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Cyril DERMINEUR

Un moule à enseigne profane


découvert dans les réserves du
musée de la Chartreuse (Douai)
Face 1 : une troupe en mouvement menée par Jacques van Artevelde ;
Face 2 : un duel judiciaire entre Waflart de Croix (à droite) et Jehan de Moustiers (à gauche).
H : 6,8 cm ; L : 10,0 cm ; Ép : 2,4 cm
Datation : ca 1339-1340

Don de Prosper Louis Merlin d’Estreux de Maingoval. Trouvé dans l’hôtel de M. Deforest de Quartdeville ;
musée de la Chartreuse, inv. A.1225.
Bibliographie : Stéphane Leroy et Maurice Wagon, Catalogue du Musée de Douai (Section d’Archéologie),
Douai, Imp. A. Lunven, 1937, n° 205, p. 36.

C’est une découverte singulière que cette pièce, retrouvée dans


les réserves du musée de la Chartreuse à l’occasion des opérations
de récolement. Elle avait déjà été vue mais erronément décrite et
interprétée par Stéphane Leroy et Maurice Wagon dans leur Cata-
logue du musée de Douai (1937). De taille modeste et de forme pa-
rallélépipédique, l’objet est gravé en creux de deux scènes figurées 1. Denis Bruna, Enseignes de pèleri-
sur ses deux faces les plus larges. Deux tenons présents de chaque nage et enseignes profanes au Musée
national du Moyen Âge, Paris : RMN,
côté sous ces représentations permettaient d’imbriquer chacune de 1996. n° 686-694, p 352-357 ; Voir
ces matrices avec leur contrepartie. Nous sommes donc en présence également Jos Koldeweij « Moules et
d’un moule à couler des enseignes, objet dont la fonction est de per- méthode de production », Foi & Bonne
Fortune : parure et dévotion en Flandre
mettre la production en série de ces petits ornements en alliage de médiévale, Arnhem, Terra, 2006,
plomb très prisés au Moyen Âge, car peu onéreux. Cela suffit pour p. 143-155.
faire de cet objet une rareté, puisque si de très nombreuses enseignes 2. Constat à nuancer par l’ensemble
nous sont parvenues, seulement une dizaine de moules comparables considérable découvert en contexte
arché­o­logique lors des fouilles opérées
à celui-ci sont recensés dans les collections muséales françaises1. sur le lit de l’ancienne rivière Sainte Ca-
therine à Valenciennes : 235 enseignes
sur les 342 pièces mises au jour sont
UNE RARETÉ considérées comme profanes. Voir

C ontrairement à l’iconographie de la plupart des objets de ce type, les


Arnaud Tixador. Enseignes sacrées
et profanes médiévales découvertes à
Valenciennes, Un peu plus d’un kilo-
deux scènes représentées sur cette pierre ne sont pas de nature religieuse.
Ce n’est donc pas à proprement parler un moule destiné à la fabrication des gramme d’histoire. Valenciennes, Ser-
vice archéologique de Valenciennes,
fameuses « enseignes de pèlerinage » qui constituent la production la plus 2004. Un grand merci à l’auteur et à
représentée2. son équipe pour son aide dans mes
La première face montre le mouvement d’une troupe constituée de trois recherches.
soldats à pied menés par un homme d’armes à cheval. Ce détachement
3. Comme le constate Denis Bruna :
semble quitter une porte fortifiée dont la herse est levée et s’achemine vers « Les enseignes profanes sont plus
une autre dont les vantaux sont ostensiblement clos. L’identité du meneur de rarement dotées d’inscriptions. », ce
la troupe est connue grâce à l’inscription gravée de manière inversée sur la qui renforce encore la singularité de
pierre, de façon à être lisible sur l’enseigne produite grâce à ce moule3. Dans cette pièce. Denis Bruna, « Formes,
le sens normal de lecture, on doit lire « IAKEME DARTEVELLE », ce qui inscriptions et moyens de fixation »,
correspond à la dénomination habituelle dans les sources en langue française Enseignes de plomb et autres menues
chosettes du Moyen âge, Paris, Éd. du
du capitaine gantois Jacques van Artevelde (ca. 1287-1345), célèbre pour
Léopard d’or, 2006. p. 70-74.
avoir entraîné les villes flamandes dans une rébellion armée contre le comte

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Un moule à enseigne profane redécouvert au musée de la Chartreuse

Face 1 : une troupe en mouvement menée par Jacques van Artevelde ;

Face 2 : un duel judiciaire entre Waflart de Croix (à droite) et Jehan de Moustiers (à gauche).

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> Cyril DERMINEUR

de Flandre Louis de Dampierre (1304-1346) et avoir soutenu les prétentions


du roi d’Angleterre Édouard III au trône de France contre Philippe VI dans
les premières années de la guerre de Cent Ans. Il pourrait alors s’agir d’une
évocation des opérations de siège menées à Tournai par les rebelles flamands
sous la conduite de van Artevelde jusque septembre 1340.

