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Explication linéaire 3 : Les Vrilles de la Vigne, « Le dernier feu ».

Incipit (lignes 1 à 23)

Colette (1873-1954) est une grande figure de la littérature du XXème siècle. Elle a mené de multiples
carrières (comédienne, journaliste…) et une vie aussi riche que libre. Mariée très jeune, elle
découvre la vie parisienne grâce à son époux qui la guide dans ses premiers pas d’écrivaine, mais
s’attribue la paternité des œuvres ainsi créées. Les Vrilles de la Vigne sont un recueil publié en 1908
par Colette en son nom propre (sous le pseudonyme Colette Willy), alors qu’elle prend ses distances
par rapport à son époux et entame une vie nouvelle et libre d’artiste de music-hall.
Avec « Nuit blanche », « Jour gris », « Dernier feu » appartient à un cycle de trois textes poétiques
dédiées à sa compagne d’alors, Missy*, qui l’aide à se consoler des déceptions engendrées par son
époux. Dans ce texte en prose poétique, la narratrice évoque avec émotion l’arrivée du printemps
dans le jardin. Comment la narratrice célèbre-t-elle avec lyrisme la puissance du printemps et de
l’amour ?

Lignes 1 à 10 : la célébration de la puissance féconde du soleil que la narratrice oppose à la lumière


du feu
Lignes 11 à 24 : la célébration de la beauté mystérieuse de la nature et de son pouvoir magique.

Premier mouvement : la célébration de la puissance féconde du soleil que la narratrice oppose à


la lumière du feu (lignes 1 à 10)
-la première phrase justifie le titre de la nouvelle, en même temps qu’elle introduit le lecteur dans
un climat de tendre intimité : la nouvelle prend la forme d’un discours au présent adressé à l’être
aimé, discrètement présent dès la dédicace, mais aussi grâce aux marques de la 1ère et 2èmepersonne.
- l’injonction initiale (« Allume… le dernier feu de l’année ») est prolongée par les marques de la
deuxième personne et les références au corps de l’être aimé : « ton visage » « ton geste ». Un climat
d’intimité s’installe avec l’emploi du « tu » et du « je », unis dans un « nous » : « notre feude
l’hiver » « notre chambre ». L’espace de la chambre définit l’intimité des deux amantes.
-Tout un éloge du feu dans les premières lignes du texte grâce au champ lexical nourri de la lumière
(« allume » « feu » « flamme » « illumineront » « ardent »), à la belle métaphore de l’« ardent
bouquet » et même à la personnification « notre feu arrogant et bavard ».
- mais cet éloge fait mieux ressortir, par contraste, la suprématie accordée au soleil, annonciateur
du printemps : c’est ce que marque d’abord la négation partielle (« je ne reconnais plus notre
feu ») et la comparaison implicite avec le soleil ici nommé par périphrase : « un astre plus
puissant ».
-dans le deuxième paragraphe, la narratrice prend ensuite à témoin son interlocutrice, sa compagne,
mais aussi le lecteur : « Regarde ! ». La prière répétée, amplifiée par les exclamations, rappelle celle
adressée par Sido à sa fille (« Chut ! Regarde » : p. 61 de l’édition LDP) : une même invitation à
admirer la nature environnante, ici plus particulièrement dans l’espace du jardin.
-Elle souligne la puissance régénératrice du soleil qui métamorphose le jardin grâce à un ensemble
de négations : « il n’est pas possible que le soleil favorise autant que le nôtre les autres jardins ». Les
négations syntaxiques soulignent le caractère d’exception du jardin, véritable Eden : « rien n’est
*
Mathilde de Morny (1863-1944) dite « Missy » (« M. » dans la dédicace) avec qui elle vivait depuis 1905. La dédicace disparaîtra
dans les éditions ultérieures, rendant difficile, voire impossible, l’identification à l’être aimé.
pareil ici ». Le cadre est à la fois familier et subtilement différent et la nature prend vie et s’anime
comme le montre le jeu des personnifications : « cette année… s’occupe déjà de changerle décor
de notre vie retirée ». La narratrice est sensible aux plus infimes changements, comme le montre le
jeu des notations visuelles dans la dernière phrase du paragraphe (aux lignes 13 à 15)qui s’allonge,
dans un jeu de parallélismes, pour mieux mimer le réveil de la nature.

