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Le Pont Mirabeau

“Le Pont Mirabeau” est un poème tiré du recueil Alcools d’Apollinaire publié
en 1913. Ce titre d’Alcools est une métaphore : l’alcool réchauffe mais brûle aussi, ce
qui peut représenter les souffrances de la vie qui, pour le poète, provoquent une sorte
d’ivresse poétique, à l’origine de son inspiration.
Le poème “Le Pont Mirabeau”, rédigé en 1912, comporte des références
autobiographiques puisque cette date correspond à la rupture entre le poète et l’artiste
peintre Marie Laurencin, avec qui il entretenait une passion orageuse depuis 1907.
Pourtant, même si le sujet de ce poème est la rupture amoureuse, aucune remarque
explicite ne renvoie à cette relation en particulier. Ce poème a pour cadre Paris. Le
pont Mirabeau se trouve sur l’itinéraire qu'empruntait le poète pour se rendre, depuis
chez lui, dans le quartier où vivait Marie. Au-delà de la peine d’amour évoquée, le
poète exprime son angoisse devant le temps qui passe inexorablement.

Problématique:
Comment, à travers ce poème de rupture amoureuse, le poète invite-t-il à une
réflexion sur la fuite du temps?

Plan:

I. Évocation nostalgique d’un amour passé (1 à 6).


II. Le retour dans le passé (7 à 12)
III. La fuite de l’amour (13 à 18)
IV. La fuite du temps (19 à 24).

I. Évocation nostalgique d’un amour passé (vers 1 à 6).

-Le poète plante tout d'abord le cadre dans lequel s’inscrit son souvenir: le titre “le
pont Mirabeau” nous donne à voir un monument Parisien et l'évocation de la Seine
confirme ce cadre urbain (v1). Le choix du pont Mirabeau construit entre 1893 et
1896 n'est pas anodin: c'est un symbole de la modernité architecturale et de “l’art
nouveau” avec sa structure en fer. Voici des photos pour que vous vous en fassiez une
idée précise:
Ainsi, le cadre lyrique de ce poème est original et il s'inscrit dans la modernité. Même
si le poète choisit un thème traditionnel et récurrent (celui de l'amour), il le traite avec
originalité: ici pas d’évocation de la nature, mais un cadre urbain et moderne. De
plus, le nom du pont fait référence de façon implicite à la révolution française puisque
Mirabeau est un homme politique et une figure de la Révolution: ce poème
d’Apollinaire sur l’amour est ainsi présenté comme un texte novateur.

-Cependant, l'attention du poète ne se focalise pas sur le pont mais “sous” le pont: il
regarde en effet l'eau qui coule, métaphore traditionnelle dans la littérature du temps
qui passe et, dans ce texte, des amours qui passent: le vers 2 “Et nos amours” est un
rejet: il provoque un effet de surprise et une ambiguïté puisque le mot “amours”
semble être le sujet du verbe couler (vers 1), ce qui grammaticalement est impossible
puisque “coule” et au singulier et amours au pluriel. Le vers 2 pourrait être également
une exclamation indépendante: “et nos amours!”. L’ambiguïté est introduite par
l’auteur qui refuse d'utiliser toute ponctuation: c'est une des caractéristiques de la
modernité de son écriture. Ce vers 2, ambigu au niveau du sens, provoque également
une rupture dans le rythme du poème : on passe d'un décasyllabe à un tétrasyllabe
(vers de 4 syllabes). Ce vers 2 ne rime avec aucun autre vers de la strophe. Comme le
vers 3 est un vers de 6 syllabes, on pourrait penser qu’Apollinaire s’est amusé à
découper un décasyllabe en deux parties: 4/6. On retrouvera ce procédé dans toutes les
strophes du poème. On ne sait pas si dans la lecture on doit marquer une pause entre
le vers 1 et 2 ou entre le vers 3 et 4: cet effet de rupture dans le rythme, de rupture
syntaxique, suggère habilement le sujet du poème: la rupture amoureuse.

-Le thème de la rupture amoureuse est donc introduit par l’image de l’eau: de même
que l’eau ne s’arrête pas de couler sous le pont, de même les amours passent.
L’emploi de l’adjectif possessif “nos” peut renvoyer à l’histoire d’amour du poète
avec Marie Laurencin, mais il peut aussi avoir une valeur généralisante et inclure le
lecteur.

- Pourtant, au vers suivant, le poète semble vouloir convoquer ses propres souvenirs
puisqu’il emploie le pronom personnel de 1ère personne “me”: “faut-il qu’il m’en
souvienne?” La question, ainsi que le verbe d’obligation “il faut” semblent suggérer
que le souvenir est douloureux pour le poète. C’est en effet “la joie” qu’il retient
surtout de sa relation amoureuse, même si elle a pu le faire souffrir comme l’évoque le
mot “peine”. Ainsi se souvenir des joies passées lui fait éprouver de la nostalgie
comme le suggère l’emploi de l’imparfait au vers 4: “venait”. Ce souvenir est
douloureux car il appartient au passé.

