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Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris sous le règne de Philippe Auguste : un art de

la magnificence
Author(s): Guillaume Gross
Source: Revue Historique, T. 308, Fasc. 3 (639), RELIGION ET SOCIÉTÉ (Juillet 2006), pp.
609-634
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40957797
Accessed: 20-05-2016 14:23 UTC

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Revue Historique

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Chanter en polyphonie
à Notre-Dame de Paris
sous le règne de Philippe Auguste :
un art de la magnificence
Guillaume Gross

La polyphonie est attestée à la cathédrale Notre-Dame de Paris


dès la fin du xir siècle. Composés pour les plus grandes fêtes litur-
giques de la nouvelle église de Paris, les organa à deux, trois et
quatre voix, ont profondément marqué leur temps. La virtuosité
dont ont fait preuve les chantres dans l'exécution de leur art,
l'audace des scribes qui ont consigné ces chants dans une notation
mesurée alors totalement inédite et l'intérêt que les intellectuels
médiévaux y ont porté, ont accordé à Vorganum parisien une place
remarquable dans l'histoire de la musique occidentale.
Cette étude se propose d'expliquer quelles techniques ont utilisée
les chantres afin de composer les chants virtuoses à trois et quatre
voix - les tripla et les quadrupla - et de montrer quelles conditions ont
présidé à l'élaboration de cet art soliste réservé à des chanteurs
émérites.
De nombreux documents (décrets liturgiques, manuscrits et trai-
tés musicaux) concernent Yorganum, et ces données qui s'étalent sur
près d'un siècle - de la fin du xir siècle à la fin du xiir siècle - sont
généralement rassemblées sous l'appellation d' « École Notre-
Dame ». Dans ce vaste ensemble historiographique qui regroupe des
documents de diverses natures s'inscrivant dans des contextes diffé-
rents, quels aspects mettre en lumière afin de comprendre comment
les pièces chantées au chœur de la cathédrale furent composées ?

Revue historique, CCCVIII/S

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De quels savoir-faire disposaient les chantres afin de composer des


vocalises d'une telle ampleur ?
Plusieurs remarques de Jean de Garlande (De mensurabili musica,
c. 1250) et de l'Anonyme IV (De mensuris et discantu, c. 1275) nous
renseignent sur le modus operandi de ïorganum exécuté dès la fin du
xir siècle. Dans ces traités sur la nouvelle musique mesurée alors à
l'honneur à Paris, certains éléments nous permettent de renouveler
une approche soit strictement paléographique, soit strictement
théorique en cernant davantage le contexte intellectuel et éducatif
dans lequel les compositions s'inscrivent et qui a favorisé leur eclo-
sión. Les auteurs réemploient en effet le vocabulaire d'une poésie
didactique alors contemporaine des pratiques polyphoniques de la
cathédrale à la fin du xif siècle. Les évocations du color, des colores
et du procédé de Yornatus renvoient ainsi aux artes poeticae, ces
manuels d'apprentissage largement diffusés dans les écoles. Ces
ouvrages offrent notamment une classification des figures de
l'élocution (les colores) dont certaines, relatives au phénomène de la
répétition, sont abondamment utilisées dans les longs mélismes de
Vorganum.
Les propositions poétiques ont trouvé un large écho dans la
composition de la polyphonie et les chantres ont utilisé des procé-
dés ornementaux « à la manière » des colores rhetorici afin d'élaborer
un discours musical complexe. Cependant, il ne s'agira pas seule-
ment de constater une similitude de procédés mais plutôt de mon-
trer des techniques musicales comme véritablement tributaires des
figures de la poétique et d'expliquer comment les chantres ont
transféré, transposé des modes d'invention et de combinaison rhé-
toriques dans la musique. Au cœur de cette « transposition musi-
cale », le parfait contrôle des techniques mémorielles et le manie-
ment virtuose de la langue latine. Le rôle de la mémoire, la
parfaite maîtrise du langage sont au cœur du système éducatif, et
l'enseignement, fondé sur le par-cœur et la repetitio, vise à donner
au clerc les moyens d'inventer son matériau à l'avance et, surtout,
sur le moment. Dans cette perspective de performance, les orne-
ments poétiques jouent un rôle essentiel et ne relèvent nullement
de l'accessoire. Encourageant la réflexion, stimulant l'esprit,
l'ornementation suggère, elle invite à un parcours reminiscent et
inventif que les chantres de Notre-Dame surent réaliser de façon
magistrale.
Les sources et témoignages dont nous disposons pour étudier la
polyphonie parisienne sont des documents liturgiques, des sources
musicales et des traités théoriques. Attesté pour la première fois
dans les documents à la fin du xir siècle, Vorganum apparaît d'abord

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et se développe dans le cadre très structuré du chapitre de la cathé-


drale1. Les décrets de la cathédrale Notre-Dame, promulgués
en 1198 et 1199 par l'évêque Eudes de Sully, attestent en effet une
pratique à deux, trois et quatre voix pour les chants responsoriaux
de la messe et des offices ainsi que pour le Benedicamus Domino des
Vêpres2. Entrant dans la structure même de l'office, Yorganum
se chantait donc à six occasions : pour le répons et le Benedicamus
Domino des premières Vêpres (les deux pouvant être répétés aux
secondes Vêpres), pour les troisième et sixième répons des matines
et pour le graduel et l'alleluia de la messe. Cette introduction au
chœur de Notre-Dame à tous les offices liturgiques des jours de fête
s'est préparée progressivement dans la seconde moitié du xir siècle
et au début du xiir siècle, et son développement coïncide avec la
reconstruction de l'église de Paris3. Les travaux sont entrepris par
l'évêque Maurice de Sully (1160-1195) et, le mercredi 19 mai 1182,
le chœur de la nouvelle église-cathédrale est inauguré en présence
du légat pontifical. Les rénovations sont poursuivies par Eudes de
Sully (1 196-1206) et l'édifice est terminé au début du xiir siècle. Les
tours qui furent érigées entraînèrent la démolition de l'ancienne
basilique romane Saint-Étienne et permirent la découverte de reli-
ques le 4 décembre 1215. La construction de la cathédrale Notre-
Dame s'achèvera vers 1245.
L'insertion de la polyphonie au sein du rite correspond à la
volonté d'une hiérarchie ecclésiastique désireuse de réformer l'office.
Inquiet de la dégradation du service liturgique parisien à l'occasion
des fêtes qui suivaient Noël durant le mois de janvier et en particu-
lier lors de V « Office des Fous » - qui parodiait l'office et dont les
exactions exaspéraient Rome -, le légat du pape Pierre de Capuano

1 . Michel Huglo, Organum décrit, organum prescrit, organum proscrit, organum écrit, dans Polypho-
nies de tradition orale, histoire et tradition vivantes. Actes du Colloque de Royaumont, 1990, dans Michel Huglo,
Christian Meyer et Marcel Pérès (éd.), Paris, Créaphis, 1993, p. 13-21. Se reporter à Rebecca Balt-
zer, The geography of the liturgy at Notre-Dame of Paris, dans Thomas Kelly (ed.), Plainsong in the
Age of Polyphony, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 1992, p. 45-64.
2. Les documents évoquant une pratique in organo, vel triplo vel quadruplo ont ete publies
en 1932 par Jacques Handschin : Zur Geschichte Notre-Dame, Acta Musicologica, 4, 1932, p. 6-14.
Voir plus récemment Craig Wright, Music and Ceremony at Note-Dame de Paris, 500-1500, Cam-
bridge (Mass.), Cambridge University Press, 1989, p. 239-243 et 369-370. Pour exécuter V organum,
il y avait très probablement un chanteur pour chaque voix supérieure, les autres chantant le ténor.
Le nombre de chanteurs dépendait du rang de la fête, le plus grand nombre d'exécutants étant de
six.
3. Ibid., p. 238 et s. Voir les études de Michel Huglo sur la pratique polyphonique parisienne
avant le XIIIe siècle : Les débuts de la polyphonie à Paris : les premiers organa parisiens, dans
Wulf Arlt et Hans Œsch (éd.), Forum Musicologkum III, Winterthur, Amadeus Verlag, 1982, p. 93-
163 {Basler Beiträge zur Musikgeschichte, 3) ; Id., Observations sur les origines de l'École Notre-Dame,
dans Michel Huglo, Christian Meyer et Marcel Pérès (éd.), Aspects de la musique liturgique au Moyen
Âge. Actes des Colloques de Royaumont, 1986-1987-1988, Paris, Créaphis, 1991, p. 152-158.

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enjoint à Eudes de Sully de prendre des mesures coercitives. L'or-


donnance du 1er janvier traduit ainsi une nette volonté de réforme4.
En 1199, un second décret de l'évêque interdit la «Fête des dia-
cres » le 26 décembre et donne des directives pour le déroulement
de la fete de la Saint-Étienne afin d'éviter les inconvenances des dia-
cres et s'assurer de la présence de tout le clergé. Ainsi, les chanoines
recevront six deniers, les enfants du chœur deux, et pour rendre la
cérémonie plus belle encore, le graduel et l'alleluia de la messe
seront chantés en organum à deux, trois ou quatre voix. Pour cela, les
chanteurs recevront six deniers. Les répons-graduels à quatre voix
Viderunt omnes et Sederunt principes (graduels pour le jour octave de
Noël et pour la Saint-Étienne) sont donc attestés respectivement par
les décrets de 1198 et 11995.
Aux cotés des documents qui prescrivent Y organum, de nombreuses
sources musicales notées ont été découvertes et leur étude critique
menée. À partir des années 1230-1240 et jusqu'au début du
XIVe siècle, de nombreux manuscrits transmettent une vaste et riche
collection d'organa, de conduits et de motets, les trois grands
« genres » polyphoniques alors à l'honneur dans le Paris du
xiir siècle6. Les quadrupla et les tripla, dont seules les parties solistes
sont notées, occupent une place de choix dans ces manuscrits puis-
qu'ils se trouvent en début de volume ou, du moins, au début d'un
fascicule ou d'une collection indépendante7. Les quadrupla semblent
par ailleurs avoir figuré en tête dans la plupart des catalogues médié-

4. Sur l'Office de la Circoncision, voir Wulf Arlt, Ein Festoffizium des Mittellalters aus Beauvais in
seiner liturgischenund musikalischen Bedeutung, 2 vol., Cologne, A. Volk Verlag, 1970, I : p. 38 et 55-63.
Consulter également Fernand Cabrol et Henri Leclercq (éd.), Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de
liturgie, 15 vol., Paris, Letouzey et Ané, 19024-1953, II: col. 1717-1728.
5. Discussion dans Mark Everist, Polyphonie Music in Thirteenth-Century France: Aspects of Sources
and Distribution, New York, Garland, rééd. 1989, p. 1-4.
6. Le répertoire des organa comprend, outre la mise en musique à deux, trois et quatre voix
des répons de la messe et de l'office (graduel, alléluia, grand répons des vêpres et des matines) et le
Benedicamus domino qui conclut les vêpres et la plupart des autres offices, quelques chants proces-
sionnels et des clausules (portions de plain-chant nouvellement arrangées et destinées à rempla-
cer ? - à compléter ? - les anciennes versions). Voir Edward H. Rosner (éd.), Le Magnus liber
organi de Notre-Dame de Paris. Les quadrupla et les tripla parisiens, vol. 1, Monaco, L'Oiseau-Lyre,
1993. d. XIX-XXV.

