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De Verlaine à la jeune Albertine Sarrazin, en passant par François Villon, Robert Desnos et Jean Genet,

nombreux sont les poètes qui ont tiré de leur séjour en prison une force de création.

Le 22 août 1911, les gardiens du Louvre découvrent que La Joconde de Léonard de Vinci a disparu. La police va
tarder deux ans à récupérer le tableau.

Guillaume Apollinaire est accusé de complicité de vol. Il est incarcéré du 7 au 13 septembre 1911 à la prison de la
Santé, à Paris. En effet, il a rencontré Géry Pieret, joueur de billard belge qu’il a hébergé et qui a dérobé des
statuettes phéniciennes au Louvre en 1907 et en 1911. Il en a offert une à son ami poète. Le juge qui avait fait
écrouer Pieret en 1905 arrête alors Apollinaire qu’il considère comme complice.

Guillaume Apollinaire, mis en cause dans une affaire de vol de statuettes au musée du Louvre, a été incarcéré du
7 au 12 septembre 1911 à la 11e division, cellule 15 à la prison de la Santé, dans le 14e arrondissement de Paris.
Il compose à cette occasion une série de courts poèmes regroupés sous le titre « À la santé », qui fait partie du
recueil Alcools, paru en 1913.

Le texte peut d'abord être lu comme la chronique d'un séjour en prison qui rend compte de l'état d'âme du poète.
Mais il va au-delà et dévoile la vision que le poète a de soi-même et sa conception de la poésie.
Éléments d'analyse (lecture analytique)

1. La réalité carcérale

L'évocation du décor (« cellule », « les vitres », « la voûte », « murs tout nus », « chaise
enchaînée », « prison »), des usages (se « mettre nu », un numéro : « le quinze de la / Onzième
», la promenade « chaque matin », « les clefs », « le geôlier », « prisonnier »), des bruits intérieurs
(un « pied » sur la voûte, la « fontaine », des « clés » qu'on fait « tinter », la chaise) et extérieurs
(« bruits de la ville »).

L'impression douloureuse d'un temps qui s'étire et de l'ennui est rendue par le vocabulaire, les
exclamations, les sonorités féminines, les rimes intérieures, les liquides (« Que je m'ennuie », «
Que lentement pass[ent] les heur[es] »). La monotonie est rendue par le présent d'habitude,
l'expression « chaque matin », les répétitions (« passer » quatre fois, etc.).
Éléments d'analyse (cont.)

2. Le rythme d'un journée

La structure insolite en six parties, construction cyclique (les parties I et VI suivent le même schéma), de
recommencement mais, entre ces deux parties identiques, le poète n'est pas revenu au même point.

Le poème est à la fois la chronique du séjour (avec rappel de l'arrivée et de la fouille) et celle d'une journée (lever
du jour : « le soleil filtre » ; promenade du « matin » ; ennui de la journée ; « le jour s'en va »; le soir, la nuit
suggérés par « une lampe »).

La progression dans le temps correspond à des variations d'état d'âme. Le poète passe de l'attention au monde
extérieur dans les parties II et III (les éléments : « le soleil », « ses rayons », « le ciel » et la présence humaine : «
quelqu'un qui frappe du pied », « dans la cellule d'à côté », « le geôlier ») à l'intériorisation (parties IV-V et 1re
strophe de VI).

La réduction de l'espace à la cellule s'accompagne d'une angoisse croissante rendue par une question (v. 37-38),
par le vocabulaire affectif péjoratif (« douleur », « désespoir ») et les mots de la négation (« pâles » [sans couleurs,
« sans [larmes] », « [murs] nus », « hostile »).

Les derniers vers marquent l'apaisement : le symbole de la « lampe » qui « brûle » (image du foyer), la « raison »,
personnifiée en créature féminine, qualifiée par des mots positifs (« belle » « Chère ») font de la cellule un espace
préservé de l'intimité.
Éléments d'analyse (cont.)

3. La présence du poète

Variété et irrégularité de la métrique : diversité des strophes (distiques, quatrains, sizains...), des vers
(octosyllabes, décasyllabes, alexandrins, mais aussi vers impairs, heptasyllabes).

Variété de l'énonciation : Apollinaire s'invente des interlocuteurs pour lutter contre la solitude, il « sonorise » sa
cellule par des voix :

- une « voix sinistre » s'adresse à lui à la 2e personne, l'appelant par son prénom et le fait exister - c'est
peut-être lui-même ;

- il interpelle « [ses] années » passées, personnifiées en « jeunes filles » ;

- puis il prie « Dieu », qu'il tutoie pour créer l'intimité ;

- il se dédouble et parle à un autre lui-même, désigné par « tu » (v. 47) ;

- enfin, il se confie à sa « raison », personnifiée elle aussi.


Éléments d'analyse (cont.)

4. Figures de poète : transformation de l'expérience biographique

L'humour et l'auto-ironie des images : Apollinaire se présente comme un « Lazare » à l'envers, un ours de zoo ; les
rayons du soleil sont des « pitres ». Elles sont aussi gracieuses (« chantante ronde ») ou insolites, voire
surréalistes (« Le ciel est bleu comme une chaîne »). Elles manifestent la distance que prend le poète par rapport
à lui-même sur le ton de l'auto-ironie pour dédramatiser sa souffrance.

L'inventivité d'Apollinaire apparaît dans la structure du poème, dans les mots inattendus (« vitement », reprise d'un
adverbe oublié) et la suppression de la ponctuation, marque de modernité.
Éléments d'analyse (cont.)

