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LE CHANT DES GAULES AVANT LES CAROLINGIENS

légor Reznikoff
Université Paris Ouest Nanterre La Defrnse

Ayant contribué au volume, si intelligemment ordonné par Michel Sot, en


hommage à Pierre Riché, je suis heureux aujourd’hui de contribuer, invité par
ce dernier qui magnifiquement l’ordonne, à ce volume en hommage au premier.
C’est aussi un hommage au remarquable séminaire sur l’Antiquité Tardive, ainsi
qu’aux éminents collègues qui l’ont animé. 611
Le présent article se rattache au problème de l’origine du chant dit, depuis
la fin du xnc< siècle, «grégorien e. Dans le volume à Pierre Richél, nous avons
montré que, lors des réformes liturgiques sous Charlemagne et les Carolingiens,
il n’a jamais été question d’abandonner le chant, au sens mélodique du terme,
c’est-à-dire la manière de chanter en usage dans la tradition qui les entourait,
issue de la tradition des Gaules ; il s’agissait seulement de se conformer dans
l’ordre liturgique romain adopté, à cet ordo y compris pour les chants (cantus), S
c’est-à-dire quant aux textes chantés, in ordo et in verbis comme le définit
Amalaire de Metz2. Ce qui explique, très simplement, pourquoi les manuscrits
de chant dit grégorien qui se trouvent sur le territoire des Gaules franques sont
très différents musicalement des manuscrits de l’Église de Rome, alors que les
textes et l’ordo sont, pour la plupart, les mêmes. Comme le titre l’indique, nous
revenons ici au terrain sur lequel s’est opérée cette réforme, c’est-à-dire à la
tradition des Gaules chrétiennes. Cette courte étude complète la précédente
ainsi que deux articles anciens3.

t-)

1 I. Reznikott, «Le Chant des Gaules sous les Carolingiens», dans M. Sot (dirj, HautMayenÂge,
culture, éducotion et société. Études offertes à Pierre Riché, Nanterre, Publidix, 1990,
p. 3 23-341.
2 Amalaire de Metz, Prolagus de ordine antiphonarii, 3 et 5, éd. J. Hanssens,AmalariiEpiscapi
Opera Liturgico Omnio, Cittâ del Vaticano, Biblioteca apostolica vaticana, cou. « Studi e
Testi e, 130-140,1948,3 vol., t. I, p. 361.
3 I. Reznikoff, <t Le chant grégorien et le chant des Gaules t>, dans D. Buschinger, A. Crépin (dir.),
Musique, littérature et société au Moyen Âge, Paris, Champion, 1981, p. 75-84 et id.,
«Transmission orale, transmission écrite: le chant chrétien antique e, Vivre et transmettre la
tradition, Connaissance des Religions, 69-70, Paris, 2003, p. 191-210.

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La première mention connue du chant des Gaules est celle de Diodore de
Sicile au x~ siècle av. J.-C., qui décrit un guerrier qui « chante les prouesses
de ses ancêtres » et, en cas de victoire, après avoir coupé la tête de l’ennemi,
« entonne le péan et chante un hymne de victoire »“. Poursuivant sa description
des Gaulois, Diodore continue « Il y a chez eux des poètes lyriques qu’ils
nomment bardes ; ces poètes accompagnent avec des instruments, comme des
lyres, leurs chants qui sont des hymnes ou des satires [...]. La coutume est, dans
la nécessité, de se confier aux poètes chantants [... ; ces bardes apaisent par
leurs enchantements »~. Sur l’impressionnante mémoire orale des druides, le
témoignage de César est bien connu : « Toute la nation gauloise s’adonne aux
choses de la religion [...], les jeunes gens, auprès des druides, apprennent par
coeur un nombre considérable de vers, aussi certains restent vingt ans à leur école
[...]. Les druides estiment que la religion ne peut être confiée à l’écriture »6~ Il est
remarquable que les Grecs et les Latins, eux-mêmes grands chanteurs, poètes et
612 maîtres dc l’oralité, aient ainsi admiré ceux des tribus des Gaules.
Ce qu’a été cette poésie épique et mythologique nous est connu, indirectement
mais de façon convaincante, par la poésie celtique irlandaise et galloise7
cette poésie est évidemment chantée et tous les héros qui y sont évoqués
chantent. Quant au chant proprement dit, il deviendra naturellement celui des
Gaules chrétiennes sur lequel, comme nous allons voir, les témoignages sont
très nombreux ; quant au contenu musical comme nous l’avons montré’ et
continuons ici de le faire c’est essentiellement celui du chant « grégorien ».