7. Sources principales des tripla et des quadrupla : F (Florence, Biblioteca Medicea-


Laurenziana, Pluteo 29.1, c. 1240); W2 (Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf.
1099 Helmstad. Heinemann n° 1206, c. 1240); Wl (Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek,
Cod. Guelf. 628 Helmstad. Heinemannn 677, c. 1240).
Sources périphériques : Ca (Cambridge, University Library, MS Ff. 2.29, c. 1250) ; LoA (Lon-
don, British Library, MS Egerton 2615, c. 1240 : fase. I et III, c. 1240-1255 : fase. Il) ; Ma (Biblio-
teca Nacional, MS 20486, olim HH 167, c. 1240-1250); Mo (Montpellier, Bibliothèque inter-
universitaire, Section de médecine, MS H. 196, c. 1260-1280). D'après Edward H. Roesner (éd.),
Le Magnus liber organi..., op. dt., p. XXVI-XXXVII. Voir également Heinrich Husmann (éd.), Die
Drei- und Vierstimmingen Notre-Dame- Organa, Leipzig, Breitkopf und Härtel, rééd. 1967, p. XlII-xrv et
XIX-XX.

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vaux des bibliothèques. Outre cette disposition dans les manuscrits,


les organa tiennent une place importante au sein de la liturgie : ils ont
été composés pour les fêtes doubles, semi-doubles et de neuf leçons,
et surtout pour les fêtes de Noël, de Pâques et de l'Assomption. Sur
les soixante organa (avec clausules) contenues dans les sources, vingt-
cinq étaient destinées à ces trois fêtes. Plusieurs pièces étaient asso-
ciées à des fêtes particulièrement importantes comme la Saint-
Étienne (co-patron de la cathédrale) ou la Saint-Denis, premier
évêque de Paris.
Jouissant d'une très haute considération, le répertoire circula
dans toute l'Europe et les sources ont des origines géographiques
diverses. Les manuscrits F (ca 1240) et Mo (ca 1260-1280) ont été
copiés à Paris et il est probable qu'il en soit ainsi pour W2 (ca 1 240)
et le fascicule II de LoA (à partir de 1240). Par contre, le manus-
crit Wl n'est pas rattaché à Paris et fut exécuté pour le prieuré epis-
copal de Saint-Andrews en Ecosse où il fut très certainement copié
dans les années 1240. De même, les origines de Ca copié vers 1250,
même si elles restent inconnues à ce jour, seraient également à rat-
tacher aux îles Britanniques. Enfin, Ma fut sûrement écrit en
Espagne à partir de la seconde moitié du xine siècle. Il est donc diffi-
cile, aujourd'hui encore, de proposer une hiérarchie claire et une
chronologie dans la composition des pièces tant le répertoire des
organa apparaît complexe. Les relations entre les pièces transmises
par les sources du xiir siècle et l'église Notre-Dame de Paris en par-
ticulier ne sont pas claires. Cependant, depuis le travail de Craig
Wright, nous savons que le répertoire contenu dans le manuscrit F
entretient d'étroites relations avec la tradition liturgique de la cathé-
drale8. Le musicologue, réfutant l'interprétation historique additive
de Heinrich Husmann qui pensait que certains organa postérieurs
dans F et Wl provenaient d'ailleurs que de Notre-Dame de Paris, a
démontré que F, loin d'être un compendium, était au contraire la véri-
table collection mère et que son berceau liturgique était uniquement
Notre-Dame de Paris. Les origines de ce manuscrit sont incontesta-
blement parisiennes, sa collection est la plus vaste et sa date est rela-
tivement ancienne9.

8. Craig Wright, Music and Ceremony..., op. cit. Le manuscrit W2 copié à Paris dans les
années 1240 n'est pas directement rattaché à Notre-Dame et semble avoir été copié pour les
besoin d'une autre communauté et assimilé dans un contexte liturgique différent, peut-être Saint-
Jacques-de-la-Boucherie. Sur ces questions, voir l'édition de Thomas B. Payne, Le Magnus liber
organi de Notre-Dame de Paris. Les organa à deux voix du manuscrit de Wolfenbüttel, Hertzog August Biblio-
thek Cod. Guelf. 1099 Helms., vol. 6 a et 6 b, Monaco, L'Oiseau-Lyre, 1996, I : p. XIX-XXIX.
9. Sur ce processus de « stratification » des sources parisiennes, voir Heinrich Husmann,
Saint-Germain und Notre-Dame, dans Natalica Musicologica Knud Jeppesen, Bjorn Hjelmborg et
Soren Sorensen (éd.), Copenhage, W. Hansen, 1962, p. 31-36; Id., The enlargement of the

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En plus des sources musicales, plusieurs traités théoriques issus


de l'Université de Paris permettent également d'étudier Vorganum10.
La polyphonie parisienne a forcé l'admiration des médiévaux, et
tout au long du xiir siècle les œuvres connurent une très grande
fortune critique longtemps après leur exécution au chœur de
Notre-Dame. Invention sans précédent dans l'histoire de la
musique, le répertoire est en effet consigné dans un langage ryth-
mique inédit, la notation mesurée. Ce nouveau langage, qui sug-
gère un comptage désormais précis des valeurs de notes, a suscité
un immense engouement chez les intellectuels. De tous les élé-
ments mentionnant, transmettant ou évoquant Yorganum, c'est le
paramètre rythmique qui fit l'objet de toute leur attention, et ils
s'attachent à décrire et expliquer toujours plus précisément les
innovations des scribes. À l'aide d'un vocabulaire emprunté à la
scolastique et à ses méthodes, ils établissent des normes de lecture
et bâtissent ainsi progressivement une théorie capable d'expliquer
la notation dans laquelle les chants sont consignés. L'élaboration
de six modes rythmiques « musicaux » calqués sur ceux de la pro-
sodie définis dès 1199 par Alexande de Villedieu dans le Doctrinale
conditionne et légitime le développement de ce que l'on appellera
désormais la musica mensurabais" .
La nouvelle musique mesurée enflamma à ce point l'imagination
des érudits qu'à la fin du xiir siècle l'un d'entre eux en narre son
« histoire ». Le traité De mensuris et discantu, plus connu sous le nom
de « Traité de l'Anonyme IV », est l'œuvre d'un écolâtre anglais et
fut écrit à Paris vers 1275. Dans des pages restées célèbres, l'auteur
mentionne les noms des principaux protagonistes de la vie musicale

Magnus liber organi and the Paris's churches Saint-Germain-PAuxerrois and Sainte-Geneviève-du-
Mont, Journal of the American Musicobgical Society, 16, 1963, p. 176-203 ; Id., The Origin and Desti-
nation of the Magnus liber organi, The Musical Quarterly, 59, 1963, p. 31 1-330. Concernant le manus-
crit F, de récentes recherches montrent que certaines compositions présentent des liens avec des
usages étrangers à ceux de Paris et que le manuscrit serait une anthologie de pièces ne provenant
pas d'une institution spécifique, ni même « de Paris », mais qui fusionne plusieurs répertoires
« dont celui de l'église Notre-Dame » : voir Barbara Haggh et Michel Huglo, Magnus liber - Maius
munus. Revue de musicologie, 90, 2004, p. 193-230.
10. Cinq ouvrages principaux traitent de la nouvelle musique mesurée : De mensurabili musica
de Jean de Garlande (c. 1240-1250), Tractates de musica de Lambertus (c. 1260-1275), Ars cantus
mensurabais de Francon de Cologne (c. 1260-1280), De mensuris et discantu («Traité de l'Ano-
nyme IV», c. 1275) et De musica mensurata (Anonyme de Saint-Emmeram, c. 1279). Se reporter à
Jeremy Yudkin, Notre-Dame Theory : A Study of Terminology, Including a New Translation of the Music
Treatrise of « Anonymous IV», Ph.D., Stanford University - UMI, 1982.
11. Doctrinale (Pars III, Cap. X : De syllabarum quantitate, 1561-1569) : texte édité par Dietrich
Reichling, Das Doctrinale des Alexander de Villa-Dei, Berlin, K. Kehrbach, 1893, p. 100 (Monumenta
germanicae, 12). Sur l'émergence de la musica mensurabais, voir Edward H. Roesner, The Emergence
of Musica Mensurabais, dans Eugène K. Wolf et Edward H. Roesner (eds), Studies in Medieval Sources
and Style: Essays in Honor of Jan LaRue, New York, Madison A-R, 1990, p. 41-74.

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de l'époque, Léonin et Pérotin, le premier ayant fait le Magnus liber


organi afin de relever et embellir le service divin, le second ayant
complété et enrichi cet ouvrage dont nous n'avons aucune trace12.
Cette évocation d'un corpus polyphonique auquel sont associés les
noms de compositeurs spécifiques a eu un très grand retentissement
parmi les érudits modernes et elle a consacré la polyphonie « pari-
sienne » comme l'un des monuments les plus significatifs de l'his-
toire de la musique médiévale13. Des propos de 1' « Anonyme IV »
est donc née l'idée moderne d'une « École Notre-Dame », et la
réception moderne d'un tel témoignage n'a pas été anodine14. Le
terme d' « école », la notion d' « événement » et également les
concepts de « centre » et de « périphérie » ont ainsi été souvent dis-
cutés et révisés, car ils accordent en effet trop peu de place aux
conditions sociales et culturelles qui ont accompagné l'émergence
progressive de la musica mensurabilis15 .
La polyphonie parisienne recouvre donc un ensemble historio-
graphique complexe, regroupant plusieurs aspects qu'il s'agit de
reconnaître et de distinguer dans le temps16. Les documents promul-
gués par l'évêque de Paris prouvent que Vorganum fut chanté à partir
de 1198 au sein de la liturgie de la cathédrale Notre-Dame. Les
manuscrits remontent aux années 1235-1240 pour les plus anciens
et les traités expliquant la notation des pièces apparaissent aux alen-
tours de 1250. Considérant ces faits, force est de constater que le
répertoire chanté à la fin du xir siècle n'a pas de tradition manus-

