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« Le Pays enchanté »

Problématique : Comment la narratrice parvient-elle, en célébrant son pays natal auprès de l’être aimé, à
livrer une réflexion sur son travail d’écrivain ?

1. Une description sensuelle et poétique du pays de la narratrice

J’appartiens à un pays que j’ai quitté.

Une évocation lyrique : emploi de la 1ère personne, verbe marquant un attachement viscéral au pays
natal « j’appartiens », opposition entre le présent d’énonciation et le passé composé > départ du pays
est vécu comme un arrachement, un déchirement, nostalgie très forte, douleur présente.

Tu ne peux empêcher qu’à cette heure s’y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts.
Rien ne peut empêcher qu’à cette heure l’herbe profonde y noie le pied des arbres, d’un vert délicieux et apaisant
dont mon âme a soif…

Pouvoir de l’évocation et de la parole : anaphore qui s’adresse d’abord à Missy (Colette lui échappe qd elle
s’évade dans ses songes, « à cette heure ») et qui s’élargit au monde entier avec le pronom indéfini négatif
« rien ». la nature est plus puissante que tout.
Une nature sensuelle : métaphore qui fait de la nature une femme dont la « chevelure » est composée par
les « forêts » (connotation amoureuse, voire érotique, d’autant qu’elle est « embaumée », cf le poème de
Baudelaire « La chevelure »). L’adj « toute » souligne l’étendue de ces forêts. Cette idée continue avec la
sensualité de « l’herbe profonde » (douceur + toucher à travers le contact avec l’écorce des arbres), +
métaphore « y noie le pied » (herbe vue comme l’eau revitalisante). Appel aux sensations (vue « vert »,
goût « délicieux », toucher « herbe profonde » > synesthésie qui laisse à entendre que la narratrice peut
goûter cette couleur « verte », s’en imprégner et avoir son âme apaisée => effet bienfaisant de la nature
sur Colette. La sub relative (antécédent = « vert ») exprime la nostalgie éprouvée pour son pays natal qui
fait totalement partie d’elle « mon âme ».

Viens, toi qui l’ignores,// viens que je te dise tout bas : le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose ! Tu
jurerais, quand les taillis de ronces y sont en fleurs, qu’un fruit mûrit on ne sait où, - là-bas, ici, tout près, - un fruit insaisissable
qu’on aspire en ouvrant les narines. Tu jurerais, quand l’automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu’une pomme trop
mûre vient de choir, et tu la cherches et tu la flaires ici, là-bas, tout près…

Invitation à la suivre dans son évocation poétique : emploi de l’injonction répétée ; elle se fait
INITIATRICE (verbe à valeur négative « ignores ») de ce langage poétique (cf création d’un
ALEXANDRIN, « Viens…tout bas. », qui élève cette évocation par sa noblesse et lui donne une force
INCANTATOIRE, + intimité et ton de confidence (« que je te dise tout bas »). Le double point introduit
la confidence.
Sensualité de l’évocation : sens de l’odorat omniprésent (« parfum », sub relative « qu’on
aspire…narines », « tu la flaires ») > le rapport à la nature est un plaisir intense des sens et du corps. Choix
des noms « fraise » et « rose », champ lexical de l’amour (dans la Rome antique, la fraise est le fruit de
Venus, déesse de l’amour ; la rose est la fleur de l’amour par excellence). Le parfum décrit par Colette
possède un intense pouvoir de séduction et se révèle intemporel (cf présent de vérité générale « égale »).
La ponctuation expressive met l’accent sur l’émotion qui s’empare de l’autrice en évoquant cette sensation.
Intégration de l’être aimé dans ce voyage de retour vers le pays natal : volonté de partage avec le pronom
personnel « tu » et l’anaphore « tu jurerais » au conditionnel présent (Colette se fait GUIDE de Missy) +
parallélisme de construction qui développe l’évocation et la description (« tu jurerais » + sub circonstanciel
de temps + sub complétive introduite par « que »), mais aussi l’effet incantatoire => comme Missy, le
lecteur est entraîné dans ce chemin vers le pays sublimé que crée l’écriture. Un voyage dans l’espace,
mais aussi dans le temps, à travers les saisons (printemps, été et « automne »).
Un paysage à la fois réel et imaginaire, sensible et symbolique : exemple de la « ronce » (à la fois symbole
de l’amour et plante protectrice), l’imprécision de la situation géographique avec « on ne sait où » et les
adverbes CC Lieu qui accentuent cette atmosphère onirique digne d’un paysage de conte. Le rythme
ternaire (ici doublé, dans un ordre modifié) crée un effet d’incantation, de parole envoûtante. => l’écriture
est une magie puissante capable de plonger ici l’être aimé, mais aussi le lecteur, dans un monde à part
entière.
Les points de suspension (fin du paragraphe) marquent une pause : invitation à rêver, à regarder le paysage
décrit avec les yeux de l’imagination.
[…] Écoute encore, donne tes mains dans les miennes : si tu suivais, dans mon pays, un petit chemin que
je connais, jaune et bordé de digitales d’un rose brûlant, tu croirais gravir le sentier enchanté qui mène hors de la
vie… Le chant bondissant des frelons fourrés de velours t’y entraîne et bat à tes oreilles comme le sang même de
ton cœur, jusqu’à la forêt, là-haut, où finit le monde… C’est une forêt ancienne, oubliée des hommes… et toute
pareille au paradis, écoute bien, car…

