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postmodernisme
Axel Honneth
Dans Philosophie 2022/3 (N° 154), pages 28 à 56
Éditions Éditions de Minuit
ISSN 0294-1805
ISBN 9782707347930
DOI 10.3917/philo.154.0028
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commentateurs parlent déjà de tournant éthique 3. Le domaine de la théorie
morale qui, pour tous les représentants du poststructuralisme, ne constituait
encore récemment qu’un exemple particulièrement frappant de l’universa-
lisme compulsif de la modernité, est devenu le véritable médium du futur
développement des théories postmodernes. Le changement d’attitude qui
accompagne une telle réorientation peut, dans une certaine mesure, être
considéré comme une réaction à une critique depuis longtemps formulée
dans le monde académique. Très tôt dans son développement, non seulement
des critiques, mais aussi des partisans du postmodernisme ont objecté que
si ce programme de critique philosophique s’épuisait dans une subversion
linguistico-théorétique de la métaphysique, cela conduirait nécessairement
à une indétermination en termes éthico-politiques. On peut en effet contes-
ter et protester contre l’uniformité des idées de la tradition intellectuelle
européenne autant par souci d’étendre la liberté humaine que dans le but de
détruire purement et simplement les systèmes établis. Ainsi, afin d’éviter les
risques d’indifférence éthique, il faut toujours en outre préciser les orienta-
tions politico-normatives qui doivent guider la critique de la métaphysique.
Mais ce n’est probablement pas seulement la tentative d’invalider des objec-
tions de ce genre qui a récemment conduit le mouvement philosophique du
1. J’adresse mes remerciements à Rainer Forst, John Farrell et Stephen White pour leurs objec-
tions et leurs conseils.
2. Voir Theodor W. ADORNO, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. fr. E. Kaufholz
& J.-R. Ladmiral, Paris, Payot & Rivages, coll. « Critique de la politique », 1991, p. 75 (NdT).
3. Voir Simon CRITCHLEY, The Ethics of Deconstruction. Derrida and Levinas, Oxford, 1992 ;
Richard J. BERNSTEIN, The New Constellation. The Ethical-Political Horizons of Modernity/Post-
modernity, Cambridge, 1991 ; Stephen K. WHITE, Political Theory and Postmodernism, Cambridge,
1991 ; Andrew BENJAMIN, Judging Lyotard, Londres / New York, 1992.
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protégé que la nature de cette protection morale. Tout un éventail d’options
possibles s’ouvre alors, chacune constituant une version différente d’une
éthique postmoderne. On peut voir ce moment de particularité menacé
soit dans la singularité d’un jeu de langage social, soit dans la différence
irréductible de tous les êtres humains, soit dans le besoin d’aide constitutif
de chaque homme. Et l’on peut concevoir le type de prise en compte qui
protège moralement ledit moment soit comme une forme étendue d’éga-
lité de traitement sociale, soit comme une intensification de la sensibilité
éthique, soit comme une obligation asymétrique entre les personnes. Ma
reconstruction de ces différentes approches aboutira à la thèse suivante :
seule la dernière de ces trois options conduit à une forme d’éthique post-
moderne représentant un véritable défi pour toutes les théories morales
modernes issues de la tradition kantienne. Si les préoccupations éthiques
des deux premières options peuvent s’intégrer de manière plus adéquate
dans le cadre que constitue actuellement l’éthique de la discussion haber-
massienne, la troisième approche est incompatible avec une telle éthique
car, comme je voudrais le montrer, elle introduit ce moment de particularité
comme un point de référence moral, de sorte que sa prise en compte est
garantie non pas par un élargissement de la perspective de la justice, mais
par son autre : la sollicitude [Fürsorge] humaine. Le point de vue moral de
l’égalité de traitement doit, en dernière analyse, être continuellement corrigé
et complété par un point de vue qui reconnaisse notre obligation concrète
envers les sujets individuels ayant besoin d’aide. Je voudrais d’abord (I) pré-
senter les réflexions que Jean-François Lyotard a développées pour établir
une éthique postmoderne. On peut montrer que cette conception est non
seulement compatible avec l’éthique de la discussion, mais aussi qu’elle
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peut être mieux articulée dans ce cadre, puisque son cœur normatif n’est
autre qu’une idée radicalisée de l’égalité de traitement. Dans un deuxième
temps, (II) je voudrais me tourner vers les réflexions originales de Stephen
K. White, qui s’est inspiré des idées du dernier Heidegger afin d’esquisser
les grandes lignes d’une éthique postmoderne. Sa contribution, comme je le
montrerai, présente en effet de toutes nouvelles perspectives par rapport au
kantisme habituel ; pourtant, elles sont toutes constituées de telle manière
qu’elles peuvent être expliquées de manière productive dans le cadre de
l’éthique de la discussion. Ce n’est que dans les réflexions éthiques dans les-
quelles Jacques Derrida s’est récemment engagé, en s’appuyant sur l’œuvre
d’Emmanuel Levinas, qu’entrent en jeu des points de vue moraux qui
dépassent l’horizon conceptuel de l’éthique de la discussion. Sa contribution
à une éthique postmoderne, que je traiterai dans la troisième partie (III),
fait de la responsabilité morale pour l’autre concret une perspective qui ne
coïncide pas avec l’idée d’égalité de traitement, mais entre plutôt en tension
avec elle. De là, on peut enfin, dans une dernière étape (IV) qui relève de la
critique des idées d’Habermas, expliciter la sollicitude [Fürsorge] ou l’aide
[Hilfe] comme un point de vue moral. Ce dernier constitue un contrepoint
aussi nécessaire à l’attitude de la justice que celui que représente, d’un autre
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côté, le point de vue de la solidarité.
4. Jean-François LYOTARD, La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979, et
Le Différend, Paris, Minuit, 1983. Sur le contexte philosophique, voir Wolfgang WELSCH, Unsere post-
moderne Moderne [Nos modernes postmodernes] (1988), Berlin, Akademie Verlag, 2008, chap. VI
et VIII.
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savoir était protégé contre toute objection tant qu’elles pouvaient utiliser,
comme des parasites, le fait qu’on leur ait toujours attribué, dans toutes les
reconstructions fondées sur une philosophie de l’histoire, le rôle d’une force
émancipatrice. Si, avec le dépassement de la pensée métaphysique, la source
de légitimité des sciences s’est donc aujourd’hui également tarie, il devient
alors pour la première fois évident qu’aucune forme de connaissance n’est
intrinsèquement dotée d’une faculté cognitive supérieure. Au contraire, une
multiplicité de savoirs linguistiquement articulés se font face dans la réalité
sociale, sans qu’il soit possible de trancher à partir d’arguments rationnels
lequel d’entre eux peut légitimement prétendre à la validité. Comme Rorty,
Lyotard part donc du principe que la vérité d’une prétention de validité lin-
guistiquement articulée se mesure au degré de prédominance sociale qu’elle
a atteint.
À partir de cette première thèse qui, bien sûr, n’a pas manqué de susciter
des objections 5, Lyotard procède dans un deuxième temps à une analyse
détaillée des caractéristiques propres au domaine des énoncés linguistiques.