12. Fritz Reckow (éd.), Der Musiktraktat des «Anonymous IV», 2 vol., Wiesbaden, F. Stei-
ner, 1967 (Beiheße zum Archiv ßr Musikwissenschaft, 4-5), I : chap. 1, p. 22 ; chap. 2 : p. 45-46 ;
chap. 4: p. 50; et chap. 6: p. 82. Voir Edward H. Roesner, Who made the Magnus liber?,
Early Music History, 20, 2001, p. 227-228. Sur Léonin et Pérotin, se reporter à Craig Wright,
Music and Ceremony..., op. dt, p. 281-287 et 288-293. Plus généralement, consulter le Guide de la
musique du Moyen Âge, Françoise Ferrand (dir.), Paris, Fayard, 1999, p. 153, 209-210, 225-227
et 231-234.
13. Charles Edmond de Coussemaker, L'art harmonique aux XI f et XII f siècles, Hildesheim,
G. Olms, rééd. 1964 ; Leopold Desiile, Discours, Annuaire-Bulletin de la Société de l'histoire de France,
22, 1885, p. 82-139.
14. Wulf Arlt, Warum nur viermal ? Zur historischen Stellung des Komponierens an der
Pariser Notre-Dame, dans Annegrit Laubenthal (éd.), Studien zur Musikgeschichte : eine Festschrift ßir
Ludwig Pinscher, Kassel, Bärenreiter, 1995, p. 44-48. Voir également Andreas Traub, Das Ereignis
Notre-Dame, dans Die Musik des Mittelalters, H. Möller et R. Stephan (éd.), Laaber, Laaber Verlag,
1991, p. 239-271.
15. Wulf Arlt, Peripherie und Centrum in der Geschichte der ein- und mehrstimmigen
Musik des 12. bis 14. Jahrhunderts, dans Wulf Arlt et Hans Œsch (éd.), Forum Musicologicum I,
Bern, Francke Verlag, 1975, p. 169-222 (Basler Beiträge zum Musikgeschichte, 1). Se reporter à Leo
Treitler, With Voice and Pen, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 84-102.
16. Voir à ce sujet Olivier Cullin, Laborintus, Paris, Fayard, 2004, p. 73-77 ; Id., La
musique à Notre-Dame : un manifeste artistique et son paradoxe, dans Michel Lemoine (éd.),
Note-Dame de Paris: un manifeste chrétien, 1160-1230, Turnhout, Brepols, 2004, p. 93-97 (Rencontres
médiévales européennes, 4).

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crite qui lui est contemporaine17. Notons enfin que les sources musi-
cales sont antérieures à l'explication de la notation rythmique
qu'elles contiennent : la notation est née sans l'appareil théorique
qui la décrit.
Au regard de ces informations, comment reconnaître les élé-
ments propres à nous renseigner sur la composition de Yorganum
chanté à la cathédrale Notre-Dame à la fin du xir siècle ? Selon ce
qui est attesté par les documents historiques, nous pouvons raison-
nablement arguer que la polyphonie a pu être chantée sans l'aide
de la notation18. Comment, dès lors, les chantres ont-ils réussi à
composer les grands organa, de quelles techniques disposaient-ils
afin de construire et d'agencer plusieurs voix sur un ténor non
mesuré ? Il faut distinguer la fortune critique de pièces consignées
près d'un demi-siècle après leur exécution de leurs conditions
d'élaboration.
Évoquant un répertoire chanté et mentionné comme tel dans les
décrets du chapitre de la cathédrale, plusieurs passages dans les trai-
tés de Jean de Garlande (De mensurabili musica) et de 1' « Ano-
nyme IV » (De mensuris et discanta) concernent les modes de composi-
tion des tripla et des quadrupla.
Parmi les ouvrages issus de l'Université de Paris, le traité De
mensurabili musica de Jean de Garlande (ca 1240) est le premier à
tenter de formuler de manière claire et d'expliquer de façon systé-
matique la musica mensurabais. L'auteur, membre de la Faculté des
Arts de l'Université de Paris, musicien, poète et grammairien,
évoque la polyphonie alors en usage dans le deuxième quart du
xiir siècle et développe des théories originales sur la musique
mesurée19. Premier théoricien majeur à s'être intéressé à la poly-
phonie parisienne, son traité sur la musique mesurée montre un
homme fervent commentateur et admirateur de Yorganum. Pour la
première fois, le paramètre rythmique y occupe une place de pre-
mière importance. Sa formulation d'une théorie de la polyphonie
annonce le développement d'un vaste corpus théorique et l'élabo-
ration progressive du système mensural. Son traité influencera ainsi
les ouvrages de Lambertus, de 1' « Anonyme IV », de 1' « Anonyme

17. Rebecca Baltzer, Notre-Dame manuscripts and their owners : Lost and founds, The Jour-
nal of Musicology, 5, 1987, p. 380-399.
18. Craig Wright (Music and Ceremony..., op. cit., p. 33) et Anna-Mana Busse-Berger, Mnemo-
technics and Notre-Dame polyphony, The Journal of Musicolopy, 14, 1996, p. 263-298.
19. Sur la personnalité de Jean de Garlande, voir William G. Waite, Johannes de Garlandia,
Poet and musician, Speculum, 35, 1960, p. 179-185 ; Christian Meyer, Musica plana Johannis de Gar-
landia, Baden-Baden, Körner Verlag, 1998 (Sammlung Musikwissenschaftlicher Abhandlungen, 91) ;
Pamela Whitcomb, Teachers, booksellers and taxes : Reinvestigating the life and activities of
Johannes de Garlandia, Plainsong and Medieval Music, 8, 1999, p. 1-13.

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de Saint-Emmeram » et, dans une moindre mesure, Y Ars cantas men-


surabilis de Francon de Cologne.
Dans son traité entièrement consacré au rythme et à l'expli-
cation de la notation, Jean de Garlande évoque toutefois à plusieurs
reprises le facteur mélodique en présentant plusieurs techniques
d'ornementation et d'embellissement (colores) employées dans les
grands organa. Dans les chapitres 1 5 et 1 6 du De mensurabili musica, le
théoricien donne trois procédés de répétition mélodique (colores) uti-
lisées dans les parties supérieures20 : le color in ordinatione et 'à.florifica-
tio vocis sont des ornementations affectant une seule voix,, la repetitio
diversae vocis permet de structurer plusieurs parties entre elles
(échange de motifs entre les voix). Jean de Garlande précise que ces
ornements permettent d'élaborer un passage musical attrayant,
réussi21 :

« Color est la beauté du son ou phénomène auditif par l'intermédiaire


de quoi le sens de l'ouïe prend plaisir. »22
« Et il [le color] se fait de bien des manières, soit au moyen d'un
son ordonné [sono ordinato], soit par l'ornementation du son [in florificatio
soni], ou au moyen d'une répétition dans la même voix ou dans une
autre [repetitione einsdem vocis vel diversae]. »23

Sono ordinato (ou color in ordinatione) est la répétition d'une note


dans un motif progressivement étage sur une quinte ou dans une
succession de formules parallèles. Florificatio vocis est la répétition
d'une ou de plusieurs notes dans un mouvement mélodique
conjoint. Ces deux techniques sont des ornementations simples
d'une voix supérieure.
La repetitio diversae vocis (ou « chiasme ») est un échange entre les
voix supérieures permettant d'agencer les parties entre elles. Le color
et les colores sont employés par Jean de Garlande pour désigner de
façon générale un embellissement mélodique, en particulier par le
moyen de la répétition24. Associée aux notions de reconnaissance, de

20. Édition du traité de Jean de Garlande : Erich Reimer, Johannes de Garlandia : De mensurabili
musica, 2 vol., Wiesbaden, F. Steiner, 1972 (Beihefle zum Archiv fiir Musikwissenschaft, 10-11), chap. 15
et 16 du manuscrit F-Pn lat. 16663 (éd., p. 94-97).
21. Plus de développements dans Guillaume Gross, Le color dans la théorie musicale au
XIIIe siècle : implications et enjeux, dans Guillaume Gross et Laurine Quetin (éd.), Les enjeux de la
traduction, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2003, p. 35-58 (Études doctorales, Y).
22. Color est pulchritudo soni vel obiectum auditus, per quod auditus suscipit placentiam (éd. de Erich
Reimer, op. cit., p. 95).
23. Et fit [color] multis modis : aut sono ordinato, aut infiorificatione soni, aut in repetitione eiusdem vocis
vel diversae (éd. de Erich Reimer, op. cit., p. 95).
24. Pour une appréciation du terme color (n.m. -es) dans la théorie musicale du Moyen Age,
voir Mickael Bernhard (éd.), Lexicon musicum latinum medii aevi : Wörterbuch der lateinischen Musiktermino-
logie des Mittelalters bis zum Ausgang des 15. Jahrhunderts, fase. 5, Munich, Verlag der Bayerische Aka-
demie der Wissenschaften, 2001, col. 550-559.

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618 Guillaume Gross

beauté et de plaisir, la repetitio donne à entendre un son connu et


savoureux :

« La répétition de la même [note/voix] est le color qui fait qu'un pas-


sage (ou un son) inconnu devient connu ; et, grâce à cette reconnais-
sance, l'audition procure du plaisir25. Faites des colores plutôt que des
sons inconnus et plus il y aura de colores, plus le son sera connu, et s'il
est connu, il plaira. »26

L' « Anonyme IV » dans le De mensuris et discantu évoque lui aussi


les colores à propos des chants à trois et quatre voix. Il mentionne
cinq pièces qui contiennent, dit-il, des colores (pulchritudines) « en
abondance » : les quadrupla Viderunt et Sederunt, les tripla Alleluia V.
Dies sanctificatus, V. Nativitas, V. Posui adiutoriurri27 .
Jean de Garlande et 1' « Anonyme IV » mentionnent les colores
au sujet d'un répertoire qui leur est déjà bien antérieur. Soumettant
le fait musical à leur appréciation a posteriori, les auteurs transfèrent
dans la théorie une terminologie jusque-là exclusivement réservée
au trivium. À la fin du XIIe siècle, les termes color et colores sont en effet
spécifiquement rattachés au champ de la grammaire et de la rhéto-
rique et renvoient plus précisément à la théorie de Yornatus. Il existe
cependant un problème de terminologie en ce qui concerne les figu-
res durant la période médiévale et elles ont reçu de multiples appel-
lations : scheme, trope, color20. Lorsque Sénèque écrit les dix livres
de son Oratorum et rhetorum sententiae, divisiones et colores durant le pre-
mier quart de notre ère (ouvrage connu au Moyen Âge sous le nom
de Declamationes), le terme color ne fait pas encore référence aux figu-
res de rhétorique. Il indique seulement la tentative de l'orateur de
créer un certain ton, de donner une certaine couleur de style à son
argumentation29. Dans le sens de « figure », il devient commun au
tournant du xir et du xiir siècle, et, dès lors, il est de coutume de se

