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MARCEL RÉJA : MÉDECIN, POÈTE SYMBOLISTE ET HISTORIEN

DE L’ART ASILAIRE

Lydia Couet

Éditions de la Sorbonne | « Sociétés & Représentations »

2016/1 N° 41 | pages 229 à 246


ISSN 1262-2966
ISBN 9782859449605
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Lydia Couet

Marcel Réja : médecin, poète symboliste


et historien de l’art asilaire

L’énigmatique Marcel Réja est aujourd’hui tombé dans l’anonymat. Les


ouvrages consacrés à l’art brut et l’art outsider le citent généralement comme
l’un des premiers à avoir posé un regard esthétique sur les productions des
« aliénés » dans son livre L’Art chez les fous publié en 19071, mais peu d’études
lui ont été consacrées. Totalement éclipsé par Hans Prinzhorn et son Bildne-
rei der Geisteskranken2 paru quinze ans plus tard – source d’inspiration pour
de nombreux artistes, notamment surréalistes  –, Marcel Réja fut pourtant
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un pionnier non seulement dans la reconnaissance de l’art « asilaire », mais
aussi dans l’intérêt qu’il porta à d’autres formes de créations (dessins médium-
niques, graffitis de prisonniers, dessins d’enfants, objets extra-européens…)
bien avant que ne s’y intéressent les avant-gardes artistiques. À la fois médecin
aliéniste, poète, critique d’art, dramaturge et chroniqueur, Marcel Réja parti-
cipa pleinement aux activités des cercles symbolistes parisiens, contribua à la
reconnaissance en France d’August Strindberg, d’Henri Héran ou d’Edvard
Munch avec lesquels il s’était lié d’amitié, et proposa une vision novatrice de
l’art dans laquelle primaient l’expression directe de l’émotion et l’ouverture
sur l’inconscient.

1. Marcel Réja, L’Art chez les fous : le dessin, la prose, la poésie, Paris, Mercure de France, 1907.
2. Hans Prinzhorn, Bildnerei der Geisteskranken, Berlin, J. Springer, 1922 ; Expressions de la folie, Paris,
Gallimard, 1984.

Lydia Couet, « Marcel Réja : médecin, poète symboliste et historien de l’art asilaire »,


S. & R., no 41, printemps 2016, p. 229-246.

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Une carrière scientifique difficile à reconstituer
Derrière le pseudonyme de Marcel Réja se dissimule le docteur Paul Gaston
Meunier, lui-même fils de médecin. Originaire du Loiret, et aîné d’une fratrie
de deux enfants, il naquit à Puiseaux le 20 août 1873 avant que ses parents
ne viennent s’installer à Paris. Il entreprit alors des études de médecine, se
spécialisant dans le traitement des troubles mentaux, et effectua son internat à
Villejuif entre 1899 et 1900 dans le service d’Edouard Toulouse (1865-1947),
alors médecin-chef dans une section de femmes. Scientifique invétéré, favo-
rable à l’ouverture des asiles sur le monde extérieur, Edouard Toulouse n’en
était pas moins un fervent amateur de littérature, menant une activité paral-
lèle d’écrivain, rédigeant des pièces, des nouvelles et de nombreux articles de
presse3. La personnalité de ce jeune médecin passionné de sciences et de lettres
ne laissa sans doute pas indifférent son interne, fréquentant déjà, lui aussi, les
230 cercles littéraires et artistiques parisiens. Les nouvelles méthodes de traitement
laissant aux patients une plus grande liberté, ces derniers avaient la possibilité
de s’exprimer en dessinant, en écrivant des textes ou en se fabriquant de petites
collections d’objets –  une activité notamment encouragée par le docteur
Auguste Marie (1865-1934), lui aussi médecin-chef à Villejuif 4. Tout comme
son confrère Toulouse, il collectionnait les étranges créations de ses patients,
qu’il rassembla dans une petite pièce de l’asile de Villejuif. Ayant visité plu-
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sieurs musées consacrés à l’histoire de la folie dans d’autres villes européennes
– Amsterdam, Moscou, Vienne –, Auguste Marie envisagea la création d’un
musée du même genre au sein de l’établissement où il travaillait5. Si ce projet
ne vit jamais véritablement le jour, de nombreuses pièces de sa collection furent
reproduites par Marcel Réja entre 1901 et 1907 dans ses travaux sur les pro-
ductions artistiques des « aliénés ». Son doctorat obtenu en novembre 1900, il
est permis de croire que Paul Meunier travailla quelques années avec Nicolae
Vaschide (1874-1907)6 – chef de travaux au sein du Laboratoire de psycholo-
gie expérimentale du docteur Toulouse –, comme l’attestent plusieurs articles

3. Pour une étude détaillée de la vie et de la carrière d’Édouard Toulouse, voir l’ouvrage de Michel Huteau,
Psychologie, psychiatrie et société sous la Troisième République : la biocratie d’Édouard Toulouse (1865-
1947), Paris, L’Harmattan, 2002.
4. Allison Morehead, « The Musée de la folie, Collecting and exhibiting chez les fous », Journal of the
History of Collection, 2010, p. 1-27.
5. Auguste Armand Marie, «  Anciens asiles et anciens traitements», Bulletin de la Société clinique de
médecine mentale, 20 décembre 1909, p. 348.
6. Pour plus d’informations sur Nicolae Vaschide, voir Michel Huteau, « Un météore de la psychologie
française : Nicolae Vaschide (1874-1907) », Bulletin de psychologie, n° 494, février 2008, p. 173-199.

