Vous êtes sur la page 1sur 18

23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires

s universitaires de Rennes

SEARCH Tout OpenEdition

Presses
universitaires
de Rennes
Les sirènes ou le savoir périlleux | Hélène Vial

Les Sirènes et le
savoir périlleux
dans la Comédie
de Dante
Giampiero Scafoglio
p. 193-203

Résumé
Le voyage cathartique de Dante dans l’au-delà, dans la Comédie,
implique une prise de conscience des possibilités et des limites de la

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 1/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

nature humaine dans le domaine épistémologique. Le concept du savoir


interdit et périlleux est représenté par Dante de façon dramatique et
emblématique dans le personnage d’Ulysse, qui est le protagoniste du
chant XXVI de l’Enfer : le héros homérique devient le symbole de
l’homme qui, par son insatiable soif de connaissance, va au-delà des
limites imposées aux simples mortels et paie de sa vie cette erreur. Le
sens de l’épisode est expliqué dans le chant III du Purgatoire (v. 34-45)
par les mots de Virgile, qui invite Dante, ainsi que l’homme en général, à
ne pas essayer de dépasser les limites humaines : on ne peut pas
comprendre la nature des choses et la raison de leur existence. Ensuite,
dans le chant XIX du Purgatoire, Dante, en qualité de nouvel Ulysse,
rencontre la Sirène (la femmina balba : une créature démoniaque,
charmante et insidieuse) et se retrouve sur le point de céder à son
charme, lorsqu’une « femme sainte et zélée » lui vient en aide.
Contrairement à son Ulysse, Dante choisit la voie de la foi, trouvant ainsi
son salut.

Dante’s cathartic journey in the afterlife, in the Comedy, involves an


awareness of the possibilities and limitations of human nature in the
epistemological field. The idea of forbidden and dangerous knowledge is
dramatically and emblematically expressed by Dante in the character of
Ulysses, who is the protagonist of the canto XXVI of the Hell: the
Homeric hero becomes indeed a symbol of the man who, because of his
insatiable thirst for knowledge, goes beyond the limits of common
mortals and pays this mistake with his own life. The meaning of this
episode is explained in the canto III of the Purgatory (l. 34-45) by the
speech of Virgil, who invites Dante, as well as man in general, not to try
to overcome human limitations: it is not possible to know the nature and
origin of all things. Then, in the canto XIX of the Purgatory, Dante, like
a new Ulysses, meets a mermaid (the femmina balba: a demonic
creature, as fascinating as insidious) and he is about to succumb to her
charm, but a “holy and zealous woman” comes to his aid. Unlike his
Ulysses, Dante chooses the path of faith and finds his salvation.

Texte intégral
1 Le problème de la connaissance est très important dans la
Divine Comédie de Dante1. L’auteur imagine un voyage dans
les trois royaumes de l’au-delà. Il raconte qu’il est tombé en
enfer sous la direction du poète latin Virgile, qu’il considère
comme son maître idéal et son principal modèle littéraire :
là, il a vu les damnés qui purgent leurs peines éternelles et a
parlé avec eux, en apprenant leur identité, les événements
les plus importants de leur vie et surtout leurs défauts. Puis
il s’est rendu sur la montagne du purgatoire (située sur une
https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 2/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

île dans l’hémisphère austral) et a rencontré les âmes qui


expient leurs péchés, en attendant d’aller au ciel. Enfin il est
monté au ciel et a rencontré les âmes béates, sous la
direction de Béatrice, la femme angélique qu’il avait aimée
dans sa jeunesse2.
2 Dante fait ce voyage pour obtenir un enseignement moral,
qui ne s’applique pas seulement à lui, mais doit être partagé
avec l’humanité entière3. C’est donc une question de
connaissance : Dante acquiert une connaissance empirique
(obtenue par l’expérience directe) au fur et à mesure qu’il
découvre les péchés des damnés et des âmes qui se purifient,
mais aussi les mérites des bienheureux. Il met cette
connaissance empirique à la disposition de l’humanité, qui
doit apprendre une leçon, notamment la certitude de la
sanction et de la récompense éternelle qui correspondent au
comportement qu’on a dans la vie terrestre. L’expérience
produit ainsi la connaissance théorique, qui à son tour
fournit un guide moral4.
3 D’autre part, la connaissance est également l’objet d’une
réflexion spécifique dans la Divine Comédie, afin de
déterminer les possibilités et les limites de l’homme dans le
domaine du savoir. C’est le thème de l’un des épisodes les
plus célèbres et les plus controversés de l’Enfer, la rencontre
de Dante avec Ulysse5.
4 Dans l’Antiquité, Ulysse a une double face : d’une part il y a
le personnage sage et tenace, animé par une profonde
dévotion religieuse, qui supporte beaucoup de difficultés et
de malheurs avec patience et abnégation, afin de retourner
dans sa patrie (tel est le protagoniste de l’Odyssée
d’Homère) ; d’autre part il y a le personnage cruel et cynique,
doté de ruse diabolique, qui apparaît dans le cycle épique
grec et dans la tragédie attique6. Ensuite, Ulysse lui-même a
été interprété par Platon et les Stoïciens comme un modèle
moral, un exemple d’homme vertueux, capable de résister
aux tentations séduisantes et malveillantes, incarnées par
des créatures démoniaques comme Circé et les Sirènes7.
Dans le monde romain, Ulysse ne cesse d’être un personnage
à deux visages : un trompeur par excellence, selon Virgile et