25. Repetitio eiusdem vocis est color f adens ignotum sonum esse notum, per quant notitiam auditus suscipit
placentiam (éd. de Erich Reimer, op. cit., p. 95).
26. Tertia regula est : pone cobres beo sonorum proportionatorfum] ignotorum, et quanto magis cobres, tanto
sonus erit magis notas, et si fiierit notus, erit placens (éd. de Erich Reimer, op. cit., p. 97).
27. Texte dans Fritz Reckow (éd.), Der Musiktraktat des « Anonymous IV »..., op. cit., I :
chap. 2, p. 46, et chap. 6, p. 82.
28. James J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages. A History of Rhetorical Theory jrom Saint Augustine
to the Renaissance, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1974, p. 20. Sur les diverses
appellations des figures, voir p. 182.
29. Mireille Armisen-Marchetti, « Sapientone facies ». Études sur les images de Sénèque, Paris, Les
Belles Lettres, 1989, p. 332-335 (Études anciennes, 58). Définition du terme cobr, -oris, n.m : Albert
Biaise, Dictionnaire latin-fiançais des auteurs chrétiens, Paris, Librairie des Méridiens, 1954, p. 170 (orna-
tus, p. 585) ; Charles Du Fresne Du Cange, Gbssarium mediae et infimae latinitatis, 10 vol., Paris,
Librairie des Sciences et des Arts, rééd. 1937, IV, p. 416 ; Thesaurus linguae latinae, 9 vol., Iipsiae,
1900-1980, III, col. 1713-1722.

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Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris 619

référer aux figures par le terme colores™. Voyons maintenant si la


répétition est une figure (color) de rhétorique. Dans le traité Graecis-
mus d'Evrard de Béthune (1212), elle fait partie des vingt-trois colores
de rhétorique. Affinons la définition : Geoffrey de Vinsauf, dans sa
Poetria nova, classe la repetitio parmi les ornements de style apparte-
nant aux colores de rhétorique en tant que figure d'ornementation31,
et Jean de Garlande dans le De arte prosayca, metrica et rithmica situe la
répétition parmi les colores concernés par le rythme et la métrique32.
La répétition est un ornement de style (ou figure d'ornemen-
tation, domaine de Yelocutio) faisant partie des figures de rhétorique
- parmi lesquelles les figures de mots, au sein de Vornatus facile,
occupent une place importante - et participant au domaine de la
métrique et du rythme. Le phénomène de la répétition peut lui-
même se diviser en différentes figures de style. Le traité Rhetorica ad
Herennium donne ainsi soixante-cinq figures de rhétorique dont vingt
figures de pensées et quarante cinq figures de style (de diction) elles-
mêmes divisées en dix tropes et trente-cinq figures de mots33. Parmi
ces dernières, plusieurs concernent la répétition : repetitio, convenio,
complexio, conduplicatio, conpar (isocolon), commutatio et gradatio auxquelles
nous pouvons ajouter Vanadiplosis et Vepanodos.
Ces colores de répétition sont des techniques ornementales abon-
damment utilisées dans le milieu clérical du XIIe siècle afin de com-
poser un discours. Les critères de l'élégance poétique évoluent en
effet progressivement et les auteurs saturent leurs compositions des
nombreuses figures de l'élocution. La valeur d'une œuvre littéraire
est désormais mesurée à l'aune des colores qu'elle contient et propor-
tionnée à la virtuosité avec laquelle on les emploie. C'est de cette
mutation-là dont prennent acte les arts poétiques34. Manuels didacti-
ques, fonctionnels, les arts poétiques forment un ensemble de traités
qui s'étend environ de la seconde moitié du xir siècle à la seconde
moitié du xiir siècle, bien que les Rhetorici colores d'Onulphe de Spire
(ca 1050), le De ornamentis verborum de Marbode (ca 1075, avant 1096)
et la Poetria de Mathias de Iinköping (av. 1350) soient généralement
considérés comme faisant partie des arts poétiques35. Textes écrits en

30. Merci à Tean-Yves Tilliette pour ses précieuses remarques.


31. James J. Murphy, Rhetoric in the Middle Aees..., op. cit., p. 151-152 et 170-172.
32. Giovanni Mari (éd.), / trattati medievali di ritmica latina, Bologne, Forni, rééd. 197 1 , p. 47-48.
33. Tames T. Murphy, Rhetoric in the Middle Açes..., op. cit., p. 170-172.
34. Voir l'ouvrage fondamental de Jean- Yves Tilliette, Des mots à la Parole. Une lecture de la
Poetria nova de Geoffrey de Vinsauf, Genève, Droz, 2000, p. 10-11 et 26-27 (Recherches et Rencon-
tres, 16). Voir également Pascale Bourgain, Théorie littéraire. Le Moyen Age latin, dans Jean Bes-
sière (éd.), Histoire des poétiques, Paris, PUF, 1997, p. 35-55.
35. Douglas F. Kelly, The Arts ofPoetry and Prose, Turnhout, Brepols, 1991, p. 12, 110-111 et
139 et s. (Typologie des Sources du Moyen Âge occidental, 59). Se reporter à l'ouvrage d'Edmond Farai
(éd. et étude), Les arts poétiques du Xlf et du XII f siècle, Paris, Champion, rééd. 1962.

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620 Guillaume Gross

latín, en vers ou en prose, la plupart des artes poeticae furent écrits


entre 1170 et 1280. Vers 1175, Mathieu de Vendôme compose Y Ars
versificatoria et entre 1 170 et 1200 fut produit le traité anonyme « de
Saint-Omer ». Ensuite, les ouvrages de Geoffrey de Vinsauf voient
le jour au tout début du xiiP siècle : Summa de colorions rhetorici, Tria
sunt circa quae..., Poèmes sur l'interdit de l'Angleterre, Documentum de modo et
arte dictandi et versificandi (apr. 1213) et surtout la Poetria nova (ca 1 208-
1213). Durant cette même période, Evrard l'Allemand écrit Laborin-
tus (apr. 1213), Gervaise de Melkley compose Pyrame et Thisbé et Y Ars
versifica[to]ria (ca 1215). Jean de Garlande enfin, dans le deuxième
quart du xine siècle, produit Parisiana Poetria, De arte prosayca, metrica et
rithmica et Epithalamicum beatae Mariae virginis (ca 1229) puis Exempla
Honestae vitae (ca 1257-1258). Quelques opuscules viennent s'ajouter à
ces textes : l'epître Ymmoni fiatri, post abbati, de lege dictamen ornandi et le
prologue du Liber benedictionum écrits vers 1060 par Eckehard IV, De
apto genere dicendi de Marbode et un court texte anonyme contenu
dans un manuscrit de la Bibliothèque de Saint-Omer commençant
par les mots Debemos cunctis proponer e^. Enfin, bien que ne faisant pas
partie des « arts poétiques », le succès et la popularité du Doctrinale
d'Alexandre de Villedieu (1199) et du Graecismus d'Evrard de
Béthune (1212) incitent à les inclure dans cette liste de manuels
didactiques très utilisés au xine siècle.
Ces traités s'intéressent à tous les aspects de l'art littéraire et sont
les textes les plus directement utilisables, relayant les vieux commen-
taires de Donat ou de Priscien. À vocation utilitaire et pédagogique,
ils constituent un véritable florilège de procédés ornementaux et de
techniques narratives. Les principales sources de leur enseignement
sont le De Inventione de Cicerón, les quatre livres de la Rhetorica ad
Herennium, YÉpître aux Pisons ou Art poétique d'Horace et peut-être cer-
tains Rhetores latini minores*1. Les arts poétiques forment un corpus
relativement bien délimité. Leur cohésion est due aux sources dont
ils se réclament, à la doctrine et aux préceptes qu'ils prônent, aux
méthodes d'enseignement et aux techniques d'apprentissage qu'ils
recommandent.
Les arts poétiques connaissent un véritable essor durant les xir-
xiif siècles et sont des textes très prisés dans les écoles. L'appren-

36. Ibid., p. 47.


37. Pascale Bourgain, Théorie littéraire..., op. cit., p. 35-55. L'auteur ajoute à cette liste
Quintilien et avance pour les auteurs du IVe siècle les noms de Donat, Servius et Diomède. Voir
Jean- Yves Tilliette, Des mots à la Parole..., op. cit., p. 23-28. Dans ce dernier ouvrage, se reporter
p. 42-46 pour l'influence de Y Art poétique d'Horace sur les arts poétiques ainsi qu'à Douglas
F. Kelly, The scope of the treatment of composition in the twelfth- and thirteenth-century arts of
poetry, Speculum, 41, 1966, p. 261-278.

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Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris 62 1

tissage des ornements occupe une place très importante dans ces
ouvrages38 et, afin que l'orateur puisse dominer sa matière en abon-
dance, ils proposent de nombreuses techniques d'embellissement,
parmi lesquelles les figures de la répétition39. En voici un bref
exposé.
- La repetitio est la reprise d'un même motif en début de section :
« Tune duos una, saevissima vipera, cena ? Tune duos ? »40
- La conversio est la reprise d'un même motif en fin de section :
« O malum ! Miserum malum ! Miserabile malum ! »41
- La complexio est répétition d'un même motif au début et à la
fin : « Qui duo sunt unum ? Duo nos. Qui corpore distant / Non
animo ? Duo nos. Qui cor idem ? Duo nos. »42
- Uepanodos est utilisation d'un motif qui peut se dire dans un
sens ou dans un autre : « Finis venit, venit finis. >>43
- La conduplicatio consiste à répéter un ou plusieurs motifs dans
un même membre de phrase : « Die, homo perdite, perdite die,
cur negligis ilium, / Ilium, qui pro te mortis amara bibit. »44
- Uanadiplosis est la répétition d'une formule permettant de
lier deux propositions : « Nummis istorum caret alter et alter
abundat. »45
- La gradatio consiste à répéter un même motif sur des degrés
différents : « Hic quaecunque videt cupit, et quaecunque cupi-
vit / Allicit. Allectam vitiat, prodit vitiatam. »46