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cosignés par les deux hommes et consacrés aux rêves, aux effets du haschich
ou encore au « sentiment poétique chez les aliénés7 ». Après la mort prématu-
rée du jeune psychologue en 1907, les publications de Paul Meunier se firent
plus rares. Il rédigea la préface d’un ouvrage d’orthopédie8, publia en  1910
une étude sur les rêves9 basée sur les recherches qu’il avait entreprises avec
Vaschide, ainsi qu’un article sur les troubles post-traumatiques chez les soldats
de la Grande Guerre10, suite à quoi on perd définitivement la trace de son
activité scientifique. Son dossier militaire mentionne quelques participations
en tant que médecin expert lors des commissions de révisions jusqu’en 1931
et un article de Robert Randau11 souligne qu’il participait toujours à de nom-
breux colloques, mais il n’est pas certain qu’il exerçait encore véritablement
la médecine à cette époque. Sa nièce, Simonne Meunier, se souvenait en effet
d’un terrible choc survenu à la mort de son père en 1905 qui conduisit Paul
Meunier à retirer sa plaque de médecin12. On notera également que, bien qu’il
ait été décrit par ses supérieurs comme un médecin militaire consciencieux, 231
actif et doté de solides compétences dans les domaines médical et administra-
tif, il n’obtint jamais la Légion d’honneur à laquelle il fut pourtant proposé
à plusieurs reprises. Il s’éteignit dans l’anonymat le 19 mars 1957 à l’âge de
83 ans, à l’hôpital Cochin, des suites d’un problème cardiaque, et repose au
cimetière du Montparnasse.
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7. Paul Meunier et Nicolas Vaschide, «  Projection du rêve dans l’état de veille  », Revue de psychiatrie,
vol. 4, n° 2, février 1901, p. 38-50 ; « Revue critique. Les poisons de l’intelligence. Le haschich. Les expé-
riences de Moreau de Tours », Archives générales de médecine, 1903, vol. I, p. 792-800 ; « Le sentiment
poétique et la poésie des aliénés poètes », La Plume, n° 367-368, 1905, p. 194-200, n° 375, 1905, p. 679-
686, n° 376, 1er août 1905, p. 740-744.
8. Paul Meunier, « Préface », dans Dr C. Ducroquet, Traité de thérapeutique orthopédique, Paris, J. Rousset,
1907.
9. Paul Meunier et René Masselon, Les rêves et leur interprétation, essai de psychologie morbide, Paris,
Bloud et Cie, 1910.
10. Paul Meunier et Raymond Mallet, « Réactions de fatigue chez les prédisposés. États paranoïdes »,
Annales médico-psychologiques, 1918, n° 10, p. 48-60.
11. Robert Randau, « Un rendez-vous d’intellectuels à Paris », L’Afrique du Nord illustrée. Journal hebdo-
madaire d’actualités nord-africaines : Algérie, Tunisie, Maroc, 29 février 1936, n° 774, p. 2-3.
12. Anna Szmuc et Jean Pietri, « Au pays des miracles : le musée fantastique de Marcel Réja », collection :
Surpris par la nuit, émission diffusée sur France Culture le mardi 14 octobre 2003 de 22h30 à minuit,
90 min, Paris, Ina : DL T 20031014 FCR 18.

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Les milieux symbolistes parisiens
Si son activité médicale semble s’arrêter prématurément, Paul Meunier exerça,
en revanche, sous le pseudonyme de Marcel Réja, une très longue carrière
littéraire qu’il entreprit alors même qu’il était encore étudiant en médecine, et
qu’il poursuivit presque jusqu’à ses derniers jours.
Dès 1896, La Revue socialiste commença à publier les premiers poèmes
d’un écrivain de vingt-trois  ans se faisant appeler Marcel Réja. Il s’agissait
de textes sombres et révoltés qui allaient être repris quelques mois plus tard
sous la forme d’un ouvrage, La Vie héroïque13, édité par le Mercure de France,
témoignant de l’admiration de leur auteur pour les principaux écrivains sym-
bolistes, tels Francis Viellé-Griffin, Émile Verhearen ou Stéphane Mallarmé.
Ce premier recueil poétique fut suivi d’un second, Ballets et variations14, chargé
de symboles et rédigé tout en prose, où Marcel Réja se montre envoûté par la
232 figure féminine de la danseuse. Bien que ces deux premières expériences aient
été saluées par la critique, et que certains de ses écrits fussent publiés par des
revues emblématiques telles La Vogue ou L’Ermitage, Marcel Réja ne poursuivit
pas son œuvre de poète, préférant se consacrer à des questions d’ordre artis-
tique et esthétique. Il commença à fréquenter plusieurs artistes de la mouvance
symboliste (Henri Héran, Edvard Munch et August Strindberg) et publia,
entre 1897 et 1902, une demi-douzaine d’articles relevant de la critique d’art,
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suivis par de nombreux écrits consacrés à la danse, la musique et aux créations
« asilaires » qui occupèrent l’essentiel de son activité littéraire jusqu’en 1908.
Il se consacra ensuite à l’écriture de pièces de théâtre, ainsi qu’à la rédaction de
chroniques politiques et sociales.
Au tournant des xixe et xxe  siècles, nombreux étaient les écrivains et
les poètes à s’appuyer sur « les petites revues » telles que les qualifiait Remy
de Gourmont15, pour promouvoir leurs écrits et commencer à se faire un nom
sur la scène littéraire. Beaucoup d’entre eux, comme Marcel Réja, s’adon-
nèrent également à la chronique ou à la critique d’art, pour mettre en avant
leurs propres théories esthétiques, tout en participant à la reconnaissance
d’œuvres situées aux marges du champ esthétique. Ils contribuèrent ainsi à
instaurer un circuit de diffusion indépendant, dans lequel s’inscriront les dis-
cours d’avant-garde. Pour publier ses premiers écrits, Marcel Réja s’adressa

13. Marcel Réja, La Vie héroïque, Paris, Mercure de France, 1897.


14. Marcel Réja, Ballets et variations, Paris, Mercure de France, 1898.
15. Remy de Gourmont, « Préface », Les petites revues : essai de bibliographie, Paris, Librairie du Mercure
de France, 1900.

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à une revue bimensuelle tout juste mise en place par Georges Bans : La Cri-
tique (1895-192?) à laquelle collaborèrent également Yvanhoé Rambosson et
Alcanter de Brahm du Mercure de France. Fermement opposé à toutes formes
de règle et de précepte en matière de création, Marcel Réja y revendiquait
l’émancipation de la poésie – et de l’art en général – du carcan institutionnel
ou dogmatique16 et manifestait son refus d’une trop grande théorisation, reje-
tant, en adepte de Mallarmé, les commentaires explicatifs risquant de détruire
le mystère de l’œuvre17. En 1900, La Critique lui offrit une tribune pour défi-
nir sa conception du «  symbolisme pictural  » à travers les œuvres d’Henri
Héran, Edvard Munch et Odilon Redon, auxquelles il prêtait le pouvoir d’en-
trer directement en résonnance avec l’inconscient du spectateur18. Il s’intéressa
également à Auguste Rodin19, s’enthousiasmant pour ses œuvres représentant
« des idées vivantes qui se proclament elles-mêmes20 ». La curiosité et l’intérêt
de Marcel Réja pour les artistes indépendants rencontrèrent également la ligne
éditoriale de La Plume (1889-1914) à laquelle le poète rendit hommage en 233
saluant Jules Valadon21, Alexandre Falguière22, Jules Baric23, Eugène Grasset24,
Victor Hugo25 et Boleslaw Biégas26. En 1905, après la parution, dans La Revue
universelle, de ses plus célèbres articles – « L’Art malade : dessins de fous » et
« La littérature des fous27 » –, ce fut sous son véritable patronyme que Paul
Meunier publia « Le sentiment poétique et la poésie des aliénés poètes28 ». Le
médecin participa ainsi au « Feuilleton scientifique de La Plume » avec son
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collègue Nicolae Vaschide, affimant que « les fous, les vrais, ont une littérature

