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La place de l’absurde dans la pièce de Lagarce.

Ø La pièce de Lagarce, qui met en scène le délitement fixe d’une famille, le silence et la mort à venir
d’un personnage, se place dans l’héritage du théâtre dit de « l’absurde », qui se développe après la
Seconde Guerre Mondiale.

I. Le théâtre de l’absurde : une crise de la modernité

Ø Nous allons resituer la notion d’absurde dans l’histoire littéraire, et montrer qu’elle émerge dans un
contexte très singulier, puis nous analyserons ses mises en scènes au théâtre.

A. Une philosophie de l’existence

- L’absurde est un terme qui désigne ce qui n’a pas de sens, ou ce qui est contraire au sens commun.
Il prend un nouveau sens entre les deux guerres mondiales, période pendant laquelle l’Europe
traverse une crise profonde.
- Défini par Albert Camus dans le Mythe de Sisyphe (1942), la philosophie de l’absurde souligne la
contingence de l’existence, l’absence de tout principe transcendant (divin, moral ou
philosophique), et invite l’homme à se penser comme simple existence. Il n’y a ici pas de sens
profond, mais bien la conscience de l’absurde de la condition humaine : le monde est un milieu
étrange, sans but, et l’homme se trouve renvoyé à une errance, à une forme de dés-espoir singulier.
- L’expérience des atrocités commises pendant la première partie du XXe siècle accentue cette crise
du sens : guerres mondiales, colonisation, Shoah, bombardements atomiques provoquent un
malaise qui transparaît nettement dans les arts, mettant en crise le récit d’une modernité animée
par le progrès.

Ø « Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose » écrit Camus en réaction aux bombardements
atomiques et aux procédés meurtriers nouveaux permis par la science.

B. Une crise dans les textes

- De nombreuses œuvres littéraires mettent en scène cette


crise, et la notion d’absurdité s’illustre dans des romans
comme La Nausée, de Jean-Paul Sartre (1938) ; qui raconte
l’errance solitaire de Roquentin, héros désabusé et hanté par
une « nausée » de l’existence ; ou L’Étranger, d’Albert
Camus (1942), dont le personnage principal est étranger à sa
propre existence.
- Les romans de Samuel Beckett exploitent pleinement ce
registre, parodiant la forme même du roman pour offrir des
intrigues statiques, habitées par des personnages tournant en
rond : il faut ainsi citer sa trilogie romanesque Molloy (1951),
Malone Meurt (1951) et l’Innommable (1953). Dans ce
dernier, le personnage est immobile, il est coincé, il ne peut
parler mais il ne peut pas faire autre chose. Le travail sur le
langage et la répétition est central dans cette trilogie
romanesque, thèmes que l’on retrouvera dans ses pièces.

(« Je ne poserai plus de questions, il n’y a plus de questions, je n’en connais plus. Elle sort de moi (cette voix),
elle me remplit, elle clame contre mes murs, elle n’est pas la mienne, je ne peux pas l’arrêter, je ne peux pas
l’empêcher, de me déchirer, de me secouer, de m’assiéger. Elle n’est pas la mienne, je n’en ai pas, je n’ai pas
de voix et je dois parler, c’est tout ce que je sais… », Beckett, L’Innommable)
Remarquez l’utilisation du présent qui réfère au moment de l’énonciation, la syntaxe paratactique qui
n’organise pas le propos par des connecteurs logiques, la répétition et l’envahissement par la négation.
C. Vers un théâtre de l’absurde

Ø La notion d’absurde dans les textes littéraires prend un sens particulier dans la création théâtrale du
milieu du XXe siècle.

- L’absurde est un procédé à la fois comique et politique, qui permet de dénoncer par le rire les abus
et la violence : on peut ainsi penser aux pièces de Ionesco, notamment Rhinocéros, créée en 1959.
Cette dernière met en scène une épidémie de « rhinocérite », une maladie transformant tous les
habitants de la ville où se déroule l’action en rhinocéros, suivant aveuglément la tendance
collective. Cette « rhinocratie » devient une métaphore des totalitarismes et dénonce, par son
procédé absurde, les dangers politiques de l’autoritarisme et du conformisme.
- Beckett est singulier dans cette période, bien qu’on le rattache volontiers à cette tradition. Mais
son nihilisme le distingue, et il a refusé cette étiquette, puisque ses pièces ne cherchent pas à
délivrer de message politique ou moral. Il compose à partir de 1948 une trilogie dramatique mettant
en scène l’attente, l’immobilité et le silence : En attendant Godot (1948), Fin de partie (1957) et
Oh les beaux jours (1963 en français).
- Si l’on prend l’exemple de Fin de Partie, il s’agit d’une pièce où quatre personnages semblent
coincés dans un « intérieur sans meuble » : Clov s’occupe de son maître Hamm, paraplégique, et
leur dépendance est un des ressorts dramatiques de la pièce. Les parents de Hamm, Nell et Nagg,
ont perdu leurs jambes dans un accident de tandem dans les Ardennes. Ils vivent dans deux
poubelles situées sur la scène, d’où ils sortent la tête pour être rabroués par Hamm.