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 3/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

Ovide ; un modèle de vertu (dans le sillage du stoïcisme)


selon Cicéron, Horace et Sénèque, jusqu’à Boèce, qui a laissé
cette interprétation en héritage au Moyen Âge8.
5 Dante construit un personnage qui peut être considéré
comme une synthèse de ces deux concepts opposés, mais qui
est en même temps un caractère nouveau et original. Dante
le place et le rencontre en enfer, dans le huitième cercle,
appelé « Malebolge », où sont punis les fraudeurs. Ulysse se
trouve précisément parmi les conseillers frauduleux, qui ont
ruiné des villes ou des peuples par leur ruse : il purge une
peine en raison de ses divers crimes, tels que la tromperie
qui pousse Achille à participer à la guerre de Troie (où il sera
tué) et le vol du Palladium, mais surtout l’épisode du cheval
de bois qui a marqué la fin de Troie9. Les damnés sont punis
selon la loi du « contrappasso », par analogie ou par
contraste avec leur péché : les conseillers frauduleux sont
enveloppés dans des flammes, telles des langues de feu, qui
représentent allégoriquement leur langue maligne et
astucieuse, leur éloquence trompeuse10. Ulysse est enveloppé
dans la même flamme avec Diomède, son compagnon
d’armes et d’aventures néfastes.
6 À la demande pressante de Dante, Virgile invite Ulysse à
parler, à raconter son histoire et, en particulier, sa mort11. Le
récit d’Ulysse est bien différent de ce qu’on lit dans
l’Odyssée, de sorte que certains chercheurs pensent que
Dante ne connaissait pas la version originale de la légende.
Cependant, déjà le commentateur médiéval Bevenuto
d’Imola affirme que le poète ne pouvait pas ne pas savoir ce
que même les enfants et les ignorants savaient ; il a plutôt
inventé cela délibérément, pour ennoblir le profil d’Ulysse
comme vir magnanimus, animosus, « un grand homme,
passionné et courageux », qui non parcit vitae periculo vel
labori, ut possit habere experientiam rerum, « n’épargne ni
efforts ni risques mortels, afin de puiser de toute chose des
expériences12 ». Je pense que Benvenuto a fait mouche.
7 Donc l’objet de l’épisode, son point focal, n’est pas le péché
d’Ulysse (son rôle dans la guerre de Troie), mais son récit,
notamment les événements qui ont conduit à sa mort. En

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 4/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

effet, le récit du héros commence alors qu’il s’éloigne de


Circé et, au lieu d’emprunter le chemin vers sa patrie,
Ithaque, il se lance dans un voyage sans destination, motivé
par le désir de connaître les différents pays et peuples du
monde (chant XXVI, v. 90-102) :
[…] gittò voce di fuori e disse: «Quando 90
mi diparti’ da Circe, che sottrasse
me più d’un anno là presso a Gaeta,
prima che sì Enëa la nomasse,
né dolcezza di figlio, né la pieta
del vecchio padre, né’l debito amore 95
lo qual dovea Penelopè far lieta,
vincer potero dentro a me l’ardore
ch’i’ebbi a divenir del mondo esperto
e de li vizi umani e del valore;
ma misi me per l’alto mare aperto 100
sol con un legno e con quella compagna
picciola da la qual non fui diserto.»
Il émit un son, en disant : « Quand j’ai quitté Circé, qui plus
d’un an me retint dans ses rets là-bas, près de Gaète (à
laquelle Énée n’avait pas encore donné ce nom), ni le grand
amour que j’avais pour mon fils, ni l’affection pour mon
vieux père, ni même l’amour conjugal qui devait rendre
heureuse Pénélope n’ont été suffisants pour vaincre en moi
la soif que j’avais de savoir tous les secrets du monde, tous
les vices et toutes les vertus de l’homme. Je repris donc ma
navigation et partis vers le large, avec un seul navire et le
petit équipage qui n’avait pas voulu m’abandonner alors ».

8 Cet Ulysse-là, qui ne veut pas rentrer à la maison mais


voyager et satisfaire sa soif de connaissance, est une
invention originale de Dante : il est très différent et même en
contraste avec l’Ulysse d’Homère, qui tente de rentrer à la
maison à tout prix, mais n’y parvient pas13. Dante,
cependant, a été inspiré par quelques auteurs latins et, tout
d’abord, par Cicéron, qui parle d’Ulysse dans le dialogue De
finibus (notamment V, 49). Ici, Cicéron dit que l’amour du
savoir est inhérent à l’homme et il mentionne comme
exemple Ulysse lui-même, en rappelant l’épisode homérique
des Sirènes et en traduisant une partie en latin, en
particulier le passage concernant le chant, c’est-à-dire
https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 5/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