16. Marcel Réja, « Art : à propos de théories », La Critique, 5 mars 1897, n° 49, p. 56-57.
17. Ibid.
18. Marcel Réja, « Symbolisme pictural. H. Heran – E. Munch – O. Redon », La Critique, 20 janvier 1900,
p. 9-11.
19. Marcel Réja, « Le baiser dans l’œuvre de Rodin », La Critique, 20 novembre 1900, p. 169-170.
20. Ibid.
21. Marcel Réja, « Ce qu’évoque son œuvre. Pour J. Valadon », La Plume, 15 février 1897, n° 188, p. 122.
22. Marcel Réja, « La danseuse », La Plume, 1er juin 1898, n° 219, p. 369-370.
23. Marcel Réja, «  L’œuvre de Baric. Du point de vue social  », La Plume, 1er  décembre 1897, n°  207,
p. 764-765.
24. Marcel Réja, « Eugène Grasset », Eugène Grasset et son œuvre, numéro spécial de La Plume, vol. XI,
1900, p. 144-146.
25. Marcel Réja, « Victor Hugo… », La Plume, 26 février 1902 (n° spécial Victor Hugo), p. 294.
26. Marcel Réja, « Biegas sculpteur », La Plume, 15 août 1902, p. 998.
27. Marcel Réja, « La littérature des fous », La Revue universelle, n° 3, 1903, p. 129-133.
28. Paul Meunier et Nicolas Vaschide, « Le sentiment poétique et la poésie des aliénés poètes », La Plume,
n° 367-368, 1905, p. 194-200 ; n° 375, 1905, p. 679-686 ; n° 376, 1er août 1905, p. 740-744.

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excessivement riche, à quelque rang qu’ils appartiennent29 » et que la maladie
mentale, à la manière de l’alcool et d’autres drogues, aurait des vertus désin-
hibantes qui permettraient aux individus de libérer leur créativité et d’expri-
mer sans barrières leurs pensées les plus secrètes. En diffusant sous sa véritable
identité un texte déjà publié en grande partie sous son pseudonyme d’homme
de lettres, Paul Meunier paraissait ne plus éprouver le besoin de se cacher
derrière un nom d’emprunt. On peut donc penser que ses collaborateurs et
amis étaient au courant de sa double identité. Le Mercure de France, devenu
dès 1895, cinq ans après sa fondation, un véritable « recueil symboliste30 » qui
développa sa propre maison d’édition, publia quant à lui les deux premiers
volumes poétiques de Marcel Réja31, ainsi que son livre maître  : L’Art chez
les fous : le dessin, la prose, la poésie32. Dans cette revue, Marcel Réja fit égale-
ment valoir son admiration pour l’art de la danse qu’il définissait comme « la
plus haute, [et] la plus émouvante manifestation de l’art en général33 » dans
234 la mesure où, grâce à la gestuelle, elle exprimait non pas des pensées (comme
le ferait la parole) mais des émotions, véhiculant un discours qui s’adresserait
moins au cerveau que directement à l’âme. Elle correspondait ainsi parfaite-
ment à ce qu’il considérait comme le but de l’art : « C’est que l’œuvre d’art
est décidément dénuée de tout intérêt si elle ne traduit l’émotion, et par elle
la vie34 ». Plusieurs indices permettent de penser que Marcel Réja fréquentait
régulièrement le « groupe du Mercure » et avait très certainement été amené
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à rencontrer la plupart de ses contributeurs emblématiques, comme Julien
Leclercq, Alfred Vallette ou Alfred Jarry. Un article35 évoquait aussi sa présence,
aux côtés de Gustave Kahn, André Fontainas, Gaston Danville, Louis Dumur,
Paul Fort, René Ghil, Paul Léautaud et Jean Moréas, au cours de la représen-
tation d’un drame musical au Mercure de France, et Maurice Monda se souve-
nait l’avoir rencontré au cours des « mardis » de Stéphane Mallarmé36. L’auteur
occupait donc un certain rang dans le champ littéraire du Paris fin-de-siècle.

29. Paul Meunier et Nicolas Vaschide, « Le sentiment poétique et la poésie des aliénés poètes », art. cité,
p. 196.
30. Remy de Gourmont, « Le Mercure de France », Promenades littéraires, Paris, Mercure de France, 1912,
vol. 4, p. 81-92, ici p. 82.
31. Marcel Réja, La Vie héroïque, op. cit. ; Id., Ballets et variations, op. cit.
32. Marcel Réja, L’Art chez les fous : le dessin, la prose, la poésie, op. cit.
33. Marcel Réja, « La danse et l’art », Paris, Mercure de France, 1898.
34. Ibid.
35. Te Tanville, « Le Monde : un drame musical », Gil Blas, 8 janvier 1908, n° 10302, p. 2.
36. Maurice Monda, « Quelques souvenirs sur Mallarmé », Le Figaro : supplément littéraire du dimanche,
8 septembre 1923, n° 231, p. 1.

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Ill. 1 – Gravure d’Henri Héran accompagnée d’un extrait du poème de Marcel Réja :
« Les jours et les nuits », illustration hors texte, L’Ermitage, juillet-décembre 1898, vol. 17.

