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Littérature Mondiale

À la frontière de deux époques, le genre baroque se développa face à l’incertitude de


l’homme par rapport à sa position dans l’univers. Des scientifiques tels que Copernic ou
Bruno révolutionnèrent les croyances grâce à leurs découvertes tandis que les poètes
bouleversèrent les genres établis. Le baroque fonde sa déconcertante manière de voir les
choses sur une « poétique des contraires » tout en conservant un style rigoureux
caractéristique de l’époque classique. Quoique éloignés l’un de l’autre, Shakespeare et
Caldéron interprétèrent d’une même manière la nature paradoxale du drame baroque en
faisant contraster l’ordre et le désordre dans leurs pièces. On étudiera dans un premier temps
l’importance de la démesure et du chaos dans « Hamlet » et « La vie est un songe » afin de
mettre en valeur cette perspective nouvelle du théâtre au 17e siècle. Puis, on relèvera la
rhétorique et le style classique dans les œuvres afin de souligner la nature complexe et
ambivalente du genre.

Le monologue tragique est essentiel dans l’analyse du désordre car il lie des pensées
confuses et douloureuses aux figures de styles caractéristiques du genre. Le personnage
éponyme Hamlet clame son désespoir après avoir rencontré le fantôme de son père : « Ô
vous, cohortes du Ciel ! Ô terre ! Quoi d’autre ? Y ajouterai-je l’enfer ? 2 », utilisant une
ponctuation et un langage exclamatif. Le discours de Rosaure dans la première journée de
« la vie est un songe », a également une tonalité tragique car il présente Sigismond dans le
doute et la confusion. La tirade : « un homme y est gisant dans un habit de bête, chargé de
fers, et n’ayant seulement qu’une lumière pour compagne3» est une métaphore filée qui
exprime toute l’ambiguïté du héro à travers sa nature double. Ce sentiment d’incertitude est
renforcé par de nombreuses références au manque de lumière grâce aux champs lexicaux
contrastants : « brève lumière, pale étoile, clarté douteuse… », et l’oxymore « vivant
cadavre ». Celle-ci est typique du genre baroque et souligne le désordre en jouant sur
l’association de mots aux sens opposés. Dans Hamlet, Shakespeare utilise l’oxymore afin
d’illustrer la situation confuse de mariage et de deuil simultanés « un œil souriant, l’autre
pleurant », puis d’inceste « mon oncle-père et ma tante-mère se trompent ». Cependant, à
l’inverse de Caldéron qui accentue l’ambiguïté à des fins plus artistiques, Shakespeare utilise
l’oxymore afin de détourner le langage et provoquer des incohérences dans la pièce. Ainsi,

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Hamlet se contredit à deux répliques de distance, déclarant « je vous aimais jadis » puis « je
ne vous aimais pas » sans que l’on sache ce qu’il faut croire. Un tel style, quoique implicite,
renforce le thème de l’incertitude et permet une compréhension subjective et variée. Ceci
mène vers une autre caractéristique du baroque: la démesure et l’inconstance des personnages.
Le héro baroque est une figure fluctuante dont l’aspect et la personnalité diffèrent en
fonction des situations. Ces changements sont souvent radicaux et permettent une grande
variété de mise en scène et d’événement. Hamlet et Ophélie voyagent entre la raison et la
folie, provoquant des quiproquos comiques « je ne suis fou que par vent de nord nord-ouest »,
mais aussi des scènes tragiques « votre sœur s’est noyée Laërte ». De plus, Hamlet alterne
entre volonté et indécision concernant la vengeance du meurtre de son père tandis que la
célèbre tirade « être ou ne pas être » prend naissance dans sa double appréhension de la vie et
de la mort. Les personnages Caldéroniens font également preuve d’ambiguïté, notamment
Rosaure qui se travestit et exprime sa nature complexe « je décide d’être […] femme pour te
dire mes plaintes, hommes pour gagner l’honneur »
Il est important de noter que l’ambivalence des héros permet au théâtre baroque de
rejeter les règles de la poétique aristotélicienne afin de créer une structure originale : le
mélange des genres. Ainsi, même si le tragique domine Hamlet, de nombreux jeux de mots et
d’esprit viennent détendre l’atmosphère entre deux monologues désespérés. « Me
reconnaissez-vous, Monseigneur ? Parfaitement, vous êtes un maquereau. » En Espagne, le
Gracioso joue le rôle du bouffon, introduisant l’humour et les calambours « Donne-nous tes
pieds. Impossible j’en ai besoin ».
Il est donc difficile d’étiqueter une pièce baroque où le désordre règne dans la structure et les
personnages. Malgré tout, les grands poètes tels que Shakespeare et Caldéron ont également
fait preuve de rigueur dans leur art à travers la rhétorique ou le style et ceci nous permet
d’approcher le second thème d’étude : l’ordre et la forme influencées par l’époque classique.

