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Ophélie, Rimbaud : analyse

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Par Amélie Vioux

« Ophélie« , écrit en 1870, est paru dans le Recueil de Douai.

Ce recueil rassemble les poèmes de jeunesse qu’Arthur Rimbaud avait confié à son ami
Paul Demeny.

Adressé à Théodore de Banville (le « maître du Parnasse »), le poème « Ophélie »appartient
aux essais parnassiens de Rimbaud, pour qui la poésie est objet de recherche et
d’expérimentation.

Annonce de plan de commentaire composé :

Véritable exercice de style, ce poème reflète également l’errance poétique de l’auteur. La


nature y est mise en valeur (I), et la représentation du personnage d’Ophélie (II) reflète la
propre dérive de Rimbaud (III).

I – La mise en valeur de la nature

A – Personnification de la nature
La nature, que Rimbaud sacralise, est ici mise en valeur de plusieurs façons.

Tout d’abord à travers la personnification, marquée par la majuscule : « le chant de la


Nature » (v. 23).

Chaque élément de la nature s’anime autour du corps d’Ophélie : « Le vent baise ses
seins » (v. 9), « Les saules frissonnants pleurent sur son épaule », « Sur son grand front
rêveur s’inclinent les roseaux » (v. 11-12), « Les nénuphars froissés soupirent autour
d’elles » (v. 13), « les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits » (v. 24), « la voix des mers
folles » (v. 25).

La nature, comme une personne, semble compatir au chagrin d’Ophélie et à son destin
tragique.

L’aspect maternel de la nature est également mis en évidence à travers un bref champ
lexical de la maternité : « sein(s) » (v. 9 et 26), « bercés » (v. 10), « nid » (v. 15), « enfant »
(v. 18 et 26).

Dans les quatre premières strophes, la nature est associée à la douceur et à la


protection maternelle.

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Les eaux du fleuve bercent le corps de la jeune fille (« Ses grands voiles bercés mollement
par les eaux », v. 10) et la végétation alentours se penche sur elle comme une mère
consolant son enfant (« Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux », v. 12).

Cette bienveillance maternelle est soulignée par des sonorités douces comme les
allitérations en « s » et en « f » : « sur », « Ophélia », « flotte » (v. 2-3), « triste Ophélie »,
« passe », « fantôme », « douce folie », « sa romance », « soir » (v. 5 à 8), « ses seins »,
« bercés », « frissonnants », « sur son grand front », « s‘inclinent » (v. 9 à 12), « Les
nénuphars froissés soupirent », « parfois », « s’échappe », « frisson », « mystérieux »,
« astre » (v. 13 à 16), « enfant », « fleuve » (v. 18), « souffle », « esprit » (v. 21-22),
« soupirs » (v. 24), « folles » (v. 25), « fou » (v. 28), « fondais », « feu » (v. 30), « l’Infini »,
« effara » (v. 32).

Le fleuve devient le berceau funèbre d’Ophélie et la nature son tombeau.

B – Une nature éternelle

L’image du corps qui passe depuis « plus de mille ans » sur le fleuve souligne l’aspect
éternel de la nature. Cette caractéristique est mise en valeur par l’anaphore : « Voici plus
de mille ans que » (v. 5 et 7).

En comparant Ophélie à une fleur (« comme un grand lys », v. 2 et 36), soit un élément
naturel, le poète lui attribue les mêmes caractères que la nature.

Portée par le cycle infini de la nature et le flux perpétuel du fleuve, « la triste Ophélie »
devenue « fantôme blanc » hante à jamais les eaux du « long fleuve noir » (v. 5-6).

Cette errance est renforcée par le présent d’habitude qui inscrit l’action dans la durée :
« Voici plus de mille ans que sa douce folie/Murmure sa romance à la brise du soir » (v. 7-8),
« Elle éveille parfois » (v. 14).

Mais le présent de l’indicatif il a également une valeur descriptive qui transforme la scène en
tableau.

C – Aspect pictural du poème

La nature est enfin mise en valeur par l’aspect pictural de la scène.

Rimbaud fait ici correspondre poésie et peinture.

Il brosse sous nos yeux un tableau, jouant sur le contraste et les couleurs (« l’onde calme
et noire », « La blanche Ophélia », v. 1-2 ; « fantôme blanc, sur le long fleuve noir », v. 6 ;
« des astres d’or », v. 16, « ton œil bleu », v. 32) mais aussi sur les sons : « On entend
dans les bois lointains des hallalis » (v. 4), « Murmure » (v. 8), « soupirent » (v. 13), « Un
chant mystérieux » (v. 16).

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Transition : Si la nature joue un rôle fondamental dans ce poème, c’est le personnage
d’Ophélie, situé au premier plan, qui est au cœur de cette harmonie universelle. Elle est le
centre du poème.

II – Le personnage d’Ophélie

A – Ophélie : un personnage à la fois humain et surnaturel

La nature du personnage d’Ophélie est ambiguë.