La fable dramatique est remplacée, dans l’œuvre de Sarraute, Duras ou Beckett, par le logodrame (drame de
la parole) ou par le monodrame (drame de la subjectivité).
Comme le dit Marie-Hélène Boblet : Le « bel animal » auquel tenait Aristote, l’action une, homogène,
construite et finalisée du drame théâtral est sacrifié(e) aux péripéties de l’énonciation, de l’écoute et de la
réception. Les bavards invétérés et intarissables que constituent les personnages du « Nouveau théâtre » et
leurs descendants parlent et jouent à parler. En même temps qu’ils s’interrogent sur la responsabilité qui leur
incombe, le langage teste son pouvoir, sa performativité. Non pas juste une parole, mais une parole juste: telle
est la cible poursuivie par Lagarce au fil de reprises, redites et détours. » (« Actualité d’un solitaire
intempestif : Jean-Luc Lagarce », Esprit, 2009)
II. L’absurde chez Lagarce

Ø Lagarce ne s’inscrit pas dans le mouvement d’après-guerre qu’est le théâtre de l’absurde. Cependant,
des éléments de la composition de ses pièces et des thèmes de son œuvre exploitent des ressorts
absurdes, et c’est aussi un outil de dénonciation de certaines conventions.

A. Un thème récurrent

Ø le théâtre de Lagarce est marqué par le thème de l’absurde, qu’il exploite dans un certain nombre de
pièces, et dont on trouve des éléments dans Juste la fin du monde.

- Dans sa pièce de 1993, Les règles du savoir-vivre dans la société moderne, un personnage féminin raconte
le déroulement d’une vie selon des règles sociales, codifiant jusqu’à l’absurde la vie elle-même : voir extrait
de l’incipit.
• https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Les-regles-du-savoir-vivre-dans-la-societe-
moderne-49/extraits/

- C’est un thème récurrent qui permet de souligner l’absurdité de certaines conventions sociales, qui
emprisonnent l’existence des personnages jusqu’à leur faire perdre toute spontanéité. L’absurdité est un outil
satirique.
- C’est également un procédé comique qui permet de provoquer une mise à distance du quotidien, de rendre
ridicule certaines habitudes, et donc de faire réfléchir le spectateur.

B. L’absurdité comme source de la crise théâtrale

- La représentation de la famille dans Juste la fin du monde est marquée par le thème de l’absurde, qui fait
dérailler certaines scènes, provoque le rire ou le malaise. Ainsi, dans la scène d’ouverture, les personnages ne
savent plus se saluer, et le fait même de reproduire ce geste convenu socialement devient un enjeu central, qui
soulève des remarques à la fois comiques et désobligeantes qui forcent à mettre à distance les personnages.

Suzanne – Tu lui serres la main, il lui serre la main.


Tu ne vas tout de même pas lui serrer la main ? Ils ne vont pas se serrer la main, on dirait des étrangers. (…)
Ne lui serre pas la main, embrasse-la.
Catherine. (I, 1)

Les membres de la famille sont presque occultés par cette question des conventions sociales, et la crise mise
en scène dans le texte amène ces apparences à se fissurer, elle fait apparaître leur absurdité, leur caractère
arbitraire.

- L’Intermède exploite un modèle de composition cacophonique, ou plusieurs scènes se superposent pour faire
entendre plusieurs personnages, qui ne s’entendent plus, ce qui produit un effet comique. Répartis dans la
maison, en différentes pièces, la superposition de leurs échanges défait la progression linéaire de la pièce pour
plusieurs réalités simultanées, qui ne communiquent pas : cette partie est à l’image du fonctionnement de la
famille.