5. La vraie gravité d'une mise à nu

Mais, en contraste, le poète qui se dessine ici est bien l'Apollinaire d'Alcools, de « La chanson du mal-aimé ».

L'incarcération est une épreuve humiliante (« il a fallu me mettre nu »), mais aussi une remise en question de son
identité (« Guillaume qu'es-tu devenu » ; « je ne me sens plus là/ Moi-même » ; le dédoublement du « je » au «
nous », III v. 3 : « tournons tournons tournons toujours »).

Un vrai « désespoir » causé par le passé douloureux qui ressurgit et la présence implicite de la mort (référence à «
Lazare » ; « sans horizon », « ciel hostile »).

Le portrait affectif que le poète fait de lui-même est celui que traduisent ses autres poèmes : tristesse pathétique («
mes yeux sans larmes », « ma pâleur »), angoisse du temps qui passe (« Tu pleureras l'heure où tu pleures »).

Le lecteur retrouve les mêmes tendances poétiques : les vers sont ses vrais compagnons (« mes lignes ») ; il a
toujours le goût du mélange poétique (dans les rythmes, les atmosphères variées : II, bout-rimé à la Musset ; III,
chanson ; IV, prière ; V, élégie).
I
❏ Strophes : deux quatrains
❏ Vers : octosyllabes
❏ Rimes : croisées ABAB, féminines et
masculines jusqu’au dernier vers (v.
8) qui répète la rime féminine
❏ Assonances : Avant/entrer/dans ;
elle/ sinistre/ ulule ; mettre/qu’es ;
tu/devenu ; entrant/dans/tombe ;
d’en/chantante/ronde
❏ Allitérations :
❏ Enjambements :
v. 2 > v.3
v. 5 > v. 6
❏ Répétitions qui donne le rythme
d’une ronde : « Adieu adieu », «Ô»
❏ Apostrophe : « Ô mes années ô
jeunes filles »
II

❏ Strophes : Trois quatrains


❏ Vers : heptasyllabes et dissyllabes
❏ Rimes : croisées, ABAB
❏ Assonances : sens/quinze
❏ Allitérations : me/même, filtre/font
❏ Enjambements :
v. 1 > v. 2,
v. 3 > v. 4,
v. 5 > v. 6,
v.7 > v. 8 > v. 9,
v.10 > v. 11 > v. 12
III
❏ Strophes : deux sixains
❏ Vers : octosyllabes
❏ Rimes : croisées, ABAB, masculines
et féminines
❏ Répétitions : « Dans une fosse
comme un ours/ Chaque jour je me
promène » aux vers 1 et 2 et ensuite
aux vers 5 et 6 ; « Tournons
tournons tournons toujours » au v. 3
et « Dans la cellule d'à côté/ On y fait
couler la fontaine » aux vers 7 et 8 et
11 et 12, comme/comme.
❏ Enjambements :
v. 1 > v.2
v. 5 > v. 6
v. 7 > v. 8 > v. 9
v. 11 > v. 12
IV

❏ Strophes : Trois quatrains


❏ Vers : hétérogènes
Dizain (v. 1), sixain, alexandrin, huitain
Alexandrin, sixain, alexandrin, huitain
❏ Rimes : croisées, ABAB, masculines et
féminines
❏ Synérèse : « bruits » (v. 8)
❏ Enjambements :
v. 1 > v. 2
v. 3 > v. 4
v. 7 > v. 8 > v. 9
v. 11 > v. 12
❏ Apostrophes : « ô » (v. 5), « Toi » (v. 6)
V

❏ Strophes : un distique et un tercet


❏ Vers : octosyllabes
❏ Rimes : croisées (féminines,
masculines, féminines) entre les
strophes
❏ Enjambement :
v. 4 > v. 5
VI

❏ Strophes : Deux quatrains


❏ Vers : octosyllabes
❏ Rimes : croisées, ABAB (féminines,
masculines)
❏ Synérèse : « bruits » (v. 1)
❏ Enjambements :
v. 1 > v. 2
v. 3 > v. 4
v. 5 > v. 6
❏ Apostrophe : « Belle clarté » (v. 8),
« Chère raison » (v. 8)

Septembre 1911.
RÉFÉRENCES

BALANDIER, Franck. Conférence « Les Prisons d’Apollinaire ». Salon Des Livres en Beaujolais. 20 novembre
2016. Disponible en :
<https://des-livres-en-beaujolais.fr/20-novembre-2016-conference-les-prisons-dapollinaire-par-franck-balan
dier-au-3e-salon-des-livres-en-beaujolais/>. Accès le 25 juin 23.

CLAUDIOFZA. À la Santé (Guillaume Apollinaire). Les vrais voyageurs. 30 mai 2018. Disponible en :
<https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/05/30/a-la-sante-guillaume-apollinaire/>. Accès le 25 juin 23.

DUNCAN, Stéphanie. Guillaume Apollinaire a volé la Joconde ! FRANCE INTER. 24 nov 2019. Disponible en :
<https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/autant-en-emporte-l-histoire/guillaume-apollinaire-a-vole-
la-joconde-8984478>. Accès le 25 juin 23.

DURUPT, Laurence. Apollinaire en prison. « mot à mot ». 02 mai. Disponible en :


<http://blog.ac-versailles.fr>. Accès le 25 juin 23.

__________________. Une enquête sur l’incarcération d’Apollinaire à La Santé. « mot à mot ». 12 mai
Disponible en : <http://blog.ac-versailles.fr>. Accès le 25 juin 23.

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