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: intrigues et personnages
Manuscrit enluminé de l’époque carolingienne (début du IXe siècle) qui reproduit un manuscrit antique
aujourd’hui disparu et qui comporte les six comédies de Térence. Ici l’illustration d’une page de
L’Héautontimorouménos (IV, 1, vers 614 sq.) : Sostrata (mulier, la femme) montre à la vieille nourrice (nutrix
anus) l’anneau qui va permettre la reconnaissance de sa fille autrefois abandonnée, en présence de son mari
Chrémès (senex, le vieux) et de l’esclave (servus) nommé Syrus. Bibliothèque nationale de France, Département
des manuscrits, Paris. ©BnF, Gallica.
Acteur comique de la comédie nouvelle (les sourcils levés et froncés marquent la colère du senex
iratus, voir ci-après), statuette fragmentaire en terre cuite, Grèce, env. 323 av. J.-C., BnF, département
des Monnaies, Médailles et Antiques, Paris. ©BnF, Gallica.
Acteur comique portant le masque d’un esclave chauve, statuette en terre cuite, Italie (Latium),
période étrusque, IIe siècle av. J.-C., British Museum, Londres. ©British Museum.
L’intrigue : un schéma stéréotypé
Elle est condensée dans l’argument (argumentum) et annoncée dans le prologue par un acteur de la
troupe pour capter l’intérêt des spectateurs. Peu importe la vraisemblance : il faut faire rire un public
populaire avec de gros effets, des situations scabreuses appelant un comique verbal qui ne cherche
pas le raffinement.
Le rythme de la représentation doit être trépidant, le volume sonore bruyant, sans temps mort, qui
risquerait de provoquer l’ennui et la désaffection du public. Ainsi en témoigne le vieux Prologus
présentant L’Heautontimoroumenos de Térence :
« Prêtez-moi une attention bienveillante ; faites que je puisse représenter dans le silence une pièce
d’un caractère tranquille, que je n’aie pas toujours à jouer un esclave qui court (servus currens), un
vieillard en colère (iratus senex), un parasite vorace (edax parasitus), un sycophante impudent
(sycophanta impudens), un avide marchand d’esclaves (avarus leno), tous rôles qui exigent de grands
cris et me mettent sur les dents. Par égard pour moi, trouvez bon qu’on allège un peu mon fardeau ;
car ceux qui composent aujourd’hui des pièces nouvelles ne ménagent pas ma vieillesse. » (vers 35-
43, traduction Henri Clouard, 1937)
Les personnages sont caricaturaux selon des rôles traditionnels fortement codifiés : un père buté et
avare, un fils prodigue et amoureux, un esclave rusé qui vient au secours de son jeune maître, un
parasite, un soldat fanfaron, un proxénète en sont les archétypes devenus classiques.
Comme l’univers tragique, le monde de la comédie s’inscrit donc dans le champ clos de la famille où
bouillonnent toutes les violences, cachées, étouffées, mais prêtes à exploser à la moindre occasion.
Que sa résolution soit tragique ou comique, la crise naît de cette effervescence.
Banalité d’une action qui se résume en quelques lignes selon le principe du schéma actantiel
stéréotypé : le fils (héros) aime une courtisane ou une jeune esclave (objet de la quête) dont l’origine
libre sera dévoilée au dénouement ; le père (opposant) contrarie ses amours, tandis que l’esclave
(adjuvant) lui apporte le secours de ses ruses. Apparitions et disparitions sans explications,
naufrages, enlèvements par des pirates, retours imprévus, reconnaissances miraculeuses ponctuent
un scénario "rocambolesque", pourtant sans surprise pour un public dont le plaisir est celui de la
reconnaissance et non celui de la découverte. Jusqu’à l’inévitable "happy end" qui consacre le
triomphe de la jeunesse et de la ruse sur l’autorité des vieillards.
Scène de comédie, fresque in situ, maison de Casca Longus, Pompéi, Ier siècle av. J.-C. ©Wikimedia
commons.
Le personnage vêtu d'une tunique jaune courte, pieds nus, est un esclave : son index gauche levé
semble indiquer qu’il conseille au jeune couple d’amoureux de prendre garde (de l’arrivée du père
autoritaire ?).
• Senex
Le "vieux" père de famille (le paterfamilias), sèvère, grondeur, égoïste et "radin", incarne "le principe de
réalité" et s’oppose aux amours de son fils. Il est souvent croqué en senex amator : un barbon
amoureux qui s’est épris d’une jeune fille et qui, par des moyens divers, cherche à satisfaire cette
passion.
Les crises du senex iratus ("le vieux en colère") comptent parmi les moments les plus attendus du
spectacle : le père irascible s’emporte bruyamment alors qu’il est invariablement bafoué, dupé et
ridiculisé par tous ceux à qui il veut imposer son autorité (sa femme, son fils, ses esclaves).
Caractérisées par une agitation et une véhémence verbales et physiques, ces crises de colère
constituent presque toujours une scène chantée et dansée (un canticum) : "le vieux" menace de
diverses violences l’esclave meneur de jeu (une violence qui, cependant, ne s’exerce jamais). On
trouve une trentaine d’exemples de ce type de séquences dans les comédies de Plaute et de
Térence.
Le senex iratus est le modèle des pères abusifs de Molière : Argan (Le Malade imaginaire), Harpagon
(L’Avare), Géronte (Les Fourberies de Scapin, Le médecin malgré lui), Orgon (Le Tartuffe),...
Face à ce senex durus ("dur" à vivre) il arrive aussi qu’un autre senex se montre lepidus ("agréable"),
beaucoup plus "cool" comme on dirait aujourd’hui : par exemple, les frères Déméa et Micion dans Les
Adelphes de Térence. Molière développe ce jeu d’opposition entre deux frères, dont l’un a pour
principe la sévérité dans l’éducation des enfants et l’autre l’indulgence, dans L’École des maris
(1661).