38. Les traités, surtout à partir de la fin du XIIe siècle (y Ars versificatoria de Mathieu de Ven-
dôme ou la Poetria nova de Geoffrey de Vinsauf), s'intéressent tout particulièrement aux effets que
la poésie peut tirer de l'emploi de certaines figures décrites par le quatrième livre de la Rhetorica ad
Herennium et en particulier celles relatives à la répétition.
39. Pour la classification des figures, les arts poétiques s'inspirent essentiellement du livre IV
de la Rhetorica ad Herennium. Voir James J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages..., op. at, p. 365-375 :
recension des figures et définitions d'après l'édition et la traduction de Harry Caplan, Rhetorica ad
Herennium Libri IV de rations dicendi, Londres, Loeb Classical Library, 1954, p. 275-405. Pour les
tableaux de correspondances entre la Rhetorica ad Herennium et les arts poétiques, se reporter à
Edmond Farai. Les arts boétiaues.... où. cit.. v. 52-54.
40. Mathieu de Vendôme cité par Franco Munari (éd.), Ars versificatoria, 3 vol., Rome, Storia
e letteratura. 1977-1988. Ill : d. 167. 5 (Studi e Testi, 171).
41 . Geoffrey de Vinsauf (Poetria nova) cité par Edmond Farai, Les arts poétiques..., op. cit., p. 23 1 .
42. Jean de Garlande (Parisiana poetria) cité par Traugott E. Lawler (éd. et trad.), The Pari-
siana Poetria of John of Garland, New Haven, Yale University Press, 1974, p. 1 14. La conduplicatio se
combine ici avec la repetitio.
43. Figure proche de la conduplicatio, Vepanodos se rapproche également des versus recurrentes. Le
procédé n'est pas décrit en tant que tel dans les arts poétiques. L'exemple est issu de l'ouvrage de
Leonid Arbusov, Colores rhetorici, Göttineren, Vandenhoeck und Ruprecht, 1948, p. 39.
44. Evrard l'Allemand (Laborintus) cité par Edmond Farai, Les arts poétiques..., op. cit., p. 355.
45. Alexandre de Villedieu (Doctrinale) cité par Dietrich Reichling (éd.), Das Doctrinale...,
op. àt. (n. 1 1), p. 164. Comme Yepanodos, Yanadiplosis se combine avec d'autres techniques de répéti-
tion comme la repetitio, la conversio, la complexio ou la conduplicatio. Elle est peu décrite dans les arts
poétiques.
46. Marbode (De ornamentis verborum) cité dans la Patrologie latine, 171, col. 1687-1692, n° 17.

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622 Guillaume Gross

- La commutatio est un échange entre les voix : « Nulla tacenda


loqui uel nulla loquenda tacere. / Quis sapiens iubeat quisque
iubens sapiat ? »47
- Uisocolon (conpar) est renonciation de plusieurs membres de
phrases de même longueur : « Turba colorum, plebs violaram,
pompa rosarum / Induit hortos, purpurai agros, pascit ocellos. »48
Dans les organa à trois et quatre voix, ce sont des techniques
similaires d'ornementation qui sont systématiquement utilisées49. Les
chanteurs réinvestissent ces procédés dans leur discours musical. Ils
répètent un motif identique en début de phrase (repetitio) ou en fin
de phrase (conversio) et peuvent combiner les deux techniques (com-
plexio), ils chantent une formule dans un sens puis dans un autre
(epanodos) ou l'énoncent plusieurs fois dans une même section (condu-
plicatio). Encore, ils savent donner une figure à la fin d'une proposi-
tion puis la redire au début de la suivante (anadiplosis) ou répéter un
mouvement mélodique sur des degrés différents (procédé de la
« marche » ou gradatio auxquel s'apparentent les deux premiers
exemples de Jean de Garlande, color in ordinatione et florificatio vocis).
Enfin, ils peuvent procéder à un échange entre les voix {repetitio
diversae vocis ou chiasme, troisième exemple de Jean de Garlande) ou
réussir à trouver deux membres de phrase de même longueur (isoco-
lon) selon le principe « ouvert-clos » (question-réponse).
La répétition mélodique organise et structure la polyphonie selon
des schémas similaires à ceux de la rhétorique. Opérant à petite
échelle, l'ornementation joue également sur une plus grande échelle
et divise le discours musical en plusieurs grandes propositions mélo-
diques. La redite de figures permet de construire de larges blocs
ayant chacun leur propre caractère mélodique, variant ainsi le pro-
pos afin d'en ménager les effets. De la figure à la phrase, de la
phrase au bloc puis sur l'ensemble de la composition, l'on découvre
un discours musical fondé sur les colores et la repetitio. Uorganum se
présente comme un jeu complexe fait de figures imbriquées, combi-
nées entre elles où les possibilités de variation, de construction sont
infinies. Entre deux consonances, les chantres développent une idée
ornementale et la saturent dans un dialogue sans cesse renouvelé.

47. Evrard de Béthune (Graecismus) cité par Ioh Wrobel (éd.), Eberhardi Bethuniensis Graecismus,
Bratislava, G. Koebneri, 1887, p. 15 (Corpus grammaticorum medii aevi, 1).
48. Extrait du Traité anonyme de Saint-Omer cité par Charles Fierville (éd.), Notices et extraits des
manuscrits de la Bibliothèque de Saint-Omer (nos 115 et 710), Paris, Imprimerie nationale, 1883, p. 64,
n° 81.

49. Exemples musicaux et analyse technique dans Guillaume Gross, Z/organum à Notre-Dame
de Paris au Xlli siècle. Étude sur les modes d'élaboration d'un genre musical, 2 vol., thèse de doctorat, Univer-
sité François-Rabelais de Tours, 2004, 730 p. Voir également : La repetitio dans les organa quadruples
de Pérotin : nature rhétorique de l'organisation du discours musical, Musurgia, 8, 2001, p. 7-29.

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Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris 623

Cette disputatio polyphonique oriente la composition vers un très


haut degré de contraintes et certains chantres aguerris dans la pra-
tique du chant organai ont réalisé un véritable « tour de force » lors
des grandes fêtes liturgiques de la cathédrale Notre-Dame. Les chants
à trois et quatre voix sont de grandioses réalisations que seule une
élite de clercs virtuoses, rompus à l'exercice de la mémoire et experts
dans l'art de manier la langue latine, pouvait réussir. Il ne s'agit pas
vraiment d'une similitude de procédés mais plutôt d'une « transposi-
tion » musicale inspirée des figures de la poétique. Les chantres ont
opéré un décalque réfléchi ; ils ont réinventé, réinvesti des schémas
rhétorique d'ornementation dans leur discours musical grâce à un
sérieux effort de mémoire. L'étude de cette transposition musicale
s'articule autour de deux points : la place fondamentale accordée
dans la culture médiévale à la mémoire50 et l'apprentissage virtuose
de la langue latine placé au cœur de l'enseignement clérical. Plusieurs
aspects doivent être évoqués. D'abord, une culture qui est profondé-
ment ancrée dans l'oralité et fondamentalement mémorielle. Ensuite,
l'usage dans la musique comme dans la poésie des techniques de la
versification à des fins didactiques et mnémotechniques.
La société traditionnelle du ouï-dire, de l'oral s'habitue lente-
ment, progressivement à manier l'écrit au cours des xir et xiir siè-
cles. Le « tope-la » rural, la parole donnée ; voici ce qu'il reste
encore de nos jours d'une culture profondément ancrée dans le
geste et la parole. Une promesse orale, un simple geste ont « force
de loi » et l'écrit est de peu d'utilité : « Quand ils existent, les enga-
gements écrits ne sont pas premiers, ils viennent seulement ratifier
un geste et une parole vive. »51 Si l'écrit prend peu à peu de
l'importance dans l'enseignement au xiir siècle, en particulier avec
la naissance de l'Université, il n'a cependant pas remplacé
l'improvisation et la transmission orale : les phénomènes ne sont pas
opposés mais complémentaires. L'écrit est intégré d'abord et essen-
tiellement par le biais de la mémoire, il ne la remplace pas52. Le
livre est utile. Sur place, il peut subvenir à une possible défaillance
de l'orateur ; emporté, il permet à la mémoire d'être transportable
et transmissible. Le livre est un moyen parmi d'autres de se souvenir

50. Frances Yates, L'art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975, pour la traduction française. Se
reporter aux deux ouvrages fondamentaux de Mary J. Carruthers, Le livre de la mémoire, Paris,
Macula, 2002, pour la traduction française, et Machina memorialis, Paris, Gallimard, 2002, pour la
traduction française.
51. Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l'Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990,
p. 16.
52. Patrick Geary, Mémoire, dans Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt (dir.), Dictionnaire
raisonné de l'Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, p. 684-697. Voir Mary J. Carruthers, Le livre de la
mémoire, op. cit., p. 19-20.

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624 Guillaume Gross

d'un texte, d'approvisionner et de jalonner sa mémoire. Chacun


doit donc savoir mobiliser adroitement sa mémoire, et un règlement
de la Faculté de Paris du xine siècle précise : « Nous n'interdisons
pas qu'un bachelier puisse apporter quelque chose qui puisse, s'il y
a nécessité, lui remettre en mémoire quelques difficultés touchant sa
question ou quelques développements. »53 De même, l'auteur ano-
nyme du traité De mensuris et discanto qui fut étudiant à Paris dans le
dernier quart du xiir siècle rappelle que « (...) chacun devait pou-
voir mobiliser adroitement sa mémoire »54.
L'importance d'apprendre par cœur est constamment soulignée
durant tout la période médiévale55. Retenir beaucoup de textes cor-
rectement énoncés avant de s'exprimer soi-même est recommandé à
toutes les époques comme en témoignent les statuts de 1 254 pour le
Collège des Bons-Enfants. L'évêque de Troyes Jean Léguisé, s'il ne
donne guère de précisions sur le contenu de l'enseignement, veille
ainsi à rappeler la nécessité d'apprendre « par cœur » et régulière-
ment de nombreuses choses. Les élèves doivent retenir les Heures
de la Vierge pour les réciter les jours de fête et pendant les vacan-
ces. Lorsqu'ils avaient suffisamment bien récité leur « Donat » de la
veille, bien écouté leur « Donat » du jour, ils se livraient ensuite à
un exercice écrit56.
Avant le xiir siècle et la constitution de l'Université, nous
connaissons peu de choses concrètes sur les manières dont étaient
conduits les enseignements et comment s'effectuaient les apprentis-
sages. Beaucoup de questions demeurent sur les écoles-cathédrales,
sur leur fonctionnement pratique, concret. De ces écoles désormais
installées dans la cité, nous n'avons pas d'archives propres, de sta-
tuts, de matricules ou de registres de délibération.
Il reste les écrits théoriques des maîtres qui, s'ils peuvent nous
éclairer sur la doctrine, ne permettent pas de saisir les méthodes
concrètes employées par les professeurs. Seuls quelques rares textes
nous permettent d'entrevoir comment l'enseignement essentielle-

53. Passage cité par Pierre Glorieux : L'enseignement au Moyen Âge. Techniques et mé-
thodes en usage à la Faculté de théologie de Paris au XIIIe siècle, Archives d'histoire doctrinale et litté-
raire du Moyen Âge, 35, 1968, p. 166.
54. Que quidem omnia débet subtilitis subtiliter in memoriam reducere, etc. L' « Anonyme IV » (De men-
suris et discantu) cité dans Fritz Reckow (éd.), Der Musiktraktat des Anonymous IV..., op. cit. (n. 12), I : p. 6.
55. Sur l'importance de la mémoire dans les techniques d'enseignement - en particulier,
l'utilisation des dialogues entre maîtres et élèves tels qu'on les rencontre dans les écoles insulai-
res -, voir le témoignage d'Aelfric Bata dans Pierre Riche, Le rôle de la mémoire dans
l'enseignement médiéval, dans Bruno Roy et Paul Zumthor (éd.), Jeux de mémoire. Aspects de la mné-
motechnie médiévale, Montréal, Presses de l'Université, 1985, p. 139.
56. Jacques Chauraud, Quelques aspects de 1 enseignement medieval en Champagne (XIII -
XIVe siècles) dans Phililogie et histoire jusqu'à 1610. Actes du 95e Congrès national des sociétés savantes (Reims,
1970), Paris, CTHS, 1975, p. 101-106.

