Vous êtes sur la page 1sur 7

Portrait de Thomas Diafoirus

Introduction :

La méfiance pour la médecine au 17ème siècle est particulièrement visible dans de nombreuses
pièces de théâtre de Molière.
Ainsi, Le Malade Imaginaire, pièce jouée pour la première fois en février 1673, est rédigée par
Molière peu de temps avant sa mort, alors qu’il est lui-même malade.
Dans cette pièce, il ridiculise particulièrement les médecins, en mettant en scène à l’acte II, scène 5,
Monsieur Diafoirus et son fils Thomas, médecins pédants et caricaturaux. La scène est
particulièrement dense : Cléante, déguisé en maître à chanter, assiste à la première rencontre
d’Angélique et de Thomas Diafoirus, qu’Argan veut donner pour époux à sa fille. L’entrée de celui-ci,
spectaculaire, a montré la bêtise du personnage.
Son père en fait l’éloge, pour montrer toute la fierté qu’il éprouve vis-à-vis de son fils et aussi pour
que ce mariage avantageux puisse se faire. Pourtant, la maladresse de l’éloge du père transforme sa
tirade en panégyrique paradoxal (un panégyrique sous-entend l’idée d’un éloge excessif). La
longueur de la tirade de Monsieur Diafoirus traduit tout l’enthousiasme d’un père, médecin, qui a la
joie de voir son fils suivre le même chemin.

Problématique :
Comment le portrait caricatural de Thomas Diafoirus dressé par son père permet à Molière de
ridiculiser le futur mari d’Angélique ?
Comment Molière, à travers cette longue tirade parvient-il à donner le portrait comique et ridicule du
jeune médecin Thomas Diafoirus ?

Plan :

I. L’exorde (l.1-5)
II. L’enfance de Thomas Diafoirus (l.5-14)
III. Sa formation médicale (l.14-23)

I. L’exorde

exorde : Première partie (d'un discours), entrée en matière.


Au début de l'extrait, Monsieur Diafoirus essaie d’attirer la bienveillance du public (en l'occurrence
Argan) en montrant son objectivité “Ce n’est pas parce que je suis son père”.
Il fait ce que l’on pourrait qualifier de “Captatio Benevolentiae”, ou une “précaution oratoire”.
Il tient à dire que ce n'est point l'affection paternelle qui le fait parler et que l'excellente opinion qu'il a
de son fils est fondée sur des raisons tout à fait objectives. Mais cette précaution oratoire va se
révéler après coup tout à fait comique parce que parfaitement inutile. Car, si M. Diafoirus a le
sentiment que le portrait qu'il va faire de son fils est tellement élogieux qu'il risque fort d'être jugé trop
flatteur, c'est une impression bien différente, qu'à l'exception d'Argan dont le jugement est
complètement faussé par ses lubies, vont avoir ses auditeurs.

