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Le buffet, Rimbaud

Introduction
Ce sonnet de Rimbaud a été écrit en 1870 et publié dans le Cahier de Douai, qui rassemble les poèmes de
jeunesse du jeune prodige.

L’auteur fait ici d’un objet du quotidien le sujet principal de son poème.

Mais cet objet apparemment banal se transforme progressivement sous nos yeux en objet insolite, voire
surnaturel.

Problématiques possibles :
♦ En quoi ce poème est-il original ?
♦ Que représente le buffet ?
♦ Quelle(s) fonction(s) de la poésie ce texte met-il en évidence ?
♦ Commentez la personnification du buffet.
♦ Que peut-on dire de la dimension fantastique du poème ?

A travers l’humanisation progressive du buffet (I), qui passe de simple meuble de rangement à un véritable lieu
de mémoire (II), Rimbaud démontre les pouvoirs de la poésie (III).

Conclusion
A travers la forme contraignante du sonnet, Rimbaud démontre dans « Le Buffet » la liberté de la poésie, qui a le
pouvoir de transcender le réel par le biais des images et des sonorités.

Le poète est ce magicien qui porte un regard toujours neuf sur la réalité quotidienne et ses objets.

Un banal buffet auquel le regard de l’habitude ne prête plus aucune attention devient pour le poète une
personne familière et intime à l’âme pleine de souvenirs et d’histoires précieuses dont le poète est à l’écoute,
transcrivant un langage qu’il est le seul à pouvoir déchiffrer.

Correspondances à établir :
I – L’humanisation progressive du buffet
A – La personnification du buffet
Dans ce poème, le buffet est personnifié.

Au vers 1, il n’a que des attributs de meuble (« sculpté », « le chêne sombre »).

Mais Arthur Rimbaud lui confère dès le vers 2 des attributs humains, à travers la comparaison avec des
personnes âgées : « a pris cet air si bon des vieilles gens » (v. 2). Le meuble prend alors un visage.

Dans la dernière strophe, le buffet apparaît même comme une grand-mère qui connaît un tas d’histoires à
transmettre à ses petits-enfants : « tu sais bien des histoires, /Et tu voudrais conter tes contes » (v. 12-13).

Par ailleurs, le buffet possède une volonté (« tu voudrais », v. 13).


On passe progressivement du verbe d’état qui sert à décrire (« C’est », v. 1 ; « Le buffet est », v. 3) au verbe
d’action : « verse » (v.3), « tu sais », « tu voudrais », « tu bruis » (v. 12-13).

De meuble passif, il devient un sujet actif qui pense et parle.

D’ailleurs les allitérations en « ch », en « v » et en « f » traduisent le bruissement du vieux meuble :


« buffet » (v. 1, 3, 12), « chêne » (v. 2), « vieux » (v. 2, 4, 12), « vieilles » (v. 2 et 5), « ouvert », « verse », « flot de
vin » (v. 3-4), « parfums » (v. 4 et 11), « fouillis », « vieilleries », « chiffons », « femmes », « enfants », « flétries », «
fichus », « griffons » (v. 5 à 8), « mèches », « cheveux », « fleurs sèches », « fruits » (v. 9 à 11), «
s’ouvrent » (v. 14).

Le redoublement du « f » (> consonne géminée) accentue le son émis par le buffet, qui donne l’impression de
chuchoter, murmurer pour « conter (s)es contes » (v. 13).

Enfin, les répétitions de mots tout au long du poème (« buffet », « vieux », « vieilles », « parfum(s) », « ouvert »
et « s’ouvrent ») ainsi que les effets de redondance dus aux pléonasmes (« vieilles vieilleries », v. 5 et « conter
tes contes », v. 13 vont de pair avec la personnification du buffet comme une personne âgée qui radote.

L’ensemble du poème est animé par la présence imposante du buffet.


Le poète fait du vieux meuble une personne familière.

B – De la familiarité à l’intimité
Arthur Rimbaud s’adresse au buffet comme à un ami intime ou un membre de sa famille.

