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La tragédie à l’âge classique

Au XVIIeme siècle (âge classique, époque du classicisme), à partir de 1640, de nombreux théoriciens –
comme Boileau, ou l’Abbé d’Aubignac – cherchent à définir avec rigueur les différents genres théâtraux
et à en fixer les règles.
Ils définissent ainsi deux genres majeurs, que tout oppose : la tragédie et la comédie.

Tragédie Comédie
Statut social des Personnages de haute naissance, de rang Personnage de moyenne ou de basse
personnages élevé : rois, reines, héros mythologiques ou condition : bourgeoisie,
historiques domestiques…
Univers de Antiquité grecque, romaine ou chrétienne univers contemporain des
référence (éloignement dans le temps) spectateurs
Action représentée Sujets tirés de la mythologie ou de l’histoire sujets tirés de la vie quotidienne,
des rois proches des préoccupations des gens
ordinaires
Niveau de langue Elevé, très soutenu Courant ou familier
(pièces toujours écrites en vers alexandrins) (pièces écrites en prose, ou en vers,
pour la « grande comédie »)
Dénouement Malheureux (univers dominé par la fatalité, Dénouement heureux (ex : mariage
la seule issue possible étant généralement la contrarié finalement autorisé et
mort du héros, ou tout au moins son échec) conclu )
Registre Tonalité tragique (visée : susciter la terreur Tonalité comique (visée : provoquer
et la pitié des spectateurs) le rire, ou la réflexion morale, par le
rire : « corriger les hommes en les
divertissant »)

I Tragique et tragédie : définitions.

La tragédie a souvent été considérée comme le plus grand genre dramatique, le plus noble, par
opposition à la comédie. Ce jugement peut s'expliquer par une impression que la tragédie donne toujours au
spectateur (et au lecteur), celle d'un éloignement. Il s'agit d'un des traits fondamentaux de la tragédie : elle
élabore en effet un monde qui crée une distance par rapport à la réalité quotidienne, prosaïque. Cet effet de
distance s'obtient de plusieurs façons : par le choix du sujet, emprunté soit à l'Histoire, soit à la légende
(mythologie gréco-romaine ou chrétienne) ; par le choix des personnages (lié évidemment à celui du
sujet), qui sont toujours illustres, nobles (rois, princes, héros, etc.) ; par le choix de grands thèmes : le
pouvoir (problème de sa légitimité), la justice, l'honneur, l'amour-passion, etc.; par le recours à un style
élevé (noblesse de l'alexandrin, beauté des images, etc.). Le fait que la tragédie se joue à distance a
pour conséquence d'agrandir, d'amplifier, de sacraliser même ce qui y est représenté.

Les personnages tragiques

Contrairement à la comédie qui met en scène des personnages proches du public (bourgeois, paysans, petite
noblesse, corps de métiers, domesticité), la tragédie ne met en scène que des héros de haute lignée, qui parfois
appartiennent à la mythologie gréco-latine. On retiendra deux types de héros et d’héroïnes :
- les héros inspirés de l’histoire grecque ou romaine (rois, reines, princes et princesses) ;
- les héros inspirés de la mythologie gréco-latine (personnages légendaires).
Ces personnages sont animés par de grandes passions qui souvent opposent leurs désirs personnels (passion
amoureuse) à des éléments extérieurs (contrainte politique, fatalité divine, hérédité monstrueuse) et sont ainsi
conduits à leur perte.
Racine définit ainsi le héros tragique : « Il faut que ce soit un homme qui par sa faute devienne malheureux, et
tombe d’une félicité et d’un rang très considérable dans une grande misère. » (Œuvres complètes).
Face à ces exigences contradictoires, les héros tragiques se trouvent placés devant ce qu’on appelle un
« dilemme » : ils doivent faire un choix entre deux solutions, souvent extrêmes.
Ex : Dans Andromaque de Racine (1667), Pyrrhus hésite entre sa fidélité aux Grecs qui réclament la mort
d’Astyanax, fils d’Andromaque, sa captive, et son amour pour cette dernière, qui l’incite à la pitié.
C
D’autre part, l'action que représente la tragédie est toujours propre à émouvoir le spectateur, à susciter
chez lui la pitié ou la terreur. Mais cette action a ceci de particulier qu'elle est toujours liée à la présence
d'une puissance qui domine le personnage tragique et sur laquelle celui-ci n'a pas de contrôle. Cette
puissance peut être figurée par une divinité (Eschyle et Sophocle), par une passion (Euripide, Shakespeare et
Racine) ou par des valeurs imposées par un ordre social (Corneille). Elle provoque la perte, la déchéance
du héros ; elle le condamne à une existence fermée, sans d'autre issue que la mort. S'il veut combattre, c'est
en pure perte : il n'a pas de prise sur les événements, il ne peut agir sur eux ; ce sont plutôt eux qui agissent
sur lui, révélant par le fait même son impuissance et sa misère (dans les tragédies grecques, les personnages
sont punis pour avoir commis une faute, à cause de leur "ubris", leur orgueil, leur démesure).

