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Du Bellay, Les Regrets, sonnet 32, "Je me ferai savant en la philosophie"

Je me ferai savant en la philosophie,


En la mathématique et médecine aussi :
Je me ferai légiste, et d’un plus haut souci
Apprendrai les secrets de la théologie :

Du luth et du pinceau j’ébatterai ma vie,


De l’escrime et du bal. Je discourais ainsi,
Et me vantais en moi d’apprendre tout ceci,
Quand je changeai la France au séjour d'Italie.

O beaux discours humains ! Je suis venu si loin,


Pour m’enrichir d’ennui, de vieillesse et de soin,
Et perdre en voyageant le meilleur de mon âge.

Ainsi le marinier souvent pour tout trésor


Rapporte des harengs en lieu de lingots d'or,
Ayant fait, comme moi, un malheureux voyage.
Du Bellay, Les Regrets, sonnet 32

Relève-t-on assez que le vers, parmi les plus célèbres de la poésie française, sur
lequel s’ouvre le sonnet 31 des Regrets (« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau
voyage ») trouve son contrepoint ironique dans le dernier vers du sonnet suivant : « Ayant
fait, comme moi, un malheureux voyage » ? Trop souvent isolé – en raison de son
extrême notoriété – du reste du recueil, le sonnet 31 s’inscrit en réalité au sein d’une série
de poèmes qui se répondent et s’éclairent mutuellement. Ainsi le motif du périple en mer,
loin d’être spécifique au sonnet « Heureux qui comme Ulysse... », traverse-t-il les sonnets
26, 32, 34 ou 35. Quant à la figure d’Ulysse, elle se profile au-delà du sonnet 31 : dans le
sonnet 40 (« Un peu de mer tenait le grand Dulichien »), le sonnet 88 (« qui choisira pour
moi la racine d’Ulysse ») et surtout le sonnet 130 (« Et je pensais aussi ce que pensait
Ulysse »), dont Du Bellay fait ouvertement un prolongement de « Heureux qui comme
Ulysse ». Mais s’il est un sonnet qui dialogue avec le sonnet 31, c’est au premier chef
celui qui le suit immédiatement : « Je me ferai savant en la philosophie ». Dans l’édition
de 1558 des Regrets, chaque page comportant deux sonnets, les sonnets 31 et 32 étaient
associés dans un même geste de lecture [1]. Les liens étroits qui se nouent entre les deux
textes n’en étaient ainsi que plus sensibles : la rime voyage / âge, la comparaison en
comme, l’évocation du marinier (Ulysse étant le marin par excellence), le renversement
du beau voyage en malheureux voyage.
Là où dans le sonnet 31, aux verbes au passé (« a fait », « conquit ») succédaient
des verbes au futur (« quand reverrai-je hélas... »), le sonnet 32 s’ouvre sur un futur avant
que le poète ne s’exprime au passé. Mais le lecteur comprend rétrospectivement que les
propos au futur se trouvent être des propos que le je a tenus dans le passé et dont
désormais il se désolidarise. Telle est l’originalité énonciative du poème : les déclarations
initiales, que l’on pourrait, faute de ponctuation, croire présentement assumées par le
poète, sont en réalité un discours rapporté tourné en dérision. Loin que ce soit le moi
actuel qui prenne d’abord la parole, c’est la voix d’un moi passé, dont les prétentieuses
aspirations sont mises à distance par le poète, qui commence par retentir. Ainsi un
basculement a-t-il lieu au vers 6, quand le verbe de parole à l’imparfait (« je discourais
ainsi ») accuse le contraste entre vaines déclarations passées et amères réflexions
présentes. De ce qu’il n’intervient ni en début de strophe (comme usuellement dans un
sonnet), ni même en début de vers, mais à l’hémistiche du sixième vers, ce renversement
n’est que plus saisissant.
L’appétit de connaissance apparemment célébré avec tant d’assurance dans les
premiers vers se trouve ainsi cruellement disqualifié. L’aspiration à un savoir universel
paraît après coup relever d’une libido sciendi impossible à satisfaire, voire d’une vaine
hubris. Rien n’exprime mieux cette déchéance des aspirations intellectuelles que l’image
– désacralisation des figures d’Ulysse et de Jason – du marin à la recherche d’or qui doit
se contenter de médiocres harengs. En ravalant ironiquement la quête du savoir au rang
de « beaux discours humains », Du Bellay n’est pas sans prendre le revers de ce qu’il est
convenu d’appeler l’idéal humaniste. Il n’est guère étonnant que les six premiers vers
soient régulièrement cités dans les synthèses scolaires sur l’humanisme, tant s’y déploie
le rêve d’une totalisation des connaissances, d’un intérêt conjoint pour les humanités, les
sciences exactes et les arts. Pourtant, ces aspirations se révèlent sarcastiquement minées
de l’intérieur car le poète, au lieu d’acquérir, selon les mots de l’Ulysse de Dante, «
virtù e canoscenza », souffre d’avoir fait en Italie un infructueux voyage.