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Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris 625

ment oral se déroulait57. Jean de Salisbury, dans son Metalogicon,


raconte de quelle façon, au sein de l'École de Chartres, Bernard
conduisait ses leçons dans la première moitié du xir siècle. L'ap-
prentissage est fondé sur la mémoire et le par-cœur, le maître invi-
tant à lire attentivement récits et poèmes, exigeant régulièrement de
chacun « (...) qu'il se mette quelque chose dans la mémoire en guise
de devoir quotidien »58. L'enseignement repose essentiellement sur
des exercices oraux sans recours à l'écriture. Celle-ci n'était pra-
tiquée par les maîtres et les étudiants qu'en dehors des salles de
cours pour annoter un manuscrit, préparer une lectio, et elle était
presque exclusivement réservée à des scribes professionnels ou des
« reportateurs » occasionnels. Si le disciple n'arrive plus les mains
vides, ne comptant que sur sa mémoire pour tout enregistrer, la
pratique mémorielle continue à jouer un rôle primordial aux xir et
xiir siècles : le maître lit, l'élève écoute59.
Cette culture encore profondément ancrée dans l'oralité qui
accorde toute son importance à la mémoire témoigne de la volonté
de transmettre un héritage. « Vous ferez cela en mémoire de
moi » : se souvenir, c'est d'abord commémorer un événement dont
l'expression sans cesse renouvelée échoie au clerc60. Ce travail de
mémoire affirme aussi très fortement ses liens avec le modèle
antique. Quintilien, dans son ouvrage Institutio oratoria, rappelle que
la mémoire fonde toute discipline et il note son caractère primor-
dial et son essence spirituelle. L'auteur de la Rhetorica ad Herennium
traite de la mémoire en considérant d'emblée que l'importance des
techniques et des préceptes en ce domaine est un fait établi et que,
« (...) si nos occupations nous détournent quelquefois des autres
études, aucun motif ne peut nous éloigner de celle-ci»61. Chez les

57. Il s'agit du texte d'Abélard (Histoire de mes malheurs) et du témoignage de Jean de Salis-
bury (Metalogicon). Voir Jacques Verger, Culture, enseignement et société en Occident aux XI f et XII f siècles,
Rennes, PUR, 1999, p. 29-41.
58. Metalogicon I, XXIV (De usu legendi et praelegendi et consuetudine Bernardi Carnotensi, et sequa-
ciumn ejus). Texte dans Clement G. J. Webb (éd.), Ioannis Sareberiensis Episcopi Camotensis Metalogicon,
Oxford, Oxford University Press, 1929, p. 55-56 (consulter également la Patrologie hune, 199,
col. 854-855). Sur la pédagogie de Bernard de Chartres, se reporter à Daniel McGarry, The Meta-
logicon of John of Salisbury, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1955, p. 1-72. Plus
généralement, voir Alfred Brunet, Gérard Paré et Pierre Tremblay, La renaissance au Xlf siècle. Les
écoles et les enseignements, Paris, J. Vrin, 1933, p. 113-115, et Peter Dronke, New approaches to the
School of Chartres, Anuario de Estudios medievales, 6, 1969, p. 117-140.
59. Michael T. Clanchy, From Memory to Written Record, 1066-1300, Oxford, Blackwell, rééd.
1994, p. 266-271.
60. Alain Boureau, L'événement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Age, Paris, Les Belles Lettres,
1993, p. 10. Le terme issu du grec kléros est employé dans le sens général d' « héritage » dans le pre-
mier Epître de Pierre, avant d'évoluer au cours du IIIe siècle (Bible de Jérusalem, p. 1755-1759).
61. Texte cité et traduit par Guy Achard, Rhétorique à Herennius, Paris, Les Belles Lettres,
1997, p. 126. La mémoire est traitée dans le Livre III, 28-40 (éd., p. 118-126).

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626 Guillaume Gross

hommes de l'Antiquité et du Moyen Âge, la memoria est respectée


et prestigieuse. Elle est la preuve d'un comportement humain supé-
rieur, et la maîtrise des techniques de mémorisation est exigée des
clercs médiévaux.
Commémoration liturgique, commémoration laïque, la mémoire
participe à tous les domaines de l'activité humaine, elle est de toutes
les manifestations. La mémoire est collective et referentielle, consti-
tuant le facteur presque unique de cohérence dans un monde où
le livre reste rare. Chacun doit se rappeler ce qu'il apprend.
Entendre et se souvenir : la fidélité à la mémoire est une constante
durant tout le Moyen Âge. Frances Yates a montré comment
l'ancien art de la mémoire était très assidûment pratiqué durant
toute la période médiévale62 et Mary J. Carruthers démontre que la
culture du Moyen Âge était fondamentalement mémorielle « (...) à
un degré aussi écrasant que la culture moderne de l'Occident est
documentaire (...) »63. Non seulement la mémoire s'inscrit dans un
ensemble de pratiques institutionnalisées, mais encore elle est une
des modalités de la culture médiévale, c'est-à-dire conditionnant et
rendant possible des comportements particuliers. Grâce aux travaux
de Mary J. Carruthers, beaucoup de choses que nous tenions pour
impossibles apparaissent aujourd'hui plausibles64. Composer des
œuvres difficiles entièrement de mémoire est un comportement
attendu et admiré. On attend du clerc qu'il sache inventer son
matériau à l'avance et surtout sur le moment, devant réussir une
composition magistrale, « celle qui (...) jaillit d'un sens naturel d'où
vient que, sans même penser à la théorie, le génie applique les
règles d'instinct et fait des trouvailles heureuses »65. Il est considéré
comme une nécessité morale de produire ses discours par cœur et
cela n'est pas différent en musique, les cantores devant être capables
de chanter par cœur et d'exécuter de mémoire leur art virtuose.
Seule la musique chantée de mémoire possède une dimension
éthique et l'exécution polyphonique de cette manière constitue un
sommet de l'art musical.
La musica mensurabilis est née de cette préoccupation de la
mémoire, et les relations entre les arts poétiques et la technique

62. L'auteur de L'art de la mémoire donnait cependant l'impression que tout intérêt savant
pour la mémoire artificielle au Moyen Age résultait d'une implication dans l'occulte. Mary J. Car-
ruthers a montré au contraire qu'il s'inscrivait dans une tradition courante.
63. Mary J. Carruthers, Le livre de la mémoire, op. cit., p. 18.
64. Ibid., p. 8 : «Jusque-là, mes présupposés m'incitaient à croire que de tels exploits [com-
poser de mémoire] s'observaient sans doute dans des sociétés primitives, mais n'avaient rien pour
séduire des érudits lettrés, férus de logique. »
65. Gervais de Melkley (Ars versificatoria) traduit par Edgar De Bruyne, Études d'esthétique médié-
vale, 2 vol., Paris, A. Michel, rééd. 1998, I : p. 387.

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Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris 627

musicale s'articulent autour des procédés de mémorisation et des


techniques de la versification.
Les xir et xiir siècles montrent un très grand intérêt pour la ver-
sification dans tous les domaines66. Les lettrés, victimes d'une « véri-
table fureur de la versification », mettent de très nombreux traités
en vers pour des raisons didactiques et mnémotechniques67. La ver-
sification occupe la première place dans les exercices scolaires, et
c'est la méthode la plus commune de mémorisation. Les catalogues
rimes des librairies médiévales étaient ainsi mémorisés par les
clercs, et il est fréquent que le poète présente dans son prologue le
matériel en vers afin qu'on se le rappelle mieux. La mise en vers est
couramment employée à des fins didactiques et mnémotechniques.
Le mètre est clair - bref, il autorise un apprentissage plus aisé. La
mémoire se réjouit de la concision et du petit nombre. Ainsi, diviser
le propos en une suite de courts segments mis bout à bout assure
une mémorisation solide, et Hugues de Saint- Victor, dans le Didas-
calicon, rappelle que, de cette façon, l'esprit peut appréhender numé-
riquement et de façon ordonnée de longs passages68.
À cette méthode très commune de mémorisation par ordo et divi-
sio qui sont des traits essentiels de la musique mesurée69, s'ajoute le
phénomène de l'ornementation. Les techniques de la versification
n'incluent en effet pas seulement le mètre, et le rôle des beaux orne-
ments dans le processus mémoriel a été souvent évoqué. Ainsi,
Geoffrey de Vinsauf (Poetria nova) rappelle que les petites cellules
divisées doivent être enchanteresses et que l'on se souvient mieux
d'un mètre s'il est divisé agréablement, car les colores procurent le
charme nécessaire à la mémorisation70. Le bel agencement des
formes et des figures (pulchritudo), c'est-à-dire la qualité intrinsèque
de la composition, se double d'une préoccupation essentielle : le pul-

66. Mickael Ghesnutt et Henrik Specht, The Saint-Omer Art of Poetry. A Twelfth-Century Anony-
mous Ars Poetica from a Manuscript at Saint-Omer, Odense, Odense University Press, 1987, p. 28.
67. Philippe Délaye, L'organisation scolaire au XIIe siècle, Traditio, 5, 1947, p. 235. Voir éga-
lement Pascale Bourgain, art. « Scolaire (livre) », dans Claude Gauvard, Alain de Libera et
Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, PUF, 2002, p. 1298-1299.
68. Mary J. Carruthers, Le livre de la mémoire, op. cit., p. 127.
69. Sur les relations entre la technique musicale et les techniques de la versification, voir
Anna-Maria Busse-Berger, Mnemotechnics and Notre-Dame polyphony..., op. cit. (n. 18),
d. 263-298.

