La M éditerranée et le monde méro vingi en :

tém oins archéologiques

~AP Supplément 3
Editions del' APA, 2005, p. 241-245

Chameaux et dromadaires dans la Gaule

du très haut Moyen Âge : note complémentaire 1
ALAIN DIERKENS

Comme c'est le cas en français pour le "chameau", le
terme latin came/us doit être compris comme un terme
générique désignant le chameau proprement dit (came/us
bactrianus, à deux bosses, d'origine asiatique) et le droma-
daire (came/us drornadarius, à une bosse, le plus fréquem-
ment représenté dans le monde méditerranéen). Le
chameau et le dromadaire sont d'ailleurs à ce point sem-
blables que, sur la seule base de leur squelette, les archéo-
zoologues sont fréquemment dans l'impossibilité de
distinguer came/us bactrianus et dromadanus (Albarella
1993, 211-218; De Grossi Mazzorin, Minniti 2001, 75); de
surcroît, dès l' Antiquité, il existe des hybrides de ces
camélidés (Riquelme, Liesau von Lettow-Vorbeck,
Morales Muniz 1997, 541 ; Bartosiewicz, Dirjec 2001).
Dans l'Empire romain d'Occident, le dromadaire semble
avoir été très largement majoritaire (Schauenburg 1955-
1956; Demougeot 1960); dans les royaumes successeurs
de cet Empire (Gaule mérovingienne, Italie ostro-
gothique, Espagne wisigothique), il semble le seul utilisé
(Dierkens 2003).
Le came/us est bien connu dans l'Empire romain. Il est
utilisé comme monture (pour le dromadaire, principa-
lement comme monture de guerre: Demougeot 1960,
243-244; Toynbee 1973, 139), comme animal de trait et
comme bête de somme, notamment dans l'armée (came/us
onerarius) (Albarella 1993, 216-218). On consomme son
lait et sa viande, qui peut constituer un mets de choix
(André 1981, 140); on travaille son cuir et ses os; on tisse
ses poils (Delort 1985, 680). Il est abondamment repré-
senté dans l'iconographie: monnaies, terres-cuites, sculp-
tures, mosaïques, etc. (Schauenburg 1955-1956, 82-88;
Demougeot 1960, 219-220, 228-230, 235-236; Toynbee
1973, 137-140) et il fait l'objet de notices dans les ency-
clopédies et traités d'histoire naturelle (par ex. Pline,
Histoire naturelle, VIII, 26 (67-68) et X, 173-179). Des trou-
vailles archéologiques de dents ou d'ossements confir-
ment la présence de camélidés dans la vie quotidienne
romaine, parfois non loin d'un amphithéâtre (Morales
Mufiiz, Riquelme, Liesau von Lettow-Vorbeck 1995,
369-370 et 373 ; Riquelme, Liesau von Lettow-Vorbeck,
Morales Muniz 1997, 541) mais surtout en contexte mili-
taire (Audoin-Rouzeau 1993) ; néanmoins les attestations
archéologiques en Italie et dans le nord-ouest de l'Europe
(et donc en Gaule) sont très rares 2.
Par ailleurs, les mentions de chameaux dans la Bible
abondent; une soixantaine d'occurrences se rapportent
surtout à des événements historiques dans I' Ancien
Testament et à des paraboles dans le Nouveau Testament
(Voisenet 1994, 92 et 294; 2000, 49). Elles contribuent à
faire connaître dans la totalité du monde romain un
animal peu répandu dans les régions septentrionales de
l'Empire. Les Pères de l'Église et les théologiens, comme
le pape Grégoire le Grand vers 600 ou comme l'abbé de
Fulda, Raban Maur, dans le second quart du rxe s., citent

1. Un premier essai de synthèse sur les chameaux et dromadaires en Gaule mérovingienne a été rédigé en 2000. Il a fait l'objet d'exposés,
de séminaires et de discussions informelles et a suscité alors nombre d'addenda et corrigenda. Une partie de ceux-ci a pu être ajoutée in
extremis (novembre 2001) en "note additionnelle" aux premières épreuves de cette étude, parue en 2003 dans le tome V des Mélanges
offerts à Carl Deroux (Dierkens 2003). Le but du présent article - qui repose sur la communication qùe j'ai présentée à Arles le 12 octobre
2002 lors des xxme Journées internationales d'archéologie mérovingienne (cf le résumé paru dans le Bulletin de liaison de l'Association
française d'archéologie mérovingienne, 26, 2002, 75-77) - est de signaler quelques éléments dont j'ai eu connaissance après novembre 2001
et qui, s'ils ne modifient pas fondamentalement mes conciusions, en nuancent cependant quelques traits. Je voudrais ici remercier
très chaleureusement Isabelle Car,tron, Gilbert-Robert Delahaye, Jean-Marie Duvosquel, Arnaud Kna pen, Jacqueline Leclercq-Marx,
Mike McCormick, Patrick Périn, Edith Peytremann, François Poplin, Jean-Marie Sansterre, Alain Stoclet, Baudoin van den Abeele et
Philippe Vergain.
2. Vadet 1981, 135-136; Luff 1982; Albarella 1993, 211-218 et tab!. 10; Benecke 1994, 325-332; Riquelme, Liesau von Lettow-Vorbeck,
Morales Mufuz 1997; Bartosiewicz, Dirjec 2001; De Grossi Mazzorin, Minniti 2001, 75-76 avec bibliographie.

