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1e/séquence n°1

Explication linéaire
Victor Hugo, « Réponse à un acte d’accusation », Les Contemplations, 1856

Introduction

• Victor Hugo, né en 1802 et mort en 1885, écrase de sa stature tout le XIXe siècle.
Il fut romancier, poète, dramaturge, homme politique. Chef de file du mouvement
romantique, il provoque un scandale retentissant, quand, en 1830, il crée le L’auteur, son œuvre,
drame romantique Hernani. On lui reproche de s’affranchir de toutes les règles le contexte historique
classiques énoncées au XVIIe siècle. Or c’est bien ce qu’il souhaite. C’est une date et artistique
très importante dans l’histoire de la littérature car quelque chose de
révolutionnaire se joue là, qui met fin à l’Ancien régime poétique et théâtral, le
Classicisme, au profit d’une nouvelle ère, le Romantisme et la modernité.
• Dans le poème « Réponse à un acte d’accusation », extrait du recueil Les
Contemplations, publié en 1856, il s’explique et se justifie. C’est donc à un poème L’œuvre et la
sur la poésie que nous avons affaire. Nous n’étudions qu’un assemblage d’extraits situation du passage
du poème qui compte en réalité 235 vers.
• Lecture du poème. (Attention, les alexandrins de Victor Hugo se lisent avec à Lecture du texte
passion et souffle ! Hugo est l’incarnation de l’orateur.)
• Projet de lecture : nous nous demanderons comment Hugo fait de l’esthétique
Annonce du projet de
romantique une véritable révolution, symbole de libération sur les dogmes de la
lecture
poésie classique.
• L’extrait est composé de deux mouvements :
o V. 1-19 : le petit peuple des mots Annonce des
o V. 20-30 : l’idéal d’un vers naturel et vivant comme la prose mouvements du texte

I- Premier mouvement : v. 1-19 le petit peuple des mots

Alors, brigand, je vins ; je m'écriai : Pourquoi Pour bien comprendre le contexte de l’extrait
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ?
Le long poème « Réponse à un acte d’accusation » est
Précisons tout d’abord que le je du poème, structuré comme un plaidoyer, l’auto-défense d’un poète
exceptionnellement, peut être assimilé à Victor Hugo accusé d’avoir détruit la grandeur littéraire française.
lui-même. Cependant, non seulement Hugo assume d’être « le
Le v. 1 relate le surgissement d’Hugo dans le dévastateur du vieil A B C D », mais il persiste, signe et
paysage littéraire français. Le vers est très découpé revendique son geste. Ce geste, dont la bataille d’Hernani est
(2-2-2-4-2), compte 4 signes de ponctuation, pour l’acte le plus retentissant, est d’avoir malmené la vieille poésie
souligner le fracas que fit le poète. Le je apparaît classique, d’avoir attaqué la forteresse de l’alexandrin césuré
deux fois au centre du vers. Le poète s’assimile à un en deux hémistiches égaux (6-6), d’avoir fait entrer en poésie
« brigand ». Le nom est ironique : il s’inscrit dans le des maux triviaux, simples, populaires, d’avoir mélangé les
cadre de l’acte d’accusation auquel il répond. Il n’en genres (le sublime et le grotesque tout ensemble).
demeure pas moins qu’Hugo est conscient de la Le début du poème consiste en un état des lieux de la
détonation qu’il a causée et de sa valeur dans poésie au début du XIXe siècle. Une poésie, somme toute,
l’histoire littéraire. encore très fidèle aux préceptes édictés par Nicolas Boileau
Le v. 2 est bâti sur un parallélisme de dans son Art poétique, en 1674. Hugo dresse cet état des lieux
construction : « ceux-ci » s’oppose à « ceux-là », en recourant à une très longue métaphore filée. Il assimile la
« devant » à « derrière ». Le parallélisme suggère que poésie à la monarchie et sépare les mots en deux états : les
les mots nobles qui sont « toujours devant » et les mots aristocrates et les mots gueux : « Les mots, bien ou mal
mots gueux qui sont « toujours derrière » ne se nés, vivaient parqués en castes ». Les uns sont nobles,
croisent jamais, ne se mélangent jamais. Or le poète utilisables dans les genres hauts (poésie, tragédie), les autres
remet en question cet état de fait. Le mot interrogatif sont un « tas de gueux », utilisables dans le patois, l’argot des
« pourquoi » se trouve d’ailleurs mis en valeur par sa galères, les genres bas, la prose et la farce. Pas de mélange
place à la rime et en position de contre-rejet. possible. Racine et Molière irréconciliables.
Il revendique d’avoir fait la révolution, l’abolition des
Et sur l'Académie, aïeule et douairière, privilèges, le 1789 de la littérature.
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Marion Baudriller, Lycée Pilote Innovant International, 2023-24
Et sur les bataillons d'alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.