Pour bien prouver qu'il n'est pas prévenu en faveur de son fils, M. Diafoirus croit pouvoir invoquer les
témoignages unanimes de « tous ceux qui le voient ». Et il ne ment certainement pas lorsqu'il affirme
qu'ils « en parlent comme d'un garçon qui n'a point de méchanceté ». Mais, bien sûr, il se serait bien
gardé de rapporter ce propos, s'il en avait compris le véritable sens. Car cette belle unanimité que M.
Diafoirus croit pouvoir invoquer en faveur de son fils, est évidemment toute en sa défaveur,
implicitement, point de méchanceté signifie quelqu’un de naïf.
M. Diafoirus nous explique ensuite pourquoi il a toujours su que son fils avait un grand avenir, c'est-
à-dire, car, chez lui, le père et le médecin n'ont toujours fait qu'un et il n'a jamais envisagé l'avenir de
son fils que d'une seule façon, pourquoi il a toujours su qu'il deviendrait un jour un grand médecin : «
Il n'a jamais eu l'imagination bien vive, ni ce feu d'esprit qu'on remarque dans quelques-uns; mais
c'est par là que j'ai toujours bien auguré de sa judiciaire, qualité requise dans l'exercice de notre art
». Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'éloge de Thomas commence décidément d'une façon
bien déconcertante. M. Diafoirus n'en est, bien sûr, aucunement conscient. Non seulement il n'a
jamais songé à s'inquiéter d'avoir un fils dépourvu d'imagination et d'esprit, mais c'est le contraire qui
n'aurait pas manqué de l'inquiéter. S'il emploie des litotes (« Il n'a jamais eu l'imagination bien vive, ni
ce feu d'esprit qu'on remarque dans quelques-uns »), ce n'est pas pour essayer de minimiser les
cruelles insuffisances de son fils, mais bien plutôt parce qu'il a peur d'avoir l'air de présenter son fils
sous un jour trop favorable (s'il disait que son fils ne semble n'avoir jamais eu la moindre parcelle
d'imagination ni d'esprit, à coup sûr, pense-t-il, on le croirait aveuglé par l'amour paternel). Pour lui,
l'imagination et l'esprit ne sont pas des dons, ou, si ce sont des dons, ce sont des dons
empoisonnés. Moins on en a et mieux cela vaut. M. Diafoirus n'a jamais eu le sentiment que son fils
semblait bien mal parti; il ne s'est jamais dit qu'il avait été bien peu gâté par la nature. On peut parler
d’une éloge paradoxale. Redoublement de la négation avec “n’a jamais”, et “ni” : effet d’insistance.
La suite de la tirade ne fera que le confirmer, tout ce qu'un autre aurait regardé comme des
insuffisances, voire comme des infirmités, l'absence d'imagination et d'esprit, la lenteur, la lourdeur,
l'hébétude intellectuelles de Thomas, M. Diafoirus, lui, les a toujours considérés comme ses atouts
les plus précieux (« mais c'est par là que j'ai toujours… »).

Pour M. Diafoirus, la totale absence de qualités brillantes chez Thomas est le gage, la garantie des
qualités les plus solides. À l'imagination, à l'esprit, il préfère de beaucoup la « judiciaire », c'est-à-dire
le jugement . Et, pour lui, non seulement l'imagination et l'esprit sont incompatibles avec le jugement,
mais leur absence semble être le seul critère qui permette de le reconnaître. M. Diafoirus semble
établir entre l'imagination et l'esprit, d'une part, et le jugement, d'autre part, une opposition radicale.
Celui-ci semble être inversement proportionnel à ceux-là.
Mais sans doute M. Diafoirus a-t-il une conception très particulière du jugement. Son critère semble
être strictement professionnel : la « judiciaire », dit-il, est une « qualité requise dans l'exercice de
notre art ». En théorie, il a assurément raison de penser qu'un bon médecin doit avoir du jugement,
mais, comme la fin de sa tirade nous le révélera, il a une conception de la médecine qui exclut le
jugement autant que l'imagination. Le jugement, pour M. Diafoirus ne se définit que comme la qualité
nécessaire pour être un bon médecin, mais le bon médecin, tel que le conçoit M. Diafoirus, est un
être totalement dépourvu de jugement.

Dès l’exorde, Molière nous présente le portrait d’un Thomas Diafoirus peu intelligent. Cet éloge est
un éloge paradoxal puisque les défauts cités sont transformés en qualités : effet comique pour le
spectateur.
Comique de caractère, et satyre : critique de la médecine par Molière.