L’autre face présente deux chevaliers montés, disposés face à face, équipés
chacun d’un haubergeon dont on peut admirer en détail les mailles, coiffés
d’un heaume, d’un côté protégés par un écu armorié, et de l’autre armés par
une impressionnante masse d’armes. L’affrontement est situé au centre d’une
lice, sous le regard de deux spectateurs placés à l’extérieur, de part et d’autre
du champ clos. Il ne s’agit pas d’un tournoi, de joutes ou d’un autre type de
jeu chevaleresque, comme l’atteste l’armement ici figuré. Les picots visibles
sur les masses d’armes ne laissent pas de doute sur la nature de ce combat
qui se déroule à outrance et non à plaisance. L’inscription placée sous la
scène, nous permet d’identifier les deux belligérants. On lit : « WAFLART.
JEHANS DEMOUSTIER »
Le premier nom est loin d’être inconnu des historiens. Cité à plusieurs 4. Voir à ce sujet l’enquête minutieuse
reprises par les chroniqueurs, notamment par Jean Froissart, Jehan de Thians, de Denis Clauzel, « Les tribulations
mieux connu sous le surnom de « Waflart de Croix », apparaît comme l’ar- d’un chevalier dans la France du nord :
chétype du chevalier brigand4. Avant même le début du conflit entre les rois l'affaire Waflard de Croix (1336-1341) »,
de France et d’Angleterre, Waflart est déjà inquiété à plusieurs reprises par la Petite guerre et guerres asymétriques
justice royale, notamment pour répondre à plusieurs accusations de meurtre, de l’Antiquité au xxie siècle, Revue
mais s’y est toujours soustrait. Aussi, quand éclate le conflit entre le comte internationale d’Histoire militaire, n° 85,
Vincennes, 2009. p. 103-134.
de Flandre soutenu par le roi de France, et les villes flamandes appuyées par
le roi d’Angleterre, c’est sans surprise que le fugitif embrasse la cause rebelle 5. Mons, Archives de l’État. Registre
et harcèle les alentours de Lille, restée fidèle au comte de Flandre et au roi aux plaids de la cour souveraine de
de France. Hainaut, de 1355 à 1403, fos V à VII,
détruit dans les bombardements
L’autre protagoniste ne nous est connu qu’à travers des archives faisant de 1940. Cartulaire dit Carta Maria,
état d’un gage de bataille, c’est-à-dire d’un duel judiciaire, opposant Jehan f° XII. Pièce originale conservée. L’en-
de Moustier au fameux Waflart devant la cour comtale de Mons, le 1er juin semble est retranscrit dans l’ouvrage
13395. La scène de combat singulier gravée sur ce moule serait donc une de Léopold Devilers, Cartulaire des
représentation exceptionnelle de ce duel6 ! Si les pièces d’archives ne nous comtes de Hainaut, de l'avènement
renseignent pas directement sur l’issue de la rencontre, on peut être sûr, de Guillaume II à la mort de Jacque-
notamment grâce aux différentes chroniques, que Waflart survit à ce combat7. line de Bavière [1337-1436], Bruxelles,
F. Hayez, 1881. t. I, p. 77-80.
Si l’on suit l’ordre des noms portés sur l’inscription, comme l’identification
des blasons portée par les deux chevaliers, l’image nous confirme la victoire 6. Je ne peux souligner ici que suc-
de Waflart qui semble avoir impitoyablement abattu son arme sur le heaume cinctement les différences notables qui
existent cependant entre la représenta-
de son adversaire malheureux.
tion de ce gage de bataille et la charte
qui en détaille le règlement. Ainsi sur
De rare, ce moule à enseigne profane, qu’on doit, faute de mieux, rappro- notre moule, les deux gentilshommes
cher des enseignes dites « commémoratives »8 nous apparaît dès lors comme sont armés de masses d’armes, alors
unique, dans la mesure où pour la première fois un événement qui devait que le règlement précise : « Item , ne
apparaître aux contemporains comme actuel est représenté de manière précise doivent-il avoir nul couttiel à pointe , ne
sur ce type de production. L’iconographie des deux faces, qui met en scène autre baston deffensaulle que dist est
dessus ».
les coups d’éclat de deux importants protagonistes de la rébellion flamande,
tend à montrer le soutien populaire dont pouvait bénéficier le parti de Jacques 7. Toutefois le chevalier brigand sera
van Artevelde, même de ce côté de la Lys. finalement capturé par les troupes
françaises et livré à la justice lilloise qui
l’exécutera l’année suivante.
Cyril Dermineur
8. Sur la notion d’enseignes com-
Assistant principal de Conservation mémoratives, voir Denis BRUNA,
Chargé de la documentation des collections Enseignes de pèlerinage et enseignes
profanes…, op. cit. , p. 291. Voir égale-
Musée de la Chartreuse, Douai. ment Denis BRUNA, « La Mémoire de
la “Liturgie Profane” », Enseignes de
plomb et autres menues chosettes du
Moyen Âge, Paris, Éd. du Léopard d'or,
2006. p. 155-161.

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