Deuxième mouvement : la célébration de la beauté mystérieuse de la nature et de son pouvoir


magique (lignes 11 à 24)
-Toute la puissance lyrique de la narratrice se déploie surtout dans la deuxième partie du texte avec
la célébration des fleurs (lilas d’abord, tamaris ensuite, violettes enfin). Exaltation sensible d’emblée
à l’exclamation (marquée par l’interjection « oh »). Une invitation pressante à l’impératif présent
adressée à l’amante, et par-delà au lecteur, à s’émerveiller de l’éveil et du développement de la
nature : « vois comme ils grandissent (…). Regarde bien l’ombre… ».
-La narratrice souligne l’exubérance de la végétation grâce à un jeu d’oppositions entre passé,
présent et futur : « l’an dernier » s’oppose à « Mai revenu », et plus loin à « l’an prochain ». Comme
une forme d’allégorie du printemps marqué par l’emploi de la majuscule au mois de mai. Et même
personnification, voire divinisation dans la mesure où le superlatif maius en latin (« plus grand »)
renvoie à la fois à la croissance des végétaux, mais aussi et surtout à Maia, la déesse de la fertilité
et du printemps**.
Le jeu des négations syntaxiques amplifie tous les changements annoncés et les promesses de la
nature : : « tu ne les respireras qu’en te haussant sur la pointe des pieds » « tu ne la reconnaîtras
plus ». Et le recours au futur marque le caractère inéluctable de cette exubérance florale.
-Cette beauté comble tous les sens : la vue, d’abord et surtout, avec l’importance des sensations
visuelles, mais aussi les sensations olfactives et même gustatives, comme le montre le choix des
verbes (« respireras » « abaisser leurs grappes vers ta bouche »).
-Mais l’exaltation lyrique de la narratrice est surtout sensible dans le troisième paragraphe du texte
avec l’éloge des violettes présentées comme un miracle de la nature : « écloses par magie ». Le
passage de l’exclamation à une question rhétorique aux lignes 16 et 17 marque la volonté d’ouvrir
les yeux du destinataire sur ce miracle d’une nature qui échappe à l’homme et se développe en
autonomie. Tout un dialogue fictif s’ensuit entre les deux interlocuteurs, fait de questions (« ne sont-
elles pas ce printemps-ci plus bleues ? ») et de négations : « Non, non, tu te trompes ». Ce débat
sur les nuances de la nature se poursuit plus loin avec l’opposition entre « plus mauves » et «
plus bleues ».
-Mais la narratrice invite surtout à un changement de posture comme le montre l’injonction
pressante : « Cesse cette taquinerie ! ». Il s’agit de changer notre appréhension du monde. La
dernière phrase de l’extrait invite ainsi à communier avec la nature grâce à tous les sens, l’odorat
comme la vue : « Porte plutôt à tes narines le parfum invariant de ces violettes et regarde, en
respirant ». La métaphore du « philtre » montre le pouvoir magique des sensations. C’est aussi une
allusion au « philtre d’amour » de Tristan et Iseut (légende reprise par Béroul dans sa version
romancée de 1170)
L’accumulation des sens, en une forme de synesthésie, ouvre en effet les portes du passé :
« regarde comme moi ressusciter et grandir devant toi les printemps de ton enfance ». C’est donc
à un retour vers l’enfance que nous convie la narratrice.

**
Également épouse de Vulcain, dieu du feu et des forgerons.
Ainsi, dans cette méditation poétique, la narratrice célèbre-t-elle la puissance du printemps et le
renouveau de la nature, l’exubérance des fleurs et la renaissance de l’amour. Elle reprend ainsi une
tradition ancienne, celle de la reverdie (poésie médiévale célébrant le retour du printemps et les
sentiments de gaieté qui lui sont associés). Mais elle montre surtout combien l’attention au monde
et à ses métamorphoses est la clé d’un bonheur primordial qui fait renaître le passé oublié de
l’enfance. En ce sens, la méditation poétique de Colette évoque ici l’entreprise qui guide Marcel
Proust, son contemporain, dans son grand œuvre du souvenir écrit de 1906 à 1922 et publié en sept
tomes de 1913 à 1927 : À la recherche du temps perdu. Dans le premier volume, il fait part de son
expérience de réminiscence à travers le goût et l’odeur d’une madeleine (cf. TXT 14) autre « philtre
qui abolit les années ».

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