Dès ses premières publications en 1896, Marcel Réja commença à fré-


quenter plusieurs artistes symbolistes, dont il contribua à mettre en lumière
le talent par ses articles, poèmes et collaborations. À l’automne  1896, lors-
qu’il entra en contact avec Strindberg, il connaissait déjà le graveur munichois
Henri Héran qui organisa leur rencontre. De son vrai nom, Paul Herrmann,
Henri Héran partit d’abord travailler aux États-Unis avant de revenir s’installer

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en Europe : à Paris (de 1895 à 1905), puis en Allemagne. Les plus anciennes
références à cet artiste dans la presse française datent de 1897 et sont toutes
liées à la figure de Marcel Réja. Le poète prit en effet le parti de confier à
son ami la réalisation du frontispice de son premier ouvrage, La Vie héroïque,
puis la couverture de son second recueil  : Ballets et variations. Marcel Réja,
qui effectua la relecture du manuscrit d’Inferno d’August Strindberg, demanda
également à y inclure un portrait de l’auteur réalisé par Henri Héran, et semble
avoir été à l’origine de la parution en pleine page, dans L’Ermitage, d’une gra-
vure de l’artiste illustrant son poème : « Les Nuits37 » (ill. 1). Enfin, en jan-
vier  1900, suite à une exposition des travaux d’Héran qui fut diversement
appréciée par la presse, Marcel Réja associa pleinement le graveur munichois
à sa conception du «  symbolisme pictural  » au même titre que Munch ou
Redon, le définissant comme l’artiste de la lumière, capable de dépasser le seuil
de la conscience pour éclairer et révéler « ce qui naguère dormit pour nous
236 en d’irrémédiables ténèbres38 ». Pétri d’admiration pour Strindberg, c’est avec
beaucoup d’enthousiasme que Marcel Réja accepta d’assurer la relecture du
manuscrit d’Inferno lui permettant « de faire connaissance avec le plus grand
écrivain de Suède39  ». À cette époque, celui-ci était en proie à la fois à une
grave crise personnelle marquée par un délire de persécution et à une obsession
pour la recherche de symboles et d’incessantes expériences alchimiques, qui
le conduisirent à rompre avec la plus grande partie de ses proches et à plon-
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ger dans la misère. Hanté par ses démons, Strindberg se replia sur lui-même,
ne tolérant plus guère que Marcel Réja, Henri Héran et Emil Kléen dans
son entourage. Les lettres que Strindberg adressa à Marcel Réja entre  1897
et 190540 témoignent visiblement d’une grande confiance accordée au poète
français qui semble avoir été son interlocuteur direct dans la gestion de sa
carrière en France. Marcel Réja fut ainsi chargé d’effectuer plusieurs relec-
tures, de transmettre aux éditeurs les consignes de l’auteur et de rechercher
d’éventuelles revues susceptibles de publier ses écrits. Il se montra d’ailleurs
lui-même surpris d’avoir pu entrer dans le cercle très fermé des intimes de

37. Gravure d’Henri Héran  : «  Les jours et les nuits  », illustration hors texte, L’Ermitage, juillet­
décembre 1898, vol. 17, non paginé.
38. Marcel Réja, « Symbolisme pictural. H. Héran – E. Munch – O. Redon », art. cité, p. 9.
39. Citation extraite de Stellan Ahlström & Torsten Eklund (éd.), Ögonvittnen. August Strindberg. Mannåar
och ålderdom, Stockholm, 1961, p.  137. Traduit et cité par Annie Bourguignon, «  Marcel Réja et les
artistes scandinaves  », dans Sylvain Briens (dir.), Cent  ans d’études scandinaves, Stockholm, Kungliga
Vitterhetsakademien, 2012, p. 331-341.
40. Marcel Réja, «  Souvenirs sur Strindberg, et lettres inédites, Strindberg à M. Réja  », dans August
Strindberg, Inferno, Paris, Mercure de France, 1966.

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S. & R., no 41, printemps 2016, p. 229-246.

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Strindberg qui, rongé par la paranoïa, avait plutôt tendance à considérer tous
les inconnus comme suspects et ses anciens amis comme des ennemis poten-
tiels. C’est ce qui se produisit avec le peintre norvégien Edvard Munch, avec
qui il s’était lié en Allemagne, avant que leurs relations ne se dégradent à partir
de 1896. Lorsqu’il s’établit à Paris, cette année-là, Munch avait déjà effectué
de nombreuses expositions en Allemagne, en Norvège et en Suède et si, dans
ces contrées, il avait acquis une certaine notoriété – davantage due au scandale
provoqué par ses toiles qu’à son talent artistique –, il était en revanche quasi-
ment inconnu en France. Le peintre norvégien, qui souhaitait conquérir Paris,
fréquentait d’autres artistes ainsi que les milieux occultistes de la capitale. Il
évoquait également « le groupe du Mercure de France41 », et connaissait per-
sonnellement Henry Davray, Julien Leclercq, Yvanhoé Rambosson et Marcel
Réja42 dont il réalisa plusieurs portraits43 (ill. 2). L’artiste connaissait aussi un
autre psychiatre, le docteur Paul Contard, de la Salpêtrière, qu’il représenta
aux côtés d’Héran44. Diverses expositions et participations, notamment au 237
Salon des Indépendants en 1896 et 1897, permirent à Munch de présenter
au public français des toiles et gravures emblématiques, sans toutefois vrai-
ment rencontrer le succès. Les seuls qui semblèrent sincèrement s’intéresser
à son travail furent les écrivains et critiques d’art symbolistes comme Marcel
Réja, qui le mit à l’honneur dans son article sur le « Symbolisme pictural »
évoquant la force et la violence se dégageant de ses œuvres, leur permettant de
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réveiller l’instinct primitif enfoui au plus profond de l’être. Selon Réja, Héran,
Munch et Redon s’inscrivaient tous les trois dans une tradition plus ancienne
incarnée par les figures de William Blake et Francisco de Goya qui, déjà avant
eux, « abandonnèrent le terrain ferme de la vraisemblance pour s’élancer aux
sphères lumineuses de la pensée45 », donnant ainsi vie aux créatures les plus
obscures de leur esprit. Outre cet article, dans lequel il manifestait sa fascina-
tion pour les œuvres de l’artiste norvégien, Marcel Réja servit également d’in-
termédiaire entre Munch et la revue L’Ermitage. À l’occasion de la parution

41. Arne Eggum, « Munch tente de conquérir Paris (1896-1900) », dans Munch et la France, cat. expo.,
Paris, Réunion des musées nationaux, 1991, p. 203.
42. Ibid.
43. La gravure, datée de 1897, est actuellement conservée au Munch Museet d’Oslo et la peinture, accro-
chée au domicile de Marcel Réja à la fin des années 1940 demeure aujourd’hui introuvable. D’après Arne
Eggum, « Munch tente de conquérir Paris (1896-1900) », art. cité, p. 205.
44. Edvard Munch, Paul Herrmann et Paul Contard, 1897, huile sur toile, 54 x 73 cm, Vienne, Kunsthis-
torisches Museum.
45. Ibid.