241
 Alain Dierkens

le chameau dans leurs discours moralisateurs (Voisenet
2000, 50-51). Les textes bibliques influencent directe-
ment un certain nombre de récits hagiographiques
médiévaux 3. Très logiquement, le came/us apparaît
fréquemment dans l'iconographie paléochrétienne:
histoires de Joseph, de Rebecca, de la reine de Saba, de
l'arche de Noé; visions du Paradis, etc. (Schauenburg
1955-1956, 85-90; Toynbee 1973, 139-140).
La place du chameau/ dromadaire dans la société
méditerranéenne ne semble pas connaître de rupture
majeure aux Ve et VIe S., même si, par exemple, Justinien
aurait décidé de supprimer les dromadaires de l'armée
romaine (Procope, Histoire secrète, XXX, 15-16). On en a
des mentions dans l'Afrique vandale par exemple dans
les Tablettes Albertini de I' extrême fin du ve s. (tab!. XXI,
1. 6) ou dans l' Historia persecutionis Africanae provinciae de
l'évêque Victor de Vita (I, 7 et I, 48) (Courtois 1955, 97 et
104; Demougeot 1960, 226, 236 et 241-247), dans
l'Espagne tardo-romaine (Arce 1995) et wisigothique par
exemple chez Isidore de Séville (Etymologiae, XII, 1, 35) au
début du Vll" s. (André 1986, 62-65) et dans l'Italie ostro-
gothique (Rouche 1979, 610, n. 44). Quelques trouvailles
d'ossements isolés de camélidés viennent à I' appui
des textes : une phalange en contexte vue s. dans la
Crypta Balbi de Rome 4, un fragment de clavicule dans le
remplissage d'une citerne du milieu du ve s. à San
Giacomo degli Schiavoni en Molise (Albarella 1993,
211-218), un fragment de radius dans les niveaux Vl"-
vues. du site du Tribunal de Vérone (Riedel 1994), divers
exemples espagnols étagés entre le 1er et le XVW S.
(Morales Muniz, Riquelme, Liesau von Lettow-Vorbeck
1995 ; Riquelme, Liesau von Lettow-Vorbeck, Morales
Muniz 1997).
Mais, et à l'exception remarquable de la totalité du
monde musulman (Thiry 1995, 452-454), on a l'impression
d'une diminution progressive du nombre d'attestations
textuelles sûres. L'iconographie révèle la même tendance.
Seules les enluminures du célèbre Pentateuque de Tours,
dit d' Ashburnham 5, montrent un grand nombre de
camélidés, mais la date et le lieu de réalisation de ce
manuscrit restent incertains: Dorothy Hoogland Verkerk
(1999) suggère Rome à la fin du VIe s., mais je penserais
plutôt à I' Afrique du Nord ou à l'Espagne dans la seconde
moitié du VIe OU dans la première moitié du VIIe S.
Dans le royaume mérovingien, les trouvailles archéo-
logiques d'ossements de camélidés sont rarissimes et leur
caractère très fragmentaire pousse à s'interroger sur leur
nature, leur fonction ou leur provenance exacte (cf aussi
Vadet 1981, 135). Un fragment de maxillaire gauche, avec
une molaire en place, trouvé à Lyon (fouilles 54 rue
P. Audry) dans un contexte d'habitat du haut Moyen Âge
(Vne-rxe s.), s'ajoute à quelques trouvailles du Bas-
Empire : une portion de maxillaire supérieur avec trois
dents et une phalange trouvées vers 1870 dans les Arènes
de Lutèce, une phalange à Autun au rve s., une phalange
encore dans la galerie orientale, tardive, de la grande villa
gallo-romaine de Plassac ainsi qu'une vertèbre portant
des traces de boucherie à Marseille au ye s. et quelques
ossements cités sans plus de détail (Saintes, Bordeaux) 6.
On ne peut pas tirer grand-chose de l'identification d'un
poil de chameau dans une dés tombes de la nécropole
mérovingienne de Saint-Denis 7; il provient vraisembla-
blement d'un tissu de laines mêlées de mouton et de
dromadaire, que l'on peut donc rapprocher des vête-
ments en poils de chameau connus par divers textes des
rve et ve S. 8. Quant aux toponymes du type Chamalière/
Chameleux, ils ne doivent rien au chameau (Rouche 1979,
610; Nègre 1990, 78, n° 1513).
La connaissance du chameau ou du dromadaire en
Gaule mérovingienne est mal étayée par l'iconographie.
Le motif de la plaque-boucle de Vellechevreux 9 repré-
sente vraisemblablement, de façon très stylisée, Daniel
entre deux lions plutôt que Ménas entre deux droma-

