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François CHENG a été un étudiant chinois exilé en France, puis un universitaire et traducteur,

puis un calligraphe, puis un poète respecté et un Académicien entré sous la coupole en 2012. Auteur,
notamment, de Cantos toscanos, La vraie gloire est ici et Enfin le royaume, maitre dans l’art du quatrain
(pour sa « dramaturgie », dit-il), il écrit et publie depuis la fin des années 70. Son recueil Le long d’un
amour fait par�e fait des œuvres de jeunesse et il y développe, en sept volets, une poésie lyrique,
animée et désireuse de célébrer l’amour comme une chance.

Ici, au cinquième chapitre de son récit d’amour, dans « Près de toi, comme côtoyant… » il
revient en trois strophes inégales sur l’expansion de l’amour comme repeuplement joyeux du monde
et de l’univers. On devine tout de suite le défi : en quelques mots, il s’agit de capter l’essence quasi
magique d’un amour qui communie avec la nature, qui en est tout à la fois la source et l’allié, et qui
redonne vie à celui qui l’éprouve.

Comment exprimer, en une page, un amour intégral ?

Le poème est cons�tué de strophes inégales entre elles : un sizain puis un ensemble de treize
vers et enfin un quatrain. On devine donc la prise d’ampleur du poème, pour ainsi son épanouissement
en son centre, sa plénitude ateinte dans l’énuméra�on de ce qui consacre la réunion, pour ne pas dire
la fusion, entre l’amour et la nature. Les trois temps du poème sont signalés par la structure-même du
poème : annonce des résultats prodigieux de l’amour, en six vers prometeurs (achevés par les points
de suspension), puis long développement en treize vers, une strophe jamais vue, des miracles
accomplis par cet amour inédit, et enfin, en un quatrain conclusif, le bilan en écho à l’annonce, qui vient
parachever et fixer dans l’écriture l’enjeu véritable de l’amour, comme une énigme finalement
résolue: moins repeupler l’espace qu’apprivoiser le temps, infini, et engager l’éternité.

1er MOUVEMENT = 1ère STROPHE. Définir l’amour ?

Au fond, Cheng nous révèle ici « le Grand Secret » comme dirait Michaux de l’existence, l’Amour. Pour
approcher ce mystère suprême, Cheng démarre par une annonce prudente mais engageante, des�née
à nous donner envie de rentrer dans la peinture de l’amour. Si le grand amour peut faire peur, avec
Cheng, il doit au contraire sembler naturel et encourageant.

La première strophe, au vers liminaire, propulse l’objet de l’amour, toi à laquelle le poète
s’adresse in�mement en la tutoyant, dès l’ataque (« Près de toi ») et lui conférant le rôle de matrice
sensorielle : à par�r de toi, le monde devient plus sensible et se dévoile en suivant ton tempo, ce que
matérialise l’allitéra�on �rée du pronom toi, en (t] dans toute le sizain : « côtoyant », « rythme »,
« traversé », « tardif ». L’amour est donc posé comme le véritable ar�san musical du poème, puisqu’il
crée un rendez-vous sonore consonan�que.

Dès les vers 1-2, cete première défini�on de l’amour se double d’une caractérisa�on pluri-sensorielle :
l’amour est placé à la confluence de presque tous les sens le toucher avec « près » et « côtoyant », le
son avec « rythme », la vue avec « invisibles ». Certains mots témoignent en eux-mêmes d’une histoire
de concorde et portent en eux-mêmes la sensualité de la mixité, par exemple « ondes » (v.2) et
« rythme » (v.4) (on les retrouvera, intact ou par associa�on d’idées à la strophe finale) : tous deux
issus du lexique de l’eau, indiquant le flot, ils sont aussi récupérés par le lexique acous�que, désignant
à la fois l’élément et le contact sensoriel, le milieu et la sensa�on, renvoyant à la fois à l’espace et à
l’expérience que l’on en fait, à la fois à l’élément objec�f physique et à l’appropria�on subjec�ve.