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du texte d’Oscar Schmitz46, il leur fit parvenir une gravure de Munch  qui
fut reproduite en pleine page47. Annie Bourguignon et Rodolphe Rapetti48
évoquent également l’existence d’un poème de Marcel Réja – « La Plante » –
présentant de nombreuses similitudes avec une lithographie de Munch – La
Fleur d’amour49 – dont on ne sait si elle influença le texte du poète ou si elle
fut influencée par celui-ci. Enfin, la présence d’ouvrages de Marcel Réja50 dans
la bibliothèque personnelle de Munch à Oslo suggère qu’ils continuèrent de
garder contact au moins jusqu’en 1930.

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Ill. 2 – Edvard Munch, Marcel Réja, 1897, gravure sur bois, coll. part.

46. Oscar Schmitz, « Les vêpres de l’art », L’Ermitage, janvier-juin 1898, vol. 16, p. 207-218.
47. Il s’agit d’un fragment de L’autoportrait au bras de squelette, 1895, lithographie, Oslo, Munch Museet.
Il est reproduit dans Oscar Schmitz, « Les vêpres de l’art », art. cité. D’après Rodolphe Rapetti, « Munch
face à la crique française (1893-1905) », dans Munch et la France, op. cit., p. 30-31.
48. Annie Bourguignon, « Marcel Réja et les artistes scandinaves », art. cité et Rodolphe Rapetti, « Munch
face à la crique française (1893-1905) », art. cité, p. 30-31.
49. Edvard Munch, La Fleur d’amour, 1896, lithographie, 62 x 29 cm, Oslo, Munch Museet.
50. Edvard Munch conservait dans sa bibliothèque trois  ouvrages dédicacés de Marcel Réja  : La Vie
héroïque (1897), Ballets et variations (1898) et Au pays des miracles (1930). Je remercie Allison Morehead
et Annie Bourguignon pour ces informations.

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Vers de nouvelles références artistiques
Selon l’usage dans les cercles symbolistes, où la remise en cause des Salons
était devenue systématique, Marcel Réja exprima dès ses premiers articles sa
farouche opposition à toute forme d’académisme et d’autorité en matière de
création artistique et littéraire. En  1897, il clamait haut et fort son dégoût
envers les règles et les préceptes responsables selon lui d’un essoufflement de
la créativité risquant de conduire l’art à sa propre perte51. Soucieux de pro-
mouvoir une autre vision de l’art privilégiant l’émotion et l’ouverture sur l’in-
conscient, Marcel Réja se tourna vers des artistes et des formes d’expression
bien éloignés des références habituelles.
Avec « L’Art malade, dessins de fous52 », publié en 1901, il rédigea l’une
des toutes premières études consacrées aux créations des « aliénés », envisagées
non pas d’un point de vue scientifique – comme ce fut le cas auparavant –
mais esthétique. Dès les premières lignes, l’auteur situait en effet sa réflexion 239
dans le domaine de l’art et interrogeait : « Les fous ont-ils un art, une manifes-
tation artistique, quelle est sa valeur et par quoi se distingue-t-elle de la mani-
festation artistique des gens raisonnables ?53 » Ce texte, dans lequel il soulignait
certaines similitudes avec l’art des enfants, des « sauvages », des prisonniers, des
médiums, des primitifs italiens ou des civilisations orientales, tout en s’aventu-
rant dans des comparaisons parfois audacieuses avec de grands artistes, serait
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ensuite complété par son pendant pour la littérature  : «  La littérature des
fous54 ». Ces deux articles furent encore repris et développés dans L’Art chez les
fous : le dessin, la prose, la poésie, publié en 1907. Dans cet ouvrage atypique,
où les considérations artistiques l’emportent sur le savoir médical, l’auteur
abordait des questions fondamentales concernant notamment le processus de
création, l’état d’inspiration et les rapprochements que l’on pouvait envisager
entre le génie et la folie, tout en y exprimant une conception novatrice de l’art
située aux antipodes de la tradition académique. Marcel Réja reprochait
notamment aux critiques d’art de ne s’intéresser qu’aux grands maîtres et à
leurs chefs-d’œuvre qui, beaucoup trop complexes, ne permettraient pas d’ac-
céder aux différents processus mis en jeu dans le processus de la création artis-
tique. Pour lui, seule l’étude de ce qu’il considérait comme des formes d’art

51. Marcel Réja, « Art : à propos de théories », La Critique, 5 mars 1897, n° 49, p. 56-57.
52. Marcel Réja, « L’art malade : dessins de fous », La Revue universelle, 28 septembre 1901, p. 913-915
et p. 940-944.
53. Ibid., p. 913.
54. Marcel Réja, « La littérature des fous », La Revue universelle, n° 3, 1903, p. 129-133.

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plus simples pouvait permettre de répondre à ces questions : c’est dans cette
optique qu’il décida d’étudier les productions de « fous », d’enfants et de « sau-
vages », qu’il décomposa en plusieurs chapitres, le tout illustré de vingt-sept
reproductions de dessins et de textes issus des collections de ses confrères55.
Dans la majeure partie de l’ouvrage, l’auteur s’attacha à décrire minutieuse-
ment les créations de «  fous  », dont il allait effectuer une classification en
fonction de deux critères : l’un se référant au vécu de l’individu – son niveau
de formation artistique avant son internement –, l’autre aux caractéristiques
de ses productions, qu’elles aient été iconographiques ou littéraires. Expri-
maient-elles une idée ou une émotion ? Y avait-il une recherche artistique ?...
Marcel Réja, dont l’ambition était d’étudier le processus psychologique de
l’activité créatrice, ne s’intéressait pas vraiment à la « beauté » de ces travaux,
mais plutôt à l’intentionnalité de leur auteur, et à la traduction d’une idée ou
d’une émotion. Il invitait d’ailleurs le lecteur à se dégager des conventions
240 habituelles du « beau », pour se concentrer sur l’intentionnalité. Tout au long
du livre, on voit l’auteur tiraillé entre la maladresse technique évidente des
œuvres de ses patients, et une attirance voire une fascination qu’il ne pouvait
s’empêcher de dévoiler face à leur sincérité et leur force expressive. Le lexique
qu’il utilisait appartenait au registre de l’art et de la littérature et n’hésitait pas
à effectuer régulièrement des rapprochements avec les plus grands  : James
Ensor, Fra Angelico, Verlaine, Hugo ou Baudelaire. Il s’intéressait également
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aux liens entre génie et folie – qui avaient fait l’objet de nombreuses études à
cette époque56 – tout en se positionnant aux antipodes des travaux de ses pré-
décesseurs (Cesare Lombroso, Édouard Toulouse…)57. Pour Marcel Réja,
l’idée n’était pas de rapprocher le génie du fou, mais, par inversion, le fou du
génie, c’est-à-dire de rechercher quelles étaient, chez le fou, les manifestations
artistiques que l’on retrouvait chez le génie et qui allaient lui permettre de
mieux les comprendre. Il insistait sur le fait que ces deux individus n’étaient en
aucun cas assimilables l’un à l’autre – en dépit des préjugés habituels –, mais
qu’ils possédaient deux caractéristiques communes : la capacité à se « dédoubler »