CONTINUITÉ DU CHANT (M.VIuE SIÈCLE). SPÉCIFICITÉ DE LA LITURGIE DES GAULES

La maîtrise de la parole, puis la rhétorique des orateurs gallo-romains est très


réputée ; au Ive siècle, les poètes des Gaules sont à Trèves mais aussi à Rome, à
l’exemple d’Ausone (310-395), au service des empereurs Valentinien puis Gratien
qui fit son élève. De tels rhéteurs, depuis Constantin, sont aussi à Constantinople.
À ce courant de poésie, on peut rattacher Prudence (348-410), d’inspiration
souvent chrétienne et liturgique ; tout son Peristephanon est une suite d’hymnes ~i ~
aux saints martyrs, surtout locaux, de l’Ibérie qui se christianise, sainte Eula iyç A T
saint Vincent de Saragosse. À ce courant antique se rattachent aussi deux autres
poètes et rhéteurs, SidoineApollinaire (z~ 0-486), évêque de Clermont, que nous ~ ~

4 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, V, 29, éd. et trad. M. Casevitz, Paris, Les Belles
Lettres, 1972.
5 Ibid.,V,~i.
6 Jules César, Lo Guerre des Gaules,Vl, itt, trad. M. Rat, Paris, Garnier Flammarion, 1964.
~ M. Dillon, N. K. Chadwick, Les Royaumes celtiques, trad. de Ch.-l. Guyonvarc’h, Paris, Fayard,
1974; J. Markale, Les Grands bardes gallois, Paris, Falaize, 1956.

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étudierons plus loin, etVenance Fortunat, ami de sainte Radegonde (521-587),
créateur d’hymnes liturgiques bien connus comme le ~xilla Regis.
Quand naît la culture chrétienne des Gaules, tout le monde chante. Les gens
d’Église, bien sûr, saint Hilaire, Paulin de Nole, Prosper d’Aquitaine, plus tard
Eucher de Lyon, Musée de Marseille, Claudien Mamert et Mainert de Vienne,
Paulin de Périgueux, saint Germain de Paris, etc., dont la plupart contribuent
explicitement à la création dans le chant liturgique. S’appuyant sur ces lettrés
chrétiens, les Gaules apparaissent, à la fin du rve et au ve siècles, comme un foyer de
création liturgique plus riche que celui de Rome. Mais le peuple chante aussi ; le
chant se christianise. Aux obsèques de saint Martin, en 397 : « La cité toute entière
se précipita à la rencontre du corps. Tous les habitants des campagnes et des bourgs
y assistèrent {...]. Pâles foules et cohortes enpallium, vieillards aux labeurs émérites
ou jeunes recrues [...] ensuite venait le choeur des vierges. Cette troupe escorte
de la mélodie de ses hymnes le corps du bienheureux [...]. Martin est applaudi
par les divins psaumes »8~ On lit de même, dans la Vie de saint Honorat (début 613
ve siècle) : « Les choeurs des anges accueillent cette âme sainte [...]. Au même —

instant, au milieu de la nuit, la communauté des fidèles réunie emplit l’église E...]
alors ont éclaté des choeurs en langues différentes »~. Les femmes, naturellement,
chantent tout aussi bien ; ainsi, autour de sainte Radegonde « les religieuses se
rassemblèrent avec un grand choeur de chanteuses »~° ou à Faremoutiers11, comme
toutes les soeurs des monastères ; sainte Geneviève, revenant d’Arcis-sur-Aube
avec les barques chargées de grains, chante au rythme des rameurs pour apaiser la
tempête selon sa première Vita. Au vIe siècle, Grégoire de Tours témoigne d’une
1f~j4~vitalité du chant u~t.-~u marquabl~ ; il y a dans l’Histoire des Francs plus de j
soixante occurrences de termes musicaux ou de chants, dont certaines dans des
passages remarquables. En 584, le roi Gontran est accueilli à Orléans par les
louanges de tout le peuple Syriens, juifs, Latins ; plus tard, au cours du repas,
z
Gontran ordonne a Gregoire de faire chanter un de ses diacres puis il demande C’
à tous les évêquesprésents occasion pour eux de se réhabiliter de chanter u de
faire chanter leur diacre c’est aussi un témoignage sur le chant soliste ; à la suite
de quoi, le roi demande à ces évêques de prier pour son fils Childebertl2.