L’emploi de la deuxième personne du singulier à la dernière strophe (v. 12 à 14) montre à la fois sa proximité
et sa sympathie vis-à-vis de cet objet personnifié. (« tu sais bien des histoires »)

L’apostrophe du poète au buffet renforce cette idée : « O buffet du vieux temps » (v. 12).

La sympathie du poète pour le meuble est également soulignée par un vocabulaire mélioratif (« bon », v. 2 ; «
ouvert », « engageants », v. 3-4 ; « bien », v. 12) et hyperbolique (« si bon », v. 2 ; « tout plein », v. 5 ; « grandes
portes », v. 14).

Par ailleurs, le passage de l’article indéfini « un » (v. 1) à l’article défini « le » (v. 3) finit de faire basculer le
buffet du statut d’objet banal et quotidien à celui de membre individuel de la maisonnée.

On passe progressivement de l’indifférence à la familiarité et à l’intimité.

Cette intimité est aussi marquée par l’insistance sur l’ouverture du meuble : « Le buffet est ouvert » (v. 3), «
parfums engageants » (v. 4), « Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires » (v.14).
Transition : Le buffet donne accès à son contenu, prêt à laisser pénétrer le poète et le lecteur dans son intimité
la plus profonde et à livrer ses secrets. Il s’ouvre alors sur un passé riche en souvenirs.
II – Le buffet : un lieu de mémoire et de vie
A – Le buffet : un témoin du passé, du « vieux temps »
Rimbaud insiste tout au long du poème sur l’ancienneté du meuble, ce qui est marqué par un champ lexical de
la vieillesse et de la vétusté : « Très vieux », « vieilles gens » (v. 2), « vin vieux », « vieilles vieilleries » (v. 4-5),
« jaunes », « flétries » (v. 6-7), « grand-mère » (v. 8), « cheveux blancs », « fleurs sèches » (v. 10), « vieux temps
» (v. 12).

Le buffet contient ainsi « un fouillis » (v. 5) hétéroclite composé d’objets accumulés au fil du temps.

Du vers 5 au vers 11, le poète énumère le contenu du meuble. Cette accumulation qui se prolonge du second
quatrain au premier tercet est soulignée par les virgules et l’anaphore « De » (v. 6 à 8, v.10), et mise en valeur
par les tirets séparateurs (au vers 9 puis au vers 12) :

De linges odorants et jaunes, de chiffons


De femmes ou d’enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand’mère où sont peints des griffons ;

Peu à peu, ces objets sont associés à des personnes :


« De femmes ou d’enfants », « de grand-mère » (v. 7-8), « mèches de cheveux blancs ou blonds », « portraits »
(v. 9-10).

Le buffet est le témoin privilégié des générations successives qui l’ont utilisé. Les objets démodés et inutiles
qu’il renferme sont en fait des traces du passé.

B – Un flot de souvenirs
Derrière tous ces objets se cachent aussi des souvenirs qui surgissent « comme un flot de vin vieux » (v. 4).

Cette comparaison est renforcée dans le poème par l’enjambement (vers 6 à 7, 9 à 10, 10 à 11 et 13 à 14), qui
traduit l’écoulement des souvenirs annoncé à la fin du premier quatrain.

Ce flux de mémoire est renforcé par l’allitération en « l » :


« large », « sculpté », « le », « flot » (v. 1 à 4), « plein », « dentelles flétries » (v. 5 à 8), « là », « les », « blancs
ou blonds », « mêle » (v. 9 à 11), « lentement » (v. 14).

En outre, l’ouverture du vieux buffet éveille les sens. Les souvenirs s’accompagnent de sensations :

♦ Visuelles : couleurs (« sombre », « noires », v. 1 et v. 14 ; « jaunes », v. 6 ; « blancs ou blonds », v.10),


peinture (« où sont peints des griffons », v. 8 ; « portraits », v. 10).
♦ Sonores : « tu bruis » (v. 13).
♦ Tactiles : différentes matières sont évoquées (tissu : « linges », « chiffons », « dentelles », « fichus », v. 5 à 8 ;
cheveux : « mèches de cheveux blancs ou blonds », v. 9-10 ; « fleurs sèches », v.10).
♦ Olfactives : « parfums » (v. 4), « odorants » (v. 6), « dont le parfum se mêle à des parfums de fruits » (v. 11).
♦ Gustatives : « vin », « fruits ».