-Ce sentiment de nostalgie est mis en évidence par le caractère musical de ce poème.
Les deux vers suivants fonctionnent comme le refrain d’une chanson, puisqu’on
retrouvera ce même distique (distique= strophe de deux vers) entre chaque strophe du
poème. La présence d’un refrain donne donc un effet musical au poème qui se
présente comme une chanson, (la chanson est une des formes traditionnelles de la
poésie lyrique, elle existe déjà dans la littérature médiévale). Le caractère musical du
refrain est renforcé par l’emploi d’un rythme assez atypique puisque le poète utilise
l’heptasyllabe (vers de 7 syllabes, hepta en grec veut dire sept. Verlaine disait en effet
au 19ème siècle que le vers impair, peu employé dans la poésie traditionnelle, était
particulièrement musical:
“De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’impair” (Verlaine, “Art Poétique”).

-Le refrain évoque une mélancolie qui est liée à la constatation de la fuite inexorable
du temps, avec l’emploi du champ lexical du temps: (nuit, heure, jours), les verbes de
mouvement (“vienne”, “s’en vont”), le verbe “sonner” qui renvoie à l’image de
l’horloge, et le rythme binaire et régulier de la strophe qui nous donne l’impression
d’entendre le “tic-tac” régulier d’une horloge: on peut remarquer en effet que les deux
vers du distique ont la même structure (4-3 / 4-3). La formule finale “je demeure”
évoque la solitude du poète, mise en valeur par le pronom personnel singulier “je” qui
remplace le pluriel”nous”.

II. Le retour dans le passé (7 à 12)

-Le poète semble revivre l’intimité de sa relation avec les expressions “les mains dans
les mains” et “face à face”: l’attitude des amants qui se regardent dans les yeux
suggère un couple uni, un bonheur partagé. Le système de répétitions au début et à la
fin du vers (mains/mains ; face/face) suggère également l’entente du couple. Le poète
formule ainsi un souhait de stabilité et de fidélité: l’emploi de l’impératif “restons”
exprime de façon claire ce souhait du poète. L’image du pont de la première strophe
est reprise ici comme une métaphore, et devient le symbole de leur union: “le pont de
nos bras”. Cette union est également suggérée par l’emploi de la première personne du
pluriel (restons, nos bras).

-Pourtant, le poète ne semble pas sûr de la permanence de cet amour : l’emploi de


l’impératif: “restons” peut être compris comme une supplication adressée à l’autre, ce
qui suggère une relation amoureuse menacée. Cette menace est confirmée par le verbe
passer (vers 9) qui est mis en évidence par le procédé de l’enjambement qui le sépare
de son sujet (l’onde si lasse). Le sujet est placé après le verbe (procédé de l’hyperbate,
c’est à dire inversion. Je vous reformule la phrase avec les mots dans l’ordre pour
vous aider à comprendre: tandis que l’onde si lasse des éternels regards passe sous le
pont de nos bras: vous voyez que sur le plan rythmique cela ne fait pas du tout le
même effet). Ainsi l’amour passe, comme l’eau qui coule sous le pont et comme le
temps qui ne s’arrête jamais. L’onde (terme poétique pour désigner l’eau) est à la fois
une métaphore du temps et une métaphore de l’amour: de même qu’il est impossible
de retenir l’eau qui coule, de même l’amour est en perpétuel mouvement et ne peut
durer.

-Le poète suggère ce qui met fin à la relation amoureuse: la lassitude, l’ennui. L’idée
est évoquée de façon originale par une sorte de personnification puisque c’est l’eau
qui semble lasse “l’onde si lasse”: à noter le modalisateur “si “ qui insiste sur
l’importance de cet adjectif. Le mouvement de l’eau qui passe s’oppose aux “éternels
regards” des amants: il y a une sorte d’antithèse entre l’adjectif “éternel”, qui signifie
sans fin, et le verbe “passer” qui signifie au contraire “finir”. L’antithèse suggère ici
que l’amour et la stabilité sont incompatibles, et que donc l’amour ne peut pas durer.

-Le ton du refrain qui évoque toujours le temps qui passe n’est plus simplement
mélancolique: il prend un autre sens (les phrases sont suffisamment vagues pour
prendre un sens nouveau après chaque strophe). Le poète semble cette fois exprimer
une sorte de déception amère: le temps passe, et l’amour s'enfuit avec le temps.

III. La fuite de l’amour (vers 13 à 18)

-Le troisième quatrain présente comme une fatalité le caractère éphémère de l’amour :
cette idée est soulignée par le procédé de l’anaphore (répétition en début de vers) :
“L’amour s’en va” (vers 12 et 13). L’emploi du présent de vérité générale “s’en va”
donne à la phrase le ton d’une maxime, et semble exprimer une loi incontestable. Le
poète prend conscience qu’il ne peut lutter contre cette loi du temps. La comparaison
avec l’eau “courante” insiste sur l’idée angoissante que le temps passe vite: de même
que l’eau “court”, de même l’amour et le temps passent vite. La comparaison est ici
originale car elle évoque à la fois l’eau qui coule sous le pont, mais Apollinaire joue
avec les mots, car l’eau courante désigne, en français, l’eau du robinet… image plutôt
étonnante et moderne de la fuite du temps! Ainsi, le poète semble se résigner: contre
la fuite inéluctable de l’amour il ne peut rien.