Le poète la décrit à la fois comme un être humain à travers un champ lexical du corps
humain (« ses seins », v. 9 ; « son épaule », « son grand front », v. 12 ; « ta grande
chevelure », « ton cœur », v. 21 et 23 ; « ton sein d’enfant, trop humain et trop doux », « tes
genoux », v. 26 et 28), mais aussi comme un être surnaturel, fantastique.

Rimbaud insiste ainsi sur la blancheur du personnage : « La blanche Ophélia » (v. 2 et 36),
« comme un grand lys » (v. 2), « fantôme blanc » (v. 6), « O pâle Ophélia ! belle comme la
neige » (v. 17).

Cette blancheur souligne l’aspect spectral et fantomatique d’Ophélie, comme si celle-ci


n’était qu’une apparition, voire une pure apparence, immatérielle et vaporeuse : « flotte »
(v. 2-3), « ses longs voiles » (v. 3 et 35), « ses grands voiles » (v. 10), « esprit » (v. 22).

Par ailleurs, Ophélie est associée au mystère et au fantastique (« Un chant mystérieux »,


v. 16 ; « d’étranges bruits », v. 22), mais aussi au rêve et à la nuit : « étoiles » (v. 1 et 33),
« couchée » (v. 3 et 35), « son grand front rêveur » (v. 12), « éveille (…) un aune qui dort »
(v. 14), « ton esprit rêveur » (v. 22), « les soupirs des nuits » (v. 24), « Quel rêve » (v. 29),
« la nuit » (v. 34).

Figure mystique, Ophélie est aussi une figure mythique.

B – Ophélie : une figure mythique

Rimbaud reprend ici à Shakespeare le personnage d‘Ophélie et son destin funeste.


D’ailleurs, l’emploi du nom anglais « Ophélia » (v. 2, 17 et 36) vient confirmer cette reprise
du thème shakespearien, auquel Rimbaud reste fidèle.

En effet, dans Hamlet, la jeune Ophélie est amoureuse d’un prince qui la délaisse.
Désespérée, elle sombre dans la folie et se noie.

Dans son poème, Rimbaud reprend le lieu (les « grands monts de Norwège », v. 19) et le
thème de la folie et de la noyade : « sa douce folie » (v. 7), « ô pauvre folle ! » (v. 29),
« Oui tu mourus, enfant, par un long fleuve emporté ! » (v. 18).

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Au XIXème siècle, un engouement naissant autour de la figure d’Ophélie, reprise par de
nombreux écrivains ou artistes, en fait un personnage mythique qui traverse les siècles
(« Voici plus de mille ans », v. 6-7).

Rimbaud sublime le personnage shakespearien à travers la répétition de l’adjectif


hyperbolique « grand » pour qualifier Ophélie : « comme un grand lys » (v. 2 et 36), « Ses
grands voiles » (v. 10), « son grand front » (v. 12), « ta grande chevelure » (v. 21), « Tes
grandes visions » (v. 31).

Ophélie se présente alors comme un double idéalisé du poète.

C – Ophélie : un double du poète

L’apostrophe et le tutoiement signalent une certaine familiarité entre le poète et le


personnage d’Ophélie : « O pâle Ophélia », « Oui tu mourus » (v. 17-18), « T‘avaient parlé
tout bas de l’âpre liberté » (v. 20), « ô pauvre Folle ! », « Tes grandes visions étranglaient ta
parole » (v. 31).

En évoquant la quête de la liberté et de « l’Infini terrible » (v. 32), l’aliénation et la folie, les
visions, le poète semble s’identifier à son personnage. C’est comme s’il se parlait à lui-
même (ou à son reflet) dans le miroir de l’eau du fleuve.

Cette identification passe également par un processus de « mythification » du personnage


du poète, mis en valeur par la majuscule à la dernière strophe : « Et le Poète dit » (v. 33).

Transition : Ce passage de la troisième personne à la deuxième souligne le basculement


du poème.

III – Le basculement du poème

A – D’une « douce folie » à une folie furieuse

Le poème est composé de trois parties chapitrées (I, II et III) : les deux premières sont
égales (quatre quatrains chacune), la troisième est isolée (un quatrain seulement).

On observe dans le passage du I au II un basculement du poème.

En effet, on passe subitement de la troisième personne au tutoiement, mais aussi :

♦ Du présent au passé : « dorment », « flotte » (v. 1-2), « Passe » (v. 6), « déploie » (v. 9),
« éveille » (v. 14) etc. // « tu mourus » (v. 18), « portait », « écoutait » (v. 22-23), « s’assit »
(v. 28)…

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♦ Du calme et de la douceur au bruit et à la fureur : « l’onde calme » (v. 1), « flotte très
lentement » (v. 3), « douce folie », « Murmure » (v. 7-8), « bercés mollement » (v. 10),
« soupirent » (v. 13), « un petit frisson d’aile » (v. 15) // « emporté », « tombant » (v. 18-19),
« tordant », « bruits » (v. 21-22), « la voix des mers folles, immense râle », « brisait » (v. 25-
26), « étranglaient », « terrible », « effara » (v. 31-32).