l’invitation au héros grec à s’arrêter et à les écouter pour


devenir doctior, plus savant14.
9 L’Ulysse de Dante raconte alors qu’il est arrivé, avec ses
compagnons (désormais vieux et fatigués), aux limites du
monde humain, c’est à dire les colonnes d’Hercule, qui
marquent les frontières de l’espace accordé aux hommes.
Ulysse fait alors un bref discours pour persuader ses
compagnons de le suivre dans l’entreprise extrême, à savoir
violer l’interdiction et accéder à l’hémisphère austral (v. 112-
120) :
«O frati», dissi, «che per cento milia
perigli siete giunti a l’occidente,
a questa tanto picciola vigilia
d’i nostri sensi ch’è del rimanente 115
non vogliate negar l’esperïenza,
di retro al sol, del mondo sanza gente.
Considerate la vostra semenza:
fatti non foste a viver come bruti,
ma per seguir virtute e canoscenza.» 120
Ô frères, qui à travers mille périls êtes parvenus à l’Occident,
maintenant qu’il nous reste si peu à vivre, ne refusez pas
l’expérience du monde sans ses habitants, en suivant le cours
du soleil. Pensez à ce que vous êtes : vous n’avez pas été faits
pour vivre comme des brutes, mais pour rechercher la vertu
et la connaissance.

10 Dans les trois derniers vers, on retrouve toute la personnalité


d’Ulysse, sa dimension culturelle et humaine. Le contraste
entre les « brutes » (semblables aux animaux) et les hommes
dignes de ce nom, inspirés par l’amour de la connaissance,
est présenté par Dante déjà à plusieurs reprises dans le
Convivio, où le poète cite explicitement sa source, c’est-à-
dire l’Éthique à Eudème d’Aristote15. Toutefois Dante ne
lisait pas le texte original du philosophe grec, mais il le
connaissait grâce à la médiation de penseurs médiévaux,
disciples d’Averroès, tels que Boèce de Dacie et Siger de
Brabant16. Ulysse communique donc à ses compagnons l’idée
de la connaissance comme finalité intrinsèque de la nature
humaine, cette même idée que Dante affirme plusieurs fois

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 6/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

dans le Convivio, dans le sillage d’Aristote et de ses


partisans17. Dante a beaucoup en commun avec son Ulysse18.
11 Le voyage d’Ulysse, cependant, a un triste aboutissement :
c’est pour cela que le héros le définit comme « folle volo »,
un vol fou19. Après avoir passé les colonnes d’Hercule et
après avoir navigué pendant cinq lunaisons (à savoir cinq
mois) dans l’hémisphère austral, Ulysse et ses compagnons
voient la montagne du purgatoire, mais ils ne peuvent pas
l’atteindre, étant donné qu’un terrible tourbillon s’élève de la
mer et détruit le navire, qui est englouti par l’eau ainsi que
l’équipage.
12 Dante dit que cela s’est passé « com’ altrui piacque »
(v. 141), « comme un autre le voulait », c’est-à-dire comme
Dieu le voulait. Le naufrage est alors le résultat du vol fou
d’Ulysse, le châtiment divin pour avoir dépassé la limite,
pour avoir enfreint l’interdiction, une interdiction qui
concerne la connaissance. L’homme doit rester dans les
limites fixées par Dieu : il ne peut pas tout savoir et ne doit
pas essayer d’aller au-delà de cette frontière20.
13 C’est ce que Virgile explique à Dante plus tard, dans le chant
III du Purgatoire. Dante réalise, par hasard, que Virgile ne
projette pas son ombre sur le sol. Comment cela est-il
possible ? Virgile est une âme sans corps. Cependant, il met
en garde le disciple de ne pas poser des questions trop
compliquées et de rester dans les limites humaines (v. 34-
44) :
Matto è chi spera che nostra ragione
possa trascorrer la infinita via 35
che tiene una sustanza in tre persone.
State contenti, umana gente, al quia;
ché, se potuto aveste veder tutto,
mestier non era parturir Maria;
e disïar vedeste sanza frutto 40
tai che sarebbe lor disio quetato,
ch’etternalmente è dato lor per lutto:
io dico d’Aristotile e di Plato
e di molt’altri […]
Insensé qui espère que notre raison puisse parcourir la voie
infinie que tient une substance en trois personnes. Humains,

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 7/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

contentez-vous de savoir que les choses sont ainsi, sans en


demander la raison. Si vous aviez pu tout voir, il n’aurait pas
été nécessaire que Marie donnât naissance à Jésus-Christ : et
vous avez vu des grands hommes désirer en vain de tout
savoir : ce désir, qui là-haut serait apaisé, est devenu la cause
de leur tristesse éternelle. Je parle d’Aristote et de Platon, et
de beaucoup d’autres.
14 Virgile explique à Dante que l’homme doit simplement
prendre conscience de ce qui existe : il ne peut pas
comprendre la nature des choses et la raison de leur
existence ; il ne doit même pas essayer de le faire. Virgile se
réfère à la naissance du Christ, qui a remédié au péché
originel commis par Adam à cause de sa folle envie de tout
savoir21. Enfin il mentionne des grands philosophes
antiques, tels que Platon et Aristote, comme des exemples
des conséquences négatives dues au désir de savoir qui n’est
pas guidé par la foi chrétienne22.
15 Il est clair que le voyage cathartique de Dante implique une
prise de conscience des possibilités et des limites de la
nature humaine dans le domaine épistémologique. En ce
sens, le paradigme d’Ulysse continue à être présent dans
l’intériorité de Dante, qui évolue progressivement et atteint
peu à peu la maturité morale nécessaire pour se rapprocher
de Dieu. C’est particulièrement évident dans le chant XIX du
Purgatoire, lorsque Dante et Virgile sont sur le point
d’entrer dans le cinquième cercle, qui ouvre la partie
supérieure de la montagne, où l’on expie ses péchés causés
par l’amour excessif des biens terrestres23. Ici réapparaît
Ulysse, mais pas en tant que personnage autonome, dont la
position est fixée de façon irréversible dans le huitième
cercle de l’enfer. Désormais il a le visage de Dante24.
16 Dante s’est endormi : avant l’aube, une femme horrible lui
apparaît en rêve, une femme bègue, borgne, boiteuse,
estropiée, pâle, avec les mains mutilées. Toutes les
caractéristiques de cette mystérieuse créature contribuent à
tracer une image effrayante de laideur et de difformité et, par
conséquent, à susciter une impression de répugnance.
Toutefois, sous la chaleur réconfortante du soleil levant,