« Je me ferai savant » : le futur simple sur lequel s’ouvre le sonnet, repris au v. 3,


traduit l’assurance du poète, sa parfaite foi dans les bienfaits du voyage. Toute différente
sera la valeur de la forme ferai au début du sonnet suivant, à teneur délibérative (« Que
ferai-je Morel ? Dis-moi si tu l’entends »). Que le séjour en Italie puisse représenter, pour
un intellectuel français du XVIe siècle, une incomparable promesse d’élargissement du
savoir, n’a rien pour surprendre. Il suffit, entre mille exemples, de lire dans Le Quart-
Livre de Rabelais (chap. XI) les phrases sur les « gens studieux, amateurs de peregrenités
et convoiteux de visiter les gens doctes, antiquités et singularités d’Italie » ou, dans
l’épître latine à Jean Du Bellay (1534), les considérations sur le désir de voyager en Italie
et d’admirer la « capitale du monde » qu’est Rome.
Remarquable est l’ampleur du programme humaniste qui s’ébauche dans les
premiers vers, moyennant anaphores et accumulations (« et médecine aussi ») : les
savoirs invoqués relèvent aussi bien de la philosophie, que des sciences, du droit, des arts,
des divertissements de cour. Les mots philosophie et théologie, unis par une rime en –i
qui, de façon inusuelle dans Les Regrets, s’étend aux deux premiers quatrains, font leur
première et unique apparition dans le recueil. Du Bellay semble tantôt placer en gradation
les différents domaines du savoir (à la fin de la première strophe, l’étude de la théologie,
discipline reine, relève d’un « plus haut souci »), tantôt les citer dans un désordre
volontaire (après la mention de la théologie, il est question de « s’ébattre », c’est-à-dire se
divertir, s’égayer).
Devine-t-on, dans ces triomphales déclarations, le renversement qui s’opère à
partir du v. 6 ? Pour le lecteur qui a à l’esprit le premier sonnet des Regrets, scandé par un
« je ne veux point » qui est à l’opposé de l’orgueilleux « je me ferai », l’ambition de
connaître, l’intérêt pour « les secrets de la théologie », ne manquent pas de paraître
suspects. Chez le Du Bellay qui déclarait au seuil du recueil, en décochant une pique
contre Ronsard : « je ne veux point fouiller au sein de la nature / je ne veux point
chercher l’esprit de l’univers », l’aspiration au savoir universel peut ne relever que d’une
stérile libido sciendi.

Le verbe discourir (v. 6) met doublement à distance les déclarations précédentes :


d’une part il les identifie comme des propos révolus, d’autre part il souligne discrètement
leur vanité, discourir pouvant s’employer en mauvaise part, comme dans les sonnets 39
(« je n’aime à discourir, en raison je me fonde ») et 82 (« ici le vil faquin discourt des
faits du monde »). Associé à la reprise anaphorique « tout ceci », le verbe vanter ravale le
projet humaniste au rang de prétention dérisoire. Enfin, le v. 8 (« quand je changeai la
France au séjour d’Italie ») est un des nombreux vers des Regrets isolant le moment fatal
de l’exil comme l’origine de tous les maux subis par le poète : on peut le rapprocher, dans
le sonnet 25, des vers « et malheureuse soit la flatteuse espérance / Quand pour venir ici
j’abandonnai la France ».
Le ton se fait plus nettement sarcastique avec l’antiphrase ironique « ô beaux
discours humains », qui reprend les connotations négatives associées au verbe discourir :
les nobles aspirations sont restées verbales. Commence alors un bilan au passé composé
(« je suis venu si loin »), le verbe venir étant d’autant plus cruel qu’il montre que le je
parle depuis son lieu d’exil. À la faveur de la préposition pour, s’esquisse un contraste
entre la finalité rêvée du voyage (l’initiation décrite dans les premiers vers) et son résultat
effectif : « pour m’enrichir d’ennui, de vieillesse et de soin ». Le vers repose sur un quasi
oxymore : si gain il y a, c’est un gain négatif, en vertu du thème paradoxal de
l’acquisition néfaste, qui était déjà au cœur du sonnet 29 :

L’autre, plus souffreteux qu’un pauvre qui mendie


S’acquiert en voyageant un savoir malheureux.

Au v. 11, il n’est plus seulement question d’acquis négatif, mais bien de dépossession, le
voyage, au lieu de se solder par le gain escompté, étant placé sous le signe de la perte
(« et perdre en voyageant »). L’angoisse du temps perdu est au cœur du « regret » selon
Du Bellay. Elle se devine également dans le sonnet suivant (« si je demeure ici, hélas, je
perds mon temps ») et dans le beau premier quatrain du sonnet 42, marqué, comme le
sonnet 32 (« d’ennui, de vieillesse et de soin »), par la peur du vieillissement :

C’est ores, mon Vineus, mon cher Vineus, c’est ores


Que de tous les chétifs le plus chétif je suis,
Et que ce que j’étais, plus être je ne puis,
Ayant perdu mon temps, et ma jeunesse encore.