55. Les docteurs Paul Sérieux (1864-1947), Auguste Armand Marie (1865-1934), Marius Ameline, Édouard
Toulouse (1865-1947) et Jules-Bernard Luys (1828-1897).
56. Le début du xxe siècle est marqué par une multiplication des thèses de médecine et autres écrits s’inté-
ressant à la pathologie des hommes de génie, peu d’entre eux y échapperont : Maupassant, Dostoïevsky,
Flaubert, Nerval, Shakespeare, Hugo, Rousseau, Comte, Baudelaire, Musset, Molière, Poe, Balzac, Zola,
Hoffmann… Pour une bibliographie détaillée de ces écrits, voir Fréderic Gros, Création et folie, une histoire
du jugement psychiatrique, Paris, PUF, 1998, p. 202-210.
57. Cesare Lombroso, L’Homme de génie, Paris, F. Alcan, 1889 ; Édouard Toulouse, « La Névropathie de
Zola », Chronique médicale, 1902, p. 664-672.

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et l’absence de sens pratique. La première concernait « l’état d’inspiration »
que l’on retrouve chez tous les artistes. Le génie, lorsqu’il est en situation d’ins-
piration, développerait une sorte d’état second qu’il pourrait parfois lui-même
provoquer en utilisant des substances toxiques (drogues et alcool). Tout comme
le « fou » ou l’individu « normal » en état de rêve, il serait confronté à une
situation où son Moi raisonnable se ferait dépasser par son autre Moi et, au
lieu de contrôler le flux de ses idées, il se verrait ainsi contraint de le subir.
Autre point commun, le « fou » et l’artiste n’agiraient pas selon le « sens pra-
tique », mais en fonction d’un irrésistible besoin de créer qui les pousserait à
produire sans forcément percevoir le bénéfice de leur travail, trouvant ainsi
leur plein épanouissement dans l’activité créatrice en tant que telle. Bien qu’il
n’ait cessé de souligner la maladresse de ces réalisations, de nombreuses
remarques trahissent une fascination pour la poésie, la magie ou l’étrangeté
émanant de certaines d’entre elles : « Ce chanteur au mufle de bête est vérita-
blement la merveille du genre. On ne peut s’empêcher de songer aux gro- 241
tesques de Callot et l’œuvre du fou soutient assez vaillamment la comparai-
son58 ». Marcel Réja ne manquait pas non plus de souligner la sincérité de ces
auteurs dont la démarche répondait au plus pur besoin de créer, en tant que
nécessité quasi vitale. De plus, l’anonymat, l’absence de regard extérieur et
d’éducation artistique, ainsi que la désinhibition engendrée par la maladie
mentale ou l’utilisation de substances hallucinatoires permettraient aux « fous »
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de s’exprimer avec une liberté totale, au mépris de toutes les règles et conven-
tions en matière de création artistique. Ce sentiment de pureté originelle et de
créativité indemne de toute corruption suscita quelques années plus tard l’in-
térêt de Paul Klee, de Jean Dubuffet et des surréalistes qui le rechercheront
également dans les dessins d’enfants, l’Art brut ou les arts extra-européens.
Selon Marcel Réja, les peuples «  sauvages  » et les enfants auraient aussi en
commun le fait d’attribuer une valeur surnaturelle à certaines de leurs repré-
sentations, de ne pas chercher à représenter fidèlement la réalité mais à en
exprimer des équivalences, et d’employer fréquemment des motifs graphiques
stéréotypés. Même s’il leur concédât de nombreuses analogies, l’auteur ne
manquait toutefois pas de souligner leurs différences, rappelant qu’il s’agissait
de deux formes d’expression bien distinctes. Bien que les propos de Marcel
Réja soient profondément marqués par l’ethnocentrisme et les théories évolu-
tionistes de l’époque, l’auteur envisageait les artefacts extra-européens comme
une forme d’expression dotée de ses propres codes – qu’il tenta de définir – et
répondant à d’autres aspirations que celles des Européens. Les « sauvages » ne

58. Marcel Réja , « L’art malade : dessins de fous », art. cité, p. 915.

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chercheraient ainsi pas à copier la réalité, mais à représenter des concepts  :
« Une géométrie symétrique, simplification schématique de l’homme en géné-
ral, tout étant exprimé, mais de façon à parler plus à l’esprit qu’à l’œil59 ». À
cette époque, rares étaient les artistes à s’intéresser aux objets d’Afrique, d’Amé-
rique et d’Océanie. Les grandes puissances occidentales étaient en pleine
expansion coloniale et ces populations au centre de tous les fantasmes, mais
leurs réalisations étaient bien loin d’être considérées comme des œuvres d’art à
part entière. Des individus étaient encore exhibés dans des spectacles où se
pressait le public60, les expositions coloniales de Paris et Marseille où l’on
venait frissonner ou rêver au contact des « indigènes » connaissaient un succès
grandissant, et les scientifiques mesuraient, analysaient et théorisaient pour
classer les « races » et les hiérarchiser les unes par rapport aux autres. Les arte-
facts extra-européens étaient alors plutôt perçus comme des objets de curiosité
mis en scène dans des décors « exotiques », comme c’était le cas au musée du
242 Trocadero61 auquel se référait Marcel Réja dans son ouvrage62. À cette époque,
il n’existait pas encore de galeries spécialisées et seuls quelques rares brocan-
teurs parisiens proposaient ces types d’objets. Ce fut d’ailleurs chez eux que les
Cubistes et les Fauves (Vlaminck, Derain, Matisse, Picasso, Braque…) décou-
vrirent les objets d’Afrique et commencèrent à acheter leurs premières pièces
aux alentours de 1906. L’intérêt pour les artefacts d’Amérique et d’Océanie
n’allait quant à lui se développer que bien des années plus tard avec les surréa-
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listes qui commencèrent à les mettre à l’honneur dans les années 1920. Or,
lorsqu’on parcourt le livre de Marcel Réja, on remarque que l’auteur disposait
déjà d’une certaine connaissance de ces objets. Son chapitre sur les « dessins de
sauvages » contient de nombreuses références aux dessins d’Esquimaux, aux
motifs ornementaux polynésiens, aux tatouages néo-zélandais, aux vêtements
sioux, aux sculptures péruviennes, aux gravures aborigènes ou encore aux