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 8/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

pendant que Dante ne cesse de la regarder, la créature subit


une métamorphose étonnante (v. 10-15) :
Io la mirava; e come’l sol conforta 10
le fredde membra che la notte aggrava,
così lo sguardo mio le facea scorta
la lingua, e poscia tutta la drizzava
in poco d’ora, e lo smarrito volto,
com’amor vuol, così le colorava. 15
Je la regardais ; et comme le soleil ranime les membres
refroidis, alourdis par la nuit, ainsi mon regard
désengourdissait sa langue et, en peu de temps, redressait
chaque partie de son corps, et redonnait des couleurs à son
visage égaré, comme l’amour le veut.

17 Toutes les difformités disparaissent, sous le regard étonné de


Dante. Ce qui est le plus frappant, toutefois, c’est que la
femme ne se transforme pas toute seule : c’est le sujet, Dante
lui-même, qui lui prête par l’intermédiaire de son regard
tous les attraits dont elle était dépourvue auparavant. À ce
moment-là la femme commence à chanter, se présentant
comme une douce Sirène (v. 19-24) :
«Io son», cantava, «io son dolce serena,
che ’marinari in mezzo mar dismago; 20
tanto son di piacere a sentir piena!
Io volsi Ulisse del suo cammin vago
al canto mio; e qual meco s’ ausa,
rado sen parte; sì tutto l’appago!»
Elle disait : « Je suis cette douce Sirène, qui fait perdre aux
marins leur direction en pleine mer, tant il leur semble
agréable de m’entendre chanter. Ulysse, qui errait en
vagabond, fut attiré par mon chant ; et ceux qui cèdent à
l’enchantement ne s’en vont plus jamais, car je sais les
charmer. »

18 La Sirène se vante d’avoir attiré Ulysse par son chant et de


l’avoir détourné de son voyage ; mais ce n’est pas ce
qu’Homère dit25. Or, il n’est pas difficile de comprendre
pourquoi la Sirène n’est même pas mentionnée dans
l’épisode d’Ulysse raconté par Dante dans le chant XXVI de
l’Enfer : dans cet épisode-là, il y a déjà une femme
démoniaque, charmante et insidieuse, à savoir Circé ; après
https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 9/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

avoir pris congé d’elle, Ulysse se lance dans le voyage qui lui
sera fatal. Le héros est victime, pour ainsi dire, de sa Sirène
intérieure, qui est la soif de connaissance : une soif illimitée
et irresponsable, qui le conduit à la mort26.
19 À présent Dante, en qualité de nouvel Ulysse, rencontre la
Sirène et se retrouve sur le point de céder à son charme,
lorsqu’une femme « sainte et zélée » lui vient en aide27. Cette
femme invoque le secours de Virgile ; puis elle s’approche de
la Sirène et déchire sa robe, découvrant son ventre putride et
nauséabond, qui dégage une puanteur si forte et désagréable
que le rêve se termine et que Dante se réveille28.
20 Qui est la femme sainte qui sauve Dante de la Sirène ? C’est
l’une des figures féminines porteuses de salut présentes dans
la Comédie, telles que Sainte-Lucie et Mathilde : elles sont
toutes reliées à Béatrice (l’ancien amour de Dante, son guide
dans le Paradis29). La femme sainte et zélée peut donc être
considérée aussi comme une anticipation de Béatrice, ou une
apparition de Béatrice qui n’a pas encore révélé son
identité30.
21 Désormais, on sait que Béatrice incarne allégoriquement la
théologie, à savoir la connaissance nourrie par la foi et
éclairée par la grâce divine. Cette conception du savoir
s’oppose à la recherche de la connaissance en elle-même,
sans la foi, représentée par la Sirène qui cherche à séduire
Dante. Toutefois Dante, contrairement à son Ulysse, choisit
la bonne voie, celle de la foi, trouvant ainsi son salut.