Ce basculement de la douceur à la violence est également marqué par la ponctuation et


les sonorités.

Ainsi, dans la première partie, les points de suspension (v. 3), points et points-virgules
créent un rythme ample, alors que dans le II, les points d’exclamation s’enchaînent et
traduisent l’implication et l‘agitation du poète, son basculement dans la folie (à l’image
d’Ophélie) : « O pâle Ophélia ! belle comme la neige ! », « Oui tu mourus, enfant, par un
fleuve emporté ! » (v. 17-18), « Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux ! », « Ciel !
Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle ! » (v. 28-29), « Et l’Infini terrible effara ton œil
bleu ! » (v. 32).

Les sonorités douces et mélancoliques de la première partie, comme l’allitération en


« m » et l’assonance en « on » et « an » créent une impression de berceuse ou de
complainte (« l’onde calme », « dorment », « blanche », « comme un grand »,
« lentement », « longs », « On entend dans les bois lointains », « mille ans », « murmure
sa romance », « mollement », « front », « chant », « tombe »).

Dans la deuxième partie, la grave et douce complainte devient une plainte aigue et
virulente, à travers des sonorités dures et appuyées, comme les allitérations en « r » et
en « t » qui scandent le discours (« tu mourus », « emporté », « tombant des grands monts
de Norwège », « T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté », « tordant ta grande chevelure »,
« ton esprit rêveur portait d’étranges bruits », « ton cœur écoutait le chant de la Nature »,
« Dans les plaintes de l’arbre », « Tes grandes visions étranglaient ta parole »).

De plus, l’anaphore « C’est que » ou « C’est qu’ » au début des vers 19, 21, 25 et 27
marque l‘insistance du poète et souligne le style oratoire de son discours.

Si le poète est si impliqué, c’est qu’à travers la dérive d’Ophélie, Arthur Rimbaud exprime
sa propre errance.

B – La dérive d’Ophélie : une métaphore de l’expérience poétique ?

La dérive fluviale d’Ophélie est traduite par une allitération en « l » : « l‘onde calme »,
« les étoiles », « La blanche Ophélia flotte comme un grand lys », « longs voiles », « dans
les bois lointains des hallalis » (v. 1 à 4), « plus de mille ans », « long fleuve », « folie » (v.
5-7), « déploie en corolle », « mollement », « saules », « épaule », « s’inclinent » (v. 9 à 12),
« elle », « aile » (v. 13 et 15), « pâle Ophélia », « belle » (v. 17).

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Elle est également marquée par l’enjambement (v. 5 à 6 et 7 à 8) et l’anadiplose (reprise
en début de phrase de mots appartenant à la proposition précédente) : « flotte comme un
grand lys/Flotte très lentement » (v. 2-3), « pleurent sur son épaule/Sur son grand front
rêveur » (v. 11-12), mais aussi la diérèse, qui allonge le mot : « O/phé/li/a » (v. 2 et 17),
« mys/té/ri/eux » (v. 16), « vi/si/ons » (v. 31).

Mais l’exercice de style parnassien auquel Arthur Rimbaud se prête ici n’est qu’un prétexte
pour exprimer son errance poétique. De nombreux indices signalent que le poète évoque sa
propre dérive à travers celle d’Ophélie.

Les tirets, par exemple, mettent en valeur les vers qu’ils introduisent et les détachent des
autres.

Dans ces vers, le poète parle indirectement de sa quête de liberté et d’inconnu : « – Un


chant mystérieux tombe des astres d’or » (v. 16), « – C’est que les vents (…)/ T’avaient
parlé tout bas de l’âpre liberté » (v. 19-20), « – Et l’Infini terrible effara ton œil bleu ! », « –
Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles » (v. 32-33).

Ici se dessine la vision poétique de Rimbaud qu’il développe dans sa fameuse « Lettre du
Voyant » à Paul Demeny (le 15 mai 1871) et met en pratique dans le poème « Voyelles »
(1871).

On retrouve en effet la symbolique des couleurs, l’alchimie du verbe suggérée par l’or, et
l’idée que le poète doit « se faire voyant » et qu’il est un « voleur de feu » : « Tu te fondais
à lui comme une neige au feu », « grandes visions », « œil bleu » (v. 30 à 32).

Ophélie, Rimbaud : conclusion


Dans « Ophélie », Arthur Rimbaud reprend le thème shakespearien de la belle noyée qui a
sombré dans la folie et le désespoir pour évoquer sa propre expérience de jeune poète.

Il fait du personnage mythique d’Ophélie son double, à travers des effets de miroir et d’écho
entre les trois parties du poème.

Derrière la régularité de l’alexandrin, le poète exprime sa dérive adolescente et poétique


qui se précisera dans « Le Bateau ivre », écrit un an plus tard.

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