Une invitation pressante : emploi de deux impératifs pour inciter Missy, mais aussi le lecteur, à l’accompagner
dans cette rêverie et cette promenade imaginaire dont elle se fait le guide (« donne tes mains dans les
miennes », hypothèse « si tu suivais…tu croirais »)). L’adj possessif « mon » et la sub relative « que je
connais » rappellent l’intimité de la narratrice avec ce pays.
Un lieu enchanté : Invitation à emprunter ce « petit chemin » mis en valeur par les couleurs éclatantes des
fleurs qui le bordent : « jaune et bordé de digitales d’un rose brûlant ». Sentier caractérisé par l’adjectif
mélioratif « enchanté », par une périphrase hyperbolique : « qui mène hors de la vie » : impression qu’il s’agit
du chemin qui mène au paradis. Cette thématique de l’ascension est reprise par le CC Lieu « là-haut, où finit
le monde » et avec la comparaison explicite de la forêt au paradis : « toute pareille au paradis ». Un jardin
d’Eden car le lieu de l’enfance, d’un bonheur perdu.
La recréation de ce monde, ou le travail de l’écrivain : métamorphose du bourdonnement ds frelons en un
chant mélodieux grâce à la synesthésie mêlant différents sens comme le son (« chant »), la vue
(« bondissant ») et le toucher (« fourrés de velours »). L’expression particulièrement musicale nous fait
entendre ce chant par le jeu d’allitérations et d’assonances (procédés de l’HYPOTYPOSE). Le lyrisme
souligne aussi la fusion, l’osmose avec le monde : une métaphore assimile le chant du frelon au battement du
cœur (« bat à tes oreilles »), + une comparaison « comme le sang même de ton cœur » ( = signe d’une forme
de transe, en contact avec la nature ?). Le motif de la « forêt ancienne, oubliée des hommes » fait penser à
l’univers des contes de fée et au topos de la forêt enchantée. Il s’agit d’un lieu où le monde magique et le
monde réel se rencontrent . L’évocation de cette forêt enchantée renvoie aussi au topos du locus amoenus.
L’injonction « écoute » marque la fin du rêve et du lyrisme, les points de suspension soulignent l’interruption
de la narratrice, qui revient à la réalité.

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2. Le retour à la réalité

Comme te voilà pâle et les yeux grands ! Que t’ai-je dit ? Je ne sais plus… je parlais, je parlais de mon
pays, pour oublier la mer et le vent… Te voilà pâle, avec des yeux jaloux… Tu me rappelles à toi, tu me sens si
lointaine… Il faut que je refasse le chemin, il faut qu’une fois encore j’arrache, de mon pays, toutes mes racines
qui saignent…

