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Et les violettes elles-mêmes, écloses par magie dans l’herbe, cette nuit, les reconnais-
tu ? Tu te penches, et comme moi tu t’étonnes ; – ne sont-elles pas, ce printemps-ci, plus
bleues ? Non, non, tu te trompes, l’an dernier je les ai vues moins obscures, d’un mauve
azuré, ne te souviens-tu pas ? … Tu protestes, tu hoches la tête avec ton rire grave, le vert de
l’herbe neuve décolore l’eau mordorée de ton regard… Plus mauves… non, plus bleues…
Cesse cette taquinerie ! Porte plutôt à tes narines le parfum invariable de ces violettes
changeantes et regarde, en respirant le philtre qui abolit les années, regarde comme moi
ressusciter et grandir devant toi les printemps de ton enfance ! …
Plus mauves… non, plus bleues… Je revois des prés, des bois profonds que la
première poussée des bourgeons embrume d’un vert insaisissable, – des ruisseaux froids,
des sources perdues, bues par le sable aussitôt que nées, des primevères de Pâques, des
jeannettes jaunes au cœur safrané, et des violettes, des violettes, des violettes… Je revois
une enfant silencieuse que le printemps enchantait déjà d’un bonheur sauvage, d’une triste et
mystérieuse joie… Une enfant prisonnière, le jour, dans une école, et qui échangeait des
jouets, des images, contre les premiers bouquets de violettes des bois, noués d’un fil de coton
rouge, rapportés par les petites bergères des fermes environnantes… Violettes à courte tige,
violettes blanches et violettes bleues, et violettes d’un blanc bleu veiné de nacre mauve –
violettes de coucou anémiques et larges, qui haussent sur de longues tiges leurs pâles
corolles inodores… Violettes de février, fleuries sous la neige, déchiquetées, roussies de
gel, laideronnes, pauvresses parfumées… Ô violettes de mon enfance ! Vous montez
devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d’avril, et la palpitation de vos petits
visages innombrables m’enivre…
Introduction :
« Moi, c'est mon corps qui pense. Il est plus intelligent que mon cerveau. Il
ressent plus finement, plus complètement que mon cerveau. Toute ma peau a une âme. »
affirme Colette dans son œuvre La Retraite sentimentale en 1907. Et effectivement, sa
connaissance et sa compréhension du monde telles qu’elles sont évoquées dans ses œuvres
passent souvent chez Colette par la perception sensorielle, par le corps donc, au point qu’on a
souvent évoqué le sensualisme de Colette.
C’est également le cas dans Les Vrilles de la vigne qui est un recueil de textes très
disparate, paru en 1908. Après avoir évoqué, dans le texte liminaire, un rossignol qui chante
pour se libérer des attaches d'une « vigne amère », où l’on devine symboliquement une
allusion à son premier mari, Willy, Colette dédie discrètement les trois textes suivants à
Missy, son amante Mathilde de Morny, auprès de laquelle elle s’émancipe. Le troisième
de ces textes, intitulé « Le dernier feu », évoque la fin de l’hiver annoncée par l’ultime
flambée dans la cheminée. Le printemps arrive, et la narratrice se laisse aller à une rêverie
sur le renouveau de la nature qui lui rappelle le jardin de son enfance. C’est également un
chant d'amour heureux et sensuel dédié à Missy, même s'il est empreint de nostalgie pour
le paradis perdu de l’enfance. Comme dans les trois textes précédents du recueil, un « je »
s’adresse à un « tu » avec lequel il est en symbiose, un « tu » qui reste mystérieux, empruntant
beaucoup à Missy, comme le révèlent la dédicace « à M… » et l’accord au féminin à la fin de
« Nuit blanche ».
Cette ode aux violettes est également une allusion à Sappho, poétesse grecque
présentée comme la 10ème Muse par Platon qui attribue ainsi une 10ème fille à Zeus et
Mnémosyne. Sur l’île de Lesbos, où vivait Sappho, on aurait planté des violettes qui sont
devenues ainsi la fleur symbolique des amours lesbiennes. Au début du XXème siècle,
l’évocation des violettes peut être également un lien et une allusion poétique à Renée Vivien
(1877 – 1909) surnommée « la muse des Violettes », poétesse contemporaine de Colette, qui
vécut une relation ambiguë avec Violet Shillito, figure féminine clé de son œuvre poétique, et
qui traduisit les strophes de Sappho.
Notre texte est situé au début de « Le dernier feu », et vient clore une énumération de
plantes fleuries (les lilas puis le tamaris) que Colette suggère à Missy d’observer, de respirer,
d’admirer au tout début du printemps…
Enjeu de l’analyse / problématique :
Avec les impératifs, « Cesse cette taquinerie/ Porte plutôt à tes narines... », Colette
met un terme à ce jeu de conflit complice sur les couleurs des fleurs pour se centrer sur leur
parfum, et convier Missy à la contemplation, la célébration des souvenirs d’enfance et des
fleurs.
*** L’expression « les printemps de ton enfance » trouvera un écho dans la suite
du texte à travers tout un champ lexical : « la première poussée des bourgeons » ligne 10,
« des primevères de Pâques » ligne 11, « « le printemps » ligne 13, « les premiers
bouquets de violettes des bois » ligne 15, « le ciel laiteux d’avril » ligne 21. Ce sont donc
tous les souvenirs liés à cette saison qui reviennent à la mémoire de la narratrice sous forme
de réminiscences des paysages de son enfance, d’elle-même, et de ses premiers bouquets
de violettes…
Conclusion :
Sensuelle, cette description des violettes permet à la fois à Colette de déclarer son
amour à M…, mais aussi de s'immerger à nouveau dans son enfance, dont le souvenir est
fortement lié à la nature. Cet extrait de « Dernier feu » est particulièrement caractéristique de
l’écriture impressionniste de Colette, du sensualisme et de la prose poétique qui permettent de
célébrer le monde avec lyrisme. Le texte est autobiographique et mêle plusieurs temps : le
présent avec M… près du dernier feu avant l’arrivée du printemps, les souvenirs communs et
assez récents entre les deux femmes au printemps précédent, puis les souvenirs lointains de
l’enfance.
C’est par le parfum des violettes que le souvenir est ravivé, la mémoire olfactive fait
ressurgir l’enfance. Cette fonction des sens dans l’émergence des réminiscences (= mémoire
involontaire : la réminiscence provoquée par la madeleine ne vient pas d'un effort conscient à
se remémorer) a également été évoquée par Marcel Proust dans son œuvre romanesque Du
Côté de chez Swann (1913), le 1er tome de A la recherche du temps perdu. Dans ce texte, c’est
davantage le goût qui crée la vision du passé.
« Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de
madeleine que le dimanche matin, à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant
l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait
après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne
m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu
depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de
Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés
si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes – et celle
aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot
– s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de
rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres,
après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus
persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se
rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur
gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.