8 Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, Xl, 3.


9 Hilaire d’Arles, Vie de saint Honorat, 34,1 et 35,1.
10 Grégoire de Tours, Histoire des Francs, VI, 29.
ii Jonas de Bobbio, Vie de saint colomban et de ses disciples, II, 17, éd. et trad. A. de Vogué,
Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 1988, p. 218. Voir aussi I. Reznikoff,
« L’ascension sonore de l’âme », dans A. et D. Shishmanian (dir.), Ascension et hypostases
initia tiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses.
Actes du Colloque International d’histoire des religions « Psychanodia », Paris, INALCO,
7-10 septembre 1993, Paris, Les Amis de I. R Couliano, 2006, p. 413-426.
12 Grégoire de Tours, Histoire des Francs, VIII, 3.

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Revenons à Sidoine Apollinaire qui apporte sur le chant des Gaules du Ve siècle

l%i% ~ un témoignage —fai~-i~emarqtt~ble. Il y a dans l’oeuvre connue de Sidoine


plus de deux cents occtirrences de termes concernant la musique et le chant.
C’est lui qui atteste le premier l’existence de classes de chant fondées et dirigées
par Claudien Mamert (t 474) : « Psalmorum hic modulator etphonascus ante
altariafratre gratulante instructas docuit sonare classes. Hic sollemnibus annuis
paravit quae quo tempore lecta convenirent »i3~ C’est le premier témoignage,
de plus un témoignage direct, sur la création de telles classes. En revanche,
celui qui concerne Grégoire le Grand (t. 604) instaurant la schola à Rome,
outre qu’il est beaucoup plus tardif, est purement légendaire. Aucun texte, ni
de la chancellerie pontificale, ni d’autres auteurs, ne parle de la contribution de
Grégoire au chant, avant la légende de Jean Diacre, vers 875 soit près de trois
siècles après le pontificat de Grégoire : cette légende qui n’est fondée sur rien,
est sans doute une réaction jalouse contre les écoles et l’enseignement du chant
614 institués par Charlemagne, écoles qui chantent un autre chant que celui de
Rome ce dont Jean Diacre, ainsi, témoigne. On sait, par ailleurs, que Grégoire
le Grand n’a jamais eu l’idée de la nécessité d’unifier les traditions liturgiques
en pape universel, il respecte leur diversité1~ ; l’eût-il voulu, il n’avait aucun
moyen d’imposer quoi que ce soit hors de Rome.
Claudien Mamert est ~ê~i~llel44~ l’auteur de la liturgie des Rogations15.
Quant à Sidoine Apollinaire, il compose lui_mêmel6 et, en dernier, un chant à
saint Saturnin (t 250 àToulouse)17. Il témoigne aussi du chant de l’Alléluia, en
particulier des bateliers sur la Garonne ou la Saône18. Les témoignages sur les
grands Alléluias en Occident sont par ailleurs constants depuis le rv~ siècle (saint
Augustin, saint Jérôme), comme au v~ siècle, lorsque saint Germain d’Auxerre
entonne l’Alléluia de Pâques d’une voix suffisamment puissante pour que les
collines alentour en renvoient l’écho. Cela permet de remporter la victoire contre
les païens, Pictes et Anglo-Saxons~9, preuve, il est vrai indirecte, que Germain a
entonné l’Alléluia de la tradition des Gaules car le tout début de cet Alléluia est
mélodiquement une sonnerie de trompes, très différent du début de l’Alléluia