Notes
1. Les citations de la Divine Comédie sont tirées de l’édition critique
éditée par G. Petrocchi, 2e éd. Firenze, Le Lettere, 1994. Les traductions
françaises sont de moi. J’ai consulté les commentaires de U. Bosco et G.
Reggio, Firenze, Le Monnier, 1979 ; N. Sapegno, 3e éd. Firenze, La Nuova
Italia, 1985 ; T. Di Salvo, Bologna, Zanichelli, 1985 ; A. Vallone et L.
Scorrano, Napoli, Ferraro, 1985-1987 ; G. Giacalone, 2e éd. Roma,
Signorelli, 1988 ; E. Pasquini et A. E. Quaglio, Milano, Garzanti, 1988 ; S.
Jacomuzzi, A. Dughera, G. Ioli et V. Jacomuzzi, Torino, Società Editrice
Italiana, 1990 ; B. Garavelli et M. Corti, Milano, Bompiani, 1993 ; A. M.
Chiavacci Leonardi, Bologna, Zanichelli, 1999 ; R. Hollander, New York,
Doubleday, 2000 ; A. Gianni, Messina – Firenze, D’Anna, 2001.

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 10/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

2. Pour un aperçu de l’expérience littéraire et morale de Dante dans la


Comédie : Gargiulo L., Dalla selva alla rosa. Il testo e le trame della
Divina Commedia dall’Inferno al Paradiso, Roma, Signorelli, 1990 ;
Inglese, G., Dante. Guida alla Divina Commedia, Roma, Carocci, 2002 ;
Ossola C., Introduzione alla Divina Commedia, Venezia, Marsilio, 2012.
3. Dante veut donner une leçon morale à toute l’humanité. Il s’adresse
d’abord à ses contemporains : la ville de Florence et les autres villes
italiennes en proie à la corruption et à la crise politique, l’église
corrompue et incapable de mener à bien sa mission de salut. Mais il veut
aussi parler à la postérité, car il est conscient de laisser un message moral
destiné à outrepasser les limites de son temps : il parle à l’homme en
général, à savoir les gens du présent et du futur, l’homme de tous les
temps.
4. Cf. Dozon M., Mythe et Symbole dans la Divine Comédie, Firenze,
Olschki, 1991, p. 101-136 ; Antonelli R., « Memoria rerum e memoria
verborum. La costruzione della Divina Commedia », Criticón, 87-88-89,
2003, p. 35-45 ; Cacciaglia N., « L’esperienza del mondo e il tema della
conoscenza nella Divina Commedia », Forum Italicum, 39 (1), 2005,
p. 18-48.
5. Cf. Boitani P., L’Ombra di Ulisse. Figure di un mito, Bologna, Il
Mulino, 1992, p. 61-86, 115-147 ; Giglio R., Il volo di Ulisse e di Dante.
Altri studi sulla Commedia, Napoli, Loffredo, 1997, p. 81-136 ; Barolini
T., « Dante’s Ulysses : Narrative and Transgression », A. A. Iannucci
(dir.), Dante. Contemporary Perspectives, Toronto, University of
Toronto Press, 1997, p. 113-132 ; Baldelli I., « Dante e Ulisse », Lettere
italiane, 50 (3), 1998, p. 358-373 ; Basile P., I Folli voli di Ulisse, Pesaro,
Metauro, 2006, p. 147-156, 163-172 ; Barbieri A., « Un eroe della
conoscenza e una palinodia di Dante ? », Dante. Rivista internazionale
di studi su Dante Alighieri, 8, 2011, p. 43-67 ; Sasso G., Ulisse e il
desiderio. Il canto XXVI dell’Inferno, Roma, Viella, 2011 ; Keihauer H.,
Allegorie religioso-filosofiche : il canto di Ulisse nella Commedia di
Dante, München, Grin Verlag, 2011. Cependant, en réalité, la liste est
beaucoup plus longue.
6. L’évolution du personnage d’Ulysse dans la littérature occidentale (de
l’Antiquité à nos jours) est étudiée soigneusement par W. B. Stanford,
The Ulysses Theme, 2e éd. Oxford, Blackwell, 1963 (sur l’épopée
homérique, notamment p. 8-80 ; sur la transformation négative qui se
produit dans le cycle épique, dans la lyrique archaïque et dans la tragédie
attique, p. 81-117).
7. Cf. par exemple Platon, Hippias mineur, 364b-365b ; Planinc Z., Plato
Through Homer. Poetry and Philosophy in the Cosmological Dialogues,
Columbia, University of Missouri Press, 2003, p. 32-44, passim;
Montiglio S., From Villain to Hero. Odysseus in Ancient Thought, Ann
Arbor, University of Michigan Press, 2011, p. 20-94.

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 11/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