En prolongement, vous pouvez visionner, au milieu de la page suivante, un reportage sur une mise en
scène par Lagarce de la Cantatrice chauve d’Ionesco :
https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/La-Cantatrice-chauve

III. Autre élément contextuel : Le théâtre épique et la distanciation

Dans le contexte allemand, puis européen, se déploie une esthétique théâtrale elle aussi marquée par les
interrogations historiques liées aux guerres mondiales et aux montées du totalitarisme.
Présentation du théâtre épique dans l’Encyclopédie Larousse :

Genre de théâtre élaboré dans les années 1920-30 et illustré par Erwin Piscator et par Bertolt Brecht,
qui en a formulé les principes dans son Petit Organon pour le théâtre (1948).
Il s'agit d'un théâtre de critique sociale et politique, qui fait appel à la raison plus qu'au sentiment. Par
opposition au théâtre dramatique reposant sur les conceptions d'Aristote, Brecht propose un théâtre narratif,
qui situe l'homme dans l'histoire et refuse la participation émotionnelle du spectateur à un destin individuel.
Niant la nature immuable de l'homme, il invite à considérer les événements avec l'attitude curieuse et
étonnée du savant, et à s'interroger sur leurs causes, leurs contradictions et leurs possibilités de changement.
Bertolt Brecht rénove le vieux théâtre, en remplaçant l'adhésion sentimentale au drame par une critique
rationnelle. Toutes ses tentatives tendent à montrer que l'illusion dramatique n'est que supercherie, qu'elle
ne sert qu'à endormir le sens critique du spectateur, sa conscience de classe. Brecht veut provoquer le réveil
de l'esprit critique et de la raison au service de la conscience de classe et de la révolution prolétarienne.
Pour empêcher le public de se laisser prendre aux pièges de l'action et de se métamorphoser lui-même en
personnage, Brecht utilise la « distanciation » (qu'avant lui on trouvait dans certains aspects du théâtre
baroque) : ruptures propres à réveiller, adaptation de légendes et d'épisodes connus de tous, dépaysement,
transposition presque algébrique des lieux et des temps

- Etats de crise plutôt que résolution d’un nœud


- Homme-objet déterminé par la société et le déterminisme plutôt que héros victime du Destin
- Liberté du spectateur, qui doit rester capable de juger, de rire voire de réagir, en ayant conscience
de ce qui produit ces effets (dimension métathéâtrale), plutôt qu’adhésion à la fatalité et
identification

Pour remplir ces objectifs, le théâtre épique introduit donc du récit dans les dialogues, et utilise fréquemment
un personnage de narrateur, qui dialogue et plaisante avec le public sur les « ficelles » du spectacle. La
dimension métathéâtrale est importante, tout comme la rupture du 4e mur.

Voir par exemple la mise en scène du prologue https://www.theatre-contemporain.net/video/Extrait-1-


Prologue-1212
Par François Berreur, qui fut un acteur fidèle de Lagarce.

Lagarce : déréalisation, distance et présence de la mort

Jean-Luc Lagarce pousse assez loin l’irruption du narratif dans le dialogue, et combine des procédés
présents dans le théâtre épique et dans le théâtre de l’absurde, un peu comme Jean Genet.
Suite à sa maladie et dans le contexte d’une génération frappée par la fin de la libération sexuelle des
années 1970 et le retour de la stigmatisation des homosexuels dans le cadre de l’épidémie du SIDA, Lagarce
partage avec Genet l’idéal d’un théâtre qui manifeste l’enchevêtrement du désir et de la mort, sans se départir
d’une ambition critique et révolutionnaire.
Il n’est cependant pas marxiste. Il entend surtout dénoncer la pensée commune, univoque, bourgeoise,
au profit de la diversité, du refus des certitudes. Plutôt, donc, qu’un langage dramatique unique, où les
personnages dialoguent et s’entendent, jusque dans leurs conflits, il met en scène une dislocation du discours
des personnage, qui ouvre un univers multidimensionnel, conflictuel, problématique. Comme le remarque
Boblet,
Ses dialogues sont en effet porteurs d’agressivité27, défensive et offensive: ils marquent la
volonté de chaque personnage de marquer l’intégrité de son territoire, de sauver la face, de justifier
sa prise de parole dans un rapport qui est régulièrement un rapport de force. Dans Juste la fin du
monde, ce rapport de force va jusqu’à la mise à mort symbolique de Louis par Antoine (« Tu me
touches, je te tue »), qui rejoue la mise à mort de H2 par H1 dans Pour un oui pour un non de Nathalie
Sarraute (1982):
Je le savais, je l’ai toujours su […] qu’entre nous il n’y a pas de conciliation possible. Pas de
rémission… C’est un combat sans merci. Une lutte à mort. Oui, pour la survie. Il n’y a pas le choix.
C’est toi ou moi.
Dans Juste la fin du monde, Lagarce instille la mort dans la vie au sein même du discours des
personnages, dimension linguistique qui va plus loin que la seule révélation de la mort à venir de Louis
(dimensio thématique). Même si cette nouvelle n’est pas annoncée, la mort est déjà le compagnon de Louis,
et se manifeste dans l’ensemble de la société adulte. La mort contamine le langage : en enchâssant le récit
dans le discours, en court-circuitant les dialogues, en narrant au passé ce qui vient d’être dit au présent, en
dépersonnalisant en un « il » le « Je » qui vient de s’exprimer, Lagarce déroute le spectateur, l’amène à rejeter
la seule compassion que pouvait susciter le prologue.
Le récit qui met en scène la Mort personnifiée, dans la scène 10 de la 1e partie, peut aller dans ce même
sens.