Aux v. 3 à 6, Hugo attaque l’Académie, qu’il affuble de deux adjectifs peu valorisants. L’Académie française
est cette institution créée en 1635 par Richelieu, premier ministre, pour protéger et mettre à l’honneur le génie de
la langue française1. En la qualifiant d’« aïeule » et de « douairière », Hugo insiste sur sa vieillesse, son caractère
passéiste, conservateur. De plus, l’adjectif « douairière » connote l’Ancien régime : en effet, on appelait
« douairières » les veuves aristocrates qui jouissaient des biens de leur défunt mari. Le terme s’applique
essentiellement aux impératrices, reines, duchesses. Cette Académie, personnifiée en vieille dame conservatrice,
cache « sous ses jupons les tropes effarés » : la personnification des tropes, c’est-à-dire des figures de style, en
enfants apeurés met en évidence le caractère effrayant du brigand Hugo, venu attaquer la forteresse. L’image
souligne également que l’Académie se veut la protectrice d’une certaine langue imagée, ampoulée. Ce faisant, Hugo
utilise lui-même ironiquement un trope pour dénoncer… les tropes. Le « brigand » du v. 1 attaque également « les
bataillons d’alexandrins carrés ». L’alexandrin, ce grand vers majestueux, représente traditionnellement le vers le
plus noble, le plus ample, le plus élevé. Le terme « bataillons » est polysémique : les alexandrins sont assimilés à
des bataillons, c’est-à-dire à des groupes de soldats, rangés, disciplinés, au service du pouvoir. Mais le terme peut
également, avec une ironie certaine, s’entendre comme un déterminant indiquant une grande quantité. Hugo joue
sans aucun doute sur la polysémie. L’Académie comme l’alexandrin « carré » (c’est-à-dire découpé en 3-3-3-3)
apparaissent ici comme les tenants d’une certaine tradition aristocratique et poussiéreuse. Notons que l’alexandrin
d’Hugo (le v. 5) n'est justement pas carré : « Et sur les / bataillons / d’alexandrins / carrés » (3-3-4-2). Les deux
compléments circonstanciels de lieu (v. 3 et 5 : « et sur… et sur ») créent un long effet d’attente qui se résout au
v. 6 : « Je fis souffler un vent révolutionnaire ». Le v. 6 est donc ainsi mis en relief. On note que le je est capable,
à lui seul, de faire se lever le vent, ce qui l’assimile à une sorte de dieu éolien. Les allitérations en [f] et [v] suggèrent
le vent qui souffle. Ce vers réactive la métaphore filée de l’insurrection révolutionnaire de 1789, à l’œuvre depuis
le début du poème. On remarque que l’adjectif « révolutionnaire » occupe tout un hémistiche et qu’il est souligné
par une diérèse (ré / vo / lu / ti / on / naire) : de ce fait, il s’impose et s’étire dans le vers. Le coup de force
d’Hernani est donc comparé à 1789. Les vers suivants vont expliciter en quoi consiste cette révolution romantique.

Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.


Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l'encrier […].

Le « bonnet rouge » (ou bonnet phrygien) du v. 7 désigne le chapeau dont se coiffaient les révolutionnaires
de 1789. Il est un symbole de liberté et de république, et donc un contre-symbole de l’Ancien régime. C’est le « vieux
dictionnaire » qui s’en trouve affublé. La personnification signifie que le poète libère les mots du dictionnaire, abolit
les privilèges des mots dits « nobles » et l’ostracisme des mots dits « gueux ». Le v. 8 est très explicite : « Plus de
mot sénateur ! plus de mot roturier ! ». Les deux exclamations expressives résonnent comme un cri de ralliement
de révolution. Le parallélisme de construction, qui rend parfaitement égaux les deux hémistiches, met sur le même
plan d’égalité les termes « mot sénateur » et « mot roturier ». Le 1er désigne les mots nobles, ceux qui sont dignes
de figurer en poésie ; le 2nd désigne les mots qui ne sont pas nobles, qui ne méritent pas de figurer en poésie. Le je
qui faisait souffler un « vent » au v. 6, lève à présent une « tempête au fond de l’encrier ». Là est bien la cible de ce
je tempêtueux : l’encrier, objet dans lequel se charge la plume, soumis à la tempête, mélange tous les mots, les
nobles comme les gueux, et la plume peut désormais tous les employer indifféremment. Les mots sont égaux comme
les citoyens le sont.