-Paradoxalement, le poète évoque la lenteur de la vie (comme la vie est lente): cette
idée, qui semble contredire ce que le poète a dit auparavant, est pourtant mise en
valeur par un effet de surprise: le poète nous fait croire à un parallélisme:
“l’amour sans va comme cette eau courante
l’amour s’en va comme la vie est lente". En réalité les deux phrases ne sont pas
parallèles: le premier “comme” a un sens comparatif, tandis que le deuxième est un
“comme” exclamatif. (On comprend mieux si on rétablit la ponctuation: “l’amour sans
va comme cette eau courante, l’amour s’en va. Comme la vie et lente!”). Cette
exclamation suggère une lamentation, la plainte du poète qui souffre. Ainsi, le temps
de la joie, le temps de l’amour est éphémère mais le temps ralentit et semble long
quand le poète est seul et lorsqu’il souffre.

-Le poète semble se raccrocher à un espoir qui le fait souffrir: “comme l'Espérance est
violente”: le procédé de la diérèse (lire vi-olente) attire l’attention sur cet adjectif ainsi
que le procédé de la paronomase ( procédé qui consiste à rapprocher des mots
comportant des sonorités semblables: ici: vie est lente/ vi-olente). La personnification
de l’Espérance est certainement une référence à la personnification de l’Espoir dans le
poème “Spleen” de Baudelaire que nous avons étudié. Le poète montre ainsi par la
référence à Baudelaire une lutte contre l’angoisse et le désespoir: espère-t-il
reconquérir celle qu’il aime? Ou évoque-t-il plutôt l’espoir d’un amour nouveau?

-Le troisième refrain pourrait par conséquent être teinté d’une nuance d’espoir: le
temps et les amours passent, mais le poète demeure, et ne cède pas au désespoir car
l’espérance permet de vaincre la douleur et de repartir.

IV. La fuite du temps (vers 19 à 24).

-La fuite du temps est le thème principal de la dernière strophe: ce thème est mis en
évidence par un grand nombre de procédés littéraires: le champ lexical du temps
(jours semaine temps), l’effet de gradation (jours puis semaine) le polyptote
(répétition dans la même phrase de mots de la même famille: ici passent et passé) et
enfin l’anaphore (passent les jours et passent les semaines) v19 et 20. Cette anaphore
crée un rythme binaire dans le vers qu’on retrouve ensuite avec l’anaphore de “ni”:
ces rythmes binaires rappellent à nouveau le “tic-tac” régulier de l’horloge. A noter
également que le poème comporte 24 vers, de même qu’une journée comporte 24
heures: est-ce un hasard?

-Le poète semble s’être projeté dans le futur et revenir sur le souvenir de ses amours
passées: le temps a emporté avec lui son bonheur passé et la double négation”ni… ni”
souligne l’impossibilité de retenir le temps et l’amour. Il semble cependant que le
poète regarde cette histoire d’amour avec un certain recul, comme s’il en avait fait le
deuil. Le dernier vers du poème (avant le refrain) reprend le premier vers: ce procédé
rhétorique s’appelle l’épanadiplose (répétition du même mot ou de la même phrase au
début et à la fin d’un texte ou au sein d’une même phrase). Cette répétition semble
suggérer que la vie est circulaire, cyclique: certes, la vie humaine se déroule de façon
linéaire et continue, mais le retour perpétuel des choses lui donne un aspect cyclique.
-Dans le dernier refrain, le poète semble ainsi exprimer une sorte de permanence: si le
temps passe, le poète, lui, demeure, et il semble être le témoin, celui qui se souvient et
qui permet de ne pas effacer totalement le souvenir. Il est en quelque sorte “le pont”,
celui qui fait le lien entre le passé et le présent.

Conclusion

Ainsi, à travers cette évocation d’une rupture amoureuse et en se replongeant


dans le passé, le poète montre le caractère éphémère de l’amour et la fuite inexorable
du temps.
Par ces thèmes de l’amour perdu et de la fuite du temps, le poète s’inscrit bien
dans la tradition élégiaque romantique (vous connaissez sûrement “Le lac” de
Lamartine qui développe exactement les mêmes thèmes), mais l’écriture poétique
moderne d’Apollinaire (absence de ponctuation, images modernes, ambiguïtés du
sens) rend le texte original et singulier.
Le poète puise son inspiration à la fois dans sa propre vie, mais le langage un
peu vague, et l’absence de noms donne une portée universelle au poème.
Rapprochement avec les Contemplations de Victor Hugo: “Quand je vous parle de
moi, je vous parle de vous”.
L’universalité de ce poème est visible à travers les reprises qui ont été faites par
les chanteurs : Léo Ferré, en 1953, met ce poème en musique et cette chanson sera
reprise par de nombreux interprètes ensuite, dont Marc Lavoine en 2001.

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