Mais surtout, c’est la présence fantomatique de Louis lui-même, qui semble revenir s’adresser aux
spectateurs après sa mort (et qui a parfois été vu comme un fantôme revenu hanter les siens), qui inscrit
Lagarce dans une filiation théâtrale importante. À propos de Jean Genet, Monique Borie souligne « cet étrange
retour dans le discours contemporain du rapport sans cesse réaffirmé du théâtre aux territoires de la mort et à
la figure du mort qui revient devant les vivants » (Le Fantôme ou le théâtre qui doute, Paris, Actes Sud, 1999).

Métathéâtre, répétition et drame psychique

Remarques de Boblet :
Le personnage lagarcien s’essaie à des rôles, questionne et défie son identité dans un jeu de
reprises de paroles, et parallèlement se dessine à travers le « retour » de figures: le fils prodigue, le
marginal, le revenant, l’auteur dans des configurations parodiques et ironiques. Il s’efface, réapparaît,
le même et un autre à la fois, de sorte qu’aucune identification mimétique n’est proposée au spectateur,
aucune illusion réaliste. Les personnages s’affichent comme tels, sommant le public de penser plutôt
que d’éprouver. La puissance de frappe du spectacle, liée au corps et à la présence physique des acteurs
sur scène, se combine à l’efficacité cathartique du récit, qui dédramatise, déréalise et fictionalise
l’insoutenable gravité d’être. Le métissage de l’écriture lagarcienne, si elle renvoie à une tendance de
la postmodernité, au « devenir rhapsodique » du drame contemporain, coïncide avec l’expérience à
dire, la désincarnation en cours, la disparition en progrès sous nos yeux
(…)
La dimension autobiographique, attestée par la parenté des journaux avec les pièces et les récits,
transforme la représentation d’une œuvre de Lagarce en présentation du drame existentiel, en
convocation adressée au public. Les sujets personnels abordés par cette œuvre rappellent les drames
expressionnistes, qui traitent du parricide, de la filiation et de la sexualité dans les stations d’un
pèlerinage entre vie et mort, entre action et passion. L’identité du personnage se fonde sur sa
responsabilité: il se présente avant de mourir, pour répondre de ce qu’il fut et est devenu, de ce que
bientôt il aura été: agent de son existence, et sujet moral. « Qui suis-je » rouvre en effet la question du
passé: « qui fus-je? » Je me souviens, donc je suis… Si la rémission est dans l’oubli, qui exempte de
la faute et du remords, c’est que la mémoire – trop de mémoire, trop de ressassement – est mortifère,
interdit l’initiative et l’invention. (…) Il faut bousculer les modes énonciatifs, entrelacer discours et
récit, ressasser le même matériau fictionnel dans différents codes génériques.
Mais la « pièce » appartient à l’ensemble « théâtre ». La représentation est toujours d’abord re-
présentation, se réfléchit, se corrige et se commente jusque dans le discours de Louis:
Et plus tard vers la fin de la journée, […] sans avoir rien dit de ce qui me tenait à cœur,
– c’est juste une idée mais elle n’est pas jouable –
[…] je demandai qu’on m’accompagne à la gare (Partie2, sc. 1)

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