Malgré la confusion et la complexité des pièces, les auteurs firent preuve

Le mélange des genres au 17e siècle permit aux auteurs de varier et entrelacer les
styles d’écriture au sein d’une même pièce. Ainsi lorsque le tragique domine Hamlet, son
discours est chargé d’hyperboles et de métaphores excessives telles que « aussi longtemps
que la mémoire siégera dans ce globe détraqué ». Celle-ci fait plus que dramatiser la scène,
elle rappelle également le « théâtre du monde » qui est un concept baroque courant. Caldéron

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emploie également l’hyperbole afin d’émouvoir le spectateur, notamment lors de la première
journée où Rosaure clame la colère qu’elle ressent envers son cheval. Malgré les nombreuses
figures de style évoquant le chaos, cette tirade est construite rigoureusement et la description
se fait à travers un parallélisme structurel où les noms et les adjectifs alternent de la même
façon : « éclair sans flamme, oiseau sans nuance, poisson sans écaille et brute sans instinct ».
Similairement, Shakespeare utilise une stichomythie parfaite héritée du théâtre médiéval afin
de dévoiler l’hypocrisie de Gertrude à l’acte III
« Hamlet, tu as gravement offensé ton père.»
« Mère, vous avez gravement offensé mon père. »
« Allons, allons, vous répondez d’une langue niaise. »
« Allez, allez, vous questionnez d’une langue mauvaise. »
Une telle symétrie à la fois structurelle et sonore contraste avec le désordre causé par la folie.
Les jeux de mots et d’esprit sont caractéristiques de la pointe galante très appréciée de
l’Espagne baroque. Des poètes tels que Gongora et Quevedo créèrent leurs propres styles
rhétoriques aujourd’hui connus sous le nom de Cultisme et Conceptisme. Ces styles, quoique
contraires, furent appréciés et utilisés dans de nombreuses pièces telles que « la vie est un
songe ». Ainsi, Sigismond tient un discours conceptiste lors de sa première rencontre avec
Rosaure, jouant d’antithèses et de paradoxes afin de charmer la jeune femme par des concepts
superficiels. Suivant le thème du buveur hydropique, il décrit ses sentiments contradictoires :
« mes yeux doivent êtres hydropiques car alors que de boire peut provoquer la mort, ils
boivent davantage » puis improvise une tirade philosophique à partir de la citation de Thérèse
d’Avila « voyant que voir me donne la mort, je me mœurs de l’envie de voir » afin de parvenir
a une conclusion dont la pertinence est contestable: « donner la vie à un malheureux, c’est
donner la mort à un homme heureux ». Il faut néanmoins garder à l’esprit que l’intention est
de séduire et que, par conséquent, la réflexion est purement stylistique.
Shakespeare fait preuve d’une rigueur rhétorique comparable lors des troubles
idéologiques d’Hamlet concernant son destin et sa nature humaine. Il est intéressant de noter
que la célèbre tirade « être ou ne pas être » est dépourvu du pronom « je », tandis que de
nombreux vers sont écrits en forme iambique. Cette dernière est perdue lors de la traduction
alors qu’elle renforçait initialement l’importance de certains mots en alternant leur
accentuation. Les mots accentués en anglais sont soulignés « To be, or not to be, […] To die,
to sleep, No more, »
Grâce à sa biographie, nous apprenons que Caldéron a étudié la technique classique
pendant de nombreuses années, expliquant l’influence qu’a eue le style dans la poésie de

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«la vie est un songe ». On le remarque particulièrement dans le premier monologue de
Sigismond traitant de la condition humaine et du manque de liberté. Le contenu du débat
reflète l’incertitude propre à l’époque baroque, néanmoins la forme est incontestablement
classique. En effet, Caldéron suit les codes de la dissertation et notamment ceux du schéma de
la somme qui consiste à illustrer un point de vu au moyen de nombreux exemples afin des les
additionner en une conclusion plus pertinente « L’oiseau éclot… Le poisson naît…Le ruisseau
naît… Et moi, aurai-je moins de liberté ? »

L’art baroque prend ainsi forme dans la complexité et le chaos illustrant le désarroi de
l’homme face à l’évolution de son monde. Un sentiment de non-conformisme nourrit
l'imagination expliquant l’apparence particulière de l’architecture, la musique et la poésie de
l’époque. Figure maniériste exagérée, l’oxymore unie les contraires et permet à la littérature
d’exprimer une confusion autrement dissimulée. Le théâtre réuni toutes les faces du baroque,
alliant les genres autrefois étrangers en une représentation excentrée et désordonnée. De ce
fait, les tragédies shakespeariennes présentent des héros comiques tandis que les « Comédia »
espagnoles sont de véritables drames les rendant difficilement catégorisables. Néanmoins, il
ne faut pas oublier que le 17e siècle est à la bordure de deux époques, l’une prônant l’ordre
classique, l’autre la sentimentalité romantique. Peut-être la présence de rigueur et de structure
au sein d’un art chaotique permet-elle de souligner les contrastes, et d’ainsi provoquer
« l’accord de ce désaccord 4».

Xavier Bourret-Sicotte

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BIBLIOGRAPHIE

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1 « Des fureurs héroïques » édition et traduction P.-H. Michelle, Belles Lettres (1954), 1984
première partie, Dialogue II, p. 158-162.
2 « Hamlet » trad. Jean-Michel Déprats, Gallimard (2002), Folio Théâtre 2004.
3 « La vie est un songe » trad. Bernard Sesé, Flammarion, 1996.
4 « Le songe d’une nuit d’été » éd. G.Venet, trad. J.-M. Déprats, Gallimard, Folio théâtre,
2003, V, I, p. 233.

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