Dans sa brève étude sur la « connaissance postmoderne », une idée prédo-
mine qui rappelle l’« ordre du discours » de Foucault, bien qu’elle soit intro-
duite en faisant référence à Wittgenstein. Selon Lyotard, le langage humain
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offre un potentiel d’expressions esthétiques dont l’appropriation est l’objet
d’une concurrence permanente entre les groupes sociaux. En revanche, le
texte sur le Différend laisse apparaître un modèle plus linguistique, qu’il
explique une nouvelle fois en se référant à Wittgenstein, bien qu’il affiche
désormais une certaine proximité avec la cybernétique : dans celui-ci,
l’entente [Verständigung] langagière est présentée comme un processus
anonyme dans lequel les phrases sont reliées entre elles selon certaines
règles afin de permettre un échange entre le destinateur et le destinataire 6.
D’après Lyotard, ce processus est désormais régi par un principe de stricte
incommensurabilité entre les différents systèmes de règles à l’aune duquel
se mesure la possibilité de relier les phrases : chaque système de règles ou,
comme il l’appelle dans le Différend, chaque genre de discours suit une
logique d’argumentation strictement incompatible avec celle de tout autre
genre de discours. C’est pourquoi on ne peut passer de manière rationnelle
d’un jeu de langage à un autre, l’emploi de chacun obéissant à un genre de
discours particulier. Au contraire, le choc de deux phrases appartenant à des
genres de discours différents signifie un « différend » [Widerstreit], au sens
où une comparaison, de quelque nature que ce soit, n’est plus possible entre
elles. Lyotard n’a plus qu’à tirer les conclusions de cet argument pour arriver
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approche objectiviste, ils avaient initialement été totalement ostracisés
des événements de langage [Sprachgeschehen], ils réapparaissent à présent
soudainement comme auteurs d’énoncés linguistiques. C’est ce que l’on
observe dans les exemples qu’il cite pour prouver, en s’appuyant sur l’his-
toire, que l’intraductibilité d’un jeu de langage dans un autre constitue un
tort : ce sont les survivants des camps d’extermination nationaux-socialistes
dont les accusations morales sont progressivement tues parce qu’elles ne
trouvent pas de moyen d’expression approprié dans le genre de discours
qu’est le droit formel ; ce sont les travailleurs dont les protestations contre
les conditions de travail inacceptables conduisent finalement à une indigna-
tion silencieuse, parce qu’elles ne peuvent être exprimées dans le langage
de l’efficacité économique. Si l’on généralise de manière systématique les
exemples de ce genre, on arrive à l’intuition qui représente peut-être le cœur
de la philosophie morale des réflexions de Lyotard : parce que, dans notre
société, certains types de discours, et notamment ceux du droit positif et
de la rationalité économique, ont atteint une prédominance garantie par
les institutions, certains jeux de langage dont la validité relève d’un genre
différent demeurent durablement ostracisés de l’expression sociale. Pour
sauver ce différend « réduit au silence » du danger de l’oubli, une orientation
éthico-politique est nécessaire qui puisse aider la partie réprimée ou diver-
gente [abweichenden] du social à s’exprimer.
À ce stade, Lyotard a maintenant le choix entre deux solutions pour
développer le modèle d’une éthique philosophique à partir de ses intuitions
morales. Ou bien il se résigne à la domination sociale de certains jeux de
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modernisme » 8, il devra donc choisir le second modèle. Cependant, pour
y parvenir, Lyotard aurait besoin d’un argument qui pointe dans la direc-
tion à laquelle il s’est jusqu’à présent toujours fermement opposé ; en effet,
l’éthique de la discussion d’Habermas est également fondée sur l’idée – qui
en est le motif moral directeur – d’après laquelle chaque sujet doit avoir une
chance égale d’exprimer ses intérêts et ses besoins.
Lorsqu’il considère notre monde actuel, Habermas présuppose, à l’instar
de Lyotard, un pluralisme constitutif d’idéaux de vie et d’orientations de
valeurs en conflit les uns avec les autres. Et, tout comme ce dernier, il se
fonde sur une société dans laquelle les barrières institutionnelles et linguis-
tiques sont responsables du fait que seules certaines de ces attitudes sont
exprimées publiquement. Toutefois, contrairement à Lyotard, Habermas
était dès le départ convaincu que la critique de ces faits nécessite l’élabo-
ration d’une théorie morale ayant nécessairement un caractère normatif :
pour lui, il ne fait aucun doute que les restrictions infligées à la communi-
cation sociale ne doivent être qualifiées d’« injustice » que si elles peuvent
être identifiées de manière normative comme une violation d’exigences jus-
tifiées, formulées par des êtres humains. Habermas a tenté, grâce à son pro-
jet d’éthique de la discussion, de fournir une telle justification morale. Cette
éthique contient en son cœur les principes universalistes dont même Lyotard
ne peut se passer complètement s’il veut développer sa pensée dans le sens
d’une critique des relations de communication données.
Habermas est parvenu aux hypothèses fondamentales de l’éthique de la
discussion en prenant pour point de départ une prémisse qu’il partage avec
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qui ne peut être appliquée de manière appropriée que dans une discussion
à laquelle prennent part toutes les personnes potentiellement concernées.
Par conséquent, ce n’est plus seulement à la lumière de ses propres argu-
ments, mais aussi de ceux de tous les acteurs du processus qu’un sujet doit
examiner dans quelle mesure une norme controversée peut prétendre à une
validité universelle. Or, Habermas voit une conclusion supplémentaire liée à
cette reformulation de l’impératif catégorique, conclusion qui peut déjà être
comprise comme une référence indirecte au critère normatif d’une concep-
tion de la justice : si une norme morale ne peut être considérée comme jus-
tifiée à la seule condition qu’y aient consenti toutes les personnes poten-
tiellement concernées, alors on doit toujours en principe pouvoir supposer
que chacune d’entre elles a eu une chance égale de faire entendre une prise
de position non contrainte à ce sujet. Car sans un tel présupposé, nous ne
pourrions considérer l’accord conclu comme étant l’expression des intérêts
de toutes les personnes impliquées. En ce sens, cependant, la possibilité de
faire dépendre la validité des normes morales d’un processus de formation
discursive de la volonté est liée à l’idée transcendante d’une discussion libre
de toute domination.
De la multitude de conséquences qui vont de pair avec cette idée fonda-
mentale de la théorie morale, seules nous intéressent ici celles qui clarifient
les problèmes normatifs posés par le concept du différend. À différentes
étapes de son argumentation, Lyotard est forcé, contre son gré, de faire
9. Jürgen HABERMAS, « Morality and Ethical Life : Does Hegel’s Critique of Kant Apply to
Discourse Ethics ? » [Moralité et vie éthique : la critique hégélienne de Kant s’applique-t-elle à
l’éthique de la discussion ?], in Moral Consciousness and Communicative Action, trad. angl. (E.U.)
Ch. Lenhardt & S. Weber Nicholsen, Cambridge, MIT Press, 1990, p. 195-215.
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usage d’idées morales du type de celles qui sont élaborées dans l’éthique de
la discussion. Cela vaut déjà pour la situation initiale de son analyse, qui ne
peut être décrite de manière adéquate sans recourir au principe normatif
de la formation discursive de la volonté. En effet, ce n’est que si l’on peut
supposer que toutes les personnes impliquées dans un conflit pratique ont
effectivement été capables d’articuler leurs intérêts et leurs points de vue
que l’on pourra vraiment déterminer s’il s’agit d’un « différend » entre plu-
sieurs genres de discours. En revanche, s’il s’avère que plusieurs personnes
concernées n’ont pu exprimer librement leurs convictions parce qu’elles
en ont été empêchées par des barrières institutionnelles ou linguistiques,
l’éthique de la discussion intervient alors à une deuxième étape. Désormais,
nous pouvons en déduire les critères normatifs qu’il nous faut présupposer
dans la critique de tels obstacles à la communication, qui sont par exemple
appliqués dans certains mécanismes d’exclusion, dans certaines réglementa-
tions de la parole politique ou dans l’usage psychologique de la violence 10.