II. L’enfance de Thomas Diafoirus

Le père n'a jamais cessé de guetter chez Thomas, dès ses plus tendres années, les premiers signes
d'une éventuelle vocation médicale. Et très vite, pour ne pas dire tout de suite, le comportement du
bébé Thomas a fait naître chez son père les plus grands espoirs que l'enfant Thomas n'a cessé
ensuite de confirmer et de renforcer : « Lorsqu'il était petit, il n'a jamais été ce qu'on appelle mièvre
et éveillé. On le voyait toujours doux, paisible et taciturne, ne disant jamais mot et ne jouant jamais à
tous ces petits jeux que l'on nomme enfantins ». L’adjectif “enfantin” montre tout le mépris du père
envers ces jeux, et que son fils est supérieur.
Le petit Thomas semble n'avoir connu que la vie végétative. Mais M. Diafoirus n'a jamais songé à
s'en inquiéter. Bien au contraire. S'il emploie une tournure négative (« Il n'a jamais été ce qu'on
appelle mièvre et éveillé »), elle n'a aucunement une valeur de litote. Il ne cherche nullement à
masquer l'apathie, à atténuer la léthargie de Thomas. Il veut souligner, au contraire, que « jamais » il
n'en est sorti. Il veut souligner que « jamais » il n'a donné le moindre signe de vivacité physique ou
intellectuelle. S'il l'avait fait, »ne fût-ce que très occasionnellement, c'est alors que M. Diafoirus se
serait inquiété. L'expression « ce qu'on appelle" trahit bien l'éloignement mêlé d'une sorte d'effroi
qu'inspirent à M. Diafoirus les enfants vifs et malicieux. L'étrange redondance "ne jouant jamais à
tous ces petits jeux que l'on nomme enfantins" (à quoi jouent d'ordinaire les enfants, si ce n'est à des
jeux, et à quels jeux, si ce n'est à des jeux enfantins ?) montre de même à quel point le monde des
enfants qui jouent, le monde de la vie et du mouvement, est, pour M. Diafoirus, un monde insolite et
inquiétant.

Après la petite enfance, M. Diafoirus va évoquer la deuxième étape de la biographie de Thomas :


l'apprentissage des rudiments, disons les études primaires. Le moins que l'on puisse dire, c'est que
les débuts de Thomas ne semblent guère encourageants : « On eut toutes les peines du monde à lui
apprendre à lire, et il avait neuf ans qu'il ne connaissait pas encore ses lettres ». On se dit qu'il est
apparemment peu fait pour les études et qu'il ne faudra surtout pas essayer de le pousser et de
vouloir à tout prix lui faire faire des études supérieures. Mais ce n'est pas du tout le sentiment de M.
Diafoirus. Il a, au contraire, le sentiment que les débuts de Thomas sont étonnamment prometteurs
et qu'il est parti pour aller très loin. C'est pourquoi il n'essaie aucunement de farder la vérité et de
minimiser les difficultés que Thomas a rencontrées. Il est, au contraire, heureux et fier de les
souligner. Il n'a point recours à la litote : il ne dit pas qu'on a eu « un peu de peine »; il dit qu'on a eu
« toutes les peines du monde à lui apprendre à lire ». Et c'est sur un ton véritablement triomphal
qu'il ajoute : « et il avait neuf ans qu'il ne connaissait pas encore ses lettres ». Il a le sentiment que
son fils a accompli un exploit, qu'il a battu un record qui semblait impossible à battre. Sans doute M.
Diafoirus a-t-il étudié la biographie des médecins les plus célèbres de son temps et a-t-il découvert
qu'ils avaient tous rencontré des difficultés pour apprendre à lire, que ces difficultés avaient été
d'autant plus grandes qu'ils étaient devenus plus célèbres, mais qu'aucun jusqu'ici n'avait mis aussi
longtemps que Thomas pour y parvenir.
On ne saurait douter, en tout cas, que, loin de s'en inquiéter, il ne se soit réjoui et félicité des
difficultés de Thomas, puisqu'il nous le dit lui-même : "Bon, disais-je en moi-même, les arbres tardifs
sont ceux qui portent les meilleurs fruits; on grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le
sable; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps, et cette lenteur à comprendre, cette
pesanteur d'imagination est la marque d'un bon jugement à venir". On le sent, M. Diafoirus repense
avec émotion aux premières difficultés scolaires de son fils, difficultés qui lui ont paru confirmer
pleinement les grandes espérances qu'avait fait naître l'hébétude de ses premiers ans. Il redit avec
une gravité attendrie, avec une sorte de recueillement (« Bon, disais-je en moi-même »).
Pour justifier des espérances si mal fondées, M. Diafoirus a naturellement recours à des proverbes
ou à des expressions proverbiales. Rien d'étonnant à cela ! Le proverbe, ou le dicton, est chez
Molière, comme c'est aussi souvent le cas dans la vie, le mode d'expression privilégié des
imbéciles . Une de ses fonctions principales semble être, en effet, de donner une apparence de
rationalité à des sentiments ou à des croyances peu fondés, voire tout à fait irraisonnés et parfois
parfaitement absurdes. C'est évidemment le cas ici. Si M. Diafoirus avait raison, ce seraient toujours
ceux qui semblent être d'abord les plus mal partis qui iraient finalement le plus loin. Certes, il peut
arriver qu'un enfant, après des débuts un peu lents, se réveille un peu tardivement et fasse
finalement de brillantes études, comme il peut arriver, inversement, qu'un enfant, après des débuts
qui semblaient très prometteurs, s'essouffle progressivement au bout de quelques années et ne
fasse finalement que des études assez moyennes, mais il est difficilement contestable aussi qu'un
enfant qui montre une aussi grande « lenteur à comprendre » que Thomas, n'a pas beaucoup de
chances de pouvoir faire de brillantes études, pour ne pas dire qu'il n'en a pratiquement aucune.

