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Au printemps 1870, le conflit entre la France et la Prusse devient de plus en plus probable.
Dans cet univers militaire et menaçant, Rimbaud dresse dans «A la musique» une galerie de
portraits satirique de la bourgeoisie provinciale (I) pour évoquer la place marginale du
poète (II) et donner une définition nouvelle de la poésie (III)
Le champ lexical des métiers ou de l’étiquette sociale montre que Rimbaud passe en
revue la bourgeoisie de Charleville-Mézières : «gandin», «notaire », «rentiers», «bureaux»,
«cornacs», «épiciers retraités », «voyous». Il offre ainsi au lecteur un tableau sociologique
de Charleville.
Rimbaud souligne ainsi que les bourgeois sont obnubilés par l’argent.
Les personnes se confondent même avec leurs professions et n’ont pas d’existence propre
comme le montre la synecdoque «Les gros bureaux» (v.10) désignant ironiquement les
employés de bureaux.
L’omniprésence de l’argent gagne même le langage. Ainsi, lorsque les personnages parlent
de politique (les «traités»), ils utilisent un langage mathématique («En somme» v.16).
Ce jeu de mots de Rimbaud dénonce l’économisme d’une société qui n’envisage l’existence
qu’à travers l‘argent et le confort matériel.
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La caricature du bourgeois se poursuit avec le champ lexical de la corpulence : «gros»,
«bouffis», «grosses», «épatant», «rondeurs», «bedaine», «déborde» qui se moque des
bourgeois comme le faisait le célèbre caricaturiste Honoré Daumier (1808-1879) :
Bourgeois, Daumier
« Le banquier », Daumier
Cette caricature est accentuée par l’allitération en [b] qui fait songer à la « bedaine » des
bourgeois : «Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande».
Pour Rimbaud, cet obsession de l’argent et du confort conduit à la bêtise. L’esprit bourgeois
est caractérisé par la rigidité et l’arithmétique.
Cette rigidité transparaît dans dans la forme géométrique de l’espace dans lequel évoluent
ces bourgeois – des carrés ou des cercles : «Place de la gare», «Sur la place», «Square»,
«au milieu», «Autour».
Rimbaud joue avec le terme «square» qui désigne une place mais qui signifie aussi « le
carré » en anglais, suggérant la rigidité et le conformisme des bourgeois.
D’ailleurs, dans l’espace bourgeois, la nature est bridée par l’artifice comme le montre le
champ lexical du jardinage : «taillée», «mesquines pelouses», «square», «les arbres et les
fleurs», «au milieu du jardin», «bancs verts», «gazons verts».
Plus rien n’est naturel dans cet espace. Même la couleur verte est artificielle puisque le vert
des bancs provient de la peinture : « les bancs verts » (v.13). L’univers bourgeois n’est
qu’une parodie de la nature.
En effet, le « square » est organisé comme une scène de théâtre comme le montre le
champ lexical de la comédie : «Square», «L’orchestre», «aux premiers rangs», «parade»,
«à lorgnons», «chant des trombones».
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L’adjectif «bouffis» (v.10) fait subtilement allusion à « l’opéra-bouffe » (ou « opéra-bouffon »)
une catégorie d’opéra-comique. Charleville –Mézières se transforme en vaste opéra-bouffe
où la bêtise règne en maître.
Pire, les « officieux cornacs » au vers 11 assimilent les bourgeois à des éléphants (les
cornacs sont les personnes chargées de conduire les éléphants).
II – La place du poète
Ce décalage entre le jeune poète et la société bourgeoise se voit dans la composition même
du poème.
Cette opposition entre les 6 premiers quatrains et les 3 derniers montre la séparation entre
Charleville et le poète.
Il est celui qui dit «non» comme le montrent les tournures négatives (lexicales ou
grammaticales) : «débraillé», «indiscrètes», «Je ne dis pas un mot».
Le poète est à la marge dans un univers masculin et militaire comme le montre le champ
lexical de l’armée : «orchestre militaire», «schakos», «fifres», «trombones», «pioupious».