Oui, de l'ancien régime ils ont fait tables rases,


Et j'ai battu des mains, buveur du sang des phrases,
Quand j'ai vu, par la strophe écumante et disant
Les choses dans un style énorme et rugissant,
L'Art poétique pris au collet dans la rue,
Et quand j'ai vu, parmi la foule qui se rue,
Pendre, par tous les mots que le bon goût proscrit,
La lettre aristocrate à la lanterne esprit.

1 Académie française : cette institution existe toujours aujourd’hui.


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Plus de gueux, plus de nobles parmi les mots. C’est pourquoi le v. 10 évoque un « ancien régime » (mais
poétique) aboli. L’ancien régime poétique désigne le Classicisme, étroitement associé au pouvoir royal de Louis XIV,
au XVIIe siècle. La révolution romantique (qui libère les mots du joug du Classicisme) correspond donc à la
Révolution française (qui libère les hommes du joug de la monarchie). Hugo continue de filer la métaphore de la
révolution violente : le je s’est réjoui du spectacle (« j’ai battu des mains »), s’est délecté « du sang des phrases ».
Comme les révolutionnaires de 1789, il a célébré une victoire longtemps attendue, quitte à ce qu’elle soit violente.
Le spectacle réjouissant et violent est l’attaque de « l’Art poétique pris au collet dans la rue » (v. 13). L’Art poétique
est un long poème en alexandrins publié en 1674 par Nicolas Boileau, grand théoricien du Classicisme. Il y énonce
les règles fondamentales de l'écriture en vers classiques, et la manière de s'approcher au plus près de la perfection.
En somme il forme un carcan, une série de contraintes que les écrivains ne remettront plus en question pendant
150 ans… jusqu’à Hugo. Hugo personnifie L’Art poétique de Boileau, l’imagine pris à partie dans la rue par une
« foule qui se rue », comme lors des heures les plus violentes de la Terreur. Hugo ironise sur « la strophe écumante
et disant / Les choses dans un style énorme et rugissant » de Boileau. La strophe de Boileau se trouve presque
animalisées. Ce qui est critiqué ici, c’est le didactisme supérieur de Boileau, celui qui sait, et qui assène ce qui doit
être, et ce qui ne doit pas être, ce qui est de bon goût, ce qui ne l’est pas. Le je applaudit aussi à la pendaison de la
« lettre aristocratique à la lanterne esprit » « par tous les mots que le bon goût proscrit ». Autrement dit, le petit
peuple des mots de mauvais goût, triviaux, prosaïques, réputés non poétiques se révoltent et dans une scène de
lynchage, condamnent à mort « la lettre aristocrate ». Hugo fait ici allusion aux paroles de la chanson
révolutionnaire « Ah ! ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne ! » L’opposition entre la lettre et l’esprit
peut s’expliquer comme une opposition entre le beau parler, le bien écrire (la lettre) et l’idée (l’esprit). Hugo veut
dire que l’esprit et l’idée (accessibles à tous) doivent primer sur la belle langue, chasse gardée des aristocrates
instruits.

Oui, je suis ce Danton ! je suis ce Robespierre !


Oui, c'est vrai, ce sont là quelques-uns de mes crimes. […]

Par deux vers introduits par l’adverbe « oui », qui affirment haut et fort qu’il assume sa révolution poétique,
Hugo se compare à deux figures révolutionnaires célèbres : Danton est un orateur tonitruant, débrayé, bon vivant,
ardent démocrate, qui, une fois la révolution sauvée, prôna l’indulgence envers les aristocrates. Hugo se compare
d’abord à Danton, mais se corrige, dans une sorte de gradation, pour se comparer finalement à Robespierre, plus
intransigeant, et artisan de la Terreur. Ces comparaisons suggèrent une violence assumée : une révolution, ne fût-
elle que littéraire, ne peut se faire que sur les cendres du mouvement précédent. À mort le Classicisme, donc.

Transition

Dans ce premier mouvement, Hugo compare la révolution romantique, dont il fut le fer de lance, à la
Révolution française de 1789. Cette révolution romantique a consisté d’abord à libérer les mots, à les rendre égaux,
à affirmer le potentiel poétique de tous les mots, sans distinction. Dans le second mouvement, Hugo aborde l’idéal
d’un vers naturel et vivant comme la prose.