M. Diafoirus évoque ensuite la troisième période de la vie du jeune Thomas, c'est-à-dire les études
secondaires : « Lorsque je l'envoyai au collège, il trouva de la peine; mais il se raidissait contre les
difficultés, et ses régents se louaient toujours à moi de son assiduité et de son travail ». M. Diafoirus
passe assez vite sur cette période pourtant assez longue des années de collège. C'est qu'il n'a rien à
dire de nouveau et que la situation reste inchangée. On devine aisément, à travers les propos de son
père, que Thomas montre toujours aussi peu de dispositions pour les études (« il trouva de la peine
») et qu'il manifeste toujours la même stupidité et la même hébétude (« il se raidissait contre les
difficultés »). Mais la confiance de M. Diafoirus n'en est nullement ébranlée et il est manifestement
persuadé que les professeurs de Thomas la partagent. Aussi rapporte-t-il avec fierté leurs propos : «
ses régents se louaient toujours à moi de son assiduité et de son travail ». Mais, bien sûr, M.
Diafoirus ne comprend pas plus ce que veulent dire les professeurs de Thomas qu'il ne comprenait
ce que voulaient dire ceux qui disaient que son fils n'avait « point de méchanceté ». Il prend pour des
appréciations très élogieuses des propos qui sont manifestement destinés à essayer de lui faire
comprendre que les possibilités de son fils sont singulièrement limitées, pour ne pas dire qu'elles
semblent inexistantes. Le « travail » et l' « assiduité » de Thomas, rendent, en effet, ses piètres
résultats d'autant plus inquiétants. S'il était distrait, s'il ne travaillait pas, s'il faisait l'école
buissonnière, on pourrait toujours espérer voir les résultats s'améliorer rapidement le jour où il se
déciderait enfin à travailler. Mais l'entière bonne volonté de Thomas et son acharnement au travail
rendent son cas parfaitement désespéré. S'il pouvait donner quelque chose, il l'aurait déjà donné,
pensent évidemment ses professeurs qui veulent suggérer au père qu'il vaudrait peut-être mieux
renoncer à lui faire faire des études. Mais M. Diafoirus comprend si peu ce qu'ils veulent lui faire
comprendre qu'il prend, au contraire, leurs propos pour des encouragements. En essayant de lui ôter
ses illusions, les professeurs ne font que renforcer encore un peu plus la confiance inébranlable qu'il
a en l'avenir de Thomas. S'ils ont eu tout le loisir de bien mesurer toute la sottise du fils, sans doute
n'ont-ils pas encore bien saisi toute l'étendue de celle de son père.