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La dimension très ins�nc�ve et sensorielle de cet amour est consacrée par l’appui sur le corps et le
physique : « côtoyer », qui ouvre le sizain, et « traverser », qui le ferme, nous signalent que l’amour
revendique son immédiateté et de là, son universalité, sans medium intellectuel ni filtre culturel.
D’ailleurs, de cet amour, nous n’obtenons aucun visage, aucun nom, aucun état-civil puisque c’est
moins une personne que l’idée de l’amour que nous avons, avec l’emploi des ar�cles indéfinis (« un
paysage », « un soleil ») et de l’adjec�f indéfini « chaque » complétant d’ailleurs une en�té vague
(« chaque chose »). On comprend que cete imprécision n’est pas le fruit d’une négligence mais qu’elle
rentre dans le cadre d’un dévoilement progressif, allant de pair avec l’énoncé prudent, modalisé ou mis
à distance, dès le vers liminaire avec l’analogie (« comme côtoyant… ») et jusqu’au vers clôturant ce
sizain avec la suspension (« mais plein… »).

Aux vers 4-6, on finit par déduire de cet amour qu’il s’allie à la langue poé�que même, non seulement
parce qu’il indique une cadence lente et balancée (la variable « selon le rythme» et la men�on du soleil
« tardif » donnent d’emblée de l’importance à la ges�on du temps) mais parce qu’au moment où Cheng
annonce, par les mots, que le temps sera é�ré, il le met en œuvre dans les phrases : la première phrase
s’é�re sur trois vers, avec un enjambement du vers 1 au vers 2 et l’ajout d’une subordonnée rela�ve au
vers 3 tandis que la seconde phrase de ce sizain, aux vers 5-6, est relancée par deux adversa�fs cumulés
en forme d’épanorthoses successives : « soleil tardif / mais ardent, mais plein…. »).

L’amour s’annonce intense et magicien, puisqu’en six vers qui se voulaient progressifs, il a tout de même
renversé la perspec�ve, nous faisant passer du royaume de l’eau (« l’onde ») en royaume de feu, non
sans instance, avec la tournure pléonas�que du « soleil… ardent ».

On comprend que cet amour, vivant, dextre et sans limite, peut tout.

2e MOUVEMENT= 2e STROPHE. L’AMOUR TRANSFORME LA NATURE ET LE MONDE.

Le lecteur étant désormais suffisamment intrigué et prêt à se laisser fasciner, l’exposé du détail
de ses accomplissements peut commencer.

Les vers 7-9 au début de la grande strophe qui doit déployer la vision du monde modifié, animé
et enrichi par l’amour, consacre l’épanouissement de la nature où les éléments fusionnent : après
l’union, à la strophe précédente du feu (« soleil », « ardent ») et de l’eau (suggérée par « les ondes »,
v.2), arrive le temps du mariage de la terre et de l’eau, avec successivement le « rocher » et la
« mousse » du vers 7 qui rejoignent au vers 8 « la source », « la cascade ». A l’oreille on imagine le bruit
de l’eau, tantôt doux (avec l’anaphore qui couple la labiale et la liquide en début de vers, « Blanc »/
« Blonde ») tantôt fluide (avec les sifflantes des « mousses caressantes », de la « source » et de la
cascade »), tantôt vigoureuses (claquant sur les rochers avec l’occlusive [k]
« caressantes »/ « cascade »). L’amour protéiforme se change en éléments du décor ; à la façon d’une
divinité mythologique, il adopte toutes les apparences et toutes les textures, douces ou rugueuses.

Les vers 7-10 con�nuent d’enrichir le tableau, puisqu’il s’agit depuis le vers 2 d’un « paysage »
(v.2). Le tableau gagne, après le jaune suggéré par le soleil (v.5), le « blanc » du rocher (v.7) et la
blondeur de la source (v.8), le « vert » qui se déploie dans l’allitéra�on en [v] aux vers 9-11 (« venu »,
« avènement », « travers »). La fusion entre les niveaux de significa�on (ce que dit le monde, en
séman�que, et ce qu’il suggère, de façon sonore) rejoint également la confusion des contraires
puisqu’après la montée par le soleil (v.5) nous voici plongés dans les « profondeurs » (v.9). De là,
l’amour se donne comme le point cardinal de ces direc�ons contraires, le point stable, le point
d’équilibre.