Lorsque ces deux étapes théoriques ont été franchies et que l’on se trouve
donc dans un cas de formation discursive de la volonté, il peut alors arri-
ver que les parties concernées divergent tellement dans leurs convictions
axiologiques ou leurs intérêts qu’elles ne peuvent parvenir à un consensus
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pratico-moral. Parce que l’éthique de la discussion ne présuppose aucune
contrainte, de quelque nature que ce soit, pour parvenir à un accord, dans
de telles conditions (qui ne sont pas empiriquement rares), elle se borne à
décrire les règles procédurales permettant d’atteindre des compromis équi-
tables dans le cadre d’un « différend » 11. Pris ensemble, ces trois niveaux
montrent sans l’ombre d’une ambiguïté que Lyotard ne peut tout simple-
ment pas accepter ce qu’il semble soutenir, avec Rorty, en certains endroits :
à savoir que seul peut avoir une prétention à la vérité le jeu de langage ou
le système de convictions qui s’est socialement imposé avec succès. Au
contraire, il devrait être convaincu, à raison, que les jeux de langage sociale-
ment réprimés et ostracisés contiennent une prétention à la vérité qui, injus-
tement, n’a pas encore été reconnue au sein de la communication sociale.
Pour pouvoir défendre cet argument, Lyotard est dépendant de l’idée de
l’éthique de la discussion selon laquelle chaque sujet doit avoir une chance
égale d’articuler sans contrainte ses intérêts, c’est-à-dire en étant libre de
toute domination. Sans universalisme moral, que l’on prend ici au sens de
Kant, on ne peut absolument pas comprendre ce que peut bien signifier le
10. Voir par exemple les remarquables analyses de Albrecht WELLMER, « The Dialectic of Moder-
nism and Postmodernism : The Critique of Reason since Adorno » in The Persistence of Modernity :
Essays on Aesthetics, Ethics, and Postmodernism, trad. angl. (E.U.) D. Midgley, Cambridge, MIT
Press, 1991 ; Christoph DEMMERLING a développé cette approche d’une manière pertinente, voir
Sprache und Verdinglichung : Wittgenstein, Adorno und das Projekt einer kritischen Theorie [Langue
et réification : Wittgenstein, Adorno et le projet de théorie critique], Frankfurt/Main, Suhrkamp,
1994. Dans une autre perspective, Michel FOUCAULT a aussi présenté une analyse des obstacles à la
communication, voir L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
11. Jürgen HABERMAS, « Morality and Ethical Life », p. 205.
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II
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sélective de la réalité. La pensée moderne en est venue à être dominée par
une ontologie sociale qui lie la vie en société aux seuls processus caracté-
risés par une intervention active dans le monde. En revanche, tous les
actes [Handlungsvollzüge] ou dispositions ne présentant qu’un caractère
passif doivent catégorialement passer au second plan. Au sein de l’éthique
moderne, ce préjugé ontologique a pour conséquence la tendance à ne
considérer comme point de référence des jugements moraux que l’action
[Handeln] humaine qui conduit à des changements empiriquement per-
ceptibles. En revanche, toutes les activités [Tätigkeiten] qui n’engendrent
aucune conséquence pratique dans le monde sont exclues de l’horizon de
la réflexion morale. Pour White, la pensée éthique de la modernité est ainsi
façonnée par un principe qu’il nomme « responsability to act » ou « respon-
sabilité d’agir » 12. Il veut dire par là que la détermination de ce qui est mora-
lement juste ou bon est toujours orientée par la question de savoir quelles
normes morales devraient nous guider dans l’action pratique. Il n’est pas
difficile de comprendre quelle situation théorique White a ici à l’esprit, mais
la formule qu’il utilise pour la caractériser n’est pas bien choisie. En effet, le
concept de responsabilité d’agir peut difficilement être appliqué à l’éthique
kantienne, puisque la qualité morale d’une action n’y est pas mesurée en
termes de conséquences pratiques, mais seulement en termes d’intentions
individuelles. Afin d’éviter des malentendus de ce genre qui résultent de
la distinction – que ne souhaite pas faire White – entre une « éthique de la
conviction » et une « éthique de la responsabilité », il serait sans doute plus
juste de parler d’une orientation vers l’activité propre à l’éthique moderne.
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Elle ne considère comme étant l’objet et le but des jugements moraux que
les actions qui possèdent un caractère actif, dans la mesure où elles ont
déjà conduit, ou sont destinées à contribuer à un changement pratique du
monde. Cependant, ce que White vise par sa thèse initiale ne devient tout à
fait clair que lorsque l’on a affaire aux traits fondamentaux du point de vue
éthique qu’il voit entrer aujourd’hui en concurrence avec la théorie morale
de la modernité.
Pour White, les contours d’une éthique qui prendrait ses distances avec
l’orientation vers l’activité de la morale moderne émergent, pour la pre-
mière fois, dans les approches philosophiques de Nietzsche, Heidegger et
Adorno 13. Ce qui a aidé ce contre-mouvement éthique à voir le jour fut
l’idée que la fixation sur l’action humaine s’accompagne nécessairement
d’un rétrécissement catégorial du champ de la réalité. Car sous la pression
d’agir de manière moralement appropriée et responsable, autrui, mais aussi
le monde dans son ensemble, ne peuvent plus être perçus dans leur diversité
interne. À cet égard, la fixation de la théorie morale moderne sur l’action
est liée de façon latente à sa tendance à supprimer la singularité de l’autre.
Quelle que soit la manière dont les normes universelles peuvent être for-
mulées dans le détail, elles contiennent toujours un appel à l’action active
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qui empêche formellement de reconnaître la particularité d’autrui. Pour
contrecarrer cette tendance répressive, les philosophes pionniers de cette
éthique alternative distinguent désormais normativement des attitudes et
des comportements dans lesquels l’obligation d’agir est en quelque sorte
éliminée. Ce que Heidegger a voulu exprimer par le concept de « sérénité »
[Gelassenheit] est, chez Adorno, la « réaction mimétique ». Pour White, on
trouve dans ces deux concepts la même référence à une forme d’attitude
individuelle caractérisée par une moindre attention pour l’activité et, inver-
sement, une plus grande attention pour la singularité de notre vis-à-vis. Dans
les relations « sereines » ou dans l’attitude « mimétique », nous ne percevons
plus l’autre comme un simple objet de l’accomplissement de nos devoirs
moraux, mais il se révèle à nous dans toute la diversité [Differenziertheit] de
sa personne. Il n’y a plus qu’un pas entre cette vue et les réflexions qui, selon
White, doivent aujourd’hui former le cœur d’une éthique postmoderne.
White voit dans le postmodernisme le point culminant du mouvement
philosophique qui reconnaît que la pensée moderne conduit à une percep-
tion rétrécie et schématisée de notre vis-à-vis social. Une éthique qui tente
de corriger cette erreur centrale de la modernité doit donc prendre la forme
d’une doctrine morale qui puisse redonner du sens à la singularité de l’autre.