70. Geoffrey de Vinsauf (Poetria nova), texte dans Edmond Farai, Les arts poétiques..., op. cit.,
p. 257-258 : Omnia quae repetit ratio vel digerii ordo / Vel polit ornatus si vis meminisse, memento / Hujus
consilii, quamvis brevis, officiosi: / Cellula quae meminit est cellula deliciarum / deliciasque sitit, non taedia.
Traduction dans Margareth Nims, « Poetria nova » of Geoffrey of Vinsauf, Toronto, University of
Toronto, 1967, p. 87: « If you wish remember all that reason invents, or order disposes, or
adornment refines, keep in mind this councel, valable though brief : the little cell that remember is
a cell of delight, and it craves what is delightful, not what is boring. » Voir Mary J. Garruthers,
Machina memorialis, op. cit., p. 153 et s.

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628 Guillaume Gross

chrum doit provoquer le plaisir71. Les auteurs comme Geoffrey de


Vinsauf ou Jean de Garlande, lorsque celui-ci mentionne le color et
la repetitio au sujet de Yorganum, insistent donc sur l'importance de
l'ornementation, indispensable si l'on veut se souvenir de tout ce
que la raison invente et de tout ce qu'elle dispose en ordre. Les
ornements rendent l'imagination plus claire, ils mettent « en relief»
le discours en lui donnant une consistance que le ronronnement
mécanique du mètre ne peut mettre au jour. Au sein de Yorganum, la
répétition mélodique organisée en colores donne au mètre une forme
reconnaissable, car cette forme est perçue comme un son beau et
désirable. La seule succession de longues et de brèves n'est pas
mémorisable ; en revanche, ce dont on peut se souvenir, c'est de la
combinaison ordonnée de figures dans un mètre.
Nécessité technique et préoccupation de l'émotion, chanter et se
souvenir : la polyphonie combine adroitement le mètre (modes ryth-
miques) et les colores de répétition. Ce système très contrôlé où l'arti-
culation numérique du sujet (alternance de longues et de brèves)
coïncide avec son articulation ornementale constitue un cadre par-
fait de mémoire et permet de comprendre comment les clercs ont
pu composer oralement et ex tempore un discours musical fait de
figures.
L'une des règles de base de la mnémotechnie est de fixer et de
localiser des images disposées dans des lieux ordonnés, des lieux de
mémoire. Selon l'auteur de la Rhetorica ad Herennium, la mémoire
artificielle est fondée sur des lieux et des images, et cela est rappelé
par les auteurs médiévaux. Ainsi, pour Albert le Grand, l'exercice
mental de la remémoration implique que les images soient stockées
dans des lieux72. Cet exercice de remémoration fait appel à un pro-
cessus intellectuel très actif, car il ne concerne pas la seule aptitude
à répéter quelque chose :
« La rhétorique mnémotechnique n'avait pas pour but de donner aux
étudiants une mémoire prodigieuse où serait stocké tout le savoir qu'ils
étaient susceptibles d'avoir à répéter à l'examen, mais de donner à
l'orateur les moyens d'inventer son matériau à l'avance, et surtout, sur
le moment. Il est donc plus opératoire de considérer la memoria comme
un art de la composition. »73

71. Jean- Yves Tilliette, La musique des mots. Douceur et plaisir dans la poésie latine du
Moyen Age, dans Alain Michel (éd.). Rhétorique et poétique au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2003,
p. 121-136 (Rencontres médiévales européennes, 2).
72. Mary J. Carruthers, Machina memorialis, op. cit., p. 24. Pour les médiévaux, les trois sources
de la mémoire sont la Rhetorica ad Herennium (livre III, 28-40), le De oratore de Cicerón (Livre II,
350-360) et Institutio oratoria de Quintilien (livre XI, 2 : 1-51).
73. Ibid., p. 20.

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Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris 629

La mémoire artificielle est renforcée par un apprentissage et des


règles méthodiques, elle s'appuie sur des emplacements ordonnés
dans lesquels on place des images. Cette mémoire « localisante »,
instruite et entraînée cultive la fabrique d'images mentales ou de
représentations cognitives destinées à faire travailler l'esprit, à favo-
riser la réflexion et la collecte de pensée. Si le souvenir est naturelle-
ment présent, il doit être retrouvé puis activé afin d'être réinvesti
« en contexte ». La composition sera donc réussie au prix d'un
sérieux effort de mémoire, car la réminiscence, la re-collection com-
mandent d'agir. Par opposition au rappel pur et simple du déjà-su,
c'est la recréation d'un savoir à tout instant mis en question dans
son détail qui est en jeu74. Sa parfaite réalisation reste l'apanage des
seuls maîtres capables de mobiliser adroitement leur mémoire et de
mettre à l'épreuve leur imagination. La remémoration active, se
fondant sur la méthode des associations et la mémoire des res, per-
met d'adapter et de réutiliser ses souvenirs sur le moment in situ.
Cette mémoire artificielle qui n'est pas spontanée fait l'objet d'un
entraînement très soutenu et d'une accoutumance, l'habitude for-
mant les liaisons associatives les plus puissantes et les plus enclines à
déclencher le souvenir75.
La langue latine et sa maîtrise virtuose se trouvent au cœur de
cet habitus. L'apprentissage intensif de cette seconde langue non
naturelle, non maternelle, donne la faculté d'activer le souvenir du
fait de l'habitude. Le latin est appris avec effort et son maniement
incessant procure une disposition particulière à son égard. Nous
connaissons de nombreux témoignages sur la manière qu'avaient les
clercs de manier la langue et de jouer avec elle, la facilité avec
laquelle certains d'entre eux improvisaient des vers latins76. Peu
importe le thème ! Voici l'extrait célèbre d'un recueil de petites his-
toires, de contes et de bons mots à l'usage des prédicateurs où est
rapporté le séjour du Primat à Orléans et les jeux auxquels se
livraient les clercs de Blois et d'Orléans :

« Pendant son séjour à Orléans, Primat se déguisa en fossoyeur et par-


tit sur la route à la rencontre des clercs de Blois qui venaient versifier
avec ceux d'Orléans. Il était convenu qu'un clerc d'une ville réciterait
le commencement d'un vers et qu'un clerc de l'autre ville devrait le

74. Paul Ricœur, Les traditions poétiques, dans Jeux de mémoire..., op. cit. (n. 55), p. 21.
L'auteur parle de « remembrance ».
75. Mary J. Carruthers, Le livre de la mémoire, op. cit., p. 97-112. La mémoire des mots (ad
verba) est une simple reproduction et elle est prônée pour fortifier la mémorisation utile, celle des
choses (res) qui permet d'adapter les mots aux choses selon les besoins de l'occasion. Voir, à ce
suiet. la Rhétoriaue à Herennius dans l'édition de Guy Achard, ob. cit. (n. 61), p. 118-119.
76. Helen Wadell, The Wandering Scholars, Londres, Methuen, 1932.

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630 Guillaume Gross

compléter : on cherchait donc les commencements de vers les plus


embarrassants. Un clerc s'écria : "Istud jumentum cauda caret." Personne
ne trouvant la fin, Primat proposa : "orlatientum". Un autre clerc pro-
posa cet hémistiche : "Claudicai hoc animal33. Là encore, personne ne
termina le vers. Primat proposa alors le second hémistiche : "Qui sentit
haber e inesse pedi mal. 33»77

Les exemples sont nombreux qui montrent des calembours par


la modification de terminaisons grammaticales, des néologismes et
des nouveaux mots créés pour la nécessité de la rime, de même que
les abus auxquels se sont laissés aller certains auteurs dans leur joie
de former de nouveaux verbes. La virtuosité technique est le pré-
texte, le point de départ des plus étonnantes jongleries, et l'ensei-
gnement donné dans les écoles fournissait la base linguistique sur
laquelle on pouvait élever de nouvelles constructions, proposer de
nouveaux jeux78. L'usage, l'entraînement et la force du par-cœur
conditionnent fortement ceux qui subissent un tel entraînement et,
par des exercices réguliers, le latin devient un instrument parfait,
intégré, pouvant se développer sur un mode réflexif.
Dans l'enseignement des écoles romaines, les formulae étaient des
modèles que l'on mémorisait en les fredonnant, comme une petite
chanson. La formula - ou forma - était le terme générique employé
par les pédagogues depuis Cassien en particulier et durant tout le
Moyen Âge pour désigner les divers procédés par lesquels on pré-
sentait un sujet aux étudiants de manière à le rendre mémorisable79.
Dans l'enseignement des écoles cathédrales, les exemples de figures
proposés dans les ouvrages d'art poétique montrent un apprentis-
sage reposant sur la mémorisation de vers qui permettaient de rete-
nir telle ou telle formula sous une forme concise et frappante. Les arts
poétiques n'étaient pas destinés à donner l'inspiration à qui en man-
quait, ils étaient des « mémorandums » techniques fournissant des

77. (...) Idem [Primatus] faciens moram Aurelianis exioit in similitudine fossoris, clericis Blesensibus venien-
tibus versificare cum Aurelianensibus. Et cum sisterent in via, dixerunt quod unus inciperet et alius finiret, et vidè-
rent quasi finem ossequi possent. Unus ait: « Istud jumentum cauda caret. » Millo finiente responda Primatus:
« orlatientum » - Interum incepit alius dicens : « Claudicai hoc animal. » Millo finiente, ait iterum : « qui sentit
habere [inesse] pedi mal (...) ». Texte mentionné par Leopold Desiile, Notes sur quelques manuscrits
de la bibliothèque de Tours, Bibliothèque de l'École des Chartes, 4, 1868, p. 596-611, et établi d'après
le folio 186 v. du manuscrit de Tours (XVe siècle) ; cote BM Tours n° 468 (manuscrit provenant de
Saint-Martin-de-Tours, jadis coté 177). Traduction de Leopold Desiile, Les écoles d'Orléans
au XIIe et au XIIIe siècle, Annuaire-Bulletin de la Société de l'histoire de France, 8, 1869, p. 147-148.
78. Karl Strecker, Introduction à l'étude du latin médiéval, Genève, Droz, rééd. 1939, p. 20 et 42.
Voir Dag Norberg, Manuel pratique de latin médiéval, Paris, Picard, 1968, pour la traduction fran-
çaise, p. 68-92. Le caractère scolaire du latin permet le développement d'un goût particulier pour
la perfection formelle, et la prédilection pour la perfection et la virtuosité sont parmi les caracté-
ristiques les plus frappantes de la littérature latine du XIIe siècle et du début du XIIIe siècle : se
reporter à Pascale Bourgain, Théorie littéraire..., op. cit. (n. 34), p. 35-55.
79. Mary J. Garruthers, Machina memorialis, op. cit., p. 102 et s.