3. C'est délibérément que je ne reprends pas ici les dossiers hagiographiques médiévaux dans lesquels les mentions de camélidés sont
manifestement des démarques directes des passages bibliques ou patristiques (quelques exemples dans Dierkens 2003, 120-121), ni le
cas des saints dont le chameau/ dromadaire est une des caractéristiques iconographiques (cf, de façon générale, Gerlach 1970, 491-492).
Au cas des saints Côme et Damien mentionné dans Dierkens 2003, n. 40 (voir aussi Schauenburg 1955-1956, 89-90), on ajoutera celui de
saint Ménas, dont Gilbert-Robert Delahaye traite dans un article du présent volume, et celui de saint Aphrodise, premier évêque de
Béziers d'origine prétendument orientale (égyptienne), en l'honneur de qui on promenait encore au XVIII• s. un chameau de carton-
pâte dans les rues de Béziers. Je dois la connaissance de cet intéressant dossier (essentiellement carolingien et postérieur) à Laurent
Schneider et à Gilbert-Robert Delahaye, que je remercie sincèrement; voir Cahier 1867, I, 194; Rouquette 1924, 940-942; Réau 1958, 125;
Desreumaux 1961, 290-291.
4. De Grossi Mazzorin, Minniti 2001, 75 et fig. 35: rapprochement avec du matériel céramique d'Orient et d'Afrique du Nord.
5. Paris, Bibliothèque Nationale de France, nouv. acq. lat. 2334.
6. Jourdan 1976; Caillat 1988; Olive 2001, 393.
7. Vers 500?; Fleury, France-Lanord 1998, 174-175 et II-161-177.
8. Rouche 1979, 610, n. 43, à propos de pallia came/arum pi/is tex/a vers 400; Voisenet 1999, 33 et n. 24.
9. Plaque-boucle en bronze à dix bossettes du Vll" s.; Salin 1959, 310-314 et fig. 118; et dans ce volume article et fig. 3 de G.-R. Delahaye.

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 Chameaux et dromadaires dans la Gaule du très haut Moyen Âge: note complémentaire