III. La formation médicale de Thomas Diafoirus

Si M. Diafoirus est passé assez vite sur les études secondaires de son fils, ce n'est pas seulement
parce qu'il n'avait rien à dire de vraiment nouveau, c'est aussi parce qu'il avait hâte d'en venir à la
dernière étape de son récit et d'évoquer les études supérieures de Thomas et ses brillants succès à
la faculté de médecine : « Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses
licences; et je puis dire sans vanité que depuis deux ans qu'il est sur les bancs, il n'y a point de
candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre Ecole ». Le « enfin » par
lequel commence la phrase de M. Diafoirus, et qui constitue le pivot sur lequel tout son récit va
basculer, suffit à nous dire cette hâte. Après tant d'années de stagnation, malgré un travail assidu,
c'est enfin l'éclosion tant attendue. C'est une véritable métamorphose qui semble se produire en
Thomas lorsqu'il entre à la faculté de médecine. Jusqu'ici, que ce soit d'abord dans les jeux de la
petite enfance, que ce soit ensuite pour apprendre à lire, que ce soit enfin au collège, il avait toujours
été à la traîne, il s'était toujours montré le plus lent, le plus lourd, le plus dépourvu de toute vivacité
physique ou intellectuelle, il avait toujours semblé incarner l'hébétude et la stupidité; et voilà que lui
qui avait eu tant de mal à apprendre ses lettres, passe brillamment (« glorieusement ») ses licences,
et voilà que lui qui « ne disait jamais mot », parle maintenant plus qu'aucun autre, et intervient dans
tous les débats, dans toutes les controverses, dans toutes les soutenances.
.M. Diafoirus est persuadé que son fils a réussi à force de travail (« à force de battre le fer »); il est
convaincu que la réussite de Thomas est due à ses qualités profondes, cachées jusqu'ici sous une
apparente simplicité d'esprit que des observateurs peu perspicaces auraient pu prendre pour de la
sottise; il ne doute pas que le sérieux de Thomas, sa sûreté de jugement et sa solidité d'esprit ont
enfin porté leurs fruits. Mais on ne comprend guère pourquoi l'acharnement au travail de Thomas,
pourquoi ses prétendues qualités de jugement n'ont pas donné de résultats avant qu'il n'arrive à la
faculté de médecine. Au lieu de l'amélioration lente, mais continue, à laquelle on aurait dû
logiquement assister, il s'est produit une espèce de soudaine métamorphose, une sorte d'explosion
dès que Thomas est arrivé à la faculté de médecine.
M. Diafoirus ne fera que le confirmer, que ce n'est pas Thomas qui a changé, mais le milieu où il se
trouve. Le cancre n'est pas devenu un crac par une sorte de miracle. Thomas n'a pas changé : il a
trouvé sa voie. La faculté de médecine constitue le milieu idéal où sa stupidité naturelle peut enfin
s'épanouir et se donner libre cours. Avant il souffrait d'une stupidité rentrée; maintenant il peut enfin
s'y adonner librement et donner toute sa mesure. Non seulement il n'a plus peur de s'exprimer, mais
plus il dit de sottises et plus on l'applaudit. Car il ne dit que des sottises, il ne débite que des
absurdités; et c'est ce qui fait sa force, c'est de là que viennent ses succès. D'ailleurs M. Diafoirus
nous le dit inconsciemment lorsqu'il nous dit qu'aucun étudiant ne « fait plus de bruit que lui ».
Molière joue ici sur l'ambiguïté du mot « bruit ». M. Diafoirus veut évidemment dire que Thomas s'est
acquis une grande renommée , mais, en l'écoutant, on ne peut s'empêcher de penser que les propos
de Thomas ne doivent être, en effet, que du « bruit ».

D'ailleurs, dès la phrase suivante, M. Diafoirus, manifestant toujours la même inconscience, va


s'empresser de nous confirmer que les succès de Thomas ne sont aucunement dus à la solidité de
son argumentation ni à la rigueur de ses raisonnements : « Il s'y est rendu redoutable, et il ne s'y
passe point d'acte où il n'aille argumenter à outrance pour la proposition contraire ». On le voit, M.
Diafoirus vend la mèche avec une totale innocence : dire que Thomas « argumente à outrance pour
la proposition contraire » revient à dire qu'il ne se préoccupe nullement de faire triompher la vérité,
mais seulement d'avoir toujours le dernier mot, et que, pour ce faire il n'hésite pas à dire n'importe
quoi (« à outrance »). Rien ne l'arrête jamais : il ne recule devant aucune contradiction, aucune
contre vérité, aucune absurdité. Mais ce qui aurait dû le ridiculiser complètement, le discréditer
définitivement, l'a, au contraire, « rendu redoutable » à ce que nous dit M. Diafoirus. Dans son
inconscience, M. Diafoirus ne se contente donc pas de souligner, une nouvelle fois, l'inaltérable
imbécillité de son fils, il nous éclaire sur ce qu'on n'ose appeler la vie intellectuelle à la faculté de
médecine et les étranges débats auxquels on s'y livre.