Mais cela ne peut se produire que si l’on déclare que les comportements qui
contribuent à sensibiliser notre perception aux particularités individuelles
sont en quelque sorte des vertus. Il n’est donc pas étonnant que White déve-
loppe son idée d’une éthique postmoderne en élaborant une doctrine des
vertus. Il identifie de manière normative les attitudes et les postures qui ont
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« sereins » devraient donc à l’avenir garantir que la particularité spécifique
de la personne individuelle reçoive plus d’attention et de reconnaissance
que ce n’était le cas dans le formalisme de la théorie morale traditionnelle.
Cependant, White attribue en outre aux vertus décrites ci-dessus la tâche de
contribuer à l’exploration de la voie pratique par laquelle l’idée universaliste
d’égalité de traitement devrait être appliquée dans la réalité sociale. La thèse
qui le conduit à déterminer cette seconde fonction découle de la généralisa-
tion d’une réflexion développée par Richard Rorty. Au centre de la concep-
tion du libéralisme développée par ce dernier se trouve l’idée suivante : le
progrès moral d’une société ne se fait pas directement, sous la forme d’une
mise en œuvre d’améliorations normatives, mais plutôt négativement, dans
le sens d’une élimination progressive de l’injustice sociale. Mais, étant
donné que l’exploration de telles injustices requiert toujours la capacité qu’a
l’artiste de nous familiariser de manière créative avec la souffrance possible
d’autrui, c’est pour Rorty la sensibilité esthétique qui constitue le véritable
moteur du progrès moral 15. De là, White peut à présent en déduire, dans
l’esprit de sa propre éthique, que l’idée morale d’égalité de traitement ne
peut être socialement réalisée que si sont déjà socialement données les ver-
tus qui permettent de percevoir les particularités individuelles. Car on ne
peut explorer l’injustice ou le traitement « inégal » que subit un individu
que si nous avons pu nous familiariser, par une plus grande sensibilité, à
ses propriétés personnelles. White voudrait fondamentalement voir ancré
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en chaque sujet, comme une faculté éthique, ce que Rorty ne peut attribuer
qu’à la seule force de l’imagination de l’artiste, à savoir la capacité accrue à
percevoir les divergences et les différences individuelles : la culture morale
de tous les jours devrait être imprégnée des vertus qui permettent de se
représenter par l’imagination la possible souffrance de l’autre. À partir de
là, cependant, il n’est pas difficile de voir que l’éthique esquissée par White
ne se trouve pas réellement en opposition, mais plutôt dans une relation de
complémentarité avec la théorie morale qui tente de continuer le projet de
Kant, sous les prémisses de la théorie de l’intersubjectivité.
Comme on le sait, un certain nombre de problèmes conséquents se posent
à l’éthique de la discussion du fait que le test d’universalisation ne se fait
plus sous la forme d’un auto-questionnement monologique, mais sous la
forme de dialogues réels et qui doivent être effectivement menés. L’avan-
tage d’une telle proposition est bien sûr que les réactions simplement ima-
ginées sont remplacées par les prises de position factuelles de tous ceux
qui sont potentiellement affectés par une norme controversée. Ainsi, le test
dans lequel il faut vérifier si une norme peut obtenir un accord universel
évite le risque de n’être qu’une projection égocentrique, et devient une
procédure publique dans laquelle toutes les personnes concernées peuvent
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effectivement avoir leur mot à dire. Toutefois, un problème central de cette
proposition est lié à la question très discutée de savoir quelles qualités et
quelles attitudes les sujets doivent chacun pouvoir apporter à la discussion
pour que celle-ci puisse être réellement considérée comme une discussion
morale. Ici, les réflexions de White en vue d’une éthique postmoderne
rejoignent un certain nombre d’idées qui ont entre-temps été développées
dans le contexte de l’éthique de la discussion. Une certaine concordance
entre les deux approches résulte du fait que le chemin emprunté par Apel et
Habermas provient d’une critique de la théorie morale kantienne similaire
à celle sur laquelle White fonde son programme théorique : la proposition,
faite par l’éthique de la discussion, d’abandonner le test d’universalisabi-
lité pour un véritable processus de discussion commune était dès le début
dirigée contre la tendance de Kant à ne laisser aucune place, dans les pro-
cédures formelles de justification des normes, à une exploration des intérêts
factuels de toutes les personnes. Toute l’idée d’une discussion morale n’est
au départ rien de plus qu’un moyen par lequel toute personne affectée par
une norme devrait avoir l’opportunité d’exprimer publiquement son propre
point de vue et d’apparaître ainsi comme un individu qui ne peut être repré-
senté [unvertretbar] 16. Tout comme chez White, c’était le désir de lutter
contre l’ignorance de l’autre, qui prévaut chez Kant et ses successeurs, qui
animait à ses débuts l’éthique de la discussion. Mais la correspondance entre
les deux approches va encore plus loin quand il devient clair que Habermas
décrit la discussion comme un type d’argumentation intersubjective qui
est censé être déchargé de toute pression immédiate d’agir. La raison qu’il
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avance pour justifier cette condition est comparable à l’objection que White
soulève contre l’orientation vers l’activité de la théorie morale moderne.
Dans les deux cas, l’argument est que ce n’est qu’en présupposant une dis-
tanciation temporaire de la contrainte à l’action qu’il est possible de prendre
acte des arguments ou du point de vue de toutes les autres personnes dans
leurs particularités individuelles. Habermas et White voient donc tous deux
l’opportunité de prendre en compte normativement la singularité de chaque
individu uniquement dans la mesure où le jugement moral est libéré de la
pression directe d’avoir à faire face aux problèmes de l’action.
Cependant, cette dernière formulation soulève à présent la question de
savoir comment White voudrait que son point de vue de la responsabilité
pour l’autre soit effectivement compris dans son lien avec nos jugements
moraux. Selon qu’il s’agit d’un principe moral indépendant ou d’un simple
ajout correctif au principe kantien d’universalisation, le rapport à l’éthique
de la discussion sera différent. Les réflexions que White a faites dans le
cadre de ses emprunts théoriques à Rorty suggèrent, bien entendu, qu’au
vu de cette alternative il s’est prononcé en faveur de la deuxième interpréta-
tion possible. Cela signifierait que les vertus qu’il a distinguées ne devraient
pas constituer le contenu d’un nouveau principe moral, mais seulement la
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quintessence de l’attitude que nous devons adopter si nous essayons d’appli-
quer l’idée d’égalité de traitement avec la sensibilité requise. Si tel est le
cas, le seul problème qui reste à résoudre pour déterminer la relation entre
les deux approches est de savoir si les vertus évoquées ci-dessus ne cor-
respondent pas aux attitudes sociocognitives que Habermas doit également
pouvoir assumer lorsqu’il décrit la discussion morale comme un processus
d’entente intersubjective. Il est maintenant question d’un problème qui a été
brièvement mentionné auparavant : l’éthique de la discussion doit elle aussi
faire face à la question de savoir dans quelle mesure elle n’a pas à caractéri-
ser normativement les comportements qui, pris ensemble, peuvent garantir
le succès d’une discussion morale.
Une difficulté particulière survient quand on tâche de répondre à cette
question qui tient au fait qu’elle contient fondamentalement deux pro-
blèmes. D’une part, on ne sait si le modèle de la discussion morale est vrai-
ment constitué de telle sorte qu’elle exige, de la part des personnes impli-
quées, des attitudes ou des comportements particuliers. La question est
donc ici de savoir quelles exigences sociocognitives ou habituelles sont liées
au principe directeur de l’éthique de la discussion qui soutient que la solu-
tion de tous les conflits moraux liés à l’action réside dans une procédure de
délibération intersubjective. Si cette question reçoit une réponse positive,
au sens où l’on affirme la nécessité de telles attitudes, il reste à savoir, eu
égard à leur statut, s’il faut les caractériser normativement, sinon comme des
vertus, du moins comme des comportements particuliers. Cela toucherait à
la question explosive de savoir dans quelle mesure l’éthique de la discussion
serait intrinsèquement liée au fait de privilégier une certaine forme de vie,
de sorte qu’elle ne pourrait être complètement neutre sur le plan éthique.