13 Sidoine Apollinaire, Lettres, IV, ii.


14 Gregoire le Grand, Lettres, PL, ~ col. 1187 A et B.
15 Sidoine Apotiinaire, Lettres, V, ii~ et VII, i.
16 Ibid., IX,12.
17 Ibid., IX, i6 : psallat hymnus.
i8 Ibid., II, b.
19 Constance de Lyon, Vie de saint Germain d~4uxerre, III, ~8, éd. R. Bonus, Paris, Cerf, SC, 112,
1965, p. 157 ; voir aussi I. Reznikoff « The Evidence of the Use of Sound Resonance from
Palaeolithic to Medieval Times », dans G. Lawson, C. Scarre (dir.), Acoustics, Space and
Intentionality Identifring Intention in the Ancient Use of Acoustic Space and Structure,
Cambridge, McDonald Institute for ArchaeoLogical Research, 2006, p. 77-84.

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• de Pâques de la tradition romaine qui n’aurait pas eu la réponse des collinesao.
On peut mentionner aussi)~témoignage de Cassiodore au vf siècle. Les grands
1+ t~~-~” Alléluias sont une spécificité occidentale et surtout des Gaules chrétiennes qui
en possèdent un grand nombre ; c’est une occasion de création liturgique car
on chante les Alléluias partout, dans les vignes, les champs, sur les rivières et
pas seulement à l’église.~n’y a pas de longs Alléluias dans la tradition juive 4 ~
~ h) O3u~~V~ t «.~ byzantine, ni non plus dans la tradition russe qui a hérité, en partie, de la
précédente.
Du iv~ au vr’ siècle ~en ‘6ge)db la création liturgique~de la fin du vi’ à la t~
fin du viii’ siècle, on se reposera surtout sur la tradition qui précède. Seule une
grande maîtrise de la langue latine, de sa métrique et de sa prosodie, permet
p r~ y ~‘-~ r des créations chantées du niveau de beauté spirituelle~avante des manuscrits
carolingiens ; cette maîtrise ne peut ~e-que des rv~ et V’ siècles, difficilement
~( ~
au-delà ; pour le chant de la messe, les rares créations de la fin du vni~ siècle
ou postérieures, se distinguent en général par leur maladress~ Quant à cette 615 ~/ ~
ancienneté, le témoignage d’Amalaire de Metz, au début du rxc siècle, est clair — ta.
ce sujet, il parle de la tradition ancienne des Gaules, en particulier de celle ~,,

de Tours où son maître Alcuin a lui-même appris21 ; c’est la tradition dont a


témoigné directement et abondamment Grégoire de Tours, surtout lors de la 1JV~

célébration de la fête de saint Martin. Contemporain d’Amalaire, Hélisachar


écrit qu’il a réuni des chantres de diverses traditions des Gaules franques ; il
mentionne des maîtres de musique22.
Nous avons insisté sur la richesse et la diversité de la tradition du chant des
Gaules, car elle est, d’une façon générale, ignorée ; sous l’appellation gallicane,
elle est considérée comme mineure, voire insignifiante, en particulier par la
musicologie allemande ; il est peut-être difficile d’imaginer que les ancêtres gallo
romains des Français actuels ont été des maîtres du grand chant liturgique. Nous
aimons rappeler la phrase de Cyrille Vogel : « On n’alléguera pas, j’imagine, une
quelconque supériorité de la liturgie romaine sur le culte more gallicano La »23~

richesse de cette tradition des Gaules est due, justement, à la liberté de création
qu’elle accorde. Nous avons vu, par exemple, que, dès le xv~ siècle, apparaissent
dans le chant liturgique des textes relatifs à la vie des saints. La liturgie de Rome

.1~ - -. - -
~ 20 L auteur du present article est specialiste des questions d echos et de resonance (voir note
Ï—_
21 Amalaire, Liberde Ordine antiphonarii, 57,2 et 58, 2,J. Hanssens, 3, éd. cit., p. 94,99 voir
aussi I. Reznikoff, « Le Chant des Gaules », art. cit., p. 335.
22 melodiae artis magistros, MGH, Epist. V, p. 307-309 voir aussi I. Reznikoff, « Le Chant des
Gaules », art. cit., p. 339.
23 C. Vogel, « Saint Chrodegang et les débuts de la romanisation du culte en pays franc», dans
Saint Chrodegang, colloque tenu à Metz à l’occasion du douzième centenaire de sa mort,
Metz, Le Lorrain, 1967, p. 104.

