deux
premières peuvent être reformulées de façon plus appropriée
dans le cadre de l’éthique du discours de Habermas. On insistera
principalement sur la lecture de l’éthique lyotardienne. Honneth
met en avant le geste philosophique par lequel Lyotard transpose
la question du différend entre genres de discours dans le champ
moral : cet événement linguistique devient alors la figure de
l’injustice. Sont avancés principalement deux exemples
historiques de cette injustice ressortissant à une intraduisibilité
(survivants des camps de concentration nazis ; travailleurs qui
protestent contre des conditions de travail inacceptables). Pour
prévenir l’oubli de la voix inarticulée, il est nécessaire de venir
en aide à ce parti socialement réprimé dans l’expression de ses
revendications. Honneth commence par souligner ici l’indécision
de Lyotard entre deux modèles éthiques possibles. Surtout, il va
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défendre cette thèse, paradoxale eu égard à la radicalité de
l’opposition de Lyotard au projet habermassien, que cette
éthique est traduisible en termes habermassiens, car elle
partagerait avec l’éthique du discours l’idée que chaque sujet
doit obtenir une chance égale d’articuler ses intérêts et besoins40,
ce qui implique un pluralisme constitutif d’idéaux de vie et
orientations de valeur concurrents : tous les deux visent « une
société dans laquelle des barrières institutionnelles et langagières
sont responsables du fait que seules certaines de ces dispositions
atteignent un niveau de l’articulation publique41. » Honneth
s’applique ensuite à extraire de l’éthique du discours de
Habermas certaines prémisses d’inspiration kantienne à savoir
que, dans le contexte de la modernité, l’éthique ne détermine
plus de valeur particulière de façon normative mais se donne
comme procédure de résolution des conflits éthiques orientée par
l’idée que chaque être humain doit respecter l’autre comme
personne égale. Honneth montre que des idées impliquées dans
ce dispositif interviennent dans l’éthique lyotardienne à trois

40. A. Honneth, « The Other of Justice : Habermas and the Ethnical Challenge
of Postmodernism », in Stephen K. White (ed.), The Cambridge Companion to
Habermas, Cambridge University Press, 1995, pp. 289-323 (p. 295). « Das
Andere der Gerechtigkeit, Habermas und die ethische Herausforderung der
Postmoderne », in Axel Honneth, Das Andere der Gerechtigkeit, Aufsätze zur
pratktischen Philosophie, Suhrkamp, 2000.
41. Ibid.
Claire Pagès 133

niveaux. À chaque fois, « Lyotard est dépendant de l’idée de


l’éthique du discours selon laquelle chaque sujet doit de manière
égale obtenir une chance d’articuler ses intérêts de façon non
contrainte — ce qui signifie : en étant libre de domination 42 ».
Honneth en conclut que pour être cohérent, le projet lyotardien
de défense de la particularité du jeu de langage social réduit au
silence doit inclure une forme d’universalisme moral héritier de
Kant et formulable dans les termes de l’éthique de Habermas. Il
reconnaît dans la seule éthique de Derrida une véritable éthique
postmoderne allant au-delà de l’éthique de Habermas et du cadre
moderne, en ce qu’elle repose sur une idée directrice qui n’est
pas celle de traitement égal. Si dans leur tentative d’éthique
postmoderne de défense de l’hétérogène et du particulier contre
le général, Lyotard et White seraient dépendants d’un principe
universaliste moderne, Honneth reconnaît en revanche dans
l’éthique développée par Derrida et inspirée de Lévinas un
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véritable au-delà pour la perspective kantienne de traitement
égal, « au-delà des horizons normatifs qui, constitués par l’idée
de traitement égal, ont été jusqu’à présent le facteur déterminant
de la modernité43 ».

La critique honnethienne révèle son intérêt, car elle est


complète, précise et nuancée (en témoigne la discussion des
éthiques postmodernes). On y a retrouvé certaines lignes de
force du champ critique initialement exposé, en particulier
touchant la question du traitement de la modernité et des
identités. On a finalement mis en avant deux aspects récurrents
dans les objections adressées au postmodernisme philosophique.
D’abord, l’ambiguïté de statut du discours postmoderne pris
entre une symptomatologie — état des lieux de tendances
historiques — et un éloge, un espoir ou un encouragement quant
à ces mêmes processus. Ensuite, la persistance du moderne dans
le postmoderne, qui a trait à la fois à des contenus analysables
comme modernes et que les théoriciens du postmodernisme
interprètent comme postmodernes, et au geste postmoderne lui-
même qui implique souvent un principe éthique moderne,

42. Ibid., p. 297.


43. Ibid., p. 319.
134 Les postmodernismes philosophiques en question

indispensable au dispositif, mais passé sous silence ou dénié.


Deux difficultés méthodologiques peuvent être brièvement
mentionnées. La première tient à ce que, s’ils déplorent le flou
du concept philosophique de postmodernité, ses critiques
peuvent à la faveur d’un même flou étendre le postmoderne de
façon à y englober une infinité de cibles, en y incluant en
particulier l’ensemble du post-structuralisme, amalgamant ainsi
des dispositifs philosophiques hétérogènes. Pour limiter ce biais,
on a mis en avant les critiques adressées plus spécifiquement à la
pensée de J.-F. Lyotard. D’autre part, certaines critiques tiennent
leur radicalité du fait d’isoler chez un théoricien postmoderne la
dimension de constat de la trame théorique qui lui donne une
consistance et un sens. En particulier, la critique de La Condition
p o s t m o d e r n e isole souvent le texte de ses fondements
philosophiques exposés dans Le différend. La critique
honnethienne nous semblait alors moins fautive sous ce rapport.
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On devrait aussi faire état des critiques radicales que les
philosophes postmodernes ont formulées à l’encontre de leurs
détracteurs et des principes en vertu desquels ils dressent leur
réquisitoire. En particulier, on pourrait faire valoir les griefs de
Lyotard à l’encontre des théories de Habermas ou Rorty, et sa
critique du prisme de la communication et du consensus dans la
pensée de la communauté. Leur différend semble alors moins
tributaire d’une différence de rapport à la modernité ou au rôle
de l’intellectuel que sous-tendu par des pensées divergentes de la
langue.

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