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La célébra�on de l’amour poursuit la métaphore filée (l’amour comparé à la vie de la nature) avec des
termes méliora�fs qui renvoient une image posi�ve de l’amour : « plein » au vers 6 déjà, et désormais
tout un afflux de connota�ons posi�ves : la pureté avec le « blanc », la richesse (la récolte des blés)
avec la « blondeur ». Le temps lui aussi s’envisage avec enthousiasme : « prête » (v.8), « mûr » et
« avènement » (v.10) indiquent le moment fes�f de la consécra�on.

Des vers 11 à 17, rien ne résiste à cete célébra�on totale, ce qui explique les hyperboles de la
nature très réac�ve à cet amour : « toute la forêt » (v.12), « mille pétales » au v.15. La nature
s’humanise, personnifiée (la foret s’abandonne », surmontée d’une « chevelure de nuage »). Dans un
élan lyrique, vivifié par l’amour, le monde se redirige vers le monde supérieur, celui du divin et de
l’idéal : après la catabase des « cascades » et des « profondeurs », le « bond » (v.11) semble relancer
la prise d’al�tude : « saison montante », « nuage », « azur » et « étourneaux ». Après l’automne et
l’hiver des cascades nourries par l’hiver, le printemps refait surface et va chercher les hautes lumières.

La forêt qui se dessine aux vers 11-12 est un espace non pas menaçant mais pacifié : « biche »,
« clairières », et « forêt » renvoient bien au champ lexical sylvestre mais les siècles ont fait oublier que
biche et bestia sont la même racine, et que les étourneaux ont, étymologiquement, la même racine
indoeuropéenne que les étoiles : le sauvage s’est domes�qué, l’au-delà (des étoiles) est, le temps
passant, devenue accessible (l’étourneau nous semble aujourd’hui un animal du quo�dien).

Aux vers 13-14, tout prend confiance, se ravive et s’emballe au sein d’une nature inspirée, ainsi
que le soulignent l’anaphore de « rien » (« rien qui ne s’enivre », « rien qui ne s’oublie »), dans le préfixe
marquant le retour, la résurgence (« ressac » et « répand » aux vers 13-14, plus loin « retrouvé » au
vers 21) puis le roulis qui s’entend dans la frica�ve voisée (c’est-à-dire vibrante) en [r] : « travers »,
« clairières », « forêt », « ressacs », « répand », « chevelure », « azur », « enivre ».

Le vers 15 acte le mélange de trois éléments sur quatre, eau, terre et air : « noyant mille pétales
dans l’azur », tandis que les cinq sens (vue, son, toucher, goût, odorat) se rejoignent dans cete strophe
avec, respec�vement, « azur », « échos », « caressantes », « enivre », « effluves ».

Le vers 16 (« s’enivre ») confirme le régime verbal quasi exclusivement pronominal de cete


strophe : plus haut, « s’abandonne », « se répand » avant que n’arrive : « s’oublie ». Le verbe
pronominal, qui en français permet de rompre avec la répar��on habituelle et schéma�que où tout se
distribue entre sujets et objets de l’ac�on, montre que l’amour est moins affaire de domina�on que de
processus réfléchi qui engage la totalité de son être (plus tard, en fin de poème, on aura « le temps s’y
perd »), et davantage une disposi�on intérieure (celle qui se joue dans « l’âme » men�onnée supra) où
tout se fond et ne fait qu’un (ce qu’exprime le pronom réfléchi).

Le vers 19 met à l’honneur le « pin », ce conifère au feuillage persistant, synonyme d’éternité


pour les Anciens ; arbre consacré aux divinités de la nature, par exemple Cybèle déesse de la fer�lité,
il est annoncé par les tournures an�phras�ques « rien qui ne s’oublie » et « l’effluve sans âge » qui nous
font comprendre que tout se remémore constamment et que le parfum loin d’être aténué, a traversé
les âges. Le sacré se loge même dans l’anodin et le grand amour ne peut plus jamais disparaitre.