8. Cf. Sénèque, La Constance du sage, 2, 1 ; Boèce, Consolation de la


Philosophie, IV, 3 et passim ; Stanford W. B., The Ulysses Theme, op.
cit., p. 128-145 ; Padoan G., Il pio Enea e l’empio Ulisse, Ravenna, Longo,
1977, p. 170-199 ; Bommarito D., « Il mito di Ulisse e la sua
allegorizzazione in Boezio e Dante. Ulisse : il tema dell’homo insipiens »,
Forum Italicum, 17 (1), 1983, p. 64-81 ; D’Ippolito G., « Ulisse nella
letteratura cristiana antica », S. Nicosia (dir.), Ulisse nel tempo. La
metafora infinita, Venezia, Marsilio, 2003, p. 195-210 ; Perutelli A.,
Ulisse nella cultura romana, Firenze, Le Monnier, 2006, p. 30-42, 57-
72, 79-88.
9. Cf. XXVI, 55-63, où Virgile explique à Dante, en référence à la flamme
qui emprisonne Ulysse et Diomède : « Là dentro si martira / Ulisse e
Dïomede, e così insieme / a la vendetta vanno come a l’ira ; / e dentro
da la lor fiamma si geme / l’agguato del caval che fé la porta / onde uscì
de’Romani il gentil seme. / Piangevisi entro l’arte per che, morta, /
Deïdamìa ancor si duol d’Achille, / e del Palladio pena vi si porta. »
(« Là-dedans Ulysse et Diomède sont tourmentés : ils subissent la même
vengeance, parce qu’ils se sont livrés à la même colère. À l’intérieur de la
flamme ils souffrent en raison de l’embuscade du cheval de bois qui
provoqua la ruine de Troie, d’où sortit le noble germe des Romains. Tous
deux souffrent également en raison de leur ruse au détriment de
Déidamie, qui dans l’au-delà pleure encore Achille, et ils expient leur
peine aussi pour le vol du Palladium. »)
10. Cf. Brugnoli G., « Sic notus Ulixes ? », Studi danteschi, 3, 1998,
p. 25-54 ; Longhi S., « Reticenza, retorica astuta e retorica perversa tra le
Malebolge e Cocito », Letteratura e filologia tra Svizzera e Italia, 1,
2010, p. 185-212.
11. Cf. XXVI, 83-84 : « non vi movete, ma l’un di voi dica/dove per lui
perduto a morir gissi » (« arrêtez-vous ! et que l’un de vous deux nous
dise où, perdu, il a terminé ses jours »).
12. Cf. Lacaita G. F. (éd.), Benvenuti de Rambaldis de Imola Comentum
super D. Alagherii Comoediam, Firenze, G. Barbèra, 1887, p. 294 ;
Pertile L., « L’altro viaggio di Dante e Ulisse », Dante, 4, 2007, p. 25-30.
13. Cf. Stanford W. B., The Ulysses Theme, op. cit., p. 66-80 (chapitre
réédité, plus tard, sous le titre « The Untypical Hero », J. F. De Jong
(dir.), Homer. Critical Assessments, London, Routledge, 1999, p. 190-
204) ; Gigante M., « Profilo omerico di Ulisse », S. Nicosia (dir.), Ulisse
nel tempo, op. cit., p. 167-194.
14. Cicéron (De finibus, V, 49) soutient que les Sirènes scientiam
pollicentur, quam non erat mirum sapientiae cupido patria esse
cariorem, « promettent de donner la connaissance, et il n’est pas
surprenant qu’un homme désireux de sagesse tienne plus à celle-ci qu’à
la patrie elle-même ». Il ajoute que duci uero maiorum rerum
contemplatione ad cupiditatem scientiae summorum uirorum est

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 12/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

putandum, « il faut croire que les hommes meilleurs sont poussés vers le
désir de la connaissance à travers la contemplation des choses les plus
importantes ».
15. Cf. Convivio, III, 7, 6-7 : « Et comme dans l’ordre intellectuel de
l’univers on s’élève et on descend par des degrés presque continus de la
forme la plus infime à la plus haute, et de la plus haute à la plus infime,
ainsi qu’on le voit dans l’ordre sensible ; et comme entre la nature
angélique, qui est d’essence intellectuelle, et l’âme humaine il n’y a pas
de degré, mais que chacune suit l’ordre de ses degrés ; et comme entre
l’âme humaine et l’âme la plus parfaite des animaux il n’y a pas
d’intermédiaire ; et comme nous voyons beaucoup d’hommes être si vils
et d’une nature si basse qu’ils ne paraissent pas être autre chose que des
bêtes, de même aussi il faut affirmer et croire fermement que telle âme
est d’une nature si noble et si élevée qu’elle atteint au degré de l’ange ;
autrement l’humanité ne se mouvrait pas dans le sens ascendant comme
dans l’autre, ce qui ne peut être. De tels êtres, Aristote les nomme divins
dans le septième livre de l’Éthique » ; IV, 7, 11 : « Aristote dit dans le
second livre De l’Âme que la vie est la façon d’être des êtres vivants ; c’est
pourquoi il y a plusieurs manières de vivre : ainsi les plantes végètent, les
animaux végètent, sentent et se meuvent ; les humains végètent, sentent,
se meuvent et sont doués de raison, d’intelligence même. Or, les choses
tirent leur nom de leur partie la plus noble. Il est évident que, en ce qui
concerne les brutes, vivre c’est sentir, en ce qui concerne les hommes,
vivre c’est exercer la raison. » (Trad. B. de Watteville, Genève, Kundig,
1929.)
16. Cf. Gilson E., Dante e la Filosofia, Milano, Jaca Book, 1987, p. 281-
297 ; Gagliardi A., Ulisse e Sigieri di Brabante. Ricerche su Dante,
Catanzaro, Pullano, 1992, p. 41-85, 137-145 et passim ; Veglia M., « Per
un’ardita umiltà. L’averroismo di Dante tra Guido Cavalcanti, Sigieri di
Brabante e San Francesco d’Assisi », Schede umanistiche, 14, 2000,
p. 67-106.
17. Parmi ceux-ci, il y a aussi Jacques de Douai (seconde moitié du XIIIe
siècle), dont il faut rappeler les Quaestiones de anima, notamment III,
18 (ms. Paris, Nat lat. 14698, f. 62) : sunt bruta, et non differunt a brutis
nisi parum, et in eo solum quod habent intellectum in potentia. Et illud
est ualde modicum, nec merentur isti homines dici homines, sicut neque
scamnum in potentia meretur dici scamnum, sed tales homines sunt
bruta deteriores cum non sequantur illud ad quod nati sunt. Cf. Bianchi
L., Studi sull’Aristotelismo del Rinascimento, Padova, Il Poligrafo, 2003,
p. 41-62.
18. L’interprétation d’Ulysse comme un « double » de Dante, presque
son alter ego (mais avec des différences importantes, en plus des
similitudes) est proposée par J. Lotman, Testo e Contesto. Semiotica
dell’arte e della cultura, Bari, Laterza, 1980, p. 81-102. Contra, cf. Sasso
G., Ulisse e il desiderio, op. cit., p. 221-243.
https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 13/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