59. Marcel Réja, L’Art chez les fous : le dessin, la prose, la poésie, op. cit., p. 95.
60. Le phénomène s’essoufflera dans les années 1920.
61. Le musée du Trocadéro a été créé en 1878 à l’occasion de l’Exposition universelle. Il tomba ensuite
rapidement à l’abandon. Poussiéreux, froid, étroit, mal entretenu, mal gardé, l’établissement devint la
cible de toutes les critiques. Guillaume Apollinaire fut l’un de ceux qui s’insurgea le plus violemment
contre le manque de considération accordé à ce musée avant d’être rejoint par les surréalistes. Bien que les
collections se furent considérablement enrichies au cours des années, faute de moyens, elles étaient entre-
posées dans des conditions déplorables et beaucoup d’entre elles furent dérobées. La salle océanienne dut
même être fermée au public de 1890 à 1910. Ce n’est qu’en 1928, lorsque Paul Rivet accéda au poste de
directeur, que le musée fut entièrement repensé et rénové. Les mises en scènes exotiques et décoratives
laissèrent alors place à des présentations relevant davantage de l’ethnographique et du scientifique.
62. Marcel Réja, L’Art chez les fous : le dessin, la prose, la poésie, op. cit., p. 97.

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masques du Bas-Niger et de l’Ogooué63. Même si ces artefacts ne sont pas
considérés ici comme de véritables œuvres d’art, Marcel Réja les envisage
comme des éléments intéressants sur le plan plastique, tout en questionnant
l’intentionnalité de leurs auteurs. La description d’un masque africain repré-
sentant un visage stylisé à l’extrême est l’occasion de conclure son chapitre en
insistant sur la différence fondamentale entre cette forme d’expression et celle
des enfants :
Ce schématisme, cette réduction dans l’abstrait géométrique, demeure donc la
caractéristique générale de tout cet art. Il serait toutefois injuste de la considérer
comme une preuve d’impuissance pure et simple. Ce n’est pas seulement, si l’on
y regarde de près, la simplification ingénue dont use l’enfant pour se dispenser
d’approfondir. […] dans la plupart des cas, le schéma du sauvage est plus complet
et les procédés de simplification qu’il imagine sont au-dessus des ressources de
l’enfant. […] Cela est dû au fait que les sauvages ont une formule d’art, un style
définitif comme est définitive la mentalité de l’adulte, tandis que pour l’enfant, ce 243
n’est qu’une formule de passage, en évolution continuelle. Aussi le sauvage fait-il
preuve dans son parti-pris d’une ingéniosité que l’on ne retrouve pas chez l’en-
fant. L’œuvre du sauvage se différencie de celle de l’enfant par un véritable travail
cérébral de digestion, de synthèse. Mais tous deux se ressemblent par le mépris
où ils tiennent la réalité. Ils ne cherchent pas à évoquer les formes mêmes, mais
seulement leur idée 64.
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Si son étude des objets « sauvages » s’appuyait sur les travaux de plusieurs
ethnologues65, l’auteur se référait également aux recherches de spécialistes pour
son analyse des dessins d’enfants66. Tout comme pour les peuples non occiden-
taux, il avance que cette forme d’expression ne serait ni une copie maladroite
du réel, ni une tentative d’imitation du style « adulte », mais un mode d’expres-
sion différent, fonctionnant avec ses propres codes. L’enfant évoluerait ainsi
selon trois périodes successives, décrites comme celle du « gribouillage » suivie
de la période « symbolique » ou « puérile » et enfin de celle du « déclin », vers
l’âge de dix ans, où le style commence à devenir adulte et où « la monotonie

63. Ibid., p. 89-100.


64. Ibid., p. 100-101.
65. Marcel Réja cite les travaux de Richard Andree, Von Den Steinen, Schooleraf, Mathews, Olfield et
Ernest Hamy. Il évoque également «  des monographies éparses ça et là, des études de voyageurs qui,
parmi les renseignements géographiques, ethnographiques ou sociaux, glissent furtivement des indica-
tions sur les manifestations artistiques des peuples qu’ils ont visités ou étudiés ». Marcel Réja, L’Art chez
les fous : le dessin, la prose, la poésie, op. cit., p. 89.
66. Marcel Réja cite les travaux de James Sully, James Baldwin et Jacques Passy. En 1903, James Sully a
publié Studies of Childhood.

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du symbole est remplacée par la copie réaliste de la nature, l’enfant devenant
un dessinateur inexpérimenté67 ». Ce chapitre fut également l’occasion pour
l’auteur d’aborder les questions de l’art préhistorique et des Primitifs italiens68,
pour lesquels on ressent un véritable enthousiasme. Même s’il reconnaissait ne
pas avoir suffisamment d’éléments pour effectuer une solide analyse de l’art
pariétal, Marcel Réja – qui se référait aux travaux déjà anciens de Jacques Bou-
cher de Perthes – semblait vivement intéressé par la remarquable capacité de
ces œuvres à synthétiser le réel : un art « […] réaliste et sobre, soucieux de ser-
rer de près la réalité mais en la simplifiant, en la considérant sous l’aspect d’un
équilibre harmonieux, clair et précis comme un théorème de géométrie69  ».
Le poète, visiblement touché par la minutie et le symbolisme de l’art primitif
italien, évoquait avec beaucoup d’émotion les qualités esthétiques de ces repré-
sentations : « Mais il y a plus : l’amour du détail curieux ou pittoresque – si
caractéristique chez l’enfant – se retrouve ici en toute netteté ; un élément qui
244 n’est pas vu, mais connu par la mémoire comme la feuille dans un paysage, est
reproduit dans les tout premiers primitifs avec une telle minutie, un tel amour,
qu’on ne peut s’empêcher d’être ému. Ce sont des mains ou des visages, des
fleurs ou des fruits, des étoffes ou des armes, fouillés avec une conviction ingé-
nue, et dont le total, pourtant équilibré, aboutit à une sensation d’art très par-
ticulière et très sûre70. » Tout comme les « sauvages » et les enfants, ces peintres
du Moyen Âge utilisaient, selon lui, le médium graphique pour représenter des
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notions abstraites et non la réalité environnante : « On réalise sur la toile une
conception ou un sentiment, et bien que certains primitifs furent d’admirables
dessinateurs, on sent partout la préoccupation de ne pas s’arrêter à la matéria-
lité des corps71. » L’auteur put également avoir accès à des créations de mor-
phinomanes, dont certaines lui paraissaient outrepasser la force expressive des
œuvres d’artistes reconnus. Il s’enthousiasmait ainsi pour le dessin d’un indi-
vidu qui provoquerait un sentiment de saisissement qu’aucun artiste, bien que
plus habile, n’aurait été en mesure de produire chez le spectateur72 (ill. no 3).
Il ne manquait pas non plus de souligner les qualités esthétiques de ce travail
– organisation de la composition, déformation des proportions, minutie des
détails poussée à l’extrême, originalité et monstruosité des personnages –, dont