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une certaine disposition à s’identifier les uns avec les autres [Einfühlungsber-
eitschaft]. Pour Habermas, qui a toujours résolument défendu la vision
cognitiviste, l’interprétation émotiviste va inévitablement de pair avec le dan-
ger d’un particularisme affectif. Si les sujets doivent avant tout faire preuve
d’empathie [Empathie] et d’une capacité à s’identifier les uns avec les autres
[Einfühlungsvermögen], alors la discussion morale devient vite dépendante
de liens émotionnels aléatoires et perd la fonction d’une recherche coopé-
rative de la vérité fondée uniquement sur des raisons 17. C’est pourquoi
Habermas n’inclut dans son éthique de la discussion que les caractéristiques
du modèle de l’adoption idéale de rôle qui se rapportent à la dimension
cognitive de l’entente mutuelle ; les capacités qui y sont nécessairement pré-
supposées sont réduites à la simple aptitude à comprendre les exigences lin-
guistiquement articulées de toutes les personnes impliquées. Contre cette
position, il n’est pas difficile de soulever l’objection selon laquelle on ne peut
apprécier le poids moral des exigences normatives des autres sujets que si les
points de vue particuliers dont sont issues ces exigences sont en même temps
également compris : je ne puis apprendre à comprendre l’importance qu’une
personne concrète accorde à un intérêt donné que dans la mesure où j’essaie
aussi de comprendre ses idéaux de vie et ses modes d’orientation indivi-
duels 18. Une telle interprétation ne doit pas être confondue avec la thèse
avancée par Seyla Benhabib selon laquelle toute discussion morale atteint
17. Jürgen HABERMAS, « Justice and Solidarity : On the Discussion Concerning Stage 6 » in
Thomas E. WREN (éd.), The Moral Domain : Essays in the Ongoing Discussion between Philosophy
and the Social Sciences, Cambridge, MIT Press, 1990, p. 224-251, ici p. 232 et sq.
18. En ce sens, voir Thomas MCCARTHY, « Practical Discourse : on the Relation of Morality to
Politics » [Discussion pratique : sur la relation entre moralité et politique], in Ideals and Illusions :
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ces différentes qualités comportementales devraient également être norma-
tivement identifiées comme des « vertus », simplement parce qu’elles sont
considérées comme souhaitables.
C’est aussi à propos de cette question que deux positions différentes se
distinguent aujourd’hui dans le contexte théorique de l’éthique de la dis-
cussion. On mesure ici leurs différences respectives au fait qu’on y privilé-
gie une voie normative ou empirique pour décrire la dépendance de la dis-
cussion morale vis-à-vis de certains modèles de comportement. Dans le cas
de la première branche de l’alternative, dont relèvent les contributions de
Habermas, on considère que les attitudes et les modes d’orientation qui per-
mettent de participer à l’argumentation morale sont le résultat d’un proces-
sus d’apprentissage historique ayant abouti à leur large diffusion. L’éthique
de la discussion peut donc, pour des raisons empiriques, s’appuyer sur un
« terrain favorable » [das Entgegenkommen] aux formes de vie qui lui cor-
respondent, mais ne devrait pas vouloir les identifier de manière normative
comme des manières d’agir exemplaires, et encore moins vertueuses 20. En
revanche, la deuxième branche de l’alternative fait valoir que la position
adoptée par Habermas est en un certain sens incohérente. Quiconque part
du principe que seules les discussions pratiques représentent une forme
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capacités affectives, telles que celles qui par exemple sont données dans
l’empathie [Einfühlungsvermögen], sont également au nombre de telles ver-
tus communicatives, alors on a déjà atteint le point à partir duquel on peut
reconnaître dans l’éthique postmoderne de White l’élaboration de ce qui est
déjà impliqué dans l’éthique de la discussion : ce qu’il décrit, en se référant
à Heidegger, comme la capacité de se représenter les particularités indivi-
duelles est un élément central des vertus communicatives qui peuvent être
considérées ici comme les conditions personnelles des discussions morales.
III
21. Ibid.
22. Dans le contexte des différentes approches pour développer plus avant la théorie morale
kantienne, on évoque aujourd’hui la nécessité de réintroduire dans ce sens formel la catégorie de
vertu. Voir le bref aperçu de Mary MIDGLEY, « Virtuous Circles. Gratitude, loyalty, responsibility and
the solitary chooser » [Cercles vertueux. Gratitude, loyauté, responsabilité et sujet solitaire du choix],
Times Literary Supplement, June 18, 1993. Pour une suggestion intéressante du même genre, voir
Peter RINDERLE, « Liberale Integrität », Deutsche Zeitschrift fur Philosophie, vol. 42/1 (1994), p. 73-95.
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Mais aussi profondes que puissent être les analyses de ces deux auteurs, aussi
résolue que soit leur manière de mettre au jour des barrières insoupçonnées
à la communication interhumaine, il ne s’agit encore que d’une extension
mineure du point de vue moral qui avait été déjà formulé de manière plus
subtile dans l’éthique de la discussion. En effet, on ne peut parler en un sens
normatif des obstacles à la communication intersubjective et de la nécessité
d’une ouverture affective à la particularité de l’autre que si l’on défend au
préalable l’idée universaliste d’après laquelle chaque sujet, en son individua-
lité, devrait avoir une chance d’articuler sans contrainte ses revendications.
À ce jour, ni Lyotard ni White ne nous conduit dans ses travaux au-delà
de l’horizon de pensée défini par cette idée. En revanche, on trouve une
telle démarche dans l’approche d’une éthique dont Jacques Derrida a ces
dernières années développé les grandes lignes. Partant des réflexions de
Levinas, ses écrits les plus récents vont au-delà du cadre théorique esquissé
jusqu’à présent en tentant, par un second point de vue, de s’opposer en
morale à la perspective kantienne de l’égalité de traitement.
Si le passage de Lyotard à l’éthique s’enracine, avec une certaine rigueur,
dans le diagnostic de notre époque qu’il avait déjà auparavant développé, une
telle forme de motivation interne est complètement absente chez Derrida.
En effet, il n’est pas difficile de reconnaître dans le premier essai qu’il avait
écrit sur l’œuvre d’Emmanuel Levinas des références à des motifs moraux
d’un genre tout à fait unique 23 ; et, à coup sûr, les interprétations déconstruc-
tivistes, dans lesquelles il étudiait des textes philosophiques en termes de
23. Jacques DERRIDA, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas » in
L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1997, p. 117-228.
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C’est cette relation de tension esquissée ici que Derrida tente d’expliquer
dans son éthique. Son noyau théorique est une phénoménologie de l’expé-
rience morale qui doit supporter tout le poids de la justification.