19. Cf. XXVI, 124-126 : e volta nostra poppa nel mattino, / de’remi
facemmo ali al folle volo, / sempre acquistando dal lato mancino
(« nous dirigeâmes la proue vers le couchant et, en utilisant les rames
comme des ailes pour prendre ce vol fou, nous poursuivîmes notre route
vers la gauche »). Cf. Forti F., Fra le carte dei poeti, Milano-Napoli,
Ricciardi, 1965, p. 41-77 ; Bosco U., Dante vicino, 2e éd. Caltanissetta,
Sciascia, 1972, p. 55-75.
20. On comprend que Dante condamne, à travers Ulysse, la pensée
d’Aristote, ou plutôt une interprétation particulière de la pensée
d’Aristote, c’est-à-dire l’interprétation qu’on appelle « radicale »
(formulée par des disciples d’Averroès, tels que Siger et Boèce), qui est
très différente de l’interprétation chrétienne de Thomas d’Aquin, et qui
n’est pas compatible avec les dogmes du christianisme : cf. Corti M.,
Scritti su Cavalcanti e Dante. La felicità mentale. Percorsi
dell’invenzione e altri saggi, Torino, Einaudi, 2003, p. 327-347. Dante
lui-même a été influencé par ce courant de pensée, notamment dans le
Convivio, mais la Comédie atteste une maturation postérieure, qui l’a
amené à s’éloigner de cette position philosophique.
21. En fait Adam, que Dante rencontre plus tard dans la sphère des
étoiles fixes (dans le chant XXVI du Paradis), explique que « la cagion di
tanto essilio » (la cause de son exil du paradis terrestre) n’a pas été « il
gustar del legno » (le fait qu’il ait mangé le fruit de l’arbre interdit), mais
« il trapassar del segno », le dépassement de la limite, la violation de
l’interdiction (v. 115-117). Une comparaison entre Ulysse et Adam dans la
Comédie est proposée par J. Kelemen, « Prohibition, Boundaries and
Exclusion in the Divine Comedy », Dante Füzetek. A Magyar
Dantisztikai Társaság Folyóirata, 3 (1), 2008, p. 3-16.
22. Dante place Platon et Aristote, ainsi que beaucoup d’autres
philosophes de l’Antiquité, dans le premier cercle de l’enfer (les limbes),
notamment dans le « château des grands esprits », où se trouvent les
bienfaiteurs de l’humanité qui dans leur vie terrestre n’avaient pas la foi
chrétienne : ils ne subissent pas un châtiment violent, en raison de leurs
mérites ; leur seule peine consiste dans la séparation de Dieu.
Cependant, cette séparation est encore plus douloureuse pour eux, parce
qu’ils ne pourront jamais satisfaire leur désir de connaître Dieu et de
comprendre donc l’origine de toutes choses.
23. Cf. Hollander R., « Purgatorio XIX : Dante’s Siren », A. Bernardo et
A. Pellegrini (dir.), Dante, Patrarch, Boccaccio. Studies in Italian
Trecento in honor of C. S. Singleton, Binghamton, Center for Early
Medieval and Renaissance Studies, 1983, p. 77-88; Tateo F., Simmetrie
dantesche, Bari, Palomar, 2001, p. 153-171.
24. En effet, dans l’épisode d’Ulysse (Enfer, XXVI) il n’y a aucune trace
des Sirènes, bien qu’elles soient étroitement liées au héros dans
l’imaginaire antique et médiéval. En revanche, l’une de ces créatures
(décrite d’une manière nouvelle et originale) est présente dans la
https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 14/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