Senex iratus
Furieux, poing fermé, le senex (le "vieux" Démiphon) s’emporte contre l’adulescens (le "jeune homme"
Phédria) et le servus (l’"esclave" Géta) dans Le Phormion de Térence, manuscrit enluminé (début du
IXe siècle), Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Paris. ©BnF, Gallica.
Masque théâtral (un satyre aux airs de senex iratus), fresque pompéienne, Ier siècle, Musée
archéologique national, Naples. ©Wikimedia Commons.
• Adulescens
Alors que la tragédie met en garde contre les désastres de la passion, la comédie offre le spectacle
du triomphe de l’amour. Mais le véritable héros n’est jamais le jeune premier des romans et des
contes de fées : sur la scène comique, le fils de famille (adulescens) est un amoureux transi, prêt à
désobéir à son père et à faire toutes les dépenses que sa passion exigera ; souvent niais et
pleurnichard, il apparaît bien incapable de surmonter seul les obstacles de ce traditionnel parcours
initiatique qu’il doit subir avant de parvenir à l’objet désiré. Il y a, comme dit encore Mauron,
« dissociation du désir et de la technique, car ce n’est pas le même personnage qui désire et qui
invente » (o. c.).
En effet, le fils de famille fait piètre figure auprès de son serviteur habile et dévoué qui assume la
direction des opérations. Ce "double" de condition servile est bien plus hardi et plus intelligent que
lui : en déjouant l’autorité du père à la place du fils, c’est lui qui assure la revanche sur la réalité.
Le jeune homme (adulescens) et l’esclave (servus) dans Les Adelphes de Térence, manuscrit
enluminé (début du IXe siècle), Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Paris.
©BnF, Gallica.
• Servus
Comme le dit Molière, « dans toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui
fait rire les auditeurs » (L’Impromptu de Versailles, scène I).
Sur scène, l’esclave est vêtu d’une tunique courte et d’un petit manteau qu’il rejette sur l’épaule pour
courir plus vite quand il est pressé ou qu’il fait semblant de l’être (servus currens, "l’esclave courant",
parfois même au milieu du public).
Il porte une perruque rousse (cette couleur est traditionnellement considérée comme un élément
très dépréciatif).
Esclave Plaute
Acteur comique dans le rôle d’un esclave assis sur un autel, marbre trouvé à Rome (colline du
Caelius), Ier siècle, British Museum, Londres. ©British Museum.
À Athènes, à la fin du IVe siècle avant J.-C., c’est Ménandre qui a mis en scène ce type de
personnages promis au plus grand succès. Dans le Dyskolos ("le grincheux" misanthrope), l'esclave
fripon, Daos aide les "fiancés" à se tirer d'affaire aux dépens du vieux paysan hargneux.
Aussi impudent qu’ingénieux, sûr de son succès, bravant les coups, s’amusant à tourmenter le jeune
maître qu’il sert, le servus callidus (l’esclave rusé) devient le véritable roi de la palliata : il s’impose
comme le maître d’un jeu où l’intelligence jouit de son pouvoir de manipulation ; enivré de son
importance jusqu’à l’héroïsme désintéressé, il risque tout, menaces et châtiments, pour faire rire et
rester à la hauteur de sa réputation.
Les titres mêmes de plusieurs comédies de Plaute, qui portent le nom de l’esclave rusé, montrent
bien le succès de ce type traditionnel : Epidicus (littéralement "réclamé en justice" en grec), Stichus
("la rangée" en grec), Truculentus ("Le Bourru"), Pseudolus ("L'Imposteur").
C’est Plaute, en effet, qui met en valeur les rôles d’esclaves de manière originale et déploie
brillamment leurs talents de "fieffés coquins" : dans l’Asinaria ("La Comédie des ânes"), le fripon
s’approprie le prix de vente d’un troupeau d’ânes ; dans Mostellaria ("La Comédie du fantôme"), il fait
croire au père que sa maison est hantée et que le fils doit emprunter une grosse somme pour
acheter celle du voisin ; dans l’Aulularia ("La Marmite", dont Molière fera L'Avare), il subtilise l’argent
du maître caché dans le précieux récipient ; dans Curculio ("Le Charançon") et Pseudolus, il s’empare
de la lettre d’introduction d’un militaire amoureux qui veut acheter la belle.
Esclaves Plaute
Acteur interprétant le rôle d’un esclave, statuette en bronze, début du IIIe siècle ap. J.-C. Palazzo
Massimo alle Terme, Rome. ©Wikimedia Commons.
Dessin d’une statuette romaine d’acteur comique dans le rôle d’un esclave (voir ci-dessus), 1805,
British Museum, Londres. ©British Museum.
"Troupe de comédiens italiens" (sans doute la célèbre troupe des Gelosi), env. 1580, Musée
Carnavalet, Paris. ©Wikimedia Commons.
L’amoureux, caché derrière un rideau, fait passer un message à sa bien-aimée par un entremetteur
sous l’œil soupçonneux du barbon Pantalon (en rouge et noir) suivi de son valet.
Sommaire du dossier
CONFRONTER LA COMÉDIE CLASSIQUE À LA COMÉDIE LATINE
Accueil du dossier
Le théâtre romain
La comédie du ridicule
À consulter :
Marion Faure-Ribreau, Pour la beauté du jeu. La construction des personnages dans la
comédie romaine (Plaute, Térence), Les Belles Lettres, 2012.
Marion Faure-Ribreau, « Ce que les femmes se disent entre elles : les duos féminins dans
la comédie romaine », Cahiers « Mondes anciens », 3 | 2012, « Femmes de paroles. Voix