D’après Derrida, le modèle de relation [Beziehungsmuster] que l’on trouve
dans l’amitié fournit une forme d’expérience [morale] appropriée pour
commencer à présenter les traits fondamentaux de sa thèse 25. D’Aristote à
Kant, la philosophie pratique a toujours accordé une attention particulière
à ce type d’interaction interpersonnelle, car il devait permettre d’étudier
comment deux attitudes morales différentes peuvent former une unité dans
une même relation sociale. Les philosophes classiques ont en effet toujours
considéré comme étant spécifique à l’amitié le fait que l’affection et l’estime,
la sympathie et le respect moral, se conjuguent sans perdre beaucoup de leur
force respective. C’est en ayant à l’esprit cette tradition que Derrida entre-
prend, dans son essai Politiques de l’amitié, de remonter de l’expérience de
l’amitié jusqu’au phénomène de la morale. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est
la question de savoir comment deux attitudes intersubjectives renvoyant à
différentes formes de responsabilité humaine produisent une synthèse. Dans
toute relation d’amitié, soutient Derrida, on trouve d’abord une dimension
45
de la relation à l’autre dans laquelle l’autre apparaît dans le rôle d’une per-
sonne concrète et irreprésentable [unvertretbaren]. Un principe de respon-
sabilité domine ici : il présente des traits asymétriques, puisque je suis obligé
de répondre à la prière ou à la demande préalable de mon ami sans tenir
compte de nos obligations mutuelles. Mais si la relation n’était caractéri-
sée que par un tel principe d’obligation asymétrique et unilatérale, ce ne
serait plus de l’amitié, mais de l’amour. Ce n’est en effet que dans l’affection
qui n’est troublée par aucune autre considération, que je fais l’épreuve de
l’autre comme d’une personne envers laquelle je suis inconditionnellement
engagé, au-delà de toute responsabilité morale. Pour Derrida, une seconde
dimension de la relation intersubjective est donc toujours en jeu dans la
relation d’amitié dans laquelle l’autre personne apparaît dans le rôle d’un
autrui généralisé. Dans cette instance de généralité émergent les principes
moraux institutionnellement incarnés qui régissent, au sein d’une société,
la responsabilité que j’ai envers toutes les autres personnes, selon des droits
et des devoirs symétriquement répartis 26. Au sein d’une relation d’amitié, je
rencontre donc mon vis-à-vis dans un double rôle dans la mesure où il peut,
d’une part, en appeler sur le plan affectif de la sympathie et de l’affection
à mes obligations asymétriques, tout en voulant, d’autre part, être respecté
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en tant que personne morale comme n’importe quelle autre personne. C’est
cette tension irréversible entre deux formes de responsabilité différentes qui
crée tout d’abord le lien moral de l’amitié. Cependant, le raisonnement pré-
senté jusqu’ici a seulement montré qu’il existe deux manières différentes
de se référer moralement aux sujets humains. Dans la relation d’attention
aimante, l’autre apparaît comme l’unique destinataire d’obligations asymé-
triques tandis que, du point de vue de la validité des normes morales, il est
le destinataire d’obligations qu’il partage de manière symétrique avec tous
les autres sujets. Reste ouverte la question de savoir dans quelle mesure il
existe effectivement une contradiction de principe entre ces deux modèles
de reconnaissance – une contradiction qui, sous forme de tension, est cen-
sée déterminer le champ d’expérience de la morale dans son ensemble. Les
considérations philosophiques que Derrida présente dans les parties res-
tantes de son essai n’y apportent pas de réponse, car elles servent essentiel-
lement à justifier la thèse selon laquelle, dans la construction d’une amitié,
se superposent toujours différentes strates temporelles, chacune résultant
du maintien d’une des deux responsabilités. La position de Derrida ne
gagne en clarté que si nous incluons dans notre présentation le texte dans
lequel il travaille à une analyse du droit moderne depuis le point de vue de
la déconstruction 27. En analysant l’opposition productive des deux types de
46
responsabilité morale, il tente ici aussi de déduire quelle est la forme la plus
profonde du droit qui doit contribuer à la justice.
Derrida ne s’attarde pas longtemps dans son texte sur un examen du
contenu universaliste que la relation juridique a reçu dans les conditions qui
sont celles de la modernité. En effet, on trouve même des passages où l’on
a l’impression que le fait que le droit moderne soit ancré dans le principe
moral de l’égalité de traitement n’est pas suffisamment clair pour lui. Ce
qui nous intéresse ici, ce sont moins les difficultés que pose à Derrida la
justification morale de la loi formelle dans la modernité, que les réflexions
dans lesquelles il traite de son application au cas concret. Selon lui, cette
situation d’application partage, avec la relation d’amitié, la propriété qu’en
elle se heurtent l’un à l’autre deux principes différents de la responsabilité
humaine – tous les deux incarnant des points de vue moraux également
légitimes.
Pour pouvoir étayer cette thèse, Derrida expose, dans un premier temps,
de quoi sont faites les conditions normatives de base de la relation juridique
formelle à l’époque moderne. Tout système moderne de droits positifs
s’accompagne de l’obligation de régler d’éventuels conflits d’intérêts dans
l’idée que tous les sujets disposent de chances égales dans l’exercice de
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leurs libertés juridiquement limitées. L’application pratique de ce principe
d’égalité donne lieu, comme on le sait, à la tâche de clarifier à nouveau,
dans chaque cas individuel d’un conflit juridique concret, ce qui doit être
considéré comme égal et inégal, et à quel point. Parce qu’y sont liés des
problèmes d’interprétation qui ne doivent pas être résolus une fois pour
toutes, mais encore et encore, l’application du droit a un caractère ouvert,
herméneutique et procédural. D’après sa structure, il s’agit donc d’une
entreprise interminable qui doit vérifier encore et encore ce qui, dans le cas
de tout nouveau conflit et en tenant compte de tous les aspects pertinents,
doit être considéré comme égal et inégal. Si la présentation de Derrida est
encore jusqu’ici largement en accord avec les idées qui sont aussi repré-
sentées aujourd’hui par les courants dominants de la philosophie du droit
contemporaine, ce n’est que dans la deuxième étape de son exposition qu’il
s’en écarte. Il ne considère pas que le principe d’égalité soit le principe qui
devrait idéalement orienter la pratique de l’application du droit, mais bien
plutôt l’idée de justice dans son rapport à « l’infinité » de l’autre concret.
Ce qu’il faut entendre par là, par opposition à la conception traditionnelle,
devient un peu plus clair lorsqu’on considère les conséquences de cette
thèse. L’idée normative qui doit guider l’interprétation pratique de l’impéra-
tif d’égalité ne provient pas elle-même des fondements moraux du système
juridique, mais vient du dehors sous la forme d’un second principe moral.
Dans la relation juridique moderne, tout comme dans la relation d’amitié,
Derrida distingue deux niveaux de référence, dont chacun est censé être
constitué par des points de vue moraux différents mais complémentaires.
La ligne de partage qu’il propose ici court entre « d’une part la justice (infi-
nie, incalculable, rebelle à la règle, étrangère à la symétrie, hétérogène et
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sophes de la religion juifs de son temps, la tradition religieuse de la Bible a
été dès le début une source théorique de premier ordre pour Levinas. Avant
même de se tourner de manière systématique vers la philosophie, il en retire
par conséquent des modèles normatifs d’après lesquels la communication
interpersonnelle peut être déterminée éthiquement par des concepts tels
que la bonté et la pitié [Mitleid] 29. En essayant d’articuler ces expériences
morales dans le cadre de la pensée qu’il avait appris à connaître chez ses
maîtres Husserl et Heidegger, il devait se heurter rapidement à des diffi-
cultés systématiques. Malgré toutes leurs différences, ils avaient tous deux
déterminé de la même manière le domaine de l’étant [Bereich des Seienden]
comme un contexte d’états de choses donnés et finis [auf einen Zusammen-
hang von gegebenen, endlichen Sachverhalten], de sorte qu’il ne pouvait plus
y avoir de place pour cette expérience qui se produit dans la communication
directe entre sujets humains. Car dans de telles rencontres – et cela ne faisait
aucun doute pour Levinas –, l’autre homme me fait toujours face comme
une personne qui a besoin de protection et de compassion [Anteilnahme],
à tel point que je suis submergé dans toutes mes possibilités finies d’action
et que je prête ainsi en même temps attention à une dimension d’infinité.