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a, au contraire, ceci de particulier qu’elle est, à l’image du droit romain, très
stricte et relativement conservatrice. À la messe, ne sont admis que les chants et
lectures de textes tirés de l’Écriture sainte telle qu’elle a été définie au rv~ siècle
ainsi on ne lit ni ne chante l’Apocalypse, et on ne chante pas non plus de Vies
de saints, ni d’hymnes qui sont en général des créations libres. La liturgie des
Gaules est donc beaucoup plus riche que celle de Rome, et il est facile de repérer
les chants qui, quant au texte, ne sont certainement pas romains.

ÉLÉMENTS DE COMPARAISON

Dans les comparaisons des chants des Gaules avec ceux de Rome, sur
les manuscrits du Ixc au xw siècle mais ceux de Rome sont du xIc et du
xnc siècle24 — on peut classer les chants en quatre catégories principales: r) les
chants identiques de texte et de musique, 2) les chants identiques de texte et
616 apparentés musicalement, 3) ceux identiques de texte mais tout—à--fait différents
musicalement, 4) les chants différents de texte et différents musicalement.
Dans la première catégorie, il n’y a que les chants des manuscrits carolingiens
des Gaules franques qui figurent tels quels dans les manuscrits romains ; il
y en a peu et c’est, sans doute, un emprunt tardif. En revanche, la situation
inverse n’existe pas : il n)’ a jamais un chant de style proprement romain dans les
manuscrits du Nord, carolingiens ou postérieurs. Il y a à cela deux explications
premièrement, les Carolingiens voulaient unifier la liturgie ; faire figurer des
~,, ~w-a-~’ chants différents aurait créé une confusion ; le style musical est le leur, c’est celui

~ qu’a adopté le Palais impérial et qui sera dit romain au sens général d’occidental;
en dehors des questions d’ordre liturgique, les réformateurs ne s’intéressent
pas au chant de Rome. Deuxièmement, il n’y avait alors aucune notation du
chant romain. Les manuscrits notés romains sont beaucoup plus tardifs que les
manuscrits carolingiens 25~
La catégorie z) est la plus représentée, c’est le résultat de l’unification de l’ordo
et d’une parenté modale (Un chant musicalement est d’abord défini par un
mode.), parenté que nous précisons plus loin.
Ce sont les catégories 3) et 4) qui nous intéressent surtout et qui vont nous
permettre de repérer les chants issus de la tradition des Gaules. Il est clair, les

24 Le Graduel de Sainte-Cécile du Trastevere, à Rome, Cod. Bodmer74 (éd. M. LUtoIF, 2 vol.,


Fondation Bodmer, Genève, 1987), est un manuscrit daté de 1071 le Vatican Iat. 5319
(éd. B. Stablein, Monumenta Monodica Medii Aevi, t. li, Die Gesange des altrômischen
Graduale, Kassel, Bàrenreiter, 1970) est daté du xu’ siècle ; ce sont les deux plus anciens
manuscrits connus du chant de l’Église de Rome. Voir aussi Ph. Bernard, Du chant romain
au chant grégorien, Paris, Cerf, 1996. ~
25 Voir sùpran~. h~4.z.