67. Marcel Réja, L’Art chez les fous : le dessin, la prose, la poésie, op. cit., p. 73.
68. Le terme « primitif » utilisé par Marcel Réja ne se réfère pas aux arts extra-européens (qualifiés de
« sauvages ») mais à l’art des « primitifs italiens ».
69. Marcel Réja, L’Art chez les fous : le dessin, la prose, la poésie, op. cit., p. 88.
70. Ibid., p. 87.
71. Ibid., p. 85.
72. Marcel Réja, « L’art malade : dessins de fous », art. cité, p. 943.

Lydia Couet, « Marcel Réja : médecin, poète symboliste et historien de l’art asilaire »,


S. & R., no 41, printemps 2016, p. 229-246.

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la difformité des figures et l’effroi provoqué tendraient presque à approcher
le Sublime.

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Ill. 3 – Composition d’un morphinomane (Fig. 22). Marcel Réja, « L’Art malade, dessins
de fous », La Revue universelle, 28 septembre 1901, p. 943.

L’ouvrage singulier de Marcel Réja, paru au Mercure de France, suscita


dès sa sortie l’intérêt de plusieurs personnalités de la sphère symboliste. Remy
de Gourmont avait ainsi été interpelé par cet état second dans lequel évoluerait
l’artiste sous l’emprise de l’inspiration73. Pour Gaston Danville74, c’est surtout
la question du désintérêt de l’artiste et de son besoin viscéral de s’exprimer qui
semble avoir le plus retenu son attention. L’activité créatrice répondrait à une
nécessité intérieure essentielle, dégagée de toute volonté de réussite sociale ou
de profit financier, selon une idée qui confortait l’image de l’artiste indépen-
dant et détaché de tout matérialisme, véhiculée par le symbolisme. Enfin, le
poète occultiste Jules Bois, qui avait parcouru les ouvrages de Paul Voivenel et

73. Remy de Gourmont, « Causeries : Art et folie », La Dépêche de Toulouse, 18 décembre 1907, n° 14.
74. Gaston Danville (Armand Blocq), « Revue de la quinzaine : psychologie », Mercure de France, 1er juin
1908, n° 263, p. 510.

Lydia Couet, « Marcel Réja : médecin, poète symboliste et historien de l’art asilaire »,


S. & R., no 41, printemps 2016, p. 229-246.

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Marcel Réja, aurait été plus particulièrement sensible à l’importance de l’ima-
gination dans la création artistique et à l’étrangeté des illustrations proposées,
n’hésitant pas à hisser le fou au statut d’« artiste décadent » dans une vision
plutôt poétique de la folie75. D’autres chroniqueurs issus de la presse plus
généraliste établirent bientôt eux aussi un parallèle direct entre les créations
de fous –  reproduites dans l’ouvrage de Marcel Réja  – et celles des artistes
d’avant-garde. Mais, si pour certains la fascination semble sincère76, d’autres se
saisirent en revanche de la comparaison pour discréditer les œuvres de l’avant-
garde naissante77. On note enfin que la totalité des réactions suscitées par cet
ouvrage concernait les créations « asilaires » et qu’aucune ne faisait allusion aux
réflexions de Marcel Réja sur l’art des enfants et des « sauvages », auxquel il
consacra pourtant le quart de son livre. L’ouvrage retomba ensuite progressive-
ment dans l’oubli, éclipsé par les travaux plus aboutis et davantage illustrés de
l’Allemand Hans Prinzhorn, diffusés par Max Ernst au sein du groupe surréa-
246 liste. Le « petit livre de Réja », cité par l’auteur de Bildnerei der Geisteskranken,
ne sera finalement remis à sa juste place que quarante ans plus tard par André
Breton dans « L’Art des fous, la clé des champs ».
En s’intéressant, dès 1901, à des formes d’expression situées aux marges
ou en dehors de la tradition artistique occidentale, Marcel Réja invitait le lec-
teur à porter un autre regard sur ces réalisations, remettant ainsi en question
les codes et les valeurs attachés à la création artistique. Existence d’une voie
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non figurative, synthétisme, utilisation de symboles et de signes graphiques,
géométrisation, déformations, remise en cause des lois de la perspective : ce
sont autant de pistes qui allaient être ensuite explorées par les artistes d’avant-
garde. En interrogeant les objets extra-occidentaux, les dessins d’enfants, les
peintures préhistoriques et médiévales, les réalisations asilaires, les œuvres de
morphinomanes, les graffitis de prisonniers et les dessins médiumniques sur le
plan esthétique, Marcel Réja ouvrit la voie à une reconnaissance artistique de
ces créations, dont certaines allaient ensuite dépasser le statut de simple objet
exotique ou de curiosité pour s’imposer comme des œuvres d’art à part entière.

75. Jules Bois, «  Revue des livres  », Les Annales politiques et littéraires  : revue populaire paraissant le
dimanche, 16 août 1908, n° 1312, p. 149.
76. « Au jour le jour », Le Journal des débats politiques et littéraires, 2 et 3 janvier 1908, n° 2, p. 1.
77. Frédéric Masson (de l’Académie française), « Derrière le masque », Le Gaulois, littéraire et politique,
8 janvier 1908, n° 11043, p. 1 ; Ph.-E. Glaser, « Petite chronique des lettres », Le Figaro, 14 février 1908,
n° 45, p. 4.

Lydia Couet, « Marcel Réja : médecin, poète symboliste et historien de l’art asilaire »,


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