De cette considération, Levinas déduit pourtant bien plus que le simple
impératif d’étendre l’ontologie traditionnelle – qui s’est poursuivie jusque
chez Husserl et Heidegger – grâce aux catégories appropriées. Au contraire,
il en tire une conclusion d’une portée considérable : il faut complètement
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cessus optique soit décrit de manière suffisamment claire, et il devrait appa-
raître que l’expérience d’un appel éthique y est toujours en même temps
donnée. Face au « visage » [Antlitz] d’une autre personne, on ne peut en
effet s’empêcher de se sentir obligé de lui apporter une aide immédiate et de
l’aider à surmonter les problèmes de l’existence 32. À vrai dire, Levinas nous
laisse toutefois dans l’incertitude quant à savoir si un tel visage [Antlitz] doit
être uniquement le visage [Gesichter] d’un homme dans le besoin, c’est-à-
dire du « pauvre » et de « l’étranger » 33, ou celui de tous les sujets humains.
Seule la réponse à cette question déterminerait dans quelle mesure doit être
considérée comme plausible l’assertion phénoménologique d’après laquelle
la référence cognitive à une obligation morale est toujours intégrée au sein
de l’horizon de signification, visuellement donné, d’un visage [Gesichtes].
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manière assez similaire, bien que sans l’ancrage phénoménologique dans
une analyse du « face-à-face [Blickkontakt] », Derrida voit également ici
comme un principe central de la morale l’obligation asymétrique d’appor-
ter une sollicitude et une aide sans restriction aux êtres humains dans leur
dénuement individuel. Mais Levinas n’a pas non plus laissé le domaine de
la morale se fondre dans une seule perspective, mais a plutôt ajouté, en un
second plan de son éthique, une autre perspective censée être dans un rap-
port de tension permanente avec le premier. Nous retrouvons donc dans
son travail une construction théorique qui anticipait déjà sur ce que nous
avions auparavant rencontré dans les écrits les plus récents de Derrida. Levi-
nas introduit, dans le processus d’interaction qu’il a jusqu’à présent décrit
dans son analyse phénoménologique, une deuxième dimension, en ajoutant
le rôle d’un observateur neutre. La perspective de ce dernier constitue l’ins-
tance au sein de laquelle, dans le cas normal d’un conflit entre plusieurs obli-
gations de sollicitude, je dois décider comment me comporter de manière
équitable 35. Il est facile de voir que cette instance d’un « Tiers » généralisé
doit désigner le point de vue moral qui, dans la tradition remontant jusqu’à
Kant, a toujours reçu le nom de « justice ». Ici aussi, nous entendons par là
la perspective que nous adoptons dès que nous orientons nos actions grâce
au critère de l’universalisabilité des exigences normatives. Comme Derrida
après lui, Levinas n’hésite pas à assimiler complètement le point de vue de
34. En outre, il n’est pas non plus clair en certains endroits si le contenu éthique de l’interaction
est dérivé d’abord de structures langagières ou d’éléments visuels de la rencontre avec autrui. Pour
contrebalancer ces passages qui se réfèrent à l’expérience optique, voir par exemple les commentaires
sur la signification éthique du « discours » (Totalité et infini, p. 224 et sq.).
35. Totalité et infini, p. 233 et sq. (« Autrui et les autres »).
50
la justice impartiale ainsi déterminée à cette sphère dans laquelle sont ancrés
les principes du droit moderne. Les normes juridiques, dans la mesure où
elles font partie d’un système juridique fondé sur l’égalité, reflètent au niveau
des institutions étatiques la perspective morale qui nous pousse à trouver un
juste équilibre entre des obligations de sollicitude contradictoires. Grâce
au système des droits formels, ce qui était auparavant la responsabilité infi-
nie et asymétrique pour le bien de l’individu est ramené à une obligation
mutuelle d’égalité de traitement. Mais cela crée pour le sujet individuel, et
même pour le système juridique dans son ensemble, une tension qui tra-
verse tous les conflits moraux importants. En effet, on ne peut trouver de
perspective globale qui nous aiderait à décider lequel des deux principes
de responsabilité devrait nous orienter dans un cas concret : « En réalité, la
justice ne m’englobe pas dans l’équilibre de son universalité – la justice me
somme d’aller au-delà de la ligne droite de la justice, et rien ne peut marquer
dès lors la fin de cette marche ; derrière la ligne droite de la loi, la terre de
la bonté s’étend infinie et inexplorée, nécessitant toutes les ressources d’une
présence singulière » 36.
L’aboutissement de ce raisonnement est bien sûr que, en accord avec
son point de départ, Levinas distingue deux perspectives différentes sur la
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morale, mais les décrit toutes deux comme des attitudes de « justice » afin de
pouvoir formuler la thèse surprenante selon laquelle la justice déborde tou-
jours au-delà de la justice elle-même. L’orientation morale de la bonté, qui
se préoccupe de la sollicitude illimitée pour un individu unique et irrepré-
sentable [unvertretbares], comporte un certain point de vue : en l’adoptant,
il apparaît que cet individu subit continuellement l’injustice dès que, dans
l’orientation morale de la loi, il est traité comme un égal parmi les égaux. Ce
n’est qu’à partir de ce résultat intermédiaire que Levinas parvient, à l’étape
suivante, à la partie de son travail philosophique consacrée à l’ébauche d’une
ontologie sociale. Celle-ci a pour tâche de déchiffrer les faits élémentaires de
la vie sociale de sorte qu’il soit clair que leur genèse consiste en un proces-
sus d’abstraction violente de cette expérience primaire qui se déroule dans
la rencontre intersubjective avec l’autre 37. On peut cependant renoncer à
présenter les idées que Levinas a développées dans ce domaine spécifique
de son éthique, puisque nous avons déjà atteint le point théorique à partir
duquel nous pouvons approfondir notre question. En effet, pour parvenir
à sa propre détermination du domaine des phénomènes moraux, Derrida
n’a eu qu’à radicaliser par une nouvelle torsion ce que Levinas a décrit
dans le raisonnement cité plus haut comme une tension entre deux orien-
tations morales, celle de la « loi » et celle de la « bonté ». Pour Derrida, les
deux perspectives de l’égalité de traitement et de la sollicitude représentent
deux sources différentes d’orientation morale, entre lesquelles le genre de
transition continue que semble suggérer Levinas n’est tout simplement pas
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la perspective morale à partir de laquelle l’autre personne peut dans sa par-
ticularité devenir le destinataire de ma sollicitude : lui accorder une compas-
sion [Anteilnahme] et une aide sans limites signifierait en effet négliger les
obligations morales qui résultent de la reconnaissance mutuelle des hommes
entre eux comme étant des personnes égales en droit. Et ce conflit est pro-
ductif, car le point de vue de la sollicitude révèle toujours un idéal moral
grâce auquel peut s’orienter de manière corrective la tentative pratique de
réaliser progressivement l’égalité de traitement. Car ce n’est que le genre de
responsabilité qui se développe dans l’attention aimante pour les personnes
individuelles qui fait naître le « sensorium » grâce auquel peut également être
perçue la souffrance éventuelle de tous les autres hommes. Mais par un tel
raisonnement, Derrida a déjà largement dépassé les limites qui se dessinent
aujourd’hui dans la tradition de la justice qui remonte à Kant, puisqu’en
celle-ci on tente tout au contraire d’intégrer les deux perspectives morales
différentes dans un seul et même cadre d’orientation.