II- Deuxième mouvement : v. 20-30 l’idéal d’un vers naturel et vivant comme la prose

J'ai de la périphrase écrasé les spirales, […]


J’ai dit à la narine : Eh mais ! tu n’es qu’un nez !
J’ai dit au long fruit d’or : Mais tu n’es qu’une poire !
J’ai dit à Vaugelas2 : Tu n’es qu’une mâchoire !
J’ai dit aux mots : Soyez république ! soyez
La fourmilière immense, et travaillez ! croyez,
Aimez, vivez ! —

Le deuxième mouvement est bâti sur une anaphore : la structure [« j’ai » suivi d’un participe passé] est
répétée 7 fois : « j’ai écrasé », « j’ai dit » (4 fois), « j’ai mis », « j’ai jeté ». Il en résulte une mise en relief du je comme
artisan phare de la révolution romantique.

2 Vaugelas : Claude Favre, seigneur de Vaugelas (1585-1650), est un grammairien célèbre et l’un des premiers membres de l’Académie
française.
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Libérer les mots gueux et leur donner droit de cité
dans la poésie, cela suppose de cesser de les éviter, de les Périphrase
contourner, de les remplacer par des formules détournées
qu’on appelle « périphrase[s] ». Hugo affirme en avoir Une périphrase est une figure de style qui consiste
« écrasé les spirales ». La métaphore visuelle des « spirales à remplacer un mot par une expression
écrasé[es] » suggère que la périphrase préfère la forme équivalente. L’expression, plus longue et
enroulée, complexe, boursoufflée de la spirale à la pureté complexe, a donc pour effet de contourner le mot
simple de la ligne droite que symbolise le mot simple. Le simple, pour de multiples raisons. La langue
verbe « écraser » s’inscrit dans la violence globale du poème classique abuse parfois des périphrases, de
contre la langue classique jugée exaspérante, précieuse, manière ampoulée et excessivement raffinée. Ex :
élitiste. Hugo donne deux exemples de figures de style « le grand-duc des chandelles » pour le soleil.
permettant de contourner des mots triviaux ou prosaïques.
Synecdoque
Le premier exemple est une synecdoque : « J’ai dit à la
narine : Eh mais ! tu n’es qu’un nez ! » La langue poétique Une synecdoque est une figure de style qui
classique préfère désigner le « nez », mot jugé vulgaire, par consiste à remplacer un mot qui désigne un tout
une partie de celui-ci, la « narine », et le mot serait jugé plus (par exemple, le nez) par un mot qui désigne une
noble. Le deuxième exemple est en effet une périphrase : de ses parties (par exemple, la narine).
« J’ai dit au long fruit d’or : Mais tu n’es qu’une poire ! » En
recourant au discours direct, Hugo introduit un langage quasi-oral, presque familier, assez comique, fait
d’interjections (« eh mais ! ») et de structures syntaxiques assez relâchées (« tu n’es qu’un nez, tu n’es qu’une
poire », exclamations, tutoiement). Ce faisant, il fait entrer les mots « nez » et « poire » en poésie. Il explicite donc
sa poétique tout en l’illustrant : mélange des tonalités, recours aux mots prosaïques, oralité vivante. On est loin
de la langue classique poussiéreuse et guindée.
Au v. 23, Hugo poursuit l’utilisation du discours direct : « J’ai dit à Vaugelas : Tu n’es qu’une mâchoire ! »
Il évoque la figure de Vaugelas, célèbre grammairien puriste du XVIIe siècle, académicien proche du pouvoir royal
et connu pour son exceptionnelle maîtrise de la langue française, qui consacra 15 ans de sa vie à l’élaboration du
premier dictionnaire. Le je s’en prend à Vaugelas en le qualifiant de « mâchoire », dans une négation restrictive
(« ne… que ») qui suggère le mépris. La métaphore de la mâchoire réduit le pauvre Vaugelas, garant de la belle
langue, à un os qui enserre, qui contraint, qui mord comme un animal féroce. La poésie mérite mieux, selon Hugo.
C’est pourquoi il a dit aux mots : « soyez république », c’est-à-dire libres, égaux, nouveaux. Il les assimile ensuite à
une « fourmilière immense », ce qui connote l’énergie, le travail, la vie intense. Le poète enjoint les mots
personnifiés à être du côté du côté de la vie vraie (« travaillez ! croyez, / Aimez, vivez !) L’accumulation de 4 verbes
à l’impératif suggère une forme de trop-plein, de suractivité, de vie que l’on dévore. D’un côté, la langue classique,
sage, mesurée, compassée ; de l’autre la langue romantique énergique, débordante, passionnée (à l’image de la
langue déployée par Hugo).

J’ai mis tout en branle, et, morose,


J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose.