Alors que le voyageur heureux revient « plein d’usage et de raison », le voyageur


malheureux rentre d’exil plus vide qu’à son départ.

Avec la rime « le meilleur de son âge » / « malheureux voyage », Du Bellay fait


du sonnet 32 le reflet inversé du sonnet précédent, qui s’ouvrait par la rime « beau
voyage » / « le reste de son âge ». L’expression « le meilleur de mon âge » se trouve
également à la rime, avec une référence à la figure d’Ulysse, dans les Soupirs de Magny
(sonnet 79) :

J’ai-je mis à servir le meilleur de mon age


J’ai-je plus voyagé que le Grec le plus fin

De fait, la figure d’Ulysse se devine en filigrane du sonnet 32, tout absent que soit le nom
du héros homérique. D’une part parce que le marinier déplorant sa pêche infructueuse est
le négatif d’Ulysse rentré chez lui après un « beau voyage ». D’autre part, plus
sourdement, parce que l’appétit de savoir qui se déploie dans les premiers vers n’est pas
sans coloration odysséenne, tant le nom d’Ulysse est traditionnellement associé au désir
de connaissance. Cicéron, dans le De finibus (V), commente la « cupiditas scientiae
» d’Ulysse. Dante, dans des vers illustres de L’Enfer, a aussi peint l’insatiable soif de
connaissance du roi d’Ithaque, châtié pour son désir (sacrilège ou sublime [2] ?)
d’outrepasser les bornes du savoir humain (« l’ardore / ch’i ebbi a divenir del mondo
esperto », XXVI, v. 97-98).
De comparaisons avec un marinier, on trouvait déjà un exemple plus tôt dans
Les Regrets, au sein d’une énumération (« ainsi le marinier en tirant à la rame », sonnet
12). Cette fois, Du Bellay imagine un voyageur en quête d’or (y-a-t-il allusion à « celui-là
qui conquit la toison ? »), en vertu d’un topos poétique qui a inspiré d’autres auteurs de la
Pléiade, dans la lignée de Properce et de Tibulle. R. Hallowell [3] cite entre autres à ce
sujet des vers de Ronsard dirigés contre la « maudite soif d’amasser un trésor » :

Elle tant seulement volage n’importune


Les mariniers pendus aux vagues de Neptune
Que la maudite soif d’amasser un trésor
Aux naufrages expose à la suite de l’or.

Le marchand hardiment vire


Par la mer de sa navire
La proue et la poupe encore
Ce n’est moi qui ai envie
À tels dépends de ma vie
Rapporter des lingots d’or.

Dans le sonnet de Du Bellay, il est toutefois moins question de voyage périlleux que de
voyage infructueux. Au lieu d’évoquer les dangers du périple (comme dans le sonnet 26),
le poète exhibe en guise de chute son résultat dérisoire. Le hareng est l’emblème du profit
médiocre : poisson du pauvre, traditionnel aliment de carême, il est dépourvu de dignité.
La harengère n’a-elle pas par excellence, dans la littérature du temps, une réputation de
grossièreté ?
Dans le dernier vers du sonnet, l’adjectif heureux sur lequel s’ouvrait, à la manière
des béatitudes, le sonnet 31, est remplacé par son antonyme, malheureux. Il n’est pas
indifférent que dans le sonnet 25, Du Bellay réécrive un poème célèbre de Pétrarque
(« Bienheureux soit le jour, le mois, l’année ») en substituant, précisément, l’un de ces
adjectifs à l’autre. Mais tel n’est pas le seul déplacement qui s’opère entre le début du
sonnet 31 et la fin du sonnet 32. C’est aussi et surtout l’usage de la comparaison –
« comme Ulysse », « comme moi » – qui diffère. Alors que dans le sonnet 31 il s’agissait
pour le poète de s’opposer aux voyageurs heureux dont il envie le sort, le propos est dans
le sonnet 32 de s’identifier au voyageur malheureux. Après avoir souffert de l’écart entre
son destin et celui d’Ulysse et Jason, le poète trouve à l’inverse dans le marinier déçu un
juste miroir de sa condition. Trop infortuné pour se reconnaître sous les traits des figures
mythiques, le je ne saurait en somme se comparer qu’à ce double burlesque et amer du
grand exilé qu’est le marin qui « rapporte des harengs en lieu de lingots d’or ».

Nicolas Fréry
Mis en ligne le 6 juillet 2019
[1] Voir François Roudaud, Sur le sonnet 31 des Regrets. Éléments d’histoire des idées à la Renaissance, Paris,
Classiques Garnier, 2014, p. 44.
[2] Sur les débats dont ce texte fait l’objet, voir l’introduction au chant XXVI d’Anna Maria Chiavacci Leonardi
dans La Divina Commedia, OscarMondadori, 1991, p. 761-762.
[3] Ronsard and the conventional roman elegy, The University of Illinois Press, 1954, p. 84. Voir à ce sujet
l’annotation de l’édition Droz des Regrets.

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