Pour M. Diafoirus, les brillants succès de Thomas s'expliquent avant tout par l'inébranlable fermeté
de son esprit : « Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes, ne démord
jamais de son opinion et poursuit un raisonnement jusques dans les derniers recoins de la logique ».
Certes, la fermeté intellectuelle est une qualité particulièrement précieuse et finalement assez rare,
mais, s'agissant de Thomas, plutôt que de « fermeté » d'esprit, il faudrait parler de fermeture. Il n'a
changé qu'en apparence. Foncièrement, il est toujours le même, profondément, essentiellement
borné. Quoi d'étonnant à cela ? Quand on est un demeuré, on le reste. Mais c'est maintenant un
demeuré très remuant et des plus m'as-tu-vu. Et les expressions même qu'emploie M. Diafoirus
trahissent, sans qu'il s'en doute, cette permanence de l'épaisseur d'esprit et de la stupidité. Ce
Thomas « fort comme un Turc sur ses principes, qui « ne démord pas de son opinion », ressemble
comme un frère à l'enfant qui ne brillait que par sa « lenteur à comprendre » et sa « pesanteur
d'imagination », et au collégien qui « se raidissait contre les difficultés ». Ce que M. Diafoirus prend
pour de la fermeté et de la force n'est que balourdise épaisse et obtusion intellectuelle. Il nous avait
déjà dit que Thomas argumentait « à outrance », il nous dit maintenant qu'il « poursuit un
raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique ». Cette expression imagée est
extrêmement suggestive. On devine aisément que cette logique à « recoins » doit être une bien
étrange logique; on devine que dans ces "recoins" la lumière du sens commun ne doit jamais
pénétrer. On devine que Thomas est tout le contraire d'un vrai savant : c'est un croyant, et des plus
fanatiques.

La dernière phrase de M. Diafoirus résonne comme une sorte de péroraison, et c'est, bien sûr, la
péroraison d'un panégyrique. Le ton en est véritablement triomphal : « Mais, sur toute chose, ce qui
me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c'est qu'il s'attache aveuglément aux opinions de nos
anciens, et que jamais il n'a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des
prétendues découvertes de notre siècle touchant la circulation du sang et autres opinions de même
farine ». Comme la première, cette dernière phrase a une allure très nettement rhétorique. On y
trouve les mêmes effets de balancements, tant en ce qui concerne les propositions (« ce qui me plaît
en lui et en quoi il suit mon exemple »; « c'est qu'il s'attache… et que jamais il n'a voulu… ») que les
mots et les expressions (« comprendre ni écouter »; « les raisons et les expériences »; « la
circulation du sang et autres opinions de même farine »). Mais c'est surtout l'ampleur progressive
des membres de phrases qu'il convient de relever (« Mais (1), sur toute chose (4), ce qui me plaît en
lui (6), et en quoi il suit mon exemple (8), c'est qu'il s'attache aveuglément aux opinions de nos
anciens (16), et que… (50) » ). On peut y remarquer un effet de gradation.