IV
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à juste titre aujourd’hui sous la notion clé de « sollicitude (care) ». Il est en
effet indéniable que les concepts d’égalité de traitement et de responsabilité
mutuelle n’épuisent pas notre conception de la morale, mais qu’elle inclut
également les comportements qui consistent en des actes asymétriques de
charité, d’obligeance et d’amour du prochain. Les conclusions théoriques
que Derrida a tirées de son analyse des problèmes d’application de la loi ne
sont à nouveau d’aucune utilité ici, car elles courent le risque de placer au
mauvais endroit le principe de charité. Dans l’analyse du droit menée par
l’éthique de la discussion, on peut facilement montrer qu’il existe désor-
mais des points de vue internes au droit, tels que celui de « l’équité », qui
permettent d’accorder grâce ou amnistie, et de rendre justice à la particula-
rité d’une situation extrêmement critique sans, du même coup, abroger la
norme en vigueur de l’égalité de traitement 39. Quant à la question de savoir
38. Voir le panorama instructif que propose Herta NAGL-DOCEKAL, « Jenseits der Geschlechter-
moral. Eine Einführung » [Par-delà la morale des sexes. Une introduction], in Herta Nagl-Docekal
& Herlinde Pauer-Studer (éds.), Jenseits der Geschlechtermoral, Francfort, Fischer, 1993, p. 7-32.
Nel NODDINGS défend dans la même anthologie une éthique du care, voir « Warum sollten wir
uns ums Sorgen sorgen ? » [Pourquoi devrions-nous nous soucier du souci ?], op. cit., p. 135-171.
Sur la justification d’une éthique du care, voir aussi Annette BAIER, « The Need for More Than
Justice » [Le besoin de plus que la seule justice], Canadian Journal of Philosophy, Supplementary
vol. 13 (1987), p. 41-58.
39. Voir Klaus GÜNTHER,The Sense of Appropriateness : Application Discourses in Morality and
Law, trad. fr. angl. (E.U.) J. Farrell, Albany, State University of New York Press, 1993. On trouve
une version plus développée dans « Universalistische Normbegründung und Normanwendung in
Recht und Moral » [Fondation et application universalistes de la norme en droit et en morale], in
Maximilian Herberger, Ulfrid Neumann & Helmut Rtissmann (éds.), Generalisierung und Indivi-
dualisierung im Rechtsdenken [Généralisation et individualisation dans la pensée juridique], Stuttgart,
Franz Steiner, 1992, p. 36-76.
53
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les personnes impliquées doivent se reconnaître non seulement comme des
personnes égales en droit, mais aussi comme des individus irreprésentables
[unvertretbare]. Ce principe, que Habermas décrit comme « l’autre » de la
justice, est censé partager avec la sollicitude le trait caractéristique d’une
compassion [Anteilnahme] pour le destin existentiel des autres hommes
qui va jusqu’à un rapport affectif. Elle est censée en différer, cependant,
en ce qu’ici la compassion [Anteilnahme] individuelle s’applique de la
même manière à tous les êtres humains, c’est-à-dire qu’elle est libre de tout
type de privilège ou d’asymétrie. Pour Habermas, la solidarité est l’autre
côté de la justice, car tous les sujets y luttent mutuellement pour le bien de
l’autre, avec qui ils partagent sur un pied d’égalité la forme communicative
de la vie humaine. Ce qui doit nécessairement rester flou à propos d’une
telle forme généralisée de compassion, ce sont bien sûr les motivations et
les expériences particulières qui sont censées en premier lieu conduire à
son développement. Dans ce contexte, Habermas parle d’une conscience
« d’appartenance à une communauté de communication idéale », qui naî-
trait de la « certitude d’une fraternité dans un contexte de vie commun ».
Mais un tel sentiment d’appartenance sociale à un mode de vie commun ne
peut se développer que dans la mesure où les charges, les souffrances et les
tâches sont également vécues comme quelque chose de commun. Et parce
qu’une telle expérience de fardeaux et de difficultés partagés ne peut se
développer que s’il existe des objectifs collectifs – dont la définition n’est
pourtant possible qu’à la lumière de valeurs communément partagées –,
l’émergence d’un sentiment d’appartenance sociale reste inévitablement liée
40. Jürgen HABERMAS, « Justice and Solidarity : On the Discussion Concerning Stage 6 ».
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loin que notre propre autonomie d’action devra aussi être fortement res-
treinte 43. À cet égard, on ne peut être attendre de tous les êtres humains
qu’ils prennent en charge une telle forme de responsabilité de la même
manière que l’on attend moralement d’eux qu’ils respectent la dignité de
l’autre. Cependant, d’un point de vue génétique, l’expérience de ce principe
moral précède la rencontre avec tous les autres points de vue sur la moralité
parce que, dans des circonstances favorables, elle se situe au début du pro-
cessus de développement de l’enfant. En effet, il se peut qu’un « sensorium »
pour ce qu’on peut appeler, dans un sens illimité, l’égalité de traitement ne
puisse être développé que si l’on a déjà soi-même fait l’expérience d’une
sollicitude sans limite, d’une injustice [Ungerechtigkeit] 44. Cependant, entre
ces deux principes moraux, il n’y a pas seulement une relation de priorité
génétique, mais aussi une relation d’exclusivité mutuelle : une obligation de
sollicitude et de charité ne peut exister que lorsqu’une personne est dans un
tel état d’extrême dénuement ou de misère que le principe moral de l’égalité
de traitement ne s’applique plus à elle de manière équilibrée. Ainsi, les êtres
41. Voir mes réflexions sur le concept de « solidarité » dans Axel HONNETH, La lutte pour la
reconnaissance, trad. fr. P. Rusch, Paris, Gallimard, 2013, p. 156 et sq.
42. Je vois cela comme étant une limite des réflexions autrement très claires de Lutz WINGERT,
Gemeinsinn und Moral : Elemente einer intersubjectivistischen Moralkonzeption [Sens commun et
morale : éléments d’une conception intersubjectiviste de la morale], Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1993,
p. 21 et sq.
43. Will KYMLIKA a clarifié ce point dans son analyse des éthiques féministes de la sollicitude,
voir Contemporary Political Philosophy : An Introduction, Oxford, Clarendon, 1990, p. 238-92, et
en particulier p. 285.
44. Les réflexions de Justin OAKLEY pointent dans la direction d’une telle hypothèse, voir Mora-
lity and the Emotions [La moralité et les émotions], Londres/New York, Routledge, 1993, chap. 2.
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même la sollicitude représente une autre contrepartie tout aussi nécessaire,
car il ajoute au principe de justice le principe d’une aide unilatérale et com-
plètement désintéressée. La réussite de Derrida consiste à avoir découvert,
dans ses écrits les plus récents, la tension insoluble mais productive qui
s’établit dans ce domaine de la morale. Avec lui, l’éthique postmoderne a
finalement fait un pas petit, mais important au-delà de l’horizon normatif
qui, avec l’idée d’égalité de traitement, a jusqu’à présent été déterminant
pour la modernité.
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