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Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris 631

aides-mémoire et des exemples pour l'acquisition d'un instrument


d'expressivité80. Visant à une application directe des choses apprises,
ils désirent donner une pleine maîtrise de la parole.
L'ornementation se présente au sein d'une suite de segments
associés les uns aux autres et reliés par de belles sonorités. L'orga-
nisation des phrases est fondée sur la répétition de sons et de mots
dans un enchaînement d'unités comme une chaîne (catena), la récur-
rence de la figure procurant une articulation et une ponctuation
sonores des phrases. Ces « signaux » imagés fournissent un cadre
mémoriel fait de points d'ancrage, de repères sonores, un cadre
figuré dans lequel l'esprit peut se repérer et s'orienter. Toutes les
mnémotechniques ont fait grand cas de l'ornementation, car l'une
de ses fonctions essentielles est de capter l'attention. « La cellule qui
se souvient est une petite chambre des plaisirs », écrit Geoffrey de
Vinsauf aux alentours de 1210, en des temps où une longue tradi-
tion de méditation monastique héritée des Pères du désert prend
fin81 mais qui était à l'honneur dans les écoles du XIIe siècle, en parti-
culier l'école claustrale de Saint- Victor dont les liens avec Notre-
Dame étaient sûrement très étroits comme en a récemment émis
l'hypothèse Olivier Cullin82.
Les colores dits, lus et entendus ont un agrément que l'oreille sent
mieux que les mots ne peuvent l'exprimer. La répétition - la ponc-
tuation sonore de la phrase - procure une sensation intense et la
figure n'est pas un repère de lieu, elle procure une forte émotion.
Dans un cadre bien ordonné et bien divisé qui concerne l'intellect
- trame temporelle - s'exprime un jeu de figures qui fait « sensa-
tion ». À la dimension numérique, quantitative, du sujet que l'esprit
peut appréhender, s'ajoute une dimension émotionnelle - plus quali-
tative - qui ancre sûrement le souvenir dans l'espace. La mémorisa-
tion repose sur quelque chose de consistant, de tangible ; se rappeler,
c'est comprendre mais aussi être ému ; c'est toucher, saisir, sentir. La
mémoire ne se focalise pas sur l'alternance de longues et de brèves
mais sur ce qui, dans ce schéma, retient son attention et l'im-
pressionne. Le rappel de la figure génère un impact que l'on ressent
et donne au ronronnement du mètre une qualité émotionnelle à
laquelle l'oreille va s'accrocher, sur laquelle elle va s'attarder et se
focaliser. Agissant comme des signaux forts, les figures sont des stimuli
qui aiguisent et accrochent la mémoire. Les catégories de l'ornemen-
tation - dont entre autres la répartition ordonnée (chiasme, figures de

80. Pascale Bourgain, Théorie littéraire..., op. cit., p. 51.


81. Mary J. Carruthers, Machina memorialis, op. cit., p. 155.
82. Olivier Cullin, La musique à Notre-Dame..., op. cit. (n. 16), p. 99.

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632 Guillaume Gross

répétition) - sont des principes élémentaires de la mnémotechnie et


elles sont essentielles à la fabrication d'associations mnémoniques
puissantes. Lors de l'enseignement, celui qui écoute, lit et répète
garde le souvenir d'une « présence » frappante, et l'ornementation va
imprimer dans le cerveau une marque définitive.
Les petites cellules stimulantes sont ressassées inlassablement et,
à force d'être apprises par cœur, en viennent à faire véritablement
partie de la constitution physiologique de celui qui répète. Bien
enregistrées, elles se gravent alors dans la mémoire comme des
images, s'assemblant dans l'esprit en un ensemble ordonné d'illus-
trations mentales - d'images mnémoniques - entretenant un rap-
port étroit, symbiotique, avec les mots réels tels qu'ils ont été vus,
lus ou entendus. Ces représentations mentales possédant une très
forte « coloration » émotionnelle sont de pures constructions de
l'esprit. Dans ce processus de figuration, d'ornementation mentale, il
n'existe aucune distinction de substance entre les mots et les images.
L'image est utilisée pour les besoins de la cognition humaine et,
quelles que soient la formule ou l'image utilisées, il s'agit de quelque
chose que l'on contemple intérieurement : dans tous les cas, il s'agit
de voirai
Cette lecture, ce décor intérieur (aspectus), va s'extérioriser dans
un son, dans un souffle. En effet, répétés puis intégrés sous forme
d'images mentales, les souvenirs sont prêts à être réinvités. La remé-
moration, activant le rappel de ces images retenues comme de véri-
tables représentations cognitives, agit : par associations d'idées, par
conditionnement, et dans un réflexe les chantres restituent ces
images et les actualisent dans leur discours musical. Les arts poéti-
ques, comme des stimuli codex, mettaient « en scène » des éléments
qui offraient aux clercs, rompus à la discipline intellectuelle de
l'orateur, tout un éventail de possibilités adaptables et transposables.
Ceux-ci disposaient de types de complexion qui, par remémoration
- renouvellement de l'expérience - et par habitude (répétition), ont
trouvé un écho dans la musique même. Puisant dans leur mémoire,
les chantres de Notre-Dame ont réalisé au chœur de la nouvelle
église de Paris ces compositions magistrales qui ont marqué leur
temps par leur étonnante splendeur.
Ce travail a voulu montrer qu'entre divers ordres d'une même
réalité culturelle il existait une parenté de choix. Prétendre que les
techniques musicales et les procédés rhétoriques pouvaient être
comparés, c'était cependant renoncer d'emblée à découvrir des
« preuves » palpables et circonstanciées, et il eût été vain de nourrir

83. Mary J. Carruthers,, Machina memorialis, op. at., p. 104.

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Chanter en polyphonie à Notre-Dame de Paris 633

l'espoir de trouver un texte qui s'y ajusterait parfaitement. Nous


n'avons donc pas cherché à produire une accumulation de petits
traits vrais mais pensons avoir établi quelques indices révélateurs
d'une manière commune et habituelle d'interroger la réalité dans le
milieu clérical du xir siècle. Comment l'habitude mentale produite
par l'enseignement, l'importance fondamentale accordée à la
mémoire et la pratique virtuose de la langue latine ont-elles affecté
le discours dans Vorganum ? Les quelques pistes proposées, certaines
des concordances logiques décelées afin de comprendre quel élé-
ment « générateur » a conduit les chantres à utiliser l'ornementation
selon des techniques similaires à celles proposées par les arts poé-
tiques, ont dû être conquises contre les apparences immédiates.
L'écriture musicale cherche à saisir dans d'incessants remaniements
un événement fugitif - un son - et ce qu'elle donne à voir révèle ce
qu'il lui est impossible de donner à entendre. Ne pouvant cerner
l'objet musical dans sa dimension sonore pleine, la notation donne
lieu à d'innombrables expériences. L'histoire de cette insatisfaction
est contée par les sources elles-mêmes. Chaque organum est différent
et une même pièce propose une multitude de variantes. Nous ne
trouvons jamais le même dispositif noté, mais, si Vorganum est remis
en cause à chaque fois dans son détail, cela n'affecte pas le principe
de composition du chant, celui qui génère et autorise une telle
gamme de choix. Le texte est présenté comme pluriel mais il
ramène pourtant à une idée qui fait origine, un élément irréduc-
tible : entre les lignes et sous le fard, le color mentionné par Jean de
Garlande est le genus qui transparaît, qui s'incarne dans la réalisa-
tion. Ce principe qui règle l'acte éclaire concrètement la logique et
l'existence des homologies que nous avons montrées entre des
modes d'invention poétique et des procédés musicaux. Le color rend
raison de ce qui fut une création d'une imprévisible nouveauté et
d'une incroyable beauté.

Guillaume Gross est docteur en musicologie médiévale. Il a soutenu une


thèse à l'Université de Tours en 2004 intitulée Z/organum à Notre-Dame de Paris
au XIIIe siècles. Étude sur les modes d'élaboration d'un genre musical, 2 vol., 730 p.
Chercheur associé au CESCM de Poitiers, ses travaux portent essentiellement
sur la polyphonie des XIF et XIIIe siècles dans ses relations avec les arts du
trivium et la mémoire. Tous les aspects qui permettent d'étudier la musique
dans un contexte faisant largement appel à l'interdisciplinarité retiennent son
attention. Il a notamment publié : La repetitio dans les organa quadruples de
Pérotin. Nature rhétorique de l'organisation du discours musical, Musurgia,
VIII- 1, 2001, p. 7-29 ; Le color dans la théorie musicale au XIIIe siècle : impli-

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634 Guillaume Gross

cations et enjeux dans Guillaume Gross et Laurine Quetin (éd.), Les enjeux de la
traduction, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, octobre 2003, p. 35-
58 {Études doctorales, 1) ; La musique dans les vanités de Simon Renard de
Saint- André (1614-1677) : une nouvelle vanité de l'artiste et l'identification
d'un motet de Roland de Lassus, Musique. Images. Instruments, Revue française
d'organologie et d'iconographie musicale : musiciens, facteurs et théoriciens de la Renaissance,
5, 2003, Paris, CNRS Éditions, p. 176-190; The Subtlety of Organum, Early
Music, 33-2, mai 2005, p. 337-340 ; Organum at Notre-Dame in the Twelfth
and thirteenth centuries : rhetoric in words and music. Plainsong and Medieval
Music, 15-2, octobre 2006, à paraître.

RÉSUMÉ

La polyphonie chantée au chœur de la nouvelle église de Paris à la fin du


xtie siècle a marqué son temps par son étonnante splendeur. Exécuté pour les gran-
des fêtes liturgiques de la cathédrale Notre-Dame, Y organum est la marque distinc-
tive d'une élite de clercs seuls capables de produire de telles compositions. Cet
article montre une pratique musicale ancrée dans un contexte intellectuel alors pro-
pice à Y ex tempore dicendi où l'apprentissage des techniques mémorielles, l'étude
très poussée et le maniement virtuose de la langue latine sont au cœur du système
éducatif. Des solistes émérites, rompus à la discipline intellectuelle de l'orateur,
ont réussi à chanter de mémoire ces majestueuses fresques qui ont enflammé
l'imagination des médiévaux.

Mots clés : Moyen Âge, Notre-Dame de Paris, musique polyphonique, rhéto-


rique, mémoire.

Abstract

Polyphony at two, three and four voices was sung at the new church of Paris at
the end of the Xllth century. The great organa were composed by a choice-part of cle-
rics to celebrate the major feasts of the cathedral Notre-Dame. This study shows how
the cantors were able to create by memory such noble compositions (tripla and qua-
drupla^. It explains a musical practice in his cultural context and the main things of
mnemotechnics and Latin's learning in medieval education.

Key words : Middle Ages, Notre-Dame of Paris, Polyphonic Music, Rhetoric,


Memory.

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