Une rupture : Colette sort de sa transe (évocation de son pays et introspection) et découvre la stupéfaction de
Missy : « te voilà pâle ». L’emploi de l’exclamative suivie de l’interrogation partielle puis de la négation
partielle avec points de suspension marque sa surprise, presque son trouble. Utilisation d’un rythme plus
saccadé, avec des phrases plus brèves. Elle se sent même obligée de se justifier pour apaiser la crainte de
Missy : « je parlais, je parlais de mon pays pour oublier la mer et le vent » (imparfait descriptif et duratif +
rythme binaire montrent que sa transe a duré trop longtemps : opposition avec le présent de « te voilà »),
emploi du CC but indique que l’écriture est une manière de s’arracher à la réalité et au présent (lieu éloigné
de « mon pays » => la parole lyrique permet à Colette d’EVOQUER, rendre PRESENT son pays natal
sublimé.
Un cheminement douloureux vers la réalité : La réaction de Missy, sa jalousie (« avec des yeux jaloux ») est
due au fait qu’elle ne peut suivre la narratrice dans sa transe (pendant ce temps elle échappe à sa tendresse) ;
« Tu me rappelles à toi, tu me sens si lointaine » (=force de la parole invocatrice qui ramène Colette dans le
présent de leur relation, en opposition avec la position soulignée par l’intensif « SI »).
La narratrice évoque son retour au réel avec la métaphore du « chemin » (l. 24). Sa nostalgie et son
attachement au pays natal transparaissent alors dans une métaphore filée de la plante déracinée et mise à mal
: douleur très vive dans l’adj « toutes » et surtout dans l’image du sang versé. Cette difficulté à revenir dans
le monde réel et à quitter l’état de transe induit par l’écriture évocatrice et sa douleur apparaissent aussi dans
l’anaphore du verbe de nécessité « il faut ».
Me voici ! de nouveau je t’appartiens. Je ne voulais qu’oublier le vent et la mer. J’ai parlé en songe…

Colette est totalement revenue de son voyage imaginaire dans son pays natal : présentatif + ponctuation
expressive « Me voici ! », + présent d’énonciation « je t’appartiens » dont le COI est Missy + adverbe « de
nouveau » marquant le retour (OPPOSITION avec « J’appartiens à un pays ») : perdue dans sa transe, elle
n’appartenait plus à Missy. Elle renouvelle son explication avec une négation restrictive et la reprise de
« oublier le vent et la mer » que l’on avait dans le CC But => échapper à la réalité grâce à l’écriture, au
pouvoir de la parole (« J’ai parlé en songe » : reconnaissance de l’illusion créée par l’écriture).

Que t’ai-je dit ? Ne le crois pas ! Je t’ai parlé sans doute d’un pays de merveilles, où la saveur de l’air
enivre ?… Ne le crois pas ! N’y va pas : tu le chercherais en vain. Tu ne verrais qu’une campagne un peu triste,
qu’assombrissent les forêts, un village paisible et pauvre, une vallée humide, une montagne bleuâtre et nue qui ne
nourrit pas même les chèvres...

Retour à un réel très décevant : Alternance de phrases interrogatives et exclamatives : traduit l’agitation de
la narratrice après ce moment d’égarement dans le rêve éveillé. La répétition de l’injonction « Ne le crois
pas ! » souligne qu’elle a réinventé un pays qui n’existe pas réellement.
Omniprésence de tournures négatives totales, restrictives, partielle et emploi d’un lexique négatif (« en
vain »). Opposition entre « un pays de merveilles » créé par l’écriture (« je t’ai parlé ») et la réalité =>
impossibilité de se rendre dans son pays natal, celui-ci existe seulement dans l’imagination de Colette.
MAIS dernière évocation poétique : « pays de merveilles, où la saveur de l’air enivre ». Le verbe « enivre »
est une métaphore de l’écriture qui permet de s’échapper du monde réel.
La sublimation, ou l’idéalisation, ne fonctionnent plus, emploi de termes dévalorisants pour qualifier un pays
qui s’avèrent même stérile car il ne « nourrit pas même les chèvres ».

 Colette avoue que son travail d’écrivain n’est pas de dire toute la vérité : il s’agit de reconstruire le
passé, de magnifier les souvenirs, les sublimer de reconstituer, grâce au langage, un monde perdu.
 Idée d’une ALCHIMIE qui permet la transfiguration d’un paysage banal, lui donne de la
consistance, de la vie, de la couleur.
 Ceci est possible grâce au lien AFFECTIF : Colette le voit avec son regard émerveillé de fillette.

Colette, les Vrilles de la vigne, « Jour gris » (« Pour M… »), 1908

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