Ces synesthésies font du buffet un lieu de mémoire et de vie.

C – Le buffet : métaphore de la mémoire ?


On sait que la mémoire associe souvent les souvenirs à des sensations. Une sensation peut seule faire ressurgir
du fond de la mémoire un souvenir enfoui (on pense par exemple à la fameuse madeleine de Proust).

La métaphore filée du « flot de vin vieux » versé (v. 3-4) fait place à une métaphore plus large : celle du flux
de la mémoire.
Le buffet ne serait pas seulement un lieu de mémoire, mais l’image même de la mémoire, qui comporte sa part
de lumière à travers les souvenirs (« jaunes », « blancs ou blonds », « s’ouvrent ») mais aussi sa part d’ombre.
On trouve en effet dans le poème, en contraste avec le court champ lexical de la lumière un bref champ lexical
de l’obscurité : « sombre », « ombre » (vers 1 et 3), « noires » (v. 14).

Cette obscurité pourrait représenter l’oubli, limite de la mémoire.

Transition : En ouvrant les « grandes portes noires » du buffet, le poète lui (re)donne la vie.

III – Les pouvoirs de la poésie


A – Le poète animiste
(L’animisme est une croyance qui attribue une âme aux choses, aux objets, aux végétaux…)

Dans ce poème, l’auteur transforme sous nos yeux un objet banal en objet extraordinaire.

En personnifiant et en humanisant le vieux meuble, le poète lui attribue une âme.

Il s’agit d’une âme pleine (« tout plein », v. 5) de richesses, ce qui est marqué par l’abondance de termes au
pluriel :
« vieilles gens » (v. 2), « parfums engageants » (v. 4), « vieilles vieilleries », « linges odorants et jaunes », «
chiffons », « femmes », « enfants », « dentelles flétries », « fichus », « griffons » (v. 5 à 8), « les médaillons, les
mèches », « cheveux blancs ou blonds », « les portraits, les fleurs sèches », « des parfums de fruits » (v. 9 à 11),
« bien des histoires », « tes contes », « tes grandes portes noires » (v. 12-14).

Ces richesses sont représentées par l’accumulation d’objets graduellement associés à des personnes, des
sensations et des souvenirs.

Par ailleurs, la référence à l’univers fantastique à travers le terme « griffons » (v. 8 : créature fantastique à tête
de lion et corps d’aigle) renforce cette animation surnaturelle de l’objet par le poète.

L’emploi du conditionnel (« on trouverait », v. 9 et « Tu voudrais », v. 13), mode de l’irréel, souligne


également le passage dans une autre dimension, un univers fictif qui laisse place à l’imaginaire.

Avec le poète, nous entrons dans un autre monde, un autre temps.

B – Une poésie qui transcende le réel


Dans ce poème, Rimbaud nous fait passer du monde réel, représenté par le « large buffet sculpté » du 1er vers à
un monde imaginaire et intemporel .

Le passage du présent de l’indicatif, à valeur descriptive dans les deux premières strophes (« C’est », vers 1, 3,
5 et 9), au conditionnel dans les deux dernières (vers 9 et 13) traduit un passage du réel à l’irréel (le
conditionnel est le mode de l’irréel).

Par ailleurs, le présent employé dans le second tercet se rapproche d’un présent de vérité générale : « tu sais »
(v. 12), « tu bruis/Quand s’ouvrent tes grandes portes noires. » (v. 14), comme si le poète nous faisait passer
dans un monde intemporel.

Cette rupture temporelle est renforcée par la présence des tirets au début de chaque tercet (v. 9 et v. 12). Ces
tirets soulignent la séparation entre deux mondes : le monde banal de la réalité quotidienne et le monde
transformé et sublimé par le regard du poète.

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