Dans la tragédie, il n'est pas permis d'espérer, les jeux sont faits, tout est sous le signe de la fatalité
C'est là une des caractéristiques qui la distingue du drame (historique ou romantique). Dans l'univers du
drame, le héros a la possibilité de modifier le cours de son existence, il y a une ouverture, un espoir ; son
combat n'est pas inutile ; il n'agit pas sous l'emprise d'une instance supérieure, mais selon sa volonté, son
désir.

Cf. la distinction effectuée par le dramaturge contemporain Jean Anouilh dans sa pièce Antigone (1943)
entre la tragédie et le drame :

Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode
dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à
une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque
chose qui se mange, une question de trop qu’on se pose un soir... C’est tout. Après, on n’a plus qu’à laisser faire.
On est tranquille. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. […]
C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr... Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants acharnés,
cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d’espoir, cela devient épouvantable de
mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à
temps avec les gendarmes. Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en
somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis,
surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir; qu’on est pris, qu’on
est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier, - pas à gémir, non, pas à se
plaindre, - à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même
pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l’apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu’on
espère en sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit. C’est pour les rois. Et il n’y a plus rien à tenter,
enfin !

II Les fonctions de la tragédie

Dans La Poétique, le philosophe grec Aristote (IVe siècle av. J.-C.) définit ainsi la tragédie :

« imitation d'une action de caractère élevé et complète [...] faite par des personnages en action et
non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation (catharsis) propre à
de pareilles émotions ». (définition reprise par le poète latin Horace au 1er siècle ap. J.-C., puis par
les théoriciens français du XVIIe siècle (l'abbé d'Aubignac, Chapelain et Boileau, en particulier).

La catharsis (terme médical grec signifiant la « purgation des passions ») est l’une des fonctions
essentielles de la tragédie selon Aristote. Il s’agit de libérer les spectateurs de leurs passions, en les
exprimant symboliquement.
La tragédie met en scène le destin malheureux de personnages conduits à leur perte par leurs
« passions ». S’identifiant aux personnages, le spectateur éprouve en lui-même les sentiments
douloureux des héros ; il les vit comme « par procuration ». Ce faisant, il est censé prendre en aversion
les passions qui ont provoqué ces destins tragiques, s’en « purger », s’en libérer.
La notion de catharsis est interprétée au XVIIe siècle dans un sens moral. En s'identifiant au
personnage, en éprouvant momentanément à travers lui des passions mauvaises, le spectateur
parviendrait à maîtriser ces passions et à s'en libérer clans la vie réelle.
Cf. préface de Phèdre de Racine :

Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux
lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c’est que je n’en ai point fait
où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci ; les moindres fautes y sont sévèrement punies : la
seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même ; les faiblesses de l’amour
y passent pour de vraies faiblesses : les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout
le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font
connaître et haïr la difformité. C’est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public
doit se proposer ; et c’est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur
théâtre était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes.

III Structure de la tragédie classique

a. Structure externe :
Une tragédie classique est composée de cinq actes et contient de 1 500 à 2 000 vers, ce qui lui donne une
longueur, une durée raisonnables et supportables ; chaque acte occupe environ une demi-heure de la
représentation. Les actes sont séparés par des entractes, nécessaires pour que les spectateurs se détendent et
échangent leurs impressions. Les actes sont divisés en scènes.
Rien dans cette architecture n'est laissé à l'arbitraire et à la fantaisie : le souci classique d'équilibre et
d'harmonie tend à égaliser la longueur des actes.
Le découpage des scènes correspond à l'entrée ou à la sortie d'un personnage (deux actions qui doivent
avoir un retentissement sur l'évolution de l'action).
Dans un acte bien construit, des scènes secondaires ou de transition convergent vers les grandes scènes,
les sommets pathétiques ou dramatiques (un ou deux par acte). Le nombre des scènes par acte est
variable (de trois au moins à sept ou huit au plus).

b. Structure interne :
La conception de l'action ou intrigue repose sur la nécessité absolue d'une constante progression
dramatique : de l'exposition au dénouement en passant par le nœud, c'est-à-dire le conflit qui se noue et
s'exaspère entre les personnages, la tragédie doit tout consommer et consumer d'implacable façon, sans
temps morts.
Aussi les scènes doivent-elles être liées de façon nécessaire et vraisemblable, les entractes être occupés par
une action en coulisse, la fin de chaque acte particulièrement soignée pour maintenir intact l'intérêt du
spectateur. Ce dernier est tenu en haleine par de savantes expositions, des obstacles de toutes sortes,
intérieurs ou extérieurs, vrais (dilemmes) ou faux (quiproquos), des péripéties, des dénouements rapides et
définitifs.