Une fois de plus, sans s'en rendre compte, M. Diafoirus emploie des expressions qui traduisent fort
bien la parfaite stupidité, la complète absurdité de l'attitude de Thomas : il suit « aveuglément » les
anciens; il ne « veut » pas « comprendre » ni même « écouter » les arguments des novateurs. En ce
faisant, M. Diafoirus achève de nous convaincre qu'en dépit des apparences, Thomas est resté
fondamentalement ce qu'il a toujours été : un imbécile achevé, un crétin des plus gratinés. Ce qui le
définit, c'est toujours la stupidité, c'est toujours l'hébétude. Mais, de muette et paisible, sa stupidité
est devenue bavarde et batailleuse; mais son hébétude est maintenant une hébétude bruyante, une
hébétude exubérante. Ce que montre donc fort bien, à son insu, M. Diafoirus, c'est que Thomas n'a
pas réussi malgré sa balourdise, malgré sa bêtise, mais bien à cause d'elles. Il n'a jamais eu
d'imagination, mais il n'en faut pas, mais il n'en faut surtout pas pour réussir dans la médecine,
puisqu'il n'y a rien à découvrir, rien à inventer, puisque tout a déjà été dit par les anciens. Il a toujours
été très lent à comprendre, mais, en médecine, il ne faut surtout pas chercher à comprendre, il ne
faut surtout pas essayer de se demander, par exemple, à quoi le sang peut vraiment servir. Thomas
a été un enfant et un élève particulièrement attardés, mais cela lui donne les meilleures chances
pour faire carrière dans un milieu particulièrement rétrograde. Thomas a toujours été un enfant passif
et il reste encore profondément dépendant de son père, mais c'est ce qu'il faut pour réussir dans une
discipline qui est restée elle-même si dépendante des anciens. Thomas est et sera toujours infantile,
mais il est ainsi tout à fait à sa place dans une discipline elle-même infantile. Thomas est un véritable
demeuré, mais la médecine qu'il a apprise et qu'il va pratiquer est elle-même essentiellement,
fondamentalement demeurée.

En mettant ainsi la dernière touche au portrait de Thomas, M. Diafoirus achève assurément de nous
convaincre, s'il en était encore besoin, qu'il est un fieffé, un parfait imbécile. Mais il achève de nous
convaincre en même temps que Thomas est bien le digne fils de son père, c'est-à-dire que le père
est, lui aussi, un fieffé, un parfait imbécile. Outre qu'il s'extasie sans cesse devant la sottise de son
fils et qu'il est d'autant plus content de lui qu'il aurait moins lieu de l'être, il nous apprend , mais on ne
saurait s'en étonner que Thomas « suit son exemple », et donc que lui-même manifeste le même
attachement aveugle aux opinions des anciens et refuse aussi obstinément et aussi absurdement
que lui de comprendre et d'écouter les arguments des novateurs. Il achève enfin de nous convaincre
que, s'il y a un milieu où les imbéciles sont rois, c'est bien celui de la médecine.

Mais l'anathème que lance M. Diafoirus contre les « prétendues découvertes de notre siècle,
touchant la circulation du sang et autres opinions de même farine », nous apprend aussi qu'il n'y a
quand même pas, parmi les médecins, que des Diafoirus ou des Purgons. En les faisant condamner
si véhémentement par la bouche d'un individu aussi évidemment stupide que M. Diafoirus, Molière
se prononce très clairement en faveur des découvertes de son siècle, parmi lesquelles celle de la
circulation du sang lui paraît être, à très juste titre, de beaucoup la plus importante. C'est là une
indication particulièrement intéressante. Elle tend, en effet, à prouver que le scepticisme de Molière à
l'égard de la médecine n'était peut-être pas aussi total ou aussi définitif qu'on pourrait le croire.

Conclusion :

Aux yeux du lecteur, le ridicule de ce panégyrique de Thomas Diafoirus ressort pleinement. Mais, si
l'éloge est paradoxal pour le public, il ne l'est en rien pour ce père, et Molière associe ainsi le père et
le fils dans la même stupidité. Plus grave encore, la stratégie oratoire retenue, faire des qualités de
tous ces défauts, permet de dresser un portrait très critique des médecins, de leur cynisme, et de
s'en prendre avec force à la médecine qui encourage l'intolérance, les conflits, et l'immobilisme…
La fin de cette visite confirme d'ailleurs cette satire, lorsque le père et le fils offrent à Argan une
consultation, justifiant ainsi son choix d'un gendre médecin, mais absurde. Cette satire des médecins
est également exploitée en 1923 par Jules Romains dans Knock où le personnage éponyme,
médecin également, se révèle être un charlatan incompétent. Cette satire est cependant plus
virulente que celle de Molière, car il met en scène un médecin manipulateur, qui parvient à soumettre
toute une ville à son emprise.

Vous aimerez peut-être aussi