Au v. 26, Hugo rappelle le rôle de meneur qu’il a tenu dans la révolution romantique. L’expression « mettre
en branle » est polysémique : elle signifie à la fois « déclencher, initier », et, dans une lecture plus littérale, « mettre
en mouvement ». Hugo revendique d’avoir fait « souffler un vent révolutionnaire » (v. 6), d’avoir « f[ait] une
tempête » (v. 9), en somme d’avoir fait bouger les lignes.
Le v. 27, « J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose », est resté célèbre. Il s’inscrit dans la même
logique d’outrance, de violence et de provocation avec la métaphore des « chiens noirs ». Mais ne nous méprenons
pas : Hugo est un poète, il manie l’alexandrin en poésie – y compris dans ce poème -- comme au théâtre. Il ne s’agit
pas d’une mise à mort de l’alexandrin, au profit de la prose. En revanche, il milite pour l’assouplissement du vers,
afin qu’il ressemble à la prose, qu’il respire librement. Ainsi assoupli, dégagé des règles strictes de la versification
classique, et parsemé de mots simples, prosaïques (les fameux mots « gueux »), le vers tend vers la prose, le naturel,
la vraie vie, le peuple.

Et, ce que je faisais, d’autres l’ont fait aussi […].


Nous faisons basculer la balance hémistiche.
C’est vrai, maudissez-nous. […]

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Le v. 28, « Et, ce que je faisais, d’autres l’ont La césure
fait aussi », est une manière à la fois de légitimer sa
démarche, puisqu’il ne fut pas le seul à L’alexandrin est le vers noble, le grand vers majestueux.
l’entreprendre, de se poser en chef de file écouté et Dans la langue classique, il est toujours césuré à
suivi, et enfin d’adopter une posture modeste. Il rend l’hémistiche, c’est-à-dire qu’il comporte toujours une
ainsi hommage aux autres poètes romantiques sorte de coupure rythmique à la moitié du vers, entre les
engagés dans la même voie de modernisation du vers syllabes 6 et 7.
(Musset, Gautier, Baudelaire, etc.) Le je se Ex : « N’offrez rien au lecteur / que ce qui peut lui plaire.
transforme donc en un nous : le brigand isolé du vers Ayez pour la cadence / une oreille sévère :
1 est devenu un groupe, une armée dont les rangs Que toujours dans vos vers / le sens coupant les mots,
ont grossi. Une révolution est en marche et plus rien Suspende l’hémistiche, / en marque le repos. »
ne l’arrêtera. La poésie ne sera plus jamais sous le Nicolas Boileau, Art poétique, 1674
joug des règles classiques.
Au v. 29 (« Nous faisons basculer la balance hémistiche »), Hugo explicite en quoi consiste précisément,
techniquement, cet assouplissement du vers. Le vers classique est traditionnellement strictement césuré à la 6e
syllabe (« l’hémistiche »), mais les romantiques militent pour un affaiblissement de cette césure, au bon vouloir du
poète. Victor écrit, dans un autre poème des Contemplations : « J’ai disloqué / ce grand niais / d’alexandrin ». Ce
vers, par exemple, n’est pas césuré à l’hémistiche, mais après les syllabes 4 et 8. Ce vers s’appelle un trimètre
romantique.
Le dernier vers, enfin, reprend ironiquement le ton du début du poème, dans lequel Hugo feint de plaider
coupable. En réalité, il y a une forme de fierté à avoir choqué les tenants de la vieille tradition. C’est probablement
là son trophée.

Conclusion

Le poème « Réponse à un acte d’accusation » revient, plusieurs années après, sur le choc que constitua la
bataille d’Hernani et la révolution romantique. Le poème, bâti comme une plaidoirie, permet à Hugo de formuler à
son tour un Art poétique, 150 ans après Nicolas Boileau. Cet Art poétique met en avant quelques principes
nouveaux : libération des mots, assouplissement du vers, tension vers un idéal de naturel. La métaphore filée de la
Révolution française permet à Hugo de fonder sa poétique nouvelle sur un socle politique : si 1789 a aboli les
privilèges de l’Ancien régime au profit de l’égalité et de la liberté, 1830 a aboli l’ancien régime poétique classique
au profit de la liberté du vers et de l’égalité entre les mots.
Rimbaud, qui admire Hugo, se souviendra de cet idéal de liberté dans le vers. S’il conserve bien souvent les
limites extérieures de l’alexandrin, l’intérieur des vers ressemble bel et bien à un paysage après la tempête.

Marion Baudriller, Lycée Pilote Innovant International, 2023-24

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