Entracte Entracte Entracte Entracte


Acte I Acte II Acte III Acte IV Acte V
Exposition Nœud Dénouement
Intrigue

IV Les règles de la tragédie à l’âge classique

A- La règle des 3 unités

D'après la doctrine classique, la tragédie doit créer l'illusion du vrai en faisant le plus possible coïncider le
temps de la fiction et la durée de la représentation (3 heures). Plus la durée de l’action se rapproche du
temps de la représentation, plus on estime que la règle est parfaite, car la proximité entre le temps de la
représentation et le temps de la fiction augmente l’effet de vraisemblance.
D'où la règle dite des « trois unités » :
temps (concentration de l’action en 24 heures maximum)
lieu ( fixation de l’action en un seul lieu ; décor unique sur scène : l’antichambre d’un palais
dans la tragédie, une maison bourgeoise dans la comédie)
action (Les dramaturges classiques se fixent pour règle de ne développer qu’une seule action,
c’est-à-dire une intrigue unique qui est le moins possible parasitée par des éléments secondaires.
L’intrigue est donc construite autour d’une action principale et, quand des éléments interviennent
au cours de l’histoire, ils doivent être rattachés à l’intrigue principale.)

Vers 1630, un débat fait rage dans les milieux du théâtre en France : les partisans de l'application rigoureuse des
unités s'opposent aux auteurs qui défendent au contraire une application plus souple, voire une complète liberté de
composition. Vers 1640, les trois unités finissent par s'imposer : elles correspondent, pense-t-on, aux préceptes
du goût, de la maîtrise artistique et de la raison. Contemporaine du Discours de la méthode, de Descartes, cette
victoire des unités marque le commencement du classicisme, vision d'un art dominé par la raison, et qui
culminera sous le règne de Louis XIV.
Parmi les griefs ainsi adressés à Corneille lors de la « Querelle du Cid » (1636) figure l’invraisemblance de l’unité
de temps. En effet, la tragédie de Corneille multiplie les actions qui ne sont pas de simples événements, mais des
actions graves et importantes. En vingt-quatre heures, Rodrigue tue Don Gormas en duel, écrase l’armée des
Maures, se bat en duel contre don Sanche qu’il désarme, rencontre Chimène à plusieurs reprises, s’éloigne de
l’Infante, se fait haïr puis pardonner de Chimène, avant qu’un mariage avec elle soit décidé au dénouement de la
pièce...
On a également reproché à Corneille, par exemple, d’avoir multiplié les actions secondaires, notamment dans les
intrigues amoureuses (histoire d’amour non réciproque entre l’Infante et Rodrigue, entre Chimène et Don
Sanche).

B -La règle des bienséances


Parallèlement aux règles qui régissent l’action, la dramaturgie classique fait intervenir d’autres
restrictions qui concernent l’esthétique de la représentation théâtrale et la morale par la règle des
bienséances.
Les bienséances désignent tout ce que le dramaturge et le spectateur doivent juger convenable sur la
scène : on ne doit pas choquer le public. Les principales conséquences du respect des bienséances
portent sur les éléments suivants :

Visuellement Moralement
o Pas de violence en scène o Pas de blasphème ni de sacrilège
o Pas de sang répandu o Pas d’atteinte directe à la personne du Roi
o Le corps ne doit pas être dénudé, même en partie o Pas d’allusions politiques directes
o Pas de représentation « érotique » du corps (baisers,
sexualité, « fonctions biologiques » etc.)
o Pas d’allusion aux choses matérielles (nourriture,
argent, etc.)
spectacles sanglants, batailles, duels et meurtres
sont évoqués par des récits

C- La règle de vraisemblance

. La tragédie, pour avoir sur le public l'effet recherché qui est de lui inspirer pitié et crainte, doit offrir
aux spectateurs une histoire crédible, qui pourrait avoir lieu en réalité. Mais cela ne suffit pas : non
seulement on doit bannir de l'intrigue des éléments fantastiques ou impossibles, mais l'on doit même
éviter de présenter des situations qui, bien que théoriquement possibles dans la vie réelle, sont trop rares
et extraordinaires. Il faut, en d'autres termes, que le public puisse s'identifier aux personnages et se
reconnaître dans les situations qu'ils vivent. Il faut donc que ces événements apparaissent non
seulement possibles, mais probables, courants. La vraisemblance, comme les unités, n'est donc pas
une règle totalement artificielle: elle sert esthétiquement le but même de la tragédie, qui est, selon
Aristote, de provoquer compassion et terreur chez les spectateurs. Une histoire invraisemblable,
précisément, ne saurait provoquer de tels sentiments.

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