daires; l'interprétation de Rachel Poulain (Poulain 1998,
fiche 46) me paraît en effet plus convaincante que l'hypo-
thèse de Gilbert-Robert Delahaye 10 . Et il me semble très
audacieux de reconnaître des dromadaires dans les deux
figures schématiques représentées de part et d'autre
d'un personnage en orant sur un antéfixe en terre cuite
(VIIe ou Vlll" S. ?) provenant des environs de Tours
(Rochepinard ; en dernier lieu, Hiernard-Simon 2004)
(contra: Delahaye 2003a, 114-116; 2003b, 132).
Par ailleurs, même si les quelque dix-sept ou dix-huit
ampoules dites de saint Ménas, représentant le saint
en orant entre deux dromadaires plus ou moins schéma-
tisés (fabriquées en Égypte, non loin d'Alexandrie,
entre la fin du ye et le milieu du vue s.), actuellement
connues et prétendument retrouvées en Gaule sont,
pour leur grande majorité, des importations modernes
ou contemporaines dues à des antiquaires ou des
amateurs d'antiquités 11, certaines d'entre elles ont
très vraisemblablement été amenées en Gaule dès
I' époque mérovingienne : Thorigny-sur-Marne, Paris
(rue Dante/rue Domat; Thermes de Cluny), Montereau-
fault-Yonne, etc. Mais, de la possible connaissance de
l'histoire de saint Ménas et de ses dromadaires dans
certains milieux religieux et chez certains pèlerins ( cf
aussi Hen 1999), on ne peut évidemment inférer aucune
présence de camélidés sur le sol même de la Gaule
pendant le haut Moyen Âge.
Pour la Gaule mérovingienne, le dossier textuel, très
mince, comprend :
• Un passage de Grégoire de Tours (Historiarum libri
decem, VII, 35) : Gondovald, qui se prétendait fils de
Clotaire rer et à ce titre revendiquait l'héritage paternel,
s'était réfugié en Italie puis à Byzance avant de débarquer
en 582 à Marseille. En dépit des nombreux appuis dont il
a bénéficié, il est battu par le roi Gontran allié à I' aristo-
cratie austrasienne et est tué en 585 à Saint-Bertrand de
Comminges. Dans sa fuite devant les hommes de
Gontran, il abandonna notamment « des chameaux
chargés d'une grande quantité d'or et d'argent» (came/os
cum ingenti pondere auri adque argenti). Le contexte suggère
que ces « chameaux » proviennent de Provence et, plus
précisément, de Toulouse 12.
• Un ensemble de mentions liées à la mort de la reine
Brunehaut en 613 13 : la reine d' Austrasie Brunehaut,
arrêtée aux limites des royaumes d' Austrasie et de
Burgondie, est condamnée à mort par 1' aristocratie ralliée
à Clotaire II. Avant son supplice, elle est montrée aux
troupes placée sur un chameau, vraisemblablement dans
un but d'humiliation attesté dans l'Empire romain, puis à
Rome et à Byzance jusqu'au Xll" S. encore 14.
• Une allusion dans la Vie latine de saint Éloi (II, 13), la
Vita sancti Eligii rédigée par saint Ouen, évêque de Rouen
peu après la mort d'Éloi en 660 : Éloi aide un serviteur de
son hôte, Aurélien, évêque d'Uzès, à retrouver la corde de
chanvre avec laquelle il avait coutume de conduire son
camelus onerarius (Rouche 1979, 256; Dierkens 2003, 129).
• Quelques mentions érudites et scolaires dans des
poèmes ou des anecdota dont il conviendrait de reprendre
l'étude attentive; originaires principalement des
royaumes anglo-saxons (Bède le Vénérable, Aldhelm de
Malmesbury), elles ont connu un certain succès sur le
Continent.
De ces mentions, on peut tirer que Gondovald aurait
reçu des chameaux à Toulouse ou en Provence; qu'il exis-
tait au moins un chameau dans les armées austrasiennes
au début du Vue S. ; qu'au milieu du VIIe S., un serviteur
d'un évêque de Provence utilisait un chameau comme
animal de bât. Ni plus, ni moins. Il semble difficile de
soutenir, sur une base aussi ténue, que « le dromadaire
est couramment utilisé en Gaule mérovingienne »
(Rouche 1982, 16 ; Matagon 2001, 26) ou que « évidem-
ment élevé en Espagne, il devait y être acheté et transféré
en Gaule pour pallier les insuffisances du réseau routier
pour le transport lourd » (Rouche 1979, 256). Tout au
contraire, on est tenté de parler de « dromadaires rési-
duels », témoins, dans le sud de la Gaule, de la survi-
vance d'habitudes tarda-romaines (Lebecq 1998, 475-476;
Dierkens 2003).
- Dès le vues. au plus tard, dans le royaume mérovin-
gien puis dans la majeure partie de l'Empire carolingien
et ottonien, on ne semble (presque) plus avoir vu de
chameau ou de dromadaire, généralement absent des
ménageries ou des parcs zoologiques liés aux grands
palais royaux (Dierkens 2003).

10. Delahaye 1975, 115; 1994, 58; 1997a, 160; 1997b, 96; 2000, 48; 2003a, 113-114; 2003b, 132.
11. Beau catalogue, incomplet sur ce point précis, de Lambert et Pedemonte 1994; hypothèses hypercritiques de Linscheid 1995, revues à
la baisse par Delahaye 1997a, 160-165 et, surtout, par Delahaye 1997b, 91-94; 2003b, 132 et dans ce volume.
12. Rouche 1979, 256; Voisenet 2000, 50; Dierkens 2003, 126-127.
13. Continuations du livre IV des Chroniques de Frédégaire, IV, 42; Liber Historiae Francorum, XL; Sisebut, Vita Desiderii episcopi Viennensis,
XXI; An., Vita Desiderii, XIV; Jonas de Bobbio, Vita sancti Columbani, I, 29.
14. Schauenburg 1955-1956, 91; Elze 1976, 585-587; Rouche 1979, 256; Voisenet 2000, 50; Dierkens 2003, 127-129.

243
 Alain Dierkens
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