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réformateurs ne s’intéressant qu’à l’ordre liturgique, que si, sur un texte figurant
dans le nouvel ordo liturgique, les chantres gallo-francs avaient déjà leur chant,
ils le conservaient — c’est notre catégorie 3 — même si le chant est sur un mode
différent. C’est le cas à Noél, avec l’Introït Puer natus est ou l’Alléluia Dies
sanctificatus dont le verset est très différent de celui de Rome, pour ne citer
que deux exemples bien connus. Si l’ordo romain n’indiquait rien à un certain
moment du calendrier ou si, dans les Gaules franques, des fêtes sacrées et très
populaires s’imposaient, comme par exemple la Saint-Michel de septembre ou
la Saint-Martin ou encore, en Aquitaine, la Saint-Saturnin, les chants nombreux
consacrés à ces fêtes étaient naturellement conservés, et tout particulièrement
les Alléluias et les Offertoires propres aux saints correspondants ; dans la liturgie
des Gaules, en effet, comme dans celle de Rome, l’Alléluia et l’Offertoire (Sonus,
pour les Gaules) existent comme tels et sont chantés. Ce sont donc des chants
qui, ni de texte, ni de mélodie, ne sont ni ne peuvent être romains, comme
on l’a vu plus haut — c’est notre catégorie 4. Les exemples sont nombreux; 617
mentionnons l’Offertoire StetitAngelus de la Saint-Michel et tous les Alléluias
avec l’invocation à saint Michel ; l’Offertoire Martinus z~itur obitum suum et les
Alléluias Oculis hac manibus in caelum semper intentis et MartinusAbrahae sinu
laetus excipiturde la Saint-Martin (ii novembre), sur les textes de la VitaMartini
de Sulpice Sévère, disciple de Martin z6 mentionnons encore l’Offertoire à saint
Saturnin dans les manuscrits aquitains, sur le texte de la Vita de saint Saturnin
ou, peut-être,à partir de celui qu’a écrit Sidoine Apollinaire. Ce sont ces chants
qu’Hilduin, en 835, voudrait restaurer là où ils sont perdus, ceux, en particulier,
relatifs au martyre de saint Denis ; à ce sujet, Hilduin évoque les antiquissimi
missale libri continontes missae more Gallico27
Or ces pièces qui ne sont pas dans le répertoire romain et sont à l’évidence
quant au texte et à la provenance, de la tradition des Gaules, sont tout-à-fait
dans le style musical dit « grégorien » et pas du tout dans le style de l’Église de
Rome. Ce qui veut bien dire que le chant dit grégorien est beaucoup plus proche
du chant de Gaules que du chant romain, et que, pour l’essentiel, il s’agit bien
du chant des Gaules chrétiennes.
Pour ce qui est de la parenté d’une partie du répertoire (catégorie 2) avec
le chant romain, il s’explique surtout par la donnée du mode qui va avec
l’esprit d’un texte et, dans cette donnée modale, par éventuellement quelques
indications sur les incises majeures du texte ; ensuite, le chant, dans le mode

26 Respectivement la Troisième lettre à Bassulo Xl, 6 et 9; XI, 15 et XI, 21, éd.]. Fontaine, Paris,
SC, 133,1967, P. 336,338,342 et 344. Ces chants se trouvent dans les manuscrits aquitains,
par exemple dans le manuscrit de Paris, BnF~ lat. 776.
27 MGH, EE, 3, p. 330.

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donné, s’agence par des formules mélodiques modales. Or ces formules
mélodiques du chant carolingien sont différentes de celles du chant romain
de plus, leur agencement ou enchaînement, est souvent très différent. En
revanche, ces formules mélodiques carolingiennes se retrouvent, y compris dans
leur agencement, dans les chants originaires des Gaules de la catégorie 4, en
particulier dans les manuscrits aquitains.
Quant à la façon de travailler des maîtres de chant carolingiens, à partir de
Chrodegang vers 753, jusqu’à la mort d’Amalaire vers 8~o, c’est la même que
pour toute la réforme ecclésiastique et liturgique : sous des rubriques ou des
titres romains, on procède suivant sa tradition ou ses propres usages. Ainsi Paul
Diacre, sous la direction même de Charlemagne et de l’Admonitiogeneralis (entre
786 et 8oo) 28 qui évoque les romanae traditionis, réalise-t-il un lectionnaire
homéliaire tout-à-fait personnel, en n’ayant recours, en fait, à aucun modèle
romain29. De même Chrodegang, dans sa Règle des chanoines, n’utilise que
6i8 les titres de la Règle romaine : le contenu est en grande partie d’inspiration
différente et sans doute aussi personnelle~°. Il en est de même pour le chant
l’ordre liturgique du Sacramentaire romain est en bonne partie respecté, mais
la splendeur du chant des Gaules a été préservée.

28 MGH, Capit., I, p. 8o.


29 C. Vogel, Introduction aux sources de l’histoire du culte chrétien au Moyen Âge, Spoleto,
Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1966 (1975), p. 369-370.
30 G. Hocquard, « La Règle de saint Chrodegang », dans Saint Chrodegong, Metz, Le Lorrain,
1967, p. 55-89 voir par exemple p. 71.

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