Cet univers militaire est une allusion à la guerre franco-prussienne qui se prépare et
nourrit l’antimilitarisme de Rimbaud.
Le poète souhaite fuir cet univers militaire et masculin pour se tourner vers la sensualité.
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Le lieu, la «Place de la Gare» , représente d’ailleurs une ligne de fuite, une chance de
départ.
Dans les trois dernières strophes, le champ lexical de la féminité se substitue à l’univers
militaire : «les alertes fillettes», «Elles», «leurs yeux», «corsage», «bottine», «bas», «Elles».
Les dernières strophes évoquent les parties du corps féminin comme un blason poétique :
«yeux», «cous», «mèches folles», «corsage», «frêles atours», «dos divin», «courbe des
épaules», « bottine», «le bas». (Le blason est un court poème qui fait l’éloge d’une partie du
corps féminin)
♦ La femme est abordée d’abord sous son aspect mystique : «leurs yeux», «dos divin»;
♦ Le regard devient plus sensuel comme le suggère le champ lexical du regard : «je
regarde», «je suis», «j’ai bientôt déniché», «je reconstruis».
Les allitérations en [b] et [v], des consonnes labiales, introduisent de la sensualité dans le
poème : « […] brulé de belles fièvres / […] – Et je sens les baisers qui me viennent aux
lèvres.».
Les points de suspension aux vers 33, 35 et 36 suggèrent le désir amoureux contenu et
pudique :
J’ai bientôt déniché la bottine, le bas…
– Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas…
– Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres…
Cette sensualité devient presque libertine : «choses indiscrètes», «chair», «mèches folles» ,
«corsages», «frêles atours», «le bas», «brûlé».
Pour Rimbaud, la sensualité et le lyrisme est une manière d’être. C’est ce que montre le jeu
de mots entre « être » et « suivre » qui sont homonymes une fois conjugué à la première
personne :
Suivre la sensualité est une manière d’être qui contraste avec l’existence normée et
rationnelle de la bourgeoisie de Charleville.
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Transition : Si Rimbaud donne une place marginale du poète dans la société, il donne
surtout une définition nouvelle à la poésie.
Les rimes croisées du quatrain reproduisent le rythme binaire des marches militaires.
♦ Dans les trois dernières strophes, la musique devient plus sensuelle et désordonnée
comme le suggère le champ lexical du mouvement : «tournent», «mèches folles»,
«atours», «courbe», «me viennent».
Ce mouvement reproduit les tournoiements d’une valse enivrante qui est la musique lyrique
et amoureuse par excellence.
L’omniprésence du « je » dans les trois dernières strophes (« – Moi […] / « Je ne dis pas un
mot » / « J’ai bientôt déniché ») souligne que le lyrisme reprend le dessus.
Le rythme irrégulier des vers, avec de nombreux rejets et contre-rejets, laissent entendre
une musique imprévisible, habitée par des contrastes, caractéristique de la poésie
rimbaldienne.
La poésie a d’abord pour sujet et objet le « moi » comme le dévoile la place du moi dans le
dernier vers : «- Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres».
Les tirets énigmatiques aux vers 25, 34 et 36 semblent être le signe d’un dialogue
intérieur que le poète mène avec lui-même.
Cette multiplicité du « moi » préfigure le « Je est un Autre » qu’il écrira dans la Lettre à Paul
Demeny (15 mai 1871).
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Pour Rimbaud, la poésie a pour fonction de reconstruire le monde, de lui redonner du
sens et une unité. C’est ce qui transparaît au vers 34 : « Je reconstruis les corps » . La
poésie a une fonction réparatrice.
De ce point de vue, la poésie est l’antidote à la guerre que connaît la France à cette
époque. Là où la guerre démembre les corps, la poésie, animée par l’amour, les reconstruit.
A la musique, conclusion
Dans « A la musique » , Arthur Rimbaud chasse la médiocrité, la rationalité bourgeoise
pour laisser place à la sensualité brimée par l’ordre bourgeois.
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