La longue strophe centrale a rendu hommage à l’amour fécond, l’amour fédérateur, l’amour
synesthésique et l’amour créateur au fil du poème. Ce faisant, elle a installé l’amour dans la durée. La
dernière strophe va le conforter dans l’éternité.

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3e MOUVEMENT = DERNIERE STROPHE. De la célébra�on du lieu (la nature) à la conquête du temps
(l’éternité)

Au vers 20, il s’agit de retourner à la des�nataire, la muse qui a favorisé cete éclosion : « Près
de toi » est repris tel quel, à l’iden�que des mots inauguraux. Est-ce une simple répé��on ? Un retour
au point de départ ou plutôt, une façon de montrer que le bonheur d’être deux, ensemble, sans jamais
se perdre de vue, n’est jamais entamé, à tout moment réactualisable ? Le parallélisme de
construc�on qui nous donne successivement le lieu (« près de toi ») puis la comparaison avec une
ac�on au par�cipe présent (« comme côtoyant au début et « comme immergeant » ici) nous fait douter
d’une répé��on comme d’une simple duplica�on : l’amour n’est pas voué à recommencer
paresseusement, entre « côtoyant » et « immergeant », comme les préfixes nous l’indiquent, on a
encore gagné en capacité fusionnelle. L’amour ne recommence que pour redoubler.

Les éléments de la première strophe se retrouvent, confirmés et abou�s: « le rythme », ainsi que le
« paysage » désormais iden�fié (« un paysage » devenu « le paysage ») mais aussi les sons (écho de la
diphtongue dans « éprouve » du vers 3 revenant dans « retrouvé » du vers 21) et même les associa�ons
d’idées (le « plein » du vers 6 annonçant la « naissance » du vers 23).

L’amour aura localisé le poète, près de l’être aimé, c’est-à-dire (nous comprenons que « paysage » est
à présent en apposi�on au complément de lieu « près de toi ») dans un temps neutralisé, à la fois futur,
passé et présent con�nu (le temps vécu/ s’y perd/ en perpétuelle naissance) qui place « la naissance »
en termes de clôture, comme s’il fallait parfois une vie écoulée, jusqu’à la rencontre fa�dique, pour
enfin commencer à vivre.

En deux vers, les vers 22 et 23 retracent l’histoire du monde : successivement le passé (par�cipe passé
« vécu »), le présent (« s’y perd », présent d’énoncia�on ou de vérité générale) et l’avenir
(« naissance ») se font jour, toute la ligne chronologique est tracée, l’amour a fixé un paysage sans
limite, qui se retrouve dans l’allitéra�on en [p] : « près », « paysage », « perd », « perpétuelle », à par�r
du premier terme, la préposi�on « près ». L’être aimé nous offre en quelque sorte, avec la vie éternelle,
un monde familier, qui nous envoie des échos reconnaissables, un monde balisé et fiable, le peine
perpétuelle d’un bonheur de Phénix.

Comme Mes forêts de Dorion, la forêt (v.12) de Fr Cheng n’est ni un espace hos�le ni une zone
reléguée à la marge : elle est notre « âme », cet espace du dedans que d’autres poètes ont tant redouté,
ce lieu fondamental qui, réunissant l’intime, la nature et la poésie, permet d’appréhender le monde et
la vie humaine. Elle est même, avec le poète Cheng imprégné de sagesse chinoise, le lieu où se réalise
le mieux l’épanouissement de l’amour.

Si H. Dorion ose écrire (formula�on à la fois naïve et témoignant d’une confiance ver�gineuse dans les
mots) que « la poésie apprend à être et à aimer » 1, on voit ici que pour Fr. Cheng, elle apprend à aimer
et à être. Tordant le cou aux proclama�ons selon lesquelles les gens heureux n’auraient pas d’histoire,
la poésie de Cheng nous parle de gens heureux d’être amoureux, heureux de faire par�e d’une planète
et d’une chronologie, riches de leur histoire polychrome, mul�sensorielle, et, pour reprendre l’adjec�f
vigoureusement éluardien, ininterrompue.

1
htps://www.lemonde.fr/livres/ar�cle/2023/04/16/helene-dorion-ecrire-pour-apprendre-a-etre-et-a-
aimer_6169718_3260.html
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