Comédie, notamment au chant XIX du Purgatoire : l’objet de sa tentative


de séduction n’est pas Ulysse, mais Dante lui-même.
25. Certains chercheurs, à partir des commentateurs médiévaux
Benvenuto d’Imola et Jacopo della Lana, pensent que Dante ici commet
une erreur, confondant la Sirène avec d’autres femmes démoniaques qui
agissent dans l’Odyssée, telles que Circé ou Calypso : cf. Pinto R., « Circe
e la rotta di Ulisse », Tenzone, 7, 2006, p. 11-136. Toutefois, il me semble
peu probable que Dante n’ait pas une idée claire de l’aventure d’Ulysse
avec les Sirènes, mentionnée par des auteurs qu’il connaît bien (tels que
Cicéron lui-même). Je pense plutôt qu’il a consciemment changé le
matériel narratif : il a rompu la concaténation entre Ulysse et les Sirènes,
en décomposant l’histoire et en en recomposant différemment les
parties.
26. Lorsque Dante juge et condamne Ulysse, il juge et condamne en
même temps lui-même, ou plutôt une partie de lui-même, une période de
son passé, la période dans laquelle il s’est consacré aux études
philosophiques, qui se reflètent dans le Convivio. Il fait quelque chose de
semblable dans le célèbre épisode de Paolo et Francesca, dans le chant V
de l’Enfer : il éprouve de la compassion sincère pour les deux jeunes
amants, mais condamne leur adultère et les place dans le cercle des
luxurieux. À travers eux, cependant, Dante condamne aussi une partie de
lui-même, une période de son passé, liée à une conception particulière de
l’amour et de la poésie, qui se reflète dans sa passion pour Béatrice ainsi
que dans son adhésion au mouvement poétique du « Dolce Stil Novo » :
cf. Malato E., Lo fedele consiglio de la ragione, Roma, Salerno Editrice,
1989, p. 66-125. De la même manière, avec Ulysse, Dante condamne les
intérêts philosophiques de son passé, notamment l’aristotélisme radical.
27. Cf. Purgatoire, XIX, 25-27 : « Ancor non era sua bocca richiusa, /
quand’una donna apparve santa e presta / lunghesso me per far colei
confusa » (« la Sirène n’avait pas terminé de chanter, qu’à mes côtés une
femme sainte et zélée apparut, pour confondre l’autre »).
28. Cf. v. 31-33 : « L’altra prendea, e dinanzi l’apria / fendendo i
drappi, e mostravami ’l ventre ; / quel mi svegliò col puzzo che n’uscia »
(« la sainte femme, se jetant sur la Sirène, lui déchira ses vêtements et
me montra son ventre mis à nu : une telle puanteur en sortit qu’aussitôt
je m’éveillai »).
29. Sur l’ambivalence de la figure féminine dans la Comédie (créatures
démoniaques qui portent à la ruine / femmes angéliques qui donnent le
salut), cf. Cavalli F., « La figura femminile nella Divina Commedia di
Dante Alighieri », Revista de Letras, 7, 1965, p. 121-134 ; Shapiro M.,
Women Earthly and Divine in the Comedy of Dante, Lexington,
University Press of Kentucky, 1975, passim ; Bortolato E., « Alcune
figure di donne nelle tre cantiche », A. Brunello (dir.), Atti della Dante
Alighieri a Treviso 1996-2001, vol. III, Cornuda, Antiga, 2001, p. 58-70 ;

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 15/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

Flash K., Einladung, Dante zu Lesen, Frankfur am Main, Fischer, 2011,


p. 155-188.
30. Cf. Paparelli G., Ideologia e poesia di Dante, Firenze, Olschki, 1975,
p. 201-221 ; Sasso G., « Un sogno di Dante », La Cultura, 45 (1), 2007,
p. 5-47 ; Fiorentina R., « Iustitia and avaritia in Dante’s Comedy »,
Italian Quarterly, 45, 2008, p. 5-25 ; Bertelli I., Appunti di lettura su
due canti di Dante, Milano, Bignami, 2010, p. 35-52.

Auteur

Giampiero Scafoglio
Giampiero Scafoglio a obtenu son
diplôme de doctorat à l’université
de Naples « Federico II » en 2001.
Depuis 2001, il a commencé à
travailler comme professeur de
lycée d’Italien, Latin et Grec ; en
2002-2003, il a bénéficié d’une
bourse de recherche postdoctorale
à l’université « Federico II » ; de
2004 à 2009, il a travaillé en tant
que chargé d’enseignement de
latin à l’université de Salerne.
Depuis 2010, il est chargé
d’enseignement de Latin à la SUN-
université de Naples 2. Ses intérêts
principaux sont : le cycle épique
grec, la tragédie romaine
archaïque, l’Énéide de Virgile, la
poésie et la poétique de l’Antiquité
https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 16/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

tardive (en particulier Ausone). Il


a publié environ soixante-dix
articles et deux livres : L’Astyanax
di Accio. Saggio sul background
mitografico, testo critico e
commento dei frammenti,
Bruxelles, Latomus, 2006 ; Noctes
Vergilianae. Ricerche di filologia
e critica letteraria sull’Eneide,
Hildesheim – New York,
Spudasmata, 2010.
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés)
sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Les sirènes ou le savoir périlleux


D'Homère au XXIe siècle

Ce livre est recensé par


François Ripoll, Pallas, mis en ligne le 03 juin 2015. URL :
http://journals.openedition.org/pallas/2401 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/pallas.2401

Les sirènes ou le savoir périlleux


D'Homère au XXIe siècle

Ce livre est cité par


Dziub, Nikol. (2018) Antiquipop. DOI:
10.4000/books.momeditions.3380

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 17/18
23/10/2023 13:30 Les sirènes ou le savoir périlleux - Les Sirènes et le savoir périlleux dans la Comédie de Dante - Presses universitaires de Rennes

https://books.openedition.org/pur/53107?lang=fr 18/18

Vous aimerez peut-être aussi